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Full text of "L'affaire Dreyfus devant la cour de cassation"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/laffairedreyfusdOOdubr 


Oc 

?s 


L'AFFAIRE    DREYFUS 


DEVANT 


LA    COUR    DE    CASSATION 


EMILE     C 0 L ï N     —     I  M P  R I M i  R I E     DE     L  A  G N  Y 


RENE    DUBREUIL 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


DEVANT 

LA  COUR  DE  CASSATION 

Edition  Populaire  ILLUSTRÉE 

PAR 

H. -G.     IBELS,      COUTURIER 

ET 

LÉON     RUFFE 


PARIS 

P.-V.     STOCK,     ÉDITEUR 
(Ancienne  Libraiiia  TRESSE  ET  STOCK) 

S ,     9 ,     10,     11,     GALERIE     DU     THEATRE-FRANÇAIS 

PALAIS-ROYAL 

1899 

Tous  droits  réservés. 


AVANT-PROPOS 


Plusieurs  raisons  ont  décidé  l'éditeur  à  publier  le  dossier  de  l'Enquête 
de  l'affaire  en  revision  Dreyfus  devant  la  Cour  de  Cassation. 

D'abord,  l'Affaire  Dreyfus  aune  portée  considérable.  Elle  réunit  à  la  fois 
les  plus  hautes  questions  d'honneur,  de  justice,  de  liberté,  de  religion  et  de 
politique,  et  ce,  sans  distinction  de  pays,  et  elle  tiendra,  plus  tard,  dans  l'His- 
toire morale  de  la  France,  une  place  énorme  que  font  déjà  prévoir  les  angoisses 
multiples  qu'elle  nous  impose  dès  aujourd'hui. 

D'autre  part,  si  quelques  journaux  épris  de  justice  et  de  vérité  ont  publié 
in  extenso  les  dépositions  recueillies  par  la  Cour  ;  d'autres,  en  revanche, 
dans  un  esprit  de  mensonge  et  de  haine,  les  ont  systématiquement  tronquées 
et  truquées  selon  les  avides  besoins  de  leur  mauvaise  cause. 

Nous  n'avons  point,  clans  cet  ouvrage,  la  jirétention  de  publier,  dans  leur 
intégralité,  les  documents  de  l'enquête.  Outre  que  notre  modeste  format  ne  nous 
le  permettrait  pas,  l'intérêt  qu'ils  présentent  n'est  pas  toujours  soutenu. 

Cependant,  notre  impartialité  se  reconnaîtra  en  ceci  :  que  nos  lecteur* 
trouveront  clans  ces  j)ages,  en  même  temfts  que  les  dépositions  qui  défendent, 
les  dépositions  qui  accusent. 

Xous  avons  écarté  les  discussions  techniques  qui  demandent  trop  de  com- 
pétence et  les  débats  fastidieux  qui  n'ont  pas  contribué  à  faire  la  lumière. 
Nous  en   donnons  la  synthèse,   tout  simplement. 

Le  système  de  classification  que  nous  avons  adopté  consiste  surtout  à 
mettre  en  parallèle  les  dépositions  concernant  un  même  ordre  de  faits.  Les 
recherches  seront  ainsi  plus  faciles  et   les  déductions  à  en  tirer,  plus  nettes. 


—  VI  — 

Ceci  dit,  nous   espérons   que  le    lecteur    nous    saura    gré  de  V avoir  fait 
pénétrer  sans  trop  de  fatigue  dans  le  labyrinthe  de  cette  formidable  enquête, 
et  nous  serons  largement  récompensé  de  nos  efforts  si  V avenir  nous  permet 
d'affirmer  que  nous  avons  contribué  dans  une  faible  part  à  la  manifestation   de 
h  Vérité  et  à  la  réparation  éclatante  d'une  effroyable  injustice. 

15  juillet  1S99. 


4- 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


DEVANT 


LA   COUR    DE    CASSATION 


AVANT-PROPOS 


La  trahison  de  1894. —  Les  premières  recherches.  —  Condamnation  et  dégradation  de  Dreyfus.  —  Se>  pro- 
testations  d'innocence.  —  Son  transfert  à  l'île  du  Diable.  —  Aggravation  arbitraire  de  sa  peine.  —  Les 
premiers  soupçons.  —  Le  petit  bleu  — Esterhazy.  —  L'enquête  du  colonel  Picquart.  —  Premières  ré- 
sistances  de  l'Etat- Major.  —  Les  révélations  de  VEclair,  —  La  première  brochure  de  M.  Bernard 
Lazare.  —  Les  soupçons  du  général  Billot.  -  Le  faux  Henry.  —  Le  départ  du  colonel  Picquart.  —  L'in- 
terpellation Castelin.  —  Publication  du  bordereau  par  le  Mutin.  —  L'enquête  de  M.  Scheurer-Kestner- 

—  Sa  conviction.  -   M.  Mathieu    Dreyfus  dénonce    Esterhazy.  —  Les  lettres  à  madame  de  Boulancy. 

—  Il  faut  sauver  Esterhazy.  —  Manœuvres  contre  Picquart.  —  L'enquête  Pellieux.  —  L'instruction  Ba. 
rary,  —  La  lettre  de  Zola.  —  Procès  et  condamnation  de  Zola.  —  Son  exil.  —  Le  discours  Cavaignac. 

—  Aveu  et  suicide  du  colonel  Henry.  —  La  Revision. 


Dans  la  première  quinzaine  du  mois  de 
septembre  I8yi,  le  service  des  renseigne- 
ments au  ministère  de  la  guerre  reçut, 
déchirée  en  petits  morceaux  et  mêlée  à 
d'autres  fragments  de  papier,  une  «  lettre 
missive  »  ou  «  bordereau  »  où  se  trouvaient 
énumérées  diilerentes  pièces.  D'après  le 
texte  «lu  bordereau,  ces  pièces  avaient  été 
envoyées,  par  un  espion  anonyme,  à  un 
agent  d'une  puissance  étrangère  M.  de 
Schwarzkoppen,  attaché  militaire  à  l'am- 
bassade d'Allemagne  . 

Le  ton  de  la  lettre,  et  la  nature  des 
pièces  énumérées,  qui  n'étaienl  pas  d'une 
importance  considérable,  auraient  dû  em- 
pocher les  soupçons  de  se  porter  sur  un 
oflicier  de  l'État-Major.  Il  oe  semble  pas 
non  plus  qu'on  y  ait  songé  tout  de  suite, 
dépendant,  après  quelques  recherches  qui 
pestèrent  sans  résultat,  le  colonel  Fabre, 


qui  avait  eu  le  capitaine  Dreyfus  sous  ses 
ordres  au  quatrième  bureau,  et  lui  avait 
donné  des  notes  défavorables,  crut  trouver 
une  similitude  entre  certains  mots  du  bor- 
dereau et  l'écriture  de  cet  officier. 

Le  ministre  de  la  guerre  consulta  le 
commandant  du  Paty  de  Clam,  qui  passait 
pour  graphologue.  Celui-ci  fut  aussitôt 
convaincu  que  le  bordereau  était  bien  de 
la  main  de  Dreyfus. 

Cependant,  le  ministre  avait  en  même 
temps  demandé  une  expertise  à  M.  Gobert, 
expert  de  la  Banque  de  France.  M.  Gobert 
ne  enit  pas  pouvoir  affirmer  que  la  même 
personne  eût  écrit  le  bordereau  et  les 
pièces  de  comparaison  qui  lui  avaient  été 
soumises. 

Son  rapport  sommaire  avait  été  dépos 
le  II  octobre.  Le  même  jour,  on  s'adressa 
à  M.  Bertillon,  qui  n'était  pas  expert  en 

I 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


écritures,  mais  chef  du  service  de  l'identité 

judiciaire  à  la  Préfecture  de  police.  Le 
soir  mente.  M.  Bertillou  déclarait  dans 
son  rapport  «  qu'il  appert  manifestement 
que  les  deux  écritures  sont  de  la  même 
main  ».  Aussitôt  l'arrestation  du  capitaine 
Dreyfus  fut  décidée. 

Le  14  octobre,  le  général  Mercier,  mi- 
nistre de  la  guerre,  déléguait  donc  le 
lieutenant-colonel  du  Paty  de  Clam  à 
l'effet  de  procédera  une  instruction  contre 
Alfred  Dreyfus,  capitaine  breveté  au 
14e  régiment  d'artillerie,  stagiaire  à  l'Etat- 
Major  de  l'armée,  inculpé  du  crime  de 
trahison. 

Le  15  octobre,  Alfred  Dreyfus  était 
arrêté. 

Quelques  jours  plus  tard,  comme  le  gé- 
néral Mercier  hésitait  à  engager  définiti- 
vement les  poursuites  en  raison. du  peu 
de  consistance  des  charges  relevées,  une 
violente  campagne  de  chantage  s'ouvrait 
dans  divers  journaux,  notamment  dans  la 
Libre  Parole,  contre  le  ministre  de  la 
guerre  qu'on  accusait  de  «  capituler  de- 
vant les  Juifs  ». 

Le  7  novembre,  le  général  Mercier  ca- 
pitula en  effet,  mais  devant  les  menaces 
des  antisémites. 

Le  procès  du  capitaine  Dreyfus  eut  lieu 
les  19,  20,  21  et  22  décembre  1804,  à 
huis  clos,  et  ce  malheureux  officier  fut 
condamné  à  la  déportation  perpétuelle 
dans  une  enceinte  fortifiée.  Au  lendemain 
de  l'arrêt,  l'avocat  d'Alfred  Dreyfus, 
M  Démange,  lui  dit  en  le  serrant  contre 
poitrine  : 

—  Mon  enfant,  vous  êtes  la  plus  grande 
victime  du  siècle  ! 

I  janvier  1895,  Dreyfus  subit  la  peine 
de  La  dégradation  dans  la  cour  de  l'Ecole 
militaire.  Quand  il  passa  devant  le  front 
troupes,  il  s'écria  : 

—  Je  jure  sur  la  tète  de  mes  enfants 
que  je  Buis  innocent  ! 


Condamné  à  la  déportation  perpétuelle, 
Dreyfus  aurait  dû  être  envoyé  à  la  Nou- 
velle-Calédonie .Sa  femme  aurait  dû 
être  autorisée  à  l'y  rejoindre.  Mais  les 
Chambres  votèrent,  une  loi  qui  ajoutait 
les  îles  du  Salut  (sur  la  côte  de  la  Guyane 
à  la  liste  des  lieux  de  déportation.  Dreyfus 
fut  débarqué,  le  12  mars,  à  l'île  du  Diable, 
et  soumis  à  un  régime  exceptionnel,  dont 
la  rigueur  alla  croissant.  On  entoura  sa 
case  de  palissades  et  d'un  mur  qui  lui 
enlevait  la  vue  de  la  mer.  On  le  soumit  à 
la  surveillance  incessante  de  six  gardiens 
qui  avaient  ordre  d'être  muets  pour  lui. 
On  le  mit,  sans  raison,  aux  fers  pendant 
deux  mois.  A  partir  du  printemps  de  1897, 
sa  famille  et  lui-même  ne  reçurent  plus, 
au  lieu  de  lettres,  que  des  copies  souvent 
altérées  et  tronquées  ;  et  cela,  à  de  longs 
intervalles. 

Vers  le  milieu  de  l'année  1895,  le  co- 
lonel Picquart  avait  été  appelé  à  prendre 
la  direction  du  service  des  renseigne- 
ments en  remplacement  de  l'ancien  chef, 
le  colonel  Sandherr. 

Au  moment  où  il  venait  d'entrer  dans 
ses  nouvelles  fonctions,  le  général  de 
Boisdeffre,  chef  de  l'état-major  général, 
lui  dit  un  jour  :  «Vous  devriez  vous  occu- 
per du  dossier  Dreyfus.  Il  n'y  a  pas 
grand'  chose  dedans.  »  Le  colonel  Pic- 
quart  ne  comprit  pas  alors  le  sens  de  ces 
jta rôles.  11  avait  assisté  aux  débats  du 
procès  de  1894  en  qualité  de  représentant 
du  ministre  de  la  guerre,  et  il  pensait 
que  le  dossier  secret  qui  avait  été  com- 
muniqué aux  juges  et  dont  il  connaissait 
l'existence,  mais  non  pas  le  contenu,  avait 
dû  mettre  hors  de  doute  la  culpabilité  de 
Dreyfus. 

Mais  un  jour  arriva  entre  ses  mains, 
par  la  même  voie  qu'avait  suivie  le  bor- 
dereau, une  carte-télégramme,  dite  petit 
bleu,  qui  portait  la  signature  convention- 


DEVANT  LA   COUR  DE  CASSATION 


nelle  du  major  de  Schwarzkoppen.  Ce 
petit  bleu  n'avait  pas  été  mis  à  la  poste. 
Il  était  adressé  à  M.  le  commandant  Es- 
terhazy,  27,  rue  de  la  Bienfaisance.  Le 
lieutenant-colonel  Picquart  crut  de  son 
devoir  de  rechercher  qui  était  le  com- 
mandant Esterhazy.  Son  enquête  fut  sin- 
gulièrement défavorable  à  cet  officier,  qui 
menait  une  vie  déréglée  et  était  littérale- 
ment perdu  de  dettes. 

Au  cours  de  son  enquête,  le  colonel 
Picquart  se  procura  des  lettres  d' Ester- 
hazy. 11  fut  aussitôt  frappé  de  la  ressem- 
blance de  son  écriture  avec  celle  du  bor- 
dereau. M.  du  Paty  de  Clam  et  M.  Berr 
tillon,  consultés  par  lui,  n'hésitèrent 
pas  un  instant  à  en  affirmer  l'identité. 
Esterhazy  lui-même  a  d'ailleurs  avoué 
pins  tard  que  cette  ressemblance  est 
«  effrayante  ». 

Très  ému  de  cette  découverte,  le  colonel 
Picquart  se  souvint  de  l'avis  que  le  gé- 
néral de  Boisdefîre  lui  avait  donné.  Il 
étudia  le  dossier  Dreyfus,  y  compris  les 
pièces  secrètes.  Un  examen  minutieux  et 
méthodique  la  convainquit  que  Dreyfus 
avait  été  condamné  par  erreur  :  car  le 
bordereau  était  sûrement  d'Esterhagy,  et 
le  reste  du  dossier  s'appliquait  beaucoup 
mieux  a  lui  qu'à  Dreyfus.  Le  colonel  l'ic- 
quart  avertit  M.  de  Boisdeffre  et  plus 
tard  le  -«'lierai  Couse,  de  ses  recherches 
et  de^  résultats  qu'il  obtenait. 

On  lui  laissa  sentir  qu'il  déplaisait, 
sans  lui  interdire  formellement  de  pour- 
suivie ses  recherches. 

Une  conversation  (pie  le  colonel  Pic- 
quart eut  avec  le  général  Gonse  vers  le 
15  septembre  tre    bien  que   la   crise 

était  proche. 

—  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait  que  ce 
juif  soit  à  l'ile  «In  Diable?  «lit  le  général. 
—  Mais  s'il  est  innocent  '.'...  —  Si  vous  ne 
dites   rien,  personne    ne  le  saura.  —  Mon 

général,  ce  que  vous  dites  est  abominable. 


Je  ne  sais  pas  ce  que  je  ferai;  mais,  en 
tout  cas,  je  n'emporterai  pas  ce  secret 
danslatombe. 

Cependant,  ni  le  commandant  Henry, 
lié  avec  Esterhazy,  ni  M.  du  Paty  de 
Clam,  qui  avait  été  la  cheville  ouvrière 
du  procès,  ne  pouvaient  laisser  se  pour- 
suivre une  enquête  qui  allait  fatalement 
aboutir  à  l'innocence  de  Dreyfus.  Il  fallait 
à  tout  prix  arrêter  cette  «  histoire  épou- 
vantable ».  Trois  mesures  importantes 
furent  prises.  D'abord  Esterhazy,  dont  la 
cause  était  désormais  liée  à  la  leur,  fut 
averti  des  recherches  entreprises  sur  lui 
par  le  colonel  Picquart.  Puis  on  s'occupa 
de  décider  les  chefs  à  éloigner  cet  oflicier, 
«  possédé  par  une  idée  fixe  qui  lui  faisait 
négliger  son  service  ».  Et  enfin,  comme  en 
L894,  la  presse  fut  mise  en  mouvement, 
pour  frapper  un  grand  coup  sur  l'opinion 
publique. 

Le  14  septembre  1896,  YEclair,  dont 
les  relations  avec  le  ministère  de  la 
guerre  étaient  connues,  publia  sur  le 
procès  de  Dreyfus  un  article  plein  de  ré- 
vélations. Le  bordereau,  disait  cet  article, 
n'avait  eu  qu'une  importance  secondaire. 
La  condamnation  avait  été  déterminée 
par  une  pièce  secrète,  que  ni  l'accusé  ni 
le  défenseur  n'avaient  connue,  et  qui  con- 
tenait ces  mots  :  «  Cet  animal  de  Dreyfus 
devient  vraiment  trop  exigeant.  »  Dreyfus 
y  était  écrit  en  toutes  lettres. 

En  réalité,  cet  article,  faisait  allusion 
a  la  phrase  «  ce  canaille  de  D...  »  conte- 
nue dans  une  pièce  secrètement  commu- 
niquée aux  juges. 

Les  révélations  de  V Éclair  produisirent 
bien  sur  le  gros  de  l'opinion  publique 
l'impression  qu'en  attendaient  leurs  au- 
leurs.  Mais,  pour  obtenir  ce  résultat,  ils 
avaient  dû  faire  l'aveu  public  de  l'illéga- 
lité commise  en  L894.  Cet  aven  «Tait  gros 
de  conséquences. 

Le  28  octobre  L896  parut  la  première 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


brochure  de  M.  Bernard  Lazare  sur  l'af- 
faire Dreyfus.  Il  v  racontait  comment 
M.  du  Pat  y  de  Clam  avait  fait  son  en- 
quête, ce  qu'avaient  été  l'instruction  et 
l'acte  d'accusation,  et  il  confirmait  le  récit 
de  YÉclair  sur  la  violation  de  la  loi  par 
laquelle  on  avait  arraché  aux  juges  une 
condamnation.  Mais  il  rectifiait  en  même 
temps  ce  récit  sur  un  point  de  la  plus 
liante  importance,  en  révélant  que  la  pièce 
portait  seulement  l'initiale  D...  et  non  pas 
le  nom  de  Dreyfus. 

L'article  de  Y  Eclair  n'avait  donc  pas 
suffi  à  arrêter  les  défenseurs  de  Dreyfus. 
Au  contraire,  il  avait  servi  de  point  de 
départ  à  la  campagne  en  faveur  de  la 
revision. 

Le  général  Billot,  ministre  la  guerre, 
très  troublé  par  les  découvertes  du  colonel 
Picquart,  croyait  à  la  culpabilité  d'Ester- 
bazy,  et  peut-être  aussi  à  l'innocence  de 
Dreyfus.  La  rentrée  des  Chambres  appro- 
chait. Une  interpellation  de  M.  Castelin, 
député  boulangiste,  était  annoncée.  Ma- 
dame Dreyfus  avait  envoyé  à  la  Chambre 
une  pétition  demandant  la  revision  du 
procès  de  son  mari,  en  se  fondant  sur 
l'illégalité  révélée  par  YÉclair. 

Pour  raffermir  la  conviction  du  général 

Billot,  et  pour  lui  permettre  de' donner  à 

la  Chambreuneaffirmationcatégorique,  le 

commandant   Henry  fabriqua  toute    une 

corr.-spi  mdance  entre  MM .  Schwarzkoppen 

et  le  colonel  Panizzardi,   attaché  militaire 

à  l'ambassade  d'Italie.   Dans   cette   cor- 

jpondance  s'encadraitle  billet  que  voici  : 

«  J'ai  lu  qu'un  député  va  interpeller 

sur  Dreyfus.  Si...  je  dirai  que  jamais 

f  avais  des  relations  avec  ce  juif.  C'est 

tendu.  Si  on    cous   demande  dites 

s  car  //  faut  pas  qu'on  sache 

J:"'":';    •  "  ce  qui  est  arrivé  avec 

lui.  » 

l'Hlet,  dont  le  stylo  invraisemblable 
permis  de  dire  qu'il  «  puait  le  faux  », 


réussit  néanmoins  à  rassurer  la  conscience 
du    général   Billot,  comme   à    corroborer 
plus  tard  la  conviction  de  M.  Cavaignac. 
On  en  parla  au  colonel  Picquart  ;  mais, 
chose  singulière,  on  ne  le  lui  montra  pas. 
Deux  jours  avant  la  discussion  de  Vin- 
terpellation  Castelin,  le  16  novembre, 
Picquart  fut  brusquement  envoyé  en  mis- 
sion dans  l'Est,  puis  de  là  dans  le  Sud- 
Est,  et  enfin  en  Tunisie.  Le  18  novembre, 
le  général  Billot  et  M.  Méline,  président 
du   Conseil,    affirmaient    à    la    Chambre 
l'autorité  de  la  chose  jugée.  La  Chambre 
votait  un  ordre  du  jour  par  lequel  M.  Cas- 
telin invitait  le  gouvernement  «  à  recher- 
cher, s'il  y  avait  lieu,  toutes  les  respon- 
sabilités qui  se  sont  révélées  à  l'occasion 
de  l'affaire  Dreyfus». 

Le  vote  de  la  Chambre  et  l'éloigne- 
ment  du  colonel  Picquart  semblaient  devoir 
étouffer  l'affaire.  Mais,  le  10  novembre, 
un  nouvel  incident  s'était  produit.  Le 
Matin  avait  publié  un  fac-similé  photo- 
graphique du  bordereau.  Le  texte  sans 
doute  n'en  était  pas  inconnu.  Mais  récri- 
ture n'en  avait  été  vue  que  d'un  très  petit 
nombre  de  personnes. 

Cette  publication  allait  enfin  permettre 
de  rechercher  et  de  découvrir  le  véritable 
auteur  du  bordereau. 

Vice-président  du  Sénat,  le  dernier  des 
députés  français  de  l'Alsace  en  1870, 
M.  Scheurer-Kestner,  sollicité  par  des 
Alsaciens  de  s'occuper  de  l'affaire  Dreyfus, 
s'y  était  d'abord  refusé.  Il  croyait  à  la 
culpabilité  de  Dreyfus.  Mais  un  jour  sa 
conscience  fut  inquiétée  par  une  alléga- 
tion mensongère  relative  à  la  famille  de 
Dreyfus,  allégation  dont  il  put  vérifier 
lui-même  la  fausseté.  Il  entreprit  alors 
une  enquête  qui  le  conduisit  à  soupçonner 
Esterhazy.  Il  se  procura  des  lettres  de  ce 
dei  nier  et  constata  que  l'écriture  en  était 
identique  à  celle  du  bordereau.  Le  doute 
n'était  plus  possible. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Dès  le  mois  de  juillet  1897,  le  bruit 
commença  donc  à  se  répandre  que 
M.  Scheurer-Kestner  avait  établi  la  preuve 
de  l'innocence  de  Dreyfus,  et  qu'il  avait 


trouvé  l'auteur  du  bordereau.  Esterhazy 
fut  aussitôt  averti  du  danger  qui  le  me- 
naçait de  nouveau.  Une  violente  cam- 
pagne recommença,  dans  la  presse   anti- 


■   \ 


LE   I  MM  UNE    DREYFl  S 


sémite,  pour  s'opposer  a    la   révision  dû 
procès  Dreyfus. 

Pendant  les  vacances   parlementa 
M.  Scheurer-Kestner  avait  complété  son 
enquête.  Dès  son  retour  <>  Paris,  il  lit  il'' 
nouvelle-,  démarches  très  pressantes,  au- 


près d.-  M.  Méline  et  du  général  Billot. 
Tous  deux  lui  donnèrent  des  réponses 
évasives,  et  demandèrenl  du  temps. 
.M.  Scheurer-Kestner  consentit  à  un  délai 
de  quinze  jours,  pendant  lesquels  le  . 
aérai    Billot    procéderait    à  une    enquête 


[/AFFAIRE  DREYFUS 


secrète.  En  fait,  ces  quinze  jours  furent 
employés  par  Esterhazy  et  ses  amis  à 
faire  traîner  dans  la  boue  par  les  journaux 
antisémites  M.  Scheurer-Kestner  et  ceux 
qui  avaient  répondu  à  son  appel  en  faveur 
de  la  re vision. 

Des  indiscrétions  couraient.  Déjà  des 
noms  étaient  prononcés.  On  essayait  de 
deviner  l'auteur  du  bordereau  que 
M.  Scheurer-Kestner  n'avait  révélé  à  per- 
sonne. C'est  à  ce  moment  qu'un  ban- 
quier, M.  de  Castro,  reconnut  l'écriture 
d'Esterhazy  dans  le  fac-similé  du  Matin. 
Il  avertit  M.  Mathieu  Dreyfus.  Celui-ci, 
dans  une  lettre  rendue  publique,  dénonça 
aussitôt  M.  \Yalsin-Esterhazy  au  ministre 
de  la  guerre,  et  l'accusa  d'être  l'auteur 
du  crime  pour  lequel  le  capitaine  Dreyfus, 
-"ii  frère,  avait  été  condamné. 

Une  enquête  fut  ouverte  L'opinion 
publique  se  montrant  avide  de  renseigne- 
ments sur  Esterhazy,  le  Figaro  publia 
une  série  de  lettres  adressées  par  lui  à 
une  de  ses  cousines,  madame  de  Boulancy. 
Il  y  exprimait,  dans  les  termes  les  plus 
violents,  sa  haine  contre  la  France,  ainsi 
que  son  mépris  pour  l'armée  française  et 
pour  ses  chefs  :  le  tout  entremêlé  d'in- 
sultes et  de  menaces. 

La  situation  redevenait  grave  pour  ses 
amis  du  service  des  renseignements. 

C'est  alors  que  F  Etat-Major  général 
qui  avait  obtenu,  en  1895,  par  la  produc- 
tion d'un  faux  et  au  moyen  d'une  flagrante 
illégalité,  la  condamnation  du  capitaine 
Dreyfus,  mit  tout  en  œuvre  pour  main- 
tenir au  bagne  l'innocent  qu'il  y  avait 
em  Quelques  hommes  ne  reculèrent 

pas  même  devant  le  crime  pour  sauver  ce 
qu'ils  appelaient  «  l'honneur  de  leur  bu- 
i.  » 

I.  -  .nuis  ,-t  Les  défenseurs  d'Esterhazy, 

pensant  que  le  «  coup  »  ne  pouvait  venir 

du  colonel  Picquart,  s'occupèrent  tout 

d  ..bord  de  déconsidérer   celui-ci  afin  de 


ruiner  par  avance  son  témoignage  pour 
le  cas  où  il  serait  appelé  à  déposer.  Avant 
même  la  dénonciation  de  M.  Mathieu 
Dreyfus,  Esterhazy,  madame  Pays,  sa 
maîtresse,  et  M.  du  Paty  de  Clam  adres- 
sèrent au  colonel  Picquart,  à  Sousse,  des 
lettres  et  des  dépêches  signées  de  faux 
noms  (Blanche  et  Speranza).  Elles 
avaient  pour  but  de  le  compromettre  gra- 
vement, en  faisant  croire  qu'il  participait 
à  un  complot  pour  perdre  Esterhazy.  Il  y 
était  question  d'un  «  petit  bleu  fabriqué 
par  Georges  »  (Georges  est  le  prénom  du 
colonel  Picquart.)  La  signature  comme  le 
contenu  de  ces  faux  ne  pouvaient  provenir 
que  des  anciens  camarades  de  bureau  du 
colonel  Picquart,  qui  avaient  intercepté  et 
ouvert  sa  correspondance.  Celui-ci  comprit 
alors  de  quels  pièges  il  avait  été  entouré 
depuis  son  départ  du  ministère  de  la 
guerre,  et  il  se  décida  à  déposer  une 
plainte. 

Pendant  ce  temps  Esterhazy,  prévenu 
qu'on  le  sauverait,  était  tenu  au  courant 
de  tout  ce  qui  se  passait  par  le  colonel  du 
Paty  de  Clam.  Un  jour,  celui-ci  lui  remit 
une  pièce,  «  le  document  libérateur  »  qu'il 
devait  rapporter  au  ministère  de  la  guerre. 
Esterhazy  l'y  rapporta  en  effet,  et  on  lui 
en  accusa  réception  sans  lui  demander 
d'où  il  la  tenait.  Il  se  contenta  de  dire,  en 
guise  d'explication,  que  cette  pièce  lui 
avait  été  remise  par  une  «  dame  voilée.  » 
On  rechercha,  paraît-il,  cette  dame  voilée. 
Mais  les  recherches  restèrent  nécessaire- 
ment sans  résultat. 

Cependant  une  enquête  avait  été  ou- 
verte contre  Esterhazy.  Elle  avait  été 
confiée  au  général  de  Pellieux  qui  la  con- 
duisit d'une  façon  singulière.  Le  général 
de  Pellieux  recueillait  en  effet  soigneuse- 
ment les  griefs  et  les  accusations  d'Es- 
terhazy contre  le  colonel  Picquart.  Il 
acceptait  sans  difficulté  ses  histoires  de 
dame   voilée,    Mais  il    mettait  beaucoup 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


moins  d'empressement  à  profiter  des  indi- 
cations que  lui  donnaient  MM.  Mathieu 
Dreyfus  et  Scheurer-Kestner,  et  qui 
l'auraient  bien  vite  conduit  à  découvrir  la 
vérité.  Il  refusait  même  de  se  saisir  du 
bordereau,  sous  prétexte  qu'il  n'avait  pas 
le  droit  de  remettre  en  question  la  chose 
jugée.  Enfin,  quand,  de  mauvaise  grâce, 
le  ministre  de  la  guerre  se  décida  à 
appeler  à  Paris  le  colonel  Picquart,  le  gé- 
néral de  Pellieux  fit  pratiquer  par  Henry 
une  perquisition  dans  son  appartement, 
vingt-quatre  heures  avant  son  arrivée. 

Il  fallut  bien  pourtant  ouvrir  une  ins- 
truction contre  Esterhazy.  Le  commandant 
Ravary,  chargé  de  cette  instruction,  suivit 
précisément  la  même  méthode  que  le  gé- 
néral de  Pellieux.  Le  colonel  Picquart 
semblait  être  l'accusé,  et  Esterhazy  le 
principal  témoin  à  charge.  Trois  experts, 
MM.  Belhomme,  Varinard  et  Couard  dé- 
clarèrent que  le  bordereau  n'était  pas 
d'Esterhazy,  mais  décalqué  en  partie  sur 
son  écriture. 

Le  rapport  du  commandant  Ravary,  qui 
était  un  véritable  acte  d'accusation  contre 
le  colonel  Picquart,  concluait  à  un  non- 
lieu  en  faveur  d'Esterhazv.  Mais  le  gou- 
verneur  de  Paris,  pour  permettre  à  cet 
officier  de  se  disculper  tout  à  fait,  signa 
néanmoins  un  ordre  de  mise  en  jugement. 
Esterhazy,  qui  était  resté  en  liberté,  se 
constitua  prisonnier  la  veille  de  l'ouver- 
ture du  procès  et  comparut,  le  10  jan- 
vier 1898,  devant  un  conseil  de  guerre 
présidé  par  le  général  de  Luxer.  Après  de 
courts  débats  qui  se  déroulèrent  en  grande 
partie  à  huis  clos,  Esterhazy  fut  acquitté 
le  11  janvier  1898. 

M.  Emile  Zola,  scandalisé  par  cet 
acquittement,  publia  le  lendemain,  dans 
VAurore,  une  lettre  de  protestation  qui 
étail  adressée  au  président  de  la  répu- 
blique et  dans  laquelle  le  romancier  accu- 
sail  tes  acteurs  principaux  du  procès  Dr<  j  - 


fus  et  Esterhazy.  L'émotion  soulevée  par 
cette  lettre  fut  considérable  et,  après  in- 
terpellation du  comte  de  Mun  à  la  chambre 
14  janvier),  le  gouvernement  se  décida  à 
poursuivre  M.  Zola.  Mais,  de  toute  sa 
lettre,  l'accusation  ne  retenait  qu'une 
phrase  dans  laquelle  il  avait  dit  qu'Ester- 
hazy  avait  été  acquitté  par  ordre. 

Le  président  de  la  cour  d'assises,  M.  De- 
legorgue,  s'efforça  de  limiter  les  débats  à 
ce  seul  point.  Il  ne  put  cependant  les  em- 
pêcher de  prendre  beaucoup  d'ampleur. 
Du  7  au  23  février  1898,  de  nombreux  té- 
moins, cités  à  la  requête  de  M.  Zola,  et 
habilement  interrogés  par  ses  défenseurs 
M'  Labori  et  Me  Albert  Clemenceau,  trou- 
vèrent moyen  de  jeter  beaucoup  de  lumière 
sur  l'affaire  Dreyfus,  dont  il  ne  devait  pas 
être  question.  Il  devint  peu  à  peu  évident 
que  la  condamnation  de  Dreyfus  avait  été 
obtenue  par  une  communication  illégale  de 
pièces  secrètes;  que  le  bordereau  n'était 
certainement  pas  de  Dreyfus  ;  qu'il  était 
certainement  d'Esterhazy;  que  le  colonel 
Picquart  avait  été  renvoyé  du  ministère 
pour  avoir  voulu  la  réparation  d'une  er- 
reur judiciaire  ;  que  l'instruction  contre 
Esterhazy  avait  été  une  comédie,  etc. 

Pour  sauver  les  amis  d'Esterhazy,  le 
^•■lierai  de  Pellieux  produisit  devantlejurv 
la  fausse  correspondance  entre  Sclvwarz- 
koppen  et  Panizzardi  qui  avait  déjà  servi 
à  convaincre  le  général  Billot.  Le  général 
de  Boisdefïre  vint  confirmer  cette  révéla- 
tion et  laissa  entendre  au  jury,  intimidé 
d'ailleurs  par  lès  manifestations  de  la  rue, 
que  l'acquittement  de  Zola  serait  la  dé- 
mission de  la  plupart  des  grands  chefs  mi- 
litaires. Zola  fut  donc  condamné  à  un  an 
de  prison  et  trois  mille  francs  d'amende. 

C'était  une  victoire  pour  les  défenseurs 
'I  Esterhazy;  mais  il   leur  avait  fallu  se 
découvrir  à  nouveau  en  faisant  un  usa 
public  de  la  fausse  lettre  Sdiwarzkoppen- 
Panizzardi. 


L'AFFAIRE  DUEYKl  S 


M.  Zola  s'était  pourvu  en  cassation. 
L'arrêt  qui  l'avait  condamné  fut  cassé, 
pour  vire  de  forme  dans  la  procédure,  le 
2  avril  1898.  Poursuivi  devant  la  cour 
d'assises  de  Versailles,  Zola  se  laissa  con- 


damner par  défaut  le  18  juillet  1898  et, 
pour  ne  pas  être  touché  par  la  significa- 
tion de  l'arrêt  qui  le  condamnait,  il  s'exila 
volontairement  en  Angleterre,  afin  d'y  at- 
tendre les  événements. 


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m'   démange,  défenseur  de  dreyfus 


pendant,  les  persécutions  contre  Pic- 
quart  continuaient  de  plus  belle,  tandis 
que  plusieurs  instructions  annexes,  qui 
avaient  été  ouvertes  au  cours  de  ces  événe- 
ments, se  poursuivaient  plus  ou  moins  len- 
tement. La  chambreavait,  le  14  juin  1898, 
renversé  le  cabinet  Méline  qui,  le  22  juin, 
avait  été  remplacé  parle  cabinet  Brisson. 


M.  Cavaignac,  qui  avait  été  en  quelque 
sorte  imposé  comme  ministre  de  la  guerre 
au  choix  de  M.  Brisson,  pensa  clore  toutes 
les  polémiques  en  frappant  un  grand  coup. 
Le  7  juillet  1898,  il  prononça  à  la  Chambre 
des  députés,  un  grand  discours  dans  lequel 
il  affirma  sa  conviction  de  la  culpabilité  de 
Dreyfus  en  se  fondant  sur  de  prétendus 


I)K\  \.NT  LA  COUR  DE  CASSATION 


1 


LE   COLONEL    PICQUART    ET    LE   GENERAL   GONSE 

Je  [l'emporterai  pas  ce  secrel  «buis  lu  tombe... 


aveux  qu'aurait  faits  ce  dernier  et  surtout 
sur  la  fameuse  fausse  lettre  Schwarzkop- 
pen-Pauizzardi.  La  chambre  \>>ta  par 
acclamations  l'affichage  de  ce  discours. 

Mais,  Le  30  août  suivant,  le  lieutenant- 
colonel  Henry  Unissait  par  s'avouer  l'au- 


teur de  ce  Taux  retentissant.  Il  était  im- 
médiatement écroué  dans  une  cellule  du 
Mont-Valérien  où  on  le  trouvait  mort,  le 
lendemain,  la  j^'orge  tranchée  par  deux 
coups  de  rasoir.  Le  soir  môme  M.  le  - 
aérai  de  Boisdeffre  donnait  sa  démission 

2 


10 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


de  chef  d'État-Major  général.  Deux  jours 
après,  M.  Cavaignac  le  suivait  dans  sa 
retraite. 

Le  5  septembre,  madame  Lucie  Dreyfus 
demandait  officiellement  à  nouveau  la  re- 
vision du  procès  de  son  mari,  en  se  basant 
sur  l'aveu  du  colonel  Henry.  Le  17  sep- 
tembre, la  revision  était  décidée  par  le 
gouvernement  qui,  le  26  septembre,  sai- 
sissait régulièrement  la  Cour  de  Cassa- 
tion  de  la  demande  en  revision  du  procès 
Dreyfus. 

En  dépit  de  tous  les  efforts  des  amis  et 
des  défenseurs  d'Esterhazy,  malgré  leurs 
manœuvres  de  tous  genres,  malgré  l'ap- 
pui de  toutes  les  coalitions  réactionnaires 


et  cléricales  et  d'une  presse  à  la  dévotion 
des  ennemis  de  la  République,  la  JUSTICE 
était  enfin  saisie  de  l'affaire. 

Après  trois  audiences  publiques  tenues 
les  27,  28,  et  29  octobre  1898,  la  Cham- 
bre criminelle  de  la  Cour  de  Cassation, 
présidée  par  M.  Lœw,  déclarait  enfin  que 
la  demande  en  revision  était  recevable  et 
décidait  de  procéder  elle-même  à  une  nou- 
velle enquête  pour  mettre  l'affaire  en  état. 

C'est  cette  enquête  de  la  Cour  de  Cas- 
sation, que  nous  publions  ci-dessous,  qui 
a  permis  de  connaître  dans  tous  ses  dé- 
tails la  lutte  acharnée  entreprise  par  les 
artisans  de  l'Iniquité  contre  la  Vérité  et 
contre  la  Justice. 


L'Innocent 


Ceux  qui  accusent  et  ceux  qui  défendent.  —  Le  général  Mercier.  —  Le  lieutenant-colonel  Picquart  raconte 
comment  s'est  faite  son  opinion.  —  M.  Guérin.  —  La  déposition  de  M.  Forzinetti  et  les  causes  de  sa 
conviction.  —  Au  nom  de  la  loi.  je  vous  arrête!  —  Dreyfus  en  prison.  —  Ses  cris  d'innocence.  —  Le 
plus  grand  martyr  du  siècle.  —  L'opinion  des  fonctionnaires  de  l'administration  pénitentiaire.  —  L'in- 
lerviiw  de  M.  Patin.  —  Le  mouchard  du  grand  monde.  —  Potins  de  cercle  :  Joseph  le  sommeillier. 
—  Madame  Bodson  et  les  mensonges  du  mouchard.  —  Le  rapport   de  M.  Lépine.  préfet   de  police,  a 

di-paru.  —  Le  capitaine  Junck.  —  Le    colonel  Cordier.  —  Dreyfus    était  un  bon  et  studieux  officier.  

M.  Barthou.  —  Le  général  Roget,  accusateur.  —  Les  conversations  de  M.  Hanotaux.  —  L'archiduc 
Victor  proclame  l'innocence  de  Dreyfus.  —  M.  Tornielli,  ambassadeur  d'Italie,  assure  à  M.  Trarieux. 
sénateur,  que  jamais  Dreyfus  n'a  trahi.  —  Le  geôlier  de  l'innocent  et  le  jugement  de  l'Histoire. 


Quelques  jours  après  l'arrivée  au  mi- 
nistère de  la  guerre  du  «  Bordereau  » 
accusateur,  après  une  première  période 
de  tâtonnements,  le  générale  Boisdefîre, 
chef  d'état-major  général,  nomma  le  com- 
mandant du  Paty  de  Clam  officier  de  po- 
lice judiciaire,  chargé  d'instruire  contre 
le  capitaine  Dreyfus  sur  lequel  s'étaient 
portés  les  soupçons  en  raison  d'une  vague 
similitude  d'écriture. 

Les  dépositions  qui  ont  été  recueillies 
par  la  Cour  de  Cassation  ont  permis  de 
reconstituer  par  le  menu  ce  que  fut  cette 
instruction  du  commandant  du  Paty  de 
Clam.  Mais  tout  d'abord  il  faut  faire  une 
constatation.  Tout  le  monde  sait  au  profit 
de  quelle  nation  a  été  commis  le  crime 
attribué  à  Dreyfus  :  les  journaux  ont  cité 
cent  fois  l'Allemagne,  et  cela  dès  les  pre- 
miers jours  de  l'affaire.  On  sait  doncd  'où 
vient  le  bordereau,  où  il  a  été  pris.  Mais 


le  nom  de  l'agent  qui  l'a  apporté  au  mi- 
nistère de  la  guerre  a  toujours  été  caché. 

Le'  g-éncral  Mercier. 

Le  général  Mercier,  qui  était  ministre 
de  la  guerre  au  moment  du  procès  Drey- 
fus, en  1894,  a  refusé  en  effet  de  fournir 
aucun  détail  à  ce  sujet  à  la  Cour  de  Cas- 
sation devant  laquelle  il  a  déposé  le  8  no- 
vembre 1898. 

Le  PRÉSIDENT.  —  Pourriez-vous  donnera 
La  Cour  le  nom  «le  la  personne  qui  a  apporté 
au  ministère  la  pièce  portant  les  mots  :  «  Ce 
canaille  de  D...  •.  personne  qui  serait  la 
même  que  celle  douta  parle  M.  Cavaignac 
dans  son  discours  à  la  Chambre,  et  qui,  plus 
tard,  aurait  également  apporté  Le  bordereau? 

Le  GÉNÉRAL  Mercier.  — .le  ne  crois  pas  de- 
voir donner  ce  nom.  .le  craindrais  «le  désor- 
ganiser un  service  important  du  ministère, 
qui  intéresse  la  Bécurité  «!«'  l'Etat*  Il  appar* 


15 


L'AFFAIRE  DREYFI  S 


tient  à  M.   le  ministre  de  la   guerre   de  le 

donner,  s'il  pense  pouvoir  le  l'aire. 

Le  président.  ■  Pouvez-vous,  an  moins, 
nous  indiquer  quelle  est  la  personne  qui  a 
fait  connaître  au  ministère  que  c'était  dans 
l'état-major,  et  surtout  au  -2°  bureau,  qu'il 
fallait  chercher  l'auteur    des    indiscrétions 

commises? 

Le  général  Mercier.  -  Je  ne  le  puis  pas 
davantage,  et  pour  la  même  raison. 

(  le  défaut  de  précision  dans  les  rensei- 
gnements donnés  a  été  la  caractéristique 
de  toutes  les  dépositions  accusatrices 
faites  par  les  amis  de  l'État-Major,  par  les 
défenseurs  d'Esterhazy. 

Cependant  la  vérité  a  jailli  quand  même 
du  simple  rapprochement  des  déclarations 
faites  par  les  uns  et  par  les  autres.  C'est 
ainsi  que  nous  connaissons  parfaitement 
ce  qui  s'est  passé  pendant  l'instruction  du 
procès  Dreyfus.  La  déposition  du  lieute- 
nant colonel  Picquart,  corroborée  par  plu- 
sieurs autres,  a  permis  de  reconstituer 
entièrement  cette  instruction. 

Le  lieutenant-colonel  Picquart. 

Voici  comment  il  s'exprima  devant  la 
Cour,  1(3  23  novembre  1898  :  ' 

-I.  sur  la  proposition  du  général  Re- 
nouard  que  l'on  invita  du  Paly,  qui  passait 
pour  avoir  des  connaissances  grapholo- 
giques, à  examiner  récriture  de  Dreyfus. 

Or,  du  Paty  était  au  .']p  bureau;  je  le  voyais 
toute  la  journée.  11  me  fit  part  de  ses  impres- 
sions  dans  cette  période  préliminaire,  comme 
plus  tard  pendant  son  enquête. 

Je  me  souviens  aussi  que  le  général  Gonse, 
dont  je  n'étais  pas  le  subordonné  à  ce  rao- 
iinrii.  m'appela  un  jour  dans  son  cabinet  et 
me  montra  l'écriture  de  Dreyfus  et  celle  du 
bordereau,  en  me  disant  :  <■  Ne  trouvez-vous 
ressemble?  » 
\  quoi  je  répondis,  comme  toujours  : 

ont  des  écritures  de  la  même  fa- 
mille, mais  je  ne -aurai.',  me  prononcer.  » 

ni  donné  que  du  Paty  nous  racontait 
tous  les  jours  ce  qui  se  passait,  je  fus  in- 


formé à  l'avance  de  tout  ce  que  l'on  projetait 
pour  l'arrestation  de  Dreyfus,  et  notamment 
de  la  scène  de  la  dictée,  dont  on  se  promet- 
lait  beaucoup. 

Du  Paty  disait  :  «  Si  je  lui  dicte  le  borde- 
reau, il  se  troublera  et  sera  bien  forcé 
d'avouer.  » 

Le  jour  fixé  pour  l'arrestation,  Dreyfus  ar- 
riva en  civil  au  ministère.  Comme  je  l'ai  dit, 
il  était  alors  dans  un  régiment  d'infanterie, 
et  on  lavait  convoqué  sous  prétexte  de  lui 
faire  passer  l'inspection  générale. 

On  le  fit  entrer  dans  mon  bureau  et  presque 
immédiatement  le  colonel  Bouchez  nous  dit  : 
«  Voilà  l'inspection  qui  commence  !  » 
Je  conduisis  Dreyfus  jusqu'à  la  porte  du 
cabinet  du  général  de  Boisdefïre,  qui  était 
d'ailleurs  presque  vis-à-vis  de  mon  bureau, 
et  je  le  laissai  entrer. 

Dans  la  journée  et  le  lendemain,  nous 
eûmes  des  détails  sur  ce  qui  s'était  passé,  et 
cela  par  du  Paty  lui-même,  qui  d'ailleurs, 
chaque  soir,  venait  dire  au  colonel  Bouchez 
et  à  moi  le  résultat  de  la  journée. 

Mes  souvenirs  sont  un  peu  effacés  à  ce  su- 
jet :  je  ne  pourrais  affirmer  si  du  Paty  nous 
a  dit  que  la  dictée  avait  pleinement  réussi  ou 
non. 

Mais  ce  que  je  puis  affirmer  absolument, 
c'est  qu'il  nous  a  dit  que  tout,  dans  l'attitude 
de  Dreyfus,  montrait  un  coupable. 

Néanmoins,  au  bout  de  quelques  jours,  du 
Paty  parut  moint  triomphant. 

Il  arrivait  le  soir,  quelquefois  très  abattu, 
disant  que  la  lutte  avec  Dreyfus  était  pé- 
nible. 

Je  me  souviens  qu'un  jour  le  colonel  Bou- 
chez me  dit  :  «  Mais  cette  affaire  ne  marche 
pas.  Il  y  a  du  tirage.  »  Ou  quelque  chose  d'ap- 
prochant. 

Du  Paty  nous  racontait  d'ailleurs  en  détail 
les  épreuves  d'écriture  auxquelles  il  sou- 
mettait le  prisonnier. 

J'ai  été  frappé  de  la  variété  des  attitudes 
dans  lesquelles  il  le  faisait  écrire. 

Un  beau  jour  le  colonel  Bouchez  me  dit 
qu'au  service  des  renseignements  on  avait 
trouvé  de  nouvelles  preuves  contre  Dreyfus 
et  que  maintenant  l'affaire  était  sûre. 

Du  Paty,  dans  sa  conversation  journalière, 
nous  mil  au  courant  des  pièces  qui  avaient 
été  trouvées  et  qui  s'appliquaient  à  Dreyfus, 
—  pièces  qu'il  me  semble  même  (sans  que 


DEVANT  l..\   COtiH   DE  CASSATION 


13 


je  puisse   l'affirmer)    avoir    vues    entre 
mains. 

Ces  pièces  sont  :  le  canevas  d'une  lettre  en 
langue  étrangère,  et  la  lettre  «  ce  canaille 
de  D...  ». 


Je  ne  me  souviens  plus  à  quel  moment  de 
l'enquête  ou  de  l'instruction  a  eu  lieu  la  dé- 
couverte de  ces  pièces:  mais  je  ^;n>  que  c'est 
après  une  période  de  malaise,  pendant  la- 
quelle l'affaire  ne  marchait  pas. 


P  L' 


y 

Afffi 


?m 


M.    m  lli:i  RER-KESTKEH 


Le  général  Mercier. 

L'affaire  avait  pourtant  «  bien  marché  ». 
si  l'on  en  croit  le  général  Mercier  8  no- 
vembre 1898)  : 

Le  commandant  du  Patj  de  Clam  com- 
mença ses  opérations  en  dictant  à  Drej  fus  un 
écrit  commençant  par  des  paroles  insigni- 
fiantes et  arrivant  peu    ;i    peu    à    rcprmluire 

des  énonciations  du  bordereau.  A  ce  mo- 


ment, il  se  manifesta  chez  Drej  fus  un  trouble 
é>  i'ieut  qui  parut  au  commandant  du  Patj  de 
Clam  et  à  M.  Cochefert  suffisamment  accusa 
leur  pour  motiver  son  arrestation.  Avant 
même  de  faire  conduire  Dreyfus  à  la  prison 
du  Cherche-Midi,  je  vis  M.  Cochefert  qui 
me  déclara  que,  pour  lui,  l'attitude  de  Dreyfus 
;i\;iit  été  celle  «l'un  coupable. 

Dreyfus  fui  conduit  discrètement  à  la  pri- 
son. Une  perquisition  fut  opérée  a  son  do- 
micile,   avec    recommandation    à    madame 


I  . 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


Dreyfus  de  garder  le  silence,  et,  effective- 
ment, ce  do  fui  qu'au  bout  de  quinze  .jours 
que  la  presse  en  parla. 

M.  Guérin, 

Ancien  ministre  de  la  Justice. 

M.  Guérin,  qui  était  garde  des  sceaux 
en  1894  au  moment  du  procès  Dreyfus,  a 
rapporté  de  quelle  façon  le  général  Mer- 
cier avait  raconté  à  ses  collègues  duminis- 
tère  la  scène  de  la  dictée,  afin  de  légitimer 
l'arrestation  du  capitaine  Dreyfus.  Voici 
léposition(2  décembre  L898)  : 

Il  (général  Mercier  nous  raconta  les 
preuves  que  la  Cour  connaît  :  celle  de  la  dic- 
tée «le  la  lettre. 

On  tit  appeler  le  capitaine  Dreyfus  dans  un 
bureau  el  ou  lui  dicta  un  écrit  dont  les  pre- 
mières phrases  avaient  un  caractère  insigni- 
liant.  Dreyfus  écrivit  sans  manifester  d'autres 
sentiment  qu'une  certaine  surprise  de  la  dic- 
qu'on  lui  faisait  faire. 

Mais  lorsqu'on  arriva  à  rénumération  des 
documents  contenus  au  bordereau,  son  visage 
trahit  une  émotion  extrême,  sa  main  se  mit 

trembler,  et  ce  tremblement  se  traduisit 
par  une  différence  sensible  dans  le  corps  de 
l'écriture. 

Le  général   Mercier  nous  déclara,   en  con- 

[uence,  qu'il  se  proposait  de  demander  au 
conseil  des  ministres  l'autorisation  d'ouvrir 
une  information  contre  le  capitaine  Dreyfus. 

Or,  la  publication  en  fac  simile  de  la 
fameuse  dictée  faite  par  Dreyfus  a  permis 
de  constater  qu'à  aucun  moment  sa  main 
n'avait  tremblé,  que  l'écriture  était  par- 
tant normale,  régulière  et  ne  laissait 
percer  aucune  trace  d'émotion.  Dreyfus 

a  fut  pas  moins  arrêté,  et  les  détails 
de  son  arrestation  ont  été  racontés  par 

L<-     commandant     Forxinetti, 

mandant  'lu  Cherche-Midi, 

qui  a  fait  devant  la  Cour  l'émouvante 
déposition  qui  suit  i\  décembre  L89£ 


Le  commandant  Forzinetti.  —  Le  14  oc- 
tobre, je  recevais  un  pli  du  ministre  de  la 
guerre  m'informant  que  le  lendemain  15,  un 
officier  supérieur  attaché  à  l'état-major  gé- 
néral de  l'armée  se  présenterait  pour  me 
faire  une  communication  confidentielle. 

Le  15,  au  matin,  le  colonel  d'Aboville  se 
présentait,  à  sept  heures  et  demie,  porteur 
d'un  pli  ;  il  me  demanda  préalablement  ma 
parole  d'honneur  d'exécuter  les  ordres  du 
ministre,  tant  verbaux  qu'écrits,  qu'il  allait 
me  communiquer. 

Je  décachetai  le  pli  et  je  vis  qu'il  me  serait 
conduit  dans  la  matinée  le  capitaine  Dreyfus 
comme  étant  accusé  de  haute  trahison.  Il  de- 
manda à  visiter  les  locaux  et  désigna  lui- 
même  la  chambre  que  devait  occuper  Dreyfus. 

Le  prisonnier  ne  devait  avoir  par  devers 
lui  ni  papier,  ni  encre,  ni  plumes,  ni  instru- 
ments piquants  ou  tranchants. 

Il  ne  devait  pas  se  raser  ni  être  rasé.  Il  de- 
vait être  au  secret  le  plus  absolu. 

Il  devait  vivre  également  à  l'ordinaire  des 
condamnés  ;  mais,  sur  une  observation  que 
je  fis  au  colonel  que  ce  n'était  pas  réglemen- 
taire, parce  que  le  capitaine  n'était  que  pré- 
venu, il  rapporta  cet  ordre,  et  le  capitaine 
Dreyfus  fut  autorisé  à  faire  venir  sa  nourri- 
ture du  dehors. 

Vers  midi,  le  capitaine  Dreyfus  fut  amené 
au  Cherche-Midi,  en  voiture,  accompagné  du 
commandant  Henry  et  d'un  personnage  en 
bourgeois  qui,  je  crois,  était  M.  Cochefert  ou 
un  agent  de  la  Sûreté. 

Le  commandant  Henry  me  remit  un  pli  qui 
était  l'ordre  d'écrou  du  capitaine  Dreyfus, 
signé  de  la  main  même  du  ministre  et  daté 
du  1 1. 

Conformément  aux  instructions  du  colonel 
d'Aboville  qui  m'avait  enjoint  de  prendre 
toutes  mes  mesures  pour  que  l'incarcération 
du  capitaine  Dreyfus  demeurât  secrète,  tant 
à  l'intérieur  de  la  prison  qu'à  l'extérieur, 
j'avais  donné  des  ordres  pour  que  le  nom 
de  Dreyfus  seul  fût  inscrit  sur  le  registre 
d'écrou. 

Le  capitaine  Dreyfus  fut  fouillé  totalement. 
L'agent  principal  le  conduisit  dans  la  cham- 
bre qui  lui  avait  été  affectée. 

Vers  une  heure,  je  montai  dans  lachambre. 

Je  trouvai  tout  bouleversé  dans  cette 
ebambre  :  le  capitaine  Dreyfus  avait  l'air 
d'un  fou,  les  yeux  sanglants  ;  et,  à  mes  pre- 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


io 


mières  paroles,  il  ne  répondit  que  par  des 
sons  rauques. 

Je  cherchai  à  le  calmer,  non  sans  peine. 

.le  le  fis  asseoir,  mais  auparavant,  je  lui 
enjoignis  de  se  laver  la  ligure  et  de  se  laver 
le  front  ;  l'agent  principal  alla  même  chercher 
du  vinaigre  et  lui  en  lit  respirer. 

Je  dis  à  Dreyfus  de  me  raconter  l'arresta- 
tion. 

Il  me  dit  qu'il  avait  été  convoqué  pour  se 
présenter,  le  15  au  matin,  dans  le  cabinet  du 
général  Gonse,  pour  une  question  d'inspec- 
tion. 

En  arrivant  dans  le  cabinet  du  général, 
qu'il  croyait  trouver,  il  ne  vit  que  le  com- 
mandant du  Pal  y  de  Clam  et  deux  autres  per- 
sonnes en  bourgeois  qui  étaient,  je  crois, 
M.  Cochefert  et  l'archiviste  Oribelin. 

Le  commandant  du  Paty  dit  à  Dreyfus  : 
«  Le  général  Gonse  n'a  pu  venir  et  m'a 
chargé  de  le  remplacer  en  attendant.  Veuillez 
écrire  sous  ma  dictée.  » 

Dreyfus  me  dit  qu'il  avait  manifesté,  à  ce 
moment  même,  un  mouvement  d'étonne- 
ment  ;  il  prit  donc  ses  dispositions  pour 
écrire  sous  la  dictée  du  commandant  du  Paty 
de  Clam. 

Ce  dernier  lui  dicta  quelques  phrases;  au 
bout  de  quelques  lignes,  le  commandant  du 
Paty  >'écria  :  «  Vous  tremblez.  Prenezgarde, 
c'est  sérieux  !»    I 

Dreyfus  répondit  :  «  J'ai,  en  effet,  un  peu 
froid  aux  doigts.    » 

Il  avait  à  peine  recommencé  à  écrire,  que 
le  commandant  du  Paty  lui  cria  : 

—  Au  nom  de  la  loi,  je  vous  arrête. 

—  Mais  pourquoi?  lui  dit  Dreyfus, 

—  Vous  êtes  un  traître. 

M.  Cochefert  mit  fin  à  la  scène  et  emmena 


(h  A  ce.  sujet,  le  colonel  Picquart,  le  2M  no- 
vembre  1898,  a  déposé  ainsi  qu'il  suit  : 

M*  Démange  ayant  fait  observer  à  «lu  Paty  qu'il 
n'y  avait  pas  de  traces  sensibles  de  trouble  dans  la 
dictée  faite  a  Dreyfus,  et  lui  avant  demandé  pour- 
quoi  il  avait  interrompu  Dreyfus  en  lui  disant  : 
«  Qu'avez-vous  donc?  Vous  tremblez?  «  <lu  Paty  ré- 
pondit, me  paraissant  très  troublé  lui-môme  : 

»  Jr  Bavais  que  j'avais  affaire  à  un  simulateur; 
j'étais  certain  qu'il  s'attendait  à  quelque  chose;  j'en 
ai  fait  l'expérience  :  -il  n'avait  pas  été  averti,  il  se 
serait  troublé  :  il  n'a  pas  bronché,  donc  il  simu- 
lait .  » 

J'ai  retenu  très  exactement,  Binon  les  mots  mêmes, 
du  moins  l'expression  exacte  de  ce  qu'a  'lit  du  Paty, 
'•  que  ceitr  réponse  me  paraissait  absolument 
étrange  b1  Invr  lisemblable. 


Dreyfus  dans  une  voiture  où  était  déjà  le 
commandant  Henry,  el  Dreyfus  fut  conduit 
au  Cherche-Midi. 

Comme  le  colonel  d'Aboville  m'avait  en- 
joint de  ne  pas  rendre  compte  au  gouverneur 
de  l'arrestation  du  capitaine  Dreyfus,  je 
n'étais  pas  tranquille,  et  le  18  je  me  rendis 
chez  le  gouverneur  et  je  lui  fis  connaître  que 
j'avais  un  prisonnier  d'État. 

Le  gouverneur  me  dit  alors  : 

—  Si  vous  n'étiez  pas  mon  ami,  je  vous 
mettrais  deux  mois  de  prison  pour  avoir  reçu 
un  prisonnier  sans  mon  ordre. 

Je  répondis  à  cela  que  j'étais  couvert  par 
l'ordre  d'écrou  du  ministre. 

Le  général  Saussier,  parlant  de  l'arresta- 
tion de  Dreyfus,  dit  qu'il  n'y  avait  contre  lui 
que  de  simples  présomptions  ;  qu'il  n'aurait 
jamais  dû  être  arrêté  sans  preuves  pro- 
bantes ;  qu'on  aurait  dû  le  faire  surveiller 
par  plusieurs  agents  secrets,  et,  si  sa  trahison 
avait  été  reconnue,  qu'il  fallait  l'envoyer  au 
Soudan  et  le  faire  exécuter  dans  la  brousse, 
afin  de  ne  pas  ameuter  le  pays. 

Il  a  même  ajouté  :  «  Car  je  connais  mon 
pays.   » 

Je  revins  au  Cherche-Midi  et,  le  18  au  soir, 
le  commandant  du  Paty  se  présenta  à  l'éta- 
blissement porteur  d'un  ordre  du  ministre  de 
la  guerre  m'enjoignantde  le  laisser  librement 
aller  près  du  prisonnier. 

Il  me  demanda  de  lui  faire  ouvrir  aussi 
doucement  que  possible  la  porte  de  la  cham- 
bre qui  renfermait  Dreyfus  ;  il  me  demanda 
aussi  si  je  n'avais  pas  des  lampes  à  projec- 
tions assez  fortes,  pour  pouvoir  surprendre 
Dreyfus  et  le  «  démonter  ». 

Je  répondis  que  les  locaux  ne  se  prêtaient 
pas  à  la  chose;  que,  d'autre  part,  je  n'avais 
pas  de  lampe,  et  qu'au  surplus,  si  tout  cela 
était  faisable,  je  ne  me  prêterais  pas  à  son 
désir,  parce  qucje  n'admettais  pas  qu'on  put 
agir  ainsi. 

Le  commandant  du  Paty  lui  fit  subir,  du 
18  au  .'10.  plusieurs  interrogatoires. 

Il  le  lit  écrire  en  diverses  positions,  la  main 
gantée  ou  non  gantée,  diverses  phrases  :  sou- 
vent il  lui  montrait  une  ligne  d'écriture  ou 
quelques  mots,  cachant  luit!  le  reste,  et  lui 
demandait  si  c'était  bien  lui  ([ni  avait  écrit  ce 
qu'on  lui  montrait. 

Le  capitaine  Dreyfus  répondait  toujours  : 
«  Ce  n'e-i  pas  de i  écriture.  ■  Je  n'assis- 


II. 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


tais  pas  à  ces  interrogatoires  ou  épreuves;  je 
ne  les  ai  connus  que  par  Dreyfus  lui-même, 
qui  me  les  «lisait  le  soir. 

J'avais  reçu  également  l'ordre  d'assister  à 
lOUS  les  repas  de  Dreyfus;  personne  ne  pou- 


vait entrer  dans  sa  cellule  sans  que  je  fusse 
là. 

L'agent  principal  seul  possédait  la  clef  de 
cette  cellule,  et  toutes  les  fois  que  je  voulus 
voir  Dreyfus  et  assister  à  ses  repas,  j'ai  été 


:  is.  53?8£8k 

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Emile  Zola,  auteur  de  la  lettre  «  J'accuse!  .  » 


obligé  d'appeler  l'agent  principal  pour  me 
Faire    ouvrir   la    porte.    L'agent    principal 
Pixarj   était  toujours  présent. 

Du  15  au  i\.  le  capitaine  Dreyfus  ne  prit 
aucun  aliment  solide. 

idanl  ces  quelques  jours,  il  ne  prit  que 
du  bouillon  ou  du  fin  sucré. 

•lie  période  de  temps,  on  l'en- 
tendait, du  corridor,  pleurer,  gémir,  protes- 


tant à  haute  voix  de  son  innocence  ;  il  mar- 
chait dans  sa  chambre  et  se  buttait  contre  le 
mur,  sans  en  avoir  conscience,  car  à  un  mo- 
ment, il  s'était  abîmé  le  front. 

Le  24,  son  état  mental  m'ayant  paru  très 
inquiétant,  j'en  rendis  compte  directement 
au  ministre,  en  faisant  passer  ma  lettre  par 
lecanal  du  gouverneur,  parce  que  le  ministre 
m'avait   rendu  personnellement  responsable 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


M.  i.\\  ugnai  affirmant  à  la  tribune  <  1< ■  la  Chambre     l'authenticité  matérielle 

el  morale  -  du  faux  Henry. 


- 


L'AFFAIRE  DHEYFUS 


de  la  personne  de  Dre\  fus  :  je  voulais  dégager 
ma  responsabilité. 

Je  reçus  immédiatemenl  l'ordre  de  me 
rendre,  à  trois  heures,  dans  la  journée,  dans 
le  cabinet  du  général  de  Boisdeffre. 

A  trois  heures,  oous  nous  pendîmes,  le  gé- 
néral et  moi,  en  traversant  les  cours  du  mi- 
nistère au  cabinet  du  ministre. 

Le  ministre  oe  put  pas  recevoir  aussitôt  le 
général  de  Boisdeffre  ;  nous  nous  assîmes 
sur  un  canapé,  dans  l'antichambre.  Le  gê- 
nerai de  Boisdeffre  me  demanda  : 

—  Forzinetli,  vous  qui  connaissez  les  hom- 
mes, depuis  si  longtemps  que  vous  êtes  à  la 
fête  d'un  établissement  pénitentiaire,  que 
pensez-vous  de  Dreyfus  ? 

Je  répondis  : 

—  Mon  général,  si  vous  ne  me  demandiez 
pas  mon  avis,  je  me  serais  bien  gardé  de  le 
formuler.  Je  crois  que  vous  faites  fausse 
route.  Dreyfus  est  aussi  innocent  que  moi. 

\  cel  instant,  le  ministre  ouvrit  la  porte  et 
appela  le  général  de  Boisdeffre,  que  je  ne 
suivis  pas. 

Au  bout  de  douze  à  quinze  minutes  envi- 
ron, le  général  de  Boisdeffre  sortit,  me  pa- 
raissant de  fort  mauvaise  humeur,  et  me  dit  : 
■  Le  ministre  part  ce  soir  pour  aller  assister 
au  mariage  de  sa  nièce  ;  il  reviendra  lundi. 
Tachez  de  me  conduire  Dreyfus  jusque-là; 
et,  bien  que  le  ministre  m'ait  donné  carte 
blanche,  il  se  débrouillera,  avec  son  affaire 
Dreyfus. 

J'ai  donc  pensé  que  le  général  de  Bois- 
deffre  avec  été  opposé  ou  n'approuvait  pas 
l'arrestation  de  Dreyfus. 

Il  m'ordonna  également  de  faire  visiter  se- 
crètement  le  capitaine  Dreyfus  par  le  médecin 
de  l'établissement.  Le  lendemain  matin,  25, 
je  prévins  le  docteur  Defos  du  Rau  qu'il  avait 
i  visiter  un  malade  et  je  lui  demandai  sa  pa- 
role d'honneur  comme  on  me  l'avait  deman- 
moi-même)  de  ne  parler  à  personne  de 
tsite  qu'il  allait  faire. 

Je  conduisis  le  docteur  au  capitaine  Dreyfus 
ïita.  I!  ordonna  de  lui  faire  prendre 

-  potions  calmantes  et  d'exercer  sur  lui 
une  surveillance  des  plus  rigoureuses. 

capitaine  Dreyfus  se  savait  accusé  de 
■h.  mais  il  ne  connaissait  pas  la  nature 

■  trahison. 
Il  protestait  toujours  de  son  innocence  de- 
nt moi  et  dans  tous  les  interrogatoires  que 


lui  fit  subir  le  commandant  du  Paty  de  Clam. 

Je  ne  me  rappelle  pas  exactement  le  jour 
où  il  a  été  interrogé  par  le  rapporteur  du 
conseil  de  guerre,  le  commandant  d'Ormes- 
cheville;  mais,  à  partir  de  ce  moment,  l'en- 
quête fut  longue  et  minutieuse. 

Le  jour  où  Me  Démange  put  voir  le  capi- 
taine Dreyfus,  il  demanda  à  me  parler;  je  le 
reçus  dans  mon  salon,  etMe  Démange  médit: 

«  Voici  trente-trois  ans  que  je  plaide,  et 
c'est  le  deuxième  innocent  que  je  suis  appelé 
à  défendre.  J'ai  là,  dans  ma  serviette,  l'inno- 
cence du  capitaine  Dreyfus  »  (1). 

Je  répondis  à  Me  Démange  que  ma  convic- 
tion était  telle;  je  le  conduisis  près  du  capi- 
taine Dreyfus  et  le  laissai  avec  lui.  Me  Dé- 
mange avait  remis  au  capitaine  Dreyfus  la 
copie  du  dossier  qui  lui  avait  été  donnée  par 
le  greffier  Vallecalle. 

J'ai  parcouru  moi-même  ce  dossier,  qui 
renfermait  le  rapport  d'enquête  établi  par  le 
commandant  du  Paty,  le  rapport  du  comman- 
dant d'Ormescheville  et  enfin  les  dépositions 
des  témoins. 

J'avoue  qu'à  la  lecture  des  deux  rapports  et 
des  témoignages,  je  fus  surpris  du  manque  de 
preuves  de  la  trahison  qu'on  attribuait  à 
Dreyfus. 

Le  rapport,  en  effet,  ne  procédait  que  par 
des  suppositions  et  des  inductions,  et  la  dé- 
position des  témoins  ne  portait  que  sur  la 
personnalité  du  capitaine  Dreyfus. 

Dreyfus  passa  en  conseil  de  guerre  le 
19  décembre.  Les  débats  durèrent  quatre 
jours,  je  crois,  et  le  dernier  jour  (le  22), 
Dreyfus  avait  dit  en  ma  présence  : 

—  Je  crois  que  je  vais  être  libre  et  qu'au- 
jourd'hui j'embrasserai  les  miens. 

Il  n'en  fut  malheureusement  rien.  Dreyfus 
fut  condamné. 


(1)  Nos  lecteurs  seront  peut-être  curieux  de  savoir 
ce  qu'entendait  Me  Démange  en  parlant  ainsi.  Le  Cri 
de  Paris  nous  renseigne  à  ce  sujet  : 

«  L'un  des  accusés  est  Dreyfus.  Quel  était  l'autre  ? 

«L'autre  était  le  docteur  Garrigues,  poursuivi  en  1876 
devant  la  Cour  d'Assises  de  Périgueux  pour  empoi- 
sonnement sur  la  personne  de  son  père.  L'affaire  fit, 
à  l'époque,  un  bruit  énorme.  Le  docteur  Garrigues 
avait  des  adversaires  forcenés  qui  réclamaient  sa 
condamnation.  M0  Démange,  lui,  avait  la  certitude 
que  l'accusé  était  innocent. 

»  Le  jury  partagea  la  conviction  de  M"  Démange  et 
prononça  un  verdict  d'acquittement  en  faveur  du 
docteur  Garrigues  contre  lequel  la  peine  capitale 
aAait  été  demandée.  » 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


19 


Conduit  dans  la  salle  d'infirmerie,  après  la 
lecture  du  jugement,  l'agent  principal,  M.  Mé- 
nétrier, eut  toutes  les  peines  du  monde  à 
l'empêcher  de  se  jeter  la  tète  contre  les  murs. 

Vers  onze  heures  ou  minuit,  on  le  fit  passer 
de  l'hôtel  du  conseil  de  guerre  à  la  prison  :  je 
l'attendais  dans  sa  chambre  :  j'avais  reçu  des 
ordres  très  précis  du  général  chef  d'état- 
major  d'avoir  à  veiller  sur  Dreyfus  afin  qu'il 
ne  se  suicidât  pas. 

A  ma  vue.  il  s'écria  en  entrant  dans  la 
chambre  : 

—  Mon  seul  crime  est  d'être  né  juif. 

11  demanda  à  plusieurs  reprises  son  revol- 
ver, parce  qu'il  voulait  se  détruire. 

Je  le  consolai  de  mon  mieux  et  je  restai 
avec  lui  jusqu'à  trois  heures  du  matin,  heure 
à  laquelle  je  me  fis  remplacer  par  l'agent 
principal. 

Je  lui  avais,  avant  de  le  quitter,  fait  jurer 
de  ne  pas  chercher  à  se  détruire,  parce  que 
j'aurais  dit  moi-même,  le  premier  :  «  Le  traître 
s'esl  fait  justice  »,  et  qu'enfin  son  innocence 
pouvait  être  reconnue  tôt  ou  tard. 

A  partir  de  ce  jour,  le  capitaine  Dreyfus 
put  correspondre  avec  sa  famille  ;  mais  toutes 
les  lettres  reçuesou  expédiées  devaient  passer 
par  l'intermédiaire  du  commissaire  du  gou- 
vernement, M.  le  commandant  Brisset. 

Madame  Dreyfus  fut  autorisée  à  voir  son 
mari,  ma  i>  dans  les  condil  ion  s  réglementaires, 
c'est-à-dire  à  travers  les  grilles.  Madame  Drey- 
fua  Be  trouva  presque  mal,  et  je  dus  la  sou- 
tenir. 


La  veille  de  la  dégradation,  nous  fûmes 
réunis  dans  le  cabinet  du  général  Teyssejre, 
chef  d'état-major  du  gouvernement  militaire 
de  Paris,  pour  recevoir  les  instructions  pour 
le  lendemain. 

Madame  Drej  fus  vint  encore  ce  jour-là  voir 
son  mari;  il  parlait  toujours  de  se  suicider. 

Madame  Dreyfus  étail  accompagnée  de  sa 
belle-mère. 

Il  céda  aux  supplications  de  Ba  remme  en 
disant  :  Pour  lui  et  nos  enfants,  je  subirai  l<- 
calvaire  de  demain. 

J'ai  oublié  de  dire  que  M  Démange  B'esl 
présenté  au  Cherche-Midi,  le  lendemain  de  la 
condamnation, et,  en  entrant  dans  la  chambre, 
prit  Drej  fus  dans  Bes  bras  el  lui  dîl  : 

Mou  enfant,  votre  condamnation  esl  la 
plus  grande  infamie  «In  Biècle,  • 


Me  Démange  était  tout,  en  larmes  et  moi- 
même  je  fus  trè-,  ému. 

Enfin,  le  .v>  janvier,  j'étais  déchargé  de  la 
responsabilité  qui  m'incombait,  et  je  remettais 

Dreyfus  entre  les  mains  de  deux  gendarmes 
chargés  delà  levée  d'écrou.  Je  serrai  la  main 
au  capitaine  Dreyfus,  en  lui  disant  de  prendre 
courage,  qu'il  n'y  avait  que  de  la  tombe  que 
l'on  ne  sortait  pas  et  que  j'avais  l'intime  con- 
viction que  son  innocence  serait  reconnue  un 
jour. 


M.  Fournier. 

Administration  pénitentiaire.) 

La  déposition  de  M.  Fournier  complète 
et  corrobore  celle  du  commandant  Forzi- 
netti.  M.  Fournier,  qui  est  agent  comp- 
table dans  l'administration  pénitentiaire,  a 
causé  de  Dreyfus  avec  la  plupart  de  ses 
gardiens.  Le  10  janvier  1899,  il  déposait 
ainsi  : 

J'ai  été  très  frappé  de  ce  fait  que  cinq  fonc- 
tionnaires de  l'ordre  pénitencier  qui  avaient 
vu  Dreyfus  étaient  convaincus  de  son  inno- 
cence : 

1°  Le  commandant  Forzinetti,  directeur  de 
la  prison  du  Cherche-Midi,  quand  Dreyfus  y 
a  été  interné  ; 

■1"  M.  Durlin,  directeur  du  Dépôt  ; 

3°  M.  Patin,  qui  a  été  directeur  de  la  Santé 
au  moment  où  Dreyfus  y  a  été  interné  ; 

1°  M.  Pons,  qui  était  contrôleur  à  la  Santé 
à  la  même  époque  : 

5°  Le  gardien  que  je  vais  désigner  ci-après  : 

Me  trouvant  à  Chiavari  Corse  .  au  prin- 
temps dernier.  M.  Renard,  qui  étail  directeur 
du  pénitencier  agricole,  el  qui  est  aujourd'hui 
directeur  de  la  colonie  pénitentiaire  d'Aniane 
Hérault  .  m'a  déclaré  ce  qui  suit  :  •  Me  trou- 
\ant  à  AngQuléme,  j'ai  été  frappé  de  ce  fait 
que  le  gardien  qui  avait  accompagné  ou  gardé 
Dreyfus  à  Saint-Martin-de-Ré,  revenait  con- 
vaincu de  SOn  innocence.  » 

J'appelle  l'attention  sur  ce  fait  que  cinq 
personnes  appartenant  au  personnel  péniten- 
tiaire, ayant  toutes  approché  Qreyfus,  sont 
restées  toutes  çonvaiucuçs  de  son  jnooçenç< 


Les     fonctionnaires    dont    a     parlé     la 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


M.  Fournier  s'y  connaissent  en  criminels. 
Descris  nombreux  d'innocence  ont  retenti 
bien  souvent  à  leurs  oreilles  dans  les  pri- 
sons dont  ils  avaient  la  garde:  de  simulés 
ei  de  véritables.  Pour  que  l'attitude  de 
Dreyfus  les  ait,  à  ce  point,  frappés  tous,  il 
faut  qu'elle  n'ait  point  été  celle  d'un  simu- 
lateur. 

M.  Patin. 

Directeur  de  la  Conciergerie. 

M.  Patin,  directeur  de  la  Conciergerie, 
que  M.  Fournier  range  parmi  les  fonction- 
naires convaincus  de  l'innocence  de  Drey- 
fus, n'a  pas  été  appelé  à  déposer  devant  la 
Cour  qui  se  trouvait  sans  doute  assez 
éclairée  à  ce  sujet.  Mais  un  rédacteur  du 
Siècle,  M.  Ch.  Piaffard,  a  comblé  cette 
lacune  et,  le  27  avril  1899,  il  publiait  la 
conversation  suivante,  qu'il  a  eue  avec 
M.  Patin  : 

M.  Patin,  que  nous  avons  eu  le  plaisir  de 
voir,  hier,  au  Mans,  dans  la  charmante 
petite  maison  qu'il  y  habite  sur  la  route  de 
Laval,  est  un  homme  grand,  fort,  à  la  mous- 
tache  Manche  coupée  court;  l'ancien  fonc- 
tionnaire se  devine  chez  lui,  avec  quelque 
chose  de  militaire  dans  la  tenue,  et,  à  ce 
double  titre,  le  ruban  rouge  discret  qui  orne 
-a  boutonnière  semble  le  complément  naturel 
du  vêlement  qu'il  porte;  il  paraît  d'ailleurs 
-i  vert  qu'on  est  tout  surpris  de  le  voir  déjà 
retraité. 

Jesuis,  —  nous  dit  M.  Patin,  —  absolu- 
ment convaincu  de  l'innocence  de  Dreyfus; 
je  l'étais  dès  L'époque  dont  il  est  question, 
il  ;i  bien  fait  de  me  ranger  parmi  les  cinq 
fonctionnaires  de  Tordre  pénitencier  qui, 
pour  des  motifs  divers  et  loris  de   leur  expc- 

rience  des  prisonniers,  pensenl  qu'une  erreur 
judiciaire  a  été  commise  en  1894. 

—  Ali!  il  est  donc  réel  que  vous  avez  clé 
tout   fie  suite  convaincu   <\<-  l'innocence   du 

adamné 

—  Presque   tout  de  suite.  Tout  d'abord, 
Lnrellement,  je  n'admettais  pas,  au  point, 

de  vue  militaire,  qu'une  erreur  pûl  avoir  été 


commise  ;  j'étais  comme  tout  le  monde,  mais 
très  vite  des  doutes  me  sont  venus.  Je  ne 
vous  parle  pas  de  ce  que  je  pense  mainte- 
nant, après  tout  ce  que  l'on  a  appris;  mais 
les  rares  et  brèves  conversations  que  j'ai  eues 
avec  Dreyfus,  les  détails  des  visites  que  lui 
faisaient  les  membres  de  sa  famille  et  aux- 
quelles j'assistais,  toutes  les  circonstances 
de  son  internement  à  la  Santé  m'ont  rapide- 
ment convaincu  de  son  innocence. 

—  Vous  causiez  avec  lui  ? 

—  Peu,  le  moins  possible.  Tous  les  jours, 
cependant;  car  il  ne  cessait  de  protester  de 
son  innocence.  Je  ne  lui  disais  pas  ce  que  je 
vous  dis  là,  certes  ;  mais  je  l'écoutais,  et  son 
attitude  —  j'avais  quelque  expérience  pour 
en  pouvoir  juger  —  n'était  pas  celle  d'un 
coupable. 

Comme  nous  insistons  pour  obtenir  des 
détails,  M.  Patin  répond  : 

—  Je  vous  citerai,  par  exemple,  un  fait  qui 
est  intéressant  parce  qu'il  ressort  de  l'esprit 
essentiellement  militaire  de  Dreyfus.  Vous 
savez  qu'il  avait  au  suprême  degré  —  tout  le 
monde  le  disait  avant  qu'il  fût  accusé  —  le 
sentiment  militaire,  le  sentiment  patriotique, 
le  sentiment  de  l'honneur  et  le  culte  de  la 
tenue  du  soldat  ;  c'est  ce  qui  explique  l'anec- 
dote à  laquelle  je  fais  allusion.  Malgré  ses 
protestations  et  son  insistance  pour  me  parler 
de  son  innocence,  j'évitais  autant  que  pos- 
sible de  la  laisser  causer  de  ces  choses  avec 
moi;  c'était  pénible  et  inutile.  Une  fois  ce- 
pendant, comme  depuis  plusieurs  jours  il  ne 
cessait  de  me  parler  de  son  innocence,  par 
lassitude,  par  commisération,  un  peu  par 
curiosité  peut-être,  je  lui  dis  :  «  Vous  com- 
prenez bien  que,  pour  moi,  il  ne  peut  y 
avoir  de  vérité  que  dans  le  jugement  du 
conseil  de  guerre...  Ce  que  vos  juges  ont 
dit  est  bien  dit...  Mais  enfin,  si  vous  pré- 
tendez être  innocent,  et  si  vous  pensez  que 
je  puisse  m'intéresser  utilement  à  vous,  il 
faudrait  au  moins  me  donner  une  preuve  de 
cette  innocence  dont  vous  parlez!  »  Et 
Dreyfus,  alors,  s'écria,  avec  une  véhémence 
qui  me  sembla  très  naturelle  :  «  Une  preuve, 
dites-vous?  Comment  voulez- vous  que  je 
vous  donne  une  preuve?  Puisque  je  ne  sais 
même  pas  de  quoi  on  m'accuse!...  Je  n'ai 
pas  encore  compris!...  Le  bordereau?  Je  ne 
sais  même  pas  ce  que  c'est.  Je  suis  con- 
damné, et  je   ne  sais  pas   encore  de  quoi 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


21 


il  est  question  !  Comment  pourraisje  vous 
donner  une  preuve?  »  —  Puis,  se  repre- 
nant, il  ajouta,  avec  ce  sentiment  bien  mi- 
litaire dont  je  vous  parlais  :  «  Il  y  en  a 
une  pourtant,     mais   c'est    une' preuve   qui 


n'en  est  pas  une  pour  tout  le  monde.  Il  y 
en  a  une...  Tenez,  monsieur  le  directeur,  je 
vous  affirme  que  je  suis  innocent!  Est-ce  que 
j'oserais  vous  dire  cela  ainsi,  à  vous,  cheva- 
lier de  la  Légion  d'honneur,  moi  soldat,   en 


Le  Colonel  Henri  se  coupanl  la  gorge. 


tous  regardant  ainsi  en  face,  les  yeux  dans 
les  yeux,  h  cela  n'était  pas  vrai  '  Et  cette 
explosion  singulière  pour  affirmer  son  inno- 
cence ne  me  parul  pas  théâtrale,  parce  qu'elle 
rentrait  bien  dans  l'esprit  militaire  de 
Dre\  fus 


Après  une   seconde  de  silence,  M.    Patin, 
que  ses  souvenirs  ressaisissent,  ajoute  : 

—  Il  avait  h  ce  degré  l'instincl  de  la  tenue, 

au    point   de    vue  militaire,    q certaines 

préoccupations   de  3a  part,  qu'on  lui  a  re 
prochées,  oe  m'ont  nullement  étonné.  Je   ae 


.).) 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


suis  pas  du  tout  surpris  qu'il  se  soil  préoc- 
cupé de  l'attitude  qu'il  aurait  durant  le  défilé 
de  la  parade  d'exécution.  C'est  absolument 
dans  son  caractère  el  cela  ne  préjuge  rien  du 
tout  dans  le  sens  de  sa  culpabilité,  comme 
on  a  voulu  le  faire  croire.  C'est  très  mili- 
taire, cette  préoccupation,  et  elle  était  à  pré- 
voir chez  lui. 

—  Vous  assistiez,  m'avez-vous  dit,  tout  à 
l'heure,  aux  visites  de  la  famille? 

—  Toujours;  et  je  n'ai  jamais  entendu,  vu 
ni  surpris  d'aucune  façon  rien  qui  pût  me 
faire  supposer  que  Dreyfus  fût  réellement 
coupable.  Nous  avons  l'habitude  de  ces 
choses-là.  et  presque  toujours  il  échappe, 
soit  au  prisonnier,  soit  à  sa  famille,  quelque 
chose  qui  justifie  l'idée  préconçue  que  l'on  a 
de  la  culpabilité.  Dans  le  cas  de  Dreyfus, 
rien,  absolument  rien;  toujours  les  mêmes 
mots,  très  simples,  très  clairs  :  «  Je  vous  en 
supplie,  dépèchez-vous,  faites  tout  ce  qu'il 
faudra,  dépensez  tout  ce  qui  sera  nécessaire, 
cherchez  par  tous  les  moyens  le  coupable, 
afin  de  faire  reconnaître  le  plus  tôt  possible 
mon  innocence!  »  El  je  n'ai  jamais  rien  en- 
tendu qui  sonnât  faux  dans  ses  recomman- 
dations qui,  naturellement,  vis-à-vis  de  la  fa- 
mille, n'étaient  même  pas  des  protestations. 
Et    le   plus  souvent,  j'y  notais   ces  mots  : 

\dressez-vous  surtout  au  général  de  Bois- 
deffre!  Il  s'emploiera  pour  moi,  et  il  finira 
bien  par  trouver  le  coupable  !  »  Car  aussi 
longtemps  qu'il  a  été  à  la  Santé,  Dreyfus  n'a 
pas  cessé  de  mettre  tout  son  espoir  dans  le 
léral  de  Boisdefïre.  Et  là  encore,  conclut 
M.  Patin,  il  me  paraissait  qu'on  pouvait  voir 
une  présomption  d'innocence. 

—  Certes  I  faisons-nous. 

Parmi  ceux  au  contraire  qui  se  sont 
montrés  convaincus  de  la  culpabilité  de 
Dreyfus  et  qui  se  sont  plu  à  l'accabler,  il 
laut  citer  particulièrement  un  policier 
nommé  Guénée,  dit  «  Le  mouchard  du 
nd  monde.  » 

M.  Guénée. 

Voici  les  parties  essentielles  de  la  dé- 
-ition  qu'il  a  faite  le  13  janvier  1899  : 
m    Guénée.  —  Je  m'occupe  des  renseigne- 


ments sur  l'espionnage  pratiqué  par  les 
étrangers  en  France  depuis  1870;  mais, 
jusqu'au  Ie1'  février  1890;  je  ne  fournissais 
des  renseignements  que  de  temps  à  autre. 

Le  1er  février  1890,  le  commandant  Rollin 
esl  venu  me  chercher  sur  l'ordre  du  colonel 
Sandherr,  alors  commandant,  chef  du  ser- 
vice des  renseignements  au  ministère  de  la 
guerre. 

Le  colonel  Sandherr  me  demanda  si  je 
voulais  lui  accorder  ma  collaboration  sur 
certaines  affaires  d  espionnage,  et  il  fixa  mon 
attention  sur  les  renseignements  que  je 
pourrais  obtenir  auprès  de  certaines  femmes 
étrangères  du  demi-monde,  que  fréquentaient 
des  officiers  et  des  étrangers,  et  qui  atti- 
raient chez  elles  de  jeunes  officiers  français. 

Il  me  nomma  même  certains  noms. 

Je  fréquente  la  haute  société,  les  grands 
bars,  les  grands  hôtels,  les  villes  d'eaux. 

Je  connais  beaucoup  de  personnages  haut 
placés  et  c'est  ainsi  qu'un  jour,  en  mars  1894, 
un  très  grand  seigneur,  ayant  le  titre  d'Ex- 
cellence, lequel  aime  beaucoup  la  France, 
me  rencontrant,  me  fit  monter  dans  son 
coupé  et  me  dit  : 

—  Vous  avez  à  l'état-major  un  homme  qui 
communique  soit  directement,  soit  indirec- 
tement avec  Schwarzkoppen  et  le  renseigne. 

Je  prévins  aussitôt  le  colonel  Sandherr  qui 
me  dit  simplement  :  «  C'est  bien,  suivez  cela 
prudemment.  » 

Jusqu'alors,  je  n'avais  pas  entendu  parler 
de  Dreyfus  et  mes  soupçons  ne  s'étaient  pas 
portés  sur  cet  officier  que  je  ne  connaissais 
pas,  du  reste,  lorsqu'un  matin  j'appris  chez 
moi,  en  lisant  un  journal,  l'arrestation  de 
Dreyfus. 

Lorsque,  peu  de  temps  après  cette  arresta- 
tion, je  vis  le  colonel  Sandherr,  il  me  dit  que 
je  ferais  bien  de  lui  faire  un  rapport  relati- 
vement aux  femmes  qu'avait  dû  fréquenter 
Dreyfus. 

C'est  ce  que  je  fis. 

Je  ne  tardai  pas  à  apprendre  que  Dreyfus 
avait  fréquenté,  pendant  au  moins  cinq  ans, 
une  femme  Bodson,  née  Anna  Fattett. 

Cette  femme,  fille  d'un  nommé  Fattett, 
qui,  dans  les  derniers  moments  de  l'empire, 
était  établi  dentiste  rue  Saint-Honoré,  non 
loin  de  la  rue  Royale,  avait  épousé  un  nommé 
lîodson,  juif  anglais. 

C'est  ce  Bodson  qui  s'établit  à  la  Redingote 


DEVANT  LA  Cui'K  DE  CASSATION 


23 


grise,  place  du  Chàtelet.  Il  a  divorcé,  depuis 
un  certain  nombre  d'années,  d'avec  sa 
femme,  et  il  n*est  pour  rien  dans  les  agisse- 
ments de  sa  femme. 

C'est  celle-ci  qui  m'a  fait  connaître  elle- 
même  qu'elle  avait  eu  des  relations  pendant 
cinq  ans  avec  Dreyfus. 

Chez  la  femme  Bodson  fréquentent  de 
nombreux  étrangers,  surtout  des  Allemands. 
des  Anglais,  des  Autrichiens,  des  Hongrois. 

C'est  chez  celle  femme  que.  d'après  les 
déclarations  d'autres  femmes  que  je  ne  puis 
nommer,  un  commandant  allemand,  dont 
j'ignore  le  nom.  et  qui  venait  à  Paris  passer 
quelques  jours  tous  les  trois  ou  quatre  mois, 
se  serait  rencontré  avec  Dreyfus  à  plusieurs 
reprise-. 

C'est  aussi  chez  elle  qu'une  scène  éclata  un 
jour  entre  Dreyfus  et  le  commandant  alle- 
mand. Celui-ci  reprochait  à  Dreyfus  de  de- 
venir trop  exigeant  et  de  refuser  à  continuer 
de  lui  donner  des  renseignements. 

Le  commandant  allemand  aurait  même 
menacé  Dreyfus  «  de  le  perdre  ». 

La  femme  Bodson  s'interposa. 

Aussitôt  après  l'arrestation,  celle  femme 
le  rendit  dans  les  rédactions  de  plusieurs 
journaux,  notamment  au  Journal,  pour  dire 
que  Dreyfiis  avait  été  son  amant  pendant 
cinq  ans.  Actuellement,  cette  femme  fait  la 
'•  navette  »  entre  l'Angleterre  et  la  France. 

Je  puis  encore  dire  qu'un  certain  rapport 
l'ail  à  l.i  Cour  de  cassation  a  été  lu,  la  veille 
du  jour  où  lecture  en  a  été  donnée  à  la  Cour, 
chez  un  certain  M.  Eguillon,  ingénieur, 
1  t.  rue  Marbeuf    I  . 

Je  ne  vous  donne  ce  renseignement  que 
sous  toutes  réserves,  car  il  ne  m'es!  par- 
venu que  très  indirectement. 

Me-  chefs onl  été  :  le  général  <i<mse  et  les 
colonels Sandhc n  et  llcnr\. 

Je  n'ai  pas  connu  Dreyfus  el  je  a'ai  pas 
entendu  parler  de*  lui  avant  son  arrestation. 

Je  me  suis  rendu  compte,  après  »>n  arres- 
tation, que  certains  renseignements  qui 
m'avaient  été  fournis  se  rapportaient  ;'i 
Drej  fus. 

J'ai  su  qu'il  fréquentai)  le-  tripots  tels  que 
le  Belting-Cliih.  -2,  rue  Mi  gador,  aujourd'hui 
fermé   par  autorité   de  .lu-Mer.    el   le  cercle 


(t)  11  résulte  d'une  enquête  faite,  que  cel  in- 
génieur n'a  jamais  exista 


Washington,  4,  place  de  l'Opéra,  également 
fermé  :  le  New-Club,  3,  rue  de  la  Chaussée- 
d'Antin,  le  cercle  des  Capucines,  6,  boulevard 
de  ce  nom    I  . 

Le  PRÉSIDENT.  —  Depuis  la  condamnation 
de  Dreyfus,  n'avez-vouspas  fait  des  rapports 
relatifs  à  des  surveillances  ou  à  des  investi- 
galions  itératives  concernant  ledit  Dreyfus, 
et  a  cet  effet  le  lieutepant-colonel  Picquart  ne 
vous  a-t-il  pas  fait  remettre  par  le  lieutenant- 
colonel  Henry  une  photographie  dudit  Drev- 
fus? 

N'avez-vous  pas  recherché,  d'abord  au  point 
de  vue  du  jeu,  puis  ensuite  au  point  de  vue 
des  relations  féminines,  quel  avait  été  le  mo- 
bile de  la  trahison  ? 

Le  lieutenant-coionel  Henry  a-t-il  coopéré 
soit  directement,  soit  indirectement  à  ces 
investigations  ? 

M.  Guénée.  —  Il  est  exact  que  j'ai  reçu  une 
photographie  de  Dreyfus,  après  son  arresta- 
tion, et  avant  sa  comparution  devant  le 
conseil  de  guerre.  J'ai  reçu  cette  photogra- 
phie de  l'archiviste  Gribelin  sur  l'ordre  du 
lieutenant-colonel  Henry,  et  non  du  lieute- 
nant-colonel Picquart. 

Je  n'ai,  du  reste,  jamais  travaillé  pour  le 
colonel  Picquart. 

Au  moyen  de  cette  photographie,  j'ai  pu 
me  rendre  compte  que  Dreyfus  fréquentait, 
ainsi  que  je  vous  l'ai  dit,  les  tripots,  et  avait 
des  relations  intimes  avec  plusieurs  femme- 
du  demi-monde,  entre  autres  la  femme 
Bodson,  sus-désignée. 

Le  mobile  de  l'acte  de  trahison  est,  d'après 
mon  avis,  le  besoin  d'argent. 

Dreyfus  avait  épousé  une  femme  dotale  qui 
faisait  d'assez  furies  dépenses  de  toilette; 
par  suite,  Dreyfus  n'avait  pas  en  main  tout 
l'argent  qu'il  aurait  désiré. 

C'est  le  lieutenant-colonel  Henry  qui  me 
donnait  directement  l'ordre  de  procéder  à  ces 
investigations,  au  point  de  vue  du  jeu  et  des 
relations  féminines. 

Le  PRÉSIDENT.  —  Avez-VOUS  été  en  rapport 
avec  une  personne  qui  avail  des  relations 
dans  le  inonde  et  qui  parfois  rapportait  au 


(l)  Il  paratl  qu'un  nommé  Dreyfus  fréquentait 
•  Ef(  •  tive al  ci  b.  Mais  on  est  mainte- 

nant certain  que  ce  n'est  point  du  capitaine  'prit 
i  :  i  'esl  <l  une  personnalité  mondaine    forl 
connue  dans  l<-  monde  parisien. 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


\ 


LU   COMMANDANT    FORZINETTI 


Lieutenant-colonel  Henry,  tantôt  directement, 
tantol  indirectement,  parvotre  entremise,  ce 
qu'elle  entendait  dire  par  des  étrangers. 

M.  i,i  énée.  —  Il  est  exact  que  j'ai  été  en 
rapport  avec  une  personne  dont  je  ne  peux 
dire  le  nom  —  nous  la  désignerons,  si  vous 
I"  voulez  bien,  par  la  lettre  B  —  laquelle 
avait  des  relations  dans  le  monde.  Je  ne  sais 
-i  cette  personne  a  été  en  rapport  avec  le  co- 


lonel Henry,  mais  je  peux  affirmer  que  cette 
personne  m'a  donné  certains  renseignements 
importants  que  j'ai  aussitôt  communiqués  au 
lieutenant-colonel  Henry,  comme  cela  était 
mon  devoir. 

Mais  cette  personne  ne  m'a  rien  dit  sur 
l'affaire  Dreyfus,  soit  avant,  soit  depuis  la 
condamnation. 

Je  suis  certain  que  cette  personne,  qui  est 


DEVANT  LA  COUR  T)E  CASSATION 


L  ARRESTATION    M     CAPITAINE    DHEYFUS 


immensément  riche,  n'a  pas  reçu  de  rému- 
nération particulière. 

tte  personne  qui  me  connaît  depuis  plus 
de  vingl  ans,  m'a  fourni  ces  renseignements 
par  sympathie  pour  la  France. 

Le  président.  — Que  savez-vous  au  sujel 
de  relations  qui  auraienl  pu  exister,  à  une 
époque  quelconque,  entre  Henrj  <•!  Ester- 
hazy?  Que  aavez-vous  des  rapports  d'argent 
qui  auraienl  pu  exister  entre  eux  .' 


M.  GuÉNÉE.  —  Je  n'ai  jamais  su  s'il  avait 
existé  des  relations  entre  Henry  et  Ester- 
tiazy. 

J'ai  toujours  considéré  le  lieutenant-colo- 
nel Henry  comme  un  parfait  honnête 
homme   l   et  comme  un  officier  des  plus  es- 


(1)    Le  faux    Henry    était    avoué    à  l'époque  où 

\i   Gu< i  onsidéraû  Henrj  comme  un  parfait  non- 

qi  te  homme.  C'est  un  gage  précieux  de  la  moralité 
«In  témoin. 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


timables,  alors  qu'Esterhazy  doit  être  consi- 
déré comme  un  misérable.  Tous  les  moyens 
lui  étaient  bons  pour  avoir  de  l'argent. 

Je  me  rappelle  qu'en  septembre  1896  le 
lieutenant-colonel  Picquart  me  «lit  qu'ilavait 
lu  le  dossier  Dreyfus  et  qu'il  y  avait  lu  un  rap- 
port rédigé  par  moi,  relativement  à  une  per- 
sonne étrangère  dont  je  ne  puis  dire  le  nom. 

Il  me  demanda  si  j'étais  convaincu  de  la 
culpabilité  de  Dreyfus. 

Je  répondis  affirmativement,  sans  toutefois 
lui  donner  les  motifs  de  ma  conviction. 

En  effet,  je  n'ai  jamais  eu  entre  les  mains 
des  preuves  palpables  de  la  trahison  de 
Dreyfus;  mais  lorsque  j'ai  appris  sa  condam- 
nation, je  me  suis  incliné  devant  la  cbose 
jugée. 

Le  lieutenant-colonel  Picquart  me  dit  alors 
qu'il  n'était  nullement  convaincu  de  la  cul- 
pabilité de  Dreyfus. 

Quelques  jours  plus  tard,  le  17  janvier 
1899,  appelé  à  donner  quelques  rensei- 
gnements complémentaires,  M.  Guénée 
tit  la  déposition  suivante  : 

M.  le  président.  —  Dans  votre  déposition 
du  18  janvier,  vous  avez  fait  allusion  à  une 
-  ne  qui  se  serait  produite,  chez  une  femme 
•  iitre   Dreyfus  et  un  commandant  étranger. 

Ce  commandant  étranger  aurait  reproché 
à  Dreyfus  de  devenir  «  trop  exigeant  »  et 
aurait  menacé  de  le  «  perdre  ». 

Pouvez-vous  nous  faire  connaître  d'où 
vient  cette  information  et  comment  il  serait 
sible  de  la  contrôler  ? 

Pouvez-vous  nous  citer  des  noms  de  per- 
sonnes qui  pourraient  appuyer  de  leurs  décla- 
rations celles  que  vous  avez  faites? 

M.  Guénée.   -Je  ne  puis  citer  aucun  nom. 

.l'ai  été  mis  ai]  courant  de  cette  scène  par 
des  racontars,  par  des  dires  de  personnes, 
-oit  Françaises,  soil  étrangères,  qui  fréquen- 
taient chez  cette  femme,  c'est-à-dire  la  Bod- 
-"ii.  Je  ne  saurais  vous  citer  aucune  per- 
sonne pouvant  étayer  de  sa  déposition  ma 
déclaration. 

Le  président.  —  Vous  nous  avez  déclaré 
qu'après  l'arrestation  de  Dreyfus  vous  vous 
étiez  rendu  compte  que  certains  renseigne- 
<pie  vous  aviez  été  mis  à  même  de 
fournir  au  bureau  des  renseignements  se 
rapporteraient  à  Dreyfus. 


Quels  sont  ces  renseignements  et  quelle  en 
était  la  source  ? 

M.  Guénée.  —  Ces  renseignements  pou- 
vaient aussi  bien  se  rapporter  à  Dreyfus 
qu'à  un  autre  ;  mais  comme  seul  Dreyfus 
était  inculpé,  tout  retombait  sur  lui.  «  C'é- 
tait la  tête  de  Turc.  » 

M.  le  président.  —  Par  quelle  voie  avez- 
vous  su  que  Dreyfus  fréquentait  le  Betting- 
Glub,  le  cercle  Washington,  le  New-Club  et 
le  cercle  des  Capucines  ? 

M.  Guénée.  —  C'était  un  bruit  qui  cou- 
rait parmi  les  habitués  dés  tripots,  qui  fré- 
quentent les  cafés  des  boulevards  et  les  bou- 
levards. 

M.  le  président.  —  Avez-vous  pu  vérifier 
vous-même  si  Dreyfus  fréquentait  ces  éta- 
blissements? 

M.  Guénée.  —  Non,  monsieur,  mais  je  puis 
vous  dire  que  le  jour  de  la  première  audience 
du  conseil  de  guerre,  en  1894,  comme  je  me 
rendais  compte  de  la  physionomie  de  la  foule 
qui  se  tenait  aux  portes,  j'ai  aperçu  le  som- 
melier du  Betting-Club,  qui  était  connu  sous 
le  nom  de  Joseph. 

Je  lui  demandai  ce  qu'il  faisait  là. 

Il  me  répondit  qu'il  avait  obtenu  une  carte 
du  commandant  Forzinetti  pour  entrer  au 
conseil  de  guerre. 

Je  lui  demandai  comment  il  avait  pu  avoir 
cette  carte.  Il  me  répondit  que  le  comman- 
dant Forzinetti  était  un  habitué  du  Betting- 
Club  et  un  ami  de  Dreyfus. 

Je  demandai  alors  à  Joseph  si  Dreyfus  fré- 
quentait le  Betting-Club  :  il  me  répondit 
d'une  façon  évasive  et  se  déroba. 

Il  y  avait  encore  là  d'autres  individus,  em- 
ployés dans  les  différents  cercles  dont  les 
noms  viennent  d'être  cités,  qui  étaient  por- 
teurs de  cartes  à  eux  données  par  le  même 
Forzinetti. 

Le  président.  —  Avez-vous  su,  au  cours  de 
vos  investigations,  si  Dreyfus  engageait  au 
jeu  des  sommes  importantes  et  s'il  a  fait, 
dans  l'un  des  cercles  sus-désignés,  une  perte 
notable? 

M.  Guénée.  —  Non,  monsieur.  11  est  très 
difficile  —  pour  ne  pas  dire  impossible  — 
d'être  mis  au  courant  des  pertes  plus  ou  moins 
importantes  qu'un  des  joueurs  de  ces  cercles 
peut  subir,  à  moins  qu'il  ne  le  dise  lui-même. 

Dans  ces  établissements,  on  est  muet  sur 
les  choses  délicates. 


DEVANT  LA  COl'K  DE  CASSATION 


27 


Le  président.  —  La  personne  désignée 
dans  la  précédente  déclaration  par  la  lettre  B 
vous  a-t-elle  dit  que  les  agents  d'une  puis- 
sance étrangère  avaient,  dans  les  bureaux  de 
L'état-major  de  l'armée,  un  officier  qui  les 
renseignait  admirablement? 

M.  Guénée.  —  Cette  personne  m'a  simple- 
ment dit  :  «  Cherchez,  vous  avez  quelqu'un, 
dans  les  bureaux  de  Tétat-major,  qui  ren- 
seigne les  agents  d'une  puissance  étran- 
gère. » 

Le  président.  —  Cette  personne  B  a-t-elle, 
à  cette  époque  ou  plus  tard,  complété  ce  dire 
par  une  ou  plusieurs  indications  s'appliquant 
ou  pouvant  s'appliquer  à  Dreyfus? 

M.  Guénée.  —  Après  l'arrestation  de  Drey- 
fus, je  n'ai  pas  revu  la  personne  que  nous 
désignons  par  la  lettre  B. 

Elle  a  quitté  la  France  et  e>i  restée  absente 
pendant  environ  deux  ans. 

Elle  n  a  donc  pas  pu  compléter  ce  premier 
•  lire  par  d'autres  indications. 

Quand  j'ai  revu  cette  personne  en  1897. 
elle  ne  m'a  pas  parlé  de  l'affaire  Dreyfus. 

Le  président.  —  Vous  nous  avez  déclaré,  le 
1S  janvier  courant,  ne  pouvoir  vous  expli- 
quer : 

1  En  ce  qui  touche  la  publication  dans  le 
journal  Y  Eclair  d'un  article  où  il  était  ques- 
tion d'une  pièce  dans  laquelle  ledit  article 
substituait  à  L'initiale  1)  le  nom  de  Dreyfus 
en  toutes  lettre-  : 

2°  En  ce  qui  touche  la  publication  d'un 
fac-similé  du  bordereau  dans  le  journal  le 
Matin. 

Pour  quel  motif  ne  pouvez-vous  voua 
expliquera  cet  égard  el  quelle  raison  pouvez- 
vous  donner  de  refuser  de  déposer  sur  ce 
point  ? 

M.  Ci  i.m.i •;.  —  Je  refuse  de  répondre  sur 
ces  points  parce  que  je  me  considère  comme 
lié  par  le  secret  professionnel. 

Le  président.  —  Vous  dous  avez  dit,  Le 
18  janvier,  qu'un  rapport  fait  à  la  Cour  de 
cassation  avait  été  lu  la  veille  du  jour  où  Lec- 
ture en  a  été  doni à  la  Cour  chez  un  sieur 

tillon,  ingénieur,  'l\.  rue  Marbeuf. 

Quel  est  ce  rapporl  ' 

M.  <ii  ÉNÉE.  —  Je  veux    parler  du    premier 

rapporl  lu  à  la  Cour  de  cassation,  mais  je  ne 
Baurais  dire  de  qui  il  est. 

il  m'a  été  dit  que  M.  le  conseiller  Bard 
assistait  à  La  Lecture  de  ce  rapporl 


Le  président.  —  Qui  vous  a  dit  cela? 

M.  Guénée.  —  Il  m'est  impossible  de 
nommer  cette  personne.  Je  crois  devoir  me 
retrancher  derrière  le  secret  professionnel. 

Le  président.  —  Pouvez  vous  citer  les 
noms  des  personnes  qui  se  trouvaient  pré- 
senter à  cette  lecture? 

M.  Guénée.  —  Je  ne  puis  nommer  ces 
personnes,  d'autant  plus  que  certains  noms 
qui  m'ont  été  donnés  ne  me  paraissent  pas 
avoir  pu  être  mêlés  à  un  conciliabule  de  cette 
nature. 

Le  président.  —  Qui  vous  a  dit  le  nom  du 
sieur  Eguillon  ? 

M.  Guénée.  — Toujours  la  même  personne 
que  je  ne  puis  nommer. 

Du  reste,  je  ne  crois  pas  grand'chose  à 
l'histoire  de  la  lecture  de  ce  rapport. 

Un  pharmacien  de  la  rue  Marbeuf,  au  coin 
de  cette  rue  et  de  la  rue  François-Ior,  je 
crois,  près  du  no  24  de  ladite  rue  Marbeuf, 
doit  savoir  quelque  chose  sur  ce  qui  se  pas- 
sait chez  le  sieur  Eguillon. 

Il  m'avait  été  donné  le  conseil  d'aller  voir 
ce  pharmacien  pour  savoir  ce  qu'il  en  était, 
mais  je  n'en  ai  rien  fait,  l'affaire  ne  me  pa- 
raissant pas  sérieuse. 

Le  PRÉSIDENT.  —  Avez-vous  quelques  dé- 
clarations complémentaires  à  formuler  pour 
la  manifestation  de  la  vérité? 

M.  iii  ÉNÉE.  —  Non,  monsieur.  J'ai  dit  tout 
ce  que  je  savais  el  que  je  pensais  pouvoir 
vous  dire. 

Nous  avons  reproduit  ci-dessus,  pres- 
que in  extenso,  la  déposition  du  policier 
(iuénée.  C'est  une  preuve  de  notre  impar- 
tialité. A  peine  avons-nous  signalé  au 
passage  les  incertitudes  décelées  par 
cette  déposition. 

Toutefois,  pour  montrer  ce  que  valent 
Les  allégations  de  ce  témoin,  il  nous  paraît 
utile  de  publier  le  démenti  suivant,  qui  a 
été  publié  par  I'  [gence  \ 'nlinnnle.  C'est 
une  interview  de 


Madame  Itorison. 


Comme  bien  voua  pensez,  a-t-elle  dit,  j'ai 
eu  connaissance  des  articles  où  l'on  me  met- 


>8 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


tait  en  avant.  Los  allégations  qu'ils  conte- 
naient sont  pour  la  plupart  erronées,  au 
moins  sur  les  points  intéressant  le  capitaine 
Dreyfus.  Ce  sont  ces  seuls  passages  qui  m'ont 
touchée  et  je  regrette  un  peu  de  les  avoir 
traités  tous  de  la  même  façon  dédaigneuse 
avec  laquelle  j'ai  accueilli  les  calomnies  qui 
ne  m'ont  pas  épargnée. 

Pour  ces  dernières,  je  n'ai  pas  à  m'en 
occuper  ;  les  personnes  qui  me  connaissent 
savent  que  je  suis  rentière,  propriétaire,  et 
que.  divorcée,  je  puis  jouir  entièrement  de 
ma  liberté... 

J'ai  connu  le  capitaine  Alfred  Dreyfus  alors 
qu'il  était  à  l'École  de  guerre,  et  comme  tous 
ceux  qui  l'approchaient,  je  le  savais  travail- 
leur, passionné  pour  son  métier,  et,  de  plus, 
chauvin. 

A  cette  époque,  j'habitais  avec  mon  mari 
un  hôtel  particulier,  17,  avenue  du  Bois-de- 
Boulogne  .  et  j'avais  un  salon  où  fréquen- 
taient des  personnalités  mondaines. 

Le  capitaine  Dreyfus  était  reçu  chez  moi, 
ainsi  que  divers  membres  de  sa  famille. 

On  ne  jouait  jamais  à  mes  soirées,  qui 
n'étaient  que  masculines. 

Je  démens  absolument  que  le  capitaine 
Dreyfus  se  soit  rencontré  dans  mon  salon 
avec  un  officier  allemand. 

Ce  racontar  est  faux,  et  s'il  a  été  de  quelque 
poids  dans  la  conscience  des  juges  qui  ont 
condamné  le  capitaine,  je  ne  puis  que  dé- 
plorer la  légèreté  avec  laquelle  on  a  accueilli 
un  bruit  de  ce  genre  sans  en  contrôler  la 
véracité. 

tte  lettre  montre  le  crédit  qu'il  faut 
;ocorder  aux  dires  de  M.  Guénée. 

Du  reste  M.  Lépine,  qui  était  préfet  de 
police  au  moment  du  procès  Dreyfus,  dé- 
clara  a  la  Cour  de  cassation,  toutes  Cham- 
bras réunies,  qu'il  avait  fourni  en  1894  un 
rapport  de  police  absolument  favorable  à 
Dreyfus  el  contredisant,  sur  presque  tous 

-  points,  les  précédentes  allégations  de 
M.  Guénée. 

rapport  ne  fut  pas  communiqué  aux 
juges  de  1894  et  no  figura  pas  au  dossier 
du  ;  Dreyfus. 

colonel    Henry,   auquel  M.  Lépine 
Pavait  remis,  l'avait  simplement  détruit, 


et  avait  substitué  à  ce  rapport  du  préfet 
de  police  le  rapport  Guénée. 

C'est  donc  sur  les  dires  exclusifs  de 
Guénée  que  M.  Bexon  d'Ormescheville 
bâtit  son  acte  d'accusation  contre  Dreyfus, 
dans  lequel  il  s'exprimait  ainsi  : 

Bien  que  le  capitaine  Dreyfus  nous  ait  dé- 
claré n'avoir  jamais  eu  le  goût  du  jeu,  il 
appert  cependant  des  renseignements  que 
nous  avons  recueillis  à  ce  sujet  qu'il  aurait 
fréquenté  plusieurs  cercles  de  Paris  où  l'on 
joue  beaucoup.  Au  cours  de  son  interroga- 
toire, il  nous  a  bien  déclaré  être  allé  au 
Cercle  de  la  Presse,  mais  comme  invité,  pour 
y  dîner  ;  il  a  affirmé  n'y  avoir  pas  joué.  Les 
cercles-tripots  de  Paris,  tels  que  le  Was- 
hington-Club, le  Betting-Club,  les  cercles  de 
l'Escrime  et  de  la  Presse  n'ayant  pas  d'an- 
nuaire et  leur  clientèle  étant  en  général  peu 
recommandable,  les  témoins  que  nousaurions 
pu  trouver  auraient  été  très  suspects  :  nous 
nous  sommes  par  suite  dispensé  d'en  en- 
tendre. 

Ce  n'est  là,  on  le  voit,  que  les  ragots  de 
Joseph  le  sommelier,  transcrits  et  adap- 
tés par  Guénée. 

Un  autre  témoin  à  charge  est  : 


M.  le  capitaine  Junck, 

camarade  d'Ecole  et  de  promotion  d'Al- 
fred Dreyfus,  qui,  le  11  février  1899,  a 
fait,  pour  accabler  le  condamné,  la  dépo- 
sition suivante  : 

Le  capitaine  Junck.  —  J'ai  été  le  camarade 
de  promotion  de  Dreyfus  ;  nous  avons  été 
ensemble  à  l'École  de  guerre  et  nous  avons 
traversé  ensemble  les  mêmes  bureaux  de 
F  état-major. 

Je  ne  pourrais  rien  vous  dire  en  ce  qui 
concerne  la  réception  du  bordereau  par  le 
bureau  de  statistique. 

Le  président.  —  Pouvez-vous  nous  donner 
quelques  renseignements  sur  le  compte  per- 
sonnel de  Dreyfus?  Son  attitude,  ses  allures, 
sa  manière  d'être  laissaient-elles  pressentir 
le  crime  à  raison  duquel  il  a  été  condamné  ? 

Le  capitaine  Junck.  —  J'ai  connu  Dreyfus 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


29 


Di   Pad  demandanl  au  commandanl  h 


»bzinetti  de  lui  laisser  surprendre  Dreyfi  s 
pendant  son  sommeil. 


ïo 


I.  AFFAIRE  DREYFUS 


surtout  à  L'occasion  du  service,  ne  le  fréquen- 
tant pas  en  dehors  du  bureau. 

Quelquefois,  en  sortant  du  bureau,  je  l'ai 
accompagné,  mais  je  n'avais  pas  de  relations 
suivies  avec  lui. 

Je  ne  puis  donc  rien  dire  en  ce  qui  con- 
cerne sa  vie.  en  dehors  du  service,  sauf  peut- 
être  quelques  incidents  auxquels  j'ai  assisté  : 
je  veux  parler  d'un  incident  qui  s'est  passé 
un  jour  au  concours  hippique. 

J'avais  accompagné  Dreyfus  depuis  le 
bureau,  et,  en  arrivant  au  concours  hippique, 
nous  avons  croisé  trois  demi-mondaines  qui 
nous  saluèrent. 

Dreyfus  leur  répondit  en  soulevant  son 
chapeau  :  je  lui  fis  tout  naturellement  cette 
remarque  :  «  Eh  bien  !  pour  un  père  de 
famille,  vous  avez  de  jolies  connaissances  !  » 

Il  me  répondit  que  c'étaient  des  anciennes 
amies  et,  en  me  désignant  celle  qui  était  de 
notre  côté,  ajouta  qu'elle  se  nommait  «  la 
Valtesse  »,  qu'elle  possédait  un  hôtel  aux 
Champs-Elysées,  dans  lequel  elle  donnait  de 
jolies  fêtes,  où  l'on  rencontrait  de  très  jolies 
femmes  et  où  l'on  jouait. 

D'une  manière  générale,  Dreyfus  faisait 
étalage  de  sa  fortune,  prenant  plaisir  à  nous 
raconter  son  installation,  ses  voyages. 

Mais  un  autre  officier,  le  commandant 
Ducros,  chef  d'escadron  d'artillerie,  a,  le 
19  janvier  1899,  donné  à  la  Cour  de  forts 
précis  renseignements  sur  la  valeur  intel- 
lectuelle et  militaire  du  capitaine  Dreyfus  : 
officier  studieux,  s'occupant  exclusive- 
ment de  parfaire  son  éducation  mili- 
taire, etc.. 

Et  l'on  se  demande  vraiment  quels  au- 
raient pu  être  les  mobiles  de  la  trahison 
d'un  excellent  officier  comme  Dreyfus,  qui 
était  bien  noté  de  ses  chefs  et  avait  devant 
lui  un  brillant  avenir. 

<*t  la  remarque  qu'a  faite  de  son  côté: 


M.  Itarthou, 

Ancien  ministre  de  l'Intérieur, 

qui.   le  28  décembre  1898,  s'est  exprimé 
ainsi  : 


En  1894,  j'ai  appris  l'arrestation  de  Dreyfus 
par  les  journaux.  M.  le  général  Mercier,  mi- 
nistre de  la  guerre,  n'a  communiqué  au  con- 
seil que  le  bordereau  comme  présomption 
de  la  culpabilité  de  Dreyfus,  en  ajoutant  que 
les  éléments  du  bordereau  n'avaient  pu  être 
connus  que  d'un  officier  de  l'état-major. 
Quant  au  mobile  du  crime,  M.  le  général 
Mercier  l'attribuait  aux  déceptions  éprou- 
vées par  Dreyfus  dans  sa  carrière  militaire. 

Et,  en  effet,  les  états  de  service  si  remar- 
quablement brillants  de  Dreyfus  per- 
mettent d'affirmer  l'erreur  du  général 
Mercier,  et  de  tous  les  officiers  qui  ont 
voulu  attribuer  quand  même  la  trahison  à 
ce  capitaine. 

Parmi  ces  officiers, 


M.  le  Général  Rog-et. 

a  fait,  le  28  janvier  1899,  la  déposition 
suivante  dont  la  plupart  des  points  ont  été 
depuis  reconnus  inexacts  : 

Le  président.  —  Vous  avez  bien  voulu 
nous  dire  que  vous  nous  parleriez  des  mo- 
biles qui  ont  pu  déterminer  Dreyfus  à  com- 
mettre le  crime  à  raison  duquel  il  a  été  con- 
damné. 

Veuillez  vous  expliquer  à  cet  égard. 

Le  général  Roget.  —  J'ai  à  signaler  un 
premier  point  à  ce  sujet. 

Dreyfus  s'attendait  à  sortir  de  l'Ecole  de 
guerre  tout  à  fait  dans  les  premiers.  Il  en 
sortitneuvièmeparcequ'un  des  présidents  de 
commission  d'examen  lui  avait  donné  une 
note  très  basse  comme  note  d'aptitude  géné- 
rale au  service  d'état-major. 

Dreyfus  eut  connaissance  de  cette  note  et 
il  alla  réclamer  auprès  du  général  Lebelin  de 
Dionne,  qui  commandait  l'Ecole  supérieure  de 
guerre. 

Le  général  reconnut  que  la  note  donnée  à 
Dreyfus  était  un  peu  sévère  et  insista  auprès 
de  l'examinateur  pour  qu'elle  fût  relevée, 
sans  pouvoir  l'obtenir. 

Dreyfus  arriva  ainsi  à  l'état-major  de  l'ar- 
mée déjà  ulcéré  par  ce  qu'il  considérait 
comme  un  déni  de  justice,  dû  à  sa  qualité 
d'israélite.  Dans  ce  nouveau  milieu,  il  se  fit 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


31 


détester,  comme  ailleurs,  par  son  caractère 
arrogant  et  vaniteux. 

11  était,  de  cette  façon,  dans  des  disposi- 
tions desprit  excellentes  pour  trahir.  Extrê- 
mement ambitieux,  il  a  pu  aussi  chercher  ù 
nouer  des  relations  avec  des  agents  étrangers 
dansunhut  d'amorçage.  Il  serait  allé  ensuite 
plus  loin  qu'il  n'aurait  voulu  d'abord. 

Enfin,  tien  ne  m'empêche  de  croire  qu'il 
n'ait  trahi  pour  de  l'argent  :  il  avait  de  la 
fortune,  dit-on  ;  il  pouvait,  en  effet,  avoir  de 
vingt-cinq  à  trente  mille  francs  de  rente. 
Qu'importe,  s'il  dépensait  beaucoup  plus?  Il 
est  certain  qu'il  dépensait  beaucoup  d'argent 
a\ec  les  femmes  et  au  jeu.  Indépendamment 
des  femmes  citées  au  procès  (quatre,  je  crois), 
il  y  en  a  eu  d'autres,  des  femmes  de  la  haute 
galanterie,  chez  lesquelles  on  joue  et  avec 
lesquelles  on  dépense  beaucoup  d'argent. 

Les  camarades  de  Dreyfus  à  l'état-major 
de  l'armée,  le  capitaine  Junck  notamment, 
peuvent  donner  (\^>  renseignements  à  ce 
sujet    1). 

Le  capitaine  Duchàtelet,  en  ce  moment  au 
131e,  je  crois,  peut  aussi  dire  ù  la  Cour  un 
fait  significatif. 

Ce  fait  s'est  passé  après  le  voyage  d'état- 
major  IHHi  ;  ce  voyage  s'était  terminé  à 
Charmes.  Les  capitaines  DuchàteletetDreyfus 
avaient  été  désignés  par  le  chef  d'état-major 
pour  ramener  tous  les  chevaux  à  Paris.  Ils 
descendaient  les  Champs-Elysées  avec  la  co- 
lonne «les  chevaux,  vers  sept  heures  un 
quart  du  matin.  Lu  passant  devant  une  mai- 
son des  Champs-Elysées,  Dreyfus  dit  à 
Duchàtelet  : 

—  Si  nou>  montions  chez  une  telle  ?  Nous 
la  prendrions  à  Bon  réveil  et  elle  nous  offri- 
rait une  tasse  d'excellent  chocolat. 

Et  comme  Duchàtelet  lui  faisait  remarquer 
qu'il  oe  pouvait  abandonner  la  colonne, 
Dit  vins  dit  : 

—  Oh  !  du  reste,  je  ne  tiens  pas  beaucoup 
à  \  aller.  J'j  ai  perdu  la  forte  somme,  il  j  a 
<  1  ii  ••  1«  1  ii  »  •—  jours 

Il  indiqua  comme  somme  perdue  <>.»mjoou 
15,000  francs. 

J'ai  recueilli  quelques  témoignages  de 
cette  nature  ;  mi  n';i  qu'à  interroger  les 
intéressés. 


i    x,,-  |. ci. m  -,  ont  pu  lire  plus  haut  la  dépo 

Mtii.ii  de  M.  Junck,  ù  cet  égard. 


Il  a  été  établi  au  moment  du  procès,  ou  peu 
après,  que  M.  Iladamard  aurait  eu  à  payer 
des  dettes  pour  son  gendre,  ce  dont  il  était 
très  peu  satisfait.  Il  aurait  même  tenu  à  ce 
propos  à  M.  Painlevé  un  propos  significatif. 

Toutes  les  personnes  citées  ainsi  par  le 
général  Roget  ont  par  la  suite  démenti 
tour  à  tour  ses  propos. 

Il  est  juste  de  dire  (à  la  décharge  de 
M.  Roget  !!!)  qu'il  ignorait  la  publicité 
qui  devait  être  donnée  à  sa  déposition. 

M.  Roget  s'est  fait  le  plus  grand  accu- 
sateur de  Dreyfus,  durant  ces  derniers 
temps.  S'il  n'a  pas  apporté  beaucoup  de 
preuves  à  l'appui  de  sa  thèse,  il  y  a 
apporté  beaucoup  de  passion. 

D'autres,  tout  aussi  bien  placés  que  lui, 
sont  moins  affîrmatifs.  Le  14 janvier  189y, 

M.  Gabriel  Monod 

s'exprimait  ainsi  : 

À  la  tin  de  décembre  1894,  commeje  déjeu- 
nais chez  If.  Hanotaux  avec  son  secrétaire. 
je  lui  posai  brusquement  la  question  : 

—  Eles-vous  certain  de  la  culpabilité  de 
Dreyfus  ? 

Il  me  répondit  : 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  l'ai  ju^é  :  je  n'ai 
rien  à  vous  dire. 

Je  sortis  avec  son  secrétaire  (M.  Winnox 
qui,  arrivé  dans  la  rue,  me  saisit  vivement 
le  bras  et  me  dit  : 

—  Vous  savez.  !  nous  croyons  que  le  géné- 
ral Mercier  a  commis  une  épouvantable 
gaffe  ! 

La  pensée  que  celui  de-  ministres  qui  de- 
vait être,  avec  le  général  Mercier,  le  mieux 
renseigné  >m-  l'affaire  Dreyfus  avait  des 
doutes  sur  la  culpabilité,  me  troubla  profon- 
dément. 

D'un  autre  côté, 

M.  Laroche, 
Ancien  Résident  général  à  Madagascar, 

a,  le  16  janvier  1899,  l'ait  les  révélations 
suivant 


:i-2 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


Le  président.  —  N'avez-vous  pas  eu  avec 
l'amiral  Duperré  une  conversation  relative  à 
l'affaire  Dreyfus? 

M.  Laroche.  —  Le  .'51  août  dernier,  jour  où 
les  journaux  du  malin  annoncèrent  la  dé- 
couverte du  faux  du  colonel  Henry  et  son 
arrestation,  je  quittai  Paris  pour  aller  faire 


une  visite  dans  le  département  de  l'Orne,  et 
je  rencontrai  en  chemin  de  fer  l'amiral 
Duperré.  Je  suis  ancien  lieutenant  de  vais- 
seau et  j'ai  eu  Fhonneur  de  connaître  l'ami- 
ral Duperré  et  d'être  en  relation  avec  lui, 
soit  dans  la  marine,  soit  depuis  que  je 
l'ai  quittée.  Nous  nous  entretînmes  longue- 


Le  colonel  du  Paty  fit  écrire  Dreyfus  dans  toutes  les  positions.., 


ment  en  chemin  de  fer  et,  naturellement, 
nous  non-,  entretînmes  de  la  nouvelle  sensa- 
tionnelle du  jour.  L'amiral  me  rapporta  qu'il 
avait  eu,  quelque  temps  auparavant,  au 
sujet  de  l'affaire  Dreyfus,  une  conversation 
avec  l'archiduc  Victor,  frère  de  l'empereur 
d'Autriche,  chez  qui  il  est  intimement  reçu. 
L'archiduc  lui  avait  déclaré  être  certain  et 
lui  avait  donné  sa  parole  d'honneur  que  le 
gouvernement  allemand  n'avait  jamais  eu 


aucune  relation  avec  le  capitaine  Dreyfus. 
L'amiral  ajouta  qu'il  ne  pouvait  pas  mettre 
en  doute  la  sûreté  des  informations,  non 
plus  que  la  sincérité  de  l'archiduc,  qui  lui 
avait  parlé  spontanément,  et  dont  il  connais- 
sait la  loyauté. 

Si  quelqu'un  doit  être  bien  informé  et 
bien  convaincu,  par  suite,  de  l'innocence 
de  Dreyfus,  ce  doit  être   évidemment  le 


DEVANT  l..\  COI  R  DE  CASSATION 


33 


Le  capitaine  Dreyfus  devanl  le  Conseil  de  Guerre. 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


monde  diplomatique  qui  a  été  renseigné 
par  les  ambassades  intéressées  d'Alle- 
magne et  d'Italie. 

Cette  opinion  du  monde  diplomatique  a 
été  révélée  par  : 

M.  L.  Trarieux. 

Ancien  ministre  de  la  justice, 

qui,  le  16  janvier  1899,  a  fait  connaître 
les  énergiques  et  précises  déclarations 
faites  à  ce  sujet  par  M.  Tornielli,  ambas- 
sadeur d'Italie  à  Paris  (1). 

Je  désirais  savoir,  si,  en  effet,  il  pouvait 
exister  des  preuves  secrètes  qu'aurait  igno- 
rées, au  moment  de  son  procès,  le  condamné, 
et  dont  pourraient  avoir  à  se  préoccuper  ses 
défenseurs.  Il  y  avait  une  catégorie  de  té- 
moins qu'on  n'avait  pas  consultés  encore, 
auprès  desquels  des  renseignements  sûrs  et 
formels  pouvaient  être  pris,  s'ils  croyaient 
pouvoir  parler,  et  méritaient  d'être  crus. 

Ceux-là  savaient,  d'une  manière  certaine, 
si  Dreyfus  était  innocent  ou  coupable  ;  ils  me 
paraissaient  être,  ce  qu'on  appelle  dans  la 
langue  du  droit,  des  témoins  nécessaires,  et 
cest  à.  cette  source  que  je  me  décidai  à  puiser 
le   complément  d'informations  qui  pouvait 


(1)  M.  Tornudli  avait  communiqué  à  M.  Ha- 
nolaux  l'extrait  du  rapport  suivant  au  sujet  de 
l'arrestation  du  capitaine  Dreyfus. 

Extrait  'l'un  rapport  du  colonel  Panizzardi  au 
commandant  en  second  du  corps  d'état-major,  à 
Rome,  1'  "  '-'  1894  • 

L'arrestation  du  capitaine  Dreyfus  a  produit,  ainsi 
qu'il  était  facile  de  le  supposer,  une  grande  émo- 
tion. 

Je  m'empresse  de  vous  assurer  que  cet  individu 
n'a  jamais  rien  eu  affaire  avec  moi. 

journaux  d'aujourd'hui  disent  en  général  que 
Dreyfus  avail  des  rapports  avec  l'Italie;  trois  seu- 
lement disent  d'autre  part  qu'il  était  aux  gages  de 
l'Allemagne.  Aucun  journal  ne  fait  allusion  aux 
attachés  militaires.  Mon  collègue  allemand  n'en  sait 
rien,  de  même  que  moi.  J'ignore  si  Dreyfus  avaii 
relations  avec  Le  commandement  de  l'état-major. 

rai  Marselli,  commandant  en  second  l'état- 
major.  a  répondu  pal  plie  au  colonel  Panizzardi 

que  ijor  -e  trouvait  dans  les  mêmes  condi- 

tion! irps  et  tous  les  services  qui  en  relèvent 

n'ayant  jamais  eu  de  rapports  directs  ou  indirects 
avec  Dreyfi- 


le  mieux  régler  ma  ligne  de  conduite  dans 
l'avenir. 

J'avais  eu,  au  cours  de  l'année  1893, 
comme  ministre  de  la  justice,  à  suivre  les 
discussions  d'une  affaire  délicate  d'extradi- 
tion, l'affaire  Santoro,  avec  M.  le  comte  Tor- 
nielli, ambassadeur  d'Italie;  il  s'était  établi 
entre  nous,  à  cette  occasion,  des  relations 
d'une  certaine  intimité.  Je  crus  pouvoir 
m'adresser  à  lui  en  toute  confiance.  Je  me 
rendis  chez  M.  le  comte  Tornielli  dans  le 
courant  du  mois  de  mars  dernier  (1898)  et  je 
lui  posai  nettement  la  question  qui  me  préoc- 
cupait ;  je  lui  demandai  si  je  m'étais  trompé 
et  de  bien  vouloir  méclairer  de  tout  ce  qu'il 
avait  pu  apprendre  et  connaître  et  s'il  ne  lui 
était  pas  possible  de  parler,  je  n'aurais  qu'à 
m'incliner  devant  su  réserve  et  à  comprendre 
son  silence. 

M.  le  comte  de  Tornielli  accueillit  ma  dé- 
marche avec  une  gravité  et  une  émotion  qui 
me  frappèrent,  et  son  premier  mot  de  ré- 
ponse fut  de  me  dire  que  je  ne  m'étais  pas 
trompé. 

Et  pour  donner  plus  de  poids  encore  à 
cette  déclaration,  M.  Trarieux  ajoutait  : 

Avant  de  venir  à  cette  audience,  j'ai  voulu, 
toutefois,  y  être  autorisé  par  M.  le  comte 
Tornielli,  dont  je  ne  me  serais  pas  cru  autre- 
ment le  droit  de  trahir  les  confidences.  J'ai 
revu  M.  le  comte  Tornielli,  ces  temps  der- 
niers, à  deux  reprises  différentes,  le  4  et  le 
13  de  ce  mois.  Je  lui  ai  rappelé  notre  entre- 
tien du  mois  de  mars  et  je  lui  ai  demandé  s'il 
me  serait  permis  de  le  rapporter  à  la  Cour. 
Il  m'a  autorisé  à  m'expliquer  comme  je  l'en- 
tendrais. Je  dépose  donc  ici  dans  le  plein 
accomplissement  de  mon  devoir  de  témoin. 

Cependant,  dans  sa  déposition,  le  gé- 
néral Roget  avait  fait  allusion  aux  notes 
données  à  Dreyfus  par  le  général  Lebelin 
de  Dionne. 


Les  notes  sur  Dreyfus. 

Le  général  Lebelin  de  Dionne  a  en  effet 
une  singulière  façon  de  donner  des  notes 
à  ses  officiers. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


En  1892,  voici  la  note  réglementaire 
qu'il  fournit  comme  commandant  del'Ecole 
supérieure  de  guerre,  quand  le  capitaine 
Dreyfus  sortit  de  cette  école  : 

1891-189-2.  —  Note  de  l'École  supérieure 
de  guerre. 

Physique,  assez  bien.  —  Santé  assez 
bonne  ;  myope. 

Caractère  facile  :  éducation  bonne.  — 
Intelligence  très  ouverte. 

Conduite  très  bonne.  —  Tenue  très  bonne. 
—  Instruction  générale  très  étendue.  —  Ins- 
truction militaire  théorique  très  bonne  ;  pra- 
tique très  bonne  ;  connaît  très  bien  l'alle- 
mand ;  monte  très  bien  à  cheval  ;  sert  bien. 
Admis  à  l'École  n°  07  sur  81  ;  sorti  n°  9  sur 
81  ;  a  obtenu  le  brevet  d'Ëtat-Major  avec  la 
mention  :  très  bien. 

Très  bon  officier,  esprit  vif,  saisissant  ra- 
pidement les  questions,  ayant  le  travail 
facile  et  l'habitude  du  travail. 

Très  apte  au  service  de  l'Etat-Major. 

Le  général  de  division  commandant 
l'École, 

De  Dionne. 

Mais  depuis,  en  1898,  voici  le  rapport 
que  ce  même  général  Lebelin  de  Dionne 
a  fourni  le  1er  juin  1898,  sur  le  passage 
de  Dreyfus  à  l'École  de  guerre  : 

Le  sieur  Dreyfus,  ex-capitaine  d'artillerie, 
était  sous  mes  ordres  pendant  les  deux 
années  passées  par  lui  à  l'École  de  guerre. 
Il  était  un  officier  intelligent,  laborieux  el 
doué  d'une  prodigieuse  mémoire,  et  quoique 
entré  à  l'école  dans  un  très  mauvais  rang,  il 
ne  tarda  pas  à  arriver  en  tête  de  sa  promo- 
tion. 

Sa  manière  d'être  haineuse  el  cassante  et 
ses  propos  inconsidérés   il  disait  notamment 


devant    ses    camarade-   que    les    Alsaciens 
étaient   plus    heureux   sous    la    domination 
allemande  que  sous  la  domination  frança 
lui  avaient  attiré  l'antipathie  de  ses  profes- 
seurs et  de  ses  camarades. 

Sa  conduite  privée  n'était  pas  bonne,  car, 
jeune  marié,  il  ne  craignail  pas  de  se  mon- 
trer avec  des  filles.  •/'"'  eu  des  reproches  à  lui 
faire  à  ce  sujet.  J'ai  vu  beaucoup  d'officiers 
israélitesà  l'École  de  guerre;  j'affirme  qu'au- 
cun d'eux  n'a  été  l'objet  de  l'animosité  ni  de 
-  -  chefs,  ni  de  ses  camarades,  et  s'il  n'en  a 
pas  été  de  même  pour  le  nommé  Dreyfus, 
cela  tenait  à  son  détestable  caractère,  à  l'in- 
tempérance de  son  langage  et  à  une  vie  pri- 
vée sans  dignitP,  et  nullement  à  sa  religion. 

P.S.  — J'ajoute  qu'au  moment  de  ses  exa- 
mens desortie  de  l'École  de  guerre,  Dreyfus 
est  venu  me  demander  de  relever  sa  cote 
d'aptitude,  prétendant  que.  pour  son  examen 
d'artillerie,  il  avait  été  victime  d'une  injustice. 
J'ai  refusé  d'accéder  à  ce  désir  pour  des  rai- 
sons indiquées  ci-dessous. 

Ier  juin  1898. 

De  Dionne. 

C'est  là  ce  qui  s'appelle  évidemment 
avoir  de  la  suite  dans  les  idées. 

Mais  est-ce  vraiment  la  peine  de  faire 
remarquer  pareilles  contradiction-.' 

Il  nous  resterait,  avant  de  clore  ce  cha- 
pitre, à  publier  le  récit  émouvant  des  tor- 
tures que  fit  subir  au  capitaine  Dreyfus  un 
ministre  de  la  République  :  M.  Lebon. 

Cela  nous  entraînerai!  trop  loin  el  c'est 
du  reste  connu  de  tout  le  monde. 

Nous  avions  chargé  M.  Lebon  de  gar- 
der Dreyfus  e1  non  pas  de  déshonorer  la 

France. 

I  /Histoire,  d'ailleurs,  le  jugera. 


II 


Le  Bordereau 


La  pièce  accusatrice.  —  Les  dates  du  bordereau  changent  selon  les  besoins  de  la  cause  de  l'Elat-Major.  - 
Texte  du  bordereau.  —  La  mentalité  de  Cavaignac.  —  Le  capitaine  Cuignet  l'ait  peu  de  cas  du  borde- 
reau.— Le>  artilleurs  à  la  rescousse.  —  Les  véritables  artilleurs  :  le  commandant  Hartmann,  le  général 
Sebert,  le  capitaine  Moch.  —  L'opinion  de  Picquart.  —  Je  pars  en  manœuvres.  —  La  circulaire  du 
1"  mai  1S04.  —  Dreyfus  savait  qu'il  ne  partait  pas  aux  manœuvres.  —  Les  experts  en  écriture:  Bertillon 
le  fou  dangereux.  —  La  moralité  de  l'expert  Teyssonnières.  M.  Charavay  et  M.  Monod.  —  MM.  Pelletier. 
Gobert.  Giry,  Paul  Meyer,  Molinier.  —  Les  30.000  francs  des  trois  grotesques. 


C'est  le  «  bordereau  »  qui  constitue  à 
lui  seul  la  base  légale  du  procès  Dreyfus. 
Tous  les  avis  sont  unanimes  là-dessus,  et 
toutes  les  dépositions  et  déclarations  qui 
ont  été  faites  à  ce  sujet  ont  été,  sur  ce 
point,  absolument  concordantes,  il  con- 
vient de  les  rappeler,  ainsi  que  l'a  fait 
M.  Joseph  Reinach  dans  son  étude  sur  les 
Faits  nouveaux  : 

«  L;i  base  de  Taccusation  portée  contre  le 
capitaine  Dreyfus  est  une  lettre  missive  éla- 
blissant  que  des  documents  militaires  confi- 
dentiels ont  été  livrés  à  une  puissance  étran- 
[Rapport  de  du  Paty  de  Clam  au  gé- 
néral Mercier:  30  octobre  1 894.)  —  La  base 
de  l'accusation  portée  contre  le  capitaine 
Dreyfus  est  une  lettre-missive  écrite  sur  du 
papier  pelure,  non  signée  et  non  datée.  » 
icte  d'accusation  de  d'Ormescheville.)  — 
J'abandonne  tous  les  faits  de  l'accusation  ; 
mais  ceci  reste  :  le  bordereau  ».  (Réplique 
du  commandant  Brisset  à  la  plaidoirie  de 
M  Démange.)  —  Le  général  Mercier  ne 
non-,  a  montré  aucune  autre  pièce  que  le  bor- 
dereau,  ni  indiqué  aucune  autre  preuve.  (Dé- 


position de  M.  Poincaré.)  —  Le  général  Mer- 
cier communiqua  le  bordereau  ;  il  n'a  été  ques- 
tion d'aucune  pièce  secrète  ni  diplomatique.  » 
[Déposition  de  M.  Charles  Dupuy.)  —  «  Le 
bordereau  est  le  point  de  départ  et  la  base  de 
l'accusation  dirigée  contre  Dreyfus.  »  (Dépo- 
sition du  général  Zurlinden),  —  Jusqu'à  l'ar- 
rivée du  bordereau,  «  aucun  soupçon  n'avait 
été  élevé  contre  Dreyfus.  »  (Lettre  du  général 
Zurlinden,  minisire  de  la  guerre,  au  garde  des 
sceaux,  16  septembre  1 898.) 

Or,  il  s'est  passé  au  sujet  de  cette  pièce 
accusatrice,  seule  base  légale  de  la  con- 
damnation, un  fait  vraiment  inouï. 

L'État-Major  en  a  modifié  la  date  pro- 
bable, selon  les  pressants  besoins  de  sa 
mauvaise  cause  : 

Dans  l'ouvrage  que  nous  venons  de 
citer,  M.  Joseph  Reinach  a  montré  avec 
évidence  quels  avaient  été  ces  change- 
ments de  dates  et  quelles  causes  les 
avaient  amenés  : 

Au  procès  de  1894,  tout  le  rapport  de  d'Or- 
mescheville repose    sur    cette    affirmation, 


L'AFFAIRE  DREYFUS  DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


37 


qu'il  tient  de  l'État-Major,  par  du  Paty  et 
par  Henry  :  que  le  bordereau  serait  du  prin- 
temps de  1894. 

D'Ormescheville  prend,  l'un  après  l'autre, 
tous  les  documents  énumérés  au  bordereau. 


77  affirme,  atteste  que  Dreyfus,  seul,  a  pu  les 
connaître  pendant  les  mois  qui  ont  précédé  la 
trahison,  avril  ou  mai. 

C'esl  a  cri  te  allégation  que  Dreyfus  répond, 
avec  une  énergie  qui  ne  se  dément  point,  à 


~ 3a»y:  . 


»•-■•. 


M.  L.  Trarieux,  ancien  Ministre  de  la  Justice 


l'instruction,  devant  le  conseil  de  guerre. 
C'esl  cette  prétention  que  M'  Démange  com- 
bat dans  sa  plaidoirie. 

Dreyfus  est  condamné  sur  cette  affirmation 
qui,  venant  de  l'État-Major,  alors  insoup- 
çonné, appuyée  par  le  délégué  du  bureau 
des  renseignements,  Benry,  qui  parle  ;'i  la 
fois  au  oom  de  Sandherr,  de  Boisdeiïre  el  du 


ministre,  est  acceptée  par  les  juges,  dé<  ide 
de  leur  verdict. 

La  défense  elle-même  tient  la  date  asai 
gnée  pour  bonne  el  Bincère. 

El  cette  date  est  maintenue  jusqu'au  \~ 
vrier  1898,  pendant  près  de  quatre  ans 

l  est  cette  date,  avril-mai  1894,  qui  est  don- 
née au   successeur  du  colonel  Sandherr,  au 


38 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


colonel  Picquart  :  «  Il  l'a  toujours  entendu 
dire  au  bureau.  »  [Procès  Zola.  I.  II, p.  I 12.) 

C'est  cette  date  qui  est  invoquée,  par  Es- 
terhazy, à  son  procès  (10  janvier  1898).  Il  se 
fonde  sur  elle  pour  déclarer  qu'au  printemps 
de  1894  il  ne  pouvait  connaître  aucun  des 
documents  énumérés  au  bordereau.  Cette 
date  d'avril  n'est,  alors  encore,  contestée  ni 
par  le  général  de  Luxer,  qui  préside  le  con- 
seil de  guerre,  ni  par  aucun  de  ses  collègues, 
ni  par  le  général  de  Pellieux  qui  les  dirige 
dans  l'ombre,  ni  par  le  rapporteur  Ravary, 
ni  par  aucun  des  témoins  militaires  qui  sont, 
outre  Picquart,  le  général  Gonse,  Henry,  du 
Paty,  Lauth,  Junck,  Valdant,  Gribelin. 

Puis,  tout  à  coup,  au  procès  Zola,  le  17  fé- 
vrier 1898,  lorsqu'Esterhazy  s'est  sauvé  par 
la  fausse  date  d'avril-mai  1894,  Gonse  et  Pel- 
lieux, —  Gonse,  qui  a  été  témoin  au  procès 
Dreyfus  comme  au  procès  Esterhazy,  Pel- 
lieux, qui  a  été  présent  à  tout  le  procès  Es- 
terbazy,  —  sortent  la  date  de  septembre 
ProcèsZola,  t.  II,  p.  III).  Et  cette  date,  que 
confirme  Zurlinden  dans  sa  lettre  au  garde 
des  sceaux,  est  exacte. 

Mais  pourquoi  n'a-t-elle  pas  été  produite 
antérieurement,  au  procès  Esterhazy,  au 
procès  Dreyfus? 

Cette  substitution,  en  1894,  d'une  fausse 
date  à  la  date  vraie,  c'avait  été  le  chef- 
d'œuvre  d'Henry,  créant  ainsi  par  avance  à 
Esterhazy  Y  alibi  qui,  le  cas  échéant,  lui  assu- 
rerait le  salut.  Or,  ce  faux  impudent,  les 
grands  chefs  le  connaissaient,  au  procès  Es- 
terhazy  comme  au  procès  Dreyfus.  Ce  n'est 
pas  moi,  d'ailleurs,  qui  les  accuse  de  cette 
complicité  :  c'est  M.  le  général  Zurlinden  : 
u  Lr  bordereau,  a-t-il  dit  dans  sa  déposition, 
arrivé  au  ministère  de  la  guerre  du 
20  au  25  septembre;  il  était  accompagné  de 
documents  datés  du  commencement  d'août,  de 
la  fin  d'août  et  du  2  septembre.  Il  est  donc 
de  la  période  qui  s'est  écoulée  entre  ces  deux 
dates  extrêmes  ».  Ce  que  Zurlinden  savait, 
Mercier  le  savait  aussi,  et  Boisdeffre,  et  Billot. 
Usl  iii  cependant  affirmer,  devant  deux 

seils  de  guerre,  une  première  fois  pour 
perdre  an  innocent,  plus  tard  pour  sauver  un 
traître,  que  le  bordereau  était  d'avril. 

Maintenant,  ces  deux  crimes  ayant  été  ac- 
complis, tout  l'argument  deRoget  pour  attri- 
buer le  bordereau  â  Dreyfus  découle  de  cette 
date  nouvelle  de  septembre,  Et  son  raisonne- 


ment est  misérable,  aussi  misérable  que 
celui  de  d'Ormescheville  qui  déduisait  le  sien 
de  la  fausse  date.  Il  se  retourne,  au  surplus, 
contre  Esterhazy  qui,  lui-même,  a  avoué 
qu'il  eût  pu  connaître  sans  peine,  en  l'été 
de  1894,  les  documents  qui  sont  énumérés 
au  bordereau.  Le  commandant  Hartmann  a 
démontré  que  le  Uhlan  n'avait  eu  à  les  copier 
que  dans  les  journaux  militaires  {France  mi- 
litaire des  11  et  18  août  1894,  Mémorial  de 
l'artillerie  de  marine  de  juin  1894,  etc.).  Il  n'y 
a  donc  plus  d'excuse,  plus  même  de  prétexte 
à  l'acquittement  d'Esterhazy.  Mais,  surtout, 
la  base  de  la  condamnation  prononcée  contre 
Dreyfus  s'effondre. 

Ainsi,  un  premier  faux  a  été  commis,  dès 
le  premier  jour,  en  1894.  Une  fausse  date  a 
été  attribuée  au  bordereau,  devant  le  premier 
conseil  de  guerre.  Cette  fausse  date  a  été  at- 
testée par  le  rapporteur,  par  le  ministère  pu- 
blic, par  les  témoins.  Elle  a  été  acceptée  par 
les  juges,  qui  ont  été,  ainsi,  trompés,  indi- 
gnement trompés.  De  ce  fait  seul,  fait  nou- 
veau, au  sens  juridique  comme  à  tous  les 
sens,  fait  révélé  et  proclamé  par  les  nouveaux 
accusateurs  de  Dreyfus,  la  condamnation  est 
viciée,  radicalement  viciée.  Elle  tombe  en 
morceaux. 

Comme  on  le  voit,  l'Etat-Major  s'est 
livré,  au  sujet  de  la  date  du  bordereau, 
à  des  manœuvres  injustifiables. 

Au  sujet  des  termes  contenus  dans  le 
bordereau,  les  variations  des  accusateurs 
ont  été  tout  aussi  remarquables. 

Mais,  pour  bien  comprendre  ces  varia- 
tions, il  faut  tout  d'abord  rappeler  quel 
était  le  texte  du  bordereau  accusateur. 

Le  voici  : 

«  Sans  nouvelles  m'indiquant  que  vous 
désirez  me  voir,  je  vous  adresse  cepen- 
dant, monsieur,  quelques  renseignements 
intéressants  : 

»  1°  Une  note  sur  le  frein  hydraulique 
du  120  et  la  manière  dont  s'est  conduite 
cette  pièce. 

»  2°  Une  note  sur  les  troupes  de  couver- 
ture (quelques  modifications  seront  appor- 
tées par  le  nouveau  plan). 

»  3°  Une  note  sur  une  modification  aux 
formations  de  l'artillerie. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


39 


»  4°  Une  note  relative  à  Madagascar. 

»  5°  Le  projet  de  manuel  de  tir  de  l'ar- 
tillerie de  campagne,  14  mars  1894. 

»  Ce  dernier  document  est  extrêmement 
difficile  à  se  procurer  et  je  ne  puis  l'avoir  à 
ma  disposition  que  très  peu  de  jours.  Le 
ministère  de  la  guerre  en  a  envoyé  un 
nombre  fixe  dans  les  corps  et  ces  corps  en 
sont  responsables.  Chaque  officier  déten- 
teur doit  remettre  le  sien  après  les  ma- 
nœuvres. 

»  Si  donc  vous  voulez  y  prendre  ce  qui 
vous  intéresse  et  le  tenir  à  ma  disposition 
après,  je  le  prendrai.  A  moins  que  vous  ne 
vouliez  que  je  le  fasse  copier  in-extensoet 
ne  vous  en  adresse  la  copie. 

»  Je  vais  partir  en  manœuvres.  » 

Les  dépositions  qui  ont  été  faites  à  ce 
sujet  par  les  défenseurs  d'Esterhazy  ont 
toutes  tendu  à  démontrer,  d'après  ce 
bordereau,  que,  seul,  Dreyfus  avait  pu 
l'écrire  parce  que,  seul,  il  avait  été  à  môme 
de  connaître  les  renseignements  énu- 
mérés  là. 

Voici  les  parties  essentielles  de  ces  dé- 
positions : 


DEPOSITIONS  DE  L'ETAT-MAJOR 

M.  (lavaig-nac. 

La  caractéristique  de  la  déposition  de 
M.  Cavaignac,  c'est  qu'il  déclare  d'a- 
vance ses  arguments  irréfutables.  Il  pré- 
tend prouver  par  A  -f-  H  que  le  bordereau 
n'a  pu  être  matériellement  l'œuvre  d'Es- 
terhazy  et  qu'il  est  celle  de  Dreyfus. 

M.  Cavaignac  ajoute  même  —  ce  qui 
donne  la  mesure  exacte  de  sa  mentalité  — 
que,  s'il  lui  était  démontré  que  le  borde- 
reau est  matériellement  d'Esterhazy,  il 
croirait  quand  môme  à  la  culpabilité  «le 
Dreyfus. 

Pourquoi  !  Comment  ?  Mystère  ! 

[1  est  fort  difficile  de  suivre  M.  Cavai- 
gnac   dans     ses     démonstrations;    mais 


comme  il  prend  soin  de  déclarer  qu'il  se 
comprend  très  bien,  nous  pensons  qu'il 
estime  que  son  avis  doit  suffire. 

Suivant  M.  Cavaignac,  le  bordereau  ne 
peut  pas  être  d'Esterhazy  : 

«  1°  Parce  qu'il  aurait  fallu  que  cet  of- 
ficier demandât  des  renseignements  à  un 
officier  d'artillerie  sur  le  frein  hydraulique 
du  120  court. 

»  2° Parce  que  les  ni.fr>  sur  les  troupes 
de  couverture  sont  trop  secrètes  pour 
«[u'Esterhazy  ait  pu  les  connaître. 

»  3°  Parce  qu'il  faudrait  admettre  que 
si  un  officier  d'État-Major  avait  entretenu 
un  officier  d'infanterie  sur  les  modifica- 
tions des  formations  de  l'artillerie,  il  eut 
manqué  à  son  devoir. 

»  4°  Parce  qu'au  sujet  de  la  note  de  Ma- 
dagascar il  aurait  fallu  qu'une  indiscrétion 
fût  commise  qui  permit  à  Esterhazy  de  se 


renseigner. 


»  5°  Parce  que  le  manuel  de  tir  n  a 
jamais  été  prêté  à  Esterhazy  par  le 
capitaine  Boone  qui  le  détenait  à 
Rouen  (!!!)  » 

Voilà,  n'est-il  pas  vrai?  tout  un  fais- 
ceau de  raisons  bien  convaineaul 

En  revanche,  M.  Cavaignac  déclare  que 
le  bordereau  est  rédigé  d'une  façon  telle- 
ment claire  et  précise,  et  renferme  une 
telle  variété  de  connaissances  techniques, 
qu'il  est  évidemment  l'œuvre  du  stagiaire 
I  Dreyfus  : 

1°  Dreyfus  a  été  à  Bourges  :  donc  il  a  connu 
le  frein  hydraulique  'lu  liU. 

_:■  Dreyfus  a  connu  les  renseignements  -air 
la  couverture  parce  qu'il  le-  a  portés  à  l'im- 
primerie 'lu  service  géographique. 

:;   En  ce  qui  concerne  la  note  but  le-  f< 
mations  'le  l'artillerie,  Dreyfusa  pu  le-  livrer 
puisqu'il     s'en  entretenait  avec  des  officiera 
de  l'armée 

-,   i; n  ce  qui  concerne  Madagascar,  déclare 
M.  Cavaignac,     Dreyfus  a  pu  connaître 
renseignements  :  .je  ne  «lirai-  rien  «le  plui 
Quanl  an  manuel  de  tir  qui  est,  «ht  l'au 


40 


L'AFFAIRE  DREY1TS 


DREYFUS   ET   DU    PATY 


i 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


fi 


r 


\.\    LE(  Il  RE    DE    l\    SENTENi  I. 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


teur  du  bordereau  «  extrêmement  difficile  à 
se  procurer  »,  il  implique  bien  la  situation 
de  Dreyfus  ;  car  la  phrase  en  question  «  se 
rapproche  des  circonstances  où  se  trouvaient 
les  stagiaires». 

La  déposition  de  M.  Cavaignac  a  duré 
trois  jours.  Le  9  novembre  1898,  il  est 
arrivé  aux  absurdes  conclusions  énumérées 
ci-dessus. 


Le  général  Rog-et. 

Le  chef  de  cabinet  de  M.  Cavaignac  est 
venu,  le  21  novembre  1898,  confirmer  et 
appuyer  les  énergiques  déclarations  de 
son  ministre. 

lia  commencé  par  déclarer  qu'il  n'a  été 
mêlé  en  rien  à  l'affaire  Dreyfus,  mais 
qu'  «  ayant  des  loisirs  »  il  les  a  employés 
«  à  faire  une  enquête  personnelle  pour 
éclairer  sa  propre  conscience  ». 

Voici  le  résultat  de  l'enquête  en  ques- 
tion : 

Le  frein  hydraulique.  —  Dreyfus  est  un 
des  rares  officiers  qui  pouvaient  donner  des 
renseignements  sur  ce  frein. 

Les  troupes  de  couverture.  —  Je  me  de- 
mande (moi  qui,  arrivant  lieutenant-colonel, 
savais  tout  juste  ce  qu'était  la  couverture  au 
point  de  vue  théorique)  comment  quelqu'un 
qui  n'était  pas  de  la  maison  aurait  pu  parler 
du  nouveau  plan  avant  la  fin  de  juin,  attendu 
que  la  première  communication  relative  au 
nouveau  plan  qui  ait  été  faite  aux  comman- 
dants du  corps  d'armée  l'a  été  par  lettre  du 
20  juin. 

Je  passe  rapidement  sur  la  Note  sur  les  mo- 
difications aux  formations  de  l'artillerie  dont 
je  ne  dirai  que  ce  simple  mot  :  que  le  mot 
formation,  employé  dans  l'acception  qu'il  a 
dans  le  bordereau,  ne  s'emploie  qu'à  l'état- 
rnajor  de  l'armée. 

Je  ne  parlerai  pas  davantage  de  la  note  sur 
Madagascar,  et  j'arrive  tout  de  suite  au  Projet 
de  Manuel  de  tir. 

L'auteur  du  bordereau  affirme  que  le  docu- 
ment était  extrêmement  difficile  à  se  procurer. 
11  est  exact,  pour  lui,  non  pas  que  le  docu- 


ment fût  extrêmement  difficile  à  se  procurer, 
mais  qu'il  avait  eu  de  la  peine  à  se  le  pro- 
curer. 

Ces  arguments  n'ayant  pas  réussi  à 
convaincre  ni  même  seulement  à  éclairer 
la  Chambre  criminelle,  le' 23  novembre,  le 
président  posait  au  témoin  la  question 
suivante  : 

Le  président.  —  Dans  l'hypothèse  où  l'attri- 
bution du  bordereau  à  Dreyfus  viendrait  à  être 
contredite,  et  où,  par  un  ensemble  de  cir- 
constances que  je  ne  puis  apprécier,  Ester- 
hazy  serait  reconnu  fauteur  de  ce  document, 
quelles  conséquences  cette  certitude  pourrait- 
elle  avoir,  au  point  de  vue  de  la  culpabilité 
de  Dreyfus  ? 

Le  général  Roget  répondit  : 

Le  général  Roget.  —  Si  on  me  prouvait 
qu'Esterhazy  a  écrit  matériellement  le  borde- 
reau, je  ne  pourrais  évidemment  pas  le  con- 
tester; mais  si  Esterhazy  me  donnait  lui- 
même  cette  affirmation,  je  ne  le  croirais  pas. 


Le  capitaine  Cuig-net. 

5  janvier  1899. 

Le  capitaine  d'état-major  Cuignet,  atta- 
ché au  cabinet  de  M.  Cavaignac,  a  néces- 
sairement corroboré  les  dires  de  ses 
chefs. 

Il  attribue  le  bordereau  à  Dreyfus, 
non  sans  pourtant  donner  de-ci,  de-là, 
quelques  démentis  aux  dépositions  qu'il 
essayait  de  renforcer. 

C'est  ainsi  qu'au  sujet  du  Manuel  de 
tir,  il  a  formellement  contredit  MM.  Ca- 
vaignac, Roget,  etc. 

Le  Manuel  de  tir  a  été  largement  distribué 
et  ce  fait  me  permet  d'affirmer  que  bien 
d'autres  que  Dreyfus  ont  pu  le  posséder,  ei 
qu'il  n'avait  pas  l'importance  qu'on  lui  attri- 
bue au  point  de  vue  de  la  défense  nationale. 

Quant  à  la  note  sur  les  troupes  de  cou- 
verture, son  énoncé  ne  permet  pas  d'en  éva- 
luer l'importance. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


43 


On  voit  que,  contrairement  à  ses  chefs, 
le  capitaine  Cuignet  glisse  beaucoup  sur 
le  bordereau. 

C'est  très  sage! 

Sa  conviction  s'appuie  sur  le  dossier 
dit  secret.  Nous  aurons  occasion  d'en  re- 
parler. 

Le  général  Gonsc. 

A  bien  peu  de  chose  près,  les  argu- 
ments mis  en  avant  par  le  général  Gonse, 
d'abord  sous-chef,  puis  chef  d'État-Major 
général,  pour  attribuer  le  bordereau  à 
Dreyfus,  ont  été  les  mêmes  que  ceux  déjà 
fournis  par  MM.  Cavaignac  et  Roget. 

A  son  avis,  Dreyfus  seul  pouvait  con- 
naître les  renseignements  confidentiels 
énumérés  au  bordereau. 

Cependant,  dans  sa  déposition  du  12  dé- 
cembre 1848,  le  général  Gonse  est  pressé 
de  questions  auxquelles  il  répond  évasi- 
vement. 

Le  président.  —  Savez-vous  si  une  enquête 
a  été  laite  à  la  direction  d'artillerie  ou  au  co- 
mité  technique  pour  apprendre  si  Dreyfus  y 
ademandé  des  renseignements  sur  le  frein 
hydraulique,  ou  bien  s'il  a  pu  y  prendre  com- 
munication de  notes  relatives  à  ce  frein? 

Le  général  Gonse.  —  Je  l'ignore. 

Le  président.  —  Pensez-vous  que  les  ren- 
seignements donnés  sur  le  frein  hydraulique 
et  le  canon  de  120 s'appliquent  ;m  fonction  ne- 
menl  extérieur  de  ceux  qui  l'avaient  vu  tirer. 
ou  bien  à  l'organisme  intime  ri  ;'i  la  cons- 
truction du  frein? 

Le  général  Gonse.  —  11  m'esl  l > i «  n  difli- 
cile  de  répondre  d'une  façon  précise  el  com- 
plète à  la  question. 

Le  président.  —  Tous  les  officiers  qui  ont 
été  à  Bourges,  à  l'école  de  pyrotechnie, 
comme  l'a  été  Dreyfus,  o'onl  'l-  pas  pu  avoir 
connaissance  des  études  qui  se  faisaient  alors 
à  la  fonderie  sur  le  canon  «lu  l-(»  el  sur  le 
frein  hydraulique? 

Le  général  Gonse.  —  Tous  lea  officii 
d'artillerie  des  établissements  pouvaient  en 


avoir  connaissance,   notamment  en  causant 
avec  leurs  camarade-. 

Le  président.  —  Savez-vous  si,  à  l'époque 
de  la  découverte  du  bordereau,  ou  depuis,  il 
j  a  eu  à  l'élal-ma.jor  général  des  recherches 
faites  pour  savoir  m  d'autres  officiers  que 
Dreyfus  n'avaient  pas  passé'  par  les  établis 
ments  de  Bourge> .' 

Le  général  Gonse.  —  Je  crois  qu'on  a  dû 
faire  des  recherches  à  ce  moment,  mais  je  ne 
pourrais  pas  l'affirmer. 

En  ce  qui  concerne  le  Manuel  tir  tir,  je  ne 
suis  pas  assez  fixé  sur  la  distribution  de  ce 
document,  soit  dans  les  corps  d'armée,  soit 
dans  les  différents  services,  pourrenseigner  la 
Cour  sur  ce  point. 


Le  général  Deloye. 

Le  général  Deloye,  directeur  de  l'artil- 
lerie, sollicité  par  l'état-major  dont  les 
explications  relatives  au  bordereau  n'a- 
vaient pas  paru  convaincantes,  envoya  le 
12  février  à  la  Cour  un  long  mémoire 
technique  pour  faire  ressortir  que  les  do- 
cuments énoncés  au  bordereau  étaient 
de  la  plus  haute  gravité  et  du  plus  grand 
secret,  et  que  seul  un  officier  d'artillerie 
et  d'état-major  pouvait  en  avoir  connais- 
sance. 

Mais,  tous  les  artilleurs  ne  sont  pas  de 
Lavis  du  général  Deloye.  ainsi  qu'il  est 
facile  de  s'en  convainc  i 


AI  TRES  TEMOIGNAGES 


MILITAIRES 


Eu   tête  de  ces   témolgoi  qui  ont 

remis  les  choses  au  point  et  mit  montré 
le  peu  d'importance  des  documents  énu- 
mérés au  bordereau  ainsi  que  la  facilité 
avec   laquelle   jI*   pouvaient  être  connue 


1  t 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


de   tous,  il  faut  citer   la   déposition  de  : 

SI.  Le  général  Sébert, 

qui,    le  16  janvier    1899,    s'est  exprimé 
ainsi  : 

Ma  première  impression,  à  la  lecture  du 
bordereau,  a  été  qu'il  n'émanait  pas  d'un  of- 
ficier d'artillerie,  par  suite  des  termes  em- 
ployés, notamment  pour  la  désignation  du 
canon  de  J  20  qu'un  officier  d'artillerie  de- 
vrait forcément  appeler  le  J  .20  court  de  cam- 
pagne, et  des  mots  employés  :  «  la  façon  dont 
cette  pièce  s'est  conduite  »  ;  un  artilleur  em- 
ploiera toujours  l'expression  :  «  la  façon  dont 
«la  pièce  (ou  double  frein)  s'est  comportée  ». 

Quant  au  frein,  il  n'aurait  pas  employé 
l'expression  frein  hydraulique,  qui  ne  s'ap- 
plique pas  au  matériel  de  campagne  et  qui 
était  connue  depuis  longtemps,  mais  celle  de 
frein  hydropneumatique,  qui,  seul,  pouvait 
présenter  de  l'intérêt  à  cette  époque. 

lime  paraissait  d'autre  part  que  les  rensei- 
gnements énumérés  dans  le  bordereau  ne 
pouvaient  pas  présenter  un  réel  intérêt  pour 
un  gouvernement  étranger,  tout  ce  matériel, 
qui  avait  déjà  subi  des  essais  prolongés  dans 
les  écoles  d'artillerie,  devant  être  connu  des 
gouvernements  intéressés. 

Les  essais  du  frein  hydropneumatique 
remontent  au  moins,  d'après  mes  souvenirs 
personnels,  à  l'année  1888,  et  les  essais  du 
matériel  complet  avaient  eu  lieu  avant  l'an- 
née 1890,  époque  à  laquelle  on  avait  proposé 
l'adoption  réglementaire  de  ce  matériel. 

Pour  expliquer  ma  pensée,  je  dirai  que  le 
secret  sur  la  construction  d'un  matériel  ne 
peut  être  conservé  que  pendant  la  période  de 
création  el  que,  dès  que  ce  matériel  a  été  réa- 
lisé,  les  détail-,  en  arrivent  bien  vite  à  la  con- 
naissance des  intéressés. 

En  ce  qui  concerne  la  note  sur  les  forma- 
tion.-, de  l'artillerie,  j'ai  compris  que  cela 
voulait  dire  :  une  note  relative  à  la  nouvelle 
organisation  des  troupes  d'artillerie,  par 
suite  du  passage  du  service  des  pontonniers 
au  corps  du  génie  ;  mais  cette  réorganisation, 
qui  avait  déjà  fait,  à  plusieurs  reprises,  l'ob- 
jet de  débats  parlementaires,  me  paraissait 
oir  être  connue,  par  cela  même,  des  gou- 
vernement-; étrangers. 

Quant  à  la.  note  relative  à  Madagascar,  il 


m'a  paru  qu'elle  ne  pouvait  pas  avoir  grand 
intérètpour  un  gouvernement  étranger  autre 
peut-être  que  l'Angleterre. 

Quant  au  projet  de  Manuel  de  tir  de  l'artil- 
lerie de  campagne,  j'ai  remarqué  tout 
d'abord  l'incorrection  de  ce  titre,  qui  ne 
doit  pas  être  «  Manuel  de  tir  de  l'artillerie  de 
campagne  »,  mais  «  Manuel  de  tir  d'artille- 
rie »  ou  «  Manuel  de  tir  de  campagne  ». 

Le  président.  —  Nous  vous  lisons  les 
termes  mêmes  du  bordereau  : 

Ce  dernier  document,  dit  le  bordereau,  est 
extrêmement  difficile  à  se  procurer,  et  je  ne 
puis  l'avoir  à  ma  disposition  que  très  peu  de 
jours.  Le  ministre  de  la  guerre  en  a  envoyé 
un  nombre  fixe  dans  les  corps,  et  ces  corps 
en  sont  responsables;  chaque  officier  déten- 
teur doit  remettre  le  sien  après  les  ma- 
nœuvres. 

Le  général  Sébert.  —  Cette  rédaction  m'a 
paru  indiquer  clairement  qu'elle  n'émanait 
pas  d'un  officier  d'artillerie,  attendu  que  les 
officiers  de  ce  corps  peuvent  toujours  obte- 
nir, sur  leur  demande,  les  Manuels  de  tir 
dont  ils  ont  à  régler  l'application,  et  qu'ils  en 
restent  détenteurs  ;  ce  n'est  que  dans  un 
corps  de  troupe  qu'il  a  pu  être  envoyé  des 
Manuels  en  nombre  déterminé,  avec  obliga- 
tion de  les  rendre  après  l'exécution  des  écoles 
auxquelles  devaient  assister  les  officiers  tem- 
porairement détenteurs  du  Manuel. 

D'autre  part,  un  officier  d'artillerie,  déten- 
teur d'un  Manuel  de  tir,  n'aurait  pas  parlé  de 
son  corps,  mais  de  son  régiment,  et  n'aurait 
pas,  non  plus,  parlé  delà  fin  des  manœuvres, 
mais  de  la  fin  des  écoles  à  feu,  du  moment 
qu'il  s'agissait  d'essais  de  tir. 

Cette  expression  :  après  les  manœuvres,  ne 
peut  d'ailleurs  pas  s'appliquer  ici  aux  grandes 
manœuvres,  dans  lesquelles  il  n'est  pas  fait 
d'exercices  réels  de  tir. 


Le  commandant  Hartmann. 

49  janvier  1899. 

La  savante  déposition  du  chef  d'esca- 
dron d'artillerie  Hartmann  détruit  de  fond 
en  comble,  au  point  de  vue  technique,    le 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


galimatias  prétentieux  de  M.  Cavaignac 
et  la  fausse  science  des  généraux  Gonse 
et  Roget. 

M.  Hartmann  commence  par  expliquer 


qu'un  tas  de  prétendus  secrets  relatifs 
l'artillerie  sont  connus  de  l'étranger  qui  les 
obtint   du   traître    Routonnet,    condamné 
en  1890,  à  Bourges,  où  il  était   employi 


il     I   \l.\  Alla.    DE    I.  INNOl  EN  i 


civil  aux  archives   du  comité   technique 
d'artillerie. 

Au  sujet  du  fameux  L20  court,  que  lora 
du  procès  Zola  le  général  de  Pellieux  dé- 
clarait ne  pas  même  connaître  en  raison 
de  son  caractère  confidentiel,  le  comman- 
dant Hartmann  s'exprime  ainsi  : 


Définitivement    adoptée    après    certaines 
hésitations,  la  pièce  de  1 20  court  modèle  I  " 

entre  en   fabrication  dés  1892  et  l'on  n'en 
fait  point  mystère. 

Le    commandanl     Hartmann     l'établit 
ainsi  que  suit: 
Bien  des  indications  onl  pa  être  recueillies 


. 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


de  1890  à  1894  sur  le  canon  de  120  court  et 
son  frein  hydro-pneumatique.  Je  citerai,  en 

première  ligne,  les  couru  des  Laies  militaires 
auxquels  on  songe,  tout  d'abord,  quand  on 
a  besoin  d'un  renseignement  sur  le  matériel, 
qui  sont  à  la  disposition  de  tous  les  officiers 
et  que  les  attachés  militaires  peuvent  aisé- 
ment se  procurer.  Le  cours  fait  à  l'Ecole 
d'application  de  l'artillerie  et  du  génie  en 
1892-93  sur  l'organisation  des  affûts  entre 
dans  les  plus  grands  détails  sur  l'objet  du 
matériel  de  120  court  et  son  organisa- 
tion. 

On  y  trouve  en  particulier  :  page  122,  la 
description  d'ensemble  du  canon  de  120  court 
avec  son  frein  ;  pages  130  el  131,  la  descrip- 
tion d'ensemble  de  l'affût  ;  page  77,  le  prin- 
cipe du  frein  hydro-pneumatique  et  de  ses 
soupapes  chargées  ;  page  121,  le  principe  du 
récupérateur  ;  page  95,  le  détail  du  système 
de  pointage.  Le  texte  est  accompagné  de  trois 
dessins  d'une  grande  précision,  avec  légende 
explicative. 

Dans  sa  déposition,  le  général  Roget 
s'était  étendu  complaisamment  sur  la  dif- 
ficulté pour  un  officier  de  troupes  comme 
Esterhazy  de  se  procurer  le  'projet  de 
manuel  de  tir  de  V artillerie  de  cam- 
pagne. 

Le  commandant  Hartmann  remet  les 
choses  au  point  : 

En  fait,  ce  manuel  a  été  autographié  à  la 
section  technique  de  l'artillerie  ;  il  ne  porte 
sur  sa  couverture,  par  exemple,  aucune  men- 
tion indiquant  qu'il  ne  doit  pas  être  divulgué. 
Les  exemplaires  destinés  aux  régiments  leur 
ont  été  remis  par  les  brigades,  qui  les  ont 
reçus  avec  bordereau  d'envoi. 
La  responsabilité  des  chefs  de  corps  ne 
3t  donc  pas  trouvée  engagée,  et,  comme 
la  Cour  peut  s'en  assurer,  par  les  deux  exem- 
plaires que  je  mets  ses  mains,  les  projets  de 
manuel   n'ont    pas    été  numérotés.   Us  ne 
portent  pas  même  de  timbre  du  régiment, 
contrairement  à  l'habitude  en  pareil  cas. 
La    distribution  aux  batteries  s'est  faite 
nsprécautionsparticulièreset,  par  exemple, 
dans   la  forme   suivante  :   «   Messieurs  les 
mmandants  de  batteries   feront    toucher 
aujourd'hui,    au    bureau   de   l'habillement, 


deux  projets  de  manuel  de  tir  d'artillerie  de 
campagne.  »  Les  officiers  n'ont  pas  eu  à 
donner  un  reçu  de  leur  exemplaire  et  on  ne 
les  leur  a  pas  redemandés,  lors  de  la  distri- 
bution d'un  autre  projet  de  manuel  (édition 
de  1895). 

Dans  quelques  régiments,  le  nombre  des 
exemplaires  remis  aux  batteries  ayant  paru 
insuffisant,  on  en  a  tiré  des  copies  à  la  presse 
régimentaire,  et  ces  copies  ont  été  distri- 
buées à  qui  désirait  en  avoir. 

Quant  aux  troupes  de  couverture,  le 
commandant  Hartmann  estime  qu'il  est 
assez  facile  d'avoir  des  renseignements 
sur  ce  sujet.  Il  cite  un  article  de  mai  1894 
du  Spectateur  militaire  intitulé  :  le 
sixième  corps  et  les  troupes  de  couver- 
ture, où  l'auteur  donne  les  renseigne- 
ments les  plus  détaillés. 

Une  autre  source  d'informations,  ajoute- 
t-il,  ce  sont  les  conversations  avec  les  offi- 
ciers des  régions  frontières,  et,  à  ce  point  de 
vue,  le  camp  de  Châlons  est  l'endroit  où  l'on 
peut  le  mieux  se  renseigner  sur  la  destina- 
tion des  troupes  stationnées  dans  la  sixième 
région. 

Pour  le  passage  du  bordereau  relatif  à 
la  note  sur  Madagascar,  M.  Hartmann 
fait  observer  que  le  Gaulois  du  14  juil- 
let 1894  disait  savoir  de  source  sûre  qu'on 
étudiait  en  haut  lieu  l'organisation  d'une 
expédition  à  Madagascar.  Le  journal  la 
France  Militaire  avait  vers  la  même 
époque  publié  une  série  d'articles  sur  la 
question. 

Et  ceci  répond  parfaitement  aux  allé- 
gations de  l'état-major  qui,  pour  sauver 
Esterhazy,  prétendait  qu'il  était  impossible 
qu'un  officier  d'infanterie  pût  savoir,  le 
15  août  1894,  que  l'on  préparât  une 
expédition  (1). 


(1)  Le  commandant  Esterhazy,  à  Rouen,  était 
dans  l'impossibilité  de  savoir  qu'une  expédition 
à  laquelle  prendrait  part  une  fraction  de  l'armée 
était  en  préparation.  (Déposition  de  Pellieux. 
Procès  Zola,  tome  H,  page  12.) 


DEVANT  LA  GOUB  DE  CASSATION 


Le  capitaine  Moch. 

19  janvier  1899. 

La  déposition  de  M.  G.  Moch,  ancien 
capitaine  d'artillerie,  est  venue  corroborer 
de  tous  points  les  déclarations  si  précises 
du  commandant  Hartmann  : 

M.  le  capitaine  Moch.  —  Comme  adjoint 
à  la  seclion  technique  de  l'artillerie,  j'étais 
attaché,  de  1890  à  1894  (date  de  ma  démis- 
sion), au  service  de  la  Revue  d'artilterie. 

Les  officiers  chargés  de  ce  service  ont  à 
dépouiller  toutes  les  publications  françaises 
et  étrangères  relatives  à  l'artillerie,  et  il 
arrive  fréquemment  qu'on  leur  soumet  des 
documents  confidentiels  venus  de  l'étranger 
et  concernant  l'artillerie,  documents  qu'ils 
ont  à  apprécier  au  point  de  vue  de  l'intérêt 
technique. 

La  première  impression  que  m'a  produite 
le  bordereau,  lorsque  j'en  ai  eu  connaissance 
par  les  journaux,  est  celle  de  l'impropriété 
des  tenues  :  il  ne  me  parait  pas  possihle 
qu'un  artilleur  confonde  le  canon  de  1 20 
avec  le  canon  de  120  court ,  et  le  frein 
hydraulique  avec  le  frein  hydropneumatique. 
Cela  d'autant  plus  qu'il  avait  tout  intérêt  à 
faire  valoir  l'importance,  toute  relative,  du 
renseignement  fourni. 

Point  à  point,  M.  le  capitaine  Moch 
étudie  tous  les  paragraphes  du  borde- 
reau. 11  signale  de  véritables  hérésies  qui 
démontrent  l'inexpérience  absolue  chez 
son  auteur  des  choses  de  l'artillerie. 

M.  G.  Moch  ajoute  que  «  dès  que  les 
journaux  publièrent  le  texte  du  bordereau, 
son  opinion  fut  faite  sur  ce  point  particu- 
lier de  l'affaire  :  ce  document  a  été 
composé  par  un  agent  très  subalterne  ou 
par  un  officier  étranger  à  l'arme  ». 

La  conclusion  que  donne  M.  le  capi- 
taine Moch,  de  sa  déposition,  est  très 
nette  : 

Conclusion  :  Le  bordereau  a  été  rédigé  par 
un  officier  supérieur;  étrangère  l'artillerie, 
et  ayant  été  désigné  pour  assiBter  aux  tira  de 

cette'  arme. 


Or,  il    a  été  reconnu  depuis  qu'Ester- 

hrzy  avait  assisté,  à  plusieurs  reprises  et 
la  plupart  du  temps  sur  sa  demande,  a  des 
manœuvres  d'artillerie. 


M.  Uruyerre. 

Un  sous-lieutenant  de  réserve  du  20e  ré- 
giment d'artillerie,  M.  Bruyerre,  déposa 
également  le  25  janvier  1899  devant  la 
Cour  de  Cassation. 

Il  raconta  que,  durant  sa  période,  on 
l'instruisit  sur  le  fameux  120  court  en 
présence  de  quatorze  officiers  d'infan- 
terie. 

C'est  la  preuve  évidente  qu'il  n'y  avait 
point  en  France  que  le  capitaine  Dreyfus 
qui  connût  ces  «  secrets  ». 

Quant  au  manuel  de  tir  mentionné  sur 
le  bordereau,  comme  extrêmement  diffi- 
cile à  se  procurer,  M.  Bruyerre  en  parle 
ainsi  : 

Au  mois  de  mai,  le  directeur  d'artillerie 
venait  d'envoyer  dans  les  corps  un  petit 
nombre  d'exemplaires,  comme  je  l'ai  dit  plus 
haut.  Comme  les  Officiers  de  troupe  avaient 
besoin  de  prendre  connaissance  de  ce  Ma- 
nuel et  de  l'étudier,  ils  n'auraient  probable- 
ment pas  consenti  à  s'en  dessaisir  pendant 
un  laps  de  temps  àsseî  long. 

Mais  je  w  pense  pas  qu'aucun  d'eux  aurait 
pu  en  refuser  communication  à  un  officier. 

Ce  n'estqu  'eu  1898  que,  sur  les  exemplaires 
qui  ont  été  envoyés  aux  officiers  d'artillerie, 
on  a  mis  la  mention  «  confidentiel 
l'obligation  de  représenter  le  Manuel  à  toute 
réquisition  el  de  le  restituer  dan-  des  cir- 
constances données. 

L'exemplaire  du  Manuel  que  je  vousdép 
un  de  ceux  qui  onl  été  tirés  à  la  près 
régimentaire  en  mai  ÎH'.M. 

Le  lieutenant-colonel  Picquart- 

/'r  décembre  1898. 

Voici  enfin  quelles  mit  été,  sur  ce  m 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


Mi . 


ÏAiv-  iiii 


fiffl 


-  !  i;  i  :.  ::; 


S  l'île  de  Ré.  —  La  fouille  des  effets  du  Condamné. 


sujet,  les  explications  fourmes  à  la  Cour 
par  1»;  lieutenant-colonel  Picquart  : 

/'•  frein  hydraulique:  La  note  en  ques- 
tion oe  me  parall  pas  avoir  un  caractère  se- 
cret. 

S   ■  le»  troupe»  de  couverture  :  — L'expres- 


sion du  bordereau  est  vague  et  semble  dé- 
montrer que  l'informateur  n'est  pas  au  cou- 
rant de  la  question,  ce  qui  est  le  cas  d'Ester- 
hazy  et  non  celui  de  Dreyfus. 

Sur  les  formations  de  V artillerie:  — Rien 
dans  l'énoncé  delà  note  ne  permet  de  déduire 
que  les  renseignements  donnés  ont  été  ceux 


DEVANT  LA  COUR  DE  I   ^SSATION 


L'aveu  «lu  faux.  —  Henry  i  ugnac 


qu  od  m'  peul  avoir  qu  au  1er  bureau  ou  bien 
des  renseignements  tirés  de  conversations 
avec  des  officiers  ou  même  de  documents 
parlementaires. 

La  note  sur  Madagascar.  —  Le  journal  le 
Yacht  ;i  publié  eu  1894  des  renseignements 


précis  sur  l'expédition  de  Madagascar.  Cel 

exemple  prouve  <\ ['autres  que  Drej  fus  en 

ont  pu  connaître. 

/.<  manuel  de  tir.  —  Il  semble  diiiinle  qu'un 
officier  du  ministère  dise  que  ce  docum 
xtrêmemenl  difficili  urer 

7 


KO 


I /AFFAIRE  DREYFUS 


En  somme,  comme  le  fait  remarquer  le 
colonel  Picquart,  l'espion  est  loin  de  dé- 
signer clairement  sa  marchandise  et  pour- 
tant il  aurait  eu  intérêt  à  la  faire  valoir 
en  donnant  des  indications  précises,  de 
dates,  par  exemple.  Gela  provient  sans 
doute  de  ce  que  Fauteur  du  bordereau  n'é- 
tait peut-être  pas  bien  fixé  lui  même  sur 
la  valeur  des  documents    qu'il  envoyait. 

Pour  ce  qui  est  de  la  dernière  phrase 
du  bordereau  :  «  je  vais  partir  en  ma- 
nœuvres», les  accusateurs  de  Dreyfus 
ont  vu  en  elle  la  preuve  de  sa  culpabilité. 

Le   général   Zurlinden. 

En  ce  qui  concerne  la  phrase  finale  du  bor- 
dereau :  «  Je  vais  partir  en  manœuvres  »,  il 
y  a  lieu  de  remarquer  que,  d'habitude,  les 
officiers  stagiaires  assistaient  aux  ma- 
nœuvres d'automne,  mais  qu'exceptionnelle- 
ment, le  27  août  189-4,  on  lui  annonça  que, 
cette  année,  ils  n'iraient  pas  à  ces  ma- 
nœuvres. L'auteur  du  bordereau,  dans 
l'ignorance  où  il  était  encore  de  cette  cir- 
constance, a  pu  croire  qu'il  participerait  aux 
manœuvres  et  l'écrire.  Cela  révèle  encore  que 
ce  document  peut  émaner  d'un  stagiaire. 

Je  regarde  cette  démonstration  sur  l'auteur 
du  bordereau  comme  étant  une  des  plus  im- 
portantes pour  en  faire  découvrir  la  person- 
nalité. Je  n'ai  fait  que  l'ébaucher,  elle  pour- 
rait au  besoin  être  complétée  par  le  général 
Roget. 

Le  général  Roget. 

Esterhazy,  qui  était  major  d'un  régiment 
d'infanterie,  n'a  jamais  dû,  à  aucun  moment, 
aller  aux  grandes  manœuvres,  et  il  n'y  est 
pas  allé,  effectivement. 

Dreyfus,  au  contraire,  a  dû  y  aller  et  a 
cru,  jusqu'à  la  fin  d'août,  qu'il  irait. 

M;jis  il  n'y  est  pus  allé,  non  plus  que  les 
autres  stagiaires  de  son  groupe,  précisément 
à  cause  des  travaux  du  plan,  qui  se  faisaient 
à  ce  moment,  et  pour  lesquels  on  a  utilisé 
leurs  services. 


Si  donc  la  phrase  :  Je  vais  partir  en  ma- 
nœuvres, s'applique  effectivement  aux 
grandes  manœuvres,  comme  ce  n'est  guère 
possible  de  penser  autrement,  elle  désigne 
Dreyfus  et  ne  peut  en  aucun  cas  désigner 
Esterhazv. 


Le  capitaine  Cuignet. 

Ces  manœuvres  ont  lieu  fin  août,  com- 
mencement de  septembre.  C'est  donc,  suivant 
moi,  à  cette  époque  de  l'année  qu'il  faut  pla- 
cer la  date  du  bordereau. 

En  fait,  Dreyfus  n'a  pas  assisté  aux  ma- 
nœuvres en  189i;  mais,  jusqu'au  dernier 
moment,  il  a  cru  devoir  y  assister. 

Je  crois  me  rappeler  que  c'est  le  28  août 
1894  que  les  stagiaires  de  deuxième  année, 
appartenant  àfétat-major,  ont  été  avisés  que, 
pour  la  première  fois,  cette  année,  ils  n'as- 
sisteraient pas  aux  manœuvres. 

Je  crois  devoir,  à  ce  sujet,  donner  à  la 
Cour  quelques  explications,  si  elles  ne  lui 
ont  pas  été  fournies  précédemment. 

Antérieurement  à  1894,  les  stagiaires  de 
fétat-major  de  l'armée  n'accomplissaient  pas 
dans  le  corps  de  troupe  d'une  arme  différente 
delaleurle  stage  régimentaire.  Seuls  de  tous 
les  stagiaires  il  leur  était  fait  application  de 
cette  exception,  et  le  stage  régimentaire  de 
trois  mois  était  remplacé  pour  eux  par  un 
court  passage  dans  un  corps  de  troupe  d'une 
arme  différente  à  la  leur,  à  l'occasion  et  pen- 
dant la  durée  des  manœuvres  d'automne. 

Dans  le  courant  de  l'année  1894,  en  mai, 
je  crois,  on  se  préoccupa  de  faire  rentrer  les 
stagiaires  de  l'état-major  de  l'armée  dans  la 
loi  commune;  mais  la  question  n'aboutit  pas 
immédiatement,  ce  ne  fut  qu'à  l'époque  que 
j'ai  indiquée  (le  28  août,  je  crois)  que  les 
stagiaires  furent  informés  d'une  décision  les 
astreignant  au  stage  réglementaire  de  trois 
mois,  fixant  la  date  du  commencement  de  ce 
stage  au  1er  octobre  de  l'année  courante  et  les 
informant  qu'ils  n'assisteraient  pas  aux  ma- 
nœuvres. 

Il  n'y  a  qu'un  malheur  à  tout  cela. 

C'est  qu'on  a  versé  à  la  Cour  de  cas- 
sation une  circulaire —  précisément  la  cir- 
culaire dont  parle  le  capitaine  Cuignet. 


DEVANT  LA  COUR  DE   CASSATION 


51 


Or,  cette  circulaire  porte  la  date  du 
17  mai  1894. 

Elle  prescrit  que,  désormais,  les  sta- 
giaires d'Etat-Major,  au  lieu  d'aller  aux 
manœuvres  d'automne,  feront  un  stage 
de  trois  mois  dans  les  corps  de  troupe. 
«  Les  périodes  affectées  à  ces  stages,  dit- 
elle,  seront  fixées,  pour  les  stagiaires  de 
deuxième  année,  d'octobre  à  janvier.  » 

Des  prescriptions  contenues  dans  cette 
circulaire,  qui  est  signée  du  général  de 
Boisdeffre,  il  résulte  manifestement  la  con- 
clusion que  Dreyfus  n'a  pu  écrire  au  mois 
d'août,  date  reconnue  vraie  du  borde- 
reau :  «  Je  vais  partir  en  manœuvres,  »  et 
cela  pour  deux  raisons  : 

1°  Parce  qu'il  avait  eu  connaissance, 
bien  avant  le  mois  d'août  1894*  de  la  cir- 
culaire du  17  mai  précédent. 

2°  Parce  qu'il  avait  vu  partir  en  juillet, 
pour  leur  stage  dans  les  corps  de  troupe, 
ses  camarades,  les  stagiaires  de  première 
année... 

Il  n'y  a  évidemment  pas  besoin  d'être 
bien  intelligent  pour  constater  l'inanité 
des  dépositions  de  l'État-Major  dans  le 
commentaire  de  cette  phrase  :  «  Je  vais 
partir  en  manœuvres.  » 


LES  EXPERTS  EN  ECRITURE 


Les  experts  en  écriture  ont  joué  un 
grand  rôle  dans  l'affaire  Dreyfus. 

Parmi  eux,  il  en  est  un  surtout  que 
d'opinion  courante  on  tient  comme  fou, 
et  il  se  trouve  que  c'est  le  plus  acharné 
à  vouloir  prouver  que  l'écriture  du  bor- 
dereau est  celle  du  capitaine  Dreyfus. 

Cet  expert  esl  M.Alphonse  Bertillon, 
qui  d'ailleurs  n'était  pas  du  tout  exprel 
eu  écriture,  mais  simplement  le  directeur 
du  service  d'anthropométrie  à  la  préfec- 
ture de  police. 


Sa  déposition  du  18  janvier  devant  lu 
Cour  de  cassation  a  été  stupetiante. 
Elle  débutait  ainsi  : 

Le  bordereau  n'est  pas  une  création  for- 
tuite, accidentelle  des  seules  forces  de  la  na- 
ture. Il  a  été  écrit  par  quelqu'un:  il  >'agit  de 
savoir  par  qui  et  dans  quel  but. 

Puis,  rapidement,  sans  se  préoccuper 
de  la  déposition  du  général  Zurlinden  qui, 
quelques  jours  auparavant,  avait  dit: 

L'examen  que  j'ai  fait  moi-même  des 
différentes  pièces  du  dossier  judiciaire  ren- 
fermant l'écriture  de  Dreyfus  m'a  démontré 
que  le  bordereau  avait  été  écrit  par  cet  officier 
et  que  C'ÉTAIT  BIEN  SON  ÉCRITURE  COU- 
RANTE ET  RAPIDE. 

M.    Bertillon  déclare  froidement  que    le 
bordereau  est  de  Dreyfus... 

parce  qu'il  est  écrit  au  moyen  d'une  écri- 
ture de  sûreté  qui,  bien  qu'ayant  été  tracée 
relativement  rapidement,  présente  l'appa- 
rence, lorsqu'on  l'examine,  d'être  UN  DOCU- 
MENT  FORGÉ  AU  MOYEN  DE  MOTS  DÉCAL- 
QUÉS ET  MIS  BOUT  A  BOUT... 

11  y  a  des  travaux:  qui  délient  l'analyse. 

La  déposition  de  M.  Alphonse  Bertillon 
qui,  selon  le  mot  de  M.  Yves  Guyot, 
«  déshonore  le  nom  qu'il  porte  »,  est  celle 
d'un  inconscient. 

En  lisant  les  quelques  lignes  qui  suivent 
(18  janvier  1899)  et  qui  font  allusion  à  la 
déposition  du  témoin  au  procès  de  1894, 
on  aura  l'impression  d'une  chos<  épOU- 
vantablemenl  triste:  un  innocent  accusé 
par  un  fou  : 

Au  début  de  ma  déposition  L894  je  remar- 
quai que  l'accusé  Dreyfus  était  très  maître 

«le  lui.  \\.iut  fait  allusion  à  l'angoisse  qui  peut 

étreindre  1''  cœurd'un  honnête  homme  qu 
rend  complice  d'une  erreur  judiciaire,  l'ac- 
cusé  ne'  regarda  narquoisement  et  me  dit  : 

_    .  .  .    monsieur,    vous  n'y 

échapperez  pas,  s  a  sûr. 

Quelques  instants  après,  j'annonçai,  <  en- 
fermement au  rapport  écrit  de  la  preno 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


heure,  et  insuffisamment  justifié,  que  le 
bordereau  était  forgé,   «  et,   ajoutai-je,  la 

preuve  de  cette  confection  artificielle,  je  vais 
vous  la  donner':  elle  m'a  été  révélée  par  le 
petit  instrument  dont  je  me  sers  journelle- 
ment ».  En  disant  ces  mots,  je  sortis  de  ma 
poche  le  décimètre  et  montrai  comment  il 
m'avait  conduit  à  griller  le  bordereau  par 
demi-centimètres,  sur  lesquels  tous  les  mots 
redoublés  se  repéraient  semblablement. 

Au  mot  de  grille,  la  figure  de  l'accusé  se 
contracta;  il  se  renversa  en  arrière,  saisis- 
sant la  table  de  ses  mains,  et  murmura,  d'une 
voix  distincte  pourtant,  qui  fut  entendue  par 
d'autres  que  par  moi  :  «  Oh  !  le  misérable  !  » 
Cette  exclamation,  prononcée  à  l'occasion 
d'une  remarque  (la  forgerie  du  bordereau)  qui 
fuirait  dû  le  remplir  d'espoir  s'il  avait  été  in- 
nocent, me  frappa  énormément  ;  elle  frappa 
mes  voisins,   et  le  mot  fut   répété,   d'une 
source  étrangère,  plus  de  deux  ans  après. 
On  y  ajouta  même  ce  détail  :  «  Oh  !  misérable  ! 
tu  m'as  donc  vu  écrire!  »  En  réalité,  cette 
dernière  phrase  se  réfère  à  la  question  que 
l'accusé  pria  le  président  de  m'adresser  à  la 
fin  de  sa  déposition  :  «  Que  le  témoin,  dit-il, 
veuille  bien  jurer  qu'il  m'a  vu  écrire  le  bor- 
dereau. »  Cette  demande  ne  me  fut  pas  trans- 
mise, mais  me    frappa  d'autant  plus   que 
j'avais,  d'avance,  annoncé  au  commis   qui 
me  servait  d'auxiliaire  dans  mes  recherches 
que  j'amènerais  Dreyfus  à  me  faire  cette 
question.  J'étais  tellement  sûr  d'avoir  recons- 
titué, en  grande  partie,  la  façon  dont  il  s'y 
prenait  pour  composer  son  document,  qu'il 
me  semblait  qu'il  pourrait  laisser  échapper 
cette  demande. 

J'ai  remarqué  également,  durant  tout  le 
cours  de  ma  déposition,  qu'après  son  excla- 
mation :  «  Oh  !  le  misérable!  »  il  ne  chercha 
pas  une  seule  fois  à  contrôler,  à  s'assurer  ou 
même  à  comprendre  les  observations  que  je 
présentais.  Quand  je  signalai,  par  exemple, 
la  présence  d'une  petite  encoche  sur  le  bord 
droit  du  papier  comme  indice  de  confection 
artificielle,  tandis  que  les  juges,  le  défenseur, 
h-  ministère  public  se  penchaient  sur  le  bor- 
dereau  pour  en  constater  la  présence  (qui 
avait  échappé  aux  experts  qui  m'avaient  pré- 
Dreyfus  restait  figé  dans  son  immobi- 
lité, qu'il  semblait  s'être  imposée  depuis  sa 
première  f-xolamation. 

Pourtant  l'angoisse  qu'il  éprouva  lorsque 


je  superposai,  sous  les  yeux  du  conseil,  dif- 
férents mots  du  bordereau  sur  le  mot  intérêt, 
était  manifeste.  Je  l'ai  constatée,  et  d'autres 
témoins  m'en  ont  également  parlé. 

Ah!  comme  elle  est  compréhensible, 
l'angoisse  du  malheureux  innocent  devant 
l'implacable  folie  de  ce  maniaque  accusa- 
teur! 

Voici,  à  titre  de  document,  quelques  ex- 
pressions tirées  de  la  déposition  de  M.  Ber- 
tillon... 

Grille  virtuelle. 

Réticules  centrimétriques. 

Repérage  réticulé. 

Auto-forgerie. 

Surmontage  avec  recul  sans  toutefois 
d'intervalle  réticulaire  ni  même  de  ma- 
trice. 

Le  transfert. 

Carbonate  de  plomb. 

000,002  mm  de  recul  sans  gabarit. 

Un  crayon  de  deux  sous  produisant  un 
glissement  de  mots  hachurés. 

Flèches  superposées  au  gabarit. 

Autocalque  et  hétérotocalque. 

Lettre  négative. 

Imbrication. 

Réseau  réticulaire. 

Quart  de  kutscli. 

Et,  comme  disait  Sganarelle,  «  voilà 
pourquoi  votre  fille  est  muette  !  » 


M.  Teyssoimières. 

18  janvier  1899. 

Encore  un  expert  qui  conclut  à  la  culpa- 
bilité de  Dreyfus.  S'il  n'a  pas  la  folie  de 
Bertillon,  il  ne  présente  pas  quand  même 
le  degré  voulu  de  moralité  pour  que  l'on 
se  puisse  incliner  devant  son  avis. 

M.  Teyssonnières  a  été,  en  effet,  rayé  du 
tableau  des  experts  pour  de  graves  incor- 


DEVANT  LA  COI  R  I>E  CASSATION 


rections  relevées  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions. 

Il  se  contente,  dans  sa  déposition, 
d'affirmer  que  les  similitudes  entre  l'écri- 
ture du  bordereau  et  celle  de  Dreyfus  lui 
paraissent  une  preuve  suffisante  de  cul- 
pabilité. 


M.  Charavay. 

18  janvier  1899. 

M.  Charavay  est  cet  expert  qui  honnê- 
tement a  déclaré  que  jamais  il  ne  condam- 
nerait un  homme  sur  une  simple  exper- 
tise d'écriture. 


C*lP-~%^4> 


l.\    MORT    D'HENRI    LE    FAI  SSAlR] 


En  1894,  il  trouva  des  analogies  entre 
l'écriture  de  Dreyfus  et  celle  du  bordereau. 
Depuis  qu'il  connaît  L'écriture  d'Ester- 


rapproche  bien  davantage  de   cette  pièce 

incriminé) 

La  preuve  en  est    dans   la  correspon- 


ha/v,  il    remarque   que  cette  écriture    se  |  dance  suivante 


S4 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


LETTRE  DE  M.  GABRIEL  MONOD  A  M.  MAZEAU, 
PREMIER   PRÉSIDENT    DE  LA   COUR   DE   CASSATION 


Versailles,  23  avril. 

Monsieur  le  premier  président, 

J'ai  l'honneur  de  déposer  entre  vos  mains, 
pour  être  communiquée  à  la  Cour  de  cassation, 
la  lettre  authographe  que  M.  Etienne  Chara- 
vay  m'a  adressée  le  dimanche  23  avril,  et 
dans  laquelle  il  précise  et  complète  la  dépo- 
sition qu'il  a  faite  à  la  chambre  criminelle 
au  sujet  de  son  expertise  de  1894.  L'impor- 
tance de  ses  déclarations  ne  vous  échappera 
pas  et  vous  jugerez  s'il  y  a  lieu  de  faire  re- 
venir M.  Charavay  devant  la  Cour  pour  les 
confirmer,  ou  si  la  Cour  peut  se  contenter  de 
prendre  acte  de  cette  lettre  en  la  déposant  au 
dossier. 

Je  vous  prie  d'agréer,  monsieur  le  premier 
président,  l'expression  de  mes  sentiments 
les  plus  respectueux. 

Gabriel  Monod, 
Membre  de  V Institut. 


LETTRE  DE  M.    E.  CHARAVAY  A  M.  GABRIEL  MONOD 

Paris,  23  avril  1899. 

Mon  cher  maître  et  ami, 

J'ai  reçu  votre  lettre  du  20 avril.  Vous  vous 
étonnez  que  dans  ma  déposition  devant  la 
chambre  criminelle  de  la  Cour  de  cassation, 
je  n'aie  pas  affirmé  plus  nettement  l'identité 
de  l'écriture  du  bordereau  avec  celle  de  l'ex- 
commandant  Esterhazy.  Je  tiens  à  vous  don- 
ner les  explications  nécessaires  pour  dissiper 
toute  équivoque. 

J'ai  été  convoqué  en  même  temps  que  les 
Bept  autres  experts  des  affaires  Dreyfus  et  Es- 
terhazy. Le  président  de  la  chambre  crimi- 
nelle nous  a  remis  l'original  du  bordereau  et 
des  pièces  de  comparaison  émanées  de  Drey- 
fus et  d'Esterhazy,  et  il  nous  a  dit  de  les  exa- 
miner afin  de  répondre  à  la  question  sui- 
vante :  «  Maintenez-vous  les  conclusions  de 
votre  rapport?  » 

Je  n'ai  eu  ni  le  temps  ni  les  moyens  maté- 


riels de  faire  une  expertise  qui  exige,  par 
suite  des  circonstances,  une  attention  parti- 
culière. J'ai  seulement  constaté  que  le  borde- 
reau reproduisait  l'écriture  d'Esterhazy  avec 
beaucoup  plus  d'exactitude  que  celle  de  Drey- 
fus, et  que  le  papier  pelure  dudit  bordereau 
était  de  même  nature  que  celui  employé  en 
1894  par  Esterhazy. 

J'ai  donc  considéré  que  le  nouvel  élément 
de  comparaison,  qui  ne  m'avait  pas  été  fourni 
en  1894,  ne  me  permettait  pas  de  maintenir 
mes  conclusions,  et  annulait  mon  exper- 
tise. C'est  ce  que  j'ai  dit.  Je  n'ai  pas  été  plus 
affirmatif  sur  l'attribution  de  l'écriture,  parce 
que  je  n'étais  pas  alors  à  même  d'examiner 
l'hypothèse  d'un  faux  par  imitation,  qui 
avait  été  produite,  et  de  contrôler  les  argu- 
ments des  conclusions  négatives  de  l'exper- 
tise de  1897. 

Cette  prudence,  que  vous  jugerez  peut-être 
excessive,  n'était-elle  pas  naturelle  à  un 
homme  abusé  une  première  fois  par  les  appa- 
rences et  justement  soucieux  d'éviter  une 
nouvelle  erreur? 

Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  répondu  négative- 
ment à  la  demande  posée  par  la  chambre  cri- 
minelle :  «  Maintenez-vous  vos  conclusions 
de  1894  !  » 

Ensuite  j'ai  cru  devoir,  pour  l'acquit  de  ma 
conscience,  vérifier  l'impression  produite  sur 
mon  esprit  par  la  confrontation  de  l'écriture 
du  bordereau  avec  celle  des  deux  éléments  de 
comparaison.  Je  me  suis  procuré  deux  lettres 
de  l'ex-commandant  Esterhazy  et  j'ai  fait  le 
travail  de  comparaison  à  l'aide  d'une  photo- 
graphie du  bordereau  qui  m'avait  été  donnée 
officiellement  en  1894.  De  cette  vérification  il 
résulte  : 

1°  Que  le  bordereau  reproduit  exactement 
le  graphisme  d'Esterhazy  ; 

2°  Quelespartiesdubordereauqui,en  1894, 
avaient  attiré  les  soupçons  de  l'autorité  mi- 
litaire sur  Dreyfus  et  avaient  impressionné 
les  experts  ressemblent  tout  autant  à  l'écri- 
ture naturelle  d'Esterhazy  qu'à  celle  de 
Dreyfus  ; 

3°  Que  les  dissemblances  constatées  dans 
monrapportentre  l'écriture  de  Dreyfus  et  celle 
du  bordereau  sont  précisément  les  analogies 
caractéristiques  des  écritures  du  bordereau 
et  d'Esterhazy. 

Dans  ces  conditions,  j'estime  que  la  confec- 
tion graphique  du  bordereau  ne  peut  plus 


DEVANT   LA  COUR  DE  CASSATION 


.1.-1 


être  attribuée  à  l'ex-capitaine  Alfred  Dreyfus, 
mais  doit  être  attribuée  à  l'ex-commandant 
Esterhazy. 

Cette  déclaration  complète  et  confirme  ma 
déposition.  J'éprouve  d'autant  moins  d'em- 
barras à  la  faire  que  j'ai  conscience  d'avoir 
toujours  agi  de  bonne  foi  et  que  les  circons- 
tances exceptionnelles  de  l'expertise  de  1894 
expliquent  suffisamment  les  raisons  de  ma 
conclusion  première.  Je  n'ai,  vous  le  savez, 
nulle  prétention  à  l'infaillibilité  et  je  me  suis 
toujours  fait  un  devoir  (mon  rapport  de  1894 
en  est  la  meilleure  preuve,  d'exposer  les  ar- 
guments pour  et  contre,  afin  de  permettre  aux 
juges  de  se  prononcer  en  connaissance  de 
cause.  Est-il  besoin  de  répéter  qu'en  aucun 
cas  l'expertise  en  écriture  ne  saurait  consti- 
tuer l'unique  élément  d'une  condamnation  et 
qu'en  droit  comme  en  fait  elle  n'a  jamais  été 
et  ne  sera  jamais  qu'un  témoignage  ? 

La  clôture  de  l'enquête  et  la  publication  des 
dépositions  concernant  la  partie  grapbiquede 
l'affaire  me  dégageant  du  silence  qu'à  tort  ou 
à  raison  je  m'étais  imposé  en  présence  du  dé- 
chainemenl  des  passons  contraires,  je  saisis 
cette  occasion  de  libérer  ma  conscience  et 
d'obéir,  en  vous  faisant  connaître  mon  opi- 
nion, aux  sentiments  de  loyauté  et  d'impar- 
tialité qui  ont  été  et  seront  toujours  ma  règle 
de  conduite. 

Je  vous  prie  de  faire  de  ma  déclaration  l'u- 
sage que  je  vous  jugerez  utile  à  la  cause  de 
la  justice  et  de  la  vérité,  et  d'agréer,  etc. 

Etienne  Charavay. 

Pour  ce  qui  est  de  la  similitude  cons- 
tatée entre  l'écriture  d'Esterhazy  et  celle 
du  bordereau,  il  suffit  de  citer  les  conclu- 
sions des  différents  experts  qui  ont  été  en- 
tendus par  la  Cour  de  cassation. 


M.  Pelletier. 


18  janvier  1899. 


Le  président.  —  Vous  avez  été  expert  dans 
l'affaire  Dreyfus,  en  1894,  el  vous  avez  con- 
clu à  la  non-similitude  de  l'écriture  du  bor- 
dereau etdo  celle  de  l'inculpé.  Persistez-vous 


dans  les  conclusions  de  votre  rapport  du 
2o  octobre  189'.  ! 

M.  Pelletier.  —  Je  maintiens  mes  eonclu- 
sions  d'octobre  1894.  et  à  la  suite  du  nouvel 
examen  de  comparaison  émanant  du  com- 
mandant Esterhazy  et  du  capitaine  Dreyfus, 
je  crois  devoir  être  plus  affirmatif.  c'est-à- 
dire  déclarer  que  certainement  le  bordereau 
ne  peut  pas  être  attribué  à  Dreyfus. 

Sur  l'examen  superficiel  que  je  riens  'le 
faire,  j'estime  qu'il  est  l'œuvre  du  comman- 
dant Esterhazy. 


M.  Gobert, 

Expert  de  la  Banque  de  France. 

18  janvier  1899. 

Je  tiens  pour  certain  que  l'écriture  du  bor- 
dereau n'est  pas  de  Dreyfus,  et  les  éléments 
decomparaison  émanant  d'Esterhazy  me  con 
duisent  à  dire  que  c'est  réellement  lui  qui  est 
l'auteur  dudit  bordereau. 


M.  Giry. 

Professeur  à  l'École  des  Chartes. 

2  février  1899. 

Ce  que  je  puis  affirmer  à  la  Cour,  c'est 
que  l'examen  auquel  je  me  suis  livré  con- 
firme, de  tout  point,  les  conclusions  que  j'a- 
vais tirées  de  l'étude  du  fac-similé  du  bor- 
dereau et  d'autres  pièces  de  comparaison  : 
l'écriture  du  bordereau  est  une  écriture  na- 
turelle et  courante.  Ce  n'est  pas  l'écriture  de 
Dreyfus,  mais  au  contraire,  c'est  tout  à  fait 
l'écriture  d'Esterhazy. 


M.  Panl  Meycr, 

Directeur  de  VÉcolc  des  Charles. 

2  février  1899. 

L'examen  de  l'original  du  bordereau  a  con- 
tinué l'opinion  que  je  m'étais  formée  d'ap 
l'examen  du  fac-similé. 

Celle  opinion,  c'est  que   le  document   en 
question  esl  «le  l'écriture  du  commandant  I 
terhnzv. 


50 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


M.  Molinier. 

Professeur  à  l'École  des  Chartes. 

2  février  1899. 

L'examen  que  j'ai  pu,  aujourd'hui,  faire 
de  l'original  du  bordereau  m'a  permis  de  con- 
clure que  les  fac-similés  utilisés  par  moi 
étaient,  en  somme,  absolument  exacts. 

Tous  les  traits  essentiels  que  j'y  avais  ob- 
servés se  retrouvent,  et  je  puis  aujourd'hui, 
sans  aucune  restriction,  affirmer  qu'en  mon 
Ame  et  conscience  le  bordereau  est  de  la  main 
d'Esterhazy. 

Toutes  ces  dépositions  sont  concluantes. 
En  dépit  de  tous  les  raisonnements,  elles 
ne  sont  nullement  entamées  par  les  dépo- 
sitions des  trois  experts  clairvoyants  qui 
ont  conclu  à  la  falsification  des  fameuses 
lettres  à  madame  de  Boulancy,  lesquelles 
ont  par  la  suite  été  reconnues  parfaitement 
authentiques. 

MM.  Couard,  Varinard  et  Belhomme 
qui  réclamèrent  à  Zola  30,000  francs  de 
dommages  et  intérêts  et  firent  vendre  à 
l'encan  le  mobilier  du  romancier,  avaient 
été  les  trois  experts  choisis  par  l'Etat- 
Major  pour  affirmer,  lors  du  procès  Es- 
terhazy,  que  le  bordereau  n'était  point 
de  la  main  de  cet  officier. 

Le  18  et  le  28  janvier  1899,  ces  trois 
experts  crurent  devoir,  sans  explications, 
confirmer  leur  rapport  de  1897. 

11  aurait  peut-être  fallu,  dans  le  cas  con- 
traire, rendre  les  30,000  francs  de  Zola... 
C'eût  été  trop  douloureux. 


Cf/L4u> 


LE   BORDEREAU 


JL 


t  A*.  Ot^^£-     *^*s£    c^r^JU, 


> 


/*.»MX/^ 


S'a 


AsoTn^s  *    s*+*    csyyjtsr* 


Br>/cr><' yf^ 


<^ 


/ 


Su 


V 


As(sir> 


^-t      ^>v» 


i     J*+~ £~ 


■  —  Si  l'on  compare  le  bordereau  et  la  lettre  d'Esterhazy,  il  faut  remarquer,  en  dehors  de  la 
jemblance  typique  des   caractères,  que  la  distance    entre  les    lignes   est  exactement  la  même. 
trois  spécimens  sont  réduits  dans  les  mêmes  proportions.) 


DEVANT  LA  COl'R  DE  CASSATION 


/ 

ÉCRITURE   D'ALFRED    DREYTUS 

à^^r^/  ^_  <*-.  *jr4<,    C   cft^vw     itn^y^. '&£—**. Jtn^jf 

/***&.'    <st-    f       £    Ui^     &~     "mm.  /^/i \^T      c6k^.     „/  Uur*^ 

>C  £/  û.   J/-  J,^    j&zSiy-    <ù,~t-f  "+     *  '^  </>"'£~— >,  *-~0 


!..  IUTL'RE    I)  ESTEKHAZY 


III 


L'Illégalité 


Les  Pièces  secrètes 


Un  a  communiqué  des  pièces  secrètes  aux  juges  du  Conseil  de  guerre  de  1894.  —  Les  militaires  sont   gênés. 

—  Billot  «  ignore  ».  —  Zurlinden  «  n'a  rien  pu  savoir  ».  —  Gonse  «  n'est  pas  en  mesure  de  répondre  ». 

—  Mercier  déclare  que  «  la  Cour  n'a  pas  à  s'occuper  de  ça  ».  —  Cavaignac  «  n'a  pas  dirigé  son  enquête 
de  ce  côté  ».  —  Boisdeffrë  «  demande  à  ne  pas  répondre  ».  —  Du  Paty  et  son  commentaire.  <-  Les 
témoignages   politiques.   —  M.  Casimir  Perier.  —  M.  Charles  Dupuy  a  entendu  parler  de  quelque   chose. 

—  M.  Hanotaux  ne  se  compromet  pas.  —  MM.  Guérin  et  Poincaré.  —  Le  colonel  Cordier  a  eu  vent  de 
l'illégalité  commise.  —  Le  colonel  Picquart.  —  Son  récit.  —  Le  dossier  diplomatique  ou  la  farce  du 
dossier  secret. —  Quelques  faux.  —  La  dépêche  du  2  novembre  1894  ou  les  tours  de  passe-passe  ■  de 
l'Etat-major.  —  M.  Paléologue  remet   les  choses  au  point.   —  La  lettre  Schvarzkoppen  du  16  avril  1894. 

—  Les  lettres  de  l'empereur  d'Allemagne.  —  La  lettre  Weyler.  —  Le  faux  Henry. 


Des  pièces  secrètes  ont  été  communi- 
quées aux  juges  du  Conseil  de  guerre 
de  1894,  sans  que  l'accusé  et  son  défen- 
seur en  aient  eu  connaissance. 

Cela  est  aujourd'hui  absolument  reconnu 
en  dépit  de  toutes  les  réticences,  de  toutes 
les  réponses  embarrassées  des  intéressés. 
Ceux-ci  ont  dû  se  rendre  compte  des  ter- 
ribles responsabilités  qui  ne  manqueraient 
pas  de  peser  sur  eux  s'ils  avouaient  caté- 
goriquement une  pareille  forfaiture. 

Mais  silos  demi-aveux  de  quelques-uns, 
si  les  a  aveux  par  le  silence  »  de  quelques 
autres  ne  laissent  aucun  doute  à  ce  sujet, 
il  est  manifeste  que  les  pièces  secrètes  en 
question  ont  eu  :  les  unes,  une  origine 
douteuse;  les  autres,  une  origine  certaine 
et  avouée  :  le  faux. 

Voici  d'ailleurs  les  déclarations  qui  ont 
été  reçues  ;■  ce  sujet  par  la  Cour  de  cas- 
sation. 


M.  le  général  Billot. 

8  novembre  1898. 

Le  président.  —  Les  documents  dont  vous 
nous  parlez  (pièces  secrètes)  ont-ils  été,  en 
tout  ou  en  partie,  soumis  au  conseil  de 
guerre  ? 

Le  général  Billot.  —  Je  l'ignore.  Je  n'ai 
pas  pu  faire  d'enquête  à  ce  sujet. 

J\l.  le  général  Zurlinden. 

1  4  novembre  1898. 

Quant  aux  documents  qui  auraient  été  remis 
au  conseil  de  guerre  appelé  à  juger  Dreyfus 
sans  avoir  été  communiqués  à  la  défense,  je 
n'ai  pu  absolument  rien  apprendre  malgré 
mes  recherches  au  ministère  de  la  guerre. 
J'ignore  si  ce  bruit  est  fondé  out  au  contraire, 
si  c'est  une  simple  légende,  résultant  de  ce 
qu'au  bureau  des  renseignements  on  aurait 
peut-être  songé,  au  moment  des  débats,  à 


L'AFFAIRE  DREYFUS  DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


préparer  des  documents  qui  pourraient  être 
communiqués  aux  juges  sans  que  Ton  eût 
donné  suite  à  ce  projet.  Je  le  répèle,  je  n'ai 
pu  recueillir  à  cet  égard  aucune  espèce  de 
renseignements  dans  les  bureaux  du  minis- 
tère. 


M.  le  général  Gonse. 


/ 2  décembre  1898. 


Le  président.  —  Savez-vous  ou  n'avez- 
vous  pas  entendu  dire  qu'un  dossier  secret 
ait  été  produit  aux  juges  du  conseil  de 
guerre  ? 

Le  générai  Gonse.  —  Je  ne  suis  pas  en 
mesure  de  répondre  à  cette  question.  Le  mi- 
nistre de  la  guerre  de  l'époque  pourrait  seul 
vous  répondre  à  ce  sujet. 

Ce  ministre  était  le  général  Mercier, 
dont  voici  la  déposition  : 


II.  le  général  Mercier. 


8  novembre  1898. 


Le  président.  —  N'y  a-t-il  pas  d'autres 
faits  ou  documents,  étrangers  à  la  procédure 
judiciaire,  qui  auraient  été  soumis  au  conseil 
de  guerre  avant  la  condamnation  et  en  dehors 
de  l'accusé  .' 

Le  générai  Mercier.  —  Je  ne  crois  pas 
avoir  à  m'expliquer  sur  ce  point  :  la  demande 
.■h  revision  est  limitée  aux  moyens  tirés  de 
faux  commis  par  Henrj  el  de  la  contradic- 
tion des  expertises,  el  c'esl  sciemment  que 
M.  le  garde  des  sceaux  n'a  poinl  relevé  la 
communication  qui  aurait  été  faite  de  pi< 
secrètes,  malgré  la  demande  que  lui  eu  avail 
adressée  madame  Drej  fus. 

Le  président.  —  La  Cour  de  cassation  a 
mission  d'arriverà  la  manifestation  complète 

,1c  la  vérité.  Si  clic  admettait  les  yens  'le 

revision,  elle  ferail  disparattfe  certains  élé- 
ments de  culpabilité  :  mai-  il  pourrai!  en 
exister  d'autres  «le  nature  a  la  déterminer  a 


rejeter  la  demande,  cl  c'est  sur  ces  autre?-, 
éléments  qu'elle  doit  être  éclairée  el  savoir 
-'ils  ont  été  soumis  au  conseil  de  guerre? 

Lr.  général  Mercier.  —  Je  persiste  dans 
ma  déclaration.  Je  ne  crois  pas  que  la  Cour 
de  cassation  ail  à  s'occuper  de  cette  qr. 
tion. 

Ce  que  le  général  Mercier  ne  dit  pas, 
c'est  qu'il  voudrait  bien  que  la  Cour  de 
cassation  ne  s'occupât  point  de  cette  ques- 
tion-là. 

Mais  la  déposition  ambiguë  du  général 
Mercier  est  sullisamment  éloquente  pour 
que  le  doute  ne  subsiste  pas. 

M.  Godefroy  Cavaignac,  qui  sait  tout, 
et  dont  la  perspicacité  ne  se  trouva  jamais 
en  défaut  —  c'est  lui  qui  prend  soin  de 
nous  le  dire  —  a  également  éludé  la 
question. 


M.  Cavaigrnac. 


9  novembre  1898. 


Le  président.  —  Pensez-vous  que  ce-  do- 
cuments, ou  tout  autre,  étrangers  à  la  procé- 
dure judiciaire,  aient  été  soumis  au  conseil 
de  guerre  qui  a  jugé  Drej  fu 

M.  Cavaign u  .  —Je  n'ai,  a  aucun  moment, 

dirigé  mou  enquête  de  ee  eo|é,  aill-i  que  Cela 

s'explique  naturellement  par  le-  déclarations 

faites  par  moi  a  la  Chambre  de-  députés  au 
nom  «In  gouvernement. 

Je  crois  utile  de  do r  ici  une  indication 

à  la  Cour. 

i  in  ,i  dit  que  le-  deux  documents  qui  oui  fait 

suite  au  faux  Henrj  et  auxquels  j'ai  l'ait  allu- 

-i,,u  dans  mon  discours  du  7  juillet  étaient 

[(  ment  des  faux.  Si  i  uraents  a'onl 

pas  été  communiqués  à  la  Cour,  je  m 

nnai  a  due  que  cette  affirmation  ne  -aurait 
rire  exael 

Quant  an  général  de  Boisdeffre,il  aurait 
bien  voulu  que  la  Cour  lui  parlai  d'autre 
choa 


—  -  t  f 

4ruv-nx->    "?ëZ*ifeo       fflowyzel)     zk.   -€^^->    e^eU 


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C'y  ouf[-  wn/e;  \         l' 

%  v    -4u»4,-<*ri,   Y^Ul^â^  44/iAsarO 


FAC-SIMILÉ   DU    DIAGRA 


k/l.   BERTILLON 


6-2 


L'AFFAIRE   DREYFI  S 


M.  le  g-énéral  de  Boisdeffre. 


13  décembre  1898. 

Le  président.  —  Savez-vous  si  un  dossier 
secret  a  été  communiqué  au  conseil  de 
guerre  ? 

Le  général  de  Boisdeffre.  —  Je  vous  de- 
manderai de  ne  pas  répondre  à  cette  ques- 
tion qui  n'est  pas  soumise,  en  ce  moment, 
au  jugement  de  la  Cour. 

On  s'imagine  aisément  l'effet  que  dut 
produire  cette  demi-douzaine  de  témoi- 
gnages intéressés,  sur  les  magistrats  de 
la  Cour  de  Cassation. 

Les  explications  de  M.  duPaty  de  Clam, 
«  l'ouvrier  diabolique  de  l'erreur  judi- 
ciaire, »  selon  le  mot  de  Zola,  ont  été  pour 
le  moins  aussi  embarrassées  relativement 
à  une  note  explicative  qu'il  avait  rédigée 
pour  commenter  les  pièces  secrètes  com- 
muniquées aux  juges  du  Conseil  de 
guerre  de  1894. 


M.  le  lieutenant-colonel 
du  Paty  de  Clam. 

Demande  posée  par  un  conseiller.  —  Indé- 
pendamment du  dossier  comprenant  les  pièces 
de  votre  enquête  et  la  procédure  instruite  par 
M.  d'Ormescheville,  le  service  des  renseigne- 
ments a  établi  un  dossier  secret.  Voudriez  vous 
nous  faire  connaître  les  circonstances  dans 
Lesquelles  vous  avez  été  amené  à  faire  un 
'•ommentaire  des  pièces  composant  ce  dossier 
secret? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Il  est 
exact  que  le  colonel  Sandherr  m'a  prié  d'écrire 
une  note  sous  ses  yeux,  et  avec  sa  collabora- 
lion,  en  vue  d'établir  la  concordance  entre 
certaines  pièces  qu'il  m'a  montrées.  Le  colo- 
nel Sandherr  m'a  pris  cette  note;  j'ignore  ce 
qu'il  en  a  fait. 

Ce  fait  a  dû  se  passer  au  commencement 
de  décembre  1 894. 

Demande  posée  par  un  conseiller.  —  Quel 
est  Le  sens  exact  que  le  témoin  attache  à  ce 


mot  de  concordance  auquel  il  a  réduit  tout  à 
l'heure  l'intérêt  de  la  note  dont  il  était  ques- 
tion? Est-ce  seulement  la  concordance  des 
pièces  entre  elles,  destinée  à  établir  l'authen- 
ticité par  une  communauté  d'origine  ?  Ou 
bien  est-ce  la  concordance  de  ces  pièces  des- 
tinées à  démontrer  plus  ou  moins  la  culpabi- 
lité de  Dreyfus? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  C'était 
pour  établir  la  concordance  entre  ces  pièces, 
en  vue  d'établir  qu'il  y  avait  une  trahison  à 
l'état-major  de  l'armée. 

Le  président.  —  Pourriez-vous  nous  dire 
quelles  étaient  les  pièces  qui  figuraient  dans 
ce  dossier  et  qui  étaient  l'objet  de  la  note? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Je  n'ai 
pas  vu  le  dossier;  j'ai  vu  un  certain  nombre 
de  pièces  tirées  d'un  dossier  et  qui  ont  été 
mises  successivement  sous  mes  yeux.  Les 
pièces  énumérées  par  le  colonel  Picquart  fai- 
saient partie  de  celles  qui  ont  passé  sous  mes 
yeux  ;  je  ne  m'en  souviens  pas  assez  pour 
pouvoir  les  énumérer  moi-même,  le  nom  de 
Dreyfus  n'a  pas  été  écrit  par  moi  dans  cette 
note,  autant  que  je  puis  m'en  souvenir. 

A  en  croire  les  explications  de  M.  du 
Paty  de  Clam,  le  nom  de  Dreyfus  n'aurait 
pas  été  prononcé  dans  son  commentaire  et 
il  aurait  même  ignoré  quelles  étaient  les 
pièces  qu'il  aurait  été  chargé  d'expliquer 
aux  juges. 

Mais  voici,  d'autre  part,  quelques  té- 
moignages politiques  qui  prouvent  claire- 
ment que  les  accusateurs  de  Dreyfus  ont 
commis  l'illégalité  reprochée,  et  cela  avec 
la  conscience  de  leur  forfait. 

Le  général  Mercier  s'est  bien  gardé 
d'informer  les  membres  du  gouvernement 
de  cette  communication  de  pièces  secrètes 
aux  juges  du  Conseil  de  Guerre. 

Les  témoins  suivants  en  font  foi. 


M.  Casimir-Perier, 

Ancien  président  de  la  République. 

28  décembre  1898. 
Le  président.  —  Le  général  Mercier  ne  vous 


DEVANT  LA  COUB  DE  CASSATION 


aura*it-il  pas  parlé,  postérieurement  au  juge- 
ment, de  pièces  secrètes  qui  auraient  été  com- 
muniquées au  conseil  de  guerre,  qui  auraient 
été  décisives  comme  preuves  de  la  culpabilité 
de  Dreyfus? 

M.  Casimir  Perier.  —  Je  n'ai  entendu  parler 
que  d'une  seule  pièce,  celle  souvent  citée  : 
«  Ce  canaille  de  D...  devient  réellement  trop 
exigeant.  » 

Je  n'ai  pas  eu  connaissance  d'autres  pièces 
secrètes.  Le  général  Mercier  m'a  dit  que  cette 
pièce  avait  été  mise  sous  les  yeux  du  conseil 
de  guerre. 

Le  président.  —  A  quelle  date  à  peu  près 
et  à  quelle  occasion  le  général  Mercier  aurait- 
il  tenu  ce  propos? 

M.  Casimir-Perier.  —  C'est,  je  crois,  avant 
la  condamnation;  mais  je  n'avais  pas  compris 
que  cette  communication  dût  être  limitée  aux 
juges  eux-mêmes. 


M.  Charles  Dupuy. 

26  décembre  1898. 

Le  président.  —  Quand  avez-vous  entendu 
parler  pour  la  première  fois  de  pièces  secrètes 
établissant  la  culpabilité  de  Dreyfus? 

M.  Dupuy.  —  J'en  ai  entendu  parler  seule- 
ment par  les  publications  faites  par  les  jour- 
naux, en  189G. 

Le  président.  —  N'avez-vous  pas  été  in- 
formé, depuis,  de  l'existence,  au  ministère  de 
la  guerre,  d'un  dossier  secret  duquel  ressor- 
tirait cette  culpabilité? 

M.  Dupuy. — J'en  ai  entendu  parler,  comme 
tout  le  monde,  par  les  divers  ministres  de  la 
guerre,  mais  je  n'en  ai  eu  connaissance  per- 
sonnellement que  tout  récemment,  à  l'occa- 
sion de  la  demande  de  communication  faite 
par  la  Chambre  criminelle  de  la  Cour  de  cas- 
sation. 

Le  président.  —  Le  général  .Mercier  ne 
vous  a-L-il  jamais  parlé  d'un  dossier  secret 
qui  aurail  été  communiqué  au  conseil  <le 
guerre  ? 

M.  Dupuy.  —  J'en  ai  entendu  parler,  mais 
pas  par  le  général  Mercier,  et  d'une  manière 
indirecte  seulement. 

L'illégalité  absolue  ressort  de  la  modé- 


ration même  de  ce  témoignage.  Et  si  cette 
modération  étonne,  il  est  bon  de  rappeler 
ici  que  M.Charles  Dupuy  était,  à  l'époque 
du  procès  Dreyfus,  président  du  Conseil 
des  ministres. 

Les  autres  ministres  du  cabinet  Dupuy, 
en  1894,  ont  fait  des  déclarations  ana- 
logues, toutes  concluantes  : 


AI.  Hanotaux, 

Ancien  ministre. 

31  janvier  1S98. 

Le  président.  —  Avez-vous  connaissance 
qu'un  dossier  secret,  étranger  à  la  défense, 
aurait  été  communiqué  au  conseil  de  guerre 
en  1894,  pendant  la  délibération? 

M.  Hanotaux.  —  Je  n'ai  eu  connaissance 
que  de  ce  qui  a  été  allégué-  dans  les  journaux. 

M.  Guérin  n'en  sait  guère  plus. 


M.  Guérin, 

Ancien  ministre, 

2  décembre  1898. 

Le  président.  —  Le  général  Mercier  ne  vous 
a-t-il  pas  parlé  également  de  pièces  secr 
sur  lesquelles  reposerait  sa  conviction,  et  ne 
vous  a-t-il  pas  déclaré,  -'>it  alors,  soit  plus 
lard,  qu'il  existerait  un  dossier  composé  de 
pièces  de  cette  aatur 

M.  GuÉRlN.  — Je  n'ai  jamais  entendu  parler 
à  cette  époque  de  pii  crêtes. 

11  ne  nous  a  jamais  été  communiqué  et  nous 
n'avons  jamais  connu  que  le  bordereau. 

Je  n'ai  connu  L'existence  de  ces  prétendu 
pièce-  secrètes  qu'il  y  a  un  an,  ;i  L'époque  du 
procès  Zola. 

La  déposition  La  plus  caractéristique  a 

été  celle  de  .M.  Poincaré,  ancien  ministre, 
qui  a  l'ait  part  à  la  Cour  de  ses  angOÎSI 
et  des  démarches  qu'il  lit  vainement  dans 

le  seul  but  do  les  dissiper. 


64 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


M.  Poincaré. 

28  décembre  1898. 

Le  président.  —  Lorsque  le  général  Mercier 
vous  a  fait  connaître  les  soupçons  qui  pesaient 


sur  le  capitaine  Dreyfus  et  vous  a  montré  le 
bordereau,  vous  a-t-il  dit  qu'il  existât  au 
ministère  de  la  guerre  d'autres  documents 
qui  fussent  de  nature  à  établir  la  culpabilité 
de  cet  officier? 
M,  Poincaré.  —  Il  ne  nous  a  été  parlé  d'au- 


--? 


L  USINE   DES   FAI  X 


cun  autre  document;  comme  je  le  disais  tout 
à  l'heure,  il  m'a  depuis  lors  parlé  de  preuves 
postérieures. 

J'ai  demandé  un  jour,  devant  un  certain 
nombre  de  mes  collègues,  à  M.  Cavaignac,  si 
le  dossier  secret  était  antérieur  ou  postérieur 
;«  la  condamnation.  II  ne  m'a  pas  répondu. 

J'ai  également,  sous  le  ministère  Méline  et 
I  plusieurs  reprises,  dit  aux  membres  de  ce 


gouvernement,  que  mes  amis  et  moi,  en  1894, 
nous  n'avions  pas  connu  d'autres  charges  que 
le  bordereau  et  que,  maintenant  qu'il  sem- 
blait douteux  que  le  bordereau  eût  été  écrit 
par  Dreyfus,  il  nous  était  impossible  de  ne 
pas  avoir  la  conscience  très  troublée. 

Une  autre  déposition  faite  par  l'ancien 
sous-chef  de  bureau  des  renseignements 


DEVANT  LA  COUR  l>K  CASSATION 


•    ,  "  i  *I  fi  ■ '  ■       .>  S  - 

- 


Trois  jours  avanl  la  lecture  du  faux  à  la  tribune,  l>i  l'\n  de  Clam  émil  des  doutes  sur 
l'authenticité  <lc  la  pièce...  Cavaignac  pria  son  cousin  I  i  Paty,  de  vouloir  bien  se  mêler 
de  ses  propres  affaires. 


66 


I.  AFFAIRE  DREYFUS 


lors  du  procès  Dreyfus  a  donné  sur  ce  point 
une  indication  précieuse. 
La  voici  : 


M.  le  lieutenant-colonel  Cordier 

27  décembre  1898. 

Le  président.  —  Avez-vous  entendu  dire, 
à  cette  époque,  que  des  pièces  secrètes,  qui 
d  auraient  pas  figuré  à  l'instruction,  avaient 
été  communiquées  au  conseil  de  guerre? 

Le  colonel  Cordier.  —  Ce  bruit  a  couru 
aussitôt  après  le  procès. 

Le  président.  —  Mais  des  pièces  de  cette 
nature,  qui  auraient  dû  être  nécessairement 
extraites  de  votre  service,  pouvaient-elles  en 
sortir  à  votre  insu? 

Le  colonel  Cordier.  —  En  principe,  non. 
Cependant,  en  fait,  on  a  très  bien  pu  ne  pas 
me  les  montrer. 

Comme  on  le  voit,  le  colonel  Cordier 
n'est  pas  éloigné  de  croire  que  certains 
officiers  faisaient  disparaître  des  pièces 
quand  ils  estimaient  qu'elles  pouvaient 
tomber  sous  des  yeux  trop  perspicaces... 

D'autre  part,  la  déposition  du  colonel 
Picquart  a  éclairé  complètement  la  reli- 
gion de  la  Cour  sur  cet  incident  : 


M.  le  lieutenant-colonel  Picquart. 


23  novembre  1898* 


Le  résumé  des  impressions  que  j'ai  com- 
muniqué aux  différentes  autorités  militaires, 
durant  le  procès  de  189i,  était  que  la  condam- 
nation n'était  pas  certaine. 

J'ai  dit  plusieurs  fois  au  général  de  Bois- 
deffre et  au  général  Mercier  que  s'il  n'y  avait 
le  dossier  secret,  je  ne  serais  pas  tran- 
quille. 

Je  n*ai  jamais  connu,  jusqu'en  18%,  le 
contenu  exact  de  ce  dossier.  Je  n'en  connais- 
Bais  alors  que  les  deux  pièces  dont  je  vous  ai 
déjà  parié,  mais  la  légende  qui  courait  était 


qu'il  y  en  avait  d'autres,  et  que  c'était  formi- 
dable. 

J'ai  notamment  parlé  de  cette  question  du 
dossier  secret  au  général  Mercier,  auquel 
j'avais  été  rendre  compte  pendant  que  les 
juges  délibéraient. 

Faut-il  que  je  dise  ce  qui  a  trait  à  la  com- 
munication des  pièces  secrètes  ? 

Le  président.  —  Oui,  vous  devez  à  la  Cour 
toute  la  vérité. 

Le  lieutenant-colonel  Picquart.  —  Il  m'est 
absolument  impossible  de  me  souvenir  si 
c'est  moi  qui  ai  apporté  le  dossier  secret,  si 
c'est  du  Paty  ou  quelque  autre  personne. 

J'ai  apporté  plusieurs  plis  au  colonel  Maurel 
et  je  ne  sais  plus  si  l'un  d'eux  pouvait  con- 
tenir ce  dossier,  lequel,   ainsi   que  j'ai  pu 
m'en  assurer  plus  tard,  est  de  très  petite  di-, 
mension. 

Ce  qui  peut  faire  croire  que  c'a  pu  être 
moi,  c'est  que,  quand  j'ai  déposé  devant 
M.  Ravary,  en  décembre  dernier,  le  greffier 
Vallecalle  m'a  dit  : 

«  Est-ce  que  ce  n'est  pas  vous  qui  avez 
apporté  le  dossier  secret?  » 
Ou: 

«  C'est  bien  vous  qui  avez  apporté  le 
dossier  secret?  » 

Mais  on  parlait  de  cette  question  au  minis- 
tère librement,  et  la  communication  ne  fait 
aucun  doute. 

J'en  ai  parlé  avec  le  général  Mercier,  à 
l'époque  du  procès,  avec  le  général  Boisdeffre 
à  l'époque  du  procès,  et  depuis  (et  je  le  lui  ai 
montré  à  la  fin  d'août  1896,  lorsque  j'ai  dé- 
couvert que  le  bordereau  était  d'Esterhazy). 
J'avais  commencé  à  en  parler  au  général 
Billot  à  la  suite  d'une  conversation  avec  le 
général  de  Boisdeffre,  dans  laquelle  j'avais 
dit  à  ce  dernier  : 

«  Je  vois  tous  les  jours  le  ministre,,  je  ne 
puis  lui  cacher  la  situation.  M'autorisez-vous 
à  lui  dire  tout  ?  » 
Le  général  m'avait  répondu  : 
«  Oui,  tout.  » 

Et  c'est  à  la  suite  de  cette  autorisation  que 
j'avais  expliqué  au  général  Billot  la  pièce  du 
dossier  secret  en  langue  étrangère  qui,  à  mon 
avis,  peut  s'appliquer  à  Esterhazy. 

Le  lendemain,  je  crois,  le  général  de  Bois- 
deffre me  reprocha  vivement  d'avoir  parlé  au 
général  Billot  de  cette  partie  de  la  question 
et  se  rendit  chez  le  ministre,  d'où  il  ressortit 


DEVANT  LA  ojnt  DE  CASSATION 


quelque  temps  après  en  me  disant  une 
phrase  dont  je  ne  me  souviens  plus  textuelle- 
ment, mais  qui  signifiait  à  peu  près  : 

«  Je  lui  ai  expliqué  l'affaire.  » 

J'ai  parlé  de  ce  dossier  avec  le  général 
Gonse,  qui  a  prétendu  depuis,  lorsqu'on  m'a 
poursuivi  pour  soi-disant  indiscrétion  rela- 
tive à  ce  dossier,  que  je  n'avais  le  droit 
d'ouvrir  ce  dossier  qu'en  sa  présence  et  celle 
d'Henry. 

Henry  a  témoigné  formellement  dans  ce 
sens  dans  l'une  des  enquêtes  ou  instructions, 
au  moins,  en  ajoutant  que  je  pouvais, 
d'ailleurs,  ne  pas  connaître  cette  consigne, 
ce  qui  est  la  stricte  vérité. 

J'ai  parlé  de  ce  dossier  avec  le  colonel 
Sandherr  qui,  en  me  passant  le  service,  m'a 
dit  à  peu  près  ce  qui  suit  : 

—  S'il  élève  des  doutes  sur  l'affaire  Dreyfus, 
vous  n'avez  qu'à  demander  le  dossier  qui  a 
été  communiqué  aux  juges,  au  conseil  de 
guerre,  et  qui  se  trouve  dans  l'armoire  du 
commandant  Henry. 

Enfin,  sur  les  pièces  secrètes  et  sur  le 
commentaire  de  du  Pat  y  qui  les  accompa- 
gnait, le  général  Gonse  lui-même  a  fourni 
les  indications  précises  qui  suivent  : 


M.  le  général  Gonse. 

27  janvier  1899. 

Question  posée  par  un  conseiller.  —  Le 
colonel  du  Paty  nous  a  déclaré  qu'au  mo- 
ment du  jugement  de  Dreyfus  il  avait  établi, 
de  concert  avec  le  colonel  Sandherr,  une 
Dote  sur  diverses  pièces  secrètes  paraissant 
-r  lapporterà  L'affaire  Dreyfus. 

Avez-vous  connu  L'existence  de  cette  note 
el  pourriez-vous  nous  faire  connaître  la 
raison  pour  laquelle  la  Cour  ne  l'a  pas  trouvée 
parmi  les  pièces  «lu  dossier  secret  qui  a  été 
constitué  -^ous  votre  direction? 

Le  général  Gonse.  —  Cette  note  ou  com- 
mentaire  avail  été  rédigée,  au  mois  de  no- 
vembre ou  décembre  l<S(.)i.  par  ordre  du 
ministre  de  La  guerre  général  Mercier]  el 
pour  lui  Beul. 

Le  ministre   de  la    guerre    avait    donné 


Tordre  au  colonel  Sandherr  de  détruire  cette 
pièce.  Le  colonel  Sandherr   n'avait   i 
([n'en  partie  l'ordre  du    ministre,   puisque 
l'original  en  avait  été  détruit  et  qu'il  en  avait 
gardé  une  copie. 

C'est  cette  copie — qui  était  la  propriété 
de  M.  le  général  Mercier  —  qui  lui  a  été  re- 
mise par  moi  sur  l'ordre  du  chef  d'état- 
major  général,  fin  1807. 

Ce  commentaire  s'appliquait,  autant  qu'il 
m'en  souvienne,  au  mémento  de  l'agent  A. 
qui  commence  par  les  mots  :  «  Doute  — 
Preuve  »  ;  à  la  lettre  de  B  à  A.  où  il  est  ques- 
tion de  «  Ce  canaille  de  D...  »,  el  enfin  à  une 
autre  lettre  de  B  à  A,  lettre  où  il  est  question 
du  colonel  Davignon  'alors  chef  du  2"  bureau  . 

Dans  les  différents  rapports  faits,  suer.  - 
sivement,  sur  le  dossier  secret,  il  a  été  tenu 
compte  des  indications  de  la  note  de  du  Paty 
de  Clam,  et  les  pièces  visées  sont  au  dossier. 

La  communication  faite  secrètement  aux 
juges  d'un  dossier  accusateur  que  n'ont 
connuni  Dreyfus  ni  son  défenseur  e>1  donc 
maintenant  un  fait  avéré. 

Ouvrons  maintenant  le  dossier  secret 
qu'il  a  l)ien  fallu  communiquer  à  la  Cour, 
avec  d'infinies  précautions,  par  L'entremise 
du  capitaine  Cuignet. 

Nous  y  trouvons  : 
1°  dépêche  du   colonel  panizzard1   al 
chef    d'état -majob    italien     2    no- 
vembre 1894  . 

L'histoire  de  ce  faux  —  car  cette  pièce 
est  un  faux  ou,  plutôt,  a  subi  une  falsifi- 
cation il  v  a  une  nuance),  —  nous  a 
contée  en  détails  par  M.  Paléologue,  dans 
sa  déposition  du  2(J  mars  1899,  'I  v  inl 
Chambres  réunies. 

Le   capitaine  Cuignet,  envoyé   par  le 
ministre  de  la  guerre   pour  ouvrir  disci 
tement  le  dossier  secret  devant  les  mem- 
bres   de  la   Cour    de    cassation,    s'était 
permis     d'attribuer    au    ministère 
affaires  étran  les  falsifications  qui 

Ont   rendu   célèbre  le  colonel  Ucnr\ 

M.   Paléologue  remet   les    choses    au 
point  : 


68 


L'AFFAIRE  DREYFl  S 


M.   Paléoloinie. 


La  Cour  n'ignore  pas  que,  le  o  janvier  der- 
nier, le  capitaine  Cuignet,  délégué  du  minis- 
tère de  la  guerre,  déposant  devant  la  Chambre 
criminelle,  a  déclaré  que  la  bonne  foi  du 
département  des  affaires  étrangères  était,  à 
-   -  yeux,  compromise  dans  l'affaire  Dreyfus. 

Cette  inculpation,  si  grave  qu'elle  fût  déjà 
par  elle-même,  l'est  devenue  plus  encore  du 
l'ail  de  la  publicité  qu'elle  a  reçue  peu  de 
temps  après. 

Le  ministre  des  affaires  étrangères  ayant 
fait  inviter  officiellement  M.  Cuignet  à  expli- 
quer ses  allégations,  celui-ci  a  persisté  à  in- 
criminer l'administration  du  quai  d'Orsay 
d'avoir,  en  novembre  189  i,  altéré  sciemment 
le  texte  d'un  télégramme  dont  une  première 
version  —  exacte,  selon  lui  —  avait  été  com- 
muniquée quelques  jours  auparavant  au  mi- 
nistère de  la  guerre. 

M.  Delcassé  n'a  point  admis  que  le  dépar- 
lement à  la  tète  duquel  il  se  trouve  placé,  et 
qui  représente  la  France  au  dehors,  puisse 
rester  sous  le  coup  d'une  pareille  accusa- 
tion. 

Il  m'a  donc  chargé  d'établir,  aux  yeux  de 
la  Cour,  la  loyauté  parfaite  avec  laquelle  le 
ministère  des  affaires  étrangères  a  agi  dans 
cette  circonstance. 

Le  2  novembre  189-4  (lendemain  du  jour 
où  l'arrestation  du  capitaine  Dreyfus  fut 
divulguée  par  les  journaux),  l'attaché  mili- 
taire B  (lj  adresse  à  son  État-Major  un  télé- 
gramme chiffré  dont  voici  la  traduction  : 

Si  le  capitaine  Dreyfus  n'a  pas  eu  de  rela- 
tions avec  n, us,  il  conviendrait  de  charger 
l'ambassadeur  de  publier  un  démenti  officiel, 
afin  d'éviter  les  commentaires  de  la  presse. 

Dans  le  travail  cryptographique  auquel  ce 
télégramme  fut  soumis  au  quai  d'Orsay,  il 
produisit  une  certaine  indécision,  surtout 
quant  aux  derniers  mots. 

C'était  la  première  fois,  en  effet,  que  l'at- 
taché militaire  B  se  servait  du  chiffre  em- 
ployé pour  ce  document. 

Il  ce  s'agissail  donc  pas  seulement  de  tra- 
duire le  i.<\te  chiffré  ;  il  fallait,  au  préalable, 


(\)  Panizzardi. 


découvrir  la  clef  même  du  chiffre,  c'est-à-dire 
reconnaître  la  loi  du  système  appliqué,  re- 
constituer le  vocabulaire  et  fixer  toutes  les 
combinaisons. 

C'est  là  une  opération  extrêmement  déli- 
cate, qui  comporte  un  grand  nombre  d'in- 
ductions, d'essais  et  d'approximations. 

Au  bout  de  peu  de  jours,  le  télégramme  de 
l'attaché  militaire  B  put  être  hypothétique- 
ment  déchiffré  dans  la  forme  suivante  : 

Si  le  capitaine  Dreyfus  n'a  pas  eu  de  rela- 
tions avec  vous,  il  conviendrait  de  charger 
l'ambassadeur  de  publier  un  démenti  offi- 
ciel (?)  ;  notre  émissaire  est  prévenu  (?). 

Le  colonel  Sandherr,  qui  entretenait  des 
relations  fréquentes  et  intimes  avec  le  mi- 
nistère des  affaires  étrangères,  avait,  dès 
l'origine,  été  instruit  des  progrès  opérés 
dans  le  déchiffrement  du  télégramme. 

L'ébauche  que  je  viens  de  lire  à  la  Cour 
lui  fut  donc  confiée  à  titre  tout  personnel, 
mais  l'on  prit  soin,  comme  le  constatent 
encore  les  points  d'interrogation  tracés  sur 
l'original,  d'appeler  son  attention  sur  le 
caractère  conjectural  des  derniers  mots. 

Bientôt  après  (aux  environs  du  11  no- 
vembre), le  sens  du  télégramme  fut  déter- 
miné avec  une  certitude  absolue  et  le  texte 
définitif  en  fut  aussitôt  communiqué,  comme 
authentique,  au  service  des  renseignements. 

Ce  texte,  je  l'ai  vu  entre  les  mains  du 
colonel  Sandherr,  avec  qui  j'ai  eu  l'occasion 
de  m'en  entretenir  plusieurs  fois  ;  c'est  le 
texte  dont  la  Cour  a  pris  connaissance  tout  à 
l'heure. 

Si  certaine  que  fût  la  version  précitée,  une 
circonstance  singulière  permit  bientôt  de  la 
vérifier. 

Au  moment  où  l'on  s'appliquait  à  déchif- 
frer le  télégramme  du  2  novembre,  le  colonel 
Sandherr  eut  l'idée,  tant  pour  faciliter  que 
pour  contrôler  ce  travail,  d'amener  l'attaché 
militaire  B  à  expédier  à  X  une  dépêche  dont 
le  sens  général  et  les  termes  principaux 
fussent  préalablement  connus  du  service  des 
renseignements. 

Dans  ce  dessein,  il  prescrivit  à  un  agent 
nommé  Z?  espion  aux  gages  de  l'attaché  mi- 
litaire B,  mais  en  connivence  secrète  avec  le 
ministère  de  la  guerre  français,  de  faire  tenir 
à  l'attaché  militaire  B  la  fausse  information 
ci-après  : 

«  Un  certain  Y,  qui  se  trouve  à  X,  va  partir 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


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LE    l'AL'X    BENRY    M  "FICHÉ    DANS    LES   •')•'». l)l»(|   COMMUNES    DE    FRANCI 


1/AFFAIRE  DREYFUS 


SOUS  peu  de  jours  pour  Paris;  il  est  porteur 
de  documents  relatifs  à  la  mobilisation  de 
l'armée...  qu'il  s'est  procurés  dans  les  bu- 
reaux de  l'État-Major  ;  cet  individu  demeure 
rue..." 

Cette  information,  aussitôt  que  parvenue 
à  l'attaché  militaire  B,  fut  transmise  par  lui 
au  chef  de  l'Etat-Major. 

Le  télégramme  qui  la  consignait  (13  no- 
vembre 1894),  fut  intégralement  déchiffré  au 
ministère  des  affaires  étrangères  et  porté  au 
colonel  Sandherr  avant  que  celui-ci  eût 
fourni  aux  cryptographes  du  quai  d'Orsay 
aucune  indication  sur  le  contenu  dudit  télé- 
gramme. 

En  recevant  la  traduction  de  ce  document, 
le  colonel  Sandherr  se  plut  à  reconnaître  la 
sûreté  de  la  méthode  employée  et  l'exacti- 
tude des  résultats  obtenus. 

Si  la  Cour  n'était  pas  suffisamment  édifiée 
par  ce  qui  précède,  les  seize  documents  au- 
thentiques originaux  et  concordants  que  j'ai 
l'honneur  de  placer  sous  vos  yeux,  achève- 
raient, je  pense,  de  lui  prouver  que  la  ver- 
sion définitive  attribuée  au  télégramme  du 
2  novembre  1894  est  rigoureusement  exacte 
et  exclusive  de  toute  autre. 

Pour  répondre  enfin  aux  préoccupations 
que  j'ai  constatées  chez  quelques  membres 
de  la  chambre  criminelle,  relativement  à 
l'authenticité  du  texte  chiffré  du  télégramme 
du  2  novembre  1894,  je  crois  devoir  exhiber 
devant  la  Cour  une  copie  authentique  de  ce 
document,  tel  qu'il  est  conservé  aux  archives 
de  l'administration  télégraphique. 

Le  général  Gonsc  a  déclaré  devant  la 
chambre  criminelle  (comme  il  me  l'avait  dé- 
claré à  moi-même  le  24  décembre  dernier), 
qu'il  s'était  vainement  adressé  au  sous-se- 
crétaire  d'Etat  des  postes  et  télégraphes  pour 
obtenir  le  télégramme  en  question,  lorsqu'au 
mois  de  mai  1898  le  colonel  Henry  lui  a  dis- 
simulé le  résultat  de  la  démarche  dont  il 
venait  de  s'acquitter  auprès  de  moi  ;  M.  Del- 
peuch  aurait,  à  cette  époque,  répondu  au 
général  Gonse  que  l'administration  télégra- 
phique ne  gardait  pas  aussi  longtemps  les 
Originaux  qui  lui  étaient  confiés. 

La  bonne  foi  du  général  Gonse  ne  pouvant 
être  aucunement  suspectée,  je  ne  parviens 
pas  à  m'expliquer  la  réponse  qu'il  affirme  lui 
avoir  été  faite. 

L'administration  télégraphique  conserve, 


en  effet,  indéfiniment  les  télégrammes  offi- 
ciels. 

Pour  obtenir  une  copie  du  télégramme  du 
2  novembre  1894,  le  ministère  des  affaires 
étrangères  n'a  eu  qu'à  s'adresser,  dans  les 
formes  régulières,  au  sous-secrétariat  des 
postes  et  des  télégraphes, 

La  pièce  a  été  retrouvée  et  envoyée  le 
jour  même  où  elle  a  été  demandée,  le  24  fé- 
vrier 1899. 

La  voici  :  elle  est  identique  à  celle  qui  a 
été  déchiffrée,  en  1894,  au  quai  d'Orsay. 

Au  faisceau  depreuves  qui  vient  d'être  pro- 
duit devant  la  Cour,  qu'oppose  le  capitaine 
Cuignet  pour  fonder  son  inculpation  ? 

Un  seul  document,  celui  qui  figure  au  dos- 
sier secret  du  ministère  de  la  guerre  sous  le 
numéro  44  et  qui  m'a  été  lu  devant  la  chambre 
criminelle  dans  les  termes  suivants  :  «  Le  ca- 
pitaine Dreyfus  est  arrêté.  Le  ministre  de  la 
guerre  a  la  preuve  de  ses  relations  avec  /' Alle- 
magne. Toutes  mes  précautions  sont  prises.  » 

Pour  infirmer  ce  texte,  il  pourrait  suffire 
de  constater  : 

1°  Que  la  pièce  originale  dont  il  est  censé  la 
reproduction  a  disparu  depuis  longtemps  des 
archives  de  la  guerre  ; 

2°  Qu'il  n'a  été  reconstitué  qu'au  mois  de 
mai  1898,  c'est-à-dire  à  trois  ans  et  demi  de 
date  et  par  simple  réminiscence. 

Ma  conscience  et  mes  instructions  m'obligent 
à  aller  plus  loin  et  à  dire  qu'aucune  erreur  de 
mémoire  ne  saurait  justifier  les  différences  qui 
existent  entre  le  texte  en  question  et  le  texte 
conservé  au  ministère  des  affaires  étrangères. 

La  pièce  n°  44  n'est  pas  seulement  erro- 
née,  ELLE  EST  FAUSSE. 

Il  semble,  en  effet,  que  l'auteur  de  la  ver- 
sion consignée  sur  cette  pièce  ait  choisi, 
parmi  tous  les  mots  inscrits  à  titre  conjectu- 
ral sur  l'ébauche  prêtée  en  1894  au  colonel 
Sandherr,  ceux  qui,  groupés  d'une  certaine 
façon,  pouvaient  attribuer  à  la  dépêche  de 
l'attaché  militaire  B  un  sens  prédéterminé, 
un  sens  préconçu. 

Voici,  par  exemple,  le  groupe  chiffre 
XXXX: 

Se  fondant  sur  plusieurs  indices,  les  cryp- 
tographes du  ministère  des  affaires  étran- 
gères avaient  assigné  à  ce  nombre  deux  inter- 
prétations hypothétiques,  celle  de  preuves  et 
celle  de  relations. 

Mais  s'il  était  loisible  d'admettre  que  le 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


nombre  XXXX  représentait  l'un  ou  l'autre  de 
ces  deux  mots,  il  ne  pouvait  évidemment  les 
représenter  tous  les  deux  à  la  fois. 

Or,  les  deux  mots  sont  insérés  dans  la 
pièce  n°  Met  c'est  ainsi  qu'a  pu  être  forgée 
la  phrase  : 

«  Le  ministre  de  la  guerre  n  lu  preuve  de  ses 
relations  arec  V Allemagne.  » 

Jamais  cette  phrase  n'a  été  connue  des 
cryptographes  qui  ont  coopéré  au  déchiffre- 
ment du  télégramme  du  2  novembre  1894  ; 
ils  protestent  ne  l'avoir  jamais  ni  écrite,  ni 
suggérée,  ni  même  imaginée. 

Et  ce  qui  démontre  qu'elle  n'existait  ni 
dans  la  version  première  ni  dans  la  version 
seconde,  remises  au  colonel  Sandherr.  c'est 
que  le  général  Mercier  a  paru  l'ignorer  lors- 
qu'il a  récité,  devant  la  chambre  criminelle, 
et  moi  présent,  le  texte  dont  il  a  gardé  le  sou- 
venir. 

Faut-il,  d'ailleurs,  rappeler  dans  quelles 
conditions  étranges  la  pièce  n°  44  a  été  éta- 
blie au  mois  de  mai  1898,  d'après  les  indica- 
tions du  colonel  du  Paty  et  de  concert  avec  le 
colonel  Henry,  à  qui  la  veille  même  j'avais 
dicté  la  version  exacte? 

La  Cour  est  maintenant  en  mesure  d'appré- 
cier à  sa  juste  valeur  L'accusation  que  le  ca- 
pitaine Cuignet  a  portée  contre  le  ministère 
des  affaires  étrangères. 

Cette  déposition  sensationnelle  a  donné 
lieu  à  une  confrontation  devant  toutes  les 
Chambres  réunies  de  la  Cour  de  cassation 
entreM.Paléologue  et  le  capitaine  Cuignet. 

M.  le  capitaine  Cuignet  a  dû  publique- 
ment reconnaître  que  la  traduction  indi- 
quée par  le  ministère  des  affaires  étran- 
gères était  bien  exacte  el  seule  conforme 
à  la  dépêche  du  colonel  Panizzardi. 

Au  lieu  d'une  dépêche  innocentant  Drey- 
fus, c'est  donc  un  texte  falsilié  pour  acca- 
bler ce  malheureux  qui  avait  été  communi- 
qué secrètement  aux  juges  de  1894. 

2°  LETTRE  DU  COLOM.I.  DE  SCHVARZKOPPEN 
VU  COLONEL  PAMZZARD1     IÔAVRIL  1894. 

("est  la  lettre  où  figure  la  fameuse 
phrase:      Ci-joint  12  plans  directeurs 


de...  que  ce  canaille  deD...  m  a  don 
pour  vous  (1).  » 

Un  des  accusateurs  les  plus  acharnés  de 

Dreyfus,  le  capitaine  Cuignet  a  déchu.' 
lui-même  n'avoir  pas  confiance  dans  cette 
pièce. 

Dans  cette  déposition  du  5  janvier,  voici 
en  effet  ce  qu'il  a  dit  : 


Le   Capitaine  Cuignet. 

Quant  à  la  pièce  •  Ce  canaille  de  D...,»  rien 
ne  prouve  qu'elle  désigne  Dreyfus,  et  je 
rais  plutôt  de  l'avis  de  Picquart  qui  estime 
qu'elle  ne  peut  s'appliquer  à  lui,  étanl  donné 

le  sans-gène  avec  lequel  l'auteur  de  la  lettre 
traite  ce  D... 

Au  sujet  de  cette  même  pièce,  voici  li  9 
explications  qui  ont  été  fournies  par 


Le  lieutenant-colonel  Picquart. 

Le  président.  —A  quelle  date  cette  pièce  : 
«  ce  canaille  de  D...  »  est-elle  arrivée  au  bu- 
reau ? 

LE  LIEUTENANT-COLONEL  PiCQUART.     -  D'après 

ce  qu'on  m'a  dit,  ce  devait  être  eu  1893  ou 
189  5.  (Je  ne  suis  arrivé  à  la  tête  du  service 
des  renseignements  que  le  1"  juillel  1895. 

Le  président.  — Quand  avez-vous  eu  con- 
naissance de  cette  piè< 

Le  lieutenant-colonel  Picquart.  -  On 
m'en  a  pari.'  au  moment  de  l'affaire  Dreyfus, 
avant  le  procès,  el  je  ne  me  souviens  plus  si 
on  me  l'a  montrée  ou  non  à  ce  moment. 

Je  l'ai  vue,  je  puis  dire,  pour  la  première 
lui-,  en  ouvrant  le  dossier  secret,  •>  la  fin 
d'août  L896. 

Ll    président.    —    Quelle    interprétation 
z-vous  donnée  à  ce  moment 
«  Ce  canaille  de  D...        '       avez-vous  appli- 
qués à  Drej  fus  .' 


(1)  C'est  cette  pièce  qui  '  Eclair  reproduisit 

la  falsifiant,  c'est  1  dire  ei ittant  le  nom 

Dreyfus  à  la  plai  e  de  l'initiale  D. 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


AU   M0NT-VÀLER1EN 

30  août  1898. 


LA   QUESTION   A    ETE    POSEE 


w.v.  I 


LE     LIEUTENANT-COLONEL     PlCQUART.     —     En 

aucune  façon,  pour  les  raisons  suivantes  : 
D'abord  à  cause  des  documents  fournis  et 
de  l'explication  invraisemblable  donnée  par 
le  commentateur  au  sujet  de  la  manière  dont 
ils  auraient  été  pris. 

Ensuite  Dreyfus,  s'il  avait  fait  de  l'espion- 
nage, aurait  été  une  personne  tellement  pré- 
use  pour  un  gouvernement  étranger  qu'il 
inadmissible  qu'on  l'ail  traité  aussi  légè- 
rement. 


3°  lettres  de  l'empereur  d'allemagne 
au  comte  de  munster  au  sujet  de 
dreyfus  et  de  dreyfus  a  l'empereur 
d'allemagne. 


llestabsolumentprobable  que  ces  pièces, 
que  Ton  ne  retrouve  plus  aujourd'hui  dans 
le  dossier  secret,  y  aient  pourtant  été 
mises.  L'État-Major  avait  fait  grand  fond 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


L 


4£5  COUAW  ^> 


Copies     EXPERTS 


CEUX    QUI    ONT    DÉCLARÉ   OIE    LE    BORDEREAU    N'ÉTAIT    PAS    DE    L'ÉCRITURE    d'ESTERUAZï 


sur  ces  faux  ineptes  pour  frapper  l'opi 
nion  publique,  puisque  le  commandant 
Pauffin  de  Saint-More!  alla  en  certifier 
l'authenticité  à  M.  Henri  Rochefort  qui  en 
révéla  l'existence  dans  plusieurs  articles 
successifs  de  ['Intransigeant. 

Quoiqu  il  en  soit,  .M.  Hanotaux,  ancien 
ministre  <l«'s  Affaires  étrangères,  adéclari 
que  ces  lettres  n'avaient  jamais  existé. 

Remarquons  simplement  qu'un  ancien 


ministre  des  affaires  étrangères  ae  pouvait 
pas  tenir  un  autre  langage. 

'i      LETTRE    WEYLEB     JUILLB  r    189 

(  lette  lettre,  qui  fait  partie  <lu  dos 
seeivt. est  un faux  cynique. 

I .     colonel  Ficquart   signalait   <  I  <  •  j  i 
l'a u \  dans  un  rapport    daté  «In    1  '■   sep- 
tembre L898. 

Voici  ce  qu'a  dit  au  sujet  de  cette  letti  i 

10 


74 


I /AFFAIRE  DREYFUS 


Le  capitaine  Cuignet. 

Presque  en  même  temps  que  la  production 
du  faux  Henry  est  arrivé  au  ministère  de  la 
guerre  une  lettre  à  l'adresse  de  Dreyfus  ; 
cette  lettre  était  écrite  en  caractères  bizar- 
rement contournés,  et  était  signée  d'un  sieur 
Weyler  qui  annonçait  à  Dreyfus  le  mariage 
de  sa  fille:  dans  les  interlignes,  on  avait  écrit 
à  l'encre  sympathique,  mais  en  caractères 
néanmoins  assez  apparents  pour  attirer  l'at- 
tention, cette  phrase  accusatrice  : 

Impossible  comprendre  dernière  communi- 
cation. Nécessaire  revenir  à  l'ancien  système. 
Faites  connaître  le  mot  des  armoires  et  où  se 
trouvaient  les  documents  enlevés.  Acteur  prêt 
à  agir  aussitôt. 

lime  parait  certain  que  cette  lettre  signée 
Weyler  a  été  faite  pour  augmenter  les  charges 
contre  Dreyfus.  Elle  procède  du  même  état 
d'esprit  qui  a  poussé  à  confectionner  le  faux 
d'Henry. 

J'ai  dit  que  cette  lettre  était  écrite  en  ca- 
ractères bizarrement  contournés  ;  or,  cette 
même  écriture  extraordinaire,  et  qu'il  ne 
semble  pas  possible  d'attribuer  à  deux  per- 
sonnes distinctes,  se  retrouve  absolument 
identique  dans  certaines  lettres  émanant  de 
la  femme  voilée  de  l'affaire  Esterhazy. 

On  est  donc  en  droit  d'admettre  que  la 
dame  voilée  et  l'auteur  de  la  lettre  Weyler 
sont  une  seule  et  même  personne.  Comme  la 
femme  voilée  n'est  autre  que  du  Paty,  c'est 
donc  lui  qui,  en  septembre  1896,  écrivait 
aussi  la  lettre  signée  Veyler  et  destinée  à 
augmenter  les  charges  contre  Dreyfus. 

Je  crois  avoir  suffisamment  indiqué  que  du 
Paty  s'est  livré  à  des  manœuvres  tortueuses 
etrépréhensibles,  contemporaines  de  la  pro- 
duction du  faux  Henry. 


5°  LETTRE  DU  COLONEL  PANIZZARDI  AU 
COLONEL  DE  SCHWARZKOPPEN  (1er  NO- 
VEMBRE    1896.) 

Cette  lettre,  dont  on  menaça  les  révi- 
sionnistes, est  le  faux  Henry. 

st  ce  faux  quia  donné  lieu  indirecte- 
ment  à  la  souscription  de  la  Libre  Parole. 


C'est  pour  glorifier  en  effet  la  mémoire  de 
Fauteur  de  ce  faux  qu'une  centaine  de  fa- 
milles de  vieille  noblesse  française  se  sont 
déshonorées.  C'est  ce  faux  dont  «l'authen- 
ticité matérielle  et  morale»  a  été  solennel- 
lement affirmée  à  la  Chambre  par  M.  Go- 
defroy  Cavaignac. 

Voici  comment  la  découverte  de  ce  faux, 
qui  amena  l'arrestation  et  la  mort  du  lieu- 
tenant-colonel Henry,  a  été  rapportée  à  la 
Cour  par 


Le  capitaine  Cuignet. 

le  30  décembre  1898. 


11  était  dix  heures  du  soir  lorsque  je  fus 
amené  à  m'occuper  de  cette  pièce. 

C'était  un  document  que  je  connaissais 
déjà  par  des  copies  qui  en  avaient  été  faites 
et  par  la  description  qu'en  avait  donnée 
M.  Wattine  dans  son  rapport.  Elle  était  écrite 
au  crayon  bleu,  sur  papier  quadrillé,  et  était 
adressée  par  un  agent  étranger  à  un  de  ses 
camarades. 

En  plaçant  cette  pièce  sous  la  lumière  de 
la  lampe,  je  fus  immédiatement  frappé  d'une 
particularité  bizarre  qu'elle  présentait  :  les 
fragments  de  l'en-tète  portant  les  mots  : 
«  Mon  cher  ami,  »  et  les  fragments  du  bas 
portant  comme  signature  un  nom  de  conven- 
tion étaient  sur  papier  quadrillé  en  gris 
bleuté,  alors  que  tous  les  autres  fragments 
formant  le  corps  de  la  pièce  étaient  quadril- 
lés en  rouge  lie  de  vin.  Il  me  parut  manifeste 
que  ces  fragments  de  l'en-tète  et  de  la  signa- 
ture ne  devaient  pas  appartenir  à  la  pièce 
avant  qu'elle  eût  été  déchirée. 

Je  me  reportai  immédiatement  aune  autre 
pièce  arrivée  au  service  des  renseignements 
en  1894,  c'est-à-dire  deux  ans  avant  la  pre- 
mière. Cette  pièce  de  1894  était  intégrale- 
ment écrite  au  crayon  bleu  sur  papier  iden- 
tique à  celui  de  la  pièce  de  1896;  elle  éma 
nait  du  même  agent  étranger  que  cette  der- 
nière. La  pièce  de  1894  pouvait  servir  de 
terme  de  comparaison  pour  authentiquer  la 
pièce  de  1896. 

Or,    en    examinant    cette    pièce    arrivée 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


en  1894,  je  constatai  précisément  des  anoma- 
lies du  même  ordre  que  celles  déjà  relevées 
sur  la  pièce  de  1893  ;  les  fragments  de  l'en- 
tête et  de  la  signature  étaient  quadrilles 
rouge  lie  de  vin,  alors  que  ceux  du  corps  de 
la  pièce  étaient  quadrillés  gris  bleuté. 

Il  me  parut  évident  qu'il  y  avait,  entre  les 
pièces  de  189  i  et  189»;.  échange  de  fragments 
de  l'en-tète  et  de  la  signature  ;  pour  cela  il 
fallait  donc  que  les  pièces  eussent  été  recons- 
tituées en  même  temps. 

J'arrivais  à  une  conclusion  en  contradic- 
tion formelle  avec  les  affirmations  du  chef  de 
service  des  renseignements  disant  que  l'une 
des  pièces  était  arrivée  et  avait  été  reconsti- 
tuée deux  ans  avant  la  seconde.  Je  conclus 
que  les  deux  pièces  étaient  des  faux. 

Le  lendemain  matin,  je  fis  part  de  mes 
constatations  à  mon  chef-directeur,  le  géné- 
ral Roget. 

Celui-ci  ne  se  rendit  pas  compte  immédia- 
tement des  différences  décoloration  que  je 
lui  signalais  dans  le  quadrillage.  Il  voulut  se 
mettre  dans  les  mêmes  conditions  de  lumière 
où  je  m'étais  trouvé  la  veille. 

On  fil  la  nuit  dans  son  bureau  ;  on  apporta 
des  lampes,  et  dès  que  le  général  Roget  eut 
de  nouveau  jeté  les  yeux  sur  les  pièces,  il  se 
rendit  compte  de  l'exactitude  des  constata- 
tions que  j'avais  faites. 

Nous  montâmes  tous  deux  chez  M.  Cavai- 
gnac,  à  qui  le  général  Roget  fit  part  de  nus 
constatations. 

M.  Cavaignac  éprouva  d'abord  les  mêmes 
difficultés  que  le  général  Roget  à  se  rendre 
compte  de  l'exactitude  des  faits  qui  lui 
étaient  signalés  ;  leur  évidence  ne  se  mani- 
festa pour  lui  que  lorsqu'il  eut  examiné  les 
pièces  à  la  lumière  des  lampes. 

tte  difficulté  à  reconnaître  les  particula- 
rités de  teinte  du  quadrillage  à  la  lumière  du 
jour  me  parait  expliquer  pourquoi  <m  l'ut  --i 
longtemps  à  reconnaître  la  matérialité  <lu 
faux. 

ite  matérialité  ne  ment  peut-être  pas 
sauté  aux  yeux  -i  je  n'avais  été  amené, 
par  hasard,  à  examiner  les  pièces  à  la  lu- 
mière  des  lampes. 

Tout  ee«-i  se  passail  le  1  ï  août. 

M  Cavaignac,  bien  que  convaincu  de  l'exis- 
tence du  faux,  ne  voulul  pas  mettre  fe  lien- 
tenanl-colonel  Henrj  en  demeure  de  s'expli- 
quer immédiatement;  il  voulut  auparavant 


que  je  procédasse  à  un  examen  plu-,  minu- 
tieux des  pièces,  de  manière  à  relever  les 
anomalies  qu'elles  pourraient  encore  présen- 
ter, et  afin  de  mettre,  par  la  multiplicité  des 

preuves  matérielles,  l'auteur  du  taux  dans 
l'impossibilité  de  nier. 

Je  relevai  ainsi,  au  cour-  des  jours  sui- 
vants, certaines  particularités  qui  venaient 
confirmer  le  faux. 

Toutes  ces  constatations  exigèrent  un  cer- 
tain temps;  dans  l'intervalle,  M.  Cavaignac 
avait  dû  quitter  Paris  pour  se  rendre  aux 
séances  du  conseil  général  du  Mans.  A  son 
retour,  je  lui  remis  mon  rapport  et  le  mi- 
nistre décida  de  demander  des  explications 
au  lieutenant-colonel  Henry. 

La  Cour  sait  que  cet  officier  supérieur  a 
avoué,  pendant  son  interrogatoire,  avoir  fa- 
briqué la  pièce  de  1896. 

Je  me  suis  demandé,  par  la  suite,  quel 
mobile  avait  pu  guider  Henry  dan-  la  con- 
fection de  son  faux. 

Cette  question,  tout  le  monde  se  l'est 
posée  comme  le  capitaine  Cuignet. 

Si  le  colonel  Henry  n'avait  eu  d'autre 
but  que  d'apporter  une  nouvelle  pleuve 
en  faveur  de  la  culpabilité  de  Dreyfus 
dont  il  était  convaincu,  se  serait-il  tue  -i 
misérablement  ? 

S'il  voulait  arrêter  l'enquête  comm 
par  le  colonel  Picquart  contre  Esterhazy 
en  démontrant,  irréfutablement  la  culpabi- 
lité du  condamné  Dreyfus,  n'est-on  pas  en 
droit  de  se  demander  pourquoi  cet  homme 
tenait  tant  a  sauver  son  ami.' 

Tous  les  soupçons  sont  permis  à  ce  sujet. 

Mais,  en  ce  qui  concerne  seulement 
Dreyfus,  "ii  voit  que  le  fameux  dossier 
secret  dont  la  communication  entraîna  la 
conviction  des  juges  se  compose  presque 
entièrement  de  taux. 

Et  voilà  quelles  étaienl  le-  pi 
terribli  a  qu'on   ne  pouvait   pas  monti 
qu'on  ne  pouvait  pas  révéler  Bans  décfa 
ner  la  guerre  sur  mitre  malheureux  p.<\  - 

Quelle  sinistre  comédie  !  Et  quels  m 
râbles  acteui 


IV 


La  Légende  des  Aveux 


La  nommée  Mandrille.  —  Il  parait  que...  l'on  ma  dit  qu'il...  j'ai  entendu  dire...  —  Le  capitaine  Lebrun-Re- 
naud :  son  récit.  —  La  petite  feuille  du  petit  carnet  et  les  discours  de  M.  Cavaignac.  —  Le  fâcheux 
rapport  dit  :  Rien  à  signaler.  —  Rien  de  précis.  —  Le  colonel  Risbourg  —  Le  colonel  Guérin  et  l'orgueil 
des  galons.  —  Le  capitaine  Anthoine,  le  commandant  de  Mitry  et  le  réserviste  Druct.  —  M.  Cavaignac 
commente.  —  Le  général  Gonse  fait  la  même  chose  que  lui.  —  M.  de  Boisdeffre  veut  éviter  les  compli- 
ialions  diplomatiques.  —  M.  Casimir-Perier.  —  Un  lot  de  ministres  qui  n'ont  rien  entendu  en  fait 
d  aveux  :  .MM.  Dupuy,  Poincaré,  Hanotaux,  Guérin,  Barthou.  —  Les  loisirs  de  Lebrun-Renaud  :  au 
Moulin-Rouge.  —  M.  Clisson.  —  Le  sergent  Mezzbach  et  son  intéressant  témoignage.  —  M.  de  Salles.  — 
L  abbé  Valadier.  —  M.  IIcpp.  -  M.  Bayol.  —  Depert  ou  le  brigadier  de  café-concert.  —  Le  colonel  Cordier 
dit  le  dernier  mol  et  le  bon  sur  les  prétendus  aveux. 


Au  sud'et  de  l'histoire  fantastique  des 
soi-disant  aveux  du  capitaine  Dreyfus, 
.M.  Joseph  Reinach,  dans  un  article  du 
Siècle  (9  juillet  18<)8;,  s'exprimait  ainsi: 

M.  le  ministre  de  la  Guerre  a  raconté 
avant-hier  à  la  Chambre  que  le  commandant 
de  Mitry  avait  rendu  compte  que  le  capi- 
taine  Anthoine  lui  avait  dit  qu'il  tenait  du 
commandant  d'Attel  que  celui-ci  avait  en- 
lendu  dire  au  capitaine  Dreyfus  que  «  s'il 
avail  livré  des  documents,  c'était  dans  le  but 
d'eu  obtenir  en  échange  de  ceux  qu'il  don- 
nait. •  Journal  officiel,  page  lîi.'iS,  col.  3.) 

Je  lis  dans  le  Mémoire  de  Voltaire  pour 
bonal  Calas  : 

'•'"  peintre,  nommé  Mathis,  dit  que  sa 
femme  lui  avait  dit  qu'une  nommée  Man- 
drille lui  nvaju/,/  qu'une  inconnue  lui  avait 
'///avoir  entendu  les  cris  de  Marc-Antoine 


Calas  à   une    autre    extrémité    de  la   ville. 
{Œuvres  de  Voltaire,  tome  XXXVI,  p.  132.) 

L'histoire  des  aveux  de  Dreyfus  est  en 
elfct  celle  de  la  nommée  Mandrille. 

Ces  aveux,  tout  le  monde  en  a  parlé, 
tout  le  monde  en  parle,  mais  personne  ne 
les  a  entendus. 

Les  il  paraît  et  les  on  m'a  dit  que 
jouent  un  grand  rôle  dans  l'aventure. 

11  n'y  a  d'ailleurs  pour  s'en  rendre 
compte  qu'à  lire  à  ce  sujet  les  diverses 
dépositions  qui  ont  été  recueillies  au  cours 
de  l'enquête. 

Toute  la  construction  repose  sur  un 
frêle  échafaudage  ;  le  témoignage  que 
voici  du  capitaine  de  la  garde  républi- 
caine Lebrun-Renaud . 


L'AFFAIRE  DREYFUS   DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Le  capitaine  Lebrun-Renaud. 

19  décembre  1898. 

Le  président.  —  Vous  avez  été  chargé,  le 
."')  janvier   1893,  jour  de  la  dégradation  de 


Dreyfus,  de  prendre  ce  condamné  à  la  prison 

du  Cherche-Midi  et  de  le  conduire  à  1» 
Militaire,  où  il  était  demeuré  pendant  quel- 
que temps  sous  votre  garde  Voudriez-vous 
dire  à  la  Cour  ce  qui  s'est  passé  entre  vous 
el  lui  pendant  ce  temp-  ' 


éM 


-.- <• 


■ 

i  1 


I'.n   DÉFENSEUR  DE  L.\   JUSTICE,    AI.   Joseph    Hrinaeh. 


Le  capitaine  Lebrun-Renaud.  —  Le  sa- 
medi 5  janvier  IH'j.'i.  j'étais  commandé  avec 
mon  escadron  pour  aller  prendre  au  Cherche- 
Midi  le  capitaine  Dreyfus,  qui  devait  être  de- 
gradé,  à  neuf  heures,  dans  une  des  cours  de 
l'Ecole-Militaire.  Partis  à  sept  heures  quinze, 
1 1  r  m  -,  arrivâmes  à  sept  heures  quarante-cinq 
au  lieu  indiqué. 

On  me  désigna  le  bureau  de  l'adjudant  de 
garnison  pour  >  garder  le  condamné  jusqu'à 
l'heure  de  là  parade  d'exécution. 

Il  commença  par  protester  de  -<>n  inno- 


cence, par  dire  qu'avec  la  fortune  importante 
dont  il  jouissait  et  1«-  bel  avenir  qui  lui  était 
réservé,  il  ae  pouvait  avoir  eu  aucun  intérêt 
à  trahir   I  . 
Il  ajouta  : 
Je  suis  innocent .  Dans  trois  ans  <>n  re- 


(l)  Le  capitaine  Dreyfus  jouissait  en  effet  d'une 
belle  fortune  et    ^"ii  avenir  militaire  était 
plus  brillants.  Or,  quand  on  trahit  i  est  - 
lement  pour  de   l'argent  [donl   Dr<  j  fus 
pas  besoin  . 


TS 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


connaîtra  mon  innocence.  Le  ministre  le 
sail  et  le  commandant  du  Paty  de  Clam  est 
venu  me  voir,  il  y  a  quelques  jours,  dans  ma 
cellule  et  m'a  dit  que  le  ministre  le  savait  (1). 
Le  ministre  savait  que  si  j'avais  livré  des 
documents  à  l'Allemagne,  ils  étaient  sans 
importance  et  que  c'était  pour  en  obtenir  de 
pins  importants.  » 

Le  capitaine  d'Attel  était  présent  lorsque 
cette  déclaration  fut  faite  ;  il  allait  et  venait. 

Quelques  minutes  avant  neuf  heures,  le 
capitaine  Dreyfus  me  pria  de  dire  à  l'adju- 
dant chargé  de  le  dégrader  de  le  faire  le  plus 
vile  possible,  car  celte  cérémonie  lui  était 
très  pénible. 

Je  sortis  du  bureau  de  la  Place  dès  que  les 
quatre  artilleurs,  conduits  par  un  brigadier, 
furent  revenus  le  chercher  pour  la  parade 
d'exécution. 

Immédiatement  je  fus  entouré  de  plusieurs 
officiers  de  l'armée  active  et  de  la  réserve, 
parmi  lesquels  je  reconnus  le  commandant 
Guérin  et  le  commandant  Philippe. 

Je  leur  répétai  les  paroles  du  capitaine 
Dreylus. 

Mon  service  terminé,  je  me  rendis,  pour  y 
déjeuner,  au  mess  des  officiers  de  la  garde  ré- 
publicaine, où  je  répétai  aux  capitaines  Gre- 
nier et  Duflos  et  à  quelques  autres  cama- 
rades la  déclaration  qui  m'avait  été  faite  le 
matin  par  le  condamné. 

Certains  journaux  du  soir,  parmi  lesquels 
le  journal  le  Temps,  ayant  imprimé  que 
Dreyfus,  le  matin,  avait  fait  des  aveux  au 

(ij  Le  12  janvier  1894,  le  colonel  du  Paly  in- 
terrogé à  ce  sujet  dément  absolument  ce  pro- 
pos . 

Le  président.  —  D'après  les  aveux  que  le  capitaine 
Lebrun-Renaud  dit  avoir  été  faits  par  Dreyfus,  ce 
dernier  aurait  proféré  la  phrase  suivante  :  «  Je  suis 
innocent.  II  me  l'a  fait  dire  par  du  Paty.  11  sail  que, 
m  livré  des  documents,  c'étaient  des  pièces  sans 
importance,  pour  en  obtenir  de  plus  sérieuses  en 
»  Votre  entretien  avec  Dreyfus,  les  ques- 
tion-, que  vous  lui  avez  posées,  peuvent-ils,  d'une 
manière  quelconque,  avoir  inspiré  à  Dreyfus  le  pro- 
pos qu'il  a  tenu  et  être  interprétés  par  lui  dan-;  Le 
exclamations  ? 

Li  vi-i.oi.o.nm  du  Paty.  —  En  aucune  façon. 

Du  reste,  qu'on  se  reporte  au  compte  rendu  que'j'ai 
même  de  l'entretien,  31  décembre  1894, 
el  r<  cabinet  du  ministre  le  soir  dudit  jour. 

De  cei  .   ndu  a  été  extraite,  de  mémoire,  une 

note,   en  d  ite   du  _  mbre  1807,  qui  m'a  été 

deman  lé<  un  but  dont  je  ne  me  souviens  plus. 

Je  maintient  -mou  le  dire,  du  moins  le  sens  de  ce 
qui  a  été  dit   .  te  note. 


capitaine  chargé  de  le  conduire  à  l'Ecole- 
Militaire,  le  général  Mercier,  alors  ministre 
de  la  guerre,  tint  à  être  renseigné  à  ce  sujel, 
et,  le  lendemain  matin,  vers  sept  heures  et 
demie,  m'envoya  chercher  à  mon  domicile 
par  le  général  Gonse,  sous-chef  de  l'état- 
major. 

Celui-ci  me  demanda  quel  genre  d'aveux 
m'avait  faits  l'ex-capitaine  Dreyfus»  Je  lui  ré- 
pondis ce  qui  m'avait  été  dit  la  veille,  et  il 
me  mena  dans  le  cabinet  du  ministre  de  la 
guerre,  auquel  je  renouvelai  les  mêmes  dé- 
clarations. 

Par  ordre  du  ministre,  je  me  rendis  à 
l'Elysée,  où  M.  Charles  Dupuy  m'introduisit 
auprès  du  président  de  la  République. 

Celui-ci  me  demanda  quelques  détails  sur 
l'attitude  de  l'ex-capitaine  Dreyfus  et  tint 
surtout  à  savoir,  a  cause  des  indiscrétions 
commises  par  les  journaux,  si  j'avais  eu,  la 
veille,  quelques  relations  avec  des  reporters. 

Je  lui  répondis  que  je  ne  croyais  pas  avoir 
parlé  directement  à  des  journalistes,  mais 
qu'il  pouvait  bien  s'en  trouver,  sans  que  je 
m'en  doutasse,  parmi  les  personnes  aux- 
quelles j'ai  causé  de  l'affaire  Dreyfus. 

Vers  onze  heures,  le  ministre  de  la  guerre 
vint  à  l'Elysée,  s'entretint  quelques  instants 
avec  le  président  du  conseil  des  ministres,  et 
tous  deux  rédigèrent,  en  ma  présence,  une 
note  à  l'agence  Havas  affirmant  que  je  n'avais 
eu  aucune  communication  avec  un  organe  ou 
représentant  de  la  presse. 

Je  rentrai  chez  moi  et  y  trouvai  l'ordre  de 
me  rendre  immédiatement  chez  mon  chef  de 
corps,  le  colonel  Risbourg. 

Il  me  blâma  d'avoir  commis  des  indiscré- 
tions avec  de,s  journalistes,  comme  il  avait  pu 
le  supposer  d'après  les  articles  parus  le  matin 
dans  la  presse,  et  m'intima  l'ordre  de  garder 
le  silence  le  plus  absolu  sur  l'affaire  Dreyfus, 
en  ajoutant  : 

—  Si  on  vous  interroge,  vous  direz  que 
ne  savez  rien. 

J'obtempérai  à  cette  injonction  formelle  et 
précise,  et  depuis  cette  époque  je  n'ai  parlé 
de  l'affaire  Dreyfus  qu'à  certains  de  mes  chefs 
hiérarchiques,  tels  que  le  général  Gonse,  le 
général  Millet  et  M.  Cavaignac,  ministre  de 
la  guenc. 

En  octobre  1897,  lorsque  la  campagne  en 
faveur  de  la  revision  du  procès  Dreyfus 
commença,    le   général  Gonse,    sous-chef 


DEVANT  LA  COI  11  DE  CASSATION 


d'état-major,  me  fit  appeler  et  me  demanda 
de  lui  donner  par  écrit  la  déclaration  que 
je  lui  avais  faite  verbalement  le  6  janvier 
1895.  Je  le  fis    I  . 

Dans  les  premiers  jours  de  juillet  1898, 
M.  Cavaignac  me  fit  appeler  et  me  demanda 
quelles  avaient  été  les  paroles  dites  parTex- 
capitaine  Dreyfus  le  jour  de  sa  dégradation. 
Je  lui  communiquai  le  texte  d'une  note  que 
j'avais  inscrite,  le  6  janvier,  sur  un  calepin  ; 
il  la  copia  in  extenso,  de  sa  main,  et  me  la 
rendit. 

Le  7  juillet  1898,  il  prononça  à  la  Chambre 
des  députés  un  discours  où  il  lut  la  petite 
note  qu'il  avait  copiée;  sur  mon  calepin.  Je 
puis  en  certifier  l'exactitude. 

Quelques  jours  après,  je  crus  devoir  dé- 
truire cette  feuille  que  je  ne  jugeais  plus 
utile  à  conserver,  puisque  le  ministre  de  la 
guerre  l'avait  copiée  de  sa  main  et  lue  aux 
Chambres  (2). 

J'avais  gardé  cette  feuille  détachée  démon 
carnet  ayant  l'habitude  de  détruire,  chaque 
année,  le  carnet  de  l'année  précédente. 

Le  phésident.  —  Avez-vous  dressé  un  rap- 
port ou  un  procès-verbal  de  l'exécution  de 
la  mission  que  vous  avez  eu  à  remplir  le 
5  janvier  189.')  ? 

Le  capitaine  Lerrin-Renaud.  —  Non  ;  je 
n'ai  fourni  ce  jour-laque  le  rapport  qu'on  fait 
pour  tout  service  :  «  Le  service  commencé  à 
telle  heure,  fini  à  telle  heure  ».  Et,  dan-  la 
colonne  d'observations  :  «  Rien  à  signaler.  » 

Le  président.    —   Ne  vous  ètes-vous  | 
trouvé,  le  soir  même  du  .*>   janvier,  dans  un 
lieu  public,  et  n'auriez-vous  pas  dit,  en  pré- 
sence de  plusieurs  personnes,  que  Dreyfus 
n'avait  fait  aucun  aveu  ? 

Le  capitaine  Lebrun-Renaud.  —  .le  ne 
m'en  souviens  pas. 

Le  président.  —  Quelle  esl  la  portée  que 
vous  avez  attachée  aux  paroles  de  Dreyfus? 
Les  avez-vous  considérées  comme  de  véri- 
tables aveux  d'un  crime  de  haute  trahison? 


(1)11  pst  fâcheux,  pour  le  crédit  que  l'on  peut 
ordi  i  h  i     rapport  —  fait  par  ordre,  —  que 
le   rapprit  officiel   du  pair  de   la  dégradation 
porte  ces  seuls  mots  :  »  rien   \  sicn m. in 

2  M.  Cavaignac  a  lu  le  même  jour  un  autre 
papier  a  la  Chambre  el  la  France  a  su  que  c'était 
un  faux...  Il  y  a  des  raisons  multiples  pour  croire 
que  cette  seconde  pièce  a  la  même  valeur  au- 
thentique que  la  première. 


Le  capitaine  Lebri  n-Renai  d.  —  J'ai  con- 
sidéré eela  comme  «le-  explications  de 
condamnation,  mai-  je  n'en  ai  pas  moins 
retenu  qu'il  avait  avoué  avoir  livré  les 
documents.  Il  s'excusait,  il  B'expliquail  : 
mai-  la  matérialité  du  fait  n'en  existail  pas 
moins. 

LE     PRÉSIDENT.    —    Cependant.     VOUS    QOUS 

avez  «lit.  il  n'y  a  qu'un  instant  :  .le  m-  m'en 
souviens  pas.  On  peut  très  bien  considérer 
la  déclaration  de  Dreyfus  comme  des  aveux. 
Si  un  m'a  parlé  d'aveux,  j'ai  pu  dire  qu'il  ne 
menavaitpas  été  fait.  J'ai  considéré  que 
c'était  plutôt  des  excuses  que  présentait  Drey- 
fus. » 

Le  capitaine  Lebrun-Renaud.  —  .le  n'en 
recounai-  pas  moins  qu'il  m'a  avoué  avoir 
livré  des  documents. 

Le  président.  —  M.  Cavaignac  est-il  la 
seule  personne  à  qui  vous  ayez  montré  la 
feuille  détachée  de  votre  calepin? 

Le  capitaine  Lebrun-Renaud.   —  Oui     I  . 

Le  président.  —  Lorsque  vous  vous 
trouvé  en  présence    de  M.   le  président  de  la 
République  et  M.  le  président  du  conseil,  leur 
avez-vous  reproduit  les  déclarations  qui-  vous 

avait  faites  Dreyfus? 

Le  capitaine  Lebrun-Renaud.  —  Non.  je 
me  suis  borné  à  leur  donner  quelques  détails 
sur  une  autre  partie  de  notre  conversation. 
Ils  ne  m'ont  rien  demandé.  Us  ont  surtout  de- 
mandé si  j'avais  eu  de-  rapports  avec  des  re- 
présentants de  la  presse,  el  je  CT0i8  qu'ils  in- 
sistaient là-dessus  à  cause  de  L'article  du 
Figaro  où  il  était  parlé  d'un  bordereau  trouvé 
dans  le  chiffonnier  d'une  ambassade. 

Le  président.  —  Sur  quelle  partie  de  la 
conversation  que  vous  aviez  eue  avec  Drey- 
fus avez-vous  fourni  de-  renseignement 
M.  le  président  de  la  République? 

Le  capitaine  Lebrun-Renaud.  Mes  sou- 
venirs ne  -"ut  pa-  assez  pr<  i  sujet    î 

A  quelle  unie  naïve  fera-t-OD  jamais 
croire  : 


.1-  - 


■j    N'insistons  pas! 

2  M.  Lebrun-Renaud  doit  avoir  bien  souvent 
gâtions  avec   les  présidents  d.-  la  i 
publique,  pour  que  le  Bouvenir  ne  lui  n 
de  ce   qu'il   a   pu   Nui-   racontei .   Après  tout, 
M.  Lebrun-Renaud  a  peut-être  toul  simplement 
bien  peu  de  mémoi 


80 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


1"  Que  le  capitaine  Lebrun-Renaud  ait 
écrit  sur  son  rapport  le  significatif  :  rien 
\  signaler,  si  Dreyfus  lui  avait  réelle- 
ment fait  des  aveux  ? 

2"  Que  ledit  capitaine  ait  consigné  ces 


mêmes  aveux  sur  une  feuille  de  carnet  ?... 
3°  Qu'il  ait  justement  confié  cette  feuille 
à  M.  Cavaignac  (qui  en  avait  bien  besoin) 
et  cela  trois  ans  seulement  après  l'aven- 
ture ? 


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M.    Maiiail.    PROCUREUR   GÉNÉRAL   A    LA    COUR   DE    CASSATION 


4°  Que  M.  Lebrun-Renaud  ait,  comme 
par  hasard,  détruit  cette  feuille  de  carnet 
après  que  M.  Cavaignac  en  eût  pris  une 
copie  de  sa  main  ? 

Ce  serait  vouloir,  à  dessein,  perdre  un 
temps  précieux  que  d'essayer  seulement 
répondre  à  ces  enfantillages. 


Du  reste,  au  cours  de  l'enquête,  trois 
séries  de  témoins  sont  venus  déposer  ro- 
lativement  à  ces  fameux  aveux  : 

Ceux  à  qui  Lebrun-Renaud  a  raconté 
que  Dreyfus  lui  avait  fait  des  aveux. 

Ceux  auxquels  il  a  dit  le  contraire. 

Ceux  enfin  qui  ont  entendu  dire  que 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


■  — 

■ 


.  .    ■ 


Le  général  Mercier  in  a  dii  que  cette  pièce   Canaille  de  I»...  ,  avail  été  mise  sous  les  yeux 

du  Conseil  de  Guerre. 

Déposition  '  'asimii   /' 


II 


82 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


ou  qui  ont  lu  dans  les  journaux  qu'il.. 
Voici  les  parties  essentielles  de  ces  té- 
moignages : 


Le  colonel  Risbourg-. 

Le  colonel  Risbourg,  de  la  garde  répu- 
blicaine, a  déposé  ainsi  le  20  décem- 
bre 1898  : 

Le  président.  —  Voudriez-vous  dire  à  la 
Cour  dans  quelles  conditions  vous  avez  été 
averti,  au  mois  de  janvier  1893,  de  certains 
propos  tenus  par  le  capitaine  Lebrun-Renaud, 
à  la  suite  de  la  parade  de  dégradation  del'ex- 
capitaine  Dreyfus  et  des  mesures  que  vous 
avez  cru  devoir  prendre  à  cette  occasion? 

Le  colonel  Risbourg.  —  Dans  la  matinée 
du  G  janvier,  le  capi laine-adjudant-major  de 
semaine  m'apporta  plusieurs  journaux,  parmi 
lesquels  le  Temps  et  le  Figaro,  dans  lesquels 
il  était  question  d'une  conversation  qu'aurait 
eue  le  capitaine  Lebrun-Renaud  avec  des 
journalistes  ; 

Je  dis  alors  à  cet  officier  :  «  Prévenez  l'ad- 
judant de  semaine  de  la  caserne  de  dire  à 
M.  Lebrun-Renaud  de  se  présenter  cliez  moi 
aussitôt  sa  rentrée.  » 

Le  capitaine  se  présenta  vers  deux  heures 
à  mon  cabinet. 

J'étais  très  mécontent  et  je  le  reçus  très 
mal. 

Je  lui  demandai  si  ce  qui  était  dans  les 
journaux  était  vrai,  et  je  lui  dis  : 

—  Racontez  ce  que  vous  a  dit  Dreyfus.  » 
Le   capitaine   Lebrun-Renaud    commença 
une    longue    conversation    dans  laquelle    il 
était  question  de  colonies,  d'élevage,  du  bor- 
dereau,  de  panier  dans  lequel  on  aurait  trouvé 
des  documents  dans  certaines  ambassades; 
énervé,  je  lui  dit  :  «  Précisez;  avez-vous  reçu 
des  aveux?  Et  racontez-moi  ce  qu'on  vous  a 
ditl 
Alors  le  capitaine  me  dit  avoir  entendu 
-  paroles  : 

a  Le  ministre  delà  guerre  sait  bien  crue 

l'ai  livré    des  documents  à  l'Allemagne, 

tait  pour  en  avoir  'le  plus  importants.  » 

Je  fi-  remarquera  M.  Lebrun-Renaud  qu'en 

le  commandant  de  service,  je  ne  lavais  pas 


chargé  d'interroger  Dreyfus,  qu'il  devait  le 
prendre  au  Cherche-Midi  et  le  conduire  à 
T  Ecole-Militaire,  et  je  lui  dis  : 

—  Vous  savez  que  le  gouverneur  ne  veut 
pas  qu'il  soit  question  de  vous  dans  les  jour- 
naux. 

«  Les  officiers  de  la  la  garde  républicaine 
vont  partout,  ils  voient  et  entendent  beau- 
coup de  choses,  ils  doivent  être  très  discrets 
et  ne  communiquer  qu'à  leurs  chefs  les  faits 
qui  peuvent  les  intéresser. 

»  Vous  avez  absolument  manqué  à  vos 
devoirs,  je  vous  inflige  un  blâme. 

En  parlant  à  un  autre  officier,  (M.  le 
lieutenant-colonel  Guérin,  ancien  sous- 
chef  d'Etat-Major,)  le  capitaine  Lebrun- 
Renaud  a  encore  corsé  son  récit  : 


Le  lieutenant-colonel  Guérin. 


19  décembre  1898. 


Je  me  trouvais  à  ce  moment  à  la  porte 
même  du  pavillon  contenant  le  bureau  de 
l'adjudant  de  garnison,  pour  assister  à  la 
sortie  de  Dreyfus.  Le  capitaine  Lebrun-Re- 
naud, ayant  été  relevé  dans  son  service  près 
de  Dreyfus,  sortit  du  pavillon,  me  trouva 
devant  lui  et  se  mit  immédiatement  à  me  ra- 
conter les  paroles  que  Dreyfus  lui  avait  dites 
pendant  qu'il  en  avait  la  garde. 

Trois  déclarations  me  frappèrent  par  leur 
importance,  se  sont  gravées  dans  ma  mé- 
moire,, et  je  ne  les  oublierai  jamais  : 

1°  C'était  l'orgueil  de  ses  galons,  avait-il 
dit  en  les  montrant,  qui  l'avait  perdu  ; 

2"  C'étaient  les  aveux  d'avoir  livré  des  docu- 
ments à  une  puissance  étrangère,  aveux  ainsi 
formulés  :  «  Si  j'ai  livré  des  documents,  ces 
documents  étaient  sans  aucune  valeur  et 
c'était  pour  en  avoir  d'autres  plus  importants 
des  Allemands.  » 

La  troisième  déclaration,  c'était  que,  dans 
trois  ans,  on  lui  rendrait  justice. 


L'histoire  de  «  l'orgueil  des  galons  »  est 
inédite.  Serait-elle  due  à  l'imagination  du 
colonel  Guérin?  En  tous  cas,  le  capitaine 


DEVANT  LA  COUR    DE  CASSATION 


Lebrun-Renaud    n'en    a    jamais     depuis 
soufflé  mot  à  personne. 


Le  capitaine  Anthoine. 

Il  ne  l'a  pas  racontée  par  exemple  à  M.  le 
capitaine  Anthoine,  car  celui-ci  n'en  fait 
pas  mention  dans  son  témoignage  du 
17  décembre  1898  : 

Cet  officier  m'a  rapporté  que  Dreyfus  avait 
tenu  devant  lui  des  propos  d'où  ilrésulte  très 
nettement  pour  moi  : 

1°  L'aveu  formel  du  fait  d'avoir  livré  des 
documents  ; 

2°  L'allégation  que  ces  documents  n'étaient 
pas  importants  ; 

3°  Le  but  poursuivi,  qui  aurait  été  d'ob- 
tenir, en  échange,  des  documents  plus  impor- 
tants. 

Ce  témoin  ajoute  en  outre  que  ces  pro- 
pos lui  ont  été  confirmés  par  M.  le  capi- 
taine d'Attel. 

On  peut  tout  faire  dire  au  capitaine 
d'Attel  :  il  est  mort,  il  ne  réclamera 
pas. 


M.  le  chef  d'escadron  de  Mitry. 

Quant  à  la  déposition  de  M.  le  chef  d'es- 
cadron de  Mitry  L9  décembre  1898),  c'esl 
l'histoire  de  la  nommée  Mandrille  dans 
toute  sa  beauté  : 

Le  président.  —  N'avez-vous  pas  eu,  après 
la  dégradation  de  Dreyfus,  une  conversation 
ave»'  1''  capitaine  Anthoine,  au  cours  de 
laquelle  celui-ci  aurail  reproduit  des  propos 
tenus  par  Dreyfus  ?  Quelle  impression  avez 
vousretirée  de  la  cérémonie  de  la  dégrada 
tion  ? 

M.  de  Mitry.  —  J'ai  eu,  eu  effet,  après  la 
dégradation,  une  conversation  avec  le  capi- 
taine Anthoine  qui  m'a  répété  un  entretien 
qu'il  venait  d  avoir    avec    le  commandant 


d'Attel,  al. >rs  capitaine.  M.  d'Attel  avait  dit  à 
M.  Anthoine  que  Dreyfus  venait  de  faire  des 
aveux,  et  que  ces  aveux  portaient,  en  subs- 
tance, que,  s'il  avait  livré  des  documents  à 
une  puissance  étrangère,  c'était  pour  en  ob- 
tenir d'autres  en  échange. 


M.  Druct, 

Sous-Ucutcnant  de  réserve. 

M.  Druet,  sous-lieutenant  de  réserve,  a 
également  entendu  dire  que.,.  19  dé- 
cembre 1898  . 

Après  la  parade  et  le  défilé,  un  groupe  d'of- 
ficiers de  l'armée  active  nous  a  répété  les  pa- 
roles attribuéesà  Dreyfus,  que  voici  dans  leur 
substance  : 

«  Si  j'ai  livré  des  documents,  c'était  dans 
l'espoir  d'en  avoir  d'autres  plus  importants 

l  aroles  ëtai  ;nt  répété  s  de  tous  <  ôtés,  et 
lorsqu'en  sortant  n  us  sommes  allés  dans  un 

café  vois  ii    a in  il  •  l'avenue   Bosquet  et 

de  l'aven  .e    La  H  ordonnais,  «'lies  faisaient 
l'ob.et  de  lou'.es  les  conversatio 


M.  Cavaignac. 


M.GodefroyCavaignac,  ancien  ministre 
de  la  guerre,  qui  avait  «  pesé  l'authenti- 
cité  matérielle  et  morale  »  dufaux  Henry, 
a  l'ait  évidemment  la  même  opération  en 
ce  qui  concerne  les  aveux  au  capitaine 
Lebrun-Renaud.  Voici,  eneffet,  lesdécla- 
rations  formelles  qu'il  a  faites  à  ce  sujet  a 
la  Cour  de  cassation    10  novembre  1898 

1 : 1 1  ce  qui  i  oncerne  les  aveux,  je  rappelli  rai 

d'abord  les   i  ircons  i ifl   ma 

lesquel  es  i1-  se  sonl  pi    d 

i  e  ca  Haine  Le!  mu  •  Renaud  c  imman- 
dail  l'e  'i111  figurait  à  la  dégradation  de 

Drej  fus. 

Le  capil  une  d  Utel   rej  résenta  t  la] 
de  P 


M 


L'AFFAIRE  DREYFLS 


Le  iapitaiue  Lebrun-Renaud  resta  enfermé 
avec  Dreyfus  pendant  un  temps  assez  long, 
jusqu'à  l'heure  de  la  dégradation,  jusqu'à  neuf 
heures  du  malin  :  il  avait  l'ordre  de  ne  pa:; 
lui  Edresser  la  parole. 

Aussitôt  après  la  dégradation,  le  bruit  des 
aveux  de  Dreyfus  s  s  répandit. 

Quels  sont,  sur  les  aveux  de  Dreyfus,  les 
témoignages  eux-mêmes  ? 

Il  y  a  deux  témoignages  écrits  contempo- 
rains. 

Le  premier  est  la  feuille  du  calepin  du  ca- 
pitaine Lebrun-Renaud  dans  l.i quelle  celui-ci 
écrit  :  Hier,  dégradation  du  capitaine  Drey- 
fus... Vers  huit  heures  et  demie,  sans  que  je 
l'interroge,  il  m'a  dit  :  «  Le  ministre  sait  lien 
que,  si  je  livrais  des  documents,  ils  étaient  sans 
râleur  et  que  c'était  pour  m'en  procurer  déplus 
importants  »,  et  par  conséquent,  le  capitaine 
indique  de  la  façon  la  plus  nette  et  la  j  lus 
précise  les  conditions  dans  lesquelles  les 
aveux  ont  été  faits. 

La  deuxième  est  la  lettre  du  G  janvier,  du 
général  Gonse,  dont  vous  avez  le  texte  sous 
les  yeux,  et  dans  laquelle  celui-ci,  relatant 
les  déclarations  de  Dreyfus,  écrit  :  En  somme, 
on  n'a  pas  livré  des  documents  originaux,  mais 
seulement  des  copies,  ce  qui  indique  de  la 
part  de  Dreyfus,  sur  un  point  sur  lequel  les 
débats  me  paraissent  n'avoir  livré  aucune  indi- 
cation, une  connaissance  des  détails  singu- 
lière. 

Puis  il  ;  ontinue  : 

«  Le  ministre  sait  que  jesuis  innocent,  il  me 
l'a  fait  dire  par  le  commandant  du  Paty  de 
Clam  dans  la  prison,  il  y  a  trois  ou  quatre  jours, 
et  il  sait  que,  si  j'ai  livré  des  documents,  ce 
sont  des  documents  sans  importance,  et  que 
c'était  pour  en  obtenir  de  sérieux.  » 

Le  général  Roget  ajoute  enfin  la  con  lusion 
di  capitaine  Lebrun-Renaud.  Le  capitaine  a 
conclu,  en  exprimant  l'avis  que  Dreyfus  faisait 
des  demi-aveux,  ou  des  commencement  d'a- 
veux, mélangés  de  réticences  et  de  men- 
songes. 

Enfin,  j  ;  rappe  le  que  la  lettre  du  général 
Gonse,  en  c  ncordance  sur  ce  point  avec 
la  feui  le  du  calepin,  signale  que  L>s  pa- 
roi- de  Dreyfus  n'ont  été  qu'un  long  mono- 
logue. 

>t  là  un  document  d'un  ton  évidemment 
sincère  et  modéré. 

J'ajouterai  d'ailleurs  que  j'ai  la  connais- 


sance des  habitudes  d'esprit  tout  à  fait  méti- 
culeuses du  général  Gonse  (1). 

11  y  a  donc  sur  ce  point  deux  témoignages 
écrits  contemporains  et  concordants,  etn^n 
pas  un  seul,  comme  on  l'a  dit  à  tort. 

Il  f  ut  enfin  ajouter  que,  ainsi  que  je  l'ai 
déclaré,  le  capitaine  Lebrun-Renaud  a  con- 
firmé ses  d'clarations  par  un  écrit  pos- 
térieur, où  il  les  renouvelle  sous  sa  signa- 
ture :  cet  écrit  est  daté  des  environs  d'oc- 
tobre 1897. 

Et  si  je  pense  que  les  témoignages  contem- 
porains ont  un 3  valeur  supérieure,  je  dis  c:- 
pendant  que  ce  n'est  pas  un  fait  négligeable 
que  le  ca,  itaine  Lebrun-Renaud  ait  été  assez 
sûr  de  ses  souvenirs  pour  les  confirmer  pos- 
térieurement sous  sa  signature. 

C'est  justement  parce  que  cet  écrit  es 
postérieur,  qu'il  n'a  aux  yeux  des  gens 
sensés  aucune  espèce  de  valeur. 

C'est  la  raison,  d'ailleurs,  qui  fait  qu'il 
en  a  pour  M.  Cavaignac. 


M.  le  général  Gonse. 

Pour  le  général  Gonse,  les  aveux  de 
Dreyfus  ne  peuvent  pas  faire  doute  parce 
que  c'est  en  1891  que  Lebrun-Renaud  les 
écrivit  sur  son  cornet  et  que  : 

Quelque  temps  après,  au  mois  de  jan- 
vier 1898  il  me  semble,  j'ai  reçu  la  déclaration 
spontanée  du  capitaine  Anthoine  ;  puis  v  n- 
rent  celles  du  lieutenant-colonel  Guérin,  du 
commandant  de  Mitry,  du  contrôleur  de  l'ar- 
mée Peyrolles...  (10  janvier  1898). 


M.  le  général  de  Boisdeffre. 


Le  général  de  Boisdeffre  lui,  au  moins, 
essaya  de  donner  une  raison  à  ces  tardives 
révélations  d'aveux  (13  janvier  1898). 


(1)  On  jugera  des  «  habitudes  méticuleuses  » 
du  général  Gonse  dans  l'histoire  des  machina- 
tions de  l'État-Major  contre  le  colonel  Picquart. 
(Voir  plus  loin.) 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Ai  Moulin-Rouge.  —  Le  soir  de  la  dégradation,  Le  capitaine  Lebrun-Renaud,  ne  parlail 
à  ses  amis  que  des  protestations  d'innocence  formulées  par  Dreyfus. 


Ce  <|ui  a  contribué  à  faire  garder  le  silence 
sur  1rs  aveux,  c'est  que  le  nom  d'une  puis- 
sance étrangère  y  était  prononcé  el  qu'on  dé- 
sirait très  vivement  éviter  de  nouvelles  com- 
plications. 

Cela  an  moins,  c'est  un  semblant  de 
raison  :  il  est  vrai  qu'elle  est    mauvaise. 


Toul  l'univers  sait  le  nom  de  la  puissance 
étrangère  d<»nt  il  s'agit.  Cenl  journaux 
1 .  .lit  écrit  des  milliers  el  des  milliers  de 
fois.  11  n'en  est  Burvenn  aucun.'  comptiez 
lion.  Il  ne  pouvait  pas  en  Burvenir  api 
les  déclarations  formelles  du  gouvernement 
allemand.  On  a  trop  jour,  dans  l'affaire 


86 


I/AFFA11Œ  D1ŒY1-TS 


Dreyfus,  de  cet  épouvantail.   La   guerre 
devait  aussi  sortir  du  dossier  secret. 

Et  voila  ce  que  furent  ces  soi-disant 
aveux  que  tous  le  militaires  connaissent 
mais  que  pas  un  d'eux  n'a  entendus,  pas 
même  le  capitaine  Lebrun-Renaud,  ainsi 
qu'il  ressort  des  dépositions  ci-après  : 


M.  Casimir-Perier, 

Ancien  Président  de  la  République. 

28  décembre  1898. 

Le  président.  —  Avez-vous  eu  connais- 
sance des  aveux  ? 

M.  Casimir-Perier.  —  Le  général  Mercier, 
quelques  jours  après  la  dégradation,  me  par- 
lant de  celte  affaire,  m'a  dit  incidemment  que, 
du  reste,  le  coupable  avait  fait  des  aveux. 

Sur  demande  : 

M.  Casimir-Perier.  —  Il  n'est  pas  du  tout 
dans  mes  souvenirs  que  le  capitaine  Lebrun- 
Renaud  soit  venu  à  l'Elysée  à  l'effet  de  m'ap- 
prendre  les  aveux  du  condamné.  Un  article 
intitulé  «  Récit  d'un  témoin  »  avait  paru  le 
matin  même  dans  le  Figaro. 

J'avais  vivement  blâmé  les  communica- 
tions qui  paraissent  avoir  été  faites,  dans 
une  circonstance  de  cette  nature,  par  un  of- 
ficier à  un  journaliste,  et  le  capitaine  Le- 
brun-Renaud m'avait  été  envoyé  pour  que  je 
le  réprimande.  Il  n'a  pas  nié  ses  indiscrétions 
et  il  ne  m'a  pas  parlé  des  aveux  de  Dreyfus. 

Du  reste,  je  n'étais  pas  le  seul  à  cet  entretien 
auquel  assistait  M.  le  président  du  Conseil. 

Demande  d'un  conseiller.  —  Lui  avez-vous 
demandé  s'il  y  avait  des  aveux  ? 

M.  Casimir-Perier.  —  Non.  Car  je  le  répri- 
mandais sur  un  article  du  Figaro,  manifeste- 
ment inspiré  par  lui,  et  où  il  n'était  question 
que  des  protestations  de  Dreyfus  en  faveur 
-on  innocence. 


AI.   Ch.  Dupuy, 

Président  du  Conseil,  eu  1894. 

26  décembre  1898. 
Le  président.  —  N'aviez-vous  pas  entendu 


parler,  le  jour  de  la  dégradation  de  Dreyfus, 
d'aveux  ? 

M.  Dupuy.  —  Le  6  janvier  au  matin,  ému, 
au  point  de  vue  extérieur,  de  certains  récits 
parus  dans  les  journaux  du  y  au  soir  et  du 
G  au  matin,  j'en  fis  l'observation,  par  télé- 
phone, au  général  Mercier. 

Ce  dernier  m'envoya  le  capitaine  Lebrun- 
Renaud,  qui  me  rejoignit  à  l'Elysée,  où  je 
l'avais  devancé. 

Il  fut  reçu  par  M.  Casimir-Perier  auprès 
duquel  j'étais. 

Interrogé  sur  le  fait  de  ses  communica- 
tions aux  journaux,  il  répondit  qu'il  croyait 
avoir  eu  affaire  à  des  camarades  ou  à  des 
amis,  et  je  me  souviens  de  lui  avoir  répondu  : 
«  Si  vous  avez  quelque  chose  à  dire,  c'est  à 
vos  chefs  qu'il  faut  le  dire  ».  Il  n'a  été  ques- 
tion de  rien  de  plus,  et  le  capitaine  a  salué  et 
est  sorti. 


M.  Poincaré, 

Ancien  ministre. 

28  décembre  1898. 


En  ce  qui  concerne  la  question  des  aveux, 
les  déclarations  que  j'ai  faites  à  la  Chambre 
ayant  été  travesties,  dans  les  deux  cas  d'ail- 
leurs, j'ai  besoin  de  les  préciser  et  de  les 
compléter. 

A  plusieurs  reprises,  les  journaux  avaient 
affirmé  que  M.  le  président  de  la  République 
et  M.  Charles  Dupuy  avaient  reçu  la  visite  de 
M.  le  capitaine  Lebrun-Renaud,  et  que  ce 
dernier  leur  avait  apporté  les  aveux  de 
Dreyfus. 

Je  ne  puis  rien  dire  de  la  visite  à  M.  Casi- 
mir-Perier. Celui-ci  n'ayant  pas  cru  devoir 
s'expliquer  jusqu'ici  sur  cette  affaire,  la  Cour 
appréciera  si  elle  le  doit  entendre. 

En  ce  qui  concerne  la  visite  de  M.  Dupuy, 
je  dois  dire  que  le  capitaine  Lebrun-Renaud 
avait  été  envoyé  chez  le  président  du  con- 
seil, non  seulement  pour  s'expliquer  sur  les 
conversations  qui  lui  étaient  prêtées,  mais 
aussi  pour  recevoir  l'ordre  de  ne  plus  causer 
avec  des  journalistes,  car  on  redoutait  la 
mise  en  cause  d'une  puissance  étrangère. 

11  n'a  rien  dit  à  M.  Dupuy  au  sujet  des  aveux. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Le  6  novembre  dernier,  un  journal  du  ma- 
tin ayant  affirmé  que  M.  Dupuy  avait  reçu  de 
M.  Lebrun-Renaud,  après  la  dégradation,  le 
rapport  des  aveux,  j'ai  écrit  à  M.  Dupuy  pour 
lui  dire  qu'au  milieu  de  tous  les  mensonges 
qui  obscurcissaient  l'examen  de  cette  affaire, 
il  me  semblait  qu'il  était  nécessaire  que  tons 
ceux  qui  étaient  détenteurs  d'une  parcelle 
quelconque  de  vérité  se  résolussent  à  la  dire. 

Il  m'a  répondu  qu'il  saisirait  la  première 
occasion  de  dire  ce  qui  était. 


M.  Haiiotaux. 

Ancien  ministre. 


SI  janvier  1899. 


Demande  posée  par  un  conseiller.  —  Le  gé- 
néral Mercier  vous  a-t-il  fait  connaître  qu'on 
avait  reçu  des  aveux  du  condamné? 

M.  Hanotaux.  —  J'ai  un  très  vague  souve- 
nir à  ce  sujet  qui  se  confond  peut-être  avec 
la  publication  qu'avait  faite  le  Temps,  h' jour 
même  de  la  dégradation  de  l'obtention  des 
aveux. 

J'ai  voulu  appuyer  mes  souvenirs  aupr  3 
de  M.  Viger,  qui  était,  dans  le  cabinet  Dupuy, 
ministre  de  l'agriculture,  et  qui  m'a  dit  avoir 
un  souvenir  analogue. 


M.  Guérin, 

Ministre  de  la  Justice  en  1891. 

2  décembre  1898. 


Le  président.  —  Avez-vous,  après  la  con- 
damnation de  Dreyfus  et  sa  dégradation,  été 
mis  au  courant  des  aveux  que  Dreyfus  aurait 
Baits  au  capitaine  Lebrun-Renaud? 

If.  Guérin.  —  Je  n'ai  jamais  rien  su  per- 
sonnellement à  ce  sujet  el  n'ai  jamais  été 
instruit  des  aveux  que  Dreyfus  a  pu  faire  au 
capitaine  Lebrun-Renaud. 

Je  n'ai  connu  cette  question  des  aveux  que 
par  les  journaux. 

Le  général  Mercier  n'a  pas  rendu  compte 
au  conseil  des  ministres  de  ces  aveux. 


J'ai  entendu  dire  que  !■•  capitaine  Lebrun- 
Renaud  avait  été  conduit  chez  M.  le  pr< 
dent  du  conseil,  mais  je  ni  is  pas  p 

sonnellement,  el  je  sais  encore  moins  ce  qui 
a  pu  être  dit  au  cours  de  ces  entrevues,  si 
elles  ont  eu  lieu. 


AI.   li  a  ri  h  ou. 
Ancien  ministre. 

28  décembre  I89S. 

En  ce  qui  concerne  les  aveux  recueillis  par 
le  capitaine  Lebrun-Renaud,  je  n'en  ai  jamais 
entendu  parler  ù  celte  époque,  el  M.  Dupuy 
nous  confirmait  récemment,  à  M.  Poincaré 
et  à  moi,  que  le  capitaine  Lebrun-Renaud  ne 
lui  en  avait  jamais  parlé,  ni  dans  son  cabinet, 
ni  dans  celui  de  M.  Casimir-Perier,  président 
de  la  République,  chez  lequel  il  avait 
conduit  par  M.  Dupuy. 

Voilà  donc  qui  est  bien  entendu  :  le  ca- 
pitaine Lebrun-Renaud  n'a  jamais  parlé  à 
personne  des  prétendus  aveux  du  capitaine 
Dreyfus.  Si  ces  aveux  avaient  été  faits 
réellement,  nul  doute  qu'on  ne  les  eût 
annoncés  à  grand  renfort  de  publicité. 
Ceux  qui  s'étaient,  en  effet,  acharnés  ap 

Dreyfus  avaient    un   D  nul  intérêt    a 

ne  laisser  planer  aucun  doute  sur  sa  cul- 
pabilité. 

Mais  il  y  a  mieux  encore,  puisque  le  ca- 
pitaine Lebrun-Renaud  a  formellement 
avoué  à  plusieurs  personnes  que  le  capi- 
taine Dreyfus  n'avait  jamais  fait  d'aveux. 

Les  dépositions  suivantes  en  font  foi  : 


M.  Clisson. 

M.   Hérisson,  dit  Clisson,  publiciste, 
dépose  ainsi  le  9  janvier  1899. 

If.  Clisson.  —  J'ai  rencontré  le  capil 
Lebrun-Renaud,  que  je  ne  connaissais  i 


ss 


[/AFFAIRE  DREYFUS 


le  soir  de  la  dégradation  de  Dreyfus;  c'était 
au  Moulin-Rouge  où  je  me  trouvais  avec 
deux  de  mes  camarades,  MM.  de  Fonbrune 
(un  de  mes  anciens  confrères),  et  Henri  Du- 
mont  (artiste  peintre). 
Le  capitaine  Lebrun-Renaud,  après  avoir 


serré  la  main  de  M.  de  Fonbrune,  nous  dit. 
sans  être  poussé  par  aucune  question  : 

—  C'est  moi  qui  ai  conduit  ce  matin  Drey- 
fus de  la  prison  du  Cherche-Midi  à  l'Ecole- 
Militaire. 

Puis,  sans  être  pressé,  je  le  répète,  par 


0P  w£/f//Jr 


L'.V    DÉFENSEUR    DE   LA   JUSTICE,    M.    YvCS    GuVOt. 


aucune  question,  il  nous  fil  le  récit  très  cir- 
constancié de  la  scène  qui  s'était  passée  à  la 
prison  du  Cherche-Midi  et  de  la  conversation 
qu'il  avait  eue  avec  Dreyfus  à  l'Ecole-Mili- 
taire,  en  attendant  l'heure  de  la  parade  d'exé- 
culion. 

Ce  récit  m'a  paru  intéressant  à  moi,  jour- 
naliste, bien  que  je  ne  connusse  aucun  des 
faits  relatifs  à  l'affaire  Dreyfus,  ce  procès 
s'étant  déroulé  durant  une  longue  absence 
que  j'ai  faite  en  1894. 


Les  détails  que  nous  avait  fournis  M.  Le- 
brun-Renaud dans  son  récit  ont  été  fixés  im- 
médiatement sur  le  papier,  dans  un  article 
qui  a  paru  dans  le  Figaro  du  G  janvier  1893  ; 
je  ne  puis  qu'affirmer  l'exactitude  la  plus 
absolue  et  la  sincérité  la  plus  complète  de  cet 
article. 

Le  président.  —  Je  vous  donne  connais- 
sance intégrale  de  l'article  ;  le  reconnaissez- 
vous  comme  étant  de  vous  et  en  confirmez- 
vous  les  termes  ? 


DEVANT  l..\  (.0111  DE  CASSATION 


1 


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A  l'île  ul  Diabll.  — 


L'Innocent  répondant  aux  interrogatoires  de  la 
Cour  de  Cassation. 


•»0 


ï /AFFAIRE  DREYFl'S 


If.  Cusson,  —  Je  confirme  de  la  façon  la 
plus  absolue  les  termes  de  l'article  que  j'ai 
écrit  le  soir  de  la  dégradation  de  Dreyfus, 
le  5  janvier  189o,  après  une  entrevue  avec  le 
capitaine  Lebrun-Renaud,  et  dont  lecture 
vient  d'être  donnée. 

J'affirme  de  nouveau  qu'aucun  détail, 
même  en  apparence  le  plus  insignifiant,  n'est 
de  mon  invention  :  je  les  ai  tous  recueillis 
de  la  bouche  du  capitaine  Lebrun-Renaud. 

J'affirme  que  c'est  là  tout  ce  que  le  capi- 
taine Lebrun-Renaud  a  dit  devant  moi. 

Le  président.  —  N'aurait-il  pas  parlé  que 
Dreyfus  aurait  fait  avant  d'être  conduit  à  la 
dégradation,  ou  du  moins  n'avait-il  pas  fait 
une  allusion  quelconque  à  des  déclarations 
de  Dreyfus  pouvant  être  considérées  comme 
des  aveux? 

M.  Clisson.  —  Jamais  le  capitaine  Lebrun- 
Renaud,  au  cours  de  la  conversation  unique 
que  j'ai  eue  avec  lui,  ne  m'a  parlé  d'aveux  ou 
de  déclarations  quelconques  pouvant  être 
interprétées  comme  des  aveux  qu'il  aurait 
reçus  de  Dreyfus. 

Le  président.  —  N'avez-vous  pas  entendu 
quelques-unes  des  expressions  que  le  capi- 
taine Lebrun-Renaud  a  mises  dans  la  bouche 
de  Dreyfus  et  qu'il  a  souvent  reproduites 
depuis  : 

«  Je  suis  innocent,  le  ministre  sait  que  je 
suis  innocent  ;  il  me  l'a  fait  dire  par  du  Paty 
de  Clam.  Il  sait  que  si  j'ai  livré  des  pièces, 
elles  étaient  sans  importance,  et  que  c'était 
pour  en  avoir  de  plus  sérieuses  en  échange?  » 

M.  Clisson.  —  Si  le  capitaine  Lebrun  Renaud, 
dans  notre  conversation  au  Moulin-Rouge, 
m'avait  tenu  les  propos  relatés  dans  la  de- 
mande, je  les  aurais  reproduits  aussi  fidèle- 
ment que  je  l'ai  fait  pour  tout  ce  qu'il  a  ra- 
conté devant  moi. 

Une  dame,  la  veuve  Chapelon,  le 
17  janvier  1899,  prétend  également  que 
son  ami  le  capitaine  Lebrun-Renaud  ne 
lui  a  jamais  parlé  des  aveux. 


Mme  veuve  Chapelon. 

Madame  veuve  Chapelon.  —  Le  capitaine 
Lebran-Renaud  étnittrès  lié  avec  mon  mari; 


nos  relations  remontaient  à  l'époque  où  il 
était  capitaine  de  gendarmerie  à  Melun  ;  il 
venait  alors  très  souvent  nous  voir  à  Paris. 

Après  la  dégradation  de  Dreyfus,  il  est 
venu  chez  moi  vers  le  mois  de  mai  ;  nous 
avons  commencé  à  parler  de  l'affaire  Drey- 
fus; il  s'est  immédiatement  écrié  :  «  Ne  m'en 
parlez  pas  ;  cette  affaire  m'a  causé  beaucoup 
d'ennuis.  » 

Je  lui  dis  alors  : 

—  Les  journaux  en  ont  beaucoup  parlé  ; 
vous  auriez  eu  un  long  dialogue  avec  lui. 

11  me  répondit  : 

—  Ah  !  tout  ce  que  les  journaux  ont  ra- 
conté, c'est  de  la  fantaisie  !  Dreyfus  ne  m'a 
rien  dit.   Du  reste,  j'ai  fait  mon  rapport  (1). 

Il  n'a  pas  été  question  d'aveux  du  tout,  et 
j'incline  à  penser  que,  s'il  y  en  avait  eu,  il 
nous  l'aurait  dit.  Il  ne  nous  a  pas  fait  l'effet 
d'un  homme  qui  ne  veut  pas  ou  ne  peut  pas 
parler.  S'il  y  avait  eu  des  aveux,  il  nous 
l'aurait  dit. 

Un  témoignage  important  à  ce  sujet  est 
également  celui  de  M.  Merzbach  (19  dé- 
cembre 1898.) 


M.  Merzbach 


Le  président.  — Vous  avez  assisté  à  la  dé- 
gradation militaire  de  Dreyfus,  le  5  jan- 
vier 1895.  Quels  sont  les  souvenirs  que  cette 
cérémonie  vous  a  laissés  ? 

M.  Merzbacu.  —  J'étais  de  service,  comme 
sergent  de  planton,  à  la  grille  du  quartier  de 
l'Ecole-Militaire,  sous  les  ordres  d'officiers 
supérieurs,  pour  contrôler  les  cartes  des  per- 
sonnes qui  entraient. 

J'avais  été  chargé,  par  un  de  ces  officiers, 
de  porter  un  ordre  au  capitaine  Bourgui- 
gnon, et  suis  rentré  au  bureau  de  la  Place  à 
cet  effet. 

J'ai  trouvé  le  capitaine  Lebrun-Renaud  au 
milieu  de  la  porte  et  le  capitaine  Dreyfus 
dans  lapetite  chambre  du  sergent  de  la  place. 
J'ai  dit  au  capitaine  Lebrun-Renaud  que 
j'avais  quelque  chose  à  dire  au  capitaine 


(1)  «  Rien  à  signaler 


DEVANT  l.\  COUR  DE  CASSATION 


91 


Bourguignon;   il  m'a  répondu  que  le  capi- 
taine Bourguignon  venait  de  sorlir. 

Au  bout  de  quelques  instants,  que  je  me 
trouvais  là,  et  pendant  lesquels  j'entendais  le 
capitaine  Dreyfus  jurant  plusieurs  fois  et 
protestant  de  son  innocence  avec  véhémence 
et  beaucoup  d'énergie,  le  capitaine  Lebrun- 
Renaud  m'a  prié  de  sorlir.  en  me  disant  que 
je  ne  pouvais  pas  rester  là  plus  longtemps. 

J'ai  donc  quitté  le  bureau  de  la  Place  au 
pas  gymnastique,  pour  rendre  compte  à  nies 
cliefs  que  je  n'avais  pas  vu  le  capitaine  Bour- 
guignon ;  et  je  n'étais  pas  encore  arrivé  à 
mon  poste  que  la  parade  d'exécution  com- 
mençait, c'est-à-dire  que  le  capitaine  Drey- 
fus sortait  du  bureau  de  la  Place. 

Je  tiens  donc  à  affirmer  qu'il  est  maté- 
riellement impossible  que  le  capitaine 
Dreyfus  ait  pu  faire  ou  dire  quoi  que  ce 
soit,  après  que  j'eus  quitté  le  bureau  de  la 
Place,  attendu  qu'il  n'en  avait  pas  le  temps, 
et  je  ne  puis  pas  croire  qu'il  ait  fait  des 
aveux  avant,  à  cause  du  ton  avec  lequel  il 
protestait  de  son  innocence. 

Je  dois  ajouter  que,  lorsque  j'ai  reçu  ma 
citation  à  témoin  dans  le  procès  /nia.  j'ai 
demandé  un  entretien  au  ministre  de  la 
guerre  ;  quoique  rendu  à  la  vie  civile,  je  me 
-ni-  rendu  au  ministère  de  la  guerre  où  le 
général  Gonse  m'a  reçu. 

Après  la  déposition  que  je  lui  ai  faite,  dans 
le  même  sens  où  je  viens  de  déposer  de  van  I 
vous,  le  général  (jonse  m'a  dit  : 

—  Vous  pouvez  déposer  dans  ce  sens. 

Cela  m'a  beaucoup  étonné,  car  je  n'allais 
pas  le  consulter  sur  la  déposition  que  j'avais 
à  faire,  mais  simplement  lui  rendre  compte 
de  cette  déposition. 

Le  31  décembre  L898,  un  magistrat, 
M.  de  Salles,  déposait  de  son  côté  : 


M.  de  Salles. 


M.  de  Salles.  —  .l'ai  connu  M.  Lebrun- 
Renaud  quand  il  ('tait  capitaine  de  gendar- 
merie à  Melun  où  j'étais  moi-même  procureur 
delà  République.  J'étais  resté  en  très  bons 
tenues  avec  lui,  et  il  esl  venu,  depuis  qu'il 
est  entré  dans  la  garde  républicaine  et  que 


j'ai  été   nommé  magistrat  à  Pari-,  me  voir 
plusieurs  fois  au  Palais  de  justi< 

Dans  une  visite  qu'il  me  lit  à  une  époqi 
qui  doit  seplacer  nu  an  environ  après  la  con- 
damnation de  Dreyfus,  il  me  demanda  de  le 
présenter  à   celui   de    mes  collègu 
d'une  affaire  à  laquelle  il  s'intéressait  ;  j< 
conduisis  dans  plusieurs  bureaux  du  parquet, 
et  je  crois  me  rappeler  L'avoir  présenté  à 
M.  Flory,  alors  substitut  au  service  central. 

Nous  avons  attendu  dans  plusieurs  anti- 
chambres et  nous  avons  causé  de  eh, 
indifférente-.  Je  ne  l'avais  pas  vu  depuis  la 
condamnation  de  Dreyfus,  el  .je  crois  me 
rappeler  lui  avoir  dit  :  Vous  avez  donc  reçu 
les  aveux  du  condamné  ?  ■  A  ce  moment,  il 
n'étaitencore  nullement  question  de  revision. 

M.  Lebrun-Renaud  me  répondit  : 

—  Tout  ça  ce  sont  des  racontars  de  journa- 
liste-. 

J'ai  eu  L'impression  très  nette  que  cela 
signifiait  que  Dreyfus  ne  lui  avait  pas  l'ail 
d'aveux.  Je  dois  ajouter  que  c'était  là  une 
conversation  tout  à  l'ait  banale  de  gens  qui 
attendent  dans  une  antichambre,  et  que  ni 
lui  ni  moi,  à  ce. moment-là,  n'y  avons  attaché 
d'importance. 

Un  ancien  aumônier  de  la  Roquette,  le 
digne  abbé  Valadier,  dépose  également  le 
20  décembre  1S98  : 


M.  l'abbé  Valadier. 

Je  n'ai  reçu  aucune  explication  «lu  capi- 
taine Lebrun-Renaud  surce  point  les  aveux). 

Il  a  dîné  chez  moi  au  mois  de  février  der- 
nier, avec  quelques  amis.  Je  me  souviens 
que,  ver-  la  lin  du  dîner,  le  nom  de  Dreyfus 
a  été  prononcé  dans  La  conversation,  mais  Le 
capitaine  ;i  été  subitemenl  mandé  par  son 
ordonnance  et  il  n'a  pu  rien  due.  Quant  aux 
aveux  de  Dreyfus,  il  n'en  a  été  nullement 
.pie-lion. 

j'avais,  du  reste,  fait  à  mes  convives  La 
recommandation  de  ne  pas  parler  d 
affaire. 

Un  convive  du  dîner  don!  parle  l'abbé 
Valadier.    M.  Hepp,    B   confirme    en 
termes  la  déposition  précédent.    : 


92 


I.  AFFAIRE  DREYFUS 


M.  Hcpp. 


M.  Bayol.  —  Il  m'a  paru  parler  très  spon- 
tanément et  sans  avoir  reçu  Tordre  de  se  taire 
ou  de  cacher  quelque  chose. 


M.  Hepp.  — Je  dînais,  le  9  février  dernier, 
chez  l'abbé  Yaladier,  aumônier  de  l'hôpital 
Cochin,  en  compagnie  de  quelques-uns  de 
mes  collègues  de  cet  hôpital,  et  de  quelques 
ecclésiastiques.  Nous  attendions  au  salon 
l'heure  du  dîner,  lorsqu'on  annonça  le  capi- 
taine Lebrun-Renaud. 

Notre  curiosité  fut  éveillée,  et  nous  entou- 
râmes tous  le  capitaine,  le  pressant  de  ques- 
tions au  sujet  des  aveux.  Le  capitaine  ré- 
pondit sur  un  ton  à  moitié  évasif  et  à  moitié 
ironique  :  «  Ah  !  celte  canaille  de  Dreyfus 
qui  n'a  jamais  cessé  de  hurler  son  inno- 
cence !  » 

Puis,  mutisme  complet. 

Enfin,  le  31  décembre,  M.  Bayol  décla- 
rait ceci  à  la  Cour  de  cassation  : 


M.  Bayol. 

M.  Bayol.  —  J'ai  vu  le  capitaine  Lebrun- 
Renaud  au  Moulin-Rouge  le  jour  où  a  paru 
dans  le  Figaro  l'article  signé  «  Clisson  »,  et 
voyant  que  M.  le  capitaine  Lebrun-Renaud 
était  inquiété  pour  ses  communications  à  la 
presse  et  devait  en  répondre  devant  ses  chefs, 
je  me  suis  offert  à  lui  pour  essayer  de  mettre 
fin  aux  articles  qui  le  concernaient. 

M.  Lebrun-Renaud  m'a  affirmé  qu'il  n'avait 
fait  aucune  communication  aux  journaux  et 
qu'il  n'avait  pu  en  faire  aucune  parce  que  le 
condamné  Dreyfus  ne  lui  avait  fait  aucun 
aveu.  «  Dreyfus,  m'a-t-il  dit,  n'a  prononcé 
que  les  mots  suivants,  après  la  parade;  j'étais 
seul  auprès  de  lui,  et  comme  je  le  regardais 
fixement  parce  qu'il  tremblait,  il  m'a  dit  ces 
paroles  :  «  J'ai  froid,  mon  capitaine.  » 

Depuis,  je  ne  me  suis  jamais  occupé  de 
cette  question  et  je  n'ai  pas  revu  le  capitaine 
Lebrun-Renaud  depuis  plus  de  deux  ans. 

Le  président.  —  Le  capitaine  Lebrun- 
Renaud,  en  vous  disant  qu'il  n'avait  pas  reçu 
d'aveux  de  Dreyfus,  ne  vous  paraissait-il  pas 
être  sous  l'empire  d'un  ordre  qu'il  avait  reçu 
de  ses  chefs  et  qui  lui  enjoignait  de  se  taire 
3iir  cet  incident? 


Est-il  besoin  d'ajouter  quelque  chose  aux 
éloquentes  dépositions  que  nous  venons 
de  reproduire  ? 

Mentionnons  toutefois  qu'un  zélé  briga- 
dier de  la  garde,  nommé  Depert,  a  déclaré 
à  la  Cour  que,  lors  du  transfert  de  Dreyfus 
à  la  Conciergerie,  le  condamné  lui  aurait 
dit  : 

—  Pour  être  coupable,  je  suis  coupable, 
mais  je  ne  suis  pas  le  seul  ! 

Mais  le  nommé  Depert  était,  au  jour  dit, 
accompagné  de  trois  hommes  et  d'un  direc- 
teur de  prison  qui  n'ont  jamais  entendu 
—  et  pour  cause  —  cet  invraisemblable 
propos,  démenti  d'ailleurs  par  M.  Durlin, 
fonctionnaire  de  l'ordre  pénitentiaire,  et 
Dupressoir,  gendarme  qui  n'a  cessé  de 
dire  que  Dreyfus  a  toujours  protesté  de 
son  innocence  (1). 


(1)  Voici  d'ailleurs,  à  ce  sujet,  un  document, 
parvenu  officiellement  à  la  Cour  cassation  : 

INTERROGATOIRE  DE  DREYFUS  A  L'iLE  DU  DIABLE 

1°  Sur  les  paroles  qui  lui  sont  imputées  :  «  Je 
suis  innocent.  Le  ministre  sait  bien  que  je  suis 
innocent;  il  me  l'a  fait  dire  par  du  Paty  de  Clam  ; 
il  sait  bien  que,  si  j'ai  livré  des  pièces,  elles 
étaient  sans  importance  et  que  c'est  pour  en  ob- 
tenir de  plus  sérieuses  en  échange.  Dans  trois 
ans  mon  innocence  sera  reconnue.  » 

»  2°  Dreyfus  aurait  dit  au  directeurdu  Dépôt, 
d'après  un  des  gardiens:  «Pour  être  coupable,  je 
»  suis  coupable,  mais  je  ne  suis  pas  le  seul.  Avant 
»  deux  ou  trois  ans,  on  connaîtra  les  autres.  » 

»  Le  Directeur  du  Dépôt  nie,  d'ailleurs,  avoir 
échangé  ces  paroles  avec  Dreyfus.    » 

(Dépêche  télégraphique.) 

«  Cayenne,  le  8  janvier  1899. 

»  Aux  deux  questions,  le  déporté  a  répondu 
littéralement  comme  il  suit  : 

«  En  premier  lieu,  je  n'ai  pas  prononcé  ces  pa- 
»  rôles  telles  qu'elles  sont  relatées.  J'ai  dit  ceci, 
»  ou  à  peu  près,  dans  un  monologue  haché  : 

»  Je  suis  innocent.  Je  vais  crier  mon  innocence 
»  devant  le  peuple.  Le  ministre  sait  que  je  suis 
»  innocent.  11  m'a  envoyé  du  Paty  de  Clam  pour 
»  me  demander  si  je  n'avais  pas  livré  quelques 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


si 

"p 


-•-  j- 


M.    LEBRUN-RENAUD   ÉCRIVANT,    LE  JOUH   DL   LA   DÉGRADATION    DE   DREYFUS 

«   RIEN    A   SIGNALER.    » 


94 


L'AFFAIRE  DREYFUS  DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Enfin,  pour  clore  la  série  des  déposi- 
tions qui  ont  été  recueillies  par  la  Cour  au 
sujet  des  prétendus  aveux  qu'aurait  faits 
Dreyfus,  un  témoin  qui  n'est  point  sus- 
pect de  tendresse  pour  le  condamné,  le  co- 
lonel Cordier,  a  fait  judicieusement  re- 
marquer que,  dans  la  forme  où  on  les  rap- 


pièces  sans  importance  pour  en  obtenir  d'autres 

»  en  échange.  J'ai  répondu  :  NON;  que  je  voulais 
»toute  la  lumière;  qu'avant  deux  ou  trois  ans 
»  mon  innocence  serait  reconnue.  » 

»  Deuxièmement  :  «  Je  n'ai  pas  tenu  ces  propos 
»  qui  sont  ABSURDES.  J'ai  crié  mon  innocence  par- 
ti tout.  J'ignore  si  le  directeur  du  Dépôt  se  trouve 

parmi  les  personnes  qui  m'ont  entouré  dans  la 
»  journée.  » 

(Dépêche  télégraphique.) 

«  Cayenne,  le  19  janvier  1899. 

»  Déporté  en  réponse  k  communication 
Chambre  criminelle  demande  à  faire  connaître 
Cour  de  cassation  que  je  n'ai  rien  à  ajouter  à  in- 
terrogatoire du  5  janvier.  Je  m'étais  demandé  si 
Cour  désirait  explications  complémentaires,  car 
c'est  l'âme  confiante  etrassurée  que  je  me  remets 
à  la  haute  autorité  Cour  d'accomplir  noble  mis- 
sion suprême  justice.  » 

»  Signé  :  Mouttet.  » 


porte,  ces  prétendus  aveux  constitueraient 
une  simple  ânerie. 


M.  le  colonel  Cordier. 


Le  colonel  Cordier.  —  Au  sujet  des  propos 
attribués  au  condamné  Dreyfus  :  «  Si  j'ai  livré 
des  documents  »  ou  autres  propos  analogues, 
je  tiens  à  dire  ceci  :  Il  est  absurde  de  dire  que 
l'on  veut  livrer  des  documents  d'une  nation 
ou  d'un  service  à  une  autre  nation  ou  à  un 
autre  service,  pour  en  obtenir  déplus  impor- 
tants, vu  qu'un  service  de  renseignements 
quelconque  paye  en  argent  ou  de  toute  autre 
façon  les  renseignements  qu'on  lui  apporte, 
et  ne  les  paye  pas  en  documents. 

Si  un  agent  demandait,  comme  payement 
de  documents,  d'autres  documents,  saqualité 
d'agent  double  ressortirait  immédiatement 
avec  la  dernière  évidence. 

Les  défenseurs  d'Esterhazy  qui  ont  fait 
campagne  dans  l'affaire  Dreyfus  n'avaient 
jamais  pensé  à  cela  ! 


Les  Machinations  contre  Picquart 
et  le  Sauvetage  du  Traître 


Un  chapitre  d'Évangile.  —  Le  colonel  Picquart.  —  Ses  états  de  service.  —  L'Etat-Major  veut  sauver 
Esterhazy  qu'a  découvert  Picquart.  —  Ce  qu'est  Picquart  :  déposition  du  général  de  Gallifet.  — 
L'odyssée  de  Picquart,  sa  déposition  :  L'agent  Guénée  ;  sa  mission  ;  les  faux;  où  Henry  se  dévoile;  la 
mission  se  complique  et  les  faux  aussi  :  retour  à  Paris;  le  général  de  Peliieux;  le  <•< >n-.i  1  de  guerre  l  s- 
terhazy;  l'arrestation  ;  le  conseil  d'enquête;  le  coup  de  la  photographie  :  le  faux  Henry.  —  Les  expli- 
cations de  du  Paty.  —  Le  général  Roget,  le  général  Gonse,  leurs  griefs  contre  Picquart  el  les 
gréments  »  (pie  leur  procure  du  Paty.  —  Boisdeffre  ne  se  souvient  toujours  de  rien.  — Lautfa  et 
mensonges.  —  Grihelin  et  ses  déguisements.  —  Les  promenades  de  l'archiviste.  —  Le  capitaine  Cuignet 
«  débarque  »  du  Paty  de  la  galère  de  l'Etat-Major.  —  M.  Bertulus  conte  des  histoires  édifiantes.  —  Où 
l'on  voit  Henry-le-Faussaire  pleurer  dans  le  cabinet  du  juge  d'instruction.  —  Désespoir  tardif  mais  mal- 
heurs irréparables. 


Et  tout  ceci  se  pourrait  écrire  comme 
un  chapitre  d'Évangile 

Picquart  découvrit  la  vérité...  Picquart 

s'aperçut    qu'un     malheur    épouvantable 

était   tombé    sur    la    France...    Picquart 

comprit  que  ce  qui  avait  pu  être  une  erreur 

autrefois  était  aujourd'hui  un  crime. 

Et  comme  Picquart  était  juste,  el 
comme  Picquart  était  bon,  il  assembla  ses 
frères  d'armes. 

—  Voyez,  leur  dit-il,  le  hasard  a  voulu 
que  je  découvrisse  la  Vérité.  Il  y  a  au 
bagne  un  innocent,  il  y  a  un  traître  en 
liberté.  Pour  l'honneur  du  drapeau,  pour 
l'amour  de  la  France,  pour  notre  dignité 
aussi,  il  nous  faut  travailler  <!«■  toutes  QOfl 
forces  à  rendre  l'innocent  aux  siens,  a  li- 
vrer le  traître  à  la  justice... 


Et  les  frères  d'armes  de  Picquart  ne 
répondirent  point.  Quelques-uns  t'encou- 
ragèrent hypocritement  et  Picquart  con- 
tinua seul  sa  besogne  de  grandeur  et  de 
vérité. 

Et  c'est  alors  qu  liguè- 

rent contre    lui.    Leur  âme  I  t    tor- 

tueuse s'ingénia  à  lui  tendre  des  | 
à  diriger  sa  marche  loyale  vers  des  préci- 
pices affreux,  .1   user  de  leur  respective 
jxiiss.t ne-   pour  le   frapper  et    pour   l'a- 
battre. 

Et  Picquart  connut  !<■•>  amertumes  du 
Devoir. 

<  )n  sema  sur  >.i   route  des   tnensong 
el  îles  calomnies...  <  m  le  mil  en  accu 
tion,  on  lit  tout  pour  le  perdre  dans  1 
time  du  monde. 

Ft  lui  marchait  toujours,  soutenu  da 


96 


i; AFFAIRE  DREYFl'S 


Un  héros  :  Le  Colonel  Picquart. 


son  œuvre  par  sa  conscience  et  par  la 
vérité. 

Il  marchait...  confiant  en  cette  vérité  qui 
confond  tout  mensonge  et  qui  éclaire  toute 
nuit.  Il  marchait  soutenu  aussi  par  quel- 
ques justes  qui  s'étaient  ralliés  à  sa  voix. 

Et  du  fond  de  La  prison  où  les  méchants 


le  jetèrent,  il  aperçut  chaque  jour  —  pour 
sa  récompense  et  pour  sa  gloire  —  un 
rayon  éblouissant  et  nouveau  d'éclatante 

lumière. 

Et  tandis  que  déjà  les  méchants  trem- 
blaient, le  peuple  se  mit  à  gronder 


DEVANT  LA  COI  R  DE  CASSATION 


Boisdlkkrk  —  Dr    l'.vn  —  Henry,  m  mi  rrissa  1 1 1  [e  dossiei 


Le  colonel  Ptcqnart. 

11  n'est  point  de  Bgure  plus  belle,  plus 
noble  que  celle  (!<■  Picquart, 

Il  est  de  la  vraie  lignée  des  soldats 
français  dont  le  courage  civique  égale  le 
courage  militaire. 

11  fut  l'âme  et  le  premier  ouvrier  de  la 


revision  du  procès  Dreyfus,  el  cette  ba- 
taille qu'il  soutint  pour  la  justice  <-t  poui 
le  droit  sera  plus  tard  inscrit  ire, 

aux  côtés  de  ••-•Mrs  qu'il  soutint  lors  de 
Bée  campagnes  lointaines  pour  la  gloire 
du  drapeau  >■[  L'accroissement  du  terri- 
toire. 

l'n  de  ceux  que  son  coui  ut  con- 

13 


os 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


vaincre,  M.  Francis  de  Pressensé,  dit  de 
lui  dans  son  livre  :  Un  héros  : 

Un  jour  viendra  où  la  France  tiendra  à 
faire  réparation  à  ce  grand  honnête  homme, 
à  ce  soldat  qui  a  déployé  un  courage  ci- 
vique plus  rare  et  plus  noble  que  ce  courage 
militaire  dont  en  Algérie  et  au  Tonkin  il 
avait  donné  tant  de  preuves.  J'ai  voulu  dire 
ce  qui  est,  ce  qu'a  fait  ce  martyr  du  droit. 
J'ai  été  heureux,  au  milieu  des  laideurs  et 
des  violences  de  notre  époque,  de  dresser  en 
pied  la  figure  de  ce  héros...  Picquart  est  le 
type  admirable  du  vrai  Français,  deux  fois 
Français  puisqu'il  est  né  sur  cette  terre  d'Al- 
sace ;  du  vrai  soldat,  deux  fois  soldat,  puis- 
qu'en  vrai  chevalier  du  Droit  il  a  tout  exposé, 
tout  sacrifié  pour  la  justice  ;  du  vrai  héros, 
deux  fois  héros,  puisqu'avec  le  courage  après 
tout  facile  des  champs  de  bataille,  il  a  déployé 
avec  une  sublime  simplicité  le  courage  de  la 
lutte  pour  le  droit... 


Les  états  de  service  de  Picquart. 

Georges  Picquart  est  né  le  6  sep- 
tembre 1854,  à  Strasbourg.  Il  descend 
dune  vieille  famille  lorraine  de  magistrats, 
de   fonctionnaires  et  surtout  de  soldats. 

A  peine  sorti  de  l'École  de  l'État-Major, 
il  obtint,  comme  lieutenant,  de  prendre 
part  avec  le  4e  zouaves  à  la  campagne  de 
l'Aurès  dans  la  province  de  Constantine. 
En  1883,  Picquart,  capitaine,  entra  au 
ministère  de  la  guerre.  En  1885  il  se  fai- 
sait envoyer  au  Tonkin  comme  capitaine 
à  l'état-major  du  général  de  Courcy.  Il 
obtint  une  citation  à  l'ordre  du  jour  de 
l'armée  pour  fait  de  guerre  et  il  obtint  du 
coup,  à  trente-trois  ans,  la  croix  de  la 
Légion  d'honneur  et  le  grade  de  chef  de 
bataillon.  En  1890,  il  fut  nommé  profesr 
seur  à  l'Ecole  supérieure  de  guerre,  et  le 
1" juillet  1895,  chef  du  bureau  des  rensei- 
gnements au  ministère  de  la  guerre. 

Le  6  avril  1896,  il  était  promu  lieute- 
nant-colonel —  le  plus  jeune  de  France. 


De  1895  à  1899  il  obtint  une  citation  à 
l'ordre  du  jour  de  l'humanité  pour  avoir 
sauvé  l'honneur  de  l'armée. 

L'enquête  de  la  Cour  de  cassation  nous 
a  révélé  que  si  quelques-uns  parmi  les 
chefs  de  Picquart  ont  oublié  leur  devoir 
jusqu'à  le  diffamer,  d'autres  en  revanche 
lui  ont  conservé  loyalement  leur  affection. 

Le  général  de  Gallifet  est  l'un  de  ceux- 
là  : 


Le  g-ênéral  de  Gallifet. 

.')'  novembre  1898. 

Le  président.  —  Pourriez-vous  fournir  à 
la  Cour  quelques  renseignements  sur  le  lieu- 
tenant-colonel en  réforme  Picquart,  qui  au- 
rait été  sous  vos  ordres  ? 

Le  général  de  Gallifet.  —  En  1890,  j'étais 
membre  du  conseil  supérieur  de  la  guerre  et 
commandant  éventuel  d'une  armée.  En  cette 
qualité,  je  disposais  d'un  état-major  assez 
nombreux.  Un  emploi,  celui  de  chef  du  bu- 
reau des  renseignements,  étant  devenu  va- 
cant, le  commandant  Picquart  me  fut  signalé 
par  le  général  de  Miribel,  le  général  de  Bois- 
deffre,  le  général  de  Saint-Germain  et  le  gé- 
néral Renouard,  comme  l'officier  supérieur 
le  plus  apte  à  remplir  cet  emploi. 

J'ai  eu  sous  mes  ordres  le  colonel  Picquart 
pendant  cinq  ans.  Il  méritait  mon  estime  la 
plus  profonde. 

Les  autres  chefs  qui  l'employaient,  le  gé- 
néral Brault,  chef  d'état-major  général  de 
l'armée  ;le  général  Darras,  le  général  Bailloud. 
le  général  Millet  avaient  pour  lui  autant  d'es- 
time que  d'affection  et  me  le  signalaient  en 
toutes  circonstances  comme  un  officier  des- 
tiné à  arriver  aux  plus  hautes  situations  de 
l'armée. 

Cette  année  même,  le  colonel  Picquart. 
ayant  été  appelé  à  paraître  devant  un  conseil 
d'enquête,  me  demanda  de  l'assister.  Je  dépo- 
sai en  sa  faveur  dans  les  mêmes  termes  que 
ceux  que  je  viens  d'employer  devant  la 
Cour. 

Je  ne  savais  pas  ce  dont  il  était  accusé. 

Trois  jours  après  ma  déposition,  le  général 


DEVANT  LA  COLK  DE  CASSATION 


Zurlinden,  gouverneur  de  Paris,  qui  avait  fait 
partie  de  mon  état-major  d'armée,  dont  il 
était  appelé  à  commander  l'artillerie,  H  qui 
savait  l'intérêt  que  je  portais  à  mon  ancien 
subordonné,  m'envoya  le  général  Bailloud, 
qu'il  avait  chargé  de  me  dire  que  ma  déposi- 
tion avait  produit  le  meilleur  effet;  que  lui, 
le  général  Zurlinden,  demanderait  au  minis- 
tère d'user  d'une  grande  indulgence  en  faveur 
du  colonel  Picquart  et  de  ne  lui  infliger  qu'une 
punition  disciplinaire,  en  tenant  compte  de 
la  prison  préventive  qu'il  avait  subie  au 
Mont-Valérien. 

J'eus  donc  lieu  d'être  «'tonné  quand,  un 
mois  après,  j'appris  que  le  ministre  de  la 
guerre  avait  appliqué  au  colonel  Picquarl  Le 
maximum  des  peines  qu'il  pouvait  encourir. 

Le  lendemain  du  jour  où  fut  connu  le  dé- 
cret qui  frappait  le  colonel  Picquart,  sa  fa- 
mille et  plusieurs  amis  me  demandèrent  d'in- 
tercéder en  sa  faveur.  Je  m'y  refusai  formel- 
lement, en  déclarant  qu'avant  sa  condamna- 
tion j'avais  eu  le  droit  et  le  devoir  de  le  dé- 
fendre, mais  que,  du  moment  où  il  était  con- 
damné par  ses  Chefs,  je  n'avais  pins  qu'un  de- 
voir :  celui  de  me  taire  ;  mais  je  n'ai  jamais 
songé  à.  lui  retirer  mon  affection  ni  mon  in- 
térêt. 

Je  dois  déclarer  qu'au  moment oùle  colonel 
Picquart  a  été  l'objet  des  poursuites  qui  l'ont 
amené  devant  le  conseil  d'enquête,  j'ai  été  de 
tous  les  côtés  sollicité  par  des  officiers  géné- 
raux, mes  camarades,  de  ne  pas  intervenir  en 
sa  faveur;  à  ce  moment,  tout  le  inonde  était, 
à  tort  ou  à  raisoa  I  .  convaincu  de  l'inno- 
cence du  commandant  Esterhazy  el  des  torts 
de  Picquarl . 

L'animosi té  contre  Picquarl  était  grande  à 
ce  moment,  autant  qu'était  grand  L'intérêt 
qu'on  portait  à  Esterhazy. 

Nous  sommes  beaucoup,  dan-  l'armée,  qui 
croyons  que  les  crime-  qui  amènent  Picquarl 
devant  le  conseil  de  guerre  ne  -mit  autre-  que 
ceux  qui  ont  motivé  son  voyage  dans  l'Est, 
son  envoi  en  Tunisie  el  sa  comparution  de- 
vant le  conseil  d'enquête   2  . 

Je  tiens  à  répéter  devanl  la  Cour  ce  que  j'ai 
dit  devanl  le  conseil  d'enquête. 

Lu  voici  les  termes  : 


i    i  esl  .1  tort. 

j   v-  lecteurs  verront  plus  loin  les  tifs  Je 

i  e  voyage  dans  l'I.-i  donl  il  est  parlé. 


«  Je  i.  si  le  colonel  Picquarl  a  commis 

une  faute;  mais,  s'il  l'a  commise,  je  suis  cer- 
tain qu'il  n'y  a  été  amen.'  que  par  son  amour 
de  la  vérité,  el  certainement  pas  poussé  par 

un  sentiment  vil. 

l'n  sentiment  vil!  Picquart  n'a  jamais 

connu  cela. 

Il  sui'tit,  pour  s'en  convaincre,  de  lire  Le 
court  extrait  de  sa  déposition  devant  la 
Cour  de  cassation. 


Le  colonel  Picquart. 


28  novembi i   /  y» s- 


J'arrive  maintenant  à  la  conversation  que 
j'eus  avec  Le  général  Gonse,  dans  son  bureau, 
le  L5  septembre,  conversation  qui  esl  repro- 
duite dans  le  mémoire  que  j'ai  adress  M .  Le 
garde  des  sceaux,  el  à  laquelle  M.  le  général 
Gonse  oppose  un  démenti  formel. 

Je  maintien-  de  la  façon  la  plu>  absolue  les 
termes  de  celte  conversation. 

Le  général  m'a  bien  dit  en  parlant  de  l'af- 
faire Esterhazy  : 

«  Si  vous  ne  dites  rien,  personne  ne  Le 

-au l'a.  » 

Je  lui  ai  Lien  répondu  : 

..  Mon  général,  i  e  que  vous  dites  esl  abo- 
minable  :  je  ne  sais  pas  ce  que  je  ferai,  mais 
je  n'emporterai  pas  ce  secret  dans  la  tomb 

Je  l'ai  répété  au  général  Nismes,  Lorsqu'au 
mois  de  juin  IS'.»7.  après  avoir  reçu  une  Lettre 
de  menaces  d'Henry,  je  suis  allé  trouver  ce 
général  pour  lui  demander  conseil  el  lui  expo 
ser  le  danger  de  ma  situation. 

C'esl  à  ce  moment  que.  lui  apprenant  som- 
mairement L'affaire,  je  Lui  ai  dit  que  j'avais 
tenu  au  généra]  Gonse  ce  propos  :     Je  n  em 
porterai  pas  ce  secret  dan-  La  tombe 

N'était-ce  pas  Là  La  plus  lière  réponse 
qu'on  put  faire  au  propos  du  général 
G  o  n  si 

Picquarl  n'emporta  point  son  secret  dans 

la  tombe. 

Il  le  porta  devanl  la  ju-ti-  •    d.  -  li-unni  •- 


100 


l/AFFAIRE  DREY1TS 


car  la  revision  du  procès  Dreyfus  est  son 
œuvre,  etc'est  cette  œuvre  que  nous  allons 

raconter. 


Déposition  du  lieutenant-colonel 
Picquart.  —  Que  faire? 

Jusqu'à  mon  départ  de  Paris,  je  sentis  que, 
tout  en  ne  me  disant  pas  de  m'arrêter  dans 
ma  surveillance  sur  Esterhazy,  on  désirait 
que  je  le  fisse  sans  ordres. 

.te  ne  voudrais  pas  émettre  des  allégations 
à  la  légère;  mais  il  me  semble  cependant  que 
l'on  m'a  poussé  quelquefois  à  commettre  des 
imprudences,  et  j'ai  souvent  dû  m'arrêter  au 
bord  de  l'abîme. 

Bien  que  j'eusse  nettement  formulé  mes 
conclusions  par  écrit  au  sujet  de  l'affaire  Es- 
terhazy,  dans  mon  mémoire  du  1er  sep- 
tembre 1896,  le  général  Gonse  m'invita,  le  16, 
à  formuler  de  nouvelles  propositions. 

Je  dis  alors  qu'il  fallait  faire  venir  Ester- 
hazy et  lui  demander  des  explications  au  sujet 
du  bordereau  et  du  petit  bleu.  Cette  proposi- 
tion fut  repoussée. 

Je  proposai  alors  de  le  mettre  aux  arrêts 
au  Cherche-Midi,  tous  les  faits  relevés  à  son 
sujet  concernant  sa  vie  privée  et  ses  actes  in- 
délicats étantplus  que  suffisants  pour  motiver 
une  mesure  de  ce  genre. 

Pendant  son  incarcération,  on  aurait  con- 
duit l'enquête  avec  une  nouvelle  vigueur; 
cette  proposition  fut  également  repoussée. 

Je  me  souviens  que  le  général  de  Bois- 
deffre  traita  ces  propositions  avec  mépris  et 
ino  dil  qu'un  vrai  chef  du  service  des  rensei- 
gnements avait  d'autres  moyens. 

.Ii-  dis  alors  au  général  Gonse  que  l'on  pou- 
vait faire  à  Esterhazy  ce  qu'une  puissamv 
étrangère  avait  fait,  l'année  précédente,  à  l'un 
de  nos  agents,  c'est-à-dire  lui  envoyer  un  té- 
légramme où  l'on  aurait  reproduit  le  langage 
convenu  du  petit  bleu. 

J'ajoutai  que  je  ne  ferais  jamais  faire  une 
chose  de  ce  genre  sans  ordre  formel.  Le  gé- 
néral Gonse  me  fit  immédiatement  écrire  ce 
que  je  venais  de  lui  dire,  et  il  le  montra  au 
général  de  Boisdeffre. 

On  ne  me  donna  aucun  ordre,  mais  on 
m'envoya  avec  ce  papier  au  ministère. 

Le  ministre  3e  rallia  verbalement  à  la  pro- 


position; mais  quand  je  lui  parlai  de  me 
donner  un  ordre  et  de  m'autoriser  à  arrêter 
Esterhazy  si  saconnivence  avec  une  puissance 
étrangère  était  établie,  il  ne  voulut  pas,  et 
l'affaire  en  resta  là. 

Le  général  Gonse  a  repris  ce  papier. 


L'agent  Guénée. 

Incidemment  le  colonel  Picquart  parle 
de  l'agent  Guénée,  que  nous  avons  déjà  pu 
apprécier  dans  le  deuxième  chapitre  de  cet 
ouvrage.  L'agent  Guénée  avait  été  prié 
par  le  colonel  Henry  de  faire  lui-même 
une  enquête  sur  Picquart  qui  se  trouvait 
être  son  chef  au  bureau  des  renseigne- 
ments. 

A  l'instruction  Tavernier  figurent,  en  effet, 
deux  rapports  et  une  déposition'  de  l'agent 
Guénée. 

Le  premier  rapport  est  daté  du  30  oc- 
tobre 1896,  veille  de  la  date  du  faux.  Guénée 
y  rend  compte  faussement  d'une  conversa- 
tion qu'il  aurait  eue  avec  moi  en  septembre 
au  sujet  de  l'affaire  Dreyfus. 

Il  dit,  en  substance  :  «  Le  colonel  m'a  dit 
qu'il  doutait  de  la  culpabilité  de  Dreyfus,  et 
que,  quand  il  avait  des  doutes,  il  allait  con- 
sulter un  vieil  ami  à  lui.  » 

Le  second  rapport  est  du  21  novembre  1896. 

Il  amplifie  le  premier  ;  le  vieil  ami  est  de- 
venu «  un  vieil  ami  qui  demeure  près  d'ici  », 
et  Guénée  annonce  qu'après  une  enquête  il  a 
acquis  la  certitude  que  c'est  Leblois. 

Enfin,  dans  la  déposition,  qui  est  toute  ré- 
cente, il  dit  que  je  lui  ai  parlé  du  «  vieil  ami 
avocat  »,  ce  qui  complète  encore  les  deux 
premiers  rapports. 

Ainsi,  pendant  que  j'étais  encore  chef  du 
service  des  renseignements,  un  agent  subal- 
terne de  mon  service,  bras  droit  de  Henry, 
faisait  des  rapports  contre  moi,  rapports  dont 
on  ne  m'avait  jamais  parlé  jusqu'à  l'instruc- 
tion Tavernier. 

J'établis  un  lien  entre  ces  rapports  de  Gué- 
née, la  déposition  mensongère  de  Henry,  qui 
prétend  m'avoir  vu  assis  avec  Leblois,  ayant 
près  de  nous  la  pièce  :  «  Ce  canaille  de  D...  »  ; 
j'y  rattache  la  question  qui  m'a  été  posée  télé- 


DEVANT  I.A  COUR  DE  CASSATION 


101 


graphiquement  en  Tunisie  lorsqu'on  m'a  de- 
mandé si  je  ne  m'étais  pas  laissé  voler  par 
une  femme  la  photographie  d'un  document 
libérateur,  qui  a  joué  un  rôle  dans  le  com- 
mencement de  l'affaire  Esterhazy. 

Toutceci  se  tient;  une  machination esl  le 
complément  et  le  développement  de  l'autre. 


La  Mission. 


Après  avoir  expliqué  à  la  Cour  combien 
il  devenait  gênant  pour  l'Etat-Major  par 
sa  persistance  à  chercher  le  véritable 
traître,  le  colonel  parle  de  ■<  sa  mission  ». 


M*  Leblois,  in  ami  de  la  justice 


S<»us  un  prétexte  menteur,  en  effet,  on 
lit  promener  à  toutes  les  frontières  le 
colonel  l'icquart. 

Dans  la  lettre  que  le  général  Gonse  m'é- 
crivit vers  la  lin  de  novembre,  et  a  laquelle 
je  fais  allusion  plus  haut,  il  \  a  lieu  <!'•  re- 
marquer que  ce  général  semble  indiquer  que 
ma  mission  prendra   fin  dans  quelques  se 


maincs.  alors  que  j'ai  appris  plus  lard,  h 
Tunis,  que,  dès  cette  époque,  on  étail  décidé 
a  m'envoyer  au    î   tirailleurs,  ô  x<hi-- 

Je  fus  envoyé  ensuite  au  l  '•  ■  puis  au 
i  i  corps,  ma  mission  devenanl  de  plus  en 
l»lns  invraisemblable. 

. l'attire  l'attention  sur  les  lettres  par  Isa 
quelles  le  général  Gonse  m'envoie  à  Marseille, 
sous  le  faux  prétexte  d'j    retrouver  le  mi 


102 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


nistre,  et,  en  réalité,  pour  me  faire  embar- 
quer, du  jour  au  lendemain,  pour  l'Algérie. 
Arrivé  en  Algérie,  et  chargé  d'une  nouvelle 
mission,  je  reçois  une  nouvelle  lettre  du  géné- 
ral Gonse,  me  disant  que  cette  mission  n'est 
rien,  que  c'est  en  Tunisie  que  je  trouverai  un 
travail  important. 

C'est  ainsi  que  j'arrive  en  Tunisie  vers  le 
milieu  de  janvier  1897  et  que  j'y  suis  affecté 
au  ie  tirailleurs,  le  général  Gonse  m'affir- 
mant  que  c'était  provisoirement  et  pour  que 
l'uniforme  de  mon  régiment  me  permît  de 
circuler  partout  sans  être  reconnu. 

J'étais  fixé  depuis  longtemps  sur  le  sérieux 
de  ma  mission,  et  j'ai  eu  beaucoup  à  souffrir 
en  faisant    semblant  d'y    croire  devant   les 
généraux,  notamment  du  14e  et  du  15e  corps, 
de  la  province  de  Constantine  et  de  la  Tunisie. 
Il  m'était  impossible  de    réclamer,   puis- 
qu'on ne  me  faisait  aucun  reproche  et  que 
l'on  me  donnait  une  tâche  qui,  sur  le  papier 
et  en  n'examinant  pas  les  choses  à   fond,  pa- 
raissait plausible. 
Cependant  je  m'inquiétai. 
Au  mois  de  janvier  1897,  ne  sachant  où 
tout  cela  me  conduisait,  j'écrivis  au  général 
Millet  pour  lui  dire  que  des  raisons  que  je  ne 
pouvais  lui  exposer   me  donnaient  lieu  de 
croire  à  des  machinations  contre  moi,  et  je 
lui  demandai  de  me  rassurer. 

11  m'écrivit  une  lettre  très  rassurante,  me 
disant  en  substance  que  j'avais  probable- 
ment cessé  de  plaire. 

En  janvier  1897,  j'écrivis  également  au 
général  Gonse  pour  lui  dire  que,  sentant  bien 
que  j'avais  dû  déplaire  et  qu'on  ne  devait 
plus  me  considérer  comme  propre  à  un  ser- 
vice d'État-Major,  je  demandais  à  rentrer  dé- 
finitivement dans  la  troupe  et  à  ne  plus  être 
chargé  de  mission. 

Le  général  me  répondit  que  ma  mission 
était  toute  de  confiance  et  que  je  pourrais  me 
eonsacrer  définitivement  au  service  de  troupe 
quand  elle  serait  terminée. 


I>«'s  Faux. 


Fendant  que  le  général  Gonse  m'écrivait 
toutes  ces  lettres,  voici  se  qui  se  passait  à 
Finis.  Je  lui  appris  depuis,  à  l'enquête  de 
Pellieux  et  à  l'instruction  Tavernier. 


Mon  courrier,  que  j'avais  prescrit  à  Gribe- 
lin  de  m'envoyer  dans  mes  déplacements  (et 
je  comprends  dans  ce  courrier  celui  qui  était 
adressé  à  mon  domicile  et  qu'on  renvoyait  au 
ministère),  ce  courrier,  dis-je,  était  déca- 
cheté et  lu  avant  de  m'être  réexpédié. 

Le  général  de  Pellieux  me  l'a  affirmé  et 
m'en  a  donné  la  preuve  en  me  montrant  : 

1°  La  copie  d'une  lettre  que  m'avait  adressée 
à  mon  domicile,  3,  rue  Yvon-Villarceau,  le 
nommé  Germain  Ducasse,  que  j'avais  donné 
comme  secrétaire  à  mademoiselle  de  Com- 
minges,  qui  est  âgée  et  ne  peut  que  très  dif- 
ficilement lire  elle-même. 

Dans  cette  lettre,  un  passage  avait  même 
attiré  particulièrement  l'attention  et  a  servi 
de  base,  plus  tard,  à  l'exécution  de  divers 
faux. 

Avant  de  passer  à  la  deuxième  lettre,  je 
dois  signaler  une  coïncidence  :  la  lettre  de 
Ducasse  est  datée,  si  je  ne  me  trompe,  du 
20  novembre  1896. 

Or,  le  deuxième  rapport  Guénée,  celui  où 
il  indique  Leblois  comme  le  vieil  ami  auquel 
j'aurais  fait  des  confidences,  ce  rapport  est 
du  21  novembre. 

Le  général  de  Pellieux  m'a  montré  une 
deuxième  lettre  qui,  celle-là,  avait  été  non 
seulement  ouverte  et  lue,  mais  encore  inter- 
ceptée, car  je  l'ai  vue  pour  la  première  fois 
entre  les  mains  du  général  de  Pellieux,  et 
jamais  personne  ne  m'en  avait  parlé,  jamais 
personne  n'y  avait  fait  allusion. 

Cette  lettre,  datée  du  15  décembre  1896, 
est  signée  Speranza  ;  c'est,  à  mon  avis,  un 
faux  :  elle  présente  ceci  de  remarquable, 
d'abord  qu'elle  a  été  ouverte  au  service  des 
renseignements  par  les  procédés  du  cabinet 
noir,  c'est-à-dire  sans  entamer  l'enveloppe, 
de  manière  que  celle-ci  aurait  pu  être  re- 
collée sans  que  le  destinataire  s'aperçût  de 
rien. 

Cette  lettre,  autant  que  je  m'en  souviens, 
est  adressée  au  lieutenant-colonel  Picquart, 
231,  boulevard  Saint-Germain. 
L'écriture  m'est  inconnue. 
En  examinant  de  près  la  pièce,  il  m'a  sem- 
blé remarquer,  mais  c'est  à  vérifier,  que 
l'adresse  aurait  été  écrite  d'abord  au  crayon 
et  ensuite  seulement  à  l'encre. 

L'orthographe  de  mon  nom  est  rigoureu- 
sement exacte. 

La  lettre  dit  à  peu  près  ce  qui  suit  : 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


103 


«  Votre  brusque  départ  nous  a  mis  dans 
le  désarroi.  L'époque  des  fêtes  est  particu- 
lièrement favorable  à  la  reprise  de  l'œuvre. 
Revenez  vite.  Dites  un  mot.  Le  demi-dieu 
agira.  » 

Comme,  au  moment  où  le  général  de  Pel- 
lieux  m'a  montré  cette  lettre,  j'avais  reçu  un 
télégramme  signé  :  Speranza,  où  il  était 
question  d'un  demi-dieu,  et  qu'en  raison  de 
certaines  particularités,  que  j'expliquerai  plu- 
lard,  j'avais  toutes  les  raisons  de  croire  que 
ce  télégramme  émanait  d'Esterhazy  ou  de 
quelqu'un  de  ses  amis,  je  n'hésitai  pas  un 
instant  à  établir  une  corrélation  entre  la 
lettre  et  le  télégramme  Sperenza,  et  je  le  dis 
très  nettement  au  général  de  Pellieux. 

Une  chose  m'a  frappé,  c'est  qu'après  l'in- 
cident provoqué  par  cette  lettre  à  L'enquête 
de  Pellieux,  on  ne  m'en  parla  plus,  et  que 
c'est  moi  qui  la  signalai  de  nouveau  à  propos 
de  l'instruction  qui  fut  ouverte,  sur  ma  de- 
mande, en  janvier  l<S!)8,  contre  les  faus- 
saires, auteurs  des  télégrammes  signés 
Blanche  et  Speranza. 

J'ai  essayé  par  tous  les  moyens  d'avoir  des 
explications  au  sujet  des  raisons  qui  ont  dé- 
terminé mes  chefs  à  ouvrir  ma  correspon- 
dance et  à  conserver  la  lettre  Speranza 
comme  une  sorte  de  pièce  secrète,  sans 
jamais  m'en  parler,  sans  jamais  y  faire  la 
moindre  allusion  jusqu'à  l'enquête  de  Pel- 
lieux. 

Au  conseil  d'enquête  du  1er  février  1  «S'.KS. 
j'ai  demandé  à  M.  le  général  Gonse  de  vou- 
loir bien  s'expliquer  à  ce  sujet. 

11  a  dit  au  conseil,  et  je  rapporte  sa  réponse 
presque  textuellement,  «  que  la  première 
lettre  étail  arrivée  ouverte,  que  la  deuxième 
était  une  de  ces  lettres  comme  en  envoient 
les  espions  et  que  cela  n'avait  aucune  im- 
portunée ». 

Comme  j'essayais  d'insister,  le  président 
du  conseil  d'enquête  a  clos  l'incident. 

A  L'instruction  de  M.  FabreJ'aiditàHenry, 
après  notre  confrontation  el  au  moment  où 
il  sortait  :  «  Pourquoi  a-t-on  ouvert  ma  cor- 
respondance .'  » 

Il    m'a    répondu,    mais   celte    réponse    pas 

plus  que   ma    demande    n'est    consignée   : 
adressez-vous  au  général  Gonse.  C'esl  lui 

qui  était  chef  de  service,  c'esl  a  lui  que  vous 

ave/  remis  votre  sen  ici 

Loi--  de  ma  confrontation  avec  le  général 


Gonse,  je    lui   ai    demandé   à   lui    aussi   de- 
explications  semblables. 

Il  a  refusé  de  répondre. 

11  s'en  esl  suivi  une  altercation  assez  vive; 
.M.  le  juge  Fabre  a  refusé  de  poser  aucune 
question,  et  moi  j'ai  refusé  de  signer  le 
procès-verbal. 

A.  l'instruction  Bertulus,  j'ai  insisté  sur  la 
nécessité  d'éclaircir  les  circonstances  qui  ont 
accompagné  l'arrivée  et  la  retenue  de  la 
fausse  lettre  Speranza  au  bureau  de-  rensei- 
gnements, ce  faux  me  paraissant  en  corréla 
lion  évidente  avec  le  faux  télégramme  Sp>  - 
ranza  qui  avait  motivé  ma  plainte. 


Ou  Ilcnrv  se  dévoile. 

Je   ne   >ai>  plus  à  quelle  époque  précise 
mai-  ce  doit  être  en  mars  OU  avril  .  j'en-  des 
preuves    de    la    duplicité    de   Henry    à    mon 
d. 

11  m'avait  écrit  une  lettre  fort  convenable 
encore,  en  février  -i  je  ne  me  trompe,  dans 
laquelle  il  parlait  même  des  améliorations 
ipie  je  trouverais  à  mon  retour. 

Or.  les  propos  qu'il  avail  tenus  à  diverses 
personnes,  qui  étaient  venue-  au  service  des 
renseignements  pour  me  demander,  n'avaient 
pas  été  du  tout  dans  le  même  -en-. 

J'en  ai  la  preuve  par  une  Lettre  que  m'é- 
crivit une  personne  qui  non-  servait  par 
dévouement  el  qui  me  racontait  sa  visite  au 
bureau.  Cette  lettre,  ainsi  que  plusieurs 
autres,  ('■manant  de  personnes  que  j'em- 
ployais  autrefois  au  service,  m'étaient  ré< 
pédiées  en  Tunisie  par  le-  soins  du  bureau 
de-  renseignements. 

.le  perdis  un  jour  patience  el  renvoyai  nue 
«le  ce-  Lettres  à  Henry,  en  j  épinglant  la  note 

suivante  : 

nue  l'on  di-e  une  bonne  fois  au*  agents 

que  je  n'occupe   plus   nie-   fonction-,  ou  que 
j'ai  été  relevé  de  mes  fonctions.  Je  a  ai  pa 
en  rougir.  Ce  dont  je  rougis,  c  esl  de-  men 
songes  ci  de-  mystères  auxquels  ma  situation 

vraie  donne  lieu  depui-  -i\  mois. 

I  ette  noie  e-i  au  dossier  >\<-  M.  I''  juge 

Fabre. 

Henrj   me  répondit  une  Mire  .pu.  datée 
du  :tl  mai  is'.c.  plusieurs  jours  après  La 
ception  de   ma  lettre,  a'avail  été  mis 


104 


I.  AFFAIRE  DREYFUS 


poste  que  le  3  ou  le  i  juin,  après  réflexion, 
par  conséquent. 

Connaissant  l'habitude  du  ministère,  et 
mis  en  éveil  par  la  date  tardive  de  la  mise  à 
la  poste,  je  supposai  immédiatement  que 
cette  lettre  avait  été  montrée  à  mes  anciens 


chefs,  et  je  ne  me  trompais  pas.  L'instruc- 
tion Fabre  a  établi  qu'elle  a  été  montrée  au 
général  Gonse,  que  celui-ci  a  donné  son 
assentiment  a  l'envoi  de  cette  missive  et  que 
le  général  de  Boisdeffre  en  a  été  avisé. 

Jamais,  d'ailleurs,  un  subordonné  n'aurait 


—  J'en  ai  assez  d'être  traité  de  moule,  tous  les  matins,  par  Rochefort. 


osé  écrire  une  lettre  semblable  à  son  supé- 
rieur en  grade  —  qui  était,  dans  le  cas 
actuel,  son  ancien  chef  —  sans  être  soutenu 
en  haut  lieu. 

Voici  le  sens  de  celte  lettre,  autant  que  je 
l'ai  présente  à  la  mémoire  :  «  Il  ressort, 
après  l'enquête  :  1°  que  vous  avez  fait  ouvrir 
la  correspondance  d'une  personne  qu'il  n'y 


avait  pas  lieu  d'incriminer,  et  cela  à  l'éton- 
nement  de  tout  le  monde  et  pour  des  motifs 
étrangers  au  service.  » 

Ceci  visait  évidemment  la  surveillance 
exercée  sur  la  correspondance  d'Esterhazy. 

Henry  affirmait  ainsi  d'une  façon  très 
nette  le  néant  de  mes  présomptions  contre 
Esterhazy. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


io: 


UNE    PAP.E    n  HISTOIRE 


L  HONNEUR    DE    L  ARMÉE    EXIGEAIT-IL   CELA? 


Il  donnait  même  à  entendre  que  j'avais 
ourdi  contre  Esterhazy  une  sorte  de  machi- 
nation (motif  étranger  au  service  . 

Dans  le  paragraphe   -.   Henrj    affirmai! 
faussement  que  j'avais  essayé  de  suborner 
<l«'u\  officiers  du  service  des  renseignements 
pour  affirmer   que    l'écriture    d'une    pii 
classée  au  service   évidemment  \e  petit  bleu 
étail    il  mu'    personne    déterminée,  et   pour 


affirmer  que  cette  pièce  avait  été  saisie  à  la 
poste. 

Dans  le  •'{'  paragraphe,  Henry  m'accusait 
nettement  d'avoir  divulgué  le  dossier  secret 
Dreyfus,  el  cela,  disait-il,  pour  des  motifs 
étrangers  au  sen  ice. 

Quand  je  reçus  cette  lettre    vers  !<• 
le  h  juin  .  uni'  clarté  -'■  lit  dans  mon  esprit. 
.Ir  vis  nettement  qu'une  machination  devait 

n 


106 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


avoir  été  préparée  contre  moi,  qu'on  la  met- 
trait en  œuvre  le  jour  où  cela  paraîtrait  né- 
cessaire. 


La  mission  se  complique  et  les 
faux  se  multiplient. 


Jusque  vers  le  20  octobre  1897,  il  n'y  eut 
plus  aucun  incident. 

Mais,  le  23,  arriva  à  Tunis  l'ordre  de  me 
faire  continuer  ma  mission  sans  interrup- 
tion ;  on  avait  sans  doute  appris,  au  minis- 
tère, que  je  m'apprêtais  à  prendre  mon  congé 
annuel  ;  le  général  Gonse  s'était  même  in- 
formé à  ce  sujet  auprès  d'un  de  mes  amis,  en 
prétextant  qu'il  avait  des  papiers  à  me 
rendre,  ce  qui  était  absolument  inexact. 

Huit  jours  après,  le  général  Leclerc  reçut 
l'ordre  d'étendre  ma  mission  jusqu'à  la  fron- 
tière tripolitaine. 

Le  général  Leclerc  trouva  Tordre  étrange, 
me  convoqua  à  Tunis,  me  demanda  des  expli- 
cations; et  là,  pour  la  première  fois,  je  lui 
dis  exactement  de  quoi  il  s'agissait.  Le  géné- 
ral me  dit  qu'il  allait  demander  de  nouvelles 
instructions,  que  je  ne  devais  pas  me  presser 
de  partir  et  qu'en  tout  cas  je  ne  devrais  pas 
dépasser  Gabès. 

Je  rapproche  la  date  de  mon  envoi  à  la 
frontière  tripolitaine  de  celle  de  la  lettre 
qu'écrivit  Esterhazy  au  ministre  de  la  guerre 
pour  lui  signaler  mes  agissements  ;  la  lettre 
d  Esterhazy  est  du  23  octobre. 

J'allais  retourner  à  Sousse,  lorsque  le  gé- 
néral Leclerc  reçut,  au  commencement  de 
novembre,  un  télégramme  chiffré  ainsi  conçu 
(je  me  souviens  exactement  des  premiers 
mol-    : 

«  Le  gouvernement  a  reçu  des  lettres  l'in- 
formant que  le  lieutenant-colonel  Picquart 
s'est  laissé  voler  par  une  femme  la  photogra- 
phie d'un  document  secret  de  la  plus  haute 
importance  et  compromettant  pour  un  atta- 
ché militaire  étranger.  Prière  d'interroger  cet 
officier  supérieur.  » 

J'écrivis  une  déclaration  par  laquelle  je 
démontrai  qu'il  était  impossible  que  j'aie  pu 
me  laisser  voler  un  document  par  une  femme, 
attendu  que  je  n'avais  jamais  sorti  du  minis- 
■  aucune  pièce  de  mon  service,  et  que  je 
n'avais  jamais  été  en  relation,  que  je  ne  con- 


naissais   même    pas    de   vue    aucune    des 
femmes  employées  par  le  service. 

Je  rentrai  alors  à  Sousse,  et  je  dois  remar- 
quer que,  dans  une  période  qu'il  faut  comp- 
ter du  7  au  20  novembre  à  peu  près,  je  n'ai 
plus  reçu,  en  fait  de  correspondances,  sauf 
peut-être  une  ou  deux  lettres  insignifiantes, 
je  n'ai  plus  reçu,  dis-je,  que  des  imprimés, 
une  lettre  d'Esterhazy  et  une  lettre  qui  était 
un  faux. 

J'en  ai  conclu  que  ma  correspondance  de- 
vait avoir  été  saisie  pendant  cette  période,  et 
j'en  ai  même  la  preuve,  car,  deux  lettres,  que 
mon  beau-frère  m'a  écrites  à  cette  époque, 
ne  me  sont  jamais  parvenues. 

Le  10  novembre,  j'ai  reçu,  à  peu  près  en 
même  temps  : 

1°  Une  lettre  d'Esterhazy  datée  du  7,  dans 
laquelle  il  m'accuse  à  peu  près  des  mêmes 
faits  qui  ont  été  reproduits  plus  tard  dans 
l'article  de  la  Libre  Parole  du  15  novembre 
signé  ;  «  Dixi  »  ; 

2°  Le  télégramme  signé  Blanche  qui  dit 
qu'on  a  des  preuves  que  Georges  (c'est-à-dire 
moi)  a  fabriqué  le  petit  bleu. 

Le  lendemain,  11,  je  reçus  le  télégramme 
signé  Speranza  qui  disait:  «  Arrêtez  le  demi- 
dieu,  tout  est  découvert,  affaire  très  grave.  » 

La  lettre  d'Esterhazy  et  le  télégramme 
Speranza  présentaient  cetle  particularité 
commune  que,  sur  l'adresse  des  deux  docu- 
ments, mon  nom  était  écrit  sans  C  ;  que  dans 
l'un  il  y  avait  comme  désignation  de  lieu 
«  Tunis  »,  dans  l'autre  «  Tunisie  »  ;  tandis 
que  dans  le  télégramme  Blanche  l'adresse 
était  parfaitement  correcte,  ainsi  que  la  dési- 
gnation de  ma  garnison  (Sousse).  C'est 
l'adresse  défectueuse  qui  est  cause  que  je  ne 
l'ai  reçu  que  le  11,  bien  qu'il  y  ait  été  expédié 
le  10,  comme  l'autre. 

J'établis  immédiatement  une  corrélation 
entre  la  lettre  d'Esterhazy  et  le  télégramme 
Speranza,  et  j'établis  aussi,  dans  mon  esprit, 
un  lien  entre  ces  deux  pièces  et  le  télé- 
gramme Blanche,  puisque  je  savais  parfaite- 
ment que  je  n'avais  en  aucune  façon  fabri- 
qué le  petit  bleu  qui  m'avait  fait  découvrir 
Esterhazy. 

Ce  qui  m'aida  beaucoup  à  comprendre  ra- 
pidement qu'une  machination  était  en  train, 
c'est  que  la  lettre  de  Henry,  du  31  mai,  avait 
déjà  cherché  à  jeter  un  discrédit  sur  mon  in- 
vestigation contre  Esterhazy,  et  notamment 


DEVANT6LA  COURlDE  I  ^SSATION 


107 


sur  le  petit   bleu,   qui  était  extrêmement  gê- 
nant pour  les  défenseurs  d'Esterhazy. 

Bien  que  je  fusse  seul  à  Sousse  à  la  tête  du 
régiment,  le  colonel  étant  absent,  je  télégra- 
phiai immédiatement  pour  avoir  l'autorisa- 
tion d'aller  à  Tunis. 

Je  l'obtins,  et  je  demandai  en  arrivant,  au 
général  Leclerc,  la  permission  d'écrire  au 
ministre  pour  lui  signaler  les  manœuvres 
dont  j'étais  l'objet  et  lui  demandai  d'ouvrir 
une  enquête  h  ce  sujet.  Le  général  Leclerc 
m'y  autorisa,  el  j'envoyai  au  ministre  ma 
plainte,  ainsi  que  la  copie  de  la  lettre  Ester- 
hazy  et  la  copie  de  deux  télégrammes. 

Une  chose  remarquable,  c'est  qu'à  une  date 
à  laquelle  il  n'était  pas  encore  possible  que 
ma  plainte  fût  arrivé».'  à  Paris,  la  Libre  Parole, 
dans  une  série  d'articles  signés  «  Dixi  ».  re- 
produisait les  accusations  de  la  lettre  d'Es- 
terhazy et  faisait  allusion  au  télégramme. 

Devant  M.  Bertulus,  Esterhazy  a  reconnu 
qu'il  avait  inspiré  les  articles  Dixi  et  il  af- 
firme qu'il  avait  été  renseigné  par  la  dame 
voilée. 

Je  continuai  à  ne  recevoir  aucune  lettre  de 
ma  famille,  et  je  fus  très  étonné  que  le  cour- 
rier de  fiance  —  qui  me  fut  remis,  par  suite 
des  retards  de  la  poste,  le  l6ou  19  novembre 
seulement  —  ne  contint  qu'une  lettre,  un 
feux,  portant  une  adresse  identique  à  celle 
du  télégramme  Speranza,  el  semblable  aussi 
à  celle  de  la  lettre  Esterhazy.  Cette  lettre  était 
ainsi  conçue  : 

\    craindre.    Toute  l'œuvre   découverte. 
Retirez-vous  doucement.  Ecrivez-moi 

Cette  lettre  était  écrite  à  la  plume,  mais  en 
caractères  d'imprimerie. 

L'adresse  seule  étail  en  caractères  cursifs. 

.le  remarquai  que  le  timbre  de  la  poste 
('■tait  celui  de  la  place  de  la  Bourse,  le  même 
que  celui  de  la  lettre  Esterhazy. 

La  date  de  la  lettre  esl  du  l()  novembre. 

Le  -I  novembre,  .i'-  reçus  l'autorisation  de 
me  rendreaParis  pour  témoigner  devant  le 
général  de  Pellieux;  j'avais  sollicité  moi- 
même  cette  autorisation  par  télégramme  le 
même  .jour,  mai--  je  crois  que  les  dépêches  se 
-oui  croisées.  Le  télégramme  ministériel  indi- 
quait que  j'étais  appelé  a  déposer  mu-  la  de- 
mande du  gouverneur  militaire  de  Paris  et  que 
je  devais  donner  ma  parole  de  ne  communi- 
quer avec  qui   'i :e  soit  pour  quoi  que  ce 

soit,  avant  d'avoir  vu  le  général  de  Pellieux. 


Je  quittai  Tunisie  23  novembre  et  j'arrivai 

a  Pari-  le  -H\  au   matin. 


Retour  à  Paris.    —  Le   «r<'n«>ral 
do  Pellieux. 


Je  suis  arrivé  à  Pari-  le  26  novembre  I8'.>7. 
venant  directement  de  Tunis,  et  j'ai  fait,  le 
même  jour,  ma  déposition  devant  le  général 
de  Pellieux. 

J'avais  dû  donner  ma  parole  de  ne  voir  qui 

que   ce    -,,il    avant    de   paraître    devant   le   g 

né  rai. 
Je  l'ai  observée  strictement. 

La  seule  personne  que  j'aie  vue  en  arrivant 
à  Pari-  a  été  l'officier  envoyé  par  l'état- 
major  pour  me  recevoir  en  descendant  du 
train. 

On  avait  choisi  mon  ami  le  commandant 
G.  Mercier-Millon,  qui  me  lit  sentir  qu'on 
n'était  pas  ma]  disposé  a  mon  égard  et  qui 
me  rapporta  notamment  ce  propos  du  - 
néral  Delannes.  Je  ne  puis  affirmer  -'il  m'a 
rapporté  ce  propos  immédiatement  ou  seule- 
ment dans  la  journée  on  le  lendemain. 

«  Tout  cela  esi  bien  malheureux  pour 
l'état-major.  mais  nous  ne  demandons  qu'une 
chose,    c'est    que    Piequart    revienne    parmi 

nous. 

Mercier-Millon  me  conduisit  à  l'hôtel  Ter- 
minus, ou  je  me  trouvai  place  -mi-  la  sur- 
veillance la   plu-  étroite  de  la   police;   je  me 

demande  même  si  cette  surveillance  n'était 
pas  ostensiblement  apparente. 

Quoi  qu'il  en  -oit,  il  ne  s'est  pas  passé  un 
seul  joui-  sans  que  je  n'aie  eu  a  interpeller 
le-  agents  en   bourgeois  qui   étaient  à  ma 

pi-te.    et   celle  -il  r\  ei  lia  lice  n'a  changé  «le    lia 

tnre  que  le  joui-  ou  j'ai  appréhendé  ■■!   mené 
.•m  commissariat  de  police  de  Saint-Thora 
d'Aquin  un  agent,  vêtu  ''il  ouvrier,  qui  me 
suivait  depuis  une  heure. 

i     général  de  Pellieux,  durant  - nquéte, 

m'interrogea  9ur  mes  relations  avec  H.  L 
blois,  Bur  ma  \  H'  privée  et  mes  fréquenta- 
tions. 

je  ne  pu-  obtenir  de  savoir  d'où  il  tenait 
les   rapports,  absolument   raenson  qui 

avaient  été  produit-  -m-  ces  deux  derniers 
points,  et  qui  me  représentaient  comme  un 
névrosé,    adonné   a    l'occultisme   et   faisant 


108 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


tourner  des  tables  dans  des  milieux  plus  ou 
moins  interlopes. 

Jamais  de  la  vie  je  ne  me  suis  occupé  de 
questions  semblables,  et  je  me  demande  si 
ces  rapports  ne  proviennent  pas  de  Guénée, 
l'agent  habituel  de  Henry. 

En  tout  cas  et  malgré  mes  dénégations,  le 
général  fut  extrêmement  dur  à  mon  égard  àce 
sujet  et  dépassa  même  les  limites  permises. 

Je  n'avais  aucune  idée  des  témoignages 
qu'avaient  produits  contre  moi  Henry,  Lauth 
et  Gribelin. 

Le  conseil  de  guerre  Estcrhazy. 

Je  passe  maintenant  aux  deux  audiences 
du  conseil  de  guerre  Esterhazy,  les  10  et 
11  janvier  1898. 

Ayant  été  été  enfermé  dans  la  salle  des 
témoins  aussitôt  après  l'appel  des  témoins  et 
ne  connaissant  personne  dans  la  salle,  j'en- 
trai pour  déposer  le  10  janvier  au  soir,  au 
moment  où  le  huis-clos  venait  d'être  pro- 
noncé, sans  me  douter  que  le  rapport  Ra- 
vary  était  un  véritable  réquisitoire  contre 
moi  et  sans  avoir  la  moindre  idée  des  accu- 
sation telles  que  celle  de  cambriolage, 
qu'Esterhazy  avait  portées  contre  moi  pen- 
dant son  interrogatoire. 

Aussi  n'ai-je  compris  que  le  lendemain,  à 
la  lecture  des  journaux,  le  sens  des  nom- 
breuses questions  qui  m'étaient  posées  soit 
par  la  défense,  soit  par  le  président,  soit  par 
le  général  de  Pellieux,  qui,  assis  derrière  le 
président,  m'a  interpellé  fréquemment,  de- 
mandant généralement  l'assentiment  delà  dé- 
fense et  duprésident,  mais  s'en  passantjaussi. 

Le  lendemain  matin,  j'eus  à  compléter 
ma  déposition,  mais,  là  encore,  je  fus  telle- 
ment accablé  de  questions  par  la  défense,  le 
général  de  Pellieux  ou  le  président,  que  l'un 
des  juges,  le  commandant  Rivais,  dit  : 

«  Je  vois  que  le  colonel  Picquart  est  le  vé- 
ritable accusé.  Je  demande  qu'il  soit  auto- 
risé à  présenter  toutes  les  explications  néces- 
saires pour  se  défendre.  » 

Le  général  de  Luxer  y  consentit. 

Je  donnai  quelques  explications  complé- 
mentaires et  j'ajoutai  : 

"  Je  demande  instamment  à  être  confronté 
avec  tous  les  témoins  dont  les  allégations 
seraient  contradictoires  avec  les  miennes  ou 
tendraient  à  m'incriminer.  » 


Le  général  de  Luxer  me  le  promit. 
Malgré  cette  promesse,  je  n'ai'  été  con- 
fronté qu'avec  un  seul  témoin,  et  je  me  de- 
mande si  l'impression  défavorable  qui  a  dû 
en  rejaillir  sur  ce.  témoin  — le  colonel  Henry 
—  n'a  pas  été  la  cause  pour  laquelle  les 
autres  confrontations  n'ont  pas  eu  lieu. 

J'ai  su,  depuis,  que  l'un  des  juges  sup- 
pléants avait  insisté  pour  que  la  promesse 
qui  m'avait  été  faite  fût  observée,  et  qu'il  n'y 
a  pas  réussi. 

Voici  comment  s'est  passée  ma  confronta- 
tion avec  Henry  : 

A  la  fin  de  sa  déposition,  on  m'a  introduit. 
On  m'a  dit  que  Henry  m'avait  vu  assis  à  ma 
table,  en  compagnie  de  Leblois,  le  dossier 
secret  entre  nous,  la  pièce  «  Ce  canaille 
de  D...  »  sortie  du  dossier. 

J'ai  nié  le  fait  avec  la  plus  grande  énergie, 
et  j'ai  prié  que  l'on  demandât  à  Henry  à 
quelle  époque  il  plaçait  cet  incident. 

Henry,   qui  paraissait  assez   embarrassé 
par  l'énergie  de  mes  dénégations,  répondit  : 
«  C'était  peu  de  temps  après  ma  rentrée  de 
permission,  par  conséquent  au  commence- 
ment d'octobre  1896.  » 

Je  priai  immédiatement  les  juges  d'inscrire 
cette  date,  me  promettant,  dans  la  confron- 
tation suivante  qui  devait  avoir  lieu  avec  Gri- 
belin, de  faire  appeler  également  Leblois  et 
d'établir  l'alibi  de  ce  dernier  ;  mais  il  n'y  eut 
pas  d'autres  confrontations,  et  je  n'ai  connu 
que  tout  dernièrement  certains  des  témoi- 
gnages portés  contre  moi  à  cette  audience. 

Jusqu'au  prononcé  du  jugement,  je  ne  sus 
rien  de  ce  qui  se  passait  dans  la  salle.  Toute- 
fois, à  un  moment  donné,  Me  Tézenas  ou  l'un 
de  ses  secrétaires  sortit  dans  la  salle  où  se 
tenaient  les  témoins  et  annonça  qu'on  m'ar- 
rêterait après  l'audience. 

Le  propos  me  fut  immédiatement  répété, 
soit  par  M.  Stock,  libraire,  qui  était  témoin, 
soit  par  M.  Autant. 

Je  rentrai  dans  la  salle,  pour  le  prononcé 
du  jugement,  et  me  mis  au  premier  rang, 
mais  je  ne  fus  arrêté  que  le  surlendemain. 


L'arrestation. 

Le  13  janvier,  au  matin,  un  officier  de  la 
Place  de  Paris  vint  me  trouver,  à  sept  heures 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


100 


et  demie,  et  m'annonça  qu'il  allait  me  con- 
duire à  la  Place.  J'avais  rem  la  veille  au  soir 
deux  convocations  :  l'une  pour  me  rendre  à 
la  Place,  le  soir  même  ;  l'autre,  pour  me  ren- 
dre à  la  Place,  le  lendemain,  à  huit  heures  du 
malin. 


J'exprimai  donc  mon   étonnement   qu  on 
vînt  me  chercher  puisqu'on  -avait  bien  que 
j'étais  absent  la  vcille.au  moment  de  la  pre 
mi  ère  convocation,  et  qu'il  n'était  pas  encore 
L'heure  de  me  rendre  à  la  seconde. 

A  la  Place  on  me  lit  connaître  que  j'étais 


:«?&.  •$■•■  -  * 

■ 
■ 


.' 


• 


\ 


M    Labori,  l'ardeni   défenseur  de  la  Justice  et  de  u  Vérité 


mis  aux  arrêts  de  forteresse,  jusqu'à  déci- 
sion, à  la  suite  d'un  conseil  d'enquête  appelé 
S  8e  prononcer  sur  mon  compte,  el  je  fus  <'in- 
mené  au  Mont-Valérien. 

Je  remarque  immédiatement  que  le  con- 
seil d'enquête  se  réunit  le  1er  février  :  mais 
que,  sous  prétexte  de  ne  pas  exercer  d'in- 
Huence  sur  le  jury,  je  pense,  au  procès  Zola, 
on  ne  prit  une  décision  à  mon  égard  que  le 


26  février  el  que,  contrairement  à  i<>u-  les 
précédents,  on  me  garda  ainsi  pendant  un 
m* >i -  entier,  aux  arrêts  de  forteresse,  après 
que  le  conseil  avail  statué. 

Ce  n'esl  même  que  plus  de  vingt-quatre 
heures  après  la  signature  du  décret  ordon 
uanl  ma  mise  en  réforme  que  je  fus  élargi 

Quelques  jours  avant  la  réunion  du  con- 
seil d'enquête,  ,i«'  reçus  la  visite  du  général 


110 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


Dumont,  qui  me  dit  qu'il  était  rapporteur  du 
conseil  :  et  il  me  présenta  une  feuille  sur  la- 
quelle étaient  inscrits  les  griefs  dont  j'avais 
à  répondre. 

A  mon  grand  étonnement,  j'étais  traduit 
devant  un  conseil  d'enquête,  en  qualité  d'of- 
ticier  de  l'élat-major  de  l'armée,  détaché  au 
'c  tirailleurs. 

J'ai  introduit  une  instance  devant  le  con- 
seil d'Etat  parce  que  cette  qualité  n'existe 
pas  à  ma  connaissance  :  j'étais  lieutenant- 
colonel  au  4e  tirailleurs  et  tout  lien  entre 
L'état-major  de  l'armée  etmoi  étaitlégalement 
rompu. 

Les  griefs  étaient  énumérés  de  la  façon 
suivante  : 

1"  Communication  à  un  avocat,  MeLeblois, 
de  deux  dossiers  secrets  intéressant  la  dé- 
fense nationale  et  la  sûreté  extérieure  de 
l'Etat. 

Je  remarquai  de  suite  et  fis  remarquer  au 
général  Dumont  que  le  mot  secret  avait  été 
ajouté  en  interligne. 

2°  Avoir  proposé  au  capitaine  Lauth  d'af- 
iirmer  que  l'écriture  du  petit  bleu  était  d'une 
personne  déterminée. 

3°  Avoir  été  vu,  assis  à  mon  bureau  avec 
Me  Leblois,  la  pièce  :  «  Ce  canaille  de  D...  » 
entre  nous  deux. 

i°  Avoir  remis  à  Mc  Leblois,  avocat,  un 
certain  nombre  de  lettres  qui  m'avaient  été 
adressées  par  le  général  Gonse,  au  cours 
d'une  mission. 

Je  remarque  que,  dans  ce  dernier  para- 
graphe, on  ne  visait  pas  les  lettres  du  géné- 
ral Gonse  relativement  à  l'enquête  Ester- 
hazv. 

Ceci  me  frappa,  parce  que  déjà,  à  l'en- 
quête, Ravary,  le  commandant  Ravary  m'a- 
vait demandé  les  lettres  du  général  Gonsei  et 
qu'au  conseil  de  guerre  le  général  de  Luxer 
s'i  lait  emparé,  avec  mon  consentement  d'ail- 
leurs, des  lettres  du  général  Gonse  relatives 
à  l'enquête  Esterhazy. 


Le  conseil  d'enquête. 


Le  1er  février,  en  entrant  dans  la  salle  où 
était  réuni  le  conseil  d'enquête,  je  remarquai 
tout  d'abord  que  le  colonel  désigné  pour  faire 
partie  de  ce  conseil  était  le  colonel  Bouchez, 


ami  intime  du   général   de  Boisdeffre,   que 
celui-ci  tutoie. 

Dès  que  la  séance  fut  ouverte,  je  demandai 
au  général  de  Saint-Germain,  qui  présidait, 
de  vouloir  bien  me  donner  acte  que  l'on  ne 
m'avait  laissé  fournir  aucune  explication 
préalable  et  que  l'on  ne  m'avait  montré  au- 
cune pièce  du  dossier  relatif  à  l'affaire. 

Le  général  refusa. 

En  attendant  la  lecture  du  rapport  par  le 
rapporteur,  je  vis  combien  il  eût  été  néces- 
saire que  celui  ci  me  demandât  quelques 
explications  préliminaires. 

En  effet,  le  dossier  des  pigeons  voyageurs, 
dont  la  communication  à  Leblois  était  visée 
par  ce  rapport,  était  le  dossier  secret  que  je 
n'avais  jamais  montré  à  Leblois, "et  non  le 
dossier  administratif  que  je  lui  avais  seul 
communiqué. 

Le  dossier  qu'on  avait  apporté  et  placé  sur 
la  table  du  conseil  était  le  dossier  secret,  et 
ce  qui  a  augmenté  encore  la  confusion,  c'est 
que  ce  dossier  secret  était  divisé  lui-même 
en  deux  liasses  contenant  chacune  des  pièces 
secrètes,  si  bien  que  l'on  a  pu  établir  plus 
tard  une  équivoque  entre  une  de  ces  liasses 
et  le  dossier  administratif. 

De  plus,  le  rapport  du  général  Dumont 
émettait  d'autres  griefs  encore  que  ceux  por- 
tés sur  la  liste  qui  m'avait  été  remise. 

On  y  disait  notamment  que  j'avais  proposé 
à  des  officiers  sous  mes  ordres  de  faire  ap- 
poser le  cachet  de  la  poste  sur  le  petit  bleu. 

Devant  un  conseil  d'enquête,  les  témoins, 
d'après  le  règlement,  sont  entendus  l'un 
après  l'autre  ;  on  s'en  tint  strictement  à  cette 
réglementation,  et  il  me  fut  impossible  d'ob- 
tenir que  Leblois  fût  confronté  avec  ses  prin- 
cipaux contradicteurs. 

A  propos  du  dossier  Boulot,  je  remarque 
qu'on  essaya  d'introduire  une  confusion 
entre  le  dossier  d'espionnage  Boulot,  que  je 
n'avais  jamais  montré  à  personne  en  dehors 
du  service,  et  le  dossier  judiciaire  Boulot,  au 
sujet  duquel  j'avais  mis  en  rapport  Henry  et 
Leblois. 

Le  premier  contient  des  détails  relatifs  à 
mon  service,  qui  ne  figurent  pas  dans  le  se- 
cond. 

Pour  le  dossier  des  pigeons  voyageurs,  je 
mandai  que  l'on  fît  faire  à  Leblois  la  descrip- 
tion du  dossier  qu'il  avait  eu  entre  les  mains. 
Leblois  le  fit  avec  beaucoup  de  précision,  cl 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


iil 


cette  description  ne  s'appliquait  à  aucune 
des  liasses  du  dossier  secret,  qui  était  sur  la 
table. 

On  remit  ces  liasses  aux  mains  de  Leblois 
cl  il  déclara  ne  pas  les  connaître. 

Lorsque  (iribelin  fut  introduit,  il  déclara 
que  c'étaient  les  deux  liasses  figurant  sur  la 
table  du  conseil  qu'il  avait  remises  entre  mes 
mains,  et  qui  se  trouvaient  sur  mon  bureau 
pendant  l'automne  1890,  alors  qu'il  avait  vu 
Leblois  assis  à  côté  de  moi  ;  je  lui  fis  deman- 
der s'il  existait  un  autre  dossier  de  pigeons 
voyageurs  ;  il  répondit  que  oui,  mais  que  ce 
dossier  n'était  jamais  sorti  de  son  armoire. 

Je  lui  tis  faire  la  description  de  ce  dossier, 
et  cette  description  fut  identique  à  celle 
qu'avait  faite  précédemment  Leblois  ;  c'est  à 
ce  moment  surtout  que  j'insistai  pour  obtenir 
une  confrontation  qui  ne  me  fut  pas  ac- 
cordée. 

Je  passe  sur  les  autres  incidents  de  la 
Séance  du  conseil.  Les  allégations  de  Henry, 
de  Lauth  et  de  (iribelin  furent,  avec  beaucoup 
plus  de  modération,  semblables  à  celle  du 
procès  Zola. 

Je  dois  ajouter  qu'au  procès  Zola  il  y  a  eu 
des  allégations  nouvelles,  mais,  à  la  distance 
Où  nous  sommes  des  faits,  il  est  impossible 
de  séparer  dans  mou  esprit,  d'une  façon 
précise,  ce  qui  a  été  dit  au  conseil  d'enquête 
de  ce  qui  a  élé  dit  au  procès  Zola. 

Je  n'ai  rien  de  particulier  à  dire  au  sujet 
du  procès  Zola. 

Je  fus  autorisé  à  m'y  rendre  librement,  el 
je  reçus,  au  sujet  de  la  tenue,  les  mêmes  ins- 
tructions que  les  autres  officier-. 

Toutefois,  peu  après  ma  dernière  déposi- 
tion, un  officier  de  l'état-major  du  gouver- 
neur  m'insinua  —  en  ne  cachant  pas  que 
cela  eût  été  agréable  en  haut  lieu  —  de  me 
présenter  en  bourgeois.  Je  m'y  refusai  à 
moins  d'un  ordre  formel. 

Après  le  procès  Zola  el  ma  mise  à  la  ré- 
forme, je  ne  m'aperçus  plus  d'aucune  machi- 
nation importante  avant  le  moment  où,  par 
suite  de  la  cassation  de  l'arrêt  de  la  Cour 
d  assises,  le  procès  Zola  revint  sur  l'eau. 

Je  dois  signaler,  pourtant,  qu'à  l'occasion 
démon  duel  avec  Henrj  il  y  eul  une  entente 
évidente  entre  Eslerhazy  el  Henry,  pour  que 
le  premier  se  substituai  au  Becond  :  une 
maladresse  commise  par  Esterhazj  el  les 
lettres  qu'il  m'a  écrites  en  son!  la  preui 


Le  pro<  -  /  ila  devait  revenir  devant  la 
Cour  d'assises  de  Versailles  au  mois  de 
mai  1898  le  l-i  .  J'y  devais  figurer  comme 
témoin,   libre  désormais    de   toute  attache 

militaire. 


Le  (loup  de  la  Photographie, 


Dè>  la  lin  d'avril,  le  bruit  commença  à 
répandre,  dans  les  journaux  qui  recevaient 
leurs  inspirations  d'officiers  de  l'état-major, 
tels  que  1' !■'.< ■■//"  de  /'<nis  et  le  Gaulois,  que  le 
principal  témoin  de  l'affaire  Zola  avait  eu 
une  entrevue,  dans  le  grand-duché  de  Bade, 
avec  un  attaché  militaire  étranger. 

Le  bruit  prit  peu  à  peu  une  certaine  consis- 
tance, et  lorsque  je  fus  bien  et  nettement 
désigné  par  le  journal  /<•  Juin-,  que  l'on  eut 
bien  affirmé  qu'une  photographie  de  celte 
entrevue  existait,  je  m'adressai  à  la  justice. 

Je  voulais  que  mes  accusateurs  pussent 
faire  leur  preuve  :  c'est  pourquoi,  au  lieu  de 
traduire  directement  te  Jour  devant  la  police 
correctionnelle,  je  lis  une  plainte  en  lau\ 
contre  l'auteur  de  la  photographie,  et  je  de- 
mandai à  M.  Bertulus,  qui  avait  été  chargé  de 
l'instruction,  d'entendre  les  journalistes  qui 
avaient  signalé  le  fait. 

Je  lui  demandai  aussi  d'entendre  l'agent 
Guénée,  el  cela  pour  deux  raisons  : 

D'abord,  au  temps  où  j'étais  encore  chef  du 
service  des  renseignements,  Guénée  m'avait 
raconté  qu'il  existait  une  photographie  dans 
laquelle  Dreyfus  était  représenté  causant, 
dan-  un  café,  ;i\e<-  l'attaché  militaire  étran- 
ger qui  passait  pour  être  son  correspondant  : 
l'autre  raison  était  celle-ci  : 

Au\  mois  de  mars  el  d'avril  j'avais  été 
souffrant,  el  j'habitais,  pendant  ce  temps,  non 
[•lus  chez  moi,  mais  chez  une  vieille  amie  de 
ma  mère.  Or,  pendant  mon  absence  de  mon 

domicile,  des  persoi -  suspectes  sont  ve 

nue-.  ;ni  moins  deux  fois,  prendre  des  ren 
seignementa  à  mon  sujet. 

Je  pensai  que  ce  ne  pouvait  être  que  I  au 
torité  militaire  qui  avail  pu  provoquer 
demandes  de  renseignements,    el    comme 
Guénée   était  le   principal  agent    qui    était 
chargé  autrefois  de  je  pens 

qu'il  pouvait  eu  avoir  été  chai  dément 

celle   f0iS-CI. 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


L'inquisiteur  Du  Paty  de  Clam. 


L'instruction  n'aboutit  pas,  et  j  ignore  a 
quoi  résultat  a  pu  arriver  M.  Bertulus. 

j'ai  alors  poursuivi  le  Jour  devant  le  tribu- 
nal correctionnel    1  • 


,  Le  rédacteur  de  cette  feuille  qu.  avait 
affirmé  l'existence  de  la  photographie  accusa- 
trice M  Adolphe  Possien,  interrogé  par  le  juge 
d'instruction  Bertulus,  refusa  toute  explication 
en   se   retranchant  derrière   le  trop  commode 

-.    i  et   professionnel.  ■• 


Le  faux  Henry. 

Le9juillet,M.Cavaignac  fil,  à  la  tribune, 
un  discours  où  il  basait,  en  partie,  la  culpa- 
ZL  de  Dreyfus  sur  la  pièce  «  Ce  canaille 
de  D.  .  »  et  sur  le  faux  Henry. 

j'ai  cru  de  mon  devoir  de  ne  pas  laissej 
une  erreur  aussi  grande  se  propager  dan  l 
oavs  et  j'ai  écrit,  à  la  date  du  9  juillet,  « 
M.  le  président  du  conseil,  une  lettre  où  ton 
en   reconnaissant  la   parfaite   bonne  foi  d 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Il  t 


-;C.-'  - 


LE    TRIPATOI  ILLAGE    DES    PIEl  ES   SEi  RI 


M.  le  ministre  «le  la  guerre,  je  m'offrais  à 
démontrer,  devanl  toute  juridiction  compé- 
tente, le  caractère  frauduleux  de  la  pièce 
connue  sous  le  nom  de  faux  Henrj  »  el 
l'inanité  de  la  pièce  «  Ce  canaille  de  l>...  - 
comme  charge  contre  Drej  fus. 

Le  12 juillet,  des  poursuites  furenl  dirigi 
contre  moi  el  Leblois  pour  I»'--  communica- 
tions que  j'aurais   faites  t  ce  dernier  :  el  le 
13  juillet,  après  la  constatation  de  mon  iden- 


tité par  M.  le  juge  'I  instruction  Kabre,  je  fus 
incarcéré  à  la  prison  <!<•  la  Sanli 

Le  colonel  Picquarl  esl  resté  |»i  es  <l  i  s 
an   emprisonné    pour    avoir   connu  - 

cri de  pressentir  les  faus .  de  dôm 

quer  le  traître,  el  d'aider  la  Véril 
faire  jour.  Si  la  [ni  •-•  >!«  fui  longue,  la 
sera   éternelle. 

i 


I  u 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


Mais  éternel  aussi  sera  l'opprobre  de 
ceux  qui  s'acharnèrenl  contre  lui  au  béné- 
fice d'un  traître  et  dont  les  menées  ressor- 
lent  de  leurs  dépositions  mûmes. 


Déposition  de   M.  Du   Paty  de  Clam. 

12  janvier  IS99. 

Le  2.')  octobre  1897,  le  général  Gonse  m'en- 
voya chercher  au  bureau  des  opérations  mi- 
litaires, où  je  faisais  mon  service  et  où 
j'étais  chargé  d'un  travail  urgent,  secret  et 
important.  Je  fus  instruit  alors  partiellement 
de  la  campagne  qui,  me  disait-on,  était  com- 
mencée depuis  dix-huit  mois  et  sur  le  point 
d'éclater  au  grand  jour,  tendant  à  substituer 
Esterhazy  à  Dreyfus. 

Je  ne  connaissais  Esterhazy  que  pour 
l'avoir  vu  deux  fois,  sans  lui  parler,  au  cours 
d'une  expédition  en  Afrique,  il  y  a  dix-huit 
ans.  Je  n'en  avais  pas  entendu  parler  depuis, 
cl  je  n'avais  jamais  eu  avec  lui  aucune  rela- 
tion, ni  directe,  ni  indirecte. 

Je  ne  crois  pas  devoir  exposer  ici  à  quelles 
considérations  d'ordre  supérieur  j'ai  obéi, 
en  allant  au  secours  d'un  homme  qui  m'a 
été  alors  représenté  comme  digne  d'intérêt, 
qui  m'a  été  représenté  comme  ayant  été 
l'objet  d'une  enquête  longue  et  minutieuse, 
à  la  suite  de  laquelle  il  avait  été  reconnu  in- 
nocent du  crime  qu'on  allait  lui  imputer  et 
qui,  d'ailleurs,  a  été  reconnu  tel  à  l'unani- 
mité par  un  conseil  de  guerre. 

Mes  relations  avec  Esterhazy  ont  été  con- 
nues de  certains  membres  du  gouvernement; 
elles  ont  été  provoquées,  connues,  utilisées 
par  mes  chefs,  notamment  par  le  général 
Gonse.  Mes  relations  directes  ont  cessé  le 
joui-  où  j'ai  reçu  l'ordre  de  ne  pas  voir  Ester- 
hazy. 

M  9  relations  indirectes  ont  eu  lieu  par 

des  intermédiaires,  dont,  les  uns  m'ont  été 

imposés  par  mes  chef-  et  dont  les  autres  se 

il  imposés  a  moi  ou  m'ont  été  imposés  par 

:ireons  tances. 

relations  ont  donné  lieu  à  des  légendes 
contre  lesquelles  je  n'ai  cessé  de  protester 
auprès  de  qui  de  droit,  notamment  en  ce  qui 
concerne   des    télégrammes  que  je  n'ai  ni 


écrits  ni  expédiés,  et  en  ce  qui  concerne  une 
pièce  qui  aurait  été  remise  à  Esterhazy. 
qu'il  n'a  jamais  eue  entre  les  mains  et  qu'il 
n'a  jamais  rapportée  au  ministère. 

11  y  a  eu  une  réunion  dans  laquelle  on  a 
agité  la  question  des  moyens  de  prévenir 
Esterhazy,  et  parmi  ces  moyens  celui  d'une 
lettre  anonyme  dont  la  rédaction  a  été  modi- 
fiée deux  fois.  Une  de  ces  lettres  était  la 
copie  presque  textuelle  dune  lettre  anonyme 
écrite  à  l'adresse  du  ministère.  L'autre  était 
beaucoup  plus  brève  et  a  été  rédigée  par  le 
colonel  Henry. 

Les  lettres  doivent  exister  encore  ;  elles 
n'ont  pas  été  envoyées.  La  dernière  fois  que 
j'ai  vu  les  dossiers  dans  lesquels  elles  de- 
vaient se  trouver,  ces  dossiers  étaient  àl'état- 
major. 

Le  président.  —  Esterhazy  n'a-t-il  pas  été 
prévenu  par  un  autre  moyen,  c'est-à-dire 
par  une  lettre  qui  lui  a  été  envoyée,  vers  le 
20  octobre  1897,  sous  la  signature  «  Espé- 
rance »  ?  N'est-ce  pas  vous  qui  l'auriez  ainsi 
prévenu  ? 

M.  le  général  Roget  nous  a  dit  qu'il  s'était 
procuré  la  certitude  que  la  lettre  du  20  sep- 
tembre 1897,  signée  «  Espérance  »,  et  dans 
laquelle  on  prévenait  Esterhazy  de  la  cam- 
pagne qui  allait  être  entreprise  contre  lui, 
était  de  vous.  Il  nous  a  dit  que  vous  seriez 
allé  le  16  octobre  au  service  des  renseigne- 
ments, que  vous  auriez  demandé,  sous  un 
prétexte  quelconque,  l'adresse  d'Esterhazy, 
qu'on  vous  aurait  renvoyé  à  l'agent  chargé 
de  la  surveillance  d'Esterhazy,  et  que  celui-ci 
vous  aurait  donné  l'adresse  d'Esterhazy  à 
Dommartin-la-Planchette  ? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Je  pro- 
teste de  la  façon  la  plus  formelle  contre  l'ac- 
cusation formulée  contre  moi  par  le  général 
Roget,  qui  a  été  mal  renseigné.  Je  n'ai  pas 
écrit  cette  lettre.  Je  ne  connaissais  pas 
l'agent  du  service  des  renseignements  chargé 
de  la  surveillance  d'Esterhazy.  A  une  date 
que  je  ne  puis  préciser,  mais  qui  devra  rem- 
placer dans  toutes  mes  dépositions  anté- 
rieures celle  du  23  octobre,  on  m'a  parlé  du 
commandant  Esterhazy  pour  la  première 
fois  depuis  dix-huit  ans.  J'ignore  si,  devant 
moi,  on  a  parlé  de  l'adresse  d'Esterhazy  à  la 
campagne  ;  je  ne  m'en  souviens  aucunement  ; 
j'ai  su  néanmoins  cette  adresse,  mais  jamais, 
dans  aucun  cas,  je  n'ai  adressé  aucune  pièce 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


de   communication   au    commandant   Ester- 
hazy  hors  de  Paris. 

Le  président.  —  Nous  représentons  au 
témoin  la  lettre  signée  «  Espérance  ». 

Le  lieutenant-colonel  m  Paty.  —  Je  crois 
reconnaître  cette  lettre  pour  celle  qui  m'a  été 
montrée  par  Esterhazy  lors  de  notre  pre- 
mière entrevue  au  parc  de  Montsouris    I  . 

Demande  posée  par  in  i  onseiller.  —  Vous 
venez  de  nous  dire  que  vous  n'aviez  pas  en- 
tendu parler  d'Ksterhazy  pendant  dix-huit 
ans.  Comment  expliquez-vous  qu'on  se  soit 
adressé  à  vous,  qui  n'apparteniez  pas  au 
service  des  renseignements,  pour  engage] 
des  négociations  avec  lui  et  le  prévenir  de 
ce  qui  se  préparait  contre  lui? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Mes 
chefs  ont  eu  des  raisons  que  j'ignore,  el  je 
répèle  que  je  ne  crois  pas  devoir  exposer  ici 
les  considérations  d'ordre  supérieur  aux- 
quelles j'ai  obéi  en  allant  au  secours  d'un 
homme  qui  m'a  été  représenté  alors  par  le 
colonel  Henry,  en  présence  du  général  Gonse, 
comme  digne  d'intérêt  et  que  je  ne  connais- 
sais nullement. 

La  première  entrevue  que  j*ai  eue  avec 
Esterhazy  a  été  organisée  au  service  des 
renseignements  par  le  colonel  Henry. 

Je  suis  allé  au  rendez-vous  fixé  par  un 
officier  de  service,  chargé  de  me  désigner  le 
commandant  Esterhazy,  que  je  ne  connais- 
sais pas. 

J'ai  pris  des  précautions  pour  n'être  pas 
reconnu,  c'est-à-dire  que  j'ai  mis  des  con- 
serves et  une  barbe  noire,  dans  le  but,  si 
Esterhazy  était  l'objet  d'une  surveillance 
occulte,  de  ne  pas  mettre  en  cause  l'état- 
major. 

Le  colonel  Henrj  était  dans  le  voisinage. 
L'officier  qui  m'accompagnait  était  Gribelin. 
Le  commandant   Esterhazj    m'a  paru  sin- 
cère dans  son  indignation  contre   les    per- 
sonnes qui  allaient  le  dénoncer  :  il  était  déjà 
prévenu  par  une  lettre  et  je  crois  par  une 
autre  voie. 
L'entrevue  dura  à  peu  près  une  heure. 
J'eus  plusieurs  autres  entrevues  avec  Ester- 
bazy,  jusqu'au  jour  où  je  reçus  défense  du 
général  de  Boisdeffre  de  le  voir,  vers  le  16  no- 
vembre  1897. 
Le»  relations  par   intermédiaires   ont   «m 

(1)  Voir  plu-  l<>in. 


lieu,  comme  je  l'ai  dit,  an  moyen  d< 

laines  pers tes,  parmi  lesquelles  ma  ; 

Pays.  Ces  relations  -  born<  des 

transmissions  de  mess   - 

Au  cours  de  mes  entrevues  rhazj . 

il  m'a  parlé  de   certains  personnages  qui  le 
renseignaient  tant  sur  les  agissements  de 
adversaires  que  sur  certains  faits  «pu  se  p 
saient  au  ministère.   Je   n'ai    jamais   vu  i 
personnage-,   j'ignore    leur  qualité-   et   leur 
sexe. 

Jamais  le  commandant  Esterhaz)  ne  m'a 
parlé  de  o  Dame  voile- 

Esterhazy  n'a  jamais  eu  de  document  - 
crel  entre  les  mains  :  le-  enquête-  Pellieux  el 
liavary  ont  montré  qu'il  ignorait  le  contenu 
du  document  dit  a  libérateur  .  Esterhazj 
-i  pa-  venu  au  ministère  le  matin  oùce 
document  a  été'  apporté  au  cabinet  «lu  mi- 
nistre. J'ignore  qui  y  a  apporté  ce  docu- 
ment. 

Outre  les  officiers  nommés  ci-dessus,  «pu 
ont  été  en  rapport  avec  Esterhazy,  il  j  eut  à 
mon  iii-u  je  l'ai  mi  depuis  «h'-  agents  civils 
du  service  des  renseignements  qu'il  a  connus. 
11  m'en  a  nommé  un. 

Quant  aux   télégrammes      Sperana 
«  Blanche  »,   je    répèle  «pie  j«i    ne   les  ai  m 
écrits,  ni  envoyés,  ni  l'ait  écrire. 

Ces  télégrammes  ont  servi  de  base  a  une 
accusation  qui  a  été  réduite  à  néant  par  la 
chambre  des  mises  en  accusation. 

Dans  ce  que  j'ai  «lit  précédemment  «!«•  la 

Dame  voilée  »,  il  doit  s'entendre  qu'Esti  • 
ha/.y  m'a  parlé  d'une  inconnue,  -.ni-  ne-  la 
présenter  jamais  -ou-  le  nom  de  l  ame 
voilée  ».  C'est  par  «vite  inconnue,  notamment, 
qu'Esterhazy  a  eu  <!«•  nombreux  rens  - 
ment-  -m    les  agissements  d  adver 

saires. 

Le  président.  —  Que  savez-vous  en  ce  qui 

concerne  la  remise,  par  cette  inconni u  par 

imite  autre  personne,  «lu  document  «Id     li- 
bérateui 

Le  i.u.i  rEN  riNT-(  olonel  ni    Paty.  —  Je  d  ai 
rien  autre  chose  a  dire  que  ce  «pu-  j'ai  dil 
dessus,  a  savoir  :     Personne  n'a  jan 
mi-  «le  document  à  Esterhazj  ;  Esterhazy  i 

rapporte  aueiin  document    au    minisl 

gnore  le  nom  <!<•  la  personne  qui  a  apport' 
document  au  «-al. met  «lu  ministre 

la.  président.  —  Quelles  ont  été  les  i 
mières  conversations  que  vous avez échanj 


t  le. 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


avec  Esterhazy,  lors  do  vos  entrevues?  Ester- 
liazy  ne  vous  a-t-il  pas  paru  exaspéré  ?  N'avez- 
vous  pas  cherché  à  le  calmer?  Ne  vous  a-t  il 
pas  dit  que,  si  ou  ne  lui  rendait  pas  justice,  il 
s'adresserait  à  l'empereur  d'Allemagne?  Ne 
lui  avez-vous  pas  conseillé  d'écrire  plutôt  au 
président  de  la  République,  et  n'avez-vous 
pas  fourni  la  carcasse  —  ou  même  le  texte 
—  des  lettres  qu'Esterhazy  a  envoyées  ? 

Le  lieutenant-colonel  Dr  Paty.  —  Le 
premier  entretien  que  j'ai  eu  avec  Esterhazy 
a.  en  effet,  eu  pour  objet  de  calmer  son  exas- 
pération, il  m'a  parlé,  en  effet,  comme  moyen 
extrême,  d'écrire  à  l'empereur  d'Allemagne  en 
lui  demandant  de  faire  certifier  sur  l'hon- 
neur, par  son  aide  de  camp,  que  jamais  lui, 
Ksterhazy,  n'avait  eu  de  relations  illicites 
avec  les  agents  allemands.  Je  l'ai,  en  effet, 
engagé  à  ne  pas  porter  sa  querelle  sur  le  ter- 
rain diplomatique  et  à  s'adresser  au  président 
de  la  République  pour  lui  demander  aide  et 
protection.  Par  ces  moyens,  j'ai  gagné  le  mo- 
ment où  Lsterhazy  a  enfin  été  mis  en  rapport 
avec  M.  le  gouverneur  de  Paris. 

Le  président.  —  Avez-vous  eu  connais- 
sance des  lettres  adressées  au  présidentde  la 
République?  Il  y  en  eut  trois.  Avez-vous  par- 
ticipé à  toutes  les  trois? 

■  Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  — Je  n'ai 
participé  qu'à  une,  à  mon  souvenir.  Je  crois 
plutôt  que  c'était  la  première. 

Le  président.  —  Vous  souvenez-vous  du 
contenu  de  cette  lettre  et  notamment  des 
l>lirases  suivantes,  qui  ont  pu  être  regardées 
comme  bien  étranges  sous  la  plume  d'un  of- 
ficier français  : 

Si  j'avais  la  douleur  de  ne  pas  être  écouté 
du  chef  suprême  de  mon  pays,  mes  précau- 
tions sont  prises  pour  que  mon  appel  vienne 
à  mon  chef  de  blason,  au  suzerain  de  la  fa- 
mille Esterhazy,  à  l'empereur  d'Allemagne. 
Lui  est  un  soldat,  il  saura  mettre  l'honneur 
d'un  soldat  —  même  ennemi  —  au-dessus 
des  mesquines  et  louches  intrigues  de  la 
politique  II  osera  parler  haut  et  ferme, 
lui,  pour  défendre  l'honneur  de  dix  généra- 
tions de  soldats.  A  vous,  monsieur  le  prési- 
dent de  la  République,  de  juger  si  vous  de- 
vez me  forcer  à  porter  la  question  sur  ce 
terrain  Un  Esterhazy  ne  craint  rien,  ni  per- 
sonne, sinon  Dieu.  Rien  ni  personne  ne 
m'empêchera  d'agir  comme  je  le  dis,  si  on 
me  sacrifie. 


LE    LIEUTENANT-COLONEL    DU    PATY.   — J'ai  eu 

connajssance  de  cette  lettre,  aii  ministère  de 
la  guerre.  Le  canevas  que  j'ai  soumis  à  Ester- 
hazy ne  contenait  pas  toutes  ces  paroles. 

Le  président  —  Dans  sa  seconde  lettre, 
du  31  octobre,  Esterhazy  parle  très  claire- 
ment de  la  remise  qui  lui  a  été  faite,  par  une 
femme  généreuse,  de  la  photographie  d'une 
pièe  qu'elle  aurait  réussi  à  soutirer  au  co- 
lonel Picquart. 

Cette  pièce,  dit  la  lettre,  a  été  volée  dans 
une  légation  étrangère  par  le  colonel  Pic- 
quart,  et  est  des  plus  compromettantes  pour 
certaines  personnalités  diplomatiques.  Si 
je  n'obtiens  ni  appui  ni  justice,  et  si  mon 
nom  vient  à  être  prononcé,  cette  photogra- 
phie, qui  est  en  lieu  sûr,  à  l'étranger,  sera 
immédiatement  publiée. 

Enfin,  dans  sa  troisième  lettre  au  président 
de  la  République,  du  o  novembre  1897,  il  re- 
vient sur  le  même  sujet  en  disant  : 

La  femme  qui  m'a  mis  au  courant  de 
l'horrible  machination  ourdie  contre  moi 
m'a  remis,  entre  autres,  une  pièce  qui  est 
une  protection  pour  moi,  parce  qu'elle 
prouve  la  canaillerie  de  Dreyfus,  et  qui  est 
un  danger  pour  mon  pays  parce  que  sa  pu- 
blication avec  le  fac-similé  de  l'écriture 
forcera  la  France  à  s'humilier  ou  à  faire  la 
guerre. 

De  ces  textes  il  résulte  clairement  que  dès 
le  31  octobre  J897,  Esterhazy  avait  en  main 
le  document  dit  libérateur,  qu'il  le  connais- 
sait, qu'il  en  comprenait  la  portée  et  qu'il 
avait  éventuellement  l'intention  de  s'en  ser- 
vir. Il  est  donc  bien  difficile  d'admettre, 
comme  vous  le  disiez  tout  à  l'heure,  que  ce 
document  ne  lui  aurait  pas  été  remis  et  qu'il 
ne  l'aurait  pas  connu. 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Je  ré- 
pète que  le  commandant  Esterhazy  n'a  ja- 
mais eu  le  moindre  document  entre  les  mains, 
qu'il  ne  l'a  pas  rapporté  au  ministère  de  la 
guerre,  que  la  personne  qui  a  déposé  ce  do- 
cument au  cabinet  du  ministre  n'est  pas  le 
commandant  Esterhazy,  et  que  je  ne  connais 
pas  son  nom. 

Le  président.  —  Qu'est-ce  qui  vous  per- 
met de  faire  cette  triple  affirmation  ? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty. —  Ester- 
hazy me  l'a  dit. 

Il  n'a  pas  rapporié  la  pièce  ;  il  me  l'a  diî. 
J'ignore  le  nom  de  la  personne  qui  a  apporté' 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


117 


M 


Une  répétition  à  l'État-Major  ou  l'arl  d'influencer  le  Jurj . 


In  pièce  au  cabine)  du  ministre,  ;'i  onze 
heures  du  soir  :  mais  ça  n'est  pas  Ester- 
hazy. 

Demande  posée  pap  i  s  conseiller.—  Corn- 
raenl  expliquez  ous,  alors,  que  le  ministère 
<l<-  la  guerre  ail  envoyé  ;'i  Esterhazj  un  reçu 
d'une  pièce  qu'il  n'aurait  pas  apportée  ' 

Le  lieutenant-colonel  di  Paty.  —  Je  n'ex 
plique  pas.  J'ai   entendu   dire  au  ministère 
qu'il  fallail  envoyer  un  reçu. 


Le  président.  —  Je  reviens  .1  la  question 
des  lettres  au  président  de  la  République. 
\<mi-  savez  qu'Ester  azj  prétend  que 
lettres  lui  ont  été  dictées  :  l'une,  <lii  il,  au 
pont  <  aulaincourl  ;  un»'  autre,  au  i">ui  des 
Invalides  :  la  troisième,  je  ne  sais  plus  où.  Il 
les  a  écrites  au  crayon,  <Iii  il,  bous  la  <1  1 
de  quelqu'un,  h  les  .1  recopiées  chei  lui. 
Pourriez-vous  nous  dire  <|m  est  te  < j m -1- 
qu'un  ' 


Ils 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Les 
dires  d'Esterhazy  sont  de  ceux  sur  lesquels 
je  ne  veux  pas  me  prononcer  i  . 

Le  président.  —  Etes-vous  personnelle- 
ment demeuré  étranger  à  ces  dictées? 

Le  lieut.-colonbl  du  Paty.  —  J'ai  dit  que 
j'avais  donné  le  canevas  d'une  de  ces  lettres. 

Demande  posée  par  un  conseiller.  —  Nous 
vous  présentons  les  enveloppes  dans  les- 
quelles était  contenu  le  document  dit  «  libé- 
rateur ».  Connaissez-vous  le  cachet  qui  a  été 
apposé,  à  la  cire,  sur  ces  enveloppes? 

Le  LiEUT.-coLOiXEL  du  Paty.  —  Je  ne  connais 
pas  ces  armes. 

Demande  posée  par  un  conseiller.  —  La 
lettre  d'envoi  de  ce  document,  en  date  du 
14  novembre  1897,  au  ministère  de  la  guerre, 
lettre  qui  vient  d'être  placée  sous  les  yeux  de 
la  Cour  et  qui  est  signée  Esterhazy,  implique 
bien  que  ce  dernier  a  eu  ce  document  entre 
les  mains  et  l'a  renvoyé  à  la  Guerre. 

Le  lieut. -colonel  du  Paty.  — Je  répète 
qu'Esterhazy  n'a  pas  eu  ce  document  en  sa 
possession.  Il  ne  l'a  donc  pas  rapporté  au  mi- 
nistère, et  la  personne  qui  a  remis  ce  docu- 
ment au  cabinet  du  ministre  —  ou  à  l'officier 
de  service  —  n'est  pas  Esterhazy. 

Le  président.  —  Vous  avez,  dès  le  début, 
aidé  Esterhazy  dans  les  moyens  par  lesquels 
il  a  cherché  à  expliquer  sa  situation.  Vous 
savez,  sansdoute.quedanslaZï^re/Wo/edes 
15,  16  et  17  novembre  1897  ont  paru  des  ar- 
ticles signés  «  Dixi  ».  Il  semble  résulter  de  ce 
qui  s'est  passé  devant  le  conseil  d'enquête 
qu'Esterhazy  n'est  pas  Fauteur  de  ces  articles, 
bien  qu'il  les  ait  pris  sous  sa  responsabilité 
et  que  ces  articles,  au  moins  en  partie,  vien- 
draient de  vous. 

Le  lieut. -colunel  du  Paty.  —  Je  ne  parle- 
rai ici  que  du  seul  article  que  je  connaisse  et 
dont  je  me  souvienne,  et  qui  est  le  premier. 

Lorsque  l'affaire  Esterhazy  a  é  té  sur  le  poi n  t 
d'éclater,  on  a  établi  une  sorte  de  résumé  des 
préliminaires  de  cette  affaire  au  service  des 
renseignements. 

Stle  colonel  Henry,  je  crois,  qui  a  l'ait 
ce  résumé. 


1.  "n  remarquera  que  quinze  lignes  plus  haut 
M.  du  Paty  de  Clam  prétend  qu'il  fait  une  affir- 
mation triple,  parce  qu'Esterhazy  le  lui  a  dit. 

La  confiance  dans  les  dires  dlsteriiazy  varie 
donc  suivant  l'importance  de  ce  qu'il  raconte. 


De  ce  résumé  il  a  été  extrait  une  plaquette 
qui  a  été  communiquée  à  Esterhazy,  dans  le 
but  d'être  distribuée  à  sa  famille,  à  ses  amis 
et  à  certaines  autres  personnalités.  Cette  pla- 
quette devait  être  primitivement  tirée  sur  la 
machine  à  écrire  du  service  des  renseigne- 
ments. Le  colonel  Henry  a  pensé  que  ce  se- 
rait imprudent.  On  a  préféré  confier  à  Ester- 
hazy le  soin  de  la  faire  imprimer.  Il  n'a  pas 
réussi  à  la  faire  imprimer. 

A.  la  suite  de  l'article  du  Figaro  signé 
«Vidi»,  Esterhazy  a  porté  cette  plaquette, 
transformée  en  article,  à  la  Libre  Parole,  où 
elle  a  paru  à  titre  de  riposte  à  l'article  «  Vidi  ». 
Les  corrections  que  j'ai  apportées  concer- 
naient les  allégations  du  commandant  Forzi- 
netti,  si  je  ne  me  trompe: 

Le  président.  —  A  la  Libre  Parole,  on  ne 
s'est  pas  mépris  sur  l'origine  de  l'article 
«  Dixi  ».  Voici,  en  effet,  ce  qu'a  dit  un  de  ses 
rédacteurs,  devant  le  conseil  d'enquête.  M.  de 
Boisandré  déclare  qu'  «  à  la  rédaction  de  la 
Libre  Parole,  on  n'a  jamais  cru  que  l'article 
«  Dixi  »  fût  du  commandant  Esterhazy;  les 
communications  faites  à  ce  journal  par  ce 
même  officier  étaient  transmises  par  ordre  ». 
Un  document  vu  par  le  témoin  en  fait  foi. 
«  Cet  officier  n'était  qu'un  intermédiaire  entre 
le  journal  et  l'état-major.  »  D'après  cela,  l'ar- 
ticle «  Dixi  »  apparaît  comme  une  véritable 
communication  officielle. 

Le  lieut. -colonel  du  Paty.  —  C'est  une 
erreur  absolue,  la  communication  n'est  pas 
officielle. 

Le  président.  —  Lorsque  Esterhazy  a  dû 
comparaître  devant  le  général  de  Pellieux, 
désigné  comme  officier  de  police  judiciaire, 
n'avez-vous  pas  —  par  une  note  présentant 
deux  écritures  —  prévenu  Esterhazy  des  ques- 
tions qui  seraient  posées,  et  ne  lui  avez- vous 
pas  indiqué  les  réponses  qu'il  devait  faire? 

Le  lieut. -colonel  du  Paty.  —  Il  est  exact 
que  j'ai  envoyé  un  message  au  commandant 
Esterhazy,  pour  lui  donner  quelques  conseils 
personnels.  J'ai  employé  deux  écritures,  mais 
je  n'ai  pas  assez  souvenir  des  termes  de  cette 
note  pour  me  prononcer  sans  l'avoir  sous  les 
yeux. 

Demande  posée  par  un  conseiller.  —  Avez- 
vous  agi,  dans  cette  circonstance,  sur  l'ordre 
de  vos  chefs  ou  bien  spontanément? 

Le  lieut. -colonel  du  Paty.  —  Spontané- 
ment. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


ll'.i 


Le  président.  —  Postérieurementàl'époque 
où  l'on  vous  a  fait  défense  de  voir  Esterhazy, 
n'avez-vous  pas  eu  des  relations   avec 
avocat,  Mc  Tézenas,  et  ce,  de  l'avis,  et  peut- 
rtre  même  de  Tordre  de  vos  chef-  ' 
Le  lieut. -colonel  de  Paty.  —  Oui. 
Le  président.  —  Dans  quel  luit  cl  sur  quel 
ordre  allez-vous  chez  lui  ? 

Le  lieit. -colonel  du  Paty.  —  Pour  garder 
le  contact  avec  Esterhazy.  Le  général  Gonse 
m'a  prié,  plusieurs  fois,  de  voir  Me  Tézénas. 
Le  président.  —  Le  général  (ionse  ne  vous 
a-l-il  pas  remis,  à  ce  moment,  un  article 
destiné  à  être  publié  et  qui  devait  être,  je  le 
-rois,  transmis  à  M*  Tézenas? 

Le  lieit. -colonel  nu  Paty.  —  J'ai,  en  effet, 
été  chargé  une  fois  —  postérieurement  au 
procès  Esterhazy  —  de  porter  un  article 
qu'une  indisposition  m'a  empêché  de  porter 
chez  Mc  Tézenas.  Il  n'a  pas  été  publié.  Il  est 
resté  en  ma  possession. 

Le  président.  —  Cet  article  n'existerait-il 
pas  encore  aujourd'hui?  Ne  serait-il  pas  à 
Bruxelles?  El  comment  y  serait-il  arrivé? 

Le  lieit. -colonel  du  Paty.  —  Cet  article 
existe  encore,  et  je  n'ai  pas  à  dire  où  j'ai  cru 
devoir  le  mettre. 

Le  président.  —  Quel  était  le  but  des  dé- 
marches que  vous  avez  faites  auprès  d'Ester- 
hazy,  avec  l'assentiment  de  vos  chefs? 

Le  lieit. -colonel  du  Paty.  — .le  n'ai  pas  à 
exposera  quelles  considérations,  d'ordre  su- 
périeur,  j'ai  obéi  en  allant  an  secours  d  Es- 
terhazy que  le  colonel  Henry,  devant  le  gé- 
néral Gonse,  m'a  représenté  comme  étant 
digne  d'intérêt. 

Le  président.  —  Qu'avez-vous  dit  à  Ester- 
hazy .  dans  ces  entretiens? 

Le  lieut.-colonel  di  Paty.  —  .le  lui  ai  dit, 
en  substance  :  -  Ne  faites  aucun  acte  irrépa- 
rable. N'entrez  dan--  aucun  cas  -m-  le  terrain 
diplomatique.  On  sait,  après  une  enquête 
longue  el  minutieuse,  au  ministère  île  la 
guerre,  que  vous  n'avez  pas  commis  l'acte  de 
trahison  reproché  à  Dreyfus,  el  on  m'a  dit 
que  des  faits  oui  continué  la  culpabilité  «le 
celui-ci.  >. 

Les  faces  multiples  el  changeantes  d'Ester- 
bazj  ne  nront  pas  permis  de  lixersa  véritable 
face  :  de  là,  deux  grandes  diflicullés  pour 
mon  rôle.  Lu  loui  cas,  j';ii  agi  ave.-  la  plus 
entière  bonne  foi.  et,  sur  de-  points,  j'ai  ci''1 
•  rompe, 


Demande  posée  cm;  i  %  .  conseiller.  —  i. 
nous  avez  pari.',  à  plusieurs  reprises,  de  rai 
-ni-  d'ordre   supérieur    -ni-  lesquelles  \ 
vous  êtes  refusé  de  vous  expliquer.  Il  \  a  donc, 
dans  cette  affaire,  un  mystère  -m-  lequ  l 
ne  voulez  pas  ou  vous  ne  pouvez  p 
gner  la  Cour  ? 

Lu.  lieut.-colonel  m  Paty.  —  Pas  à  ma 
connaissance. 

Il  n'est  pas  besoin  d'insister  outre  me- 
sure pour  l'aire  comprendre  quel  .--l  l'em- 
barras dans  lequel  le  président  de  la  Cour 
a  mis  le  colonel  du  Paty  de  Clam  en  lui 
posant  quelques  questions  délicat 

Mais  ce  qu'il  faut  absolument   faire   n 
marquer,    c'est    le    mécontentement    <\<-> 
chefs,  des  collègue-  et  même  des  amis  du 
colonel  du  Paty  au  sujet  de  cette  déposi- 
tion qui  les  compromet.  Aussi  faut-il  voir 

de  quelle   façon  brutale  ils  se  -"lit  rinpi 

sées  de  le  jeter  par-dessus  bord. 

On   s'en   rendra    facilement   compte   en 
Lisant  I'--  dépositions  suivant) 

Déposition  du  général  Kogot. 

23  novembre  1 899. 

Je  -;ii-  qu'on  a  offert  me  tomme 

''.no. iiDO  franc-  à  Esterhazj  | r  se  déclarer 

l'auteur  du  bordereau. 

-i  Esterhazj .  du  moins,  qui  l'a  dit    l  . 

Le  président.  —  Savez-vous  si  Esterhazj 
eu  des  rapports  avec  l'état-major  ? 

Le  généb  m.  Roget.       Il  esl  .i  ma  connai 
sance   qu'il   a   été  employé  au   servji 
renseignements  avec  M.  w  eil  en  1878  el  18 

;i  nue  époque  où  le  service  était  a  pein • 

ganisé  el  ne  fonctionnait  pas  dans  les  locaux 
où  il  est  actuellement . 

J'estime  (c  est  une  simple  opinion  de  ma 
part)  qu  il  n'y  a  pas  fait  autre  chose  que  de 
disposer  peut-être  des  fonds  secrets  pour 
son  usage  personnel. 


I     -i  'Ik  ï  i  '  ■  —  I   |..i- 

a  •  1 1 1  moins  le  nciii''  ■  i  •  1 1  •■  f  i  1 1 1  ■  ti  ■■  t  m  ■  ii  t   iiiiii- 


[20 


/AFFAIRE  DREYFl'S 


Le  colonel  Picquart  est  resté  près  d'un 


>res  a  un  un  emprisonné  pour  avoir  aidé  la  Vérité 
à  se  faire  jour. 


il 


DEVANT  LA  GOURDE  CASSATION 


121 


^^^^t^<^^;-^--^ 


l'ICQl'AKT   a   LA    BARRE 


16 


122 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


Le  président.  —  Savez-vous  si  le  colonel 
Henry  et  Esterhazy  se  connaissaient  et  avaient 
des  rapports  ensemble  ? 

Le  général  Roget.  —  Je  ne  peux  pas  l'af- 
firmer d'une  façon  absolue. 

Le  président.  —  Quelle  a  été  la  nature  des 
rapports  entre  Esterhazy  et  du  Paty. 

Le  général  Roget.  —  Il  y  a  eu,  de  la  part 
du  colonel  du  Paty,  au  cours  du  procès 
Esterhazy,  et  antérieurement  à  ce  procès,  des 
agissements  répréhensibles  qui  ont  été  igno- 
rés de  ses  chefs. 

Je  n'étais  pas  le  chef  de  du  Paty,  je  n'avais 
jamais  affaire  à  lui  ;  je  n'étais,  d'ailleurs,  au- 
cunement mêlé  aux  affaires,  et  je  n'ai  appris 
ses  agissements  qu'au  cours  de  l'enquête  que 
j'ai  faite  moi-même. 

Je  sais  que  du  Paty  a  eu  des  relations  avec 
Esterhazy  au  cours  du  procès,  à  l'insu  de  ses 
chefs  —  et  contrairement  aux  ordres  qu'il  en 
avait  reçus. 

Je  suis  à  peu  près  certain  que  la  première 
entrevue  entre  du  Paty  et  Esterhazy  doit 
être  du  31  octobre. 

Le  commandant  Esterhazy  a  dit  qu'il  avait 
eu  des  entrevues  avec  une  soi-disant  dame 
voilée  (quatre  entrevues,  je  crois,  dont  deux 
dans  la  deuxième  quinzaine  d'octobre  et  deux 
en  novembre). 

C'est  dans  une  des  entrevues  de  fin  octobre 
que  la  dame  voilée  lui  aurait  remis  la  pièce 
appelée  le  document  libérateur;  cette  pièce 
aurait  été  envoyée  à  Londres  d'abord. 

Bref,  Esterhazy  en  aurait  été  détenteur 
pendant  une  quinzaine  de  jours  et  l'aurait 
rapportée  au  ministère. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  a  trompé 
son  propre  avocat  à  ce  sujet  et  lui  a  montré 
une  pièce  qui  n'était  pas  la  photographie. 

Me  Tézenas,  mis  en  présence  de  la  vraie 
photographie,  a  reconnu  le  fait  devant  moi, 
dans  le  cabinet  du  ministre  de  la  guerre. 

La  manière  dont  le  document  est  rentré  au 
ministère  est  la  suivante  :  le  14  novembre, 
vers  onze  heures  à  onze  heures  et  demie  dû 
soir,  un  individu  dont  le  signalement  se  rap- 
porte à  celui  d'Esterhazy  est  venu  à  l'hôtel  du 
ministre,  14,  rue  Saint-Dominique,  disant 
avoir  une  lettre  très  importante  à  remettre 
au  ministre  lui-même. 

Cette  lettre  a  été  remise  par  le  garçon  de 
bureau  de  service  à  l'officier  d'ordonnance 
du  ministre,  de  service  ce  jour-là. 


L'officier  de  service,  voyant  la  mention 
(secret  et  personnel  ou  confidentiel)  n'ouvrit 
pas  la  lettre  ;  mais,  peu  de  temps  après,  le 
chef  du  cabinet,  général  de  Torcy,  rentrant 
au  ministère  et  passant,  comme  il  avait  l'ha- 
bitude de  le  faire,  par  le  cabinet  de  service 
avant  de  monter  chez  lui,  reçut  de  l'officier 
de  service,  le  capitaine  Nourrisson,  la  lettre 
qu'on  venait  d'apporter. 

Il  ouvrit  la  première  enveloppe  qui  était  en 
papier  bulle,  fermée  à  la  cire  noire  par  un 
cachet  armorié  qui  doit  être  le  cachet  d'Es- 
terhazy. 

Dans  cette  enveloppe  se  trouvait  une  lettre 
à  l'adresse  du  ministre,  et  une  seconde  enve- 
loppe fermée  de  la  même  manière  que  la  pre- 
mière et  contenant  la  pièce  dite,  depuis, 
document  libérateur. 

Le  général  de  Torcy,  voyant  qu'il  s'agis- 
sait de  l'affaire  Esterhazy  dont  il  ne  s'était 
jamais  occupé,  replaça  le  tout  dans  une  en- 
veloppe qu'il  ferma  et  qu'il  rendit  à  l'officier 
de  service. 

La  lettre  fut  remise  lendemain  au  ministre, 
le  général  Billot. 

Telle  est  la  manière  exacte  dont  la  pièce  est 
rentrée  au  ministère. 

Il  me  paraît  à  peu  près  certain  que  la  pièce 
n'a  fait  aucun  séjour  entre  les  mains  d'Ester- 
hazy, qu'il  ne  l'a  probablement  jamais  lue, 
qu'il  s'est  contenté  de  préparer  d'avance  la 
lettre  et  les  enveloppes  qu'on  lui  avait  dit  de 
préparer  ;  mais  il  est  probable  que  du  Paty, 
dans  une  entrevue  précédente,  lui  avait  parlé 
du  document  et  lui  avait  promis  de  le  lui  re- 
mettre, à  un  jour  donné,  pour  sa  défense. 

J'ai  pu,  en  outre,  me  procurer  la  certitude 
que  la  lettre  du  20  octobre  1897,  signée 
Fsperanza,  et  dans  laquelle  on  prévenait 
Esterhazy  de  la  campagne  qui  allait  être  en- 
treprise contre  lui,  est  de  du  Paty. 

Je  sais,  en  effet,  que,  le  16  octobre,  du 
Paty  est  allé  au  service  des  renseignements,, 
et  qu'il  a  demandé,  sous  un  prétexte  quel- 
conque, l'adresse  d'Esterhazy,  qu'on  l'a  ren- 
voyé à  l'agent  chargé  de  la  surveillance- 
d'Esterhazy  et  que  celui-ci  lui  a  donné  l'a 
dresse  d'Esterhazy  à  Dommartin-la-Plan- 
chette. 

On  m'a  même  dit  (je  n'ai  pas  pu  vérifier  le 
fait)  que  l'adresse  de  la  lettre  donnée  par 
l'agent  était  caractéristique  et  différait  de 
l'adresse  usuelle  :  je  conclus  de  ce  fait  que 


■ 


DEVANT  LA  COI  I!  DE  CASSATION 


123 


c'est  du  Paty  qui  a  écrit  quatre  jours  après. 

J'attribue  également  à  du  Paty  une  lettre 
et  une  carte-télégramme  par  lesquelles  le 
général  de  Boisdeffre,  chef  d'état-major,  a 
été  mis  au  courant  de  ce  qui  se  préparait 
contre  Esterhazy. 

Cette  lettre  et  cette  carte,  conçues  dans  la 
même  manière  que  la  lettre  signée  <  Espé- 
rance, »  doivent  être  du  -li  et  23  octobre. 

Le  président.  —  A  quelle  cause  pouvez- 
vous  attribuer  l'attitude  de  du  Paty  dans 
toutes  ces  circonstances  ? 

Le  général  Roget.  —  Le  commandant  du 
Paty  de  Clam,  après  avoir  été'  1res  lié  avec  1'' 
commandant  Picquart,  s'est  brouillé  avec  lui, 
au  cours  de  l'année  1890,  à  la  suite  de  ques- 
tions d'ordre  privé. 

Le  commandant  du  Paty  a  eu  connaissance 
de  l'enquête  Picquart. 

Après  le  départ  de  Picquart,  les  choses 
rentrèrent  dans  le  calme  au  ministère,  jus- 
qu'au moment  où  une  campagne  de  presse 
très  violente  fut  le  prélude  de  l'affaire  Ester- 
hazy. et  mit  en  cause  personnellement  du 
Paty,  comme  officier  de  police  judiciaire  ;ri 
procès  do  L894. 

Poussé  à  la  fois  par  le  désir  de  défendre 
son  œuvre  et  par  son  animosité  contre  Pic- 
quart, du  Paty  commença  les  agissements 
dont  j'ai  parlé.  Le  premier  fut  la  lettre  du 
20  octobre  à  Esterhazy,  puis  les  lettres  ano- 
nymes au  chef  d'étal-major,  et  enfin  l'entre- 
vue <jui  eut  lieu  le  31  octobre  au.  parc  de 
Montsouris. 

Voilà,  je  crois,  le  mobile  des  actes  de  du 
Patj  el  de  ses  premières  communications 
avec  Esterhazy. 

Je  suis,  néanmoins,  en  ce  qui  me  concerne, 
persuadé  que  la  pièce  appelée  document  libé- 
rateur a  été  remise  a  Esterhazy  par  du  Paty. 

Ll  président.  —  Pouvez- vous  nous  donner 
quelques  renseignements  sur  les  télé- 
grammes envoyés  a  Picquarl  en  f/unisie  sous 
le-  signatures  Speranza  el  Blanche? 

M.  le  général  Roget.  — Sur  ce  point,  mon 
enquête  ne  m'a  pas  donné  de  résultats  .'m^i 
i  oncluants. 

En  ce  qui  concerne  d'abord  les  deux  télé- 
grammes, en  eux-mêmes,  je  crois  que  le 
télégramme  signé  Blanche  es\  arrivé  a  van  I  le 
télégramme  signé  Speranza^  quoique  parti 
après. 
.!'■  ne  répugnerais  pas  «lu  tout  à  admettre 


que  du  Pau  a  pu  inspir<  télégramm 

mais  je  n'eu  -ai-  absolument  ri 

cru  devoir  ] ssi  r  mes  investigalii 

plus   loin,   après   un    ar  chambre 

d  accusation,  que  je  croyais,  d<  une 

r«»i,  avoir  terminé  la  question  en  ce  qui  con- 
cerne du  l\ilv. 

Le  président.  —  Vous  nui,,  avez  dil  quels 
étaient  le-  procédés  que  l'on  pouvait  relever 
cm. ire  le  commandant  du  Paty,  tant  au  cours 
de  l'instruction  suivie  contre  Dreyfus,  que 
plus  lard,  dans  -r-  relations  avec  Esterhazy. 

Avez-vous  eu  connaissance  d.'  ces  faits 
par  voire  empiète  personnelle,  ou  bien  ont-ils 
été  l'objet  d'une  empiète  judiciaire  militaire, 
h  sont-ce  eux  qui  uni  servi  de  base  à  la 
décision  disciplinaire  qui  a  été,  plu-  tard, 
prise  contre  du  Paty? 

Le  général  Roget.  — J'ai  eu  connaissance 
du  rôle  joué  par  du  Paty  dans  l'affaire 
Dreyfus  par  l'examen  des  documents  du 
pror 

J'y  ai  trouvé  la  marque  d'un  esprit  roma- 
nesque et  présomptueux. 

J'ai  eu  connaissance,  ensuite,  du  rôle  juin'' 
par  du  Patj  dan-  l'affaire  Esterhazj  par  un" 
empiète'  personnelle  ;  mai-,  au  moment  où 

j'ai  fait  celte    empiète  à    l'égard  de  du    Paty. 

j'étais  chef  du  cabinet  du   ministre   de  la 
guerre,  et,  bien  que  je  ne  fusse  pas  ch« 
officiellement   de  celle   enquête,    qui    était 

purement  per» Il'\  le  ministre  savait  «pie 

je  la  faisais,  et  que  les  éléments  qu'elle 
m'aurait  fournis  pourraient  servir  de  base 
aux  mesures  de  répression  qu'il  j  aurait  eu 
lieu  de  prendreà  l'égard  de  du  Paty. 

Quand  le  ministre  m'a  fait  l'ho sur  de 

me  consulter  sur  ce  point  ce  ministre  •'•tait 
M.  Zurlinden  .  M.  Cavaignac  n'avait  pas  cru 
devoir  prendre  de  décision  à  l'égard  de  du 
Paty,  parce  que  cet  officier  était  mo- 

ment sous  le  coup  de  poursuites  devant  la 
juridiction  civile,  qu'il  j  avait  un  arrêt  rendu 
par  la  chambre  des  mi-''-  en  accusation,  que 
cet  arrêt  avait  été  déféré  à  la  Cour  d< 
lion  ei  que  la  Cour  n'avait   pas  encore  pro- 
nononcé  .  je  lui   li-  remarquer  qu'il 
lieu  d'examiner,  tout  d'abord,  s'il 
dans  l  isemenls  de  du  Patj   des  actes 

pouvant  ''tir  qualifiés  crime  ou  délit. 

Je  in'  pouvais  trouver  our 

l'affaire  des  taux  télégrammes,  "U  dans  la 
communication  ■>  une  personne  éti  iu 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


l'armée  d'un  document  secret  pouvant  inté- 
resser la  sûreté  extérieure  de  l'Etat. 

Sur  la  question  des  faux  télégrammes  au 
sujet  de  laquelle  je  n'avais  pu  me  faire  une 
conviction,  je  croyais  de  très  bonne  foi  que 
les  arrêts  rendus  par  la  juridiction  civile 
mettaient  du  Paty  hors  de  cause. 

Sur  le  fait  de  la  communication  du  docu- 
ment secret,  je  n'avais  que  des  présomptions  : 
je  ne  pouvais  pas  établir  comment  le  docu- 
ment secret  était  sorti  du  ministère  de  la 
guerre,  ni  où,  ni  comment  il  avait  été  pris. 

Le  président.  —  Esterhazy,  dans  de  nom- 
breuses publications  et  des  lettres  adressées 
par  lui,  se  dit  avoir  toujours  été  l'homme  de 
l'état-major,  n'avoir  fait  qu'obéir  et  n'avoir 
gardé  le  silence  sur  ce  qu'il  savait  que  par 
respect  pour  la  discipline  et  pour  l'armée. 

Pourriez-vous  donner  quelques  renseigne- 
ments à  la  Cour  sur  cette  attitude  d'Ester- 
hazy  ? 

Le  général  Rogeï.  —  Il  s'agit  de  savoir 
d'abord  si  Esterhazy  est  de  bonne  foi. 

Cela  me  paraît  tout  à  fait  douteux. 

Esterhazy  est  en  relation  avec  des  person- 
nages tout  à  fait  douteux,  qui  même  au  cours 
de  son  procès  l'ont  inspiré  et  inspiré  singu- 
lièrement. 

Je  sais  pertinemment  qu'il  a  fait  une  tenta  • 
tive  de  chantage  ;  il  l'a  faite  verbalement  chez 
M.  le  général  de  Pellieux,  commandant  le 
département  de  la  Seine. 

La  preuve  de  cette  tentative  est  dans  une 
lettre  qu'il  a  écrite  au  même  général  de 
Pellieux,  quelques  jours  après,  pour  dire 
qu'il  ne  dirait  rien  et  en  avouant  la  tenta- 
tive. 

Je  suis  persuadé,  d'autre  part,  qu'Ester- 
hazy  est  en  partie  de  bonne  foi  :  il  est,  dans 
cette  circonstance,  comme  dans  toutes  les 
autres,  inspiré  par  du  Paty. 

Ce  dernier  court  aussi  les  salons  en  ce 
moment,  disant  qu'il  a  été  l'agent  de  ses 
chefs,  ce  qui  est  faux  ;  il  cherche  ainsi  à 
sauver  sa  mise  personnelle. 

11  a  probablement  dit  à  Esterhazy  qu'il 
agissait  du  consentement  de  ses  chefs  et  il  y 
a  dans  tous  les  agissements  de  l'un  ou  de 
l'autre  une  idée  bien  visible  de  compromettre 
l'état-major  ;  ils  sentaient  parfaitement,  l'un 
et  l'autre,  que  le  meilleur  moyen  de  se  tirer 
d'affaire  était  de  s'accrocher  à  des  person- 

-  es  plus  haut  placé 


Prié  par  le  Président  de  s'expliquer  sur 
le  cas  du  colonel  Picquart,  le  général 
Roget  a  prononcé  nécessairement  un  véri- 
table réquisitoire. 

Je  vais  examiner  maintenant  les  ma- 
nœuvres frauduleuses  auxquelles  s'est  livré 
Picquart,  non  pas,  comme  on  l'a  cru  et  dit 
jusqu'à  présent,  pour  donner  de  l'authenticité 
à  la  pièce,  mais  pour  supprimer  purement  et 
simplement  l'original  et  y  substituer  une 
photographie. 

Après  avoir  gardé  pendant  quatre  ou  cinq 
jours  le  paquet  qui  lui  avait  été  remis  par 
Henry  (1),  Picquart  le  remet  à  Lauth  pour 
faire  reconstituer  les  papiers. 

Bien  que  Picquart  ait  l'habitude  de  faire 
une  sorte  de  triage  et  de  reconstitution 
sommaire,  afin  de  se  rendre  compte  de  ce 
qu'il  y  a  dans  le  paquet,  il  remet  le  tout  à 
Lauth  sans  rien  dire. 

Lauth  trouve  le  petit  bleu,  le  reconstitue  et. 
comme  Henry  est  absent,  au  lieu  de  passer 
par  l'intermédiaire  d'Henry,  comme  il  avait 
l'habitude  de  le  faire,  il  se  rend  dans  le  bu- 
reau de  Picquart  et  lui  dit  en  lui  présentant 
le  petit  bleu  :  «  C'est  inouï!  Y  en  aurait-il 
encore  un  ?  » 

Picquart  prend  le  petit  bleu,  l'examine, 
l'enferme  dans  son  tiroir  sans  rien  dire  et 
sans  manifester  aucun  étonnement. 

Que  devait  faire,  dans  une  circonstance 
pareille,  un  chef  de  renseignements  ? 

Se  rendre  immédiatement  chez  son  chef,  le 
général  Gonse,  et  lui  dire  :  «  Voici  ce  qu'on 
vient  de  trouver.  Ce  commandant  Esterhazy 
est  suspect,  nous  allons  ouvrir  une  enquête 
sur  lui  (2).  » 

Picquart,  après  avoir  conservé  le  petit  bleu 
dans  son  tiroir  pendant  une  douzaine  de 
jours  (je  crois),  le  donne  à  Lauth  pour  le  pho- 
tographier en  lui  recommandant  de  faire 
disparaître  les  traces  de  déchirures. 

M.  Lauth  s'évertue  à  photographier  le 
petit  bleu  en  faisant  disparaître  les  traces  de 
déchirures.  Il  s'adjoint  même  pour  ce  travail 


(1)  Ce  paquet  contenait  le  «  petit  bleu  »  entre 
autres  papiers  trouvés  dans  la  corbeille  à  papiers 
d'une  ambassade. 

(2)  Le  colonel  Picquart  s'est  expliqué  à  ce 
sujet. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


le  capitaine  Junek.  qui  est  plus  au  courant 
que  lui  de  certains  procédés  photogra- 
phiques. 

Mais  le  service  des  renseignements  est  mal 
outillé  pour  de  semblables  travaux.  Il  fau- 
drait un  pupitre  à  retouches.  On  achète  un 


pupitre   à    retouches  sur  l'autorisation 
Picquart. 

Malgré  tout,  les  résultats  obtenus  ne 
pas  très  satisfaisants  el  Lauth,  enfin  impa- 
tienté, demande  à  Picquart  pourquoi  il  tienl 
tant  à  faire  disparaître  les  traces  de  déchi- 


- 

i. 

m 


lj   B»R8£S 


■■' 


y/^l> 


COMMENT    LÉTAT-MAJOR    SE    PRÉPARE   A   LA    DÉFENSE    IU     rERRITOIRI 


rures,  et  Picquart  répond  :  Je  /'■</,-  ai  dit,  là- 
haut,  que  je  ne  recevais  plus  de  papiers  par 
cette  voie  et  je  veux  leur  faire  croire  </>"■  j'ai 
intercepté  /<•  /»-iii  bleu  >>  lu  jmsh-. 

—  Mais  en  justice,  c'est  Voriginal  qu'il  fau- 
dra produire. 

Et  Picquart  répond  : 

—  Non,  puisque  j'aurai  </it  que  j'ai  inter- 
cepté le  ■  petit  ii/'"     à  la  poste,  </>"■  le  ■  petit  I 


bleu  ■<  a  été  pholoyraphii:  au  past 

</■  -  i<:iis>,i'jii>'iihit(s  et  <ju<:  Voriginal  >i 

l  destinataire. 

—  Mais  le  u  petit  l>I>  >/  •  m  u  de 

cachet  delaposte?  lui  fait-on  obsen 

Et  Picquarl  adresse  alors  des  invites 

Lautb  d'abord,  puis  à  Oribelio, 
pdiu'  faire  apposer  un  cachet  anlidat 
poste  sur  le  petit  bleu. 


126 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


L'un  et  l'autre  si1  refusent  à  celle  négocia- 
tion. 

Pendant  qu'on  était,  d'ailleurs,  en  discus- 
sion dans  l'intérieur  du  bureau,  sur  ce  point, 
Lauth  qui.  je  crois,  l'avait  déjà  dit  dans  une 
première  conversation,  demande  à  Picquart: 
Si  cou*  dites  avoir  intercepté  ce  «  petit  bleu  » 
à  la  poste,  qu'est-ce  qu'il -prouvera  ?  Il  est  d'une 

iture  inconnu,'  et  il  n'est  pas  signé. 

Et  Picquart  répond:  Vous  serez  là  pour  cer- 
tifier que  l'écriture  du  «  petit  bleu  »  est  celle  de 
F  agent. 

Mais,  cette  fois,  Lauth  s'indigne,  il  refuse 
de  certifier  quoi  que  ce  soit  et  pousse  une 
exclamation  («  Jamais  de  la  vie  !  »  je  crois). 
A  la  sortie  de  Lauth,  Valdan  et  Junck  lui  de- 
mandent ce  qui  vient  de  se  passer,  et  Lauth 
répond,  encore  indigné  :  «  Il  voudrait  me 
faire  certifier  que  l'écriture  du  petit  bleu  est 
celle  de  telle  personne  !  » 

Et  ce  que  Lauth  a  refusé  de  faire,  Picquart 
—  sans  excuse  cette  fois,  car  il  était  au  moins 
prévenu  par  Lauth  —  ne  craindra  pas  de  le 
faire  lui-même,  car  il  a  affirmé  au  général  de 
Boisdeffre  d'abord,  et  au  général  Gonse  en- 
suite, que  l'écriture  du  petit  bleu  était  celle  de 
l'agent  dont  il  s'agit. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  le  général  de 
Boisdeffre  a  pu  répondre  ;  mais  je  sais 
bien  que  le  général  Gonse  n'en  a  pas  cru  un 
mot. 

Voilà  l'histoire  du  petit  bleu. 

M.  Picquart  a  donné  comme  autre  charge 
contre  Esterliazy  qu'un  agent  lui  aurait  dit 
qu'un  officier  supérieur  trahissait;  cet  officier 
supérieur,  dont  on  n'a  pas  donné  le  nom, 
aurait  été,  pour  lui,  Esterhazy. 

Voici  ce  qui  s'est  passé  à  ce  sujet  : 

On  pourrait  croire,  d'après  l'assertion  de 
M.  Picquart,  que  c'était  un  agent  à  nous.  Il 
n'en  est  rien. 

Un  nommé  II.  C,  agent  d'une  puissance 
étrangère  qu'on  avait  essayé  en  diverses  cir- 
constances de  gagner,  sans  succès  d'ailleurs, 
fit  des  ouvertures  de  lui-même,  en  1890. 

Picquart  désira  envoyer  deux  officiers  de 
-mu  service  s'aboucher  avec  cet  agent.  Il  leur 
donna  'les  instructions  avant  leur  départ, 
dan.-,  lesquelles  était  marquée  d'avance  la 
préoccupation  d'obtenir  de  cet  agent  le  ren- 
seignement concernant  l'officier  supérieur 
qui  trahissait.  Ce  furent  Henry  et  Lauth  qui 
furent  désignés  dans  cette  mission. 


L'entrevue  eut  lieu  dans  une  ville  étran- 
gère (1). 

Malgré  toutes  les  instances  que  firent 
Henry  et  Lauth,  ils  ne  purent  rien  obtenir  de 
R.  C,  qui  fût  pratiquement  intéressant  pour 
le  service  des  renseignements  français  (2). 

Le  général  Rnget  a  exposé  ensuite  à  la 
Cour  les  moyens  «  louches  »  qui  auraient 
été  employés  par  Picquart  pour  surveiller 
Esterhazy. 

Ces  moyens  «  louches  »  consistent  en 
des  renseignements  que  chercha  à  se  pro- 
curer le  colonel  Picquart  sur  les  moyens 
d'existence  dont  disposait  Esterhazy,  sur 
sa  façon  de  vivre,  sur  ses  relations. 

Et  pour  cela  le  colonel  Picquart  ne  mit 
ni  la  fausse  barbe  de  du  Paty  ni  les  lunettes 
de  Gribelin  dont  nos  lecteurs  feront  la 
connaissance  au  chapitre  suivant. 

Le  général  Gonse  fut  l'un  des  artisans 
les  plus  actifs  des  machinations  contre 
Picquart.  Il  avait,  lui  aussi,  par  peur  des 
responsabilités,  un  intérêt  personnel  à  dé- 
fendre l'œuvre  néfaste  de  1894. 

Le  12  décembre  1898,  il  a  donc  déposé 
devant  la  Cour  dans  les  termes  suivants  : 


Déposition  du  général  Gonse. 


Le  général  Gonse. —  Le  colonel  Picquart 
ne  m'a  mis  au  courant  de  ses  recherches, 
pour  substituer  Esterhazy  à  Dreyfus,  que  le 
3  septembre  1896. 

J'ai  su,  depuis,  que  les  recherches  du  colo- 
nel Picquart  avaient  commencé  au  mois  d'a- 
vril 189b,  peut-être  même  avant  ;  et  ce  n'est 
que  le  3  septembre  189(3  qu'il  m'a  mis  brus- 
quement au  courant  de  ses  recherches. 

Quand  il  m'a  lu  son  rapport,  j'ai  été  très 


(1)  Bàle. 

(2)  Les  mauvaises  langues  prétendent  que  ce 
fut  au  contraire  très  intéressant,  si  intéressant 
même  qu'Henry  déclara  «  n'avoir  rien  pu  tirer  » 
de  l'agent  C... 


DEVANT  LA  COUH  DE  CASSATION 


\i: 


• 


étonné,  et  je  lui  ai  dit  de  ne  pas  mélanger  les 
deux  affaires  ;  Dreyfus  étant  coupable  et 
condamné,  il  n'avait  pas  à  revenir  sur  la 
question;  mais  que,  s'il  avait  de  véritables 
charges  à  faire  valoir  contre  Esterhazy,  il 
n'avait  qu'à  m'en  fournir  les  preuves  :  je  ne 
trouvai  pas  dans  le  dossier  qu'il  me  présen- 
tait les  charges  suffisantes  pour  provoquer 
une  action  judiciaire  et  je  lui  demandai  avec 
ustance  de  continuer  ses  enquêtes. 

Après  cette  entrevue,  et  après  avoir  trouvé 
qu'il  était  bizarre  qu'un  chef  de  service  sous 
mes  ordres  fût  resté  près  de  cinq  mois  à  ne 
rien  dire  d'une  affaire  aussi  grave,  je  fus  pris 
de  certains  soupçons  sur  la  manière  de  faire 
du  lieutenant-colonel  Picquart. 

Néanmoins,  je  ne  lui  relirai  pas  ma  con- 
fiance. 

Deux  ou  trois  jours  après  notre  entrevue 
du  3  septembre,  je  reçus  une  lettre  de  lui  dans 
laquelle  il  me  demandait  avec  insistance  de 
précipiter  le  mouvement. 

Je  lui  répondis  de  continuer  dans  l'ordre 
d'idées  que  je  lui  avais  indiqué  dans  notre 
entrevue. 

Il  m'écrivit  à  nouveau,  bien  qu'il  sût  que 
je  devais  rentrer  le  !•">  septembre. 

Je  lui  répondis  d'agir  avec  circonspection, 
parce  que  je  ne  croyais  encore  qu'à  un  excè- 
de zèle  intempestif. 

Il  écrivit  encore  une  troisième  fois:  ma is 
alors  je  ne  lui  répondis  pas. 
Je  rentrai  le  15  septembre. 
A  mon  retour,  il  ne  m'apporta  rien  de  nou- 
veau. Il  se  borna  à  me  proposer,  par  une  note 
écrite,  de  tendre  un  piège  à  Esterhazy  en  lui 
envoyant   une   îausse    dépèche   signée  d'un 
C  comme  le  petit  bleu. 

Celte  proposition  ne  fut  pas  agréée  par  le 
ministre;  du  reste,  je  l'avais  transmise  avec 
avis  défavorable. 

En  un  mot,  le  colonel  Picquarl  ne  s'occu- 
pait plus  que  de  cette  affaire,  et  je  peux  dire 

qu'il  était,  à  mon  sens, absolument hyj tisé 

par  cette  idée   de  substitution  d'Esterhazy  à 

Div\  fus. 

Comme  il  n'apportait  toujours  rien  de  nou- 
veau, c'est  alors  que  le  ministre  décida  de 
l'envoyer  en  mission.  Le  ministre  ne  voulait 
pas,  dans  un  sentimenl  de  bienveillance, 
prendre  une  mesure  de  rigueur  contre  un 
officier  qui,  somme  toute,  n'avait  pas  démé- 
rité jusqu'alors. 


La  mission  qui  lui  était  confié  I  une 

mission  de  confiance,  puisqu'il  -  I  de 

s'assurer,  dan-  les  différée  -  d'armée 

de  la  frontière,  si  toute-  les  d  étaient 

bien  prises  pour  que  le  sen 
ments  et  d'informations  fûl    organis 
des  conditions  satisfaisantes  el  qu'il  pût  fo 
tionner  au  moment  de  la  mobilisation    I  . 

Dan  onditions,  L'envoi  en  mission  du 

colonel  Picquart  m'a  paru  un  bienfait  pour 
tout  le  monde,  aussi  bien  pour  lui  que  pour 
nou>,  s'd  avail  su  comprendre  la  situation. 

Une  fois  en  mission;  par  ordre  du  ministre, 
je  lui  ai  écrit  souvent.  M.  le  colonel  Picquarl 
me  l'a  reproché  ;  mes  lettres  ont  été  publi 
sans  mon  autorisation    d  . 

Le  «  bienfait  de  la  mission  o  dont  parle 
le  général  Gonse  devait  s'étendre.  L'État- 
Major  en  effet  ne  regardait  pas  à  L'étendue 

de  ses  bienfaits  : 

Vers  le  mois  d'octobre  1897  entre  Le  lOet 
le  15),  le  général  Leclerc,  commandant  la 
division  d'occupation  de  Tunisie,  par  lettre 
officielle,  signala  au  ministre  des  rassemble- 
ments assez  nombreux  dans  la  vilayet  «le 
Tripoli.  Celle  Lettre  non-  fut  envoyée  a 
une  annotation  de  la  main  même  du  ministre 
delà  guerre,  prescrivant  d'étendre  la  a 
sion  du  colonel  Picquarl  a  la  frontière  napo- 
litaine, et  ordonnant  d'en  prévenir  officielle- 
ment le  ministre  des  affaires  étrang 

Au  moment  où  on  recevait  cette  lettre,  le 
ministre  de  La  guerre  avail  prescrit  au  géné- 
ral Leclerc  de  faire  compléter  la  mission  du 
colonel  Picquart  en  prescrivant  à  cet  offi< 
supérieur  de  se  rendre  à  Bizerte,  où  L'on  tai- 
sait de  nombreux  travaux  «le  fortifications, 
ainsi  que  des  travaux  maritimes,  afin  d  j 
organiser  la  surveillance  des  étrang 

Quelques  juin--  après,  Le  ministre,  répon- 
dant au  général  Leclerc,  au  sujet  de  La  fron 
tière  tripolitaine,  donnai!  L'ordre  d'étendr 
celte  frontière  La  mission  du  colonel  Picqui 
lie  lettre  était  l'exécuti Les  instruc 


(i)  On  sait  qui  ilisanl  nu- 

pas  d'autre  but    que  d'éloigner  I 
quart. 

Il   convient   de  faire  remarqui 
letti  m  empreint)  -  d'une»  ordialiti   u 

peuse. 


128 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


L'entrevue  au  pont  Coulaincourt.  (Esterhazy  el  la  Dame  voilée)\ 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


129 


QUAND  MÊME! 

Groupe  symbolisant  I"  défense  (TEsterhazy  //<//   CEtat-M  , 


y; 


130 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


tions  marginales  portées  sur  la  lettre  du  gé- 
néral Leclerc  précédemment  citée. 

Les  instructions  du  ministre  reçurent  un 
commencement  d'exécution  :  le  général  Le- 
clerc en  rendit  compte  par  une  longue  lettre, 
datée  des  premiers  jours  de  novembre;  il 
disait  notamment  dans  cette  lettre  qu'il  fai- 
sait partir  le  colonel  Picquart  pour  Gabès. 

En  somme,  il  ne  s'agissait  pas  d'aller  che- 
vaucher sur  l'extrême  frontière,  mais  il  s'a- 
gissait de  visiter  les  postes  où  nous  entrete- 
nons des  officiers  et  quelques  troupes. 

Je  n'insisterai  donc  pas  sur  les  dangers 
que  pouvait  présenter  cette  mission,  dangers 
qui,  à  mon  sens,  étaient  purement  imagi- 
naires. 

Après  avoir  longuement  essayé  de  tirer 
son  épingle  du  jeu,  dans  l'historique  qu'il 
fit  à  la  Cour  de  la  «  nourriture  »  du  dossier 
secret  et  de  la  confection  des  faux  nom- 
breux qui  accusaient  Dreyfus  en  innocen- 
tant Esterhazy,  le  général  Gonse  a  fini 
par  jeter  délibérément  par-dessus  bord  le 
maladroit  du  Paty  : 

Le  général  Goxse.  —  Le  colonel  du  Paty  a 
travaillé  avec  moi  depuis  fin  octobre  1897 
jusqu'au  mois  de  janvier  1898. 

Jamais  il  ne  m'a  parlé  des  communications 
qu'il  faisait  à  Esterhazy.  Si  je  les  avais 
connues,  je  les  aurais  formellement  défen- 
dues (1). 

.le  le  répète  encore,  c'est  au  mois  de  juil- 
let 1898  seulement  que  j'ai  connu  l'entrevue 
de  Montsouris.  Quant  aux  autres  entrevues, 
je  les  ai  absolument  ignorées. 

Du  Paty  voyait  une  campagne  en  vue  de 
substituer  Esterhazy  à  Dreyfus,  un  innocent 
à  un  coupable  ;  et  alors,  emporté  par  son  ar- 
deur, il  s'est  livré  à  dos  imprudences  et  à  des 
actes  répréhensibles,  pour  lesquels  il  a  été, 
ensuite,  sévèrement  puni. 

Question  posée  par  un  conseiller.  —  Le 
colonel  du  Paty  a  donné  de  ses  actes  une 
explication  un  peu  différente,  car  il  nous  a 
déclaré  avoir  obéi,  dans  cette  affaire,  non  pas 
tant  aux  considérations  dont  vous  venez  de 


(1;    Le  Gonse    ne    pouvait   pas  dire 

autre  chose.  Pouvait-il  en  effet  décemment  dire 
à  la  Cour  qu'il  les  avait  encouragées? 


parler  qu'à  des  considérations  d'ordre  supé- 
rieur dont  il  lui  était  impossible  de  rendre 
compte  à  la  Cour. 

Quel  sens  donnez-vous  à  ces  paroles  ? 

Le  général  Gonse.  — Ces  paroles  me  pa- 
raissent absolument  incompréhensibles,  et  je 
ne  sais  à  quoi  il  a  voulu  faire  allusion. 

Il  a  sans  doute  mis  encore,  pour  cette 
occasion,  sa  fausse  barbe  ! 

Le  21  janvier  1899,  prié  à  son  tour  de 
s'expliquer  sur  le  rôle  de  l'État-Major  dans 
le  sauvetage  du  traître,  M.  le  général  de 
Boisdeffre  s'est  ainsi  expliqué  devant  la 
Cour  : 

Déposition  du  général  de  Boisdeffre. 

Le  général  de  Boisdeffre.  —  Je  n'ai  eu 
connaissance  des  démarches  du  colonel  du 
Paty  auprès  du  commandant  Esterhazy  que 
bien  après  le  procès  Zola  (1). 

Au  mois  d'octobre  1897,  me  parvinrent, 
ainsi  qu'au  ministre,  des  lettres  anonymes 
exposant  la  campagne  qui  se  préparait  pour 
substituer  Esterhazy  à  Dreyfus. 

Vers  la  même  époque  arrivèrent  également 
des  lettres  d'Esterhazy  au  président  de 
la  République,  au  ministre  de  la  guerre  et  à 
moi.  Je  me  rappelle  qu'à  ce  moment  le  colo- 
nel du  Paty  me  fit  part  des  inquiétudes  de 
M.  de  Neltancourt,  membre  du  même  cercle 
que  lui  (1  Union,  je  crois),  et  j'ai  dû  certaine- 
ment lui  répondre  qu'il  pouvait  être  parfaite- 
ment tranquille,  qu'il  n'était  pas  possible  de 
substituer  Esterhazy  à  Dreyfus,  puisque  nous 
avions  la  conviction  absolue  de  la  culpabilité 
de  Dreyfus. 

Je  me  rappelle  également  que  des  officiers 
de  la  section  de  statistique  avaient  soumis  au 
général  Gonse  l'idée  de  prévenir  EsterhazyT 
par  une  lettre  anonyme,  des  indications  con- 
tenues dans  les  lettres  anonymes  envoyées 
au  ministre  et  à  moi. 

Le  général   Gonse,  bien  entendu,  soumit 


(1)  Le  général  de  Boisdeffre  cherche  manifes- 
tement ici  à  excuser  sou  intervention  intempes- 
tive lors  du  procès  Zola  On  se  souvient  (voir 
dépositions  plus  haut)  qu'il  vint,  sur  V ordre  de 

Me  Té/.enas,  avocat  d'Esterhazy,  jeter  sou  épée 
dans  la  balance  et  forcer  au  nom  de  l'armée  ou- 
tragée la  condamnation  de  Zola. 


DEVANT  LA  0)V\\  DE  CASSATION 


cette  idée  au  général  Billot,  qui  ne  l'autorisa 
nullement;  le  général  Gonse  transmit  sa 
défense,  avec  l'ordre  formel  de  l'exécuter,  el 
ledit  avis  ne  fut  jamais  envoyé. 

Le  général  Gonse  avait  pris  comme  auxi- 
liaire pour  copier  toutes  ces  pièces,  dont  le 
ministre  voulait  avoir  le  double,  le  comman- 
dant du  Paty,  qui  lui  semblait  le  plus  indi- 
qué, comme  ayant  déjà  été  mêlé  à  l'affaire 
Dreyfus. 

Je  n'ai  pas  souvenir  de  ce  qui  a  pu  se  pas- 
ser ensuite. 

On  est  forcé  de  reconnaître  que  ce 
manque  de  mémoire  est  décidément  très 
fâcheux. 

Un  des  subordonnés  du  colonel  Picquart , 
le  commandant  Lauth,  vint  également,  — 
le  1 1  janvier  1899,  accuser  son  ancien  chef. 


Déposition  du  commandant  Lauth. 

11  le  colonel  Picquart  poursuivait  officielle- 
ment, vis-à-vis  de  moi  et,  je  crois,  d'autres 
de  mes  collègues,  une  enquête  au  sujet  d'une 
culpabilité  du  commandant  Esterhazy;  mais 
jamais,  du  moins  à  moi,  il  ne  m'a  dit  qu'il 
voulait  lier  les  deux  affaires.  A  un  certain 
moment  est-ce  en  mai  ou  en  juin  1896,  je 
n'ai  pas  «le  point  de  repère  matériel  pour 
lixer  une  date),  j'ai  été  étonné  de  voir  la 
manière  dont  notre  chef  de  service  menait 
l'enquête  contre  le  commanda  ni  Esterhazy 
—  et,  un  jour,  comme  j'exprimais  devant 
M.  Gribelin  mon  étonnement  de  voir  l'insis- 
tance du  colonel  Picquart  à  poursuivre  une 
enquête  <pii,  malgré  tous  les  soin-  qu  on  y 
mettait,  n'avait  absolument  rien  donné,  el 
que  je  m'étonnais  des  recherches  faites  an 
sujet  de  spécimens  d'écriture  du  comman- 
dant Esterhazy,  M.  Gribelin  me  dil  qu'il 
croyail  avoir  deviné  le  bul  que  poursuivail 
notre  chef  de  service  :  Je  crois,  me  dit-il, 
qu'il  s'imagine  que  le  commandant  Esterhazj 
esl  coupable  à  la  place  de  Dreyfus.  •> 

L'événement  a  démontréqu'il  en  étail  bien 
ain-i  I   ;  mais,  je  le  répèle,  jamais  officielle- 


I    ...  El    les   événements    onl    prouvé    qu'il 
n'avait  pas  tort. 


ment  il  n'a  été  question  entre  le  colonel  Pic- 
quart etmoi  de  substituer  l'un  de  ces  offi- 
ciers à  l'autre. 

Néanmoins,  à  partir  du  jum-  où  j'avais  eu 
cette  conversation  avecM.  Gribelin,  j'ai  bien 
vu  que  tous  les  agissements  «le  notre  chef 
tendaient  à  ce  luit... 


Pressé  de  s'expliquer  sur  Le  sauvetaj 
du  traître,  sauvetage  auquel  il  avait  colla- 
boré, le  commandant  Lauth  a  déclaré  : 

Demande  par  un  conseiller.  —  Dan-  le 
procès-verbal  «le  l'interrogatoire  subi  le 
7  septembre  1898  par  M.  le  lieutenant-colo- 
nel du  Paty  de  Clam  au  cours  de  l'enquèl 
laquelle  il  a  été  procédé  par  M.  le  général 
Henouard,  chef  d'état-major  de  l'armée,  nou< 
lisons  ce  qui  suit,  qui  aurait  été  dit  par  le 
colonel  du  Paty  de  Clam  :  Le  ministre  ve- 
nait de  recevoir  une  lettre  anonyme  signée 
F.  D.  C,  lui  dévoilant  le  complot  qui  se  tra- 
mait :  el  l'on  se  demandai!  comment  on  pour- 
rait en  faire  parvenir  l'avis  à  Esterhazy.  Dans 
une  réunion  à  laquelle  assistaient  le  général 
Gonse,  le  lieutenant-colonel  Henry,  le  com- 
mandanl  Lauth,  l'avis  fui  émis  de  recourir  à 
la  voie  anonyme.  On  rédigea  même  deux 
lettres;  mais  ce  moyen  fui  interdil  d'une  fa- 
çon formelle  el  nu  dut  y  renoncer. 

Le  commandant  Lauth.  — Il  n'y  a  jamais 
eu  de  réunion  au  sens  propre  du  mot.  pou- 
vant évoquer  l'idée  qu'on  s'était  réuni  dans 
un  bul  précis  :  des  uns  ou  des  autres  des 
quatre  officiers  auxquels  il  esl  l'ait  allusion, 
deux  ou  trois  onl  pu  se  trouver,  pour  une 
question  quelconque  de  service,  momentané- 
ment réunis,  el  le  quatrième,  également  pour 

ii [uestion  étrangère  au  l'ait  auquel  il 

lait  allusion,  esl  survenu  el  a  pris  part  à  la 
conversation  :  les  choses  onl  du  se  passer  de 
la  manière  suivante  :  le  général  Gonse  ayant 
reçu  au  moment  de  son  rapport  chez  le  mi- 
nistre soil    la    leiti Ue-môme  dont  il 

question,   soil    l'avis  qu'elle   existait,  a  'là 
venir  au  bureau,  comme  il  le  faisait  par 
jusqu'à  trois  «m  quatre  fois  par  jour  quand  il 
avail  des  questions  intéressantes,  pour 
mander  au  colonel  Henr)  s'il  pouvait  lui  don 
oer  des  explications  ou  lui  demander  de  i 
faire  des  recherches  sur  le  Bujel  en  qu 
tion. 


I.'i: 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


Un  autre  comparse,  l'archiviste  Gribe- 

lin,  qui  a  joué  un  rôle  dans  les  démarches 
laites  pour  sauver  Esterhazy,  a  déposé,  le 
L2  janvier  L899,  dans  les  termes  suivants  : 


Déposition   de   l'archiviste   Gribelin. 

Le  président.  —  Lorsqu'au  mois  d'octo- 
bre 1897  il  s'est  agi  au  ministère  de  prévenir 
le  commandant  Esterhazy  des  investigations 
dont  il  était  l'objet,  n'avez-vous  pas  été  asso- 
cié aux  démarches  faites  par  le  colonel  du 
Paty  de  Clam  pour  l'en  informer  ? 

M.  Gribelin.  —  Vers  le  milieu  d'octo- 
bre 1897,  le  commandant  Henry  me  fi t  de- 
mander l'adresse  de  la  compagne  du  com- 
mandant Esterhazy. 

N'ayant  jamais  eu  le  dossier  Esterhazy 
entre  les  mains,  je  fis  une  réponse  dubita- 
tive. Il  m'envoya  alors  demander  cette 
adresse  à  lagent qui  avait  fait  la  surveillance 
d'Esterhazy.  Je  la  lui  rapportai. 

Le  vendredi  qui  a  précédé  l'avant-dernier 
dimanche  d'octobre,  le  commandant  Henry 
nie  remit  une  lettre  à  faire  parvenir  au  com- 
mandant Esterhazy  et  il  me  pria,  en  vue  d'é- 
viter toute  indiscrétion,  de  remettre  cette 
lettre  moi-même. 

Cette  mission  de  planton  ne  m'agréait  pas 
du  tout,  mais  je  crus  devoir  obéir.  Je  me 
rendis  au  Cercle  militaire,  où  je  croyais 
qu'Esterhazy  était  descendu.  On  me  répondit 
qu'il  y  venait  bien  prendre  sa  correspon- 
dance, mais  qu'il  n'y  logeait  pas. 

Je  rendis  compte  au  commandant  Henry, 
qui  me  donna  alors  l'adresse  :  49,  rue  de 
Douai,  et  qui  ne  me  cacha  pas  que  c'était  l'a- 
dresse de  la  maîtresse  d'Esterhazy. 

J'hésitai  avant  de  me  charger  de  faire  par- 
venir la  lettre  à  cette  adresse. 

Il  me  semblait  peu  convenable,  pour  un 
officier,  de  se  charger  de  pareille  mission. 

Quand  je  lis  cette  objection,  le  colonel  du 
Paty  et  le  commandant  Henry  étaient  dans  le 
bureau  de  ce  dernier,  et  ils  me  représentèrent 
que,  somme  toute,  personne  ne  saurait  qui 
j'étais. 

Le  commandant  Henry  me  conseilla,  ou 
plutôt  me  donn;,  l'ordre,  de  mettre  des  lu- 
nettes ;  j'achetai  à  cet  effet  une  paire  de  con- 


serves, et  je  me  rendis  le  vendredi,  49,  rue 
de  Douai,  vers  sept  heures  du  soir.  Le  con- 
cierge me  répondit  qu'Esterhazy  n'était  pas 
là  et  qu'il  ne  rentrerait  probablement  pas  de 
la  nuit. 

Je  rendis  compte  de  ce  nouvel  insuccès  au 
commandant  Henry,  qui  me  conseilla  d'y 
retourner  le  lendemain,  dès  la  première 
heure. 

J'y  retournai,  en  effet,  le  samedi  matin,  à 
sept  heures  ;  je  réveillai  le  concierge,  je  lui 
remis  la  lettre  adressée  à  Esterhazy,  en 
même  temps  qu'une  pièce  de  5  francs,  et  lui 
demandai  de  porter  cette  lettre  au  destina- 
taire, qui  devait  répondre  simplement  oui  ou 
non. 

Le  concierge  monta  ma  lettre  et  revint  au 
bout  de  quelques  instants  en  me  disant  :  «  Le 
commandant  a  dit  :  Oui.  Il  est  en  train  de 
s'habiller,  il  vous  prie  de  l'attendre.  » 

Je  n'avais  pas  à  attendre  Esterhazy  ;  je  con- 
sidérai ma  mission  comme  terminée  et  m'en 
allai. 

Je  savais  ce  que  contenait  le  billet. 
En  rentrant  au  ministère  de  la  guerre,  et 
en  rendant  compte  de  ma  mission  au  com- 
mandant Henry,  il  me  dit  :  <*  J'ai  encore  un 
service  à  vous  demander  ;  ce  serait  d'aller, 
ce  soir,  avec  du  Paty,  assister  à  l'entrevue 
qu'il  doit  avoir  avec  Esterhazy.  » 

Le  commandant  Henry  ajouta:  «  Esterhazy 
me  connaît,  et  bien  que  je  ne  l'aie  pas  vu 
depuis  ma  promotion  au  grade  de  capitaine, 
il  me  reconnaîtrait  sûrement  et  saurait  de 
qui  lui  vient  l'avis  qui  lui  est  donné.  D'un 
autre  côté,  je  ne  veux  pas  que  du  Paty  y 
aille  seul.  Il  cause  trop,  et  si  vous  le  voyez 
s'emballer,  secouez-lui  le  pardessus.  » 
J'assistai  donc  à  l'entrevue  de  Montsouris. 
Esterhazy  nous  montra  une  lettre  qu'il 
avait  reçue  à  Dommartin-la-PlanChette  et 
dans  laquelle  on  le  mettait  au  courant  de  ce 
(fui  se  tramait  contre  lui. 

Cette  lettre  paraissait  provenir  d'une 
femme  et  était  d'une  écriture  évidemment 
déguisée. 

Nous  questionnâmes  Esterhazy  sur  divers 
points  de  sa  vie  privée  ;  nous  lui  deman- 
dâmes s'il  était  allé  aux  manœuvres;  en  un 
mot,  on  le  mit  en  garde  contre  les  attaques 
dont  il  allait  être  l'objet,  mais  sans  rien  lui 
dire  qui  pût  être  pris  en  mauvaise  part  par 
qui  que  ce  soit. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


.remis  même  l'opinion  qu'il  eût  mieux  valu 
pour  cela,  puisqu'il  avait  demandé  une  au- 
dience du  ministre,  à  la  suite  de  sa  lettre 
recueà  Dommartin,  le  convoquer  au  cabinet 
du  ministre. 


L'entrevue  Unir,  je  rentrai  seul  chez  moi. 

Esterhazy  se  dirigea  vers  l'entrée  du 
et  le  colonel  du  Pat)  de  Clam  remonta  i 
le  liant  de  l'avenue. 

■I"  n'ai  plu-  revu  Esterhazj  qu'au  conseil 


Z*2 

Tiff  .  ' 


--. 


BERNARD    LAZARE,    LE   PREMIEK   OUVRIER    "I     JUSTICI 


de  guerre.  Mai-,  quelques  jours  après  celte 
entrevue,  le  colonel  du  Paty,  me  rencontranl 

dans  les  i loirs  du  ministère,  medil  :  ■■  J'ai 

i<  \  u  notre  homme.  Il  esl  remonté. 

A  l'entrevue  de  Montsouris.  le  colonel  du 
Paty  avait  une  fausse  barbe  et  moi  je  por- 
tais des  lunettes. 

Esterhazy  oe  nous  a  certainement  pas  pris 


pour  des  officiers,  puisqu'au  momenl  où  o< 
le  quittions,  el  où  je  lui  conseillai  de  se  tenir 
tranquille  et  de  oe  se  livrer  à  aucune  dém 

che,  qui  pourrait  être  mal  interprétée,  il i- 

dit  :    Riais  vous  en  êtes  don»  is  qu'il 

voulait  faire  allusion  a  la  police. 

Ql  ESTION  POSI  i:  PAF  i  N  I  ONSEIL)  I  \  OUS 

n'avez  pas  été  surpris  de  voir  que  ■! 


134 


I/AITAIIΠ DREYFl'S 


ciers  allaient  à  une  entrevue,  comme  celle 
dont  vous  venez  de  nous  parler,  l'un  avec 
une  fausse  barbe,  l'autre  avec  des  lunettes 
bleues  ? 

M.  Gribelin.  — 11  est  certain  que  cette  mis- 
sion ne  devait  plaire  ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  et 
pour  mon  compte  personnel  j'aurais  beau- 
coup mieux  aimé  aller  au  feu. 

Mais  le  service  des  renseignements  a  des 
exigences  particulières,  et  à  moins  de  gas- 
piller inutilement  des  fonds  mis  à  sa  disposi- 
tion, les  officiers  doivent  payer  de  leur  per- 
sonne. 

Dans  ce  service  on  est  obligé  à  certaines 
promiscuités  qui  répugnent,  et  j'ai  donné  des 
poignées  de  main,  dans  ma  vie,  qui  m'ont 
bien  coûté  ;  mais  ce  que  j'ai  fait  en  cette  cir- 
constance, comme  dans  bien  d'autres,  je  l'ai 
fait  pour  mon  pays,  et  je  suis  prêt  à  recom- 
mencer ;  ni  ma  conscience  d'homme,  ni  ma 
conscience  de  soldat  ne  me  reprochent  rien. 

Demande  posée  par  un  conseiller.  —  Vou- 
lez-vous nous  dire  en  quoi  cette  entrevue 
avec  Esterhazy  intéressait  le  service  des  ren- 
seignements? 

Le  lieutenant  du  Paty  de  Clam  n'était  d'ail- 
leurs pas  attaché  à  ce  service. 

M.  Gribelin.  —  Il  me  semble  malaisé  de 
soutenir  que  l'affaire  Dreyfus,  que  nous 
voyions  renaître,  n'allait  pas  désorganiser  le 
service  des  renseignements. 

Le  procès  de  189i  nous  avait  déjà  créé 
beaucoup  d'ennuis  à  ce  point  de  vue,  et  il  était 
naturel  que  l'on  cherchât  les  moyens  d'em- 
pêcher  une  nouvelle  affaire  de  se  produire. 

Demande  posée  par  un  conseiller.  —  Com- 
ment expliquez-vous  l'intérêt  que  le  colonel 
Henry  et  le  colonel  du  Paty  de  Clam  auraient 
porté  à  Esterhazy,  et  qui  les  aurait  détermi- 
oés  aux  démarches? 

M.  Gribelin.  —  Je  n'y  vois,  pour  moi,  que 
l'intérêt  du  service. 

Si  Esterhazy  eût  été  coupable  ou  si  nous 
avions  cru  qu'il  l'eût  été,  je  crois  qu'on  l'au- 
rait laissé  poursuivre  ;  mais  il  s'agissait  de 
mettre  Esterhazy  à  la  place  de  Dreyfus,  que 
tout  le  monde,  au  service  des  renseignements 
savait  coupable  ;  et  le  service  des  renseigne- 
ment- n'a  pas  voulu  se  prêter  à  cette  petite 
combinaison. 

Le  rôle  qu'a  joué  dans  cette  sinistre  co- 
médie   le  colonel    du  Paty   de  Clam   est 


apprécié  de  la  façon  suivante  par  le  capi- 
taine Cuignet  qui  en  déposa  ainsi  qu'il 
suit,  le  4  janvier  1809,  devant  la  Cour  de 
cassation  : 


Déposition  du  capitaine  Cuig-net. 

Si  maintenant  on  se  rappelle  ce  que  j'ai 
déjà  dit  :  qu'Henry  était  incapable,  intellec- 
tuellement, de  combiner  son  faux;  qu'anté- 
rieurement à  ce  faux  on  ne  trouve  rien  de  ré- 
préhensible  dans  sa  conduite  publique  ou 
privée  ;  si  l'on  ajoute  maintenant  que  du 
Paty  s'était  fait  un  ami  intime  d'Henry  — 
chose  vraiment  extraordinaire,  du  Paty,  bril- 
lant officier,  intelligent,  hautain,  entiché  de 
sa  noblesse,  se  faisant  l'ami  intime  et  rece- 
vant plusieurs  fois  par  semaine  à  sa  table  le 
lieutenant-colonel  Henry  —  soldat  modeste, 
d'apparences  communes,  peu  éduqué  —  l'en- 
semble de  ces  circonstances  permet  de 
supposer  que  du  Paty  n'est  pas  étranger  au 
faux  Henry;  et,  ainsi  que  je  l'ai  dit  aux 
différents  ministres  de  la  guerre  qui  se 
sont  succédé  depuis  M.  Cavaignac,  je  suis 
convaincu  qu'une  enquête  établirait  facile- 
ment que  du  Paty  est  l'auteur  principal  du 
faux  Henry. 

Au  sujet  des  mobiles  qui  ont  pu  guider  du 
Paty  dans  ses  agissements,  je  suis  obligé  de 
me  borner  à  des  hypothèses  qui  me  parais- 
sent cependant  être  très  près  de  la  vérité. 

Du  Paty  est  un  garçon  orgueilleux,  vani- 
teux même,  dont  la  vanité  est  encore  accrue 
par  des  succès  de  carrière  ;  il  a  toujours  été, 
au  dire  de  ceux  qui  le  connaissent,  à  l'affût 
de  toutes  les  circonstances  susceptibles  de  le 
mettre  en  lumière  ;  il  était  en  même  temps 
d'un  caractère  souple,  d'un  esprit  insinuant, 
sachant  se  faire  bien  venir  de  ses  chefs,  ce 
que  nous  appelons,  en  argot  militaire,  un  fu- 
miste. 

Il  était  au  mieux  avec  le  général  de  Bois- 
deffre,  et  lorsque  l'affaire  Dreyfus  se  pro- 
duisit, c'est  lui  qui  poussa  à  l'arrestation  et 
qui  se  fit  désigner  comme  officier  de  police 
judiciaire. 

Lorsque  Dreyfus  fut  arrêté  dans  le  bureau 
du  général  de  Boisdefire,  M.  Cochefert,  présent 
à  l'arrestation,  dit  au  général  : 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


—  Laissez-moi  un  temps  que  je  Depuis 
fixer  :  mais  d'ici  une  ou  deux  heures,  je  saurai 
ce  qu'il  a  dans  le  ventre. 

Du  Paty  se  récria,  lil  remarquer  que  l'af- 
faire était  purement  militaire:  il  craignait 
évidemment  que  l'honneur  de  l'aveu  lui 
échappât,  et  il  imagina,  séance  tenante,  la 
scène  de  la  dictée. 

Plus  tard,  quand  le  procès  de  1894  fut  at- 
taqué dans  la  presse,  du  Paty  de  Clam  se  crut 
visé  personnellement.  Ce  n'était  pas  un  pro- 
cès ordinaire  qu'on  attaquait,  celait  son 
œuvre  à  lui,  du  Paty;  et  il  se  mit  à  vouloir  dé- 
fendre celte  œuvre  par  des  moyens  person- 
nels que  lui  suggérait  son  imagination. 

C'est  ainsi  qu'il  fit  les  articles  de  VÉclair 
des  10  et  15  septembre  en  réponse  à  un  ar- 
ticle du  Figaro  du  5  septembre  :  cet  article  du 
Figaro  était  conçu  dans  un  esprit  bienveillant 
pour  le  condamné,  et  l'auteur,  tout  en 
affirmant  la  culpabilité  de  Dreyfus,  cherchait 
à  apitoyer  l'opinion  sur  son  compte. 

D'autre  part,  le  protagoniste  delà  revision 
du  procès  Dreyfus  était  Picquart,  l'ennemi 
personnel  de  du  Paty.  Lu  luttant  contre  la 
revision,  «lu  Paty  défendait  son  œuvre  à  lui, 
tout  en  attaquant  Picquart. 

Du  Paty  était  au  courant  de  tout  ce  qui  s'é- 
tait fait  au  service  des  renseignements. 

11  savait  la  surveillance  exercée  contre  Es- 
terhazy  et  le  but  auquel  tendait  celte  surveil- 
lance. 

Il  connaissait  l'histoire  du petil  bleu,  et  c'est 
même  a  partir  de  ce  moment  qu'on  le  vit  fré- 
quenter Henry,  l'introduire  peu  à  peu  dans 
son  intimité. 

C'est  sans  doute  pour  répondre  au  petit 
bleu  qu'il  poussa  Henry  non  pas  à  faire  son 
faux  (car  je  crois  que  c'est  du  Paty  qui  l'a 
fait),  mais  à  le  présenter  au  général  Gonse, 
eu  même  temps  que  lui-même,  du  Paty. 
iai-ait  des  articles  dans  la  presse  et  déposait 
àla  poste  la  lettre  signée     Weyler  ■■   1  . 

Plus  laid,  au  cours  de  l'affaire  Esterhazy, 
du  Patj  a  protégé  personnellement  Esterhazy, 
et  il  a  employé  à  cet  effet  des  moyens  tour  à 
tour  odieux  ou  grotesques,  qui  lui  étaient 
inspirés  par  son  imagination  malade  et  par 
sa  haine  de  Picquart. 

Pour  n'en  citer  qu'un  exemple,  du  Paty  a 
connaissance  de  deux  télégrammes  compro- 

i    \  "ii  au  chapitre  iv. 


mettants  adressés  à  Picquart  en  Tunis 

le  .">  mi  le  i;  novembre  1897  :  il  en  a  conn 
sance  parce  que  les  minutes  ont  été  commu- 
niquées à  la  guerre  par  V  ministère  «le  l'in- 
térieur. 

L'un   de   ces   télégrammes  porte  :  //  faut 
qu'il  lui  renvoie  immédiatement  les  lettn  - 
Berthe. 

Le  deuxième  télégramme  est  ainsi  conçu  : 
Ecrivez  désormais  avenue  de  la  Grande- 
Armée. 

Et,  en  effet,  le  bureau  des  renseignements 
a  fait  immédiatement  saisir  des  lettres vi  oanl 
de  Tunisie,  et.  parmi  ces  lettres,  mi  en  trouve 
deux  adressées  poste  restante,  émanant  de 
Picquart,  rédigées  en  style  convenu,  prouvant 
néanmoins  l'existence  d'une  entente  secrète 
entre  les  destinataires  de  la  lettre. 

Celte  lettre  arrive  trois  jours  après  l'expi 
dition  du   télégramme  :   Adresst  :  désormais 
vos  lettres  avenue  d>-  I"  Grande-An 

Ayant  donc  connaissance  de-  deux  télé- 
grammes el  de  la  lettre  compromettante  pour 
Picquart,  du  Paty  imagina  immédiatement  de 
corser  l'affaire  et  d'augmenter  les  chai 
qui  pourraient  être  relevées  contre  Picquart 
à  l'occasion  de  ces  correspondances.  C'est 
alors  que  sont  déposés  le-  deux  télégrammes 
au  sujet  desquel-  Picquart  s'est  inscrit  en 
faux,  el  avec  raison  à  mon  avis. 

Ces  télégrammes  émanent  certainement  de 
du  Paty.  Il-  n'émanent  pas  des  amis  de  Pic- 
quart qui  n'auraient  pas  été  assez  naïfs  pour 
télégraphier  en  clair  des  télégr;  mmes  de  cette 
nature,  alors  surtout  qu'il-  avaient,  a 
lui,  un  moyeu  de  correspondre  en  Btyle 
convenu. 

Les  télégrammes  n'émanent  donc  vraisem- 
blablement que  d'un  ennemi  de  Picquart 
quel  serait  cri  ennemi,  sinon  du  Patj  ? 

Il  faut,  eu  effet,  que  cet  ennemi  connais 
le  petit  bleu,  qu  il  soit  au   courant  de  ce  qui 
s'est  t'ait  au  Bervice  des  renseignements  :  du 
Paty  répond  â  mditions. 

lui  mitre,  d'après  le  témoi  de  la  I. 

graphiste  qui  a  reçu  le  télégramme  signé  v 
ranza,   L'expéditeur  était   un   homme  grand, 
Terne  ni  voûté,  portant  une  grande  barbe 

noire.   On    a   ■  ru  «>ir  dan-  i  it  le 

-ieiir  Souffrain  :  mai-  ois  que  ce  dernier 

ab  i.  a  l'instruction  Bertulus,   un   alibi 
d'une  façon  indiscutable. 
D'autre  pari,  nous  savons  qu 


1 36 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


\\   WL\\  i  il 

i  '  iif 


LES   COMPLICES 


certaines  entrevues  avec  Esterhazy,  du  Paty 
s'affublait  d'une  longue  barbe  noire,  pour 
dissimuler  sa  personnalité. 

Or,  du  Paty,  affublé  de  sa  barbe  noire, 
correspond  absolument  au  signalement 
donné  par  la  télégraphiste  pour  l'expédi- 
teur du  télégramme  Speranza. 

Hn  résumé,  et  pour  revenir  à  la  question 
qui  a  motivé  ces  publications,  je  crois  que  les 
mobiles  de  du  Paty  ont  été,  d'une  part,  la 
vanité  —  il  souffrait  de  voir  attaquer  une  œu- 


vre qu'il  considérait  comme  son  œuvre  à  lui 
(le  procès  de  1894),  —  d'autre  part,  la  haine  de 
Picquart  el  l'espoir  de  perdre  ce  dernier. 

Ces  dépositions  expliquent  suffisam- 
ment quelles  furent  les  manœuvres  de 
l'Etat-Major  dans  le  but  de  perdre  le  colo- 
nel Picquart.  Ces  manœuvres  ressortent 
plus  nettement  encore  de  la  déposition 
faite  le  8  décembre  1898,  devant  la  Cour 


C'iw  s'' 


..<-  V*. 


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[38 


I /AFFAIRE  DREYFUS 


tlo  cassation,  par  M.  le  juge  d'instruction 
Bertulus. 


Déposition  de  M.  Bertulus. 

Vers  le  20  décembre  1897,  je  reçus  un  jour 
la  visite  du  commandant  Ravary. 

Cet  officier,  que  je  ne  connaissais  pas  au- 
paravant, me  demanda  de  lui  faire  l'amitié, 
non  pas  comme  juge  d'instruction,  mais 
comme  homme  plus  expérimenté  que  lui 
dans  les  choses  de  la  justice,  de  venir  voir 
au  Cherche-Midi  le  dossier  de  sa  procédure 
contre  le  commandant  Esterhazy. 

Je  cédai  à  son  désir,  et  le  jour  de  Noël,  à 
deux  heures  de  l'après-midi,  j'arrivai  au 
Cherche-Midi,  où  je  restai  jusqu'à  six  heures 
et  demie  du  soir. 

Le  commandant  Ravary,  sans  mettre  le 
dossier  tout  entier  à  ma  disposition,  m'en  fit 
l'exposé,  se  référant  de  temps  à  autre  aux 
pièces  de  la  procédure,  et  me  montra,  entre 
autres  pièces,  le  bordereau. 

Quand  j'eus  une  connaissance  suffisam- 
ment complète  de  ce  dossier,  je  dis  au  com- 
mandant Ravary  :  Votre  dossier  a  un  trou 
par  lequel  tout  s'effondre.  Je  veux  parler  du 
petit  bleu.  Tant  nue  vous  n 'aurez  pas  établi 
que  le  petit  bleu  est  un  faux  et,  ensuite,  que 
n-  faux  est  l'œuvre  du  lieutenant-colonel  Pu  - 
quart,  ri*1)*  ne  tient. 

Je  développai  ma  théorie  au  commandant 
Ravary,  et  celui-ci  en  fut  touché  au  point 
qu'il  me  répondit  :  Je  vais  étudier  la  question  ; 
f  en  parlerai. 

A  quelques  jours  de  là,  le  commandant 
Ravary  vint  me  voir  au  Palais,  au  sujet  de 
l'affaire  Lemercier-Picard.  Je  lui  demandai 
s'il  avait  suivi  mon  conseil,  et  il  me  répondit  : 
A'"//,  ça  n'est  /jus  utile  J'en  ai  parlé;  cela 
n'est  pus  nécessaire. 

Le  2  janvier  1898,  je  fus  requis  d'avoir  à 
instruire  en  faux,  usage  de  faux  et  compli- 
cité ronlro  X...  Il  s'agissait  des  télégrammes 
Speranza  et  Blanche. 

Je  fis  venir  le  colonel  Picquart,  que  je  vis, 
itte  occasion,  pour  la  seconde  fois. 

•le  l'avais  vu,  pour  la  première  fois, 
quelques  jours  auparavant,  au  sujet  de  l'af- 
faire Sandherr. 

J'étais  allé  quelquefois  au  ministère  de  la 


guerre,   bureau    des    renseignements,   pour 
affaires  de  service. 

J'avais  toujours  évité  de  demander  le  co- 
lonel Picquart,  que  le  commandant  Henry 
m'avait  dépeint  comme  un  homme  tatillon, 
difficile  à  vivre;  je  connaissais  depuis  long- 
temps Henry,  MM.  Lauth  et  Junck,  et  je  pré- 
férais m'adresser  à  eux. 

Le  colonel  Picquart  m'exposa  d'abord  ver- 
balement, très  longuement,  son  affaire. 

Je  Técoutai  avec  patience  et  même,  au  dé- 
but, avec  une  certaine  méfiance. 

Mais  ses  dires,  nets,  précis,  toujours  cor- 
roborés, ne  tardèrent  pas  à  gagner  ma  con- 
fiance et,  alors  seulement,  je  dictai  à  mon 
greffier  la  longue  déposition  que  vous  avez 
pu  lire  dans  ma  procédure. 

Pendant  que  j'étais  ainsi  à  étudier  le  carac- 
tère du  colonel  Picquart,  c'est-à-dire  avant 
d'avoir  fait  la  dictée  dont  je  viens  de  parler, 
j'eus  l'occasion  d'aller  au  ministère  de  la 
guerre  pour  recueillir  moi-même  certains 
renseignements  sur  Lemercier-Picard  (1). 

Ceci  devait  se  passer  le  premier  ou  le  se- 
cond jour  de  l'affaire  Zola. 

Le  général  Gonse,  que  j'eus  l'occasion  de 
voir,  me  reconduisit  jusqu'au  haut  de  l'es- 
calier. 

Chemin  faisant,  il  me  dit  :  Vous  voyez  Pic- 
quart, dites-lui  bien  que  de  son  attitude  à 
l'audience  dépend  toute  sa  carrière;  il  sait  que 
je  le  tiens  en  estime. 

Je  lui  objectai  que  la  façon  dont  le  général 
de  Pellieux  l'avait  traité  n'était  pas  faite 
pour  lui  donner  confiance  et  que  je  ne  pour- 
rais lui  remonter  le  moral  qu'à  la  condition 
de  lui  porter  ses  paroles  réconfortantes  et  en 
lui  faisant  connaître  leur  origine.  Je  lui  de- 
mandai de  le  découvrir  vis-à-vis  de  Picquart. 

Il  s'y  refusa.  Il  me  dit  :  Arrangez-vous 
pour  lui  faire  comprendre  que  vous  tenez  de 
bonne  source  V assurance  que  sa  carrière  mili- 
taire ne  sera  pas  brisée,  s'il  sait  demeurer  mi- 
litaire. 

Si  j'insiste  sur  cet  incident,  c'est  qu'il  a 
pesé  d'un  poids  considérable  dans  mon 
esprit. 


(1)  Lemercier-Picard  était  un  agent  du  bureau  des 
renseignements.  11  avait  aidé  l'État-Major  de  ses 
talents  graphologiques  et,  juste  au  moment  où  il 
allait  devenir  compromettant,  on  le  trouva  par 
hasard  pendu,  les  jambes  traînant  a  terre,  à  l'espa- 
gnolette de  sa  fenêtre.  Ceci  pour  mémoire. 


DEVANT  I.A  COI  II  DE  CASSATIO.N 


Pendant  tons  les  débats  de  la  cour  d'as- 
sises, j'ai  vu  Picquart  avant  et  après  l'au- 
dience. 

Chaque  fois,  pensant  à  ce  (pic  m'avait  dil 
le  général  Gonse,  je  me  suis  efforcé  de  lui 
rappeler  ce  qu'un  officier  de  son  rang  devait 
à  l'armée,  dont  il  avait  été  l'un  des  privi- 
légiés. Mon  effort  n'a  jamais  été  bien  pénible, 
car  chaque  fois  j'ai  trouvé  le  colonel  Picquart 
aussi  froid,  aussi  déterminé  à  demeurer  mi- 
litaire qu'il  était  possible  de  le  désirer. 

Il  aurait  pu,  lors  de  certains  incidents,  au 
procès  Zola,  soulever  un  vrai  scandale  ;  et 
quand  je  l'en  félicitai,  ensuite,  il  me  dit  que 
tant  qu'il  aurait  l'honneur  de  porter  l'épau- 
lette,  il  lui  sacrifierait  tout. 

Aussi,  chaque  fois  qu'il  m'était  donné  de 
voir  le  général  Gonse,  je  lui  rappelais  la  con- 
versation tenue,  et  je  lui  demandais  de  tout 
faire  pour  que  Picquart  ne  fût  pas  rayé  des 
cadres  de  l'armée,  puisque  lui-même  le 
tenait  pour  un  brillant  officier. 

Le  jour  où  le  décret  de  mise  en  réforme 
du  colonel  Picquart  a  été  signé,  j'eus  l'hon- 
neur de  recevoir  la  visite  du  général  Gonse 
dans  mon  cabinet.  Je  lui  rappelai  la  promesse 
qu'il  m'avait  faite  en  faveur  de  Picquart,  et 
j'insistai,  car  je  savais  que  la  décision  du 
ministre  de  la  guerre  était  imminente. 

Le  général  Gonse  m'assura  qu'il  allait, 
sans  perdre  de  temps,  faire  tout  ce  qu'il 
pourrait. 

Il  était  deux  ou  trois  heures  de  l'après- 
midi.  Or,  le  matin,  au  conseil  des  ministres, 
le  décret  de  mise  en  réforme  avait  été  signé. 

Devenu  plus  libre  dans  ses  dires,  le  colonel 
Picquarl  répondit  à  sa  mise  en  réforme  par 
une  dénonciation  plus  formelle  contre  Ester- 
hazy  et  contre  du  Paty  de  Clam. 

Je  suivis  mon  information,  j'entendis  de 
nombreux  témoins,  entre  autres  M.  du  Paty 
de  Clam. 

Je  fis  venir  enfin  Esterhazj . 

A  la  suite  d'une  longue  déposition,  Ester 
lia/.\  reconnut  que  c'était  lui  qui  avail  ins- 
piré,  documenté  le   rédacteur   des  articles 
parus  dans  la  Libre  Parole,  les  1 5,  16  el  17  no 
vembre  1897  el  signés  :  «  Dixi 

Cette  déclaration  était  évidemment  impor- 
tante el  permettait  de  conclure  contre  Ester- 
hazj .  Mais  je  trouvai,  étanl  donnée  la  passion 
«l  -  partis,  que  je  devais  i  niger  plus,  avant 
de  I  inculper  officiellement. 


J'en    étais    là    quand    Picquart    \ini    o 
signaler  Christian  Bsterhazy. 

Je  citai  ce  témoin  qui,  après  avoir,  pen- 
dant près  d'une  heure,  refusé  de  répondn 
toutes  mes  questions,  se  décida  à  pai 
quand  je  lui  eus  fait  la  preuve  que  je  ne  lui 
demandais  pas  une  délation,  car  j'en  savais 
autant  sinon  plus  que  lui,  mais  que  je  lui 
demandais  une  confirmation. 

Les  dépositions  de  Christian  Esterhazj 
reçues,  avec  pièces  à  l'appui,  établissant  leur 
sincérité,  je  les  communiquai  à  M.  le  | 
reur  de  la  République.  Ce  magistral  me 
pondit  par  réquisitoire,  en  date  du  I-  juil- 
let 1898,  me  requérant  d'informer  pour  faux, 
usage  de  faux  et  complicité,  contre  Walsin- 
Esterhazy  et  la  fille  Pays. 

En  me  remettant  ce  réquisitoire,  M.  le  pro- 
cureur de  la  République  me  priait  de  procéder, 
le  jour  même,  à  une  perquisition  au  domicile 
delà  fille  Pays.  Accompagné  de  M.  le  subs- 
titut Thomas,  je  procédais  toutes  perquisi 
tions  utiles,  en  présence  de  la  fille  Pays 
d'abord  el  ensuite  d' Ester hazj . 

Dans  une  potiche  japonaise,  placée  sur  la 
cheminée  du  salon,  je  trouvai  moi-même  un 
nombre  assez  considérable  de  petits  mor- 
ceaux de  papier  écrits. 

Je  m'appliquai  à  essayer  de  les  reconsti 
tuer,  et,  ma  première  tentative  m'ayanl  mon- 
tré que  ces  morceaux  de  papier  pouvaient 
offrir  un  intérêt  à  l'affaire,  je  les  mis  dan- 
une  enveloppe,  je  fis  sceller  par  mon  greffier 
cette  enveloppe,  avec  signature  de  la  fille 
Pays,  el  je  réservai  la  reconstitution  définitif  e 
de  ces  documents  pour  une  date  ultérieure- 
Ce  travail  terminé,  Esterhazj  se  présenta 
dans  le  salon.  Je  lui  signifiai  que  je  l'arrêtais 
et  j'ordonnai  aux  agents  de  le  fouiller. 

i  )n  me  remit  son  portefeuille  que  je  plaçai, 
avec  l'enveloppe  dont  je  viens  de  parler,  dans 
une  valise  où  j'avais,  avec  le  concours  de  la 
Mlle  Pays,  déjà  placé  une  quantité  considé* 
rable  de  lettr< 

Cette  valise  a'ayanl  pas  suffi,  je  fus  ol 
de  prendre  un  immense  carton  à  chapeau  qui, 
h  tour,  ne  tarda  i  re  rempli. 

Le  loiiijui  scellé  el  envoyé  uu  P 

Le  18  juillet,  l'ouverture  des  scellés  com- 
mença à  la  Santé,  en  pi 
de  la  fille  Pays,  de  M    r<  v  nas  el  d<   M   Ji 

maire,  d'accord  . 

«  est  avanl  le  dépai  i  pour  la  -  [ui 


liO 


I /AFFAIRE  DREYFUS 


lis  entrer  dans  mon  cabinet  mademoiselle 
Pays  et  que  je  lui  demandai  si  elle  consentait 
à  venir  à  la  Santé. 

Elle  repondit  tout  de  suite  affirmativemen 
et,  sansque  je  l'aie  interrogée,  elleeommença, 
avec  la  volubilité  féminine,  à  me  reprocher 
de  l'avoir  arrêtée,  ajoutant  que,  si  j'avais 
voulu  lui  éviter  Saint-Lazare,  elle  m'aurait 
volontiers  dit  toute  la  vérité. 

Elle  se  mit  alors  à  me  parler  de  du  Paty  de 
Clam,  me  disant  :  C'est  moi  qui  ai  fait  le  télé- 
gramme «  Speranza  »;  mais  je  ne  suis  pour 
rien  dans  le  télégramme  »  Blanche  »,  celui-là 
regarde  du  Paty. 

Ce  qu'elle  me  disait  là  était  d'une  gravité 
telle  que  je  remarquai  combien  il  était  re- 
grettable que  nous  fussions  attendus  à  la 
Santé  et  je  lui  dis  :  Quand  nous  serons  arrivés, 
vous  me  répéterez  tout  cela. 

En  descendant  l'escalier  menant  des  cabi- 
nets d'instruction  au  poste  des  gardes,  la  fille 
Pays  m'interpella  à  haute  voix  devant  les 
agents  et  les  gardes,  et  me  dit  :  Quand  allez- 
vous  arrêter  du  Pat;/? 

Je  lui  répondis  que  cela  ne  la  regardait  pas 
et  que  nous  recauserions  de  tout  cela  à  la 
Santé. 

Arrivé  à  la  Santé,  Me  Tézenas  me  demanda 
l'autorisation  de  causer  un  instant  avec  ma- 
demoiselle Pays.  J'accédai  à  sa  demande; 
mais  un  quart  d'heure  après,  quand  je  voulus 
interroger  officiellement  mademoiselle  Pays 
et  mettre  sur  le  papier  ce  qu'elle  m'avait  dit, 
j'ai  trouvé  les  négations  les  plus  nettes.  Ma- 
demoiselle Pays  s'est  mise  à  nier  tout  ce  qui 
s'était  passé. 

Doucement,  je  lui  montrai  combien  il  me 
serait  facile,  grâce  aux  témoins  qui  nous  en- 
touraient, de  la  confondre;  et  alors   elle  a 
consen  ti  à  répondre  ce  que  vous  savez  au  pro- 
-verbal. 

Tous  les  scellés  apportés  dans  le  cabinet  de 
M.  le  directeur  de  la  Santé  furent  ouverts 
•  levant  Esterliazy  et  la  fille  Pays. 

Je  commençai  par  ouvrir  le  portefeuille,  à 
la  demande  d' Esterliazy,  qui  désirait  retrouver 
un  reçu  de  Christian  Esterhazy. 

Ne  trouvant  pas  le  document  demandé  par 
Esterhazy,  je  lui  passai  son  portefeuille,  avec 
prière  de  chercher  lui-même.  Il  ne  le  trouva 
mais  il  profita  de  ce  qu'il  avait  sonpor- 
lefeuille  en  main  pour  essayer  de  faire  dispa- 
raitre  une  lettre  anonyme. 


Procès-verbal  a  été  dressé  de  l'incident. 

Le  portefeuille  vérifié,  je  passai  tout  de 
suite  à  l'examen  et  à  la  reconstitution  des 
morceaux  de  papier  écrits  que  j'avais  trouvés 
dans  la  potiche  et  que  j'avais  mis  dans  une 
enveloppe  spéciale. 

Après  avoir  reconstitué  moi-même  ces  do- 
cuments, je  priai  mon  greffier,  Me  André,  de 
vouloir  bien  les  fixer,  avec  de  la  colle,  sur 
une  feuille.  Pendant  que  Mc  André  était 
occupé  à  ce  travail,  Esterhazy,  sans  aucune 
interpellation  de  ma  part,  dit  quand  on  lui 
présenta  ces  trois  pièces  fixées  à  la  colle  : 
C'est  la  lettre  que  j'ai  écrite  au  général  de  Bois- 
deffre. 

Je  lui  demandai  alors  à  qui  étaient  destinés 
les  deux  autres  documents  dans  lesquels  il 
parle  des  experts  en  écriture.  lime  répondit  : 
Ce  sont  des  noies  destinées  à  un  général.  Il  n'a 
pas  dit  à  quel  général. 

Quand,  plus  tard,  j'ai  voulu  dresser  procès- 
verbal  de  cette  reconstitution  et  des  déclara- 
tions d'Esterhazy,  celui-ci  n'a  pas  nié  les 
propos  qu'il  avait  tenus  au  sujet  du  général 
de  Boisdefïre;  mais  il  a  déclaré  qu'il  n'avait 
officiellement  rien  à  répondre  à  ce  sujet,  et 
qu'il  se  refuserait  à  signer  quoi  que  ce  soit, 
si  le  nom  du  général  était  cité. 

Je  me  contentai  de  reproduire  exactement 
les  affirmations  dernières,  les  seules,  à  mon 
sens,  que  j'avais  le  droit  de  retenir. 

Quand  je  montrai  à  Esterhazy  deux  mé- 
moires, l'un  de  la  main  de  Me  Jeanmaire, 
l'autre  d'une  main  inconnue,  — Mémoires  dans 
lesquels  il  était  dit  que,  pour  conjurer  la  ca- 
tastrophe qui  se  préparait,  il  était  indispen- 
sable de  poser  la  question  sur  le  terrain  pa- 
triotique, de  renverser  au  besoin  le  ministère 
et  d'obtenir  que  le  général  de  Boisdefïre  se 
manifestât  à  l'audience  —  Esterhazy  me  ré- 
pondit: M"  Jeanmaire  est  là;  il  s'expliquera. 

Je  parle  de  la  pièce  cotée  39,  du  scellé  4.  11 
n'y  a  pas  de  confusion  à  faire,  c'est  un  seul 
e  t  même  mémoire  àdeux  exemplaires.  Me  Jean- 
maire  ayant  sur-le-champ  reconnu  que  l'un 
de  ces  exemplaires  était  de  sa  main,  je  n'hé- 
sitai pas  à  le  lui  rendre,  à  cause  de  sa  qualité 
d'avocat;  mais  je  gardai  le  deuxième  exem- 
plaire, et  je  demandai  à  Esterhazy  dans  quel 
but  il  avait  conservé  ces  documents. 

Il  me  répondit  qu'il  en  avait  fait  faire  une 
copie  propre,  et  qu'il  l'avait  envoyée  à  l'état- 
major. 


DEVANT  I.A  COI  11  DE  CASSATIOxN 


141 


Comment  Cavaignac  l'ut  convaincu  par  l>u   Patj  de  l'innocence  d'Esterhazy. 


Jamais  ni  dans  mon  cabine)  ni  à  la  Santé 
Esterhazj  n'est  resté  une  seconde  avec  moi 
sans  être  assisté,  soit  de  ses  deux  défenseurs, 
.soit  de  l'un  ou  de  l'autre 

Ce  Mémoire,  que  je  signale  à  l'attention  de 
la  Cour,  entre,  à  mon  sens,  d'une  façon  com 
plète  dans  la  question  de  connexité  qu'a  bien 
voulu  me  pos<  r  M.  le  président. 


.l'ai  eu  ensuite  à  remettre  sous  scellés  deux 
autres  pièces,  sur  lesquelles  j'ai  besoin  d'in- 
sister : 

i  i  [ne  pièce,  écrite  en  anglais,  mais  d'une 
écriture  autre  que  celle  d'Esterhazj  ; 

El  -  une  .mire  pièce,  écrite  en  tr.inr.ii-.  de 
la   main  d'Esterhazy,  sous   forme  de  n< 
dans  laquelle  on  lit  deux  mots     Bé  un 


142 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


nom  propre  commençant,  qui,  d'après  ce  que 
vous  me  dites,  monsieur  le  président,  a  été 
désigné,  dans  les  dépositions  antérieures, 
par  les  initiales  R.  C. 

Cette  dernière  pièce  contenait  un  certain 
nombre  de  lignes  et  paraissait  être  un  mé- 
mento: mais  je  n'ai  pas  gardé  le  souvenir  de 
ce  qu'elle  contenait. 

Par  suite  de  mes  relations  avec  le  bureau 
des  renseignements,  à  l'occasion  des  diverses 
affaires  d'espionnage  que  j'ai  eu  à  instruire, 
je  savais  que  le  nom  commençant  par  un  Cest 
celui  d'un  agent  étranger  à  la  solde  de  la 
France. 

C'est  la  découverte  de  ce  nom  qui  ma  dé- 
cidé à  mettre  sous  scellés  cette  pièce.  La  pièce 
anglaise  parlait,  entre  autres  eboses,  du  gé- 
néral Billot  dans  un  sens  injurieux. 

En  dehors  de  ces  documents,  il  s'en  est 
trouvé  d'autres,  que  j'ai  mis  aussi  sous  scellés 
ouverts,  et  qu'Esterhazy  n'a  pas  hésité  à  re- 
connaître comme  émanant  —  bien  qu'ils  ne 
lussent  pas  signés  ou  signés  illisiblement  — 
soit  du  colonel  Henry,  soit  du  commandant 
Fauffin  de  Saint-Morel. 

11  y  a,  si  mes  souvenirs  sont  fidèles,  un 
petit  bleu  dans  lequel  le  commandant  Pauffin 
de  Saint-Morel  donnerait  un  rendez-vous  à 
Esterhazy. 

D'ailleurs,  tous  les  documents  qui  m'ont 
paru  intéressants,  et  ceux  aussi  sur  lesquels 
je  n'ai  pas  eu  d'explications  suffisantes,  j'ai 
eu  soin  de  les  mettre  sous  scellés  ouverts  et 
la  Cour  les  a  en  main. 

Le  lundi  18  juillet,  le  lieutenant-colonel 
Henry,  entre  une  heure  et  deux  heures  de 
l'après-midi,  se  présenta  à  mon  cabinet  por- 
teur d'une  lettre  de  M.leministre  delà  guerre, 
l'accréditant  pour  vérifier  les  scellés,  voir  et 
emporter  tous  documents  qui  lui  paraîtraient 
intéresser  la  défense  extérieure  de  l'Etat. 

Je  lis  observer  au  colonel  Henry  que  la  loi 
de  décembre  1897  ne  me  permettait  pas  de  lui 
donner  immédiatement  satisfaction,  que  nous 
allions  ensemble  choisir  jour  et  heure,  et  que 
je  notifierais  la  date  de  l'interrogatoire  et  de 
la  réouverture  des  scellés  aux  défenseurs 
d'Esterhazy  et  de  la  fille  Pays. 

Il  fu!  décidé  que  nous  choisirions  le 
i\  juillet. 

Comme  j'avais  l'ordre  de  M.  le  procureur 
général  de  satisfaire  à  la  demande  de  M.  le 
ministre  'le  la  guerre,  je  me  mis  à  causer  des 


scellés  avec  le  colonel  Henry,  dans  mon  ar- 
rière-cabinet. 

Je  lui  montrai  d'abord  les  scellés  du  n°  1, 
le  Mémoire  de  Me  Jeanmaire,  la  pièce  an- 
glaise, et  la  note  sur  laquelle  on  lisait  le  mot 
Bâle  et  le  nom  C. 

En  présence  de  ces  documents,  le  colonel 
Henry  éprouva  une  réelle  émotion.  Il  me  dit 
que  je  pouvais  sauver  l'honneur  de  l'armée, 
que  je  le  devais. 

Je  lui  fis  remarquer  que  je  ne  serais  jamais 
sourd  à  un  pareil  appel.  Et  je  lui  développai 
les  charges  écrasantes  que  ces  documents 
apportaient  contre  Esterhazy  et  contre  du 
Paty  de  Clam. 

J'appelai  son  attention  sur  le  mot  Bâle  et 
sur  le  nom  de  C.  Ces  deux  mots  étaient  pour 
moi  toute  une  révélation.  C'était  la  preuve 
qu'Esterhazy  avait  trouvé  au  bureau  des  ren- 
seignements des  concours  coupables. 

Henry,  comprenant  que  la  lumière  s'était 
faite  à  mes  yeux,  cessa  toute  discussion,  re- 
connut que  Bâle  voulait  rappeler  un  voyage 
qu'il  fit  avec  le  capitaine  Lauth  pour  entendre 
le  sieur  C,  et  finit  par  m'avouer  que  les  au- 
teurs des  télégrammes  Blanche  et  Speranza 
n'étaient  autres  qu'Esterhazy  et  du  Paty  de 
Clam. 

Il  me  demanda  de  ne  rien  faire  jusqu'à  ce 
qu'il  fût  allé  au  ministère,  rendre  compte  de 
notre  conversation  au  général  Roget,  m'affir- 
mant  que  ce  général  n'hésiterait  pas  à  se 
rendre  aussitôt  auprès  de  moi. 

Je  répondis  que  je  serais  à  mon  cabinet 
jusqu'à  six  heures  et  demie  du  soir,  et 
j'ajoutai  :  Je  vous  autorise  à  dire  au  général 
absolument  tout  ce  qui  s'est  passé  ici,  entre 
vous  et  moi. 

Henry  se  leva  pour  se  retirer. 
A  ce  moment,  en  souvenir  des  relations 
courtoises,  déjà  anciennes,  que  j'avais  eues 
avec  Henry,  je  crus  de  mon  devoir  de  le  re- 
tenir et  de  lui  dire  :  Ce  n'est  pas  tout.  Ester- 
hazy et  du  Paty  sont  coupables.  Que  du  Pal  g 
se  fasse  sauter  la  cervelle  ce  soir,  et  qu'on  laisse 
la  justice  suivre  son  cours  contre  Esterhazg, 
le  faussaire,  et  non  le  traître.  Mais  il  y  a 
encore  un  danger,  et  ce  danger,  c'est  vous.  J'ai 
eu  en  main,  pendant  deux  jours,  une  lettre 
signée  Esterhazy,  et  cette  lettre  n'est  pas  la 
seule  de  ce  genre.  Dans  cette  lettre,  adressée  à 
M.  Jules  Roche,  Esterhazy —  qui  fournissait  à 
ce  député  certains  renseignements  circonslan- 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


ciés  sur  certains  errements  du  ministère  de  In 
guerre  —  fait  de  votre  caractère,  de  vos  apti- 
tudes, le  plus  détestable  tableau. 

Il  dit  aussi  que  vous  n'êtes  qu'un  besogneux 
et  que  vous  êtes  demeuré  son  débiteur. 

Tuiii  cela  remonterait  à  une  date  bien  anté- 
rieure au  procès  Dreyfus. 

Je  lui  fis  remarquer  que  si  pareils  docu- 
ments venaient  à  tomber  dans  les  mains  de 
ses  ennemis,  on  en  tirerai!  contre  lui  les 
conséquences  les  plus  graves  et  que  certains 
experts  pourraient  facilement  aller  jusqu'à 
soutenir  que  celui  qui  documentait  Esterhazy 
n'était  autre  que  lui,  Henrj . 

Devant  une  pareille  hypothèse,  Henry 
s'effondra  dans  un  fauteuil  -ans  dire  un 
mot. 

Puis,  tout  à  coup,  il  se  mil  à  pleurer  à 
chaudes  larmes,  pour  ensuite  se  lever,  venir 
à  moi,  m'enlacer  de  ses  bras,  puis  me 
prendre  la  tète  dans  ses  deux  mains,  nfein- 
brasser  au  front  et  aux  joues  à  pleine  bouche, 
me  répétant  :  Sauvez-nous! 

Je  poussai  Henry  dans  son  fauteuil  ;  je  lais- 
sai ses  sanglots  diminuer  ;  puis,  tout  à  coup, 
comme  se  réveillant,  il  me  dit  : 

—  Esterhazy  est  mi  bandit  .' 

Sans  lui  laisser  le  temps  de  continuer  -a 
phrase  -i  tant  est  qu'il  en  eût  le  dessein,  je 
lui  ripostai  : 

—  Esterhazy  <'si  l'auteur  du  bordereau. 
\l<irs,  Henry  ne  me  dit  ni  oui  ni  mm. 
Il  se  contenta  de  me  répéter  : 

—  IV' insistez  pas  .'  n'insistez  pas!  A  fini  hmi 
Vhonneur  de  l'armée  ' 

Je  ne  crus  pas  devoir  profiter  davantage 
de  la  situation.  Henry  «'tait  dans  un  tel  (Mal 
de  trouble  et  d'émolion  que  j'eus  pitié  de  lui. 

Il  était  suppliant,  dans  toute  la  force  du 
mol.  Je  n'étais,  en  réalité,  saisi  que  des  faux 

Speranza  »  cl  «  Blanche  ».  .le  n'avais  pas  à 
aller  au  delà. 

Quand  Henry  voulut  sortir  de  mon  cabinet, 
il  passa  devant  mon  greffier,  puis,  me  rame- 
nant dans  moo  arrière-cabinet,  il  me  de- 
manda, comme  une  faveur  exceptionnelle,  de 
sortir  avec  lui  jusque  dans  le  couloir  de  té- 
moins, pour  «pie.  disait-il,  h'  monde  \il  bien 
dans  quels  termes  non-  nous  quittions,  el 
aussi  pour  qu'on  pûl  constater  que  je  ne 
l'arrêtais  pas.  Jamais  pareille  question  ne 
s'était  posée  :  je  n'en  parle  que  pour  bien 
montrer  l'étal  d'espril  dans  lequel  se  trouvail 


Henry  quand   il    m'a  quille.    .1 
désir. 

Je    restai    à    mon     cabinel    jusqu'à   - 
heures  du   soir.   Personne  du   ministère  ne 
vint. 

Je  ne  revis  Henrj  que  le  21,  jour  ii\<  pour 
la  réouverture  de-  scellés.  Dès  qu'il  arriva 
dans  mon  cabinet,  je  le  ti>  passer  dan-  mon 
arrière-cabinel  el  je  lui  demandai  de-  nou- 
velles du  général  I 

Je  trouvai  Henrj  changé  du  toul  au  huit. 
Plu.-  d'émotion,  plu-  de  gène. 

Il  me  répondit  qui',  réflexion  laid',  toul  ce 
que  j'avais  dan-  mon  dossier  était  insuffi- 
sant. 

Je  n'insistai  pas  el  je  procédai  à  la  réou- 
verture des  scellés.    Henry    ne    trouva    rien  a 

revendiquer,  même  pi. s   la  pièce    anglu 

même  pas  la  noie  OÙ  il  esl  question   de  Pale. 

•  lui  Esterhazy  qui  se  paya  le  malin 
plaisir,  quand  Henry  cul  déclaré  qu'il  n'avait 
rien  à  prendre,  de  lui  signaler  les  deux  do- 
cuments dont  je  vien-  de  parler.  Henrj 
s'excusa,  réclama  ce-  deux  document-,  el  je 
les  lui  remis. 

A  quelques  jours  île  la.  le  ministère  de  la 
guerre  demanda  qu'une  vérification  nouvelle 
des  scellés  fûl  faite,  cette  loi-  par  Henry  el 
par  le  capitaine  Junck. 

D'accord  avec  les  inculpés,  j'j  consentis. 

Une  vérification  minutieuse  eul  lieu,  mais 
ni  Henry  ni  Junck  ne  revendiquèrent  aucun,' 
pièce. 

\pres  le  dépari  de  ces  deux  officiers,  je  <b- 
à  m  on  greffier  :  Quelles  /  uoent-ils  bien 

chercher  ? 

Alors',  Esterhazj  me  répondit  :  Oh!j    - 
bienl  Ils  cherchent  la  garde  impériale,  ri 
m'  l'au i ■mil  pas  ;  >'!!<■  est  en  lieu  tûr. 

En  -e  servant   de  cette   expression  •, 
impériale,  ii  faisail  allusion  a  une  pièce  qu'il 
considérai)  comme  sa  suprême  sauvegarde, 
du  moins  .je  le  suppose. 

J'ai  -ii.  depuis,  par  une  demoiselle  Barbier, 
ci  ceci  à  l'occasion  de  l'information  actuelle 
menl  ouverte  contre  Esterhazj   poui 
querie,  que  cette  pièce,  le  soir  d<   ma  i  •  i  qui 
sition,    -e   trouvail   dan-   le   fond  d'un  képi 
d'Esterhazj   .  que  j'ai   eu  en  main. 

que  j'en  ai  ouvert  la  coiffe,  mais  que  je  n'ai  | 
été  jusqu'à  oser  enlever  le  cartonnage   du 
fond,  ci  ,| ;'étail  la.  dan 

que   -e   Iri.IlN.ill  la   ■/*'  I 


144 


I/A1TA1KE  DREYFUS 


selle  Barbier  a  ajouté  que,  pendant  que 
j'avais  ce  képi  en  main,  la  demoiselle  Pays  a 
presque  failli  se  trouver  mal. 

Voulant  terminer  ma  procédure  au  sujet 
îles  faux  Blanche  et  Speranza,  je  demandai  à 


entendre  une  dernière  fois  le  colonel  Henry. 

J'ai  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  ce 
que  cet  officier  supérieur  reparût  dans  mon 
cabinet. 

Il  a  fallu  que  je  déclarasse  que  je  ne  com- 


nSfe 


r1 


Un  ami  de  la  .iistice,  M.  Francis  de  Pressensé 


\ 


muniquerais  mon  dossier  que  quand  Henry 
serait  venu.  J'ai  fait  prêter  serment  à  Henry. 
Il  a  commencé  par  nier  ses  visites  chez  ma- 
demoiselle Pays  et  ce  qu'il  m'avait  dit  le  2!) 
sur  les  télégrammes  Blanche  et  Speranza. 

•I  ;'i  été  obligé  de  le  prendre  d'un  peu  haut 
avec  lui  :  <-l.  par  ce  moyen,  j'ai  fini  par  obte- 


nir la  déposition  que  vous  avez  au  dossier- 
Avant  de  se  retirer,  Henry  demanda  expres- 
sément, pour  le  ministère,  l'autorisation  de 
prendre  copie  de  la  déposition  qu'il  venait  de 
signer. 

Pour  continuer  dans  le  cercle   que   vous 
m'avez  tracé,  je  dois  vous  faire  connaître  que 


DEVANT  LA  COI  H  DE  I  ^SSATION 


U    DÉGRINGOLADE   DES    FAI  SSAIRES 


s.y.j4,ci, 


Proverbe  :       Le  dangei   loge  au  bord  de  la  Sûreté. 


10 


146 


AFFAIRE  DREYFUS 


j'ai  saisi,  ces  jours  derniers,  dans  les  mains 
du  secrétaire  de  M.  Edmond  de  Rothschild, 
deux  lettres  d'Esterhazy. 

Dans  une  de  ces  lettres,  l'expression  : 
je  pars  (ou  je  vais  partir)  en  manœuvres  se 
trouve  tout  entière.  Ce  sont  deux  lettres  par 
lesquelles  Eslerhazy  demande  des  secours 
d'argent  à  la  maison  de  Rothschild,  à  la  suite 
du  duel  Crémieux-Foa. 


Seconde  déposition  de  M.  Bertulus. 


SÉANCE   DU   10  DÉCEMBRE    1898. 

Le  président.  —  Avez-vous  apporté  à  la  Cour 
les  deux  lettres  à  M.  de  Rothschild  dont  vous 
avez  parlé  dans  votre  première  déposition? 

M.  Bertulus.  —  Oui,  monsieur  le  prési- 
dent. 

Non  seulement  je  vous  apporte  les  deux 
lettres  écrites  à  M.  de  Rothschild  par  Walsin- 
Esterhazy,  mais  encore  une  autre  lettre 
signée  de  Beauval,  pièce  qu'Esterhazy  avait 
cru  devoir  joindre  à  l'appui  d'une  de  ses 
demandes  à  MM.  de  Rothschild. 

La  vue  de  cette  lettre,  signée  de  Beauval, 
m'ayant  fait  concevoir  des  doutes  sur  son 
authenticité,  je  fis  rechercher  l'adresse  de  ce 
M.  de  Beauval,  et  je  le  priai  de  passer  hier  à 
mon  cabinet  :  souffrant  et  trop  affaibli  par 
l'âge,  M.  de  Beauval  s'est  excusé  par  lettre  de 
ne  pouvoir  se  rendre  à  ma  convocation. 
Cette  lettre,  je  vous  la  remets.  Elle  établit,  à 
mon  sens,  indiscutablement  que  la  lettre 
signée  de  Beauval  et  communiquée  à  MM.  de 
Rothschild  n'est  pas  de  la  main  de  M.  de 
Beauval  qui  m'a  écrit  hier. 

L'examen  le  plus  superficiel  ne  laisse  au- 
cun doute  sur  la  main  qui  a  écrit  la  première 
lettre  signée  de  Beauval  :  c'est  évidemment 
celle  d'Esterhazy. 


J'appelle  surtout  l'attention  de  la  Cour  sur 
la  lettre  du  29  juin  1894,  dans  laquelle  on  lit 
ces  mots  :  Au  moment  départir  en  manœuvres. 

Cette  mention  s'applique  à  un  fait  ancien 
qui  remonterait  à  1888. 

Comme  elle  est  éloquente,  cette  déposi- 
tion de  M.  le  juge  d'instruction  Bertulus, 
et  comme  elle  éclaire  d'un  jour  éblouissant 
les  manœuvres  louches  des  faussaires 
aux  abois  ! 

Le  lendemain  du  jour  où  elle  fut  publiée 
par  le  Figaro,  M.  Yves  Guyot  l'appré- 
ciait dans  le  Siècle  de  la  manière  sui- 
vante : 

«  Quoique  juge  d'instruction,  M.  Bertulus 
n'avait  pas  compris  que  le  langage  du  géné- 
ral Gonse  n'était  qu'un  simple  chantage  ;  il  le 
présentait  sous  la  forme  de  la  séduction  ;  il 
dissimulait  la  menace  : 

«  —  Mais  si  le  colonel  Picquart  me  t  la  vérité 
et  la  justice  au-dessus  de  son  intérêt  et  de 
son  ambition,  nous  nous  acharnerons  contre 
lui,  nous  briserons  sa  carrière  militaire,  nous 
le  mettrons  en  réforme.  » 

Gonse  et  ses  complices  ont  encore  fait 
mieux  ;  ils  ont  essayé  de  le  faire  tuer  par 
Esterhazy  et  par  Henry  ;  mais  c'est  Henry 
qui  a  été  blessé.  11  ne  suffit  pas  d'être  une 
mauvaise  bête  pour  être  dangereux.  Le  gé- 
néral de  Pellieux  voit  Esterhazy  le  3  juillet  ; 
et,  le  même  jour,  celui-ci  tente  d'assommer 
Picquart.  Ils  l'ont  fait  arrêter  le  13  juillet, 
l'ont  fait  accuser  de  faux  et  le  tiennent  tou- 
jours en  prison,  ô  honte  !  et  ils  en  font  un 
héros,  ô  justice  !  » 

Un  héros  !  En  effet. 

Tel  est  le  colonel  Picquart- 


VI 


Le  Traître 


Lee  protecteurs  du  traître.  -  Un  portrait  flatté  d'Esterhazy.  -  Le  couL.  de  la  feusse  citation  -  M    | 

Roche  et  les  lettres  qu'il  reçut.  —Des  documents  :  Le  rapport  du  colonel  terdrain  il  d'enouête 

l'avis  du  Conseil.  —  Lettre  du  général  Zurlinden.  —  Comment  Picquarl  découvrit  le  traître  —  Esterharv 
faisait  copier  des  documents.  —  Les  relations  du  Commandant.  —  Les  grandes  manœuvres  à  l'État-MaJor 
—  Les  rendez  vous  de  noble  compagnie  :  à  la  campagne,  rue  de  Douai,  rue  de  la  Bienfaisance  au  square* 
Vintimille.  au  parc  Montsouris,  au  cimetière  Montmartre,  au  cercle  militaire,  au  ministère  de  là  guerre  au 
bureau  de  poste  de  la  rue  du  Bac,  sur  l'Esplanade  des  Invalides.  —  Un  mol  du  colonel  Henry.  —Le  carnet 
de  madame  Gérard.  -  Madame  Tournois.  —  Marguerite  Pays  et  les  cinq  francs  de  madame  Choinet  — 
Le  bordereau  est  d'Esterhazy.  —  Dépositions  Chincholle  et  Strong.  —  Le  général  Talbot  el  le  général 
de  Gallifet. 


Le  traître  est  Esterhazy  ! 

On  l'a  vu  nettement  par  ce  qui  précède, 
on  le  verra  encore  mieux  par  ce  qui  va 
suivre. 

Sa  personnalité  exécrable  dominera  ce 
chapitre  où  parleront  tous  ceux  qui  l'ont 
connu,  tous  ceux  qui  Font  défendu —  «'unis 
ou  ennemis  —  et  enfin  lui-même. 

Cyniquement,  il  avouera  certains  faits, 
opposera  de  faibles  dénégations  à  d'autre-. 
et  niera  l'évidence. 

Dans  les  pages  suivantes,  le  lecteur  ju- 
gera l'homme  qui  a  trouvé  des  officiers 
pour  le  protéger  et  des  journaux  pour 
le  défendre  —  et  même  pour  l'entre- 
tenir. 

Les  officiers  qui  l'ont  protégé,  aouscon- 
naissons  déjà  leurs  noms 

Quant  au\  journaux  qui  l'onl  défen  lu 
et  dont  il  fut  presque  le  rédacteur  en  chef, 
les  voici  de  l'aveu  même  du  traître. 


Déposition  d'Esterhazy. 

23  janvier  1899. 

J'ai,  du  reste,  amené  chez  M.  le  général  de 
Pellieux  «le  nombreux  journaliste-,,  parmi 
lesquels  je  cite  ceux  du  Soir,  de  V Echo  dé 
/'«ris,  de  la  Libre  Parole,  de  la  Patrie,  de  {'In- 
transigeant, du  Gaulois,  de  V Éclat  . 

Le  portrait  du  traître  — portrail   bien 

flatté    encore    —   non-    est    donné  dans  la 
déposition  suivante  : 


Déposition  <l<>  M.  Grenier. 
;  jam  u  r  1899. 

M.  Grenier.   —Le  commandanl  Kslerha 
a  été  officier  d'ordonnance  <ln  général  0 
nier,  mou  père,  qui  arail  connu  l<    | 
l'oncle  <ln  commandanl,  loua  deu  <  lux. 


L48 


I.  AFFAIKE  DREYFUS 


Déjà,  à  cette  époque,  il  était  un  homme  à 
chagrins,  à  déboires,  à  rancunes  contre  la 
destinée  qu'il  gâtait  déjà  en  menant  la 
grande  vie  sans  fortune  suffisante,  je  crois, 
et  en  mangeant  les  héritages  successifs  qui 
lui  étaient  échus. 

Quelques  mois  après  la  mise  à  la  retraite 
de  mon  père  eut  lieu  l'affaire  Crémieu-Foa. 

Rencontrant  mon  beau-frère,  André  Cré- 
mieu,  le  capitaine,  rue  de  Provence,  il  lui 
offrit  avec  insistance  d'être  son  témoin  dans 
son  duel  avec  M.  Drumont. 

Esterhazy  prit  une  part  prépondérante  dans 
cette  déplorable  histoire.  C'est  lui  qui  a 
donné  à  mon  beau-frère,  Ernest  Crémieu- 
Foa,  le  conseil  de  publier  le  procès-verbal 
du  duel  Lamaze,  publication  d'où  est  résul- 
tée la  mort  du  capitaine  Meyer  et  la  disqua- 
lification d'Ernest  Crémieu-Foa. 

Dans  la  déposition  faite  en  cour  d'assises 
dans  la  poursuite  contre  Mores,  à  la  suite  de 
la  mort  du  capitaine  Meyer,  Esterhazy  ne  dit 
pas  un  mot  du  conseil  qu'il  avait  donné,  ne 
prit  aucune  part  de  la  responsabilité  qu'il 
avait  encourue. 

Tous  les  détails  de  l'affaire  des  duels  sont 
connus  plus  exactement  que  par  moi,  et  peu- 
vent être  pour  la  plupart  prouvés  par  M.  Er- 
nest Crémieu-Foa,  1,  rue  Piccini,  et  peut-être 
même  encore  par  M.  Vidal-Naquet,  3,  place 
de  la  Rourse. 

Ils  pourraient  établir,  d'une  manière  in- 
discutable, les  relations  incessantes  d'Es- 
terhazy  avec  MM.  Drumont,  de  Mores,  Gué- 
rin,  pendant  toute  la  durée  de  l'affaire  des 
duels,  relations  qui  n'ont  pas  cessé  depuis, 
avec  la  rédaction  de  la  Libre  Parole. 

Ces  relations  avec  Mores  et  Drumont  re- 
montent au  printemps  1892  :  il  y  a  donc  dis- 
cordance entre  cette  constatation  et  la  décla- 
ration de  M.  Drumont,  faite  par  lui  dans  les 
débats  de  l'affaire  actuelle,  qu'il  ne  connais- 
-•lit  pas  Esterhazy. 

En  1893  ou  1894,  M.  Jules  Roche,  rappor- 
teur du  budget  de  la  guerre,  me  demanda  de 
lui  présenter  un  officier  capable  de  lui  don- 
ner quelques  explications  techniques  dont  il 
avait  besoin.  Nul  ne  pouvait  être  plus  utile  à 
feuilleter  que  le  commande  n!  Esterhazy,  dont 
l'instruction  générale  et  spéciale  est  absolu- 
ment hors  ligne. 

11  parle  toutes  les  langues  de  l'Europe  ;  il 
est  nu  courant  de  toutes  les  inventions  et  de 


toute  la  science  moderne,  et  nul  mieux  que 
lui  ne  sait  l'histoire  générale  et  l'histoire  mi- 
litaire de  l'Europe. 

C'est  un  laborieux,  et  il  a,  au  point  de  vue 
du  travail,  des  facilités  exceptionnelles. 

Malgré  ces  qualités,  lorsqu'il  fut  question 
de  M.  Roche  pour  le  ministère  de  la  guerre, 
sans  aucun  délai  je  courus  chez  lui  pour  l'en- 
gager à  ne  pas  prendre  Esterhazy  comme 
officier  d'ordonnance,  déclinant  toute  res- 
ponsabilité s'il  passait  outre  à  cet  avis. 

Si  on  me  demande  pourquoi  cette  restric- 
tion, alors  que  je  l'avais  présenté,  je  répon- 
drai que  j'ai  obéi  à  une  sorte  d'intuition  im- 
périeuse :  je  trouvais  Esterhazy  trop  beso- 
gneux et  dénigrant  trop  l'armée  française 
pour  occuper  un  poste  au  cabinet  du  mi- 
nistre de  la  guerre. 

Malgré  tout,  malgré  sa  liaison  avec  ceux 
qui  avaient  écrasé  les  Crémieu-Foa,  nous  ne 
pouvions  nous  défendre  contre  la  séduction 
qu'il  exerçait,  attribuant  à  une  inconscience 
maladive  ses>actes  parfois  incompréhensibles, 
et  ses  propos  presque  toujours  déplacés. 

Esterhazy  est  fils  de  tuberculeux  et  tuber- 
culeux lui-même  ;  c'est  vers  1894-95  que  sa 
maladie  de  poitrine  s'est  enrayée,  et  c'est  à 
partir  de  la  même  époque  qu'il  y  a  aggrava- 
tion décisive  de  sa  folie. 

Je  dis  bien  folie  ;  c'est  le  terme  exact,  car 
Esterhazy  «  causait  incessamment  de  ses 
lettres  à  madame  de  Boulancy,  »  je  veux  dire 
par  là  qu'il  tenait  des  propos  injurieux 
pour  la  France  et  l'armée,  tels  qu'à  diverses 
reprises,  j'ai  dû,  ainsi  que  ma  mère,  le  rap- 
peler au  respect  de  l'uniforme  qu'il  por- 
tait. 

En  1895,  je  crois,  son  régiment  est  envoyé 
à  Rouen. 

Nos  relations  s'éloignent  un  peu  ;  puis  dès 
ma  nomination  à  Belfort,  en  mai  1895,  elles 
sont  finies,  même  avec  ma  mère  qui  habile 
Paris. 

Quant  à  sa  moralité...  inconsciente,  vous 
avez  au  Palais  de  justice  même  des  rensei- 
gnements au  sujet  de  deux  affaires  dont  les 
dossiers  pourraient  élucider  cette  ques- 
tion ;  il  s'agissait,  la  première  fois,  d'une 
affaire  désagréable,  et  la  seconde,  d'une 
question  de  remploi  dotal. 

Dans  le  même  but,  il  me  paraîtrait  du  plus 
intéressant  intérêt  d'interroger  le  comman- 
dant Rerger,  président  de  la  Dette  ottomane. 


DEVANT   l.\   COUR   DE  CASSATION 


LEXTREVUE    ni     PAR(     MOXSOl'RIS    :    FAUSSES    BARBES    ET    LIXETTES    m.l.i  i- 


actuellemenl  à  Paris,  58,  rue  de  la  Boétie, 
qui,  à  lu  suite  d'un  prél  d'argent,  jugé  insuf- 
fisant par  Esterhazy,  a  été  l'objet  d'attaques 
violentes  dans  la  presse. 

En  outre,  le  commandant  Berger  ;i  été  le 
ci:'i  d'Esterlur/N  pendanl  la  campagne  de 
Tunisie  :  il  pourrait  donner,  je  crois,  des 
renseignements  très  utiles  quant  à  l'appré- 
ciation générale  de  sa  moralité 


Bien  des  personnes,  comme  moi,  onl 
séduites  par  ce  ion.  d'intelligence  merveil- 
leuse el  d'indéfinissable  attraction. 

\n  printemps  1897,  Esterhazj  vint  un 
me  trouver,  médisant  qu'il  Fallait ,  pour  qu'il 
pûl  passer  lieutenant  colonel,  qu'il  enl 
ministi  un   titre  quelconque  ;   que 

verses   personnes,  et,    notamment,    M 
Montebello,   député,  avaient   rail  démarche-» 


iaO 


AFFAIRE  DREYFl'S 


sur  démarches  auprès  du  général  Billot,  mais 
que  celui-ci  refusait,  disant  qu'il  était  ruiné, 
besogneux  ;  personne  n'en  voulait  dans  au- 
cun service. 

11  m'apportait  une  énorme  enveloppe  bour- 
rée de  titres,  de  son  contrat  de  mariage,  de 
créances  (je  crois,  car  je  n'ai  pas  ouvert  l'en- 
veloppe), et  me  demandait  de  la  porter  au 
ministère  de  la  guerre,  pour  lui  prouver 
qu'il  n'était  ni  ruiné  ni  besogneux. 

11  évoquait  les  souvenirs  de  mon  père,  pour 
me  décider  à  faire  sans  délai  cette  dé- 
marche. 

Il  est  à  noter  qu'il  n'y  a  pas  discordance 
entre  mon  intervention,  et  mon  avertisse- 
ment à  M.  Jules  Roche,  car,  cette  fois,  il 
s'agissait  d'un  poste  quelconque  dans  l'une 
des  directions,  et  non  d'une  situation  de 
confiance  particulière. 

Dès  le  lendemain  donc,  je  me  présentai 
•chez  le  général  Billot,  qui,  au  premier  mot 
quejeluidis  d'Esterhazy,  entra  dans  une 
épouvantable  colère,  jetant  en  l'air  les  dos- 
siers qu'il  avait  sur  la  table,  bousculant  les 
meubles  et  me  disant  :  «  Vous  vous  êtes  donc 
tous  entendus  pour  vous  faire  rouler  par 
cette  canaille,  par  ce  gredin,  par  ce  ban- 
dit ;  d'abord,  comment  est-il  à  Paris  ?  Je 
vais  mettre  aux  arrêts  Giovaninelli,  qui 
le  laisse  s'absenter  irrégulièrement  pour 
venir  membêter.  C'est  trop  fort  que  Giova- 
ninelli, Moritebello,  vous  maintenant,  et 
bien  d'autres,  vous  vous  accrochiez  à  ce 
vilain  monsieur.  » 

Naturellement,  après  cela,  je  n'ai  pas  in- 
sisté. 

Il  a  tous  les  vices,  mais  aussi  les  qualités 
d'un  condottiere  du  seizième  siècle. 

Il  a  toujours  été,  je  crois,  un  homme  à  cha- 
grins, à  besoins,  cherchant  à  attraper  et  y 
réussissant  toujours. 

Sa  pire  victime  est  certes  sa  femme,  digne 
de  toute  pitié,  de  tout  respect;  nous  conser- 
vons, à  elle  et  à  ses  fdles,  une  amitié  com- 
plète. 

Vous  m'avez  demandé  ce  que  je  pourrais 
savoir  des  rapports  d'argent  entre  Esterhazy 
el  Henry. 

De  rapports  d'argent,  je  ne  sais  rien  ;  je 
puis  seulement  vous  conter  le  petit  incident 
suivant:  Au  moment  où  Esterhazy  (prin- 
temps  1897]  désirail  entrer  au  ministère  de 
la  guerre,  il  attribuai!  des  résistances  aux 


uns  et  aux  autres.  Un  jour,  parmi  ceux  qui 
étaient  hostiles  à  son  entrée  au  ministère,  il 
me  cita  le  nom  d'Henry. 

Or,  ce  matin  même,  j'avais  rencontré  à  la 
Sûreté  générale  le  colonel  Henry,  et  lui  ayant 
dit  :  «  Donnez  donc  un  coup  d'épaule  à  Ester- 
hazy »,  il  m'avait  répondu:  «  Je  l'aide  de 
tout  mon  pouvoir,  et  cela  très  affectueuse- 
ment. » 

Je  répétai  le  propos  à  Esterhazy,  qui  s'é- 
cria :  «  Eh  bien!  il  ne  manquerait  plus 
qu'Henry  ne  fût  pas  gentil  !  »  (1) 

Le  président.  —  Esterhazy  a  dû  vous  écrire, 
étant  données  vos  relations  avec  lui? 

Quel  papier  employait-il,  soit  habituelle- 
ment, soit  exceptionnellement? 

Et,  d'autre  part,  son  écriture  a-t-elle  été  de 
votre  part  l'objet  de  remarques  à  un  point  de 
vue  quelconque  ? 

M.  Grenier.  —  Il  m'écrivait  sur  du  papier 
tout  à  fait  ordinaire  et  rien,  à  cet  égard,  ne 
m'a  jamais  frappé. 

En  ce  qui  touche  l'écriture,  il  me  semble 
qu'il  y  a  eu  changement  notable  postérieu- 
rement à  la  dénonciation  de  Mathieu 
Dreyfus. 

Son  écriture,  très  anguleuse  et  fine  avant, 
s'est  arrondie  et  corsée  depuis. 

Le  président.  —  Depuis  quelle  époque  au 
juste  connaissez-vous  Esterhazy? 

M.  Grenier.  —  Depuis  1872  ou  1873,  je 
crois,  époque  à  laquelle  il  a  été  attaché  à  la 
personne  de  mon  père. 

Voici  ce  que  je  puis  dire  de  son  passé  : 

Esterhazy  est  le  fils  d'un  général  français 
qui  s'est  illustré  au  combat  de  Kanghill,  en 
Crimée  ;  il  a  perdu  son  père  et  sa  mère  de 
bonne  heure,  et  il  fut  élevé  par  un  parent 
d'Autriche,  sans  enfants,  lequel  le  fit  entrer 
à  l'Ecole  militaire  de  "Wiener-Neustadt  (aux 
environs  de  Vienne,  en  Autriche)  ;  il  en  sor- 
tit officier  de  cavalerie,  prit  part,  en  cette 
qualité,  à  la  campagne  de  1866  en  Italie,  et 
reçut  un  coup  de  lance  dans  la  poitrine  à 
Custozza. 

Pour  des  raisons  que  j'ignore,  il  quitta 
l'armée  autrichienne,  fut  admis  comme  sous- 
lieutenant  dans  la  légion  d'Antibes  et  assista 
à  la  bataille  de  Mentana. 


I)  Cette  exclamation  ouvre  la  porte  ù  bien 
îles  suppositions.  Nous  n'insisterons  pas  davan- 
tage. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Il  vint  alors  en  France  et  lit  demander  par 

son  oncle,  général  de  division  aussi,  à  l'em- 
pereur, de  l'admettre  avec  son  grade  dans  la 
légion  étrangère. 

Il  obtint  ce  grade,  d'abord  à  titre  étranger, 
puisa  titre  français,  tit  la  campagne  1870-7 1 
(armée  de  la  Loire)  et  passa  ensuite  lieute- 
nant dans  un  régiment  d'infanterie  de  ligne. 

Le  président.  —  Sur  la  proclamation  par 
Esterhazy  de  l'innocence  de  Dreyfus? 

M.  Grenier.  —  J'ai  entendu  dire  qu'à  di- 
verses reprises  et  dans  des  lieux  publics  F>- 
terhazy  avait  proclamé  l'innocence  de  Drey- 
fus. 

Il  me  semble  bien  me  souvenir  qu'il  me 
l'aurait  affirmé  ;  je  n'en  suis  pas  absolument 
certain,  parce  que,  à  raison  de  ses  originali- 
tés paradoxales,  je  n'attachais  pas  grande 
importance  à  ses  propos. 

Comme  on  a  pu  s'en  rendre  compte, 
M.  Grenier,  en  raison  des  relations  d'au- 
trefois, n'a  pas  accablé  Esterhazy,  mais  à 
qui  veut  lire  entre  les  lignes  de  cette  dé- 
position,  le  traître  apparaît  nettement  anti- 
patriote,  fourbe,  besogneux,  capable  de 
tout. 

Naturellement,  il  devait  être  faus- 
saire. 


Déposition  de  M.  le  général  Guerrier. 

25  janvier  1899. 

Le  président.  —  Vous  avez  été  indique  par 
la  défense  comme  pouvant  fournir  des  ren- 
seignements sur  la  conduite  du  commandant 
Esterhazy? 

Le  général  Guerrier.  —  Le  commandant 
Eslerhazj  a  été  sous  mes  ordres  pendanl  dix- 
huit  ou  vingt  mois,  d'octobre  1895  à  mai  ou 
juin  IN'.tT.  époque  où  il  a  été  mis  eu  non- 
activité  pour  infirmité  temporaire.  Je  o'ai 
rien  de  particulier  à  dire  mu-  son  compte. 

Tous  les  renseignements  le  concernant 
doivent  se  trouver  au  ministère  de  la  guerre, 
où  je  les  ai  transmis,  quand  il  j  a  eu  lieu,  par 
la  vide  hiérarchique. 

Je  ne  connais  d'autre  l'ait  le  concernant,  »-i 


qui  vaille  la  peine  .1  être  relevé,  que  le 
vant  : 

Au  moment  de  l'inspection  générale  de 
1896,  examinant  les  titres  du  i  ommandanl 
Esterhazj  el  les  comparant  à  ceux  de 
camarades,  j'ai  été  frappé  par  une  inscrip- 
tion sur  ses  états  de  sen  ice  d'une  citation  à 
l'ordre  de  l'armée. 

En  voyant  la  date  du  lait  auquel  cette 
citation  se  rapportait,  j'ai  été  certain  que 
cette  inscription  ne  pouvait  être  justifiée,  par 
la  raison  péremptoire  que  cette  affaire,  qui 
avaitété  malheureuse,  n'avait  donné  lieu  à 
aucune  citation  pour  personne. 

J'en  ai  rendu  compte,  officiellement  et  par 
la  voie  hiérarchique,  à  mes  chefs  qui  ont 
transmis  mon  rapport  au  ministre,  el  le  mi- 
nistre a  ordonné  la  radiation  de  la  citation. 

Ce  n'est  évidemment  ni  vous  ni  moi  qui 

avons  inscrit  cette  citation  fausse. 

Dans  la  déposition  que  M.  Guerrier  a 
faite,  il  a  cité  M.  Jules  Roche  comme 
pouvant  fournir  d'intéressants  renseigne- 
ments sur  Esterhazy. 

Voici  en  effet  ce  qu'a  dit  l'ancien  mi- 
nistre du  commerce  : 


Déposition  de  M.  Jules  Roche, 
ancien  ministre. 

/->•  décembn   1 S 


M.  Jules  Roche. —   Puisque  vous  m'ai 
appelé  pour  être  entendu  comme  témoin 
sous  la  foi  du  serment  qui  lie  tout  témoin,  je 
me  vois  « t . 1 1 1 -  l'obligation  de  vous  dire  tout 
ce  que  je  sais  : 

j'ai  été  mis  en  rapport  avec  le  comman- 
dant Esterhazj   par  un  de  mes   camarades 
fils  d'un  général     I  .  qui  me  l'a   pi    - 
comme  un  officier  très  intelligent. 

Ceci  se  passait  en  1894,  à  !  i  poqu< 
m'occupais  <\>-  la  question  de  la  plénitud< 
de  la  permanence  des    effectifs    de    n< 
année,  qur  rendait  plus  que  jamais  imj 
tante  la  nouvelle  loi  allemand. ■  de  1893 


i    \i.  i ,i .in.  i 


152 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


LE    FAUSSAIRE    HENKY    ET    M.    LE    JUGE    BERTLUS 


vivait    augmenté    l'armée    de    l'empire    de 

80,000  hommes. 

L'officier  ou  plutôt  l'ancien   officier,   fils 

d  un  général,  a  amené  ou  envoyé  Esterhazy 

chez  moi;  ilme  semble,  sans  être  sûr,  que  ce 

dernier  n'était  alors  que  capitaine.   Depuis 

lors,  il  est  venu   me   voir  rue  de   Moscou, 

d'abord,  puis  square  Monceau,  et  m'a  écrit  à 

différentes  reprises,  jusqu'au  commencement 
de  1807. 

Il  est  exact  que  dans   une  des  dernières 
lettres  qu'il  m'a  écrites,  vers  la  fin  de  1800, 


il  fait  allusion  à  un  prêt  qu'il  aurait  fait  au- 
trefois à  Henry. 

Je  n'ai  pas  souvenir  que  dans  cette  lettre 
Esterhazy  me  parle  de  l'organisation  des 
bureaux  de  l'élat-major  ;  il  me  parle  seule- 
ment, en  tant  que  j'en  ai  souvenance,  de^ 
l'insuffisance  du  chef  de  bureau  des  rensei- 
gnements, qui  était  alors,  je  crois,  ce  même 
colonel  Henry,  ou  du  moins  il  me  parle  de 
l'insuffisance,  quelle  que  fût  alors  la  qualité 
de  chef  ou  de  sous-chef  de  celui-ci,  du  com- 
mandanl  ou  lieutenant-colonel  Henrv. 


/'  / 


In  Mysti  re.  —  «»ii  trouva  Lemebi  uïr-Pii  ird  pen  lu  a  I  espagnolette 
de  sa  fenêtre,  les  genoux  traînant  à  ten 


. 


154 


L'AFFAIRE  DREYFl  S 


Le  président.  —  11  est  nécessaire  que  cette 
lettre  nous  soit  remise,  ainsi  que  les  autres, 
en  vue  de  l'enquête  suivie  devant  la  chambre 
criminelle. 

M.  Jilks  Rocue.  —  Puisque  les  besoins  de 
la  justice  l'exigent,  j'obéirai. 

En  LS9(>,  Esterhazy  m'a  demandé  de  le 
recommander  au  ministre  de  la  guerre, 
parce  qu'il  désirait  entrer  dans  les  bureaux 
de  l'état-major  ;  je  l'ai  recommandé,  j'ai 
même  fait  les  démarches  nécessaires  ;  ces 
démarches  n'ayant  eu  aucun  succès,  Ester- 
hazy a  demandé  à  entrer  à  la  direction  de 
l'infanterie. 

Mes  démarches  en  faveur  d'Esterhazy  ont 
cessé  à  la  suite  d'une  Fin  de  non-recevoir  for- 
melle et  motivée  qui  m'a  été  opposée  par  le 
ministre  de  la  guerre. 

Le  président.  —  Veuillez  vous  expliquer 
sur  ce  point. 

M.  Jules  Rocue.  —  Y  suis-je  obligé  d'une 
manière  absolue  ? 

Le  président.  —  Vous  avez  prêté  serment 
de  dire  toute  la  vérité. 

M.  Jules  Rocue.  —  Le  ministre  m'a  fait 
comprendre  d'une  façon  très  nette,  en  me 
montrant  un  dossier,  que  je  ne  pouvais  plus 
m'occuper  d'Esterhazy,  non  seulement  pour 
des  motifs  d'ordre  privé,  ni  de  droit  com- 
mun, mais  pour  des  raisons  plus  décisives 
encore. 

La  manière  dont  il  s'est  exprimé  indi- 
quait clairement  qu'il  s'agissait  de  la  plus 
grave  des  suspicions  qui  pût  frapper  un 
Français. 

Depuis  lors,  j'ai  cessé  absolument  tous 
rapports  avec  Esterhazy. 

Le  président.  —  Avez-vous  d'autres  décla- 
rations à  faire  dans  l'intérêt  de  la  vérité? 

M.  Jules  Roche.  —  Je  ne  vois  plus  rien  à 
vous  dire  qui  me  paraisse  utile  à  votre  en- 
uête.  .l'ajoute  cependant  qu'un  ami  d'Ester- 
hazy m'a  affirmé  que  lui-même,  Esterhazy, 
proclamait  tout  haut,  il  y  a  un  an,  l'inno- 
cence de  Dreyfus. 

On  a  remarqué  que  M.  le  Président  de 
ht  Chambre  criminelle  à  la  Cour  de  cassa- 
tion demanda  à  M.  Jules  Roche  de  vouloir 
bien,  a  seule  fin  d'éclairer  la  justice, 
communiquer  les  lettres  qu'listerhazy  lui 
adressa. 


Cette  correspondance  est  intéressante  à 
plus  d'un  titre. 

Nous  détachons  quelques  passages  de 
chacune  de  ces  lettres  pour  l'édification  de 
nos  lecteurs  : 


Pièces  annexées  à  la  déposition 
de  M.  Jules  Roche. 


PREMIERE    LETTRE     DU     COMMANDANT     ESTERHAZY 

Rouen,  le  23  avril  1894. 
Le  commandant  Esterhazy,  major  du  74e,  à... 

Monsieur  le  député, 

Permettez-moi  de  vous  dire  combien  votre 
article  dans  le  Matin  d'aujourd'hui  nous  a 
fait  plaisir  à  tous. 

Il  n'est  que  temps,  s'il  en  est  temps  encore, 
qu'une  voix  autorisée  comme  la  vôtre  se 
fasse  entendre  pour  venir  exposer  la  situa- 
tion déplorable  dans  laquelle  va  se  trouver 
la  pauvre  infanterie. 

Il  faut  étudier  comme  moi  sans  relâche,  et 
avec  toute  la  passion  que  m'y  fait  apporter 
mon  profond  amour  de  la  France  et  de  l'ar- 
mée (1),  ces  questions  (2),  pour  comprendre 
la  douleur  que  j'éprouve  devant  de  pareilles 
et  de  si  insigniFiantes  mesures. 

(Sans  signature.) 

DEUXIÈME   LETTRE 

.')e  corps  d'armée.  —  ôe  division. 
9"  brigade.  —  74e  régiment  d'infanterie. 

Paris,  le  19  avril  1896. 

Le  commandant  Esterhazy,  du  74", 
27,  rue  de  la  Bienfaisance. 

Monsieur  le  député, 

Vous  m'avez  fait  l'honneur  de  me  témoi- 
gner une  telle  bienveillance,  et  l'affaire  dont 
il  s'agit  a  une  importance  si  capitale  que 
j'ose  venir  vous  importuner  en  vous  suppliant 


(1)  (Test   Fauteur   des  lettres  à   madame  de 
Boulancy  qui  parle. 

(2)  Réorganisation  de  l'infanterie. 


DE\  \.\T  LA   i.i  il  H  DE  CASSATION 


de  vouloir  bien  lire  jusqu'au  bout  et  culte 
lettre  et  les  documents  que  je  me  permets  de 
vous  envoyer  en  communication. 

Je  n'ai  jamais  été  heureux  et  les  lettres  ci- 
jointes  de  mon  ancien  général  de  division,  le 
général  Martineau-Deschenez,  du  général 
Rebillard,  mon  ancien  général  de  brigade 
actuellement  à  Chalon-sur-Saône,  vous  prou- 
veront combien  peu  j'avais  mérité  le  dur 
traitement  que  m'infligea  la  commission  de 
revision  des  grades,  traitement  qui  eut  sur 
ma  carrière  une  si  désastreuse  influence. 

J'ai,  il  est  facile  de  le  vérifier,  les  meil- 
leures notes  qu'un  officier  puisse  avoir    1  . 

Mais  j'ai  quatre  ans  et  demi  de  grade,  j'ai 
quarante-huit  ans  et,  si  je  ne  suis  pas  dé- 
brouillé —  pardon  du  mot  militaire  —  si  je 
reste  dans  un  corps  d'armée,  malgré  tout  ce 
qu'on  pourra  faire,  je  suis  perdu. 

La  situation  est  pour  moi  de  la  dernière 
gravité.  En  effet,  permettez-moi  de  vous  faire 
un  triste  aveu  :  lorsque  je  me  suis  marié, 
mes  chefs  consultés  m'avaient  représenté 
comme  un  officier  d'avenir.  J'étais  prop 
pour  chef  de  bataillon  et  on  pouvait  croire, 
en  effet,  que  j'aurais  une  carrière  satisfai- 
sante. 

Les  années  se  sont  passées,  et  lorsque  le 
marquis  de  Nettancourt,  mon  beau-père,  vit 
que  je  restais  capitaine,  il  me  (il  un  jour  une 
scène  des  plus  pénibles,  à  la  suite  de  laquelle 
j'ai  failli,  comme  vous  pouvez  le  voir  par  la 
lettre  du  général  Paquié.  aller  chercher 
ailleurs  à  faire  voir  que  je  valais  quelque 
chose. 

Aujourd'hui,  mon  beau-frère,  te  mari  delà 
sœur  de  ma  femme,  officiel-  de  marine  tout 
jeune,  qui  n'a  jamais  entendu  le  vent  d'un 
coup  de  fusil,  va  être  capitaine  de  vaisseau  et 
officier  de  la  Légion  d'honneur,  et  la  situa- 
tion qui  résulterait  pour  moi  de  la  limite  de 
ma  carrière  à  mon  grade  actuel  aurait  pour 
moi,  pour  mon  intérieur.  Les  plu-  doulou- 
reuses, les  plus  humiliante-  conséquenci 

Je  crois  vous  en  avoir  a-.-ey.  <lil   pOUT  VOUS 

laisser  deviner  beaucoup  île  Irisb  i  je 

pense  cependant  que,  toutes  choses  à  pari,  je 


(i)  Voir  plus  haut,  i  ce  Bujet,  la  déposition  <tu 
général  Guéri  ii 


mérite   peut-être  un  peu  mieux  -pie  de  finir 
dans  la  peau  d'un  chef  de  bataillon  eu 
traite    I  . 

Pour  me  tirer  d'affaire,  pour  m.-  sortir  de 
celle  si  difficile  position  et  me  faire  échaj 

à   cil    avenir,   il  ne   Tant  qu'une  chose,   C 

que  M.  le  minisire  de  la  guerre  veuille  bien, 
à  la  requête  d'un  personnage  qui  daigne  s'in- 
téresser à  moi.  non  pas  me  prendre  a  son 
état-major  —  ce  serait  beaucoup  trop  de- 
mander, et  je  ne  suis  pas  breveté  —  mais  me 
faire  entrer  au  ministère  de  la  guerre,  à  la 
direction  de  L'infanterie,  où  il  y  a  de-  officiers 
non  brevetés.  Je  serais  sauvé  :  sinon  je  sui^ 
radicalement  perdu. 

Je  vous  supplie,  monsieur  le  député,  de 
vouloir  bien  me  prendre  sous  voir,'  protec- 
tion ;  je  vous  assure  que  je  la  mérite. 

ESTERHAZT. 


TROISIEME   LETTRE 

Paris,  If  25  avril  lï 

Monsieur  le  député, 

Je  ne  veux  pas  tarder  un  instant  a  vous 
dire  combien  je  suis  profondément  touché  de 

la  lettre  (pie  vous  ave/,  bien  voulu  m'éerire. 

Le  général   Billot   passe  pour  se  dérober 
volontiers  aux    Lettres;   aussi   vous  suis 
doublement  reconnaissant  de  L'assurance  que 
vous  voulez  bien  me  donner  île  le  voir  et  de 
lui  parler  de  moi  à  votre  retour. 

Comme  vous  avez  pu  le  voir,  je  n'ai  guère 
été  gâté  par  la  fortune  —  cl  je  vous  ai  une 
bien  profonde  gratitude  d'avoir  la  boute  de 
venir  à  mou  secours  dans  une  circonstance 
d'où  dépendenl  pour  moi.  a  ton-  Les  points 
de  vue,  tant  d'espérances  ou  île  trisless 

Veuillez  bien  croire,  monsieur  le  député,  à 

la  très  réelle  et  très  vraie  reconnaissance  de 

votre  profondément  dévoué, 

I  RBAZY, 

Chef  de  bataillon  <"> 
</.    lu  Bienfait 


(i)  il  r-i  pourtant  asseï  probable  que  le  com- 
mandai tiaxj   ne  l' i  pas  le  ul  ■ 
colonel. 


1 56 


l/AFFAIHE  DREYFUS 


QUATRIEME   LETTRE 

Sans  date. 

Mon  cher  député, 

Merci  de  votre  lettre,  mais  je  suis  déses- 
péré de  votre  départ,  car  c'est  ma  dernière 
espérance  qui  disparaît.  Le  médecin  m'a 
déclaré  hier  que,  si  ma  femme  ne  pouvait 
éviter  toutes  ces  émotions  qui  la  tuent,  si  je 
ne  pouvais  lui  procurer  un  peu  de  calme  et 
de  repos  d'esprit,  une  affreuse  catastrophe 
mille  fois  [lire  (/ne  la  mort  était  certaine. 

Vous  pensez,  moi  qui  prévois  et  qui  vois 
venir  cette  horrible  fin  depuis  de  si  longs 
jours  (et  c'est  là  l'excuse  de  l'insistance  que 
j'ai  mise  à  vous  importuner),  dans  quel  état 
je  suis. 

Je  vois  rouge  contre  ce  Billot,  d'où  tout 
dépend  et  qui  me  berne  comme  on  ne  berne- 
rail  pas  le  plus  vil  laquais. 

S'il  avait  eu,  au  moins,  la  franche  cruauté 
de  répondre  «  ATon  »  dès  le  premier  jour  ;  au 
lieu  de  cela,  voilà  cinq  mois  qu'il  me  traîne  ! 

Si  je  n'étais  pas  ruiné  et  dans  une  position 
si  difficile,  je  quitterais  ce  soir  cette  armée  où, 
comme  le  dit  Cassagnac,  on  ne  peut  compter 
ni  sur  l'équité,  ni  sur  la  pitié  la  plus  banale, 
et  où  les  destinées  des  braves  gens  sont,  sans 
appel,  à  la  merci  du  premier  venu. 

En  songeant  à  l'affreuse  position  où  je  me 
trouve  et  que  je  n'ai  en  aucune  façon  méritée, 
dont  —  si  un  miracle  ne  survient  pas  —  je 
De  puis  sortir  que  par  la  pire  des  résolutions, 
vous  pardonnerez  les  continuelles  et  inces- 
santes démarches  dont  j'ai  fatigué  votre 
bienveillance. 

ËSTERHAZY. 


CINQUIEME    LETTRE 


Sans  date. 


Cher  Monsieur, 

Pardon  de  venir  encore,  et  vraiment  vous 
allez  bien  regretter  l'intérêt  que  vous  avez 
eu  la  bonté  de  me  témoigner,  mais  j'ai  dû, 
en  lin  de  compte,  laisser  entendre  chez  moi 
que  j'allais  être  réduit  à  partir  et  à  laisser  là 
mon  pauvre  monde,  et  cette  nouvelle  a  été 
d  autant  plus  douloureuse  que  j'avais  faitbon 
visage   et  avais  annoncé  tout  autre  chose, 


1  aissant  croire  que  j'étais  sûr  de  la  réussite. 

J'ai  eu,  ce  matin,  une  scène  désolante  et  le 
médecin  dit  que  toutes  ces  émotions  achèvent 
cette  malheureuse. 

Joignez  à  cela  une  situation  matérielle  très 
pénible  et  que  cette  position  ne  va  faire 
qu'aggraver  dans  les  plus  douloureuses  pro- 
portions. 

Je  suis  dans  une  phase  absolument  atroce 
à  tous  les  points  de  vue. 

Ne  serait-ce  pas  trop  abuser  de  vous  que 
de  vous  demander,  quand  vous  aurez  vu  le 
ministre,  de  lui  dire  qu'il  y  aurait  une  ques- 
tion d'humanité  à  tenir  cette  fois  la  parole 
qu'il  a  donnée  à  Montebello,  et  qu'il  est  vrai- 
ment cruel  de  torturer  des  malheureux, 
comme  disait  ce  brave  Paul,  dans  d'aussi 
atroces  angoisses? 

S'il  veut  mentir  encore,  il  faut  que  je 
trouve  n'importe  où,  n'importe  comment  le 
moyen  de  me  tirer  d'affaire,  en  dehors  de 
l'armée  que  je  quitterai  avec  douleur,  mais 
où  je  n'aurais  jamais  cru  qu'un  ministre  de 
la  guerre  pût  agir  de  la  sorte  envers  un 
pauvre  diable  méritant,  somme  toute,  et  à 
qui  s'intéressent  si  généreusement  tant  de 
braves  cœurs  comme  les  vôtres,  comme  un 
de  mes  généraux,  dignes,  il  me  semble,  d'être 
écoutés. 

Comment  me  pardonnerez-vous  toutes  ces 
importunes  et  incessantes  scies  ?  Si  vous 
voyiez  ma  femme  et  mes  pauvres  petites  filles, 
vous  comprendriez  que  j'abuse  de  votre 
bonté. 

Votre  bien  reconnaissant  et  dévoué, 

ESTEHHAZY, 

27 ,  rue  de  la  Bienfaisam^. 


SIXIEME  LETTRE 

Paris,  le  21  novembre  1896. 

Monsieur  le  député, 

Je  me  suis  permis,  osant  faire  appel  à  votre 
bienveillance,  une  fois  encore,  de  me  pré- 
senter aujourd'hui  chez  vous. 

Je  voulais  vous  parler  de  la  situation  extrê- 
mement pénible  et  douloureuse  où  je  me 
trouve. 


Car  je  vous  avoue  bien  confidentiellement, 
monsieur  le  député,  que  je  suis  dans  la  situa- 


DEVANT  I.A   COI  R  DE  CASSATION 


lion  la  plus  douloureuse  et  que  je  ne  -aurais 
que  devenir  si  ceux  qui  ont  bien  voulu  me 
témoigner  quelque  intérêt  ne  me  viennent 
très  promptement  en  aide. 


Veuillez,  avec  toutes  mes  excus 
monsieur  le  député,  l'assurance  «le  ma  i 
pectueuse  reconnaissance. 

rhazy. 


Esteiuiazv    /''tir-simili:  d'n.ii<!  photographie  faite  sur  natu 


SEPTIÈME    LETTRE 

Il  décembre  1896. 

Monsieur  le  député, 

Je  ne  veux  pas  aller  encore  abuser  de  la 
bonté  que  vous  avez  bien  voulu  me  témoigner 
ci  vous  importuner,  une  fois  de  |>ln~,  <lr  mes 
tristesses,  mais  je  tiens  à  vous  dire  qu'ainsi 
que  je  le  redoutais,  le  ministre  n'a  rien  ré 
pondu  du  toul  à  toutes  les  démarches  si  bien 
veillante  faites  en  ma  faveur  el  qu'il  eûl  dû, 
ce  me  semble,  prendre  en  considération. 


J'avoue  que,  quelque  affreusement  malheu 
reux  que  je  sois,  j'avais  eu  espoir  lorsque 
me  suis  senti  soutenu  par  vous  el  par  Moi 
bello,  avec  uif  chaleur  donl  je  vous  ai, 
vous  le  jure,  une  bien  vive  reconnais 
lorsque  j'avais  vu  tous  mes  chefs,  répondanl 
à  mon  appel,  agir  avec  tant  de  cœur,  mon 
général  en  chef  <■!  le  gouverneur  eux-mêmes 
s'intéresser  si  \  ivemenl  à  i u< »i . 

Le  ministre  avail  dil  qu'il  était  prél  à  me 
nommer  -i  la  direction  m'acceptait 
i<ini,  -  incitations,  l< 


138 


L'AFFAIRE  DREYFIS 


rai  Millet  avait  accepté,  et  le  ministre,  in- 
formé, ne  bouge  pins  et  semble  ignorer  tout 
ce  qui  a  été  tenté  ! 

Je  suis  au  désespoir,  car  je  suis  vraiment 
dans  la  plus  atrocement  douloureuse  des  po- 
sitions et  je  ne  sais  que  devenir  et  que  vont 
devenir  surtout  les  pauvres  miens,  et  bien 
que  je  ne  manque  pas  d'énergie,  je  vous  le 
jure,  j'ai  vraiment  perdu  tout  courage. 

Estkrhazy. 


HUITIEME   LETTRE 

15  décembre. 

Monsieur  le  député, 

J'ai  vu  M.  de  Montebello  qui  a  été  parfait. 
Malheureusement,  je  ne  lui  ai  pas  suffisam- 
ment expliqué  ce  que  j'avais  à  lui  dire,  et  je 
viens  d'apprendre  que  le  ministre,  quand  on 
lui  a  parlé  de  moi  hier  (un  colonel  Meunier), 
a  répondu  qu'il  examinerait  mon  cas  après  le 
vote  du  budget. 

C'est  abominable. 

Voilà  un  malheureux  officier  qui  est  bien 
noté,  qui  est  dans  la  plus  cruelle,  dans  la  plus 
douloureuse  situation  du  monde. 

11  est  digne  d'intérêt,  puisque,  chose  rare, 
le  gouverneur,  son  propre  commandant  en 
chef,  le  général  Giovianinelli,  s'intéressent 
chaudement  à  lui  et  font  tout  ce  qu'ils  peuvent 
pour  le  faire  réussir,  puisque  trois  généraux 
écrivent  en  sa  faveur,  puisque  deux  députés, 
membres  de  la  commission  de  l'armée,  font 
pour  lui  les  démarches  les  plus  chaleureuses. 
Le  ministre  promet  au  gouverneur  d'une 
manière  précise  que,  si  le  général  Millet,  di- 
recteur de  l'infanterie,  l'accepte,  il  le  nom- 
mera; cédant  à  vos  généreuses  instances,  à 
celles  du  général  (jiovianinelli,  le  général 
Millet  consent  et  le  ministre  manque  impu- 
demment à  sa  parole. 

Je  ne  suis  rien,  mais  je  suis  très  digne 
d'intérêt  et  de  pitié;  je  représente  de  longues 
générations  de  gloire  et  d'honneur,  d'exis- 
tences consacrées  à  la  grandeur  de  la  France 
et  de  vies  données  sur  les  champs  de  bataille  ; 
je  suis  un  bon  officier,  un  bon  soldat,  j'ai  les 
meilleures  notes;  je  voudrais  savoir  jusqu'à 
quel  point  le  ministre  entend  se  moquer  de 
<•<■  qu  il  a  promis  pour  moi.  Je  serais  seul, 
cela  aurait  peu  d'importance;  mais  c'est  pour 


ma  femme  et  mes  enfants  que  je  lutte,  c'es 
pour  ces  pauvres  êtres  que  je  me  permets 
d'abuser  de  votre  bonté  et  de  votre  bienveil  ■ 
lance.  Le  ministre  me  renvoie  jusqu'au  vote 
du  budget,  parce  que,  jusque-là,  il  a  peur  de 
vous  et  de  Montebello,  et  puis  il  m'enverra 
brusquement  faire  f...  moi  et  les  miens.  Je 
vous  supplie,  monsieur  le  député,  pardonnez- 
moi  de  vous  accabler  ainsi  de  moi  ;  un  jour 
où  vous  aurez  l'occasion  de  parler  au  ministre, 
il  n'est  pas  possible  qu'il  ait  aussi  peu  de 
cœur  qu'on  le  dit  et  qu'il  se  joue  ainsi  d'un 
malheureux  qui  mérite  cependant  quelque 
intérêt;  ceux  qui,  comme  vous,  voulez  bien 
le  défendre,  en  sont  la  preuve. 

Pardon   encore,    et    de   tout  mon   cœur, 
merci  pour  les  miens  (1). 

ESTERHAZY. 


NEUVIEME    LETTRE 

Sans  date. 

Mon  cher  député, 

Voulez-vous  me  permettre  d'abuser  encore 
de  votre  bonté  et  de  résumer  ce  que  j'ai  été 
vous  raconter  ce  soir? 

Le  ministre  a  repoussé  toutes  les  instantes 
demandes  qui  lui  avaient  été  adressées  en  ma 
faveur,  en  disant  sur  un  ton  fort  peu  bien- 
veillant qu'il  ne  pouvait  pas,  prétextant 
que  : 

«  J'étais  dans  une  position  fort  compro- 
mettante depuis  longtemps,  parce  que  j'avais 
une  maîtresse.  » 

Je  proteste  absolument  contre  ces  asser- 
tions calomnieuses,  qui  seraient  grotesques 
si  elles  ne  me  portaient  préjudice,  si  elles  ne 
causaient  pas  aux  miens  de  si  douloureux 
ennuis  et  qui  sont  acceptées  soit  avec  une 
légèreté  indigne  d'un  bonhomme  qui  est  chef 
de  l'armée,  soit  avec  une  insigne  mauvaise 
foi. 

11  est  faux  que  je  sois  dans  une  situation 
fort  compromise  depuis  longtemps. 

J'ai  subi,  il  y  a  quelque   temps,  comme 


(1)  La  sollicitude  dont  Esterhazy  fait  montre 
pour  les  siens  dans  ces  lettres  n'exista  pas  tou- 
jours... Depuis,  M.  Esterhazy  a  connu  mademoi- 
selle Pays  ;  et  sa  femme,  digne  de  tous  les  res- 
pects et  de  toutes  les  sympathies,  ainsi  que  ses 
enfants  furent  abandonnés  par  lui. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


iv> 


beaucoup  de  gens,  de  grosses  pertes;  j'ai  des 
immeubles  de  rapport  difficile,  mais  aujour- 
d'hui, 27  janvier  1897,  ma  situation  est  le 
suicide  (je  vous  fais  cette  déclaration  sur 
l'honneur,  et  m'engage  à  prouver  tout  ce  que 
j'avance)  :  je  riaipoint  de  dettes,  point  de  pas- 
sif, et  me  suis  imposé  de  grands  sacrifices 
pour  arriver  à  ce  résultat. 

En  revanche,  j'ai  un  actif  visible,  composé 
de: 

1°  Deux  maisons  sises  à  Paris,  rue  des 
Cascades,  \-l  bis  et  i2  ter,  gérées  par 
M.  Henry,  architecte-expert,  rue  de  la 
Pompe. 

Elles  ne  sont  pas  dans  un  sac,  on  peut  les 
voir  et  constater  leur  existence.  Elles  étaient 
grevées,  lorsque  je  les  ai  achetées,  d'une 
hypothèque  au  Crédit  foncier  de  50,000  fr.  ; 
je  les  ai  payées  I  18,000,  elles  sont  donc  d'un 
revenu  brut  d'environ  9,000  francs  ;  mais 
il  y  a  beaucoup  de  vacances  et  la  gérance 
aurait  besoin  d'en  être  surveillée  de  pins 
près,  ce  dont  je  m'occupe  moi-même  (biens 
dotaux)  ; 

2°  Une  propriété  en  Champagne,  dite  châ- 
teau de  Dommartin,  et  comprenant,  outre  le 
château  et  ses  dépendances,  le  parc,  les 
prés,  terres  et  bois  qui  composent  le  do- 
maine de  Dommartin-la-Planchette,  près  de 
Vahny  (Marne  .  Ne  pouvant  la  louer,  j'ai  un 
régisseur.  Les  terres  sont  inlouables  et  in- 
vendables dans  ce  pays,  et  je  ne  suis  pas  agri- 
culteur (bien dotal  : 

3°20  Paris-Lyon-Méditerranée  chez  M°  Poir- 
son,  notaire  à  Sainte-Menehould  (Marne)  ; 

4°  Un  compte  courant  au  Crédit  lyonnais, 
n°  50,233,  s'élevant  à  environ  10,000  francs; 

5°  Une  créance  de  15,000  francs  (primiti- 
vement «le  30,000  francs),  plus  les  intérêts 
depuis  7  ans  sur  la  succession  de  M.  de  Lo- 
queyssie,  ancien  député,  créance  pour  la- 
quelle je  suis  en  instance  devant  l<-  tribunal 
de  Périgueux  : 

6°  Un  grand  nombre  de  titres  de  mines 
d'or,  sur  lesquels  je  perds  beaucoup  d'argent, 
absolument  improductifs,  ci  donl  la  Banque 
française  de  l'Afrique  du  Sud  a  le  détail,  que 
je  -ni-  contraint  de  garder; 

7°  Enfin,  !'■  mobilier  inaliénable  contenu 
dans  le  château  de  Dommartin,  évalué  par 

n  contrat  de  mariage  établi  par  M   L<   Vil- 

lain.  notaire  à   l'an-,  me  Boissj  -d'Angle 
la  somme  de  78,550  francs.  L'inventaire  de  ce 


mobilier  esl  annexé  a   mon  cintrai  et  il 
aisé  d'en  retrouver  tous  les  objet-,  a  Domm 
tin  où  ils  se  trouvent  ; 

8°  Le  mobilier  de  mon  appartenu  nt,  .'-value 
par  l'agent  de  la  Compagnie  d'assurances  la 
Rouennaise,  à  laquelle  je  -ni-  assuré,  à  la 
somme  de  20,000  l'iau 

Tout  ceci  esl  visible,  facile  à  vérifier,  et,  Bi 
le  général  Billol  veul  en  avoir  la   preuve,  je 
suis  prêt  à  la  fournir  dans  le  plus  grand  dé 
tail. 

Evidemment  les  mines  d'or,  la  créance  I 
queyssie  sonl  d'un  rapport  nul,  de  même  que 
les  collections  et  objets  d'art,  et  il  esl  fâcheux 
que  je  ne  puisse  les  aliéner  :  évidemment  les 
maisons  de  la  rue  de-  les  el  de  la  terre 

de  Dommartin  sont  d'un  fort  mauvais  rap- 
port, mais  de  là  à  dire  ce  que  dit  le  ministre, 
il  y  a  loin  ;  je  n'ai  point  de  passif  et  j'ai  un 
actif  que  je  demande  qu'on  vérifie. 

Il  va  de  soi  que  ci-  u'esl  point  avi 
ressources  si  diminuées  que  je  puis  dépenser 
beaucoup  d'argent.  Or,  je  n'ai  point  dedetl 
je  défie  donc  qu'on  puisse  établir  que  je 
mange  de  l'argent  pour  une  femme  et  que 
j'aie  compromis  pour  une  femme  ma  situa- 
tion. 

On  peut  interroger  ma  famille,  mes  en- 
fants,   mes    domestique-  ;    ils  diront    que    je 

passe  toutes  mes  soirées  en  famille,  que  je 
ne  dîne  jamais  en  ville,  que  je  vis  constam- 
ment avec  le-  mien-,,  promenant  mes  enfants, 
que  je  ne  découche  jamais. 

La  vérité  est  que  depuis  plu- d'un  an  le 
général  Giovaninelli  le  sait  mieux  que  per- 
sonne ma  femmeesl  gravement  malade  d'une 
maladie  nerveuse  compliquée  d'accidents  in 
térieurs  el  que,  puisque  ces  misérables  ne 
respectent  rien  cl  qu'il  faut,  pour  se  discul- 
per de  leur-  ignobles  outrages,  toucher  jus- 
qu'aux sujets  le-  plus  intimes  et  secouer 
toute  pudeur,  le-  médecins  m'onl  fail  a  son 
égard  certaines  recommandations  que  vous 
comprendrez  -au-  que  i  insiste. 

.l'avai-  quarante-trois  au-,  a  ce  moment, 
j'avais,  j'ai  encore  le  défaut  de  sentir  qiu 
-ni.  un  homme,  -le   -ni-  surpris   qu  on 
étonne  quand,  la  même  année,  on  ■>  mi  l< 
néraiissime,   presque  septu 
oueequi  esl  mieux,  faire  payerde*  »de 

colonel,  de  général  de  brigade,  de  l  de 

division,  du  logement  dan-  les  bâtiments  il»1 

l'Etat,  etc.,  h'-  laveur-    de    madame    \ 


100 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


maîtresse,  et  il  a  fallu  que  son  mari,  sourd  et 
infirme  depuisde  longues  années,  assassinât 
un  officier  pour  qu'on  le  fit  enfin  quitter  la 
garnison  de  Paris  d'où  il  ne  sortait  pas,  et  où 
sa  complaisance  lui  avait,  en  outre,  valu  les 


plus  hauts  grades  dans  la  Légion  d'honneur. 

C'est  à  moi  qu'on  doit  que  ce  scandale  n'ait 
jamais  éclaté... 

(Ici  se  trouve  une  phrase  que  la  décence  nous 
interdit  de  reproduire.) 


Henry  le  Faussaire  se  traînant  au  genoux  du  juge  Behtllus. 


...  Vous  avouerez  que  c'est  une  drôle  d'ar- 
mée que  celle  où  on  est  exposé  à  entrer  dans 
de  pareilles  explications,  et  que  ce  sont  de 
'1  mies  de  chefs,  pour  ne  pas  dire  des  drôles, 
que  ceux  qui  se  servent  de  pareils  arguments 
pour  repousser  la  demande,  chaudement  ap- 
puyée par  de  braves  gens,  d'un  bon  soldat  et 
•  l'un  bon  officier  intéressant. 


J'ai  demandé  à  rester  à  Paris  pour  la  santé 
de  ma  femme,  impossible  à  soigner  à  Rouen 
de  l'avis  formel  des  médecins,  pour  toucher  la 
solde  de  Paris  supérieure  de  plus  de  1,650  fr. 
à  celle  de  Rouen,  pour  m'éviter  les  frais, 
extrêmement  onéreux,  d'un  déplacement, 
alors  que  j'ai  des  dépenses  considérables,  et 
enfin  pour  surveiller  mes  affaires  dont   le 


DEVANT  LA  COUR  DE  CÀSSATIO> 


»■» 

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&'  ^tvfb  vf  ". 


BSTERHAZl    1-1    POUBOCO!   PAS? 


162 


/AFFAIRE  DREYFUS 


simple  examen  montré  qu'elles  exigent  une 
grande  surveillance  que  ma  femme,  en  rai- 
son de  son  état,  est  incapable  d'y  apporter. 

Je  suis  dans  une  situation  à  laquelle  je 
m'efforce,  malgré  ses  difficultés  matérielles 
et  ses  tristesses  morales,  de  faire  honneur. 
Qu'un  Billot,  vainqueur  à  Frigolet,  manque 
de  pi  lié  envers  le  fds  du  vainqueur  de  Kang- 
liil,  cela  s'explique  pour  qui  connaît  le  pèle- 
rin et  le  méprise  à  sa  juste  valeur  ;  mais  qu'il 
se  contente,  pour  se  débarrasser  des  dé- 
marches pressantes  de  gens  de  cœur,  de  se 
servir  de  pareils  moyens,  cela  dépasse  les 
limites  permises. 

Bien  qu'il  y  ait  furieusement  de  canailles, 
comme  m'écrivait  un  jour  le  brave  et  bon 
général  Grenier,  sousl'épaulette,  parle  temps 
qui  court,  je  me  refuse  à  croire  que  de  pa- 
reilles saletés  aient  été  avancées  à  visage  dé- 
couvert contre  un  officier  qui  a  des  services 
comme  les  miens,  et  qui  est  noté  comme  je  le 
suis;  mais  j'ai  tout  lieu  de  supposer  que  cette 
ordure  émane  du  service  des  renseigne- 
ments. 

Ce  service,  qui  devrait  renseigner  sur  ce 
qui  se  passe  en  Allemagne  et  qui  laisse  dé- 
penser 200  millions  par  l'ennemi  sans  en 
trouver  l'emploi,  a  parmi  ses  hauts  chefs  un 
chef  de  bataillon,  officier  de  la  Légion  d'hon- 
neur (qui,  par  parenthèse,  ne  sait  pas  un  mot 
d'allemand,  d'italien  ou  d'anglais),  qui  em- 
ploie les  fonds  destinés  à  autre  chose  à  faire 
le  métier  de  mouchard  et  à  faire  surveiller 
par  des  agents  louches  de  vingtième  catégo- 
rie ses  camarades.  Quand  on  sait,  par  les 
aveux  des  magistrats  eux-mêmes,  comment, 
fait  dans  l'ordre  judiciaire,  ce  service,  à  la 
préfecture  de  police,  est  sujet  à  d'incroyables 
erreurs,  on  est  terrifié  de  penser  que  la  répu- 
tation, l'avenir,  les  intérêts  de  bons  officiers 
sont  à  la  merci  des  délations  sans  appel  d'un 
homme  dont  l'abject  métier  devrait  être  ayant 
tout  sujet  à  défiance,  d'un  homme  qui  colle 
épaulettes  d'officier  sur  la  défroque  d'un 
argousin,  eton  aie-droit  d'être  révolté  quand, 
comme  moi,  on  a  obligé  cet  homme  et  qu'on 
sait  aujourd'hui  ce  qu'il  vaut.  Le  comman- 
dant Henry,  en  effet,  est  mon  débiteur  de- 
puis 1876;  je  lui  ai  prêté  quelque  argent 
qu'il  ne  m'a  jamais  rendu,  qu'il  me  doit  en- 
core :  cela  explique  bien  des  choses. 

En  tout  ca s,  avant  d'accepter,  comme  ar- 
ticle de  foi,  les  relations  de  tels  individus,  le 


ministre  ferait  simplement  son  plus  strict  de- 
voir s'il  mettait  à  même  l'officier  ainsi  traité 
de  se  défendre  et  de  s'expliquer. 

Il  n'y  a  pas  besoin  d'avoir  un  chapeau  avec 
des  plumes  sur  la  tête  pour  comprendre  cela  ; 
il  suffit  d'être  un  galant  homme. 

De  pareils  actes  révoltent  tous  ceux  qui  en 
ont  connaissance,  et  ils  ont  une  singulière 
ironie  quand  on  songe  qu'ainsi  que  je  vous 
l'ai  dit,  j'ai,  il  y  a  peu  de  temps,  défendu  ledit 
Billot  contre  des  attaques  qui  lui  auraient  été 
fort  sensibles.  Je  ne  suis  pas  un  résigné,  je 
supporte  mal  les  offenses,  et  la  discipline 
n'a  jamais  consisté  dans  la  bassesse  et  la  ser- 
vilité. 

Servir  veut  dire  être  utile  ;  c'est  dans  ce 
sens  que  doivent  le  comprendre  des  gens 
d'épée  et  non  pas  dans  le  sens  qu'y  attachent 
des  laquais  ;  mais  je  supporte  encore  plus 
mal  les  outrages  quand  il  s'agit  de  la  santé  et 
des  intérêts  des  êtres  qui  me  sont  le  plus 
chers  au  monde  et  quand  la  vie  et  la  raison 
de  ma  femme  vont  payer  tout  cela. 

Je  suis  un  très  bon  officier  ;  on  n'a  qu'à  voir 
mes  notes  ;  le  sang  versé  par  les  miens,  les 
services  qu'ils  ont  rendus  à  la  France  valent 
qu'on  s'en  souvienne;  je  suis  dans  une  po- 
sition extrêmement  digne  d'intérêt,  et  suis, 
moi  aussi,  tout  comme  un  Romain  de  la 
bonne  époque  : 

Au  point  de  ne  rien  craindre,  en  état  de  tout  faire. 

Sur  les  promesses  formelles,  écrites,  d'offi- 
ciers généraux  en  qui  j'avais  droit  d'avoir 
toute  confiance,  j'ai  pris  pour  ma  famille, 
pour  ma  femme,  des  dispositions  qu'une  mo- 
dification aujourd'hui  viendrait  rendre  dis- 
pendieuses au  delà  de  mes  moyens,  et  je  suis 
prêt  à  m'en  aller,  s'il  le  faut,  quitte  à  faire 
appel  à  l'opinion  par  d'autres  moyens  que  le 
colonel  Allaire. 

Je  ne  veux  rien  précipiter  dans  une  affaire 
aussi  grave  et  demande  à  la  bienveillance  dont 
vous  m'avez  donné  tant  de  preuves,  et  dont  je 
suis  bien  touché,  de  me  guider. 

Vous  pourrez,  si  vous  le  jugez  bon,  parler 
de  tout  cela  à  Montebello  et  lui  donner  mes 
éclaircissements;  je  vous  demanderai  de  n'en 
pas  parler  àWeill.  C'est  un  excellent  homme, 
mais  il  a  supporté  sans  broncher  les  plus  ef- 
frayants des  soupçons  et  les  plus  abomina- 
bles des  outrages,  et,  comme  je  n'ai   pas  la 


DEVANT  LA  COI  R  DE  CASSATION 


même  manière  de  voir,  il  ne  comprendrait 
rien  à  ma  colère  que  tous  ceux  qui  me  portent 
intérêt  trouvent  légitime,  et  parmi  ceux-là 
sont  des  colonels  et  des  généraux  qui  me  con 
naissent  depuis  de  longues  années  et  qui  ne 
me  cachent  pas  leur  indignation. 

Pardonnez-moi.  mon  cher  député,  cette 
longue,  trop  longue  tartine,  et  croyez  à  mon 
bien  entier  el  reconnaissant  dévouement. 

ESTEREAZY. 

P. -S.  Drumont  propose  d'envoyer  à  Billot 
un  exemplaire  richement  relié  de  Chariot 
s'u muse  ! 

En  tout  cas,  je  suis  bien  résolu  à  faire 
quelque  chose  ;  je  suis  le  neveu  d'un  homme 
qui,  général  de  division,  provoqua  le  général 
de  Castellane  qui  l'avait  insulté  :  le  descen- 
dant par  ma  mère  du  colonel  marquis  de  Par- 
daillan  qui,  sous  Louis  XIV,  cassait  son  épée 
et  en  jetait  les  morceaux  au  nez  du  commis- 
saire, représentant  de  Louvois,  qui  lui  avait 
manqué  d'égards,  et  je  me  souviens  de  celte 
phrase  des  recommandations  admirables  du 
maréchal  de  Belle-Isle  à  son  petit-fils  entrant 
dans  l'armée  :  <  Le  respect  des  lois  militaires 
et  de  leur  discipline  fait  que  vous  ne  devez 
jamais  discuter  un  ordre,  et,  quelque  absurde 
qu'il  vous  semble,  vous  devez  l'exécuter  jus- 
qu'à la  dernière  goutte  de  votre  sang,  prêta 
chaque  instant  à  donner  votre  vie  pour  votre 
prince  et  la  patrie  ;  mais  la  discipline  ne  peut, 
en  aucun  cas,  vous  faire  faire  un  acte  vil,  ni 
vous  faire  supporter  un  outrage.  ^> 

(les  lettres  suffisent  à  peindre  ce  qu'est 
Esterhazy. 

Le  rapport  suivant  donne  des  détails  sur 
certaines  de  ses  actions. 


l'r  Document.  —  Rapport  du  colonel 
ILerdrain. 

Rapport  il"  colonel  Kerdrain   sur  les  faits 
proches  à  M.  /-1  comte  Esterhazy,  actuelle- 
ment  en  non-activité  pour  infirmités  tempo- 
raires et  traduit  devant  >nt  conseil  d'enqw 

Paris,  h'  22  août  1898. 

Avant  de  relater  les  faits  qui  amènent  devant 
le  conseil  d'enquê  eM.lecomte  Walsin-Ester 


hazj .  ii- -il—  croyons  ■  !■    oir  rappeler  I 
ment  les  services  de  ci    officier  supérieur. 

Entré  au  service  en  1871  s-lieu- 

tenant,  au  titre  étranger,  provi  la  lé- 

gion romaine,  M.  Esterhazj 
combats  livrés  par  l'armée  de  la  L< 
fait  remarquer  par  son  entrain,  -a  bravou 
Lieutenant  le  21  février  187  l,  il  est  promu 
pitaine  au  choix  le  lu  septembre   1880.  Il  ■  •-! 
mis  hors  cadre,  au  litre  des  affaires  ind 
de  la  Tunisie,  par  décision  ministérielle  «lu 
17  février  1SS2  ;    il    l  este  dan 

qu'au  -2(.)  février  1884,  date  à  laquelle  il  est 
affecté  au  7e  bataillon  d  !  chasseurs  à  pied, 
puis  au  18',  en  garnison  à  Courbevoie. 

Promu,  toujours  au  choix,  au  1  !<•  <le  ligne 
le  10  juillet  1892,  cet  officier  passe  avec  son 
nouveau  grade  au  74e  de  ligne. 

Son  stage  terminé,  il  est  maintenu  dan- 
son  corps  comme  chef  de  bataillon,  du  cadre 
complémen  aire.  Les  noies  obtenue-  parce! 
officier  dans  divers  régiments  OÙ  il  a  servi 
sont  en  général  bonne-  souvent  élogieus 
mais  il  y  a  lieu  de  retenir  celle  appréciation 
du  lieutenant-colonel  du  74e,  appréciation  qui 
ligure  au  feuillet  du  personnel  du  comman 
danl  Esterhazy,  à  la  date  de  juillet  1896  : 

«  Fait  toujou  s  partie  du  cadre  complémen 
taire  et  n'est  employé  qu'à  des  servie  -  par- 
ticulier-, où  il  ne  paraît  pasapporter  la  même 
exactitude  que  par  le  passé.  Du  reste,  depuis 
le  séjour  du  régiment  à  Pari-,  c  t  officier  su- 
périeur semble  avoir   une  existence  un  peu 
brouillée.  Est-ce  dû  à  des  dissentiments  de 
famille  ou  peut-ère  à  des  difficultés  d'argent  ' 
Sans  pouvoir  rien  préciser,  puisqu'il  ne  m 
parvenu  ni  plaintes  ni  réclamations  sérieu 
pour  dettes,  j'estime  qu'un  changement  im- 
portant est  survenu  dans  la  vie  privée  du  com- 
mandanl  Walsin-Esterhazy. 

Proposé  pour  la   non-activité  pour  infir 
mités   temporaires,   il  est  placé  dans   cette 
position     par     décision     présidentielle     du 
17  août  1897. 

Il  ne  nous  appartient  pas  de  rappeler  les 
tristes  événements  auxquels  a  été  mêlé  le  nom 
deCei  officier  supérieur,  le  consei 
l'ayant  acquitté  des 

tées  contre  lui,   La  juridicti  d  civile  l'ayant 
renvoyé  d'une  plainte  pour  faua 
faux,  mais  d'uutres 
vélés  ou   se  --ni  produits 
divers  procès  auxquels  a  été  mêlé  cet  o 


164 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


Nous  les  examinerons  en  essayant  de  suivre 
un  ordre  chronologique. 

Au  cours  des  années  1882,  1883,  1884, 
M.  Esterhazy,  alors  capitaine  aux  affaires  in- 
digènes en  Tunisie,  échangea  une  correspon- 
dance suivie  avec  une  de  ses  parentes,  ma- 
c'amede  Boulàncy.  Ces  lettres,  d'abord  tenues 
secrètes  par  la  destinataire,  furent  communi- 
quées par  elle  en  1897  à  diverses  personnes, 
particulièrement  au  sieur  X...  qui,  cédant  un 
jour  aux  instances  de  M.  Scheurer-Kestner,  lui 
confia  une  lettre  contenant  des  propos  indi- 
gnes d'un  officier,  d'un  Français.  Ce  dernier 
crut  devoir  —  pour  les  besoins  d'une  cause, 
dont  il  s'était  fait  le  défenseur  —  informer 
l'autorité  militaire  de  l'existence  de  ce  docu- 
ment. Nous  n'apprécions  pas  ici  la  conduite 
de  madame  de  Boulàncy  et  des  tiers  auxquels 
elle  a  confié  un  correspondance  toute  privée 
et  compromettante  pour  son  parent. 

L'autoriié  militaire,  qui  procédait  à  cette 
époque  à  une  instruction  contre  le  comman- 
dant Esterhazy,  se  fit  remettre  le  paquet  de 
lettres  que  détenait  madame  de  Boulàncy. 

Avant  d'en  faire  connaître  la  contexture, 
nous  devons  déclarer  que  la  plus  compro- 
mettante, celle  dite  du  «  uhlan  »  et  commu- 
niquée à  M.  Scheurer-Kestner  en  particulier, 
a  été  niée  par  le  commandant  Esterhazy,  et 
soumise  à  l'examen  de  trois  experts  commis 
par  l'autorité  militaire.  Ceux-ci  ont  déclaré  : 

«  1°  La  piècelitigieuse  etl'enveloppe  ne  sont 
pas  contemporaines  ; 

»  2°  Cette  pièce  nous  paraît  être  d'une  ori- 
gine très  suspecte,  et  nous  semble  plutôt  une 
imitation  courante  et  à  main-levée  de  l'écri- 
ture du  commandant  Esterhazy,  qu'une  pièce 
originale.  » 

Restaient  maintenances  autres  lettres  que 
nous  nous  proposons  d'examiner  devant  le 
conseil.  Dans  l'une  d'elles,  le  capitaine  Ester- 
hazy s'exprime  en  ces  termes  sur  ses  supé- 
rieurs : 

"  C'est  honteux  de  voir  tout  le  remue-mé- 
nage que  ces  grotesques  généraux  font  pour 
quelques  cavaliers  qui  devraient  les  faire, 
rougir  en  leur  montrant  l'exemple  du  courage 
el  de  la  hardiesse.  Tous  ceux-là  ont  encore 
la  botte  prussienne  marquée  plus  bas  que  le 
dos  et  ils  tremblent  de  peur  devant  leur 
ombre,    n 

Dans  d'autres  correspondances,  formulant 
toujours  son  opinion  sur  des  officiers  géné- 


raux de  notre  armée,  dont  un  en  particulier 
a  occupé  une  des  plus  hautes  situations,  il 
s'exprime  en  ces  termes  : 

«  Certain  officier  général  est  résolu  à  faire 
le  farceur,  nous  n'en  avons  jamais  douté  ici  ; 
d'ailleurs,  il  a  fait  bien  d'autres  crasses.  De 
grands  événements  se  préparent,  et  à  la  pre- 
mière vraie  guerre,  tous  ces  grands  chefs 
ridiculement  battus,  car  ils  sont  à  la  fois  pol- 
trons et  ignorants,  iront  une  fois  de  plus 
peupler  les  prisons  allemandes  qui  seront 
encore  trop  petites  pour  les  contenir,  car 
toutes  les  farces  de  ces  sauteurs  sont  de  peu 
de  poids  devant  les  beaux  régiments  prus- 
siens si  bien  unis  et  sibien  commandés,  etc.  » 

Ce  sont  évidemment  les  récriminations 
d'un  officier  mécontent  et  frondeur  qui  ne  se 
voit  pas  accorder  la  récompense  qu'il  croit 
avoir  méritée;  mais  peut-on  admettre,  même 
dans  une  correspondance  privée,  qu'un 
Français  tienne  un  pareil  langage  ?  Notre 
cœur  de  Français  se  révolte  et  rien  ne  peut 
excuser  un  pareil  langage.  En  donnant  un 
libre  cours  aux  idées  malsaines  qui  hantaient 
à  cette  époque  son  cerveau,  le  capitaine 
Esterhazy  a  commis  une  faute  grave  contre 
la  discipline. 

Nous  passons  maintenant  à  l'examen  des 
trois  lettres  écrites  par  le  commandant 
Esterhazy  au  président  de  la  République  les 
29,  31  octobre  et  5  novembre  1897. 

A  la  suite  d'une  lettre  adressée  au  com- 
mandant Esterhazy  vers  le  mois  d'octobre  1897 
et  signée  «  Espérance  »,  lettre  dans  laquelle 
l'anonyme  le  prévenait  des  dangers  qui  le 
menaçaient,  des  machinations  ourdies  par 
ses  ennemis  pour  le  perdre,  cet  officier  supé- 
rieur écrivit  successivement  trois  lettres  au 
président  de  la  République,  réclamant,  sur  un 
ton  comminatoire,  que  le  scandale  fait  autour 
du  nom  d'un  descendant  des  Esterhazy  soit 
arrêté,  que  justice  soit  faite  contre  l'infâme 
instigateur  du  complot  tramé  contre  lui,  sinon 
l'intervention  du  chef  d'une  nation  étrangère 
serait  son  dernier  et  suprême  recours. 

Quel  que  soit  l'état  d'affolement,  de  surex- 
citation dans  lequel  se  trouvait  le  comman- 
dant Esterhazy,  jamais  cet  officier  n'aurait 
dû  avoir  la  pensée  d'adresser  de  pareilles  me- 
naces au  premier  magistrat  de  la  France  ; 
son  patriotisme  aurait  dû  arrêter  sa  plume. 

Nouvelle  faute  contre  la  discipline,  de  la 
part  de  cet  officier  qui   semble,  en  outre, 


DEVANT  LA  CUUH  DE  CASSATION 


/•,  ;,  /ér< 


i  NE    PAGE    D  UISTOIBE 

Le  Prince  d'Orléans  félicitant  Eslerhazij  lors  du  pn        Zola. 


avoir  oublié  que  rhonneur  faisait  partie  du 
patrimoine  légué  par  ses  ancêtres. 

Vers  la  même  époque,  paraissaient,  dans 
le  journal  la  Libre  Parole,  certains  articles 
signés  Dixi  qui,  s'ils  n'étaient  pas  rédigés  par 
le  commandant  Esterhazy,  étaient  au  moins 
inspirés  par  lui. 


Cité  à  comparaître  devanl  !<■  juge  d'ins- 
truction, cet  officier  s'est  borné  à  déclar<  r 
qu'il  avait  donné  divers  i  ;nements  pour 

la  rédaction  de  trois  articles  parus  dam 
journal  i >i  ■  intituli  i  e  Complot 

le  Copain    .  et     M.  & ;  eurer-Ki  Biner 
Il  ne  devait  pas  ignorer  les  ordres  du  mi- 


166 


I /AFFAIRE  DREYFUS 


nistre  de  la  guerre,  en  collaborant  à  une 
feuille  quotidienne  ou  en  inspirant  ses 
articles.  Nouvelle  faute  contre  la  discipline  à 
relever  contre  le  commandant  Esterhazy. 


Tout  dernièrement  encore,  cet  officier  su- 
périeur, se  voyant  sous  le  coup  d'un  conseil 
d'enquête,  manifesta  son  intention,  au  cours 
d'une  entrevue  que  lui  avait  accordée  le  gé- 
néral commandant  le  département  de  la 
Seine,  de  peser  sur  l'esprit  de  ses  chefs  par 
des  procédés  inavouables.  Nous  devons  re- 
connaître que,  dans  une  lettre  datée  du 
8  juillet  1898,  c'est-à-dire  trois  jours  après 
cet  entretien,  il  exprima  le  regret  des  propos 
qu'il  avait  tenus  et  jura  de  ne  pas  se  servir 
des  papiers  compromettants  qu'il  avait  dans 
les  mains. 


Nous  examinerons  maintenant  la  conduite 
privée  du  commandant  Esterhazy.  Les  docu- 
ments sur  lesquels  nous  nous  appuyons  sont  : 
le  résumé  des  rapports  fournis  au  ministre 
de  la  guerre  par  la  préfecture  de  police  et  des 
lettres  du  commandant. 

Avant  d'être  dans  la  position  de  non-acti- 
vité, M.  Esterhazy,  alors  chef  de  bataillon  au 
7  Y  de  ligne,  en  garnison  à  Paris,  installe, 
en  janvier  1896,  dans  un  appartement  sis  au 
49  de  la  rue  de  Douai,  dont  le  loyer  est 
d'abord  en  son  nom,  une  ancienne  femme 
galante,  mademoiselle  Pays,  dont  il  a  fait  sa 
maîtresse  ;  il  habite  avec  elle. 

Au  mois  de  décembre  1897,  ledit  loyer  a 
été  transféré  au  nom  de  mademoiselle  Pays. 
Nous  nous  bornons  à  relater  le  fait,  laissant 
au  conseil  le  soin  d'apprécier  les  causes  de 
cette  substitution  de  nom  sur  les  rôles  des 
contributions. 

Dans  un  autre  rapport  de  police,  qui  revêt 
un  caractère  de  haute  gravité,  le  commandant 
Esterhazy  est  accusé  d'avoir  accepté  de  com- 
manditer, pour  une  somme  de  5,000  francs, 
une  proxénète  qui  tenait  une  maison  de  ren- 
dez-vous dans  le  quartier  de  la  gare  Saint- 
Lazare.  Dans  une  des  entrevues,  le  comman- 
dant déclara  se  nommer  «  Rohan-Chabot  », 
et,  quelques  mois  plus  tard,  il  déclara  son 
véritable  nom,  «  Walsin-Esterhazy  »,  officier 
supérieur  de  l'armée  française. 


La  correspondance  lui  était  adressée  au 
Jockey-Club,  au  château  de  Dommartin,  à 
Sainte-Menehould. 

A  un  certain  moment,  la  proxénète,  dont 
les  affaires,  paraît-il,  étaient  moins  que  pros- 
pères, fit  part  de  sa  situation  précaire  à  celui 
qu'elle  appelait  «  son  associé  ». 

Le  commandant  Esterhazy  lui  proposa  de 
se  charger,  moyennant  une  forte  somme,  de 
trouver  une  jeune  fille  pour  marier  son  ne- 
veu, âgé  de  vingt  et  un  ans,  qui  habite  Bor- 
deaux avec  sa  mère.  La  susdite  tenancière  le 
mit,  déclare-t-elle,  en  rapport  avec  un  cer- 
tain Roussel,  sorte  d'agent  matrimonial  qui 
avaitune  jeune  orpheline  très  riche  à  marier. 
Ledit  Roussel  posséderait  des  lettres  du 
commandant. 

Nous  avons  d'ailleurs  retrouvé  au  dossier 
une  lettre  rédigée  sous  forme  de  billet,  dans 
laquelle  le  signataire  (une  simple  lettre  alpha- 
bétique pour  le  désigner)  l'engage  à  faire 
toutes  les  démarches  nécessaires,  lui  assu- 
rant en  cas  de  réussite  la  somme  de 
10,000  Jrancs  environ. 

Au  dossier,  se  trouvent  également  jointes 
les  photographies  de  trois  lettres  écrites, 
d'après  le  rapport  de  police,  par  le  comman- 
dant Esterhazy  au  sieur  Lévy,  autre  agent 
matrimonial.  La  lecture  de  ces  documents  me 
permet  de  constater,  non  sans  une  certaine 
tristesse,  que  celui  auquel  ils  sont  attribués 
se  montre  peu  scrupuleux  dans  le  choix  de 
la  jeune  fille  destinée  à  son  neveu.  La  mora- 
lité ne  serait  qu'une  question  secondaire  et 
on  passerait  sur  toutes  espèces  de  choses 
scandaleuses,  pourvu  qu'elles  ne  crèvent  pas 
les  yeux  de  tout  le  monde.  Une  forte  somme 
serait  la  récompense  du  service  rendu. 

De  pareilles  compromissions  d'argent  avec 
une  proxénète  et  un  agent  matrimonial,  vé- 
reux au  suprême  degré,  dénotent  chez  leur 
auteur  un  abaissement  de  sens  moral,  incom- 
patible avec  la  dignité  d'un  officier. 

En  résumé,  il  résulte  des  faits  énumérés 
dans  notre  rapport  que,  pendant  la  période 
de  1882  à  1884  et  plus  récemment,  de  1897 
à  1898,  M.  le  comte  Esterhazy  aurait  commis 
des  fautes  graves  contre  la  discipline  et  pou- 
vant entacher  son  honneur,  que  sa  cohabita- 
tion avec  une  ancienne  femme  galante  et  ses 
agissements  avec  certaines  personnes  vé- 
reuses établissent  une  inconduite  habituelle. 

Kerdrain. 


DEVANT  l.\  COUR  DE  CASS  LTION 


Voici  maintenant  les  procès-verbaux 
des  deux  séances  du  «Conseil  d'enquête 
île  région  »  devant  lequel  a  comparu 
«  M.  Walsin-Esterhazy  | Marie- Charles- 
Ferdinand),  chef  de  bataillon  en  non-acti- 
vité pour  infirmités  temporaires  ». 


2e  document.  —  Le  Conseil  d'enquête 

Procès-verbal  de  la   séance  <ln  Conseil  ^en- 
quête du  gouvernement  militaire  de   Paris, 
tenu  le  mercredi  î  i  août  189$,  à  Pari*,  et 
de  la  séance  du  même  conseil  tenu  le  samedi 
J~   août,  à  Pari*. 

PREMIÈRE    SÉANCE 
Mercredi  2'/  août  IS98. 

Ces  personnes  ainsi  questionnées  ont  dé- 
claré, savoir  : 

1"   M.  Mercier,  colonel  commandant  le 
i33trêgimenl  ^infanterie,  à  Belley. 

A  toujours  eu  de  l'estime  pour  le  comman- 
danl  Esterhazy,  lorsque  cet  officier  était  placé 
sous  ses  ordres,  el  le  croit  incapable  de  for- 
fa  ire  à  l'honneur.  N'a  eu  qu'à  se  louer  des 
excellentes  relations  qui  existaient  entre  les 
deux  l'amilles  Esterhazy  et  Mercier,  et  n'a 
jamais  constaté  le  moindre  nuage  dans  le 
ménage  Esterhazy. 

2e  M.  Bergouignan,  lieutenant -colonel  de 
Varmée  territoriale. 

Confirme  l'appréciation  élogieusedu  témoin 
précédent  sur  le  commandant  Esterhazj  el 
sur  sa  Ni'1  intime.  Ce  ne  serait,  d'après  le 
témoin,  qu'au  commencement  de  1898  que 
le  ménage  se  sérail  désuni,  à  la  suite  des 
révélations  faites  par  la  presse  sur  les  rela- 
tions du  commandant  avec  la  femme  Pays; 
néanmoins,  celui-ci  voyail  journellemenl  ses 
enfants,  el  madame  Esterhazj  eûl  probable- 
ment,  «L'ois  un    temps   peu  éloigné,  désiré 

pardoi r  à  son   mari   el  reprendre  la  \i'' 

comm 

A  propos  de  la  question  du  duel  Esterhazy- 
Picquart,  \<-  témoin  déclare  qu'il  eûl  accepté, 


dans  cette  affaire,  d  IIlt 

Esterhazj    sur  sa  simple  demand 
ajoute  qu'il  avait  été  invité  plir  le  r 

de  témoin  pour  que  l'armée  nationale 
présentée.  La  priorité  était  acquis  om- 

mandanl  Esterhazy.  En  y  renonçanl  •  o  \-.<- 
du  colonel  Henry,  qui  avail  l'ordre  de 
chefs.  Esterhazy  a  fail  un  gros  sacrifii 
chefs.  Le  témoin  le  croil   incapable  de  man- 
quer à   l'honneur;    il   a   reçu   beaucoup  de 
témoignages  du  74'  de  :  onûrmanl  son 

opinion. 

M.  le  général  de  Pellieux,  commandant  le 
département  <!•■  la  Seine. 

Déclare  tout  d'abord  qu'étanl  chef  d'état- 
major  en  Tunisie,  il  a  connu  le  capitaine 
Esterhazy,  qu'il  tienl  pour  un  brave  soldat. 
Sur  la  demande  du  commandant,  qui  désire- 
rait fixer  le  conseil  sur  la  proposition  que 
lui  aurait  faite,  en  1898,  M.  le  général  Billol 
de  lui  faire  accorder  sa  retraite  avec  le  maxi- 
mum, le  général  de  Pellieux,  témoin,  s'ex- 
prime ainsi  : 

«  Oui.  on  lui  a  proposé  le  maximum  :  m 
le  général  liillot  ayanl  déclaré,  dans  les  cou- 
loirs du  Sénat,  qu'il  allait  chasser  Esterhazj 
de  l'armée,  celui-ci  a  retiré  sa  demande  de 
retraite.  C'esl  donc  parce  qu'il  n'a  pas  voulu 
qu'il  n'esl  pas  aujourd'hui  en  retraite. 

Le  commandant  Esterhazj  ajoute  pi 'on 
lui  avail  offert,  à  plusieurs  reprises,  de  le 
mettre  en  retraite  :  que  M  rézenas  voyail 
des  généraux  el  que  lui-même,  Esterhazy, 
suivait  deux  directions  :  le  cabine!  el  l'état- 
major  :  en  principe,  les  offres  de  retraite 
aaienl  du  général  Billot. 

Le  général  de  Pellieux.  appelé  à  faire  con 
naître  au  conseil  -i.  dans  des  circonstan 
ordinaires,  on  eûl    relei  erhazj 

les  diverses  fautes  qui  constituent  son  d< 
sier,  répond  qu'il  ne  le  croil  pas.  En  ce  qui 

cerne  l'entrevue  du  •'*  juillet,  entre  Est 
hazy  el  le  généra]  de  Pellieux,  celui-ci 
que  cel  officier  était  abattu  physique 
très  Burexcité,  el  qui  prit 

que  doivent  être  attribuées  les  paroles  in< 
minées;  mais  qu'il  ne  croil  pas  .i  l'intenti 
du  commandant   Esterhazj    de  hanter 

l'élat-major. 

Quanl  à  la  campagne  de  pi 
de  Pellieux  enj  ivemenl  le  command 


108 


[/AFFAIRE  DREYFUS 


ESTERHAZY    REMETTANT    SES    DOCUMENTS   A    i/ AMBASSADE    ÉTRANGÈRE 


à  la  faire  cesser  ;  celui-ci  lui  promit  de  l'ar- 
rêter et  il  tint  sa  parole.  Le  commandant  lui 
a  fait  connaître  que  les  juifs  lui  avaient 
offert  600,000  francs  pour  qu'il  se  déclarât 
l'auteur  du  bordereau,  et  qu'ils  avaient  éga- 
lement offert  150,000  francs  à  madame  Pays. 
Le  commandant  aurait  refusé.    Ces    offres 


étaient  faites  par  l'intermédiaire  d'un  jour- 
naliste anglais,  de  la  part  de  la  famille 
Dreyfus,  et  elles  furent  renouvelées  plusieurs 

fois(l). 


(1)  Calomnie  inepte  et  que  n'appuie,  naturel- 
lement, aucune  preuve,  aucun  indice. 


DEVANT  LA  Col  11  DE  CASSATION 


, 


DEVAN1    H.   I  Ml. K'  E1E-M1D1 

Monsieur  Lépine  sortit  de  la  séance  du  il  de  guerre  en  disant  aux  journalif 

que  L'acquittement  de  Dreyfua  était  certain. 


170 


L'A  FI  AIRE  DREYFl'S 


M.  Esterhazy  confirme  de  nouveau  cette 
déclaration  du  témoin  et  ajoute  que  c'était 
surtout  à  la  condition  qu'il  révélât  le  rùle  de 
l'état-major. 


4°  M.  Mercier  du  Paty  de  Clam,  lieutenant- 
colonel  d'infanterie  hors  cadre,  à  Vélat- 
major  de  Varmée. 

M.  Esterhazy  ayant  fait  demander  au 
témoin  s'il  le  croyait  capable  d'avoir  manqué 
à  la  discipline  ou  à  l'honneur,  celui-ci  s'ex- 
plique ainsi  : 

«  J'ai  appris,  en  octobre,  qu'on  cherchait 
à  compromettre  Esterhazy  et  qu'on  n'avait 
rien  relevé  contre  lui,  si  ce  n'est  des  écarts 
peu  sérieux.  Je  n'ai  pas  cru  pouvoir  le  laisser 
étrangler  sans  défense  ni  le  laisser  s'affoler  ; 
et  puis,  il  fallait  savoir  qui  était  réellement 
Esterhazy.  Plusieurs  officiers,  consultés, 
furent  de  mon  avis.  La  première  fois  que  je 
le  vis,  il  était  déjà  prévenu  :  sa  sincérité  me 
fit  voir  de  suite  que  ce  n'était  pas  un  homme 
de  paille.  Nous  l'avons  réconforté  de  notre 
mieux.  Il  était  comme  au  secret  moral,  et 
bien  des  choses  étaient  admissibles  de  sa 
part.  Pour  Esterhazy,  c'était  le  suicide  ou  la 
fuite,  et  il  fallait  éviter  l'un  et  l'autre.  » 

Au  sujet  des  lettres  au  président  de  la 
République,  le  dialogue  suivant  s'établit 
entre  le  général  président,  le  témoin  et 
Esterhazy,  à  peu  près  en  ces  termes  : 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty  de  Clam.  — 
Esterhazy  voulait  écrire  à  l'empereur  d'Al- 
lemagne ;  je  lui  ai  dit  qu'il  valait  mieux 
écrire  au  président  de  la  République,  qui 
était  le  père  de  tous  les  Français.  Cette 
lettre,  je  la  connais,  puisque  j'en  ai  pris  plus 
tard  copie  au  ministère  de  la  guerre.  M.  Ester- 
hazy m'a  dit  qu'on  la  lui  avait  dictée. 

M.  Esterhazy.  —  Je  tiens  à  ce  que  le  lieu- 
tenant-colonel dise  qui  me  l'a  dictée. 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Ah  !  je 
n'en  sais  rien!...  Youdriez-vous  dire  que 
c'est  moi  ? 

M.  Esterhazy.  —  Dites  la  vente. 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Ce  n'est 
pas  moi. 

M.  Esterhazy.  —Alors  comment  les  choses 
se  sont-elles  passées  ? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  11  vou- 
lait chercher  un  secours  à  l'étranger,  près  de 


ses  parents,  et  faire  demander  par  eux  à 
l'empereur  d'Allemagne  s'il  avait  jamais  eu 
des  relations  avec  lui  et  le  prier  de  défendre 
son  honneur  de  membre  d'un  ordre  dont  ce 
souverain  était  le  grand-maître. 

M.  Esterhazy.  —  C'est  cela!  J'en  appelais 
à  l'empereur  d'Autriche  comme  vassal.  Etant 
décidé  à  me  tuer,  je  voulais  auparavant  en 
appeler  à  tous  ceux  qui  avaient  intérêt  à  dé- 
fendre un  Esterhazy. 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Oui, 
c'est  alors  que  je  l'en  ai  détourné  et  l'ai  en- 
gagé à  écrire  au  président  de  la  République. 

Le  président.  — Mais  ces  lettres  contiennent 
un  sentiment  de  menace  ? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  A  mes 
yeux,  Esterhazy  relevait  plutôt  du  conseil  de 
santé.  J'ai  vu  au  ministère  la  lettre,  et  lui  ai 
dit  que  cette  lettre,  qu'il  déclarait  lui  avoir 
été  dictée,  était  charentonnesque.  Ce  n'est 
pas  moi,  certainement,  qui  la  lai  ai  dictée. 

Le  président.  —  Mais,  alors,  qui  lui  a  dicté 
cette  lettre?  Et  d'ailleurs,  si  elle  lui  a  été 
dictée,  que  pouvait  bien  faire  son  état  d'es- 
prit à  la  rédaction  de  la  lettre  ? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Ce 
n'est  pas  moi.  Esterhazy  était  admirablement 
renseigné  ;  mais  tout  ce  qu'on  lui  faisait 
savoir  était  toujours  de  nature  à  le  décou- 
rager. On  voulait,  disait-il,  faire  sauter  sur- 
tout du  Paty  et  le  général  de  Boisdeffre. 
Quant  à  faire  connaître  au  conseil  si  mes  re- 
lations avec  Esterhazy  étaient  ordonnées  ou 
n'étaient  qu'un  fait  personnel,  je  me  refuse 
à  répondre  devant  Esterhazy. 

Le  président.  —  En  tout  cas,  qu'avez-vous 
fait  personnellement,  et  dans  quelle  mesure 
êtes-vous  intervenu? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  En  ce 
qui  concerne  les  articles  de  journaux,  on  l'a 
aidé  à  répondre  à  l'article  «  Vidi  ».  J'ai  même 
corrigé  la  réponse. 

Le  président.  —  Il  n'a  donc  pas  agi  seul, 
mais  avec  le  concours  d'officiers  de  l'armée 
active? 

Le  lieutenant-colonel  du    Paty.  —  Oui. 

Le  président.  —  Nous  avons  besoin  de  sa- 
voir dans  quelle  mesure  il  était  guidé  et,  par 
conséquent,  responsable. 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Ester- 
hazy n'a  jamais  su  qu'il  était  défendu  par 
l'Etat-Major,  mais  seulement  par  des  indivi- 
dualités; j'étais  un  des  plus  intéressés  à  la 


DEVANT  LA  COUR  DE  <  ^SSATION 


171 


manifestation  de  la  vérité,  et  c'est  pourquoi 
je  l'ai  aidé.  Je  n'ai  vu  la  lettre  au  président 
de  la  République  qu'au  ministère,  après 
qu'elle  a  été  reçue. 

Le  président,  —  Vous  avez  approuvé  l'en- 
voi de  cette  lettre  ? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Oui, 
et  je  lui  en  ai  donné  la  carcasse;  mais,  après 
avoir  lu  la  lettre,  j'en  ai  blâmé  la  rédaction. 

M.  Esterhazy.  —  Mais,  dites  donc  la  vérité  : 
Dites  comment  ces  lettres  ont  été  dictées 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Je  dis 
ce  que  je  sais. 

Le  président.  —  Est-ce  vous  quiavez  ins- 
piré celle  qui  contient  la  menace? 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —  Il  m'a 
parlé  en  effet  de  l'écrire. 

Le  président.  —  Vous  ne  savez  pas  qui  l'a 
dictée? 

Le  lieutenant-colonel   dl"  Paty.  —  Non. 

Le  président,  à  Esterhazy.  — Où  ont-elles 
été  écrites? 

M.  Esterhazy.  —  Une,  derrière  le  pont 
Caulaincourt ;  une  autre,  au  pont  des  Inva- 
lides; la  troisième,  je  ne  sais  plus  où.  Je  les 
ai  écrites  au  crayon,  sous  la  dictée  de  quel- 
qu'un ;  je  lésai  recopiées  tranquillement  chez 
moi. 

Le  président,  à  Esterhazy.  — Savez-vous 
si  du  Paty  connaît  ce  quelqu'un? 

M.  Esterhazy.  —  Oui,  le  colonel  le  sait. 

LE. LIEUTENANT-COLONEL   DU    PATY.    —    Je   le 

connaîtrais,  je  ne  le  dirais  pas,  n'étant  pas 
un  mouchard.  D'ailleurs,  je  ne  sais  que  par 
Esterhazy  qu'on  la  lui  a  dictée. 

M.  Esterhazy.  —  J'adjure  le  colonel  de 
dire  qu'il  connaît  l'auteur  de  la  lettre,  qu'il 
le  connaît  aussi  bieo  que  moi,  qu'il  esl  abso- 
lument exact  que  ces  lettres  ont  été  dictées 
par  quelqu'un  qu'il  connaît,  de  même  que 
L'article  «  Dixi  ». 

Le  président,  au  témoin.  —  Je  vous  pose  la 
question. 

LE    LIEUTENANT-COLONEL  Dl    PATY.   — J'ai  dit 

tout  ce  que  j'avais  à  dire. 

Le  présid]  m  .  —  Alors,  si  vous  ne  le  - 
que  par  Esterhazj .  ce  u'esl  plus  uo  témoi 
gnage  de  vous.  Vous  ne  faites  que   réédib  r 
Les  affirmations  de  M.  Esterhazy? 

Le  i.ii .1  ri  \  w  m  olon]  i.  di  l'\  n  .  ■—  H  esl 
impossible  que  l'article  lu'\i  ail  été  rail 
par  Esterhazj  ;  «loue,  on  le  lui  a  donné. 

Le  président.  -    Ce  n'esl   pas  un  témoi- 


gnage, mais  une    appréciation.    Nous    n 
avons  pas  besoin. 

Le  lu. i  i'i:\\vi-,  olonel  du  Paty.  —Je  n'ai 
rien  ;'i  dire. 

Le  président.  —  En  résumé,  ridiez 

le  commandant  Esterhazy.    1 
initiative.' 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  —Je  ne 
veux  pas  le  dire  devant  Esterhazj . 

Le  président.  —  Esterhazj  ment-il  en 
disanl  que  la  lettre  lui  a  été  dicl 

I.t:  lieutenant-colonel  di  Paty.  —  11  ne 
ment  pas...  ou  plutôt...  Je  retire  ce  que  j'ai 
dit. 

M.  Esterhazy.  —  J'affirme  que  l'article  m'a 
été  apporté  tout  écrit,  et  que  les  lettres  m'ont 
été  dictées. 

Le  lieutenant-colonel  du  Paty.  — Je  suis 
<ùr  qu'il  ne  ment  pas,  en  ce  qui  concerne 
l'article.  Quant  aux  Lettres,  je  ne  sais  pas... 
Je  n'ose  pas  confirmer  Le  dire  du  comman- 
dant, je  ne  dis  pas  le  contraire. 

Le  président,  à  Esterhazy.  —  Invoquez- 
vous  sur  autre  chose  letémoif  du  colonel 
du  Paty? 

Esterhazy.  —  Plus  maintenant,  après 
qui  vient  de  se  passer. 

Le  lieutenant-colonel  di  Paty.— Jen'ai 
revu  Esterhazy  qu'en  avril  dernier.  Il  m'a 
dit  :«  On  m'a  t'ait  des  propositions,  je  n'ai 
pas  dix  francs  dan-  ma  poche,  mes  bottes 

sonl  percées  :  j'ai rais  mieux  crever  de  faim 

que  de   l'aire   du    tort    aux  gens   qui   m'< 
aidé. 

Esterhazy.  —  Non.  je  ne  veux  rien  Leur 
faire,  mais  je  voudrais  bien  qu'un  agit  de 
même  à  mon  égard  ! 

Le   présided  r,  au   témoin.  \  »us 

quelque  chose  à  dire  ? 

Le  lieutenam  Paty.  d, 

je  n'ai  plus  rien  à  dire. 

l/.  ,/.■  tfoùandrc,  publiât 

Le  témoin  déclare  qu'à  la   réd  de  la 

Hh\    P  'ii  n'a  jamais  cru  que  I  ai  licle 

Dixi   i  fol  du  commandai 
communications  journal 

:,,,.  officier  étaient  transmi 
I  n  document  vu  par  le  témoin  en  (ail  ■ 
cet  officier  n'était  qu'un  intenuédiain 
le  journal  .-i  L'Ëtal-Major.   En  tout  cas,  i 


172 


AFFAIRE  DREYFUS 


jamais  cherché  à  compromettre  ses  chefs.  Le 
témoin  l'affirme  sur  l'honneur.  Il  ajoute,  sur 
la  demande  du  président,  que  les  renseigne- 
ments sur  les  agissements  du  syndicat  étaient 
fournis  par  deux  journalistes  anglais.  Le  té- 
moin, interrogé  sur  les  motifs  qui  ont  em- 
pêché le  commandant  Esterhazy  de  faire  un 
procès  à  ses  accusateurs,  déclare  que  cet  offi- 
cier en  a  été  dissuadé  par  le  ministre,  et  sur- 
tout par  son  avocat.  Il  termine  en  faisant 
l'éloge  du  commandant,  et  fait  connaître  au 
conseil  que  cet  officier  envoyait  de  l'argent  à 
sa  famille,  à  ses  enfants,  pour  lesquels  il  avait 
une  profonde  affection. 

Les  cinq  témoins,  dont  les  dépositions  sont 
ci-dessus  rapportées,  ont  été  entendus  sur  la 
demande  de  l'officier  objet  de  l'enquête. 

Le  commandant  Esterhazy. 

Toutes  les  personnes  appelées  devant  le 
conseil  étant  entendues,  le  président  a  de- 
mandé :  lo  à  l'officier  supérieur  objet  de 
l'enquête,  s'il  désirait  que  de  nouvelles  ques- 
tions fussent  adressées  à  ces  personnes,  qui 
attendaient  dans  une  salle  voisine  ;  2°  aux 
membres  du  conseil,  s'ils  avaient  de  nouveaux 
éclaircissements  à  demander  aux  personnes 
entendues. 

Sur  leurs  réponses  négatives,  le  président 
a  alors  donné  la  parole  à  l'officier  objet  de 
l'enquête,  pour  présenter  ses  observations. 

Au  sujet  du  mariage  de  son  neveu,  le  com- 
mandant Esterhazy  déclare  qu'il  aimait  beau- 
coup ce  neveu,  dont  le  grand-père  avait  été 
sauvé  de  la  banqueroute  par  son  père,  le 
général  Esterhazy.  Il  lavait  aidé  souvent,  et 
enfin,  pour  l'empêcher  de  compromettre  une 
jeune  fille  de  bonne  famille,  il  avait  cherché 
à  lui  faire  faire  un  mariage  d'argent  par  l'in- 
termédiaire de  M.  Roussel,  lequel  est  le  même 
qu'un  juif,  nommé  Lévy.  Il  reconnaît  les 
lettres  et  cherche  à  les  expliquer  par  l'idée  de 
sauvegarder  l'honneur  de  la  jeune  fille  en 
question,  et  il  dit  les  avoir  écrites  sur  les  ins- 
tances de  son  neveu,  qui  voulait  se  marier  à 
tout  prix. 

En  ce  qui  concerne  les  lettres  Boulancy, 
Ksterhazy  nie  celle  du  «  uhlan  »  ;  il  rappelle 
que  les  autres  ont  été  écrites  en  1882,  il  y  a 
seize  ans,  sous  l'impression  d'une  grande 
déception.  Il  en  regrette  les  termes.  Interrogé 


sur   ses  rapports  avec   la   fille   Pays,    il  dit 
l'avoir  connue  à  Rouen,  alors  qu'il  avait  des 
déboires  intimes  de  famille  ;  il  a  caché  cette 
liaison  tant  qu'il  est  resté  en  activité  au  point 
qu'elle  est  restée  ignorée  de  ses  camarades 
aussi    bien  que  de    madame  Esterhazy.  Ce 
n'est  que  lors  de  la  dénonciation  de  Mathieu 
Dreyfus  —  laquelle  eut  pour  conséquence  la 
divulgation  de   ses  rapports   avec  madame 
Pays  —  qu'il  fut  obligé,  à  la  suite  de  scènes 
violentes  avec  sa  femme,  de  quitter  le  domi- 
cile conjugal  et  de  se  réfugier  rue  de  Douai. 
Il  fait  l'éloge  de  madame  Pays  qui,  malgré 
des  offres  considérables  d'argent  qui  lui  au- 
raient été   faites,   ne   l'a  pas  abandonné.  Il 
passe  ensuite  au  récit  des  événements  qui  se 
sont  déroulés  en  1897.  Etant  à  la  campagne  à 
cette  époque,  il  reçoit  une  lettre  signée  «  Spe- 
ranza  ».  Il  arrive  à  Paris  et  descend  rue  de 
Douai.  Le  lendemain,  à  sept  heures  du  soir, 
un  monsieur  demande  à  le  voir.  La  concierge 
ayant  répondu  que  le  commandant  était  in- 
connu à  ce  numéro,  le  monsieur  insiste  en- 
core ;  finalement,  il  revient  le  lendemain,  et 
attend  dans  la  rue.  Il  portait  de  grosses  lu- 
nettes  bleues.  Le  commandant  descend  et 
tous  deux   se  rendent  derrière  le   parc  de 
Montsouris.Le   commandant  fait   part  à  ce 
monsieur  de  la  lettre  étrange  qu'il  a  reçue, 
et  lui  demande  si  cet  entretien  se  rapporte  à 
cette  lettre.    Ledit  personnage   répond  affir- 
mativement, ajoutant  : 

—  Vous  serez  soutenu  par  des  protecteurs 
très  influents. 

Rendez  vous  est  pris  pour  le  lendemain.  A 
ce  nouveau  rendez-vous,  le  commandant  voit 
arriver  un  fiacre  contenant  trois  personnages. 
Deux  d'entre  eux  en  descendent.  L'un,  le 
personnage  de  la  veille,  toujours  avec  ses  lu- 
nettes bleues  ;  l'autre,  avec  une  fausse  barbe. 
On  lui  parle  des  affaires  Scheurer-Kestner, 
Picquart,  etc.,  qui  se  trament  depuis  seize 
mois,  et  on  ajoute  qu'on  croit  devoir  le  pré- 
venir à  cause  de  la  future  interpellation, 
«  qu'il  faut  maintenant  exécuter  les  ordres  ». 
Le  lendemain,  le  commandant  et  le  premier 
personnage  décoré,  mais  sans  ses  lunettes, 
se  retrouvent  au  Cercle  militaire.  Rendez-vous 
est  pris  pour  le  lendemain,  place  Vintimille. 
De  là,  ils  vont  ensemble  au  cimetière  Mont- 
martre, où  le  commandant  présente  la  fa- 
meuse lettre  «  Speranza  ».  Ledit  personnage 
insiste    vivement    auprès    du   commandant 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


pour  qu'il  demande  une  audience  au  ministre, 

en  lui  indiquant  ce  qu'il  devra  dire.  La  de- 
mande d'audience  est  refusée.  Dans  une 
autre  entrevue,  ledit  personnage  lui  dit  : 

—  Je  suis  le  lieulenant-colonel  du  Paty, 
l'autre  le  colonel  Henry;  le  troisième,  je  n'ai 


pas  besoin  de  vous  le  nommer.  Corap 
moi  el  sur  vos  protecteurs. 

Le  lieutenant-colonel  du  Patj  conseilli 
commandant  d'écrire  au  président  delà  ! 

publique:  un  certain. jour  il  remmène  au  p 
Caulaincourt  où  la  lettre  esl  dictée,   i 


$ 


vTWr 


-1.  ■  • 


L*\  ami  de  la  justice  :  M.  Gcorijcs  Clemenceau. 


«  Dixi  »,  ajoute  le  commandant,  lui  a  *  *  1 13 
remis  tout  entier  par  le  lieutenant-colonel  du 
Paty,  qui  également  l'a  engagé  à  écrire  au 
ministre  de  la  guerre  pour  dénoncer  le  lieu- 
tenant-colonel Picquart.  Cette  lettre  est  entre 
lés  mains  de  M"  Tézenas.  Les  relations 
poursuivent  ainsi. 

Quelques  jours  après,  le  lieutenant-colonrl 
arrive,  avec  une  femme  voilée,  au  ponl 
Alexandre  III  el  fait  connaitre  au  comman- 
dant qu'il  ne  peut  plus  avoir  avec  lui  de  rela- 


tions directes.  Il  I»'  prie  de  désigner  une  iu 
termédiaire,   el  madame  Pays  esl  ai 
pour  ce  rôle.  De  nombreuses  entrevues  onl 
lieu,  aoil  chez  madame  Paj  -  soil  chez  le  li 
tenant-colonel  I  éditions  que 

Be  l'ait  l'échange  des  corresp  >nd  Le  lieu 

tenant  colonel    Henrj    se   serait    également 
rendu  chez  madame  Pays.  Lecommand 
affirme  de  nouveau  que  toutes  les   letti 
qu'il  a  écrites  lui  onl  été  dictées,  même  celli 
(>n\  -  à  Picquai 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


—  Elles  m'ont  été  dictées  mol  à  mot.  C'est 
moi,  Esterhazy,  qui  ai  demandé  à  passer  de- 
vant le  conseil  de  guerre,  sans  subir  aucune 
influence. 

Survient  alors  la  lettre  de  M.  Zola.  L'état- 
major  entre  de  suite  en  relations  directes 
avec  Me  Tézenas,  que  du  Paty  voyait  déjà  ; 
mais,  visiblement,  il  n'agissait  pas  en  son 
nom  propre.  Le  gendre  du  général  Billot  est 
venu  de  la  part  du  ministre  voir  Me  Tézenas 
pour  tout  concerter  avec  lui,  et  il  faisait  dire 
en  même  temps  au  commandant  de  demander 
sa  retraite. 

Le  commandant  voulait,  à  ce  moment, 
faire  un  procès  au  Figaro.  Il  signale  les  avan- 
tages pécuniaires  qu'il  en  aurait  retirés.  Il  en 
a  été  dissuadé.  Il  fait  ensuite  allusion  à  la 
campagne  très  vive  qu'on  lui  avait  conseillé 
de  mener,  avant  la  promesse  de  ne  pas  être 
lâché  par  l'état-major,  le  général  de  Pellieux 
ayant  lui-même  déclaré  qu'il  ne  le  lâcherait 
pas. 

Il  aurait  également  des  documents  plus 
graves  à  présenter,  entre  autres  les  fameux 
télégrammes  :  mais  il  ne  veut  compromettre 
personne.  Après  un  instant  de  vive  hésitation, 
il  rappelle  la  pièce  dont  il  a  été  question  dans 
la  déposition  de  M.  de  Boisandré  et  dont  il 
fait  ressortir  l'importance.  Il  regrette  de  ne 
pouvoir  la  reproduire,  ne  l'ayant  pas  entre  les 
mains.  Elle  est  détenue  par  Me  Tézenas,  absent 
de  Paris. 

Le  président  fait  retirer  l'officier  supé- 
rieur objet  de  l'enquête.  Le  conseil  déli- 
bère et,  comme  la  séance  commencée  à  neuf 
heures  du  matin  a  duré  jusqu'à  sept  heures 
du  soir  et  que  le  conseil  estime  qu'il  y  a  lieu 
de  se  faire  présenter  le  document  dont  il  vient 
d'être  question,  il  s'ajourne  à  une  prochaine 
séance,  pour  permettre  à  l'officier  objet  de 
l'enquête  de  se  le  procurer. 

DEl  XIÈME    SÉANCE 
Samedi  21    août    IH98. 

L'officier  supérieur  objet  de  l'enquête  est 
introduit  ;  il  continue  ses  explications.  Invité 
par  le  président  à  faire  connaître  les  res- 
sources avec  lesquelles  il  pourvoyait  à  des 
dépenses  qui  semblent  au-dessus  de  ses 
moyen-..  Esterhazy  donne  les  explications 
suivantes     :     Madame     Esterhazy     possède 


deux   maisons  et  lui-même  encore  un  peu 
d'argent  déposé  chez  un  banquier,  M.  Rous- 
seau.  Des  amis-de  Me  Tézenas  lui  ont  remis 
18,000  francs,  dont  4,000  fournis  par  le  Gau- 
lois pour  sa  défense.  Il  a  donné  à  madame 
Esterhazy  environ  1,000  francs  par  mois  et  a 
vécu  avec  madame  Pays  le  plus  modestement 
possible.    Cette   dernière  fait  elle-même  sa 
cuisine.  Il  a  passé  un  contrat  avec  un  édi- 
teur, M.  Fayard,  qui  lui  a  remis  5,000  francs 
et  promis  1,000  francs  par  mois  pour  un  ou- 
vrage   intitulé  :  l'Affaire    Dreyfus,    par    le 
commandant  Esterhazy,  pour  lequel  il  doit 
demander  au  ministre  l'autorisation  de  pu- 
blication. Sur  l'observation  du  président,   le 
commandant  ajoute  que  cette  publication  ne 
lui  paraît  pas  être  une  mauvaise  action  ;  que, 
du  reste,  il  se  propose  d'y  défendre  l'armée. 
Sur  demande  du  président,  il  dit  que,  s'il 
n'a  pas  voulu  dévoiler  au   conseil  certains 
faits  graves  et  compromettants,  ce  n'est  pas 
qu'il  fût  lié  par  serment,  ni  même  pour  tenir 
une  promesse,  ni  encore  à  cause  des  mem- 
bres du  conseil,  mais  en  raison  de  ce  que  le 
procès-verbal  devait  être  lu  ultérieurement 
par  d'autres  personnes  et  des  conséquences 
qui  en  pouvaient  résulter. 

Sur  une  observation  du  président  au  sujet 
de  l'ensemble  de  sa  conduite,  le  commandant 
produit  une  lettre  de  M.  de  Faultier,  parent 
de  son  neveu,  qui  désapprouve  ce  dernier  et 
témoigne  au  commandant  sa  haute  estime 
Au  sujet  des  lettres  relatives  au  mariage  de' 
son  neveu,  le  commandant,  qui  les  avait  re- 
connues à  la  première  séance,  fait  des  ré- 
serves, basées  sur  l'authenticité  deceslettres, 
en  se  fondant  sur  quelques  inexactitudes  de 
détail  et  sur  des  erreurs  de  situation  de  fa- 
mille qu'il  y  relève.  Tout  en  continuant  à  ne 
pas  contester  le  fait  de  sa  participation  au 
projet  de  mariage,  il  prétend  qu'on  imite  si 
bien  son  écriture  qu'il  s'est  déjà  trompé  à  di- 
verses reprises  sur  des  lettres  qui  lui  ont  été 
présentées. 

Le  président  demande  alors  la  communica- 
tion de  la  note  confiée  par  le  commandant  à 
Me  Tézenas  et  dont  il  avait  été  question  à  la 
fin  de  la  séance  précédente.  Esterhazy  la 
remet  au  président,  qui  en  fait  donner  lec- 
ture au  conseil.  Par  cette  note,  qui  parait 
avoir  une  grave  importance,  on  donne  au 
commandant  des  instructions  en  vue  de  sa 
comparution  devant  le  général  de  Pellieux. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Elle  commence  à  peu  près  en  ces  termes  : 

«  Dans  le  cas  où  le  général  de  Pellieux  me 
demanderait  si  j'ai  eu  des  rapports  avec  vous, 
j'ai  l'intention  dédire,  ce  qui  est  sensiblement 
vrai  (ces  mots  sont  d'une  autre  écriture  ; 
«  Je  suis  étranger  à  la  campagne  contre  Pic- 
»  quart...  »  Voici  le  terrain  sur  lequel  je  me 
placerai...  Pénétrez-vous  bien  de  ce  qui  esl 
souligné  à  l'encre  rouge...  La  personne  qui  a 
été  chercher  les  fameuses  lettres  de  Picquart, 
en  style  convenu,  est  précisément  L'auteur 
du  télégramme  signé  «  Blanche  »... 

Interrogé  sur  la  provenance  de  cette  note, 
dont  quelques  fragments  viennent  d'être  cités 
approximativement,  le  commandant  dit  l'a- 
voir reçue  par  la  même  voie  que  les  autres 
communications  et  que  ces  deux  écritures 
proviennent  de  la  famille  duPaty.  Cette  pièce 
a  été  entre  les  mains  de  M.  de  Boisandré  qui 
pourra  être  interrogé  à  ce  sujet.  Le  président 
fait  observer  qu'il  est  regrettable  que  cette 
pièce  soit  connue  d'un  journaliste.  Le  com- 
mandant ajoute  : 

—  .l'en  ai  bien  d'autres  et  je  n'ai  montré 
que  celle-là...  En  ce  moment  même  je  me  re- 
tiens... 

Le  conseil  fait  ensuite  introduire  successi- 
vement les  témoins  suivants,  pour  être  en- 
tendus de  nouveau  : 


1°M.  de  Boisandré,  journaliste. 

Le  président  montre  au  témoin  la  aote 
<-  aux  deux  écritures  »  dont  il  a  été  question 
plus  haut.  Celui-ci  déclare  la  reconnaître, 
l'avoir  eue  entre  les  mains  et  savoir,  par  une 
autre  personne,  le  nom  de  l'auteur  principal. 

Le  témoin  ajoute  que  le  commandant  Es- 
terhazy  avait  toujours  été  considéré  par  la 
presse  comme  le  délégué  de  ses  chefs.  Il  est 
très  étonné  qu'après  s'en  être  servi  on  l'a- 
bandonne :  Aussi  la  presse,  dit-il,  esl  hu- 
miliée de  voir  maintenant  Qétrir  celui  qui  a 
('■lé  accrédité  auprès  d'elle.  » 

r  M.  du  Paty  de  Clam. 

Le  témoin  reconnaîl  que  ses  rappori 
Esterhazj   ont  eu  lieu  d'abord  directement, 
puis  par  l'intermédiaire  'le  madame  Pays,  de 
Christian  Esterhazj .  puis  de  nouveau  de  ma- 


dame Pays,  ei  niiiii  de  M«  rézenas.  En  i  qui 
concerne  madame  Pays,  les  communications 
ont  eu  lieu  chez  elle  «■!  chez  le  témoin. 

Le  président  présente  la  n<  ,\  deux 

écritun  u    lieutenant-colonel  du    I'. 

Celui-ci  dit  qu'il  connaît  ce  document,  il  en 
reconnail  également  l'écriture. 

Passant  aux  lettres  au  président  de  la  R<  - 
publique  dont  il  avait  été  question  dans  la 
précédente  séance,  le  témoin  demandée  re- 
venir sur  sa  déclaration.  U  reconnaît  que  la 
lettre  a  été  inspirée  à  Esterhazj  et  .pi. 
dernier  n'a  pas  menti  eu  disant  que  la  réd 
tion  a'esl  pas  de  lui. 

Le  témoin  ajoute:  —  .le  ne  veux  pas  - 
gérer  quel  est  l'auteur  «le  la  lettre,  .lai  tout 
dit  au  ministre  actuel:   il  est  au  courant  «!<• 
tout,  sauf  de  certains  noms  impossible  - 
dire. 

Le  président  ne  s'expliquanl  pas  que,  dans 

conditions,  on  ail  fait  tir  ces  lettres  une 

charge  contre  Esterhazy,  le  témoin  reconnatl 

qu'il  n'a  pas  parlé  de  ces  lettres  au  ministre. 

Sur  la  demande  du  président,  le  témoin  re 
connaît  qu1  Esterhazj  a  en  sa  possession  un 
certain  nombre  de  documents  gênants  et 
ennuyeux  n  puni1  des  personnalités  mili- 
taires: il  n'en  a  jamais  l'ail  usage  :  il  De  les 
a  jamais  montrés  au  témoin-. 

M.  du  Paty  termine  eu  disant  :  —  l)>\\<-  ce 
que  j'ai  vu  et  ce  que  je  sais,  il  n'j  a  rien  a  la 
charge  d'Esterhazy.  Mon  témoignage  person 
iirl  esl  toul  à  son  honneur  el  rien  de  -a  | 
ne  mérite  la  flétrissure  de  la  réforme. 


/.'■  général  de  Pellieu 

Interrogé  sur  les  propos  qu'il  aurait  tenus 
à  >L  Tézenas  :   ■   Nous  avons  lié  partie  avec 
Esterhazy,  nous  ne  le  lâcherons  pas    .  le 
aérai  aie  I  avoir  tenu.  Le  témoin   ignore  le 
rôle    d'Esterhazj    comme   intermédiaire    de 
L'état-major  avec  la  presse  ;  il  reconnaît 
pi  mlant  que  ce  dernier  lui  a  amené  di  - 
oalistes  qui  sollicitaient  une  direction  <i 
semble  ;  il  en  a  rendu  compl 

\u  sujet  '!'■  l'imitation  facile  de  l'écriti 
d'Esterhazy,  le  témoin  déclare  avoir  vu 
lettres  de  lui  remarquablement   imiti 
M    Belhomme  lui  aurait  dit  que  pour  t" 
la  Ligne  on  pouvait  avoir  I  imitation  de  i- 
espi  ce  'l  écrit  u 


176 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


LE   REVE   DU    UHLAN 

Voir  la  lettre  à  Mme  de  Boulanctj. 


Ouanl  à  la  situation  pécuniaire  d'Ester- 
liazy,  le  témoin  n*a  aucune  espèce  de  rensei- 
gnement. 11  estime  que  celui-ci  a  dû  être  aidé 
par  les  journaux  (1). 

Le  commandant  Bsierhazy. 

Les  trois  témoins  dont  la  déposition  vient 


1,   M.  Drumont,  M.  Rochefort  et  M.  Arthur 
Meyer  versaient  des  mensualités  au  traître. 


d'être  rapportée,  ont  été  entendus  sur  l'ordre 
donné,  d'office,  par  le  président. 

Toutes  les  personnes  appelées  devant  le 
conseil  entendues,  le  président  a  demandé  : 

1°  A  l'officier  supérieur  objet  de  l'enquête, 
s'il  désirait  que  de  nouvelles  questions 
fussent  adressées  à  ces  personnes,  qui  atten- 
daient dans  une  salle  voisine  ; 

2°  Aux  membres  du  conseil  s'ils  avaient  de 
nouveaux  éclaircissements  à  demander  aux 
personnes  déjà  entendues. 


DEVANT  l.\  COUR  DE  I  ISSATION 


44  Une   Bonne  Journée  " 


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Dix  mille  pour  avoir  avoué,  vingl  inilN-  pour  avoir  rétracté  :  décidément,  le  I»"!  I< 
est  une  bonne  affaire  pécuniaire,  sinon  morale. 


Sur  leur  réponse  négative,  le  présidenl  ;i 
donné  la  parole  à  L'officier  objel  <lr  l'enquête 
pour  présenter  ses  observations. 

Celui-ci  a  alors  exposé,  que  dans  le  duel 
Crémieu-Foa  avec  de  Mores  ?  .  il  avait  servi 
de  témoin  au  premier  sur  l'instance  de  ma- 


dame Grenier,  veuve  du  général  de  i  e  nom 
donl  il  av.nt  été  longtemps  l'officier  d'ordon 
aance.  Il  revienl  ensuite  sur  les  faits  donl  d 
a  déjà  parlé,  ses  i  apports  avec  l  étal  ma 
qui  lui  aurait  même  fourni  des  témoins  p< 
son  duel  avec  Picquart.  \  ce  moment,  il  i 


178 


LA  h  FAIRE  DREYFUS 


tait  pas  considéré  comme  indigne,  el  madame 
Pays  elle-même  était  acceptée  comme  rela- 
tion. On  l'abandonne  maintenant,  lui,  qu'on 
soutenait,  quand  on  avait  besoin  de  ses  ser- 
vices. «  Je  n'ai  jamais  cessé  de  remplir  mes 
devoirs  de  famille.  Je  me  réclame  des  géné- 
raux mes  ancêtres  et  j'en  appelle  des  rap- 
ports de  police  à  toutes  les  notes  de  mes  chels 
militaires.  » 

Et.  lorsqu'il  a  déclaré  qu'il  n'avait  rien  ù 
ajouter,  le  président  a  consulté  le  conseil 
pour  savoir  s'il  se  trouvait  suffisamment 
éclairé.  Sur  la  réponse  affirmative  de  chaque 
membre,  il  a  déclaré  l'enquête  terminée  et  a 
fait  retirer  l'officier  supérieur  objet  de  l'en- 
quête. 

L'avis  du  conseil  d'enquête. 

Le  conseil  ayant  à  émettre  son  avis,  le  pré- 
sident a  posé  les  questions  ci-après,  exposées 
dans  l'ordre  spécial  du  ministre  de  la  guerre. 

1°  M.  Walsin-Esterhazy  (Marie-Charles- 
Ferdinand),  chef  de  bataillon  d'infanterie  en 
non-activité  pour  infirmités  temporaires, 
est-il  dans  le  cas  d'être  mis  en  réforme  pour 
inconduite  habituelle  ? 

2°  M.  Walsin-Esterhazy  est-il  dans  le  cas 
d'être  mis  à  la  réforme  pour  faute  grave 
contre  la  discipline  ? 

3°  M.  Walsin-Esterhazy  est-il  dans  le  cas 
d'être  mis  en  réforme  pour  fautes  contre 
l'honneur? 

Pour  la  solution  de  chacune  de  ces  ques- 
tions, chacun  des  membres  a  voté  au  bulle- 
tin secret  en  déposant  chaque  fois,  dans  une 
urne,  une  des  deux  boules  qu'il  a  reçues,  sur 
l'une  desquelles  était  inscrit  «  oui  »  pour  l'af- 
firmative, et  sur  l'autre  «  non  »  pour  la  né- 
gative. 

Le  dépouillement  de  chaque  scrutin  a  donné 
le  résultat  suivant  : 

«  Oui,  à  la  majorité  de  3  voix  contre  2  sur 
la  première  question. 

»  Non,  à  L'unanimité  sur  la  deuxième  ques- 
tion. 

»  Non,  à  la  majorité  de  4  voix  contre  1  sur 
la  troisième  que-lion  (1).  » 


1    La  troisième  question  était  :  «M.  Walsin- 

st-il  dans  le  cas  d'être  mis  en  réforme 

pour  fautes  contre  l'honneur?  et  M.  le  colonel 

Kerdrain  ayant  affirmé  sans  avoir  été  contredit 


Le  président  a  déclaré,  en  conséquence, 
que  l'avis  du  conseil  est  qU  il  y  a  lieu  de 
mettre  en  réforme  M.  Walsin-Esterhazy. 

Aussitôt  après  cette  déclaration,  le  prési- 
dent a  prononcé  la  dissolution  du  conseil 
d'enquête. 

3e  Document. 
Lettre  du  g-oiiverneur  de  Paris. 

Paris,  le  28  août  1898. 

Le  général  Zurlinden,  gouverneur  militaire  de 
Paris,  à  monsieur  le  minisire  de  la  guerre 

I  ABINET 

Monsieur  le  ministre, 

J'ai  l'honneur  de  vous  transmettre  ci-joint 
le  procès-verbal  ainsi  que  le  dossier  du  con- 
seil d'enquête  devant  lequel  a  été  envoyé, 
par  votre  ordre,  M.  le  chef  de  bataillon  en 
non-activité  Walsin-Esterhazy. 

Le  procès-verbal  mentionne  des  révélations 
graves  sur  le  rôle  de  certains  officiers  de 
l'état-major  de  l'armée  dans  la  première  af- 
faire Esterhazy. 

Ces  révélations  ont  fortement  impressionné 
le  conseil  d'enquête  et  ont  eu  une  grande 
influence  sur  le  résultat  de  ses  votes. 

Le  résultat  est  négatif  pour  deux  questions 
et  affirmatif  —  mais  seulement  à  la  majorité 
de  trois  voix  contre  deux  —  pour  la  question 
de  l'inconduite  habituelle. 

En  se  reportant  aux  usages  de  l'armée,  il  y 
aurait  donc  lieu  d'user  d'indulgence  à  l'égard 
du  commandant  Esterhazy,  ou  de  se  contenter 
d'une  punition  disciplinaire,  la  non-activité 
par  retrait  d'emploi. 

Dans  le  cas  où  vous  voudriez  néanmoins 
prononcer  la  réforme  de  cet  officier  supérieur, 
je  me  permets  d'émettre  l'avis  que  le  rapport, 
accompagnant  le  décret  de  réforme,  devrait 
spécifier  loyalement  que  la  réforme  est  pro- 
noncée pour  inconduite  habituelle,  le  conseil 
d'enquête  ayant  repoussé  les  questions  de 
fautes  contre  la  discipline  ou  contre  l'honneur. 

Général  Zurlinden. 


«  qu'il  commanditait  pour  une  somme  de 
5,000  francs  une  proxénète  de  la  rue  Saint-La- 
zare. »  la  réponse  des  officiers-juges  déclarant 
qu'Esterhazy  n'a  pas  forfait  à  l'honneur,  est  vrai- 
ment extraordinaire.  Que  faut-il  donc  faire  pour 
porter  atteinte  à  l'honneur  quand  on  est  officier? 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Les  documents  ci-dessus,  sont,  connue 
on  a  pu  s'en  rendre  compte,  fort  instructifs. 

La  personnalité  d'Esterhazy  y  apparaît 
très  nette,  comme  très  évidentes  aussi 
les  manœuvres  qui  furent  exécutées  pour 
le  sauver. 


Comment  Picquart  découvrit 
le     véritable  traître. 

HISTOIRE    DU    «    PETIT    l!LEU    )) 

Ce  qu'est  un  petit  bleu,  tout  le  monde 
le  sait.  Petit  bleu  est  à  Paris  le  terme 
familier  par  lequel  on  désigne  une  cer- 
taine catégorie  de  cartes  télégraphiques 
réservées  à  la  correspondance  rapide 
intra  muros.  Elles  sont  expédiées  d'un 
bureau  à  l'autre,  enfermées  dans  des 
boites  métalliques,  que  l'air  comprimé 
fait  circuler  avec  une  grande  vitesse 
dans  un  réseau  de  conduites  spéciales. 
Les  petits  bleus  coûtent  50  centimes. 
Ils  sont  faits  d'un  papier  mince  de  cou- 
leur bleu-de-ciel.  Lorsqu'on  a  écrit  sur 
la  face  dont  la  lisière  est  gommée,  on 
plie  la  carte  par  moitié,  cette  face  en  de- 
dans, et  on  en  colle  les  bords.  Trois  de 
ses  bords  sont  accompagnés  de  pointillés, 
le  quatrième  formé  par  le  pli  ne  l'est  point. 
Une  des  faces  porte  l'adresse.  Lorsque  le 
destinaire  reçoit  le  petit  bleu,  il  doit, 
pour  en  prendre  connaissance  enlever  par 
une  déchirure,  que  guide  le  pointilli 
jours,  la  double  lisière  collée  qui  forme 
trois  des  cotés,  et  déplier  ensuite  le  papier. 


Le  «  petit  bien  «  de  l'affaire. 

C'esi  le  -'lierai  de  Luxer,  président  du 
Conseil  de  guerre  devanl  lequel  passa  le 
commandant  Esterhazy,  en  janvier  18 
qui   a,  dans  l'interrogatoire  de  l'accu 


rendu  public  le  contenu  du  fan 
bleu  accusateur. 

Le  voici  : 

l/.  le  commandant  EsU 
/' .  me  de  In  Bien  fax 

»  J'attends  avant  toul  une  explication  plus 
détaillée  que  celle  que  vous  m'avez  donn 
l'autre  jour,  sur  la  question  en  suspens.  En 
conséquence,  je  vous  prie  de  me  la  donner 
par  écrit,  pour  pouvoir  juger  si  je  puis  con- 
tinuer mes  relations  avec  la  maison  H... 
non.  •> 

Ce  petit   bleu    était    déchiré    en    mor- 
ceaux, lorsqu'il  fut  remis  au  bureau 
renseignements   de  l'Etat-Major    général 
par  un  agent. 

Or,  cet  agent  était  le  même  que  celui 
qui  avait  apporté  eu  1894  le  bordereau 
attribué  à  Dreyfus;  il  apportait  le  petit 
bleu  du   même  endroit  que  le  bordereau, 

-t-à-dire  de  l'ambassade  d'Allemagne. 

De  plus,  la  signature  (..  étail  la  pre- 
mière lettre  du  nom  de  passe  (  'laude  em- 
ployé pour  sa  correspondance  secrète  par 
M.  le  colonel  Schwarzkoppen,  attaché  mi- 
litaire de  l'ambassade,  et  ce  faux  nom 
était  connu  du  bureau  des  renseignement 

Ce  fut  ce  o  petit  bleu  »  qui  détermina 
l'enquête  du  colonel  Picquart. 

Ecoutons  cei  officier  : 


Déposition  du  colonel  Picquart 

'  S 

La  premièi  l|-  T; 

petit  bleu  en  ma  posî  "'> 

dans  V Annuaire  à  quel  régimenl  apparier 

rhazy. 
Je  \i-  qu'il  appartenail  au 
j'avais  dana  ce  régimenl  un  ami  el 
de  promotion,  le  commandant  i 


ISO 


L  Aî-t  AIRE  PREVU  s 


venir  à  mon  bureau  et  lui  demandai  ce  que 
c'était  qu'Esterhazy. 

Le  commandant  Curé  ne  parut  nullement 
étonné  de  ma  question  ;  je  suis  certain  même 
qu*il  m'a  parlé,  à  ce  moment,  d'un  pressenti- 
ment qu'il  aurait  eu  au  sujet  du  motif  pour 
lequel  je  l'ai  appelé.  11  me  donna  sur  Ester- 
hazy  des  renseignements  défavorables. 

J'englobe  immédiatement  en  un  seul  tous 
les  renseignements  qu'il  m'a  donnés  dans 
cette  première  entrevue  et  dans  la  promenade 
à  cheval  qui  a  suivi,  parce  qu'il  me  serait 
impossible  de  vous  dire  exactement  ce  qu'il 
m'a  donné  le  premier  jour  et  exactement  ce 
qu'il  m'a  donné  les  jours  suivants. 

Au  point  de  vue  de  la  conduite  privée,  il 
fut  assez  sévère  ;  au  point  de  vue  spécial  qui 
pouvait  m'intéresser  ,  il  me  dit  qu'Esterhazy 
avait  des  allures  singulières;  il  avait  de- 
mandé deux  ans  de  suite,  en  1893  et  en  189  i, 
à  aller  aux  écoles  à  feu;  il  l'avait  demandé 
encore  une  troisième  année,  en  1895,  et 
comme  on  lui  objectait  que  ce  n'était  plus 
son  tour,  il  avait  demandé  un  jour  à  Curé  : 
«  Vous  qui  êtes  de  Fétat-major,  pouvez-vous 
me  renseigner  sur  la  mobilisation  de  l'artil- 
lerie ?  »  Ce  fait  a  été  confirmé  par  Curé  à 
l'instruction  Tavernier. 

Curé  me  dit  encore  qu'Esterhazy  faisait 
constamment  copier  des  documents  chez 
lui    l  . 

11  me  ci  ta  l'homme  qui,  à  ce  moment  même, 
copiait  chez  Esterhazy  un  document  relatif 
au  tir;  c'est  un  nommé  Ecalle.  J'ai  donné  son 
nom  au  général  de  Pellieux;  je  l'ai  donné  au 
commandant  Ravary,  et  il  n'a  pas  été  appelé. 

.le  crois  me  souvenir,  mais  ma  mémoire 
est  moins  précise  et  j'ai  besoin  d'être  con- 
trôlé, qu'Esterhazy  ayant  reçu  du  capitaine 
Daguenet,  du  même  régiment,  un  document 
relatif  au  tir,  n'a  pu  le  lui  rendre  et  a  dit 
qu'il  lavait  égaré. 

Plus  tard,   c'est  encore  Curé  qui  m'a   in- 
diqué le  mois  d'août  189  \  comme  l'époque  à 
laquelle    il    avait    été   avec    Esterhazy   aux 
■les  à  feu. 

3t  lui  qui  m'a  procuré  un  exemplaire  du 
rapport  du  régiment,  qui  était  sa  propriété 
personnelle,  que  j'ai  joint  au  dossier  et  où 
Esterhazy  est  désigné  pour  prendre  part  aux 


(1;  Voir  plus  loin  les  dépositions  de  MM.  Ecall* 
<i  Bousquet. 


manœuvres  de  brigade  avec  cadres,  lin  mai 
1894. 

Enfin,  je  crois  bien  que  c'est  Curé  qui  m'a 
averti  qu'Esterhazy  s'était  rendu  deux  fois  à 
une  ambassade  étrangère  à  Paris,  pour  y 
faire  une  démarche  en  faveur  de  son  colonel. 

J'avais  toujours  cru  avoir  consulté  Curé, 
très  peu  de  temps  après  l'arrivée  du  petit  bleu 
et  avant  d'exercer  aucune  snrveillance  sur 
Esterbazy. 

Cependant,  d'après  le  dossier  de  mon  en- 
quête sur  Esterhazy  que  je  viens  de  revoir 
ces  jours-ci,  pour  la  première  fois  depuis 
deux  ans,  le  premier  rapport  de  mon  agent 
est  du  17  avril  et  Curé  croit  se  souvenir  que 
je  ne  l'ai  interrogé  que  fin  avril. 

Il  est  possible  que  j'aie  confondu,  mais 
cela  me  semble  extraordinaire. 

Pour  avoir  des  renseignements  sur  Ester- 
hazy, je  m'adressai  non  pas  à  Guénée,  que 
je  ne  croyais  pas  discret,  mais  à  un  agent  de 
la  Sûreté  générale,  qui  est  très  bon  et  qui 
était  à  ma  disposition. 

Je  lui  demandai  simplement  des  rensei- 
gnements sur  la  vie  privée  d'Esterhazy  et  me 
gardai  bien  de  lui  faire  voir  qu'il  s'agissait 
d'une  affaire  d'espionnage  ;  il  l'a  reconnu  à 
l'instruction  Tavernier. 

Les  investigations  de  cet  agent  se  poursui- 
virent avec  beaucoup  de  tranquillité  et  de  dis- 
crétion jusqu'à  mon  départ  de  Paris.  Elles 
furent  interrompues,  à  certains  moments, 
par  des  déplacements  d'Esterhazy  et,  je  crois, 
aussi  par  une  absence  de  l'agent,  qui  avait 
d'autres  services  à  assurer. 

Je  vous  donne  immédiatement  le  résultat 
d'ensemble  de  ses  investigations,  résultat 
qui  est  consigné  dans  un  compte  rendu  dé- 
taillé qu'a  fait  l'agent  après  mon  départ  et 
qui  est  extrêmement  instructif,  parce  qu'il  n'y 
avait  pas  un  fait  qui  ne  puisse  être  contrôlé 
et  prouvé.  Ce  compte  rendu  est  au  dossier 
établi  contre  moi  par  le  capitaine  Tavernier. 

En  résumé,  Esterhazy  était  dans  une  situa- 
tion pécuniaire  précaire;  on  voyait  souvent 
du  papier  timbré  arriver  chez  lui. 

Un  jour,  on  était  à  la  veille  d'une  saisie  ; 
il  entretenait  une  maîtresse  rue  de  Douai,  et 
l'agent  m'a  indiqué  les  dépenses  que  cela  lui 
occasionnait  ;  je  n'ai  plus  aucun  chiffre  dans 
la  tète  à  ce  sujet. 

Depuis  plusieurs  années,  Esterhazy  se 
livrait  vis-à-vis   de  ses  fournisseurs   à  des 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Du  Patj  rencontre  Esterhazj  sur  l'esplanade  des  Invalides,  el  le  décidée  écrire  au  général 

de  Boisdeffre. 


actes  indélicats .  Il  fréquentai!  des  gens  d'ar- 
gent. 

.l'ai  su  qu'il  faisait  partie  du  conseil  d'ad- 
ministration d'une  société  financière  an- 
glaise; il  donna  d'ailleurs  sa  démission  vers 
L'époque  où  je  l'ai  appris. 


genl  m'a  fait  également  un  rapport  sur 
les  manœuvres  auxquelles  il  se  seraitlivré 
pour  s'approprier  une  partie  de  ta  dot  *l • 
femme  I  eut  les  investigations  au 

sujet  d'Esterhazj  ■ 
Instruit  par  l'exemple  de  l'affaire  Dr< 


182 


AFFAIRE  DREYFUS 


je  ne  voulais  le  signaler  comme  pouvant  être 
un  traître  que  si  j'avais  des  raisons  suffisantes 
pour  cela  ;  et  jusque-là  je  n'avais,  en  dehors 
du  petit  bleu  qui  pouvait  être  un  piège,  que 
des  présomptions. 

Ma  surveillance  sur  Esterhazy  fut  ralentie, 
puis  interrompue  lout  à  fait,  du  15  mai  jusque 
vers  le  milieu  de  la  première  quinzaine  de 
juillet,  par  un  deuil  de  famille  très  cruel,  à  la 
suite  duquel  je  pris  une  permission,  puis 
j'allai  à  un  voyage  d'état  major. 

A  mon  retour  se  place  une  série  de  faits 
graves  qui  changent  la  tournure  de  l'en- 
quête (1). 

Le  colonel  Picquart  affirme  ci-dessus 
qu'Esterhazy  faisait  copier  des  documents 
chez  lui. 

Le  fait  a  été  reconnu  exact  grâce  aux 
témoignages  suivants  : 


Déposition  de  M.  Ecalle. 

29  décembre  IS9S. 

M.  Ecalle.  —  En  qualité  d'ouvrier  d'art 
ayant  satisfait  aux  examens,  je  n'ai  fait  qu'un 
an  de  service  militaire. 

J'ai  fait  ce  service  au  74e  de  ligne,  en  gar- 
nison à  la  caserne  de  la  Pépinière,  à  Paris, 
du  mois  de  novembre  1895  au  mois  de  sep- 
tembre 1896,  date  de  ma  libération. 

En  février  ou  mars,  le  commandant  Ester- 
hazy, renseigné  sur  mes  aptitudes  par  le 
service  de  semaine  du  régiment,  me  fit 
appeler,  dans  la  cour  de  la  caserne,  et,  après 
avoir  obtenu  de  moi  la  réponse  que  j'étais 
dessinateur,  il  m'invita  à  aller,  le  même  jour, 
à  midi,  à  son  domicile,  "27,  rue  de  la  Bienfai- 
sance, où  il  désirait  me  commander  un  tra- 
vail. 

Je  me  rendis  rue  de  la  Bienfaisance. 

Le  commandant  me  montra  deux  planches 

Où  se   trouvaient  représentées  les  diverses 

♦     pièces  d'un  fusil,  et,  en  réduction,  la  figure 


[i]  Nos  lecteurs  connaissent  ces  laits  qui  cons- 
tituent le  chapitre  du  présent  volume  ayant  pour 
litre  :       Les  machinations  contre  Picquart  et  le 
étage  du  t rallie.  » 


du  fusil  lui-même;  ces  diverses  figures  pa- 
raissaient avoir  été  fixées  au  moyen  d'un  pro- 
cédé mécanique  (sans  pouvoir  préciser  si 
c'était  de  la  lithographie  ou  de  la  photogra- 
vure). 

Chacune  des  feuilles  avait  environ  soixante 
centimètres  de  large  sur  cinquante  de  haut. 

Le  commandant  me  fit  connaître  que  les 
dessins  de  ces  planches  représentaient  un 
fusil  autrichien,  auquel  il  avait  apporté  une 
amélioration,  et  il  se  dit  très  pressé,  craignant 
une  chute  très  prochaine  du  cabinet,  de  sou- 
mettre son  travail  à  M.  Cavaignac,  ministre 
de  la  guerre. 

Le  commandant  m'ayant  demandé  de  re- 
produire ces  deux  planches,  je  lui  ai  pré- 
senté quelques  objections,  en  lui  faisant  va- 
loir qu'il  s'agissaitlà  de  dessin  linéaire  et  que 
je  ne  connaissais  que  le  dessin  d'ornement. 

11  me  demanda  alors  si  parmi  mes  anciens 
camarades  de  l'Ecole  des  arts  décoratifs  ou 
parmi  mes  amis  du  régiment  ou  autres, 
il  ne  s'en  trouverait  pas  un  qui  pourrait  se 
charger  delà  partie  du  travail  qui  n'était  pas 
dans  mes  aptitudes. 

A  cette  question  j'ai  répondu  affirmative- 
ment et  le  commandant  me  confia  les  deux 
planches  que  je  portai  à  mon  ami  M.  G.  Bous- 
quet, actuellement  élève  à  l'École  centrale  et 
demeurant  4,  rue  de  la  Bienfaisance. 

M.  Bousquet  et  moi  nous  nous  sommes 
mis  à  l'œuvre  et  en  trois  ou  quatre  séances 
nous  avons  terminé  notre  travail.  J'ai  rap- 
porté aussitôt  au  commandant  les  planches 
et  la  reproduction  que  nous  en  avions  faite. 

Ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  l'aspect  du 
dessin  représentant,  sur  la  planche,  le  fusil 
reconstitué,  donnait  l'idée  du  fusil  Lebel. 
avec  cette  différence  que  le  magasin  à  car- 
touches avait,  dans  ce  modèle  nouveau,  reçu 
une  grande  transformation.  Les  cartouches, 
au  lieu  d'être,  comme  dans  le  fusil  Lebel, 
placées  à  la  suite  les  unes  des  autres,  parais- 
saient au  contraire  être  réunies  près  de  la 
détente. 


Déposition  de  M.  Bousquet. 

:}  février  1899. 

Le  président.  —  Vous  rappelez-vous  avoir 
fait,  avec  votre  ami  (icorges  Ecalle,  la  re- 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


production  dune  planche  contenant  le  des- 
sin d'un  fusil  et  de  ses  diverses  pièci 

M.  Bousquet.  —  Vers  le  mois  de  mars  1896, 
mon  ami  Ecalle  faisait  son  année  de  service 
à  la  caserne  de  la  Pépinière.  Il  m'a  demandé 
si  je  voulais  l'aider  à  faire  un  travail  de 
dessin  dont  le  commandant  Esterhazy  lui 
avait  demandé  de  se  charger.  .Nous  sommes 
allés  l'un  et  l'autre  chez  le  commandant 
Esterhazy  qui  nous  a  remis  deux  planches, 
avec  mission  de  les  reproduire.  Chacune  de 
Ces  planches  contenait  le  dessin  d'un  même 
fusil,  à  une  petite  échelle,  et  le  dessin  du 
mécanisme  de  ce  fusil  à  une  plus  grande 
chelle. 
J'ai  l'ail  le  dessin  tout  entier  d'une  des 
planches  et  le  lavis  des  deux,  mon  ami  ne 
sachanl  pas  faire  ce  dernier  travail. 

Quand  Esterhazy,  forcé  par  l'évidence, 

ne  put  nier  avoir  eu  en  sa  possession  des 
documents  qu'il  aurait  dû  ignorer,  il  lit 
courir  et  essaya  d'accréditer  le  bruit  qu'il 
avait  été  attaché  au  bureau  des  rensei- 
gnements du  ministère  de  la  guerre. 

Cela  a  été  démenti  par  plusieurs  I  - 
moins  et  en  particulier  par  le  colonel 
Picquart,  le  31  décembre  1809  : 


Déposition  du  «-olonel  Picquart. 


Le  rrésidi  nt.  —  Comment  expliquez-vous 
les  affirmations  faites  à  de  nombreuses 
reprises  par  Esterhazy  qu'il  n'aurait  été  que 
l'homme  de  Pétat-major,  qu'il  n'aurait  fail 
qu'obéir  et,  d'autre  part,  les  menaces  de 
divulgation  qu'il  a  faites  dans  de  nombreuses 
circonstances,  et  encore  dans  sa  lettre  à 
M.  le  garde  «le-  sceaux  du  1  '<  septembre  der- 
nier? 

Le  i.ii.i  r. -colonel  Picquart.  —  Étanl  chef 
du  service,  je  connaissais  absolument  toutes 
les  personnes  dont  se  servait  l'état-major 
pour  des  choses  secrètes.  Jamais  Esterhazj 
n'a  été  employé  à  ce  moment. 

La     meilleure     preil\e.     e'e-l     qu'il     Se   di-oil 

recommandé  par  le  général  Saussier  et  par 
divers  députés  pour  venir  au  ministère,  au 
service  des  renseignements,  ou  à  la  section 


technique  d'infanterie,  où  il  aurait  eu  beau- 
coup de  documents  à  sa  disposition. 
Je  pense  qu'Esterhazy,  en  t  allusion 

s  relations  avec  L'état-major,  veut  parler 
des   relations  toutes  récentes    qu'il  . 
tout  au  moins  avec  le  général  de  Pelli 
Henry  et  du  Paty. 

Ces  relations,  le  commandant  Ester- 
hazy s'en  vante  avec  éclat  tout  en  égrati- 
gnant  ceux  qui  tentèrent  de  le  sauver. 


Déposition  d'Esterhazy, 

Z3janviei  l  su  s. 

Walsin-Esterhazy,  Marie-Charles-Ferdi- 
nand, cinquante-et-un  ans,  chef  de  bataillon 
d'infanterie  en  réforme  [pas  de  domicile  . 

Le  commandant  Esterhazy.  —  Je  jure  de 
dire  toute  la  vérité  sous  les  réserves  expri- 
mées en  ma  précédente  lettre  13  janvier 
courant  à  M.  le  premier  président,  relative- 
mentaux  faits  jugés  par  le  conseil  de  guerre 
de  1898  et  à  ceux  qui  ont  fait  l'objet  d'un 
arrél  de  la  Chambre  des  mises  en  accu 
lion. 

LES    GRANDES    MANŒUVRES    DE    L'ÉTAT-MAJOR 

Le  président.  —  Nous  avez  ilii  que  vous 
aviez  eu  avec  un  agent    étranger,  pendant 

dix-huit  moi-  environ,    de    IÉ  i  la 

demande  <lu  colonel  Sandherr,  des  rapports 
grâce  auxquels  vous  avez  pu  fournira  cet 
officier  «le-  renseignements  du  plus  haut 
intérêt  el  combattre  utilement  certains 
sements.  Voudriez-vous  donner  .',  |,,  Cour 
des  explications  sur  la  portée  de  cette  d<  ■ 
ration  ' 

Le  commandani   Esterhazy.  —  i 
la   plus  profonde   douleur  que  je  m 
■  lu  à  demander  a  la  Coin-  de  in'enl 
Tant  que  j'ai  i  té  om  ut  on  I  enl 

couvert  par  mes  chefs,  je  n'ai  ■  ien  'lit. 

.1  ,n.   conformément   à   leurs 
supporté  el   tout   souffert 
pline  de  soldat  d'il  y  a  deu 
je    suis.    Relire,    lansq 
m'appellent  les  journaux  drej  fusi 


L'AFFAIRE  DREYFFS 


M.    MÉLINE    AFFIRME    A    SES   COLLÈGUES    OU'    "    IL   n'y   A    PAS    D'AFFAIRE    DREYFUS! 


possible,  et  je  m'en  vante.  Avec  des  soldats 
comme  moi  on  gagnait  des  batailles  et  ils 
n'abandonnaient  pas  les  leurs  dans  la  mêlée. 
Du  jour  où  j'ai  été  indignement  aban- 
donné et  sacrifié  avec  autant  de  lâcheté  que 
de  bêtise,  je  persistai  dans  cette  attitude. 


LES  RENDEZ- VOUS  BOURGEOIS 

/"  A  la  campagne. 

En  octobre  1897,  j'étais  à  la  campagne 
quand  j'ai  reçu  le  18  octobre  (on  m'avait 
prescrit  de  dire  que  c'était  le  20)  une  lettre; 
cette  lettre  était  signée  «  Espérance  ». 


Au  reçu  de  cette  lettre  dont  je  ne  connais 
pas  l'écriture,  je  fus  très  surpris,  et  je  partis 
pour  Paris. 

2"  Hue  de  Douai. 

Je  descendis  rue  de  Douai  ;  je  ferai  remar- 
quer que,  jusque-là,  j'avais  caché,  de  la 
façon  la  plus  absolue,  mes  relations  avec 
madame  Pays,  et  que  je  pensais  que  per- 
sonne, à  part  un  très  petit  nombre  de  gens 
au  ministère  de  la  guerre,  et  dans  des  condi- 
tions que  j'expliquerai  plus  tard,  ne  pouvait 
les  connaître. 

J'avais  télégraphié  à  madame  Pays,  en 
Normandie,  de  revenir. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


li  i  : 


186 


I /AFFAIRE  DREYFUS 


Le  lendemain  de  mon  arrivée,  j'étais  très 
occupé  de  cette  lettre,  et  le  soir,  en  rentrant 
vers  l'heure  du  dîner,  j'appris  par  la  con- 
cierge qu'un  monsieur  était  venu  me  deman- 
der. J'en  fus  très  surpris,  personne,  en  effet, 
ne  connaissant  cette  adresse. 

La  concierge  me  dit  qu'elle  avait  déclaré  à 
ce  monsieur  que  j'étais  inconnu  ;  celui-ci 
avait  répondu  qu'il  savait  très  bien  que 
j'étais  dans  la  maison;  que,  du  reste,  il  ve- 
nait dans  mon  plus  grand  intérêt  et  qu'il 
avait  absolument  besoin  de  me  voir.  Il  avait 
annoncé  qu'il  reviendrait  dans  la  soirée. 

«3°  Hue  de  la  Bienfaisance. 

Je  me  rendis  alors  à  mon  véritable  domi- 
cile, 27,  rue  de  la  Bienfaisance,  où  je  ne 
pouvais  pas  entrer,  ayant  laissé  les  clefs  à 
Dommartin. 

Je  demandai  à  ma  concierge  si  on  était 
venu  s'informer  de  ma  présence  ;  je  pensais, 
en  effet,  que  quelqu'un  qui  eût  eu  à  me  voir 
se  serait  d'abord  rendu  à  mon  seul  domicile 
connu. 

La  concierge  me  dit  qu'elle  n'avait  vu  per- 
sonne. 

Je  rentrai  alors  rue  de  Douai,  et  j'attendis 
toute  la  soirée. 

Personne  ne  vint. 

4°  Au  square   Vintimille. 

Le  lendemain  matin,  de  très  bonne  heure 
('sept  heures  du  matin),  le  concierge  monta 
et  me  dit  que  le  monsieur  qui  était  venu  la 
veille  attendait  dans  la  rue,  près  du  square 
Vintimille. 

Je  descendis  et  je  trouvai  quelqu'un  avec 
des  lunettes  bleues  et  dont  la  tournure,  mal- 
gré ses  efforts,  dénotait  un  militaire. 

Ce  monsieur  m'aborda  et  me  dit  : 

—  Commandant,  je  suis  chargé  d'une  très 
grave  communication,  dans  votre  intérêt 
urgent. 

La  tournure  de  ce  monsieur,  la  certitude 
que  j'avais  que  personne  ailleurs  qu'au  mi- 
nistère ne  pouvait  savoir  que  je  pouvais  être 
rue  de  Douai,  me  fit  tout  de  suite  penser  que 
j'étais  en  présence  d'un  envoyé  du  ministère 
de  la  guerre. 


Je  répondis  à  ce  monsieur  que  je  croyais 
savoir  le  motif  de  sa  démarche,  et  que  j'avais 
reçu  à  la  campagne  une  lettre  contenant  un 
avertissement  très  singulier.  Cette  personne 
me  dit  alors  : 

—  Ne  vous  préoccupez  pas,  mon  comman- 
dant ;  on  sait  ce  qu'il  y  a  dans  tout  cela  ;  vous 
avez  des  défenseurs  et  des  protecteurs  tout- 
puissants  et  au  courant  de  tout.  Voulez-vous 
venir  ce  soir  au  rendez-vous  que  je  vais  vous 
indiquer? 

Je  lui  dis  :  —  Très  volontiers. 


«5°  Au  Parc  Montsouris. 

Et  alors  il  me  montra  un  bout  de  papier, 
indiquant  l'angle  du  réservoir  des  eaux 
de  la  Vanne,  en  face  du  parc  de  Mont- 
souris. 
Le  rendez-vous  était  pour  cinq  heures. 
Je  me  rendis  au  lieu  indiqué,  et  à  cinq 
heures  précises  je  vis  s'arrêter,  à  une  cen- 
taine de  mètres  du  point  où  j'étais,  une 
voiture  dans  laquelle  il  y  avait  trois  per- 
sonnes. 

Deux  de  cespersonnes  descendirent,  la  troi- 
sième resta  dans  la  voiture  ;  les  deux  autres 
vinrent  à  moi  ;  dans  l'une  je  reconnus  le  mon- 
sieur que  j'avais  vu  le  matin;  l'autre  avait 
une  fausse  barbe  et  des  lunettes  ;  cette  der- 
nière personne  m'adressa  brusquement  la 
parole  et  me  dit  : 

—  Commandant,  vous  savez  de  quoi  il 
s'agit  : 

Et,  très  rapidement,  avec  beaucoup  de  vo- 
lubilité, elle  se  mit  à  me  raconter  tout  ce  qui 
avait  été  fait  depuis  189.J  contre  moi  par  le 
colonel  Picquart,  entrant  dans  de  très  nom- 
breux détails  sur  les  manœuvres  de  beaucoup 
de  personnages  importants,  toutes  choses 
qui,  à  cette  époque,  étaient  absolument  nou- 
velles pour  moi. 

Ce  monsieur  m'assura  encore,  devant  la 
profonde  surprise  que  je  lui  témoignais  de 
toutes  ces  nouvelles,  que  toutes  ces  machi- 
nations étaient  connues,  prévues  ;  me  ré- 
péta que  j'avais  les  défenseurs  les  plus  puis- 
sants, et  que  je  devais  seulement  obéir 
strictement  aux  instructions  qui  me  seraient 
données  ;  que  mon  nom  ne  serait  même  pas 
prononcé. 
Je  cherchai,  à  diverses  reprises,  à  faire  dire 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


à  mon  interlocuteur  qui  il  était,  sans  pouvoir 
y  arriver. 

Je  voyais  bien  que  criait  un  officier;  j'au- 
rais bien  voulu  savoir  qui  il  était  et  de  la  part 
de  qui  il  venait. 

11  me  dit,  au  bout  d'une  conversation  d'une 
demi-heure,  de  ne  point  me  préoccuper  ; 
qu'on  me  tiendrait  au  courant,  et  que  j'eusse 
à  me  trouver,  tous  les  jours  à  cinq  heures, 
dans  le  salon  d'attente  du  Cercle  militaire,  où 
le  premier  monsieur  passerait  si  on  avait 
quelque  chose  à  me  dire. 

Ils  me  quittèrent,  me  disant  de  m'en  aller 
dans  telle  direction  ;  eux,  repartirent  du  côté 
de  leur  voiture,  de  sorte  que  je  ne  pus  voir  la 
figure  de  la  troisième  personne  restée  dans 
la  voiture. 

Le  lendemain  matin,  à  la  même  heure  que 
la  veille,  le  concierge  me  monta  un  mot  au 
crayon  me  disant  : 

«  Dans  le  fiacre  devant  tel  numéro  de  la  rue 
Vintimille.  » 

J'y  allai  en  toute  hâte  ;  je  trouvai  le  mon- 
sieur à  fausse  barbe  qui  me  dit  :  «  Montez 
vite  !  »  et  me  demanda  de  lui  indiquer  un 
endroit  où  on  pourrait  parler  longtemps  sans 
être  dérangé. 

Je  lui  dis  : 

6°  Au  Cimetière  Montmartre. 

—  Je  ne  vois  pas  d'autre  endroit  par  ici 
que  le  cimetière  Montmartre  si  vous  voulez  y 
aller. 

Nous  nous  y  rendîmes,  et  alors,  là,  ce  mon- 
sieur me  dit  : 

—  Il  faut  demander  tout  de  suite  uni'  au- 
dience au  ministre  de  la  guerre  el  non-,  allons 
établir  ce  (pie  vous  lui  direz  parce  que  je  lui 
avais  dit  :  ■  Demander  une  audience  au  mi- 
nistre, pour  quoi  lui  dire  ?  Pour  lui  montrer 
cette  lettre  que  j'ai  reçue?  Il  m'avait  ré- 
pondu alors  :  «Non!  Nous  allons  établir  ce 
que  vous  lui  direz.  »>). 

Alors,  je  lui  dis  : 

—  Mais  tout  cela  est  très  bien.  Je  vois  que 
vous  êtes  officier.  Je  prévois  que  vous  venez 
duministère;  je  voudrais  bien  savoir  qui 
vous  êti 

Ce  monsieur  me  «lit  : 

—  Je  >ui-  Le  colonel  «lu  Paty  de  Clam,  de 
l'État-Major  «le  l'armée.  Et  vous  n'avez  qu'à 
faire  ce  que  ]>■  vous  dirai. 


•'''  ne  i  onn  iiss  lis  ; 
Clam. 

•'"    l'avais    rencontré    un  pendant 

une  heure,  il  y  a  seize  ou  d 
une  rencontre  de  deux  colonni 
devant  son  -rade  et  -a  qualité,  je  lui     -  : 

—  <;,i   suffit,   i ii < -ii  colonel.   Vous  | 
compter  sur  mon  -  mee  absolue. 

Alors  Le  colonel  du  Paty  de  Clam  me  dicta, 
dans  le  cimetière  même,  une  d<  mand 
dience  au  ministri  ,,-il 

avait   besoin  de  rendre  i 
nait  de  se  passer  et  me  donna  rendez-vi 
pour  le  même  soir. 

7U  Au  Cercle  militai 

Comme  il  ne  m'avait  pas  parlé  du  rend 
vous    du    Cercle    militaire,    .!>•    m'y   rendis 
néanmoins;  je  trouvai  le  premier  monsieur 
qui  me  lit  monter  dans  une  voiture  el  m'em- 
mena, au  pas,  jusqu'au  Cirque  d'hiver. 

Il  me  raconta,  avec  beaucoup  de  détails, 
toute-  les  machinations  que  i  ignorais,  el  in- 
sista beaucoupsurce  que  j'étais  parfaitement 
connu  et  sur  les  très  hautes  protections  dont 
il  m'avait  parlé  la  veille. 

J'avais  adressé  ma  lettre  au  ministre. 

Le  soir,  je  revis,  au  rendez-vous  indiqué, 
le  colonel  du  Paty.  qui  me  lit  écri 
dictée  des  cotes  -m-  ce  que  je  devais  dû 
M.  le  général  Billot.  Lemêmesoir,  \<-  trouvai 
devant  ma  porte,  dans  une  voiture,  le  colonel 
Henry. 

Le  colonel  Henrj    était  un  de  mes  cama- 
rades; j'avais  été   avec  lui   depuis  ; 
vingl  an-  .ni  service  des  renseigne) 
de  temps  après  la  création  de  i 
('•lai-  comme   lieutenant,  el   Henry 

dément  le  et  le 

emploi  (pi"  m>  is  revu  très  fréqu 

menl  depuis. 

J'ai  -n.  plu-  tard,  que  la  troisième  pei 
tée  dans  la  voiture,  au  parc  de  Montsou 
(•tait   le  colonel    Henry.  Henry  me  «lit  al 
très  brièvement  de   ue  pas  m''  '"an. 

que  tout  ce  que  m'avait  dit  • 

m  parfaitement  t  liant  1: 

on  -avait   très   bien    tout  ce  qu'il 
qu'on 

contre  ce  qu'il  appelai!     d'abominabl<  ■ 
unon  T<  - 

I  ,•   lend<  main   je  fua 


188 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


reçu  le  surlendemain  par  M.  le  général  Millet, 
directeur  de  l'infanterie,  au  nom  du  mi- 
nistre. 

Je  vis  le  colonel  du  Paty  et  .je  lui  dis  : 

—  Pourquoi  le  général  Millet  ?  Un  chef 
de  direction  d*arme  n'a  rien  à  voir  en  pa- 
reille matière.  Si  le  ministre  ne  veut  pas 
me  recevoir,  il  aurait  dû  me  faire  recevoir 
ou  par  son  chef  de  cabinet,  ou,  plutôt,  par 
le  chef  de  l'État-Major  de  l'armée  ! 

En  effet,  la  tête  même  de  ma  demande 
d'audience  expliquait  que  c'était  une  affaire 
qui  relevait  du  chef  d'État-Major. 

Le  colonel  me  répondit  qu'il  ne  fallait  pas 
engager  M.  le  général  de  Boisdeffre  ;  par 
conséquent,  il  fallait  qu'il  restât  en  réserve, 
indiquant  ainsi  que  le  général  de  Boisdeffre 
ne  voulait  pas  prendre  position  pour  pou- 
voir agir. 


8°  Au  Ministère. 


Je  me  rendis  chez  le  général  Millet  ;  je  lui 
présentai  la  lettre  et  lui  fis  le  récit  que  j'avais 
reçu  l'instruction  de  faire. 

Le  général  m'écouta  et  me  dit  qu'il  trouvait 
fort  étrange  ce  que  je  venais  de  lui  dire; 
que  c'était  la  première  nouvelle  qu'il  en 
avait;  qu'il  ne  comprenait  pas  du  tout 
cette  histoire  ;  que  j'attachais,  à  son  avis, 
bien  de  l'importance  à  une  lettre  anonyme, 
et  qu'il  n'avait  qu'un  conseil  à  me  donner  : 
c'était  de  faire  par  écrit  le  récit  que  je  venais 
de  lui  faire,  d'y  joindre  la  lettre  anonyme 
que  j'avais  reçue  et  d'adresser  le  tout  au  mi- 
nistre. 

Je  rendis  compte  le  soir  même  à  M.  le  co- 
lonel du  Paty  de  Clam  de  la  réponse  de  M.  le 
général  Millet,  et  il  me  dicta  le  texte  de  la 
lettre  à  adresser  au  ministre;  cette  lettre, 
ainsi  que  tout  ce  que  j'ai  écrit  en  1897,  a  été 
donné  mot  à  mot  et  ordonné. 

Cette  lettre  m'a  été  dictée  mot  à  mot. 

Elle  contient  une  série  d'explications  con- 
venues, et  on  m'a  donné  le  texte  pour  que  je 
l'approuve,  ainsi  que  le  prescrit  une  note  de 
la  main  du  colonel  du  Paty.  Me  vous  dépose 
ce  texte  qui  m'a  été  donné,  et  je  vais  vous, 
déposer  la  note.) 

En  même  temps,  le  colonel  du  Paty  me 
di-ail  :  «  Le  ministre  ne  peut  pas  faire  au- 


trement que  de  saisir  le  général  de  Bois- 
deffre de  cette  lettre,  et  alors,  nous  allons 
marcher.  » 


9°  Au  Bureau  de  poste  de  la  rue  du  Bac. 

Le  lendemain,  au  bureau  de  poste  de  la 
rue  du  Bac,  en  face  du  Bon  Marché,  le 
colonel  Henry  me  prévint  que  le  général  de 
Boisdeffre  n'avait  pas  encore  reçu  de  M.  le 
général  Mercier  communication  de  ma  lettre. 

J'insiste  sur  ce  fait,  parce  que  si  le  colonel 
Henry  était  informé  que  le  général  de  Bois- 
deffre, n'avait  pas  été  prévenu  parle  ministre 
de  la  lettre  que  j'avais  écrite  à  ce  dernier,  il 
n'avait  pu  en  être  averti  que  par  le  général 
de  Boisdeffre,  attendant  donc  l'effet  de  ma 
lettre,  et  par  conséquent  en  connaissant 
l'envoi. 

Henry  me  dit  : 

—  Le  ministre  va  garder  ça  pendant  cinq 
ou  six  jours  avant  de  prendre  une  décision, 
suivant  son  habitude.  On  vous  dira  ce  soir  ce 
qu'il  faut  faire. 

i  0°  Sur  V Esplanade  des  Invalides. 

Le  soir,  je  vis  le  colonel  du  Paty  sur  l'es- 
planade des  Invalides  et  il  me  dit  : 

—  Il  est  décidé  que  vous  allez  écrire  au 
général  de  Boisdeffre  directement  ;  votre 
lettre  permettra  alors  au  général  de  Bois- 
deffre d'intervenir  personnellement  et  de 
parler  au  ministre  de  la  lettre  que  vous  avez 
adressée  à  ce  dernier. 

Autrement  dit,  on  provoquait  la  remise  de 
ma  lettre  au  général  de  Boisdeffre  pour  que 
cet  officier  général  pût  entrer  en  scène  lui- 
même,  grâce  à  la  lettre  que  je  lui  écrivais. 

Les  Commissionnaires . 

A  cet  époque  le  colonel  du  Paty  me  dit  un 
soir  : 

—  Les  grands  chefs  se  préoccupent  d'avoir 
avec  vous  des  moyens  de  communication  qui 
ne  soient  pas  dévoilés,  parce  qu'il  est  pro- 
bable que  vous  êtes  filé  ;  étant  donné  tout  ce 
qui  se  prépare,  il  serait  préférable  d'avoir,  au 
besoin,  une  transmission  indirecte.  Le  gé- 


DEVANT  LA  COL" H  DE  CASSATION 


I1I;M!V    ET   M.    LE  JUGE   BERT1  LUS 


l'.Kt 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


néral  de  Boisdeffre  a  pensé  au  marquis  de 
Nettencourt  votre  beau-frère. 
Je  lui  dis  : 

—  Non.  Mon  beau-frère  est  à  la  campagne; 
je  ne  veux  pas  du  tout  lui  demander  de  re- 
venir pour  pareil  service. 

Alors  il  me  dit  : 

—  On  a  pensé  aussi  à  un  de  vos  camarades 
de  régiment. 

Et  il  me  demanda  de  lui  en  indiquer  un.  Je 
dis  : 

—  Vraiment,  on  ne  peut  pas  demander  à 
un  ami  de  courir  comme  cela  à  toute  heure 
du  jour  et  de  la  nuit. 

Et  je  pensai,  inspiration  malheureuse,  du 
reste,  à  mon  cousin  Christian  ;  mais,  comme 
il  était  à  Bordeaux  et  que  je  ne  pouvais  pas 
le  faire  venir,  je  dis  : 

—  Je  vous  proposerais  bien  quelqu'un  du 
dévouement  de  qui  je  suis  sûr  ;  mais  je  n'ose 
vraiment  vous  faire  cette  proposition. 

Et  je  nommai  madame  Pays. 

Le  colonel  du  Paty  m'a  dit  qu'il  en  rendrait 
compte,  et  le  lendemain  il  me  dit  qu'on 
acceptait  madame  Pays  comme  intermé- 
diaire. 

Au  cours  de  ces  différentes  entrevues,  le 
colonel  du  Paty  me  présenta,  un  soir,  à  une 
dame  que  je  crois  inutile  de  nommer,  et  qui 
a  également  servi  d'intermédiaire  à  diverses 
reprises. 

A  ce  moment,  je  vis  le  colonel  Henry  qui 
me  dit  : 

—  Tous  ces  gens-là  ne  marchent  pas  ; 
Méline  et  Billot  et  tout  le  gouvernement  sont 
pris  par  l'approche  des  élections  et  par  les 
voix  que  représentent  MM.  Scheurer-Kestner, 
Reinach,  etc.,  etc. 

Il  fut  même  très  violent  ;  je  ne  répéterai 
pas  les  termes  militaires  avec  lesquels  je  fis 
chorus;  il  termina  en  me  disant  : 

La  Baïonnette  dons  le  «  derrière  » 
Sabre  à  la  main  !  Nous  allons  charger! 

—  Si  on  ne  met  pas  la  baïonnette  dans  le 
derrière  de  tous  ces  gens-là,  ils  sacrifieront 
toute  l'armée  française  à  leur  siège  de  séna- 
teur ou  de  député. 

11  me  diten  me  quittant  : 

—  Sabre  à  la  main  !  Nous  allons  charger! 
Ceci  se  passait  à  la  veille  de  ma  première 

lettre  au  président  de  la  République,  c'est-à- 
dire  le  28  octobre. 


On  se  rend  compte  par  cette  déposition 
de  l'étrange  et  extravagant  pot-bouille 
que  cuisinèrent  Esterhazy,  l'État-Major  et 
mademoiselle  Pays. 

Quelques  témoins  nous  ont  d'ailleurs 
initiés  aux  «  mystères  de  la  rue  de  Douai  »  : 


Déposition  de  madame  Gérard. 

RECUEILLIE   PAR   M.    LE   CONSEILLER   DUMAS 

16  décembre  1898. 

Madame  Gérard.  —  Le  commandant  Ester- 
hazy et  madame  Pays  sont  venus  habiter  la 
maison  dont  je  suis  la  concierge  depuis  le 
Ie"'  janvier  1896. 

Le  bail  était  d'abord  au  nom  de  M.  Ester- 
hazy ;  mais,  dans  le  courant  de  l'année  der- 
nière, le  propriétaire  a  consenti  à  substituer 
madame  Pays  à  Esterhazy  comme  locataire. 
Après  cette  substitution,  le  bail  ne  devait 
avoir  effet  que  jusqu'au  1"' janvier  1899,  le 
gérant  du  propriétaire  se  réservant  à  cette 
date  de  continuer  à  louer  à  madame  Pays  de 
trois  mois  en  trois  mois. 

Au  commencement  de  mon  entrée  en 
fonctions  comme  concierge,  je  n'ai  pas 
d'abord  connu  beaucoup  le  commandant  ni 
madame  Pays. 

Mais  peu  à  peu  je  suis  entrée  en  relation 
avec  eux  et  une  certaine  intimité  s'était  même 
établie  entre  madame  Pays  et  moi.  A  telles 
enseignes  qu'il  arrivait  souvent  au  comman- 
dant et  à  madame  Pays  de  diner  avec  nous, 
dans  la  cuisine  de  la  loge  (1). 

Nous  avons. même,  le  14  août  1898,  dé- 
jeuné avec  eux  dans  leur  appartement  qui 
est  au  premier  étage,  juste  au-dessus  de  la 
loge. 

Au  cours  de  mes  relations  avec  madame 
Pays,  celle-ci  m'a  raconté  bien  des  choses 
que  j'ai  consignées  dans  un  carnet  que  j'ai 
apporté  et  que  je  suis  prête  à  vous  remettre. 
Ce  carnet  contient  à  peu  près  tout  ce  que  je 
sais  sur  l'affaire  Esterhazy. 

(Le  témoin  remet  le  carnet.) 

M.  Dumas.  —  Nous  allons  lire  attentive- 


(1)  Ce  détail  est  évidemment  touchant. 


DEVANT  l.\  COUR  DE  CASSATION 


ment  ce  carnet  et  nous  vous  inviterons,  d 
quelques  jours,    à  venir  nous    fournir   les 
explications  que  nous  jugerons  utiles  sur  les 
faits  qui  y  sont  consigna 

Madame  Gérard.  —  Je  suis  à  votre  enli. 
disposition. 


Où  on  lit  le  carnet. 


SÉANCE  DU  23  DÉCEMBRE  1898 


M.  Dumas.  — J'ai  examiné  votre  carnet  el 
je  vous  en  lis  le  contenu  en  vous  demandant 
de  médire  si  c'est  bien  exact,  et  de  compléter 

par  vos  indications  les  abrévations  qu'il  con- 
tient. 

Le  12  août  1898,  jour  où  le  commandant  et 
madame  Pays  sont  sortis  de  prison,  il-  on1  ilii 
qu'il  n'y  avait  pas  de  justice,  car  on  les  avait 
mis  en  liberté,  alors  qu'on  savait  très  bien  que 
c'étaient  eux  qui  avaient  fabriqué  le  faux 
Speranza;  que  c'était  elle  qui  avait  écrit  la  dé- 
pêche, sur  l'ordre  du  colonel  du  Pat  y  de  Clam. 
el  que  c'était  du  Paty  lui-même  qui  avait  fait  le 
faux  signé  Blanche,  le  tout  [huit  perdre  Pic- 
quart. 

Au  moment  où  le  commandant  et  madame 
Pays  ont  dit  ces  choses,  ils  étaient  à  table  et 
mangeaient  un  poulet.  Il  était  neuf  heures  du 
soir. 

M.  Dumas.  —  Le  commandant  et  made- 
moiselle Pays  étaient-ils  ù  table  chez  eux  ou 
dans  votre  loge? 

Madame  Gérard.  —  Ils  étaient  dans  leur 
appartement.  J'étais  allée  chercher  leur  dîner 
et  j'avais  préparé  leur  table.  Mon  mari  était 
présent.  La  loge  «Hait  gardée  par  une  .jeune 
femme  que  j'ai  l'habitude  d'employer  pour 
les  besoins  de  mon  service. 

M.  l>i  ma-.  —  Continuant  la  lecture  du 
carnet  : 

I.''  14  août,  en  déjeunant,  le  commandant  a 
pari''  de  nouveau  «le  ces  i  hoses. 

Il  a  dit  que  c'était  le   ministre  de  la  gu< 
Cavaignac  qui  avait  donné  l'ordre  de  li 
renvoyer  des  Bns  de  la  poursuite,  pour  ne  pas 
perdre  le  colonel  du  Patj  detllam,  son  parent. 

Dans  le  commencement  de  juillet,  il  mai--  a 
dit,  dans  notre  cuisine,  q 
rasserait  de  lui  pour  pouvoir  sauver  les  auli 


Dans   une  con  n,  mai 

qu'il  n 

toutes  les  pièces  lui  avaii 
Paty  de  Clam;  que  tous  les 

mois  de   novembre  el  de  déi 
des  iliabules  avec  <lu   P 

sandre-HI,  soil  devant  les  Invalii 
fois  du  Paty  lui  avait  dit  :      Vous 
«lame,  on  a  bientôt  lait  de  se  dél  >r  d'une 

femmi  .  ï raconter  ce  que  i, 

-     :  qu'elli 
le  général  «le  Boisdeffre,  aux  i 
minuit  ou  une  heure  du  matin. 

Une  fois,  en  quittant  le  général  de  B 
elle  est  allée   au    ministère  delà  guerre;  elle 
avait  eu  plusieurs  entretien-  avec  les  généi 
Mercier  et  de  Pel  lieux,  ton  joui  reL 

M.   Dumas.    —  Avez-vous   vu    quelquef 

M.  <lu  Paty  venir  voir  le  commandant  ou  ma- 
dame Pays  ? 

Madame  Gérard.  —  .Non. 

M.  Di  MAS,  continuant  la  lecture  : 

Les  papiers   qui   étaient   importants  pour   le 
commandant   ou  madame  l' 
dans  un  bonnet  de  bains  en  caoutchouc,  et  pla 
dans  une  caisse  de  fleurs  chez  la  maîtresse  do 
.M.  de  Boisandré.  M    Tézenas  avait  été 
au  commandant  comme  défenseur  par   l'él 
major.  Le  commandant  est  parti  le  2septeml 
pour  la    Belgique   et.    cinq  jours  après,   il 
passé     eu    Angleterre    sur    le-    instances    de 
M.  SI  ion-. 

Quel  est  ce  M.  Stron - 

Madame  Gérard.  —  C'est  un  correspondant 
de  journaux  anglais  qui  se  trouvait  souvent 
avec  le  commandant  en  compagnie  de  deux 
autres  Anglais,  MM.  Cherold  el  <  tscar  \\  il 

M.  Cherold  étail  également  un  journalis 
anglais. 

Quant  à  M.  Oscar  Wilde,  c'esl  celui  don! 
la  condamnation  a  occupé  l'opinion  publiq 
(d  madame  Pays  m'a   raconté  avec  quelqu 
détails  les  faits  qui  cul  motivé  cette  condam 
nation. 

M.  I)t  m \-.  —  Pourriez-vous  nous  indiqu 
le  nom  de  la  mai  tri 
.die/,  laquelle  se  trouvait  le  1 

Madame  G  onnais 

personne,  ni  d 

M.  Di  Qtinuant  la  lectur 

i.  Strong  qui  apportai  P 

nsuile 


192 


L'AFFAIRE  DREYFIS 


a  été  adressée  à  M.  Ponction  de  Saint-André  (qui 
habite,  22,  rue  Pigalle,  et  qui  est  un  ancien 
amant  de  madame  Pays)  ;  après  à  M.  Max  Tou- 
ret  ;  une  seule  fois  à  madame  Caroline  d'En- 
tègre  (7,  cité  Véron,  près  la  place  Blanche),  et 
en  dernier  lieu,  à  ma  connaissance,  à  madame 
Henry,  16,  rue  de  Bruxelles. 


Connaissez-vous  madame  Henry  ? 

Madame  Gérard.  — Madame  Henry,  qui  est 
visée  dans  le  carnet,  n'existe  pas.  Ce  nom 
sert  à  désigner  madame  Hennechard  qui  ha- 
bite ma  maison,  49,  rue  de  Douai,  où  elle 
tient  un  magasin  d'antiquités. 


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'  '  ■  ■    a 


Un  ami  de  la  Justice  :  M.  Henri  Brisson. 


i-    — " 


Cette  dame  avait  habité  pendant  quelque 
temps  le  16  de  la  rue  de  Bruxelles  ;  elle  avait 
conservé  de  bonnes  relations  avec  les  con- 
cierges de  cette  maison  où  elle  était  appelée 
madame  Henry,  du  nom  d'un  monsieur  avec 
'quel  elle  vivait  alors. 

Les  concierges  de  la  rue  de  Bruxelles  ont 
consenti  à  recevoir  et  à  lui  remettre  la  cor- 


respondance   arrivée    à   son    ancien   nom. 
Madame  Hennechard  avait   été  autrefois  la 
maîtresse  d'Esterhazy,  alors'  qu'il  était  lieu- 
tenant. 
M.  Dumas,  continuant  : 

Les  lettres  parties  de  Paris  étaient  adressées 
à  M.  Newton.  Le  commandant  se  faisait  appeler 
le  comte  de  Bécourten  Belgique  et  en  Angleterre. 


DEVANT  LA  COI  I!  DE   CASSAI  ION 


DIRE    01    ILS   ONT    DECLARE   QUE    IE    S  Al    PAS    KORFAI1     s    I.  UONSEl'H 


io; 


l/AFl  AIRE  DREYFUS 


Madame  Pays  est  partie  pour  l'Angleterre  le 
22  octobre.  Dès  le  8,  les  papiers  importants 
avaient  été  expédiés  à  M.  Newton.  Madame  Pays 
emporta  avec  elle  certains  papiers  cousus  dans 
le  fond  de  son  chapeau;  elle  a  emporté  égale- 
ment la  lettre  écrite  par  Boisandré  au  .juge 
Manau,  qu'Esterhazy  a  recopiée  et  envoyée  le 
jour  de  la  rentrée  de  la  Chambre,  espérant  du 
tumulte. 

Ici,  madame  Gérard  déclare  que  son  mari, 
sur  Tordre  de  madame  Pays,  est  allé  chercher 
cette  lettre  chez  M.  de  Boisandré  et  Fa  remise 
à  cette  dernière  sur  le  quai  de  la  gare  du 
Nord  ;  et  M.  de  Boisandré,  en  donnant  à  son 
mari  la  lettre  dont  il  s'agit,  lui  a  dit  de  bien 
recommander  à  madame  Pays  de  la  cacher 
soigneusement. 

M.  de  Boisandré  demeure  130,  rue  du  Fau- 
bourg-Saint-Denis. 

Madame  Pays  nous  a  un  jour  affirmé  que  le 
duc  d'Orléans  avait  offert  à  Eslerhazy  de  passer 
chez  Ménélik  pour  aller  commander  par  là.  Et 
un  moment,  Esterhazy  espérait  un  changement 
de  gouvernement,  car  il  disait  que  ce  serait  sa 
fortune. 

Le  commandant  avait,  au  moment  de  son  con- 
seil d'enquête,  feint  d'avoir  un  autre  domicile. 
Il  avait  payé  le  concierge  de  la  rue  Blanche,  73, 
pour  qu'il  dise  qu'il  habitait  cette  maison.  Et  ce 
concierge  lui  apportait  ses  lettres.  Cela  s'est  pro- 
duit pendant  trois  semaines. 

Un  jour,  il  s'est  passé  une  scène  terrible  entre 
le  commandant  et  madame  Pays. 

Le  dimanche  21  août,  madame  Pays  menaçait 
le  commandant  d'aller  trouver  le  ministre  et  de 
tout  lui  dire.  Lui,  la  suppliait  à  genoux  de  n'en 
rien  faire. 

Ce  qui  avait  mis  madame  Pays  dans  cette  fu- 
reur, c'est  qu'elle  avait  surpris  le  commandant 
consultant  l'indicateur  des  chemins  de  fer  pour 
l'étranger;  elle  l'a  appelé  :  «  Sans  cœur!  lâche  ! 
canaille!  »  devant  moi. 

Un  jour  elle  nous  a  avoué  avoir  donné  un  dé- 
menti à  M.  Autant  au  conseil  de  guerre,  alors 
cependant  qu'elle  ne  disait  pas  la  vérité. 

M.  Dumas.  —  Pouvez-vous  nous  fournir 
quelques  renseignements  sur  cette  dernière 
indication  ? 

Madame  Gérard.  —  Je  fais  allusion  à  ce 
que  m'a  raconté  à  ce  sujet  madame  Pays 
elle-même. 

M.  Autant  est  le  gérant  de  la  maison  el 
c'est  ù  lui   que    le  commandant  se    serait 


adressé  pour  faire  passer  son  bail  sur  la  tète 
de  madame  Pays  ;  il  lui  aurait  écrit  à  deux 
reprises  à  cet  effet. 

Le  fils  de  M.  Autant  aurait  remis  les  deux 
lettres  d'Esterhazy  à  M.  Stock  qui  les  aurait 
données  au  Figaro. 

M.  Autant  hésitait  à  faire  droit  à  la  de- 
mande d'Esterhazy  et  madame  Pays  s'est 
alors  décidée  à  aller  le  voir.  Au  cours  de 
l'entretien  qu'elle  a  eu  avec  lui,  elle  lui  aurait 
dit  :  «  Je  ne  sais  pas  si  je  parviendrai  à 
empêcher  le  commandant  de  se  tuer  chez 
moi.  » 

C'est  là,  probablement,  les  faits  à  raison 
desquels  M.  Autant  a  été  appelé  à  déposer 
devant  le  conseil  de  guerre  qui  a  jugé  Ester- 
hazy; et  c'est  sur  ces  faits  que  madame  Pays 
a  déclaré  lui  avoir  infligé,  bien  à  tort,  un  dé- 
menti. J'ajoute  que  les  craintes  de  madame 
Pays  étaient  sincères,  la  suite  de  mon  carnet 
l'indique. 

M.  Dumas,  continuant  la  lecture  du  carnet  : 

Une  fois,  elle  n'avait  pas  eu  le  temps  d'enlever 
des  mains  du  commandant  une  fiole  de  poison; 
à  chaque  instant  elle  était  obligée  de  le  sur- 
veiller. 

Elle  nous  a  dit  que  le  bail  n'avait  été  mis  sur 
son  nom  à  elle  que  sur  les  conseils  du  général 
de  Pellieux  pour  qu'on  ne  pût  pas  reprocher  au 
commandant  de  loger  une  femme. 

Vousa-t-elle  fait  savoir  comment  elle  avait 
connu  ces  conseils  du  général  de  Pellieux  ? 

Madame  Gérard.  —  Elle  les  avait  reçus  di- 
rectement de  ce  général  qu'elle  était  allée  voir- 
plusieurs  fois  au  cours  de  l'enquête  contre  le 
commandant  avant  sa  comparution  devant  le 
conseil  de  guerre. 

M.  Dumas,  continuant  la  lecture  du  carnet. 

Madame  Pays  a  plusieurs  amants,  dont  un  est 
à  Orléans... 

Un  autre  amant  était  un  jeune  homme  de 
bonne  famille,  M.  Max  Touret  (G,  rue  Roquépine),. 
qui,  d'après  elle,  aurait  fait  diverses  courses  re- 
latives à  l'affaire  du  commandant  avant  la  com- 
parution de  celui-ci  devant  le  conseil  de  guerre  : 
la  mère  de  ce  jeune  homme  en  aurait  fait  égale- 
ment (toujours  d'après  madame  Pays). 

Madame  Pays  nous  a  affirmé  que  l'ancienne- 
concierge  (celle  qui  nous  a  précédés  dans  la 
loge)  n'avait  pas  tout  raconté  à  M.  le  juge  d'ins- 
truction Bertulus  lorsqu'elle  a  été  appelée  à  dé- 
poser devant  ce  magistrat.   Elle  aurait  pu  dire 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


qu'elle avail  plusieurs  fois  reçu  des  papiers  à  six 
ou  sept  heures  du  malin  d'un  monsieur  qui  la 
priait  de  les  monter  immédiatement  el  lui  don- 
nail  cinq  francs  pour  son  dérangement.  El  ce 
monsieur  n'était  autre  que  le  général  de  Bois" 
deffre,  avec  une  fausse  barbe  (toujours  d'après 
madame  Pays).  Elle  nous  a  dit  aussi  que  le  mari 
de  la  concierge  avail  été  plusieurs  fois  place  Ven- 
dôme. 

M.  Dumas.  —  .Madame  Pays  ne  vous  a-t-elle 

pas  donné  d'autres  détails  sur  ce  point  ? 

Madame  Gérard.  —  Non. 

M.Dumas.  —  Comment  s'appellent  vos  pré- 
décesseurs et  où  demeurent-ils  ? 

Madame  Gérard.  —  M.  et  madame  Choinet, 
7,  cité  Véron. 

Le  lendemain  de  la  démission  du  ministre 
Cavaignac,  mon  mari  est  allé  porter  une  lettre 
au  ministre  de  la  guerre. 

Si  h  interpellatios  le  témoin  ajoute  : 

Cette  lettre  était  d'Esterhazy  et  arrivai! 
d'Angleterre.  Elle  avait  été  remise  à  mon 
mari  par  madame  Pays,  avec  la  mission  de  la 
<l*']>oser  chez  le  concierge  du  ministère  de  la 
guerre. 

Elle  était  parvenue  à  madame  Pays  par  l'en- 
tremise d'une  des  personnes  qui  étaient 
chargées  de  recevoir  la  correspondance  de 
Londres. 

Madame  Pays  nous  a  encore  dit  que  les  ar- 
ticles parus  sous  le  nom  de  Dixi  étaient  du 
commandant,  mais  qu'on  les  lui  avail  donnés 
tout  rédigés  pour  les  faire  paraître,  H  que 
celui-ci  n'étail  que  l'instrument  de  L'état- 
major. 

Si  R  INTERPELLATION  : 

Madame  Paysétail  à  diner  chez  nous,  lors- 
qu'elle a  fait  cette  dernière  communication; 
mais  elle  n'y  a   ajouté  aucune  explication  et 

oous  oe  lui  en  avons  pas  demandé. 

Le  jour  de  l'arrestation  du  colonel  Henry, 

H  est  arrivé  trois  ssieurs,  à  deux  heures 

du  matin. 

Le  commandant  était  conclu'. 

Madame  Pays  nous  a  ditque  c'étaienl  trois 
officiers  de  l'étal  -ma  jor. 

Le  jour  du  suicide,   le-  trois  mêmes  p 
Bonnes  sonl   revenues   voir  le  commandant 
qui  esl  sorti  derrière  elles. 

l  e  commandant  aurai I  été  trouver  du  Pat} 
ei  aurait   eu   avec  lui   un  entretien  de  trois 

heures. 

Madame  Pays  nous  a  dit   :      Faut-il  qu'il 


Henrj    soit  béte  pour  avoir  av< 
elle  a  ajouté  :     Nous  savions  bien  que  c'était 

lui  qui  avait  l'ail  celte  pièce. 

l-e  témoin  interpellé  déclare  avoir  compris 
qu'il  s'agissail   de  ce  qu'on  appelle  le  fa 
Henry. 

M.  l)i  m  is,  continuant  la  lecturi 

Quand  madame  l  trée  de  Londres  le 

19  novembre,  elle  un.-  par  le  H 

un  solliciter  ai 
maîtres* 

-  derniers  sonl  repartis  I-  21,  à  >'<  h.  50  du 
soir.  Le  20,  madame  Pays  nous  ■>  dit  que  le  com- 
mandant avait  gagné  10,1 francs  dans  Bon  p 

ces  avec  l'Ooseruer  et  avail  obtenu  10,000  au) 
francs  contre  l'auteur  d'une  chanson  : 
lui  et   le  directeur   d'un   caf 
chanson  avait  été  chant 

l.e   -21.  à  onze  heures   el  demie,  elle 
nommé  les  auteurs  du   bordereau,  '-t.  i 
dix  heures,  elle  nous  a  dit  que,  pour  nu 
tian  ne  puisse   rien  toucher  de  son  argent,  le 
commandant  avail  fait  une  fausse  vente  du  livre 
qu'il  faisait  paraître,  à  MM.  Fayard  i  tl  lié. 

et   M.    Fayard    lui    aurait,    d'après   i  ll< 

|ii,u(iu  Iranc. 

Puisque  madame  Pays  vous  a  designé  les 
auteurs  du  bordereau,  quelles  personnes 
vous  a-t-elle  nommé* 

Madame  Gérard.  -  Le  colonel  Henry  el  le 
colonel  Sandherr. 

Madame    Pays    ne    m'a    jamais    dil    que   le 

commandant  ail  participé  au  bordereau;  elle 
se  garde  bien  d'ailleurs  de  dire  quoi  qu< 
soil  qui   puisse   compromettre  le  comman- 
dant; clic  s'évertue,  au  contraire,  a  le 
fendre  de  smi  mieux,  en  toute  cir< 

Elle  :ache  pas  les  sentiments  di 

naissance  qui  la  lient  envers  lui  ;  elle  lui  - 

de  l'avoir  tirée  de  la  fâcheuse  situation 
dans  laquelle  elle  -e  trouvait  :  avant  de  con« 

naître  Esterhazy,  elle  occupai!  i :hambre 

garnie  rue  Victo  el  vivait  au  jour  le 

jour:  c'est  lui  qui  l'a  installée  dan-  un  ap| 
temenl  el  lui  a  acheté  un  mobili 

Le  commandant   ne  m'a  jamai  plus 

parlé  du  b<  u  el  personnelle! 

rien  au   Slljel   •' 

M.  lu  -i  \~.       Madi ■  l nois,  que  e 

avons  entendue  d  "i.  nou 

pendant  que  vous  lui  an 
h-  papou--  d'Esterhaz)  et  ci 

i  écrit  lebordereau  par  ordn    v 


96 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


même  ajouté  que  pour  cela  ou  pavait  au  com- 
mandant 2,000  francs  par  mois  ? 

Madame  Gérard.  — Madame  Tournois  a  fait 
une  confusion. 

J'ai  pu  lui  parler  de  papiers  que  j'avais 
entre  les  mains,  car  madame  Pays,  le  20  août, 
nous  en  avait  remis  un  certain  nombre,  en 
priant  mon  mari  de  les  déposer  dans  l'appar- 
tement de  madame  Hennechard,  ce  que  mon 
mari  a  fait  avec  madame  Pays  ;  mais  je  n'ai 
plus  ces  papiers  et  n'ai  pu,  par  conséquent, 
t-n  viser  le  contenu  dans  une  conversation 
avec  madame  Tournois. 

D'autre  part,  j'ai  bien  pu  dire  à  celte  der- 
nière que,  dans  notre  opinion,  Esterhazy 
avait  dû  tremper  dans  l'affaire  du  bordereau  ; 
mais  c'était  là  une  impression  toute  person- 
nelle et  qui  ne  reposait  sur  aucun  fait  précis. 

Quant  aux  2,000  francs  par  mois  payés  à 
Ksterhazy,  je  lui  en  ai  parlé  au  moment  où 
nous  expliquions  en  quoi  consistait  la  pièce 
que  le  colonel  Picquart  est  accusé  d'avoir 
fabriquée. 

Dans  cette  pièce,  Esterhazy  est  menacé  de 
perdre  l'indemnité  mensuelle  qu'il  recevait 
et  qu'on  disait  être  de  2,000  francs. 

('ne  chose  me  revient  en  mémoire  :  c'est 
que  le  lendemain  de  sa  sortie  de  Saint-Lazare, 
madame  Pays  nous  disait  qu'elle  savait  bien 
qu'elle  était  passible  de  cinq  ans  de  travaux 
forcés,  mais  qu'elle  ne  se  serait  pas  laissé 
condamner  sans  faire  prendre  les  plumes 
d'autruche,  comme  elle  disait  à  chaque  ins- 
tant (1). 

M.  Dumas,  continuant  la  lecture  du  carnet  : 

Elle  ;i  un  jour  affirmé  une  chose  qui  nous  pa- 
raît extraordinaire  :  c'est  au  sujet  de  la  mort 
d'Henry. 

Elle  nous  a  dit  qu'il  ne  s'était  pas  du  tout  sui- 
cidé;  qu'elle  savait  bien  que  c'étaitune  comédie 
montée  pour  tromper  les  dreyfusards  et  que 
c'était  pour  cela  qu'on  n'avait  pas  l'ait  l'au- 
topsie. 

Elle  nous  a,  ce  jour-là  même,  nommé  celui 
qui  lui  avait  dit  la  chose  :  mais  je  ne  me  le  rap- 
pelle pas. 

Le  lendemain  de  la  comparution  <\u  comman^ 
dant  devant  le  conseil  d'enquête,  j'ai  vu  sur  la 
cheminée  de  la  chambre  à  coucherune  lettrede 
Christian  disant  son  fait  à  son  ourle.  J'ai  vu 
aussi  deux  télégrammes  de  .M.  Tézenas  :  dans 
l'un,  il  disait  que  deux  dépèches  lui  étaient  re- 


(L  I-  raux  compromis. 


venues,  dont  l'une  avait  été  envoyée  à  sa  mère, 
et  que  c'était  une  grande  imprudence. 

J'ai  tenu  dans  mes  mains  une  lettre  du  colonel 
Kerdrain  qui  lui  disait  :  «  Soyez  sans  crainte. 
Nous  ferons  notre  possible  pour  vous  tirer  de  là.  » 

Quant  au  colonel  Henry,  je  l'ai  vu  deux  fois 
chez  madame  Pays. 

(Le  témoin  ajoute  qu'une  de  ces  visites  a 
eu  lieu  au  moment  de  son  duel  avec  Picquart  ; 
elle  ne  peut  préciser  si  l'autre  visite  a  été  an- 
térieure ou  postérieure  à  celle-là.) 

Au  sujet  de  la  mise  en  réforme  du  comman- 
dant, madame  Pays  dit  qu'on  l'avait  accablée  (en 
accumulant  contre  elle  les  plus  mauvais  rensei- 
gnements); qu'il  y  avait  contre  elle  un  immense 
dossier  de  la  police  et  que  c'était  pour  elle  que 
lecommandant  avait  été  mis  en  réforme. 

Le  jour  de  la  première  comparution  du  com- 
mandant devant  le  conseil  d'enquête,  madame 
Pays  est  partie  à  Quiberville  avec  son  amant 
M.  T...,  et  elle  est  rentrée  le  lundi  ;  elle  a  pour 
autre  amant  un  sénateur,  M.  X...,  et  eu  outrer 
elle  faisait,  suivant  son  expression,  des  hommes 
chez  une  certaine  Mariette  qui  demeurait  cité 
Gaillard,  où  une  fois  le  commandant  est  allé  la 
chercher  et  lui  a  flanqué  une  volée  de  coups  de 
canne  parce  qu'il  connaissait  la  réputation  de 
cette  femme. 

Le  commandant  nous  a  affirmé,  dans  le  cou- 
rant du  mois  de  juin,  qu'ilavait  été  prévenu  par 
l'état-major,  au  mois  d'août,  qu'il  allait  être  dé- 
noncé connue  ayant  écril  le  bordereau;  et  dans 
le  même  mois,  il  nous  a  dit  que  toutes  les  lettres 
à  madame  de  Boulancy  étaient  bien  de  lui.  et 
qu'elles  étaient  bien  telles  qu'il  les  avait  écrites  ; 
que  les  experts  ne  savaienl  pas  leur  métier,  el 
qu'ils  avaient  été  payés  pour  dire  qu'il  y  avait 
une  falsification  au  sujet  de  celle  qui  parle  de 
uhlans  auxquels,  ajoutait-il,  il  voudrait  que  la 
France  appartînt. 

M.  Dumas.  —  Le  commandant  vous  a-t-il 
désigné  l'officier  d'état-major  qui  l'avait  pré- 
venu? 

Madame  Gérard.  —  Non. 

Il  nous  revient  encore  une  chose  en  mé- 
moire. C'est  que  le  commandant  cl  madame 
Pays  ont  dit  plusieurs  fois,  devant  moi  el 
mon  mari,  que  cela  ne  les  dérangeait  nulle- 
ment que  Dreyfus  revint  en  France,  car  ils  sa- 
vaient bien  qu'il  (Dreyfus)  était  innocent. 

M.  Dumas.  —  Le  commandant  vous  a-l-il 
dit  sur  quoi  il  se  fondait  pour  affirmer  l'in- 
nocence de  Dreyfus? 


DEVANT  LA  COI  li  DE  CASij  ITIO.N 


Madame  Gérard.  —  Mon  mari  a  fait  obser- 
ver qu'il  était  bien  malheureux  que  ce! 
homme  soit  à  l'île  du  Diable,  s'il  n'est  pas 
coupable,  et  il  a  demandé  au  commandant 


quel    était,    alors,   l'auteur   du    bord 
A  cette  question,  le  commandant  n'a 

répondu  aettement. 

routes  les  fois,  d'ailleurs,  que  la  convi 


Un  ami  de  la  Justice  :  M.  Duclaux,  Membre  de  l'Institut, 
Directeur  de  l'Institut  Pasteur. 


tion  tombait  sur  !«•  bordereau,  le  comman- 
dant ri  madame  Pays  éludaient  la  question 
et  prenaient  des  faux-fuyants. 

Quand  I'1  commandant  ;i  donné  une  roulée, 
selon  lui.  ;iu  colonel  Picquart,  el  qu'appelé 
devant  le  commissaire  de  police  il  ;i  dû  por 
ter  la  canne  dont  il  s'étail  servi,  je  -m-  sûre 
que  la  canne  qui  ;i  étédéposée  n'est  pas  celle 
qu'il  avait   eue  ce  jour-là,  mais  un'*  canne 


qui  .1  été  achetée  pur  m. ni. uni'  Paj -.  le 
même  de  la  comparution  devant  le  i  oramis- 
saire. 

Elle  l'a  achetée  p  ilu  Ha^  mon 

mari,  la  veilli  I   trotté   dans  plusieurs 

magasins  pour  en   trouver  un-"  identique, 
mais  non  plomb*       i         mon  mari  qu 
abîmé  le  bout  de  la  canne  achetée,  poui 
croire  qu'elle  avait  sen  i 


198 


AFFAIRE  J)REYFUS 


M.  Dumas.  —  Vous  n'avez  rien  à  ajouter? 
Madame  Gérard.  —  Non. 

Tous  les  amusants  détails  révélés  par 
madame  Gérard  ont  été  confirmés  par  une 
voisine. 


Déposition  de  madame  Tournois. 


16  décembre  1898. 


Madame  Tournois.  —  Après  mon  mariage 
avec  M.  Tournois,  il  y  a  trois  ans,  je  suis 
venue  tenir  le  magasin  de  bijouterie  qu'avait 
mon  mari,  dans  un  local  du  rez-de-chaussée 
du  49  de  la  rue  de  Douai.  Notre  logement 
particulier  était  également  dans  la  maison. 

Je  connaissais  le  commandant  Esterhazy 
et  madame  Pays,  que  je  voyais  très  souvent 
l'un  et  l'autre  passer  devant  la  porte  de  mon 
magasin,  et  que  je  rencontrais  quelquefois 
dans  la  loge  de  la  concierge. 

Je  suis  même  allée,  de  temps  à  autre,  chez 
madame  Pays  lui  porter  des  bijoux  qu'elle 
nous  avait  donnés  «à  réparer.  Mais  ces  rela- 
tions étaient  trop  superficielles  pour  amener 
entre  madame  Pays  et  moi  des  confidences  ; 
et  lorsque,  en  rentrant  de  la  promenade, 
nous  passions,  mon  mari  et  moi,  par  la  loge, 
et  y  trouvions  le  commandant  et  madame 
Pays,  nous  arrivions  au  milieu  d'une  con- 
versation que  notre  présence  avait  pour  effet 
de  faire  cesser. 

Cependant,  un  soir  (c'était,  je  '  crois, 
quelques  jours  après  sa  sortie  de  Saint- 
Lazare),  madame  Pays  .était  dans  un  tel  état 
d'irritation  qu'elle  n'a  pas  craint  de  parler 
devant  nous. 

Elle  s'indignait  contre  le  colonel  du  Paty 
de  Clam,  qui  avait  osé  prétendre  devant  le 
juge  d'instruction  qu'il  ne  la  connaissait  pas 
et  ne  l'avait  jamais  vue,  alors  cependant 
qu'elle  affirmait  avoir  été  plusieurs  fois  chez 
lui,  où  die  se  présentait  sous  un  pseudonyme 
el  avec  un  titre  d'emprunt,  où  madame  du 
l'ai  y  1  accueillait  devant  son  personnel  domes- 
tique, eu  se  livrante  sou  égard  à  des  mani- 
festations amicales,  pour  donner  le  change; 
alors  qu'elle  avail  été  plusieurs  fois  dans 
divers  quartier-  de  Pari-,,  que  je  ne  puis  pas 


très  bien  préciser,  à  des  rendez-vous  que  lui 
donnait  du  Paty. 

C'est  au  cours  de  cette  sortie  que  j'ai  en- 
tendu madame  Pays  dire  qu'elle  avait  écrit, 
sons  la  dictée  de  du  Paty,  soit  la  lettre  Spe- 
ranza,  soit  le  télégramme  Blanche  —  je  ne 
sais  plus  au  juste. 

Arrêtons  là  cette  déposition,  qui  nous 
exposerait  à  des  redites,  et  parcourons 
celle  de  mademoiselle  Pays,  «  l'amie  »  du 
commandant  Esterhazy. 

Mademoiselle  Pays  oppose  des  déné- 
gations aux  assertions  de  madame  Gérard. 
Elle  est  dans  son  rôle.  Cependant,  comme 
on  a  pu  contrôler  la  véracité  de  la  plupart 
des  dires  de  madame  Gérard,  il  est  évident 
que  celle-ci  n'a  pu  inventer  toutes  ses 
révélations. 


Déposition  de  mademoiselle 
Marguerite  Pays. 

29  décembre  1898. 


Le  président.  —  Nous  avons  entendu 
comme  témoin  madame  Gérard,  concierge  de 
la  maison  que  vous  habitez,  et,  de  son  témoi- 
gnage, il  résulte  que,  à  différentes  reprises, 
vous  lui  auriez  fait  des  communications, 
même  des  confidences,  touchant  l'affaire 
Dreyfus-Esterhazy.  C'est  ainsi  que,  le  12  août 
dernier,  jour  où  vous  avez  été  mise  en 
liberté,  vous  lui  auriez  dit  chez  vous,  en 
dînant,  qu'il  n'y  avait  pas  de  justice,  qu'on 
avait  mis  le  commandant  et  vous  en  liberté 
alors  qu'on  savait  très  bien  que  c'était  vous 
qui  aviez  fait  les  faux,  ou  plutôt  que  c'était 
vous  qui  aviez  écrit,  sur  l'ordre  de  du  Paty 
de  Clam,  la  dépèche  signée  Speranza,  et  que 
c'était  du  Paty  de  Clam  lui-même  qui  avait 
fait  le  faux  signé  Manche. 

Nous  ajoutons  que  le  propos  rapporté  par 
madame  Gérard  serait  assez  conforme  à  la 
déclaration  que  vous  avez  faite  au  juge  d'ins- 
truction Bcrtulus. 

Mademoiselle  Pays.  —  Je  proteste  sur  les 
deux  points.  Je  n'ai  personnellement  rien  dit 
de   semblable   à  madame  Gérard.   Lorsque 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


nous  dînions,  le  commandant  cl  moi,  ma- 
dame Gérard  nous  servait,  et  M.  Artigues, 
attaché  à  la  rédaction  du  Petit  Journal,  était 
présent  (1). 

Le  commandant,  dans  un  mouvement  dé- 
colère, a  dit  : 

—  Ce  n'était  pas  la  peine  de  nous  garder 
pendant  trente  jours  pour  aboutir  à  une 
ordonnance  de  non-lieu,  alors  que  non- 
sommes  étrangers  aux  choses  qu'on  nous  re- 
proche. On  nous  a  fait  payer  pour  d'autres, 
qu'on  a  voulu  ménager. 

Quant  à  moi,  j'étais  anéantie  et  je  n'ai 
rien  dit. 

Je  n'ai  jamais  reconnu  devant  M.  Bertulus 
avoir  écrit  le  télégramme  signé  Speranza  : 
il  y  a  eu  confusion  à  cet  égard. 

Le  président.  — D'après  madame  Gérard, 
vous  auriez  déclaré  qu'il  n'a  jamais  existé  de 
dame  voilée  ;  que  c'est  vous  qui  auriez  eu 
avec  du  l'ai  y  des  conciliabules  au  pont 
Alexandre-III  ou  devant  les  Invalides,  et  que 
c'est  à  vous  que  des  pièces  auraient  été  par 
lui  remises?  Vous  auriez  même  eu  plusieurs 
entrevues  avec  le  général  de  Boisdeffre,  de 
même  que  vous  auriez  eu  des  entretiens  avec 
le  général  Mercier  et  le  général  de  Pellieux  ? 
Mademoiselle  Pays.  —  Je  n'ai  vu  le  colonel 
du  Paty  que  deux  fois. 

("ne  première  lois,  quelques  jour-  avant  la 
réunion  du  conseil  de  guerre  qui  a  jugé 
Bsterhazy,  je  suis  allée  lui  demander  de  me 
dispenser  de  me  faire  comparaître  comme 
témoin  au  procès  ;  il  m'a  répondu  que  la 
chose  n'était  pas  de  sa  compétence  et  m'a  re- 
mis un  mot.  sous  enveloppe  fermée,  pour 
Esterhazj . 

La  seconde  fois,  c'était  le  L2  janvier  :  je 
suis  allée  demander  au  colonel  du  Paty  de 
me  rassurer  sur  l'issue  du  procès  ;  à  quoi  il 
a  répondu  que  je  pouvais  être  tranquille. 
qu'il  n'y  avait  aucune  charge  contre  Ester- 
hazy.  En  me  congédiant,  il  m'a  recommandé 
de  ne  plus  venir  le  voir,  tant  à  cause  di 
domestiques  qu'à  cause  des  conséquences 
que  pourraient  avoir  mes  visites  au  point  de 
vue  de  l'opinion.  Après  l'acquittement  d'Es- 
terliazy.  je  suis,  malgré  cette  recommanda- 
tion, allée  le  voir  chez  lui,  avenue  Bosquet  : 
mais  je  n'ai    pas  reçue  ;  j'ai  laissé  un 


i    Le  Petit  i  <urnal  fut  toujoui 
du  tralti 


petit  mol  de  remerciement  dan-  uue  en 
loppe  à  son  adress 

Quant  aux  généraux  di  lire,  Mercier 

'•t  de  Pellieux,  je  ne  les  conn 
i  jamais  vus. 

Le   président.    —    In    témoin,   ma 
Tournois,   nous  a   déclaré  qu'un  soir,  vous 
trouvant  irritée  de  ce  que  du  Patj  avait  dé- 
claré devant  le  juge  d'instructi [u'il    ne 

vous  connaissait  pas  et  ne  vous  avail  jam 
vue.  vous  avez  dit  non  seulement  avoir  vu 
M.  dn   Paty  de  Clam  chez  lui,  mais  i 
madame  du  Paty,  et  que  celle-ci,  devant  un 
de    ses    domestiques,   vous    accueillait    en 
amie  ? 

Mademoiselle  Pays.  --  i  -i  à  peu  pi 

exact.  Cependant,  ce  n'est  pas  au  cabinet 
d'instruction,  mais  au  conseil  d'enquête  que 
du  Paty  a  déclaré  ne  m'avoir  jamais  vue. 

Chaque  fois  que  j'ai  vu  M.  du  Paty,  j'ai  vu 
également  madame  du  Paty  qui  venait  à  n 
en  me  tendant  la  main  et  en  saluant,  ou  tout 
au  moins  en  me  rendant  mon  salut. 

J'imagine  que  cet  accueil   était    l'ail    pour 
donner  le  change  à  ses  domestiques,  cai 
ne  connaissais  pas  madame  du  Paty.  Cette 
attitude  avait  sans  doute  nue  raison  :  je  ne 
la  connais  pas. 

Le  président.  —  Madame  Gérard  nous 
déclaré  que,  lorsqu'au   mois  d'octobre  \ 
êtes   partie  pour   l'Angleterre,    vous   auriez 
emporté,  avec  certain-  papiers  cousus  dans 
le  W)\\i\  de  votre  chapeau,  la  lettre  qu'Ester- 
hazy  a  adic--  M.  le  procure!  rai 

Manau  el  dont  la  minute  avail  rite  et 

vous  avait  été  remise  par  M.  d 

Mademoiselli  Pays.      Je  n'ai  jama 
aucun  papier  dan-  le  fond  de  mon  cl 
\  mon  départ  pour  Londres,  je  n  »ur 

moi  aucun  papier  que  j'aie  considéré  conu 
important. 

Quant  à  la  lettre  à  M.  Manau,  <  pas 

M.  de  Boisandré  qui  a  écrit  la  min 
une  autre  personne  que  je  ne  connais  p 

mais  qui,  d'après  ce  qu' l'a  dit.  app 

tient  au  i ide  du  Palais 

l     présidi  n  i .       Esl  il  v  in  qui 
main  de  la  démission  de  M.  '  le 

mari  de  la   coni  i  soit   ail.-   | 

lettre  an  ministère  de  la 
M  mu  moisi  i.i.i.  Pays.      I 

demain,  niai-   la    veille  de    la  demi 

M.  Esterhazy  m'a  envoyé  une  letl 


•200 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


LA    LOGE    DE    MADAME    GËKAKD 


DEVANT  LA  COUB  DE  CASSATION 


f   /AtL 


LE    l  "III.  V  v     El   |     |.   \I  |i\  li-iNM.K   I  S    Kl  MM  Z-VU  OKI.    l'I 


202 


I /AFFAIRE  DREYFUS 


en  me  chargeant  de  la  faire  porter  à  M.  Ca- 
vaignac. 

Le  président.  —  Le  commandant  vous 
a-t-il  jamais  déclaré  qu'il  était  l'instrument 
de  l'état-major? 

Mademoiselle  Pays.  —  A  ce  sujet,  il  ne 
m'a  jamais  rien  dit  de  bien  précis  ;  cepen- 
dant, je  l'ai  entendu  souvent  se  plaindre 
d'eux  (qu'il  ne  désignait  pas  autrement),  en 
ajoutant  qu'il  fallait  qu'ils  fussent  des  misé- 
rables, après  les  services  qu'il  leur  avait 
rendus,  pour  lui  faire  toutes  les  infamies 
qu'il  a  subies. 

Le  président.  —  Vous  auriez  déclaré  à  ma- 
dame Gérard  que  vous  connaissiez  les  au- 
teurs du  bordereau,  et  vous  les  lui  auriez 
même  nommés. 

Mademoiselle  Pays.  —  Je  ne  crois  pas 
avoir  fait  jamais  à  madame  Gérard  une  dé- 
claration semblable. 

Le  président.  —  Madame  Gérard  dit  avoir 
eu  entre  les  mains  une  lettre  du  colonel 
Kerdrain,  qui  disait  au  commandant  :  «  Soyez 
sans  crainte;  nous  ferons  notre  possible  pour 
vous  tirer  de  là  ». 

Mademoiselle  Pays.  —  Le  colonel  Ker- 
drain était,  je  crois,  rapporteur  au  conseil 
d'enquête,  et  il  écrivait  au  commandant  pour 
lui  faire  connaître  la  composition  du  conseil, 
en  même  temps  qu'il  lui  renvoyait  diverses 
pièces  que  celui-ci  lui  avait  confiées. 

Cette  lettre,  qui  constituait  un  pli  de  ser- 
vice marqué  d'un  sceau  et  qui  avait  été 
apportée  par  un  planton,  ne  contenait  nulle- 
ment la  phrase  que  madame  Gérard  y  a  lue. 

Je  crois  d'ailleurs  d'autant  moins  aux  dis- 
positions bienveillantes  du  colonel  Kerdrain, 
que  le  commandant,  appelé  par  lui  avant  la 
réunion  du  conseil  d'enquête,  a,  sur  une  de- 
mande de  ma  part,  tendant  à  connaître  son 
appréciation  sur  les  membres  du  conseil, 
répondu  :  «  Ces  gens-là  sont  aussi  des  misé 
râbles;  ils  ont  reçu  l'ordre  de  me  tuer  ;  ils 
me  tueront.  » 

Le  président.  —  Avez-vous  vu  plusieurs 
fois  le  commandant  Henry? 

Mademoiselle  Pays.  —  Oui,  deux  fois  à 
l'occasion  de  son  duel  avec  Picquart  ;  mais 
jamais  avant. 

Le  président.  —  Le  commandant  Ester- 
hazy  aurait  dit  plusieurs  fois  devant  madame 
Gérard  el  son  mari  que  le  retour  de  Dreyfus  en 
France  ne  vous  dérangerai!  nullement,  parce 


que  vous  saviez  bien  qu'il  était  innocent? 
Mademoiselle  Pays.  —  En  ce  qui  me  con- 
cerne, je  n'ai  jamais  tenu  un  pareil  propos. 
Mais  j'ai  entendu  plusieurs  fois  le  comman 
dant  s'expliquer  sur  l'affaire  Dreyfus  et  dire 
notamment  :  «  Je  suis  sûr  qu'ils  auront  fait 
à  Dreyfus  des  monstruosités  comme  à  moi, 
et  celui-ci  rentrera  en  triomphant,  grâce  aux 
efforts  de  ses  vaillants  défenseurs,  tandis  que 
moi,  je  serai  dans  l'opinion  publique  le  mo- 
ralement condamné  ;  la  voilà,  l'erreur  judi- 
ciaire. » 

Le  président.  —  Le  commandant  aurait 
affirmé  qu'il  avait  été  prévenu  par  l'état- 
major,  au  mois  d'août,  qu'il  allait  être  dé- 
noncé comme  ayant  écrit  le  bordereau  ? 

Mademoiselle  Pays.  —  Le  commandant  ne 
m'a  jamais  dit  qu'il  eût  été  prévenu  par 
l'état-major. 

Le  lendemain  ou  le  surlendemain  de  son 
arrivée  chez  moi,  dès  le  début  de  l'affaire,  un 
monsieur  dont  vous  a  parlé  madame  Gérard, 
et  sur  le  compte  duquel  madame  Choinet, 
ancienne  concierge,  pourra  vous  renseigner, 
s'est  présenté  à  mon  domicile  entre  six  et 
sept  heures  du  matin  et  m'a  remis,  dans 
l'entre-bâillement  de  la  porte,  un  papier  dans 
une  enveloppe  fermée  et  sans  adresse,  en  me 
disant  de  le  donner  au  commandant.  Ce  mon- 
sieur aurait  donné  cinq  francs  à  la  concierge. 
Vers  la  même  époque  (et  dans  la  même 
semaine),  la  concierge  est  montée,  vers  six 
ou  sept  heures  du  matin,  me  remettre  pour 
le  commandant  un  pli  sans  adresse,  et  elle  a 
ajouté  :  «  Je  voudrais  bien  être  réveillée  sou- 
vent dans  les  mêmes  conditions  ;  on  m'a 
encore  donné  cinq  francs  !  » 

J'ai  tout  lieu  de  croire  que  c'est  après 
avoir  pris  connaissance  de  ces  deux  billets 
que  le  commandant  est  allé  au  ministère  ;  il 
m'a  dit  que  le  ministre  ne  l'avait  pas  reçu  et 
qu'il  avait  chargé  le  général  Millet  de  l'en- 
tendre ;  c'est  après  cet  entretien  que  le  com- 
mandant a  écrit  au  ministre. 

Madame  Choinet  —  la  dame  aux  cinq 
francs  —  est  venue  confirmer  ce  fait  : 


Déposition     do    madame    Delabarre. 

(Épouse  Choinet) 

Le  président.  —  On  nous  a  dit  que  vous 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


riiez  femme  de   ménage   ou    concierge    au 

n"  19  de  la  rue  de  Douai.  Vous  auriez,  à  deux 
reprises,  été  chargée  de  remettre  au  com- 
mandant Esterhazy  un  pli  de  la  part  d'un 
monsieur  qui  se  serait  présenté  chez  vous 
entre  six  et  sept  heures  du  malin  ? 

Madame  Ciioinet.  —  Le  fait  est  exact.  Une 
première  fois,  un  monsieur,  qui  avait,  je 
crois,  de  la  moustache,  est  arrivé  à  la  maison 
vers  six  ou  sept  heures  du  matin  et  m'a 
remis  un  papier  sous  enveloppe,  en  me  re- 
commandant d'aller  tout  de  suite  le  porter 
à  M.  Esterhazy  et  de  lui  rapporter  sa  ré- 
ponse; j'ai  accompli  ma  mission  et,  de  la 
part  de  M.  Esterhazy,  j'ai  répondu  à  ce 
monsieur  que  M.  Esterhazy  allait  venir.  Le 
monsieur  est  parti  dans  un  fiacre  qui  atten- 
dait devant  la  porte.  A  quelques  jours  de  là, 
cette  même  personne  est  revenue  à  la  même 
heure,  et  m'a  remis  un  autre  pli  à  porter 
dans  les  mêmes  conditions.  J'ai  reçu  de 
celte  personne  5  francs  pour  mou  dérange- 
ment. 

Le  président.  —  Madame  Pays  nous  a  dé- 
claré que,  lors  de  la  première  visite  di 
monsieur,  c'est  lui-môme  qui  est  monté  à 
son  appartement  et  qui  lui  a  remis  le  pli 
destiné  au  commandant  ;  elle  nous  a  dit  éga- 
lement que  vous  auriez  reçu  de  lui  .">  francs  a 
chacune  de  ses  deux  visites. 

Madame  Choinet.  — Je  crois  que  madame 
Pays  se  trompe;  c'est  moi-même  qui,  chaque 
fois,  ai  remis  le  papier  à  madame  Pays,  qui 
venait  toujours  ouvrir,  et  je  n'ai  reçu  que 
5  francs  pour  ce  service. 

—  Je  n'ai  reçu  que  cinq  francs  pour  ce 
service,  dit  madame  Choinet. 

L'Etat-Major  payait  mal  ses  agents  a 
cette  époque  ! 

On   a  pu    remarquer  au  cours  de    i 
dépositions  que  l'aveu  avait  échappe  plu- 
sieurs fois  au  commandant  que  le  borde- 
reau n'était  pns  de  Dreyfus. 

Il  n'y  a  pins  de  doutes  aujourd'hui. 


Le  bordereau  est  d'Esterhazj 


Au  plu-  lori  de-  dénégations  d'Ester- 


hazy.   alors   qu'on    L'accu 
ment  d'avoir  écrit  le  bordereau,  et  qu'il 
niait   avec   non  moins  d  •  que  les 

lignes  incriminées  Fussent  Bon  ouvre,  on 
saisit  die/,  un  huissier  d.-  Paris,  a  la 
quête    de    la     Chambre   criminelle    d,-    |.i 
Cour  de  (  iassation,  quelques  lettres  «I 
faires  écrites  par  le  commandant,  et   — 

coïncidence   fâcheuse  —  il  se  trouva  j 
tement  que  ces  lettres  étaient  é<  rites  sur 
un  papier  pelure  identique  a  celui  du  bor- 
dereau. 

M.    Atlhalin,  conseiller  a   la  (.our    de 
Cassation,  commit  a  l'expertise  MM.  Pu- 
tois, Choquet  etMarion,  trois  spécialisl 
qui  adressèrent  au  magistrat  un   rapport 
circonstancié  dont  voici  les  cônclusioi 

Les   divers  examens,  expériences   et  re- 
cherches qui   précèdent    non-   oui   amen.  - 
formuler  le-  conclusions  suivantes  : 

I  Le-  mesures  extérieures  de-  trois  docu- 
ments examinés  -ont  les  mêmes,  représen- 
tant la  feuille  pliée  in-octavo  coquille  du 
format  français  façonné  : 

-  mesures  du  quadrillage  -ont  les 
mêmes  et  dites  à  quatre  millimètres,  me- 
sure-  usuelles    en  France  faite-  an    cane 

va-  ; 

:!   La  nuance  du  papier  du  bordereau  et 

celle  de  la    lettre  de    Uoiicn   du    17  août   1" 

sont  identiqui 

ï°    La    nuance   du    papier   de    la    lettre    de 

Courbevoie  du  17  avril  e-i  d'une  nuance  plus 
remenl  blanche  ; 

\u  toucher  non-  n'avons  pas  troui 
différence  appréciai 

6  Ces  papier-  ont  la  même  transp 

7  l.  épaisseur  ne  varie  -m-  chaque  -  chan- 

tillou    que  de   dcii\    centième-   a    deUJ 

tiemes    un    quart    de  millimètre  le 

même  pour  le-  iro 

poids   peut  èti 

identique  : 

le  mém 

10    I  es  matie 

fabrical sont   compo 

pièces  de  cellulose  de  bois  chiraiq 
ble  mélange  d.'  chiff< 

I I  Quant  a  l.<  provenance,  il 


204 


/AFFAIRE  DREYR'S 


pas  possible  de  la  préciser  exactement,  tou- 
tefois nous  la  supposons  française. 

En  résumé,  la  pièce  dite  du  «  bordereau  », 
la  lettre  du  17  août  1894  et  la  lettre  du  17 
avril  1892  nous  présentent  les  caractères  de 
la  plus  grande  similitude. 

Nous,  arbitres  soussignés,  avons  dressé  le 


présent  rapport  en  toute  bonne  foi  et  équité, 
à  Paris,  le  26  novembre  1898. 

Signé  :  Putois,  Ciioquet,  et  Marion. 

D'ailleurs,  le  commandant  Esterhazy 
ne  nie  plus  —  il  l'a  nié  assez  longtemps  — 
avoir  écrit  le  bordereau. 


Un  ami  de  la  Justice  :  M.  Grimaux,  Membre  de  l'Institut. 


A  ce  sujet,  un  rédacteur  du  Figaro, 
M.  Chincholle,  a  déposé  en  ces  termes,  le 
17  décembre  1890,  devant  la  Chambre 
criminelle. 

Déposition  de   "M.  Ch.  Chincholle. 

Le  président.  —  Vous  êtes  appelé  devant 
la   Cour  àJVoccasion  d'un  incident  qui    se 


serait  produit  dans  les  couloirs  du  Palais  de 
justice  au  cours  du  procès  Zola.  On  prête  au 
commandant  Esterhazy  une  déclaration  d'a- 
près laquelle  il  se  serait  reconnu  l'auteur  du 
bordereau  imputé  à  Dreyfus? 

M.  Chincholle.  —  En  effet,  j'ai  entendu 
deux  propos  qui  devaient  avoir  pour  moi 
d'autant  plus  d'importance  que  la  situation 
d'Esterhazy  dans  les  deux  premières  jour- 
nées m'avait  particulièrement  intéressé. 


DEVANT  I.A  COI  11  DE  CASSATION 


**}■/**/, 


Certains  avocats  placèrent  eux-mêmes  les  ofticiers  venus  pour  applaudir  le  traître 

K-lrrl>;i/\  . 


Le  premier  jour,  dans  ta  salle  des  Pas- 
Perdus,  tous  les  officiers  sans  exception 
semblaient  !<■  fuir,  el  il  se  promenait  seul 
avec  des  amis  ch  ils. 

Dans  la  deuxième  journée,  au  contraire,  il 
.-I  venu  encadré  de  deux  officiers;  avanl 
l'audience,  d'autres  officiers  ont  causé  avec 
lui.  l'uni  admis  près  d'eux.  Pendant  la  sus 
pension  d'audience,  au  contraire,  il  s'est 
retrouvé  seul  el  a  semblé  fort  irrité. 


Le  troisième  jour    je  le  crois  .  son  aban 
dont  lui  encore  plus  complet,  -<'n  irritation 
encore  plus  vive. 

Pendant  la  suspension  d'nudiem  ••.  il 
lança   dans   la    galerie    Marchande,  >>u    i 
amis  civils  allèrent   au-devant  «!••  lui,   sem 
blanl  lui  «N !•■■  de  se  i  aimer  ,  i 
étaient  au  nombre  de  quatre  ou  cinq. 

Passant    tout   près  «lu   groupe  ndi* 

fort  distinctement  d'abord  celte  pi 


200 


/AFFAIRE  DREYFUS 


—  Ils  m'embêtent,  à  la  fin,  avec  leur  bor- 
dereau !  Eh  bien!  oui,  je  l'ai  écrit;  mais  ce 
n'est  pas  moi  qui  l'ai  fait;  je  l'ai  fait  par 
ordre. 

J'allais  el  venais  dans  la  galerie  Mar- 
chande ;  quelques  minutes  après,  je  l'en- 
tendis prononcer  les  propos  suivants  : 

—  On  connaît  la  ladrerie  de  Billot.  S'il  m'a 
donné  80,000  francs  en  une  année,  cela  a 
bien  été  pour  faire  quelque  chose. 

Un  publiciste  anglais,  M.  Rowland 
Strong,  confirme  cet  aveu  échappé  à  Es- 
terbazy,  en  d'autres  circonstances. 

Le  récit  de  M.  Strong  est  piquant  et 
montre  le   traître  sous  un  jour   curieux  : 


Déposition   de   M.    Rowland   Strong. 

2  février  1899. 

M.  Strong.  —  Dans  le  mois  d'octobre  18985 
un  journaliste  anglais,  M.  Sherard,  m'a  prié 
d'interviewer  M.  Esterhazy  pour  un  des  jour- 
naux dont  je  suis  le  correspondant.  Un  rendez- 
vous  a  été  organisé  dans  les  bureaux  de  la 
Libre  Parole  par  M.  Scherard  et  je  m'y  suis 
rendu. 

Je  devais  interviewer  Esterhazy.  De  la 
Libre  Parole  nous  l'avons,  M.  Scheurer  et  moi, 
conduit  à  l'hôtel  Continental,  où  était  des- 
cendu M.  Murray,  correspondant  spécial  du 
Daily  News,  lequel  devait  aussi  interviewer 
Esterhazy. 

La  conversation  que  nous  avons  eue  avec 
Esterhazy  a  été  publiée  dans  le  Daily  News  et 
dans  la  Pull  Mail  Gazette. 

Mon  article,  paru  dans  ce  dernier  journal, 
a  été  traduit  et  a  été  reproduit  dans  le  Figaro. 
A  ce  moment,  Esterhazy  n'a  pas  dit  qu'il  fût 
l'auteur  du  bordereau. 

Il  disait  que,  comme  preuve  de  la  culpabi- 
lité de  Dreyfus,  1  élat-major  était  en  posses- 
sion de  153  documents  et  il  ajoutait  que,  si 
Dreyfus  venait  à  remettre  le  pied  sur  la  terre 
de  France,  L50,000  hommes  descendraient 
dan,  la  rue,  que  lui,  Esterhazy,  se  mettrait  à 
leur  tête,  et  qu'il  y  aurait  5,000  cadavres  de 
juifs. 

laines  à  peu  près  s'étaient  écoulées 


sans  que  je  me  fusse  occupé  de  nouveau 
d'Esterhazy,  lorsqu'un  soir  il  est  venu  sonner 
chez  moi,  20,  rue  Saint-Vincent-de-Paul. 

On  allait,  m'a-t-il  dit,  lancer  un  pétard 
contre  lui  et  contre  l'état-major,  dans  un 
journal  anglais,  et  il  désirait  savoir  quel  se- 
rait ce  journal. 

Ace  moment  même,  je  lisais  dans  la  Patrie 
cette  annonce  d'un  pétard,  mais  je  ne  savais 
pas  quel  il  devait  être. 

Toutefois,  j'avais  précisément  dîné  la  veille 
avec  un  homme  de  lettres  anglais,  M.  Mel- 
moth,  qui  connaissait  M.  Blacker,  ami  de 
Conybeare. 

M.  Melmoth  m'avait,  à  ce  dîner,  raconté 
l'histoire  de  la  scène  entre  l'agent  d'une  puis- 
sance étrangère  et  Esterhazy,  scène  au  cours 
de  laquelle  Esterhazy  avait  menacé  cet  agent 
de  lui  brûler  la  cervelle  et  de  se  tuer  lui-même 
après,  si  l'agent  dont  il  s'agit  n'affirmait  pas 
la  culpabilité  de  Dreyfus. 

J'ai  supposé  que  la  publication  de  ce  fait 
pourrait  bien  être  le  pétard  que  craignait  Es- 
terhazy, et  alors  je  mis  Esterhazy  en  rapport 
avec  M.  Melmoth. 

De  cette  façon,  Esterhazy  a  été  renseigné. 

Plus  tard,  il  m'a  dit,  mais  j'ignore  si  c'est 
exact,  avoir  communiqué  (sic)  ce  renseigne- 
ment à  M.  le  général  de  Pellieux. 

Esterhazy  venait  souvent  chez  moi;  j'ai  le 
téléphone:  il  s'en  servait  pour  parler  à  la 
Libre  Parole  habituellement  et  aussi  fré- 
quemment à  M.  Arthur  Meyer,  du  Gaulois. 

A  la  même  époque,  je  le  voyais  assez  sou- 
vent dans  un  café,  1,  boulevard  Denain.  Il 
me  disait  des  choses  si  peu  intéressantes,  à 
cette  époque,  que  je  ne  les  envoyais  même 
pas  à  mon  journal. 

Puis,  Esterhazy  a  été  arrêté  et  a  été  détenu 
pendant  quelque  temps. 

A  sa  sortie  de  prison,  je  lui  ai  fait  savoir 
que,  s'il  avait  quelque  chose  à  me  dire,  il  me 
trouverait  au  café  du  boulevard  Denain,  mais 
il  m'a  fait  répondre  qu'il  était  très  fatigué  et 
qu'il  me  priait  de  passer  le  voir,  49,  rue  de 
Douai. 

Pour  le  remonter  un  peu,  j'avais  apporté 
deux  bouteilles  de  Champagne. 

Je  note  ici  que,  ce  jour-là,  j'allais  pour  la 
première  fois  chez  lui. 

Je  l'ai  trouvé  dans  un  état  d'excitation 
extrême.  Il  annonçait  qu'il  allait  tout  dire, 
car  il  savait  bien,  ajoutait-il,  que  le  ministre 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


de  la  guerre  allait  le  traduire  devanl  un  con- 
seil d'enquête,  qui  ;illait  briser  son  épi 

«  Je  dois  tout  dire,  annonçait-il,  ce  sera  la 
ruine  de  du  Paty  de  Clam  el  de  tous  ceux  qui 
m'ont  abandonné.  » 

Il  ne  m'a  donné  cette  fois  aucun  détail  in- 
téressant pour  mon  journal. 

11  était  très  monté  contre  le  juge  d'instruc- 
tion et  exaspéré  de  son  arrestation. 

Je  l'ai  quitté  sans  avoir  réussi  à  ],.  calmer, 
el  après  lui  avoir  donné  le  conseil  «le  ne  rien 
faire  tic  déloyal. 

Esterhazyesl  revenu  le  lendemain  ci  le  sur- 
lendemain chez  moi.  Son  excitation  necessail 
de  grandir. 

Il  répétait  que.  si  on  lui  arrachait  ses  épau- 
lettes,  il  ferait  tout  pour  entraîner  la  ruine 
de  ceux  qui  le  «  lâchaient.  » 

Après  -a  première  comparution  devanl  le 
conseil  d'enquête,  il  est  venu  nie  rejoindre 
au  café. 

Le  même  jour,  sursa  demande,  j'avais  écrit 
à  Drumont  de  même  que  quelques  jours  avant 
à  Rochefort,  en  les  priant  de  s'occuper  un 
petit  peu  plus  d'Esterhazy  :  en  effet,  ce  der- 
nier se  plaignait  de  ce  que  Drumont  était  allé 
à  la  campagne  et  Kochcforl  aux  bains  de  mer. 
au  lieu  de  -/occuper  activement  de  le  défendre 
dans  leurs  journaux. 

Le  soir  donc,  au  cale,  sortant  du  conseil 
d'enquête,  Esterhazy  continua  à  m'annoncer 
qu'il  dirait  tout  ce  qu'il  savait  sur  tout  le 
inonde. 

Il  traita  d'abominables  les  procédés  de 
l'état-major,  non  pas  seulement  à  l'égard  de 
lui.  Esterhazy,  mais  également  à  l'égard  de 
Drej  fus. 

Entendant  cela,  l'idée  m'esl  venue,  naturel- 
lement, que  '•!•  qu'il  disait  pourrai!  s'appli- 
quer peut-être  au  bordereau. 

J'ai  alors  rappelé  à  Esterhazy  que.  suivant 
sa  prière,  lorsque  j'avais  fait  une  démarche 
auprès  de  mon  ami.  M.  Léon  Daudet,  pour 
que  celui-ci  fût  favorable,  M.  Daudet  m'avait 
répondu  qu'il  se  pourrait  Lieu  qu'Esterhazj 
ne  lui  ni  un  traître  ni  un  bandit,  mais 
qu'il  était  certainement  rauteur  du  borde- 
reau. 

Je  n'ai  pas,  cependant,  par  une  question 
formelle,  prié  Esterhazy  de  me  dire  ce  qu'il 
<m  était,  je  ne  suis  borné  a  lui  rappeler  <■« 
que  m'avait  raconte  M.  I  éon  Daudet. 

Esterhazy  m'a  écoulé  en  silem  el  s'esl 


tu  encore,  pendant  un  moment,  I 
eu  cessé  de  parler. 

Puis  il  s'esl  exprimé  comme  suil  : 

—  Eh  bien!  écoutez  donc.  Si  j'allais  dans 
une  rédaction  de  journal  a  L'étrang  r  je 
ne  puis  le  faire  ici  .  el  -i  je  disais  qu< 

Ici  et    tel.  el   .pie  je  l'ai  écrit    dail-   telle   | 

condition,  ne  croyez-vous  pas  que  cela  f<  rail 
sensation? 

—  Sensation,  oui.  lui  répondis-je,  mai-  je 
croi-  que  cela  n'étonnerai!  pas  beaucoup  de 
monde. 

Es  ter  h  azj  n'avait  pas  dîné,  -le  l'ai 
pagné  chez  Brébant. 
Pendant  qu'il  dînait,  je  lui  ai  demandé  : 

—  Mais  pourquoi  avez-vous  écrit  ce  borde- 
reau? 

San>  nulle  hésitation,  il  m'a  ré) lu  : 

—  Je  l'ai  écrit  sur  l'ordre  exprès  du  colonel 
Sandherr. 

Ensuite,  il  s'expliqua  : 

Si,  dit-il.  j'ai  écrit  le  bordereau  sur 
l'ordre  du  colonel  Sandherr.  c'est  que  l'état- 
major  désirai!  posséder  une  preuve  maté- 
rielle contre  Dreyfus  à  l'égard  duquel  on 
n'avait  que  des  preuves  morales. 


Aveu  d'Esterhazy. 

Du  reste,  depuis,  en  juin  1899,  Ester- 
hazy a  formellement  avoué,  dans  plusieurs 
journaux,  être  rauteur  du  bordereau.  L< 
Matin  «le  Paris  el  le  Daily  chronicle  de 
Londres,  notamment,  «Mit  publié  >  ce  sujet 
des  déclarations  «In  traître  qui  ne  laissent 

aucun  doute. 

Mais  on  sait  qu'Estcrhaz)  axait  déjà  l'ail, 

,-i  plusieurs  reprises,  des  aveux  ana 

qu'il  axait  ensuite  démentis.  Ai  tte 

fois,  1«-  Matin  el  le  Daily  chronicle  ont- 

ugé  qu'Esterha  ■"• 

.1  donc  un  lait'  .i.  qui  -     Est  !  lia    \    se 
reconnaît     l'auteur    «In     bordereau    p 
lequel  Droj  fus  a  été  cundami 

ration    «■«•rit''  «-t  -i-  |"  •'    l"1''1 

,/  ,hr  «lit   t'-xlu  al  : 

i  'est  ii pu.  sur  I  ordrequi 


208 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


LES    DEUX    COMPERES 


ééMV:,  ■ 


ET   MAINTENANT    OTj'ON    ME    PASSE    BOISDEFFRE  ! 


du  colonel  Sandherr,  Al  ÉCRIT  LE  BORDE- 
REAU. Depuis  1893,  les  preuves  morales  de 
fuites,  ne  pouvant  émaner  que  d'un  officier 
appartenant  au  ministère  de  la  guerre,  étaient 
acquises.  Depuis  de  1res  longs  mois  déjà  on  en 
avait  la  preuve  par  les  renseignements  venus 
au  service,  par  les  agents  du  ministère  à 
Berlin  et  ailleurs.  Il  fallait  prendre  matériel- 
lement le  coupable.  D'où  le  bordereau.  » 


Donc  Esterhazy  avoue  être  l'auteur  du 
bordereau.  Quant  à  cette  restriction  qu'il 
l'aurait  écrit  par  ordre,  elle  tombe  devant 
les  dépositions  formelles  de  MM.  de  Bois- 
dell're,  Gonse  et  Mercier,  qui  attestent  que 
le  «  Uhlan  »  n'a  jamais  fait  partie  du 
contre-espionnage,  et  devant  le  témoi- 
gnage suivant  du  général  de  Gallifet  : 


DEVANT  I.A  COI  I!  DE  CASSATION 


Le  général  de  Boisdeflre  a  déclaré  qu'il  croyait  que  le  dossier  - 

après  le  procès  di   l v 


■2\0 


I /AFFAIRE  DREYFUS 


Déposition   du    général   de   Gallifet. 

5  novembre  1898. 

Au  mois  de  mai  1898,  le  général  anglais 
Talbot  —  qui  avait  été,  comme  colonel, 
attaché  militaire  en  France  pendant  six  ans, 
et  avec  qui  j'étais  en  relation  depuis  de 
longues  années  —  est  venu  me  voir,  à  son 
retour  d'Egypte,  et  m'a  dit  :  «  Mon  général, 
je  ne  sais  rien  de  l'affaire  Dreyfus,  Pendant 
tout  le  temps  que  j'ai  été  employé  en  France, 
je  ne  l'ai  jamais  connu  ;  mais,  je  suis  étonné 
de  voir  le  commandant  Esterhazy  en  liberté, 
parce  que  nous  tous,  attachés  militaires  en 
France,  nous  savions  quavec  un  ou  deux 
billets  de  t ,000  francs,  le  commandant 
Esterhazij  nous  procurerait  les  renseignements 
que  nous  ne  pouvions  nous  procurer  directe- 
ment au  ministère.  » 

Sur  interpellation  d'un  conseiller.  — 
M.  le  général  de  Galliffet,  lorsqu'il  a  entendu 
le  général  Talbot  lui  parler  du  fait  dont  il 
vient  de  parler,  l'a-t-il  fait  connaître  au  mi- 
nistre de  la  guerre  ? 

Le  général  de  Gallifet.  —  Les  relations 
d Esterhazij  avec  les  attachés  militaires  étaient 
connues  de  tous.  Je  n'étais  plus  en  activité  de 
service,  je  n'avais  aucune  relation  avec  le 
ministère  de  la  guerrre,  et  j'étais  convaincu 
que  je  n'aurais  appris  que  ce  que  tout  le 
monde  savait. 

Le  président.  —  Le  propos  qui  vous  a  été 
tenu  par  le  général  Talbot  est-il  intervenu  à 
la  suite  d'une  conversation  dans  laquelle  il 
aurait  été  question  de  l'affaire  Dreyfus? 

LÉ  général  Gallifet.  —  Le  général  Talbot, 
revenant  d'Egypte,  est  venu  me  voir,  et  l'un 
de  ses  premiers  propos  a  été  : 

«  Oh  !  mon  général,  dans  quelles  tristes 
affaires  étes-vous  plongé  en  ce  moment?  » 

Et  il  ajouta  : 

«  Je  ne  vous  parlerai  pas  de  Dreyfus,  je  ne 
l*ai  pas  connu  pendant  les  six  années  que  j'ai 
passées  en  France  ;  mais  ce  qui  m'étonne,  c'esl 
que  le  commandant  Esterhazy  soit  encore  en 
liberté.  Car  nous  tous,  les  attachés  militaires, 
nous  savions  parfaitement  que  pour  un  ou 
deux,  billets  de  1,000  francs  M.  Esterhazy 
nous  fournirait  les  renseignements  que  nous 


ne  pouvions  avoir  directement  du  ministère 
de  la  guerre.  » 


Quand  les  défenseurs  d'Esterhazy  appri- 
rent, par  quelques  indiscrétions,  combien 
était  lumineuse  l'enquête  à  laquelle  s'était 
livrée  la  chambre  criminelle  de  la  Cour  de 
cassation  (1),  ils  tentèrent,  par  une  der- 
nière manœuvre,  de  s'opposer  à  l'œuvre 
de  justice.  Aidés  par  les  anciens  débris  du 
Boulangisme,  par  les  antisémites,  par  les 
réactionnaires  de  tous  genres  et  par  tous 
les  cléricaux,  ils  entreprirent  une  nouvelle 
campagne  de  calomnies,  dans  le  but  de 
déconsidérer  les  magistrats  qui  avaient 
été  légalement  saisis  de  la  demande  en 
revision  du  procès  Dreyfus.  Par  une  série 
d'articles  injurieux,  les  adArersaires  de  la 
revision  arrivèrent  à  faire  planer  un 
soupçon  dans  l'esprit  de  quelques  gens 
timides,  sur  l'impartialité  des  conseillers 
composant  la  chambre  criminelle  de  la 
Cour. 

Cédant  à  ce  prétendu  mouvement  d'opi- 
nion, le  gouvernement  fît  procéder  à  une 
enquête  minutieuse  qui  démontra  l'inanité 
et  la  monstruosité  des  calomnies  colpor- 
tées et  entretenues  par  les  journaux.  Tou- 
tefois, sous  prétexte  de  faire  l'apaisement 
et  de  rendre  inattaquable  le  jugement  à 
intervenir,  le  ministre  Dupuy  céda  aux 
injonctions  de  ces  fauteurs  de  scandales. 
Il  consentit  donc  à  présenter  au  Parlement 
et  à  défendre  devant  lui  une  loi  de  circons- 
tance, destinée  à  confier  le  jugement  des 
procès  en  revision  à  la  Cour  de  cassation 
entière,  toutes  chambres  réunies,  lors- 
qu'une de  ces  chambres  aurait  cru  devoir, 
pour  s'éclairer,  procéder  à  une  instruction 
préliminaire. 

En  vertu  de  cette  loi,   promulguée    le 


(1;  c'est  celle  enquête  que  nous  avons  analysée 
et  dont  nous  avons  publié  ci-dessus  les  parties  les 
plus  importantes. 


DEVANT  l..\  COUR  DE  CASSATION 


211 


1er  mars  1899,  la  Cour  de  cassation,  toutes 
chambres  réunies,  fut  saisie  de  la  revision 
du  procès  Dreyfus.  Après  un  supplément 
d'enquête,  destiné  à  recueillir  des  témoi- 
gnages complémentaires  et  à  confronter 
des  témoins  dont  les  dires  étaient  contra- 
dictoires, la  Cour  de  cassation  s.'  réunit 
en  audience  solennelle  publique  le  29  mai 
1899. 

M.  Ballot-Beaupré,  président  de  la 
Chambre  civile,  qui  avait  été  nommé  rap- 
porteur de  l'affaire,  a  pris  le  premier  la 
parole.  Son  volumineux  rapport,  dont  la 
lecture  a  occupé  toute  l'audience  du 
29  mai  et  la  première  partie  de  l'audience 
du  30  mai,  est  l'étude  approfondie  des  ar- 
guments mis  en  avant  par  les  partisans 
de  la  revision  comme  de  ceux  présentés 
par  les  adversaires  de  cette  mesure  ;  il  se 
termine  ainsi  : 

Voilà  un  document  dont  on  cherche  Fau- 
teur. Deux  personnes  ont  été  accusées  à  rai- 
son des  ressemblances  de  leur  écriture, 
Dreyfus  et  Esterhazy;  on  hésite  entre  les 
deux,  les  experts  n'étant  pas  d'accord,  mais 
on  découvre  que  le  17  août  1894,  Esterhazy 
écrivait  sur  un  papier  qui  n'était  pas  ordi- 
naire, qui  n'était  pas  d'un  usage  courant,  et 
qu'il  prétendait  en  1894  n'avoir  jamais  em- 
ployé. 

.N'Y  A-T-IL  PAS  DANS  LA  RÉUNION  DE  «  ES 
DE1  X  ÉLÉMENTS  MATÉRIELS,  L'ÉCRITURE  ET  LE 
PAPIER  DES  DEUX  LETTRES  SAISIES  EN  1808.  i  \ 
FAIT  JE  NE  MS  PAS  ÉTABLISSANT,  MAIS  DE  NA- 
II  RE  \  ÉTABLIR  01  E  LE  B0RDEREA1  EST  D 
MAIN  NON  PAS  DE  DREYFUS,  MAIS  D'ESTERHAZY, 
CONSÉQUEMMENT  UN  FAIT  DE  NATURE  A  il  L- 
BLIR   L'INNOCENCE    D1     CONDAMNÉ?    PARCE    QU'ON 

n'aperçoit  pas  quant  a  présen1  dl  moins, 
comment,  Esterhazy  ayant  écrii  le  borde- 
reau, Dreyfus   muait   commis  le  crime  de 

Il  U  TE   TRAHISON. 

Si,  par  hypothèse,  les  deux  lettres  sur  pa- 
pier quadrillé  saisies  en  1898  étaient 
Dreyfus,  ne  serait-ce  pas  une  charge  a< 
blante  contre  lui  ?  La  justice  veut  que  ce  soil 
•  ■il   sa    faveur  un  argument  d'une  forci 
d'une  énergie  considérables  lorsqu'elles  sont 
signées  Esterhazj . 


Encore  i fois  l'article  143,  pa 

«lu  Code  d'instruction  criminelle  ne  Bul 
donne   nullement   s. m  appl 
monstration  immédiate  définitive  de  l'im 
cence   du  condamné.   En  >i"\  ami 

(  IENCE,  IL    NE  M'EST    PAS  POSSIBLE  DE 
L'EXISTENCE     lu  \     l  Ai  m.    |  ONWAISSAl 

PAS     LES     MEMBRES     D        I       rSEIL      D 
QUAND    ILS     ONT,     LE     22    i  1 

XONI  !.    I.  \    i  0NDAMNAT1 

Messieurs, 

La    soluti [ue  je  propose    semblerait, 

j'en  suis  persuadé,  naturelle  à  loul  le  moi 
si  cette  lamentable  affaii  tns 

dos  conditions  normales. 

Hélas,  il  n'en  esl  rien.  Le  bruil  qui,  depuis 
plus  de  deux  ans,  s'i  si  fait  autour  d'elle,  les 

discussions  passi ixquelles    elle 

donné  lieu,  les  commentaires  quotid 
la  presse,  les  indiscrétions,  les  divulgatii 
de  documents  secrets,  le  débat  porté  en  quel 
que  sorte  sur  la  place  publique  avant  l'au- 
dience même,   nous  prouvent  <|ii<'  malheu 
reusement   l'affaire  n'est   pas  ordinaire 
puis,  la  cause  de  la  revision  a  eu  des  défi 
seurs   bien   dangereux   pour  i]I<-.   qui,   \ 
leurs  criminelles  attaques  contre  l'armée,  ont 
blessé  profondément  et  irrité  jusqu'à  l'es 
pération  le  sentiment  national. 

Elle  ;i  eu   aussi   des  adversaires  qui,  de 
leur  côté,  onl   poussé  jusqu'aux   plus 
sières  violences  de  ! 

polémiques.  Et  cette  campagne,  dans  laquelle 
l'armée  d'une  part,  la  magistrature  de  l'autre, 
mil  été  l'objet  d'abominables  out 
pas  eu  pour  résultats  seulemen 
notre  pays  entre  bonm  is  qui 

faits  pour  s'estimer,  entre  amis,  entre  mem 
bres  d'une  même  famille,  entre  enfants  d  i 
même  patrie,  des  germes  inquiétants  de  dis 
corde  et  de  haine. 

Elle  a  eu  p 'résultai  encore  de  troubler 

et  de  fausser  les  esprits,  à  tel  point  que,  aux 
yeux  de  bien  de  personnes  urd'hui 

question  esl  pour  noua  ':  >ir,  non  . 

nous  considérons  Dreyfus  comme  ible 

ou  non,  maie  si  noua  rendrons  un  • 
faveur  de  l'armé»  ntre  ell< 

i  un  étal  d'esprit  <iin  n'a  plus  rien  de 
commun  avec  la  justi 

u  vérité  I  "ii  ne  peut  fai 
ni  .1   nous-mêmes  une  plus  cruelle 


-212 


[/AFFAIRE  DREYFUS 


Non.  l'armée  devant  nous  n'est  pas  en  cause, 
non,  elle  n'est  pas  notre  justiciable  ;  elle  est, 
Dieu  merci,  bien  au-dessus  de  ces  discussions 
qui  ne  sauraient  l'atteindre,  et  son  honneur, 


assurément,  n'exige  pas  qu'on  maintienne  en 
prison  un  innocent. 

L'innocence  de  Dreyfus,  messieurs,  je  ne 
vous  demande  pas  de  la  proclamer;  mais 


//  ■:■■■ 


--  ■         '■  •    '  •-      "a        ■    "-v  '  -     'V   .     '  ■<  -  t     '  ■.  -.   -^388 

— J     '^'^Sv'-ô,»;  "VV,  v-/-!  -^:''"-:%";- .' ■••'/-;'-■. :••"-. 

•  •  ^v  "'■  -^>-'  '•■?""■•■/"■■  \  ^:§:^S^^--';  ■•  '•' 

""  -"  ''■•S'' 

Y  ^ 


M'-'  Albert  Clemenceau,  défenseur  du  journal  V   «  Aurore  »  au  procès  Zola. 


je  dis  qu'un  fait  inconnu  des  juges  de  1894 
est  de  nature  à  l'établir.  Cela  suffit  aux 
termes  de  l'article  443,  et  par  suite  il  y  a 
lieu,  en  vertu  de  l'article  445,  d'ordonner 
le  renvoi  devant  un  nouveau  Conseil  de 
Guerre  pour  statuer  définitivement  en 
pleine  connaissance  de  cause. 

Je  le  dis  avec  une  conviction  ferme,  avec 
le  sentiment  très  vif  du  devoir  qui  m'in- 
combe etde  la  responsabilité  que  j'assume; 


je  mentirais  à  ma  conscience  si  je  vous  pro- 
posais une  autre  solution. 

Me  trompé-je  dans  mes  appréciations? 

Vous  le  déciderez,  messieurs  ;  je  m'in- 
cline d'avance  respectueusement  devant 
votre  arrêt,  quel  qu'il  soit. 

Mon  rapport  est  terminé. 

Quand  l'émotion  causée  par  la  lecture 
de  cette  péroraison  fut  calmée,  la  parole 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


:i  i 


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,,.   y    v    DES    i  \-  BES   DIFI  ICILES    \    LAI 


214 


I /AFFAIRE  DREYFUS 


fut  donnée  à  M.  le  procureur  général  Ma- 
nau  pour  développer  ses  conclusions 
dont  la  teneur  suit  : 


M.  le  procureur  général  près  la  Cour  de 
cassation  expose  que  des  pièces  du  dossier 
et  notamment  de  l'enquête  à  laquelle  il  a 
été  procédé  par  la  chambre  criminelle  et 
par  les  chambres  réunies,  ressortent  les 
faits  suivants  qui  résument  les  éléments 
principaux  de  la  demande  en  revision  du 
jugement  du  conseil  de  guerre  en  date  du 
22  décembre  1894,  condamnant  Dreyfus  à 
la  déportation  et  à  la  dégradation  pour 
crime  de  trahison. 

Les  voici  : 

1°  Le  faux  Henry  rendant  suspect  le  té- 
moignage sensationnel  fait  par  Henry  devant 
le  conseil  de  guerre  ; 

2°  La  date  du  mois  d'avril  assignée  au  bor- 
dereau à  l'envoi  des  documents  produits  tant 
dans  le  procès  Dreyfus  que  dans  celui  d'Es- 
terhazy,  c'est-à-dire  qui  a  servi  de  fonde- 
ment à  la  condamnation  de  l'un  et  à  l'acquit- 
tement de  l'autre.  Attendu  qu'aujourd'hui 
celte  date  est  reportée  au  mois  d'août  1891, 
ce  qui  enlève  au  jugement  de  1894  toute  base 
solide  ; 

3°  La  contradiction  manifeste  de  l'exper- 
tise du  procès  Dreyfus  et  de  celle  du  procès 
Esterhazy,  la  divergence  de  conclusions  des 
experts  ayant  pour  résultat  de  déplacer  la 
majorité  de  l'expertise  de  1894; 

4°  La  similitude  absolue  avec  le  papier  pe- 
lure sur  lequel  est  écrit  le  bordereau  et  du 
papier  pelure  ayant  servi  à  Esterhazy  pour 
deux  lettres  écrites  en  1892  et  1891  par  Es- 
terhazy et  reconnues  par  lui  ; 

5°  La  preuve  absolue  résultant  pour  Ester- 
hazy de  ce  fait  qu'il  a  assisté  aux  manœuvres 
d'août  à  Chàlons,  en  1894,  et  d'autres  docu- 
ments de  la  cause  que  c'est  lui  qui  a  pu 
écrire  cette  phrase  du  bordereau  :  «  Je  vais 
partir  en  manœuvres  »,  tandis  qu'il  résulte 
d'une  circulaire  officielle  de  mai  1894,  non 
produite  au  procès  Dreyfus,  que  Dreyfus 
n'est  pas  allé  à  ces  manœuvres  ni  à  d'autres 
postérieures  et  qu'il  ne  pouvait  pas  ignorer 
qu'il  ne  partirait  pas  ;  et  qu'il  n'a  pu  écrire 
cette  phrase; 

6°  Les  rapports  officiels  de  police  non  pro- 
duits aux  débats  en  1894  établissant   que, 


contrairement  aux  renseignements  fournis 
par  Guénée  et  retenus  par  l'accusation  comme 
arguments  moraux,  ce  n'était  pas  Dreyfus 
qui  fréquentait  les  cercles  et  qu'il  y  avait  eu 
confusion  de  nom  ; 

7°  La  scène  qui  s'est  produite  dans  le  ca- 
binet de  M.  Bertulus  et  qui  justifie  les  pré- 
somptions les  plus  graves  sur  les  agissemen  ts 
coupables  d'Henry  et  d'Esterhazy  ; 

8°  La  dépêche  de  1894  sur  le  sens  de  la- 
quelle tout  le  monde  est  d'accord  aujour- 
d'hui, non  produite  au  procès  de  1894,  se 
référant  à  une  autre  dépêche  et  d'où  il  ré- 
sulte que  Dreyfus  n'avait  eu  aucune  relation 
avec  la  puissance  étrangère  visée  dans  cette 
dépêche  ; 

9°  Les  documents  officiels  qui  établissent 
que  Dreyfus  n'avait  eu  aucune  relation  avec 
aucune  puissance  étrangère  ; 

10°  Enfin,  les  protestations  et  les  présomp- 
tions graves  d'innocence,  les  pièces  restant 
au  dossier  établissant  que  Dreyfus  n'a  jamais 
avoué  et  n'a  pu  avouer  ; 

Et  attendu  que,  aux  termes  de  l'article 
443  du  Code  d'instruction  criminelle,  la  revi- 
sion peut  être  demandée  au  cas  où  un  fait 
nouveau  viendrait  à  se  produire  ou  à  se  révé- 
ler, ou  lorsque  des  pièces  inconnues  lors  des 
débats  sont  produites  ou  représentées  par 
des  faits  de  nature  à  les  établir  ; 

Etant  donné  qu'il  y  a  faits  nouveaux  et 
pièces  nouvelles;  que  c'est  donc  le  cas  de  les 
connaître  et  de  casser  le  jugement  du  22  dé- 
cembre 1894; 

Par  ces  motifs  : 

Le  procureur  général  :  vu  les  pièces  du 
dossier  et  de  l'enquête; 

Vu  les  articles  443,  §  4,  444  et  445  du  Code 
d'instruction  criminelle, 

Requiert  qu'il  plaise  à  la  Cour  : 

Admettre  les  faits  nouveaux  et  les  pièces 
nouvelles  ci-dessus  visés  comme  étant  de 
nature  à  établir  l'innocence  de  Dreyfus;  ce 
faisant  déclarer  recevable  au  fond,  comme 
légalement  justifiée,  la  demande  en  revision 
du  jugement  du  conseil  de  guerre  en  date 
du  22  décembre  1894,  casser  et  annuler 
ledit  jugement  et  renvoyer  la  cause  de 
Dreyfus  en  l'état  d'accusé  devant  tel  Con- 
seil de  guerre  qu'il  lui  plaira  de  désigner. 

Fait  au  parquet  le  27  mai. 

Le  procureur  général,  Manau. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Dans  le  réquisitoire  qu'il  a  prononce  les 
30  et  31  mai  1899  pour  développer 
conclusions,  M.  le  procureur  général 
Manau  a,  lui  aussi,  passé  en  revue  les 
arguments  présentés  en  faveur  de  la  revi- 
sion comme  les  arguments  en  faveur  de 
son  rejet.  Il  a  conclu  en  ces  terni 


Messieurs, 

Nous  avons  terminé  notrelaboi 
Nous  croyons  vous  avoir  démonti 
faits  nouveaux,  de  nature  à  établir 
de  Dreyfus,  abondénl  dans  la  i 

Nous  n'avons  plu-  qu'à  formuler  n< 
nières  réquisitioi 

Mais    auparavant,     laissez-nous     apj 


:^r 


W- 


Il      \  • 


l\\  ami  de  la  Justice  :  M.  Jean  Jaurès. 


votre  attention  sur  !«■  parallèle  saisissant  qui 
s'impose  a  nuire  souvenir. 

Au  mois  de  décembre  l.ssT.  soutenu  par 
deux  remarquables  h  consciencieux  rap- 
ports, <|ui  sont  l'honneur  de  la  carrière  des 
magistrats  qui  l<"-  avaient  rédigés,  nous 
avons  eu  l'immense  ,j"i'  d'obtenir  de  la 
Chambre  criminelle,  si  exclusivement  inspi- 
rée, alors  comme  toujours,  par   l'esprit    de 


Justice,  la  réhabilitation  de  la  mémo 

martyr,  mort  au    l 

souffrances    aussi    cruelles    qu'iu 

Nous  voulons   parler  Pierre    Vaux. 

condamné 

immis   par  deux 
empêcha  la  réparation  de  i 
commise  de  bonne  i"i  en  i s 
aujourd'hui,  nous  \ 


216 


I/AFFAIRE  DREYFUS 


témoignage  plus  que  suspect,  ayant  contri- 
bué, pour  la  plus  grande  part,  à  la  condam- 
nation, un  faux  rejaillissant  sur  ce  témoi- 
gnage, un  suicide,  enfin  la  découverte  de 
plusieurs  faits  nouveaux,  de  plusieurs  pièces 


non  produites  au  procès  et  révélées  ou  dé- 
truites depuis,  et  qui  rendent  inutile  l'aveu 
de  celui  que  tout  semble  indiquer  comme  le 
véritable  auteur  du  crime. 

Dans  cette  affaire,  nous  trouvons  un  faux 


M.  Charles  Dituy  :  —  Je  crois  que  nous  avons  été  victimes  d'une  mystification. 


témoignage,  le  suicide  d'un  des  coupables; 
enfin,  la  rétractation  de  l'aveu  de  l'autre 
coupable.  .Mais,  chose  monstrueuse  :  on  sup- 
prime la  pièce  officielle  qui,  en  établissant 
cette  rétractation  et  cet  aveu,  devait  amener 
de  -on  vivant  la  réhabilitation  de  l'innocent. 
Mai.-,,  à  la  différence  des  magistrats  de  1897, 
vous  ne  pouvez  qu'ouvrir  la  porte  à  la  revi- 


sion. Vous  n'avez  pas  qualité  pour  la  pro- 
noncer définitivement.  Vous  pouvez  juger  de 
nouveau  Dreyfus.  Il  ne  vous  est  pas  permis 
de  le  réhabiliter. 

Il  sait,  du  reste,  qu'il  n'a  pas  le  droit  do 
vous  adresser  une  pareille  demande.  Il  at- 
tend, plein  d'espoir,  le  nouveau  jugement  de 
ses  pairs  ! 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Le  <  ii.  mi:  m.  Mi  ienace  son   vn>  ies   PRÉSIDE.**!   "i    i 

M.  «'.M.  Di  pi  \ 


!18 


L'AFFAIRE  DREYFl'S 


Lui  refuserez-vous  ce  concours  suprême? 
Nous  estimons  que  cela  n'est  pas  possible, 
en  présence  des  documents  si  décisifs,  à 
notre  avis,  qui  éclairent  ce  grave  procès. 

Messieurs,  ne  nous  y  trompons  pas. 
L'heure  est  solennelle.  Vous  allez  rendre 
votre  arrêt.  Ne  vous  dissimulez  pas  que, 
par  suite  de  circonstances  inouïes,  cet  arrêt 
aura  un  retentissement  qui  franchira  les 
murs  de  l'enceinte  judiciaire. 

Le  pays  l'entendra,  le  monde  entier  le 
recueillera,  l'histoire  l'enregistrera. 

Ces  trois  juridictions,  dont  nous  relevons 
tous,  jugeront  notre  œuvre. 

Leur  sentence  sera  sans  appel. 

Quant  à  nous,  Messieurs,  après  avoir  pris 
devant  vous  la  responsabilité  de  nos  con- 
clusions, nous  la  prenons  devant  elles 
comme  magistrat  et  comme  citoyen,  avec 
la  confiance  que  donne  le  sentiment  du  de- 
voir accompli,  et  ces  conclusions,  les  voici  : 

Nous  affirmons  qu'il  y  a  dans  ce  procès 
plusieurs  faits  nouveaux  qui  sont  de  nature 
à  établir  l'innocence  de  Dreyfus;  à  d'autres 
que  vous  le  devoir  de  dire  le  dernier  mot. 
Nous  vous  conjurons  de  laisser  passer  la 
justice  en  ordonnant  la  revision. 

En  conséquence, 

Nous  requérons  qu'il  plaise  à  la  Cour 
prononcer  cassation  du  jugement  du  22  dé- 
cembre 1894,  le  renvoi  de  Dreyfus  devant 
tel  conseil  de  guerre  qu'il  lui  plaira  dési- 
gner. 

L'audience  du  1er  juin  a  été  entièrement 
consacrée  à  la  plaidoirie  de  Me  Mornard, 
avocat  de  madame  Lucie  Dreyfus,  qui  a 
demandé  réparation  de  l'injustice  commise 
en  1894. 

Sa  plaidoirie  a  été  terminée  par  cet 
éloquent  appel  : 

Quelle  que  soit  la  preuve  d'innocence  que 
vous  placiez  à  la  base  de  votre  arrêt,  chacun 
s'écrie  :  Justice  va  être  rendue,  l'innocence 
va  triompher,  puisque  la  Cour  suprême  de 
France  va  prononcer. 

Messieurs,  la  revision  n'est  donc  plus  en 
discussion  aujourd'hui  :  elle  est  acquise. 


Une  seule  question  se  pose  :  la  Cour  se 
prononcera-t-elle  elle-même  ou  chargera- 
t-elle  un  nouveau  conseil  de  guerre  de  pro- 
noncer la  réhabilitation  de  Dreyfus? 

Sur  Tordre  de  ma  cliente,  Messieurs,  j'ai 
dû  prendre  des  conclusions  aux  fins  de  ren- 
voi devant  un  conseil  de  guerre,  et  j'avoue 
que  je  ne  l'ai  pas  fait  sans  un  serrement  de 
cœur,  car  je  me  demande  si,  véritablement, 
ce  n'est  pas  trop  sacrifier  à  certaines  suscep- 
tibilités que  d'imposer  à  ce  martyr  quelques 
semaines  de  plus  encore  de  ce  bagne. 

Je  me  demande  si,  véritablement,  il  n'eût 
pas  été  plus  humain  de  conclure,  comme 
j'en  avais  le  droit,  à  la  cassation  sans  ren- 
voi, car  je  veux  qu'il  soit  bien  établi  que  si 
j'ai  conclu  à  un  renvoi  devant  le  conseil  de 
guerre,  c'est  parce  que  ma  cliente  l'a  voulu, 
parce  que  Dreyfus  veut  comparaître  devant 
ses  pairs. 

Du  reste,  mes  raisons  juridiques  me  per- 
mettaient assurément  de  réclamer  une  cas- 
sation sans  renvoi.  M.  le  président  rappor- 
teur faisait  remarquer  que  j'avais  reconnu 
dans  mon  mémoire  que  le  bordereau,  d'après 
les  révélations  qui  vous  avaient  été  faites, 
ne  pouvait  être  vraisemblablement  considéré 
comme  un  document  fabriqué  de  toutes  pièces 
à  l'effet  de  faire  condamner  Dreyfus.  Cela  est 
bien  certain,  mais  je  suis  aussi  pleinement 
d'accord  avec  M.  le  président  rapporteur 
comme  avec  M.  le  procureur  général  pour 
reconnaître  que  si  quelque  chose  est  bien 
établi  aujourd'hui,  c'est  que  ce  bordereau  est 
l'œuvre  d'Esterhazy. 

Or,  nous  sommes  en  présence  d'un  élé- 
ment d'accusation  qui  ne  peut  plus  servir  à 
une  poursuite  criminelle,  puisque  le  seul 
individu  qui  pouvait  être  poursuivi  en  l'état 
des  faits  révélés  par  votre  instruction,  n'es! 
autre  qu'Esterhazy,  et  Esterhazy  est  à  l'abri 
de  toutes  poursuites  judiciaires. 

L'auteur  de  cette  trahison,  que  l'on  re- 
proche à  Dreyfus,  l'auteur  de  cette  trahison 
qu'il  s'agit  de  poursuivre,  n'est  autre  qu'Es- 
terhazy, et  Esterhazy  est  protégé  par  un  arrêt 
d'acquittement  absolument  irréfutable,  et  dès 
lors  en  présence  de  la  situation  visée  par  le 
Code  d'instruction  criminelle,  qui  déclare 
que,  lorsqu'il  résulte  de  l'instruction  qu'il 
n'y  a  plus  ni  crime  ni  délit,  il  soit  possible  de 
poursuivre. 

La  Cour  de  cassation  doit  statuer  à  nou- 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


veau,  et  d'autre  part.  Messieurs,  M.  le  con- 
seiller rapporteur   réfutai!  l'autre  jour  une 
théorie  qui   tendait  à  vous  faire  promu 
une  cassation  sans  renvoi.  Il  la  réfutait  en 
ces  termes  : 

J'ai  lu,  dans  une  dissertation  récente,  éma- 
naiii  d'un  savant  jurisconsulte,  une  théorie  sur 
laquelle  je  dois  appeler  votre  attention. 

On  souti.'iit  qu'il  peul  y  avoir  cassation  sans 
renvoi,  niais  qu'il  ne  peul  y  avoir  de  débat  de 
contradiction. 

Le  vrai  coupable  possible  ayant  été  acquitté 
ou  le  faux  témoin  possible  ''tant  mort  sans  avoir 
été  jugé  :  el  on  s'appuie  sur  la  rédaction  de  l'ar- 
ticle iiti. 

Lorsqu'il  ni-  pourra  être  procédé  de  nouveau 
à  des  débats  oraux  entre  toutes  les  parties,  n<<- 
tammenl  en  cas  de  prescription  de  l'action  ou 
de  celle  de  la  peine. 

Ou  ne  conçoit,  dit-il,  la  prescription  de  l'ac- 
tion publique  que  pour  une  personne  non  con- 
damnée. Pour  celle  qui  a  été  condamnée,  il  ne 
VuLrit  que  de  prescription  de  la  peine. 

Donc,  l'article  i4ii  désigne  même  ceux  qui. 
étant  intéressés  à  l'instance  en  revision,  ne 
peuvent,  pour  un  motif  quelconque,  être  déférés 
à  un  tribunal  de  répression  :  c'est  ce  qui  se 
produit  non  seulement  lorsque  l'action  publique, 
à  leur  égard,  esl  prescrite,  mais  aussi  lorsqu'ils 
ont  été  acquittés  ou  son!  morts  avant  toutes 
poursuites. 

Le  point  de  dépari  de  cette  argumentation 
est  inadmissible.  Il  est  simple  d'imaginer 
par  hypothèse  un  condamné  pouvant  encore 
bénélicier  de  la  prescription  de  l'action  pu- 
blique  par  ICH'elde  la  cassation;  si  la  receva 
bilité  esl  déclarée,  ne  redevient-il  pas  un 
simple  prévenu  ou  accusé?  Eh  bien,  si  vous 
considérez  comme  exacte  la  théorie  réfutée 
par  le  président  rapporteur,  incontestable- 
ment il  faudrait  casser  son  renvoi.  Si  vous 
considérez  au  contraire  avec  le  président 
rapporteur  que  la  prescription  peul  courir. 
même  au  profit  de  l'individu  condamné, 
est-ce  que  la  prescription  ne  serait  pas  ac- 
quise en  fait  7 

Il  s'agit  d'un  délit  qui  a  été  qualifié  crime 
do  haute  trahison,  mais  vous  savez  qae 
qualification  esl  certainement  inégale  el  qu'il 
B'agil  d'un  délit  d'espionna  jamais 

on  qualifie  le  l'ait  dont  il  esl  question  d 
l'espèce  actuelle  «!<•  haut''  trahison,  il 
punira    être    question    d'appliquer    la    loi 


de  ,s,vv'-  '  défie  alors  qu'on  trouve  un 

acte  d'espionnage  qui  no  soit  pas  un 

haute  trahi.-. m. 

Donc,  -i  dous  qous  trouvons  ou 
présence    d'un    délit    d'espioni    _ 
publique  c  i  bout  de  trois 

cription  au  bout  de  vingl  ans  et  vous  seriez 
amenés  à  appliquer  dan-  l'espèce  la  juris- 
prudence que  vous  appliquiez  il  y  a  quelques 
semaine-  encore  dan-  l'affaire  Petit. 

Ainsi,  en  se  plaçant  dan-  une  hj 
ou  dans  l'autre,  on  serait  amené  a  une  • 
sation  -an-  renvoi.  Mais  je  m-  vous  donne 
explications  que  pour  bien  montrer  que 
si  je  n'ai  pas  conclu  à  une  cassation  sans 
convoi,  c'est  que  je  m-  l'ai  pas  voulu,  parce 
que  je  l'aurais  pu. 

Je  maintien-  donc  purement  el  simplement 
mes  conclu-ion-  et  la  <  tour  appréciera. 

11  y  a  sept  mois,  j'adjurais  votre  Chambre 
criminelle  i\r  poursuivre  la  conquête  <[<•  la 
vérité,  et  pour  ce  fait,  de  gravir  un  calvaire 
dont  il  était  trop  facile  (\r  prévoir  [es  DOm- 
breu-es  stations. 

M 'ad  rossant  au  Tribunal  suprême  de  France, 
je  ne  doutai-  pas  qu'un  pareil  appel  fût  en- 
tendu, et  jo  salue  l'un  des  meilleurs  ••(  ,\,~ 
plus  généreux  efforts  qui  aient  été'  faits  pour 
rapprocher  la  justice  humaine  >\>-  l'éternelle 
justice.  La  vérité  est  aujourd'hui  reconnnue 
il  no  reste  plu-  qu'à  la  proclamer  et,  pour  cel 
acte  de  justice  final,  c'est  aux  Chambres 
réunies  que  je  m'adresse  aujourd'hui. 

Certes,  si.  comme  juriste  el  citoyen,  je  puis 
souffrir  de  voir  les  passions  déchaînées  arriver 
à  faire  brèche  dan-  les  principes  do  notre 
droit  public,  du  moins,  comme  avo< 
pour  la  cause  que  je  défends,  je  saurai  m'j 
soudre.  Plus  solennelle  esl  la  juridiction, 
plu-  éclatante  doit  être  la  réhabilitation  que 

vous  allez  proi <t.   Ah:   Messieurs,   elle 

pense  comme  moi.  la  pauvre  el  aoble  femme 
en  habits  de  deuil,  qui,  pendant  cinq  an  m 
a  pu  sonder  toutes  les  profondeurs  >u 

leurs  humaines,  et  B'adresse,  l'âme  rasa  u 
a  votre  haute  justice.  Elle  sait  que  l'ou 
la  menace,  l'injure,  la  calomnie,  no  peuvi 
avoir  d'influence  dan 
ne  connaît  que  les  satisfactions  dudevoii 
do  la  .  onscience.  Elle  -ait  qi  m 

\ou-  atteindre,  m  vous  toucl 

l  '  quant  a  celui  qui,  placé  moins  haut  qi 
vou      y' 


-2:21' 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


s'il  se  voit  parfois  éclaboussé  par  toute  cette 
boue  qui  monte  d'en  bas,  alors,  alors  il  relè- 
vera sa  robe  pour  fuir  cette  boue,  et  il  décla- 
rera une  fois  de  plus  à  cette  barre  que  les 
injures  il  les  excuse  et  il  les  oublie. 


Ah  !  dans  cette  affaire  on  a  vu  tant  de 
choses,  où  les  plus  nobles  sentiments  ont 
été  hypnotisés  par  des  mirages  extraordi- 
naires, par  ce  que  Ton  a  appelé  l'honneur  de 
l'armée  et  la  raison  d'Étal. 


Me  Homard, 

Avocat  de  Madame  Lucie  Dreyfus,  devant  la  Cour  de  Cassation. 


11  n'est  pas  vrai  que  l'honneur  de  l'armée 
et  la  raison  d'État  aient  été  entamés.  Non, 
certes,  il  n'est  pas  vrai  que  l'honneur  de 
l'armée  Impose  à  la  France  le  mot  qu'un 
vainqueur  impitoyable  lui  imposait  à  une 
heure  sombre  de  l'histoire  :  la  force  prime  le 
droit.  Et  ceux  qui,  je  ne  sais  pour  quelle  rai- 


son d'État,  semblent  disposés  à  imprimer 
cette  devise  sur  le  drapeau  de  la  patrie, 
ceux-là  oublient  que  des  plis  de  ce  drapeau 
la  France  n'a  jamais  laissé  tomber  sur  le 
monde  que  des  idées  de  générosité,  de  tolé- 
rance et  de  justice. 

Et  l'armée,   cette  réunion   d'hommes   <1<J 


DEVANT  LA   COUR  l>E  CASSATION 


,,  s    SA1  VETEUHS    Dl     HUITRE    60tn    EN    DA*GI 


■y  ■•>■•> 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


devoir  et  d'honneur  à  qui  est  confiée  la  garde 
de  ce  drapeau,  qui  chaque  jour  va  le  porter 
intrépidement  chez  les  peuplades  sauvages 
comme  l'emblème  de  la  civilisation  et  de 
l'humanité,  l'armée  aussi  est  assoifiée  de  vé- 
rité et  de  justice.  Comme  tous  ces  savants 
illustres  et  ces  hommes  éminents  qui  se  sont 
levés  pour  dire  bien  haut  les  angoisses  des 
Français,  l'armée  aussi  entend  maintenir  et 
défendre  un  patrimoine  d'idées  généreuses 
qui  font  l'honneur  et  la  gloire  de  notre  pays, 
qui  constituent  l'honneur  national  et,  pour 
ainsi  dire,  sont  la  raison  d'être  de  la  France 
elle-même. 

Dieu  merci,  messieurs,  je  puis  le  dire,  j'en 
ai  reçu,  avec  une  profonde  émotion,  maint 
témoignage  au  cours  de  cette  longue  cam- 
pagne. 

De  nombreux  officiers  sont  venus  me  faire 
entendre,  en  faveur  de  leur  malheureux  com- 
pagnon d'armes,  cette  voix  dont  parlait  le 
poète,  et  que  je  voudrais,  moi  aussi,  vous 
faire  entendre,  à  mon  tour,  cette  voix  du  cœur 
qui  seule  au  cœur  arrive. 

Oui,  je  le  sais,  l'armée  veut  la  lumière  et  la 
justice,  et  c'est  là  précisément  qu'est  l'hon- 
neur de  l'armée. 

Messieurs,  la  Cour  sait  bien  que  c'est  une 
étrange  erreur  que  d'attribuer  à  notre  armée 
cette  prétention  à  l'infaillibilité  qu'on  lui  a 
attribuée  si  souvent.  Elle  sait  bien  que  l'ar- 
mée ne  peut  prétendre,  hélas  !  à  une  infailli- 
bilité chimérique;  etqu'elle  ne  peut  pas  s'es- 
timer déshonorée  par  la  reconnaissance  d'une 
erreur.  11  est  plus  honorable,  disait  ici  même 
naguère  un  de  nos  plus  éminents  avocats  gé- 
néraux, de  reconnaître  une  erreur  que  de  ne 
l'avoir  pas  commise. 

L'armée  connaît  la  grandeur  d'une  telle 
maxime  et  sait  la  pratiquer.  La  Cour  ne 
l'ignore  pas  puisque  il  y  a  peu  de  jours  elle 
entendait  ici  même  un  des  juges  de  Dreyfus 
qui  libérait  sa  conscience. 

Mais  je  m'arrête. 

L'heure  de  la  justice  a  sonné,  et,  plein  de 
confiance,  j'attends  votre  arrêt.  Je  l'attends, 
ce  nouvel  et  éclatant  témoignage  de  votre 
haute  et  impartiale  justice;  je  l'attends, 
votre  arrêt,  comme  une  parole  de  délivrance 
pour  le  loyal  soldat  qui,  poursuivi  jusque 
dans  sa  prison  par  des  haines  implacables, 
a  subi  sans  faiblesse  les  pires  tortures  pour 
sauver  l'honneur  de  son  nom  et  pour  laver 


de  la  tache  d'infamie  ces  malheureux  en- 
fants qu'à  travers  ses  cris  d'innocence  il 
appelle  des  parias. 

Je  l'attends,  votre  arrêt,  comme  une  pa- 
role de  délivrance  pour  cette  pauvre  et 
noble  femme  aux  vêtements  de  deuil,  qui  a 
épuisé  toutes  les  douleurs  et  dont  les  yeux 
desséchés  ne  trouvent  même  plus  de  larmes 
à  pleurer. 

Je  l'attends,  votre  arrêt,  comme  une  pa- 
role de  paix  pour  tous  les  citoyens,  qui, 
sortis  enfin  de  leurs  angoissantes  inimitiés 
d'hier,  communieront  demain  dans  l'amour 
de  notre  France  généreuse  ;  et  pour  tout 
dire  enfin,  Messieurs,  je  l'attends,  votre 
arrêt,  comme  l'aurore  du  jour  béni  qui  fera 
luire  sur  la  patrie  la  grande  lumière  de  la 
concorde  et  de  la  vérité  ! 

Enfin,  dans  son  audience  du  3  juin,  la 
Cour  de  cassation,  toutes  chambres  réu- 
nies, a  rendu  l'arrêt  suivant  : 

La  Cour, 

Ouï  M.  le  président  Ballot-Beaupré 
dans  son  rapport,  M.  le  procureur  gé- 
néral Manau  dans  ses  réquisitions,  et 
Me  Mornard,  avocat  de  madame  Drey- 
fus, es  qualité,  intervenant  ses  conclu- 
sions, 

Vu  l'article  iio  modifié  par  la  loi 
du  l,rmars  1809, 

Vu  l'arrêt  du  29'  octobre  1898  par 
lequel  la  chambre  criminelle  a  or- 
donné une  enquête  et  a  déclaré  rece- 
vable  en  la  forme  la  demande  tendant 
à  la  revision  proposée  d'Alfred  Drey- 
fus, condamné  le  22  décembre  1894 
à  la  peine  de  la  déportation  dans  une 
enceinte  fortifiée  et  à  la  dégradation 
militaire  pour  crime  de  haute  tra- 
hison, 

Vu  les  procès-verbaux  de  ladite 
enquête,  lesquels  sont  joints  au  dos- 
sier. 


DEVANT  LA  COUR  DE  CASSATION 


Dreyfi  -  01  h  h-  i  Ile  di   Diable 


991 


L'AFFAIRE  DREYFl'S 


Le  Triomphe  de  la  Vérité 


Sur  le  moyen  tiré  de  ce  que  la  pièce  secrète, 

«  CE  CANAÏLLEDED...,  »  AURAIT  ÉTÉ  COMMUNIQUÉE 
AU  CONSEIL  DE  GUERRE  : 

Attendu  que  cette  communication  est 
prouvée  à  la  fois  par  la  déposition  du  prési- 
der! t  Casimir  Perier  et  par  celles  des  généraux 
Mercier  et  de  Boisdeffre  eux-mêmes  ; 

Que,  d'une  part,  le  président  Casimir  Pe- 
rier  a  déclaré  tenir  du  général  Mercier  qu'on 


avait  mis  sous  les  yeux  du  conseil  de  guerre 
la  pièce  contenant  les  mots  :  «  Ce  canaille  de 
D...  »,  regardée  alors  comme  désignant 
Dreyfus  ; 

Que,  d'autre  part,  les  généraux  Mercier  et 
de  Boisdeffre,  invités  à  dire  s'ils  savaient  que 
la  communication  avait  eu  lieu,  ont  refusé  de 
répondre  et  qu'il  l'ont  ainsi  reconnu  impli- 
citement ; 

Attendu  que,  par  la  révélation,  postérieure- 


DEVANT  LA  COUR  FiE  CASSATION 


ment  au  jugement,  de  la  communication  aux 
juges  d'un  document  qui  a  pu  produire  sur 
leurs  esprits  une  impression  décisive  et  qui  est 
aujourd'hui  considéré  comme  inapplicable  au 
condamné,  constitue  un  fait  nouveau  de  na- 
ture fi  établir  l'innocence  de  celui-ci  ; 
Sur  le  moyen  concernant  le  bordereau  : 
Attendu  que  le  crime  reproché  à  Dreyfus 
consistait  dans  le  fait  d'avoir  livré  à  une  puis- 
sance étrangère,  ou  à  ses  agents,  des  docu- 
ments intéressant  la  défense  nationale,  con- 
fidentiels ou  secrets,  dont  l'envoi  avait  été 
accompagné  d'une  lettre-missive  ou  borde- 
reau non  datée,  non  signée  et  écrite  sur  un 
papier  pelure  filigrane  au  canevas  après  fa- 
brication de  rayures  au  quadrillage  de  quatre 
millimètres  en  chaque  sens  ; 

Attendu  que  cette  lettre,  base  de  l'accusa- 
tion dirigée  contre  lui,  avait  été  successive- 
ment soumise  à  cinq  experts  chargés  de  com- 
parer l'écriture  avec  la  sienne  et  que  trois 
d'entre  eux,  Charavay,  Teyssonnières  et  Ber- 
lillon  la  lui  avaient  attribuée; 

Que  l'on  n'avait  d'ailleurs  ni  découvert  en 
sa  possession,  ni  trouvé  qu'il  eût  employé 
aucun  papier  de  cette  espèce  et  que  les  re- 
cherches faites  pour  en  trouver  du  pareil  chez 
un  certain  nombre  de  marchands  en  détail 
avaient  été  infructueuses; 

Cependant  qu'un  échantillon  semblable, 
bien  que  de  format  difi'érent,  avait  été  fourni 
par  la  maison  Marion,  marchand  en  gros, 
rite  bergère,  où  l'on  avait  déclaré  que  le  mo- 
dèle  n'était  plus  courant  dans  le  commerce; 

Attendu  qu'en  novembre  1898  l'enquête  a 
révélé  l'existence  et  amené  la  saisie  de  deux 
lettres  sur  papier  pelure  quadrille,  dont  l'au- 
thenticité n'est  pas  douteuse,  datées  l'une  du 
17  avril  189-2,  l'autre  du  17  août  1894,  celle-ci 
i-nii  temporal  ne  de  l'envoi  du  bordereau,  toutes 
deux  émanant  d'un  autre  officier  qui.  en  dé- 
cembre 1897,  avait  expressément  nié  s'être 
jamais  servi  de  papier  calque; 

Attendu,  d'autre  part,  que  trois  experts 
commis  par  la  chambre  criminelle,  les  pro- 
fesseurs <le  l'Ecole  des  chartes,  Meyer,  Giry, 
Mobilier,  ont  été  d'accord  pour  affirmer  que 
le  bordereau  était  écrit  de  la  même  main  que 
les  deux  lettres  susvisées  el  qu'à  leurs  con- 
clusions Charavaj  s'est  rattaché,  après  examen 
de  cette  écriture  qu'en  lH'.ii  il  ne  connais 
pas; 

V. t tendu,  d'autre  part,   que  trois  experts 


également  commis.   Putois.   Choqui 
dent  honoraire  de  la  chambre  syndicale  du 
papier  el  des  industries  qui  le  transforment, 
ei  Marion.  marchand  en 
que  comme  mesures  ext<  mesui 

de  quadril    .  ur, 

transparence,  poids  el  col)  .  mme  ma- 

tières premières  employées  à  la  fabrication, 
le  papier  du  bordereau  représentait 
tères  de  la  plus  grande  similitude  lui 

notamment  de  la  lettre  du  17  août  1894; 

Attendu  que  ces  faits,  inconnus  du  conseil 
de  guerre  qui  a  prononcé  la  condamnation, 
tendent  à  démontrer  que  le  bordereau  n'au- 
rait pas  été  écrit  par  Dreyfus  ; 

Qu'ils  sont  de  nature  par  suite  à  établir 
l'innocence  du  condamné  ; 

Qu'ils  rentrent,  dès  lors,  dans  les  cas  pré- 
vus dans  le  paragraphe  i  de  l'article  443,  el 
qu'on  ne  peut  les  écarter  en  invoquant 
faits  également  postérieurs  au  jugement 
comme  les  propos  tenus  le  ">  janvier  I 
par  Dreyfus  devant  le  capitaine  Lebrun- 
Renaud  ; 

Qu'on  ne  saurait,  en  effet,  voir  dans  ces 
propos  un  aveu  de  culpabilité,  puisque,  non 
seulement  ils  débutent  par  une  protestation 
d'innocence,  mais  qu'il  n'est  pas  possible 
d'en  fixer  le  texte  exact  et  complet  par  suite 
des  différences  existant  entre  les  déclarations 
successives  du  capitaine  Lebrun-Renaud  el 
celles  des  autre-  témoins  ;  qu'il  n'y  a  pas  lieu 
de  s'arrêter  davantage  à  la  déposition  de 
Depert,  contredite  par  celle  du  directeur  du 
Dépôt  qui,  le  5  janvier  1895,  était  près  de 
lui  ; 

El  attendu  que,  par  application  de  L'article 
ï  ï.">,  il  doil  être  procédé  à  de  nouveaux  débats 

oraux  ; 

Par  *■>■+  motifs,  et  sans  qu'il  soit  besoin  de 
statuer  sur  les  autre-,  moyens, 

Casse  et  annule  le  jugement  de  condam- 
nation rendu  le  22  décembre  1894  contre 
Alfred  Dreyfus  par  le  premier  conseil  de 
guerre  du  gouvernement  militaire  de  Paris, 
et  renvoie  l'accusé  devant  le  conseil  de 
guerre  de  Rennes  ir  délib 

t,, ,n   spéciale  prise  en  chambre  du  i 
pour  être  jugé  sur  la  question  suivant! 

//        -,     ■  ipabled 

pro\  machinati 

inlellig  unep\ 

mi  û 


22G 


L'AFFAIRE  DREYFUS 


des  hostilités  ou  entreprendre  la  guerre  contre 
la  France  ou  pour  lui  en  procurer  les  moyens, 
en  lui  livrant  les  notes  et  documents  renfermés 
dans  le  bordereau  ?  » 

Dit  que  le  présent  arrêt  sera  imprimé  et 
transcrit  sur  les  registres  du  premier  conseil 
de  guerre  du  gouvernement  militaire  de 
Paris,  en  marge  de  la  décision  annulée. 

A  la  suite  de  cet  arrêt,  la  Chambre  des 


députés,   dans  sa  séance  du  5  juin  1899, 
a  voté,  à  une  grande  majorité,  l'affichage 
de  la  décision  prise  par  la  Cour  de  cassa- 
tion. 
Justice  est  donc  faite. 

C'est  au  conseil  de  guerre  de  Rennes 
qu'il  appartient  de  prononcer  la  répara- 
tion. 


TABLE   DES  MATIERES 


AVANT-PROPOS 

La  trahison  de  1894.  —  Les  premières  recherches.  —  Condamnation  et  dégradation  de  Dreyfus.  —  Ses  pro- 
testations  d'innocence.  —  Son  transfert  à  L'Ile  du  Diable.  —  Aggravation  arbitraire  de  sa  peine.  —  I  - 
premiers  soupçons.  —  Le  petit  bleu.  — Esterhazy.  —  L'enquête  du  colonel  Picquart.  —  Premières 
-i-tances  de  l'Etat-Major.  —  Les  révélations  de  ÏEclair.  —  La  première  brochure  de  M.  Bernard 
Lazare.  —  Les  soupçons  du  général  billot.  —  Le  faux  Henry.  —  Le  départ  du  colonel  Picquart.  —  L'in- 
terpellation Castelin.  —  Publication  du  bordereau  par  le  Matin.  —  L'enquête   de  M.  Scheurer-Kestner. 

—  Sa  conviction.  —  M.  Mathieu   Dreyfus  dénonce    Esterhazy.  —  Les  lettres  à  madame  de   Boulancy. 

—  11  faut  sauver  Esterhazy.  —  Manœuvres  contre  Picquart.  —  L'enquête  Pellicux.  —  L'instruction  R  i- 
vary.  —  La  lettre  de  Zola.  —  Procès  et  condamnation  de  Zola.  —  Son  exil.  —  Le  discours  Oavai| 

—  Aveu  et  suicide  du  colonel  Henry.  —  La  Révision 


L'Innocent 

Ceux  qui  accusent  et  ceux  qui  défendent.  —  Le  général  Mercier.  —  Le  lieutenant-colonel  Picquart  raconte 
comment  s'est  faite  son  opinion.  —  M.  Guérin.  —  La  déposition  de  M.  Forzinetti  el 
conviction.  —  Au  nom  de  la  loi.  je  vous  arrête I  —   Dreyfus  en  prison.  —  Ses  cris  dlnno  .  —  l. 

plus  grand  martyr  du  siècle.  —  L'opinion  des  fonctionnaires  de  l'administration  pénitentiaire.  —  L'in- 
terview de  M.  Patin.  —  Le  mouchard  du  grand  momie.  —  Potins  'le  cercle  :  Joseph  le  sommelier. 
—  Madame  Dodson  et  les  mensonges  du  mouchard.  —  Le  rapport  de  M.  Lépine,  préfet  de  poil 
disparu.  —  Le  capitaine  Junck.  —  Le  colonel  Cordier.  —  Dreyfus  était  un  bon  et  Btudieui  officier.  — 
M.  Barthou.  —  Le  général  Roget,  accusateur.  —  Les  conversations  de  M.  Hanotaux.  —  l.  irchiduc 
Victor  proclame  l'innocence  de  Dreyfus.  —  M.  Tornielli,  ambassadeur  d'Italie,  assure  a  M.  i 
tateur,  que  jamais  Dreyfusn'a  trahi.—  Le  geôlier  de  l'innocent  el  le  jugement  de  l  Histoire.  . 

Il 
Le  Bordereau 

La  pièce  accusatrice.  —  Les  dates  du  bordereau  changent  selon  les  h 

Texù  'lu  bordereau.  —  La  mentalité  de  -        capitaine  Cuignel  rail 

reau.—  Les  artilleurs   t lai  véritables   artilleurs  :  le  commandant  H orl 

Sebert,   le  capitaine  Moch.  —L'opinion  de  Picquart.  —Je  pan  en  : 
maj  1894,  _  Dreyfus  Bavait  qu'il  ne  partail  pas  aux  manœuvrt  i.  —  i 
le  fou  dangereux.  —  La  moralité  de  l'expei  I  Nl    Monod.  —  MM.  1 

Paul  Meyer,  Molinier.  —  L 


228  TABLE  DES  MATIERES 


II] 

L'Illégalité.  —  Les  Pièces  secrètes 

On  a  communiqué  des  pièces  secrètes  aux  juges  du  Conseil  de  guerre  de  1894.  —  Les  militaires  sont   gênés. 

—  Billot  «  ignore  ».  —  Zurlinden  «  n'a  rien  pu  savoir  ».  —  Gonse  «  n'est  pas  en  mesure  de  répondre  ». 

—  Mercier  déclare  que  «  la  Cour  n'a  pas  à  s'occuper  de  ça  ».  —  Cavaignac  «  n'a  pas  dirigé  son  enquête 
de  ce  côté  ».  —  Boisdeffre  «  demande  à  ne  pas  répondre  ».  —  Du  Paty  et  son  commentaire.  —  Les 
témoignages   politiques.   — M.  Casimir  Perier.  —  M.  Charles  Dupuy  a  entendu  parler  de  quelque  chose. 

—  M.  Hanotaux  ne  se  compromet  pas.  —  MM.  Guérin  et  Poincaré.  —  Le  colonel  Cordier  a  eu  vent  de 
l'illégalité  commise.  —  Le  colonel  Picquart.  —  Son  récit.  —  Le  dossier  diplomatique  ou  la  farce  du 
dossier  secret.  —  Quelques  faux.  —  La  dépêche  du  2  novembre  1894  ou  les  tours  de  passe-passe  de 
l'Etat-major.  —  M.  Paléologue  remet    les  choses  au  point.   —  La  lettre  Schvarzkoppen  du  16  avril  1894. 

—  Les  lettres  de  l'empereur  d'Allemagne.  —  La  lettre  Weyler.  —  Le  faux  Henry 58 

IV 

La  Légende  des  Aveux 

La  nommée  Mandrille.  —  11  parait  que...  l'on  m'a  dit  qu'il...  j'ai  entendu  dire...  —  Le  capitaine  Lebrun-Re- 
naud :  son  récit.  —  La  petite  feuille  du  petit  carnet  et  les  discours  de  M.  Cavaignac.  —  Le  fâcheux 
rapport  dit  :  Rien  à  signaler.  —  Rien  de  précis.  —  Le  colonel  Risbourg  —  Le  colonel  Guérin  et  l'orgueil 
des  galons.  —  Le  capitaine  Anthoine,  le  commandant  de  Mitry  et  le  réserviste  Druet.  —  M.  Cavaignac 
commente.  —  Le  général  Gonse  fait  la  même  chose  que  lui.  —  M.  de  Boisdeffre  veut  éviter  les  compli- 
cations diplomatiques.  —  M.  Casimir-Perier.  —  Un  lot  de  ministres  qui  n'ont  rien  entendu  en  fait 
d'aveux  :  MM.  Dupuy,  Poincaré,  Hanotaux,  Guérin,  Barthou.  —  Les  loisirs  de  Lebrun-Renaud  :  au 
Moulin-Rouge.  —  M.  Clisson.  —  Le  sergent  Mezzbach  et  son  intéressant  témoignage.  —  M.  de  Salles.  — 
L'abbé  Valadier.  —  M.  Hepp.  -  M.  Bayol.  —  Depert  ou  le  brigadier  de  café-concert.  —  Le  colonel  Cordier 
dit  le  dernier  mot  et  le  bon  sur  le^  prétendus  aveux 7G 

V 

Les  Machinations  contre  Picquart  et  le  Sauvetage  du  Traître 

L'n  chapitre  d'Évangile.  —  Le  colonel  Picquart.  —  Ses  états  de  service.  —  L'Etat-Major  veut  sauver 
Esterhazy  qu'a  découvert  Picquart.  —  Ce  qu'est  Picquart  :  déposition  du  général  de  Gallifet.  — 
L'odyssée  de  Picquart,  sa  déposition  :  L'agent  Guénée  ;  sa  mission  ;  les  faux;  où  Henry  se  dévoile;  la 
mission  se  complique  et  les  faux  aussi;  retour  à  Paris;  le  général  de  Pellieux;  le  conseil  de  guerre  Es- 
terhazy; l'arrestation;  le  conseil  d'enquête;  le  coup  de  la  photographie;  le  faux  Henry.  —  Les  expli- 
cations de  du  Paty.  —  Le  général  Roget,  le  général  Gonse,  leurs  griefs  contre  Picquart  et  les  «  désa- 
gréments »  que  leur  procure  du  Paty.  —  Boisdeffre  ne  se  souvient  toujours  de  rien.  —  Lauth  et  ses 
mensonges.  —  Gribelin  et  ses  déguisements.  —  Les  promenades  de  l'archiviste.  —  Le  capitaine  Cuignet 
"  débarque  »  du  Paty  de  la  galère  de  l'Etat-Major.  —  M.  Bertulus  conte  des  histoires  édifiantes.  —  Où 
l'on  voit  Henry-le-Faussaire  pleurer  dans  le  cabinet  du  juge  d'instruction.  —  Désespoir  tardif  mais  mal- 
heurs irréparables 95 

VI 

Le  Traître 

Les  protecteurs  du  traître.  —  Un  portrait  flatté  d'Esterhazy.  —  Le  coup  de  la  fausse  citation.  —  M.  Jules 
Roche  et  les  lettres  qu'il  reçut.  —  Des  documents  :  Le  rapport  du  colonel  Kerdrain,  le  Conseil  d'enquête, 
l'avis  du  Conseil.  —  Lettre  du  général  Zurlinden.  —  Comment  Picquart  découvrit  le  traître.  —  Esterhazy 
faisait  copier  des  documents.  —  Les  relations  du  Commandant.  —  Les  grandes  manœuvres  à  l'Etat-Major. 

—  Les  rendez-vous  de  noble  compagnie  :  à  la  campagne,  rue  de  Douai,  rue  de  la  Bienfaisance,  au  square 
Vintiinille,  au  parc  Montsouris,  au  cimetière  Montmartre,  au  cercle  militaire,  au  ministère  delà  guerre, 
au  bureau  de  poste  de  la  rue  du  Bac,  sur  l'Esplanade  des  Invalides.  —  Un  mot  du  colonel  Henry.  —  Le 
carnet  de  madame  Gérard.  —  Madame  Tournois.  —  Marguerite  Pays  et  les  cinq  francs  de  madame  Choinet- 

—  Le  bordereau  est  d'Esterhazy.  —  Dépositions  Chincholle  et  Strong.  —  Le  général  Talbot  et  le  gé- 
néral de  Gallifet 141 


EMILE    COLIN,    IMPRIMERIE    DE    LAGNV    (S.-ET-M.) 


I