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Oc
?s
L'AFFAIRE DREYFUS
DEVANT
LA COUR DE CASSATION
EMILE C 0 L ï N — I M P R I M i R I E DE L A G N Y
RENE DUBREUIL
L'AFFAIRE DREYFUS
DEVANT
LA COUR DE CASSATION
Edition Populaire ILLUSTRÉE
PAR
H. -G. IBELS, COUTURIER
ET
LÉON RUFFE
PARIS
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
(Ancienne Libraiiia TRESSE ET STOCK)
S , 9 , 10, 11, GALERIE DU THEATRE-FRANÇAIS
PALAIS-ROYAL
1899
Tous droits réservés.
AVANT-PROPOS
Plusieurs raisons ont décidé l'éditeur à publier le dossier de l'Enquête
de l'affaire en revision Dreyfus devant la Cour de Cassation.
D'abord, l'Affaire Dreyfus aune portée considérable. Elle réunit à la fois
les plus hautes questions d'honneur, de justice, de liberté, de religion et de
politique, et ce, sans distinction de pays, et elle tiendra, plus tard, dans l'His-
toire morale de la France, une place énorme que font déjà prévoir les angoisses
multiples qu'elle nous impose dès aujourd'hui.
D'autre part, si quelques journaux épris de justice et de vérité ont publié
in extenso les dépositions recueillies par la Cour ; d'autres, en revanche,
dans un esprit de mensonge et de haine, les ont systématiquement tronquées
et truquées selon les avides besoins de leur mauvaise cause.
Nous n'avons point, clans cet ouvrage, la jirétention de publier, dans leur
intégralité, les documents de l'enquête. Outre que notre modeste format ne nous
le permettrait pas, l'intérêt qu'ils présentent n'est pas toujours soutenu.
Cependant, notre impartialité se reconnaîtra en ceci : que nos lecteur*
trouveront clans ces j)ages, en même temfts que les dépositions qui défendent,
les dépositions qui accusent.
Xous avons écarté les discussions techniques qui demandent trop de com-
pétence et les débats fastidieux qui n'ont pas contribué à faire la lumière.
Nous en donnons la synthèse, tout simplement.
Le système de classification que nous avons adopté consiste surtout à
mettre en parallèle les dépositions concernant un même ordre de faits. Les
recherches seront ainsi plus faciles et les déductions à en tirer, plus nettes.
— VI —
Ceci dit, nous espérons que le lecteur nous saura gré de V avoir fait
pénétrer sans trop de fatigue dans le labyrinthe de cette formidable enquête,
et nous serons largement récompensé de nos efforts si V avenir nous permet
d'affirmer que nous avons contribué dans une faible part à la manifestation de
h Vérité et à la réparation éclatante d'une effroyable injustice.
15 juillet 1S99.
4-
L'AFFAIRE DREYFUS
DEVANT
LA COUR DE CASSATION
AVANT-PROPOS
La trahison de 1894. — Les premières recherches. — Condamnation et dégradation de Dreyfus. — Se> pro-
testations d'innocence. — Son transfert à l'île du Diable. — Aggravation arbitraire de sa peine. — Les
premiers soupçons. — Le petit bleu — Esterhazy. — L'enquête du colonel Picquart. — Premières ré-
sistances de l'Etat- Major. — Les révélations de VEclair, — La première brochure de M. Bernard
Lazare. — Les soupçons du général Billot. - Le faux Henry. — Le départ du colonel Picquart. — L'in-
terpellation Castelin. — Publication du bordereau par le Mutin. — L'enquête de M. Scheurer-Kestner-
— Sa conviction. - M. Mathieu Dreyfus dénonce Esterhazy. — Les lettres à madame de Boulancy.
— Il faut sauver Esterhazy. — Manœuvres contre Picquart. — L'enquête Pellieux. — L'instruction Ba.
rary, — La lettre de Zola. — Procès et condamnation de Zola. — Son exil. — Le discours Cavaignac.
— Aveu et suicide du colonel Henry. — La Revision.
Dans la première quinzaine du mois de
septembre I8yi, le service des renseigne-
ments au ministère de la guerre reçut,
déchirée en petits morceaux et mêlée à
d'autres fragments de papier, une « lettre
missive » ou « bordereau » où se trouvaient
énumérées diilerentes pièces. D'après le
texte «lu bordereau, ces pièces avaient été
envoyées, par un espion anonyme, à un
agent d'une puissance étrangère M. de
Schwarzkoppen, attaché militaire à l'am-
bassade d'Allemagne .
Le ton de la lettre, et la nature des
pièces énumérées, qui n'étaienl pas d'une
importance considérable, auraient dû em-
pocher les soupçons de se porter sur un
oflicier de l'État-Major. Il oe semble pas
non plus qu'on y ait songé tout de suite,
dépendant, après quelques recherches qui
pestèrent sans résultat, le colonel Fabre,
qui avait eu le capitaine Dreyfus sous ses
ordres au quatrième bureau, et lui avait
donné des notes défavorables, crut trouver
une similitude entre certains mots du bor-
dereau et l'écriture de cet officier.
Le ministre de la guerre consulta le
commandant du Paty de Clam, qui passait
pour graphologue. Celui-ci fut aussitôt
convaincu que le bordereau était bien de
la main de Dreyfus.
Cependant, le ministre avait en même
temps demandé une expertise à M. Gobert,
expert de la Banque de France. M. Gobert
ne enit pas pouvoir affirmer que la même
personne eût écrit le bordereau et les
pièces de comparaison qui lui avaient été
soumises.
Son rapport sommaire avait été dépos
le II octobre. Le même jour, on s'adressa
à M. Bertillon, qui n'était pas expert en
I
L'AFFAIRE DREYFUS
écritures, mais chef du service de l'identité
judiciaire à la Préfecture de police. Le
soir mente. M. Bertillou déclarait dans
son rapport « qu'il appert manifestement
que les deux écritures sont de la même
main ». Aussitôt l'arrestation du capitaine
Dreyfus fut décidée.
Le 14 octobre, le général Mercier, mi-
nistre de la guerre, déléguait donc le
lieutenant-colonel du Paty de Clam à
l'effet de procédera une instruction contre
Alfred Dreyfus, capitaine breveté au
14e régiment d'artillerie, stagiaire à l'Etat-
Major de l'armée, inculpé du crime de
trahison.
Le 15 octobre, Alfred Dreyfus était
arrêté.
Quelques jours plus tard, comme le gé-
néral Mercier hésitait à engager définiti-
vement les poursuites en raison. du peu
de consistance des charges relevées, une
violente campagne de chantage s'ouvrait
dans divers journaux, notamment dans la
Libre Parole, contre le ministre de la
guerre qu'on accusait de « capituler de-
vant les Juifs ».
Le 7 novembre, le général Mercier ca-
pitula en effet, mais devant les menaces
des antisémites.
Le procès du capitaine Dreyfus eut lieu
les 19, 20, 21 et 22 décembre 1804, à
huis clos, et ce malheureux officier fut
condamné à la déportation perpétuelle
dans une enceinte fortifiée. Au lendemain
de l'arrêt, l'avocat d'Alfred Dreyfus,
M Démange, lui dit en le serrant contre
poitrine :
— Mon enfant, vous êtes la plus grande
victime du siècle !
I janvier 1895, Dreyfus subit la peine
de La dégradation dans la cour de l'Ecole
militaire. Quand il passa devant le front
troupes, il s'écria :
— Je jure sur la tète de mes enfants
que je Buis innocent !
Condamné à la déportation perpétuelle,
Dreyfus aurait dû être envoyé à la Nou-
velle-Calédonie .Sa femme aurait dû
être autorisée à l'y rejoindre. Mais les
Chambres votèrent, une loi qui ajoutait
les îles du Salut (sur la côte de la Guyane
à la liste des lieux de déportation. Dreyfus
fut débarqué, le 12 mars, à l'île du Diable,
et soumis à un régime exceptionnel, dont
la rigueur alla croissant. On entoura sa
case de palissades et d'un mur qui lui
enlevait la vue de la mer. On le soumit à
la surveillance incessante de six gardiens
qui avaient ordre d'être muets pour lui.
On le mit, sans raison, aux fers pendant
deux mois. A partir du printemps de 1897,
sa famille et lui-même ne reçurent plus,
au lieu de lettres, que des copies souvent
altérées et tronquées ; et cela, à de longs
intervalles.
Vers le milieu de l'année 1895, le co-
lonel Picquart avait été appelé à prendre
la direction du service des renseigne-
ments en remplacement de l'ancien chef,
le colonel Sandherr.
Au moment où il venait d'entrer dans
ses nouvelles fonctions, le général de
Boisdeffre, chef de l'état-major général,
lui dit un jour : «Vous devriez vous occu-
per du dossier Dreyfus. Il n'y a pas
grand' chose dedans. » Le colonel Pic-
quart ne comprit pas alors le sens de ces
jta rôles. 11 avait assisté aux débats du
procès de 1894 en qualité de représentant
du ministre de la guerre, et il pensait
que le dossier secret qui avait été com-
muniqué aux juges et dont il connaissait
l'existence, mais non pas le contenu, avait
dû mettre hors de doute la culpabilité de
Dreyfus.
Mais un jour arriva entre ses mains,
par la même voie qu'avait suivie le bor-
dereau, une carte-télégramme, dite petit
bleu, qui portait la signature convention-
DEVANT LA COUR DE CASSATION
nelle du major de Schwarzkoppen. Ce
petit bleu n'avait pas été mis à la poste.
Il était adressé à M. le commandant Es-
terhazy, 27, rue de la Bienfaisance. Le
lieutenant-colonel Picquart crut de son
devoir de rechercher qui était le com-
mandant Esterhazy. Son enquête fut sin-
gulièrement défavorable à cet officier, qui
menait une vie déréglée et était littérale-
ment perdu de dettes.
Au cours de son enquête, le colonel
Picquart se procura des lettres d' Ester-
hazy. 11 fut aussitôt frappé de la ressem-
blance de son écriture avec celle du bor-
dereau. M. du Paty de Clam et M. Berr
tillon, consultés par lui, n'hésitèrent
pas un instant à en affirmer l'identité.
Esterhazy lui-même a d'ailleurs avoué
pins tard que cette ressemblance est
« effrayante ».
Très ému de cette découverte, le colonel
Picquart se souvint de l'avis que le gé-
néral de Boisdefîre lui avait donné. Il
étudia le dossier Dreyfus, y compris les
pièces secrètes. Un examen minutieux et
méthodique la convainquit que Dreyfus
avait été condamné par erreur : car le
bordereau était sûrement d'Esterhagy, et
le reste du dossier s'appliquait beaucoup
mieux a lui qu'à Dreyfus. Le colonel l'ic-
quart avertit M. de Boisdeffre et plus
tard le -«'lierai Couse, de ses recherches
et de^ résultats qu'il obtenait.
On lui laissa sentir qu'il déplaisait,
sans lui interdire formellement de pour-
suivie ses recherches.
Une conversation (pie le colonel Pic-
quart eut avec le général Gonse vers le
15 septembre tre bien que la crise
était proche.
— Qu'est-ce que cela vous fait que ce
juif soit à l'ile «In Diable? «lit le général.
— Mais s'il est innocent '.'... — Si vous ne
dites rien, personne ne le saura. — Mon
général, ce que vous dites est abominable.
Je ne sais pas ce que je ferai; mais, en
tout cas, je n'emporterai pas ce secret
danslatombe.
Cependant, ni le commandant Henry,
lié avec Esterhazy, ni M. du Paty de
Clam, qui avait été la cheville ouvrière
du procès, ne pouvaient laisser se pour-
suivre une enquête qui allait fatalement
aboutir à l'innocence de Dreyfus. Il fallait
à tout prix arrêter cette « histoire épou-
vantable ». Trois mesures importantes
furent prises. D'abord Esterhazy, dont la
cause était désormais liée à la leur, fut
averti des recherches entreprises sur lui
par le colonel Picquart. Puis on s'occupa
de décider les chefs à éloigner cet oflicier,
« possédé par une idée fixe qui lui faisait
négliger son service ». Et enfin, comme en
L894, la presse fut mise en mouvement,
pour frapper un grand coup sur l'opinion
publique.
Le 14 septembre 1896, YEclair, dont
les relations avec le ministère de la
guerre étaient connues, publia sur le
procès de Dreyfus un article plein de ré-
vélations. Le bordereau, disait cet article,
n'avait eu qu'une importance secondaire.
La condamnation avait été déterminée
par une pièce secrète, que ni l'accusé ni
le défenseur n'avaient connue, et qui con-
tenait ces mots : « Cet animal de Dreyfus
devient vraiment trop exigeant. » Dreyfus
y était écrit en toutes lettres.
En réalité, cet article, faisait allusion
a la phrase « ce canaille de D... » conte-
nue dans une pièce secrètement commu-
niquée aux juges.
Les révélations de V Éclair produisirent
bien sur le gros de l'opinion publique
l'impression qu'en attendaient leurs au-
leurs. Mais, pour obtenir ce résultat, ils
avaient dû faire l'aveu public de l'illéga-
lité commise en L894. Cet aven «Tait gros
de conséquences.
Le 28 octobre L896 parut la première
L'AFFAIRE DREYFUS
brochure de M. Bernard Lazare sur l'af-
faire Dreyfus. Il v racontait comment
M. du Pat y de Clam avait fait son en-
quête, ce qu'avaient été l'instruction et
l'acte d'accusation, et il confirmait le récit
de YÉclair sur la violation de la loi par
laquelle on avait arraché aux juges une
condamnation. Mais il rectifiait en même
temps ce récit sur un point de la plus
liante importance, en révélant que la pièce
portait seulement l'initiale D... et non pas
le nom de Dreyfus.
L'article de Y Eclair n'avait donc pas
suffi à arrêter les défenseurs de Dreyfus.
Au contraire, il avait servi de point de
départ à la campagne en faveur de la
revision.
Le général Billot, ministre la guerre,
très troublé par les découvertes du colonel
Picquart, croyait à la culpabilité d'Ester-
bazy, et peut-être aussi à l'innocence de
Dreyfus. La rentrée des Chambres appro-
chait. Une interpellation de M. Castelin,
député boulangiste, était annoncée. Ma-
dame Dreyfus avait envoyé à la Chambre
une pétition demandant la revision du
procès de son mari, en se fondant sur
l'illégalité révélée par YÉclair.
Pour raffermir la conviction du général
Billot, et pour lui permettre de' donner à
la Chambreuneaffirmationcatégorique, le
commandant Henry fabriqua toute une
corr.-spi mdance entre MM . Schwarzkoppen
et le colonel Panizzardi, attaché militaire
à l'ambassade d'Italie. Dans cette cor-
jpondance s'encadraitle billet que voici :
« J'ai lu qu'un député va interpeller
sur Dreyfus. Si... je dirai que jamais
f avais des relations avec ce juif. C'est
tendu. Si on cous demande dites
s car // faut pas qu'on sache
J:"'":'; • " ce qui est arrivé avec
lui. »
l'Hlet, dont le stylo invraisemblable
permis de dire qu'il « puait le faux »,
réussit néanmoins à rassurer la conscience
du général Billot, comme à corroborer
plus tard la conviction de M. Cavaignac.
On en parla au colonel Picquart ; mais,
chose singulière, on ne le lui montra pas.
Deux jours avant la discussion de Vin-
terpellation Castelin, le 16 novembre,
Picquart fut brusquement envoyé en mis-
sion dans l'Est, puis de là dans le Sud-
Est, et enfin en Tunisie. Le 18 novembre,
le général Billot et M. Méline, président
du Conseil, affirmaient à la Chambre
l'autorité de la chose jugée. La Chambre
votait un ordre du jour par lequel M. Cas-
telin invitait le gouvernement « à recher-
cher, s'il y avait lieu, toutes les respon-
sabilités qui se sont révélées à l'occasion
de l'affaire Dreyfus».
Le vote de la Chambre et l'éloigne-
ment du colonel Picquart semblaient devoir
étouffer l'affaire. Mais, le 10 novembre,
un nouvel incident s'était produit. Le
Matin avait publié un fac-similé photo-
graphique du bordereau. Le texte sans
doute n'en était pas inconnu. Mais récri-
ture n'en avait été vue que d'un très petit
nombre de personnes.
Cette publication allait enfin permettre
de rechercher et de découvrir le véritable
auteur du bordereau.
Vice-président du Sénat, le dernier des
députés français de l'Alsace en 1870,
M. Scheurer-Kestner, sollicité par des
Alsaciens de s'occuper de l'affaire Dreyfus,
s'y était d'abord refusé. Il croyait à la
culpabilité de Dreyfus. Mais un jour sa
conscience fut inquiétée par une alléga-
tion mensongère relative à la famille de
Dreyfus, allégation dont il put vérifier
lui-même la fausseté. Il entreprit alors
une enquête qui le conduisit à soupçonner
Esterhazy. Il se procura des lettres de ce
dei nier et constata que l'écriture en était
identique à celle du bordereau. Le doute
n'était plus possible.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Dès le mois de juillet 1897, le bruit
commença donc à se répandre que
M. Scheurer-Kestner avait établi la preuve
de l'innocence de Dreyfus, et qu'il avait
trouvé l'auteur du bordereau. Esterhazy
fut aussitôt averti du danger qui le me-
naçait de nouveau. Une violente cam-
pagne recommença, dans la presse anti-
■ \
LE I MM UNE DREYFl S
sémite, pour s'opposer a la révision dû
procès Dreyfus.
Pendant les vacances parlementa
M. Scheurer-Kestner avait complété son
enquête. Dès son retour <> Paris, il lit il''
nouvelle-, démarches très pressantes, au-
près d.- M. Méline et du général Billot.
Tous deux lui donnèrent des réponses
évasives, et demandèrenl du temps.
.M. Scheurer-Kestner consentit à un délai
de quinze jours, pendant lesquels le .
aérai Billot procéderait à une enquête
[/AFFAIRE DREYFUS
secrète. En fait, ces quinze jours furent
employés par Esterhazy et ses amis à
faire traîner dans la boue par les journaux
antisémites M. Scheurer-Kestner et ceux
qui avaient répondu à son appel en faveur
de la re vision.
Des indiscrétions couraient. Déjà des
noms étaient prononcés. On essayait de
deviner l'auteur du bordereau que
M. Scheurer-Kestner n'avait révélé à per-
sonne. C'est à ce moment qu'un ban-
quier, M. de Castro, reconnut l'écriture
d'Esterhazy dans le fac-similé du Matin.
Il avertit M. Mathieu Dreyfus. Celui-ci,
dans une lettre rendue publique, dénonça
aussitôt M. \Yalsin-Esterhazy au ministre
de la guerre, et l'accusa d'être l'auteur
du crime pour lequel le capitaine Dreyfus,
-"ii frère, avait été condamné.
Une enquête fut ouverte L'opinion
publique se montrant avide de renseigne-
ments sur Esterhazy, le Figaro publia
une série de lettres adressées par lui à
une de ses cousines, madame de Boulancy.
Il y exprimait, dans les termes les plus
violents, sa haine contre la France, ainsi
que son mépris pour l'armée française et
pour ses chefs : le tout entremêlé d'in-
sultes et de menaces.
La situation redevenait grave pour ses
amis du service des renseignements.
C'est alors que F Etat-Major général
qui avait obtenu, en 1895, par la produc-
tion d'un faux et au moyen d'une flagrante
illégalité, la condamnation du capitaine
Dreyfus, mit tout en œuvre pour main-
tenir au bagne l'innocent qu'il y avait
em Quelques hommes ne reculèrent
pas même devant le crime pour sauver ce
qu'ils appelaient « l'honneur de leur bu-
i. »
I. - .nuis ,-t Les défenseurs d'Esterhazy,
pensant que le « coup » ne pouvait venir
du colonel Picquart, s'occupèrent tout
d ..bord de déconsidérer celui-ci afin de
ruiner par avance son témoignage pour
le cas où il serait appelé à déposer. Avant
même la dénonciation de M. Mathieu
Dreyfus, Esterhazy, madame Pays, sa
maîtresse, et M. du Paty de Clam adres-
sèrent au colonel Picquart, à Sousse, des
lettres et des dépêches signées de faux
noms (Blanche et Speranza). Elles
avaient pour but de le compromettre gra-
vement, en faisant croire qu'il participait
à un complot pour perdre Esterhazy. Il y
était question d'un « petit bleu fabriqué
par Georges » (Georges est le prénom du
colonel Picquart.) La signature comme le
contenu de ces faux ne pouvaient provenir
que des anciens camarades de bureau du
colonel Picquart, qui avaient intercepté et
ouvert sa correspondance. Celui-ci comprit
alors de quels pièges il avait été entouré
depuis son départ du ministère de la
guerre, et il se décida à déposer une
plainte.
Pendant ce temps Esterhazy, prévenu
qu'on le sauverait, était tenu au courant
de tout ce qui se passait par le colonel du
Paty de Clam. Un jour, celui-ci lui remit
une pièce, « le document libérateur » qu'il
devait rapporter au ministère de la guerre.
Esterhazy l'y rapporta en effet, et on lui
en accusa réception sans lui demander
d'où il la tenait. Il se contenta de dire, en
guise d'explication, que cette pièce lui
avait été remise par une « dame voilée. »
On rechercha, paraît-il, cette dame voilée.
Mais les recherches restèrent nécessaire-
ment sans résultat.
Cependant une enquête avait été ou-
verte contre Esterhazy. Elle avait été
confiée au général de Pellieux qui la con-
duisit d'une façon singulière. Le général
de Pellieux recueillait en effet soigneuse-
ment les griefs et les accusations d'Es-
terhazy contre le colonel Picquart. Il
acceptait sans difficulté ses histoires de
dame voilée, Mais il mettait beaucoup
DEVANT LA COUR DE CASSATION
moins d'empressement à profiter des indi-
cations que lui donnaient MM. Mathieu
Dreyfus et Scheurer-Kestner, et qui
l'auraient bien vite conduit à découvrir la
vérité. Il refusait même de se saisir du
bordereau, sous prétexte qu'il n'avait pas
le droit de remettre en question la chose
jugée. Enfin, quand, de mauvaise grâce,
le ministre de la guerre se décida à
appeler à Paris le colonel Picquart, le gé-
néral de Pellieux fit pratiquer par Henry
une perquisition dans son appartement,
vingt-quatre heures avant son arrivée.
Il fallut bien pourtant ouvrir une ins-
truction contre Esterhazy. Le commandant
Ravary, chargé de cette instruction, suivit
précisément la même méthode que le gé-
néral de Pellieux. Le colonel Picquart
semblait être l'accusé, et Esterhazy le
principal témoin à charge. Trois experts,
MM. Belhomme, Varinard et Couard dé-
clarèrent que le bordereau n'était pas
d'Esterhazy, mais décalqué en partie sur
son écriture.
Le rapport du commandant Ravary, qui
était un véritable acte d'accusation contre
le colonel Picquart, concluait à un non-
lieu en faveur d'Esterhazv. Mais le gou-
verneur de Paris, pour permettre à cet
officier de se disculper tout à fait, signa
néanmoins un ordre de mise en jugement.
Esterhazy, qui était resté en liberté, se
constitua prisonnier la veille de l'ouver-
ture du procès et comparut, le 10 jan-
vier 1898, devant un conseil de guerre
présidé par le général de Luxer. Après de
courts débats qui se déroulèrent en grande
partie à huis clos, Esterhazy fut acquitté
le 11 janvier 1898.
M. Emile Zola, scandalisé par cet
acquittement, publia le lendemain, dans
VAurore, une lettre de protestation qui
étail adressée au président de la répu-
blique et dans laquelle le romancier accu-
sail tes acteurs principaux du procès Dr< j -
fus et Esterhazy. L'émotion soulevée par
cette lettre fut considérable et, après in-
terpellation du comte de Mun à la chambre
14 janvier), le gouvernement se décida à
poursuivre M. Zola. Mais, de toute sa
lettre, l'accusation ne retenait qu'une
phrase dans laquelle il avait dit qu'Ester-
hazy avait été acquitté par ordre.
Le président de la cour d'assises, M. De-
legorgue, s'efforça de limiter les débats à
ce seul point. Il ne put cependant les em-
pêcher de prendre beaucoup d'ampleur.
Du 7 au 23 février 1898, de nombreux té-
moins, cités à la requête de M. Zola, et
habilement interrogés par ses défenseurs
M' Labori et Me Albert Clemenceau, trou-
vèrent moyen de jeter beaucoup de lumière
sur l'affaire Dreyfus, dont il ne devait pas
être question. Il devint peu à peu évident
que la condamnation de Dreyfus avait été
obtenue par une communication illégale de
pièces secrètes; que le bordereau n'était
certainement pas de Dreyfus ; qu'il était
certainement d'Esterhazy; que le colonel
Picquart avait été renvoyé du ministère
pour avoir voulu la réparation d'une er-
reur judiciaire ; que l'instruction contre
Esterhazy avait été une comédie, etc.
Pour sauver les amis d'Esterhazy, le
^•■lierai de Pellieux produisit devantlejurv
la fausse correspondance entre Sclvwarz-
koppen et Panizzardi qui avait déjà servi
à convaincre le général Billot. Le général
de Boisdefïre vint confirmer cette révéla-
tion et laissa entendre au jury, intimidé
d'ailleurs par lès manifestations de la rue,
que l'acquittement de Zola serait la dé-
mission de la plupart des grands chefs mi-
litaires. Zola fut donc condamné à un an
de prison et trois mille francs d'amende.
C'était une victoire pour les défenseurs
'I Esterhazy; mais il leur avait fallu se
découvrir à nouveau en faisant un usa
public de la fausse lettre Sdiwarzkoppen-
Panizzardi.
L'AFFAIRE DUEYKl S
M. Zola s'était pourvu en cassation.
L'arrêt qui l'avait condamné fut cassé,
pour vire de forme dans la procédure, le
2 avril 1898. Poursuivi devant la cour
d'assises de Versailles, Zola se laissa con-
damner par défaut le 18 juillet 1898 et,
pour ne pas être touché par la significa-
tion de l'arrêt qui le condamnait, il s'exila
volontairement en Angleterre, afin d'y at-
tendre les événements.
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m' démange, défenseur de dreyfus
pendant, les persécutions contre Pic-
quart continuaient de plus belle, tandis
que plusieurs instructions annexes, qui
avaient été ouvertes au cours de ces événe-
ments, se poursuivaient plus ou moins len-
tement. La chambreavait, le 14 juin 1898,
renversé le cabinet Méline qui, le 22 juin,
avait été remplacé parle cabinet Brisson.
M. Cavaignac, qui avait été en quelque
sorte imposé comme ministre de la guerre
au choix de M. Brisson, pensa clore toutes
les polémiques en frappant un grand coup.
Le 7 juillet 1898, il prononça à la Chambre
des députés, un grand discours dans lequel
il affirma sa conviction de la culpabilité de
Dreyfus en se fondant sur de prétendus
I)K\ \.NT LA COUR DE CASSATION
1
LE COLONEL PICQUART ET LE GENERAL GONSE
Je [l'emporterai pas ce secrel «buis lu tombe...
aveux qu'aurait faits ce dernier et surtout
sur la fameuse fausse lettre Schwarzkop-
pen-Pauizzardi. La chambre \>>ta par
acclamations l'affichage de ce discours.
Mais, Le 30 août suivant, le lieutenant-
colonel Henry Unissait par s'avouer l'au-
teur de ce Taux retentissant. Il était im-
médiatement écroué dans une cellule du
Mont-Valérien où on le trouvait mort, le
lendemain, la j^'orge tranchée par deux
coups de rasoir. Le soir môme M. le -
aérai de Boisdeffre donnait sa démission
2
10
L'AFFAIRE DREYFUS
de chef d'État-Major général. Deux jours
après, M. Cavaignac le suivait dans sa
retraite.
Le 5 septembre, madame Lucie Dreyfus
demandait officiellement à nouveau la re-
vision du procès de son mari, en se basant
sur l'aveu du colonel Henry. Le 17 sep-
tembre, la revision était décidée par le
gouvernement qui, le 26 septembre, sai-
sissait régulièrement la Cour de Cassa-
tion de la demande en revision du procès
Dreyfus.
En dépit de tous les efforts des amis et
des défenseurs d'Esterhazy, malgré leurs
manœuvres de tous genres, malgré l'ap-
pui de toutes les coalitions réactionnaires
et cléricales et d'une presse à la dévotion
des ennemis de la République, la JUSTICE
était enfin saisie de l'affaire.
Après trois audiences publiques tenues
les 27, 28, et 29 octobre 1898, la Cham-
bre criminelle de la Cour de Cassation,
présidée par M. Lœw, déclarait enfin que
la demande en revision était recevable et
décidait de procéder elle-même à une nou-
velle enquête pour mettre l'affaire en état.
C'est cette enquête de la Cour de Cas-
sation, que nous publions ci-dessous, qui
a permis de connaître dans tous ses dé-
tails la lutte acharnée entreprise par les
artisans de l'Iniquité contre la Vérité et
contre la Justice.
L'Innocent
Ceux qui accusent et ceux qui défendent. — Le général Mercier. — Le lieutenant-colonel Picquart raconte
comment s'est faite son opinion. — M. Guérin. — La déposition de M. Forzinetti et les causes de sa
conviction. — Au nom de la loi. je vous arrête! — Dreyfus en prison. — Ses cris d'innocence. — Le
plus grand martyr du siècle. — L'opinion des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire. — L'in-
lerviiw de M. Patin. — Le mouchard du grand monde. — Potins de cercle : Joseph le sommeillier.
— Madame Bodson et les mensonges du mouchard. — Le rapport de M. Lépine. préfet de police, a
di-paru. — Le capitaine Junck. — Le colonel Cordier. — Dreyfus était un bon et studieux officier.
M. Barthou. — Le général Roget, accusateur. — Les conversations de M. Hanotaux. — L'archiduc
Victor proclame l'innocence de Dreyfus. — M. Tornielli, ambassadeur d'Italie, assure à M. Trarieux.
sénateur, que jamais Dreyfus n'a trahi. — Le geôlier de l'innocent et le jugement de l'Histoire.
Quelques jours après l'arrivée au mi-
nistère de la guerre du « Bordereau »
accusateur, après une première période
de tâtonnements, le générale Boisdefîre,
chef d'état-major général, nomma le com-
mandant du Paty de Clam officier de po-
lice judiciaire, chargé d'instruire contre
le capitaine Dreyfus sur lequel s'étaient
portés les soupçons en raison d'une vague
similitude d'écriture.
Les dépositions qui ont été recueillies
par la Cour de Cassation ont permis de
reconstituer par le menu ce que fut cette
instruction du commandant du Paty de
Clam. Mais tout d'abord il faut faire une
constatation. Tout le monde sait au profit
de quelle nation a été commis le crime
attribué à Dreyfus : les journaux ont cité
cent fois l'Allemagne, et cela dès les pre-
miers jours de l'affaire. On sait doncd 'où
vient le bordereau, où il a été pris. Mais
le nom de l'agent qui l'a apporté au mi-
nistère de la guerre a toujours été caché.
Le' g-éncral Mercier.
Le général Mercier, qui était ministre
de la guerre au moment du procès Drey-
fus, en 1894, a refusé en effet de fournir
aucun détail à ce sujet à la Cour de Cas-
sation devant laquelle il a déposé le 8 no-
vembre 1898.
Le PRÉSIDENT. — Pourriez-vous donnera
La Cour le nom «le la personne qui a apporté
au ministère la pièce portant les mots : « Ce
canaille de D... •. personne qui serait la
même que celle douta parle M. Cavaignac
dans son discours à la Chambre, et qui, plus
tard, aurait également apporté Le bordereau?
Le GÉNÉRAL Mercier. — .le ne crois pas de-
voir donner ce nom. .le craindrais «le désor-
ganiser un service important du ministère,
qui intéresse la Bécurité «!«' l'Etat* Il appar*
15
L'AFFAIRE DREYFI S
tient à M. le ministre de la guerre de le
donner, s'il pense pouvoir le l'aire.
Le président. ■ Pouvez-vous, an moins,
nous indiquer quelle est la personne qui a
fait connaître au ministère que c'était dans
l'état-major, et surtout au -2° bureau, qu'il
fallait chercher l'auteur des indiscrétions
commises?
Le général Mercier. - Je ne le puis pas
davantage, et pour la même raison.
( le défaut de précision dans les rensei-
gnements donnés a été la caractéristique
de toutes les dépositions accusatrices
faites par les amis de l'État-Major, par les
défenseurs d'Esterhazy.
Cependant la vérité a jailli quand même
du simple rapprochement des déclarations
faites par les uns et par les autres. C'est
ainsi que nous connaissons parfaitement
ce qui s'est passé pendant l'instruction du
procès Dreyfus. La déposition du lieute-
nant colonel Picquart, corroborée par plu-
sieurs autres, a permis de reconstituer
entièrement cette instruction.
Le lieutenant-colonel Picquart.
Voici comment il s'exprima devant la
Cour, 1(3 23 novembre 1898 : '
-I. sur la proposition du général Re-
nouard que l'on invita du Paly, qui passait
pour avoir des connaissances grapholo-
giques, à examiner récriture de Dreyfus.
Or, du Paty était au .']p bureau; je le voyais
toute la journée. 11 me fit part de ses impres-
sions dans cette période préliminaire, comme
plus tard pendant son enquête.
Je me souviens aussi que le général Gonse,
dont je n'étais pas le subordonné à ce rao-
iinrii. m'appela un jour dans son cabinet et
me montra l'écriture de Dreyfus et celle du
bordereau, en me disant : <■ Ne trouvez-vous
ressemble? »
\ quoi je répondis, comme toujours :
ont des écritures de la même fa-
mille, mais je ne -aurai.', me prononcer. »
ni donné que du Paty nous racontait
tous les jours ce qui se passait, je fus in-
formé à l'avance de tout ce que l'on projetait
pour l'arrestation de Dreyfus, et notamment
de la scène de la dictée, dont on se promet-
lait beaucoup.
Du Paty disait : « Si je lui dicte le borde-
reau, il se troublera et sera bien forcé
d'avouer. »
Le jour fixé pour l'arrestation, Dreyfus ar-
riva en civil au ministère. Comme je l'ai dit,
il était alors dans un régiment d'infanterie,
et on lavait convoqué sous prétexte de lui
faire passer l'inspection générale.
On le fit entrer dans mon bureau et presque
immédiatement le colonel Bouchez nous dit :
« Voilà l'inspection qui commence ! »
Je conduisis Dreyfus jusqu'à la porte du
cabinet du général de Boisdefïre, qui était
d'ailleurs presque vis-à-vis de mon bureau,
et je le laissai entrer.
Dans la journée et le lendemain, nous
eûmes des détails sur ce qui s'était passé, et
cela par du Paty lui-même, qui d'ailleurs,
chaque soir, venait dire au colonel Bouchez
et à moi le résultat de la journée.
Mes souvenirs sont un peu effacés à ce su-
jet : je ne pourrais affirmer si du Paty nous
a dit que la dictée avait pleinement réussi ou
non.
Mais ce que je puis affirmer absolument,
c'est qu'il nous a dit que tout, dans l'attitude
de Dreyfus, montrait un coupable.
Néanmoins, au bout de quelques jours, du
Paty parut moint triomphant.
Il arrivait le soir, quelquefois très abattu,
disant que la lutte avec Dreyfus était pé-
nible.
Je me souviens qu'un jour le colonel Bou-
chez me dit : « Mais cette affaire ne marche
pas. Il y a du tirage. » Ou quelque chose d'ap-
prochant.
Du Paty nous racontait d'ailleurs en détail
les épreuves d'écriture auxquelles il sou-
mettait le prisonnier.
J'ai été frappé de la variété des attitudes
dans lesquelles il le faisait écrire.
Un beau jour le colonel Bouchez me dit
qu'au service des renseignements on avait
trouvé de nouvelles preuves contre Dreyfus
et que maintenant l'affaire était sûre.
Du Paty, dans sa conversation journalière,
nous mil au courant des pièces qui avaient
été trouvées et qui s'appliquaient à Dreyfus,
— pièces qu'il me semble même (sans que
DEVANT l..\ COtiH DE CASSATION
13
je puisse l'affirmer) avoir vues entre
mains.
Ces pièces sont : le canevas d'une lettre en
langue étrangère, et la lettre « ce canaille
de D... ».
Je ne me souviens plus à quel moment de
l'enquête ou de l'instruction a eu lieu la dé-
couverte de ces pièces: mais je ^;n> que c'est
après une période de malaise, pendant la-
quelle l'affaire ne marchait pas.
P L'
y
Afffi
?m
M. m lli:i RER-KESTKEH
Le général Mercier.
L'affaire avait pourtant « bien marché ».
si l'on en croit le général Mercier 8 no-
vembre 1898) :
Le commandant du Patj de Clam com-
mença ses opérations en dictant à Drej fus un
écrit commençant par des paroles insigni-
fiantes et arrivant peu ;i peu à rcprmluire
des énonciations du bordereau. A ce mo-
ment, il se manifesta chez Drej fus un trouble
é> i'ieut qui parut au commandant du Patj de
Clam et à M. Cochefert suffisamment accusa
leur pour motiver son arrestation. Avant
même de faire conduire Dreyfus à la prison
du Cherche-Midi, je vis M. Cochefert qui
me déclara que, pour lui, l'attitude de Dreyfus
;i\;iit été celle «l'un coupable.
Dreyfus fui conduit discrètement à la pri-
son. Une perquisition fut opérée a son do-
micile, avec recommandation à madame
I .
L'AFFAIRE DREYFUS
Dreyfus de garder le silence, et, effective-
ment, ce do fui qu'au bout de quinze .jours
que la presse en parla.
M. Guérin,
Ancien ministre de la Justice.
M. Guérin, qui était garde des sceaux
en 1894 au moment du procès Dreyfus, a
rapporté de quelle façon le général Mer-
cier avait raconté à ses collègues duminis-
tère la scène de la dictée, afin de légitimer
l'arrestation du capitaine Dreyfus. Voici
léposition(2 décembre L898) :
Il (général Mercier nous raconta les
preuves que la Cour connaît : celle de la dic-
tée «le la lettre.
On tit appeler le capitaine Dreyfus dans un
bureau el ou lui dicta un écrit dont les pre-
mières phrases avaient un caractère insigni-
liant. Dreyfus écrivit sans manifester d'autres
sentiment qu'une certaine surprise de la dic-
qu'on lui faisait faire.
Mais lorsqu'on arriva à rénumération des
documents contenus au bordereau, son visage
trahit une émotion extrême, sa main se mit
trembler, et ce tremblement se traduisit
par une différence sensible dans le corps de
l'écriture.
Le général Mercier nous déclara, en con-
[uence, qu'il se proposait de demander au
conseil des ministres l'autorisation d'ouvrir
une information contre le capitaine Dreyfus.
Or, la publication en fac simile de la
fameuse dictée faite par Dreyfus a permis
de constater qu'à aucun moment sa main
n'avait tremblé, que l'écriture était par-
tant normale, régulière et ne laissait
percer aucune trace d'émotion. Dreyfus
a fut pas moins arrêté, et les détails
de son arrestation ont été racontés par
L<- commandant Forxinetti,
mandant 'lu Cherche-Midi,
qui a fait devant la Cour l'émouvante
déposition qui suit i\ décembre L89£
Le commandant Forzinetti. — Le 14 oc-
tobre, je recevais un pli du ministre de la
guerre m'informant que le lendemain 15, un
officier supérieur attaché à l'état-major gé-
néral de l'armée se présenterait pour me
faire une communication confidentielle.
Le 15, au matin, le colonel d'Aboville se
présentait, à sept heures et demie, porteur
d'un pli ; il me demanda préalablement ma
parole d'honneur d'exécuter les ordres du
ministre, tant verbaux qu'écrits, qu'il allait
me communiquer.
Je décachetai le pli et je vis qu'il me serait
conduit dans la matinée le capitaine Dreyfus
comme étant accusé de haute trahison. Il de-
manda à visiter les locaux et désigna lui-
même la chambre que devait occuper Dreyfus.
Le prisonnier ne devait avoir par devers
lui ni papier, ni encre, ni plumes, ni instru-
ments piquants ou tranchants.
Il ne devait pas se raser ni être rasé. Il de-
vait être au secret le plus absolu.
Il devait vivre également à l'ordinaire des
condamnés ; mais, sur une observation que
je fis au colonel que ce n'était pas réglemen-
taire, parce que le capitaine n'était que pré-
venu, il rapporta cet ordre, et le capitaine
Dreyfus fut autorisé à faire venir sa nourri-
ture du dehors.
Vers midi, le capitaine Dreyfus fut amené
au Cherche-Midi, en voiture, accompagné du
commandant Henry et d'un personnage en
bourgeois qui, je crois, était M. Cochefert ou
un agent de la Sûreté.
Le commandant Henry me remit un pli qui
était l'ordre d'écrou du capitaine Dreyfus,
signé de la main même du ministre et daté
du 1 1.
Conformément aux instructions du colonel
d'Aboville qui m'avait enjoint de prendre
toutes mes mesures pour que l'incarcération
du capitaine Dreyfus demeurât secrète, tant
à l'intérieur de la prison qu'à l'extérieur,
j'avais donné des ordres pour que le nom
de Dreyfus seul fût inscrit sur le registre
d'écrou.
Le capitaine Dreyfus fut fouillé totalement.
L'agent principal le conduisit dans la cham-
bre qui lui avait été affectée.
Vers une heure, je montai dans lachambre.
Je trouvai tout bouleversé dans cette
ebambre : le capitaine Dreyfus avait l'air
d'un fou, les yeux sanglants ; et, à mes pre-
DEVANT LA COUR DE CASSATION
io
mières paroles, il ne répondit que par des
sons rauques.
Je cherchai à le calmer, non sans peine.
.le le fis asseoir, mais auparavant, je lui
enjoignis de se laver la ligure et de se laver
le front ; l'agent principal alla même chercher
du vinaigre et lui en lit respirer.
Je dis à Dreyfus de me raconter l'arresta-
tion.
Il me dit qu'il avait été convoqué pour se
présenter, le 15 au matin, dans le cabinet du
général Gonse, pour une question d'inspec-
tion.
En arrivant dans le cabinet du général,
qu'il croyait trouver, il ne vit que le com-
mandant du Pal y de Clam et deux autres per-
sonnes en bourgeois qui étaient, je crois,
M. Cochefert et l'archiviste Oribelin.
Le commandant du Paty dit à Dreyfus :
« Le général Gonse n'a pu venir et m'a
chargé de le remplacer en attendant. Veuillez
écrire sous ma dictée. »
Dreyfus me dit qu'il avait manifesté, à ce
moment même, un mouvement d'étonne-
ment ; il prit donc ses dispositions pour
écrire sous la dictée du commandant du Paty
de Clam.
Ce dernier lui dicta quelques phrases; au
bout de quelques lignes, le commandant du
Paty >'écria : « Vous tremblez. Prenezgarde,
c'est sérieux !» I
Dreyfus répondit : « J'ai, en effet, un peu
froid aux doigts. »
Il avait à peine recommencé à écrire, que
le commandant du Paty lui cria :
— Au nom de la loi, je vous arrête.
— Mais pourquoi? lui dit Dreyfus,
— Vous êtes un traître.
M. Cochefert mit fin à la scène et emmena
(h A ce. sujet, le colonel Picquart, le 2M no-
vembre 1898, a déposé ainsi qu'il suit :
M* Démange ayant fait observer à «lu Paty qu'il
n'y avait pas de traces sensibles de trouble dans la
dictée faite a Dreyfus, et lui avant demandé pour-
quoi il avait interrompu Dreyfus en lui disant :
« Qu'avez-vous donc? Vous tremblez? « <lu Paty ré-
pondit, me paraissant très troublé lui-môme :
» Jr Bavais que j'avais affaire à un simulateur;
j'étais certain qu'il s'attendait à quelque chose; j'en
ai fait l'expérience : -il n'avait pas été averti, il se
serait troublé : il n'a pas bronché, donc il simu-
lait . »
J'ai retenu très exactement, Binon les mots mêmes,
du moins l'expression exacte de ce qu'a 'lit du Paty,
'• que ceitr réponse me paraissait absolument
étrange b1 Invr lisemblable.
Dreyfus dans une voiture où était déjà le
commandant Henry, el Dreyfus fut conduit
au Cherche-Midi.
Comme le colonel d'Aboville m'avait en-
joint de ne pas rendre compte au gouverneur
de l'arrestation du capitaine Dreyfus, je
n'étais pas tranquille, et le 18 je me rendis
chez le gouverneur et je lui fis connaître que
j'avais un prisonnier d'État.
Le gouverneur me dit alors :
— Si vous n'étiez pas mon ami, je vous
mettrais deux mois de prison pour avoir reçu
un prisonnier sans mon ordre.
Je répondis à cela que j'étais couvert par
l'ordre d'écrou du ministre.
Le général Saussier, parlant de l'arresta-
tion de Dreyfus, dit qu'il n'y avait contre lui
que de simples présomptions ; qu'il n'aurait
jamais dû être arrêté sans preuves pro-
bantes ; qu'on aurait dû le faire surveiller
par plusieurs agents secrets, et, si sa trahison
avait été reconnue, qu'il fallait l'envoyer au
Soudan et le faire exécuter dans la brousse,
afin de ne pas ameuter le pays.
Il a même ajouté : « Car je connais mon
pays. »
Je revins au Cherche-Midi et, le 18 au soir,
le commandant du Paty se présenta à l'éta-
blissement porteur d'un ordre du ministre de
la guerre m'enjoignantde le laisser librement
aller près du prisonnier.
Il me demanda de lui faire ouvrir aussi
doucement que possible la porte de la cham-
bre qui renfermait Dreyfus ; il me demanda
aussi si je n'avais pas des lampes à projec-
tions assez fortes, pour pouvoir surprendre
Dreyfus et le « démonter ».
Je répondis que les locaux ne se prêtaient
pas à la chose; que, d'autre part, je n'avais
pas de lampe, et qu'au surplus, si tout cela
était faisable, je ne me prêterais pas à son
désir, parce qucje n'admettais pas qu'on put
agir ainsi.
Le commandant du Paty lui fit subir, du
18 au .'10. plusieurs interrogatoires.
Il le lit écrire en diverses positions, la main
gantée ou non gantée, diverses phrases : sou-
vent il lui montrait une ligne d'écriture ou
quelques mots, cachant luit! le reste, et lui
demandait si c'était bien lui ([ni avait écrit ce
qu'on lui montrait.
Le capitaine Dreyfus répondait toujours :
« Ce n'e-i pas de i écriture. ■ Je n'assis-
II.
L'AFFAIRE DREYFUS
tais pas à ces interrogatoires ou épreuves; je
ne les ai connus que par Dreyfus lui-même,
qui me les «lisait le soir.
J'avais reçu également l'ordre d'assister à
lOUS les repas de Dreyfus; personne ne pou-
vait entrer dans sa cellule sans que je fusse
là.
L'agent principal seul possédait la clef de
cette cellule, et toutes les fois que je voulus
voir Dreyfus et assister à ses repas, j'ai été
: is. 53?8£8k
ëfflm
%
ll»i
Emile Zola, auteur de la lettre « J'accuse! . »
obligé d'appeler l'agent principal pour me
Faire ouvrir la porte. L'agent principal
Pixarj était toujours présent.
Du 15 au i\. le capitaine Dreyfus ne prit
aucun aliment solide.
idanl ces quelques jours, il ne prit que
du bouillon ou du fin sucré.
•lie période de temps, on l'en-
tendait, du corridor, pleurer, gémir, protes-
tant à haute voix de son innocence ; il mar-
chait dans sa chambre et se buttait contre le
mur, sans en avoir conscience, car à un mo-
ment, il s'était abîmé le front.
Le 24, son état mental m'ayant paru très
inquiétant, j'en rendis compte directement
au ministre, en faisant passer ma lettre par
lecanal du gouverneur, parce que le ministre
m'avait rendu personnellement responsable
DEVANT LA COUR DE CASSATION
M. i.\\ ugnai affirmant à la tribune < 1< ■ la Chambre l'authenticité matérielle
el morale - du faux Henry.
-
L'AFFAIRE DHEYFUS
de la personne de Dre\ fus : je voulais dégager
ma responsabilité.
Je reçus immédiatemenl l'ordre de me
rendre, à trois heures, dans la journée, dans
le cabinet du général de Boisdeffre.
A trois heures, oous nous pendîmes, le gé-
néral et moi, en traversant les cours du mi-
nistère au cabinet du ministre.
Le ministre oe put pas recevoir aussitôt le
général de Boisdeffre ; nous nous assîmes
sur un canapé, dans l'antichambre. Le gê-
nerai de Boisdeffre me demanda :
— Forzinetli, vous qui connaissez les hom-
mes, depuis si longtemps que vous êtes à la
fête d'un établissement pénitentiaire, que
pensez-vous de Dreyfus ?
Je répondis :
— Mon général, si vous ne me demandiez
pas mon avis, je me serais bien gardé de le
formuler. Je crois que vous faites fausse
route. Dreyfus est aussi innocent que moi.
\ cel instant, le ministre ouvrit la porte et
appela le général de Boisdeffre, que je ne
suivis pas.
Au bout de douze à quinze minutes envi-
ron, le général de Boisdeffre sortit, me pa-
raissant de fort mauvaise humeur, et me dit :
■ Le ministre part ce soir pour aller assister
au mariage de sa nièce ; il reviendra lundi.
Tachez de me conduire Dreyfus jusque-là;
et, bien que le ministre m'ait donné carte
blanche, il se débrouillera, avec son affaire
Dreyfus.
J'ai donc pensé que le général de Bois-
deffre avec été opposé ou n'approuvait pas
l'arrestation de Dreyfus.
Il m'ordonna également de faire visiter se-
crètement le capitaine Dreyfus par le médecin
de l'établissement. Le lendemain matin, 25,
je prévins le docteur Defos du Rau qu'il avait
i visiter un malade et je lui demandai sa pa-
role d'honneur comme on me l'avait deman-
moi-même) de ne parler à personne de
tsite qu'il allait faire.
Je conduisis le docteur au capitaine Dreyfus
ïita. I! ordonna de lui faire prendre
- potions calmantes et d'exercer sur lui
une surveillance des plus rigoureuses.
capitaine Dreyfus se savait accusé de
■h. mais il ne connaissait pas la nature
■ trahison.
Il protestait toujours de son innocence de-
nt moi et dans tous les interrogatoires que
lui fit subir le commandant du Paty de Clam.
Je ne me rappelle pas exactement le jour
où il a été interrogé par le rapporteur du
conseil de guerre, le commandant d'Ormes-
cheville; mais, à partir de ce moment, l'en-
quête fut longue et minutieuse.
Le jour où Me Démange put voir le capi-
taine Dreyfus, il demanda à me parler; je le
reçus dans mon salon, etMe Démange médit:
« Voici trente-trois ans que je plaide, et
c'est le deuxième innocent que je suis appelé
à défendre. J'ai là, dans ma serviette, l'inno-
cence du capitaine Dreyfus » (1).
Je répondis à Me Démange que ma convic-
tion était telle; je le conduisis près du capi-
taine Dreyfus et le laissai avec lui. Me Dé-
mange avait remis au capitaine Dreyfus la
copie du dossier qui lui avait été donnée par
le greffier Vallecalle.
J'ai parcouru moi-même ce dossier, qui
renfermait le rapport d'enquête établi par le
commandant du Paty, le rapport du comman-
dant d'Ormescheville et enfin les dépositions
des témoins.
J'avoue qu'à la lecture des deux rapports et
des témoignages, je fus surpris du manque de
preuves de la trahison qu'on attribuait à
Dreyfus.
Le rapport, en effet, ne procédait que par
des suppositions et des inductions, et la dé-
position des témoins ne portait que sur la
personnalité du capitaine Dreyfus.
Dreyfus passa en conseil de guerre le
19 décembre. Les débats durèrent quatre
jours, je crois, et le dernier jour (le 22),
Dreyfus avait dit en ma présence :
— Je crois que je vais être libre et qu'au-
jourd'hui j'embrasserai les miens.
Il n'en fut malheureusement rien. Dreyfus
fut condamné.
(1) Nos lecteurs seront peut-être curieux de savoir
ce qu'entendait Me Démange en parlant ainsi. Le Cri
de Paris nous renseigne à ce sujet :
« L'un des accusés est Dreyfus. Quel était l'autre ?
«L'autre était le docteur Garrigues, poursuivi en 1876
devant la Cour d'Assises de Périgueux pour empoi-
sonnement sur la personne de son père. L'affaire fit,
à l'époque, un bruit énorme. Le docteur Garrigues
avait des adversaires forcenés qui réclamaient sa
condamnation. M0 Démange, lui, avait la certitude
que l'accusé était innocent.
» Le jury partagea la conviction de M" Démange et
prononça un verdict d'acquittement en faveur du
docteur Garrigues contre lequel la peine capitale
aAait été demandée. »
DEVANT LA COUR DE CASSATION
19
Conduit dans la salle d'infirmerie, après la
lecture du jugement, l'agent principal, M. Mé-
nétrier, eut toutes les peines du monde à
l'empêcher de se jeter la tète contre les murs.
Vers onze heures ou minuit, on le fit passer
de l'hôtel du conseil de guerre à la prison : je
l'attendais dans sa chambre : j'avais reçu des
ordres très précis du général chef d'état-
major d'avoir à veiller sur Dreyfus afin qu'il
ne se suicidât pas.
A ma vue. il s'écria en entrant dans la
chambre :
— Mon seul crime est d'être né juif.
11 demanda à plusieurs reprises son revol-
ver, parce qu'il voulait se détruire.
Je le consolai de mon mieux et je restai
avec lui jusqu'à trois heures du matin, heure
à laquelle je me fis remplacer par l'agent
principal.
Je lui avais, avant de le quitter, fait jurer
de ne pas chercher à se détruire, parce que
j'aurais dit moi-même, le premier : « Le traître
s'esl fait justice », et qu'enfin son innocence
pouvait être reconnue tôt ou tard.
A partir de ce jour, le capitaine Dreyfus
put correspondre avec sa famille ; mais toutes
les lettres reçuesou expédiées devaient passer
par l'intermédiaire du commissaire du gou-
vernement, M. le commandant Brisset.
Madame Dreyfus fut autorisée à voir son
mari, ma i> dans les condil ion s réglementaires,
c'est-à-dire à travers les grilles. Madame Drey-
fua Be trouva presque mal, et je dus la sou-
tenir.
La veille de la dégradation, nous fûmes
réunis dans le cabinet du général Teyssejre,
chef d'état-major du gouvernement militaire
de Paris, pour recevoir les instructions pour
le lendemain.
Madame Drej fus vint encore ce jour-là voir
son mari; il parlait toujours de se suicider.
Madame Dreyfus étail accompagnée de sa
belle-mère.
Il céda aux supplications de Ba remme en
disant : Pour lui et nos enfants, je subirai l<-
calvaire de demain.
J'ai oublié de dire que M Démange B'esl
présenté au Cherche-Midi, le lendemain de la
condamnation, et, en entrant dans la chambre,
prit Drej fus dans Bes bras el lui dîl :
Mou enfant, votre condamnation esl la
plus grande infamie «In Biècle, •
Me Démange était tout, en larmes et moi-
même je fus trè-, ému.
Enfin, le .v> janvier, j'étais déchargé de la
responsabilité qui m'incombait, et je remettais
Dreyfus entre les mains de deux gendarmes
chargés delà levée d'écrou. Je serrai la main
au capitaine Dreyfus, en lui disant de prendre
courage, qu'il n'y avait que de la tombe que
l'on ne sortait pas et que j'avais l'intime con-
viction que son innocence serait reconnue un
jour.
M. Fournier.
Administration pénitentiaire.)
La déposition de M. Fournier complète
et corrobore celle du commandant Forzi-
netti. M. Fournier, qui est agent comp-
table dans l'administration pénitentiaire, a
causé de Dreyfus avec la plupart de ses
gardiens. Le 10 janvier 1899, il déposait
ainsi :
J'ai été très frappé de ce fait que cinq fonc-
tionnaires de l'ordre pénitencier qui avaient
vu Dreyfus étaient convaincus de son inno-
cence :
1° Le commandant Forzinetti, directeur de
la prison du Cherche-Midi, quand Dreyfus y
a été interné ;
■1" M. Durlin, directeur du Dépôt ;
3° M. Patin, qui a été directeur de la Santé
au moment où Dreyfus y a été interné ;
1° M. Pons, qui était contrôleur à la Santé
à la même époque :
5° Le gardien que je vais désigner ci-après :
Me trouvant à Chiavari Corse . au prin-
temps dernier. M. Renard, qui étail directeur
du pénitencier agricole, el qui est aujourd'hui
directeur de la colonie pénitentiaire d'Aniane
Hérault . m'a déclaré ce qui suit : • Me trou-
\ant à AngQuléme, j'ai été frappé de ce fait
que le gardien qui avait accompagné ou gardé
Dreyfus à Saint-Martin-de-Ré, revenait con-
vaincu de SOn innocence. »
J'appelle l'attention sur ce fait que cinq
personnes appartenant au personnel péniten-
tiaire, ayant toutes approché Qreyfus, sont
restées toutes çonvaiucuçs de son jnooçenç<
Les fonctionnaires dont a parlé la
L'AFFAIRE DREYFUS
M. Fournier s'y connaissent en criminels.
Descris nombreux d'innocence ont retenti
bien souvent à leurs oreilles dans les pri-
sons dont ils avaient la garde: de simulés
ei de véritables. Pour que l'attitude de
Dreyfus les ait, à ce point, frappés tous, il
faut qu'elle n'ait point été celle d'un simu-
lateur.
M. Patin.
Directeur de la Conciergerie.
M. Patin, directeur de la Conciergerie,
que M. Fournier range parmi les fonction-
naires convaincus de l'innocence de Drey-
fus, n'a pas été appelé à déposer devant la
Cour qui se trouvait sans doute assez
éclairée à ce sujet. Mais un rédacteur du
Siècle, M. Ch. Piaffard, a comblé cette
lacune et, le 27 avril 1899, il publiait la
conversation suivante, qu'il a eue avec
M. Patin :
M. Patin, que nous avons eu le plaisir de
voir, hier, au Mans, dans la charmante
petite maison qu'il y habite sur la route de
Laval, est un homme grand, fort, à la mous-
tache Manche coupée court; l'ancien fonc-
tionnaire se devine chez lui, avec quelque
chose de militaire dans la tenue, et, à ce
double titre, le ruban rouge discret qui orne
-a boutonnière semble le complément naturel
du vêlement qu'il porte; il paraît d'ailleurs
-i vert qu'on est tout surpris de le voir déjà
retraité.
Jesuis, — nous dit M. Patin, — absolu-
ment convaincu de l'innocence de Dreyfus;
je l'étais dès L'époque dont il est question,
il ;i bien fait de me ranger parmi les cinq
fonctionnaires de Tordre pénitencier qui,
pour des motifs divers et loris de leur expc-
rience des prisonniers, pensenl qu'une erreur
judiciaire a été commise en 1894.
— Ali! il est donc réel que vous avez clé
tout fie suite convaincu <\<- l'innocence du
adamné
— Presque tout de suite. Tout d'abord,
Lnrellement, je n'admettais pas, au point,
de vue militaire, qu'une erreur pûl avoir été
commise ; j'étais comme tout le monde, mais
très vite des doutes me sont venus. Je ne
vous parle pas de ce que je pense mainte-
nant, après tout ce que l'on a appris; mais
les rares et brèves conversations que j'ai eues
avec Dreyfus, les détails des visites que lui
faisaient les membres de sa famille et aux-
quelles j'assistais, toutes les circonstances
de son internement à la Santé m'ont rapide-
ment convaincu de son innocence.
— Vous causiez avec lui ?
— Peu, le moins possible. Tous les jours,
cependant; car il ne cessait de protester de
son innocence. Je ne lui disais pas ce que je
vous dis là, certes ; mais je l'écoutais, et son
attitude — j'avais quelque expérience pour
en pouvoir juger — n'était pas celle d'un
coupable.
Comme nous insistons pour obtenir des
détails, M. Patin répond :
— Je vous citerai, par exemple, un fait qui
est intéressant parce qu'il ressort de l'esprit
essentiellement militaire de Dreyfus. Vous
savez qu'il avait au suprême degré — tout le
monde le disait avant qu'il fût accusé — le
sentiment militaire, le sentiment patriotique,
le sentiment de l'honneur et le culte de la
tenue du soldat ; c'est ce qui explique l'anec-
dote à laquelle je fais allusion. Malgré ses
protestations et son insistance pour me parler
de son innocence, j'évitais autant que pos-
sible de la laisser causer de ces choses avec
moi; c'était pénible et inutile. Une fois ce-
pendant, comme depuis plusieurs jours il ne
cessait de me parler de son innocence, par
lassitude, par commisération, un peu par
curiosité peut-être, je lui dis : « Vous com-
prenez bien que, pour moi, il ne peut y
avoir de vérité que dans le jugement du
conseil de guerre... Ce que vos juges ont
dit est bien dit... Mais enfin, si vous pré-
tendez être innocent, et si vous pensez que
je puisse m'intéresser utilement à vous, il
faudrait au moins me donner une preuve de
cette innocence dont vous parlez! » Et
Dreyfus, alors, s'écria, avec une véhémence
qui me sembla très naturelle : « Une preuve,
dites-vous? Comment voulez- vous que je
vous donne une preuve? Puisque je ne sais
même pas de quoi on m'accuse!... Je n'ai
pas encore compris!... Le bordereau? Je ne
sais même pas ce que c'est. Je suis con-
damné, et je ne sais pas encore de quoi
DEVANT LA COUR DE CASSATION
21
il est question ! Comment pourraisje vous
donner une preuve? » — Puis, se repre-
nant, il ajouta, avec ce sentiment bien mi-
litaire dont je vous parlais : « Il y en a
une pourtant, mais c'est une' preuve qui
n'en est pas une pour tout le monde. Il y
en a une... Tenez, monsieur le directeur, je
vous affirme que je suis innocent! Est-ce que
j'oserais vous dire cela ainsi, à vous, cheva-
lier de la Légion d'honneur, moi soldat, en
Le Colonel Henri se coupanl la gorge.
tous regardant ainsi en face, les yeux dans
les yeux, h cela n'était pas vrai ' Et cette
explosion singulière pour affirmer son inno-
cence ne me parul pas théâtrale, parce qu'elle
rentrait bien dans l'esprit militaire de
Dre\ fus
Après une seconde de silence, M. Patin,
que ses souvenirs ressaisissent, ajoute :
— Il avait h ce degré l'instincl de la tenue,
au point de vue militaire, q certaines
préoccupations de 3a part, qu'on lui a re
prochées, oe m'ont nullement étonné. Je ae
.).)
L'AFFAIRE DREYFUS
suis pas du tout surpris qu'il se soil préoc-
cupé de l'attitude qu'il aurait durant le défilé
de la parade d'exécution. C'est absolument
dans son caractère el cela ne préjuge rien du
tout dans le sens de sa culpabilité, comme
on a voulu le faire croire. C'est très mili-
taire, cette préoccupation, et elle était à pré-
voir chez lui.
— Vous assistiez, m'avez-vous dit, tout à
l'heure, aux visites de la famille?
— Toujours; et je n'ai jamais entendu, vu
ni surpris d'aucune façon rien qui pût me
faire supposer que Dreyfus fût réellement
coupable. Nous avons l'habitude de ces
choses-là. et presque toujours il échappe,
soit au prisonnier, soit à sa famille, quelque
chose qui justifie l'idée préconçue que l'on a
de la culpabilité. Dans le cas de Dreyfus,
rien, absolument rien; toujours les mêmes
mots, très simples, très clairs : « Je vous en
supplie, dépèchez-vous, faites tout ce qu'il
faudra, dépensez tout ce qui sera nécessaire,
cherchez par tous les moyens le coupable,
afin de faire reconnaître le plus tôt possible
mon innocence! » El je n'ai jamais rien en-
tendu qui sonnât faux dans ses recomman-
dations qui, naturellement, vis-à-vis de la fa-
mille, n'étaient même pas des protestations.
Et le plus souvent, j'y notais ces mots :
\dressez-vous surtout au général de Bois-
deffre! Il s'emploiera pour moi, et il finira
bien par trouver le coupable ! » Car aussi
longtemps qu'il a été à la Santé, Dreyfus n'a
pas cessé de mettre tout son espoir dans le
léral de Boisdefïre. Et là encore, conclut
M. Patin, il me paraissait qu'on pouvait voir
une présomption d'innocence.
— Certes I faisons-nous.
Parmi ceux au contraire qui se sont
montrés convaincus de la culpabilité de
Dreyfus et qui se sont plu à l'accabler, il
laut citer particulièrement un policier
nommé Guénée, dit « Le mouchard du
nd monde. »
M. Guénée.
Voici les parties essentielles de la dé-
-ition qu'il a faite le 13 janvier 1899 :
m Guénée. — Je m'occupe des renseigne-
ments sur l'espionnage pratiqué par les
étrangers en France depuis 1870; mais,
jusqu'au Ie1' février 1890; je ne fournissais
des renseignements que de temps à autre.
Le 1er février 1890, le commandant Rollin
esl venu me chercher sur l'ordre du colonel
Sandherr, alors commandant, chef du ser-
vice des renseignements au ministère de la
guerre.
Le colonel Sandherr me demanda si je
voulais lui accorder ma collaboration sur
certaines affaires d espionnage, et il fixa mon
attention sur les renseignements que je
pourrais obtenir auprès de certaines femmes
étrangères du demi-monde, que fréquentaient
des officiers et des étrangers, et qui atti-
raient chez elles de jeunes officiers français.
Il me nomma même certains noms.
Je fréquente la haute société, les grands
bars, les grands hôtels, les villes d'eaux.
Je connais beaucoup de personnages haut
placés et c'est ainsi qu'un jour, en mars 1894,
un très grand seigneur, ayant le titre d'Ex-
cellence, lequel aime beaucoup la France,
me rencontrant, me fit monter dans son
coupé et me dit :
— Vous avez à l'état-major un homme qui
communique soit directement, soit indirec-
tement avec Schwarzkoppen et le renseigne.
Je prévins aussitôt le colonel Sandherr qui
me dit simplement : « C'est bien, suivez cela
prudemment. »
Jusqu'alors, je n'avais pas entendu parler
de Dreyfus et mes soupçons ne s'étaient pas
portés sur cet officier que je ne connaissais
pas, du reste, lorsqu'un matin j'appris chez
moi, en lisant un journal, l'arrestation de
Dreyfus.
Lorsque, peu de temps après cette arresta-
tion, je vis le colonel Sandherr, il me dit que
je ferais bien de lui faire un rapport relati-
vement aux femmes qu'avait dû fréquenter
Dreyfus.
C'est ce que je fis.
Je ne tardai pas à apprendre que Dreyfus
avait fréquenté, pendant au moins cinq ans,
une femme Bodson, née Anna Fattett.
Cette femme, fille d'un nommé Fattett,
qui, dans les derniers moments de l'empire,
était établi dentiste rue Saint-Honoré, non
loin de la rue Royale, avait épousé un nommé
lîodson, juif anglais.
C'est ce Bodson qui s'établit à la Redingote
DEVANT LA Cui'K DE CASSATION
23
grise, place du Chàtelet. Il a divorcé, depuis
un certain nombre d'années, d'avec sa
femme, et il n*est pour rien dans les agisse-
ments de sa femme.
C'est celle-ci qui m'a fait connaître elle-
même qu'elle avait eu des relations pendant
cinq ans avec Dreyfus.
Chez la femme Bodson fréquentent de
nombreux étrangers, surtout des Allemands.
des Anglais, des Autrichiens, des Hongrois.
C'est chez celle femme que. d'après les
déclarations d'autres femmes que je ne puis
nommer, un commandant allemand, dont
j'ignore le nom. et qui venait à Paris passer
quelques jours tous les trois ou quatre mois,
se serait rencontré avec Dreyfus à plusieurs
reprise-.
C'est aussi chez elle qu'une scène éclata un
jour entre Dreyfus et le commandant alle-
mand. Celui-ci reprochait à Dreyfus de de-
venir trop exigeant et de refuser à continuer
de lui donner des renseignements.
Le commandant allemand aurait même
menacé Dreyfus « de le perdre ».
La femme Bodson s'interposa.
Aussitôt après l'arrestation, celle femme
le rendit dans les rédactions de plusieurs
journaux, notamment au Journal, pour dire
que Dreyfiis avait été son amant pendant
cinq ans. Actuellement, cette femme fait la
'• navette » entre l'Angleterre et la France.
Je puis encore dire qu'un certain rapport
l'ail à l.i Cour de cassation a été lu, la veille
du jour où lecture en a été donnée à la Cour,
chez un certain M. Eguillon, ingénieur,
1 t. rue Marbeuf I .
Je ne vous donne ce renseignement que
sous toutes réserves, car il ne m'es! par-
venu que très indirectement.
Me- chefs onl été : le général <i<mse et les
colonels Sandhc n et llcnr\.
Je n'ai pas connu Dreyfus el je a'ai pas
entendu parler de* lui avant son arrestation.
Je me suis rendu compte, après »>n arres-
tation, que certains renseignements qui
m'avaient été fournis se rapportaient ;'i
Drej fus.
J'ai su qu'il fréquentai) le- tripots tels que
le Belting-Cliih. -2, rue Mi gador, aujourd'hui
fermé par autorité de .lu-Mer. el le cercle
(t) 11 résulte d'une enquête faite, que cel in-
génieur n'a jamais exista
Washington, 4, place de l'Opéra, également
fermé : le New-Club, 3, rue de la Chaussée-
d'Antin, le cercle des Capucines, 6, boulevard
de ce nom I .
Le PRÉSIDENT. — Depuis la condamnation
de Dreyfus, n'avez-vouspas fait des rapports
relatifs à des surveillances ou à des investi-
galions itératives concernant ledit Dreyfus,
et a cet effet le lieutepant-colonel Picquart ne
vous a-t-il pas fait remettre par le lieutenant-
colonel Henry une photographie dudit Drev-
fus?
N'avez-vous pas recherché, d'abord au point
de vue du jeu, puis ensuite au point de vue
des relations féminines, quel avait été le mo-
bile de la trahison ?
Le lieutenant-coionel Henry a-t-il coopéré
soit directement, soit indirectement à ces
investigations ?
M. Guénée. — Il est exact que j'ai reçu une
photographie de Dreyfus, après son arresta-
tion, et avant sa comparution devant le
conseil de guerre. J'ai reçu cette photogra-
phie de l'archiviste Gribelin sur l'ordre du
lieutenant-colonel Henry, et non du lieute-
nant-colonel Picquart.
Je n'ai, du reste, jamais travaillé pour le
colonel Picquart.
Au moyen de cette photographie, j'ai pu
me rendre compte que Dreyfus fréquentait,
ainsi que je vous l'ai dit, les tripots, et avait
des relations intimes avec plusieurs femme-
du demi-monde, entre autres la femme
Bodson, sus-désignée.
Le mobile de l'acte de trahison est, d'après
mon avis, le besoin d'argent.
Dreyfus avait épousé une femme dotale qui
faisait d'assez furies dépenses de toilette;
par suite, Dreyfus n'avait pas en main tout
l'argent qu'il aurait désiré.
C'est le lieutenant-colonel Henry qui me
donnait directement l'ordre de procéder à ces
investigations, au point de vue du jeu et des
relations féminines.
Le PRÉSIDENT. — Avez-VOUS été en rapport
avec une personne qui avail des relations
dans le inonde et qui parfois rapportait au
(l) Il paratl qu'un nommé Dreyfus fréquentait
• Ef( • tive al ci b. Mais on est mainte-
nant certain que ce n'est point du capitaine 'prit
i : i 'esl <l une personnalité mondaine forl
connue dans l<- monde parisien.
L'AFFAIRE DREYFUS
\
LU COMMANDANT FORZINETTI
Lieutenant-colonel Henry, tantôt directement,
tantol indirectement, parvotre entremise, ce
qu'elle entendait dire par des étrangers.
M. i,i énée. — Il est exact que j'ai été en
rapport avec une personne dont je ne peux
dire le nom — nous la désignerons, si vous
I" voulez bien, par la lettre B — laquelle
avait des relations dans le monde. Je ne sais
-i cette personne a été en rapport avec le co-
lonel Henry, mais je peux affirmer que cette
personne m'a donné certains renseignements
importants que j'ai aussitôt communiqués au
lieutenant-colonel Henry, comme cela était
mon devoir.
Mais cette personne ne m'a rien dit sur
l'affaire Dreyfus, soit avant, soit depuis la
condamnation.
Je suis certain que cette personne, qui est
DEVANT LA COUR T)E CASSATION
L ARRESTATION M CAPITAINE DHEYFUS
immensément riche, n'a pas reçu de rému-
nération particulière.
tte personne qui me connaît depuis plus
de vingl ans, m'a fourni ces renseignements
par sympathie pour la France.
Le président. — Que savez-vous au sujel
de relations qui auraienl pu exister, à une
époque quelconque, entre Henrj <•! Ester-
hazy? Que aavez-vous des rapports d'argent
qui auraienl pu exister entre eux .'
M. GuÉNÉE. — Je n'ai jamais su s'il avait
existé des relations entre Henry et Ester-
tiazy.
J'ai toujours considéré le lieutenant-colo-
nel Henry comme un parfait honnête
homme l et comme un officier des plus es-
(1) Le faux Henry était avoué à l'époque où
\i Gu< i onsidéraû Henrj comme un parfait non-
qi te homme. C'est un gage précieux de la moralité
«In témoin.
L'AFFAIRE DREYFUS
timables, alors qu'Esterhazy doit être consi-
déré comme un misérable. Tous les moyens
lui étaient bons pour avoir de l'argent.
Je me rappelle qu'en septembre 1896 le
lieutenant-colonel Picquart me «lit qu'ilavait
lu le dossier Dreyfus et qu'il y avait lu un rap-
port rédigé par moi, relativement à une per-
sonne étrangère dont je ne puis dire le nom.
Il me demanda si j'étais convaincu de la
culpabilité de Dreyfus.
Je répondis affirmativement, sans toutefois
lui donner les motifs de ma conviction.
En effet, je n'ai jamais eu entre les mains
des preuves palpables de la trahison de
Dreyfus; mais lorsque j'ai appris sa condam-
nation, je me suis incliné devant la cbose
jugée.
Le lieutenant-colonel Picquart me dit alors
qu'il n'était nullement convaincu de la cul-
pabilité de Dreyfus.
Quelques jours plus tard, le 17 janvier
1899, appelé à donner quelques rensei-
gnements complémentaires, M. Guénée
tit la déposition suivante :
M. le président. — Dans votre déposition
du 18 janvier, vous avez fait allusion à une
- ne qui se serait produite, chez une femme
• iitre Dreyfus et un commandant étranger.
Ce commandant étranger aurait reproché
à Dreyfus de devenir « trop exigeant » et
aurait menacé de le « perdre ».
Pouvez-vous nous faire connaître d'où
vient cette information et comment il serait
sible de la contrôler ?
Pouvez-vous nous citer des noms de per-
sonnes qui pourraient appuyer de leurs décla-
rations celles que vous avez faites?
M. Guénée. -Je ne puis citer aucun nom.
.l'ai été mis ai] courant de cette scène par
des racontars, par des dires de personnes,
-oit Françaises, soil étrangères, qui fréquen-
taient chez cette femme, c'est-à-dire la Bod-
-"ii. Je ne saurais vous citer aucune per-
sonne pouvant étayer de sa déposition ma
déclaration.
Le président. — Vous nous avez déclaré
qu'après l'arrestation de Dreyfus vous vous
étiez rendu compte que certains renseigne-
<pie vous aviez été mis à même de
fournir au bureau des renseignements se
rapporteraient à Dreyfus.
Quels sont ces renseignements et quelle en
était la source ?
M. Guénée. — Ces renseignements pou-
vaient aussi bien se rapporter à Dreyfus
qu'à un autre ; mais comme seul Dreyfus
était inculpé, tout retombait sur lui. « C'é-
tait la tête de Turc. »
M. le président. — Par quelle voie avez-
vous su que Dreyfus fréquentait le Betting-
Glub, le cercle Washington, le New-Club et
le cercle des Capucines ?
M. Guénée. — C'était un bruit qui cou-
rait parmi les habitués dés tripots, qui fré-
quentent les cafés des boulevards et les bou-
levards.
M. le président. — Avez-vous pu vérifier
vous-même si Dreyfus fréquentait ces éta-
blissements?
M. Guénée. — Non, monsieur, mais je puis
vous dire que le jour de la première audience
du conseil de guerre, en 1894, comme je me
rendais compte de la physionomie de la foule
qui se tenait aux portes, j'ai aperçu le som-
melier du Betting-Club, qui était connu sous
le nom de Joseph.
Je lui demandai ce qu'il faisait là.
Il me répondit qu'il avait obtenu une carte
du commandant Forzinetti pour entrer au
conseil de guerre.
Je lui demandai comment il avait pu avoir
cette carte. Il me répondit que le comman-
dant Forzinetti était un habitué du Betting-
Club et un ami de Dreyfus.
Je demandai alors à Joseph si Dreyfus fré-
quentait le Betting-Club : il me répondit
d'une façon évasive et se déroba.
Il y avait encore là d'autres individus, em-
ployés dans les différents cercles dont les
noms viennent d'être cités, qui étaient por-
teurs de cartes à eux données par le même
Forzinetti.
Le président. — Avez-vous su, au cours de
vos investigations, si Dreyfus engageait au
jeu des sommes importantes et s'il a fait,
dans l'un des cercles sus-désignés, une perte
notable?
M. Guénée. — Non, monsieur. 11 est très
difficile — pour ne pas dire impossible —
d'être mis au courant des pertes plus ou moins
importantes qu'un des joueurs de ces cercles
peut subir, à moins qu'il ne le dise lui-même.
Dans ces établissements, on est muet sur
les choses délicates.
DEVANT LA COl'K DE CASSATION
27
Le président. — La personne désignée
dans la précédente déclaration par la lettre B
vous a-t-elle dit que les agents d'une puis-
sance étrangère avaient, dans les bureaux de
L'état-major de l'armée, un officier qui les
renseignait admirablement?
M. Guénée. — Cette personne m'a simple-
ment dit : « Cherchez, vous avez quelqu'un,
dans les bureaux de Tétat-major, qui ren-
seigne les agents d'une puissance étran-
gère. »
Le président. — Cette personne B a-t-elle,
à cette époque ou plus tard, complété ce dire
par une ou plusieurs indications s'appliquant
ou pouvant s'appliquer à Dreyfus?
M. Guénée. — Après l'arrestation de Drey-
fus, je n'ai pas revu la personne que nous
désignons par la lettre B.
Elle a quitté la France et e>i restée absente
pendant environ deux ans.
Elle n a donc pas pu compléter ce premier
• lire par d'autres indications.
Quand j'ai revu cette personne en 1897.
elle ne m'a pas parlé de l'affaire Dreyfus.
Le président. — Vous nous avez déclaré, le
1S janvier courant, ne pouvoir vous expli-
quer :
1 En ce qui touche la publication dans le
journal Y Eclair d'un article où il était ques-
tion d'une pièce dans laquelle ledit article
substituait à L'initiale 1) le nom de Dreyfus
en toutes lettre- :
2° En ce qui touche la publication d'un
fac-similé du bordereau dans le journal le
Matin.
Pour quel motif ne pouvez-vous voua
expliquera cet égard el quelle raison pouvez-
vous donner de refuser de déposer sur ce
point ?
M. Ci i.m.i •;. — Je refuse de répondre sur
ces points parce que je me considère comme
lié par le secret professionnel.
Le président. — Vous dous avez dit, Le
18 janvier, qu'un rapport fait à la Cour de
cassation avait été lu la veille du jour où Lec-
ture en a été doni à la Cour chez un sieur
tillon, ingénieur, 'l\. rue Marbeuf.
Quel est ce rapporl '
M. <ii ÉNÉE. — Je veux parler du premier
rapporl lu à la Cour de cassation, mais je ne
Baurais dire de qui il est.
il m'a été dit que M. le conseiller Bard
assistait à La Lecture de ce rapporl
Le président. — Qui vous a dit cela?
M. Guénée. — Il m'est impossible de
nommer cette personne. Je crois devoir me
retrancher derrière le secret professionnel.
Le président. — Pouvez vous citer les
noms des personnes qui se trouvaient pré-
senter à cette lecture?
M. Guénée. — Je ne puis nommer ces
personnes, d'autant plus que certains noms
qui m'ont été donnés ne me paraissent pas
avoir pu être mêlés à un conciliabule de cette
nature.
Le président. — Qui vous a dit le nom du
sieur Eguillon ?
M. Guénée. — Toujours la même personne
que je ne puis nommer.
Du reste, je ne crois pas grand'chose à
l'histoire de la lecture de ce rapport.
Un pharmacien de la rue Marbeuf, au coin
de cette rue et de la rue François-Ior, je
crois, près du no 24 de ladite rue Marbeuf,
doit savoir quelque chose sur ce qui se pas-
sait chez le sieur Eguillon.
Il m'avait été donné le conseil d'aller voir
ce pharmacien pour savoir ce qu'il en était,
mais je n'en ai rien fait, l'affaire ne me pa-
raissant pas sérieuse.
Le PRÉSIDENT. — Avez-vous quelques dé-
clarations complémentaires à formuler pour
la manifestation de la vérité?
M. iii ÉNÉE. — Non, monsieur. J'ai dit tout
ce que je savais el que je pensais pouvoir
vous dire.
Nous avons reproduit ci-dessus, pres-
que in extenso, la déposition du policier
(iuénée. C'est une preuve de notre impar-
tialité. A peine avons-nous signalé au
passage les incertitudes décelées par
cette déposition.
Toutefois, pour montrer ce que valent
Les allégations de ce témoin, il nous paraît
utile de publier le démenti suivant, qui a
été publié par I' [gence \ 'nlinnnle. C'est
une interview de
Madame Itorison.
Comme bien voua pensez, a-t-elle dit, j'ai
eu connaissance des articles où l'on me met-
>8
L'AFFAIRE DREYFUS
tait en avant. Los allégations qu'ils conte-
naient sont pour la plupart erronées, au
moins sur les points intéressant le capitaine
Dreyfus. Ce sont ces seuls passages qui m'ont
touchée et je regrette un peu de les avoir
traités tous de la même façon dédaigneuse
avec laquelle j'ai accueilli les calomnies qui
ne m'ont pas épargnée.
Pour ces dernières, je n'ai pas à m'en
occuper ; les personnes qui me connaissent
savent que je suis rentière, propriétaire, et
que. divorcée, je puis jouir entièrement de
ma liberté...
J'ai connu le capitaine Alfred Dreyfus alors
qu'il était à l'École de guerre, et comme tous
ceux qui l'approchaient, je le savais travail-
leur, passionné pour son métier, et, de plus,
chauvin.
A cette époque, j'habitais avec mon mari
un hôtel particulier, 17, avenue du Bois-de-
Boulogne . et j'avais un salon où fréquen-
taient des personnalités mondaines.
Le capitaine Dreyfus était reçu chez moi,
ainsi que divers membres de sa famille.
On ne jouait jamais à mes soirées, qui
n'étaient que masculines.
Je démens absolument que le capitaine
Dreyfus se soit rencontré dans mon salon
avec un officier allemand.
Ce racontar est faux, et s'il a été de quelque
poids dans la conscience des juges qui ont
condamné le capitaine, je ne puis que dé-
plorer la légèreté avec laquelle on a accueilli
un bruit de ce genre sans en contrôler la
véracité.
tte lettre montre le crédit qu'il faut
;ocorder aux dires de M. Guénée.
Du reste M. Lépine, qui était préfet de
police au moment du procès Dreyfus, dé-
clara a la Cour de cassation, toutes Cham-
bras réunies, qu'il avait fourni en 1894 un
rapport de police absolument favorable à
Dreyfus el contredisant, sur presque tous
- points, les précédentes allégations de
M. Guénée.
rapport ne fut pas communiqué aux
juges de 1894 et no figura pas au dossier
du ; Dreyfus.
colonel Henry, auquel M. Lépine
Pavait remis, l'avait simplement détruit,
et avait substitué à ce rapport du préfet
de police le rapport Guénée.
C'est donc sur les dires exclusifs de
Guénée que M. Bexon d'Ormescheville
bâtit son acte d'accusation contre Dreyfus,
dans lequel il s'exprimait ainsi :
Bien que le capitaine Dreyfus nous ait dé-
claré n'avoir jamais eu le goût du jeu, il
appert cependant des renseignements que
nous avons recueillis à ce sujet qu'il aurait
fréquenté plusieurs cercles de Paris où l'on
joue beaucoup. Au cours de son interroga-
toire, il nous a bien déclaré être allé au
Cercle de la Presse, mais comme invité, pour
y dîner ; il a affirmé n'y avoir pas joué. Les
cercles-tripots de Paris, tels que le Was-
hington-Club, le Betting-Club, les cercles de
l'Escrime et de la Presse n'ayant pas d'an-
nuaire et leur clientèle étant en général peu
recommandable, les témoins que nousaurions
pu trouver auraient été très suspects : nous
nous sommes par suite dispensé d'en en-
tendre.
Ce n'est là, on le voit, que les ragots de
Joseph le sommelier, transcrits et adap-
tés par Guénée.
Un autre témoin à charge est :
M. le capitaine Junck,
camarade d'Ecole et de promotion d'Al-
fred Dreyfus, qui, le 11 février 1899, a
fait, pour accabler le condamné, la dépo-
sition suivante :
Le capitaine Junck. — J'ai été le camarade
de promotion de Dreyfus ; nous avons été
ensemble à l'École de guerre et nous avons
traversé ensemble les mêmes bureaux de
F état-major.
Je ne pourrais rien vous dire en ce qui
concerne la réception du bordereau par le
bureau de statistique.
Le président. — Pouvez-vous nous donner
quelques renseignements sur le compte per-
sonnel de Dreyfus? Son attitude, ses allures,
sa manière d'être laissaient-elles pressentir
le crime à raison duquel il a été condamné ?
Le capitaine Junck. — J'ai connu Dreyfus
DEVANT LA COUR DE CASSATION
29
Di Pad demandanl au commandanl h
»bzinetti de lui laisser surprendre Dreyfi s
pendant son sommeil.
ïo
I. AFFAIRE DREYFUS
surtout à L'occasion du service, ne le fréquen-
tant pas en dehors du bureau.
Quelquefois, en sortant du bureau, je l'ai
accompagné, mais je n'avais pas de relations
suivies avec lui.
Je ne puis donc rien dire en ce qui con-
cerne sa vie. en dehors du service, sauf peut-
être quelques incidents auxquels j'ai assisté :
je veux parler d'un incident qui s'est passé
un jour au concours hippique.
J'avais accompagné Dreyfus depuis le
bureau, et, en arrivant au concours hippique,
nous avons croisé trois demi-mondaines qui
nous saluèrent.
Dreyfus leur répondit en soulevant son
chapeau : je lui fis tout naturellement cette
remarque : « Eh bien ! pour un père de
famille, vous avez de jolies connaissances ! »
Il me répondit que c'étaient des anciennes
amies et, en me désignant celle qui était de
notre côté, ajouta qu'elle se nommait « la
Valtesse », qu'elle possédait un hôtel aux
Champs-Elysées, dans lequel elle donnait de
jolies fêtes, où l'on rencontrait de très jolies
femmes et où l'on jouait.
D'une manière générale, Dreyfus faisait
étalage de sa fortune, prenant plaisir à nous
raconter son installation, ses voyages.
Mais un autre officier, le commandant
Ducros, chef d'escadron d'artillerie, a, le
19 janvier 1899, donné à la Cour de forts
précis renseignements sur la valeur intel-
lectuelle et militaire du capitaine Dreyfus :
officier studieux, s'occupant exclusive-
ment de parfaire son éducation mili-
taire, etc..
Et l'on se demande vraiment quels au-
raient pu être les mobiles de la trahison
d'un excellent officier comme Dreyfus, qui
était bien noté de ses chefs et avait devant
lui un brillant avenir.
<*t la remarque qu'a faite de son côté:
M. Itarthou,
Ancien ministre de l'Intérieur,
qui. le 28 décembre 1898, s'est exprimé
ainsi :
En 1894, j'ai appris l'arrestation de Dreyfus
par les journaux. M. le général Mercier, mi-
nistre de la guerre, n'a communiqué au con-
seil que le bordereau comme présomption
de la culpabilité de Dreyfus, en ajoutant que
les éléments du bordereau n'avaient pu être
connus que d'un officier de l'état-major.
Quant au mobile du crime, M. le général
Mercier l'attribuait aux déceptions éprou-
vées par Dreyfus dans sa carrière militaire.
Et, en effet, les états de service si remar-
quablement brillants de Dreyfus per-
mettent d'affirmer l'erreur du général
Mercier, et de tous les officiers qui ont
voulu attribuer quand même la trahison à
ce capitaine.
Parmi ces officiers,
M. le Général Rog-et.
a fait, le 28 janvier 1899, la déposition
suivante dont la plupart des points ont été
depuis reconnus inexacts :
Le président. — Vous avez bien voulu
nous dire que vous nous parleriez des mo-
biles qui ont pu déterminer Dreyfus à com-
mettre le crime à raison duquel il a été con-
damné.
Veuillez vous expliquer à cet égard.
Le général Roget. — J'ai à signaler un
premier point à ce sujet.
Dreyfus s'attendait à sortir de l'Ecole de
guerre tout à fait dans les premiers. Il en
sortitneuvièmeparcequ'un des présidents de
commission d'examen lui avait donné une
note très basse comme note d'aptitude géné-
rale au service d'état-major.
Dreyfus eut connaissance de cette note et
il alla réclamer auprès du général Lebelin de
Dionne, qui commandait l'Ecole supérieure de
guerre.
Le général reconnut que la note donnée à
Dreyfus était un peu sévère et insista auprès
de l'examinateur pour qu'elle fût relevée,
sans pouvoir l'obtenir.
Dreyfus arriva ainsi à l'état-major de l'ar-
mée déjà ulcéré par ce qu'il considérait
comme un déni de justice, dû à sa qualité
d'israélite. Dans ce nouveau milieu, il se fit
DEVANT LA COUR DE CASSATION
31
détester, comme ailleurs, par son caractère
arrogant et vaniteux.
11 était, de cette façon, dans des disposi-
tions desprit excellentes pour trahir. Extrê-
mement ambitieux, il a pu aussi chercher ù
nouer des relations avec des agents étrangers
dansunhut d'amorçage. Il serait allé ensuite
plus loin qu'il n'aurait voulu d'abord.
Enfin, tien ne m'empêche de croire qu'il
n'ait trahi pour de l'argent : il avait de la
fortune, dit-on ; il pouvait, en effet, avoir de
vingt-cinq à trente mille francs de rente.
Qu'importe, s'il dépensait beaucoup plus? Il
est certain qu'il dépensait beaucoup d'argent
a\ec les femmes et au jeu. Indépendamment
des femmes citées au procès (quatre, je crois),
il y en a eu d'autres, des femmes de la haute
galanterie, chez lesquelles on joue et avec
lesquelles on dépense beaucoup d'argent.
Les camarades de Dreyfus à l'état-major
de l'armée, le capitaine Junck notamment,
peuvent donner (\^> renseignements à ce
sujet 1).
Le capitaine Duchàtelet, en ce moment au
131e, je crois, peut aussi dire ù la Cour un
fait significatif.
Ce fait s'est passé après le voyage d'état-
major IHHi ; ce voyage s'était terminé à
Charmes. Les capitaines DuchàteletetDreyfus
avaient été désignés par le chef d'état-major
pour ramener tous les chevaux à Paris. Ils
descendaient les Champs-Elysées avec la co-
lonne «les chevaux, vers sept heures un
quart du matin. Lu passant devant une mai-
son des Champs-Elysées, Dreyfus dit à
Duchàtelet :
— Si nou> montions chez une telle ? Nous
la prendrions à Bon réveil et elle nous offri-
rait une tasse d'excellent chocolat.
Et comme Duchàtelet lui faisait remarquer
qu'il oe pouvait abandonner la colonne,
Dit vins dit :
— Oh ! du reste, je ne tiens pas beaucoup
à \ aller. J'j ai perdu la forte somme, il j a
< 1 ii •• 1« 1 ii » •— jours
Il indiqua comme somme perdue <>.»mjoou
15,000 francs.
J'ai recueilli quelques témoignages de
cette nature ; mi n';i qu'à interroger les
intéressés.
i x,,- |. ci. m -, ont pu lire plus haut la dépo
Mtii.ii de M. Junck, ù cet égard.
Il a été établi au moment du procès, ou peu
après, que M. Iladamard aurait eu à payer
des dettes pour son gendre, ce dont il était
très peu satisfait. Il aurait même tenu à ce
propos à M. Painlevé un propos significatif.
Toutes les personnes citées ainsi par le
général Roget ont par la suite démenti
tour à tour ses propos.
Il est juste de dire (à la décharge de
M. Roget !!!) qu'il ignorait la publicité
qui devait être donnée à sa déposition.
M. Roget s'est fait le plus grand accu-
sateur de Dreyfus, durant ces derniers
temps. S'il n'a pas apporté beaucoup de
preuves à l'appui de sa thèse, il y a
apporté beaucoup de passion.
D'autres, tout aussi bien placés que lui,
sont moins affîrmatifs. Le 14 janvier 189y,
M. Gabriel Monod
s'exprimait ainsi :
À la tin de décembre 1894, commeje déjeu-
nais chez If. Hanotaux avec son secrétaire.
je lui posai brusquement la question :
— Eles-vous certain de la culpabilité de
Dreyfus ?
Il me répondit :
— Ce n'est pas moi qui l'ai ju^é : je n'ai
rien à vous dire.
Je sortis avec son secrétaire (M. Winnox
qui, arrivé dans la rue, me saisit vivement
le bras et me dit :
— Vous savez. ! nous croyons que le géné-
ral Mercier a commis une épouvantable
gaffe !
La pensée que celui de- ministres qui de-
vait être, avec le général Mercier, le mieux
renseigné >m- l'affaire Dreyfus avait des
doutes sur la culpabilité, me troubla profon-
dément.
D'un autre côté,
M. Laroche,
Ancien Résident général à Madagascar,
a, le 16 janvier 1899, l'ait les révélations
suivant
:i-2
L'AFFAIRE DREYFUS
Le président. — N'avez-vous pas eu avec
l'amiral Duperré une conversation relative à
l'affaire Dreyfus?
M. Laroche. — Le .'51 août dernier, jour où
les journaux du malin annoncèrent la dé-
couverte du faux du colonel Henry et son
arrestation, je quittai Paris pour aller faire
une visite dans le département de l'Orne, et
je rencontrai en chemin de fer l'amiral
Duperré. Je suis ancien lieutenant de vais-
seau et j'ai eu Fhonneur de connaître l'ami-
ral Duperré et d'être en relation avec lui,
soit dans la marine, soit depuis que je
l'ai quittée. Nous nous entretînmes longue-
Le colonel du Paty fit écrire Dreyfus dans toutes les positions..,
ment en chemin de fer et, naturellement,
nous non-, entretînmes de la nouvelle sensa-
tionnelle du jour. L'amiral me rapporta qu'il
avait eu, quelque temps auparavant, au
sujet de l'affaire Dreyfus, une conversation
avec l'archiduc Victor, frère de l'empereur
d'Autriche, chez qui il est intimement reçu.
L'archiduc lui avait déclaré être certain et
lui avait donné sa parole d'honneur que le
gouvernement allemand n'avait jamais eu
aucune relation avec le capitaine Dreyfus.
L'amiral ajouta qu'il ne pouvait pas mettre
en doute la sûreté des informations, non
plus que la sincérité de l'archiduc, qui lui
avait parlé spontanément, et dont il connais-
sait la loyauté.
Si quelqu'un doit être bien informé et
bien convaincu, par suite, de l'innocence
de Dreyfus, ce doit être évidemment le
DEVANT l..\ COI R DE CASSATION
33
Le capitaine Dreyfus devanl le Conseil de Guerre.
L'AFFAIRE DREYFUS
monde diplomatique qui a été renseigné
par les ambassades intéressées d'Alle-
magne et d'Italie.
Cette opinion du monde diplomatique a
été révélée par :
M. L. Trarieux.
Ancien ministre de la justice,
qui, le 16 janvier 1899, a fait connaître
les énergiques et précises déclarations
faites à ce sujet par M. Tornielli, ambas-
sadeur d'Italie à Paris (1).
Je désirais savoir, si, en effet, il pouvait
exister des preuves secrètes qu'aurait igno-
rées, au moment de son procès, le condamné,
et dont pourraient avoir à se préoccuper ses
défenseurs. Il y avait une catégorie de té-
moins qu'on n'avait pas consultés encore,
auprès desquels des renseignements sûrs et
formels pouvaient être pris, s'ils croyaient
pouvoir parler, et méritaient d'être crus.
Ceux-là savaient, d'une manière certaine,
si Dreyfus était innocent ou coupable ; ils me
paraissaient être, ce qu'on appelle dans la
langue du droit, des témoins nécessaires, et
cest à. cette source que je me décidai à puiser
le complément d'informations qui pouvait
(1) M. Tornudli avait communiqué à M. Ha-
nolaux l'extrait du rapport suivant au sujet de
l'arrestation du capitaine Dreyfus.
Extrait 'l'un rapport du colonel Panizzardi au
commandant en second du corps d'état-major, à
Rome, 1' " '-' 1894 •
L'arrestation du capitaine Dreyfus a produit, ainsi
qu'il était facile de le supposer, une grande émo-
tion.
Je m'empresse de vous assurer que cet individu
n'a jamais rien eu affaire avec moi.
journaux d'aujourd'hui disent en général que
Dreyfus avail des rapports avec l'Italie; trois seu-
lement disent d'autre part qu'il était aux gages de
l'Allemagne. Aucun journal ne fait allusion aux
attachés militaires. Mon collègue allemand n'en sait
rien, de même que moi. J'ignore si Dreyfus avaii
relations avec Le commandement de l'état-major.
rai Marselli, commandant en second l'état-
major. a répondu pal plie au colonel Panizzardi
que ijor -e trouvait dans les mêmes condi-
tion! irps et tous les services qui en relèvent
n'ayant jamais eu de rapports directs ou indirects
avec Dreyfi-
le mieux régler ma ligne de conduite dans
l'avenir.
J'avais eu, au cours de l'année 1893,
comme ministre de la justice, à suivre les
discussions d'une affaire délicate d'extradi-
tion, l'affaire Santoro, avec M. le comte Tor-
nielli, ambassadeur d'Italie; il s'était établi
entre nous, à cette occasion, des relations
d'une certaine intimité. Je crus pouvoir
m'adresser à lui en toute confiance. Je me
rendis chez M. le comte Tornielli dans le
courant du mois de mars dernier (1898) et je
lui posai nettement la question qui me préoc-
cupait ; je lui demandai si je m'étais trompé
et de bien vouloir méclairer de tout ce qu'il
avait pu apprendre et connaître et s'il ne lui
était pas possible de parler, je n'aurais qu'à
m'incliner devant su réserve et à comprendre
son silence.
M. le comte de Tornielli accueillit ma dé-
marche avec une gravité et une émotion qui
me frappèrent, et son premier mot de ré-
ponse fut de me dire que je ne m'étais pas
trompé.
Et pour donner plus de poids encore à
cette déclaration, M. Trarieux ajoutait :
Avant de venir à cette audience, j'ai voulu,
toutefois, y être autorisé par M. le comte
Tornielli, dont je ne me serais pas cru autre-
ment le droit de trahir les confidences. J'ai
revu M. le comte Tornielli, ces temps der-
niers, à deux reprises différentes, le 4 et le
13 de ce mois. Je lui ai rappelé notre entre-
tien du mois de mars et je lui ai demandé s'il
me serait permis de le rapporter à la Cour.
Il m'a autorisé à m'expliquer comme je l'en-
tendrais. Je dépose donc ici dans le plein
accomplissement de mon devoir de témoin.
Cependant, dans sa déposition, le gé-
néral Roget avait fait allusion aux notes
données à Dreyfus par le général Lebelin
de Dionne.
Les notes sur Dreyfus.
Le général Lebelin de Dionne a en effet
une singulière façon de donner des notes
à ses officiers.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
En 1892, voici la note réglementaire
qu'il fournit comme commandant del'Ecole
supérieure de guerre, quand le capitaine
Dreyfus sortit de cette école :
1891-189-2. — Note de l'École supérieure
de guerre.
Physique, assez bien. — Santé assez
bonne ; myope.
Caractère facile : éducation bonne. —
Intelligence très ouverte.
Conduite très bonne. — Tenue très bonne.
— Instruction générale très étendue. — Ins-
truction militaire théorique très bonne ; pra-
tique très bonne ; connaît très bien l'alle-
mand ; monte très bien à cheval ; sert bien.
Admis à l'École n° 07 sur 81 ; sorti n° 9 sur
81 ; a obtenu le brevet d'Ëtat-Major avec la
mention : très bien.
Très bon officier, esprit vif, saisissant ra-
pidement les questions, ayant le travail
facile et l'habitude du travail.
Très apte au service de l'Etat-Major.
Le général de division commandant
l'École,
De Dionne.
Mais depuis, en 1898, voici le rapport
que ce même général Lebelin de Dionne
a fourni le 1er juin 1898, sur le passage
de Dreyfus à l'École de guerre :
Le sieur Dreyfus, ex-capitaine d'artillerie,
était sous mes ordres pendant les deux
années passées par lui à l'École de guerre.
Il était un officier intelligent, laborieux el
doué d'une prodigieuse mémoire, et quoique
entré à l'école dans un très mauvais rang, il
ne tarda pas à arriver en tête de sa promo-
tion.
Sa manière d'être haineuse el cassante et
ses propos inconsidérés il disait notamment
devant ses camarade- que les Alsaciens
étaient plus heureux sous la domination
allemande que sous la domination frança
lui avaient attiré l'antipathie de ses profes-
seurs et de ses camarades.
Sa conduite privée n'était pas bonne, car,
jeune marié, il ne craignail pas de se mon-
trer avec des filles. •/'"' eu des reproches à lui
faire à ce sujet. J'ai vu beaucoup d'officiers
israélitesà l'École de guerre; j'affirme qu'au-
cun d'eux n'a été l'objet de l'animosité ni de
- - chefs, ni de ses camarades, et s'il n'en a
pas été de même pour le nommé Dreyfus,
cela tenait à son détestable caractère, à l'in-
tempérance de son langage et à une vie pri-
vée sans dignitP, et nullement à sa religion.
P.S. — J'ajoute qu'au moment de ses exa-
mens desortie de l'École de guerre, Dreyfus
est venu me demander de relever sa cote
d'aptitude, prétendant que. pour son examen
d'artillerie, il avait été victime d'une injustice.
J'ai refusé d'accéder à ce désir pour des rai-
sons indiquées ci-dessous.
Ier juin 1898.
De Dionne.
C'est là ce qui s'appelle évidemment
avoir de la suite dans les idées.
Mais est-ce vraiment la peine de faire
remarquer pareilles contradiction-.'
Il nous resterait, avant de clore ce cha-
pitre, à publier le récit émouvant des tor-
tures que fit subir au capitaine Dreyfus un
ministre de la République : M. Lebon.
Cela nous entraînerai! trop loin el c'est
du reste connu de tout le monde.
Nous avions chargé M. Lebon de gar-
der Dreyfus e1 non pas de déshonorer la
France.
I /Histoire, d'ailleurs, le jugera.
II
Le Bordereau
La pièce accusatrice. — Les dates du bordereau changent selon les besoins de la cause de l'Elat-Major. -
Texte du bordereau. — La mentalité de Cavaignac. — Le capitaine Cuignet l'ait peu de cas du borde-
reau.— Le> artilleurs à la rescousse. — Les véritables artilleurs : le commandant Hartmann, le général
Sebert, le capitaine Moch. — L'opinion de Picquart. — Je pars en manœuvres. — La circulaire du
1" mai 1S04. — Dreyfus savait qu'il ne partait pas aux manœuvres. — Les experts en écriture: Bertillon
le fou dangereux. — La moralité de l'expert Teyssonnières. M. Charavay et M. Monod. — MM. Pelletier.
Gobert. Giry, Paul Meyer, Molinier. — Les 30.000 francs des trois grotesques.
C'est le « bordereau » qui constitue à
lui seul la base légale du procès Dreyfus.
Tous les avis sont unanimes là-dessus, et
toutes les dépositions et déclarations qui
ont été faites à ce sujet ont été, sur ce
point, absolument concordantes, il con-
vient de les rappeler, ainsi que l'a fait
M. Joseph Reinach dans son étude sur les
Faits nouveaux :
« L;i base de Taccusation portée contre le
capitaine Dreyfus est une lettre missive éla-
blissant que des documents militaires confi-
dentiels ont été livrés à une puissance étran-
[Rapport de du Paty de Clam au gé-
néral Mercier: 30 octobre 1 894.) — La base
de l'accusation portée contre le capitaine
Dreyfus est une lettre-missive écrite sur du
papier pelure, non signée et non datée. »
icte d'accusation de d'Ormescheville.) —
J'abandonne tous les faits de l'accusation ;
mais ceci reste : le bordereau ». (Réplique
du commandant Brisset à la plaidoirie de
M Démange.) — Le général Mercier ne
non-, a montré aucune autre pièce que le bor-
dereau, ni indiqué aucune autre preuve. (Dé-
position de M. Poincaré.) — Le général Mer-
cier communiqua le bordereau ; il n'a été ques-
tion d'aucune pièce secrète ni diplomatique. »
[Déposition de M. Charles Dupuy.) — « Le
bordereau est le point de départ et la base de
l'accusation dirigée contre Dreyfus. » (Dépo-
sition du général Zurlinden), — Jusqu'à l'ar-
rivée du bordereau, « aucun soupçon n'avait
été élevé contre Dreyfus. » (Lettre du général
Zurlinden, minisire de la guerre, au garde des
sceaux, 16 septembre 1 898.)
Or, il s'est passé au sujet de cette pièce
accusatrice, seule base légale de la con-
damnation, un fait vraiment inouï.
L'État-Major en a modifié la date pro-
bable, selon les pressants besoins de sa
mauvaise cause :
Dans l'ouvrage que nous venons de
citer, M. Joseph Reinach a montré avec
évidence quels avaient été ces change-
ments de dates et quelles causes les
avaient amenés :
Au procès de 1894, tout le rapport de d'Or-
mescheville repose sur cette affirmation,
L'AFFAIRE DREYFUS DEVANT LA COUR DE CASSATION
37
qu'il tient de l'État-Major, par du Paty et
par Henry : que le bordereau serait du prin-
temps de 1894.
D'Ormescheville prend, l'un après l'autre,
tous les documents énumérés au bordereau.
77 affirme, atteste que Dreyfus, seul, a pu les
connaître pendant les mois qui ont précédé la
trahison, avril ou mai.
C'esl a cri te allégation que Dreyfus répond,
avec une énergie qui ne se dément point, à
~ 3a»y: .
»•-■•.
M. L. Trarieux, ancien Ministre de la Justice
l'instruction, devant le conseil de guerre.
C'esl cette prétention que M' Démange com-
bat dans sa plaidoirie.
Dreyfus est condamné sur cette affirmation
qui, venant de l'État-Major, alors insoup-
çonné, appuyée par le délégué du bureau
des renseignements, Benry, qui parle ;'i la
fois au oom de Sandherr, de Boisdeiïre el du
ministre, est acceptée par les juges, dé< ide
de leur verdict.
La défense elle-même tient la date asai
gnée pour bonne el Bincère.
El cette date est maintenue jusqu'au \~
vrier 1898, pendant près de quatre ans
l est cette date, avril-mai 1894, qui est don-
née au successeur du colonel Sandherr, au
38
L'AFFAIRE DREYFUS
colonel Picquart : « Il l'a toujours entendu
dire au bureau. » [Procès Zola. I. II, p. I 12.)
C'est cette date qui est invoquée, par Es-
terhazy, à son procès (10 janvier 1898). Il se
fonde sur elle pour déclarer qu'au printemps
de 1894 il ne pouvait connaître aucun des
documents énumérés au bordereau. Cette
date d'avril n'est, alors encore, contestée ni
par le général de Luxer, qui préside le con-
seil de guerre, ni par aucun de ses collègues,
ni par le général de Pellieux qui les dirige
dans l'ombre, ni par le rapporteur Ravary,
ni par aucun des témoins militaires qui sont,
outre Picquart, le général Gonse, Henry, du
Paty, Lauth, Junck, Valdant, Gribelin.
Puis, tout à coup, au procès Zola, le 17 fé-
vrier 1898, lorsqu'Esterhazy s'est sauvé par
la fausse date d'avril-mai 1894, Gonse et Pel-
lieux, — Gonse, qui a été témoin au procès
Dreyfus comme au procès Esterhazy, Pel-
lieux, qui a été présent à tout le procès Es-
terbazy, — sortent la date de septembre
ProcèsZola, t. II, p. III). Et cette date, que
confirme Zurlinden dans sa lettre au garde
des sceaux, est exacte.
Mais pourquoi n'a-t-elle pas été produite
antérieurement, au procès Esterhazy, au
procès Dreyfus?
Cette substitution, en 1894, d'une fausse
date à la date vraie, c'avait été le chef-
d'œuvre d'Henry, créant ainsi par avance à
Esterhazy Y alibi qui, le cas échéant, lui assu-
rerait le salut. Or, ce faux impudent, les
grands chefs le connaissaient, au procès Es-
terhazy comme au procès Dreyfus. Ce n'est
pas moi, d'ailleurs, qui les accuse de cette
complicité : c'est M. le général Zurlinden :
u Lr bordereau, a-t-il dit dans sa déposition,
arrivé au ministère de la guerre du
20 au 25 septembre; il était accompagné de
documents datés du commencement d'août, de
la fin d'août et du 2 septembre. Il est donc
de la période qui s'est écoulée entre ces deux
dates extrêmes ». Ce que Zurlinden savait,
Mercier le savait aussi, et Boisdeffre, et Billot.
Usl iii cependant affirmer, devant deux
seils de guerre, une première fois pour
perdre an innocent, plus tard pour sauver un
traître, que le bordereau était d'avril.
Maintenant, ces deux crimes ayant été ac-
complis, tout l'argument deRoget pour attri-
buer le bordereau â Dreyfus découle de cette
date nouvelle de septembre, Et son raisonne-
ment est misérable, aussi misérable que
celui de d'Ormescheville qui déduisait le sien
de la fausse date. Il se retourne, au surplus,
contre Esterhazy qui, lui-même, a avoué
qu'il eût pu connaître sans peine, en l'été
de 1894, les documents qui sont énumérés
au bordereau. Le commandant Hartmann a
démontré que le Uhlan n'avait eu à les copier
que dans les journaux militaires {France mi-
litaire des 11 et 18 août 1894, Mémorial de
l'artillerie de marine de juin 1894, etc.). Il n'y
a donc plus d'excuse, plus même de prétexte
à l'acquittement d'Esterhazy. Mais, surtout,
la base de la condamnation prononcée contre
Dreyfus s'effondre.
Ainsi, un premier faux a été commis, dès
le premier jour, en 1894. Une fausse date a
été attribuée au bordereau, devant le premier
conseil de guerre. Cette fausse date a été at-
testée par le rapporteur, par le ministère pu-
blic, par les témoins. Elle a été acceptée par
les juges, qui ont été, ainsi, trompés, indi-
gnement trompés. De ce fait seul, fait nou-
veau, au sens juridique comme à tous les
sens, fait révélé et proclamé par les nouveaux
accusateurs de Dreyfus, la condamnation est
viciée, radicalement viciée. Elle tombe en
morceaux.
Comme on le voit, l'Etat-Major s'est
livré, au sujet de la date du bordereau,
à des manœuvres injustifiables.
Au sujet des termes contenus dans le
bordereau, les variations des accusateurs
ont été tout aussi remarquables.
Mais, pour bien comprendre ces varia-
tions, il faut tout d'abord rappeler quel
était le texte du bordereau accusateur.
Le voici :
« Sans nouvelles m'indiquant que vous
désirez me voir, je vous adresse cepen-
dant, monsieur, quelques renseignements
intéressants :
» 1° Une note sur le frein hydraulique
du 120 et la manière dont s'est conduite
cette pièce.
» 2° Une note sur les troupes de couver-
ture (quelques modifications seront appor-
tées par le nouveau plan).
» 3° Une note sur une modification aux
formations de l'artillerie.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
39
» 4° Une note relative à Madagascar.
» 5° Le projet de manuel de tir de l'ar-
tillerie de campagne, 14 mars 1894.
» Ce dernier document est extrêmement
difficile à se procurer et je ne puis l'avoir à
ma disposition que très peu de jours. Le
ministère de la guerre en a envoyé un
nombre fixe dans les corps et ces corps en
sont responsables. Chaque officier déten-
teur doit remettre le sien après les ma-
nœuvres.
» Si donc vous voulez y prendre ce qui
vous intéresse et le tenir à ma disposition
après, je le prendrai. A moins que vous ne
vouliez que je le fasse copier in-extensoet
ne vous en adresse la copie.
» Je vais partir en manœuvres. »
Les dépositions qui ont été faites à ce
sujet par les défenseurs d'Esterhazy ont
toutes tendu à démontrer, d'après ce
bordereau, que, seul, Dreyfus avait pu
l'écrire parce que, seul, il avait été à môme
de connaître les renseignements énu-
mérés là.
Voici les parties essentielles de ces dé-
positions :
DEPOSITIONS DE L'ETAT-MAJOR
M. (lavaig-nac.
La caractéristique de la déposition de
M. Cavaignac, c'est qu'il déclare d'a-
vance ses arguments irréfutables. Il pré-
tend prouver par A -f- H que le bordereau
n'a pu être matériellement l'œuvre d'Es-
terhazy et qu'il est celle de Dreyfus.
M. Cavaignac ajoute même — ce qui
donne la mesure exacte de sa mentalité —
que, s'il lui était démontré que le borde-
reau est matériellement d'Esterhazy, il
croirait quand môme à la culpabilité «le
Dreyfus.
Pourquoi ! Comment ? Mystère !
[1 est fort difficile de suivre M. Cavai-
gnac dans ses démonstrations; mais
comme il prend soin de déclarer qu'il se
comprend très bien, nous pensons qu'il
estime que son avis doit suffire.
Suivant M. Cavaignac, le bordereau ne
peut pas être d'Esterhazy :
« 1° Parce qu'il aurait fallu que cet of-
ficier demandât des renseignements à un
officier d'artillerie sur le frein hydraulique
du 120 court.
» 2° Parce que les ni.fr> sur les troupes
de couverture sont trop secrètes pour
«[u'Esterhazy ait pu les connaître.
» 3° Parce qu'il faudrait admettre que
si un officier d'État-Major avait entretenu
un officier d'infanterie sur les modifica-
tions des formations de l'artillerie, il eut
manqué à son devoir.
» 4° Parce qu'au sujet de la note de Ma-
dagascar il aurait fallu qu'une indiscrétion
fût commise qui permit à Esterhazy de se
renseigner.
» 5° Parce que le manuel de tir n a
jamais été prêté à Esterhazy par le
capitaine Boone qui le détenait à
Rouen (!!!) »
Voilà, n'est-il pas vrai? tout un fais-
ceau de raisons bien convaineaul
En revanche, M. Cavaignac déclare que
le bordereau est rédigé d'une façon telle-
ment claire et précise, et renferme une
telle variété de connaissances techniques,
qu'il est évidemment l'œuvre du stagiaire
I Dreyfus :
1° Dreyfus a été à Bourges : donc il a connu
le frein hydraulique 'lu liU.
_:■ Dreyfus a connu les renseignements -air
la couverture parce qu'il le- a portés à l'im-
primerie 'lu service géographique.
:; En ce qui concerne la note but le- f<
mations 'le l'artillerie, Dreyfusa pu le- livrer
puisqu'il s'en entretenait avec des officiera
de l'armée
-, i; n ce qui concerne Madagascar, déclare
M. Cavaignac, Dreyfus a pu connaître
renseignements : .je ne «lirai- rien «le plui
Quanl an manuel de tir qui est, «ht l'au
40
L'AFFAIRE DREY1TS
DREYFUS ET DU PATY
i
DEVANT LA COUR DE CASSATION
fi
r
\.\ LE( Il RE DE l\ SENTENi I.
L'AFFAIRE DREYFUS
teur du bordereau « extrêmement difficile à
se procurer », il implique bien la situation
de Dreyfus ; car la phrase en question « se
rapproche des circonstances où se trouvaient
les stagiaires».
La déposition de M. Cavaignac a duré
trois jours. Le 9 novembre 1898, il est
arrivé aux absurdes conclusions énumérées
ci-dessus.
Le général Rog-et.
Le chef de cabinet de M. Cavaignac est
venu, le 21 novembre 1898, confirmer et
appuyer les énergiques déclarations de
son ministre.
lia commencé par déclarer qu'il n'a été
mêlé en rien à l'affaire Dreyfus, mais
qu' « ayant des loisirs » il les a employés
« à faire une enquête personnelle pour
éclairer sa propre conscience ».
Voici le résultat de l'enquête en ques-
tion :
Le frein hydraulique. — Dreyfus est un
des rares officiers qui pouvaient donner des
renseignements sur ce frein.
Les troupes de couverture. — Je me de-
mande (moi qui, arrivant lieutenant-colonel,
savais tout juste ce qu'était la couverture au
point de vue théorique) comment quelqu'un
qui n'était pas de la maison aurait pu parler
du nouveau plan avant la fin de juin, attendu
que la première communication relative au
nouveau plan qui ait été faite aux comman-
dants du corps d'armée l'a été par lettre du
20 juin.
Je passe rapidement sur la Note sur les mo-
difications aux formations de l'artillerie dont
je ne dirai que ce simple mot : que le mot
formation, employé dans l'acception qu'il a
dans le bordereau, ne s'emploie qu'à l'état-
rnajor de l'armée.
Je ne parlerai pas davantage de la note sur
Madagascar, et j'arrive tout de suite au Projet
de Manuel de tir.
L'auteur du bordereau affirme que le docu-
ment était extrêmement difficile à se procurer.
11 est exact, pour lui, non pas que le docu-
ment fût extrêmement difficile à se procurer,
mais qu'il avait eu de la peine à se le pro-
curer.
Ces arguments n'ayant pas réussi à
convaincre ni même seulement à éclairer
la Chambre criminelle, le' 23 novembre, le
président posait au témoin la question
suivante :
Le président. — Dans l'hypothèse où l'attri-
bution du bordereau à Dreyfus viendrait à être
contredite, et où, par un ensemble de cir-
constances que je ne puis apprécier, Ester-
hazy serait reconnu fauteur de ce document,
quelles conséquences cette certitude pourrait-
elle avoir, au point de vue de la culpabilité
de Dreyfus ?
Le général Roget répondit :
Le général Roget. — Si on me prouvait
qu'Esterhazy a écrit matériellement le borde-
reau, je ne pourrais évidemment pas le con-
tester; mais si Esterhazy me donnait lui-
même cette affirmation, je ne le croirais pas.
Le capitaine Cuig-net.
5 janvier 1899.
Le capitaine d'état-major Cuignet, atta-
ché au cabinet de M. Cavaignac, a néces-
sairement corroboré les dires de ses
chefs.
Il attribue le bordereau à Dreyfus,
non sans pourtant donner de-ci, de-là,
quelques démentis aux dépositions qu'il
essayait de renforcer.
C'est ainsi qu'au sujet du Manuel de
tir, il a formellement contredit MM. Ca-
vaignac, Roget, etc.
Le Manuel de tir a été largement distribué
et ce fait me permet d'affirmer que bien
d'autres que Dreyfus ont pu le posséder, ei
qu'il n'avait pas l'importance qu'on lui attri-
bue au point de vue de la défense nationale.
Quant à la note sur les troupes de cou-
verture, son énoncé ne permet pas d'en éva-
luer l'importance.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
43
On voit que, contrairement à ses chefs,
le capitaine Cuignet glisse beaucoup sur
le bordereau.
C'est très sage!
Sa conviction s'appuie sur le dossier
dit secret. Nous aurons occasion d'en re-
parler.
Le général Gonsc.
A bien peu de chose près, les argu-
ments mis en avant par le général Gonse,
d'abord sous-chef, puis chef d'État-Major
général, pour attribuer le bordereau à
Dreyfus, ont été les mêmes que ceux déjà
fournis par MM. Cavaignac et Roget.
A son avis, Dreyfus seul pouvait con-
naître les renseignements confidentiels
énumérés au bordereau.
Cependant, dans sa déposition du 12 dé-
cembre 1848, le général Gonse est pressé
de questions auxquelles il répond évasi-
vement.
Le président. — Savez-vous si une enquête
a été laite à la direction d'artillerie ou au co-
mité technique pour apprendre si Dreyfus y
ademandé des renseignements sur le frein
hydraulique, ou bien s'il a pu y prendre com-
munication de notes relatives à ce frein?
Le général Gonse. — Je l'ignore.
Le président. — Pensez-vous que les ren-
seignements donnés sur le frein hydraulique
et le canon de 120 s'appliquent ;m fonction ne-
menl extérieur de ceux qui l'avaient vu tirer.
ou bien à l'organisme intime ri ;'i la cons-
truction du frein?
Le général Gonse. — 11 m'esl l > i « n difli-
cile de répondre d'une façon précise el com-
plète à la question.
Le président. — Tous les officiers qui ont
été à Bourges, à l'école de pyrotechnie,
comme l'a été Dreyfus, o'onl 'l- pas pu avoir
connaissance des études qui se faisaient alors
à la fonderie sur le canon «lu l-(» el sur le
frein hydraulique?
Le général Gonse. — Tous lea officii
d'artillerie des établissements pouvaient en
avoir connaissance, notamment en causant
avec leurs camarade-.
Le président. — Savez-vous si, à l'époque
de la découverte du bordereau, ou depuis, il
j a eu à l'élal-ma.jor général des recherches
faites pour savoir m d'autres officiers que
Dreyfus n'avaient pas passé' par les établis
ments de Bourge> .'
Le général Gonse. — Je crois qu'on a dû
faire des recherches à ce moment, mais je ne
pourrais pas l'affirmer.
En ce qui concerne le Manuel tir tir, je ne
suis pas assez fixé sur la distribution de ce
document, soit dans les corps d'armée, soit
dans les différents services, pourrenseigner la
Cour sur ce point.
Le général Deloye.
Le général Deloye, directeur de l'artil-
lerie, sollicité par l'état-major dont les
explications relatives au bordereau n'a-
vaient pas paru convaincantes, envoya le
12 février à la Cour un long mémoire
technique pour faire ressortir que les do-
cuments énoncés au bordereau étaient
de la plus haute gravité et du plus grand
secret, et que seul un officier d'artillerie
et d'état-major pouvait en avoir connais-
sance.
Mais, tous les artilleurs ne sont pas de
Lavis du général Deloye. ainsi qu'il est
facile de s'en convainc i
AI TRES TEMOIGNAGES
MILITAIRES
Eu tête de ces témolgoi qui ont
remis les choses au point et mit montré
le peu d'importance des documents énu-
mérés au bordereau ainsi que la facilité
avec laquelle jI* pouvaient être connue
1 t
L'AFFAIRE DREYFUS
de tous, il faut citer la déposition de :
SI. Le général Sébert,
qui, le 16 janvier 1899, s'est exprimé
ainsi :
Ma première impression, à la lecture du
bordereau, a été qu'il n'émanait pas d'un of-
ficier d'artillerie, par suite des termes em-
ployés, notamment pour la désignation du
canon de J 20 qu'un officier d'artillerie de-
vrait forcément appeler le J .20 court de cam-
pagne, et des mots employés : « la façon dont
cette pièce s'est conduite » ; un artilleur em-
ploiera toujours l'expression : « la façon dont
«la pièce (ou double frein) s'est comportée ».
Quant au frein, il n'aurait pas employé
l'expression frein hydraulique, qui ne s'ap-
plique pas au matériel de campagne et qui
était connue depuis longtemps, mais celle de
frein hydropneumatique, qui, seul, pouvait
présenter de l'intérêt à cette époque.
lime paraissait d'autre part que les rensei-
gnements énumérés dans le bordereau ne
pouvaient pas présenter un réel intérêt pour
un gouvernement étranger, tout ce matériel,
qui avait déjà subi des essais prolongés dans
les écoles d'artillerie, devant être connu des
gouvernements intéressés.
Les essais du frein hydropneumatique
remontent au moins, d'après mes souvenirs
personnels, à l'année 1888, et les essais du
matériel complet avaient eu lieu avant l'an-
née 1890, époque à laquelle on avait proposé
l'adoption réglementaire de ce matériel.
Pour expliquer ma pensée, je dirai que le
secret sur la construction d'un matériel ne
peut être conservé que pendant la période de
création el que, dès que ce matériel a été réa-
lisé, les détail-, en arrivent bien vite à la con-
naissance des intéressés.
En ce qui concerne la note sur les forma-
tion.-, de l'artillerie, j'ai compris que cela
voulait dire : une note relative à la nouvelle
organisation des troupes d'artillerie, par
suite du passage du service des pontonniers
au corps du génie ; mais cette réorganisation,
qui avait déjà fait, à plusieurs reprises, l'ob-
jet de débats parlementaires, me paraissait
oir être connue, par cela même, des gou-
vernement-; étrangers.
Quant à la. note relative à Madagascar, il
m'a paru qu'elle ne pouvait pas avoir grand
intérètpour un gouvernement étranger autre
peut-être que l'Angleterre.
Quant au projet de Manuel de tir de l'artil-
lerie de campagne, j'ai remarqué tout
d'abord l'incorrection de ce titre, qui ne
doit pas être « Manuel de tir de l'artillerie de
campagne », mais « Manuel de tir d'artille-
rie » ou « Manuel de tir de campagne ».
Le président. — Nous vous lisons les
termes mêmes du bordereau :
Ce dernier document, dit le bordereau, est
extrêmement difficile à se procurer, et je ne
puis l'avoir à ma disposition que très peu de
jours. Le ministre de la guerre en a envoyé
un nombre fixe dans les corps, et ces corps
en sont responsables; chaque officier déten-
teur doit remettre le sien après les ma-
nœuvres.
Le général Sébert. — Cette rédaction m'a
paru indiquer clairement qu'elle n'émanait
pas d'un officier d'artillerie, attendu que les
officiers de ce corps peuvent toujours obte-
nir, sur leur demande, les Manuels de tir
dont ils ont à régler l'application, et qu'ils en
restent détenteurs ; ce n'est que dans un
corps de troupe qu'il a pu être envoyé des
Manuels en nombre déterminé, avec obliga-
tion de les rendre après l'exécution des écoles
auxquelles devaient assister les officiers tem-
porairement détenteurs du Manuel.
D'autre part, un officier d'artillerie, déten-
teur d'un Manuel de tir, n'aurait pas parlé de
son corps, mais de son régiment, et n'aurait
pas, non plus, parlé delà fin des manœuvres,
mais de la fin des écoles à feu, du moment
qu'il s'agissait d'essais de tir.
Cette expression : après les manœuvres, ne
peut d'ailleurs pas s'appliquer ici aux grandes
manœuvres, dans lesquelles il n'est pas fait
d'exercices réels de tir.
Le commandant Hartmann.
49 janvier 1899.
La savante déposition du chef d'esca-
dron d'artillerie Hartmann détruit de fond
en comble, au point de vue technique, le
DEVANT LA COUR DE CASSATION
galimatias prétentieux de M. Cavaignac
et la fausse science des généraux Gonse
et Roget.
M. Hartmann commence par expliquer
qu'un tas de prétendus secrets relatifs
l'artillerie sont connus de l'étranger qui les
obtint du traître Routonnet, condamné
en 1890, à Bourges, où il était employi
il I \l.\ Alla. DE I. INNOl EN i
civil aux archives du comité technique
d'artillerie.
Au sujet du fameux L20 court, que lora
du procès Zola le général de Pellieux dé-
clarait ne pas même connaître en raison
de son caractère confidentiel, le comman-
dant Hartmann s'exprime ainsi :
Définitivement adoptée après certaines
hésitations, la pièce de 1 20 court modèle I "
entre en fabrication dés 1892 et l'on n'en
fait point mystère.
Le commandanl Hartmann l'établit
ainsi que suit:
Bien des indications onl pa être recueillies
.
L'AFFAIRE DREYFUS
de 1890 à 1894 sur le canon de 120 court et
son frein hydro-pneumatique. Je citerai, en
première ligne, les couru des Laies militaires
auxquels on songe, tout d'abord, quand on
a besoin d'un renseignement sur le matériel,
qui sont à la disposition de tous les officiers
et que les attachés militaires peuvent aisé-
ment se procurer. Le cours fait à l'Ecole
d'application de l'artillerie et du génie en
1892-93 sur l'organisation des affûts entre
dans les plus grands détails sur l'objet du
matériel de 120 court et son organisa-
tion.
On y trouve en particulier : page 122, la
description d'ensemble du canon de 120 court
avec son frein ; pages 130 el 131, la descrip-
tion d'ensemble de l'affût ; page 77, le prin-
cipe du frein hydro-pneumatique et de ses
soupapes chargées ; page 121, le principe du
récupérateur ; page 95, le détail du système
de pointage. Le texte est accompagné de trois
dessins d'une grande précision, avec légende
explicative.
Dans sa déposition, le général Roget
s'était étendu complaisamment sur la dif-
ficulté pour un officier de troupes comme
Esterhazy de se procurer le 'projet de
manuel de tir de V artillerie de cam-
pagne.
Le commandant Hartmann remet les
choses au point :
En fait, ce manuel a été autographié à la
section technique de l'artillerie ; il ne porte
sur sa couverture, par exemple, aucune men-
tion indiquant qu'il ne doit pas être divulgué.
Les exemplaires destinés aux régiments leur
ont été remis par les brigades, qui les ont
reçus avec bordereau d'envoi.
La responsabilité des chefs de corps ne
3t donc pas trouvée engagée, et, comme
la Cour peut s'en assurer, par les deux exem-
plaires que je mets ses mains, les projets de
manuel n'ont pas été numérotés. Us ne
portent pas même de timbre du régiment,
contrairement à l'habitude en pareil cas.
La distribution aux batteries s'est faite
nsprécautionsparticulièreset, par exemple,
dans la forme suivante : « Messieurs les
mmandants de batteries feront toucher
aujourd'hui, au bureau de l'habillement,
deux projets de manuel de tir d'artillerie de
campagne. » Les officiers n'ont pas eu à
donner un reçu de leur exemplaire et on ne
les leur a pas redemandés, lors de la distri-
bution d'un autre projet de manuel (édition
de 1895).
Dans quelques régiments, le nombre des
exemplaires remis aux batteries ayant paru
insuffisant, on en a tiré des copies à la presse
régimentaire, et ces copies ont été distri-
buées à qui désirait en avoir.
Quant aux troupes de couverture, le
commandant Hartmann estime qu'il est
assez facile d'avoir des renseignements
sur ce sujet. Il cite un article de mai 1894
du Spectateur militaire intitulé : le
sixième corps et les troupes de couver-
ture, où l'auteur donne les renseigne-
ments les plus détaillés.
Une autre source d'informations, ajoute-
t-il, ce sont les conversations avec les offi-
ciers des régions frontières, et, à ce point de
vue, le camp de Châlons est l'endroit où l'on
peut le mieux se renseigner sur la destina-
tion des troupes stationnées dans la sixième
région.
Pour le passage du bordereau relatif à
la note sur Madagascar, M. Hartmann
fait observer que le Gaulois du 14 juil-
let 1894 disait savoir de source sûre qu'on
étudiait en haut lieu l'organisation d'une
expédition à Madagascar. Le journal la
France Militaire avait vers la même
époque publié une série d'articles sur la
question.
Et ceci répond parfaitement aux allé-
gations de l'état-major qui, pour sauver
Esterhazy, prétendait qu'il était impossible
qu'un officier d'infanterie pût savoir, le
15 août 1894, que l'on préparât une
expédition (1).
(1) Le commandant Esterhazy, à Rouen, était
dans l'impossibilité de savoir qu'une expédition
à laquelle prendrait part une fraction de l'armée
était en préparation. (Déposition de Pellieux.
Procès Zola, tome H, page 12.)
DEVANT LA GOUB DE CASSATION
Le capitaine Moch.
19 janvier 1899.
La déposition de M. G. Moch, ancien
capitaine d'artillerie, est venue corroborer
de tous points les déclarations si précises
du commandant Hartmann :
M. le capitaine Moch. — Comme adjoint
à la seclion technique de l'artillerie, j'étais
attaché, de 1890 à 1894 (date de ma démis-
sion), au service de la Revue d'artilterie.
Les officiers chargés de ce service ont à
dépouiller toutes les publications françaises
et étrangères relatives à l'artillerie, et il
arrive fréquemment qu'on leur soumet des
documents confidentiels venus de l'étranger
et concernant l'artillerie, documents qu'ils
ont à apprécier au point de vue de l'intérêt
technique.
La première impression que m'a produite
le bordereau, lorsque j'en ai eu connaissance
par les journaux, est celle de l'impropriété
des tenues : il ne me parait pas possihle
qu'un artilleur confonde le canon de 1 20
avec le canon de 120 court , et le frein
hydraulique avec le frein hydropneumatique.
Cela d'autant plus qu'il avait tout intérêt à
faire valoir l'importance, toute relative, du
renseignement fourni.
Point à point, M. le capitaine Moch
étudie tous les paragraphes du borde-
reau. 11 signale de véritables hérésies qui
démontrent l'inexpérience absolue chez
son auteur des choses de l'artillerie.
M. G. Moch ajoute que « dès que les
journaux publièrent le texte du bordereau,
son opinion fut faite sur ce point particu-
lier de l'affaire : ce document a été
composé par un agent très subalterne ou
par un officier étranger à l'arme ».
La conclusion que donne M. le capi-
taine Moch, de sa déposition, est très
nette :
Conclusion : Le bordereau a été rédigé par
un officier supérieur; étrangère l'artillerie,
et ayant été désigné pour assiBter aux tira de
cette' arme.
Or, il a été reconnu depuis qu'Ester-
hrzy avait assisté, à plusieurs reprises et
la plupart du temps sur sa demande, a des
manœuvres d'artillerie.
M. Uruyerre.
Un sous-lieutenant de réserve du 20e ré-
giment d'artillerie, M. Bruyerre, déposa
également le 25 janvier 1899 devant la
Cour de Cassation.
Il raconta que, durant sa période, on
l'instruisit sur le fameux 120 court en
présence de quatorze officiers d'infan-
terie.
C'est la preuve évidente qu'il n'y avait
point en France que le capitaine Dreyfus
qui connût ces « secrets ».
Quant au manuel de tir mentionné sur
le bordereau, comme extrêmement diffi-
cile à se procurer, M. Bruyerre en parle
ainsi :
Au mois de mai, le directeur d'artillerie
venait d'envoyer dans les corps un petit
nombre d'exemplaires, comme je l'ai dit plus
haut. Comme les Officiers de troupe avaient
besoin de prendre connaissance de ce Ma-
nuel et de l'étudier, ils n'auraient probable-
ment pas consenti à s'en dessaisir pendant
un laps de temps àsseî long.
Mais je w pense pas qu'aucun d'eux aurait
pu en refuser communication à un officier.
Ce n'estqu 'eu 1898 que, sur les exemplaires
qui ont été envoyés aux officiers d'artillerie,
on a mis la mention « confidentiel
l'obligation de représenter le Manuel à toute
réquisition el de le restituer dan- des cir-
constances données.
L'exemplaire du Manuel que je vousdép
un de ceux qui onl été tirés à la près
régimentaire en mai ÎH'.M.
Le lieutenant-colonel Picquart-
/'r décembre 1898.
Voici enfin quelles mit été, sur ce m
L'AFFAIRE DREYFUS
Mi .
ÏAiv- iiii
fiffl
- ! i; i :. ::;
S l'île de Ré. — La fouille des effets du Condamné.
sujet, les explications fourmes à la Cour
par 1»; lieutenant-colonel Picquart :
/'• frein hydraulique: La note en ques-
tion oe me parall pas avoir un caractère se-
cret.
S ■ le» troupe» de couverture : — L'expres-
sion du bordereau est vague et semble dé-
montrer que l'informateur n'est pas au cou-
rant de la question, ce qui est le cas d'Ester-
hazy et non celui de Dreyfus.
Sur les formations de V artillerie: — Rien
dans l'énoncé delà note ne permet de déduire
que les renseignements donnés ont été ceux
DEVANT LA COUR DE I ^SSATION
L'aveu «lu faux. — Henry i ugnac
qu od m' peul avoir qu au 1er bureau ou bien
des renseignements tirés de conversations
avec des officiers ou même de documents
parlementaires.
La note sur Madagascar. — Le journal le
Yacht ;i publié eu 1894 des renseignements
précis sur l'expédition de Madagascar. Cel
exemple prouve <\ ['autres que Drej fus en
ont pu connaître.
/.< manuel de tir. — Il semble diiiinle qu'un
officier du ministère dise que ce docum
xtrêmemenl difficili urer
7
KO
I /AFFAIRE DREYFUS
En somme, comme le fait remarquer le
colonel Picquart, l'espion est loin de dé-
signer clairement sa marchandise et pour-
tant il aurait eu intérêt à la faire valoir
en donnant des indications précises, de
dates, par exemple. Gela provient sans
doute de ce que Fauteur du bordereau n'é-
tait peut-être pas bien fixé lui même sur
la valeur des documents qu'il envoyait.
Pour ce qui est de la dernière phrase
du bordereau : « je vais partir en ma-
nœuvres», les accusateurs de Dreyfus
ont vu en elle la preuve de sa culpabilité.
Le général Zurlinden.
En ce qui concerne la phrase finale du bor-
dereau : « Je vais partir en manœuvres », il
y a lieu de remarquer que, d'habitude, les
officiers stagiaires assistaient aux ma-
nœuvres d'automne, mais qu'exceptionnelle-
ment, le 27 août 189-4, on lui annonça que,
cette année, ils n'iraient pas à ces ma-
nœuvres. L'auteur du bordereau, dans
l'ignorance où il était encore de cette cir-
constance, a pu croire qu'il participerait aux
manœuvres et l'écrire. Cela révèle encore que
ce document peut émaner d'un stagiaire.
Je regarde cette démonstration sur l'auteur
du bordereau comme étant une des plus im-
portantes pour en faire découvrir la person-
nalité. Je n'ai fait que l'ébaucher, elle pour-
rait au besoin être complétée par le général
Roget.
Le général Roget.
Esterhazy, qui était major d'un régiment
d'infanterie, n'a jamais dû, à aucun moment,
aller aux grandes manœuvres, et il n'y est
pas allé, effectivement.
Dreyfus, au contraire, a dû y aller et a
cru, jusqu'à la fin d'août, qu'il irait.
M;jis il n'y est pus allé, non plus que les
autres stagiaires de son groupe, précisément
à cause des travaux du plan, qui se faisaient
à ce moment, et pour lesquels on a utilisé
leurs services.
Si donc la phrase : Je vais partir en ma-
nœuvres, s'applique effectivement aux
grandes manœuvres, comme ce n'est guère
possible de penser autrement, elle désigne
Dreyfus et ne peut en aucun cas désigner
Esterhazv.
Le capitaine Cuignet.
Ces manœuvres ont lieu fin août, com-
mencement de septembre. C'est donc, suivant
moi, à cette époque de l'année qu'il faut pla-
cer la date du bordereau.
En fait, Dreyfus n'a pas assisté aux ma-
nœuvres en 189i; mais, jusqu'au dernier
moment, il a cru devoir y assister.
Je crois me rappeler que c'est le 28 août
1894 que les stagiaires de deuxième année,
appartenant àfétat-major, ont été avisés que,
pour la première fois, cette année, ils n'as-
sisteraient pas aux manœuvres.
Je crois devoir, à ce sujet, donner à la
Cour quelques explications, si elles ne lui
ont pas été fournies précédemment.
Antérieurement à 1894, les stagiaires de
fétat-major de l'armée n'accomplissaient pas
dans le corps de troupe d'une arme différente
delaleurle stage régimentaire. Seuls de tous
les stagiaires il leur était fait application de
cette exception, et le stage régimentaire de
trois mois était remplacé pour eux par un
court passage dans un corps de troupe d'une
arme différente à la leur, à l'occasion et pen-
dant la durée des manœuvres d'automne.
Dans le courant de l'année 1894, en mai,
je crois, on se préoccupa de faire rentrer les
stagiaires de l'état-major de l'armée dans la
loi commune; mais la question n'aboutit pas
immédiatement, ce ne fut qu'à l'époque que
j'ai indiquée (le 28 août, je crois) que les
stagiaires furent informés d'une décision les
astreignant au stage réglementaire de trois
mois, fixant la date du commencement de ce
stage au 1er octobre de l'année courante et les
informant qu'ils n'assisteraient pas aux ma-
nœuvres.
Il n'y a qu'un malheur à tout cela.
C'est qu'on a versé à la Cour de cas-
sation une circulaire — précisément la cir-
culaire dont parle le capitaine Cuignet.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
51
Or, cette circulaire porte la date du
17 mai 1894.
Elle prescrit que, désormais, les sta-
giaires d'Etat-Major, au lieu d'aller aux
manœuvres d'automne, feront un stage
de trois mois dans les corps de troupe.
« Les périodes affectées à ces stages, dit-
elle, seront fixées, pour les stagiaires de
deuxième année, d'octobre à janvier. »
Des prescriptions contenues dans cette
circulaire, qui est signée du général de
Boisdeffre, il résulte manifestement la con-
clusion que Dreyfus n'a pu écrire au mois
d'août, date reconnue vraie du borde-
reau : « Je vais partir en manœuvres, » et
cela pour deux raisons :
1° Parce qu'il avait eu connaissance,
bien avant le mois d'août 1894* de la cir-
culaire du 17 mai précédent.
2° Parce qu'il avait vu partir en juillet,
pour leur stage dans les corps de troupe,
ses camarades, les stagiaires de première
année...
Il n'y a évidemment pas besoin d'être
bien intelligent pour constater l'inanité
des dépositions de l'État-Major dans le
commentaire de cette phrase : « Je vais
partir en manœuvres. »
LES EXPERTS EN ECRITURE
Les experts en écriture ont joué un
grand rôle dans l'affaire Dreyfus.
Parmi eux, il en est un surtout que
d'opinion courante on tient comme fou,
et il se trouve que c'est le plus acharné
à vouloir prouver que l'écriture du bor-
dereau est celle du capitaine Dreyfus.
Cet expert esl M.Alphonse Bertillon,
qui d'ailleurs n'était pas du tout exprel
eu écriture, mais simplement le directeur
du service d'anthropométrie à la préfec-
ture de police.
Sa déposition du 18 janvier devant lu
Cour de cassation a été stupetiante.
Elle débutait ainsi :
Le bordereau n'est pas une création for-
tuite, accidentelle des seules forces de la na-
ture. Il a été écrit par quelqu'un: il >'agit de
savoir par qui et dans quel but.
Puis, rapidement, sans se préoccuper
de la déposition du général Zurlinden qui,
quelques jours auparavant, avait dit:
L'examen que j'ai fait moi-même des
différentes pièces du dossier judiciaire ren-
fermant l'écriture de Dreyfus m'a démontré
que le bordereau avait été écrit par cet officier
et que C'ÉTAIT BIEN SON ÉCRITURE COU-
RANTE ET RAPIDE.
M. Bertillon déclare froidement que le
bordereau est de Dreyfus...
parce qu'il est écrit au moyen d'une écri-
ture de sûreté qui, bien qu'ayant été tracée
relativement rapidement, présente l'appa-
rence, lorsqu'on l'examine, d'être UN DOCU-
MENT FORGÉ AU MOYEN DE MOTS DÉCAL-
QUÉS ET MIS BOUT A BOUT...
11 y a des travaux: qui délient l'analyse.
La déposition de M. Alphonse Bertillon
qui, selon le mot de M. Yves Guyot,
« déshonore le nom qu'il porte », est celle
d'un inconscient.
En lisant les quelques lignes qui suivent
(18 janvier 1899) et qui font allusion à la
déposition du témoin au procès de 1894,
on aura l'impression d'une chos< épOU-
vantablemenl triste: un innocent accusé
par un fou :
Au début de ma déposition L894 je remar-
quai que l'accusé Dreyfus était très maître
«le lui. \\.iut fait allusion à l'angoisse qui peut
étreindre 1'' cœurd'un honnête homme qu
rend complice d'une erreur judiciaire, l'ac-
cusé ne' regarda narquoisement et me dit :
_ . . . monsieur, vous n'y
échapperez pas, s a sûr.
Quelques instants après, j'annonçai, < en-
fermement au rapport écrit de la preno
L'AFFAIRE DREYFUS
heure, et insuffisamment justifié, que le
bordereau était forgé, « et, ajoutai-je, la
preuve de cette confection artificielle, je vais
vous la donner': elle m'a été révélée par le
petit instrument dont je me sers journelle-
ment ». En disant ces mots, je sortis de ma
poche le décimètre et montrai comment il
m'avait conduit à griller le bordereau par
demi-centimètres, sur lesquels tous les mots
redoublés se repéraient semblablement.
Au mot de grille, la figure de l'accusé se
contracta; il se renversa en arrière, saisis-
sant la table de ses mains, et murmura, d'une
voix distincte pourtant, qui fut entendue par
d'autres que par moi : « Oh ! le misérable ! »
Cette exclamation, prononcée à l'occasion
d'une remarque (la forgerie du bordereau) qui
fuirait dû le remplir d'espoir s'il avait été in-
nocent, me frappa énormément ; elle frappa
mes voisins, et le mot fut répété, d'une
source étrangère, plus de deux ans après.
On y ajouta même ce détail : « Oh ! misérable !
tu m'as donc vu écrire! » En réalité, cette
dernière phrase se réfère à la question que
l'accusé pria le président de m'adresser à la
fin de sa déposition : « Que le témoin, dit-il,
veuille bien jurer qu'il m'a vu écrire le bor-
dereau. » Cette demande ne me fut pas trans-
mise, mais me frappa d'autant plus que
j'avais, d'avance, annoncé au commis qui
me servait d'auxiliaire dans mes recherches
que j'amènerais Dreyfus à me faire cette
question. J'étais tellement sûr d'avoir recons-
titué, en grande partie, la façon dont il s'y
prenait pour composer son document, qu'il
me semblait qu'il pourrait laisser échapper
cette demande.
J'ai remarqué également, durant tout le
cours de ma déposition, qu'après son excla-
mation : « Oh ! le misérable! » il ne chercha
pas une seule fois à contrôler, à s'assurer ou
même à comprendre les observations que je
présentais. Quand je signalai, par exemple,
la présence d'une petite encoche sur le bord
droit du papier comme indice de confection
artificielle, tandis que les juges, le défenseur,
h- ministère public se penchaient sur le bor-
dereau pour en constater la présence (qui
avait échappé aux experts qui m'avaient pré-
Dreyfus restait figé dans son immobi-
lité, qu'il semblait s'être imposée depuis sa
première f-xolamation.
Pourtant l'angoisse qu'il éprouva lorsque
je superposai, sous les yeux du conseil, dif-
férents mots du bordereau sur le mot intérêt,
était manifeste. Je l'ai constatée, et d'autres
témoins m'en ont également parlé.
Ah! comme elle est compréhensible,
l'angoisse du malheureux innocent devant
l'implacable folie de ce maniaque accusa-
teur!
Voici, à titre de document, quelques ex-
pressions tirées de la déposition de M. Ber-
tillon...
Grille virtuelle.
Réticules centrimétriques.
Repérage réticulé.
Auto-forgerie.
Surmontage avec recul sans toutefois
d'intervalle réticulaire ni même de ma-
trice.
Le transfert.
Carbonate de plomb.
000,002 mm de recul sans gabarit.
Un crayon de deux sous produisant un
glissement de mots hachurés.
Flèches superposées au gabarit.
Autocalque et hétérotocalque.
Lettre négative.
Imbrication.
Réseau réticulaire.
Quart de kutscli.
Et, comme disait Sganarelle, « voilà
pourquoi votre fille est muette ! »
M. Teyssoimières.
18 janvier 1899.
Encore un expert qui conclut à la culpa-
bilité de Dreyfus. S'il n'a pas la folie de
Bertillon, il ne présente pas quand même
le degré voulu de moralité pour que l'on
se puisse incliner devant son avis.
M. Teyssonnières a été, en effet, rayé du
tableau des experts pour de graves incor-
DEVANT LA COI R I>E CASSATION
rections relevées dans l'exercice de ses
fonctions.
Il se contente, dans sa déposition,
d'affirmer que les similitudes entre l'écri-
ture du bordereau et celle de Dreyfus lui
paraissent une preuve suffisante de cul-
pabilité.
M. Charavay.
18 janvier 1899.
M. Charavay est cet expert qui honnê-
tement a déclaré que jamais il ne condam-
nerait un homme sur une simple exper-
tise d'écriture.
C*lP-~%^4>
l.\ MORT D'HENRI LE FAI SSAlR]
En 1894, il trouva des analogies entre
l'écriture de Dreyfus et celle du bordereau.
Depuis qu'il connaît L'écriture d'Ester-
rapproche bien davantage de cette pièce
incriminé)
La preuve en est dans la correspon-
ha/v, il remarque que cette écriture se | dance suivante
S4
L'AFFAIRE DREYFUS
LETTRE DE M. GABRIEL MONOD A M. MAZEAU,
PREMIER PRÉSIDENT DE LA COUR DE CASSATION
Versailles, 23 avril.
Monsieur le premier président,
J'ai l'honneur de déposer entre vos mains,
pour être communiquée à la Cour de cassation,
la lettre authographe que M. Etienne Chara-
vay m'a adressée le dimanche 23 avril, et
dans laquelle il précise et complète la dépo-
sition qu'il a faite à la chambre criminelle
au sujet de son expertise de 1894. L'impor-
tance de ses déclarations ne vous échappera
pas et vous jugerez s'il y a lieu de faire re-
venir M. Charavay devant la Cour pour les
confirmer, ou si la Cour peut se contenter de
prendre acte de cette lettre en la déposant au
dossier.
Je vous prie d'agréer, monsieur le premier
président, l'expression de mes sentiments
les plus respectueux.
Gabriel Monod,
Membre de V Institut.
LETTRE DE M. E. CHARAVAY A M. GABRIEL MONOD
Paris, 23 avril 1899.
Mon cher maître et ami,
J'ai reçu votre lettre du 20 avril. Vous vous
étonnez que dans ma déposition devant la
chambre criminelle de la Cour de cassation,
je n'aie pas affirmé plus nettement l'identité
de l'écriture du bordereau avec celle de l'ex-
commandant Esterhazy. Je tiens à vous don-
ner les explications nécessaires pour dissiper
toute équivoque.
J'ai été convoqué en même temps que les
Bept autres experts des affaires Dreyfus et Es-
terhazy. Le président de la chambre crimi-
nelle nous a remis l'original du bordereau et
des pièces de comparaison émanées de Drey-
fus et d'Esterhazy, et il nous a dit de les exa-
miner afin de répondre à la question sui-
vante : « Maintenez-vous les conclusions de
votre rapport? »
Je n'ai eu ni le temps ni les moyens maté-
riels de faire une expertise qui exige, par
suite des circonstances, une attention parti-
culière. J'ai seulement constaté que le borde-
reau reproduisait l'écriture d'Esterhazy avec
beaucoup plus d'exactitude que celle de Drey-
fus, et que le papier pelure dudit bordereau
était de même nature que celui employé en
1894 par Esterhazy.
J'ai donc considéré que le nouvel élément
de comparaison, qui ne m'avait pas été fourni
en 1894, ne me permettait pas de maintenir
mes conclusions, et annulait mon exper-
tise. C'est ce que j'ai dit. Je n'ai pas été plus
affirmatif sur l'attribution de l'écriture, parce
que je n'étais pas alors à même d'examiner
l'hypothèse d'un faux par imitation, qui
avait été produite, et de contrôler les argu-
ments des conclusions négatives de l'exper-
tise de 1897.
Cette prudence, que vous jugerez peut-être
excessive, n'était-elle pas naturelle à un
homme abusé une première fois par les appa-
rences et justement soucieux d'éviter une
nouvelle erreur?
Quoi qu'il en soit, j'ai répondu négative-
ment à la demande posée par la chambre cri-
minelle : « Maintenez-vous vos conclusions
de 1894 ! »
Ensuite j'ai cru devoir, pour l'acquit de ma
conscience, vérifier l'impression produite sur
mon esprit par la confrontation de l'écriture
du bordereau avec celle des deux éléments de
comparaison. Je me suis procuré deux lettres
de l'ex-commandant Esterhazy et j'ai fait le
travail de comparaison à l'aide d'une photo-
graphie du bordereau qui m'avait été donnée
officiellement en 1894. De cette vérification il
résulte :
1° Que le bordereau reproduit exactement
le graphisme d'Esterhazy ;
2° Quelespartiesdubordereauqui,en 1894,
avaient attiré les soupçons de l'autorité mi-
litaire sur Dreyfus et avaient impressionné
les experts ressemblent tout autant à l'écri-
ture naturelle d'Esterhazy qu'à celle de
Dreyfus ;
3° Que les dissemblances constatées dans
monrapportentre l'écriture de Dreyfus et celle
du bordereau sont précisément les analogies
caractéristiques des écritures du bordereau
et d'Esterhazy.
Dans ces conditions, j'estime que la confec-
tion graphique du bordereau ne peut plus
DEVANT LA COUR DE CASSATION
.1.-1
être attribuée à l'ex-capitaine Alfred Dreyfus,
mais doit être attribuée à l'ex-commandant
Esterhazy.
Cette déclaration complète et confirme ma
déposition. J'éprouve d'autant moins d'em-
barras à la faire que j'ai conscience d'avoir
toujours agi de bonne foi et que les circons-
tances exceptionnelles de l'expertise de 1894
expliquent suffisamment les raisons de ma
conclusion première. Je n'ai, vous le savez,
nulle prétention à l'infaillibilité et je me suis
toujours fait un devoir (mon rapport de 1894
en est la meilleure preuve, d'exposer les ar-
guments pour et contre, afin de permettre aux
juges de se prononcer en connaissance de
cause. Est-il besoin de répéter qu'en aucun
cas l'expertise en écriture ne saurait consti-
tuer l'unique élément d'une condamnation et
qu'en droit comme en fait elle n'a jamais été
et ne sera jamais qu'un témoignage ?
La clôture de l'enquête et la publication des
dépositions concernant la partie grapbiquede
l'affaire me dégageant du silence qu'à tort ou
à raison je m'étais imposé en présence du dé-
chainemenl des passons contraires, je saisis
cette occasion de libérer ma conscience et
d'obéir, en vous faisant connaître mon opi-
nion, aux sentiments de loyauté et d'impar-
tialité qui ont été et seront toujours ma règle
de conduite.
Je vous prie de faire de ma déclaration l'u-
sage que je vous jugerez utile à la cause de
la justice et de la vérité, et d'agréer, etc.
Etienne Charavay.
Pour ce qui est de la similitude cons-
tatée entre l'écriture d'Esterhazy et celle
du bordereau, il suffit de citer les conclu-
sions des différents experts qui ont été en-
tendus par la Cour de cassation.
M. Pelletier.
18 janvier 1899.
Le président. — Vous avez été expert dans
l'affaire Dreyfus, en 1894, el vous avez con-
clu à la non-similitude de l'écriture du bor-
dereau etdo celle de l'inculpé. Persistez-vous
dans les conclusions de votre rapport du
2o octobre 189'. !
M. Pelletier. — Je maintiens mes eonclu-
sions d'octobre 1894. et à la suite du nouvel
examen de comparaison émanant du com-
mandant Esterhazy et du capitaine Dreyfus,
je crois devoir être plus affirmatif. c'est-à-
dire déclarer que certainement le bordereau
ne peut pas être attribué à Dreyfus.
Sur l'examen superficiel que je riens 'le
faire, j'estime qu'il est l'œuvre du comman-
dant Esterhazy.
M. Gobert,
Expert de la Banque de France.
18 janvier 1899.
Je tiens pour certain que l'écriture du bor-
dereau n'est pas de Dreyfus, et les éléments
decomparaison émanant d'Esterhazy me con
duisent à dire que c'est réellement lui qui est
l'auteur dudit bordereau.
M. Giry.
Professeur à l'École des Chartes.
2 février 1899.
Ce que je puis affirmer à la Cour, c'est
que l'examen auquel je me suis livré con-
firme, de tout point, les conclusions que j'a-
vais tirées de l'étude du fac-similé du bor-
dereau et d'autres pièces de comparaison :
l'écriture du bordereau est une écriture na-
turelle et courante. Ce n'est pas l'écriture de
Dreyfus, mais au contraire, c'est tout à fait
l'écriture d'Esterhazy.
M. Panl Meycr,
Directeur de VÉcolc des Charles.
2 février 1899.
L'examen de l'original du bordereau a con-
tinué l'opinion que je m'étais formée d'ap
l'examen du fac-similé.
Celle opinion, c'est que le document en
question esl «le l'écriture du commandant I
terhnzv.
50
L'AFFAIRE DREYFUS
M. Molinier.
Professeur à l'École des Chartes.
2 février 1899.
L'examen que j'ai pu, aujourd'hui, faire
de l'original du bordereau m'a permis de con-
clure que les fac-similés utilisés par moi
étaient, en somme, absolument exacts.
Tous les traits essentiels que j'y avais ob-
servés se retrouvent, et je puis aujourd'hui,
sans aucune restriction, affirmer qu'en mon
Ame et conscience le bordereau est de la main
d'Esterhazy.
Toutes ces dépositions sont concluantes.
En dépit de tous les raisonnements, elles
ne sont nullement entamées par les dépo-
sitions des trois experts clairvoyants qui
ont conclu à la falsification des fameuses
lettres à madame de Boulancy, lesquelles
ont par la suite été reconnues parfaitement
authentiques.
MM. Couard, Varinard et Belhomme
qui réclamèrent à Zola 30,000 francs de
dommages et intérêts et firent vendre à
l'encan le mobilier du romancier, avaient
été les trois experts choisis par l'Etat-
Major pour affirmer, lors du procès Es-
terhazy, que le bordereau n'était point
de la main de cet officier.
Le 18 et le 28 janvier 1899, ces trois
experts crurent devoir, sans explications,
confirmer leur rapport de 1897.
11 aurait peut-être fallu, dans le cas con-
traire, rendre les 30,000 francs de Zola...
C'eût été trop douloureux.
Cf/L4u>
LE BORDEREAU
JL
t A*. Ot^^£- *^*s£ c^r^JU,
>
/*.»MX/^
S'a
AsoTn^s * s*+* csyyjtsr*
Br>/cr><' yf^
<^
/
Su
V
As(sir>
^-t ^>v»
i J*+~ £~
■ — Si l'on compare le bordereau et la lettre d'Esterhazy, il faut remarquer, en dehors de la
jemblance typique des caractères, que la distance entre les lignes est exactement la même.
trois spécimens sont réduits dans les mêmes proportions.)
DEVANT LA COl'R DE CASSATION
/
ÉCRITURE D'ALFRED DREYTUS
à^^r^/ ^_ <*-. *jr4<, C cft^vw itn^y^. '&£—**. Jtn^jf
/***&.' <st- f £ Ui^ &~ "mm. /^/i \^T c6k^. „/ Uur*^
>C £/ û. J/- J,^ j&zSiy- <ù,~t-f "+ * '^ </>"'£~— >, *-~0
!.. IUTL'RE I) ESTEKHAZY
III
L'Illégalité
Les Pièces secrètes
Un a communiqué des pièces secrètes aux juges du Conseil de guerre de 1894. — Les militaires sont gênés.
— Billot « ignore ». — Zurlinden « n'a rien pu savoir ». — Gonse « n'est pas en mesure de répondre ».
— Mercier déclare que « la Cour n'a pas à s'occuper de ça ». — Cavaignac « n'a pas dirigé son enquête
de ce côté ». — Boisdeffrë « demande à ne pas répondre ». — Du Paty et son commentaire. <- Les
témoignages politiques. — M. Casimir Perier. — M. Charles Dupuy a entendu parler de quelque chose.
— M. Hanotaux ne se compromet pas. — MM. Guérin et Poincaré. — Le colonel Cordier a eu vent de
l'illégalité commise. — Le colonel Picquart. — Son récit. — Le dossier diplomatique ou la farce du
dossier secret. — Quelques faux. — La dépêche du 2 novembre 1894 ou les tours de passe-passe ■ de
l'Etat-major. — M. Paléologue remet les choses au point. — La lettre Schvarzkoppen du 16 avril 1894.
— Les lettres de l'empereur d'Allemagne. — La lettre Weyler. — Le faux Henry.
Des pièces secrètes ont été communi-
quées aux juges du Conseil de guerre
de 1894, sans que l'accusé et son défen-
seur en aient eu connaissance.
Cela est aujourd'hui absolument reconnu
en dépit de toutes les réticences, de toutes
les réponses embarrassées des intéressés.
Ceux-ci ont dû se rendre compte des ter-
ribles responsabilités qui ne manqueraient
pas de peser sur eux s'ils avouaient caté-
goriquement une pareille forfaiture.
Mais silos demi-aveux de quelques-uns,
si les a aveux par le silence » de quelques
autres ne laissent aucun doute à ce sujet,
il est manifeste que les pièces secrètes en
question ont eu : les unes, une origine
douteuse; les autres, une origine certaine
et avouée : le faux.
Voici d'ailleurs les déclarations qui ont
été reçues ;■ ce sujet par la Cour de cas-
sation.
M. le général Billot.
8 novembre 1898.
Le président. — Les documents dont vous
nous parlez (pièces secrètes) ont-ils été, en
tout ou en partie, soumis au conseil de
guerre ?
Le général Billot. — Je l'ignore. Je n'ai
pas pu faire d'enquête à ce sujet.
J\l. le général Zurlinden.
1 4 novembre 1898.
Quant aux documents qui auraient été remis
au conseil de guerre appelé à juger Dreyfus
sans avoir été communiqués à la défense, je
n'ai pu absolument rien apprendre malgré
mes recherches au ministère de la guerre.
J'ignore si ce bruit est fondé out au contraire,
si c'est une simple légende, résultant de ce
qu'au bureau des renseignements on aurait
peut-être songé, au moment des débats, à
L'AFFAIRE DREYFUS DEVANT LA COUR DE CASSATION
préparer des documents qui pourraient être
communiqués aux juges sans que Ton eût
donné suite à ce projet. Je le répèle, je n'ai
pu recueillir à cet égard aucune espèce de
renseignements dans les bureaux du minis-
tère.
M. le général Gonse.
/ 2 décembre 1898.
Le président. — Savez-vous ou n'avez-
vous pas entendu dire qu'un dossier secret
ait été produit aux juges du conseil de
guerre ?
Le générai Gonse. — Je ne suis pas en
mesure de répondre à cette question. Le mi-
nistre de la guerre de l'époque pourrait seul
vous répondre à ce sujet.
Ce ministre était le général Mercier,
dont voici la déposition :
II. le général Mercier.
8 novembre 1898.
Le président. — N'y a-t-il pas d'autres
faits ou documents, étrangers à la procédure
judiciaire, qui auraient été soumis au conseil
de guerre avant la condamnation et en dehors
de l'accusé .'
Le générai Mercier. — Je ne crois pas
avoir à m'expliquer sur ce point : la demande
.■h revision est limitée aux moyens tirés de
faux commis par Henrj el de la contradic-
tion des expertises, el c'esl sciemment que
M. le garde des sceaux n'a poinl relevé la
communication qui aurait été faite de pi<
secrètes, malgré la demande que lui eu avail
adressée madame Drej fus.
Le président. — La Cour de cassation a
mission d'arriverà la manifestation complète
,1c la vérité. Si clic admettait les yens 'le
revision, elle ferail disparattfe certains élé-
ments de culpabilité : mai- il pourrai! en
exister d'autres «le nature a la déterminer a
rejeter la demande, cl c'est sur ces autre?-,
éléments qu'elle doit être éclairée el savoir
-'ils ont été soumis au conseil de guerre?
Lr. général Mercier. — Je persiste dans
ma déclaration. Je ne crois pas que la Cour
de cassation ail à s'occuper de cette qr.
tion.
Ce que le général Mercier ne dit pas,
c'est qu'il voudrait bien que la Cour de
cassation ne s'occupât point de cette ques-
tion-là.
Mais la déposition ambiguë du général
Mercier est sullisamment éloquente pour
que le doute ne subsiste pas.
M. Godefroy Cavaignac, qui sait tout,
et dont la perspicacité ne se trouva jamais
en défaut — c'est lui qui prend soin de
nous le dire — a également éludé la
question.
M. Cavaigrnac.
9 novembre 1898.
Le président. — Pensez-vous que ce- do-
cuments, ou tout autre, étrangers à la procé-
dure judiciaire, aient été soumis au conseil
de guerre qui a jugé Drej fu
M. Cavaign u . —Je n'ai, a aucun moment,
dirigé mou enquête de ee eo|é, aill-i que Cela
s'explique naturellement par le- déclarations
faites par moi a la Chambre de- députés au
nom «In gouvernement.
Je crois utile de do r ici une indication
à la Cour.
i in ,i dit que le- deux documents qui oui fait
suite au faux Henrj et auxquels j'ai l'ait allu-
-i,,u dans mon discours du 7 juillet étaient
[( ment des faux. Si i uraents a'onl
pas été communiqués à la Cour, je m
nnai a due que cette affirmation ne -aurait
rire exael
Quant an général de Boisdeffre,il aurait
bien voulu que la Cour lui parlai d'autre
choa
— - t f
4ruv-nx-> "?ëZ*ifeo fflowyzel) zk. -€^^-> e^eU
■ h-
CU,L ç/ef^ e^^ c^'cutta^
■UrC
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C'y ouf[- wn/e; \ l'
% v -4u»4,-<*ri, Y^Ul^â^ 44/iAsarO
FAC-SIMILÉ DU DIAGRA
k/l. BERTILLON
6-2
L'AFFAIRE DREYFI S
M. le g-énéral de Boisdeffre.
13 décembre 1898.
Le président. — Savez-vous si un dossier
secret a été communiqué au conseil de
guerre ?
Le général de Boisdeffre. — Je vous de-
manderai de ne pas répondre à cette ques-
tion qui n'est pas soumise, en ce moment,
au jugement de la Cour.
On s'imagine aisément l'effet que dut
produire cette demi-douzaine de témoi-
gnages intéressés, sur les magistrats de
la Cour de Cassation.
Les explications de M. duPaty de Clam,
« l'ouvrier diabolique de l'erreur judi-
ciaire, » selon le mot de Zola, ont été pour
le moins aussi embarrassées relativement
à une note explicative qu'il avait rédigée
pour commenter les pièces secrètes com-
muniquées aux juges du Conseil de
guerre de 1894.
M. le lieutenant-colonel
du Paty de Clam.
Demande posée par un conseiller. — Indé-
pendamment du dossier comprenant les pièces
de votre enquête et la procédure instruite par
M. d'Ormescheville, le service des renseigne-
ments a établi un dossier secret. Voudriez vous
nous faire connaître les circonstances dans
Lesquelles vous avez été amené à faire un
'•ommentaire des pièces composant ce dossier
secret?
Le lieutenant-colonel du Paty. — Il est
exact que le colonel Sandherr m'a prié d'écrire
une note sous ses yeux, et avec sa collabora-
lion, en vue d'établir la concordance entre
certaines pièces qu'il m'a montrées. Le colo-
nel Sandherr m'a pris cette note; j'ignore ce
qu'il en a fait.
Ce fait a dû se passer au commencement
de décembre 1 894.
Demande posée par un conseiller. — Quel
est Le sens exact que le témoin attache à ce
mot de concordance auquel il a réduit tout à
l'heure l'intérêt de la note dont il était ques-
tion? Est-ce seulement la concordance des
pièces entre elles, destinée à établir l'authen-
ticité par une communauté d'origine ? Ou
bien est-ce la concordance de ces pièces des-
tinées à démontrer plus ou moins la culpabi-
lité de Dreyfus?
Le lieutenant-colonel du Paty. — C'était
pour établir la concordance entre ces pièces,
en vue d'établir qu'il y avait une trahison à
l'état-major de l'armée.
Le président. — Pourriez-vous nous dire
quelles étaient les pièces qui figuraient dans
ce dossier et qui étaient l'objet de la note?
Le lieutenant-colonel du Paty. — Je n'ai
pas vu le dossier; j'ai vu un certain nombre
de pièces tirées d'un dossier et qui ont été
mises successivement sous mes yeux. Les
pièces énumérées par le colonel Picquart fai-
saient partie de celles qui ont passé sous mes
yeux ; je ne m'en souviens pas assez pour
pouvoir les énumérer moi-même, le nom de
Dreyfus n'a pas été écrit par moi dans cette
note, autant que je puis m'en souvenir.
A en croire les explications de M. du
Paty de Clam, le nom de Dreyfus n'aurait
pas été prononcé dans son commentaire et
il aurait même ignoré quelles étaient les
pièces qu'il aurait été chargé d'expliquer
aux juges.
Mais voici, d'autre part, quelques té-
moignages politiques qui prouvent claire-
ment que les accusateurs de Dreyfus ont
commis l'illégalité reprochée, et cela avec
la conscience de leur forfait.
Le général Mercier s'est bien gardé
d'informer les membres du gouvernement
de cette communication de pièces secrètes
aux juges du Conseil de Guerre.
Les témoins suivants en font foi.
M. Casimir-Perier,
Ancien président de la République.
28 décembre 1898.
Le président. — Le général Mercier ne vous
DEVANT LA COUB DE CASSATION
aura*it-il pas parlé, postérieurement au juge-
ment, de pièces secrètes qui auraient été com-
muniquées au conseil de guerre, qui auraient
été décisives comme preuves de la culpabilité
de Dreyfus?
M. Casimir Perier. — Je n'ai entendu parler
que d'une seule pièce, celle souvent citée :
« Ce canaille de D... devient réellement trop
exigeant. »
Je n'ai pas eu connaissance d'autres pièces
secrètes. Le général Mercier m'a dit que cette
pièce avait été mise sous les yeux du conseil
de guerre.
Le président. — A quelle date à peu près
et à quelle occasion le général Mercier aurait-
il tenu ce propos?
M. Casimir-Perier. — C'est, je crois, avant
la condamnation; mais je n'avais pas compris
que cette communication dût être limitée aux
juges eux-mêmes.
M. Charles Dupuy.
26 décembre 1898.
Le président. — Quand avez-vous entendu
parler pour la première fois de pièces secrètes
établissant la culpabilité de Dreyfus?
M. Dupuy. — J'en ai entendu parler seule-
ment par les publications faites par les jour-
naux, en 189G.
Le président. — N'avez-vous pas été in-
formé, depuis, de l'existence, au ministère de
la guerre, d'un dossier secret duquel ressor-
tirait cette culpabilité?
M. Dupuy. — J'en ai entendu parler, comme
tout le monde, par les divers ministres de la
guerre, mais je n'en ai eu connaissance per-
sonnellement que tout récemment, à l'occa-
sion de la demande de communication faite
par la Chambre criminelle de la Cour de cas-
sation.
Le président. — Le général .Mercier ne
vous a-L-il jamais parlé d'un dossier secret
qui aurail été communiqué au conseil <le
guerre ?
M. Dupuy. — J'en ai entendu parler, mais
pas par le général Mercier, et d'une manière
indirecte seulement.
L'illégalité absolue ressort de la modé-
ration même de ce témoignage. Et si cette
modération étonne, il est bon de rappeler
ici que M.Charles Dupuy était, à l'époque
du procès Dreyfus, président du Conseil
des ministres.
Les autres ministres du cabinet Dupuy,
en 1894, ont fait des déclarations ana-
logues, toutes concluantes :
AI. Hanotaux,
Ancien ministre.
31 janvier 1S98.
Le président. — Avez-vous connaissance
qu'un dossier secret, étranger à la défense,
aurait été communiqué au conseil de guerre
en 1894, pendant la délibération?
M. Hanotaux. — Je n'ai eu connaissance
que de ce qui a été allégué- dans les journaux.
M. Guérin n'en sait guère plus.
M. Guérin,
Ancien ministre,
2 décembre 1898.
Le président. — Le général Mercier ne vous
a-t-il pas parlé également de pièces secr
sur lesquelles reposerait sa conviction, et ne
vous a-t-il pas déclaré, -'>it alors, soit plus
lard, qu'il existerait un dossier composé de
pièces de cette aatur
M. GuÉRlN. — Je n'ai jamais entendu parler
à cette époque de pii crêtes.
11 ne nous a jamais été communiqué et nous
n'avons jamais connu que le bordereau.
Je n'ai connu L'existence de ces prétendu
pièce- secrètes qu'il y a un an, ;i L'époque du
procès Zola.
La déposition La plus caractéristique a
été celle de .M. Poincaré, ancien ministre,
qui a l'ait part à la Cour de ses angOÎSI
et des démarches qu'il lit vainement dans
le seul but do les dissiper.
64
L'AFFAIRE DREYFUS
M. Poincaré.
28 décembre 1898.
Le président. — Lorsque le général Mercier
vous a fait connaître les soupçons qui pesaient
sur le capitaine Dreyfus et vous a montré le
bordereau, vous a-t-il dit qu'il existât au
ministère de la guerre d'autres documents
qui fussent de nature à établir la culpabilité
de cet officier?
M, Poincaré. — Il ne nous a été parlé d'au-
--?
L USINE DES FAI X
cun autre document; comme je le disais tout
à l'heure, il m'a depuis lors parlé de preuves
postérieures.
J'ai demandé un jour, devant un certain
nombre de mes collègues, à M. Cavaignac, si
le dossier secret était antérieur ou postérieur
;« la condamnation. II ne m'a pas répondu.
J'ai également, sous le ministère Méline et
I plusieurs reprises, dit aux membres de ce
gouvernement, que mes amis et moi, en 1894,
nous n'avions pas connu d'autres charges que
le bordereau et que, maintenant qu'il sem-
blait douteux que le bordereau eût été écrit
par Dreyfus, il nous était impossible de ne
pas avoir la conscience très troublée.
Une autre déposition faite par l'ancien
sous-chef de bureau des renseignements
DEVANT LA COUR l>K CASSATION
• , " i *I fi ■ ' ■ .> S -
-
Trois jours avanl la lecture du faux à la tribune, l>i l'\n de Clam émil des doutes sur
l'authenticité <lc la pièce... Cavaignac pria son cousin I i Paty, de vouloir bien se mêler
de ses propres affaires.
66
I. AFFAIRE DREYFUS
lors du procès Dreyfus a donné sur ce point
une indication précieuse.
La voici :
M. le lieutenant-colonel Cordier
27 décembre 1898.
Le président. — Avez-vous entendu dire,
à cette époque, que des pièces secrètes, qui
d auraient pas figuré à l'instruction, avaient
été communiquées au conseil de guerre?
Le colonel Cordier. — Ce bruit a couru
aussitôt après le procès.
Le président. — Mais des pièces de cette
nature, qui auraient dû être nécessairement
extraites de votre service, pouvaient-elles en
sortir à votre insu?
Le colonel Cordier. — En principe, non.
Cependant, en fait, on a très bien pu ne pas
me les montrer.
Comme on le voit, le colonel Cordier
n'est pas éloigné de croire que certains
officiers faisaient disparaître des pièces
quand ils estimaient qu'elles pouvaient
tomber sous des yeux trop perspicaces...
D'autre part, la déposition du colonel
Picquart a éclairé complètement la reli-
gion de la Cour sur cet incident :
M. le lieutenant-colonel Picquart.
23 novembre 1898*
Le résumé des impressions que j'ai com-
muniqué aux différentes autorités militaires,
durant le procès de 189i, était que la condam-
nation n'était pas certaine.
J'ai dit plusieurs fois au général de Bois-
deffre et au général Mercier que s'il n'y avait
le dossier secret, je ne serais pas tran-
quille.
Je n*ai jamais connu, jusqu'en 18%, le
contenu exact de ce dossier. Je n'en connais-
Bais alors que les deux pièces dont je vous ai
déjà parié, mais la légende qui courait était
qu'il y en avait d'autres, et que c'était formi-
dable.
J'ai notamment parlé de cette question du
dossier secret au général Mercier, auquel
j'avais été rendre compte pendant que les
juges délibéraient.
Faut-il que je dise ce qui a trait à la com-
munication des pièces secrètes ?
Le président. — Oui, vous devez à la Cour
toute la vérité.
Le lieutenant-colonel Picquart. — Il m'est
absolument impossible de me souvenir si
c'est moi qui ai apporté le dossier secret, si
c'est du Paty ou quelque autre personne.
J'ai apporté plusieurs plis au colonel Maurel
et je ne sais plus si l'un d'eux pouvait con-
tenir ce dossier, lequel, ainsi que j'ai pu
m'en assurer plus tard, est de très petite di-,
mension.
Ce qui peut faire croire que c'a pu être
moi, c'est que, quand j'ai déposé devant
M. Ravary, en décembre dernier, le greffier
Vallecalle m'a dit :
« Est-ce que ce n'est pas vous qui avez
apporté le dossier secret? »
Ou:
« C'est bien vous qui avez apporté le
dossier secret? »
Mais on parlait de cette question au minis-
tère librement, et la communication ne fait
aucun doute.
J'en ai parlé avec le général Mercier, à
l'époque du procès, avec le général Boisdeffre
à l'époque du procès, et depuis (et je le lui ai
montré à la fin d'août 1896, lorsque j'ai dé-
couvert que le bordereau était d'Esterhazy).
J'avais commencé à en parler au général
Billot à la suite d'une conversation avec le
général de Boisdeffre, dans laquelle j'avais
dit à ce dernier :
« Je vois tous les jours le ministre,, je ne
puis lui cacher la situation. M'autorisez-vous
à lui dire tout ? »
Le général m'avait répondu :
« Oui, tout. »
Et c'est à la suite de cette autorisation que
j'avais expliqué au général Billot la pièce du
dossier secret en langue étrangère qui, à mon
avis, peut s'appliquer à Esterhazy.
Le lendemain, je crois, le général de Bois-
deffre me reprocha vivement d'avoir parlé au
général Billot de cette partie de la question
et se rendit chez le ministre, d'où il ressortit
DEVANT LA ojnt DE CASSATION
quelque temps après en me disant une
phrase dont je ne me souviens plus textuelle-
ment, mais qui signifiait à peu près :
« Je lui ai expliqué l'affaire. »
J'ai parlé de ce dossier avec le général
Gonse, qui a prétendu depuis, lorsqu'on m'a
poursuivi pour soi-disant indiscrétion rela-
tive à ce dossier, que je n'avais le droit
d'ouvrir ce dossier qu'en sa présence et celle
d'Henry.
Henry a témoigné formellement dans ce
sens dans l'une des enquêtes ou instructions,
au moins, en ajoutant que je pouvais,
d'ailleurs, ne pas connaître cette consigne,
ce qui est la stricte vérité.
J'ai parlé de ce dossier avec le colonel
Sandherr qui, en me passant le service, m'a
dit à peu près ce qui suit :
— S'il élève des doutes sur l'affaire Dreyfus,
vous n'avez qu'à demander le dossier qui a
été communiqué aux juges, au conseil de
guerre, et qui se trouve dans l'armoire du
commandant Henry.
Enfin, sur les pièces secrètes et sur le
commentaire de du Pat y qui les accompa-
gnait, le général Gonse lui-même a fourni
les indications précises qui suivent :
M. le général Gonse.
27 janvier 1899.
Question posée par un conseiller. — Le
colonel du Paty nous a déclaré qu'au mo-
ment du jugement de Dreyfus il avait établi,
de concert avec le colonel Sandherr, une
Dote sur diverses pièces secrètes paraissant
-r lapporterà L'affaire Dreyfus.
Avez-vous connu L'existence de cette note
el pourriez-vous nous faire connaître la
raison pour laquelle la Cour ne l'a pas trouvée
parmi les pièces «lu dossier secret qui a été
constitué -^ous votre direction?
Le général Gonse. — Cette note ou com-
mentaire avail été rédigée, au mois de no-
vembre ou décembre l<S(.)i. par ordre du
ministre de La guerre général Mercier] el
pour lui Beul.
Le ministre de la guerre avait donné
Tordre au colonel Sandherr de détruire cette
pièce. Le colonel Sandherr n'avait i
([n'en partie l'ordre du ministre, puisque
l'original en avait été détruit et qu'il en avait
gardé une copie.
C'est cette copie — qui était la propriété
de M. le général Mercier — qui lui a été re-
mise par moi sur l'ordre du chef d'état-
major général, fin 1807.
Ce commentaire s'appliquait, autant qu'il
m'en souvienne, au mémento de l'agent A.
qui commence par les mots : « Doute —
Preuve » ; à la lettre de B à A. où il est ques-
tion de « Ce canaille de D... », el enfin à une
autre lettre de B à A, lettre où il est question
du colonel Davignon 'alors chef du 2" bureau .
Dans les différents rapports faits, suer. -
sivement, sur le dossier secret, il a été tenu
compte des indications de la note de du Paty
de Clam, et les pièces visées sont au dossier.
La communication faite secrètement aux
juges d'un dossier accusateur que n'ont
connuni Dreyfus ni son défenseur e>1 donc
maintenant un fait avéré.
Ouvrons maintenant le dossier secret
qu'il a l)ien fallu communiquer à la Cour,
avec d'infinies précautions, par L'entremise
du capitaine Cuignet.
Nous y trouvons :
1° dépêche du colonel panizzard1 al
chef d'état -majob italien 2 no-
vembre 1894 .
L'histoire de ce faux — car cette pièce
est un faux ou, plutôt, a subi une falsifi-
cation il v a une nuance), — nous a
contée en détails par M. Paléologue, dans
sa déposition du 2(J mars 1899, 'I v inl
Chambres réunies.
Le capitaine Cuignet, envoyé par le
ministre de la guerre pour ouvrir disci
tement le dossier secret devant les mem-
bres de la Cour de cassation, s'était
permis d'attribuer au ministère
affaires étran les falsifications qui
Ont rendu célèbre le colonel Ucnr\
M. Paléologue remet les choses au
point :
68
L'AFFAIRE DREYFl S
M. Paléoloinie.
La Cour n'ignore pas que, le o janvier der-
nier, le capitaine Cuignet, délégué du minis-
tère de la guerre, déposant devant la Chambre
criminelle, a déclaré que la bonne foi du
département des affaires étrangères était, à
- - yeux, compromise dans l'affaire Dreyfus.
Cette inculpation, si grave qu'elle fût déjà
par elle-même, l'est devenue plus encore du
l'ail de la publicité qu'elle a reçue peu de
temps après.
Le ministre des affaires étrangères ayant
fait inviter officiellement M. Cuignet à expli-
quer ses allégations, celui-ci a persisté à in-
criminer l'administration du quai d'Orsay
d'avoir, en novembre 189 i, altéré sciemment
le texte d'un télégramme dont une première
version — exacte, selon lui — avait été com-
muniquée quelques jours auparavant au mi-
nistère de la guerre.
M. Delcassé n'a point admis que le dépar-
lement à la tète duquel il se trouve placé, et
qui représente la France au dehors, puisse
rester sous le coup d'une pareille accusa-
tion.
Il m'a donc chargé d'établir, aux yeux de
la Cour, la loyauté parfaite avec laquelle le
ministère des affaires étrangères a agi dans
cette circonstance.
Le 2 novembre 189-4 (lendemain du jour
où l'arrestation du capitaine Dreyfus fut
divulguée par les journaux), l'attaché mili-
taire B (lj adresse à son État-Major un télé-
gramme chiffré dont voici la traduction :
Si le capitaine Dreyfus n'a pas eu de rela-
tions avec n, us, il conviendrait de charger
l'ambassadeur de publier un démenti officiel,
afin d'éviter les commentaires de la presse.
Dans le travail cryptographique auquel ce
télégramme fut soumis au quai d'Orsay, il
produisit une certaine indécision, surtout
quant aux derniers mots.
C'était la première fois, en effet, que l'at-
taché militaire B se servait du chiffre em-
ployé pour ce document.
Il ce s'agissail donc pas seulement de tra-
duire le i.<\te chiffré ; il fallait, au préalable,
(\) Panizzardi.
découvrir la clef même du chiffre, c'est-à-dire
reconnaître la loi du système appliqué, re-
constituer le vocabulaire et fixer toutes les
combinaisons.
C'est là une opération extrêmement déli-
cate, qui comporte un grand nombre d'in-
ductions, d'essais et d'approximations.
Au bout de peu de jours, le télégramme de
l'attaché militaire B put être hypothétique-
ment déchiffré dans la forme suivante :
Si le capitaine Dreyfus n'a pas eu de rela-
tions avec vous, il conviendrait de charger
l'ambassadeur de publier un démenti offi-
ciel (?) ; notre émissaire est prévenu (?).
Le colonel Sandherr, qui entretenait des
relations fréquentes et intimes avec le mi-
nistère des affaires étrangères, avait, dès
l'origine, été instruit des progrès opérés
dans le déchiffrement du télégramme.
L'ébauche que je viens de lire à la Cour
lui fut donc confiée à titre tout personnel,
mais l'on prit soin, comme le constatent
encore les points d'interrogation tracés sur
l'original, d'appeler son attention sur le
caractère conjectural des derniers mots.
Bientôt après (aux environs du 11 no-
vembre), le sens du télégramme fut déter-
miné avec une certitude absolue et le texte
définitif en fut aussitôt communiqué, comme
authentique, au service des renseignements.
Ce texte, je l'ai vu entre les mains du
colonel Sandherr, avec qui j'ai eu l'occasion
de m'en entretenir plusieurs fois ; c'est le
texte dont la Cour a pris connaissance tout à
l'heure.
Si certaine que fût la version précitée, une
circonstance singulière permit bientôt de la
vérifier.
Au moment où l'on s'appliquait à déchif-
frer le télégramme du 2 novembre, le colonel
Sandherr eut l'idée, tant pour faciliter que
pour contrôler ce travail, d'amener l'attaché
militaire B à expédier à X une dépêche dont
le sens général et les termes principaux
fussent préalablement connus du service des
renseignements.
Dans ce dessein, il prescrivit à un agent
nommé Z? espion aux gages de l'attaché mi-
litaire B, mais en connivence secrète avec le
ministère de la guerre français, de faire tenir
à l'attaché militaire B la fausse information
ci-après :
« Un certain Y, qui se trouve à X, va partir
DEVANT LA COUR DE CASSATION
wtèsSt
ï
g
■ • •-
H.j./U*
LE l'AL'X BENRY M "FICHÉ DANS LES •')•'». l)l»(| COMMUNES DE FRANCI
1/AFFAIRE DREYFUS
SOUS peu de jours pour Paris; il est porteur
de documents relatifs à la mobilisation de
l'armée... qu'il s'est procurés dans les bu-
reaux de l'État-Major ; cet individu demeure
rue..."
Cette information, aussitôt que parvenue
à l'attaché militaire B, fut transmise par lui
au chef de l'Etat-Major.
Le télégramme qui la consignait (13 no-
vembre 1894), fut intégralement déchiffré au
ministère des affaires étrangères et porté au
colonel Sandherr avant que celui-ci eût
fourni aux cryptographes du quai d'Orsay
aucune indication sur le contenu dudit télé-
gramme.
En recevant la traduction de ce document,
le colonel Sandherr se plut à reconnaître la
sûreté de la méthode employée et l'exacti-
tude des résultats obtenus.
Si la Cour n'était pas suffisamment édifiée
par ce qui précède, les seize documents au-
thentiques originaux et concordants que j'ai
l'honneur de placer sous vos yeux, achève-
raient, je pense, de lui prouver que la ver-
sion définitive attribuée au télégramme du
2 novembre 1894 est rigoureusement exacte
et exclusive de toute autre.
Pour répondre enfin aux préoccupations
que j'ai constatées chez quelques membres
de la chambre criminelle, relativement à
l'authenticité du texte chiffré du télégramme
du 2 novembre 1894, je crois devoir exhiber
devant la Cour une copie authentique de ce
document, tel qu'il est conservé aux archives
de l'administration télégraphique.
Le général Gonsc a déclaré devant la
chambre criminelle (comme il me l'avait dé-
claré à moi-même le 24 décembre dernier),
qu'il s'était vainement adressé au sous-se-
crétaire d'Etat des postes et télégraphes pour
obtenir le télégramme en question, lorsqu'au
mois de mai 1898 le colonel Henry lui a dis-
simulé le résultat de la démarche dont il
venait de s'acquitter auprès de moi ; M. Del-
peuch aurait, à cette époque, répondu au
général Gonse que l'administration télégra-
phique ne gardait pas aussi longtemps les
Originaux qui lui étaient confiés.
La bonne foi du général Gonse ne pouvant
être aucunement suspectée, je ne parviens
pas à m'expliquer la réponse qu'il affirme lui
avoir été faite.
L'administration télégraphique conserve,
en effet, indéfiniment les télégrammes offi-
ciels.
Pour obtenir une copie du télégramme du
2 novembre 1894, le ministère des affaires
étrangères n'a eu qu'à s'adresser, dans les
formes régulières, au sous-secrétariat des
postes et des télégraphes,
La pièce a été retrouvée et envoyée le
jour même où elle a été demandée, le 24 fé-
vrier 1899.
La voici : elle est identique à celle qui a
été déchiffrée, en 1894, au quai d'Orsay.
Au faisceau depreuves qui vient d'être pro-
duit devant la Cour, qu'oppose le capitaine
Cuignet pour fonder son inculpation ?
Un seul document, celui qui figure au dos-
sier secret du ministère de la guerre sous le
numéro 44 et qui m'a été lu devant la chambre
criminelle dans les termes suivants : « Le ca-
pitaine Dreyfus est arrêté. Le ministre de la
guerre a la preuve de ses relations avec /' Alle-
magne. Toutes mes précautions sont prises. »
Pour infirmer ce texte, il pourrait suffire
de constater :
1° Que la pièce originale dont il est censé la
reproduction a disparu depuis longtemps des
archives de la guerre ;
2° Qu'il n'a été reconstitué qu'au mois de
mai 1898, c'est-à-dire à trois ans et demi de
date et par simple réminiscence.
Ma conscience et mes instructions m'obligent
à aller plus loin et à dire qu'aucune erreur de
mémoire ne saurait justifier les différences qui
existent entre le texte en question et le texte
conservé au ministère des affaires étrangères.
La pièce n° 44 n'est pas seulement erro-
née, ELLE EST FAUSSE.
Il semble, en effet, que l'auteur de la ver-
sion consignée sur cette pièce ait choisi,
parmi tous les mots inscrits à titre conjectu-
ral sur l'ébauche prêtée en 1894 au colonel
Sandherr, ceux qui, groupés d'une certaine
façon, pouvaient attribuer à la dépêche de
l'attaché militaire B un sens prédéterminé,
un sens préconçu.
Voici, par exemple, le groupe chiffre
XXXX:
Se fondant sur plusieurs indices, les cryp-
tographes du ministère des affaires étran-
gères avaient assigné à ce nombre deux inter-
prétations hypothétiques, celle de preuves et
celle de relations.
Mais s'il était loisible d'admettre que le
DEVANT LA COUR DE CASSATION
nombre XXXX représentait l'un ou l'autre de
ces deux mots, il ne pouvait évidemment les
représenter tous les deux à la fois.
Or, les deux mots sont insérés dans la
pièce n° Met c'est ainsi qu'a pu être forgée
la phrase :
« Le ministre de la guerre n lu preuve de ses
relations arec V Allemagne. »
Jamais cette phrase n'a été connue des
cryptographes qui ont coopéré au déchiffre-
ment du télégramme du 2 novembre 1894 ;
ils protestent ne l'avoir jamais ni écrite, ni
suggérée, ni même imaginée.
Et ce qui démontre qu'elle n'existait ni
dans la version première ni dans la version
seconde, remises au colonel Sandherr. c'est
que le général Mercier a paru l'ignorer lors-
qu'il a récité, devant la chambre criminelle,
et moi présent, le texte dont il a gardé le sou-
venir.
Faut-il, d'ailleurs, rappeler dans quelles
conditions étranges la pièce n° 44 a été éta-
blie au mois de mai 1898, d'après les indica-
tions du colonel du Paty et de concert avec le
colonel Henry, à qui la veille même j'avais
dicté la version exacte?
La Cour est maintenant en mesure d'appré-
cier à sa juste valeur L'accusation que le ca-
pitaine Cuignet a portée contre le ministère
des affaires étrangères.
Cette déposition sensationnelle a donné
lieu à une confrontation devant toutes les
Chambres réunies de la Cour de cassation
entreM.Paléologue et le capitaine Cuignet.
M. le capitaine Cuignet a dû publique-
ment reconnaître que la traduction indi-
quée par le ministère des affaires étran-
gères était bien exacte el seule conforme
à la dépêche du colonel Panizzardi.
Au lieu d'une dépêche innocentant Drey-
fus, c'est donc un texte falsilié pour acca-
bler ce malheureux qui avait été communi-
qué secrètement aux juges de 1894.
2° LETTRE DU COLOM.I. DE SCHVARZKOPPEN
VU COLONEL PAMZZARD1 IÔAVRIL 1894.
("est la lettre où figure la fameuse
phrase: Ci-joint 12 plans directeurs
de... que ce canaille deD... m a don
pour vous (1). »
Un des accusateurs les plus acharnés de
Dreyfus, le capitaine Cuignet a déchu.'
lui-même n'avoir pas confiance dans cette
pièce.
Dans cette déposition du 5 janvier, voici
en effet ce qu'il a dit :
Le Capitaine Cuignet.
Quant à la pièce • Ce canaille de D...,» rien
ne prouve qu'elle désigne Dreyfus, et je
rais plutôt de l'avis de Picquart qui estime
qu'elle ne peut s'appliquer à lui, étanl donné
le sans-gène avec lequel l'auteur de la lettre
traite ce D...
Au sujet de cette même pièce, voici li 9
explications qui ont été fournies par
Le lieutenant-colonel Picquart.
Le président. —A quelle date cette pièce :
« ce canaille de D... » est-elle arrivée au bu-
reau ?
LE LIEUTENANT-COLONEL PiCQUART. - D'après
ce qu'on m'a dit, ce devait être eu 1893 ou
189 5. (Je ne suis arrivé à la tête du service
des renseignements que le 1" juillel 1895.
Le président. — Quand avez-vous eu con-
naissance de cette piè<
Le lieutenant-colonel Picquart. - On
m'en a pari.' au moment de l'affaire Dreyfus,
avant le procès, el je ne me souviens plus si
on me l'a montrée ou non à ce moment.
Je l'ai vue, je puis dire, pour la première
lui-, en ouvrant le dossier secret, •> la fin
d'août L896.
Ll président. — Quelle interprétation
z-vous donnée à ce moment
« Ce canaille de D... ' avez-vous appli-
qués à Drej fus .'
(1) C'est cette pièce qui ' Eclair reproduisit
la falsifiant, c'est 1 dire ei ittant le nom
Dreyfus à la plai e de l'initiale D.
L'AFFAIRE DREYFUS
AU M0NT-VÀLER1EN
30 août 1898.
LA QUESTION A ETE POSEE
w.v. I
LE LIEUTENANT-COLONEL PlCQUART. — En
aucune façon, pour les raisons suivantes :
D'abord à cause des documents fournis et
de l'explication invraisemblable donnée par
le commentateur au sujet de la manière dont
ils auraient été pris.
Ensuite Dreyfus, s'il avait fait de l'espion-
nage, aurait été une personne tellement pré-
use pour un gouvernement étranger qu'il
inadmissible qu'on l'ail traité aussi légè-
rement.
3° lettres de l'empereur d'allemagne
au comte de munster au sujet de
dreyfus et de dreyfus a l'empereur
d'allemagne.
llestabsolumentprobable que ces pièces,
que Ton ne retrouve plus aujourd'hui dans
le dossier secret, y aient pourtant été
mises. L'État-Major avait fait grand fond
DEVANT LA COUR DE CASSATION
L
4£5 COUAW ^>
Copies EXPERTS
CEUX QUI ONT DÉCLARÉ OIE LE BORDEREAU N'ÉTAIT PAS DE L'ÉCRITURE d'ESTERUAZï
sur ces faux ineptes pour frapper l'opi
nion publique, puisque le commandant
Pauffin de Saint-More! alla en certifier
l'authenticité à M. Henri Rochefort qui en
révéla l'existence dans plusieurs articles
successifs de ['Intransigeant.
Quoiqu il en soit, .M. Hanotaux, ancien
ministre <l«'s Affaires étrangères, adéclari
que ces lettres n'avaient jamais existé.
Remarquons simplement qu'un ancien
ministre des affaires étrangères ae pouvait
pas tenir un autre langage.
'i LETTRE WEYLEB JUILLB r 189
( lette lettre, qui fait partie <lu dos
seeivt. est un faux cynique.
I . colonel Ficquart signalait < I < • j i
l'a u \ dans un rapport daté «In 1 '■ sep-
tembre L898.
Voici ce qu'a dit au sujet de cette letti i
10
74
I /AFFAIRE DREYFUS
Le capitaine Cuignet.
Presque en même temps que la production
du faux Henry est arrivé au ministère de la
guerre une lettre à l'adresse de Dreyfus ;
cette lettre était écrite en caractères bizar-
rement contournés, et était signée d'un sieur
Weyler qui annonçait à Dreyfus le mariage
de sa fille: dans les interlignes, on avait écrit
à l'encre sympathique, mais en caractères
néanmoins assez apparents pour attirer l'at-
tention, cette phrase accusatrice :
Impossible comprendre dernière communi-
cation. Nécessaire revenir à l'ancien système.
Faites connaître le mot des armoires et où se
trouvaient les documents enlevés. Acteur prêt
à agir aussitôt.
lime parait certain que cette lettre signée
Weyler a été faite pour augmenter les charges
contre Dreyfus. Elle procède du même état
d'esprit qui a poussé à confectionner le faux
d'Henry.
J'ai dit que cette lettre était écrite en ca-
ractères bizarrement contournés ; or, cette
même écriture extraordinaire, et qu'il ne
semble pas possible d'attribuer à deux per-
sonnes distinctes, se retrouve absolument
identique dans certaines lettres émanant de
la femme voilée de l'affaire Esterhazy.
On est donc en droit d'admettre que la
dame voilée et l'auteur de la lettre Weyler
sont une seule et même personne. Comme la
femme voilée n'est autre que du Paty, c'est
donc lui qui, en septembre 1896, écrivait
aussi la lettre signée Veyler et destinée à
augmenter les charges contre Dreyfus.
Je crois avoir suffisamment indiqué que du
Paty s'est livré à des manœuvres tortueuses
etrépréhensibles, contemporaines de la pro-
duction du faux Henry.
5° LETTRE DU COLONEL PANIZZARDI AU
COLONEL DE SCHWARZKOPPEN (1er NO-
VEMBRE 1896.)
Cette lettre, dont on menaça les révi-
sionnistes, est le faux Henry.
st ce faux quia donné lieu indirecte-
ment à la souscription de la Libre Parole.
C'est pour glorifier en effet la mémoire de
Fauteur de ce faux qu'une centaine de fa-
milles de vieille noblesse française se sont
déshonorées. C'est ce faux dont «l'authen-
ticité matérielle et morale» a été solennel-
lement affirmée à la Chambre par M. Go-
defroy Cavaignac.
Voici comment la découverte de ce faux,
qui amena l'arrestation et la mort du lieu-
tenant-colonel Henry, a été rapportée à la
Cour par
Le capitaine Cuignet.
le 30 décembre 1898.
11 était dix heures du soir lorsque je fus
amené à m'occuper de cette pièce.
C'était un document que je connaissais
déjà par des copies qui en avaient été faites
et par la description qu'en avait donnée
M. Wattine dans son rapport. Elle était écrite
au crayon bleu, sur papier quadrillé, et était
adressée par un agent étranger à un de ses
camarades.
En plaçant cette pièce sous la lumière de
la lampe, je fus immédiatement frappé d'une
particularité bizarre qu'elle présentait : les
fragments de l'en-tète portant les mots :
« Mon cher ami, » et les fragments du bas
portant comme signature un nom de conven-
tion étaient sur papier quadrillé en gris
bleuté, alors que tous les autres fragments
formant le corps de la pièce étaient quadril-
lés en rouge lie de vin. Il me parut manifeste
que ces fragments de l'en-tète et de la signa-
ture ne devaient pas appartenir à la pièce
avant qu'elle eût été déchirée.
Je me reportai immédiatement aune autre
pièce arrivée au service des renseignements
en 1894, c'est-à-dire deux ans avant la pre-
mière. Cette pièce de 1894 était intégrale-
ment écrite au crayon bleu sur papier iden-
tique à celui de la pièce de 1896; elle éma
nait du même agent étranger que cette der-
nière. La pièce de 1894 pouvait servir de
terme de comparaison pour authentiquer la
pièce de 1896.
Or, en examinant cette pièce arrivée
DEVANT LA COUR DE CASSATION
en 1894, je constatai précisément des anoma-
lies du même ordre que celles déjà relevées
sur la pièce de 1893 ; les fragments de l'en-
tête et de la signature étaient quadrilles
rouge lie de vin, alors que ceux du corps de
la pièce étaient quadrillés gris bleuté.
Il me parut évident qu'il y avait, entre les
pièces de 189 i et 189»;. échange de fragments
de l'en-tète et de la signature ; pour cela il
fallait donc que les pièces eussent été recons-
tituées en même temps.
J'arrivais à une conclusion en contradic-
tion formelle avec les affirmations du chef de
service des renseignements disant que l'une
des pièces était arrivée et avait été reconsti-
tuée deux ans avant la seconde. Je conclus
que les deux pièces étaient des faux.
Le lendemain matin, je fis part de mes
constatations à mon chef-directeur, le géné-
ral Roget.
Celui-ci ne se rendit pas compte immédia-
tement des différences décoloration que je
lui signalais dans le quadrillage. Il voulut se
mettre dans les mêmes conditions de lumière
où je m'étais trouvé la veille.
On fil la nuit dans son bureau ; on apporta
des lampes, et dès que le général Roget eut
de nouveau jeté les yeux sur les pièces, il se
rendit compte de l'exactitude des constata-
tions que j'avais faites.
Nous montâmes tous deux chez M. Cavai-
gnac, à qui le général Roget fit part de nus
constatations.
M. Cavaignac éprouva d'abord les mêmes
difficultés que le général Roget à se rendre
compte de l'exactitude des faits qui lui
étaient signalés ; leur évidence ne se mani-
festa pour lui que lorsqu'il eut examiné les
pièces à la lumière des lampes.
tte difficulté à reconnaître les particula-
rités de teinte du quadrillage à la lumière du
jour me parait expliquer pourquoi <m l'ut --i
longtemps à reconnaître la matérialité <lu
faux.
ite matérialité ne ment peut-être pas
sauté aux yeux -i je n'avais été amené,
par hasard, à examiner les pièces à la lu-
mière des lampes.
Tout ee«-i se passail le 1 ï août.
M Cavaignac, bien que convaincu de l'exis-
tence du faux, ne voulul pas mettre fe lien-
tenanl-colonel Henrj en demeure de s'expli-
quer immédiatement; il voulut auparavant
que je procédasse à un examen plu-, minu-
tieux des pièces, de manière à relever les
anomalies qu'elles pourraient encore présen-
ter, et afin de mettre, par la multiplicité des
preuves matérielles, l'auteur du taux dans
l'impossibilité de nier.
Je relevai ainsi, au cour- des jours sui-
vants, certaines particularités qui venaient
confirmer le faux.
Toutes ces constatations exigèrent un cer-
tain temps; dans l'intervalle, M. Cavaignac
avait dû quitter Paris pour se rendre aux
séances du conseil général du Mans. A son
retour, je lui remis mon rapport et le mi-
nistre décida de demander des explications
au lieutenant-colonel Henry.
La Cour sait que cet officier supérieur a
avoué, pendant son interrogatoire, avoir fa-
briqué la pièce de 1896.
Je me suis demandé, par la suite, quel
mobile avait pu guider Henry dan- la con-
fection de son faux.
Cette question, tout le monde se l'est
posée comme le capitaine Cuignet.
Si le colonel Henry n'avait eu d'autre
but que d'apporter une nouvelle pleuve
en faveur de la culpabilité de Dreyfus
dont il était convaincu, se serait-il tue -i
misérablement ?
S'il voulait arrêter l'enquête comm
par le colonel Picquart contre Esterhazy
en démontrant, irréfutablement la culpabi-
lité du condamné Dreyfus, n'est-on pas en
droit de se demander pourquoi cet homme
tenait tant a sauver son ami.'
Tous les soupçons sont permis à ce sujet.
Mais, en ce qui concerne seulement
Dreyfus, "ii voit que le fameux dossier
secret dont la communication entraîna la
conviction des juges se compose presque
entièrement de taux.
Et voilà quelles étaienl le- pi
terribli a qu'on ne pouvait pas monti
qu'on ne pouvait pas révéler Bans décfa
ner la guerre sur mitre malheureux p.<\ -
Quelle sinistre comédie ! Et quels m
râbles acteui
IV
La Légende des Aveux
La nommée Mandrille. — Il parait que... l'on ma dit qu'il... j'ai entendu dire... — Le capitaine Lebrun-Re-
naud : son récit. — La petite feuille du petit carnet et les discours de M. Cavaignac. — Le fâcheux
rapport dit : Rien à signaler. — Rien de précis. — Le colonel Risbourg — Le colonel Guérin et l'orgueil
des galons. — Le capitaine Anthoine, le commandant de Mitry et le réserviste Druct. — M. Cavaignac
commente. — Le général Gonse fait la même chose que lui. — M. de Boisdeffre veut éviter les compli-
ialions diplomatiques. — M. Casimir-Perier. — Un lot de ministres qui n'ont rien entendu en fait
d aveux : .MM. Dupuy, Poincaré, Hanotaux, Guérin, Barthou. — Les loisirs de Lebrun-Renaud : au
Moulin-Rouge. — M. Clisson. — Le sergent Mezzbach et son intéressant témoignage. — M. de Salles. —
L abbé Valadier. — M. IIcpp. - M. Bayol. — Depert ou le brigadier de café-concert. — Le colonel Cordier
dit le dernier mol et le bon sur les prétendus aveux.
Au sud'et de l'histoire fantastique des
soi-disant aveux du capitaine Dreyfus,
.M. Joseph Reinach, dans un article du
Siècle (9 juillet 18<)8;, s'exprimait ainsi:
M. le ministre de la Guerre a raconté
avant-hier à la Chambre que le commandant
de Mitry avait rendu compte que le capi-
taine Anthoine lui avait dit qu'il tenait du
commandant d'Attel que celui-ci avait en-
lendu dire au capitaine Dreyfus que « s'il
avail livré des documents, c'était dans le but
d'eu obtenir en échange de ceux qu'il don-
nait. • Journal officiel, page lîi.'iS, col. 3.)
Je lis dans le Mémoire de Voltaire pour
bonal Calas :
'•'" peintre, nommé Mathis, dit que sa
femme lui avait dit qu'une nommée Man-
drille lui nvaju/,/ qu'une inconnue lui avait
'///avoir entendu les cris de Marc-Antoine
Calas à une autre extrémité de la ville.
{Œuvres de Voltaire, tome XXXVI, p. 132.)
L'histoire des aveux de Dreyfus est en
elfct celle de la nommée Mandrille.
Ces aveux, tout le monde en a parlé,
tout le monde en parle, mais personne ne
les a entendus.
Les il paraît et les on m'a dit que
jouent un grand rôle dans l'aventure.
11 n'y a d'ailleurs pour s'en rendre
compte qu'à lire à ce sujet les diverses
dépositions qui ont été recueillies au cours
de l'enquête.
Toute la construction repose sur un
frêle échafaudage ; le témoignage que
voici du capitaine de la garde républi-
caine Lebrun-Renaud .
L'AFFAIRE DREYFUS DEVANT LA COUR DE CASSATION
Le capitaine Lebrun-Renaud.
19 décembre 1898.
Le président. — Vous avez été chargé, le
."') janvier 1893, jour de la dégradation de
Dreyfus, de prendre ce condamné à la prison
du Cherche-Midi et de le conduire à 1»
Militaire, où il était demeuré pendant quel-
que temps sous votre garde Voudriez-vous
dire à la Cour ce qui s'est passé entre vous
el lui pendant ce temp- '
éM
-.- <•
■
i 1
I'.n DÉFENSEUR DE L.\ JUSTICE, AI. Joseph Hrinaeh.
Le capitaine Lebrun-Renaud. — Le sa-
medi 5 janvier IH'j.'i. j'étais commandé avec
mon escadron pour aller prendre au Cherche-
Midi le capitaine Dreyfus, qui devait être de-
gradé, à neuf heures, dans une des cours de
l'Ecole-Militaire. Partis à sept heures quinze,
1 1 r m -, arrivâmes à sept heures quarante-cinq
au lieu indiqué.
On me désigna le bureau de l'adjudant de
garnison pour > garder le condamné jusqu'à
l'heure de là parade d'exécution.
Il commença par protester de -<>n inno-
cence, par dire qu'avec la fortune importante
dont il jouissait et 1«- bel avenir qui lui était
réservé, il ae pouvait avoir eu aucun intérêt
à trahir I .
Il ajouta :
Je suis innocent . Dans trois ans <>n re-
(l) Le capitaine Dreyfus jouissait en effet d'une
belle fortune et ^"ii avenir militaire était
plus brillants. Or, quand on trahit i est -
lement pour de l'argent [donl Dr< j fus
pas besoin .
TS
L'AFFAIRE DREYFUS
connaîtra mon innocence. Le ministre le
sail et le commandant du Paty de Clam est
venu me voir, il y a quelques jours, dans ma
cellule et m'a dit que le ministre le savait (1).
Le ministre savait que si j'avais livré des
documents à l'Allemagne, ils étaient sans
importance et que c'était pour en obtenir de
pins importants. »
Le capitaine d'Attel était présent lorsque
cette déclaration fut faite ; il allait et venait.
Quelques minutes avant neuf heures, le
capitaine Dreyfus me pria de dire à l'adju-
dant chargé de le dégrader de le faire le plus
vile possible, car celte cérémonie lui était
très pénible.
Je sortis du bureau de la Place dès que les
quatre artilleurs, conduits par un brigadier,
furent revenus le chercher pour la parade
d'exécution.
Immédiatement je fus entouré de plusieurs
officiers de l'armée active et de la réserve,
parmi lesquels je reconnus le commandant
Guérin et le commandant Philippe.
Je leur répétai les paroles du capitaine
Dreylus.
Mon service terminé, je me rendis, pour y
déjeuner, au mess des officiers de la garde ré-
publicaine, où je répétai aux capitaines Gre-
nier et Duflos et à quelques autres cama-
rades la déclaration qui m'avait été faite le
matin par le condamné.
Certains journaux du soir, parmi lesquels
le journal le Temps, ayant imprimé que
Dreyfus, le matin, avait fait des aveux au
(ij Le 12 janvier 1894, le colonel du Paly in-
terrogé à ce sujet dément absolument ce pro-
pos .
Le président. — D'après les aveux que le capitaine
Lebrun-Renaud dit avoir été faits par Dreyfus, ce
dernier aurait proféré la phrase suivante : « Je suis
innocent. II me l'a fait dire par du Paty. 11 sail que,
m livré des documents, c'étaient des pièces sans
importance, pour en obtenir de plus sérieuses en
» Votre entretien avec Dreyfus, les ques-
tion-, que vous lui avez posées, peuvent-ils, d'une
manière quelconque, avoir inspiré à Dreyfus le pro-
pos qu'il a tenu et être interprétés par lui dan-; Le
exclamations ?
Li vi-i.oi.o.nm du Paty. — En aucune façon.
Du reste, qu'on se reporte au compte rendu que'j'ai
même de l'entretien, 31 décembre 1894,
el r< cabinet du ministre le soir dudit jour.
De cei . ndu a été extraite, de mémoire, une
note, en d ite du _ mbre 1807, qui m'a été
deman lé< un but dont je ne me souviens plus.
Je maintient -mou le dire, du moins le sens de ce
qui a été dit . te note.
capitaine chargé de le conduire à l'Ecole-
Militaire, le général Mercier, alors ministre
de la guerre, tint à être renseigné à ce sujel,
et, le lendemain matin, vers sept heures et
demie, m'envoya chercher à mon domicile
par le général Gonse, sous-chef de l'état-
major.
Celui-ci me demanda quel genre d'aveux
m'avait faits l'ex-capitaine Dreyfus» Je lui ré-
pondis ce qui m'avait été dit la veille, et il
me mena dans le cabinet du ministre de la
guerre, auquel je renouvelai les mêmes dé-
clarations.
Par ordre du ministre, je me rendis à
l'Elysée, où M. Charles Dupuy m'introduisit
auprès du président de la République.
Celui-ci me demanda quelques détails sur
l'attitude de l'ex-capitaine Dreyfus et tint
surtout à savoir, a cause des indiscrétions
commises par les journaux, si j'avais eu, la
veille, quelques relations avec des reporters.
Je lui répondis que je ne croyais pas avoir
parlé directement à des journalistes, mais
qu'il pouvait bien s'en trouver, sans que je
m'en doutasse, parmi les personnes aux-
quelles j'ai causé de l'affaire Dreyfus.
Vers onze heures, le ministre de la guerre
vint à l'Elysée, s'entretint quelques instants
avec le président du conseil des ministres, et
tous deux rédigèrent, en ma présence, une
note à l'agence Havas affirmant que je n'avais
eu aucune communication avec un organe ou
représentant de la presse.
Je rentrai chez moi et y trouvai l'ordre de
me rendre immédiatement chez mon chef de
corps, le colonel Risbourg.
Il me blâma d'avoir commis des indiscré-
tions avec de,s journalistes, comme il avait pu
le supposer d'après les articles parus le matin
dans la presse, et m'intima l'ordre de garder
le silence le plus absolu sur l'affaire Dreyfus,
en ajoutant :
— Si on vous interroge, vous direz que
ne savez rien.
J'obtempérai à cette injonction formelle et
précise, et depuis cette époque je n'ai parlé
de l'affaire Dreyfus qu'à certains de mes chefs
hiérarchiques, tels que le général Gonse, le
général Millet et M. Cavaignac, ministre de
la guenc.
En octobre 1897, lorsque la campagne en
faveur de la revision du procès Dreyfus
commença, le général Gonse, sous-chef
DEVANT LA COI 11 DE CASSATION
d'état-major, me fit appeler et me demanda
de lui donner par écrit la déclaration que
je lui avais faite verbalement le 6 janvier
1895. Je le fis I .
Dans les premiers jours de juillet 1898,
M. Cavaignac me fit appeler et me demanda
quelles avaient été les paroles dites parTex-
capitaine Dreyfus le jour de sa dégradation.
Je lui communiquai le texte d'une note que
j'avais inscrite, le 6 janvier, sur un calepin ;
il la copia in extenso, de sa main, et me la
rendit.
Le 7 juillet 1898, il prononça à la Chambre
des députés un discours où il lut la petite
note qu'il avait copiée; sur mon calepin. Je
puis en certifier l'exactitude.
Quelques jours après, je crus devoir dé-
truire cette feuille que je ne jugeais plus
utile à conserver, puisque le ministre de la
guerre l'avait copiée de sa main et lue aux
Chambres (2).
J'avais gardé cette feuille détachée démon
carnet ayant l'habitude de détruire, chaque
année, le carnet de l'année précédente.
Le phésident. — Avez-vous dressé un rap-
port ou un procès-verbal de l'exécution de
la mission que vous avez eu à remplir le
5 janvier 189.') ?
Le capitaine Lerrin-Renaud. — Non ; je
n'ai fourni ce jour-laque le rapport qu'on fait
pour tout service : « Le service commencé à
telle heure, fini à telle heure ». Et, dan- la
colonne d'observations : « Rien à signaler. »
Le président. — Ne vous ètes-vous |
trouvé, le soir même du .*> janvier, dans un
lieu public, et n'auriez-vous pas dit, en pré-
sence de plusieurs personnes, que Dreyfus
n'avait fait aucun aveu ?
Le capitaine Lebrun-Renaud. — .le ne
m'en souviens pas.
Le président. — Quelle esl la portée que
vous avez attachée aux paroles de Dreyfus?
Les avez-vous considérées comme de véri-
tables aveux d'un crime de haute trahison?
(1)11 pst fâcheux, pour le crédit que l'on peut
ordi i h i rapport — fait par ordre, — que
le rapprit officiel du pair de la dégradation
porte ces seuls mots : » rien \ sicn m. in
2 M. Cavaignac a lu le même jour un autre
papier a la Chambre el la France a su que c'était
un faux... Il y a des raisons multiples pour croire
que cette seconde pièce a la même valeur au-
thentique que la première.
Le capitaine Lebri n-Renai d. — J'ai con-
sidéré eela comme «le- explications de
condamnation, mai- je n'en ai pas moins
retenu qu'il avait avoué avoir livré les
documents. Il s'excusait, il B'expliquail :
mai- la matérialité du fait n'en existail pas
moins.
LE PRÉSIDENT. — Cependant. VOUS QOUS
avez «lit. il n'y a qu'un instant : .le m- m'en
souviens pas. On peut très bien considérer
la déclaration de Dreyfus comme des aveux.
Si un m'a parlé d'aveux, j'ai pu dire qu'il ne
menavaitpas été fait. J'ai considéré que
c'était plutôt des excuses que présentait Drey-
fus. »
Le capitaine Lebrun-Renaud. — .le n'en
recounai- pas moins qu'il m'a avoué avoir
livré des documents.
Le président. — M. Cavaignac est-il la
seule personne à qui vous ayez montré la
feuille détachée de votre calepin?
Le capitaine Lebrun-Renaud. — Oui I .
Le président. — Lorsque vous vous
trouvé en présence de M. le président de la
République et M. le président du conseil, leur
avez-vous reproduit les déclarations qui- vous
avait faites Dreyfus?
Le capitaine Lebrun-Renaud. — Non. je
me suis borné à leur donner quelques détails
sur une autre partie de notre conversation.
Ils ne m'ont rien demandé. Us ont surtout de-
mandé si j'avais eu de- rapports avec des re-
présentants de la presse, el je CT0i8 qu'ils in-
sistaient là-dessus à cause de L'article du
Figaro où il était parlé d'un bordereau trouvé
dans le chiffonnier d'une ambassade.
Le président. — Sur quelle partie de la
conversation que vous aviez eue avec Drey-
fus avez-vous fourni de- renseignement
M. le président de la République?
Le capitaine Lebrun-Renaud. Mes sou-
venirs ne -"ut pa- assez pr< i sujet î
A quelle unie naïve fera-t-OD jamais
croire :
.1- -
■j N'insistons pas!
2 M. Lebrun-Renaud doit avoir bien souvent
gâtions avec les présidents d.- la i
publique, pour que le Bouvenir ne lui n
de ce qu'il a pu Nui- racontei . Après tout,
M. Lebrun-Renaud a peut-être toul simplement
bien peu de mémoi
80
L'AFFAIRE DREYFUS
1" Que le capitaine Lebrun-Renaud ait
écrit sur son rapport le significatif : rien
\ signaler, si Dreyfus lui avait réelle-
ment fait des aveux ?
2" Que ledit capitaine ait consigné ces
mêmes aveux sur une feuille de carnet ?...
3° Qu'il ait justement confié cette feuille
à M. Cavaignac (qui en avait bien besoin)
et cela trois ans seulement après l'aven-
ture ?
£
><
r
;•"
•%
M. Maiiail. PROCUREUR GÉNÉRAL A LA COUR DE CASSATION
4° Que M. Lebrun-Renaud ait, comme
par hasard, détruit cette feuille de carnet
après que M. Cavaignac en eût pris une
copie de sa main ?
Ce serait vouloir, à dessein, perdre un
temps précieux que d'essayer seulement
répondre à ces enfantillages.
Du reste, au cours de l'enquête, trois
séries de témoins sont venus déposer ro-
lativement à ces fameux aveux :
Ceux à qui Lebrun-Renaud a raconté
que Dreyfus lui avait fait des aveux.
Ceux auxquels il a dit le contraire.
Ceux enfin qui ont entendu dire que
DEVANT LA COUR DE CASSATION
■ —
■
. . ■
Le général Mercier in a dii que cette pièce Canaille de I»... , avail été mise sous les yeux
du Conseil de Guerre.
Déposition ' 'asimii /'
II
82
L'AFFAIRE DREYFUS
ou qui ont lu dans les journaux qu'il..
Voici les parties essentielles de ces té-
moignages :
Le colonel Risbourg-.
Le colonel Risbourg, de la garde répu-
blicaine, a déposé ainsi le 20 décem-
bre 1898 :
Le président. — Voudriez-vous dire à la
Cour dans quelles conditions vous avez été
averti, au mois de janvier 1893, de certains
propos tenus par le capitaine Lebrun-Renaud,
à la suite de la parade de dégradation del'ex-
capitaine Dreyfus et des mesures que vous
avez cru devoir prendre à cette occasion?
Le colonel Risbourg. — Dans la matinée
du G janvier, le capi laine-adjudant-major de
semaine m'apporta plusieurs journaux, parmi
lesquels le Temps et le Figaro, dans lesquels
il était question d'une conversation qu'aurait
eue le capitaine Lebrun-Renaud avec des
journalistes ;
Je dis alors à cet officier : « Prévenez l'ad-
judant de semaine de la caserne de dire à
M. Lebrun-Renaud de se présenter cliez moi
aussitôt sa rentrée. »
Le capitaine se présenta vers deux heures
à mon cabinet.
J'étais très mécontent et je le reçus très
mal.
Je lui demandai si ce qui était dans les
journaux était vrai, et je lui dis :
— Racontez ce que vous a dit Dreyfus. »
Le capitaine Lebrun-Renaud commença
une longue conversation dans laquelle il
était question de colonies, d'élevage, du bor-
dereau, de panier dans lequel on aurait trouvé
des documents dans certaines ambassades;
énervé, je lui dit : « Précisez; avez-vous reçu
des aveux? Et racontez-moi ce qu'on vous a
ditl
Alors le capitaine me dit avoir entendu
- paroles :
a Le ministre delà guerre sait bien crue
l'ai livré des documents à l'Allemagne,
tait pour en avoir 'le plus importants. »
Je fi- remarquera M. Lebrun-Renaud qu'en
le commandant de service, je ne lavais pas
chargé d'interroger Dreyfus, qu'il devait le
prendre au Cherche-Midi et le conduire à
T Ecole-Militaire, et je lui dis :
— Vous savez que le gouverneur ne veut
pas qu'il soit question de vous dans les jour-
naux.
« Les officiers de la la garde républicaine
vont partout, ils voient et entendent beau-
coup de choses, ils doivent être très discrets
et ne communiquer qu'à leurs chefs les faits
qui peuvent les intéresser.
» Vous avez absolument manqué à vos
devoirs, je vous inflige un blâme.
En parlant à un autre officier, (M. le
lieutenant-colonel Guérin, ancien sous-
chef d'Etat-Major,) le capitaine Lebrun-
Renaud a encore corsé son récit :
Le lieutenant-colonel Guérin.
19 décembre 1898.
Je me trouvais à ce moment à la porte
même du pavillon contenant le bureau de
l'adjudant de garnison, pour assister à la
sortie de Dreyfus. Le capitaine Lebrun-Re-
naud, ayant été relevé dans son service près
de Dreyfus, sortit du pavillon, me trouva
devant lui et se mit immédiatement à me ra-
conter les paroles que Dreyfus lui avait dites
pendant qu'il en avait la garde.
Trois déclarations me frappèrent par leur
importance, se sont gravées dans ma mé-
moire,, et je ne les oublierai jamais :
1° C'était l'orgueil de ses galons, avait-il
dit en les montrant, qui l'avait perdu ;
2" C'étaient les aveux d'avoir livré des docu-
ments à une puissance étrangère, aveux ainsi
formulés : « Si j'ai livré des documents, ces
documents étaient sans aucune valeur et
c'était pour en avoir d'autres plus importants
des Allemands. »
La troisième déclaration, c'était que, dans
trois ans, on lui rendrait justice.
L'histoire de « l'orgueil des galons » est
inédite. Serait-elle due à l'imagination du
colonel Guérin? En tous cas, le capitaine
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Lebrun-Renaud n'en a jamais depuis
soufflé mot à personne.
Le capitaine Anthoine.
Il ne l'a pas racontée par exemple à M. le
capitaine Anthoine, car celui-ci n'en fait
pas mention dans son témoignage du
17 décembre 1898 :
Cet officier m'a rapporté que Dreyfus avait
tenu devant lui des propos d'où ilrésulte très
nettement pour moi :
1° L'aveu formel du fait d'avoir livré des
documents ;
2° L'allégation que ces documents n'étaient
pas importants ;
3° Le but poursuivi, qui aurait été d'ob-
tenir, en échange, des documents plus impor-
tants.
Ce témoin ajoute en outre que ces pro-
pos lui ont été confirmés par M. le capi-
taine d'Attel.
On peut tout faire dire au capitaine
d'Attel : il est mort, il ne réclamera
pas.
M. le chef d'escadron de Mitry.
Quant à la déposition de M. le chef d'es-
cadron de Mitry L9 décembre 1898), c'esl
l'histoire de la nommée Mandrille dans
toute sa beauté :
Le président. — N'avez-vous pas eu, après
la dégradation de Dreyfus, une conversation
ave»' 1'' capitaine Anthoine, au cours de
laquelle celui-ci aurail reproduit des propos
tenus par Dreyfus ? Quelle impression avez
vousretirée de la cérémonie de la dégrada
tion ?
M. de Mitry. — J'ai eu, eu effet, après la
dégradation, une conversation avec le capi-
taine Anthoine qui m'a répété un entretien
qu'il venait d avoir avec le commandant
d'Attel, al. >rs capitaine. M. d'Attel avait dit à
M. Anthoine que Dreyfus venait de faire des
aveux, et que ces aveux portaient, en subs-
tance, que, s'il avait livré des documents à
une puissance étrangère, c'était pour en ob-
tenir d'autres en échange.
M. Druct,
Sous-Ucutcnant de réserve.
M. Druet, sous-lieutenant de réserve, a
également entendu dire que.,. 19 dé-
cembre 1898 .
Après la parade et le défilé, un groupe d'of-
ficiers de l'armée active nous a répété les pa-
roles attribuéesà Dreyfus, que voici dans leur
substance :
« Si j'ai livré des documents, c'était dans
l'espoir d'en avoir d'autres plus importants
l aroles ëtai ;nt répété s de tous < ôtés, et
lorsqu'en sortant n us sommes allés dans un
café vois ii a in il • l'avenue Bosquet et
de l'aven .e La H ordonnais, «'lies faisaient
l'ob.et de lou'.es les conversatio
M. Cavaignac.
M.GodefroyCavaignac, ancien ministre
de la guerre, qui avait « pesé l'authenti-
cité matérielle et morale » dufaux Henry,
a l'ait évidemment la même opération en
ce qui concerne les aveux au capitaine
Lebrun-Renaud. Voici, eneffet, lesdécla-
rations formelles qu'il a faites à ce sujet a
la Cour de cassation 10 novembre 1898
1 : 1 1 ce qui i oncerne les aveux, je rappelli rai
d'abord les i ircons i ifl ma
lesquel es i1- se sonl pi d
i e ca Haine Le! mu • Renaud c imman-
dail l'e 'i111 figurait à la dégradation de
Drej fus.
Le capil une d Utel rej résenta t la]
de P
M
L'AFFAIRE DREYFLS
Le iapitaiue Lebrun-Renaud resta enfermé
avec Dreyfus pendant un temps assez long,
jusqu'à l'heure de la dégradation, jusqu'à neuf
heures du malin : il avait l'ordre de ne pa:;
lui Edresser la parole.
Aussitôt après la dégradation, le bruit des
aveux de Dreyfus s s répandit.
Quels sont, sur les aveux de Dreyfus, les
témoignages eux-mêmes ?
Il y a deux témoignages écrits contempo-
rains.
Le premier est la feuille du calepin du ca-
pitaine Lebrun-Renaud dans l.i quelle celui-ci
écrit : Hier, dégradation du capitaine Drey-
fus... Vers huit heures et demie, sans que je
l'interroge, il m'a dit : « Le ministre sait lien
que, si je livrais des documents, ils étaient sans
râleur et que c'était pour m'en procurer déplus
importants », et par conséquent, le capitaine
indique de la façon la plus nette et la j lus
précise les conditions dans lesquelles les
aveux ont été faits.
La deuxième est la lettre du G janvier, du
général Gonse, dont vous avez le texte sous
les yeux, et dans laquelle celui-ci, relatant
les déclarations de Dreyfus, écrit : En somme,
on n'a pas livré des documents originaux, mais
seulement des copies, ce qui indique de la
part de Dreyfus, sur un point sur lequel les
débats me paraissent n'avoir livré aucune indi-
cation, une connaissance des détails singu-
lière.
Puis il ; ontinue :
« Le ministre sait que jesuis innocent, il me
l'a fait dire par le commandant du Paty de
Clam dans la prison, il y a trois ou quatre jours,
et il sait que, si j'ai livré des documents, ce
sont des documents sans importance, et que
c'était pour en obtenir de sérieux. »
Le général Roget ajoute enfin la con lusion
di capitaine Lebrun-Renaud. Le capitaine a
conclu, en exprimant l'avis que Dreyfus faisait
des demi-aveux, ou des commencement d'a-
veux, mélangés de réticences et de men-
songes.
Enfin, j ; rappe le que la lettre du général
Gonse, en c ncordance sur ce point avec
la feui le du calepin, signale que L>s pa-
roi- de Dreyfus n'ont été qu'un long mono-
logue.
>t là un document d'un ton évidemment
sincère et modéré.
J'ajouterai d'ailleurs que j'ai la connais-
sance des habitudes d'esprit tout à fait méti-
culeuses du général Gonse (1).
11 y a donc sur ce point deux témoignages
écrits contemporains et concordants, etn^n
pas un seul, comme on l'a dit à tort.
Il f ut enfin ajouter que, ainsi que je l'ai
déclaré, le capitaine Lebrun-Renaud a con-
firmé ses d'clarations par un écrit pos-
térieur, où il les renouvelle sous sa signa-
ture : cet écrit est daté des environs d'oc-
tobre 1897.
Et si je pense que les témoignages contem-
porains ont un 3 valeur supérieure, je dis c:-
pendant que ce n'est pas un fait négligeable
que le ca, itaine Lebrun-Renaud ait été assez
sûr de ses souvenirs pour les confirmer pos-
térieurement sous sa signature.
C'est justement parce que cet écrit es
postérieur, qu'il n'a aux yeux des gens
sensés aucune espèce de valeur.
C'est la raison, d'ailleurs, qui fait qu'il
en a pour M. Cavaignac.
M. le général Gonse.
Pour le général Gonse, les aveux de
Dreyfus ne peuvent pas faire doute parce
que c'est en 1891 que Lebrun-Renaud les
écrivit sur son cornet et que :
Quelque temps après, au mois de jan-
vier 1898 il me semble, j'ai reçu la déclaration
spontanée du capitaine Anthoine ; puis v n-
rent celles du lieutenant-colonel Guérin, du
commandant de Mitry, du contrôleur de l'ar-
mée Peyrolles... (10 janvier 1898).
M. le général de Boisdeffre.
Le général de Boisdeffre lui, au moins,
essaya de donner une raison à ces tardives
révélations d'aveux (13 janvier 1898).
(1) On jugera des « habitudes méticuleuses »
du général Gonse dans l'histoire des machina-
tions de l'État-Major contre le colonel Picquart.
(Voir plus loin.)
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Ai Moulin-Rouge. — Le soir de la dégradation, Le capitaine Lebrun-Renaud, ne parlail
à ses amis que des protestations d'innocence formulées par Dreyfus.
Ce <|ui a contribué à faire garder le silence
sur 1rs aveux, c'est que le nom d'une puis-
sance étrangère y était prononcé el qu'on dé-
sirait très vivement éviter de nouvelles com-
plications.
Cela an moins, c'est un semblant de
raison : il est vrai qu'elle est mauvaise.
Toul l'univers sait le nom de la puissance
étrangère d<»nt il s'agit. Cenl journaux
1 . .lit écrit des milliers el des milliers de
fois. 11 n'en est Burvenn aucun.' comptiez
lion. Il ne pouvait pas en Burvenir api
les déclarations formelles du gouvernement
allemand. On a trop jour, dans l'affaire
86
I/AFFA11Œ D1ŒY1-TS
Dreyfus, de cet épouvantail. La guerre
devait aussi sortir du dossier secret.
Et voila ce que furent ces soi-disant
aveux que tous le militaires connaissent
mais que pas un d'eux n'a entendus, pas
même le capitaine Lebrun-Renaud, ainsi
qu'il ressort des dépositions ci-après :
M. Casimir-Perier,
Ancien Président de la République.
28 décembre 1898.
Le président. — Avez-vous eu connais-
sance des aveux ?
M. Casimir-Perier. — Le général Mercier,
quelques jours après la dégradation, me par-
lant de celte affaire, m'a dit incidemment que,
du reste, le coupable avait fait des aveux.
Sur demande :
M. Casimir-Perier. — Il n'est pas du tout
dans mes souvenirs que le capitaine Lebrun-
Renaud soit venu à l'Elysée à l'effet de m'ap-
prendre les aveux du condamné. Un article
intitulé « Récit d'un témoin » avait paru le
matin même dans le Figaro.
J'avais vivement blâmé les communica-
tions qui paraissent avoir été faites, dans
une circonstance de cette nature, par un of-
ficier à un journaliste, et le capitaine Le-
brun-Renaud m'avait été envoyé pour que je
le réprimande. Il n'a pas nié ses indiscrétions
et il ne m'a pas parlé des aveux de Dreyfus.
Du reste, je n'étais pas le seul à cet entretien
auquel assistait M. le président du Conseil.
Demande d'un conseiller. — Lui avez-vous
demandé s'il y avait des aveux ?
M. Casimir-Perier. — Non. Car je le répri-
mandais sur un article du Figaro, manifeste-
ment inspiré par lui, et où il n'était question
que des protestations de Dreyfus en faveur
-on innocence.
AI. Ch. Dupuy,
Président du Conseil, eu 1894.
26 décembre 1898.
Le président. — N'aviez-vous pas entendu
parler, le jour de la dégradation de Dreyfus,
d'aveux ?
M. Dupuy. — Le 6 janvier au matin, ému,
au point de vue extérieur, de certains récits
parus dans les journaux du y au soir et du
G au matin, j'en fis l'observation, par télé-
phone, au général Mercier.
Ce dernier m'envoya le capitaine Lebrun-
Renaud, qui me rejoignit à l'Elysée, où je
l'avais devancé.
Il fut reçu par M. Casimir-Perier auprès
duquel j'étais.
Interrogé sur le fait de ses communica-
tions aux journaux, il répondit qu'il croyait
avoir eu affaire à des camarades ou à des
amis, et je me souviens de lui avoir répondu :
« Si vous avez quelque chose à dire, c'est à
vos chefs qu'il faut le dire ». Il n'a été ques-
tion de rien de plus, et le capitaine a salué et
est sorti.
M. Poincaré,
Ancien ministre.
28 décembre 1898.
En ce qui concerne la question des aveux,
les déclarations que j'ai faites à la Chambre
ayant été travesties, dans les deux cas d'ail-
leurs, j'ai besoin de les préciser et de les
compléter.
A plusieurs reprises, les journaux avaient
affirmé que M. le président de la République
et M. Charles Dupuy avaient reçu la visite de
M. le capitaine Lebrun-Renaud, et que ce
dernier leur avait apporté les aveux de
Dreyfus.
Je ne puis rien dire de la visite à M. Casi-
mir-Perier. Celui-ci n'ayant pas cru devoir
s'expliquer jusqu'ici sur cette affaire, la Cour
appréciera si elle le doit entendre.
En ce qui concerne la visite de M. Dupuy,
je dois dire que le capitaine Lebrun-Renaud
avait été envoyé chez le président du con-
seil, non seulement pour s'expliquer sur les
conversations qui lui étaient prêtées, mais
aussi pour recevoir l'ordre de ne plus causer
avec des journalistes, car on redoutait la
mise en cause d'une puissance étrangère.
11 n'a rien dit à M. Dupuy au sujet des aveux.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Le 6 novembre dernier, un journal du ma-
tin ayant affirmé que M. Dupuy avait reçu de
M. Lebrun-Renaud, après la dégradation, le
rapport des aveux, j'ai écrit à M. Dupuy pour
lui dire qu'au milieu de tous les mensonges
qui obscurcissaient l'examen de cette affaire,
il me semblait qu'il était nécessaire que tons
ceux qui étaient détenteurs d'une parcelle
quelconque de vérité se résolussent à la dire.
Il m'a répondu qu'il saisirait la première
occasion de dire ce qui était.
M. Haiiotaux.
Ancien ministre.
SI janvier 1899.
Demande posée par un conseiller. — Le gé-
néral Mercier vous a-t-il fait connaître qu'on
avait reçu des aveux du condamné?
M. Hanotaux. — J'ai un très vague souve-
nir à ce sujet qui se confond peut-être avec
la publication qu'avait faite le Temps, h' jour
même de la dégradation de l'obtention des
aveux.
J'ai voulu appuyer mes souvenirs aupr 3
de M. Viger, qui était, dans le cabinet Dupuy,
ministre de l'agriculture, et qui m'a dit avoir
un souvenir analogue.
M. Guérin,
Ministre de la Justice en 1891.
2 décembre 1898.
Le président. — Avez-vous, après la con-
damnation de Dreyfus et sa dégradation, été
mis au courant des aveux que Dreyfus aurait
Baits au capitaine Lebrun-Renaud?
If. Guérin. — Je n'ai jamais rien su per-
sonnellement à ce sujet el n'ai jamais été
instruit des aveux que Dreyfus a pu faire au
capitaine Lebrun-Renaud.
Je n'ai connu cette question des aveux que
par les journaux.
Le général Mercier n'a pas rendu compte
au conseil des ministres de ces aveux.
J'ai entendu dire que !■• capitaine Lebrun-
Renaud avait été conduit chez M. le pr<
dent du conseil, mais je ni is pas p
sonnellement, el je sais encore moins ce qui
a pu être dit au cours de ces entrevues, si
elles ont eu lieu.
AI. li a ri h ou.
Ancien ministre.
28 décembre I89S.
En ce qui concerne les aveux recueillis par
le capitaine Lebrun-Renaud, je n'en ai jamais
entendu parler ù celte époque, el M. Dupuy
nous confirmait récemment, à M. Poincaré
et à moi, que le capitaine Lebrun-Renaud ne
lui en avait jamais parlé, ni dans son cabinet,
ni dans celui de M. Casimir-Perier, président
de la République, chez lequel il avait
conduit par M. Dupuy.
Voilà donc qui est bien entendu : le ca-
pitaine Lebrun-Renaud n'a jamais parlé à
personne des prétendus aveux du capitaine
Dreyfus. Si ces aveux avaient été faits
réellement, nul doute qu'on ne les eût
annoncés à grand renfort de publicité.
Ceux qui s'étaient, en effet, acharnés ap
Dreyfus avaient un D nul intérêt a
ne laisser planer aucun doute sur sa cul-
pabilité.
Mais il y a mieux encore, puisque le ca-
pitaine Lebrun-Renaud a formellement
avoué à plusieurs personnes que le capi-
taine Dreyfus n'avait jamais fait d'aveux.
Les dépositions suivantes en font foi :
M. Clisson.
M. Hérisson, dit Clisson, publiciste,
dépose ainsi le 9 janvier 1899.
If. Clisson. — J'ai rencontré le capil
Lebrun-Renaud, que je ne connaissais i
ss
[/AFFAIRE DREYFUS
le soir de la dégradation de Dreyfus; c'était
au Moulin-Rouge où je me trouvais avec
deux de mes camarades, MM. de Fonbrune
(un de mes anciens confrères), et Henri Du-
mont (artiste peintre).
Le capitaine Lebrun-Renaud, après avoir
serré la main de M. de Fonbrune, nous dit.
sans être poussé par aucune question :
— C'est moi qui ai conduit ce matin Drey-
fus de la prison du Cherche-Midi à l'Ecole-
Militaire.
Puis, sans être pressé, je le répète, par
0P w£/f//Jr
L'.V DÉFENSEUR DE LA JUSTICE, M. YvCS GuVOt.
aucune question, il nous fil le récit très cir-
constancié de la scène qui s'était passée à la
prison du Cherche-Midi et de la conversation
qu'il avait eue avec Dreyfus à l'Ecole-Mili-
taire, en attendant l'heure de la parade d'exé-
culion.
Ce récit m'a paru intéressant à moi, jour-
naliste, bien que je ne connusse aucun des
faits relatifs à l'affaire Dreyfus, ce procès
s'étant déroulé durant une longue absence
que j'ai faite en 1894.
Les détails que nous avait fournis M. Le-
brun-Renaud dans son récit ont été fixés im-
médiatement sur le papier, dans un article
qui a paru dans le Figaro du G janvier 1893 ;
je ne puis qu'affirmer l'exactitude la plus
absolue et la sincérité la plus complète de cet
article.
Le président. — Je vous donne connais-
sance intégrale de l'article ; le reconnaissez-
vous comme étant de vous et en confirmez-
vous les termes ?
DEVANT l..\ (.0111 DE CASSATION
1
•
■ni '.il! Sf îfî
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M-
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\
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■
2mI
A l'île ul Diabll. —
L'Innocent répondant aux interrogatoires de la
Cour de Cassation.
•»0
ï /AFFAIRE DREYFl'S
If. Cusson, — Je confirme de la façon la
plus absolue les termes de l'article que j'ai
écrit le soir de la dégradation de Dreyfus,
le 5 janvier 189o, après une entrevue avec le
capitaine Lebrun-Renaud, et dont lecture
vient d'être donnée.
J'affirme de nouveau qu'aucun détail,
même en apparence le plus insignifiant, n'est
de mon invention : je les ai tous recueillis
de la bouche du capitaine Lebrun-Renaud.
J'affirme que c'est là tout ce que le capi-
taine Lebrun-Renaud a dit devant moi.
Le président. — N'aurait-il pas parlé que
Dreyfus aurait fait avant d'être conduit à la
dégradation, ou du moins n'avait-il pas fait
une allusion quelconque à des déclarations
de Dreyfus pouvant être considérées comme
des aveux?
M. Clisson. — Jamais le capitaine Lebrun-
Renaud, au cours de la conversation unique
que j'ai eue avec lui, ne m'a parlé d'aveux ou
de déclarations quelconques pouvant être
interprétées comme des aveux qu'il aurait
reçus de Dreyfus.
Le président. — N'avez-vous pas entendu
quelques-unes des expressions que le capi-
taine Lebrun-Renaud a mises dans la bouche
de Dreyfus et qu'il a souvent reproduites
depuis :
« Je suis innocent, le ministre sait que je
suis innocent ; il me l'a fait dire par du Paty
de Clam. Il sait que si j'ai livré des pièces,
elles étaient sans importance, et que c'était
pour en avoir de plus sérieuses en échange? »
M. Clisson. — Si le capitaine Lebrun Renaud,
dans notre conversation au Moulin-Rouge,
m'avait tenu les propos relatés dans la de-
mande, je les aurais reproduits aussi fidèle-
ment que je l'ai fait pour tout ce qu'il a ra-
conté devant moi.
Une dame, la veuve Chapelon, le
17 janvier 1899, prétend également que
son ami le capitaine Lebrun-Renaud ne
lui a jamais parlé des aveux.
Mme veuve Chapelon.
Madame veuve Chapelon. — Le capitaine
Lebran-Renaud étnittrès lié avec mon mari;
nos relations remontaient à l'époque où il
était capitaine de gendarmerie à Melun ; il
venait alors très souvent nous voir à Paris.
Après la dégradation de Dreyfus, il est
venu chez moi vers le mois de mai ; nous
avons commencé à parler de l'affaire Drey-
fus; il s'est immédiatement écrié : « Ne m'en
parlez pas ; cette affaire m'a causé beaucoup
d'ennuis. »
Je lui dis alors :
— Les journaux en ont beaucoup parlé ;
vous auriez eu un long dialogue avec lui.
11 me répondit :
— Ah ! tout ce que les journaux ont ra-
conté, c'est de la fantaisie ! Dreyfus ne m'a
rien dit. Du reste, j'ai fait mon rapport (1).
Il n'a pas été question d'aveux du tout, et
j'incline à penser que, s'il y en avait eu, il
nous l'aurait dit. Il ne nous a pas fait l'effet
d'un homme qui ne veut pas ou ne peut pas
parler. S'il y avait eu des aveux, il nous
l'aurait dit.
Un témoignage important à ce sujet est
également celui de M. Merzbach (19 dé-
cembre 1898.)
M. Merzbach
Le président. — Vous avez assisté à la dé-
gradation militaire de Dreyfus, le 5 jan-
vier 1895. Quels sont les souvenirs que cette
cérémonie vous a laissés ?
M. Merzbacu. — J'étais de service, comme
sergent de planton, à la grille du quartier de
l'Ecole-Militaire, sous les ordres d'officiers
supérieurs, pour contrôler les cartes des per-
sonnes qui entraient.
J'avais été chargé, par un de ces officiers,
de porter un ordre au capitaine Bourgui-
gnon, et suis rentré au bureau de la Place à
cet effet.
J'ai trouvé le capitaine Lebrun-Renaud au
milieu de la porte et le capitaine Dreyfus
dans lapetite chambre du sergent de la place.
J'ai dit au capitaine Lebrun-Renaud que
j'avais quelque chose à dire au capitaine
(1) « Rien à signaler
DEVANT l.\ COUR DE CASSATION
91
Bourguignon; il m'a répondu que le capi-
taine Bourguignon venait de sorlir.
Au bout de quelques instants, que je me
trouvais là, et pendant lesquels j'entendais le
capitaine Dreyfus jurant plusieurs fois et
protestant de son innocence avec véhémence
et beaucoup d'énergie, le capitaine Lebrun-
Renaud m'a prié de sorlir. en me disant que
je ne pouvais pas rester là plus longtemps.
J'ai donc quitté le bureau de la Place au
pas gymnastique, pour rendre compte à nies
cliefs que je n'avais pas vu le capitaine Bour-
guignon ; et je n'étais pas encore arrivé à
mon poste que la parade d'exécution com-
mençait, c'est-à-dire que le capitaine Drey-
fus sortait du bureau de la Place.
Je tiens donc à affirmer qu'il est maté-
riellement impossible que le capitaine
Dreyfus ait pu faire ou dire quoi que ce
soit, après que j'eus quitté le bureau de la
Place, attendu qu'il n'en avait pas le temps,
et je ne puis pas croire qu'il ait fait des
aveux avant, à cause du ton avec lequel il
protestait de son innocence.
Je dois ajouter que, lorsque j'ai reçu ma
citation à témoin dans le procès /nia. j'ai
demandé un entretien au ministre de la
guerre ; quoique rendu à la vie civile, je me
-ni- rendu au ministère de la guerre où le
général Gonse m'a reçu.
Après la déposition que je lui ai faite, dans
le même sens où je viens de déposer de van I
vous, le général (jonse m'a dit :
— Vous pouvez déposer dans ce sens.
Cela m'a beaucoup étonné, car je n'allais
pas le consulter sur la déposition que j'avais
à faire, mais simplement lui rendre compte
de cette déposition.
Le 31 décembre L898, un magistrat,
M. de Salles, déposait de son côté :
M. de Salles.
M. de Salles. — .l'ai connu M. Lebrun-
Renaud quand il ('tait capitaine de gendar-
merie à Melun où j'étais moi-même procureur
delà République. J'étais resté en très bons
tenues avec lui, et il esl venu, depuis qu'il
est entré dans la garde républicaine et que
j'ai été nommé magistrat à Pari-, me voir
plusieurs fois au Palais de justi<
Dans une visite qu'il me lit à une époqi
qui doit seplacer nu an environ après la con-
damnation de Dreyfus, il me demanda de le
présenter à celui de mes collègu
d'une affaire à laquelle il s'intéressait ; j<
conduisis dans plusieurs bureaux du parquet,
et je crois me rappeler L'avoir présenté à
M. Flory, alors substitut au service central.
Nous avons attendu dans plusieurs anti-
chambres et nous avons causé de eh,
indifférente-. Je ne l'avais pas vu depuis la
condamnation de Dreyfus, el .je crois me
rappeler lui avoir dit : Vous avez donc reçu
les aveux du condamné ? ■ A ce moment, il
n'étaitencore nullement question de revision.
M. Lebrun-Renaud me répondit :
— Tout ça ce sont des racontars de journa-
liste-.
J'ai eu L'impression très nette que cela
signifiait que Dreyfus ne lui avait pas l'ail
d'aveux. Je dois ajouter que c'était là une
conversation tout à l'ait banale de gens qui
attendent dans une antichambre, et que ni
lui ni moi, à ce. moment-là, n'y avons attaché
d'importance.
Un ancien aumônier de la Roquette, le
digne abbé Valadier, dépose également le
20 décembre 1S98 :
M. l'abbé Valadier.
Je n'ai reçu aucune explication «lu capi-
taine Lebrun-Renaud surce point les aveux).
Il a dîné chez moi au mois de février der-
nier, avec quelques amis. Je me souviens
que, ver- la lin du dîner, le nom de Dreyfus
a été prononcé dans La conversation, mais Le
capitaine ;i été subitemenl mandé par son
ordonnance et il n'a pu rien due. Quant aux
aveux de Dreyfus, il n'en a été nullement
.pie-lion.
j'avais, du reste, fait à mes convives La
recommandation de ne pas parler d
affaire.
Un convive du dîner don! parle l'abbé
Valadier. M. Hepp, B confirme en
termes la déposition précédent. :
92
I. AFFAIRE DREYFUS
M. Hcpp.
M. Bayol. — Il m'a paru parler très spon-
tanément et sans avoir reçu Tordre de se taire
ou de cacher quelque chose.
M. Hepp. — Je dînais, le 9 février dernier,
chez l'abbé Yaladier, aumônier de l'hôpital
Cochin, en compagnie de quelques-uns de
mes collègues de cet hôpital, et de quelques
ecclésiastiques. Nous attendions au salon
l'heure du dîner, lorsqu'on annonça le capi-
taine Lebrun-Renaud.
Notre curiosité fut éveillée, et nous entou-
râmes tous le capitaine, le pressant de ques-
tions au sujet des aveux. Le capitaine ré-
pondit sur un ton à moitié évasif et à moitié
ironique : « Ah ! celte canaille de Dreyfus
qui n'a jamais cessé de hurler son inno-
cence ! »
Puis, mutisme complet.
Enfin, le 31 décembre, M. Bayol décla-
rait ceci à la Cour de cassation :
M. Bayol.
M. Bayol. — J'ai vu le capitaine Lebrun-
Renaud au Moulin-Rouge le jour où a paru
dans le Figaro l'article signé « Clisson », et
voyant que M. le capitaine Lebrun-Renaud
était inquiété pour ses communications à la
presse et devait en répondre devant ses chefs,
je me suis offert à lui pour essayer de mettre
fin aux articles qui le concernaient.
M. Lebrun-Renaud m'a affirmé qu'il n'avait
fait aucune communication aux journaux et
qu'il n'avait pu en faire aucune parce que le
condamné Dreyfus ne lui avait fait aucun
aveu. « Dreyfus, m'a-t-il dit, n'a prononcé
que les mots suivants, après la parade; j'étais
seul auprès de lui, et comme je le regardais
fixement parce qu'il tremblait, il m'a dit ces
paroles : « J'ai froid, mon capitaine. »
Depuis, je ne me suis jamais occupé de
cette question et je n'ai pas revu le capitaine
Lebrun-Renaud depuis plus de deux ans.
Le président. — Le capitaine Lebrun-
Renaud, en vous disant qu'il n'avait pas reçu
d'aveux de Dreyfus, ne vous paraissait-il pas
être sous l'empire d'un ordre qu'il avait reçu
de ses chefs et qui lui enjoignait de se taire
3iir cet incident?
Est-il besoin d'ajouter quelque chose aux
éloquentes dépositions que nous venons
de reproduire ?
Mentionnons toutefois qu'un zélé briga-
dier de la garde, nommé Depert, a déclaré
à la Cour que, lors du transfert de Dreyfus
à la Conciergerie, le condamné lui aurait
dit :
— Pour être coupable, je suis coupable,
mais je ne suis pas le seul !
Mais le nommé Depert était, au jour dit,
accompagné de trois hommes et d'un direc-
teur de prison qui n'ont jamais entendu
— et pour cause — cet invraisemblable
propos, démenti d'ailleurs par M. Durlin,
fonctionnaire de l'ordre pénitentiaire, et
Dupressoir, gendarme qui n'a cessé de
dire que Dreyfus a toujours protesté de
son innocence (1).
(1) Voici d'ailleurs, à ce sujet, un document,
parvenu officiellement à la Cour cassation :
INTERROGATOIRE DE DREYFUS A L'iLE DU DIABLE
1° Sur les paroles qui lui sont imputées : « Je
suis innocent. Le ministre sait bien que je suis
innocent; il me l'a fait dire par du Paty de Clam ;
il sait bien que, si j'ai livré des pièces, elles
étaient sans importance et que c'est pour en ob-
tenir de plus sérieuses en échange. Dans trois
ans mon innocence sera reconnue. »
» 2° Dreyfus aurait dit au directeurdu Dépôt,
d'après un des gardiens: «Pour être coupable, je
» suis coupable, mais je ne suis pas le seul. Avant
» deux ou trois ans, on connaîtra les autres. »
» Le Directeur du Dépôt nie, d'ailleurs, avoir
échangé ces paroles avec Dreyfus. »
(Dépêche télégraphique.)
« Cayenne, le 8 janvier 1899.
» Aux deux questions, le déporté a répondu
littéralement comme il suit :
« En premier lieu, je n'ai pas prononcé ces pa-
» rôles telles qu'elles sont relatées. J'ai dit ceci,
» ou à peu près, dans un monologue haché :
» Je suis innocent. Je vais crier mon innocence
» devant le peuple. Le ministre sait que je suis
» innocent. 11 m'a envoyé du Paty de Clam pour
» me demander si je n'avais pas livré quelques
DEVANT LA COUR DE CASSATION
si
"p
-•- j-
M. LEBRUN-RENAUD ÉCRIVANT, LE JOUH DL LA DÉGRADATION DE DREYFUS
« RIEN A SIGNALER. »
94
L'AFFAIRE DREYFUS DEVANT LA COUR DE CASSATION
Enfin, pour clore la série des déposi-
tions qui ont été recueillies par la Cour au
sujet des prétendus aveux qu'aurait faits
Dreyfus, un témoin qui n'est point sus-
pect de tendresse pour le condamné, le co-
lonel Cordier, a fait judicieusement re-
marquer que, dans la forme où on les rap-
pièces sans importance pour en obtenir d'autres
» en échange. J'ai répondu : NON; que je voulais
»toute la lumière; qu'avant deux ou trois ans
» mon innocence serait reconnue. »
» Deuxièmement : « Je n'ai pas tenu ces propos
» qui sont ABSURDES. J'ai crié mon innocence par-
ti tout. J'ignore si le directeur du Dépôt se trouve
parmi les personnes qui m'ont entouré dans la
» journée. »
(Dépêche télégraphique.)
« Cayenne, le 19 janvier 1899.
» Déporté en réponse k communication
Chambre criminelle demande à faire connaître
Cour de cassation que je n'ai rien à ajouter à in-
terrogatoire du 5 janvier. Je m'étais demandé si
Cour désirait explications complémentaires, car
c'est l'âme confiante etrassurée que je me remets
à la haute autorité Cour d'accomplir noble mis-
sion suprême justice. »
» Signé : Mouttet. »
porte, ces prétendus aveux constitueraient
une simple ânerie.
M. le colonel Cordier.
Le colonel Cordier. — Au sujet des propos
attribués au condamné Dreyfus : « Si j'ai livré
des documents » ou autres propos analogues,
je tiens à dire ceci : Il est absurde de dire que
l'on veut livrer des documents d'une nation
ou d'un service à une autre nation ou à un
autre service, pour en obtenir déplus impor-
tants, vu qu'un service de renseignements
quelconque paye en argent ou de toute autre
façon les renseignements qu'on lui apporte,
et ne les paye pas en documents.
Si un agent demandait, comme payement
de documents, d'autres documents, saqualité
d'agent double ressortirait immédiatement
avec la dernière évidence.
Les défenseurs d'Esterhazy qui ont fait
campagne dans l'affaire Dreyfus n'avaient
jamais pensé à cela !
Les Machinations contre Picquart
et le Sauvetage du Traître
Un chapitre d'Évangile. — Le colonel Picquart. — Ses états de service. — L'Etat-Major veut sauver
Esterhazy qu'a découvert Picquart. — Ce qu'est Picquart : déposition du général de Gallifet. —
L'odyssée de Picquart, sa déposition : L'agent Guénée ; sa mission ; les faux; où Henry se dévoile; la
mission se complique et les faux aussi : retour à Paris; le général de Peliieux; le <•< >n-.i 1 de guerre l s-
terhazy; l'arrestation ; le conseil d'enquête; le coup de la photographie : le faux Henry. — Les expli-
cations de du Paty. — Le général Roget, le général Gonse, leurs griefs contre Picquart el les
gréments » (pie leur procure du Paty. — Boisdeffre ne se souvient toujours de rien. — Lautfa et
mensonges. — Grihelin et ses déguisements. — Les promenades de l'archiviste. — Le capitaine Cuignet
« débarque » du Paty de la galère de l'Etat-Major. — M. Bertulus conte des histoires édifiantes. — Où
l'on voit Henry-le-Faussaire pleurer dans le cabinet du juge d'instruction. — Désespoir tardif mais mal-
heurs irréparables.
Et tout ceci se pourrait écrire comme
un chapitre d'Évangile
Picquart découvrit la vérité... Picquart
s'aperçut qu'un malheur épouvantable
était tombé sur la France... Picquart
comprit que ce qui avait pu être une erreur
autrefois était aujourd'hui un crime.
Et comme Picquart était juste, el
comme Picquart était bon, il assembla ses
frères d'armes.
— Voyez, leur dit-il, le hasard a voulu
que je découvrisse la Vérité. Il y a au
bagne un innocent, il y a un traître en
liberté. Pour l'honneur du drapeau, pour
l'amour de la France, pour notre dignité
aussi, il nous faut travailler <!«■ toutes QOfl
forces à rendre l'innocent aux siens, a li-
vrer le traître à la justice...
Et les frères d'armes de Picquart ne
répondirent point. Quelques-uns t'encou-
ragèrent hypocritement et Picquart con-
tinua seul sa besogne de grandeur et de
vérité.
Et c'est alors qu liguè-
rent contre lui. Leur âme I t tor-
tueuse s'ingénia à lui tendre des |
à diriger sa marche loyale vers des préci-
pices affreux, .1 user de leur respective
jxiiss.t ne- pour le frapper et pour l'a-
battre.
Et Picquart connut !<■•> amertumes du
Devoir.
< )n sema sur >.i route des tnensong
el îles calomnies... < m le mil en accu
tion, on lit tout pour le perdre dans 1
time du monde.
Ft lui marchait toujours, soutenu da
96
i; AFFAIRE DREYFl'S
Un héros : Le Colonel Picquart.
son œuvre par sa conscience et par la
vérité.
Il marchait... confiant en cette vérité qui
confond tout mensonge et qui éclaire toute
nuit. Il marchait soutenu aussi par quel-
ques justes qui s'étaient ralliés à sa voix.
Et du fond de La prison où les méchants
le jetèrent, il aperçut chaque jour — pour
sa récompense et pour sa gloire — un
rayon éblouissant et nouveau d'éclatante
lumière.
Et tandis que déjà les méchants trem-
blaient, le peuple se mit à gronder
DEVANT LA COI R DE CASSATION
Boisdlkkrk — Dr l'.vn — Henry, m mi rrissa 1 1 1 [e dossiei
Le colonel Ptcqnart.
11 n'est point de Bgure plus belle, plus
noble que celle (!<■ Picquart,
Il est de la vraie lignée des soldats
français dont le courage civique égale le
courage militaire.
11 fut l'âme et le premier ouvrier de la
revision du procès Dreyfus, el cette ba-
taille qu'il soutint pour la justice <-t poui
le droit sera plus tard inscrit ire,
aux côtés de ••-•Mrs qu'il soutint lors de
Bée campagnes lointaines pour la gloire
du drapeau >■[ L'accroissement du terri-
toire.
l'n de ceux que son coui ut con-
13
os
L'AFFAIRE DREYFUS
vaincre, M. Francis de Pressensé, dit de
lui dans son livre : Un héros :
Un jour viendra où la France tiendra à
faire réparation à ce grand honnête homme,
à ce soldat qui a déployé un courage ci-
vique plus rare et plus noble que ce courage
militaire dont en Algérie et au Tonkin il
avait donné tant de preuves. J'ai voulu dire
ce qui est, ce qu'a fait ce martyr du droit.
J'ai été heureux, au milieu des laideurs et
des violences de notre époque, de dresser en
pied la figure de ce héros... Picquart est le
type admirable du vrai Français, deux fois
Français puisqu'il est né sur cette terre d'Al-
sace ; du vrai soldat, deux fois soldat, puis-
qu'en vrai chevalier du Droit il a tout exposé,
tout sacrifié pour la justice ; du vrai héros,
deux fois héros, puisqu'avec le courage après
tout facile des champs de bataille, il a déployé
avec une sublime simplicité le courage de la
lutte pour le droit...
Les états de service de Picquart.
Georges Picquart est né le 6 sep-
tembre 1854, à Strasbourg. Il descend
dune vieille famille lorraine de magistrats,
de fonctionnaires et surtout de soldats.
A peine sorti de l'École de l'État-Major,
il obtint, comme lieutenant, de prendre
part avec le 4e zouaves à la campagne de
l'Aurès dans la province de Constantine.
En 1883, Picquart, capitaine, entra au
ministère de la guerre. En 1885 il se fai-
sait envoyer au Tonkin comme capitaine
à l'état-major du général de Courcy. Il
obtint une citation à l'ordre du jour de
l'armée pour fait de guerre et il obtint du
coup, à trente-trois ans, la croix de la
Légion d'honneur et le grade de chef de
bataillon. En 1890, il fut nommé profesr
seur à l'Ecole supérieure de guerre, et le
1" juillet 1895, chef du bureau des rensei-
gnements au ministère de la guerre.
Le 6 avril 1896, il était promu lieute-
nant-colonel — le plus jeune de France.
De 1895 à 1899 il obtint une citation à
l'ordre du jour de l'humanité pour avoir
sauvé l'honneur de l'armée.
L'enquête de la Cour de cassation nous
a révélé que si quelques-uns parmi les
chefs de Picquart ont oublié leur devoir
jusqu'à le diffamer, d'autres en revanche
lui ont conservé loyalement leur affection.
Le général de Gallifet est l'un de ceux-
là :
Le g-ênéral de Gallifet.
.')' novembre 1898.
Le président. — Pourriez-vous fournir à
la Cour quelques renseignements sur le lieu-
tenant-colonel en réforme Picquart, qui au-
rait été sous vos ordres ?
Le général de Gallifet. — En 1890, j'étais
membre du conseil supérieur de la guerre et
commandant éventuel d'une armée. En cette
qualité, je disposais d'un état-major assez
nombreux. Un emploi, celui de chef du bu-
reau des renseignements, étant devenu va-
cant, le commandant Picquart me fut signalé
par le général de Miribel, le général de Bois-
deffre, le général de Saint-Germain et le gé-
néral Renouard, comme l'officier supérieur
le plus apte à remplir cet emploi.
J'ai eu sous mes ordres le colonel Picquart
pendant cinq ans. Il méritait mon estime la
plus profonde.
Les autres chefs qui l'employaient, le gé-
néral Brault, chef d'état-major général de
l'armée ;le général Darras, le général Bailloud.
le général Millet avaient pour lui autant d'es-
time que d'affection et me le signalaient en
toutes circonstances comme un officier des-
tiné à arriver aux plus hautes situations de
l'armée.
Cette année même, le colonel Picquart.
ayant été appelé à paraître devant un conseil
d'enquête, me demanda de l'assister. Je dépo-
sai en sa faveur dans les mêmes termes que
ceux que je viens d'employer devant la
Cour.
Je ne savais pas ce dont il était accusé.
Trois jours après ma déposition, le général
DEVANT LA COLK DE CASSATION
Zurlinden, gouverneur de Paris, qui avait fait
partie de mon état-major d'armée, dont il
était appelé à commander l'artillerie, H qui
savait l'intérêt que je portais à mon ancien
subordonné, m'envoya le général Bailloud,
qu'il avait chargé de me dire que ma déposi-
tion avait produit le meilleur effet; que lui,
le général Zurlinden, demanderait au minis-
tère d'user d'une grande indulgence en faveur
du colonel Picquart et de ne lui infliger qu'une
punition disciplinaire, en tenant compte de
la prison préventive qu'il avait subie au
Mont-Valérien.
J'eus donc lieu d'être «'tonné quand, un
mois après, j'appris que le ministre de la
guerre avait appliqué au colonel Picquarl Le
maximum des peines qu'il pouvait encourir.
Le lendemain du jour où fut connu le dé-
cret qui frappait le colonel Picquart, sa fa-
mille et plusieurs amis me demandèrent d'in-
tercéder en sa faveur. Je m'y refusai formel-
lement, en déclarant qu'avant sa condamna-
tion j'avais eu le droit et le devoir de le dé-
fendre, mais que, du moment où il était con-
damné par ses Chefs, je n'avais pins qu'un de-
voir : celui de me taire ; mais je n'ai jamais
songé à. lui retirer mon affection ni mon in-
térêt.
Je dois déclarer qu'au moment oùle colonel
Picquart a été l'objet des poursuites qui l'ont
amené devant le conseil d'enquête, j'ai été de
tous les côtés sollicité par des officiers géné-
raux, mes camarades, de ne pas intervenir en
sa faveur; à ce moment, tout le inonde était,
à tort ou à raisoa I . convaincu de l'inno-
cence du commandant Esterhazy el des torts
de Picquarl .
L'animosi té contre Picquarl était grande à
ce moment, autant qu'était grand L'intérêt
qu'on portait à Esterhazy.
Nous sommes beaucoup, dan- l'armée, qui
croyons que les crime- qui amènent Picquarl
devant le conseil de guerre ne -mit autre- que
ceux qui ont motivé son voyage dans l'Est,
son envoi en Tunisie el sa comparution de-
vant le conseil d'enquête 2 .
Je tiens à répéter devanl la Cour ce que j'ai
dit devanl le conseil d'enquête.
Lu voici les termes :
i i esl .1 tort.
j v- lecteurs verront plus loin les tifs Je
i e voyage dans l'I.-i donl il est parlé.
« Je i. si le colonel Picquarl a commis
une faute; mais, s'il l'a commise, je suis cer-
tain qu'il n'y a été amen.' que par son amour
de la vérité, el certainement pas poussé par
un sentiment vil.
l'n sentiment vil! Picquart n'a jamais
connu cela.
Il sui'tit, pour s'en convaincre, de lire Le
court extrait de sa déposition devant la
Cour de cassation.
Le colonel Picquart.
28 novembi i / y» s-
J'arrive maintenant à la conversation que
j'eus avec Le général Gonse, dans son bureau,
le L5 septembre, conversation qui esl repro-
duite dans le mémoire que j'ai adress M . Le
garde des sceaux, el à laquelle M. le général
Gonse oppose un démenti formel.
Je maintien- de la façon la plu> absolue les
termes de celte conversation.
Le général m'a bien dit en parlant de l'af-
faire Esterhazy :
« Si vous ne dites rien, personne ne Le
-au l'a. »
Je lui ai Lien répondu :
.. Mon général, i e que vous dites esl abo-
minable : je ne sais pas ce que je ferai, mais
je n'emporterai pas ce secret dans la tomb
Je l'ai répété au général Nismes, Lorsqu'au
mois de juin IS'.»7. après avoir reçu une Lettre
de menaces d'Henry, je suis allé trouver ce
général pour lui demander conseil el lui expo
ser le danger de ma situation.
C'esl à ce moment que. lui apprenant som-
mairement L'affaire, je Lui ai dit que j'avais
tenu au généra] Gonse ce propos : Je n em
porterai pas ce secret dan- La tombe
N'était-ce pas Là La plus lière réponse
qu'on put faire au propos du général
G o n si
Picquarl n'emporta point son secret dans
la tombe.
Il le porta devanl la ju-ti- • d. - li-unni •-
100
l/AFFAIRE DREY1TS
car la revision du procès Dreyfus est son
œuvre, etc'est cette œuvre que nous allons
raconter.
Déposition du lieutenant-colonel
Picquart. — Que faire?
Jusqu'à mon départ de Paris, je sentis que,
tout en ne me disant pas de m'arrêter dans
ma surveillance sur Esterhazy, on désirait
que je le fisse sans ordres.
.te ne voudrais pas émettre des allégations
à la légère; mais il me semble cependant que
l'on m'a poussé quelquefois à commettre des
imprudences, et j'ai souvent dû m'arrêter au
bord de l'abîme.
Bien que j'eusse nettement formulé mes
conclusions par écrit au sujet de l'affaire Es-
terhazy, dans mon mémoire du 1er sep-
tembre 1896, le général Gonse m'invita, le 16,
à formuler de nouvelles propositions.
Je dis alors qu'il fallait faire venir Ester-
hazy et lui demander des explications au sujet
du bordereau et du petit bleu. Cette proposi-
tion fut repoussée.
Je proposai alors de le mettre aux arrêts
au Cherche-Midi, tous les faits relevés à son
sujet concernant sa vie privée et ses actes in-
délicats étantplus que suffisants pour motiver
une mesure de ce genre.
Pendant son incarcération, on aurait con-
duit l'enquête avec une nouvelle vigueur;
cette proposition fut également repoussée.
Je me souviens que le général de Bois-
deffre traita ces propositions avec mépris et
ino dil qu'un vrai chef du service des rensei-
gnements avait d'autres moyens.
.Ii- dis alors au général Gonse que l'on pou-
vait faire à Esterhazy ce qu'une puissamv
étrangère avait fait, l'année précédente, à l'un
de nos agents, c'est-à-dire lui envoyer un té-
légramme où l'on aurait reproduit le langage
convenu du petit bleu.
J'ajoutai que je ne ferais jamais faire une
chose de ce genre sans ordre formel. Le gé-
néral Gonse me fit immédiatement écrire ce
que je venais de lui dire, et il le montra au
général de Boisdeffre.
On ne me donna aucun ordre, mais on
m'envoya avec ce papier au ministère.
Le ministre 3e rallia verbalement à la pro-
position; mais quand je lui parlai de me
donner un ordre et de m'autoriser à arrêter
Esterhazy si saconnivence avec une puissance
étrangère était établie, il ne voulut pas, et
l'affaire en resta là.
Le général Gonse a repris ce papier.
L'agent Guénée.
Incidemment le colonel Picquart parle
de l'agent Guénée, que nous avons déjà pu
apprécier dans le deuxième chapitre de cet
ouvrage. L'agent Guénée avait été prié
par le colonel Henry de faire lui-même
une enquête sur Picquart qui se trouvait
être son chef au bureau des renseigne-
ments.
A l'instruction Tavernier figurent, en effet,
deux rapports et une déposition' de l'agent
Guénée.
Le premier rapport est daté du 30 oc-
tobre 1896, veille de la date du faux. Guénée
y rend compte faussement d'une conversa-
tion qu'il aurait eue avec moi en septembre
au sujet de l'affaire Dreyfus.
Il dit, en substance : « Le colonel m'a dit
qu'il doutait de la culpabilité de Dreyfus, et
que, quand il avait des doutes, il allait con-
sulter un vieil ami à lui. »
Le second rapport est du 21 novembre 1896.
Il amplifie le premier ; le vieil ami est de-
venu « un vieil ami qui demeure près d'ici »,
et Guénée annonce qu'après une enquête il a
acquis la certitude que c'est Leblois.
Enfin, dans la déposition, qui est toute ré-
cente, il dit que je lui ai parlé du « vieil ami
avocat », ce qui complète encore les deux
premiers rapports.
Ainsi, pendant que j'étais encore chef du
service des renseignements, un agent subal-
terne de mon service, bras droit de Henry,
faisait des rapports contre moi, rapports dont
on ne m'avait jamais parlé jusqu'à l'instruc-
tion Tavernier.
J'établis un lien entre ces rapports de Gué-
née, la déposition mensongère de Henry, qui
prétend m'avoir vu assis avec Leblois, ayant
près de nous la pièce : « Ce canaille de D... » ;
j'y rattache la question qui m'a été posée télé-
DEVANT I.A COUR DE CASSATION
101
graphiquement en Tunisie lorsqu'on m'a de-
mandé si je ne m'étais pas laissé voler par
une femme la photographie d'un document
libérateur, qui a joué un rôle dans le com-
mencement de l'affaire Esterhazy.
Toutceci se tient; une machination esl le
complément et le développement de l'autre.
La Mission.
Après avoir expliqué à la Cour combien
il devenait gênant pour l'Etat-Major par
sa persistance à chercher le véritable
traître, le colonel parle de ■< sa mission ».
M* Leblois, in ami de la justice
S<»us un prétexte menteur, en effet, on
lit promener à toutes les frontières le
colonel l'icquart.
Dans la lettre que le général Gonse m'é-
crivit vers la lin de novembre, et a laquelle
je fais allusion plus haut, il \ a lieu <!'• re-
marquer que ce général semble indiquer que
ma mission prendra fin dans quelques se
maincs. alors que j'ai appris plus lard, h
Tunis, que, dès cette époque, on étail décidé
a m'envoyer au î tirailleurs, ô x<hi--
Je fus envoyé ensuite au l '• ■ puis au
i i corps, ma mission devenanl de plus en
l»lns invraisemblable.
. l'attire l'attention sur les lettres par Isa
quelles le général Gonse m'envoie à Marseille,
sous le faux prétexte d'j retrouver le mi
102
L'AFFAIRE DREYFUS
nistre, et, en réalité, pour me faire embar-
quer, du jour au lendemain, pour l'Algérie.
Arrivé en Algérie, et chargé d'une nouvelle
mission, je reçois une nouvelle lettre du géné-
ral Gonse, me disant que cette mission n'est
rien, que c'est en Tunisie que je trouverai un
travail important.
C'est ainsi que j'arrive en Tunisie vers le
milieu de janvier 1897 et que j'y suis affecté
au ie tirailleurs, le général Gonse m'affir-
mant que c'était provisoirement et pour que
l'uniforme de mon régiment me permît de
circuler partout sans être reconnu.
J'étais fixé depuis longtemps sur le sérieux
de ma mission, et j'ai eu beaucoup à souffrir
en faisant semblant d'y croire devant les
généraux, notamment du 14e et du 15e corps,
de la province de Constantine et de la Tunisie.
Il m'était impossible de réclamer, puis-
qu'on ne me faisait aucun reproche et que
l'on me donnait une tâche qui, sur le papier
et en n'examinant pas les choses à fond, pa-
raissait plausible.
Cependant je m'inquiétai.
Au mois de janvier 1897, ne sachant où
tout cela me conduisait, j'écrivis au général
Millet pour lui dire que des raisons que je ne
pouvais lui exposer me donnaient lieu de
croire à des machinations contre moi, et je
lui demandai de me rassurer.
11 m'écrivit une lettre très rassurante, me
disant en substance que j'avais probable-
ment cessé de plaire.
En janvier 1897, j'écrivis également au
général Gonse pour lui dire que, sentant bien
que j'avais dû déplaire et qu'on ne devait
plus me considérer comme propre à un ser-
vice d'État-Major, je demandais à rentrer dé-
finitivement dans la troupe et à ne plus être
chargé de mission.
Le général me répondit que ma mission
était toute de confiance et que je pourrais me
eonsacrer définitivement au service de troupe
quand elle serait terminée.
I>«'s Faux.
Fendant que le général Gonse m'écrivait
toutes ces lettres, voici se qui se passait à
Finis. Je lui appris depuis, à l'enquête de
Pellieux et à l'instruction Tavernier.
Mon courrier, que j'avais prescrit à Gribe-
lin de m'envoyer dans mes déplacements (et
je comprends dans ce courrier celui qui était
adressé à mon domicile et qu'on renvoyait au
ministère), ce courrier, dis-je, était déca-
cheté et lu avant de m'être réexpédié.
Le général de Pellieux me l'a affirmé et
m'en a donné la preuve en me montrant :
1° La copie d'une lettre que m'avait adressée
à mon domicile, 3, rue Yvon-Villarceau, le
nommé Germain Ducasse, que j'avais donné
comme secrétaire à mademoiselle de Com-
minges, qui est âgée et ne peut que très dif-
ficilement lire elle-même.
Dans cette lettre, un passage avait même
attiré particulièrement l'attention et a servi
de base, plus tard, à l'exécution de divers
faux.
Avant de passer à la deuxième lettre, je
dois signaler une coïncidence : la lettre de
Ducasse est datée, si je ne me trompe, du
20 novembre 1896.
Or, le deuxième rapport Guénée, celui où
il indique Leblois comme le vieil ami auquel
j'aurais fait des confidences, ce rapport est
du 21 novembre.
Le général de Pellieux m'a montré une
deuxième lettre qui, celle-là, avait été non
seulement ouverte et lue, mais encore inter-
ceptée, car je l'ai vue pour la première fois
entre les mains du général de Pellieux, et
jamais personne ne m'en avait parlé, jamais
personne n'y avait fait allusion.
Cette lettre, datée du 15 décembre 1896,
est signée Speranza ; c'est, à mon avis, un
faux : elle présente ceci de remarquable,
d'abord qu'elle a été ouverte au service des
renseignements par les procédés du cabinet
noir, c'est-à-dire sans entamer l'enveloppe,
de manière que celle-ci aurait pu être re-
collée sans que le destinataire s'aperçût de
rien.
Cette lettre, autant que je m'en souviens,
est adressée au lieutenant-colonel Picquart,
231, boulevard Saint-Germain.
L'écriture m'est inconnue.
En examinant de près la pièce, il m'a sem-
blé remarquer, mais c'est à vérifier, que
l'adresse aurait été écrite d'abord au crayon
et ensuite seulement à l'encre.
L'orthographe de mon nom est rigoureu-
sement exacte.
La lettre dit à peu près ce qui suit :
DEVANT LA COUR DE CASSATION
103
« Votre brusque départ nous a mis dans
le désarroi. L'époque des fêtes est particu-
lièrement favorable à la reprise de l'œuvre.
Revenez vite. Dites un mot. Le demi-dieu
agira. »
Comme, au moment où le général de Pel-
lieux m'a montré cette lettre, j'avais reçu un
télégramme signé : Speranza, où il était
question d'un demi-dieu, et qu'en raison de
certaines particularités, que j'expliquerai plu-
lard, j'avais toutes les raisons de croire que
ce télégramme émanait d'Esterhazy ou de
quelqu'un de ses amis, je n'hésitai pas un
instant à établir une corrélation entre la
lettre et le télégramme Sperenza, et je le dis
très nettement au général de Pellieux.
Une chose m'a frappé, c'est qu'après l'in-
cident provoqué par cette lettre à L'enquête
de Pellieux, on ne m'en parla plus, et que
c'est moi qui la signalai de nouveau à propos
de l'instruction qui fut ouverte, sur ma de-
mande, en janvier l<S!)8, contre les faus-
saires, auteurs des télégrammes signés
Blanche et Speranza.
J'ai essayé par tous les moyens d'avoir des
explications au sujet des raisons qui ont dé-
terminé mes chefs à ouvrir ma correspon-
dance et à conserver la lettre Speranza
comme une sorte de pièce secrète, sans
jamais m'en parler, sans jamais y faire la
moindre allusion jusqu'à l'enquête de Pel-
lieux.
Au conseil d'enquête du 1er février 1 «S'.KS.
j'ai demandé à M. le général Gonse de vou-
loir bien s'expliquer à ce sujet.
11 a dit au conseil, et je rapporte sa réponse
presque textuellement, « que la première
lettre étail arrivée ouverte, que la deuxième
était une de ces lettres comme en envoient
les espions et que cela n'avait aucune im-
portunée ».
Comme j'essayais d'insister, le président
du conseil d'enquête a clos l'incident.
A L'instruction de M. FabreJ'aiditàHenry,
après notre confrontation el au moment où
il sortait : « Pourquoi a-t-on ouvert ma cor-
respondance .' »
Il m'a répondu, mais celte réponse pas
plus que ma demande n'est consignée :
adressez-vous au général Gonse. C'esl lui
qui était chef de service, c'esl a lui que vous
ave/ remis votre sen ici
Loi-- de ma confrontation avec le général
Gonse, je lui ai demandé à lui aussi de-
explications semblables.
Il a refusé de répondre.
11 s'en esl suivi une altercation assez vive;
.M. le juge Fabre a refusé de poser aucune
question, et moi j'ai refusé de signer le
procès-verbal.
A. l'instruction Bertulus, j'ai insisté sur la
nécessité d'éclaircir les circonstances qui ont
accompagné l'arrivée et la retenue de la
fausse lettre Speranza au bureau de- rensei-
gnements, ce faux me paraissant en corréla
lion évidente avec le faux télégramme Sp> -
ranza qui avait motivé ma plainte.
Ou Ilcnrv se dévoile.
Je ne >ai> plus à quelle époque précise
mai- ce doit être en mars OU avril . j'en- des
preuves de la duplicité de Henry à mon
d.
11 m'avait écrit une lettre fort convenable
encore, en février -i je ne me trompe, dans
laquelle il parlait même des améliorations
ipie je trouverais à mon retour.
Or. les propos qu'il avail tenus à diverses
personnes, qui étaient venue- au service des
renseignements pour me demander, n'avaient
pas été du tout dans le même -en-.
J'en ai la preuve par une Lettre que m'é-
crivit une personne qui non- servait par
dévouement el qui me racontait sa visite au
bureau. Cette lettre, ainsi que plusieurs
autres, ('■manant de personnes que j'em-
ployais autrefois au service, m'étaient ré<
pédiées en Tunisie par le- soins du bureau
de- renseignements.
.le perdis un jour patience el renvoyai nue
«le ce- Lettres à Henry, en j épinglant la note
suivante :
nue l'on di-e une bonne fois au* agents
que je n'occupe plus nie- fonction-, ou que
j'ai été relevé de mes fonctions. Je a ai pa
en rougir. Ce dont je rougis, c esl de- men
songes ci de- mystères auxquels ma situation
vraie donne lieu depui- -i\ mois.
I ette noie e-i au dossier >\<- M. I'' juge
Fabre.
Henrj me répondit une Mire .pu. datée
du :tl mai is'.c. plusieurs jours après La
ception de ma lettre, a'avail été mis
104
I. AFFAIRE DREYFUS
poste que le 3 ou le i juin, après réflexion,
par conséquent.
Connaissant l'habitude du ministère, et
mis en éveil par la date tardive de la mise à
la poste, je supposai immédiatement que
cette lettre avait été montrée à mes anciens
chefs, et je ne me trompais pas. L'instruc-
tion Fabre a établi qu'elle a été montrée au
général Gonse, que celui-ci a donné son
assentiment a l'envoi de cette missive et que
le général de Boisdeffre en a été avisé.
Jamais, d'ailleurs, un subordonné n'aurait
— J'en ai assez d'être traité de moule, tous les matins, par Rochefort.
osé écrire une lettre semblable à son supé-
rieur en grade — qui était, dans le cas
actuel, son ancien chef — sans être soutenu
en haut lieu.
Voici le sens de celte lettre, autant que je
l'ai présente à la mémoire : « Il ressort,
après l'enquête : 1° que vous avez fait ouvrir
la correspondance d'une personne qu'il n'y
avait pas lieu d'incriminer, et cela à l'éton-
nement de tout le monde et pour des motifs
étrangers au service. »
Ceci visait évidemment la surveillance
exercée sur la correspondance d'Esterhazy.
Henry affirmait ainsi d'une façon très
nette le néant de mes présomptions contre
Esterhazy.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
io:
UNE PAP.E n HISTOIRE
L HONNEUR DE L ARMÉE EXIGEAIT-IL CELA?
Il donnait même à entendre que j'avais
ourdi contre Esterhazy une sorte de machi-
nation (motif étranger au service .
Dans le paragraphe -. Henrj affirmai!
faussement que j'avais essayé de suborner
<l«'u\ officiers du service des renseignements
pour affirmer que l'écriture d'une pii
classée au service évidemment \e petit bleu
étail il mu' personne déterminée, et pour
affirmer que cette pièce avait été saisie à la
poste.
Dans le •'{' paragraphe, Henry m'accusait
nettement d'avoir divulgué le dossier secret
Dreyfus, el cela, disait-il, pour des motifs
étrangers au sen ice.
Quand je reçus cette lettre vers !<•
le h juin . uni' clarté -'■ lit dans mon esprit.
.Ir vis nettement qu'une machination devait
n
106
L'AFFAIRE DREYFUS
avoir été préparée contre moi, qu'on la met-
trait en œuvre le jour où cela paraîtrait né-
cessaire.
La mission se complique et les
faux se multiplient.
Jusque vers le 20 octobre 1897, il n'y eut
plus aucun incident.
Mais, le 23, arriva à Tunis l'ordre de me
faire continuer ma mission sans interrup-
tion ; on avait sans doute appris, au minis-
tère, que je m'apprêtais à prendre mon congé
annuel ; le général Gonse s'était même in-
formé à ce sujet auprès d'un de mes amis, en
prétextant qu'il avait des papiers à me
rendre, ce qui était absolument inexact.
Huit jours après, le général Leclerc reçut
l'ordre d'étendre ma mission jusqu'à la fron-
tière tripolitaine.
Le général Leclerc trouva Tordre étrange,
me convoqua à Tunis, me demanda des expli-
cations; et là, pour la première fois, je lui
dis exactement de quoi il s'agissait. Le géné-
ral me dit qu'il allait demander de nouvelles
instructions, que je ne devais pas me presser
de partir et qu'en tout cas je ne devrais pas
dépasser Gabès.
Je rapproche la date de mon envoi à la
frontière tripolitaine de celle de la lettre
qu'écrivit Esterhazy au ministre de la guerre
pour lui signaler mes agissements ; la lettre
d Esterhazy est du 23 octobre.
J'allais retourner à Sousse, lorsque le gé-
néral Leclerc reçut, au commencement de
novembre, un télégramme chiffré ainsi conçu
(je me souviens exactement des premiers
mol- :
« Le gouvernement a reçu des lettres l'in-
formant que le lieutenant-colonel Picquart
s'est laissé voler par une femme la photogra-
phie d'un document secret de la plus haute
importance et compromettant pour un atta-
ché militaire étranger. Prière d'interroger cet
officier supérieur. »
J'écrivis une déclaration par laquelle je
démontrai qu'il était impossible que j'aie pu
me laisser voler un document par une femme,
attendu que je n'avais jamais sorti du minis-
■ aucune pièce de mon service, et que je
n'avais jamais été en relation, que je ne con-
naissais même pas de vue aucune des
femmes employées par le service.
Je rentrai alors à Sousse, et je dois remar-
quer que, dans une période qu'il faut comp-
ter du 7 au 20 novembre à peu près, je n'ai
plus reçu, en fait de correspondances, sauf
peut-être une ou deux lettres insignifiantes,
je n'ai plus reçu, dis-je, que des imprimés,
une lettre d'Esterhazy et une lettre qui était
un faux.
J'en ai conclu que ma correspondance de-
vait avoir été saisie pendant cette période, et
j'en ai même la preuve, car, deux lettres, que
mon beau-frère m'a écrites à cette époque,
ne me sont jamais parvenues.
Le 10 novembre, j'ai reçu, à peu près en
même temps :
1° Une lettre d'Esterhazy datée du 7, dans
laquelle il m'accuse à peu près des mêmes
faits qui ont été reproduits plus tard dans
l'article de la Libre Parole du 15 novembre
signé ; « Dixi » ;
2° Le télégramme signé Blanche qui dit
qu'on a des preuves que Georges (c'est-à-dire
moi) a fabriqué le petit bleu.
Le lendemain, 11, je reçus le télégramme
signé Speranza qui disait: « Arrêtez le demi-
dieu, tout est découvert, affaire très grave. »
La lettre d'Esterhazy et le télégramme
Speranza présentaient cetle particularité
commune que, sur l'adresse des deux docu-
ments, mon nom était écrit sans C ; que dans
l'un il y avait comme désignation de lieu
« Tunis », dans l'autre « Tunisie » ; tandis
que dans le télégramme Blanche l'adresse
était parfaitement correcte, ainsi que la dési-
gnation de ma garnison (Sousse). C'est
l'adresse défectueuse qui est cause que je ne
l'ai reçu que le 11, bien qu'il y ait été expédié
le 10, comme l'autre.
J'établis immédiatement une corrélation
entre la lettre d'Esterhazy et le télégramme
Speranza, et j'établis aussi, dans mon esprit,
un lien entre ces deux pièces et le télé-
gramme Blanche, puisque je savais parfaite-
ment que je n'avais en aucune façon fabri-
qué le petit bleu qui m'avait fait découvrir
Esterhazy.
Ce qui m'aida beaucoup à comprendre ra-
pidement qu'une machination était en train,
c'est que la lettre de Henry, du 31 mai, avait
déjà cherché à jeter un discrédit sur mon in-
vestigation contre Esterhazy, et notamment
DEVANT6LA COURlDE I ^SSATION
107
sur le petit bleu, qui était extrêmement gê-
nant pour les défenseurs d'Esterhazy.
Bien que je fusse seul à Sousse à la tête du
régiment, le colonel étant absent, je télégra-
phiai immédiatement pour avoir l'autorisa-
tion d'aller à Tunis.
Je l'obtins, et je demandai en arrivant, au
général Leclerc, la permission d'écrire au
ministre pour lui signaler les manœuvres
dont j'étais l'objet et lui demandai d'ouvrir
une enquête h ce sujet. Le général Leclerc
m'y autorisa, el j'envoyai au ministre ma
plainte, ainsi que la copie de la lettre Ester-
hazy et la copie de deux télégrammes.
Une chose remarquable, c'est qu'à une date
à laquelle il n'était pas encore possible que
ma plainte fût arrivé».' à Paris, la Libre Parole,
dans une série d'articles signés « Dixi ». re-
produisait les accusations de la lettre d'Es-
terhazy et faisait allusion au télégramme.
Devant M. Bertulus, Esterhazy a reconnu
qu'il avait inspiré les articles Dixi et il af-
firme qu'il avait été renseigné par la dame
voilée.
Je continuai à ne recevoir aucune lettre de
ma famille, et je fus très étonné que le cour-
rier de fiance — qui me fut remis, par suite
des retards de la poste, le l6ou 19 novembre
seulement — ne contint qu'une lettre, un
feux, portant une adresse identique à celle
du télégramme Speranza, el semblable aussi
à celle de la lettre Esterhazy. Cette lettre était
ainsi conçue :
\ craindre. Toute l'œuvre découverte.
Retirez-vous doucement. Ecrivez-moi
Cette lettre était écrite à la plume, mais en
caractères d'imprimerie.
L'adresse seule étail en caractères cursifs.
.le remarquai que le timbre de la poste
('■tait celui de la place de la Bourse, le même
que celui de la lettre Esterhazy.
La date de la lettre esl du l() novembre.
Le -I novembre, .i'- reçus l'autorisation de
me rendreaParis pour témoigner devant le
général de Pellieux; j'avais sollicité moi-
même cette autorisation par télégramme le
même .jour, mai-- je crois que les dépêches se
-oui croisées. Le télégramme ministériel indi-
quait que j'étais appelé a déposer mu- la de-
mande du gouverneur militaire de Paris et que
je devais donner ma parole de ne communi-
quer avec qui 'i :e soit pour quoi que ce
soit, avant d'avoir vu le général de Pellieux.
Je quittai Tunisie 23 novembre et j'arrivai
a Pari- le -H\ au matin.
Retour à Paris. — Le «r<'n«>ral
do Pellieux.
Je suis arrivé à Pari- le 26 novembre I8'.>7.
venant directement de Tunis, et j'ai fait, le
même jour, ma déposition devant le général
de Pellieux.
J'avais dû donner ma parole de ne voir qui
que ce -,,il avant de paraître devant le g
né rai.
Je l'ai observée strictement.
La seule personne que j'aie vue en arrivant
à Pari- a été l'officier envoyé par l'état-
major pour me recevoir en descendant du
train.
On avait choisi mon ami le commandant
G. Mercier-Millon, qui me lit sentir qu'on
n'était pas ma] disposé a mon égard et qui
me rapporta notamment ce propos du -
néral Delannes. Je ne puis affirmer -'il m'a
rapporté ce propos immédiatement ou seule-
ment dans la journée on le lendemain.
« Tout cela esi bien malheureux pour
l'état-major. mais nous ne demandons qu'une
chose, c'est que Piequart revienne parmi
nous.
Mercier-Millon me conduisit à l'hôtel Ter-
minus, ou je me trouvai place -mi- la sur-
veillance la plu- étroite de la police; je me
demande même si cette surveillance n'était
pas ostensiblement apparente.
Quoi qu'il en -oit, il ne s'est pas passé un
seul joui- sans que je n'aie eu a interpeller
le- agents en bourgeois qui étaient à ma
pi-te. et celle -il r\ ei lia lice n'a changé «le lia
tnre que le joui- ou j'ai appréhendé ■■! mené
.•m commissariat de police de Saint-Thora
d'Aquin un agent, vêtu ''il ouvrier, qui me
suivait depuis une heure.
i général de Pellieux, durant - nquéte,
m'interrogea 9ur mes relations avec H. L
blois, Bur ma \ H' privée et mes fréquenta-
tions.
je ne pu- obtenir de savoir d'où il tenait
les rapports, absolument raenson qui
avaient été produit- -m- ces deux derniers
points, et qui me représentaient comme un
névrosé, adonné a l'occultisme et faisant
108
L'AFFAIRE DREYFUS
tourner des tables dans des milieux plus ou
moins interlopes.
Jamais de la vie je ne me suis occupé de
questions semblables, et je me demande si
ces rapports ne proviennent pas de Guénée,
l'agent habituel de Henry.
En tout cas et malgré mes dénégations, le
général fut extrêmement dur à mon égard àce
sujet et dépassa même les limites permises.
Je n'avais aucune idée des témoignages
qu'avaient produits contre moi Henry, Lauth
et Gribelin.
Le conseil de guerre Estcrhazy.
Je passe maintenant aux deux audiences
du conseil de guerre Esterhazy, les 10 et
11 janvier 1898.
Ayant été été enfermé dans la salle des
témoins aussitôt après l'appel des témoins et
ne connaissant personne dans la salle, j'en-
trai pour déposer le 10 janvier au soir, au
moment où le huis-clos venait d'être pro-
noncé, sans me douter que le rapport Ra-
vary était un véritable réquisitoire contre
moi et sans avoir la moindre idée des accu-
sation telles que celle de cambriolage,
qu'Esterhazy avait portées contre moi pen-
dant son interrogatoire.
Aussi n'ai-je compris que le lendemain, à
la lecture des journaux, le sens des nom-
breuses questions qui m'étaient posées soit
par la défense, soit par le président, soit par
le général de Pellieux, qui, assis derrière le
président, m'a interpellé fréquemment, de-
mandant généralement l'assentiment delà dé-
fense et duprésident, mais s'en passantjaussi.
Le lendemain matin, j'eus à compléter
ma déposition, mais, là encore, je fus telle-
ment accablé de questions par la défense, le
général de Pellieux ou le président, que l'un
des juges, le commandant Rivais, dit :
« Je vois que le colonel Picquart est le vé-
ritable accusé. Je demande qu'il soit auto-
risé à présenter toutes les explications néces-
saires pour se défendre. »
Le général de Luxer y consentit.
Je donnai quelques explications complé-
mentaires et j'ajoutai :
" Je demande instamment à être confronté
avec tous les témoins dont les allégations
seraient contradictoires avec les miennes ou
tendraient à m'incriminer. »
Le général de Luxer me le promit.
Malgré cette promesse, je n'ai' été con-
fronté qu'avec un seul témoin, et je me de-
mande si l'impression défavorable qui a dû
en rejaillir sur ce. témoin — le colonel Henry
— n'a pas été la cause pour laquelle les
autres confrontations n'ont pas eu lieu.
J'ai su, depuis, que l'un des juges sup-
pléants avait insisté pour que la promesse
qui m'avait été faite fût observée, et qu'il n'y
a pas réussi.
Voici comment s'est passée ma confronta-
tion avec Henry :
A la fin de sa déposition, on m'a introduit.
On m'a dit que Henry m'avait vu assis à ma
table, en compagnie de Leblois, le dossier
secret entre nous, la pièce « Ce canaille
de D... » sortie du dossier.
J'ai nié le fait avec la plus grande énergie,
et j'ai prié que l'on demandât à Henry à
quelle époque il plaçait cet incident.
Henry, qui paraissait assez embarrassé
par l'énergie de mes dénégations, répondit :
« C'était peu de temps après ma rentrée de
permission, par conséquent au commence-
ment d'octobre 1896. »
Je priai immédiatement les juges d'inscrire
cette date, me promettant, dans la confron-
tation suivante qui devait avoir lieu avec Gri-
belin, de faire appeler également Leblois et
d'établir l'alibi de ce dernier ; mais il n'y eut
pas d'autres confrontations, et je n'ai connu
que tout dernièrement certains des témoi-
gnages portés contre moi à cette audience.
Jusqu'au prononcé du jugement, je ne sus
rien de ce qui se passait dans la salle. Toute-
fois, à un moment donné, Me Tézenas ou l'un
de ses secrétaires sortit dans la salle où se
tenaient les témoins et annonça qu'on m'ar-
rêterait après l'audience.
Le propos me fut immédiatement répété,
soit par M. Stock, libraire, qui était témoin,
soit par M. Autant.
Je rentrai dans la salle, pour le prononcé
du jugement, et me mis au premier rang,
mais je ne fus arrêté que le surlendemain.
L'arrestation.
Le 13 janvier, au matin, un officier de la
Place de Paris vint me trouver, à sept heures
DEVANT LA COUR DE CASSATION
100
et demie, et m'annonça qu'il allait me con-
duire à la Place. J'avais rem la veille au soir
deux convocations : l'une pour me rendre à
la Place, le soir même ; l'autre, pour me ren-
dre à la Place, le lendemain, à huit heures du
malin.
J'exprimai donc mon étonnement qu on
vînt me chercher puisqu'on -avait bien que
j'étais absent la vcille.au moment de la pre
mi ère convocation, et qu'il n'était pas encore
L'heure de me rendre à la seconde.
A la Place on me lit connaître que j'étais
:«?&. •$■•■ - *
■
■
.'
•
\
M Labori, l'ardeni défenseur de la Justice et de u Vérité
mis aux arrêts de forteresse, jusqu'à déci-
sion, à la suite d'un conseil d'enquête appelé
S 8e prononcer sur mon compte, el je fus <'in-
mené au Mont-Valérien.
Je remarque immédiatement que le con-
seil d'enquête se réunit le 1er février : mais
que, sous prétexte de ne pas exercer d'in-
Huence sur le jury, je pense, au procès Zola,
on ne prit une décision à mon égard que le
26 février el que, contrairement à i<>u- les
précédents, on me garda ainsi pendant un
m* >i - entier, aux arrêts de forteresse, après
que le conseil avail statué.
Ce n'esl même que plus de vingt-quatre
heures après la signature du décret ordon
uanl ma mise en réforme que je fus élargi
Quelques jours avant la réunion du con-
seil d'enquête, ,i«' reçus la visite du général
110
L'AFFAIRE DREYFUS
Dumont, qui me dit qu'il était rapporteur du
conseil : et il me présenta une feuille sur la-
quelle étaient inscrits les griefs dont j'avais
à répondre.
A mon grand étonnement, j'étais traduit
devant un conseil d'enquête, en qualité d'of-
ticier de l'élat-major de l'armée, détaché au
'c tirailleurs.
J'ai introduit une instance devant le con-
seil d'Etat parce que cette qualité n'existe
pas à ma connaissance : j'étais lieutenant-
colonel au 4e tirailleurs et tout lien entre
L'état-major de l'armée etmoi étaitlégalement
rompu.
Les griefs étaient énumérés de la façon
suivante :
1" Communication à un avocat, MeLeblois,
de deux dossiers secrets intéressant la dé-
fense nationale et la sûreté extérieure de
l'Etat.
Je remarquai de suite et fis remarquer au
général Dumont que le mot secret avait été
ajouté en interligne.
2° Avoir proposé au capitaine Lauth d'af-
iirmer que l'écriture du petit bleu était d'une
personne déterminée.
3° Avoir été vu, assis à mon bureau avec
Me Leblois, la pièce : « Ce canaille de D... »
entre nous deux.
i° Avoir remis à Mc Leblois, avocat, un
certain nombre de lettres qui m'avaient été
adressées par le général Gonse, au cours
d'une mission.
Je remarque que, dans ce dernier para-
graphe, on ne visait pas les lettres du géné-
ral Gonse relativement à l'enquête Ester-
hazv.
Ceci me frappa, parce que déjà, à l'en-
quête, Ravary, le commandant Ravary m'a-
vait demandé les lettres du général Gonsei et
qu'au conseil de guerre le général de Luxer
s'i lait emparé, avec mon consentement d'ail-
leurs, des lettres du général Gonse relatives
à l'enquête Esterhazy.
Le conseil d'enquête.
Le 1er février, en entrant dans la salle où
était réuni le conseil d'enquête, je remarquai
tout d'abord que le colonel désigné pour faire
partie de ce conseil était le colonel Bouchez,
ami intime du général de Boisdeffre, que
celui-ci tutoie.
Dès que la séance fut ouverte, je demandai
au général de Saint-Germain, qui présidait,
de vouloir bien me donner acte que l'on ne
m'avait laissé fournir aucune explication
préalable et que l'on ne m'avait montré au-
cune pièce du dossier relatif à l'affaire.
Le général refusa.
En attendant la lecture du rapport par le
rapporteur, je vis combien il eût été néces-
saire que celui ci me demandât quelques
explications préliminaires.
En effet, le dossier des pigeons voyageurs,
dont la communication à Leblois était visée
par ce rapport, était le dossier secret que je
n'avais jamais montré à Leblois, "et non le
dossier administratif que je lui avais seul
communiqué.
Le dossier qu'on avait apporté et placé sur
la table du conseil était le dossier secret, et
ce qui a augmenté encore la confusion, c'est
que ce dossier secret était divisé lui-même
en deux liasses contenant chacune des pièces
secrètes, si bien que l'on a pu établir plus
tard une équivoque entre une de ces liasses
et le dossier administratif.
De plus, le rapport du général Dumont
émettait d'autres griefs encore que ceux por-
tés sur la liste qui m'avait été remise.
On y disait notamment que j'avais proposé
à des officiers sous mes ordres de faire ap-
poser le cachet de la poste sur le petit bleu.
Devant un conseil d'enquête, les témoins,
d'après le règlement, sont entendus l'un
après l'autre ; on s'en tint strictement à cette
réglementation, et il me fut impossible d'ob-
tenir que Leblois fût confronté avec ses prin-
cipaux contradicteurs.
A propos du dossier Boulot, je remarque
qu'on essaya d'introduire une confusion
entre le dossier d'espionnage Boulot, que je
n'avais jamais montré à personne en dehors
du service, et le dossier judiciaire Boulot, au
sujet duquel j'avais mis en rapport Henry et
Leblois.
Le premier contient des détails relatifs à
mon service, qui ne figurent pas dans le se-
cond.
Pour le dossier des pigeons voyageurs, je
mandai que l'on fît faire à Leblois la descrip-
tion du dossier qu'il avait eu entre les mains.
Leblois le fit avec beaucoup de précision, cl
DEVANT LA COUR DE CASSATION
iil
cette description ne s'appliquait à aucune
des liasses du dossier secret, qui était sur la
table.
On remit ces liasses aux mains de Leblois
cl il déclara ne pas les connaître.
Lorsque (iribelin fut introduit, il déclara
que c'étaient les deux liasses figurant sur la
table du conseil qu'il avait remises entre mes
mains, et qui se trouvaient sur mon bureau
pendant l'automne 1890, alors qu'il avait vu
Leblois assis à côté de moi ; je lui fis deman-
der s'il existait un autre dossier de pigeons
voyageurs ; il répondit que oui, mais que ce
dossier n'était jamais sorti de son armoire.
Je lui tis faire la description de ce dossier,
et cette description fut identique à celle
qu'avait faite précédemment Leblois ; c'est à
ce moment surtout que j'insistai pour obtenir
une confrontation qui ne me fut pas ac-
cordée.
Je passe sur les autres incidents de la
Séance du conseil. Les allégations de Henry,
de Lauth et de (iribelin furent, avec beaucoup
plus de modération, semblables à celle du
procès Zola.
Je dois ajouter qu'au procès Zola il y a eu
des allégations nouvelles, mais, à la distance
Où nous sommes des faits, il est impossible
de séparer dans mou esprit, d'une façon
précise, ce qui a été dit au conseil d'enquête
de ce qui a élé dit au procès Zola.
Je n'ai rien de particulier à dire au sujet
du procès Zola.
Je fus autorisé à m'y rendre librement, el
je reçus, au sujet de la tenue, les mêmes ins-
tructions que les autres officier-.
Toutefois, peu après ma dernière déposi-
tion, un officier de l'état-major du gouver-
neur m'insinua — en ne cachant pas que
cela eût été agréable en haut lieu — de me
présenter en bourgeois. Je m'y refusai à
moins d'un ordre formel.
Après le procès Zola el ma mise à la ré-
forme, je ne m'aperçus plus d'aucune machi-
nation importante avant le moment où, par
suite de la cassation de l'arrêt de la Cour
d assises, le procès Zola revint sur l'eau.
Je dois signaler, pourtant, qu'à l'occasion
démon duel avec Henrj il y eul une entente
évidente entre Eslerhazy el Henry, pour que
le premier se substituai au Becond : une
maladresse commise par Esterhazj el les
lettres qu'il m'a écrites en son! la preui
Le pro< - / ila devait revenir devant la
Cour d'assises de Versailles au mois de
mai 1898 le l-i . J'y devais figurer comme
témoin, libre désormais de toute attache
militaire.
Le (loup de la Photographie,
Dè> la lin d'avril, le bruit commença à
répandre, dans les journaux qui recevaient
leurs inspirations d'officiers de l'état-major,
tels que 1' !■'.< ■■//" de /'<nis et le Gaulois, que le
principal témoin de l'affaire Zola avait eu
une entrevue, dans le grand-duché de Bade,
avec un attaché militaire étranger.
Le bruit prit peu à peu une certaine consis-
tance, et lorsque je fus bien et nettement
désigné par le journal /<• Juin-, que l'on eut
bien affirmé qu'une photographie de celte
entrevue existait, je m'adressai à la justice.
Je voulais que mes accusateurs pussent
faire leur preuve : c'est pourquoi, au lieu de
traduire directement te Jour devant la police
correctionnelle, je lis une plainte en lau\
contre l'auteur de la photographie, et je de-
mandai à M. Bertulus, qui avait été chargé de
l'instruction, d'entendre les journalistes qui
avaient signalé le fait.
Je lui demandai aussi d'entendre l'agent
Guénée, el cela pour deux raisons :
D'abord, au temps où j'étais encore chef du
service des renseignements, Guénée m'avait
raconté qu'il existait une photographie dans
laquelle Dreyfus était représenté causant,
dan- un café, ;i\e<- l'attaché militaire étran-
ger qui passait pour être son correspondant :
l'autre raison était celle-ci :
Au\ mois de mars el d'avril j'avais été
souffrant, el j'habitais, pendant ce temps, non
[•lus chez moi, mais chez une vieille amie de
ma mère. Or, pendant mon absence de mon
domicile, des persoi - suspectes sont ve
nue-. ;ni moins deux fois, prendre des ren
seignementa à mon sujet.
Je pensai que ce ne pouvait être que I au
torité militaire qui avail pu provoquer
demandes de renseignements, el comme
Guénée était le principal agent qui était
chargé autrefois de je pens
qu'il pouvait eu avoir été chai dément
celle f0iS-CI.
L'AFFAIRE DREYFUS
L'inquisiteur Du Paty de Clam.
L'instruction n'aboutit pas, et j ignore a
quoi résultat a pu arriver M. Bertulus.
j'ai alors poursuivi le Jour devant le tribu-
nal correctionnel 1 •
, Le rédacteur de cette feuille qu. avait
affirmé l'existence de la photographie accusa-
trice M Adolphe Possien, interrogé par le juge
d'instruction Bertulus, refusa toute explication
en se retranchant derrière le trop commode
-. i et professionnel. ■•
Le faux Henry.
Le9juillet,M.Cavaignac fil, à la tribune,
un discours où il basait, en partie, la culpa-
ZL de Dreyfus sur la pièce « Ce canaille
de D. . » et sur le faux Henry.
j'ai cru de mon devoir de ne pas laissej
une erreur aussi grande se propager dan l
oavs et j'ai écrit, à la date du 9 juillet, «
M. le président du conseil, une lettre où ton
en reconnaissant la parfaite bonne foi d
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Il t
-;C.-' -
LE TRIPATOI ILLAGE DES PIEl ES SEi RI
M. le ministre «le la guerre, je m'offrais à
démontrer, devanl toute juridiction compé-
tente, le caractère frauduleux de la pièce
connue sous le nom de faux Henrj » el
l'inanité de la pièce « Ce canaille de l>... -
comme charge contre Drej fus.
Le 12 juillet, des poursuites furenl dirigi
contre moi el Leblois pour I»'-- communica-
tions que j'aurais faites t ce dernier : el le
13 juillet, après la constatation de mon iden-
tité par M. le juge 'I instruction Kabre, je fus
incarcéré à la prison <!<• la Sanli
Le colonel Picquarl esl resté |»i es <l i s
an emprisonné pour avoir connu -
cri de pressentir les faus . de dôm
quer le traître, el d'aider la Véril
faire jour. Si la [ni •-• >!« fui longue, la
sera éternelle.
i
I u
L'AFFAIRE DREYFUS
Mais éternel aussi sera l'opprobre de
ceux qui s'acharnèrenl contre lui au béné-
fice d'un traître et dont les menées ressor-
lent de leurs dépositions mûmes.
Déposition de M. Du Paty de Clam.
12 janvier IS99.
Le 2.') octobre 1897, le général Gonse m'en-
voya chercher au bureau des opérations mi-
litaires, où je faisais mon service et où
j'étais chargé d'un travail urgent, secret et
important. Je fus instruit alors partiellement
de la campagne qui, me disait-on, était com-
mencée depuis dix-huit mois et sur le point
d'éclater au grand jour, tendant à substituer
Esterhazy à Dreyfus.
Je ne connaissais Esterhazy que pour
l'avoir vu deux fois, sans lui parler, au cours
d'une expédition en Afrique, il y a dix-huit
ans. Je n'en avais pas entendu parler depuis,
cl je n'avais jamais eu avec lui aucune rela-
tion, ni directe, ni indirecte.
Je ne crois pas devoir exposer ici à quelles
considérations d'ordre supérieur j'ai obéi,
en allant au secours d'un homme qui m'a
été alors représenté comme digne d'intérêt,
qui m'a été représenté comme ayant été
l'objet d'une enquête longue et minutieuse,
à la suite de laquelle il avait été reconnu in-
nocent du crime qu'on allait lui imputer et
qui, d'ailleurs, a été reconnu tel à l'unani-
mité par un conseil de guerre.
Mes relations avec Esterhazy ont été con-
nues de certains membres du gouvernement;
elles ont été provoquées, connues, utilisées
par mes chefs, notamment par le général
Gonse. Mes relations directes ont cessé le
joui- où j'ai reçu l'ordre de ne pas voir Ester-
hazy.
M 9 relations indirectes ont eu lieu par
des intermédiaires, dont, les uns m'ont été
imposés par mes chef- et dont les autres se
il imposés a moi ou m'ont été imposés par
:ireons tances.
relations ont donné lieu à des légendes
contre lesquelles je n'ai cessé de protester
auprès de qui de droit, notamment en ce qui
concerne des télégrammes que je n'ai ni
écrits ni expédiés, et en ce qui concerne une
pièce qui aurait été remise à Esterhazy.
qu'il n'a jamais eue entre les mains et qu'il
n'a jamais rapportée au ministère.
11 y a eu une réunion dans laquelle on a
agité la question des moyens de prévenir
Esterhazy, et parmi ces moyens celui d'une
lettre anonyme dont la rédaction a été modi-
fiée deux fois. Une de ces lettres était la
copie presque textuelle dune lettre anonyme
écrite à l'adresse du ministère. L'autre était
beaucoup plus brève et a été rédigée par le
colonel Henry.
Les lettres doivent exister encore ; elles
n'ont pas été envoyées. La dernière fois que
j'ai vu les dossiers dans lesquels elles de-
vaient se trouver, ces dossiers étaient àl'état-
major.
Le président. — Esterhazy n'a-t-il pas été
prévenu par un autre moyen, c'est-à-dire
par une lettre qui lui a été envoyée, vers le
20 octobre 1897, sous la signature « Espé-
rance » ? N'est-ce pas vous qui l'auriez ainsi
prévenu ?
M. le général Roget nous a dit qu'il s'était
procuré la certitude que la lettre du 20 sep-
tembre 1897, signée « Espérance », et dans
laquelle on prévenait Esterhazy de la cam-
pagne qui allait être entreprise contre lui,
était de vous. Il nous a dit que vous seriez
allé le 16 octobre au service des renseigne-
ments, que vous auriez demandé, sous un
prétexte quelconque, l'adresse d'Esterhazy,
qu'on vous aurait renvoyé à l'agent chargé
de la surveillance d'Esterhazy, et que celui-ci
vous aurait donné l'adresse d'Esterhazy à
Dommartin-la-Planchette ?
Le lieutenant-colonel du Paty. — Je pro-
teste de la façon la plus formelle contre l'ac-
cusation formulée contre moi par le général
Roget, qui a été mal renseigné. Je n'ai pas
écrit cette lettre. Je ne connaissais pas
l'agent du service des renseignements chargé
de la surveillance d'Esterhazy. A une date
que je ne puis préciser, mais qui devra rem-
placer dans toutes mes dépositions anté-
rieures celle du 23 octobre, on m'a parlé du
commandant Esterhazy pour la première
fois depuis dix-huit ans. J'ignore si, devant
moi, on a parlé de l'adresse d'Esterhazy à la
campagne ; je ne m'en souviens aucunement ;
j'ai su néanmoins cette adresse, mais jamais,
dans aucun cas, je n'ai adressé aucune pièce
DEVANT LA COUR DE CASSATION
de communication au commandant Ester-
hazy hors de Paris.
Le président. — Nous représentons au
témoin la lettre signée « Espérance ».
Le lieutenant-colonel m Paty. — Je crois
reconnaître cette lettre pour celle qui m'a été
montrée par Esterhazy lors de notre pre-
mière entrevue au parc de Montsouris I .
Demande posée par in i onseiller. — Vous
venez de nous dire que vous n'aviez pas en-
tendu parler d'Ksterhazy pendant dix-huit
ans. Comment expliquez-vous qu'on se soit
adressé à vous, qui n'apparteniez pas au
service des renseignements, pour engage]
des négociations avec lui et le prévenir de
ce qui se préparait contre lui?
Le lieutenant-colonel du Paty. — Mes
chefs ont eu des raisons que j'ignore, el je
répèle que je ne crois pas devoir exposer ici
les considérations d'ordre supérieur aux-
quelles j'ai obéi en allant au secours d'un
homme qui m'a été représenté alors par le
colonel Henry, en présence du général Gonse,
comme digne d'intérêt et que je ne connais-
sais nullement.
La première entrevue que j*ai eue avec
Esterhazy a été organisée au service des
renseignements par le colonel Henry.
Je suis allé au rendez-vous fixé par un
officier de service, chargé de me désigner le
commandant Esterhazy, que je ne connais-
sais pas.
J'ai pris des précautions pour n'être pas
reconnu, c'est-à-dire que j'ai mis des con-
serves et une barbe noire, dans le but, si
Esterhazy était l'objet d'une surveillance
occulte, de ne pas mettre en cause l'état-
major.
Le colonel Henrj était dans le voisinage.
L'officier qui m'accompagnait était Gribelin.
Le commandant Esterhazj m'a paru sin-
cère dans son indignation contre les per-
sonnes qui allaient le dénoncer : il était déjà
prévenu par une lettre et je crois par une
autre voie.
L'entrevue dura à peu près une heure.
J'eus plusieurs autres entrevues avec Ester-
bazy, jusqu'au jour où je reçus défense du
général de Boisdeffre de le voir, vers le 16 no-
vembre 1897.
Le» relations par intermédiaires ont «m
(1) Voir plu- l<>in.
lieu, comme je l'ai dit, an moyen d<
laines pers tes, parmi lesquelles ma ;
Pays. Ces relations - born< des
transmissions de mess -
Au cours de mes entrevues rhazj .
il m'a parlé de certains personnages qui le
renseignaient tant sur les agissements de
adversaires que sur certains faits «pu se p
saient au ministère. Je n'ai jamais vu i
personnage-, j'ignore leur qualité- et leur
sexe.
Jamais le commandant Esterhaz) ne m'a
parlé de o Dame voile-
Esterhazy n'a jamais eu de document -
crel entre les mains : le- enquête- Pellieux el
liavary ont montré qu'il ignorait le contenu
du document dit a libérateur . Esterhazj
-i pa- venu au ministère le matin oùce
document a été' apporté au cabinet «lu mi-
nistre. J'ignore qui y a apporté ce docu-
ment.
Outre les officiers nommés ci-dessus, «pu
ont été en rapport avec Esterhazy, il j eut à
mon iii-u je l'ai mi depuis «h'- agents civils
du service des renseignements qu'il a connus.
11 m'en a nommé un.
Quant aux télégrammes Sperana
« Blanche », je répèle «pie j«i ne les ai m
écrits, ni envoyés, ni l'ait écrire.
Ces télégrammes ont servi de base a une
accusation qui a été réduite à néant par la
chambre des mises en accusation.
Dans ce que j'ai «lit précédemment «!«• la
Dame voilée », il doit s'entendre qu'Esti •
ha/.y m'a parlé d'une inconnue, -.ni- ne- la
présenter jamais -ou- le nom de l ame
voilée ». C'est par «vite inconnue, notamment,
qu'Esterhazy a eu <!«• nombreux rens -
ment- -m les agissements d adver
saires.
Le président. — Que savez-vous en ce qui
concerne la remise, par cette inconni u par
imite autre personne, «lu document «Id li-
bérateui
Le i.u.i rEN riNT-( olonel ni Paty. — Je d ai
rien autre chose a dire que ce «pu- j'ai dil
dessus, a savoir : Personne n'a jan
mi- «le document à Esterhazj ; Esterhazy i
rapporte aueiin document au minisl
gnore le nom <!<• la personne qui a apport'
document au «-al. met «lu ministre
la. président. — Quelles ont été les i
mières conversations que vous avez échanj
t le.
L'AFFAIRE DREYFUS
avec Esterhazy, lors do vos entrevues? Ester-
liazy ne vous a-t-il pas paru exaspéré ? N'avez-
vous pas cherché à le calmer? Ne vous a-t il
pas dit que, si ou ne lui rendait pas justice, il
s'adresserait à l'empereur d'Allemagne? Ne
lui avez-vous pas conseillé d'écrire plutôt au
président de la République, et n'avez-vous
pas fourni la carcasse — ou même le texte
— des lettres qu'Esterhazy a envoyées ?
Le lieutenant-colonel Dr Paty. — Le
premier entretien que j'ai eu avec Esterhazy
a. en effet, eu pour objet de calmer son exas-
pération, il m'a parlé, en effet, comme moyen
extrême, d'écrire à l'empereur d'Allemagne en
lui demandant de faire certifier sur l'hon-
neur, par son aide de camp, que jamais lui,
Ksterhazy, n'avait eu de relations illicites
avec les agents allemands. Je l'ai, en effet,
engagé à ne pas porter sa querelle sur le ter-
rain diplomatique et à s'adresser au président
de la République pour lui demander aide et
protection. Par ces moyens, j'ai gagné le mo-
ment où Lsterhazy a enfin été mis en rapport
avec M. le gouverneur de Paris.
Le président. — Avez-vous eu connais-
sance des lettres adressées au présidentde la
République? Il y en eut trois. Avez-vous par-
ticipé à toutes les trois?
■ Le lieutenant-colonel du Paty. — Je n'ai
participé qu'à une, à mon souvenir. Je crois
plutôt que c'était la première.
Le président. — Vous souvenez-vous du
contenu de cette lettre et notamment des
l>lirases suivantes, qui ont pu être regardées
comme bien étranges sous la plume d'un of-
ficier français :
Si j'avais la douleur de ne pas être écouté
du chef suprême de mon pays, mes précau-
tions sont prises pour que mon appel vienne
à mon chef de blason, au suzerain de la fa-
mille Esterhazy, à l'empereur d'Allemagne.
Lui est un soldat, il saura mettre l'honneur
d'un soldat — même ennemi — au-dessus
des mesquines et louches intrigues de la
politique II osera parler haut et ferme,
lui, pour défendre l'honneur de dix généra-
tions de soldats. A vous, monsieur le prési-
dent de la République, de juger si vous de-
vez me forcer à porter la question sur ce
terrain Un Esterhazy ne craint rien, ni per-
sonne, sinon Dieu. Rien ni personne ne
m'empêchera d'agir comme je le dis, si on
me sacrifie.
LE LIEUTENANT-COLONEL DU PATY. — J'ai eu
connajssance de cette lettre, aii ministère de
la guerre. Le canevas que j'ai soumis à Ester-
hazy ne contenait pas toutes ces paroles.
Le président — Dans sa seconde lettre,
du 31 octobre, Esterhazy parle très claire-
ment de la remise qui lui a été faite, par une
femme généreuse, de la photographie d'une
pièe qu'elle aurait réussi à soutirer au co-
lonel Picquart.
Cette pièce, dit la lettre, a été volée dans
une légation étrangère par le colonel Pic-
quart, et est des plus compromettantes pour
certaines personnalités diplomatiques. Si
je n'obtiens ni appui ni justice, et si mon
nom vient à être prononcé, cette photogra-
phie, qui est en lieu sûr, à l'étranger, sera
immédiatement publiée.
Enfin, dans sa troisième lettre au président
de la République, du o novembre 1897, il re-
vient sur le même sujet en disant :
La femme qui m'a mis au courant de
l'horrible machination ourdie contre moi
m'a remis, entre autres, une pièce qui est
une protection pour moi, parce qu'elle
prouve la canaillerie de Dreyfus, et qui est
un danger pour mon pays parce que sa pu-
blication avec le fac-similé de l'écriture
forcera la France à s'humilier ou à faire la
guerre.
De ces textes il résulte clairement que dès
le 31 octobre J897, Esterhazy avait en main
le document dit libérateur, qu'il le connais-
sait, qu'il en comprenait la portée et qu'il
avait éventuellement l'intention de s'en ser-
vir. Il est donc bien difficile d'admettre,
comme vous le disiez tout à l'heure, que ce
document ne lui aurait pas été remis et qu'il
ne l'aurait pas connu.
Le lieutenant-colonel du Paty. — Je ré-
pète que le commandant Esterhazy n'a ja-
mais eu le moindre document entre les mains,
qu'il ne l'a pas rapporté au ministère de la
guerre, que la personne qui a déposé ce do-
cument au cabinet du ministre n'est pas le
commandant Esterhazy, et que je ne connais
pas son nom.
Le président. — Qu'est-ce qui vous per-
met de faire cette triple affirmation ?
Le lieutenant-colonel du Paty. — Ester-
hazy me l'a dit.
Il n'a pas rapporié la pièce ; il me l'a diî.
J'ignore le nom de la personne qui a apporté'
DEVANT LA COUR DE CASSATION
117
M
Une répétition à l'État-Major ou l'arl d'influencer le Jurj .
In pièce au cabine) du ministre, ;'i onze
heures du soir : mais ça n'est pas Ester-
hazy.
Demande posée pap i s conseiller.— Corn-
raenl expliquez ous, alors, que le ministère
<l<- la guerre ail envoyé ;'i Esterhazj un reçu
d'une pièce qu'il n'aurait pas apportée '
Le lieutenant-colonel di Paty. — Je n'ex
plique pas. J'ai entendu dire au ministère
qu'il fallail envoyer un reçu.
Le président. — Je reviens .1 la question
des lettres au président de la République.
\<mi- savez qu'Ester azj prétend que
lettres lui ont été dictées : l'une, <lii il, au
pont < aulaincourl ; un»' autre, au i">ui des
Invalides : la troisième, je ne sais plus où. Il
les a écrites au crayon, <Iii il, bous la <1 1
de quelqu'un, h les .1 recopiées chei lui.
Pourriez-vous nous dire <|m est te < j m -1-
qu'un '
Ils
L'AFFAIRE DREYFUS
Le lieutenant-colonel du Paty. — Les
dires d'Esterhazy sont de ceux sur lesquels
je ne veux pas me prononcer i .
Le président. — Etes-vous personnelle-
ment demeuré étranger à ces dictées?
Le lieut.-colonbl du Paty. — J'ai dit que
j'avais donné le canevas d'une de ces lettres.
Demande posée par un conseiller. — Nous
vous présentons les enveloppes dans les-
quelles était contenu le document dit « libé-
rateur ». Connaissez-vous le cachet qui a été
apposé, à la cire, sur ces enveloppes?
Le LiEUT.-coLOiXEL du Paty. — Je ne connais
pas ces armes.
Demande posée par un conseiller. — La
lettre d'envoi de ce document, en date du
14 novembre 1897, au ministère de la guerre,
lettre qui vient d'être placée sous les yeux de
la Cour et qui est signée Esterhazy, implique
bien que ce dernier a eu ce document entre
les mains et l'a renvoyé à la Guerre.
Le lieut. -colonel du Paty. — Je répète
qu'Esterhazy n'a pas eu ce document en sa
possession. Il ne l'a donc pas rapporté au mi-
nistère, et la personne qui a remis ce docu-
ment au cabinet du ministre — ou à l'officier
de service — n'est pas Esterhazy.
Le président. — Vous avez, dès le début,
aidé Esterhazy dans les moyens par lesquels
il a cherché à expliquer sa situation. Vous
savez, sansdoute.quedanslaZï^re/Wo/edes
15, 16 et 17 novembre 1897 ont paru des ar-
ticles signés « Dixi ». Il semble résulter de ce
qui s'est passé devant le conseil d'enquête
qu'Esterhazy n'est pas Fauteur de ces articles,
bien qu'il les ait pris sous sa responsabilité
et que ces articles, au moins en partie, vien-
draient de vous.
Le lieut. -colunel du Paty. — Je ne parle-
rai ici que du seul article que je connaisse et
dont je me souvienne, et qui est le premier.
Lorsque l'affaire Esterhazy a é té sur le poi n t
d'éclater, on a établi une sorte de résumé des
préliminaires de cette affaire au service des
renseignements.
Stle colonel Henry, je crois, qui a l'ait
ce résumé.
1. "n remarquera que quinze lignes plus haut
M. du Paty de Clam prétend qu'il fait une affir-
mation triple, parce qu'Esterhazy le lui a dit.
La confiance dans les dires dlsteriiazy varie
donc suivant l'importance de ce qu'il raconte.
De ce résumé il a été extrait une plaquette
qui a été communiquée à Esterhazy, dans le
but d'être distribuée à sa famille, à ses amis
et à certaines autres personnalités. Cette pla-
quette devait être primitivement tirée sur la
machine à écrire du service des renseigne-
ments. Le colonel Henry a pensé que ce se-
rait imprudent. On a préféré confier à Ester-
hazy le soin de la faire imprimer. Il n'a pas
réussi à la faire imprimer.
A. la suite de l'article du Figaro signé
«Vidi», Esterhazy a porté cette plaquette,
transformée en article, à la Libre Parole, où
elle a paru à titre de riposte à l'article « Vidi ».
Les corrections que j'ai apportées concer-
naient les allégations du commandant Forzi-
netti, si je ne me trompe:
Le président. — A la Libre Parole, on ne
s'est pas mépris sur l'origine de l'article
« Dixi ». Voici, en effet, ce qu'a dit un de ses
rédacteurs, devant le conseil d'enquête. M. de
Boisandré déclare qu' « à la rédaction de la
Libre Parole, on n'a jamais cru que l'article
« Dixi » fût du commandant Esterhazy; les
communications faites à ce journal par ce
même officier étaient transmises par ordre ».
Un document vu par le témoin en fait foi.
« Cet officier n'était qu'un intermédiaire entre
le journal et l'état-major. » D'après cela, l'ar-
ticle « Dixi » apparaît comme une véritable
communication officielle.
Le lieut. -colonel du Paty. — C'est une
erreur absolue, la communication n'est pas
officielle.
Le président. — Lorsque Esterhazy a dû
comparaître devant le général de Pellieux,
désigné comme officier de police judiciaire,
n'avez-vous pas — par une note présentant
deux écritures — prévenu Esterhazy des ques-
tions qui seraient posées, et ne lui avez- vous
pas indiqué les réponses qu'il devait faire?
Le lieut. -colonel du Paty. — Il est exact
que j'ai envoyé un message au commandant
Esterhazy, pour lui donner quelques conseils
personnels. J'ai employé deux écritures, mais
je n'ai pas assez souvenir des termes de cette
note pour me prononcer sans l'avoir sous les
yeux.
Demande posée par un conseiller. — Avez-
vous agi, dans cette circonstance, sur l'ordre
de vos chefs ou bien spontanément?
Le lieut. -colonel du Paty. — Spontané-
ment.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
ll'.i
Le président. — Postérieurementàl'époque
où l'on vous a fait défense de voir Esterhazy,
n'avez-vous pas eu des relations avec
avocat, Mc Tézenas, et ce, de l'avis, et peut-
rtre même de Tordre de vos chef- '
Le lieut. -colonel de Paty. — Oui.
Le président. — Dans quel luit cl sur quel
ordre allez-vous chez lui ?
Le lieit. -colonel du Paty. — Pour garder
le contact avec Esterhazy. Le général Gonse
m'a prié, plusieurs fois, de voir Me Tézénas.
Le président. — Le général (ionse ne vous
a-l-il pas remis, à ce moment, un article
destiné à être publié et qui devait être, je le
-rois, transmis à M* Tézenas?
Le lieit. -colonel nu Paty. — J'ai, en effet,
été chargé une fois — postérieurement au
procès Esterhazy — de porter un article
qu'une indisposition m'a empêché de porter
chez Mc Tézenas. Il n'a pas été publié. Il est
resté en ma possession.
Le président. — Cet article n'existerait-il
pas encore aujourd'hui? Ne serait-il pas à
Bruxelles? El comment y serait-il arrivé?
Le lieit. -colonel du Paty. — Cet article
existe encore, et je n'ai pas à dire où j'ai cru
devoir le mettre.
Le président. — Quel était le but des dé-
marches que vous avez faites auprès d'Ester-
hazy, avec l'assentiment de vos chefs?
Le lieit. -colonel du Paty. — .le n'ai pas à
exposera quelles considérations, d'ordre su-
périeur, j'ai obéi en allant an secours d Es-
terhazy que le colonel Henry, devant le gé-
néral Gonse, m'a représenté comme étant
digne d'intérêt.
Le président. — Qu'avez-vous dit à Ester-
hazy . dans ces entretiens?
Le lieut.-colonel di Paty. — .le lui ai dit,
en substance : - Ne faites aucun acte irrépa-
rable. N'entrez dan-- aucun cas -m- le terrain
diplomatique. On sait, après une enquête
longue el minutieuse, au ministère île la
guerre, que vous n'avez pas commis l'acte de
trahison reproché à Dreyfus, el on m'a dit
que des faits oui continué la culpabilité «le
celui-ci. >.
Les faces multiples el changeantes d'Ester-
bazj ne nront pas permis de lixersa véritable
face : de là, deux grandes diflicullés pour
mon rôle. Lu loui cas, j';ii agi ave.- la plus
entière bonne foi. et, sur de- points, j'ai ci''1
• rompe,
Demande posée cm; i % . conseiller. — i.
nous avez pari.', à plusieurs reprises, de rai
-ni- d'ordre supérieur -ni- lesquelles \
vous êtes refusé de vous expliquer. Il \ a donc,
dans cette affaire, un mystère -m- lequ l
ne voulez pas ou vous ne pouvez p
gner la Cour ?
Lu. lieut.-colonel m Paty. — Pas à ma
connaissance.
Il n'est pas besoin d'insister outre me-
sure pour l'aire comprendre quel .--l l'em-
barras dans lequel le président de la Cour
a mis le colonel du Paty de Clam en lui
posant quelques questions délicat
Mais ce qu'il faut absolument faire n
marquer, c'est le mécontentement <\<->
chefs, des collègue- et même des amis du
colonel du Paty au sujet de cette déposi-
tion qui les compromet. Aussi faut-il voir
de quelle façon brutale ils se -"lit rinpi
sées de le jeter par-dessus bord.
On s'en rendra facilement compte en
Lisant I'-- dépositions suivant)
Déposition du général Kogot.
23 novembre 1 899.
Je -;ii- qu'on a offert me tomme
''.no. iiDO franc- à Esterhazj | r se déclarer
l'auteur du bordereau.
-i Esterhazj . du moins, qui l'a dit l .
Le président. — Savez-vous si Esterhazj
eu des rapports avec l'état-major ?
Le généb m. Roget. Il esl .i ma connai
sance qu'il a été employé au servji
renseignements avec M. w eil en 1878 el 18
;i nue époque où le service était a pein •
ganisé el ne fonctionnait pas dans les locaux
où il est actuellement .
J'estime (c est une simple opinion de ma
part) qu il n'y a pas fait autre chose que de
disposer peut-être des fonds secrets pour
son usage personnel.
I -i 'Ik ï i ' ■ — I |..i-
a • 1 1 1 moins le nciii'' ■ i • 1 1 •■ f i 1 1 1 ■ ti ■■ t m ■ ii t iiiiii-
[20
/AFFAIRE DREYFl'S
Le colonel Picquart est resté près d'un
>res a un un emprisonné pour avoir aidé la Vérité
à se faire jour.
il
DEVANT LA GOURDE CASSATION
121
^^^^t^<^^;-^--^
l'ICQl'AKT a LA BARRE
16
122
L'AFFAIRE DREYFUS
Le président. — Savez-vous si le colonel
Henry et Esterhazy se connaissaient et avaient
des rapports ensemble ?
Le général Roget. — Je ne peux pas l'af-
firmer d'une façon absolue.
Le président. — Quelle a été la nature des
rapports entre Esterhazy et du Paty.
Le général Roget. — Il y a eu, de la part
du colonel du Paty, au cours du procès
Esterhazy, et antérieurement à ce procès, des
agissements répréhensibles qui ont été igno-
rés de ses chefs.
Je n'étais pas le chef de du Paty, je n'avais
jamais affaire à lui ; je n'étais, d'ailleurs, au-
cunement mêlé aux affaires, et je n'ai appris
ses agissements qu'au cours de l'enquête que
j'ai faite moi-même.
Je sais que du Paty a eu des relations avec
Esterhazy au cours du procès, à l'insu de ses
chefs — et contrairement aux ordres qu'il en
avait reçus.
Je suis à peu près certain que la première
entrevue entre du Paty et Esterhazy doit
être du 31 octobre.
Le commandant Esterhazy a dit qu'il avait
eu des entrevues avec une soi-disant dame
voilée (quatre entrevues, je crois, dont deux
dans la deuxième quinzaine d'octobre et deux
en novembre).
C'est dans une des entrevues de fin octobre
que la dame voilée lui aurait remis la pièce
appelée le document libérateur; cette pièce
aurait été envoyée à Londres d'abord.
Bref, Esterhazy en aurait été détenteur
pendant une quinzaine de jours et l'aurait
rapportée au ministère.
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a trompé
son propre avocat à ce sujet et lui a montré
une pièce qui n'était pas la photographie.
Me Tézenas, mis en présence de la vraie
photographie, a reconnu le fait devant moi,
dans le cabinet du ministre de la guerre.
La manière dont le document est rentré au
ministère est la suivante : le 14 novembre,
vers onze heures à onze heures et demie dû
soir, un individu dont le signalement se rap-
porte à celui d'Esterhazy est venu à l'hôtel du
ministre, 14, rue Saint-Dominique, disant
avoir une lettre très importante à remettre
au ministre lui-même.
Cette lettre a été remise par le garçon de
bureau de service à l'officier d'ordonnance
du ministre, de service ce jour-là.
L'officier de service, voyant la mention
(secret et personnel ou confidentiel) n'ouvrit
pas la lettre ; mais, peu de temps après, le
chef du cabinet, général de Torcy, rentrant
au ministère et passant, comme il avait l'ha-
bitude de le faire, par le cabinet de service
avant de monter chez lui, reçut de l'officier
de service, le capitaine Nourrisson, la lettre
qu'on venait d'apporter.
Il ouvrit la première enveloppe qui était en
papier bulle, fermée à la cire noire par un
cachet armorié qui doit être le cachet d'Es-
terhazy.
Dans cette enveloppe se trouvait une lettre
à l'adresse du ministre, et une seconde enve-
loppe fermée de la même manière que la pre-
mière et contenant la pièce dite, depuis,
document libérateur.
Le général de Torcy, voyant qu'il s'agis-
sait de l'affaire Esterhazy dont il ne s'était
jamais occupé, replaça le tout dans une en-
veloppe qu'il ferma et qu'il rendit à l'officier
de service.
La lettre fut remise lendemain au ministre,
le général Billot.
Telle est la manière exacte dont la pièce est
rentrée au ministère.
Il me paraît à peu près certain que la pièce
n'a fait aucun séjour entre les mains d'Ester-
hazy, qu'il ne l'a probablement jamais lue,
qu'il s'est contenté de préparer d'avance la
lettre et les enveloppes qu'on lui avait dit de
préparer ; mais il est probable que du Paty,
dans une entrevue précédente, lui avait parlé
du document et lui avait promis de le lui re-
mettre, à un jour donné, pour sa défense.
J'ai pu, en outre, me procurer la certitude
que la lettre du 20 octobre 1897, signée
Fsperanza, et dans laquelle on prévenait
Esterhazy de la campagne qui allait être en-
treprise contre lui, est de du Paty.
Je sais, en effet, que, le 16 octobre, du
Paty est allé au service des renseignements,,
et qu'il a demandé, sous un prétexte quel-
conque, l'adresse d'Esterhazy, qu'on l'a ren-
voyé à l'agent chargé de la surveillance-
d'Esterhazy et que celui-ci lui a donné l'a
dresse d'Esterhazy à Dommartin-la-Plan-
chette.
On m'a même dit (je n'ai pas pu vérifier le
fait) que l'adresse de la lettre donnée par
l'agent était caractéristique et différait de
l'adresse usuelle : je conclus de ce fait que
■
DEVANT LA COI I! DE CASSATION
123
c'est du Paty qui a écrit quatre jours après.
J'attribue également à du Paty une lettre
et une carte-télégramme par lesquelles le
général de Boisdeffre, chef d'état-major, a
été mis au courant de ce qui se préparait
contre Esterhazy.
Cette lettre et cette carte, conçues dans la
même manière que la lettre signée < Espé-
rance, » doivent être du -li et 23 octobre.
Le président. — A quelle cause pouvez-
vous attribuer l'attitude de du Paty dans
toutes ces circonstances ?
Le général Roget. — Le commandant du
Paty de Clam, après avoir été' 1res lié avec 1''
commandant Picquart, s'est brouillé avec lui,
au cours de l'année 1890, à la suite de ques-
tions d'ordre privé.
Le commandant du Paty a eu connaissance
de l'enquête Picquart.
Après le départ de Picquart, les choses
rentrèrent dans le calme au ministère, jus-
qu'au moment où une campagne de presse
très violente fut le prélude de l'affaire Ester-
hazy. et mit en cause personnellement du
Paty, comme officier de police judiciaire ;ri
procès do L894.
Poussé à la fois par le désir de défendre
son œuvre et par son animosité contre Pic-
quart, du Paty commença les agissements
dont j'ai parlé. Le premier fut la lettre du
20 octobre à Esterhazy, puis les lettres ano-
nymes au chef d'étal-major, et enfin l'entre-
vue <jui eut lieu le 31 octobre au. parc de
Montsouris.
Voilà, je crois, le mobile des actes de du
Patj el de ses premières communications
avec Esterhazy.
Je suis, néanmoins, en ce qui me concerne,
persuadé que la pièce appelée document libé-
rateur a été remise a Esterhazy par du Paty.
Ll président. — Pouvez- vous nous donner
quelques renseignements sur les télé-
grammes envoyés a Picquarl en f/unisie sous
le- signatures Speranza el Blanche?
M. le général Roget. — Sur ce point, mon
enquête ne m'a pas donné de résultats .'m^i
i oncluants.
En ce qui concerne d'abord les deux télé-
grammes, en eux-mêmes, je crois que le
télégramme signé Blanche es\ arrivé a van I le
télégramme signé Speranza^ quoique parti
après.
.!'■ ne répugnerais pas «lu tout à admettre
que du Pau a pu inspir< télégramm
mais je n'eu -ai- absolument ri
cru devoir ] ssi r mes investigalii
plus loin, après un ar chambre
d accusation, que je croyais, d< une
r«»i, avoir terminé la question en ce qui con-
cerne du l\ilv.
Le président. — Vous nui,, avez dil quels
étaient le- procédés que l'on pouvait relever
cm. ire le commandant du Paty, tant au cours
de l'instruction suivie contre Dreyfus, que
plus lard, dans -r- relations avec Esterhazy.
Avez-vous eu connaissance d.' ces faits
par voire empiète personnelle, ou bien ont-ils
été l'objet d'une empiète judiciaire militaire,
h sont-ce eux qui uni servi de base à la
décision disciplinaire qui a été, plu- tard,
prise contre du Paty?
Le général Roget. — J'ai eu connaissance
du rôle joué par du Paty dans l'affaire
Dreyfus par l'examen des documents du
pror
J'y ai trouvé la marque d'un esprit roma-
nesque et présomptueux.
J'ai eu connaissance, ensuite, du rôle juin''
par du Patj dan- l'affaire Esterhazj par un"
empiète' personnelle ; mai-, au moment où
j'ai fait celte empiète à l'égard de du Paty.
j'étais chef du cabinet du ministre de la
guerre, et, bien que je ne fusse pas ch«
officiellement de celle enquête, qui était
purement per» Il'\ le ministre savait «pie
je la faisais, et que les éléments qu'elle
m'aurait fournis pourraient servir de base
aux mesures de répression qu'il j aurait eu
lieu de prendreà l'égard de du Paty.
Quand le ministre m'a fait l'ho sur de
me consulter sur ce point ce ministre •'•tait
M. Zurlinden . M. Cavaignac n'avait pas cru
devoir prendre de décision à l'égard de du
Paty, parce que cet officier était mo-
ment sous le coup de poursuites devant la
juridiction civile, qu'il j avait un arrêt rendu
par la chambre des mi-''- en accusation, que
cet arrêt avait été déféré à la Cour d<
lion ei que la Cour n'avait pas encore pro-
nononcé . je lui li- remarquer qu'il
lieu d'examiner, tout d'abord, s'il
dans l isemenls de du Patj des actes
pouvant ''tir qualifiés crime ou délit.
Je in' pouvais trouver our
l'affaire des taux télégrammes, "U dans la
communication ■> une personne éti iu
L'AFFAIRE DREYFUS
l'armée d'un document secret pouvant inté-
resser la sûreté extérieure de l'Etat.
Sur la question des faux télégrammes au
sujet de laquelle je n'avais pu me faire une
conviction, je croyais de très bonne foi que
les arrêts rendus par la juridiction civile
mettaient du Paty hors de cause.
Sur le fait de la communication du docu-
ment secret, je n'avais que des présomptions :
je ne pouvais pas établir comment le docu-
ment secret était sorti du ministère de la
guerre, ni où, ni comment il avait été pris.
Le président. — Esterhazy, dans de nom-
breuses publications et des lettres adressées
par lui, se dit avoir toujours été l'homme de
l'état-major, n'avoir fait qu'obéir et n'avoir
gardé le silence sur ce qu'il savait que par
respect pour la discipline et pour l'armée.
Pourriez-vous donner quelques renseigne-
ments à la Cour sur cette attitude d'Ester-
hazy ?
Le général Rogeï. — Il s'agit de savoir
d'abord si Esterhazy est de bonne foi.
Cela me paraît tout à fait douteux.
Esterhazy est en relation avec des person-
nages tout à fait douteux, qui même au cours
de son procès l'ont inspiré et inspiré singu-
lièrement.
Je sais pertinemment qu'il a fait une tenta •
tive de chantage ; il l'a faite verbalement chez
M. le général de Pellieux, commandant le
département de la Seine.
La preuve de cette tentative est dans une
lettre qu'il a écrite au même général de
Pellieux, quelques jours après, pour dire
qu'il ne dirait rien et en avouant la tenta-
tive.
Je suis persuadé, d'autre part, qu'Ester-
hazy est en partie de bonne foi : il est, dans
cette circonstance, comme dans toutes les
autres, inspiré par du Paty.
Ce dernier court aussi les salons en ce
moment, disant qu'il a été l'agent de ses
chefs, ce qui est faux ; il cherche ainsi à
sauver sa mise personnelle.
11 a probablement dit à Esterhazy qu'il
agissait du consentement de ses chefs et il y
a dans tous les agissements de l'un ou de
l'autre une idée bien visible de compromettre
l'état-major ; ils sentaient parfaitement, l'un
et l'autre, que le meilleur moyen de se tirer
d'affaire était de s'accrocher à des person-
- es plus haut placé
Prié par le Président de s'expliquer sur
le cas du colonel Picquart, le général
Roget a prononcé nécessairement un véri-
table réquisitoire.
Je vais examiner maintenant les ma-
nœuvres frauduleuses auxquelles s'est livré
Picquart, non pas, comme on l'a cru et dit
jusqu'à présent, pour donner de l'authenticité
à la pièce, mais pour supprimer purement et
simplement l'original et y substituer une
photographie.
Après avoir gardé pendant quatre ou cinq
jours le paquet qui lui avait été remis par
Henry (1), Picquart le remet à Lauth pour
faire reconstituer les papiers.
Bien que Picquart ait l'habitude de faire
une sorte de triage et de reconstitution
sommaire, afin de se rendre compte de ce
qu'il y a dans le paquet, il remet le tout à
Lauth sans rien dire.
Lauth trouve le petit bleu, le reconstitue et.
comme Henry est absent, au lieu de passer
par l'intermédiaire d'Henry, comme il avait
l'habitude de le faire, il se rend dans le bu-
reau de Picquart et lui dit en lui présentant
le petit bleu : « C'est inouï! Y en aurait-il
encore un ? »
Picquart prend le petit bleu, l'examine,
l'enferme dans son tiroir sans rien dire et
sans manifester aucun étonnement.
Que devait faire, dans une circonstance
pareille, un chef de renseignements ?
Se rendre immédiatement chez son chef, le
général Gonse, et lui dire : « Voici ce qu'on
vient de trouver. Ce commandant Esterhazy
est suspect, nous allons ouvrir une enquête
sur lui (2). »
Picquart, après avoir conservé le petit bleu
dans son tiroir pendant une douzaine de
jours (je crois), le donne à Lauth pour le pho-
tographier en lui recommandant de faire
disparaître les traces de déchirures.
M. Lauth s'évertue à photographier le
petit bleu en faisant disparaître les traces de
déchirures. Il s'adjoint même pour ce travail
(1) Ce paquet contenait le « petit bleu » entre
autres papiers trouvés dans la corbeille à papiers
d'une ambassade.
(2) Le colonel Picquart s'est expliqué à ce
sujet.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
le capitaine Junek. qui est plus au courant
que lui de certains procédés photogra-
phiques.
Mais le service des renseignements est mal
outillé pour de semblables travaux. Il fau-
drait un pupitre à retouches. On achète un
pupitre à retouches sur l'autorisation
Picquart.
Malgré tout, les résultats obtenus ne
pas très satisfaisants el Lauth, enfin impa-
tienté, demande à Picquart pourquoi il tienl
tant à faire disparaître les traces de déchi-
-
i.
m
lj B»R8£S
■■'
y/^l>
COMMENT LÉTAT-MAJOR SE PRÉPARE A LA DÉFENSE IU rERRITOIRI
rures, et Picquart répond : Je /'■</,- ai dit, là-
haut, que je ne recevais plus de papiers par
cette voie et je veux leur faire croire </>"■ j'ai
intercepté /<• /»-iii bleu >> lu jmsh-.
— Mais en justice, c'est Voriginal qu'il fau-
dra produire.
Et Picquart répond :
— Non, puisque j'aurai </it que j'ai inter-
cepté le ■ petit ii/'" à la poste, </>"■ le ■ petit I
bleu ■< a été pholoyraphii: au past
</■ - i<:iis>,i'jii>'iihit(s et <ju<: Voriginal >i
l destinataire.
— Mais le u petit l>I> >/ • m u de
cachet delaposte? lui fait-on obsen
Et Picquarl adresse alors des invites
Lautb d'abord, puis à Oribelio,
pdiu' faire apposer un cachet anlidat
poste sur le petit bleu.
126
L'AFFAIRE DREYFUS
L'un et l'autre si1 refusent à celle négocia-
tion.
Pendant qu'on était, d'ailleurs, en discus-
sion dans l'intérieur du bureau, sur ce point,
Lauth qui. je crois, l'avait déjà dit dans une
première conversation, demande à Picquart:
Si cou* dites avoir intercepté ce « petit bleu »
à la poste, qu'est-ce qu'il -prouvera ? Il est d'une
iture inconnu,' et il n'est pas signé.
Et Picquart répond: Vous serez là pour cer-
tifier que l'écriture du « petit bleu » est celle de
F agent.
Mais, cette fois, Lauth s'indigne, il refuse
de certifier quoi que ce soit et pousse une
exclamation (« Jamais de la vie ! » je crois).
A la sortie de Lauth, Valdan et Junck lui de-
mandent ce qui vient de se passer, et Lauth
répond, encore indigné : « Il voudrait me
faire certifier que l'écriture du petit bleu est
celle de telle personne ! »
Et ce que Lauth a refusé de faire, Picquart
— sans excuse cette fois, car il était au moins
prévenu par Lauth — ne craindra pas de le
faire lui-même, car il a affirmé au général de
Boisdeffre d'abord, et au général Gonse en-
suite, que l'écriture du petit bleu était celle de
l'agent dont il s'agit.
Je ne sais pas ce que le général de
Boisdeffre a pu répondre ; mais je sais
bien que le général Gonse n'en a pas cru un
mot.
Voilà l'histoire du petit bleu.
M. Picquart a donné comme autre charge
contre Esterliazy qu'un agent lui aurait dit
qu'un officier supérieur trahissait; cet officier
supérieur, dont on n'a pas donné le nom,
aurait été, pour lui, Esterhazy.
Voici ce qui s'est passé à ce sujet :
On pourrait croire, d'après l'assertion de
M. Picquart, que c'était un agent à nous. Il
n'en est rien.
Un nommé II. C, agent d'une puissance
étrangère qu'on avait essayé en diverses cir-
constances de gagner, sans succès d'ailleurs,
fit des ouvertures de lui-même, en 1890.
Picquart désira envoyer deux officiers de
-mu service s'aboucher avec cet agent. Il leur
donna 'les instructions avant leur départ,
dan.-, lesquelles était marquée d'avance la
préoccupation d'obtenir de cet agent le ren-
seignement concernant l'officier supérieur
qui trahissait. Ce furent Henry et Lauth qui
furent désignés dans cette mission.
L'entrevue eut lieu dans une ville étran-
gère (1).
Malgré toutes les instances que firent
Henry et Lauth, ils ne purent rien obtenir de
R. C, qui fût pratiquement intéressant pour
le service des renseignements français (2).
Le général Rnget a exposé ensuite à la
Cour les moyens « louches » qui auraient
été employés par Picquart pour surveiller
Esterhazy.
Ces moyens « louches » consistent en
des renseignements que chercha à se pro-
curer le colonel Picquart sur les moyens
d'existence dont disposait Esterhazy, sur
sa façon de vivre, sur ses relations.
Et pour cela le colonel Picquart ne mit
ni la fausse barbe de du Paty ni les lunettes
de Gribelin dont nos lecteurs feront la
connaissance au chapitre suivant.
Le général Gonse fut l'un des artisans
les plus actifs des machinations contre
Picquart. Il avait, lui aussi, par peur des
responsabilités, un intérêt personnel à dé-
fendre l'œuvre néfaste de 1894.
Le 12 décembre 1898, il a donc déposé
devant la Cour dans les termes suivants :
Déposition du général Gonse.
Le général Gonse. — Le colonel Picquart
ne m'a mis au courant de ses recherches,
pour substituer Esterhazy à Dreyfus, que le
3 septembre 1896.
J'ai su, depuis, que les recherches du colo-
nel Picquart avaient commencé au mois d'a-
vril 189b, peut-être même avant ; et ce n'est
que le 3 septembre 189(3 qu'il m'a mis brus-
quement au courant de ses recherches.
Quand il m'a lu son rapport, j'ai été très
(1) Bàle.
(2) Les mauvaises langues prétendent que ce
fut au contraire très intéressant, si intéressant
même qu'Henry déclara « n'avoir rien pu tirer »
de l'agent C...
DEVANT LA COUH DE CASSATION
\i:
•
étonné, et je lui ai dit de ne pas mélanger les
deux affaires ; Dreyfus étant coupable et
condamné, il n'avait pas à revenir sur la
question; mais que, s'il avait de véritables
charges à faire valoir contre Esterhazy, il
n'avait qu'à m'en fournir les preuves : je ne
trouvai pas dans le dossier qu'il me présen-
tait les charges suffisantes pour provoquer
une action judiciaire et je lui demandai avec
ustance de continuer ses enquêtes.
Après cette entrevue, et après avoir trouvé
qu'il était bizarre qu'un chef de service sous
mes ordres fût resté près de cinq mois à ne
rien dire d'une affaire aussi grave, je fus pris
de certains soupçons sur la manière de faire
du lieutenant-colonel Picquart.
Néanmoins, je ne lui relirai pas ma con-
fiance.
Deux ou trois jours après notre entrevue
du 3 septembre, je reçus une lettre de lui dans
laquelle il me demandait avec insistance de
précipiter le mouvement.
Je lui répondis de continuer dans l'ordre
d'idées que je lui avais indiqué dans notre
entrevue.
Il m'écrivit à nouveau, bien qu'il sût que
je devais rentrer le !•"> septembre.
Je lui répondis d'agir avec circonspection,
parce que je ne croyais encore qu'à un excè-
de zèle intempestif.
Il écrivit encore une troisième fois: ma is
alors je ne lui répondis pas.
Je rentrai le 15 septembre.
A mon retour, il ne m'apporta rien de nou-
veau. Il se borna à me proposer, par une note
écrite, de tendre un piège à Esterhazy en lui
envoyant une îausse dépèche signée d'un
C comme le petit bleu.
Celte proposition ne fut pas agréée par le
ministre; du reste, je l'avais transmise avec
avis défavorable.
En un mot, le colonel Picquarl ne s'occu-
pait plus que de cette affaire, et je peux dire
qu'il était, à mon sens, absolument hyj tisé
par cette idée de substitution d'Esterhazy à
Div\ fus.
Comme il n'apportait toujours rien de nou-
veau, c'est alors que le ministre décida de
l'envoyer en mission. Le ministre ne voulait
pas, dans un sentimenl de bienveillance,
prendre une mesure de rigueur contre un
officier qui, somme toute, n'avait pas démé-
rité jusqu'alors.
La mission qui lui était confié I une
mission de confiance, puisqu'il - I de
s'assurer, dan- les différée - d'armée
de la frontière, si toute- les d étaient
bien prises pour que le sen
ments et d'informations fûl organis
des conditions satisfaisantes el qu'il pût fo
tionner au moment de la mobilisation I .
Dan onditions, L'envoi en mission du
colonel Picquart m'a paru un bienfait pour
tout le monde, aussi bien pour lui que pour
nou>, s'd avail su comprendre la situation.
Une fois en mission; par ordre du ministre,
je lui ai écrit souvent. M. le colonel Picquarl
me l'a reproché ; mes lettres ont été publi
sans mon autorisation d .
Le « bienfait de la mission o dont parle
le général Gonse devait s'étendre. L'État-
Major en effet ne regardait pas à L'étendue
de ses bienfaits :
Vers le mois d'octobre 1897 entre Le lOet
le 15), le général Leclerc, commandant la
division d'occupation de Tunisie, par lettre
officielle, signala au ministre des rassemble-
ments assez nombreux dans la vilayet «le
Tripoli. Celle Lettre non- fut envoyée a
une annotation de la main même du ministre
delà guerre, prescrivant d'étendre la a
sion du colonel Picquarl a la frontière napo-
litaine, et ordonnant d'en prévenir officielle-
ment le ministre des affaires étrang
Au moment où on recevait cette lettre, le
ministre de La guerre avail prescrit au géné-
ral Leclerc de faire compléter la mission du
colonel Picquart en prescrivant à cet offi<
supérieur de se rendre à Bizerte, où L'on tai-
sait de nombreux travaux «le fortifications,
ainsi que des travaux maritimes, afin d j
organiser la surveillance des étrang
Quelques juin-- après, Le ministre, répon-
dant au général Leclerc, au sujet de La fron
tière tripolitaine, donnai! L'ordre d'étendr
celte frontière La mission du colonel Picqui
lie lettre était l'exécuti Les instruc
(i) On sait qui ilisanl nu-
pas d'autre but que d'éloigner I
quart.
Il convient de faire remarqui
letti m empreint) - d'une» ordialiti u
peuse.
128
L'AFFAIRE DREYFUS
L'entrevue au pont Coulaincourt. (Esterhazy el la Dame voilée)\
DEVANT LA COUR DE CASSATION
129
QUAND MÊME!
Groupe symbolisant I" défense (TEsterhazy //<// CEtat-M ,
y;
130
L'AFFAIRE DREYFUS
tions marginales portées sur la lettre du gé-
néral Leclerc précédemment citée.
Les instructions du ministre reçurent un
commencement d'exécution : le général Le-
clerc en rendit compte par une longue lettre,
datée des premiers jours de novembre; il
disait notamment dans cette lettre qu'il fai-
sait partir le colonel Picquart pour Gabès.
En somme, il ne s'agissait pas d'aller che-
vaucher sur l'extrême frontière, mais il s'a-
gissait de visiter les postes où nous entrete-
nons des officiers et quelques troupes.
Je n'insisterai donc pas sur les dangers
que pouvait présenter cette mission, dangers
qui, à mon sens, étaient purement imagi-
naires.
Après avoir longuement essayé de tirer
son épingle du jeu, dans l'historique qu'il
fit à la Cour de la « nourriture » du dossier
secret et de la confection des faux nom-
breux qui accusaient Dreyfus en innocen-
tant Esterhazy, le général Gonse a fini
par jeter délibérément par-dessus bord le
maladroit du Paty :
Le général Goxse. — Le colonel du Paty a
travaillé avec moi depuis fin octobre 1897
jusqu'au mois de janvier 1898.
Jamais il ne m'a parlé des communications
qu'il faisait à Esterhazy. Si je les avais
connues, je les aurais formellement défen-
dues (1).
.le le répète encore, c'est au mois de juil-
let 1898 seulement que j'ai connu l'entrevue
de Montsouris. Quant aux autres entrevues,
je les ai absolument ignorées.
Du Paty voyait une campagne en vue de
substituer Esterhazy à Dreyfus, un innocent
à un coupable ; et alors, emporté par son ar-
deur, il s'est livré à dos imprudences et à des
actes répréhensibles, pour lesquels il a été,
ensuite, sévèrement puni.
Question posée par un conseiller. — Le
colonel du Paty a donné de ses actes une
explication un peu différente, car il nous a
déclaré avoir obéi, dans cette affaire, non pas
tant aux considérations dont vous venez de
(1; Le Gonse ne pouvait pas dire
autre chose. Pouvait-il en effet décemment dire
à la Cour qu'il les avait encouragées?
parler qu'à des considérations d'ordre supé-
rieur dont il lui était impossible de rendre
compte à la Cour.
Quel sens donnez-vous à ces paroles ?
Le général Gonse. — Ces paroles me pa-
raissent absolument incompréhensibles, et je
ne sais à quoi il a voulu faire allusion.
Il a sans doute mis encore, pour cette
occasion, sa fausse barbe !
Le 21 janvier 1899, prié à son tour de
s'expliquer sur le rôle de l'État-Major dans
le sauvetage du traître, M. le général de
Boisdeffre s'est ainsi expliqué devant la
Cour :
Déposition du général de Boisdeffre.
Le général de Boisdeffre. — Je n'ai eu
connaissance des démarches du colonel du
Paty auprès du commandant Esterhazy que
bien après le procès Zola (1).
Au mois d'octobre 1897, me parvinrent,
ainsi qu'au ministre, des lettres anonymes
exposant la campagne qui se préparait pour
substituer Esterhazy à Dreyfus.
Vers la même époque arrivèrent également
des lettres d'Esterhazy au président de
la République, au ministre de la guerre et à
moi. Je me rappelle qu'à ce moment le colo-
nel du Paty me fit part des inquiétudes de
M. de Neltancourt, membre du même cercle
que lui (1 Union, je crois), et j'ai dû certaine-
ment lui répondre qu'il pouvait être parfaite-
ment tranquille, qu'il n'était pas possible de
substituer Esterhazy à Dreyfus, puisque nous
avions la conviction absolue de la culpabilité
de Dreyfus.
Je me rappelle également que des officiers
de la section de statistique avaient soumis au
général Gonse l'idée de prévenir EsterhazyT
par une lettre anonyme, des indications con-
tenues dans les lettres anonymes envoyées
au ministre et à moi.
Le général Gonse, bien entendu, soumit
(1) Le général de Boisdeffre cherche manifes-
tement ici à excuser sou intervention intempes-
tive lors du procès Zola On se souvient (voir
dépositions plus haut) qu'il vint, sur V ordre de
Me Té/.enas, avocat d'Esterhazy, jeter sou épée
dans la balance et forcer au nom de l'armée ou-
tragée la condamnation de Zola.
DEVANT LA 0)V\\ DE CASSATION
cette idée au général Billot, qui ne l'autorisa
nullement; le général Gonse transmit sa
défense, avec l'ordre formel de l'exécuter, el
ledit avis ne fut jamais envoyé.
Le général Gonse avait pris comme auxi-
liaire pour copier toutes ces pièces, dont le
ministre voulait avoir le double, le comman-
dant du Paty, qui lui semblait le plus indi-
qué, comme ayant déjà été mêlé à l'affaire
Dreyfus.
Je n'ai pas souvenir de ce qui a pu se pas-
ser ensuite.
On est forcé de reconnaître que ce
manque de mémoire est décidément très
fâcheux.
Un des subordonnés du colonel Picquart ,
le commandant Lauth, vint également, —
le 1 1 janvier 1899, accuser son ancien chef.
Déposition du commandant Lauth.
11 le colonel Picquart poursuivait officielle-
ment, vis-à-vis de moi et, je crois, d'autres
de mes collègues, une enquête au sujet d'une
culpabilité du commandant Esterhazy; mais
jamais, du moins à moi, il ne m'a dit qu'il
voulait lier les deux affaires. A un certain
moment est-ce en mai ou en juin 1896, je
n'ai pas «le point de repère matériel pour
lixer une date), j'ai été étonné de voir la
manière dont notre chef de service menait
l'enquête contre le commanda ni Esterhazy
— et, un jour, comme j'exprimais devant
M. Gribelin mon étonnement de voir l'insis-
tance du colonel Picquart à poursuivre une
enquête <pii, malgré tous les soin- qu on y
mettait, n'avait absolument rien donné, el
que je m'étonnais des recherches faites an
sujet de spécimens d'écriture du comman-
dant Esterhazy, M. Gribelin me dil qu'il
croyail avoir deviné le bul que poursuivail
notre chef de service : Je crois, me dit-il,
qu'il s'imagine que le commandant Esterhazj
esl coupable à la place de Dreyfus. •>
L'événement a démontréqu'il en étail bien
ain-i I ; mais, je le répèle, jamais officielle-
I ... El les événements onl prouvé qu'il
n'avait pas tort.
ment il n'a été question entre le colonel Pic-
quart etmoi de substituer l'un de ces offi-
ciers à l'autre.
Néanmoins, à partir du jum- où j'avais eu
cette conversation avecM. Gribelin, j'ai bien
vu que tous les agissements «le notre chef
tendaient à ce luit...
Pressé de s'expliquer sur Le sauvetaj
du traître, sauvetage auquel il avait colla-
boré, le commandant Lauth a déclaré :
Demande par un conseiller. — Dan- le
procès-verbal «le l'interrogatoire subi le
7 septembre 1898 par M. le lieutenant-colo-
nel du Paty de Clam au cours de l'enquèl
laquelle il a été procédé par M. le général
Henouard, chef d'état-major de l'armée, nou<
lisons ce qui suit, qui aurait été dit par le
colonel du Paty de Clam : Le ministre ve-
nait de recevoir une lettre anonyme signée
F. D. C, lui dévoilant le complot qui se tra-
mait : el l'on se demandai! comment on pour-
rait en faire parvenir l'avis à Esterhazy. Dans
une réunion à laquelle assistaient le général
Gonse, le lieutenant-colonel Henry, le com-
mandanl Lauth, l'avis fui émis de recourir à
la voie anonyme. On rédigea même deux
lettres; mais ce moyen fui interdil d'une fa-
çon formelle el nu dut y renoncer.
Le commandant Lauth. — Il n'y a jamais
eu de réunion au sens propre du mot. pou-
vant évoquer l'idée qu'on s'était réuni dans
un bul précis : des uns ou des autres des
quatre officiers auxquels il esl l'ait allusion,
deux ou trois onl pu se trouver, pour une
question quelconque de service, momentané-
ment réunis, el le quatrième, également pour
ii [uestion étrangère au l'ait auquel il
lait allusion, esl survenu el a pris part à la
conversation : les choses onl du se passer de
la manière suivante : le général Gonse ayant
reçu au moment de son rapport chez le mi-
nistre soil la leiti Ue-môme dont il
question, soil l'avis qu'elle existait, a 'là
venir au bureau, comme il le faisait par
jusqu'à trois «m quatre fois par jour quand il
avail des questions intéressantes, pour
mander au colonel Henr) s'il pouvait lui don
oer des explications ou lui demander de i
faire des recherches sur le Bujel en qu
tion.
I.'i:
L'AFFAIRE DREYFUS
Un autre comparse, l'archiviste Gribe-
lin, qui a joué un rôle dans les démarches
laites pour sauver Esterhazy, a déposé, le
L2 janvier L899, dans les termes suivants :
Déposition de l'archiviste Gribelin.
Le président. — Lorsqu'au mois d'octo-
bre 1897 il s'est agi au ministère de prévenir
le commandant Esterhazy des investigations
dont il était l'objet, n'avez-vous pas été asso-
cié aux démarches faites par le colonel du
Paty de Clam pour l'en informer ?
M. Gribelin. — Vers le milieu d'octo-
bre 1897, le commandant Henry me fi t de-
mander l'adresse de la compagne du com-
mandant Esterhazy.
N'ayant jamais eu le dossier Esterhazy
entre les mains, je fis une réponse dubita-
tive. Il m'envoya alors demander cette
adresse à lagent qui avait fait la surveillance
d'Esterhazy. Je la lui rapportai.
Le vendredi qui a précédé l'avant-dernier
dimanche d'octobre, le commandant Henry
nie remit une lettre à faire parvenir au com-
mandant Esterhazy et il me pria, en vue d'é-
viter toute indiscrétion, de remettre cette
lettre moi-même.
Cette mission de planton ne m'agréait pas
du tout, mais je crus devoir obéir. Je me
rendis au Cercle militaire, où je croyais
qu'Esterhazy était descendu. On me répondit
qu'il y venait bien prendre sa correspon-
dance, mais qu'il n'y logeait pas.
Je rendis compte au commandant Henry,
qui me donna alors l'adresse : 49, rue de
Douai, et qui ne me cacha pas que c'était l'a-
dresse de la maîtresse d'Esterhazy.
J'hésitai avant de me charger de faire par-
venir la lettre à cette adresse.
Il me semblait peu convenable, pour un
officier, de se charger de pareille mission.
Quand je lis cette objection, le colonel du
Paty et le commandant Henry étaient dans le
bureau de ce dernier, et ils me représentèrent
que, somme toute, personne ne saurait qui
j'étais.
Le commandant Henry me conseilla, ou
plutôt me donn;, l'ordre, de mettre des lu-
nettes ; j'achetai à cet effet une paire de con-
serves, et je me rendis le vendredi, 49, rue
de Douai, vers sept heures du soir. Le con-
cierge me répondit qu'Esterhazy n'était pas
là et qu'il ne rentrerait probablement pas de
la nuit.
Je rendis compte de ce nouvel insuccès au
commandant Henry, qui me conseilla d'y
retourner le lendemain, dès la première
heure.
J'y retournai, en effet, le samedi matin, à
sept heures ; je réveillai le concierge, je lui
remis la lettre adressée à Esterhazy, en
même temps qu'une pièce de 5 francs, et lui
demandai de porter cette lettre au destina-
taire, qui devait répondre simplement oui ou
non.
Le concierge monta ma lettre et revint au
bout de quelques instants en me disant : « Le
commandant a dit : Oui. Il est en train de
s'habiller, il vous prie de l'attendre. »
Je n'avais pas à attendre Esterhazy ; je con-
sidérai ma mission comme terminée et m'en
allai.
Je savais ce que contenait le billet.
En rentrant au ministère de la guerre, et
en rendant compte de ma mission au com-
mandant Henry, il me dit : <* J'ai encore un
service à vous demander ; ce serait d'aller,
ce soir, avec du Paty, assister à l'entrevue
qu'il doit avoir avec Esterhazy. »
Le commandant Henry ajouta: « Esterhazy
me connaît, et bien que je ne l'aie pas vu
depuis ma promotion au grade de capitaine,
il me reconnaîtrait sûrement et saurait de
qui lui vient l'avis qui lui est donné. D'un
autre côté, je ne veux pas que du Paty y
aille seul. Il cause trop, et si vous le voyez
s'emballer, secouez-lui le pardessus. »
J'assistai donc à l'entrevue de Montsouris.
Esterhazy nous montra une lettre qu'il
avait reçue à Dommartin-la-PlanChette et
dans laquelle on le mettait au courant de ce
(fui se tramait contre lui.
Cette lettre paraissait provenir d'une
femme et était d'une écriture évidemment
déguisée.
Nous questionnâmes Esterhazy sur divers
points de sa vie privée ; nous lui deman-
dâmes s'il était allé aux manœuvres; en un
mot, on le mit en garde contre les attaques
dont il allait être l'objet, mais sans rien lui
dire qui pût être pris en mauvaise part par
qui que ce soit.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
.remis même l'opinion qu'il eût mieux valu
pour cela, puisqu'il avait demandé une au-
dience du ministre, à la suite de sa lettre
recueà Dommartin, le convoquer au cabinet
du ministre.
L'entrevue Unir, je rentrai seul chez moi.
Esterhazy se dirigea vers l'entrée du
et le colonel du Pat) de Clam remonta i
le liant de l'avenue.
■I" n'ai plu- revu Esterhazj qu'au conseil
Z*2
Tiff . '
--.
BERNARD LAZARE, LE PREMIEK OUVRIER "I JUSTICI
de guerre. Mai-, quelques jours après celte
entrevue, le colonel du Paty, me rencontranl
dans les i loirs du ministère, medil : ■■ J'ai
i< \ u notre homme. Il esl remonté.
A l'entrevue de Montsouris. le colonel du
Paty avait une fausse barbe et moi je por-
tais des lunettes.
Esterhazy oe nous a certainement pas pris
pour des officiers, puisqu'au momenl où o<
le quittions, el où je lui conseillai de se tenir
tranquille et de oe se livrer à aucune dém
che, qui pourrait être mal interprétée, il i-
dit : Riais vous en êtes don» is qu'il
voulait faire allusion a la police.
Ql ESTION POSI i: PAF i N I ONSEIL) I \ OUS
n'avez pas été surpris de voir que ■!
134
I/AITAIIŒ DREYFl'S
ciers allaient à une entrevue, comme celle
dont vous venez de nous parler, l'un avec
une fausse barbe, l'autre avec des lunettes
bleues ?
M. Gribelin. — 11 est certain que cette mis-
sion ne devait plaire ni à l'un ni à l'autre, et
pour mon compte personnel j'aurais beau-
coup mieux aimé aller au feu.
Mais le service des renseignements a des
exigences particulières, et à moins de gas-
piller inutilement des fonds mis à sa disposi-
tion, les officiers doivent payer de leur per-
sonne.
Dans ce service on est obligé à certaines
promiscuités qui répugnent, et j'ai donné des
poignées de main, dans ma vie, qui m'ont
bien coûté ; mais ce que j'ai fait en cette cir-
constance, comme dans bien d'autres, je l'ai
fait pour mon pays, et je suis prêt à recom-
mencer ; ni ma conscience d'homme, ni ma
conscience de soldat ne me reprochent rien.
Demande posée par un conseiller. — Vou-
lez-vous nous dire en quoi cette entrevue
avec Esterhazy intéressait le service des ren-
seignements?
Le lieutenant du Paty de Clam n'était d'ail-
leurs pas attaché à ce service.
M. Gribelin. — Il me semble malaisé de
soutenir que l'affaire Dreyfus, que nous
voyions renaître, n'allait pas désorganiser le
service des renseignements.
Le procès de 189i nous avait déjà créé
beaucoup d'ennuis à ce point de vue, et il était
naturel que l'on cherchât les moyens d'em-
pêcher une nouvelle affaire de se produire.
Demande posée par un conseiller. — Com-
ment expliquez-vous l'intérêt que le colonel
Henry et le colonel du Paty de Clam auraient
porté à Esterhazy, et qui les aurait détermi-
oés aux démarches?
M. Gribelin. — Je n'y vois, pour moi, que
l'intérêt du service.
Si Esterhazy eût été coupable ou si nous
avions cru qu'il l'eût été, je crois qu'on l'au-
rait laissé poursuivre ; mais il s'agissait de
mettre Esterhazy à la place de Dreyfus, que
tout le monde, au service des renseignements
savait coupable ; et le service des renseigne-
ment- n'a pas voulu se prêter à cette petite
combinaison.
Le rôle qu'a joué dans cette sinistre co-
médie le colonel du Paty de Clam est
apprécié de la façon suivante par le capi-
taine Cuignet qui en déposa ainsi qu'il
suit, le 4 janvier 1809, devant la Cour de
cassation :
Déposition du capitaine Cuig-net.
Si maintenant on se rappelle ce que j'ai
déjà dit : qu'Henry était incapable, intellec-
tuellement, de combiner son faux; qu'anté-
rieurement à ce faux on ne trouve rien de ré-
préhensible dans sa conduite publique ou
privée ; si l'on ajoute maintenant que du
Paty s'était fait un ami intime d'Henry —
chose vraiment extraordinaire, du Paty, bril-
lant officier, intelligent, hautain, entiché de
sa noblesse, se faisant l'ami intime et rece-
vant plusieurs fois par semaine à sa table le
lieutenant-colonel Henry — soldat modeste,
d'apparences communes, peu éduqué — l'en-
semble de ces circonstances permet de
supposer que du Paty n'est pas étranger au
faux Henry; et, ainsi que je l'ai dit aux
différents ministres de la guerre qui se
sont succédé depuis M. Cavaignac, je suis
convaincu qu'une enquête établirait facile-
ment que du Paty est l'auteur principal du
faux Henry.
Au sujet des mobiles qui ont pu guider du
Paty dans ses agissements, je suis obligé de
me borner à des hypothèses qui me parais-
sent cependant être très près de la vérité.
Du Paty est un garçon orgueilleux, vani-
teux même, dont la vanité est encore accrue
par des succès de carrière ; il a toujours été,
au dire de ceux qui le connaissent, à l'affût
de toutes les circonstances susceptibles de le
mettre en lumière ; il était en même temps
d'un caractère souple, d'un esprit insinuant,
sachant se faire bien venir de ses chefs, ce
que nous appelons, en argot militaire, un fu-
miste.
Il était au mieux avec le général de Bois-
deffre, et lorsque l'affaire Dreyfus se pro-
duisit, c'est lui qui poussa à l'arrestation et
qui se fit désigner comme officier de police
judiciaire.
Lorsque Dreyfus fut arrêté dans le bureau
du général de Boisdefire, M. Cochefert, présent
à l'arrestation, dit au général :
DEVANT LA COUR DE CASSATION
— Laissez-moi un temps que je Depuis
fixer : mais d'ici une ou deux heures, je saurai
ce qu'il a dans le ventre.
Du Paty se récria, lil remarquer que l'af-
faire était purement militaire: il craignait
évidemment que l'honneur de l'aveu lui
échappât, et il imagina, séance tenante, la
scène de la dictée.
Plus tard, quand le procès de 1894 fut at-
taqué dans la presse, du Paty de Clam se crut
visé personnellement. Ce n'était pas un pro-
cès ordinaire qu'on attaquait, celait son
œuvre à lui, du Paty; et il se mit à vouloir dé-
fendre celte œuvre par des moyens person-
nels que lui suggérait son imagination.
C'est ainsi qu'il fit les articles de VÉclair
des 10 et 15 septembre en réponse à un ar-
ticle du Figaro du 5 septembre : cet article du
Figaro était conçu dans un esprit bienveillant
pour le condamné, et l'auteur, tout en
affirmant la culpabilité de Dreyfus, cherchait
à apitoyer l'opinion sur son compte.
D'autre part, le protagoniste delà revision
du procès Dreyfus était Picquart, l'ennemi
personnel de du Paty. Lu luttant contre la
revision, «lu Paty défendait son œuvre à lui,
tout en attaquant Picquart.
Du Paty était au courant de tout ce qui s'é-
tait fait au service des renseignements.
11 savait la surveillance exercée contre Es-
terhazy et le but auquel tendait celte surveil-
lance.
Il connaissait l'histoire du petil bleu, et c'est
même a partir de ce moment qu'on le vit fré-
quenter Henry, l'introduire peu à peu dans
son intimité.
C'est sans doute pour répondre au petit
bleu qu'il poussa Henry non pas à faire son
faux (car je crois que c'est du Paty qui l'a
fait), mais à le présenter au général Gonse,
eu même temps que lui-même, du Paty.
iai-ait des articles dans la presse et déposait
àla poste la lettre signée Weyler ■■ 1 .
Plus laid, au cours de l'affaire Esterhazy,
du Patj a protégé personnellement Esterhazy,
et il a employé à cet effet des moyens tour à
tour odieux ou grotesques, qui lui étaient
inspirés par son imagination malade et par
sa haine de Picquart.
Pour n'en citer qu'un exemple, du Paty a
connaissance de deux télégrammes compro-
i \ "ii au chapitre iv.
mettants adressés à Picquart en Tunis
le ."> mi le i; novembre 1897 : il en a conn
sance parce que les minutes ont été commu-
niquées à la guerre par V ministère «le l'in-
térieur.
L'un de ces télégrammes porte : // faut
qu'il lui renvoie immédiatement les lettn -
Berthe.
Le deuxième télégramme est ainsi conçu :
Ecrivez désormais avenue de la Grande-
Armée.
Et, en effet, le bureau des renseignements
a fait immédiatement saisir des lettres vi oanl
de Tunisie, et. parmi ces lettres, mi en trouve
deux adressées poste restante, émanant de
Picquart, rédigées en style convenu, prouvant
néanmoins l'existence d'une entente secrète
entre les destinataires de la lettre.
Celte lettre arrive trois jours après l'expi
dition du télégramme : Adresst : désormais
vos lettres avenue d>- I" Grande-An
Ayant donc connaissance de- deux télé-
grammes el de la lettre compromettante pour
Picquart, du Paty imagina immédiatement de
corser l'affaire et d'augmenter les chai
qui pourraient être relevées contre Picquart
à l'occasion de ces correspondances. C'est
alors que sont déposés le- deux télégrammes
au sujet desquel- Picquart s'est inscrit en
faux, el avec raison à mon avis.
Ces télégrammes émanent certainement de
du Paty. Il- n'émanent pas des amis de Pic-
quart qui n'auraient pas été assez naïfs pour
télégraphier en clair des télégr; mmes de cette
nature, alors surtout qu'il- avaient, a
lui, un moyeu de correspondre en Btyle
convenu.
Les télégrammes n'émanent donc vraisem-
blablement que d'un ennemi de Picquart
quel serait cri ennemi, sinon du Patj ?
Il faut, eu effet, que cet ennemi connais
le petit bleu, qu il soit au courant de ce qui
s'est t'ait au Bervice des renseignements : du
Paty répond â mditions.
lui mitre, d'après le témoi de la I.
graphiste qui a reçu le télégramme signé v
ranza, L'expéditeur était un homme grand,
Terne ni voûté, portant une grande barbe
noire. On a ■ ru «>ir dan- i it le
-ieiir Souffrain : mai- ois que ce dernier
ab i. a l'instruction Bertulus, un alibi
d'une façon indiscutable.
D'autre pari, nous savons qu
1 36
L'AFFAIRE DREYFUS
\\ WL\\ i il
i ' iif
LES COMPLICES
certaines entrevues avec Esterhazy, du Paty
s'affublait d'une longue barbe noire, pour
dissimuler sa personnalité.
Or, du Paty, affublé de sa barbe noire,
correspond absolument au signalement
donné par la télégraphiste pour l'expédi-
teur du télégramme Speranza.
Hn résumé, et pour revenir à la question
qui a motivé ces publications, je crois que les
mobiles de du Paty ont été, d'une part, la
vanité — il souffrait de voir attaquer une œu-
vre qu'il considérait comme son œuvre à lui
(le procès de 1894), — d'autre part, la haine de
Picquart el l'espoir de perdre ce dernier.
Ces dépositions expliquent suffisam-
ment quelles furent les manœuvres de
l'Etat-Major dans le but de perdre le colo-
nel Picquart. Ces manœuvres ressortent
plus nettement encore de la déposition
faite le 8 décembre 1898, devant la Cour
C'iw s''
..<- V*.
Il TEMPLE D1 SECRET PROFESSIONNEL. L '' »UJ ''• ''" /'•"'/ *' (fk'alher
[38
I /AFFAIRE DREYFUS
tlo cassation, par M. le juge d'instruction
Bertulus.
Déposition de M. Bertulus.
Vers le 20 décembre 1897, je reçus un jour
la visite du commandant Ravary.
Cet officier, que je ne connaissais pas au-
paravant, me demanda de lui faire l'amitié,
non pas comme juge d'instruction, mais
comme homme plus expérimenté que lui
dans les choses de la justice, de venir voir
au Cherche-Midi le dossier de sa procédure
contre le commandant Esterhazy.
Je cédai à son désir, et le jour de Noël, à
deux heures de l'après-midi, j'arrivai au
Cherche-Midi, où je restai jusqu'à six heures
et demie du soir.
Le commandant Ravary, sans mettre le
dossier tout entier à ma disposition, m'en fit
l'exposé, se référant de temps à autre aux
pièces de la procédure, et me montra, entre
autres pièces, le bordereau.
Quand j'eus une connaissance suffisam-
ment complète de ce dossier, je dis au com-
mandant Ravary : Votre dossier a un trou
par lequel tout s'effondre. Je veux parler du
petit bleu. Tant nue vous n 'aurez pas établi
que le petit bleu est un faux et, ensuite, que
n- faux est l'œuvre du lieutenant-colonel Pu -
quart, ri*1)* ne tient.
Je développai ma théorie au commandant
Ravary, et celui-ci en fut touché au point
qu'il me répondit : Je vais étudier la question ;
f en parlerai.
A quelques jours de là, le commandant
Ravary vint me voir au Palais, au sujet de
l'affaire Lemercier-Picard. Je lui demandai
s'il avait suivi mon conseil, et il me répondit :
A'"//, ça n'est /jus utile J'en ai parlé; cela
n'est pus nécessaire.
Le 2 janvier 1898, je fus requis d'avoir à
instruire en faux, usage de faux et compli-
cité ronlro X... Il s'agissait des télégrammes
Speranza et Blanche.
Je fis venir le colonel Picquart, que je vis,
itte occasion, pour la seconde fois.
•le l'avais vu, pour la première fois,
quelques jours auparavant, au sujet de l'af-
faire Sandherr.
J'étais allé quelquefois au ministère de la
guerre, bureau des renseignements, pour
affaires de service.
J'avais toujours évité de demander le co-
lonel Picquart, que le commandant Henry
m'avait dépeint comme un homme tatillon,
difficile à vivre; je connaissais depuis long-
temps Henry, MM. Lauth et Junck, et je pré-
férais m'adresser à eux.
Le colonel Picquart m'exposa d'abord ver-
balement, très longuement, son affaire.
Je Técoutai avec patience et même, au dé-
but, avec une certaine méfiance.
Mais ses dires, nets, précis, toujours cor-
roborés, ne tardèrent pas à gagner ma con-
fiance et, alors seulement, je dictai à mon
greffier la longue déposition que vous avez
pu lire dans ma procédure.
Pendant que j'étais ainsi à étudier le carac-
tère du colonel Picquart, c'est-à-dire avant
d'avoir fait la dictée dont je viens de parler,
j'eus l'occasion d'aller au ministère de la
guerre pour recueillir moi-même certains
renseignements sur Lemercier-Picard (1).
Ceci devait se passer le premier ou le se-
cond jour de l'affaire Zola.
Le général Gonse, que j'eus l'occasion de
voir, me reconduisit jusqu'au haut de l'es-
calier.
Chemin faisant, il me dit : Vous voyez Pic-
quart, dites-lui bien que de son attitude à
l'audience dépend toute sa carrière; il sait que
je le tiens en estime.
Je lui objectai que la façon dont le général
de Pellieux l'avait traité n'était pas faite
pour lui donner confiance et que je ne pour-
rais lui remonter le moral qu'à la condition
de lui porter ses paroles réconfortantes et en
lui faisant connaître leur origine. Je lui de-
mandai de le découvrir vis-à-vis de Picquart.
Il s'y refusa. Il me dit : Arrangez-vous
pour lui faire comprendre que vous tenez de
bonne source V assurance que sa carrière mili-
taire ne sera pas brisée, s'il sait demeurer mi-
litaire.
Si j'insiste sur cet incident, c'est qu'il a
pesé d'un poids considérable dans mon
esprit.
(1) Lemercier-Picard était un agent du bureau des
renseignements. 11 avait aidé l'État-Major de ses
talents graphologiques et, juste au moment où il
allait devenir compromettant, on le trouva par
hasard pendu, les jambes traînant a terre, à l'espa-
gnolette de sa fenêtre. Ceci pour mémoire.
DEVANT I.A COI II DE CASSATIO.N
Pendant tons les débats de la cour d'as-
sises, j'ai vu Picquart avant et après l'au-
dience.
Chaque fois, pensant à ce (pic m'avait dil
le général Gonse, je me suis efforcé de lui
rappeler ce qu'un officier de son rang devait
à l'armée, dont il avait été l'un des privi-
légiés. Mon effort n'a jamais été bien pénible,
car chaque fois j'ai trouvé le colonel Picquart
aussi froid, aussi déterminé à demeurer mi-
litaire qu'il était possible de le désirer.
Il aurait pu, lors de certains incidents, au
procès Zola, soulever un vrai scandale ; et
quand je l'en félicitai, ensuite, il me dit que
tant qu'il aurait l'honneur de porter l'épau-
lette, il lui sacrifierait tout.
Aussi, chaque fois qu'il m'était donné de
voir le général Gonse, je lui rappelais la con-
versation tenue, et je lui demandais de tout
faire pour que Picquart ne fût pas rayé des
cadres de l'armée, puisque lui-même le
tenait pour un brillant officier.
Le jour où le décret de mise en réforme
du colonel Picquart a été signé, j'eus l'hon-
neur de recevoir la visite du général Gonse
dans mon cabinet. Je lui rappelai la promesse
qu'il m'avait faite en faveur de Picquart, et
j'insistai, car je savais que la décision du
ministre de la guerre était imminente.
Le général Gonse m'assura qu'il allait,
sans perdre de temps, faire tout ce qu'il
pourrait.
Il était deux ou trois heures de l'après-
midi. Or, le matin, au conseil des ministres,
le décret de mise en réforme avait été signé.
Devenu plus libre dans ses dires, le colonel
Picquarl répondit à sa mise en réforme par
une dénonciation plus formelle contre Ester-
hazy et contre du Paty de Clam.
Je suivis mon information, j'entendis de
nombreux témoins, entre autres M. du Paty
de Clam.
Je fis venir enfin Esterhazj .
A la suite d'une longue déposition, Ester
lia/.\ reconnut que c'était lui qui avail ins-
piré, documenté le rédacteur des articles
parus dans la Libre Parole, les 1 5, 16 el 17 no
vembre 1897 el signés : « Dixi
Cette déclaration était évidemment impor-
tante el permettait de conclure contre Ester-
hazj . Mais je trouvai, étanl donnée la passion
«l - partis, que je devais i niger plus, avant
de I inculper officiellement.
J'en étais là quand Picquart \ini o
signaler Christian Bsterhazy.
Je citai ce témoin qui, après avoir, pen-
dant près d'une heure, refusé de répondn
toutes mes questions, se décida à pai
quand je lui eus fait la preuve que je ne lui
demandais pas une délation, car j'en savais
autant sinon plus que lui, mais que je lui
demandais une confirmation.
Les dépositions de Christian Esterhazj
reçues, avec pièces à l'appui, établissant leur
sincérité, je les communiquai à M. le |
reur de la République. Ce magistral me
pondit par réquisitoire, en date du I- juil-
let 1898, me requérant d'informer pour faux,
usage de faux et complicité, contre Walsin-
Esterhazy et la fille Pays.
En me remettant ce réquisitoire, M. le pro-
cureur de la République me priait de procéder,
le jour même, à une perquisition au domicile
delà fille Pays. Accompagné de M. le subs-
titut Thomas, je procédais toutes perquisi
tions utiles, en présence de la fille Pays
d'abord el ensuite d' Ester hazj .
Dans une potiche japonaise, placée sur la
cheminée du salon, je trouvai moi-même un
nombre assez considérable de petits mor-
ceaux de papier écrits.
Je m'appliquai à essayer de les reconsti
tuer, et, ma première tentative m'ayanl mon-
tré que ces morceaux de papier pouvaient
offrir un intérêt à l'affaire, je les mis dan-
une enveloppe, je fis sceller par mon greffier
cette enveloppe, avec signature de la fille
Pays, el je réservai la reconstitution définitif e
de ces documents pour une date ultérieure-
Ce travail terminé, Esterhazj se présenta
dans le salon. Je lui signifiai que je l'arrêtais
et j'ordonnai aux agents de le fouiller.
i )n me remit son portefeuille que je plaçai,
avec l'enveloppe dont je viens de parler, dans
une valise où j'avais, avec le concours de la
Mlle Pays, déjà placé une quantité considé*
rable de lettr<
Cette valise a'ayanl pas suffi, je fus ol
de prendre un immense carton à chapeau qui,
h tour, ne tarda i re rempli.
Le loiiijui scellé el envoyé uu P
Le 18 juillet, l'ouverture des scellés com-
mença à la Santé, en pi
de la fille Pays, de M r< v nas el d< M Ji
maire, d'accord .
« est avanl le dépai i pour la - [ui
liO
I /AFFAIRE DREYFUS
lis entrer dans mon cabinet mademoiselle
Pays et que je lui demandai si elle consentait
à venir à la Santé.
Elle repondit tout de suite affirmativemen
et, sansque je l'aie interrogée, elleeommença,
avec la volubilité féminine, à me reprocher
de l'avoir arrêtée, ajoutant que, si j'avais
voulu lui éviter Saint-Lazare, elle m'aurait
volontiers dit toute la vérité.
Elle se mit alors à me parler de du Paty de
Clam, me disant : C'est moi qui ai fait le télé-
gramme « Speranza »; mais je ne suis pour
rien dans le télégramme » Blanche », celui-là
regarde du Paty.
Ce qu'elle me disait là était d'une gravité
telle que je remarquai combien il était re-
grettable que nous fussions attendus à la
Santé et je lui dis : Quand nous serons arrivés,
vous me répéterez tout cela.
En descendant l'escalier menant des cabi-
nets d'instruction au poste des gardes, la fille
Pays m'interpella à haute voix devant les
agents et les gardes, et me dit : Quand allez-
vous arrêter du Pat;/?
Je lui répondis que cela ne la regardait pas
et que nous recauserions de tout cela à la
Santé.
Arrivé à la Santé, Me Tézenas me demanda
l'autorisation de causer un instant avec ma-
demoiselle Pays. J'accédai à sa demande;
mais un quart d'heure après, quand je voulus
interroger officiellement mademoiselle Pays
et mettre sur le papier ce qu'elle m'avait dit,
j'ai trouvé les négations les plus nettes. Ma-
demoiselle Pays s'est mise à nier tout ce qui
s'était passé.
Doucement, je lui montrai combien il me
serait facile, grâce aux témoins qui nous en-
touraient, de la confondre; et alors elle a
consen ti à répondre ce que vous savez au pro-
-verbal.
Tous les scellés apportés dans le cabinet de
M. le directeur de la Santé furent ouverts
• levant Esterliazy et la fille Pays.
Je commençai par ouvrir le portefeuille, à
la demande d' Esterliazy, qui désirait retrouver
un reçu de Christian Esterhazy.
Ne trouvant pas le document demandé par
Esterhazy, je lui passai son portefeuille, avec
prière de chercher lui-même. Il ne le trouva
mais il profita de ce qu'il avait sonpor-
lefeuille en main pour essayer de faire dispa-
raitre une lettre anonyme.
Procès-verbal a été dressé de l'incident.
Le portefeuille vérifié, je passai tout de
suite à l'examen et à la reconstitution des
morceaux de papier écrits que j'avais trouvés
dans la potiche et que j'avais mis dans une
enveloppe spéciale.
Après avoir reconstitué moi-même ces do-
cuments, je priai mon greffier, Me André, de
vouloir bien les fixer, avec de la colle, sur
une feuille. Pendant que Mc André était
occupé à ce travail, Esterhazy, sans aucune
interpellation de ma part, dit quand on lui
présenta ces trois pièces fixées à la colle :
C'est la lettre que j'ai écrite au général de Bois-
deffre.
Je lui demandai alors à qui étaient destinés
les deux autres documents dans lesquels il
parle des experts en écriture. lime répondit :
Ce sont des noies destinées à un général. Il n'a
pas dit à quel général.
Quand, plus tard, j'ai voulu dresser procès-
verbal de cette reconstitution et des déclara-
tions d'Esterhazy, celui-ci n'a pas nié les
propos qu'il avait tenus au sujet du général
de Boisdefïre; mais il a déclaré qu'il n'avait
officiellement rien à répondre à ce sujet, et
qu'il se refuserait à signer quoi que ce soit,
si le nom du général était cité.
Je me contentai de reproduire exactement
les affirmations dernières, les seules, à mon
sens, que j'avais le droit de retenir.
Quand je montrai à Esterhazy deux mé-
moires, l'un de la main de Me Jeanmaire,
l'autre d'une main inconnue, — Mémoires dans
lesquels il était dit que, pour conjurer la ca-
tastrophe qui se préparait, il était indispen-
sable de poser la question sur le terrain pa-
triotique, de renverser au besoin le ministère
et d'obtenir que le général de Boisdefïre se
manifestât à l'audience — Esterhazy me ré-
pondit: M" Jeanmaire est là; il s'expliquera.
Je parle de la pièce cotée 39, du scellé 4. 11
n'y a pas de confusion à faire, c'est un seul
e t même mémoire àdeux exemplaires. Me Jean-
maire ayant sur-le-champ reconnu que l'un
de ces exemplaires était de sa main, je n'hé-
sitai pas à le lui rendre, à cause de sa qualité
d'avocat; mais je gardai le deuxième exem-
plaire, et je demandai à Esterhazy dans quel
but il avait conservé ces documents.
Il me répondit qu'il en avait fait faire une
copie propre, et qu'il l'avait envoyée à l'état-
major.
DEVANT I.A COI 11 DE CASSATIOxN
141
Comment Cavaignac l'ut convaincu par l>u Patj de l'innocence d'Esterhazy.
Jamais ni dans mon cabine) ni à la Santé
Esterhazj n'est resté une seconde avec moi
sans être assisté, soit de ses deux défenseurs,
.soit de l'un ou de l'autre
Ce Mémoire, que je signale à l'attention de
la Cour, entre, à mon sens, d'une façon com
plète dans la question de connexité qu'a bien
voulu me pos< r M. le président.
.l'ai eu ensuite à remettre sous scellés deux
autres pièces, sur lesquelles j'ai besoin d'in-
sister :
i i [ne pièce, écrite en anglais, mais d'une
écriture autre que celle d'Esterhazj ;
El - une .mire pièce, écrite en tr.inr.ii-. de
la main d'Esterhazy, sous forme de n<
dans laquelle on lit deux mots Bé un
142
L'AFFAIRE DREYFUS
nom propre commençant, qui, d'après ce que
vous me dites, monsieur le président, a été
désigné, dans les dépositions antérieures,
par les initiales R. C.
Cette dernière pièce contenait un certain
nombre de lignes et paraissait être un mé-
mento: mais je n'ai pas gardé le souvenir de
ce qu'elle contenait.
Par suite de mes relations avec le bureau
des renseignements, à l'occasion des diverses
affaires d'espionnage que j'ai eu à instruire,
je savais que le nom commençant par un Cest
celui d'un agent étranger à la solde de la
France.
C'est la découverte de ce nom qui ma dé-
cidé à mettre sous scellés cette pièce. La pièce
anglaise parlait, entre autres eboses, du gé-
néral Billot dans un sens injurieux.
En dehors de ces documents, il s'en est
trouvé d'autres, que j'ai mis aussi sous scellés
ouverts, et qu'Esterhazy n'a pas hésité à re-
connaître comme émanant — bien qu'ils ne
lussent pas signés ou signés illisiblement —
soit du colonel Henry, soit du commandant
Fauffin de Saint-Morel.
11 y a, si mes souvenirs sont fidèles, un
petit bleu dans lequel le commandant Pauffin
de Saint-Morel donnerait un rendez-vous à
Esterhazy.
D'ailleurs, tous les documents qui m'ont
paru intéressants, et ceux aussi sur lesquels
je n'ai pas eu d'explications suffisantes, j'ai
eu soin de les mettre sous scellés ouverts et
la Cour les a en main.
Le lundi 18 juillet, le lieutenant-colonel
Henry, entre une heure et deux heures de
l'après-midi, se présenta à mon cabinet por-
teur d'une lettre de M.leministre delà guerre,
l'accréditant pour vérifier les scellés, voir et
emporter tous documents qui lui paraîtraient
intéresser la défense extérieure de l'Etat.
Je lis observer au colonel Henry que la loi
de décembre 1897 ne me permettait pas de lui
donner immédiatement satisfaction, que nous
allions ensemble choisir jour et heure, et que
je notifierais la date de l'interrogatoire et de
la réouverture des scellés aux défenseurs
d'Esterhazy et de la fille Pays.
Il fu! décidé que nous choisirions le
i\ juillet.
Comme j'avais l'ordre de M. le procureur
général de satisfaire à la demande de M. le
ministre 'le la guerre, je me mis à causer des
scellés avec le colonel Henry, dans mon ar-
rière-cabinet.
Je lui montrai d'abord les scellés du n° 1,
le Mémoire de Me Jeanmaire, la pièce an-
glaise, et la note sur laquelle on lisait le mot
Bâle et le nom C.
En présence de ces documents, le colonel
Henry éprouva une réelle émotion. Il me dit
que je pouvais sauver l'honneur de l'armée,
que je le devais.
Je lui fis remarquer que je ne serais jamais
sourd à un pareil appel. Et je lui développai
les charges écrasantes que ces documents
apportaient contre Esterhazy et contre du
Paty de Clam.
J'appelai son attention sur le mot Bâle et
sur le nom de C. Ces deux mots étaient pour
moi toute une révélation. C'était la preuve
qu'Esterhazy avait trouvé au bureau des ren-
seignements des concours coupables.
Henry, comprenant que la lumière s'était
faite à mes yeux, cessa toute discussion, re-
connut que Bâle voulait rappeler un voyage
qu'il fit avec le capitaine Lauth pour entendre
le sieur C, et finit par m'avouer que les au-
teurs des télégrammes Blanche et Speranza
n'étaient autres qu'Esterhazy et du Paty de
Clam.
Il me demanda de ne rien faire jusqu'à ce
qu'il fût allé au ministère, rendre compte de
notre conversation au général Roget, m'affir-
mant que ce général n'hésiterait pas à se
rendre aussitôt auprès de moi.
Je répondis que je serais à mon cabinet
jusqu'à six heures et demie du soir, et
j'ajoutai : Je vous autorise à dire au général
absolument tout ce qui s'est passé ici, entre
vous et moi.
Henry se leva pour se retirer.
A ce moment, en souvenir des relations
courtoises, déjà anciennes, que j'avais eues
avec Henry, je crus de mon devoir de le re-
tenir et de lui dire : Ce n'est pas tout. Ester-
hazy et du Paty sont coupables. Que du Pal g
se fasse sauter la cervelle ce soir, et qu'on laisse
la justice suivre son cours contre Esterhazg,
le faussaire, et non le traître. Mais il y a
encore un danger, et ce danger, c'est vous. J'ai
eu en main, pendant deux jours, une lettre
signée Esterhazy, et cette lettre n'est pas la
seule de ce genre. Dans cette lettre, adressée à
M. Jules Roche, Esterhazy — qui fournissait à
ce député certains renseignements circonslan-
DEVANT LA COUR DE CASSATION
ciés sur certains errements du ministère de In
guerre — fait de votre caractère, de vos apti-
tudes, le plus détestable tableau.
Il dit aussi que vous n'êtes qu'un besogneux
et que vous êtes demeuré son débiteur.
Tuiii cela remonterait à une date bien anté-
rieure au procès Dreyfus.
Je lui fis remarquer que si pareils docu-
ments venaient à tomber dans les mains de
ses ennemis, on en tirerai! contre lui les
conséquences les plus graves et que certains
experts pourraient facilement aller jusqu'à
soutenir que celui qui documentait Esterhazy
n'était autre que lui, Henrj .
Devant une pareille hypothèse, Henry
s'effondra dans un fauteuil -ans dire un
mot.
Puis, tout à coup, il se mil à pleurer à
chaudes larmes, pour ensuite se lever, venir
à moi, m'enlacer de ses bras, puis me
prendre la tète dans ses deux mains, nfein-
brasser au front et aux joues à pleine bouche,
me répétant : Sauvez-nous!
Je poussai Henry dans son fauteuil ; je lais-
sai ses sanglots diminuer ; puis, tout à coup,
comme se réveillant, il me dit :
— Esterhazy est mi bandit .'
Sans lui laisser le temps de continuer -a
phrase -i tant est qu'il en eût le dessein, je
lui ripostai :
— Esterhazy <'si l'auteur du bordereau.
\l<irs, Henry ne me dit ni oui ni mm.
Il se contenta de me répéter :
— IV' insistez pas .' n'insistez pas! A fini hmi
Vhonneur de l'armée '
Je ne crus pas devoir profiter davantage
de la situation. Henry «'tait dans un tel (Mal
de trouble et d'émolion que j'eus pitié de lui.
Il était suppliant, dans toute la force du
mol. Je n'étais, en réalité, saisi que des faux
Speranza » cl « Blanche ». .le n'avais pas à
aller au delà.
Quand Henry voulut sortir de mon cabinet,
il passa devant mon greffier, puis, me rame-
nant dans moo arrière-cabinet, il me de-
manda, comme une faveur exceptionnelle, de
sortir avec lui jusque dans le couloir de té-
moins, pour «pie. disait-il, h' monde \il bien
dans quels termes non- nous quittions, el
aussi pour qu'on pûl constater que je ne
l'arrêtais pas. Jamais pareille question ne
s'était posée : je n'en parle que pour bien
montrer l'étal d'espril dans lequel se trouvail
Henry quand il m'a quille. .1
désir.
Je restai à mon cabinel jusqu'à -
heures du soir. Personne du ministère ne
vint.
Je ne revis Henrj que le 21, jour ii\< pour
la réouverture de- scellés. Dès qu'il arriva
dans mon cabinet, je le ti> passer dan- mon
arrière-cabinel el je lui demandai de- nou-
velles du général I
Je trouvai Henrj changé du toul au huit.
Plu.- d'émotion, plu- de gène.
Il me répondit qui', réflexion laid', toul ce
que j'avais dan- mon dossier était insuffi-
sant.
Je n'insistai pas el je procédai à la réou-
verture des scellés. Henry ne trouva rien a
revendiquer, même pi. s la pièce anglu
même pas la noie OÙ il esl question de Pale.
• lui Esterhazy qui se paya le malin
plaisir, quand Henry cul déclaré qu'il n'avait
rien à prendre, de lui signaler les deux do-
cuments dont je vien- de parler. Henrj
s'excusa, réclama ce- deux document-, el je
les lui remis.
A quelques jours île la. le ministère de la
guerre demanda qu'une vérification nouvelle
des scellés fûl faite, cette loi- par Henry el
par le capitaine Junck.
D'accord avec les inculpés, j'j consentis.
Une vérification minutieuse eul lieu, mais
ni Henry ni Junck ne revendiquèrent aucun,'
pièce.
\pres le dépari de ces deux officiers, je <b-
à m on greffier : Quelles / uoent-ils bien
chercher ?
Alors', Esterhazj me répondit : Oh!j -
bienl Ils cherchent la garde impériale, ri
m' l'au i ■mil pas ; >'!!<■ est en lieu tûr.
En -e servant de cette expression •,
impériale, ii faisail allusion a une pièce qu'il
considérai) comme sa suprême sauvegarde,
du moins .je le suppose.
J'ai -ii. depuis, par une demoiselle Barbier,
ci ceci à l'occasion de l'information actuelle
menl ouverte contre Esterhazj poui
querie, que cette pièce, le soir d< ma i • i qui
sition, -e trouvail dan- le fond d'un képi
d'Esterhazj . que j'ai eu en main.
que j'en ai ouvert la coiffe, mais que je n'ai |
été jusqu'à oser enlever le cartonnage du
fond, ci ,| ;'étail la. dan
que -e Iri.IlN.ill la ■/*' I
144
I/A1TA1KE DREYFUS
selle Barbier a ajouté que, pendant que
j'avais ce képi en main, la demoiselle Pays a
presque failli se trouver mal.
Voulant terminer ma procédure au sujet
îles faux Blanche et Speranza, je demandai à
entendre une dernière fois le colonel Henry.
J'ai eu toutes les peines du monde à ce
que cet officier supérieur reparût dans mon
cabinet.
Il a fallu que je déclarasse que je ne com-
nSfe
r1
Un ami de la .iistice, M. Francis de Pressensé
\
muniquerais mon dossier que quand Henry
serait venu. J'ai fait prêter serment à Henry.
Il a commencé par nier ses visites chez ma-
demoiselle Pays et ce qu'il m'avait dit le 2!)
sur les télégrammes Blanche et Speranza.
•I ;'i été obligé de le prendre d'un peu haut
avec lui : <-l. par ce moyen, j'ai fini par obte-
nir la déposition que vous avez au dossier-
Avant de se retirer, Henry demanda expres-
sément, pour le ministère, l'autorisation de
prendre copie de la déposition qu'il venait de
signer.
Pour continuer dans le cercle que vous
m'avez tracé, je dois vous faire connaître que
DEVANT LA COI H DE I ^SSATION
U DÉGRINGOLADE DES FAI SSAIRES
s.y.j4,ci,
Proverbe : Le dangei loge au bord de la Sûreté.
10
146
AFFAIRE DREYFUS
j'ai saisi, ces jours derniers, dans les mains
du secrétaire de M. Edmond de Rothschild,
deux lettres d'Esterhazy.
Dans une de ces lettres, l'expression :
je pars (ou je vais partir) en manœuvres se
trouve tout entière. Ce sont deux lettres par
lesquelles Eslerhazy demande des secours
d'argent à la maison de Rothschild, à la suite
du duel Crémieux-Foa.
Seconde déposition de M. Bertulus.
SÉANCE DU 10 DÉCEMBRE 1898.
Le président. — Avez-vous apporté à la Cour
les deux lettres à M. de Rothschild dont vous
avez parlé dans votre première déposition?
M. Bertulus. — Oui, monsieur le prési-
dent.
Non seulement je vous apporte les deux
lettres écrites à M. de Rothschild par Walsin-
Esterhazy, mais encore une autre lettre
signée de Beauval, pièce qu'Esterhazy avait
cru devoir joindre à l'appui d'une de ses
demandes à MM. de Rothschild.
La vue de cette lettre, signée de Beauval,
m'ayant fait concevoir des doutes sur son
authenticité, je fis rechercher l'adresse de ce
M. de Beauval, et je le priai de passer hier à
mon cabinet : souffrant et trop affaibli par
l'âge, M. de Beauval s'est excusé par lettre de
ne pouvoir se rendre à ma convocation.
Cette lettre, je vous la remets. Elle établit, à
mon sens, indiscutablement que la lettre
signée de Beauval et communiquée à MM. de
Rothschild n'est pas de la main de M. de
Beauval qui m'a écrit hier.
L'examen le plus superficiel ne laisse au-
cun doute sur la main qui a écrit la première
lettre signée de Beauval : c'est évidemment
celle d'Esterhazy.
J'appelle surtout l'attention de la Cour sur
la lettre du 29 juin 1894, dans laquelle on lit
ces mots : Au moment départir en manœuvres.
Cette mention s'applique à un fait ancien
qui remonterait à 1888.
Comme elle est éloquente, cette déposi-
tion de M. le juge d'instruction Bertulus,
et comme elle éclaire d'un jour éblouissant
les manœuvres louches des faussaires
aux abois !
Le lendemain du jour où elle fut publiée
par le Figaro, M. Yves Guyot l'appré-
ciait dans le Siècle de la manière sui-
vante :
« Quoique juge d'instruction, M. Bertulus
n'avait pas compris que le langage du géné-
ral Gonse n'était qu'un simple chantage ; il le
présentait sous la forme de la séduction ; il
dissimulait la menace :
« — Mais si le colonel Picquart me t la vérité
et la justice au-dessus de son intérêt et de
son ambition, nous nous acharnerons contre
lui, nous briserons sa carrière militaire, nous
le mettrons en réforme. »
Gonse et ses complices ont encore fait
mieux ; ils ont essayé de le faire tuer par
Esterhazy et par Henry ; mais c'est Henry
qui a été blessé. 11 ne suffit pas d'être une
mauvaise bête pour être dangereux. Le gé-
néral de Pellieux voit Esterhazy le 3 juillet ;
et, le même jour, celui-ci tente d'assommer
Picquart. Ils l'ont fait arrêter le 13 juillet,
l'ont fait accuser de faux et le tiennent tou-
jours en prison, ô honte ! et ils en font un
héros, ô justice ! »
Un héros ! En effet.
Tel est le colonel Picquart-
VI
Le Traître
Lee protecteurs du traître. - Un portrait flatté d'Esterhazy. - Le couL. de la feusse citation - M |
Roche et les lettres qu'il reçut. —Des documents : Le rapport du colonel terdrain il d'enouête
l'avis du Conseil. — Lettre du général Zurlinden. — Comment Picquarl découvrit le traître — Esterharv
faisait copier des documents. — Les relations du Commandant. — Les grandes manœuvres à l'État-MaJor
— Les rendez vous de noble compagnie : à la campagne, rue de Douai, rue de la Bienfaisance au square*
Vintimille. au parc Montsouris, au cimetière Montmartre, au cercle militaire, au ministère de là guerre au
bureau de poste de la rue du Bac, sur l'Esplanade des Invalides. — Un mol du colonel Henry. —Le carnet
de madame Gérard. - Madame Tournois. — Marguerite Pays et les cinq francs de madame Choinet —
Le bordereau est d'Esterhazy. — Dépositions Chincholle et Strong. — Le général Talbot el le général
de Gallifet.
Le traître est Esterhazy !
On l'a vu nettement par ce qui précède,
on le verra encore mieux par ce qui va
suivre.
Sa personnalité exécrable dominera ce
chapitre où parleront tous ceux qui l'ont
connu, tous ceux qui Font défendu — «'unis
ou ennemis — et enfin lui-même.
Cyniquement, il avouera certains faits,
opposera de faibles dénégations à d'autre-.
et niera l'évidence.
Dans les pages suivantes, le lecteur ju-
gera l'homme qui a trouvé des officiers
pour le protéger et des journaux pour
le défendre — et même pour l'entre-
tenir.
Les officiers qui l'ont protégé, aouscon-
naissons déjà leurs noms
Quant au\ journaux qui l'onl défen lu
et dont il fut presque le rédacteur en chef,
les voici de l'aveu même du traître.
Déposition d'Esterhazy.
23 janvier 1899.
J'ai, du reste, amené chez M. le général de
Pellieux «le nombreux journaliste-,, parmi
lesquels je cite ceux du Soir, de V Echo dé
/'«ris, de la Libre Parole, de la Patrie, de {'In-
transigeant, du Gaulois, de V Éclat .
Le portrait du traître — portrail bien
flatté encore — non- est donné dans la
déposition suivante :
Déposition <l<> M. Grenier.
; jam u r 1899.
M. Grenier. —Le commandanl Kslerha
a été officier d'ordonnance <ln général 0
nier, mou père, qui arail connu l< |
l'oncle <ln commandanl, loua deu < lux.
L48
I. AFFAIKE DREYFUS
Déjà, à cette époque, il était un homme à
chagrins, à déboires, à rancunes contre la
destinée qu'il gâtait déjà en menant la
grande vie sans fortune suffisante, je crois,
et en mangeant les héritages successifs qui
lui étaient échus.
Quelques mois après la mise à la retraite
de mon père eut lieu l'affaire Crémieu-Foa.
Rencontrant mon beau-frère, André Cré-
mieu, le capitaine, rue de Provence, il lui
offrit avec insistance d'être son témoin dans
son duel avec M. Drumont.
Esterhazy prit une part prépondérante dans
cette déplorable histoire. C'est lui qui a
donné à mon beau-frère, Ernest Crémieu-
Foa, le conseil de publier le procès-verbal
du duel Lamaze, publication d'où est résul-
tée la mort du capitaine Meyer et la disqua-
lification d'Ernest Crémieu-Foa.
Dans la déposition faite en cour d'assises
dans la poursuite contre Mores, à la suite de
la mort du capitaine Meyer, Esterhazy ne dit
pas un mot du conseil qu'il avait donné, ne
prit aucune part de la responsabilité qu'il
avait encourue.
Tous les détails de l'affaire des duels sont
connus plus exactement que par moi, et peu-
vent être pour la plupart prouvés par M. Er-
nest Crémieu-Foa, 1, rue Piccini, et peut-être
même encore par M. Vidal-Naquet, 3, place
de la Rourse.
Ils pourraient établir, d'une manière in-
discutable, les relations incessantes d'Es-
terhazy avec MM. Drumont, de Mores, Gué-
rin, pendant toute la durée de l'affaire des
duels, relations qui n'ont pas cessé depuis,
avec la rédaction de la Libre Parole.
Ces relations avec Mores et Drumont re-
montent au printemps 1892 : il y a donc dis-
cordance entre cette constatation et la décla-
ration de M. Drumont, faite par lui dans les
débats de l'affaire actuelle, qu'il ne connais-
-•lit pas Esterhazy.
En 1893 ou 1894, M. Jules Roche, rappor-
teur du budget de la guerre, me demanda de
lui présenter un officier capable de lui don-
ner quelques explications techniques dont il
avait besoin. Nul ne pouvait être plus utile à
feuilleter que le commande n! Esterhazy, dont
l'instruction générale et spéciale est absolu-
ment hors ligne.
11 parle toutes les langues de l'Europe ; il
est nu courant de toutes les inventions et de
toute la science moderne, et nul mieux que
lui ne sait l'histoire générale et l'histoire mi-
litaire de l'Europe.
C'est un laborieux, et il a, au point de vue
du travail, des facilités exceptionnelles.
Malgré ces qualités, lorsqu'il fut question
de M. Roche pour le ministère de la guerre,
sans aucun délai je courus chez lui pour l'en-
gager à ne pas prendre Esterhazy comme
officier d'ordonnance, déclinant toute res-
ponsabilité s'il passait outre à cet avis.
Si on me demande pourquoi cette restric-
tion, alors que je l'avais présenté, je répon-
drai que j'ai obéi à une sorte d'intuition im-
périeuse : je trouvais Esterhazy trop beso-
gneux et dénigrant trop l'armée française
pour occuper un poste au cabinet du mi-
nistre de la guerre.
Malgré tout, malgré sa liaison avec ceux
qui avaient écrasé les Crémieu-Foa, nous ne
pouvions nous défendre contre la séduction
qu'il exerçait, attribuant à une inconscience
maladive ses>actes parfois incompréhensibles,
et ses propos presque toujours déplacés.
Esterhazy est fils de tuberculeux et tuber-
culeux lui-même ; c'est vers 1894-95 que sa
maladie de poitrine s'est enrayée, et c'est à
partir de la même époque qu'il y a aggrava-
tion décisive de sa folie.
Je dis bien folie ; c'est le terme exact, car
Esterhazy « causait incessamment de ses
lettres à madame de Boulancy, » je veux dire
par là qu'il tenait des propos injurieux
pour la France et l'armée, tels qu'à diverses
reprises, j'ai dû, ainsi que ma mère, le rap-
peler au respect de l'uniforme qu'il por-
tait.
En 1895, je crois, son régiment est envoyé
à Rouen.
Nos relations s'éloignent un peu ; puis dès
ma nomination à Belfort, en mai 1895, elles
sont finies, même avec ma mère qui habile
Paris.
Quant à sa moralité... inconsciente, vous
avez au Palais de justice même des rensei-
gnements au sujet de deux affaires dont les
dossiers pourraient élucider cette ques-
tion ; il s'agissait, la première fois, d'une
affaire désagréable, et la seconde, d'une
question de remploi dotal.
Dans le même but, il me paraîtrait du plus
intéressant intérêt d'interroger le comman-
dant Rerger, président de la Dette ottomane.
DEVANT l.\ COUR DE CASSATION
LEXTREVUE ni PAR( MOXSOl'RIS : FAUSSES BARBES ET LIXETTES m.l.i i-
actuellemenl à Paris, 58, rue de la Boétie,
qui, à lu suite d'un prél d'argent, jugé insuf-
fisant par Esterhazy, a été l'objet d'attaques
violentes dans la presse.
En outre, le commandant Berger ;i été le
ci:'i d'Esterlur/N pendanl la campagne de
Tunisie : il pourrait donner, je crois, des
renseignements très utiles quant à l'appré-
ciation générale de sa moralité
Bien des personnes, comme moi, onl
séduites par ce ion. d'intelligence merveil-
leuse el d'indéfinissable attraction.
\n printemps 1897, Esterhazj vint un
me trouver, médisant qu'il Fallait , pour qu'il
pûl passer lieutenant colonel, qu'il enl
ministi un titre quelconque ; que
verses personnes, et, notamment, M
Montebello, député, avaient rail démarche-»
iaO
AFFAIRE DREYFl'S
sur démarches auprès du général Billot, mais
que celui-ci refusait, disant qu'il était ruiné,
besogneux ; personne n'en voulait dans au-
cun service.
11 m'apportait une énorme enveloppe bour-
rée de titres, de son contrat de mariage, de
créances (je crois, car je n'ai pas ouvert l'en-
veloppe), et me demandait de la porter au
ministère de la guerre, pour lui prouver
qu'il n'était ni ruiné ni besogneux.
11 évoquait les souvenirs de mon père, pour
me décider à faire sans délai cette dé-
marche.
Il est à noter qu'il n'y a pas discordance
entre mon intervention, et mon avertisse-
ment à M. Jules Roche, car, cette fois, il
s'agissait d'un poste quelconque dans l'une
des directions, et non d'une situation de
confiance particulière.
Dès le lendemain donc, je me présentai
•chez le général Billot, qui, au premier mot
quejeluidis d'Esterhazy, entra dans une
épouvantable colère, jetant en l'air les dos-
siers qu'il avait sur la table, bousculant les
meubles et me disant : « Vous vous êtes donc
tous entendus pour vous faire rouler par
cette canaille, par ce gredin, par ce ban-
dit ; d'abord, comment est-il à Paris ? Je
vais mettre aux arrêts Giovaninelli, qui
le laisse s'absenter irrégulièrement pour
venir membêter. C'est trop fort que Giova-
ninelli, Moritebello, vous maintenant, et
bien d'autres, vous vous accrochiez à ce
vilain monsieur. »
Naturellement, après cela, je n'ai pas in-
sisté.
Il a tous les vices, mais aussi les qualités
d'un condottiere du seizième siècle.
Il a toujours été, je crois, un homme à cha-
grins, à besoins, cherchant à attraper et y
réussissant toujours.
Sa pire victime est certes sa femme, digne
de toute pitié, de tout respect; nous conser-
vons, à elle et à ses fdles, une amitié com-
plète.
Vous m'avez demandé ce que je pourrais
savoir des rapports d'argent entre Esterhazy
el Henry.
De rapports d'argent, je ne sais rien ; je
puis seulement vous conter le petit incident
suivant: Au moment où Esterhazy (prin-
temps 1897] désirail entrer au ministère de
la guerre, il attribuai! des résistances aux
uns et aux autres. Un jour, parmi ceux qui
étaient hostiles à son entrée au ministère, il
me cita le nom d'Henry.
Or, ce matin même, j'avais rencontré à la
Sûreté générale le colonel Henry, et lui ayant
dit : « Donnez donc un coup d'épaule à Ester-
hazy », il m'avait répondu: « Je l'aide de
tout mon pouvoir, et cela très affectueuse-
ment. »
Je répétai le propos à Esterhazy, qui s'é-
cria : « Eh bien! il ne manquerait plus
qu'Henry ne fût pas gentil ! » (1)
Le président. — Esterhazy a dû vous écrire,
étant données vos relations avec lui?
Quel papier employait-il, soit habituelle-
ment, soit exceptionnellement?
Et, d'autre part, son écriture a-t-elle été de
votre part l'objet de remarques à un point de
vue quelconque ?
M. Grenier. — Il m'écrivait sur du papier
tout à fait ordinaire et rien, à cet égard, ne
m'a jamais frappé.
En ce qui touche l'écriture, il me semble
qu'il y a eu changement notable postérieu-
rement à la dénonciation de Mathieu
Dreyfus.
Son écriture, très anguleuse et fine avant,
s'est arrondie et corsée depuis.
Le président. — Depuis quelle époque au
juste connaissez-vous Esterhazy?
M. Grenier. — Depuis 1872 ou 1873, je
crois, époque à laquelle il a été attaché à la
personne de mon père.
Voici ce que je puis dire de son passé :
Esterhazy est le fils d'un général français
qui s'est illustré au combat de Kanghill, en
Crimée ; il a perdu son père et sa mère de
bonne heure, et il fut élevé par un parent
d'Autriche, sans enfants, lequel le fit entrer
à l'Ecole militaire de "Wiener-Neustadt (aux
environs de Vienne, en Autriche) ; il en sor-
tit officier de cavalerie, prit part, en cette
qualité, à la campagne de 1866 en Italie, et
reçut un coup de lance dans la poitrine à
Custozza.
Pour des raisons que j'ignore, il quitta
l'armée autrichienne, fut admis comme sous-
lieutenant dans la légion d'Antibes et assista
à la bataille de Mentana.
I) Cette exclamation ouvre la porte ù bien
îles suppositions. Nous n'insisterons pas davan-
tage.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Il vint alors en France et lit demander par
son oncle, général de division aussi, à l'em-
pereur, de l'admettre avec son grade dans la
légion étrangère.
Il obtint ce grade, d'abord à titre étranger,
puisa titre français, tit la campagne 1870-7 1
(armée de la Loire) et passa ensuite lieute-
nant dans un régiment d'infanterie de ligne.
Le président. — Sur la proclamation par
Esterhazy de l'innocence de Dreyfus?
M. Grenier. — J'ai entendu dire qu'à di-
verses reprises et dans des lieux publics F>-
terhazy avait proclamé l'innocence de Drey-
fus.
Il me semble bien me souvenir qu'il me
l'aurait affirmé ; je n'en suis pas absolument
certain, parce que, à raison de ses originali-
tés paradoxales, je n'attachais pas grande
importance à ses propos.
Comme on a pu s'en rendre compte,
M. Grenier, en raison des relations d'au-
trefois, n'a pas accablé Esterhazy, mais à
qui veut lire entre les lignes de cette dé-
position, le traître apparaît nettement anti-
patriote, fourbe, besogneux, capable de
tout.
Naturellement, il devait être faus-
saire.
Déposition de M. le général Guerrier.
25 janvier 1899.
Le président. — Vous avez été indique par
la défense comme pouvant fournir des ren-
seignements sur la conduite du commandant
Esterhazy?
Le général Guerrier. — Le commandant
Eslerhazj a été sous mes ordres pendanl dix-
huit ou vingt mois, d'octobre 1895 à mai ou
juin IN'.tT. époque où il a été mis eu non-
activité pour infirmité temporaire. Je o'ai
rien de particulier à dire mu- son compte.
Tous les renseignements le concernant
doivent se trouver au ministère de la guerre,
où je les ai transmis, quand il j a eu lieu, par
la vide hiérarchique.
Je ne connais d'autre l'ait le concernant, »-i
qui vaille la peine .1 être relevé, que le
vant :
Au moment de l'inspection générale de
1896, examinant les titres du i ommandanl
Esterhazj el les comparant à ceux de
camarades, j'ai été frappé par une inscrip-
tion sur ses états de sen ice d'une citation à
l'ordre de l'armée.
En voyant la date du lait auquel cette
citation se rapportait, j'ai été certain que
cette inscription ne pouvait être justifiée, par
la raison péremptoire que cette affaire, qui
avaitété malheureuse, n'avait donné lieu à
aucune citation pour personne.
J'en ai rendu compte, officiellement et par
la voie hiérarchique, à mes chefs qui ont
transmis mon rapport au ministre, el le mi-
nistre a ordonné la radiation de la citation.
Ce n'est évidemment ni vous ni moi qui
avons inscrit cette citation fausse.
Dans la déposition que M. Guerrier a
faite, il a cité M. Jules Roche comme
pouvant fournir d'intéressants renseigne-
ments sur Esterhazy.
Voici en effet ce qu'a dit l'ancien mi-
nistre du commerce :
Déposition de M. Jules Roche,
ancien ministre.
/->• décembn 1 S
M. Jules Roche. — Puisque vous m'ai
appelé pour être entendu comme témoin
sous la foi du serment qui lie tout témoin, je
me vois « t . 1 1 1 - l'obligation de vous dire tout
ce que je sais :
j'ai été mis en rapport avec le comman-
dant Esterhazj par un de mes camarades
fils d'un général I . qui me l'a pi -
comme un officier très intelligent.
Ceci se passait en 1894, à ! i poqu<
m'occupais <\>- la question de la plénitud<
de la permanence des effectifs de n<
année, qur rendait plus que jamais imj
tante la nouvelle loi allemand. ■ de 1893
i \i. i ,i .in. i
152
L'AFFAIRE DREYFUS
LE FAUSSAIRE HENKY ET M. LE JUGE BERTLUS
vivait augmenté l'armée de l'empire de
80,000 hommes.
L'officier ou plutôt l'ancien officier, fils
d un général, a amené ou envoyé Esterhazy
chez moi; ilme semble, sans être sûr, que ce
dernier n'était alors que capitaine. Depuis
lors, il est venu me voir rue de Moscou,
d'abord, puis square Monceau, et m'a écrit à
différentes reprises, jusqu'au commencement
de 1807.
Il est exact que dans une des dernières
lettres qu'il m'a écrites, vers la fin de 1800,
il fait allusion à un prêt qu'il aurait fait au-
trefois à Henry.
Je n'ai pas souvenir que dans cette lettre
Esterhazy me parle de l'organisation des
bureaux de l'élat-major ; il me parle seule-
ment, en tant que j'en ai souvenance, de^
l'insuffisance du chef de bureau des rensei-
gnements, qui était alors, je crois, ce même
colonel Henry, ou du moins il me parle de
l'insuffisance, quelle que fût alors la qualité
de chef ou de sous-chef de celui-ci, du com-
mandanl ou lieutenant-colonel Henrv.
/' /
In Mysti re. — «»ii trouva Lemebi uïr-Pii ird pen lu a I espagnolette
de sa fenêtre, les genoux traînant à ten
.
154
L'AFFAIRE DREYFl S
Le président. — 11 est nécessaire que cette
lettre nous soit remise, ainsi que les autres,
en vue de l'enquête suivie devant la chambre
criminelle.
M. Jilks Rocue. — Puisque les besoins de
la justice l'exigent, j'obéirai.
En LS9(>, Esterhazy m'a demandé de le
recommander au ministre de la guerre,
parce qu'il désirait entrer dans les bureaux
de l'état-major ; je l'ai recommandé, j'ai
même fait les démarches nécessaires ; ces
démarches n'ayant eu aucun succès, Ester-
hazy a demandé à entrer à la direction de
l'infanterie.
Mes démarches en faveur d'Esterhazy ont
cessé à la suite d'une Fin de non-recevoir for-
melle et motivée qui m'a été opposée par le
ministre de la guerre.
Le président. — Veuillez vous expliquer
sur ce point.
M. Jules Rocue. — Y suis-je obligé d'une
manière absolue ?
Le président. — Vous avez prêté serment
de dire toute la vérité.
M. Jules Rocue. — Le ministre m'a fait
comprendre d'une façon très nette, en me
montrant un dossier, que je ne pouvais plus
m'occuper d'Esterhazy, non seulement pour
des motifs d'ordre privé, ni de droit com-
mun, mais pour des raisons plus décisives
encore.
La manière dont il s'est exprimé indi-
quait clairement qu'il s'agissait de la plus
grave des suspicions qui pût frapper un
Français.
Depuis lors, j'ai cessé absolument tous
rapports avec Esterhazy.
Le président. — Avez-vous d'autres décla-
rations à faire dans l'intérêt de la vérité?
M. Jules Roche. — Je ne vois plus rien à
vous dire qui me paraisse utile à votre en-
uête. .l'ajoute cependant qu'un ami d'Ester-
hazy m'a affirmé que lui-même, Esterhazy,
proclamait tout haut, il y a un an, l'inno-
cence de Dreyfus.
On a remarqué que M. le Président de
ht Chambre criminelle à la Cour de cassa-
tion demanda à M. Jules Roche de vouloir
bien, a seule fin d'éclairer la justice,
communiquer les lettres qu'listerhazy lui
adressa.
Cette correspondance est intéressante à
plus d'un titre.
Nous détachons quelques passages de
chacune de ces lettres pour l'édification de
nos lecteurs :
Pièces annexées à la déposition
de M. Jules Roche.
PREMIERE LETTRE DU COMMANDANT ESTERHAZY
Rouen, le 23 avril 1894.
Le commandant Esterhazy, major du 74e, à...
Monsieur le député,
Permettez-moi de vous dire combien votre
article dans le Matin d'aujourd'hui nous a
fait plaisir à tous.
Il n'est que temps, s'il en est temps encore,
qu'une voix autorisée comme la vôtre se
fasse entendre pour venir exposer la situa-
tion déplorable dans laquelle va se trouver
la pauvre infanterie.
Il faut étudier comme moi sans relâche, et
avec toute la passion que m'y fait apporter
mon profond amour de la France et de l'ar-
mée (1), ces questions (2), pour comprendre
la douleur que j'éprouve devant de pareilles
et de si insigniFiantes mesures.
(Sans signature.)
DEUXIÈME LETTRE
.')e corps d'armée. — ôe division.
9" brigade. — 74e régiment d'infanterie.
Paris, le 19 avril 1896.
Le commandant Esterhazy, du 74",
27, rue de la Bienfaisance.
Monsieur le député,
Vous m'avez fait l'honneur de me témoi-
gner une telle bienveillance, et l'affaire dont
il s'agit a une importance si capitale que
j'ose venir vous importuner en vous suppliant
(1) (Test Fauteur des lettres à madame de
Boulancy qui parle.
(2) Réorganisation de l'infanterie.
DE\ \.\T LA i.i il H DE CASSATION
de vouloir bien lire jusqu'au bout et culte
lettre et les documents que je me permets de
vous envoyer en communication.
Je n'ai jamais été heureux et les lettres ci-
jointes de mon ancien général de division, le
général Martineau-Deschenez, du général
Rebillard, mon ancien général de brigade
actuellement à Chalon-sur-Saône, vous prou-
veront combien peu j'avais mérité le dur
traitement que m'infligea la commission de
revision des grades, traitement qui eut sur
ma carrière une si désastreuse influence.
J'ai, il est facile de le vérifier, les meil-
leures notes qu'un officier puisse avoir 1 .
Mais j'ai quatre ans et demi de grade, j'ai
quarante-huit ans et, si je ne suis pas dé-
brouillé — pardon du mot militaire — si je
reste dans un corps d'armée, malgré tout ce
qu'on pourra faire, je suis perdu.
La situation est pour moi de la dernière
gravité. En effet, permettez-moi de vous faire
un triste aveu : lorsque je me suis marié,
mes chefs consultés m'avaient représenté
comme un officier d'avenir. J'étais prop
pour chef de bataillon et on pouvait croire,
en effet, que j'aurais une carrière satisfai-
sante.
Les années se sont passées, et lorsque le
marquis de Nettancourt, mon beau-père, vit
que je restais capitaine, il me (il un jour une
scène des plus pénibles, à la suite de laquelle
j'ai failli, comme vous pouvez le voir par la
lettre du général Paquié. aller chercher
ailleurs à faire voir que je valais quelque
chose.
Aujourd'hui, mon beau-frère, te mari delà
sœur de ma femme, officiel- de marine tout
jeune, qui n'a jamais entendu le vent d'un
coup de fusil, va être capitaine de vaisseau et
officier de la Légion d'honneur, et la situa-
tion qui résulterait pour moi de la limite de
ma carrière à mon grade actuel aurait pour
moi, pour mon intérieur. Les plu- doulou-
reuses, les plus humiliante- conséquenci
Je crois vous en avoir a-.-ey. <lil pOUT VOUS
laisser deviner beaucoup île Irisb i je
pense cependant que, toutes choses à pari, je
(i) Voir plus haut, i ce Bujet, la déposition <tu
général Guéri ii
mérite peut-être un peu mieux -pie de finir
dans la peau d'un chef de bataillon eu
traite I .
Pour me tirer d'affaire, pour m.- sortir de
celle si difficile position et me faire échaj
à cil avenir, il ne Tant qu'une chose, C
que M. le minisire de la guerre veuille bien,
à la requête d'un personnage qui daigne s'in-
téresser à moi. non pas me prendre a son
état-major — ce serait beaucoup trop de-
mander, et je ne suis pas breveté — mais me
faire entrer au ministère de la guerre, à la
direction de L'infanterie, où il y a de- officiers
non brevetés. Je serais sauvé : sinon je sui^
radicalement perdu.
Je vous supplie, monsieur le député, de
vouloir bien me prendre sous voir,' protec-
tion ; je vous assure que je la mérite.
ESTERHAZT.
TROISIEME LETTRE
Paris, If 25 avril lï
Monsieur le député,
Je ne veux pas tarder un instant a vous
dire combien je suis profondément touché de
la lettre (pie vous ave/, bien voulu m'éerire.
Le général Billot passe pour se dérober
volontiers aux Lettres; aussi vous suis
doublement reconnaissant de L'assurance que
vous voulez bien me donner île le voir et de
lui parler de moi à votre retour.
Comme vous avez pu le voir, je n'ai guère
été gâté par la fortune — cl je vous ai une
bien profonde gratitude d'avoir la boute de
venir à mou secours dans une circonstance
d'où dépendenl pour moi. a ton- Les points
de vue, tant d'espérances ou île trisless
Veuillez bien croire, monsieur le député, à
la très réelle et très vraie reconnaissance de
votre profondément dévoué,
I RBAZY,
Chef de bataillon <">
</. lu Bienfait
(i) il r-i pourtant asseï probable que le com-
mandai tiaxj ne l' i pas le ul ■
colonel.
1 56
l/AFFAIHE DREYFUS
QUATRIEME LETTRE
Sans date.
Mon cher député,
Merci de votre lettre, mais je suis déses-
péré de votre départ, car c'est ma dernière
espérance qui disparaît. Le médecin m'a
déclaré hier que, si ma femme ne pouvait
éviter toutes ces émotions qui la tuent, si je
ne pouvais lui procurer un peu de calme et
de repos d'esprit, une affreuse catastrophe
mille fois [lire (/ne la mort était certaine.
Vous pensez, moi qui prévois et qui vois
venir cette horrible fin depuis de si longs
jours (et c'est là l'excuse de l'insistance que
j'ai mise à vous importuner), dans quel état
je suis.
Je vois rouge contre ce Billot, d'où tout
dépend et qui me berne comme on ne berne-
rail pas le plus vil laquais.
S'il avait eu, au moins, la franche cruauté
de répondre « ATon » dès le premier jour ; au
lieu de cela, voilà cinq mois qu'il me traîne !
Si je n'étais pas ruiné et dans une position
si difficile, je quitterais ce soir cette armée où,
comme le dit Cassagnac, on ne peut compter
ni sur l'équité, ni sur la pitié la plus banale,
et où les destinées des braves gens sont, sans
appel, à la merci du premier venu.
En songeant à l'affreuse position où je me
trouve et que je n'ai en aucune façon méritée,
dont — si un miracle ne survient pas — je
De puis sortir que par la pire des résolutions,
vous pardonnerez les continuelles et inces-
santes démarches dont j'ai fatigué votre
bienveillance.
ËSTERHAZY.
CINQUIEME LETTRE
Sans date.
Cher Monsieur,
Pardon de venir encore, et vraiment vous
allez bien regretter l'intérêt que vous avez
eu la bonté de me témoigner, mais j'ai dû,
en lin de compte, laisser entendre chez moi
que j'allais être réduit à partir et à laisser là
mon pauvre monde, et cette nouvelle a été
d autant plus douloureuse que j'avais faitbon
visage et avais annoncé tout autre chose,
1 aissant croire que j'étais sûr de la réussite.
J'ai eu, ce matin, une scène désolante et le
médecin dit que toutes ces émotions achèvent
cette malheureuse.
Joignez à cela une situation matérielle très
pénible et que cette position ne va faire
qu'aggraver dans les plus douloureuses pro-
portions.
Je suis dans une phase absolument atroce
à tous les points de vue.
Ne serait-ce pas trop abuser de vous que
de vous demander, quand vous aurez vu le
ministre, de lui dire qu'il y aurait une ques-
tion d'humanité à tenir cette fois la parole
qu'il a donnée à Montebello, et qu'il est vrai-
ment cruel de torturer des malheureux,
comme disait ce brave Paul, dans d'aussi
atroces angoisses?
S'il veut mentir encore, il faut que je
trouve n'importe où, n'importe comment le
moyen de me tirer d'affaire, en dehors de
l'armée que je quitterai avec douleur, mais
où je n'aurais jamais cru qu'un ministre de
la guerre pût agir de la sorte envers un
pauvre diable méritant, somme toute, et à
qui s'intéressent si généreusement tant de
braves cœurs comme les vôtres, comme un
de mes généraux, dignes, il me semble, d'être
écoutés.
Comment me pardonnerez-vous toutes ces
importunes et incessantes scies ? Si vous
voyiez ma femme et mes pauvres petites filles,
vous comprendriez que j'abuse de votre
bonté.
Votre bien reconnaissant et dévoué,
ESTEHHAZY,
27 , rue de la Bienfaisam^.
SIXIEME LETTRE
Paris, le 21 novembre 1896.
Monsieur le député,
Je me suis permis, osant faire appel à votre
bienveillance, une fois encore, de me pré-
senter aujourd'hui chez vous.
Je voulais vous parler de la situation extrê-
mement pénible et douloureuse où je me
trouve.
Car je vous avoue bien confidentiellement,
monsieur le député, que je suis dans la situa-
DEVANT I.A COI R DE CASSATION
lion la plus douloureuse et que je ne -aurais
que devenir si ceux qui ont bien voulu me
témoigner quelque intérêt ne me viennent
très promptement en aide.
Veuillez, avec toutes mes excus
monsieur le député, l'assurance «le ma i
pectueuse reconnaissance.
rhazy.
Esteiuiazv /''tir-simili: d'n.ii<! photographie faite sur natu
SEPTIÈME LETTRE
Il décembre 1896.
Monsieur le député,
Je ne veux pas aller encore abuser de la
bonté que vous avez bien voulu me témoigner
ci vous importuner, une fois de |>ln~, <lr mes
tristesses, mais je tiens à vous dire qu'ainsi
que je le redoutais, le ministre n'a rien ré
pondu du toul à toutes les démarches si bien
veillante faites en ma faveur el qu'il eûl dû,
ce me semble, prendre en considération.
J'avoue que, quelque affreusement malheu
reux que je sois, j'avais eu espoir lorsque
me suis senti soutenu par vous el par Moi
bello, avec uif chaleur donl je vous ai,
vous le jure, une bien vive reconnais
lorsque j'avais vu tous mes chefs, répondanl
à mon appel, agir avec tant de cœur, mon
général en chef <■! le gouverneur eux-mêmes
s'intéresser si \ ivemenl à i u< »i .
Le ministre avail dil qu'il était prél à me
nommer -i la direction m'acceptait
i<ini, - incitations, l<
138
L'AFFAIRE DREYFIS
rai Millet avait accepté, et le ministre, in-
formé, ne bouge pins et semble ignorer tout
ce qui a été tenté !
Je suis au désespoir, car je suis vraiment
dans la plus atrocement douloureuse des po-
sitions et je ne sais que devenir et que vont
devenir surtout les pauvres miens, et bien
que je ne manque pas d'énergie, je vous le
jure, j'ai vraiment perdu tout courage.
Estkrhazy.
HUITIEME LETTRE
15 décembre.
Monsieur le député,
J'ai vu M. de Montebello qui a été parfait.
Malheureusement, je ne lui ai pas suffisam-
ment expliqué ce que j'avais à lui dire, et je
viens d'apprendre que le ministre, quand on
lui a parlé de moi hier (un colonel Meunier),
a répondu qu'il examinerait mon cas après le
vote du budget.
C'est abominable.
Voilà un malheureux officier qui est bien
noté, qui est dans la plus cruelle, dans la plus
douloureuse situation du monde.
11 est digne d'intérêt, puisque, chose rare,
le gouverneur, son propre commandant en
chef, le général Giovianinelli, s'intéressent
chaudement à lui et font tout ce qu'ils peuvent
pour le faire réussir, puisque trois généraux
écrivent en sa faveur, puisque deux députés,
membres de la commission de l'armée, font
pour lui les démarches les plus chaleureuses.
Le ministre promet au gouverneur d'une
manière précise que, si le général Millet, di-
recteur de l'infanterie, l'accepte, il le nom-
mera; cédant à vos généreuses instances, à
celles du général (jiovianinelli, le général
Millet consent et le ministre manque impu-
demment à sa parole.
Je ne suis rien, mais je suis très digne
d'intérêt et de pitié; je représente de longues
générations de gloire et d'honneur, d'exis-
tences consacrées à la grandeur de la France
et de vies données sur les champs de bataille ;
je suis un bon officier, un bon soldat, j'ai les
meilleures notes; je voudrais savoir jusqu'à
quel point le ministre entend se moquer de
<•<■ qu il a promis pour moi. Je serais seul,
cela aurait peu d'importance; mais c'est pour
ma femme et mes enfants que je lutte, c'es
pour ces pauvres êtres que je me permets
d'abuser de votre bonté et de votre bienveil ■
lance. Le ministre me renvoie jusqu'au vote
du budget, parce que, jusque-là, il a peur de
vous et de Montebello, et puis il m'enverra
brusquement faire f... moi et les miens. Je
vous supplie, monsieur le député, pardonnez-
moi de vous accabler ainsi de moi ; un jour
où vous aurez l'occasion de parler au ministre,
il n'est pas possible qu'il ait aussi peu de
cœur qu'on le dit et qu'il se joue ainsi d'un
malheureux qui mérite cependant quelque
intérêt; ceux qui, comme vous, voulez bien
le défendre, en sont la preuve.
Pardon encore, et de tout mon cœur,
merci pour les miens (1).
ESTERHAZY.
NEUVIEME LETTRE
Sans date.
Mon cher député,
Voulez-vous me permettre d'abuser encore
de votre bonté et de résumer ce que j'ai été
vous raconter ce soir?
Le ministre a repoussé toutes les instantes
demandes qui lui avaient été adressées en ma
faveur, en disant sur un ton fort peu bien-
veillant qu'il ne pouvait pas, prétextant
que :
« J'étais dans une position fort compro-
mettante depuis longtemps, parce que j'avais
une maîtresse. »
Je proteste absolument contre ces asser-
tions calomnieuses, qui seraient grotesques
si elles ne me portaient préjudice, si elles ne
causaient pas aux miens de si douloureux
ennuis et qui sont acceptées soit avec une
légèreté indigne d'un bonhomme qui est chef
de l'armée, soit avec une insigne mauvaise
foi.
11 est faux que je sois dans une situation
fort compromise depuis longtemps.
J'ai subi, il y a quelque temps, comme
(1) La sollicitude dont Esterhazy fait montre
pour les siens dans ces lettres n'exista pas tou-
jours... Depuis, M. Esterhazy a connu mademoi-
selle Pays ; et sa femme, digne de tous les res-
pects et de toutes les sympathies, ainsi que ses
enfants furent abandonnés par lui.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
iv>
beaucoup de gens, de grosses pertes; j'ai des
immeubles de rapport difficile, mais aujour-
d'hui, 27 janvier 1897, ma situation est le
suicide (je vous fais cette déclaration sur
l'honneur, et m'engage à prouver tout ce que
j'avance) : je riaipoint de dettes, point de pas-
sif, et me suis imposé de grands sacrifices
pour arriver à ce résultat.
En revanche, j'ai un actif visible, composé
de:
1° Deux maisons sises à Paris, rue des
Cascades, \-l bis et i2 ter, gérées par
M. Henry, architecte-expert, rue de la
Pompe.
Elles ne sont pas dans un sac, on peut les
voir et constater leur existence. Elles étaient
grevées, lorsque je les ai achetées, d'une
hypothèque au Crédit foncier de 50,000 fr. ;
je les ai payées I 18,000, elles sont donc d'un
revenu brut d'environ 9,000 francs ; mais
il y a beaucoup de vacances et la gérance
aurait besoin d'en être surveillée de pins
près, ce dont je m'occupe moi-même (biens
dotaux) ;
2° Une propriété en Champagne, dite châ-
teau de Dommartin, et comprenant, outre le
château et ses dépendances, le parc, les
prés, terres et bois qui composent le do-
maine de Dommartin-la-Planchette, près de
Vahny (Marne . Ne pouvant la louer, j'ai un
régisseur. Les terres sont inlouables et in-
vendables dans ce pays, et je ne suis pas agri-
culteur (bien dotal :
3°20 Paris-Lyon-Méditerranée chez M° Poir-
son, notaire à Sainte-Menehould (Marne) ;
4° Un compte courant au Crédit lyonnais,
n° 50,233, s'élevant à environ 10,000 francs;
5° Une créance de 15,000 francs (primiti-
vement «le 30,000 francs), plus les intérêts
depuis 7 ans sur la succession de M. de Lo-
queyssie, ancien député, créance pour la-
quelle je suis en instance devant l<- tribunal
de Périgueux :
6° Un grand nombre de titres de mines
d'or, sur lesquels je perds beaucoup d'argent,
absolument improductifs, ci donl la Banque
française de l'Afrique du Sud a le détail, que
je -ni- contraint de garder;
7° Enfin, !'■ mobilier inaliénable contenu
dans le château de Dommartin, évalué par
n contrat de mariage établi par M L< Vil-
lain. notaire à l'an-, me Boissj -d'Angle
la somme de 78,550 francs. L'inventaire de ce
mobilier esl annexé a mon cintrai et il
aisé d'en retrouver tous les objet-, a Domm
tin où ils se trouvent ;
8° Le mobilier de mon appartenu nt, .'-value
par l'agent de la Compagnie d'assurances la
Rouennaise, à laquelle je -ni- assuré, à la
somme de 20,000 l'iau
Tout ceci esl visible, facile à vérifier, et, Bi
le général Billol veul en avoir la preuve, je
suis prêt à la fournir dans le plus grand dé
tail.
Evidemment les mines d'or, la créance I
queyssie sonl d'un rapport nul, de même que
les collections et objets d'art, et il esl fâcheux
que je ne puisse les aliéner : évidemment les
maisons de la rue de- les el de la terre
de Dommartin sont d'un fort mauvais rap-
port, mais de là à dire ce que dit le ministre,
il y a loin ; je n'ai point de passif et j'ai un
actif que je demande qu'on vérifie.
Il va de soi que ci- u'esl point avi
ressources si diminuées que je puis dépenser
beaucoup d'argent. Or, je n'ai point dedetl
je défie donc qu'on puisse établir que je
mange de l'argent pour une femme et que
j'aie compromis pour une femme ma situa-
tion.
On peut interroger ma famille, mes en-
fants, mes domestique- ; ils diront que je
passe toutes mes soirées en famille, que je
ne dîne jamais en ville, que je vis constam-
ment avec le- mien-,, promenant mes enfants,
que je ne découche jamais.
La vérité est que depuis plu- d'un an le
général Giovaninelli le sait mieux que per-
sonne ma femmeesl gravement malade d'une
maladie nerveuse compliquée d'accidents in
térieurs el que, puisque ces misérables ne
respectent rien cl qu'il faut, pour se discul-
per de leur- ignobles outrages, toucher jus-
qu'aux sujets le- plus intimes et secouer
toute pudeur, le- médecins m'onl fail a son
égard certaines recommandations que vous
comprendrez -au- que i insiste.
.l'avai- quarante-trois au-, a ce moment,
j'avais, j'ai encore le défaut de sentir qiu
-ni. un homme, -le -ni- surpris qu on
étonne quand, la même année, on ■> mi l<
néraiissime, presque septu
oueequi esl mieux, faire payerde* »de
colonel, de général de brigade, de l de
division, du logement dan- les bâtiments il»1
l'Etat, etc., h'- laveur- de madame \
100
L'AFFAIRE DREYFUS
maîtresse, et il a fallu que son mari, sourd et
infirme depuisde longues années, assassinât
un officier pour qu'on le fit enfin quitter la
garnison de Paris d'où il ne sortait pas, et où
sa complaisance lui avait, en outre, valu les
plus hauts grades dans la Légion d'honneur.
C'est à moi qu'on doit que ce scandale n'ait
jamais éclaté...
(Ici se trouve une phrase que la décence nous
interdit de reproduire.)
Henry le Faussaire se traînant au genoux du juge Behtllus.
... Vous avouerez que c'est une drôle d'ar-
mée que celle où on est exposé à entrer dans
de pareilles explications, et que ce sont de
'1 mies de chefs, pour ne pas dire des drôles,
que ceux qui se servent de pareils arguments
pour repousser la demande, chaudement ap-
puyée par de braves gens, d'un bon soldat et
• l'un bon officier intéressant.
J'ai demandé à rester à Paris pour la santé
de ma femme, impossible à soigner à Rouen
de l'avis formel des médecins, pour toucher la
solde de Paris supérieure de plus de 1,650 fr.
à celle de Rouen, pour m'éviter les frais,
extrêmement onéreux, d'un déplacement,
alors que j'ai des dépenses considérables, et
enfin pour surveiller mes affaires dont le
DEVANT LA COUR DE CÀSSATIO>
»■»
é • — :jJ-
&' ^tvfb vf ".
BSTERHAZl 1-1 POUBOCO! PAS?
162
/AFFAIRE DREYFUS
simple examen montré qu'elles exigent une
grande surveillance que ma femme, en rai-
son de son état, est incapable d'y apporter.
Je suis dans une situation à laquelle je
m'efforce, malgré ses difficultés matérielles
et ses tristesses morales, de faire honneur.
Qu'un Billot, vainqueur à Frigolet, manque
de pi lié envers le fds du vainqueur de Kang-
liil, cela s'explique pour qui connaît le pèle-
rin et le méprise à sa juste valeur ; mais qu'il
se contente, pour se débarrasser des dé-
marches pressantes de gens de cœur, de se
servir de pareils moyens, cela dépasse les
limites permises.
Bien qu'il y ait furieusement de canailles,
comme m'écrivait un jour le brave et bon
général Grenier, sousl'épaulette, parle temps
qui court, je me refuse à croire que de pa-
reilles saletés aient été avancées à visage dé-
couvert contre un officier qui a des services
comme les miens, et qui est noté comme je le
suis; mais j'ai tout lieu de supposer que cette
ordure émane du service des renseigne-
ments.
Ce service, qui devrait renseigner sur ce
qui se passe en Allemagne et qui laisse dé-
penser 200 millions par l'ennemi sans en
trouver l'emploi, a parmi ses hauts chefs un
chef de bataillon, officier de la Légion d'hon-
neur (qui, par parenthèse, ne sait pas un mot
d'allemand, d'italien ou d'anglais), qui em-
ploie les fonds destinés à autre chose à faire
le métier de mouchard et à faire surveiller
par des agents louches de vingtième catégo-
rie ses camarades. Quand on sait, par les
aveux des magistrats eux-mêmes, comment,
fait dans l'ordre judiciaire, ce service, à la
préfecture de police, est sujet à d'incroyables
erreurs, on est terrifié de penser que la répu-
tation, l'avenir, les intérêts de bons officiers
sont à la merci des délations sans appel d'un
homme dont l'abject métier devrait être ayant
tout sujet à défiance, d'un homme qui colle
épaulettes d'officier sur la défroque d'un
argousin, eton aie-droit d'être révolté quand,
comme moi, on a obligé cet homme et qu'on
sait aujourd'hui ce qu'il vaut. Le comman-
dant Henry, en effet, est mon débiteur de-
puis 1876; je lui ai prêté quelque argent
qu'il ne m'a jamais rendu, qu'il me doit en-
core : cela explique bien des choses.
En tout ca s, avant d'accepter, comme ar-
ticle de foi, les relations de tels individus, le
ministre ferait simplement son plus strict de-
voir s'il mettait à même l'officier ainsi traité
de se défendre et de s'expliquer.
Il n'y a pas besoin d'avoir un chapeau avec
des plumes sur la tête pour comprendre cela ;
il suffit d'être un galant homme.
De pareils actes révoltent tous ceux qui en
ont connaissance, et ils ont une singulière
ironie quand on songe qu'ainsi que je vous
l'ai dit, j'ai, il y a peu de temps, défendu ledit
Billot contre des attaques qui lui auraient été
fort sensibles. Je ne suis pas un résigné, je
supporte mal les offenses, et la discipline
n'a jamais consisté dans la bassesse et la ser-
vilité.
Servir veut dire être utile ; c'est dans ce
sens que doivent le comprendre des gens
d'épée et non pas dans le sens qu'y attachent
des laquais ; mais je supporte encore plus
mal les outrages quand il s'agit de la santé et
des intérêts des êtres qui me sont le plus
chers au monde et quand la vie et la raison
de ma femme vont payer tout cela.
Je suis un très bon officier ; on n'a qu'à voir
mes notes ; le sang versé par les miens, les
services qu'ils ont rendus à la France valent
qu'on s'en souvienne; je suis dans une po-
sition extrêmement digne d'intérêt, et suis,
moi aussi, tout comme un Romain de la
bonne époque :
Au point de ne rien craindre, en état de tout faire.
Sur les promesses formelles, écrites, d'offi-
ciers généraux en qui j'avais droit d'avoir
toute confiance, j'ai pris pour ma famille,
pour ma femme, des dispositions qu'une mo-
dification aujourd'hui viendrait rendre dis-
pendieuses au delà de mes moyens, et je suis
prêt à m'en aller, s'il le faut, quitte à faire
appel à l'opinion par d'autres moyens que le
colonel Allaire.
Je ne veux rien précipiter dans une affaire
aussi grave et demande à la bienveillance dont
vous m'avez donné tant de preuves, et dont je
suis bien touché, de me guider.
Vous pourrez, si vous le jugez bon, parler
de tout cela à Montebello et lui donner mes
éclaircissements; je vous demanderai de n'en
pas parler àWeill. C'est un excellent homme,
mais il a supporté sans broncher les plus ef-
frayants des soupçons et les plus abomina-
bles des outrages, et, comme je n'ai pas la
DEVANT LA COI R DE CASSATION
même manière de voir, il ne comprendrait
rien à ma colère que tous ceux qui me portent
intérêt trouvent légitime, et parmi ceux-là
sont des colonels et des généraux qui me con
naissent depuis de longues années et qui ne
me cachent pas leur indignation.
Pardonnez-moi. mon cher député, cette
longue, trop longue tartine, et croyez à mon
bien entier el reconnaissant dévouement.
ESTEREAZY.
P. -S. Drumont propose d'envoyer à Billot
un exemplaire richement relié de Chariot
s'u muse !
En tout cas, je suis bien résolu à faire
quelque chose ; je suis le neveu d'un homme
qui, général de division, provoqua le général
de Castellane qui l'avait insulté : le descen-
dant par ma mère du colonel marquis de Par-
daillan qui, sous Louis XIV, cassait son épée
et en jetait les morceaux au nez du commis-
saire, représentant de Louvois, qui lui avait
manqué d'égards, et je me souviens de celte
phrase des recommandations admirables du
maréchal de Belle-Isle à son petit-fils entrant
dans l'armée : < Le respect des lois militaires
et de leur discipline fait que vous ne devez
jamais discuter un ordre, et, quelque absurde
qu'il vous semble, vous devez l'exécuter jus-
qu'à la dernière goutte de votre sang, prêta
chaque instant à donner votre vie pour votre
prince et la patrie ; mais la discipline ne peut,
en aucun cas, vous faire faire un acte vil, ni
vous faire supporter un outrage. ^>
(les lettres suffisent à peindre ce qu'est
Esterhazy.
Le rapport suivant donne des détails sur
certaines de ses actions.
l'r Document. — Rapport du colonel
ILerdrain.
Rapport il" colonel Kerdrain sur les faits
proches à M. /-1 comte Esterhazy, actuelle-
ment en non-activité pour infirmités tempo-
raires et traduit devant >nt conseil d'enqw
Paris, h' 22 août 1898.
Avant de relater les faits qui amènent devant
le conseil d'enquê eM.lecomte Walsin-Ester
hazj . ii- -il— croyons ■ !■ oir rappeler I
ment les services de ci officier supérieur.
Entré au service en 1871 s-lieu-
tenant, au titre étranger, provi la lé-
gion romaine, M. Esterhazj
combats livrés par l'armée de la L<
fait remarquer par son entrain, -a bravou
Lieutenant le 21 février 187 l, il est promu
pitaine au choix le lu septembre 1880. Il ■ •-!
mis hors cadre, au litre des affaires ind
de la Tunisie, par décision ministérielle «lu
17 février 1SS2 ; il l este dan
qu'au -2(.) février 1884, date à laquelle il est
affecté au 7e bataillon d ! chasseurs à pied,
puis au 18', en garnison à Courbevoie.
Promu, toujours au choix, au 1 !<• <le ligne
le 10 juillet 1892, cet officier passe avec son
nouveau grade au 74e de ligne.
Son stage terminé, il est maintenu dan-
son corps comme chef de bataillon, du cadre
complémen aire. Les noies obtenue- parce!
officier dans divers régiments OÙ il a servi
sont en général bonne- souvent élogieus
mais il y a lieu de retenir celle appréciation
du lieutenant-colonel du 74e, appréciation qui
ligure au feuillet du personnel du comman
danl Esterhazy, à la date de juillet 1896 :
« Fait toujou s partie du cadre complémen
taire et n'est employé qu'à des servie - par-
ticulier-, où il ne paraît pasapporter la même
exactitude que par le passé. Du reste, depuis
le séjour du régiment à Pari-, c t officier su-
périeur semble avoir une existence un peu
brouillée. Est-ce dû à des dissentiments de
famille ou peut-ère à des difficultés d'argent '
Sans pouvoir rien préciser, puisqu'il ne m
parvenu ni plaintes ni réclamations sérieu
pour dettes, j'estime qu'un changement im-
portant est survenu dans la vie privée du com-
mandanl Walsin-Esterhazy.
Proposé pour la non-activité pour infir
mités temporaires, il est placé dans cette
position par décision présidentielle du
17 août 1897.
Il ne nous appartient pas de rappeler les
tristes événements auxquels a été mêlé le nom
deCei officier supérieur, le consei
l'ayant acquitté des
tées contre lui, La juridicti d civile l'ayant
renvoyé d'une plainte pour faua
faux, mais d'uutres
vélés ou se --ni produits
divers procès auxquels a été mêlé cet o
164
L'AFFAIRE DREYFUS
Nous les examinerons en essayant de suivre
un ordre chronologique.
Au cours des années 1882, 1883, 1884,
M. Esterhazy, alors capitaine aux affaires in-
digènes en Tunisie, échangea une correspon-
dance suivie avec une de ses parentes, ma-
c'amede Boulàncy. Ces lettres, d'abord tenues
secrètes par la destinataire, furent communi-
quées par elle en 1897 à diverses personnes,
particulièrement au sieur X... qui, cédant un
jour aux instances de M. Scheurer-Kestner, lui
confia une lettre contenant des propos indi-
gnes d'un officier, d'un Français. Ce dernier
crut devoir — pour les besoins d'une cause,
dont il s'était fait le défenseur — informer
l'autorité militaire de l'existence de ce docu-
ment. Nous n'apprécions pas ici la conduite
de madame de Boulàncy et des tiers auxquels
elle a confié un correspondance toute privée
et compromettante pour son parent.
L'autoriié militaire, qui procédait à cette
époque à une instruction contre le comman-
dant Esterhazy, se fit remettre le paquet de
lettres que détenait madame de Boulàncy.
Avant d'en faire connaître la contexture,
nous devons déclarer que la plus compro-
mettante, celle dite du « uhlan » et commu-
niquée à M. Scheurer-Kestner en particulier,
a été niée par le commandant Esterhazy, et
soumise à l'examen de trois experts commis
par l'autorité militaire. Ceux-ci ont déclaré :
« 1° La piècelitigieuse etl'enveloppe ne sont
pas contemporaines ;
» 2° Cette pièce nous paraît être d'une ori-
gine très suspecte, et nous semble plutôt une
imitation courante et à main-levée de l'écri-
ture du commandant Esterhazy, qu'une pièce
originale. »
Restaient maintenances autres lettres que
nous nous proposons d'examiner devant le
conseil. Dans l'une d'elles, le capitaine Ester-
hazy s'exprime en ces termes sur ses supé-
rieurs :
" C'est honteux de voir tout le remue-mé-
nage que ces grotesques généraux font pour
quelques cavaliers qui devraient les faire,
rougir en leur montrant l'exemple du courage
el de la hardiesse. Tous ceux-là ont encore
la botte prussienne marquée plus bas que le
dos et ils tremblent de peur devant leur
ombre, n
Dans d'autres correspondances, formulant
toujours son opinion sur des officiers géné-
raux de notre armée, dont un en particulier
a occupé une des plus hautes situations, il
s'exprime en ces termes :
« Certain officier général est résolu à faire
le farceur, nous n'en avons jamais douté ici ;
d'ailleurs, il a fait bien d'autres crasses. De
grands événements se préparent, et à la pre-
mière vraie guerre, tous ces grands chefs
ridiculement battus, car ils sont à la fois pol-
trons et ignorants, iront une fois de plus
peupler les prisons allemandes qui seront
encore trop petites pour les contenir, car
toutes les farces de ces sauteurs sont de peu
de poids devant les beaux régiments prus-
siens si bien unis et sibien commandés, etc. »
Ce sont évidemment les récriminations
d'un officier mécontent et frondeur qui ne se
voit pas accorder la récompense qu'il croit
avoir méritée; mais peut-on admettre, même
dans une correspondance privée, qu'un
Français tienne un pareil langage ? Notre
cœur de Français se révolte et rien ne peut
excuser un pareil langage. En donnant un
libre cours aux idées malsaines qui hantaient
à cette époque son cerveau, le capitaine
Esterhazy a commis une faute grave contre
la discipline.
Nous passons maintenant à l'examen des
trois lettres écrites par le commandant
Esterhazy au président de la République les
29, 31 octobre et 5 novembre 1897.
A la suite d'une lettre adressée au com-
mandant Esterhazy vers le mois d'octobre 1897
et signée « Espérance », lettre dans laquelle
l'anonyme le prévenait des dangers qui le
menaçaient, des machinations ourdies par
ses ennemis pour le perdre, cet officier supé-
rieur écrivit successivement trois lettres au
président de la République, réclamant, sur un
ton comminatoire, que le scandale fait autour
du nom d'un descendant des Esterhazy soit
arrêté, que justice soit faite contre l'infâme
instigateur du complot tramé contre lui, sinon
l'intervention du chef d'une nation étrangère
serait son dernier et suprême recours.
Quel que soit l'état d'affolement, de surex-
citation dans lequel se trouvait le comman-
dant Esterhazy, jamais cet officier n'aurait
dû avoir la pensée d'adresser de pareilles me-
naces au premier magistrat de la France ;
son patriotisme aurait dû arrêter sa plume.
Nouvelle faute contre la discipline, de la
part de cet officier qui semble, en outre,
DEVANT LA CUUH DE CASSATION
/•, ;, /ér<
i NE PAGE D UISTOIBE
Le Prince d'Orléans félicitant Eslerhazij lors du pn Zola.
avoir oublié que rhonneur faisait partie du
patrimoine légué par ses ancêtres.
Vers la même époque, paraissaient, dans
le journal la Libre Parole, certains articles
signés Dixi qui, s'ils n'étaient pas rédigés par
le commandant Esterhazy, étaient au moins
inspirés par lui.
Cité à comparaître devanl !<■ juge d'ins-
truction, cet officier s'est borné à déclar< r
qu'il avait donné divers i ;nements pour
la rédaction de trois articles parus dam
journal i >i ■ intituli i e Complot
le Copain . et M. & ; eurer-Ki Biner
Il ne devait pas ignorer les ordres du mi-
166
I /AFFAIRE DREYFUS
nistre de la guerre, en collaborant à une
feuille quotidienne ou en inspirant ses
articles. Nouvelle faute contre la discipline à
relever contre le commandant Esterhazy.
Tout dernièrement encore, cet officier su-
périeur, se voyant sous le coup d'un conseil
d'enquête, manifesta son intention, au cours
d'une entrevue que lui avait accordée le gé-
néral commandant le département de la
Seine, de peser sur l'esprit de ses chefs par
des procédés inavouables. Nous devons re-
connaître que, dans une lettre datée du
8 juillet 1898, c'est-à-dire trois jours après
cet entretien, il exprima le regret des propos
qu'il avait tenus et jura de ne pas se servir
des papiers compromettants qu'il avait dans
les mains.
Nous examinerons maintenant la conduite
privée du commandant Esterhazy. Les docu-
ments sur lesquels nous nous appuyons sont :
le résumé des rapports fournis au ministre
de la guerre par la préfecture de police et des
lettres du commandant.
Avant d'être dans la position de non-acti-
vité, M. Esterhazy, alors chef de bataillon au
7 Y de ligne, en garnison à Paris, installe,
en janvier 1896, dans un appartement sis au
49 de la rue de Douai, dont le loyer est
d'abord en son nom, une ancienne femme
galante, mademoiselle Pays, dont il a fait sa
maîtresse ; il habite avec elle.
Au mois de décembre 1897, ledit loyer a
été transféré au nom de mademoiselle Pays.
Nous nous bornons à relater le fait, laissant
au conseil le soin d'apprécier les causes de
cette substitution de nom sur les rôles des
contributions.
Dans un autre rapport de police, qui revêt
un caractère de haute gravité, le commandant
Esterhazy est accusé d'avoir accepté de com-
manditer, pour une somme de 5,000 francs,
une proxénète qui tenait une maison de ren-
dez-vous dans le quartier de la gare Saint-
Lazare. Dans une des entrevues, le comman-
dant déclara se nommer « Rohan-Chabot »,
et, quelques mois plus tard, il déclara son
véritable nom, « Walsin-Esterhazy », officier
supérieur de l'armée française.
La correspondance lui était adressée au
Jockey-Club, au château de Dommartin, à
Sainte-Menehould.
A un certain moment, la proxénète, dont
les affaires, paraît-il, étaient moins que pros-
pères, fit part de sa situation précaire à celui
qu'elle appelait « son associé ».
Le commandant Esterhazy lui proposa de
se charger, moyennant une forte somme, de
trouver une jeune fille pour marier son ne-
veu, âgé de vingt et un ans, qui habite Bor-
deaux avec sa mère. La susdite tenancière le
mit, déclare-t-elle, en rapport avec un cer-
tain Roussel, sorte d'agent matrimonial qui
avaitune jeune orpheline très riche à marier.
Ledit Roussel posséderait des lettres du
commandant.
Nous avons d'ailleurs retrouvé au dossier
une lettre rédigée sous forme de billet, dans
laquelle le signataire (une simple lettre alpha-
bétique pour le désigner) l'engage à faire
toutes les démarches nécessaires, lui assu-
rant en cas de réussite la somme de
10,000 Jrancs environ.
Au dossier, se trouvent également jointes
les photographies de trois lettres écrites,
d'après le rapport de police, par le comman-
dant Esterhazy au sieur Lévy, autre agent
matrimonial. La lecture de ces documents me
permet de constater, non sans une certaine
tristesse, que celui auquel ils sont attribués
se montre peu scrupuleux dans le choix de
la jeune fille destinée à son neveu. La mora-
lité ne serait qu'une question secondaire et
on passerait sur toutes espèces de choses
scandaleuses, pourvu qu'elles ne crèvent pas
les yeux de tout le monde. Une forte somme
serait la récompense du service rendu.
De pareilles compromissions d'argent avec
une proxénète et un agent matrimonial, vé-
reux au suprême degré, dénotent chez leur
auteur un abaissement de sens moral, incom-
patible avec la dignité d'un officier.
En résumé, il résulte des faits énumérés
dans notre rapport que, pendant la période
de 1882 à 1884 et plus récemment, de 1897
à 1898, M. le comte Esterhazy aurait commis
des fautes graves contre la discipline et pou-
vant entacher son honneur, que sa cohabita-
tion avec une ancienne femme galante et ses
agissements avec certaines personnes vé-
reuses établissent une inconduite habituelle.
Kerdrain.
DEVANT l.\ COUR DE CASS LTION
Voici maintenant les procès-verbaux
des deux séances du «Conseil d'enquête
île région » devant lequel a comparu
« M. Walsin-Esterhazy | Marie- Charles-
Ferdinand), chef de bataillon en non-acti-
vité pour infirmités temporaires ».
2e document. — Le Conseil d'enquête
Procès-verbal de la séance <ln Conseil ^en-
quête du gouvernement militaire de Paris,
tenu le mercredi î i août 189$, à Pari*, et
de la séance du même conseil tenu le samedi
J~ août, à Pari*.
PREMIÈRE SÉANCE
Mercredi 2'/ août IS98.
Ces personnes ainsi questionnées ont dé-
claré, savoir :
1" M. Mercier, colonel commandant le
i33trêgimenl ^infanterie, à Belley.
A toujours eu de l'estime pour le comman-
danl Esterhazy, lorsque cet officier était placé
sous ses ordres, el le croit incapable de for-
fa ire à l'honneur. N'a eu qu'à se louer des
excellentes relations qui existaient entre les
deux l'amilles Esterhazy et Mercier, et n'a
jamais constaté le moindre nuage dans le
ménage Esterhazy.
2e M. Bergouignan, lieutenant -colonel de
Varmée territoriale.
Confirme l'appréciation élogieusedu témoin
précédent sur le commandant Esterhazj el
sur sa Ni'1 intime. Ce ne serait, d'après le
témoin, qu'au commencement de 1898 que
le ménage se sérail désuni, à la suite des
révélations faites par la presse sur les rela-
tions du commandant avec la femme Pays;
néanmoins, celui-ci voyail journellemenl ses
enfants, el madame Esterhazj eûl probable-
ment, «L'ois un temps peu éloigné, désiré
pardoi r à son mari el reprendre la \i''
comm
A propos de la question du duel Esterhazy-
Picquart, \<- témoin déclare qu'il eûl accepté,
dans cette affaire, d IIlt
Esterhazj sur sa simple demand
ajoute qu'il avait été invité plir le r
de témoin pour que l'armée nationale
présentée. La priorité était acquis om-
mandanl Esterhazy. En y renonçanl • o \-.<-
du colonel Henry, qui avail l'ordre de
chefs. Esterhazy a fail un gros sacrifii
chefs. Le témoin le croil incapable de man-
quer à l'honneur; il a reçu beaucoup de
témoignages du 74' de : onûrmanl son
opinion.
M. le général de Pellieux, commandant le
département <!•■ la Seine.
Déclare tout d'abord qu'étanl chef d'état-
major en Tunisie, il a connu le capitaine
Esterhazy, qu'il tienl pour un brave soldat.
Sur la demande du commandant, qui désire-
rait fixer le conseil sur la proposition que
lui aurait faite, en 1898, M. le général Billol
de lui faire accorder sa retraite avec le maxi-
mum, le général de Pellieux, témoin, s'ex-
prime ainsi :
« Oui. on lui a proposé le maximum : m
le général liillot ayanl déclaré, dans les cou-
loirs du Sénat, qu'il allait chasser Esterhazj
de l'armée, celui-ci a retiré sa demande de
retraite. C'esl donc parce qu'il n'a pas voulu
qu'il n'esl pas aujourd'hui en retraite.
Le commandant Esterhazj ajoute pi 'on
lui avail offert, à plusieurs reprises, de le
mettre en retraite : que M rézenas voyail
des généraux el que lui-même, Esterhazy,
suivait deux directions : le cabine! el l'état-
major : en principe, les offres de retraite
aaienl du général Billot.
Le général de Pellieux. appelé à faire con
naître au conseil -i. dans des circonstan
ordinaires, on eûl relei erhazj
les diverses fautes qui constituent son d<
sier, répond qu'il ne le croil pas. En ce qui
cerne l'entrevue du •'* juillet, entre Est
hazy el le généra] de Pellieux, celui-ci
que cel officier était abattu physique
très Burexcité, el qui prit
que doivent être attribuées les paroles in<
minées; mais qu'il ne croil pas .i l'intenti
du commandant Esterhazj de hanter
l'élat-major.
Quanl à la campagne de pi
de Pellieux enj ivemenl le command
108
[/AFFAIRE DREYFUS
ESTERHAZY REMETTANT SES DOCUMENTS A i/ AMBASSADE ÉTRANGÈRE
à la faire cesser ; celui-ci lui promit de l'ar-
rêter et il tint sa parole. Le commandant lui
a fait connaître que les juifs lui avaient
offert 600,000 francs pour qu'il se déclarât
l'auteur du bordereau, et qu'ils avaient éga-
lement offert 150,000 francs à madame Pays.
Le commandant aurait refusé. Ces offres
étaient faites par l'intermédiaire d'un jour-
naliste anglais, de la part de la famille
Dreyfus, et elles furent renouvelées plusieurs
fois(l).
(1) Calomnie inepte et que n'appuie, naturel-
lement, aucune preuve, aucun indice.
DEVANT LA Col 11 DE CASSATION
,
DEVAN1 H. I Ml. K' E1E-M1D1
Monsieur Lépine sortit de la séance du il de guerre en disant aux journalif
que L'acquittement de Dreyfua était certain.
170
L'A FI AIRE DREYFl'S
M. Esterhazy confirme de nouveau cette
déclaration du témoin et ajoute que c'était
surtout à la condition qu'il révélât le rùle de
l'état-major.
4° M. Mercier du Paty de Clam, lieutenant-
colonel d'infanterie hors cadre, à Vélat-
major de Varmée.
M. Esterhazy ayant fait demander au
témoin s'il le croyait capable d'avoir manqué
à la discipline ou à l'honneur, celui-ci s'ex-
plique ainsi :
« J'ai appris, en octobre, qu'on cherchait
à compromettre Esterhazy et qu'on n'avait
rien relevé contre lui, si ce n'est des écarts
peu sérieux. Je n'ai pas cru pouvoir le laisser
étrangler sans défense ni le laisser s'affoler ;
et puis, il fallait savoir qui était réellement
Esterhazy. Plusieurs officiers, consultés,
furent de mon avis. La première fois que je
le vis, il était déjà prévenu : sa sincérité me
fit voir de suite que ce n'était pas un homme
de paille. Nous l'avons réconforté de notre
mieux. Il était comme au secret moral, et
bien des choses étaient admissibles de sa
part. Pour Esterhazy, c'était le suicide ou la
fuite, et il fallait éviter l'un et l'autre. »
Au sujet des lettres au président de la
République, le dialogue suivant s'établit
entre le général président, le témoin et
Esterhazy, à peu près en ces termes :
Le lieutenant-colonel du Paty de Clam. —
Esterhazy voulait écrire à l'empereur d'Al-
lemagne ; je lui ai dit qu'il valait mieux
écrire au président de la République, qui
était le père de tous les Français. Cette
lettre, je la connais, puisque j'en ai pris plus
tard copie au ministère de la guerre. M. Ester-
hazy m'a dit qu'on la lui avait dictée.
M. Esterhazy. — Je tiens à ce que le lieu-
tenant-colonel dise qui me l'a dictée.
Le lieutenant-colonel du Paty. — Ah ! je
n'en sais rien!... Youdriez-vous dire que
c'est moi ?
M. Esterhazy. — Dites la vente.
Le lieutenant-colonel du Paty. — Ce n'est
pas moi.
M. Esterhazy. —Alors comment les choses
se sont-elles passées ?
Le lieutenant-colonel du Paty. — 11 vou-
lait chercher un secours à l'étranger, près de
ses parents, et faire demander par eux à
l'empereur d'Allemagne s'il avait jamais eu
des relations avec lui et le prier de défendre
son honneur de membre d'un ordre dont ce
souverain était le grand-maître.
M. Esterhazy. — C'est cela! J'en appelais
à l'empereur d'Autriche comme vassal. Etant
décidé à me tuer, je voulais auparavant en
appeler à tous ceux qui avaient intérêt à dé-
fendre un Esterhazy.
Le lieutenant-colonel du Paty. — Oui,
c'est alors que je l'en ai détourné et l'ai en-
gagé à écrire au président de la République.
Le président. — Mais ces lettres contiennent
un sentiment de menace ?
Le lieutenant-colonel du Paty. — A mes
yeux, Esterhazy relevait plutôt du conseil de
santé. J'ai vu au ministère la lettre, et lui ai
dit que cette lettre, qu'il déclarait lui avoir
été dictée, était charentonnesque. Ce n'est
pas moi, certainement, qui la lai ai dictée.
Le président. — Mais, alors, qui lui a dicté
cette lettre? Et d'ailleurs, si elle lui a été
dictée, que pouvait bien faire son état d'es-
prit à la rédaction de la lettre ?
Le lieutenant-colonel du Paty. — Ce
n'est pas moi. Esterhazy était admirablement
renseigné ; mais tout ce qu'on lui faisait
savoir était toujours de nature à le décou-
rager. On voulait, disait-il, faire sauter sur-
tout du Paty et le général de Boisdeffre.
Quant à faire connaître au conseil si mes re-
lations avec Esterhazy étaient ordonnées ou
n'étaient qu'un fait personnel, je me refuse
à répondre devant Esterhazy.
Le président. — En tout cas, qu'avez-vous
fait personnellement, et dans quelle mesure
êtes-vous intervenu?
Le lieutenant-colonel du Paty. — En ce
qui concerne les articles de journaux, on l'a
aidé à répondre à l'article « Vidi ». J'ai même
corrigé la réponse.
Le président. — Il n'a donc pas agi seul,
mais avec le concours d'officiers de l'armée
active?
Le lieutenant-colonel du Paty. — Oui.
Le président. — Nous avons besoin de sa-
voir dans quelle mesure il était guidé et, par
conséquent, responsable.
Le lieutenant-colonel du Paty. — Ester-
hazy n'a jamais su qu'il était défendu par
l'Etat-Major, mais seulement par des indivi-
dualités; j'étais un des plus intéressés à la
DEVANT LA COUR DE < ^SSATION
171
manifestation de la vérité, et c'est pourquoi
je l'ai aidé. Je n'ai vu la lettre au président
de la République qu'au ministère, après
qu'elle a été reçue.
Le président, — Vous avez approuvé l'en-
voi de cette lettre ?
Le lieutenant-colonel du Paty. — Oui,
et je lui en ai donné la carcasse; mais, après
avoir lu la lettre, j'en ai blâmé la rédaction.
M. Esterhazy. — Mais, dites donc la vérité :
Dites comment ces lettres ont été dictées
Le lieutenant-colonel du Paty. — Je dis
ce que je sais.
Le président. — Est-ce vous quiavez ins-
piré celle qui contient la menace?
Le lieutenant-colonel du Paty. — Il m'a
parlé en effet de l'écrire.
Le président. — Vous ne savez pas qui l'a
dictée?
Le lieutenant-colonel dl" Paty. — Non.
Le président, à Esterhazy. — Où ont-elles
été écrites?
M. Esterhazy. — Une, derrière le pont
Caulaincourt ; une autre, au pont des Inva-
lides; la troisième, je ne sais plus où. Je les
ai écrites au crayon, sous la dictée de quel-
qu'un ; je lésai recopiées tranquillement chez
moi.
Le président, à Esterhazy. — Savez-vous
si du Paty connaît ce quelqu'un?
M. Esterhazy. — Oui, le colonel le sait.
LE. LIEUTENANT-COLONEL DU PATY. — Je le
connaîtrais, je ne le dirais pas, n'étant pas
un mouchard. D'ailleurs, je ne sais que par
Esterhazy qu'on la lui a dictée.
M. Esterhazy. — J'adjure le colonel de
dire qu'il connaît l'auteur de la lettre, qu'il
le connaît aussi bieo que moi, qu'il esl abso-
lument exact que ces lettres ont été dictées
par quelqu'un qu'il connaît, de même que
L'article « Dixi ».
Le président, au témoin. — Je vous pose la
question.
LE LIEUTENANT-COLONEL Dl PATY. — J'ai dit
tout ce que j'avais à dire.
Le présid] m . — Alors, si vous ne le -
que par Esterhazj . ce u'esl plus uo témoi
gnage de vous. Vous ne faites que réédib r
Les affirmations de M. Esterhazy?
Le i.ii .1 ri \ w m olon] i. di l'\ n . ■— H esl
impossible que l'article lu'\i ail été rail
par Esterhazj ; «loue, on le lui a donné.
Le président. - Ce n'esl pas un témoi-
gnage, mais une appréciation. Nous n
avons pas besoin.
Le lu. i i'i:\\vi-, olonel du Paty. —Je n'ai
rien ;'i dire.
Le président. — En résumé, ridiez
le commandant Esterhazy. 1
initiative.'
Le lieutenant-colonel du Paty. —Je ne
veux pas le dire devant Esterhazj .
Le président. — Esterhazj ment-il en
disanl que la lettre lui a été dicl
I.t: lieutenant-colonel di Paty. — 11 ne
ment pas... ou plutôt... Je retire ce que j'ai
dit.
M. Esterhazy. — J'affirme que l'article m'a
été apporté tout écrit, et que les lettres m'ont
été dictées.
Le lieutenant-colonel du Paty. — Je suis
<ùr qu'il ne ment pas, en ce qui concerne
l'article. Quant aux Lettres, je ne sais pas...
Je n'ose pas confirmer Le dire du comman-
dant, je ne dis pas le contraire.
Le président, à Esterhazy. — Invoquez-
vous sur autre chose letémoif du colonel
du Paty?
Esterhazy. — Plus maintenant, après
qui vient de se passer.
Le lieutenant-colonel di Paty.— Jen'ai
revu Esterhazy qu'en avril dernier. Il m'a
dit :« On m'a t'ait des propositions, je n'ai
pas dix francs dan- ma poche, mes bottes
sonl percées : j'ai rais mieux crever de faim
que de l'aire du tort aux gens qui m'<
aidé.
Esterhazy. — Non. je ne veux rien Leur
faire, mais je voudrais bien qu'un agit de
même à mon égard !
Le présided r, au témoin. \ »us
quelque chose à dire ?
Le lieutenam Paty. d,
je n'ai plus rien à dire.
l/. ,/.■ tfoùandrc, publiât
Le témoin déclare qu'à la réd de la
Hh\ P 'ii n'a jamais cru que I ai licle
Dixi i fol du commandai
communications journal
:,,,. officier étaient transmi
I n document vu par le témoin en (ail ■
cet officier n'était qu'un intenuédiain
le journal .-i L'Ëtal-Major. En tout cas, i
172
AFFAIRE DREYFUS
jamais cherché à compromettre ses chefs. Le
témoin l'affirme sur l'honneur. Il ajoute, sur
la demande du président, que les renseigne-
ments sur les agissements du syndicat étaient
fournis par deux journalistes anglais. Le té-
moin, interrogé sur les motifs qui ont em-
pêché le commandant Esterhazy de faire un
procès à ses accusateurs, déclare que cet offi-
cier en a été dissuadé par le ministre, et sur-
tout par son avocat. Il termine en faisant
l'éloge du commandant, et fait connaître au
conseil que cet officier envoyait de l'argent à
sa famille, à ses enfants, pour lesquels il avait
une profonde affection.
Les cinq témoins, dont les dépositions sont
ci-dessus rapportées, ont été entendus sur la
demande de l'officier objet de l'enquête.
Le commandant Esterhazy.
Toutes les personnes appelées devant le
conseil étant entendues, le président a de-
mandé : lo à l'officier supérieur objet de
l'enquête, s'il désirait que de nouvelles ques-
tions fussent adressées à ces personnes, qui
attendaient dans une salle voisine ; 2° aux
membres du conseil, s'ils avaient de nouveaux
éclaircissements à demander aux personnes
entendues.
Sur leurs réponses négatives, le président
a alors donné la parole à l'officier objet de
l'enquête, pour présenter ses observations.
Au sujet du mariage de son neveu, le com-
mandant Esterhazy déclare qu'il aimait beau-
coup ce neveu, dont le grand-père avait été
sauvé de la banqueroute par son père, le
général Esterhazy. Il lavait aidé souvent, et
enfin, pour l'empêcher de compromettre une
jeune fille de bonne famille, il avait cherché
à lui faire faire un mariage d'argent par l'in-
termédiaire de M. Roussel, lequel est le même
qu'un juif, nommé Lévy. Il reconnaît les
lettres et cherche à les expliquer par l'idée de
sauvegarder l'honneur de la jeune fille en
question, et il dit les avoir écrites sur les ins-
tances de son neveu, qui voulait se marier à
tout prix.
En ce qui concerne les lettres Boulancy,
Ksterhazy nie celle du « uhlan » ; il rappelle
que les autres ont été écrites en 1882, il y a
seize ans, sous l'impression d'une grande
déception. Il en regrette les termes. Interrogé
sur ses rapports avec la fille Pays, il dit
l'avoir connue à Rouen, alors qu'il avait des
déboires intimes de famille ; il a caché cette
liaison tant qu'il est resté en activité au point
qu'elle est restée ignorée de ses camarades
aussi bien que de madame Esterhazy. Ce
n'est que lors de la dénonciation de Mathieu
Dreyfus — laquelle eut pour conséquence la
divulgation de ses rapports avec madame
Pays — qu'il fut obligé, à la suite de scènes
violentes avec sa femme, de quitter le domi-
cile conjugal et de se réfugier rue de Douai.
Il fait l'éloge de madame Pays qui, malgré
des offres considérables d'argent qui lui au-
raient été faites, ne l'a pas abandonné. Il
passe ensuite au récit des événements qui se
sont déroulés en 1897. Etant à la campagne à
cette époque, il reçoit une lettre signée « Spe-
ranza ». Il arrive à Paris et descend rue de
Douai. Le lendemain, à sept heures du soir,
un monsieur demande à le voir. La concierge
ayant répondu que le commandant était in-
connu à ce numéro, le monsieur insiste en-
core ; finalement, il revient le lendemain, et
attend dans la rue. Il portait de grosses lu-
nettes bleues. Le commandant descend et
tous deux se rendent derrière le parc de
Montsouris.Le commandant fait part à ce
monsieur de la lettre étrange qu'il a reçue,
et lui demande si cet entretien se rapporte à
cette lettre. Ledit personnage répond affir-
mativement, ajoutant :
— Vous serez soutenu par des protecteurs
très influents.
Rendez vous est pris pour le lendemain. A
ce nouveau rendez-vous, le commandant voit
arriver un fiacre contenant trois personnages.
Deux d'entre eux en descendent. L'un, le
personnage de la veille, toujours avec ses lu-
nettes bleues ; l'autre, avec une fausse barbe.
On lui parle des affaires Scheurer-Kestner,
Picquart, etc., qui se trament depuis seize
mois, et on ajoute qu'on croit devoir le pré-
venir à cause de la future interpellation,
« qu'il faut maintenant exécuter les ordres ».
Le lendemain, le commandant et le premier
personnage décoré, mais sans ses lunettes,
se retrouvent au Cercle militaire. Rendez-vous
est pris pour le lendemain, place Vintimille.
De là, ils vont ensemble au cimetière Mont-
martre, où le commandant présente la fa-
meuse lettre « Speranza ». Ledit personnage
insiste vivement auprès du commandant
DEVANT LA COUR DE CASSATION
pour qu'il demande une audience au ministre,
en lui indiquant ce qu'il devra dire. La de-
mande d'audience est refusée. Dans une
autre entrevue, ledit personnage lui dit :
— Je suis le lieulenant-colonel du Paty,
l'autre le colonel Henry; le troisième, je n'ai
pas besoin de vous le nommer. Corap
moi el sur vos protecteurs.
Le lieutenant-colonel du Patj conseilli
commandant d'écrire au président delà !
publique: un certain. jour il remmène au p
Caulaincourt où la lettre esl dictée, i
$
vTWr
-1. ■ •
L*\ ami de la justice : M. Gcorijcs Clemenceau.
« Dixi », ajoute le commandant, lui a * * 1 13
remis tout entier par le lieutenant-colonel du
Paty, qui également l'a engagé à écrire au
ministre de la guerre pour dénoncer le lieu-
tenant-colonel Picquart. Cette lettre est entre
lés mains de M" Tézenas. Les relations
poursuivent ainsi.
Quelques jours après, le lieutenant-colonrl
arrive, avec une femme voilée, au ponl
Alexandre III el fait connaitre au comman-
dant qu'il ne peut plus avoir avec lui de rela-
tions directes. Il I»' prie de désigner une iu
termédiaire, el madame Pays esl ai
pour ce rôle. De nombreuses entrevues onl
lieu, aoil chez madame Paj - soil chez le li
tenant-colonel I éditions que
Be l'ait l'échange des corresp >nd Le lieu
tenant colonel Henrj se serait également
rendu chez madame Pays. Lecommand
affirme de nouveau que toutes les letti
qu'il a écrites lui onl été dictées, même celli
(>n\ - à Picquai
L'AFFAIRE DREYFUS
— Elles m'ont été dictées mol à mot. C'est
moi, Esterhazy, qui ai demandé à passer de-
vant le conseil de guerre, sans subir aucune
influence.
Survient alors la lettre de M. Zola. L'état-
major entre de suite en relations directes
avec Me Tézenas, que du Paty voyait déjà ;
mais, visiblement, il n'agissait pas en son
nom propre. Le gendre du général Billot est
venu de la part du ministre voir Me Tézenas
pour tout concerter avec lui, et il faisait dire
en même temps au commandant de demander
sa retraite.
Le commandant voulait, à ce moment,
faire un procès au Figaro. Il signale les avan-
tages pécuniaires qu'il en aurait retirés. Il en
a été dissuadé. Il fait ensuite allusion à la
campagne très vive qu'on lui avait conseillé
de mener, avant la promesse de ne pas être
lâché par l'état-major, le général de Pellieux
ayant lui-même déclaré qu'il ne le lâcherait
pas.
Il aurait également des documents plus
graves à présenter, entre autres les fameux
télégrammes : mais il ne veut compromettre
personne. Après un instant de vive hésitation,
il rappelle la pièce dont il a été question dans
la déposition de M. de Boisandré et dont il
fait ressortir l'importance. Il regrette de ne
pouvoir la reproduire, ne l'ayant pas entre les
mains. Elle est détenue par Me Tézenas, absent
de Paris.
Le président fait retirer l'officier supé-
rieur objet de l'enquête. Le conseil déli-
bère et, comme la séance commencée à neuf
heures du matin a duré jusqu'à sept heures
du soir et que le conseil estime qu'il y a lieu
de se faire présenter le document dont il vient
d'être question, il s'ajourne à une prochaine
séance, pour permettre à l'officier objet de
l'enquête de se le procurer.
DEl XIÈME SÉANCE
Samedi 21 août IH98.
L'officier supérieur objet de l'enquête est
introduit ; il continue ses explications. Invité
par le président à faire connaître les res-
sources avec lesquelles il pourvoyait à des
dépenses qui semblent au-dessus de ses
moyen-.. Esterhazy donne les explications
suivantes : Madame Esterhazy possède
deux maisons et lui-même encore un peu
d'argent déposé chez un banquier, M. Rous-
seau. Des amis-de Me Tézenas lui ont remis
18,000 francs, dont 4,000 fournis par le Gau-
lois pour sa défense. Il a donné à madame
Esterhazy environ 1,000 francs par mois et a
vécu avec madame Pays le plus modestement
possible. Cette dernière fait elle-même sa
cuisine. Il a passé un contrat avec un édi-
teur, M. Fayard, qui lui a remis 5,000 francs
et promis 1,000 francs par mois pour un ou-
vrage intitulé : l'Affaire Dreyfus, par le
commandant Esterhazy, pour lequel il doit
demander au ministre l'autorisation de pu-
blication. Sur l'observation du président, le
commandant ajoute que cette publication ne
lui paraît pas être une mauvaise action ; que,
du reste, il se propose d'y défendre l'armée.
Sur demande du président, il dit que, s'il
n'a pas voulu dévoiler au conseil certains
faits graves et compromettants, ce n'est pas
qu'il fût lié par serment, ni même pour tenir
une promesse, ni encore à cause des mem-
bres du conseil, mais en raison de ce que le
procès-verbal devait être lu ultérieurement
par d'autres personnes et des conséquences
qui en pouvaient résulter.
Sur une observation du président au sujet
de l'ensemble de sa conduite, le commandant
produit une lettre de M. de Faultier, parent
de son neveu, qui désapprouve ce dernier et
témoigne au commandant sa haute estime
Au sujet des lettres relatives au mariage de'
son neveu, le commandant, qui les avait re-
connues à la première séance, fait des ré-
serves, basées sur l'authenticité deceslettres,
en se fondant sur quelques inexactitudes de
détail et sur des erreurs de situation de fa-
mille qu'il y relève. Tout en continuant à ne
pas contester le fait de sa participation au
projet de mariage, il prétend qu'on imite si
bien son écriture qu'il s'est déjà trompé à di-
verses reprises sur des lettres qui lui ont été
présentées.
Le président demande alors la communica-
tion de la note confiée par le commandant à
Me Tézenas et dont il avait été question à la
fin de la séance précédente. Esterhazy la
remet au président, qui en fait donner lec-
ture au conseil. Par cette note, qui parait
avoir une grave importance, on donne au
commandant des instructions en vue de sa
comparution devant le général de Pellieux.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Elle commence à peu près en ces termes :
« Dans le cas où le général de Pellieux me
demanderait si j'ai eu des rapports avec vous,
j'ai l'intention dédire, ce qui est sensiblement
vrai (ces mots sont d'une autre écriture ;
« Je suis étranger à la campagne contre Pic-
» quart... » Voici le terrain sur lequel je me
placerai... Pénétrez-vous bien de ce qui esl
souligné à l'encre rouge... La personne qui a
été chercher les fameuses lettres de Picquart,
en style convenu, est précisément L'auteur
du télégramme signé « Blanche »...
Interrogé sur la provenance de cette note,
dont quelques fragments viennent d'être cités
approximativement, le commandant dit l'a-
voir reçue par la même voie que les autres
communications et que ces deux écritures
proviennent de la famille duPaty. Cette pièce
a été entre les mains de M. de Boisandré qui
pourra être interrogé à ce sujet. Le président
fait observer qu'il est regrettable que cette
pièce soit connue d'un journaliste. Le com-
mandant ajoute :
— .l'en ai bien d'autres et je n'ai montré
que celle-là... En ce moment même je me re-
tiens...
Le conseil fait ensuite introduire successi-
vement les témoins suivants, pour être en-
tendus de nouveau :
1°M. de Boisandré, journaliste.
Le président montre au témoin la aote
<- aux deux écritures » dont il a été question
plus haut. Celui-ci déclare la reconnaître,
l'avoir eue entre les mains et savoir, par une
autre personne, le nom de l'auteur principal.
Le témoin ajoute que le commandant Es-
terhazy avait toujours été considéré par la
presse comme le délégué de ses chefs. Il est
très étonné qu'après s'en être servi on l'a-
bandonne : Aussi la presse, dit-il, esl hu-
miliée de voir maintenant Qétrir celui qui a
('■lé accrédité auprès d'elle. »
r M. du Paty de Clam.
Le témoin reconnaîl que ses rappori
Esterhazj ont eu lieu d'abord directement,
puis par l'intermédiaire 'le madame Pays, de
Christian Esterhazj . puis de nouveau de ma-
dame Pays, ei niiiii de M« rézenas. En i qui
concerne madame Pays, les communications
ont eu lieu chez elle «■! chez le témoin.
Le président présente la n< ,\ deux
écritun u lieutenant-colonel du I'.
Celui-ci dit qu'il connaît ce document, il en
reconnail également l'écriture.
Passant aux lettres au président de la R< -
publique dont il avait été question dans la
précédente séance, le témoin demandée re-
venir sur sa déclaration. U reconnaît que la
lettre a été inspirée à Esterhazj et .pi.
dernier n'a pas menti eu disant que la réd
tion a'esl pas de lui.
Le témoin ajoute: — .le ne veux pas -
gérer quel est l'auteur «le la lettre, .lai tout
dit au ministre actuel: il est au courant «!<•
tout, sauf de certains noms impossible -
dire.
Le président ne s'expliquanl pas que, dans
conditions, on ail fait tir ces lettres une
charge contre Esterhazy, le témoin reconnatl
qu'il n'a pas parlé de ces lettres au ministre.
Sur la demande du président, le témoin re
connaît qu1 Esterhazj a en sa possession un
certain nombre de documents gênants et
ennuyeux n puni1 des personnalités mili-
taires: il n'en a jamais l'ail usage : il De les
a jamais montrés au témoin-.
M. du Paty termine eu disant : — l)>\\<- ce
que j'ai vu et ce que je sais, il n'j a rien a la
charge d'Esterhazy. Mon témoignage person
iirl esl toul à son honneur el rien de -a |
ne mérite la flétrissure de la réforme.
/.'■ général de Pellieu
Interrogé sur les propos qu'il aurait tenus
à >L Tézenas : ■ Nous avons lié partie avec
Esterhazy, nous ne le lâcherons pas . le
aérai aie I avoir tenu. Le témoin ignore le
rôle d'Esterhazj comme intermédiaire de
L'état-major avec la presse ; il reconnaît
pi mlant que ce dernier lui a amené di -
oalistes qui sollicitaient une direction <i
semble ; il en a rendu compl
\u sujet '!'■ l'imitation facile de l'écriti
d'Esterhazy, le témoin déclare avoir vu
lettres de lui remarquablement imiti
M Belhomme lui aurait dit que pour t"
la Ligne on pouvait avoir I imitation de i-
espi ce 'l écrit u
176
L'AFFAIRE DREYFUS
LE REVE DU UHLAN
Voir la lettre à Mme de Boulanctj.
Ouanl à la situation pécuniaire d'Ester-
liazy, le témoin n*a aucune espèce de rensei-
gnement. 11 estime que celui-ci a dû être aidé
par les journaux (1).
Le commandant Bsierhazy.
Les trois témoins dont la déposition vient
1, M. Drumont, M. Rochefort et M. Arthur
Meyer versaient des mensualités au traître.
d'être rapportée, ont été entendus sur l'ordre
donné, d'office, par le président.
Toutes les personnes appelées devant le
conseil entendues, le président a demandé :
1° A l'officier supérieur objet de l'enquête,
s'il désirait que de nouvelles questions
fussent adressées à ces personnes, qui atten-
daient dans une salle voisine ;
2° Aux membres du conseil s'ils avaient de
nouveaux éclaircissements à demander aux
personnes déjà entendues.
DEVANT l.\ COUR DE I ISSATION
44 Une Bonne Journée "
i t
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1 i?t<m
. *. '-".
'■*'''"' '
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Dix mille pour avoir avoué, vingl inilN- pour avoir rétracté : décidément, le I»"! I<
est une bonne affaire pécuniaire, sinon morale.
Sur leur réponse négative, le présidenl ;i
donné la parole à L'officier objel <lr l'enquête
pour présenter ses observations.
Celui-ci a alors exposé, que dans le duel
Crémieu-Foa avec de Mores ? . il avait servi
de témoin au premier sur l'instance de ma-
dame Grenier, veuve du général de i e nom
donl il av.nt été longtemps l'officier d'ordon
aance. Il revienl ensuite sur les faits donl d
a déjà parlé, ses i apports avec l étal ma
qui lui aurait même fourni des témoins p<
son duel avec Picquart. \ ce moment, il i
178
LA h FAIRE DREYFUS
tait pas considéré comme indigne, el madame
Pays elle-même était acceptée comme rela-
tion. On l'abandonne maintenant, lui, qu'on
soutenait, quand on avait besoin de ses ser-
vices. « Je n'ai jamais cessé de remplir mes
devoirs de famille. Je me réclame des géné-
raux mes ancêtres et j'en appelle des rap-
ports de police à toutes les notes de mes chels
militaires. »
Et. lorsqu'il a déclaré qu'il n'avait rien ù
ajouter, le président a consulté le conseil
pour savoir s'il se trouvait suffisamment
éclairé. Sur la réponse affirmative de chaque
membre, il a déclaré l'enquête terminée et a
fait retirer l'officier supérieur objet de l'en-
quête.
L'avis du conseil d'enquête.
Le conseil ayant à émettre son avis, le pré-
sident a posé les questions ci-après, exposées
dans l'ordre spécial du ministre de la guerre.
1° M. Walsin-Esterhazy (Marie-Charles-
Ferdinand), chef de bataillon d'infanterie en
non-activité pour infirmités temporaires,
est-il dans le cas d'être mis en réforme pour
inconduite habituelle ?
2° M. Walsin-Esterhazy est-il dans le cas
d'être mis à la réforme pour faute grave
contre la discipline ?
3° M. Walsin-Esterhazy est-il dans le cas
d'être mis en réforme pour fautes contre
l'honneur?
Pour la solution de chacune de ces ques-
tions, chacun des membres a voté au bulle-
tin secret en déposant chaque fois, dans une
urne, une des deux boules qu'il a reçues, sur
l'une desquelles était inscrit « oui » pour l'af-
firmative, et sur l'autre « non » pour la né-
gative.
Le dépouillement de chaque scrutin a donné
le résultat suivant :
« Oui, à la majorité de 3 voix contre 2 sur
la première question.
» Non, à L'unanimité sur la deuxième ques-
tion.
» Non, à la majorité de 4 voix contre 1 sur
la troisième que-lion (1). »
1 La troisième question était : «M. Walsin-
st-il dans le cas d'être mis en réforme
pour fautes contre l'honneur? et M. le colonel
Kerdrain ayant affirmé sans avoir été contredit
Le président a déclaré, en conséquence,
que l'avis du conseil est qU il y a lieu de
mettre en réforme M. Walsin-Esterhazy.
Aussitôt après cette déclaration, le prési-
dent a prononcé la dissolution du conseil
d'enquête.
3e Document.
Lettre du g-oiiverneur de Paris.
Paris, le 28 août 1898.
Le général Zurlinden, gouverneur militaire de
Paris, à monsieur le minisire de la guerre
I ABINET
Monsieur le ministre,
J'ai l'honneur de vous transmettre ci-joint
le procès-verbal ainsi que le dossier du con-
seil d'enquête devant lequel a été envoyé,
par votre ordre, M. le chef de bataillon en
non-activité Walsin-Esterhazy.
Le procès-verbal mentionne des révélations
graves sur le rôle de certains officiers de
l'état-major de l'armée dans la première af-
faire Esterhazy.
Ces révélations ont fortement impressionné
le conseil d'enquête et ont eu une grande
influence sur le résultat de ses votes.
Le résultat est négatif pour deux questions
et affirmatif — mais seulement à la majorité
de trois voix contre deux — pour la question
de l'inconduite habituelle.
En se reportant aux usages de l'armée, il y
aurait donc lieu d'user d'indulgence à l'égard
du commandant Esterhazy, ou de se contenter
d'une punition disciplinaire, la non-activité
par retrait d'emploi.
Dans le cas où vous voudriez néanmoins
prononcer la réforme de cet officier supérieur,
je me permets d'émettre l'avis que le rapport,
accompagnant le décret de réforme, devrait
spécifier loyalement que la réforme est pro-
noncée pour inconduite habituelle, le conseil
d'enquête ayant repoussé les questions de
fautes contre la discipline ou contre l'honneur.
Général Zurlinden.
« qu'il commanditait pour une somme de
5,000 francs une proxénète de la rue Saint-La-
zare. » la réponse des officiers-juges déclarant
qu'Esterhazy n'a pas forfait à l'honneur, est vrai-
ment extraordinaire. Que faut-il donc faire pour
porter atteinte à l'honneur quand on est officier?
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Les documents ci-dessus, sont, connue
on a pu s'en rendre compte, fort instructifs.
La personnalité d'Esterhazy y apparaît
très nette, comme très évidentes aussi
les manœuvres qui furent exécutées pour
le sauver.
Comment Picquart découvrit
le véritable traître.
HISTOIRE DU « PETIT l!LEU ))
Ce qu'est un petit bleu, tout le monde
le sait. Petit bleu est à Paris le terme
familier par lequel on désigne une cer-
taine catégorie de cartes télégraphiques
réservées à la correspondance rapide
intra muros. Elles sont expédiées d'un
bureau à l'autre, enfermées dans des
boites métalliques, que l'air comprimé
fait circuler avec une grande vitesse
dans un réseau de conduites spéciales.
Les petits bleus coûtent 50 centimes.
Ils sont faits d'un papier mince de cou-
leur bleu-de-ciel. Lorsqu'on a écrit sur
la face dont la lisière est gommée, on
plie la carte par moitié, cette face en de-
dans, et on en colle les bords. Trois de
ses bords sont accompagnés de pointillés,
le quatrième formé par le pli ne l'est point.
Une des faces porte l'adresse. Lorsque le
destinaire reçoit le petit bleu, il doit,
pour en prendre connaissance enlever par
une déchirure, que guide le pointilli
jours, la double lisière collée qui forme
trois des cotés, et déplier ensuite le papier.
Le « petit bien « de l'affaire.
C'esi le -'lierai de Luxer, président du
Conseil de guerre devanl lequel passa le
commandant Esterhazy, en janvier 18
qui a, dans l'interrogatoire de l'accu
rendu public le contenu du fan
bleu accusateur.
Le voici :
l/. le commandant EsU
/' . me de In Bien fax
» J'attends avant toul une explication plus
détaillée que celle que vous m'avez donn
l'autre jour, sur la question en suspens. En
conséquence, je vous prie de me la donner
par écrit, pour pouvoir juger si je puis con-
tinuer mes relations avec la maison H...
non. •>
Ce petit bleu était déchiré en mor-
ceaux, lorsqu'il fut remis au bureau
renseignements de l'Etat-Major général
par un agent.
Or, cet agent était le même que celui
qui avait apporté eu 1894 le bordereau
attribué à Dreyfus; il apportait le petit
bleu du même endroit que le bordereau,
-t-à-dire de l'ambassade d'Allemagne.
De plus, la signature (.. étail la pre-
mière lettre du nom de passe ( 'laude em-
ployé pour sa correspondance secrète par
M. le colonel Schwarzkoppen, attaché mi-
litaire de l'ambassade, et ce faux nom
était connu du bureau des renseignement
Ce fut ce o petit bleu » qui détermina
l'enquête du colonel Picquart.
Ecoutons cei officier :
Déposition du colonel Picquart
' S
La premièi l|- T;
petit bleu en ma posî "'>
dans V Annuaire à quel régimenl apparier
rhazy.
Je \i- qu'il appartenail au
j'avais dana ce régimenl un ami el
de promotion, le commandant i
ISO
L Aî-t AIRE PREVU s
venir à mon bureau et lui demandai ce que
c'était qu'Esterhazy.
Le commandant Curé ne parut nullement
étonné de ma question ; je suis certain même
qu*il m'a parlé, à ce moment, d'un pressenti-
ment qu'il aurait eu au sujet du motif pour
lequel je l'ai appelé. 11 me donna sur Ester-
hazy des renseignements défavorables.
J'englobe immédiatement en un seul tous
les renseignements qu'il m'a donnés dans
cette première entrevue et dans la promenade
à cheval qui a suivi, parce qu'il me serait
impossible de vous dire exactement ce qu'il
m'a donné le premier jour et exactement ce
qu'il m'a donné les jours suivants.
Au point de vue de la conduite privée, il
fut assez sévère ; au point de vue spécial qui
pouvait m'intéresser , il me dit qu'Esterhazy
avait des allures singulières; il avait de-
mandé deux ans de suite, en 1893 et en 189 i,
à aller aux écoles à feu; il l'avait demandé
encore une troisième année, en 1895, et
comme on lui objectait que ce n'était plus
son tour, il avait demandé un jour à Curé :
« Vous qui êtes de Fétat-major, pouvez-vous
me renseigner sur la mobilisation de l'artil-
lerie ? » Ce fait a été confirmé par Curé à
l'instruction Tavernier.
Curé me dit encore qu'Esterhazy faisait
constamment copier des documents chez
lui l .
11 me ci ta l'homme qui, à ce moment même,
copiait chez Esterhazy un document relatif
au tir; c'est un nommé Ecalle. J'ai donné son
nom au général de Pellieux; je l'ai donné au
commandant Ravary, et il n'a pas été appelé.
.le crois me souvenir, mais ma mémoire
est moins précise et j'ai besoin d'être con-
trôlé, qu'Esterhazy ayant reçu du capitaine
Daguenet, du même régiment, un document
relatif au tir, n'a pu le lui rendre et a dit
qu'il lavait égaré.
Plus tard, c'est encore Curé qui m'a in-
diqué le mois d'août 189 \ comme l'époque à
laquelle il avait été avec Esterhazy aux
■les à feu.
3t lui qui m'a procuré un exemplaire du
rapport du régiment, qui était sa propriété
personnelle, que j'ai joint au dossier et où
Esterhazy est désigné pour prendre part aux
(1; Voir plus loin les dépositions de MM. Ecall*
<i Bousquet.
manœuvres de brigade avec cadres, lin mai
1894.
Enfin, je crois bien que c'est Curé qui m'a
averti qu'Esterhazy s'était rendu deux fois à
une ambassade étrangère à Paris, pour y
faire une démarche en faveur de son colonel.
J'avais toujours cru avoir consulté Curé,
très peu de temps après l'arrivée du petit bleu
et avant d'exercer aucune snrveillance sur
Esterbazy.
Cependant, d'après le dossier de mon en-
quête sur Esterhazy que je viens de revoir
ces jours-ci, pour la première fois depuis
deux ans, le premier rapport de mon agent
est du 17 avril et Curé croit se souvenir que
je ne l'ai interrogé que fin avril.
Il est possible que j'aie confondu, mais
cela me semble extraordinaire.
Pour avoir des renseignements sur Ester-
hazy, je m'adressai non pas à Guénée, que
je ne croyais pas discret, mais à un agent de
la Sûreté générale, qui est très bon et qui
était à ma disposition.
Je lui demandai simplement des rensei-
gnements sur la vie privée d'Esterhazy et me
gardai bien de lui faire voir qu'il s'agissait
d'une affaire d'espionnage ; il l'a reconnu à
l'instruction Tavernier.
Les investigations de cet agent se poursui-
virent avec beaucoup de tranquillité et de dis-
crétion jusqu'à mon départ de Paris. Elles
furent interrompues, à certains moments,
par des déplacements d'Esterhazy et, je crois,
aussi par une absence de l'agent, qui avait
d'autres services à assurer.
Je vous donne immédiatement le résultat
d'ensemble de ses investigations, résultat
qui est consigné dans un compte rendu dé-
taillé qu'a fait l'agent après mon départ et
qui est extrêmement instructif, parce qu'il n'y
avait pas un fait qui ne puisse être contrôlé
et prouvé. Ce compte rendu est au dossier
établi contre moi par le capitaine Tavernier.
En résumé, Esterhazy était dans une situa-
tion pécuniaire précaire; on voyait souvent
du papier timbré arriver chez lui.
Un jour, on était à la veille d'une saisie ;
il entretenait une maîtresse rue de Douai, et
l'agent m'a indiqué les dépenses que cela lui
occasionnait ; je n'ai plus aucun chiffre dans
la tète à ce sujet.
Depuis plusieurs années, Esterhazy se
livrait vis-à-vis de ses fournisseurs à des
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Du Patj rencontre Esterhazj sur l'esplanade des Invalides, el le décidée écrire au général
de Boisdeffre.
actes indélicats . Il fréquentai! des gens d'ar-
gent.
.l'ai su qu'il faisait partie du conseil d'ad-
ministration d'une société financière an-
glaise; il donna d'ailleurs sa démission vers
L'époque où je l'ai appris.
genl m'a fait également un rapport sur
les manœuvres auxquelles il se seraitlivré
pour s'approprier une partie de ta dot *l •
femme I eut les investigations au
sujet d'Esterhazj ■
Instruit par l'exemple de l'affaire Dr<
182
AFFAIRE DREYFUS
je ne voulais le signaler comme pouvant être
un traître que si j'avais des raisons suffisantes
pour cela ; et jusque-là je n'avais, en dehors
du petit bleu qui pouvait être un piège, que
des présomptions.
Ma surveillance sur Esterhazy fut ralentie,
puis interrompue lout à fait, du 15 mai jusque
vers le milieu de la première quinzaine de
juillet, par un deuil de famille très cruel, à la
suite duquel je pris une permission, puis
j'allai à un voyage d'état major.
A mon retour se place une série de faits
graves qui changent la tournure de l'en-
quête (1).
Le colonel Picquart affirme ci-dessus
qu'Esterhazy faisait copier des documents
chez lui.
Le fait a été reconnu exact grâce aux
témoignages suivants :
Déposition de M. Ecalle.
29 décembre IS9S.
M. Ecalle. — En qualité d'ouvrier d'art
ayant satisfait aux examens, je n'ai fait qu'un
an de service militaire.
J'ai fait ce service au 74e de ligne, en gar-
nison à la caserne de la Pépinière, à Paris,
du mois de novembre 1895 au mois de sep-
tembre 1896, date de ma libération.
En février ou mars, le commandant Ester-
hazy, renseigné sur mes aptitudes par le
service de semaine du régiment, me fit
appeler, dans la cour de la caserne, et, après
avoir obtenu de moi la réponse que j'étais
dessinateur, il m'invita à aller, le même jour,
à midi, à son domicile, "27, rue de la Bienfai-
sance, où il désirait me commander un tra-
vail.
Je me rendis rue de la Bienfaisance.
Le commandant me montra deux planches
Où se trouvaient représentées les diverses
♦ pièces d'un fusil, et, en réduction, la figure
[i] Nos lecteurs connaissent ces laits qui cons-
tituent le chapitre du présent volume ayant pour
litre : Les machinations contre Picquart et le
étage du t rallie. »
du fusil lui-même; ces diverses figures pa-
raissaient avoir été fixées au moyen d'un pro-
cédé mécanique (sans pouvoir préciser si
c'était de la lithographie ou de la photogra-
vure).
Chacune des feuilles avait environ soixante
centimètres de large sur cinquante de haut.
Le commandant me fit connaître que les
dessins de ces planches représentaient un
fusil autrichien, auquel il avait apporté une
amélioration, et il se dit très pressé, craignant
une chute très prochaine du cabinet, de sou-
mettre son travail à M. Cavaignac, ministre
de la guerre.
Le commandant m'ayant demandé de re-
produire ces deux planches, je lui ai pré-
senté quelques objections, en lui faisant va-
loir qu'il s'agissaitlà de dessin linéaire et que
je ne connaissais que le dessin d'ornement.
11 me demanda alors si parmi mes anciens
camarades de l'Ecole des arts décoratifs ou
parmi mes amis du régiment ou autres,
il ne s'en trouverait pas un qui pourrait se
charger delà partie du travail qui n'était pas
dans mes aptitudes.
A cette question j'ai répondu affirmative-
ment et le commandant me confia les deux
planches que je portai à mon ami M. G. Bous-
quet, actuellement élève à l'École centrale et
demeurant 4, rue de la Bienfaisance.
M. Bousquet et moi nous nous sommes
mis à l'œuvre et en trois ou quatre séances
nous avons terminé notre travail. J'ai rap-
porté aussitôt au commandant les planches
et la reproduction que nous en avions faite.
Ce que je puis dire, c'est que l'aspect du
dessin représentant, sur la planche, le fusil
reconstitué, donnait l'idée du fusil Lebel.
avec cette différence que le magasin à car-
touches avait, dans ce modèle nouveau, reçu
une grande transformation. Les cartouches,
au lieu d'être, comme dans le fusil Lebel,
placées à la suite les unes des autres, parais-
saient au contraire être réunies près de la
détente.
Déposition de M. Bousquet.
:} février 1899.
Le président. — Vous rappelez-vous avoir
fait, avec votre ami (icorges Ecalle, la re-
DEVANT LA COUR DE CASSATION
production dune planche contenant le des-
sin d'un fusil et de ses diverses pièci
M. Bousquet. — Vers le mois de mars 1896,
mon ami Ecalle faisait son année de service
à la caserne de la Pépinière. Il m'a demandé
si je voulais l'aider à faire un travail de
dessin dont le commandant Esterhazy lui
avait demandé de se charger. .Nous sommes
allés l'un et l'autre chez le commandant
Esterhazy qui nous a remis deux planches,
avec mission de les reproduire. Chacune de
Ces planches contenait le dessin d'un même
fusil, à une petite échelle, et le dessin du
mécanisme de ce fusil à une plus grande
chelle.
J'ai l'ail le dessin tout entier d'une des
planches et le lavis des deux, mon ami ne
sachanl pas faire ce dernier travail.
Quand Esterhazy, forcé par l'évidence,
ne put nier avoir eu en sa possession des
documents qu'il aurait dû ignorer, il lit
courir et essaya d'accréditer le bruit qu'il
avait été attaché au bureau des rensei-
gnements du ministère de la guerre.
Cela a été démenti par plusieurs I -
moins et en particulier par le colonel
Picquart, le 31 décembre 1809 :
Déposition du «-olonel Picquart.
Le rrésidi nt. — Comment expliquez-vous
les affirmations faites à de nombreuses
reprises par Esterhazy qu'il n'aurait été que
l'homme de Pétat-major, qu'il n'aurait fail
qu'obéir et, d'autre part, les menaces de
divulgation qu'il a faites dans de nombreuses
circonstances, et encore dans sa lettre à
M. le garde «le- sceaux du 1 '< septembre der-
nier?
Le i.ii.i r. -colonel Picquart. — Étanl chef
du service, je connaissais absolument toutes
les personnes dont se servait l'état-major
pour des choses secrètes. Jamais Esterhazj
n'a été employé à ce moment.
La meilleure preil\e. e'e-l qu'il Se di-oil
recommandé par le général Saussier et par
divers députés pour venir au ministère, au
service des renseignements, ou à la section
technique d'infanterie, où il aurait eu beau-
coup de documents à sa disposition.
Je pense qu'Esterhazy, en t allusion
s relations avec L'état-major, veut parler
des relations toutes récentes qu'il .
tout au moins avec le général de Pelli
Henry et du Paty.
Ces relations, le commandant Ester-
hazy s'en vante avec éclat tout en égrati-
gnant ceux qui tentèrent de le sauver.
Déposition d'Esterhazy,
Z3janviei l su s.
Walsin-Esterhazy, Marie-Charles-Ferdi-
nand, cinquante-et-un ans, chef de bataillon
d'infanterie en réforme [pas de domicile .
Le commandant Esterhazy. — Je jure de
dire toute la vérité sous les réserves expri-
mées en ma précédente lettre 13 janvier
courant à M. le premier président, relative-
mentaux faits jugés par le conseil de guerre
de 1898 et à ceux qui ont fait l'objet d'un
arrél de la Chambre des mises en accu
lion.
LES GRANDES MANŒUVRES DE L'ÉTAT-MAJOR
Le président. — Nous avez ilii que vous
aviez eu avec un agent étranger, pendant
dix-huit moi- environ, de IÉ i la
demande <lu colonel Sandherr, des rapports
grâce auxquels vous avez pu fournira cet
officier «le- renseignements du plus haut
intérêt el combattre utilement certains
sements. Voudriez-vous donner .', |,, Cour
des explications sur la portée de cette d< ■
ration '
Le commandani Esterhazy. — i
la plus profonde douleur que je m
■ lu à demander a la Coin- de in'enl
Tant que j'ai i té om ut on I enl
couvert par mes chefs, je n'ai ■ ien 'lit.
.1 ,n. conformément à leurs
supporté el tout souffert
pline de soldat d'il y a deu
je suis. Relire, lansq
m'appellent les journaux drej fusi
L'AFFAIRE DREYFFS
M. MÉLINE AFFIRME A SES COLLÈGUES OU' " IL n'y A PAS D'AFFAIRE DREYFUS!
possible, et je m'en vante. Avec des soldats
comme moi on gagnait des batailles et ils
n'abandonnaient pas les leurs dans la mêlée.
Du jour où j'ai été indignement aban-
donné et sacrifié avec autant de lâcheté que
de bêtise, je persistai dans cette attitude.
LES RENDEZ- VOUS BOURGEOIS
/" A la campagne.
En octobre 1897, j'étais à la campagne
quand j'ai reçu le 18 octobre (on m'avait
prescrit de dire que c'était le 20) une lettre;
cette lettre était signée « Espérance ».
Au reçu de cette lettre dont je ne connais
pas l'écriture, je fus très surpris, et je partis
pour Paris.
2" Hue de Douai.
Je descendis rue de Douai ; je ferai remar-
quer que, jusque-là, j'avais caché, de la
façon la plus absolue, mes relations avec
madame Pays, et que je pensais que per-
sonne, à part un très petit nombre de gens
au ministère de la guerre, et dans des condi-
tions que j'expliquerai plus tard, ne pouvait
les connaître.
J'avais télégraphié à madame Pays, en
Normandie, de revenir.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
li i :
186
I /AFFAIRE DREYFUS
Le lendemain de mon arrivée, j'étais très
occupé de cette lettre, et le soir, en rentrant
vers l'heure du dîner, j'appris par la con-
cierge qu'un monsieur était venu me deman-
der. J'en fus très surpris, personne, en effet,
ne connaissant cette adresse.
La concierge me dit qu'elle avait déclaré à
ce monsieur que j'étais inconnu ; celui-ci
avait répondu qu'il savait très bien que
j'étais dans la maison; que, du reste, il ve-
nait dans mon plus grand intérêt et qu'il
avait absolument besoin de me voir. Il avait
annoncé qu'il reviendrait dans la soirée.
«3° Hue de la Bienfaisance.
Je me rendis alors à mon véritable domi-
cile, 27, rue de la Bienfaisance, où je ne
pouvais pas entrer, ayant laissé les clefs à
Dommartin.
Je demandai à ma concierge si on était
venu s'informer de ma présence ; je pensais,
en effet, que quelqu'un qui eût eu à me voir
se serait d'abord rendu à mon seul domicile
connu.
La concierge me dit qu'elle n'avait vu per-
sonne.
Je rentrai alors rue de Douai, et j'attendis
toute la soirée.
Personne ne vint.
4° Au square Vintimille.
Le lendemain matin, de très bonne heure
('sept heures du matin), le concierge monta
et me dit que le monsieur qui était venu la
veille attendait dans la rue, près du square
Vintimille.
Je descendis et je trouvai quelqu'un avec
des lunettes bleues et dont la tournure, mal-
gré ses efforts, dénotait un militaire.
Ce monsieur m'aborda et me dit :
— Commandant, je suis chargé d'une très
grave communication, dans votre intérêt
urgent.
La tournure de ce monsieur, la certitude
que j'avais que personne ailleurs qu'au mi-
nistère ne pouvait savoir que je pouvais être
rue de Douai, me fit tout de suite penser que
j'étais en présence d'un envoyé du ministère
de la guerre.
Je répondis à ce monsieur que je croyais
savoir le motif de sa démarche, et que j'avais
reçu à la campagne une lettre contenant un
avertissement très singulier. Cette personne
me dit alors :
— Ne vous préoccupez pas, mon comman-
dant ; on sait ce qu'il y a dans tout cela ; vous
avez des défenseurs et des protecteurs tout-
puissants et au courant de tout. Voulez-vous
venir ce soir au rendez-vous que je vais vous
indiquer?
Je lui dis : — Très volontiers.
«5° Au Parc Montsouris.
Et alors il me montra un bout de papier,
indiquant l'angle du réservoir des eaux
de la Vanne, en face du parc de Mont-
souris.
Le rendez-vous était pour cinq heures.
Je me rendis au lieu indiqué, et à cinq
heures précises je vis s'arrêter, à une cen-
taine de mètres du point où j'étais, une
voiture dans laquelle il y avait trois per-
sonnes.
Deux de cespersonnes descendirent, la troi-
sième resta dans la voiture ; les deux autres
vinrent à moi ; dans l'une je reconnus le mon-
sieur que j'avais vu le matin; l'autre avait
une fausse barbe et des lunettes ; cette der-
nière personne m'adressa brusquement la
parole et me dit :
— Commandant, vous savez de quoi il
s'agit :
Et, très rapidement, avec beaucoup de vo-
lubilité, elle se mit à me raconter tout ce qui
avait été fait depuis 189.J contre moi par le
colonel Picquart, entrant dans de très nom-
breux détails sur les manœuvres de beaucoup
de personnages importants, toutes choses
qui, à cette époque, étaient absolument nou-
velles pour moi.
Ce monsieur m'assura encore, devant la
profonde surprise que je lui témoignais de
toutes ces nouvelles, que toutes ces machi-
nations étaient connues, prévues ; me ré-
péta que j'avais les défenseurs les plus puis-
sants, et que je devais seulement obéir
strictement aux instructions qui me seraient
données ; que mon nom ne serait même pas
prononcé.
Je cherchai, à diverses reprises, à faire dire
DEVANT LA COUR DE CASSATION
à mon interlocuteur qui il était, sans pouvoir
y arriver.
Je voyais bien que criait un officier; j'au-
rais bien voulu savoir qui il était et de la part
de qui il venait.
11 me dit, au bout d'une conversation d'une
demi-heure, de ne point me préoccuper ;
qu'on me tiendrait au courant, et que j'eusse
à me trouver, tous les jours à cinq heures,
dans le salon d'attente du Cercle militaire, où
le premier monsieur passerait si on avait
quelque chose à me dire.
Ils me quittèrent, me disant de m'en aller
dans telle direction ; eux, repartirent du côté
de leur voiture, de sorte que je ne pus voir la
figure de la troisième personne restée dans
la voiture.
Le lendemain matin, à la même heure que
la veille, le concierge me monta un mot au
crayon me disant :
« Dans le fiacre devant tel numéro de la rue
Vintimille. »
J'y allai en toute hâte ; je trouvai le mon-
sieur à fausse barbe qui me dit : « Montez
vite ! » et me demanda de lui indiquer un
endroit où on pourrait parler longtemps sans
être dérangé.
Je lui dis :
6° Au Cimetière Montmartre.
— Je ne vois pas d'autre endroit par ici
que le cimetière Montmartre si vous voulez y
aller.
Nous nous y rendîmes, et alors, là, ce mon-
sieur me dit :
— Il faut demander tout de suite uni' au-
dience au ministre de la guerre el non-, allons
établir ce (pie vous lui direz parce que je lui
avais dit : ■ Demander une audience au mi-
nistre, pour quoi lui dire ? Pour lui montrer
cette lettre que j'ai reçue? Il m'avait ré-
pondu alors : «Non! Nous allons établir ce
que vous lui direz. »>).
Alors, je lui dis :
— Mais tout cela est très bien. Je vois que
vous êtes officier. Je prévois que vous venez
duministère; je voudrais bien savoir qui
vous êti
Ce monsieur me «lit :
— Je >ui- Le colonel «lu Paty de Clam, de
l'État-Major «le l'armée. Et vous n'avez qu'à
faire ce que ]>■ vous dirai.
•''' ne i onn iiss lis ;
Clam.
•'" l'avais rencontré un pendant
une heure, il y a seize ou d
une rencontre de deux colonni
devant son -rade et -a qualité, je lui - :
— <;,i suffit, i ii < -ii colonel. Vous |
compter sur mon - mee absolue.
Alors Le colonel du Paty de Clam me dicta,
dans le cimetière même, une d< mand
dience au ministri ,,-il
avait besoin de rendre i
nait de se passer et me donna rendez-vi
pour le même soir.
7U Au Cercle militai
Comme il ne m'avait pas parlé du rend
vous du Cercle militaire, .!>• m'y rendis
néanmoins; je trouvai le premier monsieur
qui me lit monter dans une voiture el m'em-
mena, au pas, jusqu'au Cirque d'hiver.
Il me raconta, avec beaucoup de détails,
toute- les machinations que i ignorais, el in-
sista beaucoupsurce que j'étais parfaitement
connu et sur les très hautes protections dont
il m'avait parlé la veille.
J'avais adressé ma lettre au ministre.
Le soir, je revis, au rendez-vous indiqué,
le colonel du Paty. qui me lit écri
dictée des cotes -m- ce que je devais dû
M. le général Billot. Lemêmesoir, \<- trouvai
devant ma porte, dans une voiture, le colonel
Henry.
Le colonel Henrj était un de mes cama-
rades; j'avais été avec lui depuis ;
vingl an- .ni service des renseigne)
de temps après la création de i
('•lai- comme lieutenant, el Henry
dément le et le
emploi (pi" m> is revu très fréqu
menl depuis.
J'ai -n. plu- tard, que la troisième pei
tée dans la voiture, au parc de Montsou
(•tait le colonel Henry. Henry me «lit al
très brièvement de ue pas m'' '"an.
que tout ce que m'avait dit •
m parfaitement t liant 1:
on -avait très bien tout ce qu'il
qu'on
contre ce qu'il appelai! d'abominabl< ■
unon T< -
I ,• lend< main je fua
188
L'AFFAIRE DREYFUS
reçu le surlendemain par M. le général Millet,
directeur de l'infanterie, au nom du mi-
nistre.
Je vis le colonel du Paty et .je lui dis :
— Pourquoi le général Millet ? Un chef
de direction d*arme n'a rien à voir en pa-
reille matière. Si le ministre ne veut pas
me recevoir, il aurait dû me faire recevoir
ou par son chef de cabinet, ou, plutôt, par
le chef de l'État-Major de l'armée !
En effet, la tête même de ma demande
d'audience expliquait que c'était une affaire
qui relevait du chef d'État-Major.
Le colonel me répondit qu'il ne fallait pas
engager M. le général de Boisdeffre ; par
conséquent, il fallait qu'il restât en réserve,
indiquant ainsi que le général de Boisdeffre
ne voulait pas prendre position pour pou-
voir agir.
8° Au Ministère.
Je me rendis chez le général Millet ; je lui
présentai la lettre et lui fis le récit que j'avais
reçu l'instruction de faire.
Le général m'écouta et me dit qu'il trouvait
fort étrange ce que je venais de lui dire;
que c'était la première nouvelle qu'il en
avait; qu'il ne comprenait pas du tout
cette histoire ; que j'attachais, à son avis,
bien de l'importance à une lettre anonyme,
et qu'il n'avait qu'un conseil à me donner :
c'était de faire par écrit le récit que je venais
de lui faire, d'y joindre la lettre anonyme
que j'avais reçue et d'adresser le tout au mi-
nistre.
Je rendis compte le soir même à M. le co-
lonel du Paty de Clam de la réponse de M. le
général Millet, et il me dicta le texte de la
lettre à adresser au ministre; cette lettre,
ainsi que tout ce que j'ai écrit en 1897, a été
donné mot à mot et ordonné.
Cette lettre m'a été dictée mot à mot.
Elle contient une série d'explications con-
venues, et on m'a donné le texte pour que je
l'approuve, ainsi que le prescrit une note de
la main du colonel du Paty. Me vous dépose
ce texte qui m'a été donné, et je vais vous,
déposer la note.)
En même temps, le colonel du Paty me
di-ail : « Le ministre ne peut pas faire au-
trement que de saisir le général de Bois-
deffre de cette lettre, et alors, nous allons
marcher. »
9° Au Bureau de poste de la rue du Bac.
Le lendemain, au bureau de poste de la
rue du Bac, en face du Bon Marché, le
colonel Henry me prévint que le général de
Boisdeffre n'avait pas encore reçu de M. le
général Mercier communication de ma lettre.
J'insiste sur ce fait, parce que si le colonel
Henry était informé que le général de Bois-
deffre, n'avait pas été prévenu parle ministre
de la lettre que j'avais écrite à ce dernier, il
n'avait pu en être averti que par le général
de Boisdeffre, attendant donc l'effet de ma
lettre, et par conséquent en connaissant
l'envoi.
Henry me dit :
— Le ministre va garder ça pendant cinq
ou six jours avant de prendre une décision,
suivant son habitude. On vous dira ce soir ce
qu'il faut faire.
i 0° Sur V Esplanade des Invalides.
Le soir, je vis le colonel du Paty sur l'es-
planade des Invalides et il me dit :
— Il est décidé que vous allez écrire au
général de Boisdeffre directement ; votre
lettre permettra alors au général de Bois-
deffre d'intervenir personnellement et de
parler au ministre de la lettre que vous avez
adressée à ce dernier.
Autrement dit, on provoquait la remise de
ma lettre au général de Boisdeffre pour que
cet officier général pût entrer en scène lui-
même, grâce à la lettre que je lui écrivais.
Les Commissionnaires .
A cet époque le colonel du Paty me dit un
soir :
— Les grands chefs se préoccupent d'avoir
avec vous des moyens de communication qui
ne soient pas dévoilés, parce qu'il est pro-
bable que vous êtes filé ; étant donné tout ce
qui se prépare, il serait préférable d'avoir, au
besoin, une transmission indirecte. Le gé-
DEVANT LA COL" H DE CASSATION
I1I;M!V ET M. LE JUGE BERT1 LUS
l'.Kt
L'AFFAIRE DREYFUS
néral de Boisdeffre a pensé au marquis de
Nettencourt votre beau-frère.
Je lui dis :
— Non. Mon beau-frère est à la campagne;
je ne veux pas du tout lui demander de re-
venir pour pareil service.
Alors il me dit :
— On a pensé aussi à un de vos camarades
de régiment.
Et il me demanda de lui en indiquer un. Je
dis :
— Vraiment, on ne peut pas demander à
un ami de courir comme cela à toute heure
du jour et de la nuit.
Et je pensai, inspiration malheureuse, du
reste, à mon cousin Christian ; mais, comme
il était à Bordeaux et que je ne pouvais pas
le faire venir, je dis :
— Je vous proposerais bien quelqu'un du
dévouement de qui je suis sûr ; mais je n'ose
vraiment vous faire cette proposition.
Et je nommai madame Pays.
Le colonel du Paty m'a dit qu'il en rendrait
compte, et le lendemain il me dit qu'on
acceptait madame Pays comme intermé-
diaire.
Au cours de ces différentes entrevues, le
colonel du Paty me présenta, un soir, à une
dame que je crois inutile de nommer, et qui
a également servi d'intermédiaire à diverses
reprises.
A ce moment, je vis le colonel Henry qui
me dit :
— Tous ces gens-là ne marchent pas ;
Méline et Billot et tout le gouvernement sont
pris par l'approche des élections et par les
voix que représentent MM. Scheurer-Kestner,
Reinach, etc., etc.
Il fut même très violent ; je ne répéterai
pas les termes militaires avec lesquels je fis
chorus; il termina en me disant :
La Baïonnette dons le « derrière »
Sabre à la main ! Nous allons charger!
— Si on ne met pas la baïonnette dans le
derrière de tous ces gens-là, ils sacrifieront
toute l'armée française à leur siège de séna-
teur ou de député.
11 me diten me quittant :
— Sabre à la main ! Nous allons charger!
Ceci se passait à la veille de ma première
lettre au président de la République, c'est-à-
dire le 28 octobre.
On se rend compte par cette déposition
de l'étrange et extravagant pot-bouille
que cuisinèrent Esterhazy, l'État-Major et
mademoiselle Pays.
Quelques témoins nous ont d'ailleurs
initiés aux « mystères de la rue de Douai » :
Déposition de madame Gérard.
RECUEILLIE PAR M. LE CONSEILLER DUMAS
16 décembre 1898.
Madame Gérard. — Le commandant Ester-
hazy et madame Pays sont venus habiter la
maison dont je suis la concierge depuis le
Ie"' janvier 1896.
Le bail était d'abord au nom de M. Ester-
hazy ; mais, dans le courant de l'année der-
nière, le propriétaire a consenti à substituer
madame Pays à Esterhazy comme locataire.
Après cette substitution, le bail ne devait
avoir effet que jusqu'au 1"' janvier 1899, le
gérant du propriétaire se réservant à cette
date de continuer à louer à madame Pays de
trois mois en trois mois.
Au commencement de mon entrée en
fonctions comme concierge, je n'ai pas
d'abord connu beaucoup le commandant ni
madame Pays.
Mais peu à peu je suis entrée en relation
avec eux et une certaine intimité s'était même
établie entre madame Pays et moi. A telles
enseignes qu'il arrivait souvent au comman-
dant et à madame Pays de diner avec nous,
dans la cuisine de la loge (1).
Nous avons. même, le 14 août 1898, dé-
jeuné avec eux dans leur appartement qui
est au premier étage, juste au-dessus de la
loge.
Au cours de mes relations avec madame
Pays, celle-ci m'a raconté bien des choses
que j'ai consignées dans un carnet que j'ai
apporté et que je suis prête à vous remettre.
Ce carnet contient à peu près tout ce que je
sais sur l'affaire Esterhazy.
(Le témoin remet le carnet.)
M. Dumas. — Nous allons lire attentive-
(1) Ce détail est évidemment touchant.
DEVANT l.\ COUR DE CASSATION
ment ce carnet et nous vous inviterons, d
quelques jours, à venir nous fournir les
explications que nous jugerons utiles sur les
faits qui y sont consigna
Madame Gérard. — Je suis à votre enli.
disposition.
Où on lit le carnet.
SÉANCE DU 23 DÉCEMBRE 1898
M. Dumas. — J'ai examiné votre carnet el
je vous en lis le contenu en vous demandant
de médire si c'est bien exact, et de compléter
par vos indications les abrévations qu'il con-
tient.
Le 12 août 1898, jour où le commandant et
madame Pays sont sortis de prison, il- on1 ilii
qu'il n'y avait pas de justice, car on les avait
mis en liberté, alors qu'on savait très bien que
c'étaient eux qui avaient fabriqué le faux
Speranza; que c'était elle qui avait écrit la dé-
pêche, sur l'ordre du colonel du Pat y de Clam.
el que c'était du Paty lui-même qui avait fait le
faux signé Blanche, le tout [huit perdre Pic-
quart.
Au moment où le commandant et madame
Pays ont dit ces choses, ils étaient à table et
mangeaient un poulet. Il était neuf heures du
soir.
M. Dumas. — Le commandant et made-
moiselle Pays étaient-ils ù table chez eux ou
dans votre loge?
Madame Gérard. — Ils étaient dans leur
appartement. J'étais allée chercher leur dîner
et j'avais préparé leur table. Mon mari était
présent. La loge «Hait gardée par une .jeune
femme que j'ai l'habitude d'employer pour
les besoins de mon service.
M. l>i ma-. — Continuant la lecture du
carnet :
I.'' 14 août, en déjeunant, le commandant a
pari'' de nouveau «le ces i hoses.
Il a dit que c'était le ministre de la gu<
Cavaignac qui avait donné l'ordre de li
renvoyer des Bns de la poursuite, pour ne pas
perdre le colonel du Patj detllam, son parent.
Dans le commencement de juillet, il mai-- a
dit, dans notre cuisine, q
rasserait de lui pour pouvoir sauver les auli
Dans une con n, mai
qu'il n
toutes les pièces lui avaii
Paty de Clam; que tous les
mois de novembre el de déi
des iliabules avec <lu P
sandre-HI, soil devant les Invalii
fois du Paty lui avait dit : Vous
«lame, on a bientôt lait de se dél >r d'une
femmi . ï raconter ce que i,
- : qu'elli
le général «le Boisdeffre, aux i
minuit ou une heure du matin.
Une fois, en quittant le général de B
elle est allée au ministère delà guerre; elle
avait eu plusieurs entretien- avec les généi
Mercier et de Pel lieux, ton joui reL
M. Dumas. — Avez-vous vu quelquef
M. <lu Paty venir voir le commandant ou ma-
dame Pays ?
Madame Gérard. — .Non.
M. Di MAS, continuant la lecture :
Les papiers qui étaient importants pour le
commandant ou madame l'
dans un bonnet de bains en caoutchouc, et pla
dans une caisse de fleurs chez la maîtresse do
.M. de Boisandré. M Tézenas avait été
au commandant comme défenseur par l'él
major. Le commandant est parti le 2septeml
pour la Belgique et. cinq jours après, il
passé eu Angleterre sur le- instances de
M. SI ion-.
Quel est ce M. Stron -
Madame Gérard. — C'est un correspondant
de journaux anglais qui se trouvait souvent
avec le commandant en compagnie de deux
autres Anglais, MM. Cherold el < tscar \\ il
M. Cherold étail également un journalis
anglais.
Quant à M. Oscar Wilde, c'esl celui don!
la condamnation a occupé l'opinion publiq
(d madame Pays m'a raconté avec quelqu
détails les faits qui cul motivé cette condam
nation.
M. I)t m \-. — Pourriez-vous nous indiqu
le nom de la mai tri
.die/, laquelle se trouvait le 1
Madame G onnais
personne, ni d
M. Di Qtinuant la lectur
i. Strong qui apportai P
nsuile
192
L'AFFAIRE DREYFIS
a été adressée à M. Ponction de Saint-André (qui
habite, 22, rue Pigalle, et qui est un ancien
amant de madame Pays) ; après à M. Max Tou-
ret ; une seule fois à madame Caroline d'En-
tègre (7, cité Véron, près la place Blanche), et
en dernier lieu, à ma connaissance, à madame
Henry, 16, rue de Bruxelles.
Connaissez-vous madame Henry ?
Madame Gérard. — Madame Henry, qui est
visée dans le carnet, n'existe pas. Ce nom
sert à désigner madame Hennechard qui ha-
bite ma maison, 49, rue de Douai, où elle
tient un magasin d'antiquités.
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' ' ■ ■ a
Un ami de la Justice : M. Henri Brisson.
i- — "
Cette dame avait habité pendant quelque
temps le 16 de la rue de Bruxelles ; elle avait
conservé de bonnes relations avec les con-
cierges de cette maison où elle était appelée
madame Henry, du nom d'un monsieur avec
'quel elle vivait alors.
Les concierges de la rue de Bruxelles ont
consenti à recevoir et à lui remettre la cor-
respondance arrivée à son ancien nom.
Madame Hennechard avait été autrefois la
maîtresse d'Esterhazy, alors' qu'il était lieu-
tenant.
M. Dumas, continuant :
Les lettres parties de Paris étaient adressées
à M. Newton. Le commandant se faisait appeler
le comte de Bécourten Belgique et en Angleterre.
DEVANT LA COI I! DE CASSAI ION
DIRE 01 ILS ONT DECLARE QUE IE S Al PAS KORFAI1 s I. UONSEl'H
io;
l/AFl AIRE DREYFUS
Madame Pays est partie pour l'Angleterre le
22 octobre. Dès le 8, les papiers importants
avaient été expédiés à M. Newton. Madame Pays
emporta avec elle certains papiers cousus dans
le fond de son chapeau; elle a emporté égale-
ment la lettre écrite par Boisandré au .juge
Manau, qu'Esterhazy a recopiée et envoyée le
jour de la rentrée de la Chambre, espérant du
tumulte.
Ici, madame Gérard déclare que son mari,
sur Tordre de madame Pays, est allé chercher
cette lettre chez M. de Boisandré et Fa remise
à cette dernière sur le quai de la gare du
Nord ; et M. de Boisandré, en donnant à son
mari la lettre dont il s'agit, lui a dit de bien
recommander à madame Pays de la cacher
soigneusement.
M. de Boisandré demeure 130, rue du Fau-
bourg-Saint-Denis.
Madame Pays nous a un jour affirmé que le
duc d'Orléans avait offert à Eslerhazy de passer
chez Ménélik pour aller commander par là. Et
un moment, Esterhazy espérait un changement
de gouvernement, car il disait que ce serait sa
fortune.
Le commandant avait, au moment de son con-
seil d'enquête, feint d'avoir un autre domicile.
Il avait payé le concierge de la rue Blanche, 73,
pour qu'il dise qu'il habitait cette maison. Et ce
concierge lui apportait ses lettres. Cela s'est pro-
duit pendant trois semaines.
Un jour, il s'est passé une scène terrible entre
le commandant et madame Pays.
Le dimanche 21 août, madame Pays menaçait
le commandant d'aller trouver le ministre et de
tout lui dire. Lui, la suppliait à genoux de n'en
rien faire.
Ce qui avait mis madame Pays dans cette fu-
reur, c'est qu'elle avait surpris le commandant
consultant l'indicateur des chemins de fer pour
l'étranger; elle l'a appelé : « Sans cœur! lâche !
canaille! » devant moi.
Un jour elle nous a avoué avoir donné un dé-
menti à M. Autant au conseil de guerre, alors
cependant qu'elle ne disait pas la vérité.
M. Dumas. — Pouvez-vous nous fournir
quelques renseignements sur cette dernière
indication ?
Madame Gérard. — Je fais allusion à ce
que m'a raconté à ce sujet madame Pays
elle-même.
M. Autant est le gérant de la maison el
c'est ù lui que le commandant se serait
adressé pour faire passer son bail sur la tète
de madame Pays ; il lui aurait écrit à deux
reprises à cet effet.
Le fils de M. Autant aurait remis les deux
lettres d'Esterhazy à M. Stock qui les aurait
données au Figaro.
M. Autant hésitait à faire droit à la de-
mande d'Esterhazy et madame Pays s'est
alors décidée à aller le voir. Au cours de
l'entretien qu'elle a eu avec lui, elle lui aurait
dit : « Je ne sais pas si je parviendrai à
empêcher le commandant de se tuer chez
moi. »
C'est là, probablement, les faits à raison
desquels M. Autant a été appelé à déposer
devant le conseil de guerre qui a jugé Ester-
hazy; et c'est sur ces faits que madame Pays
a déclaré lui avoir infligé, bien à tort, un dé-
menti. J'ajoute que les craintes de madame
Pays étaient sincères, la suite de mon carnet
l'indique.
M. Dumas, continuant la lecture du carnet :
Une fois, elle n'avait pas eu le temps d'enlever
des mains du commandant une fiole de poison;
à chaque instant elle était obligée de le sur-
veiller.
Elle nous a dit que le bail n'avait été mis sur
son nom à elle que sur les conseils du général
de Pellieux pour qu'on ne pût pas reprocher au
commandant de loger une femme.
Vousa-t-elle fait savoir comment elle avait
connu ces conseils du général de Pellieux ?
Madame Gérard. — Elle les avait reçus di-
rectement de ce général qu'elle était allée voir-
plusieurs fois au cours de l'enquête contre le
commandant avant sa comparution devant le
conseil de guerre.
M. Dumas, continuant la lecture du carnet.
Madame Pays a plusieurs amants, dont un est
à Orléans...
Un autre amant était un jeune homme de
bonne famille, M. Max Touret (G, rue Roquépine),.
qui, d'après elle, aurait fait diverses courses re-
latives à l'affaire du commandant avant la com-
parution de celui-ci devant le conseil de guerre :
la mère de ce jeune homme en aurait fait égale-
ment (toujours d'après madame Pays).
Madame Pays nous a affirmé que l'ancienne-
concierge (celle qui nous a précédés dans la
loge) n'avait pas tout raconté à M. le juge d'ins-
truction Bertulus lorsqu'elle a été appelée à dé-
poser devant ce magistrat. Elle aurait pu dire
DEVANT LA COUR DE CASSATION
qu'elle avail plusieurs fois reçu des papiers à six
ou sept heures du malin d'un monsieur qui la
priait de les monter immédiatement el lui don-
nail cinq francs pour son dérangement. El ce
monsieur n'était autre que le général de Bois"
deffre, avec une fausse barbe (toujours d'après
madame Pays). Elle nous a dit aussi que le mari
de la concierge avail été plusieurs fois place Ven-
dôme.
M. Dumas. — .Madame Pays ne vous a-t-elle
pas donné d'autres détails sur ce point ?
Madame Gérard. — Non.
M.Dumas. — Comment s'appellent vos pré-
décesseurs et où demeurent-ils ?
Madame Gérard. — M. et madame Choinet,
7, cité Véron.
Le lendemain de la démission du ministre
Cavaignac, mon mari est allé porter une lettre
au ministre de la guerre.
Si h interpellatios le témoin ajoute :
Cette lettre était d'Esterhazy et arrivai!
d'Angleterre. Elle avait été remise à mon
mari par madame Pays, avec la mission de la
<l*']>oser chez le concierge du ministère de la
guerre.
Elle était parvenue à madame Pays par l'en-
tremise d'une des personnes qui étaient
chargées de recevoir la correspondance de
Londres.
Madame Pays nous a encore dit que les ar-
ticles parus sous le nom de Dixi étaient du
commandant, mais qu'on les lui avail donnés
tout rédigés pour les faire paraître, H que
celui-ci n'étail que l'instrument de L'état-
major.
Si R INTERPELLATION :
Madame Paysétail à diner chez nous, lors-
qu'elle a fait cette dernière communication;
mais elle n'y a ajouté aucune explication et
oous oe lui en avons pas demandé.
Le jour de l'arrestation du colonel Henry,
H est arrivé trois ssieurs, à deux heures
du matin.
Le commandant était conclu'.
Madame Pays nous a ditque c'étaienl trois
officiers de l'étal -ma jor.
Le jour du suicide, le- trois mêmes p
Bonnes sonl revenues voir le commandant
qui esl sorti derrière elles.
l e commandant aurai I été trouver du Pat}
ei aurait eu avec lui un entretien de trois
heures.
Madame Pays nous a dit : Faut-il qu'il
Henrj soit béte pour avoir av<
elle a ajouté : Nous savions bien que c'était
lui qui avait l'ail celte pièce.
l-e témoin interpellé déclare avoir compris
qu'il s'agissail de ce qu'on appelle le fa
Henry.
M. l)i m is, continuant la lecturi
Quand madame l trée de Londres le
19 novembre, elle un.- par le H
un solliciter ai
maîtres*
- derniers sonl repartis I- 21, à >'< h. 50 du
soir. Le 20, madame Pays nous ■> dit que le com-
mandant avait gagné 10,1 francs dans Bon p
ces avec l'Ooseruer et avail obtenu 10,000 au)
francs contre l'auteur d'une chanson :
lui et le directeur d'un caf
chanson avait été chant
l.e -21. à onze heures el demie, elle
nommé les auteurs du bordereau, '-t. i
dix heures, elle nous a dit que, pour nu
tian ne puisse rien toucher de son argent, le
commandant avail fait une fausse vente du livre
qu'il faisait paraître, à MM. Fayard i tl lié.
et M. Fayard lui aurait, d'après i ll<
|ii,u(iu Iranc.
Puisque madame Pays vous a designé les
auteurs du bordereau, quelles personnes
vous a-t-elle nommé*
Madame Gérard. - Le colonel Henry el le
colonel Sandherr.
Madame Pays ne m'a jamais dil que le
commandant ail participé au bordereau; elle
se garde bien d'ailleurs de dire quoi qu<
soil qui puisse compromettre le comman-
dant; clic s'évertue, au contraire, a le
fendre de smi mieux, en toute cir<
Elle :ache pas les sentiments di
naissance qui la lient envers lui ; elle lui -
de l'avoir tirée de la fâcheuse situation
dans laquelle elle -e trouvait : avant de con«
naître Esterhazy, elle occupai! i :hambre
garnie rue Victo el vivait au jour le
jour: c'est lui qui l'a installée dan- un ap|
temenl el lui a acheté un mobili
Le commandant ne m'a jamai plus
parlé du b< u el personnelle!
rien au Slljel •'
M. lu -i \~. Madi ■ l nois, que e
avons entendue d "i. nou
pendant que vous lui an
h- papou-- d'Esterhaz) et ci
i écrit lebordereau par ordn v
96
L'AFFAIRE DREYFUS
même ajouté que pour cela ou pavait au com-
mandant 2,000 francs par mois ?
Madame Gérard. — Madame Tournois a fait
une confusion.
J'ai pu lui parler de papiers que j'avais
entre les mains, car madame Pays, le 20 août,
nous en avait remis un certain nombre, en
priant mon mari de les déposer dans l'appar-
tement de madame Hennechard, ce que mon
mari a fait avec madame Pays ; mais je n'ai
plus ces papiers et n'ai pu, par conséquent,
t-n viser le contenu dans une conversation
avec madame Tournois.
D'autre part, j'ai bien pu dire à celte der-
nière que, dans notre opinion, Esterhazy
avait dû tremper dans l'affaire du bordereau ;
mais c'était là une impression toute person-
nelle et qui ne reposait sur aucun fait précis.
Quant aux 2,000 francs par mois payés à
Ksterhazy, je lui en ai parlé au moment où
nous expliquions en quoi consistait la pièce
que le colonel Picquart est accusé d'avoir
fabriquée.
Dans cette pièce, Esterhazy est menacé de
perdre l'indemnité mensuelle qu'il recevait
et qu'on disait être de 2,000 francs.
('ne chose me revient en mémoire : c'est
que le lendemain de sa sortie de Saint-Lazare,
madame Pays nous disait qu'elle savait bien
qu'elle était passible de cinq ans de travaux
forcés, mais qu'elle ne se serait pas laissé
condamner sans faire prendre les plumes
d'autruche, comme elle disait à chaque ins-
tant (1).
M. Dumas, continuant la lecture du carnet :
Elle ;i un jour affirmé une chose qui nous pa-
raît extraordinaire : c'est au sujet de la mort
d'Henry.
Elle nous a dit qu'il ne s'était pas du tout sui-
cidé; qu'elle savait bien que c'étaitune comédie
montée pour tromper les dreyfusards et que
c'était pour cela qu'on n'avait pas l'ait l'au-
topsie.
Elle nous a, ce jour-là même, nommé celui
qui lui avait dit la chose : mais je ne me le rap-
pelle pas.
Le lendemain de la comparution <\u comman^
dant devant le conseil d'enquête, j'ai vu sur la
cheminée de la chambre à coucherune lettrede
Christian disant son fait à son ourle. J'ai vu
aussi deux télégrammes de .M. Tézenas : dans
l'un, il disait que deux dépèches lui étaient re-
(L I- raux compromis.
venues, dont l'une avait été envoyée à sa mère,
et que c'était une grande imprudence.
J'ai tenu dans mes mains une lettre du colonel
Kerdrain qui lui disait : « Soyez sans crainte.
Nous ferons notre possible pour vous tirer de là. »
Quant au colonel Henry, je l'ai vu deux fois
chez madame Pays.
(Le témoin ajoute qu'une de ces visites a
eu lieu au moment de son duel avec Picquart ;
elle ne peut préciser si l'autre visite a été an-
térieure ou postérieure à celle-là.)
Au sujet de la mise en réforme du comman-
dant, madame Pays dit qu'on l'avait accablée (en
accumulant contre elle les plus mauvais rensei-
gnements); qu'il y avait contre elle un immense
dossier de la police et que c'était pour elle que
lecommandant avait été mis en réforme.
Le jour de la première comparution du com-
mandant devant le conseil d'enquête, madame
Pays est partie à Quiberville avec son amant
M. T..., et elle est rentrée le lundi ; elle a pour
autre amant un sénateur, M. X..., et eu outrer
elle faisait, suivant son expression, des hommes
chez une certaine Mariette qui demeurait cité
Gaillard, où une fois le commandant est allé la
chercher et lui a flanqué une volée de coups de
canne parce qu'il connaissait la réputation de
cette femme.
Le commandant nous a affirmé, dans le cou-
rant du mois de juin, qu'ilavait été prévenu par
l'état-major, au mois d'août, qu'il allait être dé-
noncé connue ayant écril le bordereau; et dans
le même mois, il nous a dit que toutes les lettres
à madame de Boulancy étaient bien de lui. et
qu'elles étaient bien telles qu'il les avait écrites ;
que les experts ne savaienl pas leur métier, el
qu'ils avaient été payés pour dire qu'il y avait
une falsification au sujet de celle qui parle de
uhlans auxquels, ajoutait-il, il voudrait que la
France appartînt.
M. Dumas. — Le commandant vous a-t-il
désigné l'officier d'état-major qui l'avait pré-
venu?
Madame Gérard. — Non.
Il nous revient encore une chose en mé-
moire. C'est que le commandant cl madame
Pays ont dit plusieurs fois, devant moi el
mon mari, que cela ne les dérangeait nulle-
ment que Dreyfus revint en France, car ils sa-
vaient bien qu'il (Dreyfus) était innocent.
M. Dumas. — Le commandant vous a-l-il
dit sur quoi il se fondait pour affirmer l'in-
nocence de Dreyfus?
DEVANT LA COI li DE CASij ITIO.N
Madame Gérard. — Mon mari a fait obser-
ver qu'il était bien malheureux que ce!
homme soit à l'île du Diable, s'il n'est pas
coupable, et il a demandé au commandant
quel était, alors, l'auteur du bord
A cette question, le commandant n'a
répondu aettement.
routes les fois, d'ailleurs, que la convi
Un ami de la Justice : M. Duclaux, Membre de l'Institut,
Directeur de l'Institut Pasteur.
tion tombait sur !«• bordereau, le comman-
dant ri madame Pays éludaient la question
et prenaient des faux-fuyants.
Quand I'1 commandant ;i donné une roulée,
selon lui. ;iu colonel Picquart, el qu'appelé
devant le commissaire de police il ;i dû por
ter la canne dont il s'étail servi, je -m- sûre
que la canne qui ;i étédéposée n'est pas celle
qu'il avait eue ce jour-là, mais un'* canne
qui .1 été achetée pur m. ni. uni' Paj -. le
même de la comparution devant le i oramis-
saire.
Elle l'a achetée p ilu Ha^ mon
mari, la veilli I trotté dans plusieurs
magasins pour en trouver un-" identique,
mais non plomb* i mon mari qu
abîmé le bout de la canne achetée, poui
croire qu'elle avait sen i
198
AFFAIRE J)REYFUS
M. Dumas. — Vous n'avez rien à ajouter?
Madame Gérard. — Non.
Tous les amusants détails révélés par
madame Gérard ont été confirmés par une
voisine.
Déposition de madame Tournois.
16 décembre 1898.
Madame Tournois. — Après mon mariage
avec M. Tournois, il y a trois ans, je suis
venue tenir le magasin de bijouterie qu'avait
mon mari, dans un local du rez-de-chaussée
du 49 de la rue de Douai. Notre logement
particulier était également dans la maison.
Je connaissais le commandant Esterhazy
et madame Pays, que je voyais très souvent
l'un et l'autre passer devant la porte de mon
magasin, et que je rencontrais quelquefois
dans la loge de la concierge.
Je suis même allée, de temps à autre, chez
madame Pays lui porter des bijoux qu'elle
nous avait donnés «à réparer. Mais ces rela-
tions étaient trop superficielles pour amener
entre madame Pays et moi des confidences ;
et lorsque, en rentrant de la promenade,
nous passions, mon mari et moi, par la loge,
et y trouvions le commandant et madame
Pays, nous arrivions au milieu d'une con-
versation que notre présence avait pour effet
de faire cesser.
Cependant, un soir (c'était, je ' crois,
quelques jours après sa sortie de Saint-
Lazare), madame Pays .était dans un tel état
d'irritation qu'elle n'a pas craint de parler
devant nous.
Elle s'indignait contre le colonel du Paty
de Clam, qui avait osé prétendre devant le
juge d'instruction qu'il ne la connaissait pas
et ne l'avait jamais vue, alors cependant
qu'elle affirmait avoir été plusieurs fois chez
lui, où die se présentait sous un pseudonyme
el avec un titre d'emprunt, où madame du
l'ai y 1 accueillait devant son personnel domes-
tique, eu se livrante sou égard à des mani-
festations amicales, pour donner le change;
alors qu'elle avail été plusieurs fois dans
divers quartier- de Pari-,, que je ne puis pas
très bien préciser, à des rendez-vous que lui
donnait du Paty.
C'est au cours de cette sortie que j'ai en-
tendu madame Pays dire qu'elle avait écrit,
sons la dictée de du Paty, soit la lettre Spe-
ranza, soit le télégramme Blanche — je ne
sais plus au juste.
Arrêtons là cette déposition, qui nous
exposerait à des redites, et parcourons
celle de mademoiselle Pays, « l'amie » du
commandant Esterhazy.
Mademoiselle Pays oppose des déné-
gations aux assertions de madame Gérard.
Elle est dans son rôle. Cependant, comme
on a pu contrôler la véracité de la plupart
des dires de madame Gérard, il est évident
que celle-ci n'a pu inventer toutes ses
révélations.
Déposition de mademoiselle
Marguerite Pays.
29 décembre 1898.
Le président. — Nous avons entendu
comme témoin madame Gérard, concierge de
la maison que vous habitez, et, de son témoi-
gnage, il résulte que, à différentes reprises,
vous lui auriez fait des communications,
même des confidences, touchant l'affaire
Dreyfus-Esterhazy. C'est ainsi que, le 12 août
dernier, jour où vous avez été mise en
liberté, vous lui auriez dit chez vous, en
dînant, qu'il n'y avait pas de justice, qu'on
avait mis le commandant et vous en liberté
alors qu'on savait très bien que c'était vous
qui aviez fait les faux, ou plutôt que c'était
vous qui aviez écrit, sur l'ordre de du Paty
de Clam, la dépèche signée Speranza, et que
c'était du Paty de Clam lui-même qui avait
fait le faux signé Manche.
Nous ajoutons que le propos rapporté par
madame Gérard serait assez conforme à la
déclaration que vous avez faite au juge d'ins-
truction Bcrtulus.
Mademoiselle Pays. — Je proteste sur les
deux points. Je n'ai personnellement rien dit
de semblable à madame Gérard. Lorsque
DEVANT LA COUR DE CASSATION
nous dînions, le commandant cl moi, ma-
dame Gérard nous servait, et M. Artigues,
attaché à la rédaction du Petit Journal, était
présent (1).
Le commandant, dans un mouvement dé-
colère, a dit :
— Ce n'était pas la peine de nous garder
pendant trente jours pour aboutir à une
ordonnance de non-lieu, alors que non-
sommes étrangers aux choses qu'on nous re-
proche. On nous a fait payer pour d'autres,
qu'on a voulu ménager.
Quant à moi, j'étais anéantie et je n'ai
rien dit.
Je n'ai jamais reconnu devant M. Bertulus
avoir écrit le télégramme signé Speranza :
il y a eu confusion à cet égard.
Le président. — D'après madame Gérard,
vous auriez déclaré qu'il n'a jamais existé de
dame voilée ; que c'est vous qui auriez eu
avec du l'ai y des conciliabules au pont
Alexandre-III ou devant les Invalides, et que
c'est à vous que des pièces auraient été par
lui remises? Vous auriez même eu plusieurs
entrevues avec le général de Boisdeffre, de
même que vous auriez eu des entretiens avec
le général Mercier et le général de Pellieux ?
Mademoiselle Pays. — Je n'ai vu le colonel
du Paty que deux fois.
("ne première lois, quelques jour- avant la
réunion du conseil de guerre qui a jugé
Bsterhazy, je suis allée lui demander de me
dispenser de me faire comparaître comme
témoin au procès ; il m'a répondu que la
chose n'était pas de sa compétence et m'a re-
mis un mot. sous enveloppe fermée, pour
Esterhazj .
La seconde fois, c'était le L2 janvier : je
suis allée demander au colonel du Paty de
me rassurer sur l'issue du procès ; à quoi il
a répondu que je pouvais être tranquille.
qu'il n'y avait aucune charge contre Ester-
hazy. En me congédiant, il m'a recommandé
de ne plus venir le voir, tant à cause di
domestiques qu'à cause des conséquences
que pourraient avoir mes visites au point de
vue de l'opinion. Après l'acquittement d'Es-
terliazy. je suis, malgré cette recommanda-
tion, allée le voir chez lui, avenue Bosquet :
mais je n'ai pas reçue ; j'ai laissé un
i Le Petit i <urnal fut toujoui
du tralti
petit mol de remerciement dan- uue en
loppe à son adress
Quant aux généraux di lire, Mercier
'•t de Pellieux, je ne les conn
i jamais vus.
Le président. — In témoin, ma
Tournois, nous a déclaré qu'un soir, vous
trouvant irritée de ce que du Patj avait dé-
claré devant le juge d'instructi [u'il ne
vous connaissait pas et ne vous avail jam
vue. vous avez dit non seulement avoir vu
M. dn Paty de Clam chez lui, mais i
madame du Paty, et que celle-ci, devant un
de ses domestiques, vous accueillait en
amie ?
Mademoiselle Pays. -- i -i à peu pi
exact. Cependant, ce n'est pas au cabinet
d'instruction, mais au conseil d'enquête que
du Paty a déclaré ne m'avoir jamais vue.
Chaque fois que j'ai vu M. du Paty, j'ai vu
également madame du Paty qui venait à n
en me tendant la main et en saluant, ou tout
au moins en me rendant mon salut.
J'imagine que cet accueil était l'ail pour
donner le change à ses domestiques, cai
ne connaissais pas madame du Paty. Cette
attitude avait sans doute nue raison : je ne
la connais pas.
Le président. — Madame Gérard nous
déclaré que, lorsqu'au mois d'octobre \
êtes partie pour l'Angleterre, vous auriez
emporté, avec certain- papiers cousus dans
le W)\\i\ de votre chapeau, la lettre qu'Ester-
hazy a adic-- M. le procure! rai
Manau el dont la minute avail rite et
vous avait été remise par M. d
Mademoiselli Pays. Je n'ai jama
aucun papier dan- le fond de mon cl
\ mon départ pour Londres, je n »ur
moi aucun papier que j'aie considéré conu
important.
Quant à la lettre à M. Manau, < pas
M. de Boisandré qui a écrit la min
une autre personne que je ne connais p
mais qui, d'après ce qu' l'a dit. app
tient au i ide du Palais
l présidi n i . Esl il v in qui
main de la démission de M. ' le
mari de la coni i soit ail.- |
lettre an ministère de la
M mu moisi i.i.i. Pays. I
demain, niai- la veille de la demi
M. Esterhazy m'a envoyé une letl
•200
L'AFFAIRE DREYFUS
LA LOGE DE MADAME GËKAKD
DEVANT LA COUB DE CASSATION
f /AtL
LE l "III. V v El | |. \I |i\ li-iNM.K I S Kl MM Z-VU OKI. l'I
202
I /AFFAIRE DREYFUS
en me chargeant de la faire porter à M. Ca-
vaignac.
Le président. — Le commandant vous
a-t-il jamais déclaré qu'il était l'instrument
de l'état-major?
Mademoiselle Pays. — A ce sujet, il ne
m'a jamais rien dit de bien précis ; cepen-
dant, je l'ai entendu souvent se plaindre
d'eux (qu'il ne désignait pas autrement), en
ajoutant qu'il fallait qu'ils fussent des misé-
rables, après les services qu'il leur avait
rendus, pour lui faire toutes les infamies
qu'il a subies.
Le président. — Vous auriez déclaré à ma-
dame Gérard que vous connaissiez les au-
teurs du bordereau, et vous les lui auriez
même nommés.
Mademoiselle Pays. — Je ne crois pas
avoir fait jamais à madame Gérard une dé-
claration semblable.
Le président. — Madame Gérard dit avoir
eu entre les mains une lettre du colonel
Kerdrain, qui disait au commandant : « Soyez
sans crainte; nous ferons notre possible pour
vous tirer de là ».
Mademoiselle Pays. — Le colonel Ker-
drain était, je crois, rapporteur au conseil
d'enquête, et il écrivait au commandant pour
lui faire connaître la composition du conseil,
en même temps qu'il lui renvoyait diverses
pièces que celui-ci lui avait confiées.
Cette lettre, qui constituait un pli de ser-
vice marqué d'un sceau et qui avait été
apportée par un planton, ne contenait nulle-
ment la phrase que madame Gérard y a lue.
Je crois d'ailleurs d'autant moins aux dis-
positions bienveillantes du colonel Kerdrain,
que le commandant, appelé par lui avant la
réunion du conseil d'enquête, a, sur une de-
mande de ma part, tendant à connaître son
appréciation sur les membres du conseil,
répondu : « Ces gens-là sont aussi des misé
râbles; ils ont reçu l'ordre de me tuer ; ils
me tueront. »
Le président. — Avez-vous vu plusieurs
fois le commandant Henry?
Mademoiselle Pays. — Oui, deux fois à
l'occasion de son duel avec Picquart ; mais
jamais avant.
Le président. — Le commandant Ester-
hazy aurait dit plusieurs fois devant madame
Gérard el son mari que le retour de Dreyfus en
France ne vous dérangerai! nullement, parce
que vous saviez bien qu'il était innocent?
Mademoiselle Pays. — En ce qui me con-
cerne, je n'ai jamais tenu un pareil propos.
Mais j'ai entendu plusieurs fois le comman
dant s'expliquer sur l'affaire Dreyfus et dire
notamment : « Je suis sûr qu'ils auront fait
à Dreyfus des monstruosités comme à moi,
et celui-ci rentrera en triomphant, grâce aux
efforts de ses vaillants défenseurs, tandis que
moi, je serai dans l'opinion publique le mo-
ralement condamné ; la voilà, l'erreur judi-
ciaire. »
Le président. — Le commandant aurait
affirmé qu'il avait été prévenu par l'état-
major, au mois d'août, qu'il allait être dé-
noncé comme ayant écrit le bordereau ?
Mademoiselle Pays. — Le commandant ne
m'a jamais dit qu'il eût été prévenu par
l'état-major.
Le lendemain ou le surlendemain de son
arrivée chez moi, dès le début de l'affaire, un
monsieur dont vous a parlé madame Gérard,
et sur le compte duquel madame Choinet,
ancienne concierge, pourra vous renseigner,
s'est présenté à mon domicile entre six et
sept heures du matin et m'a remis, dans
l'entre-bâillement de la porte, un papier dans
une enveloppe fermée et sans adresse, en me
disant de le donner au commandant. Ce mon-
sieur aurait donné cinq francs à la concierge.
Vers la même époque (et dans la même
semaine), la concierge est montée, vers six
ou sept heures du matin, me remettre pour
le commandant un pli sans adresse, et elle a
ajouté : « Je voudrais bien être réveillée sou-
vent dans les mêmes conditions ; on m'a
encore donné cinq francs ! »
J'ai tout lieu de croire que c'est après
avoir pris connaissance de ces deux billets
que le commandant est allé au ministère ; il
m'a dit que le ministre ne l'avait pas reçu et
qu'il avait chargé le général Millet de l'en-
tendre ; c'est après cet entretien que le com-
mandant a écrit au ministre.
Madame Choinet — la dame aux cinq
francs — est venue confirmer ce fait :
Déposition do madame Delabarre.
(Épouse Choinet)
Le président. — On nous a dit que vous
DEVANT LA COUR DE CASSATION
riiez femme de ménage ou concierge au
n" 19 de la rue de Douai. Vous auriez, à deux
reprises, été chargée de remettre au com-
mandant Esterhazy un pli de la part d'un
monsieur qui se serait présenté chez vous
entre six et sept heures du malin ?
Madame Ciioinet. — Le fait est exact. Une
première fois, un monsieur, qui avait, je
crois, de la moustache, est arrivé à la maison
vers six ou sept heures du matin et m'a
remis un papier sous enveloppe, en me re-
commandant d'aller tout de suite le porter
à M. Esterhazy et de lui rapporter sa ré-
ponse; j'ai accompli ma mission et, de la
part de M. Esterhazy, j'ai répondu à ce
monsieur que M. Esterhazy allait venir. Le
monsieur est parti dans un fiacre qui atten-
dait devant la porte. A quelques jours de là,
cette même personne est revenue à la même
heure, et m'a remis un autre pli à porter
dans les mêmes conditions. J'ai reçu de
celte personne 5 francs pour mou dérange-
ment.
Le président. — Madame Pays nous a dé-
claré que, lors de la première visite di
monsieur, c'est lui-môme qui est monté à
son appartement et qui lui a remis le pli
destiné au commandant ; elle nous a dit éga-
lement que vous auriez reçu de lui ."> francs a
chacune de ses deux visites.
Madame Choinet. — Je crois que madame
Pays se trompe; c'est moi-même qui, chaque
fois, ai remis le papier à madame Pays, qui
venait toujours ouvrir, et je n'ai reçu que
5 francs pour ce service.
— Je n'ai reçu que cinq francs pour ce
service, dit madame Choinet.
L'Etat-Major payait mal ses agents a
cette époque !
On a pu remarquer au cours de i
dépositions que l'aveu avait échappe plu-
sieurs fois au commandant que le borde-
reau n'était pns de Dreyfus.
Il n'y a pins de doutes aujourd'hui.
Le bordereau est d'Esterhazj
Au plu- lori de- dénégations d'Ester-
hazy. alors qu'on L'accu
ment d'avoir écrit le bordereau, et qu'il
niait avec non moins d • que les
lignes incriminées Fussent Bon ouvre, on
saisit die/, un huissier d.- Paris, a la
quête de la Chambre criminelle d,- |.i
Cour de ( iassation, quelques lettres «I
faires écrites par le commandant, et —
coïncidence fâcheuse — il se trouva j
tement que ces lettres étaient é< rites sur
un papier pelure identique a celui du bor-
dereau.
M. Atlhalin, conseiller a la (.our de
Cassation, commit a l'expertise MM. Pu-
tois, Choquet etMarion, trois spécialisl
qui adressèrent au magistrat un rapport
circonstancié dont voici les cônclusioi
Les divers examens, expériences et re-
cherches qui précèdent non- oui amen. -
formuler le- conclusions suivantes :
I Le- mesures extérieures de- trois docu-
ments examinés -ont les mêmes, représen-
tant la feuille pliée in-octavo coquille du
format français façonné :
- mesures du quadrillage -ont les
mêmes et dites à quatre millimètres, me-
sure- usuelles en France faite- an cane
va- ;
:! La nuance du papier du bordereau et
celle de la lettre de Uoiicn du 17 août 1"
sont identiqui
ï° La nuance du papier de la lettre de
Courbevoie du 17 avril e-i d'une nuance plus
remenl blanche ;
\u toucher non- n'avons pas troui
différence appréciai
6 Ces papier- ont la même transp
7 l. épaisseur ne varie -m- chaque - chan-
tillou que de dcii\ centième- a deUJ
tiemes un quart de millimètre le
même pour le- iro
poids peut èti
identique :
le mém
10 I es matie
fabrical sont compo
pièces de cellulose de bois chiraiq
ble mélange d.' chiff<
I I Quant a l.< provenance, il
204
/AFFAIRE DREYR'S
pas possible de la préciser exactement, tou-
tefois nous la supposons française.
En résumé, la pièce dite du « bordereau »,
la lettre du 17 août 1894 et la lettre du 17
avril 1892 nous présentent les caractères de
la plus grande similitude.
Nous, arbitres soussignés, avons dressé le
présent rapport en toute bonne foi et équité,
à Paris, le 26 novembre 1898.
Signé : Putois, Ciioquet, et Marion.
D'ailleurs, le commandant Esterhazy
ne nie plus — il l'a nié assez longtemps —
avoir écrit le bordereau.
Un ami de la Justice : M. Grimaux, Membre de l'Institut.
A ce sujet, un rédacteur du Figaro,
M. Chincholle, a déposé en ces termes, le
17 décembre 1890, devant la Chambre
criminelle.
Déposition de "M. Ch. Chincholle.
Le président. — Vous êtes appelé devant
la Cour àJVoccasion d'un incident qui se
serait produit dans les couloirs du Palais de
justice au cours du procès Zola. On prête au
commandant Esterhazy une déclaration d'a-
près laquelle il se serait reconnu l'auteur du
bordereau imputé à Dreyfus?
M. Chincholle. — En effet, j'ai entendu
deux propos qui devaient avoir pour moi
d'autant plus d'importance que la situation
d'Esterhazy dans les deux premières jour-
nées m'avait particulièrement intéressé.
DEVANT I.A COI 11 DE CASSATION
**}■/**/,
Certains avocats placèrent eux-mêmes les ofticiers venus pour applaudir le traître
K-lrrl>;i/\ .
Le premier jour, dans ta salle des Pas-
Perdus, tous les officiers sans exception
semblaient !<■ fuir, el il se promenait seul
avec des amis ch ils.
Dans la deuxième journée, au contraire, il
.-I venu encadré de deux officiers; avanl
l'audience, d'autres officiers ont causé avec
lui. l'uni admis près d'eux. Pendant la sus
pension d'audience, au contraire, il s'est
retrouvé seul el a semblé fort irrité.
Le troisième jour je le crois . son aban
dont lui encore plus complet, -<'n irritation
encore plus vive.
Pendant la suspension d'nudiem ••. il
lança dans la galerie Marchande, >>u i
amis civils allèrent au-devant «!•• lui, sem
blanl lui «N !•■■ de se i aimer , i
étaient au nombre de quatre ou cinq.
Passant tout près «lu groupe ndi*
fort distinctement d'abord celte pi
200
/AFFAIRE DREYFUS
— Ils m'embêtent, à la fin, avec leur bor-
dereau ! Eh bien! oui, je l'ai écrit; mais ce
n'est pas moi qui l'ai fait; je l'ai fait par
ordre.
J'allais el venais dans la galerie Mar-
chande ; quelques minutes après, je l'en-
tendis prononcer les propos suivants :
— On connaît la ladrerie de Billot. S'il m'a
donné 80,000 francs en une année, cela a
bien été pour faire quelque chose.
Un publiciste anglais, M. Rowland
Strong, confirme cet aveu échappé à Es-
terbazy, en d'autres circonstances.
Le récit de M. Strong est piquant et
montre le traître sous un jour curieux :
Déposition de M. Rowland Strong.
2 février 1899.
M. Strong. — Dans le mois d'octobre 18985
un journaliste anglais, M. Sherard, m'a prié
d'interviewer M. Esterhazy pour un des jour-
naux dont je suis le correspondant. Un rendez-
vous a été organisé dans les bureaux de la
Libre Parole par M. Scherard et je m'y suis
rendu.
Je devais interviewer Esterhazy. De la
Libre Parole nous l'avons, M. Scheurer et moi,
conduit à l'hôtel Continental, où était des-
cendu M. Murray, correspondant spécial du
Daily News, lequel devait aussi interviewer
Esterhazy.
La conversation que nous avons eue avec
Esterhazy a été publiée dans le Daily News et
dans la Pull Mail Gazette.
Mon article, paru dans ce dernier journal,
a été traduit et a été reproduit dans le Figaro.
A ce moment, Esterhazy n'a pas dit qu'il fût
l'auteur du bordereau.
Il disait que, comme preuve de la culpabi-
lité de Dreyfus, 1 élat-major était en posses-
sion de 153 documents et il ajoutait que, si
Dreyfus venait à remettre le pied sur la terre
de France, L50,000 hommes descendraient
dan, la rue, que lui, Esterhazy, se mettrait à
leur tête, et qu'il y aurait 5,000 cadavres de
juifs.
laines à peu près s'étaient écoulées
sans que je me fusse occupé de nouveau
d'Esterhazy, lorsqu'un soir il est venu sonner
chez moi, 20, rue Saint-Vincent-de-Paul.
On allait, m'a-t-il dit, lancer un pétard
contre lui et contre l'état-major, dans un
journal anglais, et il désirait savoir quel se-
rait ce journal.
Ace moment même, je lisais dans la Patrie
cette annonce d'un pétard, mais je ne savais
pas quel il devait être.
Toutefois, j'avais précisément dîné la veille
avec un homme de lettres anglais, M. Mel-
moth, qui connaissait M. Blacker, ami de
Conybeare.
M. Melmoth m'avait, à ce dîner, raconté
l'histoire de la scène entre l'agent d'une puis-
sance étrangère et Esterhazy, scène au cours
de laquelle Esterhazy avait menacé cet agent
de lui brûler la cervelle et de se tuer lui-même
après, si l'agent dont il s'agit n'affirmait pas
la culpabilité de Dreyfus.
J'ai supposé que la publication de ce fait
pourrait bien être le pétard que craignait Es-
terhazy, et alors je mis Esterhazy en rapport
avec M. Melmoth.
De cette façon, Esterhazy a été renseigné.
Plus tard, il m'a dit, mais j'ignore si c'est
exact, avoir communiqué (sic) ce renseigne-
ment à M. le général de Pellieux.
Esterhazy venait souvent chez moi; j'ai le
téléphone: il s'en servait pour parler à la
Libre Parole habituellement et aussi fré-
quemment à M. Arthur Meyer, du Gaulois.
A la même époque, je le voyais assez sou-
vent dans un café, 1, boulevard Denain. Il
me disait des choses si peu intéressantes, à
cette époque, que je ne les envoyais même
pas à mon journal.
Puis, Esterhazy a été arrêté et a été détenu
pendant quelque temps.
A sa sortie de prison, je lui ai fait savoir
que, s'il avait quelque chose à me dire, il me
trouverait au café du boulevard Denain, mais
il m'a fait répondre qu'il était très fatigué et
qu'il me priait de passer le voir, 49, rue de
Douai.
Pour le remonter un peu, j'avais apporté
deux bouteilles de Champagne.
Je note ici que, ce jour-là, j'allais pour la
première fois chez lui.
Je l'ai trouvé dans un état d'excitation
extrême. Il annonçait qu'il allait tout dire,
car il savait bien, ajoutait-il, que le ministre
DEVANT LA COUR DE CASSATION
de la guerre allait le traduire devanl un con-
seil d'enquête, qui ;illait briser son épi
« Je dois tout dire, annonçait-il, ce sera la
ruine de du Paty de Clam el de tous ceux qui
m'ont abandonné. »
Il ne m'a donné cette fois aucun détail in-
téressant pour mon journal.
11 était très monté contre le juge d'instruc-
tion et exaspéré de son arrestation.
Je l'ai quitté sans avoir réussi à ],. calmer,
el après lui avoir donné le conseil «le ne rien
faire tic déloyal.
Esterhazyesl revenu le lendemain ci le sur-
lendemain chez moi. Son excitation necessail
de grandir.
Il répétait que. si on lui arrachait ses épau-
lettes, il ferait tout pour entraîner la ruine
de ceux qui le « lâchaient. »
Après -a première comparution devanl le
conseil d'enquête, il est venu nie rejoindre
au café.
Le même jour, sursa demande, j'avais écrit
à Drumont de même que quelques jours avant
à Rochefort, en les priant de s'occuper un
petit peu plus d'Esterhazy : en effet, ce der-
nier se plaignait de ce que Drumont était allé
à la campagne et Kochcforl aux bains de mer.
au lieu de -/occuper activement de le défendre
dans leurs journaux.
Le soir donc, au cale, sortant du conseil
d'enquête, Esterhazy continua à m'annoncer
qu'il dirait tout ce qu'il savait sur tout le
inonde.
Il traita d'abominables les procédés de
l'état-major, non pas seulement à l'égard de
lui. Esterhazy, mais également à l'égard de
Drej fus.
Entendant cela, l'idée m'esl venue, naturel-
lement, que '•!• qu'il disait pourrai! s'appli-
quer peut-être au bordereau.
J'ai alors rappelé à Esterhazy que. suivant
sa prière, lorsque j'avais fait une démarche
auprès de mon ami. M. Léon Daudet, pour
que celui-ci fût favorable, M. Daudet m'avait
répondu qu'il se pourrait Lieu qu'Esterhazj
ne lui ni un traître ni un bandit, mais
qu'il était certainement rauteur du borde-
reau.
Je n'ai pas, cependant, par une question
formelle, prié Esterhazy de me dire ce qu'il
<m était, je ne suis borné a lui rappeler <■«
que m'avait raconte M. I éon Daudet.
Esterhazy m'a écoulé en silem el s'esl
tu encore, pendant un moment, I
eu cessé de parler.
Puis il s'esl exprimé comme suil :
— Eh bien! écoutez donc. Si j'allais dans
une rédaction de journal a L'étrang r je
ne puis le faire ici . el -i je disais qu<
Ici et tel. el .pie je l'ai écrit dail- telle |
condition, ne croyez-vous pas que cela f< rail
sensation?
— Sensation, oui. lui répondis-je, mai- je
croi- que cela n'étonnerai! pas beaucoup de
monde.
Es ter h azj n'avait pas dîné, -le l'ai
pagné chez Brébant.
Pendant qu'il dînait, je lui ai demandé :
— Mais pourquoi avez-vous écrit ce borde-
reau?
San> nulle hésitation, il m'a ré) lu :
— Je l'ai écrit sur l'ordre exprès du colonel
Sandherr.
Ensuite, il s'expliqua :
Si, dit-il. j'ai écrit le bordereau sur
l'ordre du colonel Sandherr. c'est que l'état-
major désirai! posséder une preuve maté-
rielle contre Dreyfus à l'égard duquel on
n'avait que des preuves morales.
Aveu d'Esterhazy.
Du reste, depuis, en juin 1899, Ester-
hazy a formellement avoué, dans plusieurs
journaux, être rauteur du bordereau. L<
Matin «le Paris el le Daily chronicle de
Londres, notamment, «Mit publié > ce sujet
des déclarations «In traître qui ne laissent
aucun doute.
Mais on sait qu'Estcrhaz) axait déjà l'ail,
,-i plusieurs reprises, des aveux ana
qu'il axait ensuite démentis. Ai tte
fois, 1«- Matin el le Daily chronicle ont-
ugé qu'Esterha ■"•
.1 donc un lait' .i. qui - Est ! lia \ se
reconnaît l'auteur «In bordereau p
lequel Droj fus a été cundami
ration «■«•rit'' «-t -i- |" •' l"1''1
,/ ,hr «lit t'-xlu al :
i 'est ii pu. sur I ordrequi
208
L'AFFAIRE DREYFUS
LES DEUX COMPERES
ééMV:, ■
ET MAINTENANT OTj'ON ME PASSE BOISDEFFRE !
du colonel Sandherr, Al ÉCRIT LE BORDE-
REAU. Depuis 1893, les preuves morales de
fuites, ne pouvant émaner que d'un officier
appartenant au ministère de la guerre, étaient
acquises. Depuis de 1res longs mois déjà on en
avait la preuve par les renseignements venus
au service, par les agents du ministère à
Berlin et ailleurs. Il fallait prendre matériel-
lement le coupable. D'où le bordereau. »
Donc Esterhazy avoue être l'auteur du
bordereau. Quant à cette restriction qu'il
l'aurait écrit par ordre, elle tombe devant
les dépositions formelles de MM. de Bois-
dell're, Gonse et Mercier, qui attestent que
le « Uhlan » n'a jamais fait partie du
contre-espionnage, et devant le témoi-
gnage suivant du général de Gallifet :
DEVANT I.A COI I! DE CASSATION
Le général de Boisdeflre a déclaré qu'il croyait que le dossier -
après le procès di l v
■2\0
I /AFFAIRE DREYFUS
Déposition du général de Gallifet.
5 novembre 1898.
Au mois de mai 1898, le général anglais
Talbot — qui avait été, comme colonel,
attaché militaire en France pendant six ans,
et avec qui j'étais en relation depuis de
longues années — est venu me voir, à son
retour d'Egypte, et m'a dit : « Mon général,
je ne sais rien de l'affaire Dreyfus, Pendant
tout le temps que j'ai été employé en France,
je ne l'ai jamais connu ; mais, je suis étonné
de voir le commandant Esterhazy en liberté,
parce que nous tous, attachés militaires en
France, nous savions quavec un ou deux
billets de t ,000 francs, le commandant
Esterhazij nous procurerait les renseignements
que nous ne pouvions nous procurer directe-
ment au ministère. »
Sur interpellation d'un conseiller. —
M. le général de Galliffet, lorsqu'il a entendu
le général Talbot lui parler du fait dont il
vient de parler, l'a-t-il fait connaître au mi-
nistre de la guerre ?
Le général de Gallifet. — Les relations
d Esterhazij avec les attachés militaires étaient
connues de tous. Je n'étais plus en activité de
service, je n'avais aucune relation avec le
ministère de la guerrre, et j'étais convaincu
que je n'aurais appris que ce que tout le
monde savait.
Le président. — Le propos qui vous a été
tenu par le général Talbot est-il intervenu à
la suite d'une conversation dans laquelle il
aurait été question de l'affaire Dreyfus?
LÉ général Gallifet. — Le général Talbot,
revenant d'Egypte, est venu me voir, et l'un
de ses premiers propos a été :
« Oh ! mon général, dans quelles tristes
affaires étes-vous plongé en ce moment? »
Et il ajouta :
« Je ne vous parlerai pas de Dreyfus, je ne
l*ai pas connu pendant les six années que j'ai
passées en France ; mais ce qui m'étonne, c'esl
que le commandant Esterhazy soit encore en
liberté. Car nous tous, les attachés militaires,
nous savions parfaitement que pour un ou
deux, billets de 1,000 francs M. Esterhazy
nous fournirait les renseignements que nous
ne pouvions avoir directement du ministère
de la guerre. »
Quand les défenseurs d'Esterhazy appri-
rent, par quelques indiscrétions, combien
était lumineuse l'enquête à laquelle s'était
livrée la chambre criminelle de la Cour de
cassation (1), ils tentèrent, par une der-
nière manœuvre, de s'opposer à l'œuvre
de justice. Aidés par les anciens débris du
Boulangisme, par les antisémites, par les
réactionnaires de tous genres et par tous
les cléricaux, ils entreprirent une nouvelle
campagne de calomnies, dans le but de
déconsidérer les magistrats qui avaient
été légalement saisis de la demande en
revision du procès Dreyfus. Par une série
d'articles injurieux, les adArersaires de la
revision arrivèrent à faire planer un
soupçon dans l'esprit de quelques gens
timides, sur l'impartialité des conseillers
composant la chambre criminelle de la
Cour.
Cédant à ce prétendu mouvement d'opi-
nion, le gouvernement fît procéder à une
enquête minutieuse qui démontra l'inanité
et la monstruosité des calomnies colpor-
tées et entretenues par les journaux. Tou-
tefois, sous prétexte de faire l'apaisement
et de rendre inattaquable le jugement à
intervenir, le ministre Dupuy céda aux
injonctions de ces fauteurs de scandales.
Il consentit donc à présenter au Parlement
et à défendre devant lui une loi de circons-
tance, destinée à confier le jugement des
procès en revision à la Cour de cassation
entière, toutes chambres réunies, lors-
qu'une de ces chambres aurait cru devoir,
pour s'éclairer, procéder à une instruction
préliminaire.
En vertu de cette loi, promulguée le
(1; c'est celle enquête que nous avons analysée
et dont nous avons publié ci-dessus les parties les
plus importantes.
DEVANT l..\ COUR DE CASSATION
211
1er mars 1899, la Cour de cassation, toutes
chambres réunies, fut saisie de la revision
du procès Dreyfus. Après un supplément
d'enquête, destiné à recueillir des témoi-
gnages complémentaires et à confronter
des témoins dont les dires étaient contra-
dictoires, la Cour de cassation s.' réunit
en audience solennelle publique le 29 mai
1899.
M. Ballot-Beaupré, président de la
Chambre civile, qui avait été nommé rap-
porteur de l'affaire, a pris le premier la
parole. Son volumineux rapport, dont la
lecture a occupé toute l'audience du
29 mai et la première partie de l'audience
du 30 mai, est l'étude approfondie des ar-
guments mis en avant par les partisans
de la revision comme de ceux présentés
par les adversaires de cette mesure ; il se
termine ainsi :
Voilà un document dont on cherche Fau-
teur. Deux personnes ont été accusées à rai-
son des ressemblances de leur écriture,
Dreyfus et Esterhazy; on hésite entre les
deux, les experts n'étant pas d'accord, mais
on découvre que le 17 août 1894, Esterhazy
écrivait sur un papier qui n'était pas ordi-
naire, qui n'était pas d'un usage courant, et
qu'il prétendait en 1894 n'avoir jamais em-
ployé.
.N'Y A-T-IL PAS DANS LA RÉUNION DE « ES
DE1 X ÉLÉMENTS MATÉRIELS, L'ÉCRITURE ET LE
PAPIER DES DEUX LETTRES SAISIES EN 1808. i \
FAIT JE NE MS PAS ÉTABLISSANT, MAIS DE NA-
II RE \ ÉTABLIR 01 E LE B0RDEREA1 EST D
MAIN NON PAS DE DREYFUS, MAIS D'ESTERHAZY,
CONSÉQUEMMENT UN FAIT DE NATURE A il L-
BLIR L'INNOCENCE D1 CONDAMNÉ? PARCE QU'ON
n'aperçoit pas quant a présen1 dl moins,
comment, Esterhazy ayant écrii le borde-
reau, Dreyfus muait commis le crime de
Il U TE TRAHISON.
Si, par hypothèse, les deux lettres sur pa-
pier quadrillé saisies en 1898 étaient
Dreyfus, ne serait-ce pas une charge a<
blante contre lui ? La justice veut que ce soil
• ■il sa faveur un argument d'une forci
d'une énergie considérables lorsqu'elles sont
signées Esterhazj .
Encore i fois l'article 143, pa
«lu Code d'instruction criminelle ne Bul
donne nullement s. m appl
monstration immédiate définitive de l'im
cence du condamné. En >i"\ ami
( IENCE, IL NE M'EST PAS POSSIBLE DE
L'EXISTENCE lu \ l Ai m. | ONWAISSAl
PAS LES MEMBRES D I rSEIL D
QUAND ILS ONT, LE 22 i 1
XONI !. I. \ i 0NDAMNAT1
Messieurs,
La soluti [ue je propose semblerait,
j'en suis persuadé, naturelle à loul le moi
si cette lamentable affaii tns
dos conditions normales.
Hélas, il n'en esl rien. Le bruil qui, depuis
plus de deux ans, s'i si fait autour d'elle, les
discussions passi ixquelles elle
donné lieu, les commentaires quotid
la presse, les indiscrétions, les divulgatii
de documents secrets, le débat porté en quel
que sorte sur la place publique avant l'au-
dience même, nous prouvent <|ii<' malheu
reusement l'affaire n'est pas ordinaire
puis, la cause de la revision a eu des défi
seurs bien dangereux pour i]I<-. qui, \
leurs criminelles attaques contre l'armée, ont
blessé profondément et irrité jusqu'à l'es
pération le sentiment national.
Elle ;i eu aussi des adversaires qui, de
leur côté, onl poussé jusqu'aux plus
sières violences de !
polémiques. Et cette campagne, dans laquelle
l'armée d'une part, la magistrature de l'autre,
mil été l'objet d'abominables out
pas eu pour résultats seulemen
notre pays entre bonm is qui
faits pour s'estimer, entre amis, entre mem
bres d'une même famille, entre enfants d i
même patrie, des germes inquiétants de dis
corde et de haine.
Elle a eu p 'résultai encore de troubler
et de fausser les esprits, à tel point que, aux
yeux de bien de personnes urd'hui
question esl pour noua ': >ir, non .
nous considérons Dreyfus comme ible
ou non, maie si noua rendrons un •
faveur de l'armé» ntre ell<
i un étal d'esprit <iin n'a plus rien de
commun avec la justi
u vérité I "ii ne peut fai
ni .1 nous-mêmes une plus cruelle
-212
[/AFFAIRE DREYFUS
Non. l'armée devant nous n'est pas en cause,
non, elle n'est pas notre justiciable ; elle est,
Dieu merci, bien au-dessus de ces discussions
qui ne sauraient l'atteindre, et son honneur,
assurément, n'exige pas qu'on maintienne en
prison un innocent.
L'innocence de Dreyfus, messieurs, je ne
vous demande pas de la proclamer; mais
// ■:■■■
-- ■ '■ • ' •- "a ■ "-v ' - 'V . ' ■< - t ' ■. -. -^388
— J '^'^Sv'-ô,»; "VV, v-/-! -^:''"-:%";- .' ■••'/-;'-■. :••"-.
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"" -" ''■•S''
Y ^
M'-' Albert Clemenceau, défenseur du journal V « Aurore » au procès Zola.
je dis qu'un fait inconnu des juges de 1894
est de nature à l'établir. Cela suffit aux
termes de l'article 443, et par suite il y a
lieu, en vertu de l'article 445, d'ordonner
le renvoi devant un nouveau Conseil de
Guerre pour statuer définitivement en
pleine connaissance de cause.
Je le dis avec une conviction ferme, avec
le sentiment très vif du devoir qui m'in-
combe etde la responsabilité que j'assume;
je mentirais à ma conscience si je vous pro-
posais une autre solution.
Me trompé-je dans mes appréciations?
Vous le déciderez, messieurs ; je m'in-
cline d'avance respectueusement devant
votre arrêt, quel qu'il soit.
Mon rapport est terminé.
Quand l'émotion causée par la lecture
de cette péroraison fut calmée, la parole
DEVANT LA COUR DE CASSATION
:i i
* / s*^'
,,. y v DES i \- BES DIFI ICILES \ LAI
214
I /AFFAIRE DREYFUS
fut donnée à M. le procureur général Ma-
nau pour développer ses conclusions
dont la teneur suit :
M. le procureur général près la Cour de
cassation expose que des pièces du dossier
et notamment de l'enquête à laquelle il a
été procédé par la chambre criminelle et
par les chambres réunies, ressortent les
faits suivants qui résument les éléments
principaux de la demande en revision du
jugement du conseil de guerre en date du
22 décembre 1894, condamnant Dreyfus à
la déportation et à la dégradation pour
crime de trahison.
Les voici :
1° Le faux Henry rendant suspect le té-
moignage sensationnel fait par Henry devant
le conseil de guerre ;
2° La date du mois d'avril assignée au bor-
dereau à l'envoi des documents produits tant
dans le procès Dreyfus que dans celui d'Es-
terhazy, c'est-à-dire qui a servi de fonde-
ment à la condamnation de l'un et à l'acquit-
tement de l'autre. Attendu qu'aujourd'hui
celte date est reportée au mois d'août 1891,
ce qui enlève au jugement de 1894 toute base
solide ;
3° La contradiction manifeste de l'exper-
tise du procès Dreyfus et de celle du procès
Esterhazy, la divergence de conclusions des
experts ayant pour résultat de déplacer la
majorité de l'expertise de 1894;
4° La similitude absolue avec le papier pe-
lure sur lequel est écrit le bordereau et du
papier pelure ayant servi à Esterhazy pour
deux lettres écrites en 1892 et 1891 par Es-
terhazy et reconnues par lui ;
5° La preuve absolue résultant pour Ester-
hazy de ce fait qu'il a assisté aux manœuvres
d'août à Chàlons, en 1894, et d'autres docu-
ments de la cause que c'est lui qui a pu
écrire cette phrase du bordereau : « Je vais
partir en manœuvres », tandis qu'il résulte
d'une circulaire officielle de mai 1894, non
produite au procès Dreyfus, que Dreyfus
n'est pas allé à ces manœuvres ni à d'autres
postérieures et qu'il ne pouvait pas ignorer
qu'il ne partirait pas ; et qu'il n'a pu écrire
cette phrase;
6° Les rapports officiels de police non pro-
duits aux débats en 1894 établissant que,
contrairement aux renseignements fournis
par Guénée et retenus par l'accusation comme
arguments moraux, ce n'était pas Dreyfus
qui fréquentait les cercles et qu'il y avait eu
confusion de nom ;
7° La scène qui s'est produite dans le ca-
binet de M. Bertulus et qui justifie les pré-
somptions les plus graves sur les agissemen ts
coupables d'Henry et d'Esterhazy ;
8° La dépêche de 1894 sur le sens de la-
quelle tout le monde est d'accord aujour-
d'hui, non produite au procès de 1894, se
référant à une autre dépêche et d'où il ré-
sulte que Dreyfus n'avait eu aucune relation
avec la puissance étrangère visée dans cette
dépêche ;
9° Les documents officiels qui établissent
que Dreyfus n'avait eu aucune relation avec
aucune puissance étrangère ;
10° Enfin, les protestations et les présomp-
tions graves d'innocence, les pièces restant
au dossier établissant que Dreyfus n'a jamais
avoué et n'a pu avouer ;
Et attendu que, aux termes de l'article
443 du Code d'instruction criminelle, la revi-
sion peut être demandée au cas où un fait
nouveau viendrait à se produire ou à se révé-
ler, ou lorsque des pièces inconnues lors des
débats sont produites ou représentées par
des faits de nature à les établir ;
Etant donné qu'il y a faits nouveaux et
pièces nouvelles; que c'est donc le cas de les
connaître et de casser le jugement du 22 dé-
cembre 1894;
Par ces motifs :
Le procureur général : vu les pièces du
dossier et de l'enquête;
Vu les articles 443, § 4, 444 et 445 du Code
d'instruction criminelle,
Requiert qu'il plaise à la Cour :
Admettre les faits nouveaux et les pièces
nouvelles ci-dessus visés comme étant de
nature à établir l'innocence de Dreyfus; ce
faisant déclarer recevable au fond, comme
légalement justifiée, la demande en revision
du jugement du conseil de guerre en date
du 22 décembre 1894, casser et annuler
ledit jugement et renvoyer la cause de
Dreyfus en l'état d'accusé devant tel Con-
seil de guerre qu'il lui plaira de désigner.
Fait au parquet le 27 mai.
Le procureur général, Manau.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Dans le réquisitoire qu'il a prononce les
30 et 31 mai 1899 pour développer
conclusions, M. le procureur général
Manau a, lui aussi, passé en revue les
arguments présentés en faveur de la revi-
sion comme les arguments en faveur de
son rejet. Il a conclu en ces terni
Messieurs,
Nous avons terminé notrelaboi
Nous croyons vous avoir démonti
faits nouveaux, de nature à établir
de Dreyfus, abondénl dans la i
Nous n'avons plu- qu'à formuler n<
nières réquisitioi
Mais auparavant, laissez-nous apj
:^r
W-
Il \ •
l\\ ami de la Justice : M. Jean Jaurès.
votre attention sur !«■ parallèle saisissant qui
s'impose a nuire souvenir.
Au mois de décembre l.ssT. soutenu par
deux remarquables h consciencieux rap-
ports, <|ui sont l'honneur de la carrière des
magistrats qui l<"- avaient rédigés, nous
avons eu l'immense ,j"i' d'obtenir de la
Chambre criminelle, si exclusivement inspi-
rée, alors comme toujours, par l'esprit de
Justice, la réhabilitation de la mémo
martyr, mort au l
souffrances aussi cruelles qu'iu
Nous voulons parler Pierre Vaux.
condamné
immis par deux
empêcha la réparation de i
commise de bonne i"i en i s
aujourd'hui, nous \
216
I/AFFAIRE DREYFUS
témoignage plus que suspect, ayant contri-
bué, pour la plus grande part, à la condam-
nation, un faux rejaillissant sur ce témoi-
gnage, un suicide, enfin la découverte de
plusieurs faits nouveaux, de plusieurs pièces
non produites au procès et révélées ou dé-
truites depuis, et qui rendent inutile l'aveu
de celui que tout semble indiquer comme le
véritable auteur du crime.
Dans cette affaire, nous trouvons un faux
M. Charles Dituy : — Je crois que nous avons été victimes d'une mystification.
témoignage, le suicide d'un des coupables;
enfin, la rétractation de l'aveu de l'autre
coupable. .Mais, chose monstrueuse : on sup-
prime la pièce officielle qui, en établissant
cette rétractation et cet aveu, devait amener
de -on vivant la réhabilitation de l'innocent.
Mai.-,, à la différence des magistrats de 1897,
vous ne pouvez qu'ouvrir la porte à la revi-
sion. Vous n'avez pas qualité pour la pro-
noncer définitivement. Vous pouvez juger de
nouveau Dreyfus. Il ne vous est pas permis
de le réhabiliter.
Il sait, du reste, qu'il n'a pas le droit do
vous adresser une pareille demande. Il at-
tend, plein d'espoir, le nouveau jugement de
ses pairs !
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Le < ii. mi: m. Mi ienace son vn> ies PRÉSIDE.**! "i i
M. «'.M. Di pi \
!18
L'AFFAIRE DREYFl'S
Lui refuserez-vous ce concours suprême?
Nous estimons que cela n'est pas possible,
en présence des documents si décisifs, à
notre avis, qui éclairent ce grave procès.
Messieurs, ne nous y trompons pas.
L'heure est solennelle. Vous allez rendre
votre arrêt. Ne vous dissimulez pas que,
par suite de circonstances inouïes, cet arrêt
aura un retentissement qui franchira les
murs de l'enceinte judiciaire.
Le pays l'entendra, le monde entier le
recueillera, l'histoire l'enregistrera.
Ces trois juridictions, dont nous relevons
tous, jugeront notre œuvre.
Leur sentence sera sans appel.
Quant à nous, Messieurs, après avoir pris
devant vous la responsabilité de nos con-
clusions, nous la prenons devant elles
comme magistrat et comme citoyen, avec
la confiance que donne le sentiment du de-
voir accompli, et ces conclusions, les voici :
Nous affirmons qu'il y a dans ce procès
plusieurs faits nouveaux qui sont de nature
à établir l'innocence de Dreyfus; à d'autres
que vous le devoir de dire le dernier mot.
Nous vous conjurons de laisser passer la
justice en ordonnant la revision.
En conséquence,
Nous requérons qu'il plaise à la Cour
prononcer cassation du jugement du 22 dé-
cembre 1894, le renvoi de Dreyfus devant
tel conseil de guerre qu'il lui plaira dési-
gner.
L'audience du 1er juin a été entièrement
consacrée à la plaidoirie de Me Mornard,
avocat de madame Lucie Dreyfus, qui a
demandé réparation de l'injustice commise
en 1894.
Sa plaidoirie a été terminée par cet
éloquent appel :
Quelle que soit la preuve d'innocence que
vous placiez à la base de votre arrêt, chacun
s'écrie : Justice va être rendue, l'innocence
va triompher, puisque la Cour suprême de
France va prononcer.
Messieurs, la revision n'est donc plus en
discussion aujourd'hui : elle est acquise.
Une seule question se pose : la Cour se
prononcera-t-elle elle-même ou chargera-
t-elle un nouveau conseil de guerre de pro-
noncer la réhabilitation de Dreyfus?
Sur Tordre de ma cliente, Messieurs, j'ai
dû prendre des conclusions aux fins de ren-
voi devant un conseil de guerre, et j'avoue
que je ne l'ai pas fait sans un serrement de
cœur, car je me demande si, véritablement,
ce n'est pas trop sacrifier à certaines suscep-
tibilités que d'imposer à ce martyr quelques
semaines de plus encore de ce bagne.
Je me demande si, véritablement, il n'eût
pas été plus humain de conclure, comme
j'en avais le droit, à la cassation sans ren-
voi, car je veux qu'il soit bien établi que si
j'ai conclu à un renvoi devant le conseil de
guerre, c'est parce que ma cliente l'a voulu,
parce que Dreyfus veut comparaître devant
ses pairs.
Du reste, mes raisons juridiques me per-
mettaient assurément de réclamer une cas-
sation sans renvoi. M. le président rappor-
teur faisait remarquer que j'avais reconnu
dans mon mémoire que le bordereau, d'après
les révélations qui vous avaient été faites,
ne pouvait être vraisemblablement considéré
comme un document fabriqué de toutes pièces
à l'effet de faire condamner Dreyfus. Cela est
bien certain, mais je suis aussi pleinement
d'accord avec M. le président rapporteur
comme avec M. le procureur général pour
reconnaître que si quelque chose est bien
établi aujourd'hui, c'est que ce bordereau est
l'œuvre d'Esterhazy.
Or, nous sommes en présence d'un élé-
ment d'accusation qui ne peut plus servir à
une poursuite criminelle, puisque le seul
individu qui pouvait être poursuivi en l'état
des faits révélés par votre instruction, n'es!
autre qu'Esterhazy, et Esterhazy est à l'abri
de toutes poursuites judiciaires.
L'auteur de cette trahison, que l'on re-
proche à Dreyfus, l'auteur de cette trahison
qu'il s'agit de poursuivre, n'est autre qu'Es-
terhazy, et Esterhazy est protégé par un arrêt
d'acquittement absolument irréfutable, et dès
lors en présence de la situation visée par le
Code d'instruction criminelle, qui déclare
que, lorsqu'il résulte de l'instruction qu'il
n'y a plus ni crime ni délit, il soit possible de
poursuivre.
La Cour de cassation doit statuer à nou-
DEVANT LA COUR DE CASSATION
veau, et d'autre part. Messieurs, M. le con-
seiller rapporteur réfutai! l'autre jour une
théorie qui tendait à vous faire promu
une cassation sans renvoi. Il la réfutait en
ces termes :
J'ai lu, dans une dissertation récente, éma-
naiii d'un savant jurisconsulte, une théorie sur
laquelle je dois appeler votre attention.
On souti.'iit qu'il peul y avoir cassation sans
renvoi, niais qu'il ne peul y avoir de débat de
contradiction.
Le vrai coupable possible ayant été acquitté
ou le faux témoin possible ''tant mort sans avoir
été jugé : el on s'appuie sur la rédaction de l'ar-
ticle iiti.
Lorsqu'il ni- pourra être procédé de nouveau
à des débats oraux entre toutes les parties, n<<-
tammenl en cas de prescription de l'action ou
de celle de la peine.
Ou ne conçoit, dit-il, la prescription de l'ac-
tion publique que pour une personne non con-
damnée. Pour celle qui a été condamnée, il ne
VuLrit que de prescription de la peine.
Donc, l'article i4ii désigne même ceux qui.
étant intéressés à l'instance en revision, ne
peuvent, pour un motif quelconque, être déférés
à un tribunal de répression : c'est ce qui se
produit non seulement lorsque l'action publique,
à leur égard, esl prescrite, mais aussi lorsqu'ils
ont été acquittés ou son! morts avant toutes
poursuites.
Le point de dépari de cette argumentation
est inadmissible. Il est simple d'imaginer
par hypothèse un condamné pouvant encore
bénélicier de la prescription de l'action pu-
blique par ICH'elde la cassation; si la receva
bilité esl déclarée, ne redevient-il pas un
simple prévenu ou accusé? Eh bien, si vous
considérez comme exacte la théorie réfutée
par le président rapporteur, incontestable-
ment il faudrait casser son renvoi. Si vous
considérez au contraire avec le président
rapporteur que la prescription peul courir.
même au profit de l'individu condamné,
est-ce que la prescription ne serait pas ac-
quise en fait 7
Il s'agit d'un délit qui a été qualifié crime
do haute trahison, mais vous savez qae
qualification esl certainement inégale el qu'il
B'agil d'un délit d'espionna jamais
on qualifie le l'ait dont il esl question d
l'espèce actuelle «!<• haut'' trahison, il
punira être question d'appliquer la loi
de ,s,vv'- ' défie alors qu'on trouve un
acte d'espionnage qui no soit pas un
haute trahi.-. m.
Donc, -i dous qous trouvons ou
présence d'un délit d'espioni _
publique c i bout de trois
cription au bout de vingl ans et vous seriez
amenés à appliquer dan- l'espèce la juris-
prudence que vous appliquiez il y a quelques
semaine- encore dan- l'affaire Petit.
Ainsi, en se plaçant dan- une hj
ou dans l'autre, on serait amené a une •
sation -an- renvoi. Mais je m- vous donne
explications que pour bien montrer que
si je n'ai pas conclu à une cassation sans
convoi, c'est que je m- l'ai pas voulu, parce
que je l'aurais pu.
Je maintien- donc purement el simplement
mes conclu-ion- et la < tour appréciera.
11 y a sept mois, j'adjurais votre Chambre
criminelle i\r poursuivre la conquête <[<• la
vérité, et pour ce fait, de gravir un calvaire
dont il était trop facile (\r prévoir [es DOm-
breu-es stations.
M 'ad rossant au Tribunal suprême de France,
je ne doutai- pas qu'un pareil appel fût en-
tendu, et jo salue l'un des meilleurs ••( ,\,~
plus généreux efforts qui aient été' faits pour
rapprocher la justice humaine >\>- l'éternelle
justice. La vérité est aujourd'hui reconnnue
il no reste plu- qu'à la proclamer et, pour cel
acte de justice final, c'est aux Chambres
réunies que je m'adresse aujourd'hui.
Certes, si. comme juriste el citoyen, je puis
souffrir de voir les passions déchaînées arriver
à faire brèche dan- les principes do notre
droit public, du moins, comme avo<
pour la cause que je défends, je saurai m'j
soudre. Plus solennelle esl la juridiction,
plu- éclatante doit être la réhabilitation que
vous allez proi <t. Ah: Messieurs, elle
pense comme moi. la pauvre el aoble femme
en habits de deuil, qui, pendant cinq an m
a pu sonder toutes les profondeurs >u
leurs humaines, et B'adresse, l'âme rasa u
a votre haute justice. Elle sait que l'ou
la menace, l'injure, la calomnie, no peuvi
avoir d'influence dan
ne connaît que les satisfactions dudevoii
do la . onscience. Elle -ait qi m
\ou- atteindre, m vous toucl
l ' quant a celui qui, placé moins haut qi
vou y'
-2:21'
L'AFFAIRE DREYFUS
s'il se voit parfois éclaboussé par toute cette
boue qui monte d'en bas, alors, alors il relè-
vera sa robe pour fuir cette boue, et il décla-
rera une fois de plus à cette barre que les
injures il les excuse et il les oublie.
Ah ! dans cette affaire on a vu tant de
choses, où les plus nobles sentiments ont
été hypnotisés par des mirages extraordi-
naires, par ce que Ton a appelé l'honneur de
l'armée et la raison d'Étal.
Me Homard,
Avocat de Madame Lucie Dreyfus, devant la Cour de Cassation.
11 n'est pas vrai que l'honneur de l'armée
et la raison d'État aient été entamés. Non,
certes, il n'est pas vrai que l'honneur de
l'armée Impose à la France le mot qu'un
vainqueur impitoyable lui imposait à une
heure sombre de l'histoire : la force prime le
droit. Et ceux qui, je ne sais pour quelle rai-
son d'État, semblent disposés à imprimer
cette devise sur le drapeau de la patrie,
ceux-là oublient que des plis de ce drapeau
la France n'a jamais laissé tomber sur le
monde que des idées de générosité, de tolé-
rance et de justice.
Et l'armée, cette réunion d'hommes <1<J
DEVANT LA COUR l>E CASSATION
,, s SA1 VETEUHS Dl HUITRE 60tn EN DA*GI
■y ■•>■•>
L'AFFAIRE DREYFUS
devoir et d'honneur à qui est confiée la garde
de ce drapeau, qui chaque jour va le porter
intrépidement chez les peuplades sauvages
comme l'emblème de la civilisation et de
l'humanité, l'armée aussi est assoifiée de vé-
rité et de justice. Comme tous ces savants
illustres et ces hommes éminents qui se sont
levés pour dire bien haut les angoisses des
Français, l'armée aussi entend maintenir et
défendre un patrimoine d'idées généreuses
qui font l'honneur et la gloire de notre pays,
qui constituent l'honneur national et, pour
ainsi dire, sont la raison d'être de la France
elle-même.
Dieu merci, messieurs, je puis le dire, j'en
ai reçu, avec une profonde émotion, maint
témoignage au cours de cette longue cam-
pagne.
De nombreux officiers sont venus me faire
entendre, en faveur de leur malheureux com-
pagnon d'armes, cette voix dont parlait le
poète, et que je voudrais, moi aussi, vous
faire entendre, à mon tour, cette voix du cœur
qui seule au cœur arrive.
Oui, je le sais, l'armée veut la lumière et la
justice, et c'est là précisément qu'est l'hon-
neur de l'armée.
Messieurs, la Cour sait bien que c'est une
étrange erreur que d'attribuer à notre armée
cette prétention à l'infaillibilité qu'on lui a
attribuée si souvent. Elle sait bien que l'ar-
mée ne peut prétendre, hélas ! à une infailli-
bilité chimérique; etqu'elle ne peut pas s'es-
timer déshonorée par la reconnaissance d'une
erreur. 11 est plus honorable, disait ici même
naguère un de nos plus éminents avocats gé-
néraux, de reconnaître une erreur que de ne
l'avoir pas commise.
L'armée connaît la grandeur d'une telle
maxime et sait la pratiquer. La Cour ne
l'ignore pas puisque il y a peu de jours elle
entendait ici même un des juges de Dreyfus
qui libérait sa conscience.
Mais je m'arrête.
L'heure de la justice a sonné, et, plein de
confiance, j'attends votre arrêt. Je l'attends,
ce nouvel et éclatant témoignage de votre
haute et impartiale justice; je l'attends,
votre arrêt, comme une parole de délivrance
pour le loyal soldat qui, poursuivi jusque
dans sa prison par des haines implacables,
a subi sans faiblesse les pires tortures pour
sauver l'honneur de son nom et pour laver
de la tache d'infamie ces malheureux en-
fants qu'à travers ses cris d'innocence il
appelle des parias.
Je l'attends, votre arrêt, comme une pa-
role de délivrance pour cette pauvre et
noble femme aux vêtements de deuil, qui a
épuisé toutes les douleurs et dont les yeux
desséchés ne trouvent même plus de larmes
à pleurer.
Je l'attends, votre arrêt, comme une pa-
role de paix pour tous les citoyens, qui,
sortis enfin de leurs angoissantes inimitiés
d'hier, communieront demain dans l'amour
de notre France généreuse ; et pour tout
dire enfin, Messieurs, je l'attends, votre
arrêt, comme l'aurore du jour béni qui fera
luire sur la patrie la grande lumière de la
concorde et de la vérité !
Enfin, dans son audience du 3 juin, la
Cour de cassation, toutes chambres réu-
nies, a rendu l'arrêt suivant :
La Cour,
Ouï M. le président Ballot-Beaupré
dans son rapport, M. le procureur gé-
néral Manau dans ses réquisitions, et
Me Mornard, avocat de madame Drey-
fus, es qualité, intervenant ses conclu-
sions,
Vu l'article iio modifié par la loi
du l,rmars 1809,
Vu l'arrêt du 29' octobre 1898 par
lequel la chambre criminelle a or-
donné une enquête et a déclaré rece-
vable en la forme la demande tendant
à la revision proposée d'Alfred Drey-
fus, condamné le 22 décembre 1894
à la peine de la déportation dans une
enceinte fortifiée et à la dégradation
militaire pour crime de haute tra-
hison,
Vu les procès-verbaux de ladite
enquête, lesquels sont joints au dos-
sier.
DEVANT LA COUR DE CASSATION
Dreyfi - 01 h h- i Ile di Diable
991
L'AFFAIRE DREYFl'S
Le Triomphe de la Vérité
Sur le moyen tiré de ce que la pièce secrète,
« CE CANAÏLLEDED..., » AURAIT ÉTÉ COMMUNIQUÉE
AU CONSEIL DE GUERRE :
Attendu que cette communication est
prouvée à la fois par la déposition du prési-
der! t Casimir Perier et par celles des généraux
Mercier et de Boisdeffre eux-mêmes ;
Que, d'une part, le président Casimir Pe-
rier a déclaré tenir du général Mercier qu'on
avait mis sous les yeux du conseil de guerre
la pièce contenant les mots : « Ce canaille de
D... », regardée alors comme désignant
Dreyfus ;
Que, d'autre part, les généraux Mercier et
de Boisdeffre, invités à dire s'ils savaient que
la communication avait eu lieu, ont refusé de
répondre et qu'il l'ont ainsi reconnu impli-
citement ;
Attendu que, par la révélation, postérieure-
DEVANT LA COUR FiE CASSATION
ment au jugement, de la communication aux
juges d'un document qui a pu produire sur
leurs esprits une impression décisive et qui est
aujourd'hui considéré comme inapplicable au
condamné, constitue un fait nouveau de na-
ture fi établir l'innocence de celui-ci ;
Sur le moyen concernant le bordereau :
Attendu que le crime reproché à Dreyfus
consistait dans le fait d'avoir livré à une puis-
sance étrangère, ou à ses agents, des docu-
ments intéressant la défense nationale, con-
fidentiels ou secrets, dont l'envoi avait été
accompagné d'une lettre-missive ou borde-
reau non datée, non signée et écrite sur un
papier pelure filigrane au canevas après fa-
brication de rayures au quadrillage de quatre
millimètres en chaque sens ;
Attendu que cette lettre, base de l'accusa-
tion dirigée contre lui, avait été successive-
ment soumise à cinq experts chargés de com-
parer l'écriture avec la sienne et que trois
d'entre eux, Charavay, Teyssonnières et Ber-
lillon la lui avaient attribuée;
Que l'on n'avait d'ailleurs ni découvert en
sa possession, ni trouvé qu'il eût employé
aucun papier de cette espèce et que les re-
cherches faites pour en trouver du pareil chez
un certain nombre de marchands en détail
avaient été infructueuses;
Cependant qu'un échantillon semblable,
bien que de format difi'érent, avait été fourni
par la maison Marion, marchand en gros,
rite bergère, où l'on avait déclaré que le mo-
dèle n'était plus courant dans le commerce;
Attendu qu'en novembre 1898 l'enquête a
révélé l'existence et amené la saisie de deux
lettres sur papier pelure quadrille, dont l'au-
thenticité n'est pas douteuse, datées l'une du
17 avril 189-2, l'autre du 17 août 1894, celle-ci
i-nii temporal ne de l'envoi du bordereau, toutes
deux émanant d'un autre officier qui. en dé-
cembre 1897, avait expressément nié s'être
jamais servi de papier calque;
Attendu, d'autre part, que trois experts
commis par la chambre criminelle, les pro-
fesseurs <le l'Ecole des chartes, Meyer, Giry,
Mobilier, ont été d'accord pour affirmer que
le bordereau était écrit de la même main que
les deux lettres susvisées el qu'à leurs con-
clusions Charavaj s'est rattaché, après examen
de cette écriture qu'en lH'.ii il ne connais
pas;
V. t tendu, d'autre part, que trois experts
également commis. Putois. Choqui
dent honoraire de la chambre syndicale du
papier el des industries qui le transforment,
ei Marion. marchand en
que comme mesures ext< mesui
de quadril . ur,
transparence, poids el col) . mme ma-
tières premières employées à la fabrication,
le papier du bordereau représentait
tères de la plus grande similitude lui
notamment de la lettre du 17 août 1894;
Attendu que ces faits, inconnus du conseil
de guerre qui a prononcé la condamnation,
tendent à démontrer que le bordereau n'au-
rait pas été écrit par Dreyfus ;
Qu'ils sont de nature par suite à établir
l'innocence du condamné ;
Qu'ils rentrent, dès lors, dans les cas pré-
vus dans le paragraphe i de l'article 443, el
qu'on ne peut les écarter en invoquant
faits également postérieurs au jugement
comme les propos tenus le "> janvier I
par Dreyfus devant le capitaine Lebrun-
Renaud ;
Qu'on ne saurait, en effet, voir dans ces
propos un aveu de culpabilité, puisque, non
seulement ils débutent par une protestation
d'innocence, mais qu'il n'est pas possible
d'en fixer le texte exact et complet par suite
des différences existant entre les déclarations
successives du capitaine Lebrun-Renaud el
celles des autre- témoins ; qu'il n'y a pas lieu
de s'arrêter davantage à la déposition de
Depert, contredite par celle du directeur du
Dépôt qui, le 5 janvier 1895, était près de
lui ;
El attendu que, par application de L'article
ï ï.">, il doil être procédé à de nouveaux débats
oraux ;
Par *■>■+ motifs, et sans qu'il soit besoin de
statuer sur les autre-, moyens,
Casse et annule le jugement de condam-
nation rendu le 22 décembre 1894 contre
Alfred Dreyfus par le premier conseil de
guerre du gouvernement militaire de Paris,
et renvoie l'accusé devant le conseil de
guerre de Rennes ir délib
t,, ,n spéciale prise en chambre du i
pour être jugé sur la question suivant!
// -, ■ ipabled
pro\ machinati
inlellig unep\
mi û
22G
L'AFFAIRE DREYFUS
des hostilités ou entreprendre la guerre contre
la France ou pour lui en procurer les moyens,
en lui livrant les notes et documents renfermés
dans le bordereau ? »
Dit que le présent arrêt sera imprimé et
transcrit sur les registres du premier conseil
de guerre du gouvernement militaire de
Paris, en marge de la décision annulée.
A la suite de cet arrêt, la Chambre des
députés, dans sa séance du 5 juin 1899,
a voté, à une grande majorité, l'affichage
de la décision prise par la Cour de cassa-
tion.
Justice est donc faite.
C'est au conseil de guerre de Rennes
qu'il appartient de prononcer la répara-
tion.
TABLE DES MATIERES
AVANT-PROPOS
La trahison de 1894. — Les premières recherches. — Condamnation et dégradation de Dreyfus. — Ses pro-
testations d'innocence. — Son transfert à L'Ile du Diable. — Aggravation arbitraire de sa peine. — I -
premiers soupçons. — Le petit bleu. — Esterhazy. — L'enquête du colonel Picquart. — Premières
-i-tances de l'Etat-Major. — Les révélations de ÏEclair. — La première brochure de M. Bernard
Lazare. — Les soupçons du général billot. — Le faux Henry. — Le départ du colonel Picquart. — L'in-
terpellation Castelin. — Publication du bordereau par le Matin. — L'enquête de M. Scheurer-Kestner.
— Sa conviction. — M. Mathieu Dreyfus dénonce Esterhazy. — Les lettres à madame de Boulancy.
— 11 faut sauver Esterhazy. — Manœuvres contre Picquart. — L'enquête Pellicux. — L'instruction R i-
vary. — La lettre de Zola. — Procès et condamnation de Zola. — Son exil. — Le discours Oavai|
— Aveu et suicide du colonel Henry. — La Révision
L'Innocent
Ceux qui accusent et ceux qui défendent. — Le général Mercier. — Le lieutenant-colonel Picquart raconte
comment s'est faite son opinion. — M. Guérin. — La déposition de M. Forzinetti el
conviction. — Au nom de la loi. je vous arrête I — Dreyfus en prison. — Ses cris dlnno . — l.
plus grand martyr du siècle. — L'opinion des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire. — L'in-
terview de M. Patin. — Le mouchard du grand momie. — Potins 'le cercle : Joseph le sommelier.
— Madame Dodson et les mensonges du mouchard. — Le rapport de M. Lépine, préfet de poil
disparu. — Le capitaine Junck. — Le colonel Cordier. — Dreyfus était un bon et Btudieui officier. —
M. Barthou. — Le général Roget, accusateur. — Les conversations de M. Hanotaux. — l. irchiduc
Victor proclame l'innocence de Dreyfus. — M. Tornielli, ambassadeur d'Italie, assure a M. i
tateur, que jamais Dreyfusn'a trahi.— Le geôlier de l'innocent el le jugement de l Histoire. .
Il
Le Bordereau
La pièce accusatrice. — Les dates du bordereau changent selon les h
Texù 'lu bordereau. — La mentalité de - capitaine Cuignel rail
reau.— Les artilleurs t lai véritables artilleurs : le commandant H orl
Sebert, le capitaine Moch. —L'opinion de Picquart. —Je pan en :
maj 1894, _ Dreyfus Bavait qu'il ne partail pas aux manœuvrt i. — i
le fou dangereux. — La moralité de l'expei I Nl Monod. — MM. 1
Paul Meyer, Molinier. — L
228 TABLE DES MATIERES
II]
L'Illégalité. — Les Pièces secrètes
On a communiqué des pièces secrètes aux juges du Conseil de guerre de 1894. — Les militaires sont gênés.
— Billot « ignore ». — Zurlinden « n'a rien pu savoir ». — Gonse « n'est pas en mesure de répondre ».
— Mercier déclare que « la Cour n'a pas à s'occuper de ça ». — Cavaignac « n'a pas dirigé son enquête
de ce côté ». — Boisdeffre « demande à ne pas répondre ». — Du Paty et son commentaire. — Les
témoignages politiques. — M. Casimir Perier. — M. Charles Dupuy a entendu parler de quelque chose.
— M. Hanotaux ne se compromet pas. — MM. Guérin et Poincaré. — Le colonel Cordier a eu vent de
l'illégalité commise. — Le colonel Picquart. — Son récit. — Le dossier diplomatique ou la farce du
dossier secret. — Quelques faux. — La dépêche du 2 novembre 1894 ou les tours de passe-passe de
l'Etat-major. — M. Paléologue remet les choses au point. — La lettre Schvarzkoppen du 16 avril 1894.
— Les lettres de l'empereur d'Allemagne. — La lettre Weyler. — Le faux Henry 58
IV
La Légende des Aveux
La nommée Mandrille. — 11 parait que... l'on m'a dit qu'il... j'ai entendu dire... — Le capitaine Lebrun-Re-
naud : son récit. — La petite feuille du petit carnet et les discours de M. Cavaignac. — Le fâcheux
rapport dit : Rien à signaler. — Rien de précis. — Le colonel Risbourg — Le colonel Guérin et l'orgueil
des galons. — Le capitaine Anthoine, le commandant de Mitry et le réserviste Druet. — M. Cavaignac
commente. — Le général Gonse fait la même chose que lui. — M. de Boisdeffre veut éviter les compli-
cations diplomatiques. — M. Casimir-Perier. — Un lot de ministres qui n'ont rien entendu en fait
d'aveux : MM. Dupuy, Poincaré, Hanotaux, Guérin, Barthou. — Les loisirs de Lebrun-Renaud : au
Moulin-Rouge. — M. Clisson. — Le sergent Mezzbach et son intéressant témoignage. — M. de Salles. —
L'abbé Valadier. — M. Hepp. - M. Bayol. — Depert ou le brigadier de café-concert. — Le colonel Cordier
dit le dernier mot et le bon sur le^ prétendus aveux 7G
V
Les Machinations contre Picquart et le Sauvetage du Traître
L'n chapitre d'Évangile. — Le colonel Picquart. — Ses états de service. — L'Etat-Major veut sauver
Esterhazy qu'a découvert Picquart. — Ce qu'est Picquart : déposition du général de Gallifet. —
L'odyssée de Picquart, sa déposition : L'agent Guénée ; sa mission ; les faux; où Henry se dévoile; la
mission se complique et les faux aussi; retour à Paris; le général de Pellieux; le conseil de guerre Es-
terhazy; l'arrestation; le conseil d'enquête; le coup de la photographie; le faux Henry. — Les expli-
cations de du Paty. — Le général Roget, le général Gonse, leurs griefs contre Picquart et les « désa-
gréments » que leur procure du Paty. — Boisdeffre ne se souvient toujours de rien. — Lauth et ses
mensonges. — Gribelin et ses déguisements. — Les promenades de l'archiviste. — Le capitaine Cuignet
" débarque » du Paty de la galère de l'Etat-Major. — M. Bertulus conte des histoires édifiantes. — Où
l'on voit Henry-le-Faussaire pleurer dans le cabinet du juge d'instruction. — Désespoir tardif mais mal-
heurs irréparables 95
VI
Le Traître
Les protecteurs du traître. — Un portrait flatté d'Esterhazy. — Le coup de la fausse citation. — M. Jules
Roche et les lettres qu'il reçut. — Des documents : Le rapport du colonel Kerdrain, le Conseil d'enquête,
l'avis du Conseil. — Lettre du général Zurlinden. — Comment Picquart découvrit le traître. — Esterhazy
faisait copier des documents. — Les relations du Commandant. — Les grandes manœuvres à l'Etat-Major.
— Les rendez-vous de noble compagnie : à la campagne, rue de Douai, rue de la Bienfaisance, au square
Vintiinille, au parc Montsouris, au cimetière Montmartre, au cercle militaire, au ministère delà guerre,
au bureau de poste de la rue du Bac, sur l'Esplanade des Invalides. — Un mot du colonel Henry. — Le
carnet de madame Gérard. — Madame Tournois. — Marguerite Pays et les cinq francs de madame Choinet-
— Le bordereau est d'Esterhazy. — Dépositions Chincholle et Strong. — Le général Talbot et le gé-
néral de Gallifet 141
EMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNV (S.-ET-M.)
I