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Full text of "La formation de l'influence Kantienne en France"

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LA    FORMATION 


DE 


L'INFLUENCE  KANTIENN 


EN    FRANCE 


LA    FORMATION 


DE 


L'INFLUENCE  KANTIENNE 


EN     FRANCE 


PAR 


M.     VALLOIS 

Docteur  es  lettres  de  l'Université  de  Paris 


PARIS 

LIBRAIRIE    FÉLIX    ALCAN 

108,  BOULEVARD  SAINT-GERMAIN,  VI« 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.arcliive.org/details/laformationdelinOOvall 


ERRATA 

Page   13,   noie   18,  lignno  3.  —  Au  lieu  de  :   iiiluilion  apfn>IOes, 
Ure  :  intuition,  appelées. 

—  90,  ligne  ili.  —  Oler  le  guillemet . 

—  98,  ligne  ^.  —  Lire  :  impératif. 

—  100,  ligne  17.  —  Lire  :  raison. 

—  102,  ligne  22.  —  Lire  :  ajoutait-il. 

—  116,  ligne  18.  —  Au  lieu  de  :  emprunté,  lire  :  enipruiiu's. 

—  118,  ligne  I.  —  Au  lieu  de  ;  on  en,  lire  :  on  n'en. 

—  i3o,  ligne  9.  —  Au  lieu  de  toule  celte  ligne,  lire  :  de  Scheî- 
ling,  de  Hegel,  de  Sohopenhauer.  Kinker  avait  cherché. 

—  100,  ligne  16.  —  A.U  lieu  de  :  de  fins,  lire  :  des  fins. 

—  176,  intercaler  la  dernière  ligne  entre  la  18°  et  la  19®. 

—  190,  ligne  28.  —  .4»  lieu  de  :  il,  lire  :  II. 

—  219,   ligne   20.  —  Au  lieu  de  :  téléolgique,   lire  :  téléolo- 
gique. 

—  225,  ligne  25.  —  Au  lieu  de  :  montre,  lire  :  montrent. 

—  243,  ligne  19.  —  Lire  :  rapport. 

—  2/j8,  ligne  12.  —  Ajouter  un  guillemet  à  la  fin  de  la  ligne. 

—  202,  ligne  i5.  —  Au  lieu  de  :  tirée,  lire  :  tirées. 


A 


Monsieur  André  LALANDE 

MEMBRE    DE    l'IiNSTITUT 
PROFESSEUR  A  LA   FACULTÉ   DES   LETTRES  DE    PARIS 


HOMMAGE  DE  RECONNAISSANCE  ET  DE   RESPECT 


PRÉFACE 


La  doctrine  d'un  philosophe  est,  sans  contredit,  celle  qui 
a  existé  dan^  son  esprit;  c'est  celle-dà  que  d'autres  hommes 
tâchent  de  retrouver  au  moyen  des  œuvres  où  il  a  tâché  de 
l'exprimer.  Il  peut  arriver  que  la  doctrine  découverte  par 
l'un  d'eux  au  bout  d'une  telle  recherche,  diffère  de  ce  qu'y 
découvrent  certains  autres,  qui,  au  reste,  peuvent  n'être  pas 
beaucoup  plus  d'accord  entre  eux  qu'ils  ne  s'accordent  avec 
lui.  Lorsque  cela  arrive,  la  doctrine  du  philosophe,  autant 
qu'elle  lui  survit,  en  devenant  celle  qui  existe  dans  les  esprits 
qui  s'en  occupent  après  lui,  se  résout  en  une  pluralité  de  doc- 
trines plus  ou  moins  cohérentes  et  différant  plus  ou  moins  les 
unes  des  autres  ;  pluralité  dans  laquelle  tend  à  se  réaliser  la 
pluralité  des  interprétations  diverses  dont  ses  œuvres  sont 
susceptibiles.  Or,  c'est  jce  qui  est  arrivé  à  'la  philosophie  de 
Kant,  dans  la  foule  de  ses  comanentateurs,  chez  ses  partisans 
comme  chez  ses  adversaires,  où.  l'on  en  voit  peu  qui  ne  re- 
prochent à  d'autres  de  l'avoir  mal  entendue. 

Il  est  vrai  que  toutes  les  interprétations  du  kantisme  qui  se 
sont  produites  ne  sont  pas  également  fondées  dans  le  texte  des 
œuvres  de  Kant, et  que  certaines  paraissent  être  la  suite  de  gros- 
sières méprises.  Mais  celles  qui  paraissent  le  mieux  convenir  à 
ce  texte  ne  doivent  pas  empêcher  de  considérer  celles  dont  il 
n'a  été  que  l'occasion  ;  car,  outre  qu'on  s'exposerait  parfois  à 
décider  arbitrairement  de  quelle  sorte  sont  les  interprétations 
assez  éloignrées  de  la  véritable  pour  être  négligeables,  celles 
qui  sont   réellement  fausses  restent  utiles  à   connaître   pour 


Ix  IfA   FORMATION   DE   l'iNFLUENCÉ   KANTIENNE   EN  FRANCE 

quiconque  voudrait  entreprendre  de  corriger  les  erreurs  qui 
se  sont  répandues  avec  elles  et  d'en  faire  comprendre  une  plus 
juste  ;  et  surtout  cette  connaissance  est  presque  toujours  indis- 
pensable pour  pénétrer  la  pensée  des  philosophes  et  des  éco- 
les philosophiques  parmi  lesquels  elles  ont  eu  cours.  C'est  que, 
en  effet;  s'il  est  peu  de  philosophes  qui  s'accordent  lorsqu'il 
s'agit  de  dire  en  quoi  consiste  précisément  -le  système  de  Kant, 
quels  en  sont  les  fondements  et  par  quelle  chaîne  d'arguments 
toutes  ses  .parties  s'y  rattachent,  il  en  est  peu  qui  ne  se  soient 
appliqués  à  définir  leurs  propres  idées  par  rapport  à  ce  systè- 
me, soit  en  l'attaquant  ,  soit  en  s'y  appuyant,  paraissant  ainsi 
s'être  rangés  à  cet  avis  si  commun  en  Allemagne  et  qu'Edward 
Caird  a  nettement  formulé,  à  savoir  qu'il  n'y  aurait  nul  comp- 
te à  tenir  d'aucun  philosophe  dont  on  ne  pourrait  montrer 
qu'il  a  écouté  la  leçon  de  Kant  et  que  ses  idées  ont  été  mises 
à  l'épreuve  de  la  critique  kantienne  (i).  Donc,  pour  compren- 
dre les  opinions  philosophiques  de  ceux  qui  se  sont  confor- 
més à  un  semblable  avis,  c'est-à-dire  pour  bien  suivre  presque 
toute  l'histoire  de  la  philosophie  après  Kant,  il  n'importe  pas 
tant  de  connaître  le  crilicisme  tel  que  Kant  l'a  lui-même  conçu 
que  de  savoir  ce  qu'ils  en  ont  entendu.  Lorsqu'ils  en  parlent, 
ce  serait  souvent  ignorer  ce  dont  il  est  question,  que  de  consi- 
dérer simplement  ce  qu'une  étude  des  œuvres  de  Kant  a  pu 
nous  conduire  à  regarder  comme  sa  propre  pensée. 

Les  ouvrages  destinés  spécialement  à  expliquer  la  doc- 
trine de  Kant  et  ceux  où  se  rencontre  quelque  essai  de  fixer 
■le  sens  de  quelques-uns  de  ses  points,  sont  en  nombre  si 
grand  —  et  sans  compter  que  certains  d'entre  ces  commentai- 
res auraient  eux-mêmes  grand  besoin  d'être  commentés  —  que 
si  tout  homme  s'intéressant  à  la  philosophie  jusqu'à  espérer  de 

(1)  «  There  is  even  some  excuse  for  a  German  writer  who  refuses  to 
talce  account  of  any  philosophical  tliinker  aller  Kant,  unless  he  can  be 
shown  to  hâve  listened  to  Kant's  tesson.  A  modem  pliilosopliy  niay  not  be 
kantian,  but  it  must  laave  gone  through  the  fire  of  kantian  criticisni,  or  it 
will  almost  necessarily  be  something  of  an  anaclironism  and  an  ignoratio 
elenchi.  »  Caird,  The  critkal  philQsophy  of  Immanuel  Kant,  1889  T.  I., 
p.  -io'W, 


PRKrACE  iJ 

i 

contribuer  à  ses  progrès  devait  faire  l'étude  complète  de  ces 
interprétations,  il  se  verrait  en  général  obligé  de  borner  cet 
intérêt  à  la  philosophie  kantienne,  qui  pourtant  n'est  pas 
toute  la  philosophie.  On  peut  donc  souhaiter  que  paraissent 
des  recueils  résumant  les  diverses  interprétations  du  kantisme 
et  présentant  avec  toute  la  précision  possible  les  traits  carac- 
téristiques de  chacune  d'elles.  Mais  une  telle  tâche  n'est  ache- 
vaMe  que  si  elle  est  divisée  ;  et,  pour  nous,  nous  ne  tenterons 
d'en  accomplir  d'abord  qu'une  très  petite  part  :  nous  nous  som- 
mes proposé  de  recueillir  ici  les  premières  interprétations  fran- 
çaises, entendant  par  là  toutes  celles  qui  se  sont  produites  ou 
qui  ont  icomnienc<î  à  se  proii:»ager  en  France  avant  l'année 
i835,  date  de  la  première  traduction  française  de  la  Critique 
de  la  raison  pure,  cet  événement  nous  ayant  semblé  capable 
d'avoir  apporté  un  changement  assez  grand  à  l'objet  de  nos 
recherches  pour  que  cette  date  leur  marquât  un  terme. 

L'introduction  de  la  philosophie  de  Kant  en  France  a 
déjà  été  étudiée  à  diverses  reprises  et  avec  un  soin  minutieux  : 
plusieurs  ouvrages,  que  nous  indiquerons,  en  racontent  les 
circonstances  jusqu'aux  moindres  anecdotes  ;  ils  en  fournis- 
sent une  bibliographie  fort  abondante,  à  laquelle  on  pourra 
voir,  si  l'on  s'y  reporte,  que  nous  n'avons  eu  à  ajouter  qu'un 
petit  nombre  d'écrits  ;  et  ils  contiennent  des  biographies  dé- 
taillées, que  nous  avons  parfois  utilisées.  De  toutes  ces  cir- 
constances et  des  (biographies  nous  rappellerons  seulement  ce 
qu'on  peut  être  curieux  de  savoir  sur  certains  auteurs  bien 
oubliés  aujourd'hui  et  ce  qui  peut  aider  à  l'entière  intelligence 
de  leurs  œuvres  ;  puisque  notre  but  principal  n'est  pas  d'ex- 
poser de  nouveau  ce  qui  s'est  passé  autour  des  premiers  écrits 
français  sut  Kant,  mais  de  rassembler  ce  qui,  dans  ces  écrits, 
a  constitué  la  première  idée  que  les  Français  ont  eue  de  la 
philosophie  critique.  Ainsi  nous  aurons  enregistré  les  résul- 
tats auxquels  sont  arrivés  ceux  d'entre  eux  qui,  sur  la  fin  du 
dix-huitièm.e  siècle  et  au  commencement  du  dix-neuvième, 
se  sont  efforcés  de  connaître  cette  nouvelle  philosophie. 


6  LA  FOnMATION  DE  L  INFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

On  ne  manquera  'certainement  pas  de  trouver  que  ces 
résultats,  en  comparaison  de  ceux  qu'offrent  les  commentai- 
res dont  on  dispose  aujourd'hui,  ne  dépassent  guère  une  con- 
naissance assez  superficielle  ;  nous  donnerons  même  des  rai- 
sons de  juger  inexactes  sur  des  points  capitaux  ces  anciennes 
interprétations  ;  mais  cette  façon  de  les  considérer,  qui  n'en 
laisse  voir  que  les  défauts,  n'est  sans  doute  pas  celle  à  laquelle 
il  faut  s'arrêter.  Leur  intérêt  ne  tient  pas  seulement  à  ce  qu'el- 
les définissent  ce  qu'entendaient  les  philosophes  français,  dans 
la  première  moitié  du  dix-neuvième  sièdle  et  même  au  delà 
pour  quelques-uns,  lorsqu'ils  parlaient  du  kantisme  ;  il  tient 
encore  à  ce  qu'elles  montrent  comment  se  sont  formées  gra- 
duellement et  ilaborieusement,  chez  ces  philosophes,  'les  ma- 
nières de  concevoir  le  kantisme  qui,  peu  à  peu,  sont  devenues 
les  plus  populaires,  au  moins  en  France,  et  l'y  sont  demeu- 
rées longtenups. 

L'un  des  hommes  qui  initièrent  M"®  de  Staël  à  la  philo- 
sophie kantienne  disait,  assimilant  en  ceila  la  doctrine  de  Kant 
aux  vérités  'mathématiques,  que  la  comprendre,  c'est  aussi  la 
tenir  pour  vraie.  Ce  dont  il  faut  convenir,  c'est  que  Kant  s'est 
exprimé  d'une  telle  manière,  que  tant  qu'on  n'est  pas  arrivé 
à  se  convaincre  que  sa  pensée  est  vraie,  un  peu  de  c/ircons- 
pection  dans  la  critique  qu'on  incline  alors  à  en  faire  fait  tou- 
jours découvrir  dans  ses  paroles  des  motifs  de  douter  qu'on 
l'ait  bien  comprise.  Et  comme  lies  questions  que  Kant  a  pré- 
tendu résoudre  sont  des  plus  difficiles  de  celles  que  les  philo- 
sophes de  tous  les  temps  ont  agitées,  et  que,  par  suite,  ce  ne 
serait  nullement  le  mettre  au-dessous  des  plus  grands  que  de 
penser  que  les  solutions  proposées  par  lui  ne  sont  peut-être 
pas  sur  ces  sujets  toute  la  vérité,  il  est  également  probable  que 
si  les  premières  interprétations  françaises  ne  font  pas  jaillir 
de  ses  paroles  la  lumière  dont  on  pourrait  se  satisfaire,  elles 
partagent  ce  défaut  avec  toutes  les  interprétations  qu'on  en  a 
données  çt  qu'on  en  donnera. 


CHAPITRE  PREMIER 


L'Académie   de  Berlin 


Les  plus  anciens  des  écrits  où  les  Français  prirent  une 
première  idée  de  lia  révolution  philosophique  opérée  en  Alle- 
magne par  la  critique  kantienne,  sont  plusieurs  mémoires 
publiés  dans  les  recueils  des  travaux  de  l'Aicadémie  de  Berlin. 
Mais  parce  que  la  plupart  portent  seulement  sur  des  particu- 
larités et  que  dans  quelques-uns,  tels  que  celui  de  C.  G.  Selle 
qui  parut  en  1792,  il  était  trop  difficile,  à  qui  n'avait  jamais 
rien  lu  ni  entendu  sur  le  kantisme,  de  dégager  ce  qui  appar- 
tient à  ce  système  de  ce  qui  n'est  que  l'opinion  de  leurs  au- 
teurs sur  'les  questions  traitées,  ces  mémoires  ne  furent  com- 
pris des  lecteurs  français  qu'après  que  ceux-ci  eurent  reçu  des 
ouvrages  de  Villers,  de  Kinker,  de  Degérando,  édités  de  1801 
à  i8o4,  un  aperçu  général  de  la  nouvelle  philosophie.  S'éclai- 
rant  et  se  complétant  les  uns  par  les  autres,  ces  mémoires  et 
ces  ouvrages  formèrent  ensemble  la  somme  des  connaissances 
qu'on  allait  posséder  en  France,  relativement  au  criticisme, 
pendant  les  premières  années  du  dix-neuvième  siècle. 

Certes  la  célébrité  de  Kant  s'était  étendue  jusqu'à  Paris 
avant  1801,  comme  l'attestent  des  arlrcJcs  insérés  depuis  1795 
dans  le  Magasin  encyclopédique  et  dans  la  Décade  philoso- 
phique, où  «se  lit  î^on  nom.  Mais  de  celles  de  ses  œuvres  qui, 
en  Allemagne,  la  lui  avaient  value  —  qui  ne  sont  ni  le  Projet 
de  paix  perpétuelle,  ni  les  Observations  sur  le  sentiment  du 
beau  et  du  sublime,  ni  les  autres  opuscules  et  fragments  tra- 


8  LA  FORMATION  DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN  FBANCË 

duits  en  français  avant  1801  —  on  ne  savait  encore  en  France 
presque  rien  ;  on  pensait  surtout  qu'essayer  d'en  savoir  davan- 
tage eût  été  une  entreprise  des  plus  pénibles,  des  plus  rebu- 
tantes ;  et,  en  ce  même  temps,  les  mémoires  de  l'Académie 
de  Berlin  n'étaient  propres  qu'à  confirmer  les  Français  dans 
cette  opinion. 

Bien  qu'écrits  ou  traduits  dans  leur  langue,  comme  l'é- 
taient d'ailleurs  à  cette  époque  tous  les  travaux  de  cette  Aca- 
démie, il  ne  semble  pas  que  ces  mémoires  aient  été  faits  avec 
le  dessein  de  les  instruire  des  discussions  entre  kantiens  et 
antikantiens.  Seul  Mérian  déclarait  que  c'était  pour  eux  qu'il 
décrivait  l'esprit  de  ces  débats,  dans  son  Parallèle  historique 
de  nos  deux  philosophies  nationales  (i).  Mais  il  s'appliqua 
uniquement  à  leur  en  tracer  un  tableau  tel  qu'il  leur  ôtât  tout 
désir  d'en  poursuivre  l'étude. 

Ces  académiciens,  opposé?  à  la  philosophie  kantienne,  dé- 
fendaient contre  el'le  un  éclectisme  très  nuancé,  qui  penchait, 
chez  les  uns,  vers  l'empirisme  anglais,  chez  les  autres  vers  un 
rationalisme  dogmatique  imité  tantôt  de  celui  de  Leibniz, 
tantôt  de  celui  de  Malebranche.  Ils  aspiraient  aux  qualités  des 
écrivains  dont  leur  Académie  avait  adopté  la  dangue  ;  mais 
plus  ris  approchaient  de  la  clarté,  plus  la  faiblesse  de  leurs 
propres  idées  devenait  évidente,  et  plus  était  facile  le  triomphe 
de  leurs  adversaires,  qui  se  ménageaient  généralement,  au 
dire  de  l'Académie,  le  secours  que  l'obscurité  et  l'équivoque 
peuvent  .procurer  dans  la  dispute.  Pendant  que  ces  derniers 
rôpandaicnt  leur  mépris  pour  cet  éclectisme  ou  ((  philosophie 
populaire  »,  les  éclectiques  de  Berlin  répliquaient  que  le  kan- 
tisme jouissait  d'une  popularité  d'une  autre  sorte,  de  celle 
qui  s'acquiert  auprès  d'une  foule  encline  à  prendre  «  la  pe- 
santeur et  l'ennui  pour  de  la  solidité  ».  (2) 

Villers  dénonçait  comme  un  scandale  l'opposition  de  cette 
-^ 

(1)  Acad.  de  Berlin,  1797,  p.  54.  Nous  verrons  que  Frédéric  Ancillon 
écrivit  aussi  sur  la  philosophie  nllnninnde  pour  les  Français,  mais  dans 
des  OHvragos   indépendants   des   travaux  de  l'Académie. 

(2)  Ancillon,  mémoires  lus  à  l'Acad.  en  1796,  publiés  en  1799,   p.  122. 


l'académie  de  beplin  9 

«  académie  toute  française  »  (3).  Cependant  il  ne  parvint  pas 
à  faire  perdre  à  ses  membres  la  considération  que  leur  accor- 
daient les  Français  :  il  ne  trouvait,  en  somme,  à  reprocher  à 
ceux-là  que  de  ressembler  à  ceux-ci.  Begérando,  Maine  de  Bi- 
ran,  virent  dans  les  concours  ouverts  par  cette  compagnie  une 
occasion  de  faire  apprécier  Jeurs  talents,  ainsi  que,  avant  eux, 
Daunou  y  avait  réussi.  M.  de  Biran  étudiait  fort  attentive- 
ment les  travaux  qu'elle  don^nait  dans  ses  recueils.  Il  rédigea 
pour  lui-iiième  pîatleurs  notes  sur  les  mémoires  de  Selle,  d'An- 
cillon,  d'Engel,  et  un  article  pour  la  Biographie  Universelle, 
sur  lia  vie  et  les  œuvres  du  «  sage  »  Mérian  (4).  Il  se  plaisait 
à  constater  qu'un  éclectisme  analogue  à  celui  de  Berlin  pro- 
mettait de  se  développer  en  France  (5).  Cousin,  du  moins 
dans  sa  jeunesse,  estimait  que  l'Allemagne  devait  être  fière  de 
posséder  une  telle  académie  (6).  Dans  un  de  ses  cours,  exa- 
minant la  philosophie  de  Hume,  il  analysa  le  mémoire  de 
Mérian  sur   le  phénoménisme   (7). 

Les  adversaires  du  criticisme  que  comptait  l'Académie  de 
Berlin  eurent  donc  une  influence  beaucoup  plus  grande  que 
ne  l'avait  désiré  Villers.  Il  les  disait  tout  à  fait  incapables  de 
comprendre  Kant  et  ne  faisait  une  exception  que  pour  Engel. 
Il  auTait  peut-être  songé  à  en  faire  une  autre  pour  Selle,  s'il 
avait  connu  la  lettre  que  Kant  avait  adressée  à  ce  dernier  au 
sujet  de  son  mémoire  «  profondément  pensé  »  (tiefgedacht), 
intitulé  De  la  réalité  et  de  l'idéalité  des  objeûs  de  nos  connais- 

(.")  Philosophie  de  Kant,  par  Charles  Villers,  de  la  Société  royale  des 
sciences  de  Gottingue,   Metz,  1801;  p.  XXII  et  XVIII. 

(4)  Voy.  M.  de  Biran,  Pensées,  éd.  Xaville.  187-i,  p.  510;  une  lettre 
de  M.  de  Biran  à  P.-A.  Stapîcr,  du  16  octobre  18-20,  dans  :  Quelques  lettres 
inédites  de  il.  de  Biran  et  de  P.-A.  Stapfer,  publiées  par  Edmond  Stapfer, 
Revue  chrétienne,  1875,  p.  157-15'2  ;  et,  dans  les  Œuvres  de  M.  de  Biran, 
éd.   Cousin,  T.  II,  p.  180. 

(5)  Ed.  Xaville,  T.   III,  p.  178. 

(6)  Archives  philosophiques,  1817,  p.  49,  Plus  tard,  dans  sa  Philoso- 
phie de  Kant,  p.  Lu,  il  reprit  contre  l'Académie  les  attaques  de  Villers. 

(7)  Hist.  de  la  phil.  moderne,  fe  série,  T.  I,  (cours  de  1815  à  1820), 
p.  11.5.  On  sait  que  Mérian  fut  le  premier  qui  mit  en  français  les  œuvres 
philosophiques  de  Hume. 


ÏO  LA   rOr.MATION  nu  L  influence  kantienne  en  FRANCE 

sanceî  (8).  Kant  faisait  un  tel  cas  des  objections  de  Selle,  qu'il 
avait  projeté  d'y  répondre  ;  mais  diverses  contrariétés,  l'affai- 
blissement causé  par  l'âge,  les  tracasseries  que  lui  avaient 
attirées  ses  écrits  traitant  de  la  religion,  l'empêchèrent  d'exé' 
cuter  ce  projet.  (9) 

Selle  était  un  médecin  allemand  très  réputé  pour  ses  tra- 
vaux sur  les  fièvres  (10),  mais  c'est  en  qualité  de  philosophe 
qu'il  était  entré  à  .l'Académie.  Il  y  a  des  preuves  que  ses  mé- 
moires touchant  le  système  de  Kant  intéressèrent  au  moins 
M.  de  Biran,  Degérando,  ainsi  que  Frédéric  Bérard,  qui,  était 
comme  lui  un  médecin  philosophe  (11).  Dans  son  mémoire 
sur  la  réalité  et  l'idéailité  des  objets,  Selle  soutenait  contre 
Kant  une  théorie  empirique  de  la  connaissance.  Nous  n'avons 
pas  à  nous  occuper  de  cette  théorie  (12),  mais  seulement,  con- 
formément à  notre  but,  de  ce  que  la  théorie  kantienne  y  pa- 
raît être,  oe  qui  peut  se  résumer  de  la  manière  suivante.  (i3) 

Nous  ne  pouvons  nous  représenter  un  objet  sans  qu'il  se 
mêle  à  notre  représentation  quelque  chose  de  notre  faculté 
représentative.  La  raison  spéculative  distingue  bien  des  objets 
tels  que  nous  nous  les  représentons,  ou  êtres  aperçus,  les  ob- 
j'ets  tds  qu'ils  sont  indépendamment  de  nos  représentations, 
ou  êtres  purs,  transcendants.  Mais  ces  êtres  transcendants  sont 
des  êtres  de  raison,  des  noumènes,  qui  n'ont  qu'une  existence 

(8)  Acad.  de  Bcrliv,  178G-87,  dans  le  recueil  publié  en  1792,  p.  577-612. 

(9)  Kant's  Schriflen  (éd.  de  l'Acad.),  T.  XI,  p.  51Û,  lettre  à  Selle,  du 
24   février   1792. 

(10)  Son  Introduction  à  l'étude  de  la  nature  et  de  la  médecine,  fut 
traduite  en  français  par  Coray  (Moiilpeliier,  an  III,    1795). 

(H)  F  nérnrd.  Doctrine  des  rapports  du  physique  et  du  moral,  Paris, 
1823,  p.  452  . 

(12)  Pour  les  idées  personnelles  et  la  biographie  de  tous  ces  acadé- 
miciens, voy.  \ Histoire  philosophique  de  V Académie  de  Prusse,  par  Bar- 
tholnièss,  (Paris,  1850).  On  peut  y  lire  aussi  un  exposé  de  la  philosophie 
de  Kant  d'après  eux;  mais  il  est  très  général,  l'auteur  ayant  essayé  de 
fondre  en  une  seule  toutes  les  interprétations  qu'ils  ont  présentées,  tant 
dans  leurs  ouvrag-es  allemonds  i|ue  dans  leurs  mémoires  publiés  <"u  fran- 
çais. Voy.  aussi:  Ilarnack,  Geschichte  dcr  kœniglick  prcussischen  Akadcmie 
dcr   Wissenschaltcn  zu  Berlin,   1900. 

(lô)  Quelques  points  de  ce  mémoire  ont  été  comparés  à  d'autres  inter- 
prétations dans  le  t'.nm.menlaire  de  Vaihinger,  T.  I,  p.  65,  150,  193,  205, 
426;  T.  II,  p.  67,  102,  143,   177,  195,   198,  292,  315. 


l'académie   de   BERLIN  lï 

idéale  tant  que  leur  réalité  ne  s'est  pas  manifestée  dans  l'ex- 
périence ;  et  ii'expérieace  ne  peut  nous  apprendre  ce  qu'ils 
sont  en  eux-mêmes,  puisque  «  nous  ne  connaissons  des  cho- 
ses réelles  que  ce  qu'elles  deviennent  pour  nous  au  moyen 
de  nos  facultés  »  (i4).  Tels  qu'ils  nous  apparaissent  dans 
l'expérience  et  que  nous  les  connaissons,  ce  ne  sont  que  des 
phénomènes. 

Nos  facultés,  elles  aussi,  ne  nous  sont  connues  que  par 
leurs  effets,  dans  l'expérience  ;  nous  ne  les  connaissons  que 
comme  phénomènes,  ou,  plus  exactement,  comme  phénomè- 
nes internes.  «  L'existence  réelle  transcendante  de  nos  facul- 
tés ))  (i5)  est  donc  démontrée,  comme  celle  des  objets,  par  le 
fait  que  tout  phénomène  suppose  quelque  réalité  dont  il  est 
le  phénomène.  Il  s'ensuit  que  toute  représentation  a  un  fon- 
dement transcendant  qui  est  soit  la  nature  transcendante  de 
notre  faculté  d'avoir  des  représentations,  soit  un  objet  trans- 
cendant, indépendant  de  sa  représentation,  soit  J'action  com- 
binée de  l'un  et  de  l'autre  (i6). 

Ainsi  qu'il  vient  d'être  dit,  nous  ne  pouvons  avoir  aucune 
connaissance  purement  objective(i6*),  exclusivement  fondée  sur 
l'objet  en  soi.  Mais  nous  avons  des  connaissances  purement 
subjectives,  qui  n'ont  de  fondement  que  dans  notre  faculté 
de  connaître  ■;  ce  sont  celles  qui  —  quoiqu'elles  ne  se  déve- 
loppent, comme  toute  connaissance,  que  quand  notre  faculté 
e^l  excitée  par  les  objets  empiriques  —  ne  sont  point  pro- 
duites par  les  impressions  de  ces  objets.  Toutes  les  connais- 
sances que  nous  donnent  les  impressions  sont  contingentes  ; 
donc  les  connaissances  purement  subjectives  sont  les  connais- 
sances nécessaires  et  universelles. 

L'idéalisme   kantien   repose  entièrement   «   sur  l'e.xistence 

Ci4)  Selle,    De  la  réalité..,   p.    578. 

(15)  Ibid.,   p.  579. 

(16)  Ibid.,   p.  578  et  584. 

(16*)  Ici.  la  connaissance  purcmenf  obj^tive  serait  celle  de  l'objet 
en  soi  ;  chez  Kant,  la  connaissance  appelée  objective  n"est  que  celle  d'un 
phénomène. 


12  LA   rOI'.MATION  DE  I.  INFLUENCE   KANTIENNE  EN  FRANCE 

de  jugements  par  lesquels  nous  refrardons  la  liaison  de  deux 
représentations  comme  nécessaire,  sans  que  cette  nécessité  dé- 
rive de  l'identité  des  représentations.  Or,  comme  Ile  principe 
de  contradiction  ne  peut  pas  donner  la  raison  suffisante  d'une 
telle  liaison,  et  que  l'expérience  ne  peut  jamais  prouver  la  né- 
cessité de  ce  qu'elle  représente,  on  en  a  tiré  la  conclusion  qu'il 
y  a  des  représentations  purement  .subjectives  et  indépendantes 
de  l'expérience,  à  l'aide  desquelles  nous  pouvons  former  ces 
jugements» (17).  Par  exemple,  les  propositions  de  la  géométrie 
(telles  que  :  deux  lignes  droites  ne  peuvent  pas  constituer  une 
figure)  (17*),  ne  pouvant  s'établir  sur  les  seuls  principes  d'iden- 
tité et  de  contradiction,  se  fondent  sur  la  représentation  immé- 
diate ou  intuition  (18)  du  sujet,  qui  nous  le  montre  nécessai- 
rement lié  à  son  prédicat  (19),  c'est-à-dire  sur  l'intuition  de 
l'espace  et  de  ses  déterminations.  Comme  cette  intuition  de 
l'espace  est  celle  de  déterminations  ou  de  liaisons  nécessaires, 
elle  ne  peut  être  une  intuition  empirique,  c'est  une  intuition 
purement  subjective.  L'intuition  de  'l'espace  est  donc  une  partie 
purement  subjective  de  notre  expérience  des  objets  empi- 
riques. Elle  est  mise  dans  notre  intuition  empirique  par  notre 
faculté  d'avoir  des  intuitions  ou  sensibilité  pure.  C'est  une  mo- 
dification originaire  et  essentielle  de  notre  sensibilité  (20). 

Kant,  toujours  d'après  Selle,  a  donné  encore  une  preuve 
directe  de  cette  idéalité  de  l'intuition  de  il 'espace.  Elle  consiste 
dans  l'argument  suivant  :  ((  Si  vous  faites  abstraction,  dans  ila 
notion  empirique  d'un  corps,  de  tout  ce  que  l'expérience  y  a 
contribué,  l'espace  vous  reste,  dont  vous  ne  pouvez  pas  faire 
ibstraction,   quoique  -le  corps  existant  dans  l'espace  n'y   soil^ 


(20)  Ihid.,  p.  587. 

(17*)  Il    s'agit   évidemment   d'une   figure   fermée. 

(18)  1/  y  a  deux  sortes  de  rrprésonfafions:  celles  qui  se  rapportent 
immédiatement  a  leurs  objets,  appelées  intuitions:  celles  qui  s'y  rappor- 
tent médiatement,  au  moyen  d'une  intuition  appelées  concepts,  p.  58i  et 
595. 

(10)  Ihirl.,  p.  600  et  C08-G09. 

(17)  Ibiil,   p.    582. 


L  ACADEMIE   DE   BEllLlN  l3 

plus.  Or,  comme  vous  ne  pouvez  pas  effacer  3a  représentation 
de  l'espace,  elle  doit  être  nécessaire  et  universelle;  et  comme 
l'expérience  ne  peut  jamais  fournir  de  telles  représentations, 
il  faut  que  celle  de  Tespace  soit  donnée  par  la  faculté  de  sentir 
pure  et  subjective;  si  bien  que  J'espace,  quoique  partie  consti- 
tutive d'une  intuition  externe  empirique,  n'en  serait  que  la 
partie  purement  subjective,  n'existant  que  dans  nous-mêmes 
et  n'ayant  pas  la  moindre  réalité  objective  jjar  elle-même  » 
(21).    " 

L'idéalité  du  temps  se  démontre  de  la  même  manière  que 
l'idéalité  de  l'espace,  par  le  même  argument  direct  et  par 
l'existence  de  jugements  synthétiques  a  priori  (ou  jugements 
non  fondés  sur  le  principe  d'identité,  et  cependant  nécessaires) 
qui  reposent  sur  l'intuition  du  temps. 

Selle  estime  que  la  démonstration  kantienne  de  l'idéalité 
de  l'espace  et  du  temps  n'est  pas  probante. 

On  ne  peut,  objecte-t-il  contre  l'argument  direct,  se  re- 
présenter un  espace  sans  aucun  objet  externe,  un  espace  pur. 
L'espace  pur  n'est  pas  l'objet  d'une  intuition,  mais  d'un  con- 
cept, qui  est  le  concept  de  la  possibilité  idéale  des  corps,  a  Ce 
n'est  que  la  représentation  de  l'objet  externe  qui  rend  pos- 
sible celle  de  l'espace,  et  c'est  ainsi  que  .l'intuition  d'un  corps 
réalise  l'objectivité  de  l'espace,  et  que  l'idée  d'un  corps  pré- 
sente en  même  temps  l'idée  de  l'espace.  Il  n'y  a  aucune  repré- 
sentation d'un  objet  externe  qui  soit  nécessaire;  mais  elle  est 
toujours  la  condition  nécessaire  de  l'existence  de  la  représen- 
tation de  l'espace  »  (22).  L'espace  est  représenté  immédiate- 
ment dans  d'intuition  d'un  corps  et  sa  représentation  n'est  don- 
née que  dans  l'intuition  empirique;  elle  est  donc  d'origine 
empirique  (28). 

11  n'y  a  pas  d'intuition  nécessaire.  Kant  en  a  admis,  parce 
qu'il  en  avait  besoin  pour  fonder  les  jugements  synthétiques 


(21)  Ibid.,   p.  589. 

(22)  Ibid.,  p.  D&O. 
(25)  Ibid.,  p.  590, 


l4  LA  FORMATION  DE  l'iNFLL'ENCE   KANTIENNE  EN   FRANCE 

nécessaires  (a/i).  Or,  il  n'existe  pas  de  tels  jugements.  Tous 
les  jugements  nécessaires  tirent  leur  nécessité  du  principe 
d'identité,  ils  sont  tous  analytiques.  Voyant  que,  dans  cer- 
tains jugements  nécessaires,  tels  que  les  propositions  mathé- 
matiques ou  'le  principe  de  causalité,  l'ana'lyse  du  sujet  ne 
peut  donner  le  prédicat,  Kant  en  a  conclu  que  ces  jugements 
sont  synthéliques.  S'il  avait  fait  l'analyse  du  prédicat,  il  aurait 
vu  que  :1e  sujet  y  est  contenu,  et  que,  par  conséquent,  ces  juge- 
ments sont  analytiques  (25). 

Contrairement  à  ce  que  Selle  pense,  il  est  manifeste,  dans 
les  exemples  qu'il  donne,  que  ll'analyse  du  prédicat  ne  trans- 
forme pas  en  jugmenls  analytiques  les  jugements  dont  il 
s'agit.  Selle  dit  :  «  Tout  ce  qui  arrive,  suppose  une  cause.  La 
notion  d'un  événement  n'exige  pa5  nécessairement  celle  d'une 
cause.  Mais  une  cause  n'est  pas  autre  chose  qu'un  être  qui  en 
produit  un  autre,  et  en  vertu  duquel  l'effet  arrive,  il  est  clair 
qu'il  y  a  encore  ici  identité  des  notions  »  (26).  Assurément, 
dirons-nous,  le  concept  de  cause  est  le  concept  d'une  chose 
qui  détermine  nécessairement  quelque  autre  chose,  mais  c'est 
précisément  de  la  réalité  objective  de  ce  concept  qu'il  est 
question.  Or,  l'expérience  ne  donne  que  l'événement,  d'oil 
l'analyse  ne  peut  tirer  un  autre  événement  qui  le  détermine. 
Il  faut  donc  conclure,  contre  Selle,  que  ni  l'expérience  ni 
l'analyse  ne  peuvent  montrer  un  événement  comme  détermi- 
nant nécessairement  un  autre  événement. 

Selle  réussit  aussi  peu  à  prouver  que  le  jugement  :  deux 
lignes  droites  ne  peuvent  constituer  une  figure,  est  analytique. 

Il  explique  la  théorie  des  catégories  en  s'attachant  sim- 
plement à  la  catégorie  de  causalité  (27).  Mais  son  explication 
est  beaucoup  plus  faible  que  celle  qu'il  a  donnée  de  l'idéalité 
de  l'espace  et  du  temps.  Elle  se  réduit  à  ceci. 

(24)  Ihid.,   p.   .588. 

(25)  Ibid.,  p.  601.  Solle  croit  quo  grAce  h  celto  mélhodo,  invor.sp  de 
celle  de  Kant,  on  peut  montrer  que  tous  les  jugements  nécessaires  sont 
annlYtiqtiPs. 

(26)  Jbid.,  p.  602. 

(27)  Ibid.,   p.  595-598. 


L  ACADKMIE   DE   BERLIN  10 

La  notion  de  la  succession  de  deux  événements  n'épuise 
pas  la  notion  de  'la  cause  et  de  l'effet.  Celle-ci  contient  encore 
la  notion  d'une  liaison  nécessaire  des  deux  événements  suc- 
cessifs. Pour  Hume,  cette  nécessité  n'était  qu'une  iJlusion  de 
l'habitude.  Pour  Kant,  elle  est  une  conception  originaire  de 
l'entendement;  elle  est,  dans  la  représentation  des  choses, 
une  partie  subjective,  ajoutée  par  l'entendement  à  ce  que  nous 
donne  la  sensibilité,  (laquelle  ne  nous  donne  que  la  succession 
des  événements.  Nous  ne  .pouvons  donc  savoir  si  cette  néces- 
sité, qui  est  ainsi  réalisée  par  notre  pensée  dans  Jes  phéno- 
mènes, existe  aussi  dans  la  réalité  transcendante.  La  causalité 
n'est,  pour  notre  raison  spéculative,  qu'une  forme  subjective 
qui  n'appartient  qu'à  il'essence  de  notre  faculté  de  penser,  et 
toutes  les  catégories,  pareillement,  sont  la  partie  subjective 
de  nos  représentations  médiates,  de  même  que  l'espace  et  'le 
temps  sont  la  partie  subjective  de  nos  représentations  immé- 
diates. —  Toutefois,  pour  que  3e  système  de  nos  connaissances 
s'accorde  avec  celui  de  nos  désirs,  pour  que  notre  action  puisse 
se  conformer  à  certains  besoins  déterminés  .par  des  lois  univer- 
selles et  nécessaires,  il  faut  que  ce  que  lia  faculté  de  connaître 
ne  nous  représente  que  comme  des  formes  subjectives  ait  pour- 
tant une  réalité  transcendante  (28). 

La  manière  dont  Selle  interprétait  la  théorie  des  catégo- 
ries, et,  en  particulier,  la  théorie  de  la  causalité,  ne  peut  s'ap- 
puyer que  sur  les  Prolégomènes,  où  Kant  sembile  vouloir  dire 
que   l'action  de   l'entendement  est   uniquement  d'ajouter   la 

(28)  Selle  fait  par  là  une  allusion  rapide  à  la  causalité  de  la  liberté. 
Dans  son  Précis  d'un  mémoire  sur  les  lois  de  nos  actions  (Acad.  de  Berlin, 
1788-89,  p.  595),  on  voit  mieux  comment  il  entend  la  tiiéorie  kantienne  de 
la  liberté.  «  D'après  la  loi  de  la  causalité,  toutes  nos  actions  sont  néces- 
saires; or  il  y  a  des  lois  morales  qui  défendent  un  grand  nombre  des 
actions  dont  nous  sommes  capables,  et  qui  en  en  ordonnant  d'autres,  sup- 
posent nécessairement  une  volonté  libre.  La  volonté  comme  phénomène  est 
toujours  sous  la  loi  des  causes  et  par  conséquent  nécessaire.  Donc  il  s'en- 
suit, ou,  qu'une  moralité  de  nos  actions  est  impossible,  ou  qu'il  y  a  une 
volonté  libre  transcendante.  »  Etant  indépendante  de  la  loi  causale  à  la- 
quelle sont  soumis  tous  les  phénomènes,  cette  volonté  primitive  ne  peut 
être  qu'un  noumène,   un  être  transcendant. 


l6  LA  FORMATION  DK  l'iNFLUKNCE  KANTIENNE   EN   Fl:ANCË 

nécessité  à  une  succession  donni'c.  Cette  interprétation  paraît 
inexacte,  ou  tout  au  moins  incomplète,  quand  on  la  compare 
à  certains  passages  de  la  Critique  de  la  raison  pure.  Nous  ver- 
rons que  la  théorie  dont  il  s'agit  a  été  comprise  autrement 
(29). 

Relativement  à  l'étude  du  kantisme, l'intérêt  du  mémoire  de 
Selle  résidait  dans  l'exposé  de  VEslhélique  transcendentale {^q*) . 
Selle  montrait  que  par  cette  Esthétique,  ou  théorie  de  la  sensi- 
bilité, Kant,  admettant  tl'existence  d'intuitions  sensibles  né- 
cessaires et  universelles,  rampait  avec  l'opinion,  communé- 
ment admise  avant  lui,  que  «  toute  intuition  ne  pouvait  avoir 
qu'une  universalité  coîuparative  et  une  existence  contingente  » 
(3o).  Le  fond  de  VEsiJiétique  transe endenlale,  telle  que  Selle 
l'expliquait  et  que  nous  l'avons  résumée  d'après  lui,  consiste 
en  ceci.  Les  jugements  synthétiques  des  mathématiques  se 
fondent  sur  une  intuition.  Parce  qu'ils  sont  nécessaires,  ils 
supposent  qu'elle  est  l'intuition  d'une  nécessite.  Nous  avons 
donc  deux  sortes  d'intuitions,  puisque  nous  avons  aussi  des 
intuitions  par  ^lesquelles  nous  n'apercevons  pas  la  nécessité 
de  ce  qu'elles  nous  donnent.  L'intuition  d'un  objet  queilcon- 
que  se  compose  d'intuitions  de  la  première  sorte,  ou  intuitions 
dites  nécessaires,  et  d'intuitions  de  la  seconde  sorte,  ou  intui- 
tions dites  contingentes.  Par  exemple,  dans  l'intuition  d'un 
corps   dont  toutes   les  faces   sont  limitées   seulement  par  des 

(29)  Une  nécessité  ajoutée  à  une  succession  donnée  ne  serait  pas  né- 
cessaire à  cette  succession;  elle  serait  une  nécessité  surajoutée,  illusoire, 
plutôt  conforme  à  la  liiéorie  de  Hume  qu'à  celle  de  Kant,  puisque  Kant 
attribuait  au  moins  autant  de  réalité  à  la  nécessité  qu'à  la  succession, 
faisant  de  la  nécessité  causale  une  condition  de  la  succession  même.  Lors- 
qu'on interprète  Kant  comme  le  faisait  Selle,  on  a  donc  raison  de  dire  qu'il 
n'a  pas  dépassé  Hume. 

(29')  En  France,  l'ortliographe  de  ce  mot  n'a  jamais  été  fixée.  Nous 
écrirons  uniformément  den,  suivant  l'usage  le  plus  fréquent  à  l'époque 
que  nous  étudions.  Aujourd'hui,  dans  les  écrits  français,  dan  se  lit  plus 
souvent  (par  exemple,  chez  les  traducteurs  Barni  et  Archambault,  Tremi»- 
saygues  et  Pacaud,  et  chez  d'excellents  historiens,  tels  que  Delbos).  Littré 
donne  dan,  même  quand  il  cite  Villers  qui  écrivait  dcn  et  suivait  en  cela 
l'orthographe  de  Kant. 

(50)  De  la  réalilé...,  p,  587-588. 


L  ACADEMIE   DE    BEULIN  Ï7 

lignes  droites,  nous  avons  rintuifion  de  la  nécessité  que  cha- 
que face  ait  au  moins  trois  côtés.  D'autre  ipart,  nous  percevons 
que  €6  corps,  étant  exposé  au  soleil,  s'échauffe  :  il  n'y  a  ici 
aucune  nécessité  qui  soit  intuitive;  autrement  dit,  nous  n'avons 
pas  l'intuition  de  ila  nécessité  qu'il  s'échauffe.  L'intuition 
seule  ne  nous  donne,  entre  réchauffement  du  corps  et  le 
soleil,  qu'une  relations  contingente. 

L'intuition  de  la  nécessité  des  relations  entre  certaines  dé- 
terminations de  l'esipace  (l'intuition  que  deux  lignes  droites 
ne  peuvent  enclore  un  espace,  l'intuition  que  la  somme  de 
deux  côtés  d'un  triangle  est  .plus  grande  que  le  troisième  côté, 
etc.)  et  d'intuition  de  l'espace,  qui  est  à  sa  base  —  airksi  que 
l'intuition  du  temps  et  des  relations  qui  en  dépendent  —  sont 
les  intuitions  nécessaires  comprises  dans  notre  intuition  des 
choses,  dans  l'expérience.  Les  autres  intuitions,  irréductibles 
à  celles-là,   sont  les  intuitions  contingentes. 

Kant  ne  s'est  pas  contenté  de  montrer  l'existence  de  deux 
sortes  d'intuitions  sensibles,  les  unes  contingentes,  les  autres 
nécessaires,  ni  de  montrer  que  les  mathématiques  ont  pour 
condition  les  intuitions  sensibles  nécessaires;  il  a  prétendu 
découvrir  à  quelle  condition  sont  possibles  les  intuitions  sen- 
sibles nécessaires.  Selle,  pour  la  raison  que  nous  avons  dite, 
n'admettait  pas  l'existence  des  intuitions  nécessaires;  mais  il 
croyait  que,  s'il  en  existait,  il  faudrait  admettre  l'explication 
que  Kant  donne  de  leur  possibilité.  Cette  condition  des  intui- 
tions nécessaires,  c'est,  selon  ll'interprétation  de  Selle,  que 
nous  les  ayons  nécessairement  en  vertu  de  la  nature  de  notre 
faculté  d'avoir  des  intuitions,  et  qu'ainsi  nous  les  introduisions 
dans  toute  notre  intuition  des  choses.  Selle  n'a  pas  vu  que 
cette  explication  joue  sur  l'ambiguïté  de  l'expression  intuition 
nécessaire.  L'intuition  qui  résulterait  nécessairement  de  lia  na- 
ture de  notre  faculté  serait  nécessaire  en  ce  sens  qu'il  nous 
serait  impossible  de  ne  pas  l'avoir,  mais  elle  ne  serait  pas 
pour  cela  l'intuition  d'une  nécessité.  Or,  c'est  précisément 
sur  l'intuition  de  la  nécessité  de  ll'espace  et  de  la   nécessité 


l8  LA   FORMATIOiN   DE   L  I.NFLUE>CE   KAISTlENiNE   EN   FRANCE 

de  certaines  de  ses  déterminations,  que  la  géométrie  repose, 
c'est  de  celle  intuition  qu'on  prétendait  rendre  compte.  Ainsi 
l'hypothèse  d'une  intuition  émanant  de  la  sensibilité  pure,  qui 
devait  se  démontrer  par  le  fait  qu'elle  seule  rend  compte 
de  cette  nécessité,  resterait  sans  fondement.  Ce  qu'on  suppose 
être  l'origine  des  intuitions  contingentes,  qui  est  totailement 
inconnu,  peut  aussi  bien  être  supposé  tel  que  nous  en  rece- 
vions de  plus  et  nécessairement  Jes  intuitions  qu'on  suppose 
émaner  de  notre  sensibilité.  Mais  cette  autre  hypothèse  est 
également  inutile,  puisqu'eJle  n'expliquerait  ni  mieux  ni  plus 
mal  l'intuition  de  la  nécessité. 

Le  mémoire  de  Selle  a  pu  aider  à  laire  comprendre  à  quel- 
ques ilecteurs  français  ila  distinction  kantienne  des  intuitions 
sensibles  contingentes  et  des  intuitions  sensibles  nécessaires, 
ainsi  que  l'idée  de  traiter  ces  dernières  comme  la  base  de  la 
certitude  mathématique.  Mais  ils  y  auraient  cherché  vaine- 
ment une  preuve  solide  de  l'idéallisme  transcendental  ou  doc- 
trine d'une  idéalité  propre  aux  seuils  éléments  nécessaires  de 
l'expérience  et. conçue  comme  condition  de  leur  nécessité. 


C'est  encore  le  problème  du  rapport  de  nos  représenta- 
tions et  de  nos  concepts  avec  lia  réailité  transcendante,  qui 
préoccupait  Jean-Christophe  Schwab  quand  il  rédigea  son  mé- 
moire Sur  la  correspondance  de  nos  idées  avec  les  objets  (3i). 
Selle  prétendait  que  seule  l'expérience  pouvait  établir  ce  rap- 
port; Schwab  veut  montrer  qu'il  n'est  concevable  que  par  une 
hypothèse   rationaliste.    Ce   qu'iJ   attaque    dans    le   criticisme, 

(51)  Acad.  de  Berlin,  1788-89,  recueil  publié  en  1795.  Schwab  a  écrit, 
après  ce  niéiiioire,  plusieurs  livres  et  articles  en  allemand  contre  la  philo- 
sophie de  Kant,  dont  il  était  un  des  adversaires  les  plus  obstinés.  Il  était 
connu  en  France  couuiie  l'auteur  de  l'ouvrage  sur  l  Universalité  de  la  lan- 
gue Irançaise  qui  lut  préféré  à  celui  de  Rivarol  par  l'Académie  de  Berlin, 
qui  avait  proposé  ce  sujet  pour  un  de  ses  concours.  Mirabeau  le  cite  dans 
la  monarchie  prussienne  (1788),  T.  I,  p    47-48, 


L  AC.V»]iMlE   DE   BËBLlN  1() 

c'est  l'idéalisme,   qu'il   ne  distingue  pas  assez  des  autres  sys- 
tèmes idéalistes. 

Le  mémoire  de  Schwab  débute  par  un  bref  historique  des 
théories  dé  la  perception.  Nos  {Jerceptions,  se  demande-t-il, 
peuvent-elles  être  conformes  aux  objets  tels  qu'ils  sont  en 
eux-mêmes  ?  Cette  conformité  se  concevrait,  si  l'on  supposait, 
avec  ÉjDicure,  que  l'objet  nous  envoyât  des  parties  de  lui- 
même,  images  fidèles  de  ilui-mème,  des  simulacres  entrant  par 
nos  sens,  sans  en  être  altérés,  dans  notre  âme,  oià  ils  seraient 
précisément  notre  représentation  de  l'objet.  Mais  'l'hypothèse 
d'Épicure  a  dû  être  abandonnée.  Les  philosophes  modernes  en 
ont  adopté  une  autre,  plus  vraisemblable,  selon  laquelle,  les 
objets  frappant  no?  sens  y  impriment  certains  mouvements  qui 
se  communiquent  dans  nos  organes  et  qui  sont  toujours  accom- 
pagnés d'une  sensation  dans  notre  âme.  Ici  il  ne  faut  plus 
parler  de  conformité  ou  de  ressemblance,  mais  tout  au  plus 
d'une  correspondance  entre  nos  idées  et  les  objets;  puisque  la 
sensation  du  rouge,  par  exemple,  ne  ressemble  nullement  à  la 
perception  d'un  mouvement,  et  que  le  mouvement  lui-même 
est  sans  doute  ((  un  pJiénomène  qui,  tel  qu'il  est,  n'a  point  de 
réalité  hors  de  nous,  et  qui,  du  moins  en  partie,  est  l'ouvrage 
de  l'âme  »  (82).  Cela  étant  admis,  «  il  ne  reste  guère  à  l'objet 
d'autre  fonction  que  celle  d'exciter  et  de  faire  éclore  des  idées 
que  l'âme  renferme  déjà,  pour  ainsi  dire,  dans  son  sein.  Car 
comme  il  y  aurait  de  il 'absurdité  à  dire  que  l'action  des  objets 
passe  dans  l'âme,  l'idée  la  plus  raisonnable  qu'on  puisse  se 
faire  de  cette  action,  c'est  qu'elle  sollicite  l'âme  à  une  espèce 
de  réaction,  par  laquelle  elle  développe  ce  qu'elle  renferme, 
et  qui  est  proprement  ce  qu'on  appelle  la  sensation.  Nous  voilà 
tout  près  des  idées  innées  dans  un  sens...  oii  Locke  peut-être 
n'aurait  ipas  tant  trouvé  à  redire  »  (33).  Ces  idées,  représen- 
tations ou  sensations  sont  originairement  en  nous,  comme 
l'arbre  est  dans  le  pépin,  l'étincelle  dans  le  caillou.  Cette  théo- 

(52)  Sctiwab,   Sur  la  correspondance...,   p,   42'2. 
(33)  Ibid.,  p.  424. 


20  LA  FORMATION  DE  L  INFLUENCE   KANTIENNE  EN  FRANCE 

rie,  qui  est  «  ù  peu  près  »  celle  de  Kant,  n'anéantit  pas  l'objet; 
mais  comme  elle  n'en  conserve  l'existence  que  pour  en  faire 
une  chose  dont  nous  ne  savons  rien,  un  x  qu'il  nous  est  impos- 
sible de  déterminer,  elle  nous  porte  à  soupçonner  que  J'objet 
ne  soit  qu'un  être  de  raison,  et  son  existence  une  supposition 
gratuite. 

L'interprétation  de  Schwab  tend  à  confondre  il'idéalité  des 
éléments  qui  sont  connus  a  priori  avec  l'idéalité  de  ceux  que 
nous  connaissons  seulement  a  posteriori.  L'idéalité  transcen- 
denlale,  que  Kant  présente  comme  la  condition  de  la  possibi- 
lité de  la  connaissance  a  priori,  aurait  dû  être  distinguée  par 
Schwab  de  l'idéalité  que  son  interprétation  attribuait  même 
aux  éléments  empiriques,  comme  lia  connaissance  a  priori  se 
distingue  de  la  connaissance  a  posteriori.  Il  ne  suffisait  pas 
de  dire  que  les  catégories  et  les  intuitions  de  11 'espace  et  du 
temps  sont  originairement  inhérentes  à  l'esprit,  puisqu'il  ve- 
nait de  dire  que  toutes  nos  sensations  le  sont  aussi.  11  ne  mon- 
tre pas  assez  clairement  que,  selon  l'idéalisme  kantien,  il  y  a 
dans  l'esprit  humain  une  sensibilité  pure,  dont  certaines  intui- 
tions, celiles  de  l'espace  et  du  temps,  sont  seules  originaires, 
et  par  rapport  à  laquelle  les  autres  intuitions  sont  adventices, 
accidentelles  (3/i). 

(34)  Un  mémoire  d'Engel,  Sur  la  réalité  des  idées  générales  ou  abs- 
traites, (1801,  p.  129-1-45),  présente  une  confusion  voisine  de  celle  que  le 
mémoire  de  Schwab  favorisait.  Engel  disait  que  si  l'on  appelle  lorme  toute 
condition  subjective  de  nos  perceptions,  il  existe  au  moins  autant  de  for- 
mes que  nous  avons  de  sens  différents.  Il  confondait  ainsi  la  subjectivité  des 
qualités  sensibles  avec  l'idéalité  de  l'espace  et  du  temps.  Kant  avait  prévu 
cette  erreur  d'interprétation.  Dans  son  idéalisme,  l'espace  et  le  temps  sont 
des  formes  constitutives  d'une  certaine  réalité,  de  la  réalité  empirique, 
objet  des  sciences  physiques,  et  pour  laquelle  les  sensations  de  couleurs, 
d'odeurs,  de  sons,  etc.,  n'ont  pas  de  valeur  objective.  Kant  oppose  encore 
l'idéalité  des  intuitions  de  l'espace  et  du  temps  à  la  subjectivité  de  ces 
sensations,  en  rappelant  que  celles-ci,  au  contraire  de  celles-là,  ne  fon- 
dent aucun  jugement  synthétique  a  priori.  Comme  il  le  dit  expressément, 
la  comparaison  de  celte  subjectivité  avec  l'idéalité  transcendcntale  est  une 
explication  trop  insuffisante  de  cette  dernière  {Crit.  de  la  raison  pure,  édi- 
tion Kchrbach,  p. 50-57;  trad.Tremesaygues  et  Pacaud,'190f),p.71).  Nous  verrons 
que  pour  amender  cette  explication,  Stapfer  recommandera  de  supposer 
constamment  que  la  qualité  subjective  à  laquelle  on  compare  la  forme  de 
l'intuition  soit  l'objet  d'une  iscience  o  priori, 


l'académie  de  EKRLÎN  31 

Sc^wat)  résume  de  ia  même  manière  que  Selle  la  théorie 
des  catégories.  Il  examine  comment  Kant  en  fait  1  enumération 
au  moyen  de  la  table  des  formes  du  jugement,  et  estime  cette 
déduction  un  peu  forcée.  Comme  Selle,  il  expdique  encore 
^ue  par  les  catégories  nous  sortons  en  quelque  sorte  de  nous- 
mêmes,  à  la  condition  qu'il  s'y  joigne  quelque  intuition;  mais 
que,  parce  que  toutes  nos  intuitions  sont  sensibles,  tous  les 
objets  ainsi  atteints  ne  sont  encore  que  des  phénomènes  et 
non  l'être  en  soi,  pour  la  connaissance  duquel  il  nous  faudrait 
une  intuition  intellectuelle. 

H  accorde  qu'il  y  a  du  vrai  dans  la  théorie  kantienne  de  la 
connaissance  et  qu'  «  il  y  a  sûrement  en  nous  quelque  chose 
a  priori,  qui  est  la  condition  sans  laquelle  la  sensation  ne  serait 
pas  même  possible  »  (35);  mais  il  lui  paraît  téméraire  de  le 
déterminer,  d'affirmer  que  c'est  précisément  telles  catégories 
ou  telles  intuitions.  Il  ipense  que  l'idéalisme  kantien  conduit 
inévitabllement  à  l'idéalisme  absolu,  à  la  négation  de  l'être 
en  soi.  Il  croit  avoir  trouvé  le  moyen,  pour  lui-même,  d'échap- 
per à  cette  conséquence,  dans  l'hypothèse  de  la  vision  en 
Dieu,  qui  permet  de  concevoir  non  seulement  une  correspon- 
dance, mais  même  une  ressemblance  de  nos  idées  avec  les 
objets.  Puisqu'il  est  concevable  que  les  idées  d'un  esprit  res- 
semblent à  celles  d'un  autre  esprit,  on  conçoit  que  certaines 
de  nos  idées  puissent  ressembler  à  celles  de  Dieu,  et  aussi  aux 


L'espace  et  le  temps  sont  des  conditions  de  la  réalité  empirique,  ils  ne 
sont  pas  toute  la  réalité  empirique;  les  lois  physiques  particulières  ont 
tout  autant  de  réalité  objective.  Elles  ne  sont  pas  subjectives  comme  les 
qualités  sensibles;  elles  n'ont  pas,  à  proprement  parler,  une  idéalité  trans- 
cendentale,  n'étant  pas  connues  a  priori;  donc  Schwab  aurait  dû  distin- 
guer encore  une  troisième  sorte  d'idéalité,  pour  pouvoir  rapprocher  1  idéa- 
lisme qu'il  expose  de  celui  de  Kant. 

Engel  fait  de  l'espace  une  forme  propre  au  toucher  et  à  la  vue.  M.  de 
Biran,  qui  a  beaucoup  rélléchi  sur  les  mémoires  d'Engel,  considérera  celte 
opinion  comme  semblable  à  celle  de  Kant.  Engel  remarquait  en  outre  que 
les  sons,  les  odeurs,  etc.,  doivent  être  rapportés  à  quelques  iiarties  de 
l'espace,  s'ils  doivent  nous  représentrr  quelque  chose  hors  de  nous;  c'est, 
disait-il,  ce  qu'il  faut  entendre  quand  on  dit  que  l'espace  est  la  forme  du 
sens   externe. 

(35)  Sur  la   correspondance...,    p.  426. 


3  LA  FOnMATION   DE  L  I\FLL'E.NCE    KANTIE>NE   EN   FRANCE 

abjets,  Dieu  créant  les  choses  d'après  ses  iflées.  Il  n'est  donc 
pas  absurde  d'admettre  que  développer  nos  connaissances  né- 
cessaires, ce  soit  nous  assimiler  peu  à  peu  à  la  divinité,  et, 
par  conséquent,  pénétrer  progressivement  l'essence  absolue 
des  choses.  Schwab  préfère  s'en  tenir  à  cette  «  pensée  su- 
blime »,  plutôt  que  de  suivre  «  ceux  dont  toute  la  philosophie 
se  réduit  à  démontrer  que  nous  nous  ne  savons  rien  »  (36). 

Dans  un  autre  mémoire  Sur  la  proportion  entre  la  mora- 
lité et  le  bonheur,  relativement  à  un  nouvel  argument  pour 
l'existence  de  Dieu  (3"),  Schwab  attaque  la  doctrine  kantienne 
du  souverain  bien.  L'argument  nouveau,  celui  de  Kant,  con- 
siste en  une  nouvelle  <(  subordination  d'idées  »,  inverse  de 
l'ancienne.  Autrefois  on  liait  ainsi  les  idées  de  moralité,  de 
bonheur  et  de  Dieu  :  Si  Dieu  existe,  l'homme  de  bien  sera 
tôt  ou  tard  heureux;  or,  Dieu  existe;  donc  l'homme  de  bien... 
La  nouvelle  philosophie  raisonne  de  cette  manière  :  Si  la  rai- 
son pratique  postule  une  exacte  proportion  entre  la  moralité 
et  le  bonheur,  Dieu  existe;  or  'la  raison  pratique  postule  cette 
exacte  proportion;  donc...  Que  la  raison  pratique  soit  en  droit 
de  postuler  une  exacte  proportion  entre  la  moralité  et  le 
bonheur,  c'est  ce  que  Schwab  conteste  en  un  dialogue  bur- 
lesque qu'il  établit  entre  «  la  raison  théorique  »  et  «  la  raison 
pratique  ».  Il  fait  d'abord  parler  celle-ci  sur  ce  ton  :  «  Y  a-l-il 
quelque  chose  de  plus  €ho{juant,  ma  sœur,  que  de  voir  ce 
fripon,  ce  fat,  ce  ipied-plal,  nager  dans  l'opulence,  pendant 
que  cet  homme  de  bien  n'a  pas  de  quoi  vivre  ?  »  Schwab 
prend  le  parti  de  la  raison  théorique,  et  tout  ce  qu'il  lui  fait 
répliquer  revient  à  dire  qu'il  serait  arbitraire  de  postuler  un 
monde  où  le  bonheur  serait  dispensé  à  chaque  homme  en  rai- 
son de  sa  vertu,  puisque  la  vertu  et  le  bonheur  n'ont  rien  de 
commun. 


(37)  Acad.  âe   Beii.,    1798,   mémoire   publié  en   1801. 
(50)  Ibid.,   p.  435. 


L  ACADÎ'MJE  pr  nUBLIN  33 


« 
«  » 


De  tous  les  i^hilosophes  de  l'Académie  de  Berlin,  c'est 
Frédéric  Ancillon  que  l'on  voit  le  plus  souvent  cité  par  les 
philosophes  français  de  son  temps.  Il  s'était  proposé  de  leur 
faire  connaître  la  littérature  et  la  philosophie  allemandes. 
((  Placé  entre  la  France  et  l'Allemagne,  disait-il,  appartenant 
à  la  première  par  la  langue  dans  laquelle  je  hasarde  d'écrire, 
à  la  seconde  par  ma  naissance,  mes  études,  mes  principes,  mes 
affections,  et,  j'ose  le  dire,  par  la  couleur  de  ma  pensée,  je 
désirerais  pouvoir  servir  de  médiateur  littéraire  et  d'interprète 
philosophique  entre  les  deux  nations  »  (38).  A  propos  de  ce 
même  livre  où  Ancillon  exprimait  cette  intention,  M.  de  Biran 
déclarait  :  ((  Je  dois  beaucoup  à  la  lecture  de  cet  ouvrage 
excellent,  qui  devrait  faire  un  nom  illustre  à  son  auteur,  si  la 
gloire  s'attachait  à  ce  genre  de  productions  »  (Sg).  Pour  M""® 
de  Staël,  Ancillon  «  réunit  la  lucidité  de  l'esprit  français  à 
la  profondeur  du  génie  allemand  ))  (lio).  Cousin,  au  cours  d'un 
des  voyages  qu'il  fit  en  vue  de  mieux  connaître  les  philosophes 
allemands,  alla  lui  faire  visite.  Mais  il  en  apprit  par  sa  con- 
versation beaucoup  moins  qu'il  n'avait  espéré.  Déçu,  il  le  jugea 
«  métaphysicien  médiocre  »  (^i).  Le  père  de  Frédéric  Ancillon 
composa  des  mémoires  qui  furent  très  appréciés  en  France, 
quoiqu'ils  y  aient  rencontré  un  moins  grand  nombre  de  lec- 
teurs que  les  livres  de  son  fils  (/la).  L'interprétation  qu'il  sui- 

(38)  Mélanges  de  liltératitre  et  de  philosophie,   -1800.   T.   I,   P.   XIX. 

(39)  M.  de  Biran,  Œuvres,  éd.  Naville,  T.  I.,  p.  128. 

(40)  Mme  de   Staël.    Œuvres   complètes,   1820,    T.   XI,    p.   415. 

(41)  Victor  Cousin.   Fragments  et  Souvenirs,   5®  éd.,   18-57,    p.  16.5. 

(42)  Les  Ancillon  étaient  des  descendants  de  David  Ancillon,  théologien 
protestant  français  qui  s'était  réfugié  en  Allemagne.  Yoy.  la  Notice  lue  par 
Mignft,  le  5  juin  18i7.  à  l'Académie  dos  sciences  morales  et  politiques, 
sur  Fr.  Ancillon,  associé  étranger  de  cette  Académie.  —  Louis  Ancillon, 
le  père  de  Frédéric,  dédia  à  Selle  et  publia  à  Berlin,  en  1792,  après  l'avoir 
lue  à  l'Académie  de  Berlin,  une  dissertation  :  Judicium  de  (udiciis  circn  argu- 
mentum  cartesianum  pro  existentia  Dei  ad  nostra  usque  tempera  latis,  où, 
après  avoir  résumé  l'histoire  de  l'argument  ontologique  depuis  Descartes, 
il  concluait,  avec  Selle  et  Kant,  que  l'existence  d'aucune  chose  ne  peut 
s'établir  par  la  seule  analyse  de  son  concept. 


2^  LA  FORMATIO?,'   DE   l'i.NFLTJENCE   KANTIENNE  EN  FRANCE 

vait  est  devenue  1res  banale;  elle  n'est  rien  de  plus  que  ceci  : 
Kant  a  voulu  nous  fermer  tout  accès  à  la  réalité  cachée 
sous  nos  perceptions  et  indépendante  d'elles,  en  tentant  de 
réduire  les  notions  et  les  principes  qui  paraissaient  nous  faire 
sortir  de  nous-mêmes  et  de  nos  perceptions,  tels  que  les  no- 
tions et  les  principes  de  cause,  de  substance,  etc.,  à  de  .simples 
manières  propres  à  nous  de  voir  les  choses,  sans  conséquence 
pour  la  réalité  absolue  des  choses  (/|3).  Ces  notions  et  ces  prin- 
cipes, qui  sont  nécessaires,  c'e&t-ià-dire  tels  que  nous  n'en  pou- 
vons concevoir  le  contraire,  ne  dérivent  pas  de  l'expérience; 
ce  sont  des  formes  ou  dc^  dispositions  innées  de  notre  âme, 
qui  ne  doivent  à  l'expérience  que  l'occasion  de  se  manifester 
et  la  matière  sur  laquelle  elles  opèrent  pour  l'ordonner  et  la 
convertir  en  une  connaissance  des  choses  sensibles  (^/i)  Pour 
Ancillon  père,  le  grand  service  rendu  par  Kant  à  la  philoîO- 
phie  est  d'avoir  rappelé  que  l'exipérience  ne  nous  donne  au- 
cime  connaissance  nécessaire,  que,  par  exemple,  elle  nous  mo 
tre  qu'une  chose  succède  à  une  autre  et  non  la  causalité  en 
vertu  de  laquelle  il  est  nécessaire  qu'elle  lui  succède.  En  cclr 
Kant  a  suivi  les  trace?  de  Leibniz.  Il  ne  s'en  est  écarté  qt, 
pour  errer,  lorsque,  ayant  ainsi  considéré  que  ces  notions  ou 
catégories  ne  représentent  rien  de  ce  que  l'expérience  nous 
montre  des  choses,  il  en  a  conclu  qu'elles  ne  représentent  rien 
de  :1a  réalité  absolue  des  choses;  conclusion  qu'il  contredit 
aussitôt  par  l'affirmation  de  celle  réallité.  D'oîi  saurait-on  et 
pourquoi  affirmerait-on  que  des  choses  en  soi  existent,  si  ce 
n'était  par  une  catégorie  et  parce  que  notre  esprit  est  disposé 
et  préformé  (/{5)  de  manière  que  nous  ne  pouvons  penser  aux 

(40")  Mémoire  sur  les  fondements  de  la  mcla-phfisique,  Acad.  de  Berl., 
1790,  publié  on   1803,   p.  It6. 

(H)  Essai  ontologique  stir  Vâme,  1706,   publié  on  1709,   p.  181   et  suiv. 

(■45)  Faire  de  la  catégorie  kantienne  une  disposition  innée,  une  pré- 
formation, n'est-ce  pas  onlror  en  coniradiction  avec  le  §  27  de  In  Cri- 
tique ?  On  sait  que  ce  pnss.Tgo  qui  termine  la  Déduction  transcendontale 
(2^  édition)  a  embarrassé  plus  d'un  commonlatour.  Certains,  comme  Barni, 
ont  ponsé  que  là  KanI  condamne  son  propre  syslèmo  par  ce  qu'il  dit  contre 
le  système  do  !;i  préforin.-ilion.  (Tiarn!,  A}iahise  de  la  eritiiiue  de  la  raison 
pure,    P.    XXX,    iiilrod.    à    sa    Iradurîion,    1869). 


l'académie   de   BERLIN  ^  2$ 

choses  sensibles  sans  penser  qu'elles  sont  les  phénomènes  des 
choses  en  soi  ?  Mais  s'il  en  est  ainsi,  il  faut  ou  renoncer  à  la 
première  conclusion  ou  conclure  ici,  ipareillement,  que  la 
notion  de  chose  en  soi  n'est  rien  de  plus  qu'une  production  de- 
notre  esprit  (40). 

Avec  cette  objection,  qu'on  lit  si  fréquemment  chez  ceux 
qui  ont  traité  du  kantisme,  Ancillon  fait  la  remarque  qu'il  est 
extrêmement  difficile  de  s'assurer  ^e  quelle  façon  Kant  entend 
l'union  d'une  matière  qui  ne  dérive  aucunement  de  l'esprit 
et  d'une  forme  qui  en  dérive  exclusivement.  Il  demande  pour- 
quoi le  donné,  qui  est  contingent,  contracterait  par  «  l'attou- 
chement de  la  catégorie  »  une  qualité  qu'il  n'a  pas,  la  néces- 
sité, plutôt  que  la  catégorie  s'altérât  à  ce  contact  (47).  Frédéric 
Ancillon  a  rappelé  aussi  cette  difficulté.  Pour  lui,  Kant  a 
voulu  dire  que  la  connaissance  consiste  en  l'union  d'une  forme 
et  d'une  matière  comme  en  l'union  d'un  sujet  et  d'un  objet. 
Il  n'y  a  pas  plus  dans  notre  conscience  une  forme  sans  matière 
ou  une  matière  sans  forme,  qu'un  sujet  sans  objet  ou  un  objet 
sans  sujet;  nous  ne  connaissons  l'un  que  ipar  rapport  à  l'autre; 
l'un  n'a  de  réalité  que  dans  son  ((  mariage  mystique  »  avec 
l'autre,  réalité  qui  est  uniquement  celle  d'un  phénomène  dont 
le  noumène  nous  est  inconnu  (48).  Frédéric  Ancillon,  ainsi  que 
son  père,  a  été  trop  bref  sur  cette  importante  question  de  la 
matière  et  de  la  forme,  que  nous  retrouverons  plus  loin  avec 
plus  de   précision. 


L'Académie  de  Berlin  avait  choisi,  en  1799,  pour  sujet  de 
concours,  la  question  de  l'origine  des  connaissances  humaines. 
Elle  conseillait  aux  concurrents,  dans  un  programme  qui  scan- 

(40)  Mémoire   sur   1rs  londemeuts...,   p.    122,    128. 

(47)  Ibid.,   p.    117-HO. 

(48)  Frédéric  Ancillon,  Uclançjcs  de  liltcrature  et  de  philosophie,  1809, 
T.  II,  chapitre  intitulé  Essai  sur  l'existence  et  sur  les  derniers  systèmes  de 
métaphysique  qui  o)it  paru  en  AUe:na(jne,  p.  13o-lo6,  141,  151-152,  160-161. 


a6  LA   FORMATION  DE  l'iNFLUE>;CE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

dailisa  Villers,  d'adopier  et  de  prouver  une  solution  contraire 
à  celle  du  kantisme.  On  y  lisait  notamment  :  «  L'Académie 
n'entre  point  dans  les  idées  de  ceux  qui  regardent  comme 
démontré  avec  l'évidence  mathématique,  qu'une  partie  de  nos 
connaissances  prend  son  origine  uniquement  dans  la  nature 
même  de  notre  emtendement;  elle  est  persuadée,  au  contraire, 
qu'on  a  fait  contre  cette  opinion  des  objections  essentielles, 
jusqu'à  présent  demeurées  sans  réponses  satisfaisantes,  tout 
comme  elle  est  persuadée  qu'il  y  a  des  preuves  très  fortes  en 
faveur  de  l'opinion  qui  déduit  toutes  nos  connaissances  de 
l'expérience,  quoique,  peut-être,  ces  preuves  n'aient  pas  encore 
été  mises  dans  leur  vrai  jour...  »  (49).  Le  prix  fut  partagé 
entre  Degérando,  qui  soutenait  cet  empirisme,  et  un  Allemand 
qui  présentait  une  solution  rationaliste.  L'Académie  voulut 
marquer  par  là  qu'elle  estimait  que  la  question  n'avait  reçu 
aucune  réponse  qui  pût  exclure  toutes  les  autres.  C'est  ce  que 
déclara  Castillon,  dans  son  Mémoire  sur  la  question  de  l'ori- 
gine des  connaissances  humaines  (5o),  oij  il  définissait  de  la 
manière  suivante  les  trois  solutions  principales,  l'empirisme, 
le  leibnizianisme  et  le  kantisme,  qui  se  disputaient  alors  l'assen- 
timent des  philosophes. 

Selon  l'empirisme,  l'expérience  suffit  à  produire  toutes 
nos  connaissances,  elle  en  est  l'unique  source.  Les  leibniziens 
et  les  kantiens  sont  d'accord  entre  eux  contre  l'empirisme,  en 
ce  qu'ils  croient  reconnaître  dans  notre  connaissance  quelque 
chose  que  l'esprit  humain  tire  de  son  propre  fonds;  mais  ih 
sont  divisés  sur  la  manière  de  concevoir  ce  quelque  chose. 
C'est,  pour  les  leibniziens,  une  connaissance  obscure,  une  idée 
qui  sommeille  dans  l'entendement  ou  un  germe  d'idée,  que 
l'expérience  éveille  ou  développe.  Pour  les  kantiens,  c'est 
«  une  espèce  de  forme  ou  de  moule  dans  lequel  l'entendement 
jette  pour  ainsi  dire  l'étoffe  que  l'expérience  lui  fournit  »  (5ï). 
Plus  loin,  Castillon  essaie  de  préciser  celte  théorie  des  formes 

(-ÏO)  Arnd.   de  licrl.,    1700-1 SOO,   p.    U. 
(.^0)  Mémoire    de   1801,    publié    on    1804. 

(r)i)  md.,  p.  20. 


l'académie  TtE  nKP.LIJî  27 

qui  distingue,  à  ses  yeux,  le  kantisme  du  leibnizianisme.  Nos 
perceptions  se  succèdent  parce  que  le  tom^ps  est  une  forme  de 
notre  sensibilité,  dans  laquelle  doit  nous  apparaître  tout  ce 
que  nous  sentons,  c'est-à-dite  une  forme  que  nos  perceptions 
ont  reçue  de  notre  sensibilité,  et  non  pas  une  idée  obscure  ou 
virtuelle  qu'elles  éveillent  ou  actualisent.  Nos  facultés  revê- 
tent ainsi  toutes  nos  perceptions  de  certaines  formes,  espace, 
temps,  causalité,  etc.,  qui  établissent  'entre  leurs  objets  cer- 
taines relations  nécessaires  et  universelles,  les  relations  mathé- 
rnatiques,  la  relation  de  tout  phénomène  à  un  autre  qu'il  suit 
nécessairement,  etc.  (Sa).  Comment  donc  Kant  pense-t-il  que 
nous  acquérons  les  notions  du  temps,  de  l'espace  et  d«  ces 
relations  ?  Selon  la  réponse  la  plus  claire  que  donne  Castil- 
lon,  Kant  aurait  pensé  que  «  l'homme,  ayant  l'idée  de  cer- 
taines liaisons  absolument  nécessaires,  tire  ses  idées,  non  de 
son  entendement  même  où  dles  gisent  obscurément  dessinées, 
mais  des  formes  dont  la  faculté  sensitive  et  l'entendement  re- 
vêtent tout  ce  qui  agit  sur  ces  facultés...  »  (53). 

Castililon  ne  regarde  aucune  de  ces  trois  solutions  comme 
définitive.  Il  voit  les  empiristes  oljligés  de  supposer  qu'il 
n'existe  pas  de  connaissance  absolument  nécessaire  et  uni- 
verselle, parce  qu'ils  ne  sauraient  en  rendre  compte.  H  lui 
paraît  que  les  leibniziens  et  les  kantiens  nous  attribuent  sans 
preuve  suffisante  de  tell&s  connaissances,  et  que  c'est  avec 
autant  de  raison  qu'ils  se  reprochent  les  uns  aux  autres  de 
n'avancer  que  des  hypothèses,  quand  ils  prétendent  expliquer 
ces  connaissances  les  uns  par  des  idées  virtuelles  et  les  autres 
par  des  formes  de  la  sensibilité  et  de  l'entendement  purs.  — 
Mais  si  Castillon  s'était  représenté  plus  clairement  la  différence 
qu'il  indique  entre  la  théorie  leibnizienne  et  la  théorie  kan- 
tienne, il  ne  lui  aurait  pas  échappé  que  ceille-ci,  telle  qu'il  la 
caractérise  et  l'oppose  à  celle-là,  ne  pourrait  résoudre  autre- 
ment que  la   théorie  «mpiriste   le  problème  de  l'origine   des 

m)  ihid.,  p.  28.  * 

(53)  Ibid.,   p.   29. 


a8  LA   FOnMATiON   DE  l'i.NFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

connaissances  humaines.  En  effet,  si  ce  qui  est  de  notre  pro- 
pre fonds  était  non  pas  une  connaissance  virtuelle,  mais  seu- 
lement ce  que  nous  imposons  à  J'ex/périence,  et  qui  en  cons- 
titue la  forme,  nous  n'aurions  paj  d'autre  moyen  de  le  con- 
naître que  de  le  reneontrer  dans  l'expérience,  puisque  c'est  à 
notre  insu  que  nous  l'y  mettons.  Ainsi  la  forme  de  l'expé- 
rience ne  serait  l'objet  que  d'une  connaissance  empirique  et 
non  d'une  connaissance  nécessaire;  ce  qui  contredirait  le  prin- 
cipe même  du  kantisme,  selon  lequel  c'est  la  condition  de 
toute  connaissance  nécessaire,  non-empirique,  que  ce  qui  est 
ainsi  connu  soit  imposé  par  nous  aux  choses. 

La  séparation  que  .Castillon  a  rapidement  tracée  entre 
l'apriorisme  kantien  et  la  ilhéorie  leibnizienne  de  l'innéité,  rend 
son  interprétation  très  remarquable  parmi  les  exposés  des  au- 
tres académiciens,  et  mêm'e  auprès  de  ceux  que  nous  exami- 
nerons. Plusieurs  d'entre  ceux-ci  affirment  que  la  connaissance 
a  priori  n'est  pas  chez  Kant  une  sorte  de  connaissance  innée. 
Aucun  ne  dit  plus  explicitement  que  ne  l'a  fait  Castillon  par 
quoi  ces  connaissances  diffèrent  l'une  de  l'autre. 

»■ 
«  * 

La  plupart  de?  philosophes  de  l'Académie  de  Berlin  piirent 
reconnaître  leurs  propres  sentiments  à  l'égard  du  kantisme 
dans  le  Parallèle  historique  de  nos  deux  philosophies  natio- 
nales, de  Mérian  (5.4).  Frédéric  Ancillon  ne  fut  certainement 
pas  le  seul  à  'trouver  a  aussi  amusant  qu'instructif  »  ce  ta- 
bleau des  excès  et  surtout  des  ridicules  de  l'école  de  Wolf  sur- 
passés par  ceux  des  zélateurs  de  la  nouveille  doctrine.  Tout  en 
s'ahsfcnant  des  bouffonneries  de  Nicolaï  (55),  Mérian  se  diver- 
tissait de  ces  disciples  passionnés,  les  plaisantait  sur  les  louan- 
ges  qu'ils   prodiguaient   à    leur    maîlre,    lumière    du    monde, 


(.Vi)  Acad.  de   BnL,   mémoires  do  1707,    publiés  en  1800. 

(55)  Une  Ir.idiiclion  française  do  qnohjiios  parties  du  Scmprnnius  Cvn- 
dibcrt  de  Nicolaï,  fui  donnée  dans  la  Bihlmlhcqiie  ger,na}iiqitc,  T.  I,  1800, 
p.  117-155  el  p.  304-J-27. 


L  ACADEMIE   DE    BERLIN  2Ç) 

soleil  de  la  philosophie,  venu  parmi  les  hommes  pour  achever 
le  >grand  ouvrage  commencé  par  Jésus-Christ,  etc.;  sur  le  droit 
qu'ils  s'arrogeaient  de  tout  trancher,  de  tout  décider;  sur  leur 
recherche  de  termes  harbares  et  de  «  subtilités  ténébreuses  » 
(56).  Mérian  avait  vu  la  doctrine  de  Wolf  triompher,  puis  se 
décréditer  de  plus  en  plus;  il  comptait  que  l'engouement  pour 
le  kantisme  passerait  aussi  rapidement.  A  son  avis,  il  valait 
mieux  attendre  que  les  sophismes  des  nouveaux  philosophes 
se  confondissent  dans  l'oubli  avec  ceux  de  Wolf,  que  de  se 
donner  ila  peine  de  les  réfuter.  On  ne  gagne  rien  à  discuter 
avec  de  telles  gens,  affîrmait-il  ;  dès  qu'on  les  presse  un  peu, 
ils  répondent  qu'on  ne  les  comprend  pas  ;  c'est  tout  ce  qu'il 
e6t  possible  de  tirer  d'eux,  c'est  là  leur  dernier  nrwoyen,  et 
afin  d'être  bien  certains  qu'il  ne  leur  manquera  jamais,  ils 
fabriquent  sur  leur  système  des  commentaire?  inintelligibles. 
Cette  phiilosophie  lui  paraissait  bien  faite  pour  ne  sortir  ja- 
mais d'Allemagne.  Il  annonçait  que  ses  missionnaires  venaient 
d'échouer  à  Londres  et  ajoutait  qu'ils  auraient  réussi  aussi  mal 
à  Paris.  On  a  pu  donner,  disait-il  encore,  une  traduction 
française  assez  claire  de  la  Paix  perpétuelle  ;  il  n'est  guère  pro- 
bable que  la  Critique  de  la  raison  pure  se  prête  un  jour  à  une 
pareille  opération  et  qu'il  soit  possible  de  satisfaire  de  sitôt 
«  la  curiosité  de  l'abbé  Sieyès  »  ;  assurément  il  est  plus  facile 
de  déblatérer  contre  «  la  volatilité  française  »  (07) . 

(56)  Parallèle...,  p.  73. 

(57)  Mérian  nomme  .\drien  de  Lezay  comme  l'auteur  de  cette  traduc- 
tion anonyme  de  la  Paix  perpctuclle.  Adrien  de  Lezay-Marnésia  avait  étu- 
dié la  diplomatie  à  Brunswick  et  avait  passé  quelque  temps  à  Gœttingue, 
avant  1793.  Son  frère  Albert  rapporte  qu'il  eut  sa  part  de  la  haine  que 
Bonaparte  vouait  aux  amis  de  ?.!™e  jg  Staël.  Mais  il  rentra  en  grâce  auprès 
de  lui,  après  un  mariage  qui  alliait  les  Lezay  aux  Beauharnais;  il  fut 
chargé  de  mission  à  Salzbourg,  et  mourut  préfet  du  Bas-Rhin,  en  1814.  Ses 
écrits  se  rapportent  à  la  politiqu'î  ;  il  fit  aussi  une  traduction  du  Don  Carlos 
de  Schiller.  Voy.  :  Louis  Spach.  Adrien  comte  de  Lczaii-'.!arnésia,  Stras- 
bourg, 1854;  Albert  de  Lezay-Marnésia,  ilcs  soucenirs,   Blois.   1854,   p.  85. 

Sieyès,  au  début  de  1796,  avait  fait  demander  à  Kant  d'entrer  en  rela- 
tion épistolaire  avec  lui,  par  Charles  Théremin,  publiciste,  ancien  chef  de 
bureau  au  Comité  de  salut  public,  qui  avait  un  frère  en  Allemagne.  Dans 
la  lettre  que  ce  dernier  transmit  à  Kant,  Ch,  Théremin  exposait  l'inférât 
qu'avait  la   nation   française   a   connaître   la    philosophie   kantienne,    qu  il 


3o        LA  i-onMATio.\  ut:  l'influence  kantii-.\ne  en  fkance 

Le  Parallèle  de  Mérian  rollOtail  moins  de  gaieté  que  de 
dépit.  Les  philosophes  de  J'Académie  de  Berlin  étaient  de 
ceux  à  qui  les  succès  de  l'école  kantienne  portaient  le  plus 
ombrage  .  En  général,  ils  laissaient  trop  percer  dans  Jeurs 
Mémoires  cette  inquiétude  pour  que  les  préventions  qu'ils  pou- 
vaient faire  naître  ou  entretenir  chez  les  lecteurs  français 
contre  la  nouvelle  philosophie  allemande  n'en  fussent  pas 
affaiblies  légèrement  .  Un  article  anonyme,  qui  parut  dans  le 
Magasin  encyclopédique  (58),  montre  qu'en  France  on  n'ac- 
cueillait pas  toujours  de  scnibiables  critiques  sans  une  cer- 
taine défiance.  L'auteur  de  cet  article,  sur  VÉtat  présent  de  la 

I  philosophie  en  Allemagne,  explique  qu'il  y  a  dans  ce  pays 
deux  partis  philosophiques  opposés  ;  l'un  est  celui  des  kan- 
tiens, l'autre  comprend  des  leibniziens,  des  woliiens,  des  éclec- 
tiques. Les  premiers  sont  parvenus  à  supplanter  les  seconds  ; 
on  n'écoute  plus  qu'eux  dans  les  universités,  leurs  livres  sont 
à  peu  près  les  seuls  qu'on  lise.  Pour  mieux  perdre  les  hommes 
qui  leur  résistent,  il  se  peut  qu'ils  aient  usé  parfois  d'expé- 
dients fort  blâmables  ;  mais  il  n'est  guère  croyable  que  leur 

1  succès  parmi  une  nation  instruite  ne  tienne  pas  surtout  aux 
mérites  du  système  qu'ils  préconisent.  Le  plus  grand  mérite  de 
leur  système  ou  «  criticisme  »  est  «  d'avoir  proposé  le  pre- 
mier des  questions  très  importantes  sur  la  nature  de  la  scien- 
ce, sur  les  fondements  de  la  philosophie  et  l'origine  de  nos  con- 
naissances, que  leurs  prédécesseurs  n'avaient  pas  aperçues  ou 
avaient  négi'gées..,  »  (59).  ?>Iais  il  y  a  encore  beaucoup  d'obs- 

eslimait  pouvoir  devenir  le  complément  de  la  Révoiulion,  et  l'intérêt  qu'il 
y  avait  pour  la  propagation  de  cette  philosophie  d'être  connue  de  Sieyès, 
qui,  au  dire  d'un  kantien  nouvellement  arrivé  à  Paris,  pensait  déjà  sur.  la 
métaphysique  à  peu  près  connue  Kant.  Voy.  les  lettres  des  frères  Théremin 
dans  les  KatWs  Schriltcn,  T.  XII,  p.  58-59.  Sur  Sieyès  et  la  philosophie 
de  Kant,  voy.  aussi:  Gazier,  Fragments  de  lettres  inédites...,  Revue  philo- 
sophique,  1888,   T.   Il,   p.  50. 

(08)  Bien  que  le  Purallùle  de  Mérian,  lu  à  l'Académie  le  G  juin  et  le 
51  août  1797,  ne  fût  publié  qu  en  1809,  le  contenu  de  l'article  donné  par 
le  Magasin  encyclopédique  (ï.  XVIU,  année  1798,  p.  tij  et  suiv.)  laissç 
supposer  que  son  auteur  ait  eu  connaissance  de  ce  mémoire. 

^59)  Ibid.,  p.  (54. 


l'aCAUKMIE    UE   BEKLl.N  3l 

curité  dans  la  solution  qu'ils  en  donnent  et  de  l'ambiguïti^  dans 
leurs  expressions.  «  S'ils  se  donnaient  la  peine  de  répondre 
aux  objections  principales  de  leurs  adversaires,  et  s'ils  s'en- 
gagaient  dans  une  dispute  conduite  régulièrement,  de  bonne 
foi,  et  sans  employer  les  artifices  de  ceux  qui  ne  veulent  que 
paraître  supérieurs,  ils  acquéreraient  un  nouveau  mérite,  celui 
de  mettre  au  jour  les  points  sur  lesquels  la  dispute  roule  en 
dernier  ressort,  et  de  faire  paraître  par  là  jusquoîi  un  accord 
sur  les  .premiers  fondements  de  toute  philosophie  est  à  es- 
pérer. »  (60) 


(60)  Ibid  ,  ]>    l'Aj. 


CHAPITRE   II 


L'introduction  de  la  philosophie  kantienne  en  Fbance 

Il  existe  de  nombreux  documente  de  toutes  sortes,  arti- 
cles de  revues  et  de  journaux,  manuscrits,  lettres,  signalés 
par  les  historiens  (i)  qui  ont  cherché  à  préciser  le  moment 
auquel  on  a  commencé  en  France  à  se  soucier  de  connaître 
la  philosophie  de  Kant,  et  au  moyen  desquels  ils  ont  pu  re- 
tracer la  suite  des  événements  qui  ont  concouru  à  l'y  intro- 
duire. Pour  l'histoire  des  interprétations  du  kantisme,  la  plu- 
part de  ces  documents  n'ont  aucune  importance  :  ils  ne  renfer- 
ment et  n'ont  jamais  pu  donner  à  personne  nulle  idée,  vraie 
ou  fausse,  de  cette  philosophie.  D'autres  présentent  des  expli- 
cations très  sommaires  qui  se  rencontrent  toutes  soit  dans  les 
mémoires  de  l'Académie  de  Berlin  que  nous  avons  analysés, 
soit  dans  les  ouvrages  plus  considérables  que  nous  examine- 
rons ultérieurement.  Il  y  a  lieu  cependant  de  s'arrêter  sur 
quelques  uns  de  ces  petits  écrits  divers,  sinon  à  cause  des  ex- 
plications, du  moins  parce  qu'ils  rappellent,  autant  qu'il  nou3 

(1)  A.  Saintes,  Histoire  de  la  vie  et  de  la  philosopine  de  Kanl,  Paris, 
18i4;  Barni,  Avant-propos  de  la  trad.  de  la  Crit.  du  iiigcment,  184G;  Siipfle, 
Geschichte  des  deulschen  Kultiireinllusses  auf  Frankreich,  Gotha,  1888,  T.  II, 
chap.  VI  ;  Fr.  Picavet,  La  philosopiàe  de  Kant  en  France  de  1773  à  1814, 
dans  la  trad.  de  la  Crit.  de  la  raison  pratique,  1888;  Dickstoin,  Sur  Vintro- 
duction  de  la  philosopiàe  de  Kant  en  France,  Revue  philosophique,  1888, 
T.  II,  p.  41C;  E.  Joyau,  De  rintroduction  en  France  de  la  philosophie  de 
Kant,  Rev.  phil.,  1895,  T.  II,  p.  85;  Virgile  Rossel,  Histoire  des  relations 
littéraires  entre  la  France  et  l'Allemagne,  Paris,  1897  ;  Louis  Wittmer, 
Charles  de  Villers,  Genève  et  Paris,  1008;  Henri  Tronchon,  La  iortune 
intellectuelle  de  Herder  en  France,  Paris,  1920. 


34  LA  FORMATION   DE   L  INFLUENCE  KANTIENNE   EN   FRANCE 

est  utile  de  le  savoir,  comment  le  kantisme,  faisant  sa  pre- 
mière apparition  en  France,  y  trouva  les  esprits  disposés  à  son 
égard. 

L'abbé  GrégvDire  correspondait  avec  Mûlller  (2)  et  avec  le 
théologien  Blcsisig,  tous  deux  anciens  professeurs  de  philoso- 
phie à  l'université  de  Strasbourg  (3).  Il  voulut  savoir  ce 
qu'était  la  philosophie  de  Kant,  dont  Mûller  lui  avait  parlé 
dès  1^9^  ;  il  leur  demanda  d'en  composer  un  exposé  en  fran- 
çais ;  mais  Miillcr  mourut  peu  après  qu'il  eut  accepté  cette 
tâche.  Les  lettres  de  ce  dernier  et  celles  de  Blessig  présen- 
taient à  Grégoire  leurs  raisons  de  souhaiter  que  la  doctrine 
de  Kant  fût  bientôt  «  transplantée  n  en  France.  Elle  pourra, 
lui  disaient-ils,  y  devenir  la  base  d'un  enseignement  philo- 
sophique nouveau  qui  mettra  fin  au  règne  du  matérialisme, 
de  l'athéisme,  de  tous  ces  systèmes  «  qui  tendent  à  avilir  la 
nature  humaine  et  à  égarer  les  idées  sur  sa  destination  ».  La 
critique  kantienne,  apprenait-il  par  ces  lettres,  qui  consiste 
à  découvrir  les  bornes  de  nos  facudités  de  connaître  et  la  natu- 
re de  leurs  fonctions,  tend  à  nous  préserver  des  erreurs  des 
métaphysiciens  touchant  aux  dogmes  de  'l'existence  de  Dieu 
et  de  l'immortalité.  Elle  conclut  que  ces  questions  sont  hors 
des  limites  de  notre  raison  pure  et  par  conséquent  de  la  phi- 
losophie spéculative,  et  qu'elles  appartiennent  seulement  à  la 
philosophie  morale.  Elle  arrive  par  là  à  faire  de  la  foi  reli- 
gieuse «  une  conviction  intérieure  fondée  sur  la  loi  morale  ». 
Terminant  la  lettre  où  il  venait  de  caractériser  ainsi  la  phi- 
losophie religieuse  de  Kant,  Blessig  recommandait  qu'avant 
d'introduire  en  France  le  criticisme,  on  prît  garde  qu'il  y 
avait  dans  ce  pays,  plus  qu'en  tout  autre,  des  hommes  prêts 
à  «  ne  trouver  en  Kant  que  Je  patriarche  du  scepticisme  et 
même  de  l'athéisme  ».  A  «on  avis,  le  moyen  de  prévenir  cette 


(2)  Pliilippe-Iacob    Miillpr    (1732-1795),    président    de    l'assemblée    des 
pasteurs  et  profesrseur  de  philosophie. 

(3)  A.   Gazier,   Fragments  de  lettres  inédites  relatives  à  la  philosophie 
àc  Kant  {170Î-1810),  Revue  phil.,  1888  ,  T.  H,  p.  56-59, 


l'introduction  de   la  PlIILOSOPniE  KANTIENNE   EN  FRANCE       35 

erreur,  c'était  de  donner  d'abord  un  précis  du  livre  de  Kant 
sur  la  religion. 

Ce  vœu  de  Blessig  commençait  de  s'accomplir,  semble-t-il, 
lorsque  François  de  Neufchâtcau  publiait  dans  son  Conser- 
vateur, en  1800,  une  traduction,  signée  Ph.  Huldiger,  de  la 
Kant's  Théorie  der  reinmoralischen  Religion  (Riga,  1796), 
résumé  anonyme  de  la  Religion,  innerhalb  der  Grenzen  der 
blossen  Vernunft.  Le  traducteur,  de  son  vrai  nom  Philippe 
Tranchant  de  Laverne(4),  avait  lui-même  ajouté  des  Éclaircisse- 
ments sur  la  théorie  de  la  religion  morale,  avec  des  considé- 
rations générales  sur  la  philosophie  de  Kant.  Ce^  éclaircisse- 
ments étaient  simplement  une  version  plus  libre  du  texte  déjà 
traduit,  et  ces  considérations  sur  le  criticisme,  quoique  très 
vagues,  ne  démentaient  paâ  Tintention  de  «  prévenir  en  sa  fa- 
veur )),  qui  y  était  déclarée.  Dans  une  Lettre  à  Ch.  Villers, 
en  i8o;i,  Laverne  gardait  encore  l'apparence  d'un  disciple  de 
Kant,  qui  cherche,  non  à  modifier,  mais  seulement  à  complé- 
ter la  doctrine  religieuse  du  maître  ;  il  vantait  cette  u  philoso- 
phie qui,  réduisant  en  système  raisonné  et  dégagé  de  toute 
notion  hétérogène,  les  hautes  et  célestes  c^lartés  du  christia- 
nisme et  sa  divine  morale,  les  présente  aussi  pures  à  la  rai- 
son de  l'homme,  que  l'évangile  les  livre  douces  et  attrayantes 
à  son  cœur.  »  (5)  Mais,  la  même  année,  il  faisait  paraître  son 
Voyage  d'un  observateur  de  la  nature  et  de  Vhomme,  où  il 
contestait  au  kantisme,  par  des  arguments  futiles  ou  à  peine 
indiqués,  toute  vraie  valeur  spéculative  et  pratique.  Ces  théo- 
ries morales  et  religieuses,  nées  sur  les  «  bords  arides  et  froids 
de  la  mer  Baltique  »,  ne  sont  pas  faites  pour  les  «  peuples  sus- 

(4)  Philippe  Tranchant,  comte  de  Laverne,  avait  été  envoyé  très  jeune 
à  Gœttingue,  pour  s'y  préparer  à  la  carrière  diplomatique.  C'est  là  qu'il 
acquit  ses  premières  notions  de  philosophie.  A  son  retour  en  France,  il 
entra  dans  l'armée.  Pendant  la  Révolution,  il  émigra,  fit  partie  de  l'armée 
des  princes,  puis  voyagea  en  Allemagne,  en  Autriche  et  en  Suisse.  Il  ren- 
tra définitivement  en  France,  en  1800,  et  devint  traducteur  au  Ministère  de 
la  guerre.  Il  composa  des  ouvrages  sur  l'art  militaire,  ainsi  que  des 
drames  ;  ses  écrits  philosophiques  sont  ceux  que  nous  citons.  Nous  re- 
viendrons sur  sa  Lettre  à  Ch.   Villers. 

(5)  Lettre  à  Ch.  Villers,  1804,  p.  87. 


36  LA  FORMATION  DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE  EN  FRANCE 

ceplibles  de  toute  l'énergie  du  sentiment  ».  Le  motif  qu'elles 
attachent  aux  préceptes  du  christianisme  ne  peut  toucher  ni 
le  vulgaire,  qui  n'essaiera  jamais  de  le  comprendre,  ni  les 
hommes  sensuels,  qui  ne  veulent  pour  toute  philosophie  que 
celle  des  Voltaire  et  des  Hclvétius  ;  et  aucun  homme  vertueux 
ne  saurait  reprocher  à  personne  de  rester  indifférent  à  c« 
motif  ;  car,  affirme  Laverne,  pour  se  déterminer  à  suivre  ces 
austères  préceptes,  tout  homme  a  besoin  d'espérer  qu'il  com- 
plaira en  cela  à  l'Être  ineffable  dont  dépend  la  plus  grande  fé- 
licité. 

Vers  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  une  attention  persévé- 
rante à  renseigner  le  public  français  sur  Kant,  sur  ses  œuvres 
et  sur  la  propagation  de  sa  doctrine  hors  de  l'Allemagne,  se 
signala  dans  le  Magasin  encyclopédique  (5*).  On  put  y  remar- 
quer, parmi  quelque  vingt  articles  relatifs  au  kantisme,  les  tra- 
ductions de  la  première  section  des  Fondements  de  la  métaphy- 
sique des  mœurs,  des  Conjectures  sur  le  commencement  de 
l'histoire  de  l'humanité  (6),  et  celle  d'un  passage  de  V Anthro- 
pologie (7),  ainsi  qu'une  Notice  (8)  par  un  certain  A.  Keil,  qui 
présentait  quelques-unes  des  questions  traitées  dans  ia  Critique 
de  la  raison  pure,  celle  des  limites  de  la  connaissance,  celle 
des  jugements  synthétiques  a  priori,  celle  du  rapport  des  re- 
présentations aux  objets  ;  mais  qui,  à  vrai  dire,  ne  faisait 
guère  comprendre  comment  ces  questions  se  relient  entre 
elles . 

Les  articles  du  Magasin  encyclopédique  n'étaient  pas  tous 
exempts  des  jugements  hostiles  à  la  jiouvelle  philosophie  alle- 
mande qui  constituaient  l'opinion  la  plus  commune,  la  plus 
fréquemment  exprimée  dans  les  autres  publications  périodi- 


(5*)  Revue  publiée   sous   la   direction   de   l'archéologue   et   naturaliste 
Uillin. 

(6)  Mngns,  encycl,  1798,  T.  III. 

(7)  1799,   T.  V. 

(8)  1796,  T.  III,   p.  159-184.   Peur  l'ensemble  des  articles  du  Magat. 
sur  Kant,  voy.  B.  Joyau,  art.  cité. 


IÎ*INTR0DUCTI0N  DE   LA  PIIÎLOSOPHIE  KANTIENNE   EN  FRANCE       87 

quès  françaises.  Ain.sî,  dans  une  Lettre  (9)  à  Millin,  qui  diil. 
geait  cette  revue,  on  lisait  que  pour  introduire  cette  philoso- 
phie chez  les  hommes  habitués  par  Locke,  d'Alembert,  Con- 
dillac,  Bonnet,  à  une  grande  netteté  d'idées  et  surtout  à  une 
grande  précision  de  langage,  ill  faudrait  la  leur  exposer  on 
termes  clairement  définis,  mais  que  probablement  une  telle 
épreuve  n'en  laisserait  rien  subsister. 

Un  autre  article  (10),  signé  M.,  qui  est  de  Joseph  Mou- 
nier,  présentait  une  opinion  analogue  à  celle  de  Benjamin 
Constant  sur  le  principe  kantien  de  l'universaiitc  de  la  loi 
morale,  à  propos  du  «  droit  de  mentir  »,  La  thèse  de  Benjamia 

(9)  Magas.  encyd.,  1799,  T.  III,  p.  33-34. 

(10)  1797,  T.  V,  p.  409-415.  Voy.  Wittmer,  Ch.  de  Villers,  p.  75,  où 
sont  citées  les  lettres  de  la  correspondance  de  Gœthe  et  de  Schiller  (28  fé- 
vrier et  14  mars  1708)  établissant  que  cet  article  çst  de  I.  Mounier.  Pen- 
dant son  exil  en  Allemagne,  l'ancien  constituant  Mounier  dirigea  à  Weimar, 
sous  la  protection  du  duc  Charles-Auguste,  l'institut  du  Belvédère,  sorte 
d'école  d'enseignement  supérieur.  Il  y  fit  entrer  comme  professeur  un 
émigré,  Auguste  Duvau,  qu'il  chargea  particulièrement  de  l'éducation  de 
son  fils  Edouard.  Duvau  obtint  en  France  un  certain  succès  avec  sa  tra- 
duction d'un  ou\Tage  de  Hufeland,  Vart  de  prolonger  la  vie  humaine  ;  il 
devint,  grâce  à  ses  connaissances  sur  l'Allemagne  et  ses  écrivains,  un 
collaborateur  des  plus  précieux  pour  la  Biographie  universelle,  de  Michaud; 
il  publia  en  langue  allemande,  dans  laquelle  il  écrivait  aussi  aisément 
qu'en  français,  un  livre  intitulé  Wie  fand  ich  mein  Valerland  wiedcr  iin 
Jahre  1802,  Leipzig,  180^;.  Relativement  à  la  philosophie  kantienne,  on 
trouve,  dans  les  papiers  Mounier  que  possède  la  Société  Rduenne,  à  Autun, 
(liasse  J,  cote  17  ter,  et  liasse  X,  cote  1  bis),  un  résumé  de  toute  la 
Critique  de  la  raison  pure,  en  52  pages  1/2,  fait  par  Duvau  ;  un  autre 
résumé  de  la  môme  Critique,  depuis  le  début  jusqu'à  l'Analytioue  des 
principes,  en  14  pages,  par  Edouard  Mounier  ;  et  une  note  de  6  pages, 
par  Duvau,  sur  la  religion  et  la  morale  de  Kant.  Ces  manuscrits,  tous  en 
allemand,  sont  demeurés  trop  longtemps  inconnus  en  France  pour  qu'ils 
y  aient  exercé  une  influence  directe.  On  pourrait  leur  attribuer  une  in- 
fluence indirecte,  en  suppos.mt  qu'il  fût  parfois  question  du  kantirme  dans 
les  conversations  de  M^"^  de  Sl.^ël  et  de  Benjamin  Constant  avec  Duvau, 
à  Weimar.  et  en  se  représentant  d'après  ces  papiers  ce  qu'il  a  pu  leur 
en  dire,  s'ils  présentaient  quelque  chose  de  plus  que  ce  que  Villers  avait 
pu  leur  apprendre  auparav.?nt  ;  mais  ce  n'est  pas  le  cas  :  ces  manus- 
crits n'ajoutent  rien  de  la  philosophie  de  Kant  à  ce  que  nous  rencontre- 
rons dans  les  écrits  de  la  raêwe  époque  publiés  en  français.  —  Sur  Aug. 
Duvau  et  les  Mounier.  voy.  NoUce  sur  Joseph  et  Edouard  Manier,  par 
J.  Roidot,  Mémoires  de  la  Société  Eduenne,  1885  ;  Un  professeur  à  VIus- 
titut  du  Bclrédère,  Auguste  Duvau,  traducteur,  critique,  hirgmphe.  natu~ 
rnUste,  par  Charles  Joret,  Pevu"  gennnniqve.  1907,  p.  501-555;  Henri  Tron- 
chon,  La  fortune  intellectuelle  de  Herder  en  France,  Paris,  1920. 


38  LA  FORMATION  DE  l'iNFUIEXCIÎ   KANTIENNE  EN  FRANCE 

Constant  était  ocllc-ci  :  Il  n'y  a  pas  plus  en  n-oral.^  qu'en  poli- 
tique de  principes  rigoureusement  universels  qui  srient  immé- 
diatement applicables  aux  faits,  aux  actions.  Nul  homme  ne 
^)cut  être  lié  que  par  des  lois  auxquelles  il  a  concouru  ;  c'est 
lin  principe  politique  universel  immédiatement  applicable, 
sans  inconvénient,  aux  sociétés  peu  nombreuses,  mais 
qui  ne  peut  s'appliquer  aux  sociétés  nombreuses  que 
par  ce  principe  intermédiaire  :  les  individus  peuvent  con- 
courir à  la  formation  des  lois  par  leurs  représentants.  L'appli- 
cation immédiate  des  principes  moraux  n'entraînerait  pas 
moins  de  désordres  que  l'application  des  principes  politiques 
séparés  de  leurs  principes  inlermcdiaircs.  «  Le  principe  moral, 
par  exemple,  que  dire  la  vérité  est  un  devoir,  s'il  était  pris 
d'une  manière  absolue  et  isolée,  rendrait  touîe  société  impos- 
sible. Nous  en  avons  la  preuve  dans  les  coni4i,'uences  très  di- 
rectes, qu'a  tirées  de  ce  principe  un  iphilosopb-e  al!en)and,  qui 
va  jusqu'à  prétendre,  qu'envers  des  assassins  qui  vous  dejnan- 
deraient  si  votre  ami  qu'ils  poursuivent  n'est  pas  réfugié  dans 
votre  maison,  le  mensonge  serait  un  crime.  »  Mais  ce  prin- 
cipe mora'l  devient  applicable  par  un  principe  inîermédiaire. 
Il  n'y  a  de  devoir  qu'envers  qui  a  un  droit;  c  dire  la  vérité 
n'est  done  un  devoir  qu'envers  ceux  qui  ont  droit  à  !a  vérité  ;>, 
tel  est  le  principe  intermédiaire.  Or  il  est  évident,  pour  Ben- 
jamin Constant,  qu'aucun  homme  n'a  droit  à  la  vérité  qu'il 
désire  afin  de  nuire  à  autrui. 

L'article  de  Mounier  était  une  critique  de  la  réponse  que 
Kant  avait  faite  à  Benjamin  Constant,  et  en  particulier  de 
l'argument  qui,  dans  cet  article,  se  trouve  ainsi  traduit  :  «  Si 
vous  faites  une  fausse  déclaration  à  un  assassin,  vous  ête?  la 
cause,  autant  qu'il"*est  en  votre  pouvoir,  que  les  déclarations, 
bases  de  tous  les  contrats,  trouvent  peu  de  foi  et  perdent  toute 
leur  force.  Vous  faites  tort  à  l'humanité  entière  et  détruisez 
la  source  du  droit.  »  A  cela  Mounier  répliquait  qu'il  y  a  des 
promesses  qu'il  est  coupable  de  faire  et  plus  coupable  encore 
de  tenir.    «  Si  on   avait  promis  de  tuer  ou  de   favoriser  un 


l'introduction  de  la  PHILOSOniIE  ÉANTIENNE  EN  FRANCE      89 

assassinat,  que  penserions-nous  du  moraliste  qui  oserait  sou- 
tenir que  manquer  à  cet  engagement  c'est  violer  son  devoir 
envers  la  société  ?  »  Donc,  si  nous  avons  le  devoir  d'enfrein- 
dre une  promesse  dont  l'accomplissement  serait  nuisible  à 
autrui,  il  doit  nous  être  permis  de  donner  une  fausse  déclara- 
tion pour  faire  avorter  le  projet  d'un  brigand.  Et  cela  ne  dé- 
truit nullement  la  base  des  contrats.  «  Les  assertions  ou  décla- 
rations n'interviennent  dans  les  contrats  et  n'en  déterminent 
les  conditions  que  dans  les  circonstances  où  l'on  est  fondé  à 
les  croire  sincères  et  où  la  fausseté  serait  préjudiciable  et  hon- 
teuse. »  Il  s'ensuit  que  celte  maxime,  on  doit  toujours  dire 
la  vérité,  comme  toutes  les  maximes  générales,  se  modifie 
dans  certains  cas  particuliers.  Il  faut  se  défier  de  ces  princi- 
pes abstraits  et  généraux  inventés  par  les  métaphysiciens,  et 
s'en  remettre  au  bon  sens,  à  la  conscience  morale.  Mounier 
attaquait  encore  l'opinion  de  Kant  selon  laquelle  l'homme  qui 
a  menti  pour  sauver  la  vie  à  un  autre  serait  punissable  si  son 
mensonge,  par  un  effet  du  hasard,  avait  eu  un  résultat  con- 
traire à  celui  qu'il  en  attendait.  «  Qudle  est  donc,  disait  Mou- 
nier pour  conclure,  cette  pauvre  raison  humaine  qui  nous 
jette  dans  l'erreur  au  milieu  des  recherches  de  la  vérité  ;  qui, 
à  force  de  méditations  et  de  conséquences  en  conséquences, 
parvient  à  obscurcir  l'instinct  moral,  et  conduit  un  homme 
respectable,  éclairé,  laborieux,  un  des  plus  célèbres  philo- 
sophes de  ce  siècle  à  des  principes  qu'on  ne  voudrait  pas  trou- 
ver dans  un  juge  de  paix  de  village  ?  » 

Cet  examen  du  cas  cité  par  Benjamin  Constant  et  de  la 
réponse  de  Kant  tendait  à  établir  que  les  maximes  morales  ne 
peuvent  s'ériger  en  principes  universels,  et  que  nous  devons 
donner  pour  base  à  nos  jugements  moraux  notre  conscience 
morale,  à  l'exclusion  des  principes  iphilosophiques,  qui  ne  ser- 
viraient qu'à  la  troubler.  Benjamin  Constant  n'était  pas  si 
contraire  à  la  morale  de  Kant.  Il  disait  que  le  désordre  que 
causerait  l'application  d'un  principe  ne  prouverait  rien  contre 
ce  principe,  mais  indiquerait  que  quelque  principe  intermé- 


/;0  LA   l'OKMATlDN   DE   l'iINILUENCIC   KANTIENNE   EN   FRANCE 

diaire  a  été  omis.  Selon  lui,  la  morale  est  un  système  de  prin- 
cipes :  on  ne  saurait  jamais  en  écarter  aucun  sans  la  compro- 
mettre tout  entière  par  la  seule  pilace  qu'on  y  laisserait  à  l'ar- 
bitraire. M™"  de  Staël  inclinera  plutôt  vers  l'opinion  de  Mou- 
nier  que  vers  celle  de  Benjamin  Constant.  La  conscience, 
assurera-t-elle,  prononce  sur  toute  ohose  avec  équité,  l'arbi- 
traire n'est  pas  à  craindre,  quand  l'intérêt  de  celui  qui  juge 
n'est  pas  en  question,  comme  dans  le  cas  du  mensonge  par 
humanité.  Mais  il  ne  'lui  semblera  pas  —  et  en  cela  elle  diffé- 
rera de  Mounier  —  que  l'existence  d'un  certain  droit  de  men- 
tir ruine  le  principe  de  la  morale  kantienne,  selon  lequel  il 
ne  faut  jamais  se  permettre  dans  aucune  circonstance  parti- 
culière ce  qui  ne  saurait  être  admis  comme  loi  générale.  Kant 
se  serait  trompé  sur  le  sens  de  ce  principe  en  croyant  qu'il 
oblige  de  réprouver  toute  espèce  de  mensonge;  puisque,  dira-t- 
elle,  «  on  pourrait  faire  une  loi  générale  de  ne  sacrifier  la 
vérité  qu'à  une  autre  vertu  »  (ii).  Sans  doute,  c'est  M"°  de 
Staël  qui  se  trompe,  faute  d'avoir  considéré  que  cette  loi  appor- 
terait une  exception  à  la  loi  qui  interdit  de  mentir,  et  qu'ainsi 
le  devoir  de  dire  la  vérité  cesserait  d'être  universel,  ce  que  le 
principe  kantien  ne  peut  admet  Ire  (12).  .Si  le  principe  de 
l'universalité  est  vrai,  si  aucun  devoir  ne  souffre  d'exception, 
il  n'y  a  pas  de  devoir  qui  puisse  être  sacrifié  à  un  autre.  A  vrai 
dire,  M™^  de  Staël  ne  tenait  pas  très  fermement  à  ce  qui  fait 
la  différence  que  nous  venons  de  relever  entre  son  opinion  et 
celle  de  Mounier;  car  on  voit  bien  qu'en  essayant  de  concilier 
îe  mensonge  par  humanité  et  le  principe  de  l'universalité,  elle 
consent  seulement  à  tenter  de  sauver  ce  dernier,  et  qu'elle 
y  renoncerait  plutôt  que  de  condamner  le  premier.  D'un  autre 
côté,  on  peut  se  demander  si  Kant  n'avait  pas  été  tout  près 
de  reconnaître  la  nécessité  qu'un  devoir  en  suspende  quelque- 
Cil)  Œuvres  coiitplètcx,   T.   XI,   p.  rw2. 

(12)  Voy.  Kant,  D'un  prétendu  droit  de  mentir  par  humanité.  Kant 
avait  nprociié  aux  «  principes  inlerniédiaires  »  de  B.  Constant  d>.\oir 
la  conscqiience  nièine  que  nous  trouvons  impliquée  dans  la  loi  proposée 
par  M™e  de  Staël. 


l'introduction  de  la  philosophie  kantienne   en  FRANCE      4l 

fois  un  autre,  et,  par  suite,  y  mette  quelque  exception,  lors- 
qu'il accordait  que  le  devoir  de  tenir  une  promesse  cède  à 
celui  de  s'abstenir  de  certaines  actions  avilissantes,  si  la  per- 
sonne qui  les  a  promises  s'en  repent  (i3).  N'était-ce  pas  faire 
penser  qu'un  devoir  peut  s'opposer  a  ce  qu'un  autre  soit  uni- 
versel, ou,  selon  l'expression  de  M"*®  de  Staël,  que  cet  autre 
devoir  peut  être  sacrifié  au  premier  (i3*)  ? 

La  philosophie  critique  eut  en  Sébastien  Mercier  un  héraut 
turbulent,  qui  sut  moins  la  faire  connaître  que  déclamer  le 
panégyrique  de  son  auteur.  La  langue  et  la  littérature  alle- 
mandes lui  étaient  depuis  longtemps  familières.  Cette  littéra- 
ture lui  plaisait,  et  il  plaisait,  surtout  par  son  Tableau  de  Paris, 
au  public  allemand  (i4).  On  savait  trop,  en  France,  qu'il  cul- 
tivait les  paradoxes  —  lui  qui  trouvait  Copernic  et  Newton 
absurdes  — ,  pour  que  le  kantisme  ne  parût  pas  chez  lui  une 
bizarrerie  de  plus.  • 

Il  lut  à  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
en  plusieurs  séances,  des  mémoires  sur  Kant  et  Fichte,  qu'il 
voulait  publier  après  les  avoir  remaniés,  et  dont  il  ne  nous 
reste  que  de  très  courts  extraits,  insérés  dans  le  Magasin  ency- 
clopédique (i5)  et  dans  le  Moniteur  universel.  Il  annonçait 
que  Kant  venait  d'assurer  sur  une  base  nouvelle  et  désormais 
inébranlable  «  l'indépendance  de  l'homme  moral,  la  valeur 
pleine  et  absolue  des  lois  impératives  de  sa  conscience  »,  son 
indépendance  à  l'égard  des  sensations,  le  triomphe  des  idées 
innées  et  du  «  dogme  heureux  que  la  vie  humaine  n'est  qu'un 
développement  d'un  état  antérieur  et  un  apprentissage  pour  un 


(13)  Kant,  Doclrinc  du  droit,  §  26.  sur  la  nullité  du  contrat  de  concu- 
binage. 

flô*")  Presque  en  même  temps  aue  Benjamin  Constant  et  Meunier,  vers 
1797,  Portalis  rénéchissaif  sur  If^s  difficultés  d'application  de  ce  même  prin- 
cipe, ainsi  que  sur  d'outn^s  parties  du  système  kantien.  Mais  les  idées  qu'il 
s'en  forma  ne  se  répnn'^irent  que  beaucoup  plus  tard,  c'est  pourquoi  nous 
ne  les  exposons  que  plus  loin. 

(14)  Charles   Monselef.   Les  oiihlii'f!  et  les  déâniqnés.   rhap.   sur  Mercier. 

(15)  Magas..  1801,  T.  V,  p.  250-252.  Voy.  aussi  les  Mémoires  de  VAcad. 
des  sciences  morales  et  politiques,  T.  V,  p.  11,  et  la  Décade  philosophique, 
T.   XXV,   p.   2d8   cl   j06. 


42  I.\  FOUMATION   D1Î   l'iNFLUENCE   KVNTIENNE   EN   FRANCE 

état  tnUxT  ».  «  La  nature,  disait-îl  encore,  naît  et  se  forme  pour 
nous  (i6);  les  lois  ne  sont  que  nos  propres  lois  cognitives;  l'uni- 
vers est  une  toile  que  nous  colorons  incessamment;  l'espace  est 
notre  manière  de  voir,  et  la  durée  est  à  nous.  La  connaissance 
de  Dieu  est  encore  plus  visible  en  nous-mêmes  que  dans  l'ordre 
et  la  majesté  de  l'univers.  »  Il  affirmait  enfin  que  ce  dernier 
point  «  s'accorde  pleinement  avec  la  doctrine  du  sage  Fénelon, 
et  l'invincible,  grand  et  bel  argument  des  causes  finales  ». 

Le  style  d'oracle  qu'affectait  Mercier  n'était  pas  pour 
éclairer  les  non  initiés.  On  conviendra  qu'il  leur  était  tout  à 
fait  impossible  de  deviner  le  sens  de  l'entrefilet  qu'il  fît  insérer 
dans  le  Journal  des  Débats,  le  21  pluviôse,  an  X,  que  voici  en 
entier  :  «  L'homme  fait  sa  science,  dit  Kant;  la  première  opéra- 
tion du  moi  sensiiif  est  la  synthèse,  la  liaison  :  mon  entende- 
ment s'est  emparé  de  toutes  les  impressions  par  son  action 
propre;  il  a  le  donné  du  multiple.  Sans  cette  tendance  efficace 
à  l'unité  d'ensemblle,  le  savoir  serait  le  chaos;  c'est  elle  qui 
apporte  l'ordre  et  la  lumière;  telle  est  la  forme  nécessaire  de 
la  conscience  intime;  la  synthèse  précède  dans  notre  esprit, 
l'analyse  qu'il  faut  bien  que  nous  composions  avant  d'avoir 
un  objet  à  décomposer  (17).  Notre  esprit  ne  peut  décomposer 
que  ce  qu'il  a  composé  lui-même  :  j'expérimente  avant  l'expé- 
rience; quoi  de  plus  sûr  et  de  plus  constant  P  » 

Quelques  jours  après.  Ile  12  ventôse,  le  même  journal 
rendit  compte  du  livre  de  Kinker,  d'une  manière  qui  nous  re- 
présente ibien  ce  que  les  Français  contemporains  de  Mercier 
pensaient  de  ses  discours  sur  le  kantisme,  ainsi  que  de  tous  les 
ouvrages  traitant  du  même  sujet  (18).  Il  suffît  d'en  lire  ce  pas- 
sage :  «  Eh  bien  !  parlons  donc  de  Kant,  puisque  notre  ami 
Mercier  le  veut  absolument.  Je  suis  bien  souvent  édifîé  de  ce 


(16)  Le  tpxtp  imprimé  porte  pour  ;  mais  nous  croyons  qu'il  faut  lire   : 
«  naît  et  se  forme  par  nous  ». 

(17)  Il  V  a  encore  ici  une   faute.   Mercier  avait  sans  doute  écrit   :  «  La 
synthc.^p  précède  dans  notre  esprit  l'analyse,  parce  qu'il  faut  bien...  » 

(18)  Ce  compte  rendu  parut  aussi  dans  le  Spectateur  du  Nord,   avril, 
1802. 


l'introduction  be  l\  pniro';o''iîiï:  kantienne  en  frange     43 

qu'il  dit;  mais  je  n'ai  pas  la  présomption  d'imaginer  que  je 
le  comprenne  toujours.  Bien  des  gens  ont  la  hardiesse  de  dou- 
ter qu'il  comprenne  bien  lui-même  la  philosophie  qu'il  nous 
préconise.  Il  se  croit,  disent-ils,  obligé  par  la  reconnaissance 
de  rendre  à  l'Allemagne  les  louanges  qu'il  en  reçoit;  et  voilà 
pourquoi  iil  nous  fait  de  Kant  un  Pascal  et  un  saint  Augustin. 
Mais  c'est  un  jugement  que  je  ne  partage  point;  j'aime  mieux 
croire  que  Mercier  est  sincère  que  ide  m'aller  imaginer,  sans 
l'avoir  lu,  que  Kant  soit  un  athée.  Je  souhaiterais  seulement 
que  ses  commantateurs,  un  peu  plus  curieux  de  nous  instruire 
que  'de  nous  étonner,  voulussent  bien  descendre  de  cette  pro- 
digieuse hauteur  de  pensées  où  ils  se  retranchent,  pour  nous 
éclaircir  une  doctrine  si  terriblement  profonde.  J'avoue  que 
lorsqu'ils  nous  parlent  du  génie  transcendental  et  formateur, 
du  moi  cognitif  qui  est  un  de  Vunité  de  cohérence,  et  d'autres 
choses  de  cette  espèce,  c'est  pour  moi  le  repas  de  la  cigogne  : 
tout  ipeut  en  être  bon,  mais  je  n'en  puis  rien  saisir.  Je  vois 
là  des  expressions  qui  ont  un  air  consacré,  et  qui  semblent 
vouloir  en  imposer  à  notre  esprit  par  quelque  chose  'de  mysté- 
rieux; cela  suffît  pour  qu'on  soit  tenté  de  croire  qu'en  y  re- 
gardant de  près,  la  raison  aurait  peine  à  s'en  accommoder...  » 
Quand  nous  nous  occuperons  de  Kinker,  nous  chercherons 
quelle  idée  on  peut  se  faire,  d'après  ce  qu'il  en  dit,  de  ce  génie 
transcendental  et  formateur,  que  l'auteur  du  compte  rendu 
avait  renoncé  à  concevoir.  La  manière  dont  Mercier  en  parlait 
n'allait  qu'à  tout  brouiller.  Lorsqu'il  disait  :  «  Nous  sommes 
tous  appelés  à  être  métaphysiciens,  parce  que  nous  sommes 
tous  près  de  notre  âme,  de  notre  entendement  :  il  ne  faut  plus 
que  bien  regarder  en  soi  »,  il  laissait  croire  que  selon  le  criti- 
cisme  nous  pouvons  avoir  conscience  d'effectuer  cet  acte  du 
moi  qui  impose  ses  propre?  lois  à  la  nature,  et  que  Kant  l'a 
découvert  par  l'observation   intérieure  (19). 

(19)  Il  vprsa't  plus  visiblement  du  côté  de  rinterprétalion  psycholo- 
gique, dans  son  mémoire  De  lacté  du  moi,  où  il  défendait  la  morale  de 
Kant  contre  celle  qui  rapporte  «  toutes  nos  affections  et  toutes  nos  lois  mo- 
rales au  plaisir  et  à  la  douleur  physiques  ».   C'est  un  acte  de  mon  moi. 


l\!\  LA  FOnM'.TîON  D«  l'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN  PnAISCE 

En  somme,  les  discours  et  les  articles  de  Mercier,  l'ou- 
vrage de  Kinker,  ainsi  que  celui  de  Villers,  firent  tout  d'abord 
une  impression  contraire  à  celle  que  leurs  auteurs  avaient 
voulu  donner  :  loin  d'amener  aussitôt  les  Français  à  l'étude 
de  la  nouvelle  philosophie,  ils  leur  persuadèrent,  à  ce  moment, 
que  les  idées  de  Kant  étaient  rebelles  à  toute  expression  claire 
et  précise.  Si  l'opuscule  de  Hoehne  Wronski  (20)  a  peu  favo- 
risé cette  opinion,  c'est  seulement  parce  qu'il  fut  peu  lu. 
Même  à  ceux  pour  qui  Villers  et  Kinker  n'étaient  pas  incom- 
préhensibles, Wronski  devait  sembler  l'être  tout  à  fait.  Aussi 
son  petit  essai  fut-il  oublié  de  presque  tout  le  inonde,  alors  que 
les  livres  de  Villers  et  de  Kinker  demeurèrent  présents  à  l'atten- 
tion des  quelques  philosophes  et  écrivains  français  qui  com- 
mencèrent à  réfléchir  sur  le  kantisme  et  à  le  discuter  entre 
eux.  Il  serait  très  inexact  d'égaler  à  l'insuccès  de  Wronski 
celui  de  ses  deux  devanciers,  comme  il  le  faisait  en  disant, 
en  181 1,  dans  son  Programme  du  cours  de  philosophie  trans- 
C'endentale  :  «  On  a  entrepris,  à  trois  reprises  et  dans  des 
vues  différentes,  d'en  donner  une  idée  aux  Français  :  mais  on 
n'a  pas  réussi.  »  Il  se  fit  plus  tard  un  certain  renom  par  lé 
bruit  qu'il  mena  autour  de  son  «  messianisme  »,  de  ses  tra- 
vaux mathématiques,  et  par  ses  essais  de  chemins  de  fer  (21). 

expliquait-il,  qui  développe  les  sentiments  moraux  par  lesquels  j'ordonne 
mes  impressions  piiysiques  ;  ce  qui  le  prouve,  c'est  que  «  malgré  le  plaisir 
sensuel  ou  la  douleur  physique  unie  ta  une  sensation,  je  suis  obligé  de 
reconnaître  souvent  dans  la  douleur  un  bien  et  dans  le  plaisir  un  mal... 
On  ne  saurait  nier  le  pouvoir  volontaire  que  l'esprit  peut  exercer  sur 
les  sensations  ;  mon  moi  repousse  dans  tel  instant  la  plus  douce  harmo- 
nie, et  ne  jouit  réel'ement  que  quand  il  consent  à  jouir.  Non,  tu  n'e?  pas 
douleur,  disait  un  philosophe  apostrophant  la  douleur  et  la  terrassant  par 
l'acte  du  moi.  »  Notice  sur  les  travaux  de  la  class"  des  sciences  morales 
et  politiques  pendant  le  troisième  trimestre  de  Van  X  ;  Moniteur  universel, 
2  frimaire,   an  XI,  et  ilagasin  encyclopédique,   1802,  T.   II,   p.  79-85. 

(20)  J.  Hoehne,  Philosophie  critique  dccouvcrle  par  Kant,  londce  sur 
le  dernier  principe  du  savoir,    Marseille,   an   XI  (180."). 

(21)  Résultats  des  expériences  faites  avec  les  rails  mobiles  ou  chemins 
de  fer  mourants  de  Hoehne  Wronski,  Paris,  1839.  Sur  ses  «  rails  mobiles  » 
et  ses  «  ï'oues  vives  »,  voy.  ses  brevets  conservés  à  l'Office  national  de  la 
propriété   industrielle. 


l'introduction  de   la   IMIILCSOIUIIE  KANTIENNE   EN  FRANCE       /JO 

Son  système  philosophique  n'a  jamais  compté  beaucoup  de 
partisans,  mais  il  n'a  jamais  cessé  tout  à  fait  d'en  avoir,  de 
sorte  que  ses  mérites  ont  encore  été  défendus  de  nos  jours  (21*). 
Si  son  opuscule  de  1800  avait  été  moins  obscur,  les  lec- 
teurs français  y  auraient  pris  un  premier  aperçu  de  la  théorie 
de  la  matière  que  Kant  a  donnée  dans  ses  Premiers  principes 
métaphysiques  de  la  science  de  la  nature.  Mais  pour  le  reste 
de  la  doctrine  kantienne,  VVronski  renvoyait  simplement  aux 
ouvrages  de  Villers  et  de  Kinker.  Dans  son  Messianisme,  qu'il 
publia  en  i83i,  il  ne  parla  de  Kant  qu'incidemment.  Essayant 
de  définir  l'affinité  du  kantisme  avec  le  protestantisme,  que 
Villers  avait  déjà  affirmée  et  soutenue  contre  Tranchant  de 
Laverne,  il  dit  que  le  protestantisme  est  voisin  de  la  doctrine 
qui  fait  reposer  la  loi  morale  sur  la  raison  pratique,  c'est-à- 
dire  sur  l'autonomie  ou  l'activité  de  la  volonté,  tandis  que  le 
catholicisme,  qui  regarde  la  loi  morale  uniquement  comme 
un  commandement  de  Dieu  révélé  à  l'homme,  est  une  doc- 
trine de  la  «  passivité  de  l'aveu  ou  de  la  soumission  de  l'hom- 
me ».  Il  soutient  que  ces  deux  principes,  l'autonomie  et  la 
soumission,  appartiennent  au  christianisme,  et  que  leur  anti- 
nomie devra  se  résoudre  par  une  réforme  religieuse  analogue 
à  la  réforme  philosophique  par  laquelle  Kant  a  résolu  les  anti- 
nomies de  la  raison  spéculative  (22).  II  indiqua  aussi  rapide- 
ment la  distinction  du  transcendental  d'avec  le  transcendant  et 
l'immanent.  «  La  philosophie  moderne  désigne,  dit-il,  par  le 
mot  immanent,  ce  qui  existe  sous  les  conditions  du  temps,  et 
par  le  mot  transcendant,  ce  qui  est  au  delà  de  ces  conditions, 
comme,  par  exemple,  l'idée  de  l'Être  suprême  du  déisme.  Et 
elle  désigne  de  plus,  par  le  mot  transcendental,  ce  qui  est  en- 
gendré hors  des  conditions  du  temps,  mais  qui  trouve  son 
application  sous  ces   conditions,   par  exemple,   les  catégories 

(21*)  Christian  Cherfils,  Un  essai  de  religion  scienli[ique,  introduc. 
tion  à  Wronski,  philosophe  et  rclorniateur,  18s)8  ;  Voy.  aussi  un  compte 
rendu  de  cet  ouvrage  dans  la  Revue  philosophique,  1899,  T.  I,  p.  250, 

(22)  Messianisme,   1831,   p.  60. 


46  LA  lOiXMATIOIV  DE  l'iiNFLUEiNCE   KANTiliNNE   EN  l'RANCE 

de  rentendemenl  humain  »  (ao).  Ainsi,  mais  sans  que  Wrons- 
ki  le  déclarât  explicitement,  l'acte  transcendcntal  par  lequel 
rentendemenl  règle  les  phénomènes  de  la  nature  se  trouvait 
placé  hors  de  tout  ce  que  peut  découvrir  l'observation  inté- 
rieure, laquelle  est  entièrement  soumise  au  temps. 

Nous  montrerons,  telles  qu'elles  sont  énumérées  par  ceux 
•qui  eurent  à  les  vaincre,  les  causes  qui  retardèrent  l'intro- 
duction de  la  philosophie  de  Kant  en  France.  Pour  le  moment, 
nous  nous  bornerons  à  faire  ressortir  que  la  principale  fut  la 
même  qui  avait  d'abord  et  dui'ant  plusieurs  années  maintenu 
les  Allemands  éloignés  de  ses  œuvres,  à  savoir  les  difficultés 
multiples  dont  celles-ci  sont  remplies.  Si  le  texte  original  avait 
été  moins  difficile,  sa  traduction  latine  eût  été  plus  accessible, 
et  cette  introduction  du  kantisme  se  fût  opérée  par  elle  (2/i). 

(23)  Ibid.,  p.  61. 

(24)  Cette  traduction,  faite  par  Born,  est  en  quatre  volumes.  Le  pre- 
mier, publié  en  1796,  contient  la  Critique  de  la  raison  pure.  Le  second  et 
le  troisième  donnaient,  l'année  suivante,  l'un,  les  Prolégov\cnes,  la  Méta- 
physique de  la  nature,  les  Fondements  de  la  métaphyiique  des  mœurs  et  la 
Religion  ;  l'autre,  la  Critique  de  la  raison  pratique  et  la  Critique  du  juge- 
■ment.  Le  quatrième  parut  en  1798,  réunissant  la  Doctrine  de  la  vertu,  la 
Doctrine  du  droit  et  seize  opuscules  divers.  —  L'existence  de  cette  traduc- 
tion fut  assez  connue  en  France  après  que  Destutt  de  Tracy  l'eut  signalée 
dans  son  mémoire  sur  Kant  et  Kinker  ;  mais  il  ne  paraît  pas  que  les 
philosophes  français  l'aient  lue  avec  grand  profit  ;  ils  n'en  citent  aucun 
passage  important  |,car  on  ne  peut  tenir  pour  telles  en  elles-mêmes  les 
sept  lignes  tirées  par  Portails  de  la  préface  des  Prolégomènes)  ;  ils  se 
réfèrent  simplement  à  des  résumés  ou  à  des  commentaires,  quand  ils  ne 
peuvent  consulter  le  te.xte  allemand.  Elle  a  servi  surtout  à  Cousin  dans 
sa  première  lecture  de  ce  texte  et  à  quelques  auteurs  de  traductions  fran- 
çaises. Joubert,  ayant  perdu  sa  peine  à  la  déchiffrer,  disait  de  ces  quatre 
gros  volumes  :  «  Figuroz-vous...  des  œufs  d'autruche  qu'il  faut  casser 
avec  sa  tête,  et  où,  la  plupart  du  temps,  on  ne  trouve  rien.  »  Il  se  peut 
que  cette  boutade  lui  soit  venue  avec  le  souvenir  de  la  manière  quelque 
peu  ridicule  dont  Villers,  pour  dire  quel  mépris  il  réservait  h  ceux  qu'il 
savait  prêts  à  dénigrer  son  ouvrage,  amenait  cette  comparaison  empruntée 
de  Jacobi:  «  L'autruche  dépose  tranquillement  son  œuf  sur  le  sable  ;  les 
pinsons  et  les  passereaux  ne  sauraient  l'écraser  ;  le  bec  des  sansonnets  et 
des  corneilles  ne  peut  l'entamer  ni  le  repousser  dans  l'ombre  ;  c'est  à 
l'astre  qui  dispense  la  lumière  à  le  faire  éclorc.  »  (Villers,  Phil.  de  Kant, 
p.  LVIl).  Joubert  continua  à  se  casser  la  tôte  «  contre  ces  cailloux,  ce  1er, 
ces  œufs  de  pierre  et  ces  granits,  pour  essayer  d'en  tirer  quelque  lu- 
mière,.. »  De  tout  ce  qu'il  eu  lira  il  n'est  à  retenir  que  cette  pensée  sur 


l'introduction   de  La  fXlILOsOPlIIË  KANTIENNE   EN   FRANGE      4? 

Mais  de  toutes  ces  difficultés  résultait  la  nécessité  de  suivre  les 
travaux  et   les   discussions   des  commentateurs   allemands,   ce 

Kant  :  «  Esprit  tenace,  il  est  par  là  devenu  propre  à  établir  très  bien 
certains  principes  généraux  de  la  morale.  11  semble  croire  que  nous  avons, 
dans  nos  idées,  quelque  chose  de  plus  invariable  et  de  plus  indestruc- 
tible que  dans  nos  sentiments  et  dans  nos  penciiants  naturels  eux-mêmes. 
Voilà  pourquoi  il  regarde  le  mot  devoir  comme  un  mot  si  fort  et  si  im- 
portant. Toute  bonté  lui  pai'ait  molle  et  presque  Uuide  ;  tout  sens  du  droit 
lui  semble  iniiexible,  et  il  en  tire  la  régie.  »  (Joubert,  hentict6  tl  correu- 
pondancc,  4«  éd.,   18ti4,  T.  II,   p.  560,  et  T.  I,   p.  tJ2-b5.) 

Les  traductions  françaises  d'ouvrages  de  Kant  qui  furent  publiées  avant 
celle  de  la  l^riUque  de  La  raison  pure  que  Tissot  uonna  en  ihoô,  sont  les 
suivantes   : 

Observations  sur  Le  senliinenl  du  beau  et  du  subLime,  trad.  par  Her- 
cule Peyer-lmlioff,  Paris,  TiiiiO  (avec  un  portrait  ue  Kant;.  Lne  seconue 
traduction  a  été  donnée  par  Veyland  (Pans,  1823),  et  une  troisième  par 
Kératry  (Paris,  1823)  ;  celle  de  barni  est  de  184t). 

Projet  de  paix  perpétuelic,  Pans,  17'J0.  Dans  le  9*  volume  du  Magasin 
encyclopédique  (p.  510  et  suiv.),  Keil  indiquait  quelques  corrections  à  faire 
dans   cette  traduction. 

Comment  le  sens  commun  {uge-t-il  en  matière  de  morale  ?  (1™  section 
des  Fondements  de  la  mélapliysique  des  mœurs),  traduction  abrégée,  adres- 
sée de  Leipzig  par  Griesinger  au  Magasin  encyclopédique,  1798,  T.  III, 
p.  05-72. 

Coniectures  sur  le  développement  progressif  des  premiers  hommes, 
trad.  par  Gnesinger,  Hagas.  encycL,  1798,  T.  III,  p.  75-87.  Une  autre  tra- 
duction se  trouve  dans  les  Archives  littéraires  de  l'Europe,  T.  Mil,  1805, 
p.   505-585. 

Le  philosophisme  démasqué  et  la  philosophie  vengée  (apliorismes  ex- 
traits des  œuvres  de  Kant  et  traduits  par  D.  Secrétan),  Lausanne,  1798. 
Nous   n'avons  pu   retrouver  ce   livre. 

De  iégoïsme,  extrait  de  l Anthropologie  traduit  par  Griesinger,  Magas. 
encycL,  1799,  T.  V,   p.  192-195. 

Idée  de  ce  que  pourrait  être  une  histoire  universelle  dans  les  vues 
d'mi  citoyen  du  monde,  trad.  par  ViUers,  Spectateur  du  Sord,  1798,  et 
Le  Conservateur,  publié  par  François  de  A'eufcbàteau,  1800,  T.  II,  p.  57 
et  suiv. 

Théorie  de  la  pure  religion  morale,  considérée  dans  ses  rapports 
avec  le  christianisme,  abrégé  de  la  Religion,  trad.  par  Pbil.  Huldiger  (Ph. 
Tranchant  de  Laverne),  Le  Conservateur,   1800,   T.   II,   p.  92  et  suiv. 

Traité  du  droit  des  gens,  dédié  aux  souverains  alliés  et  ù  leurs  minis- 
tres, extrait  d'un  ouvrage  de  Kant,  Paris,  1814.  Quelques  pages  extraites 
de  la  Doctrine  du  droit  formaient  tout  ce  «  Traité  »,  qui  était  précédé  de 
ces  mots  :  «  L'importance  du  moment  nous  a  engagé  à  le  mettre  en 
français.  Kant  semble  avoir  écrit  de  pressentiment  ;  ses  vues  s'adaptent 
aux  circonstances  actuelles.  Les  Souverains  alliés  ont  porté  la  civilisation 
morale  dans  la  guerre  et  la  politique,  que  le  préjugé  vulgaire  n'en  croyait 
pas  susceptibles.  D  après  ce  dont  nous  avons  été  témoins  dans  l'espace  de 
peu  de  jours,  il  est  permis  d'espérer  que  le  congrès  permanent  qu'on 
propose  ne  restera  pas  un  simple  vœu.  » 

Principes   métaphysiques  de  la   morale,    trad.   par  Tissot,    Paris,    1830, 


48  LA  FORMATION  DE  l'lnFLUENCE  KANTIE^^E   EN   FRANCE 

que  Ja  plupart  des  philosophes  français  de  ce  temps  ne  purent 
faire,  ignorant  la  langue  allemande.  Celte  ignorance  fut  donc 
un  grand  obstacle  à  l'introduction  du  kantisme  en  France,  en 
raison  seulement  de  l'imporlance  que  ces  'difiîcultcs  donnaiant 
aux  commentaires  destinés  à  les  aplanir.  Elles  devenaient  aussi, 
aux  yeux  des  philosophes  français,  un  sérieux  motif  de  s'épar- 
gner la  peine  de  se  mettre  en  mesure  d'étudier  ces  travaux; 
car,  plus  ou  moins  condillaciens,  ils  étaient  généralement  con- 
vaincus, sinon  que  la  science  n'est  qu'une  langue  bien  faite,  au 
moins  que  la  langue  de  la  science  est  une  langue  bien  faite  et 
que  tout  progrès  du  savoir  est  marqué  par  un  progrès  dans  son 
expression.  On  avait  peine  à  croire,  chez  eux,  qu'un  livre 
écrit  dans  le  style  de  la  Critique  constituât  par  lui-même  un 
progrès  réel.  On  voulait  bien  parfois  convenir  que  Kant  a  enve- 
loppé ((  des  vérités  importantes  dans  son  langage  obscur  »  et 
que  «  ses  défauts  mêmes  ont  servi  à  exercer  les  esprits  de  ses 
contemporains  pendant  plusieurs  lustres  »,  comme  disait 
Schweighauser  (25);  mais  on  doutait  toujours  que  ces  efforts 
eussent  abouti  à  donner  à  ces  vérités  la  forme  claire  et  stable 
qui  les  eût  rendues  communicables  sans  altération,  et  en  eût 
ainsi  fait  des  acquisitions  définitives  pour  l'humanité.  On  en 
revenait  à  douter  de  la  possibilité  de  retrouver  chez  Kant 
ces  prétendues  vérités,  et  Schweighauser  avait  beaucoup  plus 
de  chances  d'être  cru,  lorsque,  cherchant  à  expliquer  pourquoi 
le  kantisme  et  les  systèmes  qui  en  sont  issus  ont  réussi  chez  les 


(25)  Sur  Vclat  actuel  de  la  philosophie  en  Allemagne,  par  G.  Schweig- 
hauser ;  Archives  liltéraires  de  l'Europe,  1804,  T.  I,  p.  192.  Fils  de  l'hellé- 
niste Jean  Schweighauser,  Geoffroy  fut  aussi  professeur  de  littérature 
grecque  à  la  Faculté  des  lettres  de  Strasbourg.  Il  lui  paraissait  que  la 
morale  de  Kant,  modifiée  dans  le  sens  de  Jacobi,  constituait  ce  qui  devait 
subsister  de  sa  doctrine.  Ch.  Vanderbourg  énonça  la  même  opinion,  en 
donnant  sa  traduction  d'un  fragment  de  Jacobi  sur  cette  morale,  dans  Le 
Uercure  étranger,  1813,  T.  I,  p.  211-215.  Les  paroles  de  Schweighauser 
que  nous  venons  de  cit'.^r  peuvent  se  rapprocher  de  celles-ci,  d'Emile  Bou- 
trou.x  :  «  Dans  l'analyse  métaphysique,  son  style  [de  Kant]  est  compliqué, 
laborieux,  redondant,  et  s-ouvent  d'autant  plus  obscur  que  l'auteur  s'est 
plus  travaillé  pour  être  clair.  L'œuvre  de  Kant  est  une  pensée  qui  cherche 
sa  forme.  Plus  achevée,  eût-elle  autant  excité  les  intelligences  ?  »  E.  BoU' 
troux,  Eludes  dliisloxre  de  la  philosophie,  1897,  p.  320. 


l'IiNTBODUCTION  de  la  PIIIL030P1HE  KANTIENNE  EN  FRANCE      49 

Allemands,  il  disait  :  a  il  faut  à  l'Allemagne...  des  systèmes 
épineux  et  difficiles  que  les  professeurs  de  philosophie  puissent 
commenter  dans  leurs  leçons  et  dans  leurs  ouvrages;..,  il  faut 
que  les  adeptes  puissent  s'y  rallier  et  composer  une  espèce  de 
secte  ou  de  corporation  séparée  des  autres  hommes,  par  leurs 
opinions  et  par  un  langage  particulier  »  (26). 

Les  petits  écrits  dont  nous  venons  de  nous  occuper  —  et 
ceux  que  nous  négligeons  n'apprennent  rien  d'autre  —  suf- 
fisent à  nous  avertir  que  les  interprétations  que  nous  allons 
analyser,  celles  de  Villers  et  de  Kinker,  toutes  simples  qu'elles 
paraissent  aujourd'hui,  avaient  .généralement  échappé  aux  lec- 
teurs français.  Presque  tous  se  lassèrent  vite  de  chercher  quel 
sens  pouvait  bien  s'attacher  à  ces  ouvrages,  qui  leur  semblaient 
tissus  des  vices  les  (plus  détestables  qu'on  imputait  alors  à  la 
scolastique;  et,  au  dire  de  Stapfer  (27),  l'ami  de  Villers,  ceux 
qui  persévérèrent  dans  cette  recherche  le  firent  avec  une  telle 
contention  d'esprit  qu'ils  s'égarèrent  souvent  dans  des  subtili- 
tés fort  étrangères  au  kantisme.  L'influence  de  ces  deux  expo- 
sés principaux  du  criticisme  ne  s'étendit  donc  en  France,  pen- 
dant plusieurs  années,  qu'à  un  tout  petit  nombre  de  philo- 
sophes. Les  interprétations  qui  s'y  trouvaient  ne  commencèrent 
vraiment  à  devenir  populaires  que  par  ce  que  Cousin  en  fit 
entrer  dans  ses  leçons  et  dans  ses  livres. 


(•26)  Sur  Vélat  actuel..,   p.   20."). 

[Tt)  P--A.  Stapfer,  Mélanges,  T.  I,  p.  ISu.  Sur  Stopîer,  voy.,  plus  bas, 
p.  98,  note  iOG. 


CHAPITRE  III 


Charles  Villers 

A  mesure  que  se  sont  multipliés  les  exposés  français  de  la 
philosophie  de  Kant,  Charles  Villers  et  son  œuvre  sont  entrés 
davantage  dans  l'oubli;  si  bien  qu'aujourd'hui,  chez  les  phi- 
losophes, on  se  souvient  à  peine  de  son  nom.  Quelques-uns, 
cependant,  qui  ont  eu  l'occasion  de  lire  son  livre  sur  Kant, 
tout  en  le  jugeant  inexact,  l'ont  trouvé  fort  curieux  (i).  Non 
seulement  il  tient  dans  l'histoire  du  kantisme  en  France  la 
place  que  lui  ont  reconnue  Barni,  Fr.  Picavet,  E.  Boulroux; 
mais  même  pour  l'étude  de  la  Critiqua,  l'examen  de  ce  livre 
n'a  pas  paru  sans  intérêt  à  Vaihinger,  qui,  entre  autres  passages, 
indique  comme  l'une  des  meilleures  la  descriplion  qui  y  est 
faite  de  l'effervescence  qui  signala  en  Allemagne  l'avènement 
du  criticisme  (2). 

Villers  ne  s'est  pas  donné  exclusivement  à  la  spéculation 
philosophique.  Dans  sa  vie  et  dans  ses  écrits  il  y  avait  de 
quoi  fixer  l'attention  des  historiens  de  la  littérature  occupés  è 
rechercher  les  sources  de  l'influence  allemande  sur  les  lettre» 
françaises.  Ils  ont  donné  de  ses  aventures,  mêlées  aux  événe- 
ments politiques  et  littéraires  de  son  temps,  des  récits  très  dé- 

(1)  A.  Bertrand,  Introduction  au  recueil  Science  et  psychologie  d'œu- 
vres  de  M.  de  Biran,  p.  XXIX. 

(2)  Vaihinger,  Commentar,  T.  I,  p.  9.  II  cite  encore  Villers  aux  p.  182, 
189,  199,  570,  455  ;  T.  II,  p.  47,  Oô,  72,  108,  189,  lOlJ,  225,  251,  24i, 
427,  518. 


52  LA   FOivMATIOiN  DE  L  INFLUENCE   KANTIENNE  EN  FRANCE 

taillés  (3),  dont  nous  allons  rappeler  brièvement  les  princi- 
paux traits. 

Charles  Villers  (appelé  souvent  Charles  de  Villers)  naquit 
en  17G5  à  Boulay,  petite  ville  de  Lorraine.  Son  père,  bour- 
geois austère,  rigide  observateur  de  sa  religion,  exerçait 
la  charge  d'inspecteur  particulier  des  finances;  sa  mère  était 
d'extraction  noble.  Ils  l'envoyèrent  au  collège  des  Bénédictins 
de  Saint-Jacques,  à  Metz,  oiî  il  fit  ses  premières  études.  Il  de- 
vint officier  dans  le  corps  royal  d'artillerie,  et,  durant  sa 
brève  carrière  militaire,  résida  à  Toul,  puis  à  Strasbourg, 
à  Melz  et  à  Besançon.  Dans  ces  villes,  il  n'y  eut  pas  de  réunion 
mondaine  où  l'on  ne  le  désirât,  dès  qu'on  connut  le  véritable 
talent  d'acteur  qu'il  déployait  dans  les  comédies  de  salons, 
ainsi  que  le  charme  de  sa  conversation,  qui  ira  grandissant 
et  sera  très  goûté  de  M"®  de  Staël,  de  Benjamin  Constant  et 
des  nombreux  hommes  de  lettres  et  savants  français  ou  alle- 
mands qui  le  fréquenteront.  Il  débuta  comme  écrivain  par  des 
œuvres  légères.  A  Metz,  il  se  fit  admettre  dans  une  société 
de  magnétiseurs,  «  l'Harmonie  ».  A  Besançon,  il  composa 
un  traité  de  magnétisme,  sous  forme  de  roman  intitulé  le 
Magnétiseur  amoureux  (4),  où  le  mesmérisme  était  considéré 
moins  comme  un  art  de  guérir  que  comme  la  base  d'une  mé- 

(5)  Sur  Villers  on  peut  consulter  :  P.-A.  Stapîer,  Villers,  dans  la  Bio- 
graphie universelle  ;  E.-A.  Bégin,  Villers,  .l/i"e  de  Rodde  et  j/""*  de  Staël 
(Metz,  18Ô9)  ;  Isler,  Briefe  von  B.  Constant,  Gœthe,  Grimm,  Guizot,...  an 
Villers  (Hambourg,  1879  et  1885)  ;  J.  Texte,  Les  origines  de  l'inllucnce  alle- 
mande dans  la  littérature  Irançaise  du  dix-neuvième  siècle,  dans  la  Revue 
d'histoire  littéraire  de  la  France,  1898  ;  Paul  Gautier,  Un  idéologue  sous 
le  Consulat,  dans  la  Rev.  des  Deux-Mondes,  Mars,  1906  ;  Hazard,  Le  Spec- 
tateur du  Nord,  dans  la  Rev.  d'hisl.  littér.  de  la  France,  1906  ;  Louis  Witt- 
mer,  Charles  de  Villers,  un  intermédiaire  entre  la  France  et  rAllcmagne,  et 
%m  précurseur  de  M^^  de  Staël  (Genève  et  Paris,  1908)  ;  du  même  auteur, 
Quelques  mots  sur  Charles  Villers  et  quelques  documents  inédits,  dans  le 
Bulletin  de  Vlnstitut  national  genevois,  T.  XXXVIII,  1909,  p.  555-374  ; 
Haussonville,  jl/'"^  de  Staël  et  M.  Necker,  d'après  leur  correspondance  iné- 
dite, dans  la  Rev.  des  Deux-Mondes,  déc.  1915.  L'ouvrage  de  M.  Wittmer, 
le  mieux  documenté  de  tous,  est  riche  de  renseignements  puisés  dans  les 
papiers  de  Villers,  dont  la  plus  grande  partie  appartient  à  la  Bibliothèque 
de  Hambourg. 

(4)  1787,  La  Bibliothèque  Victor  Cousin  en  possède  le  manuscrit,  qui 
porte  le  titre  :  Le  métaphysicien  amoureux  et  magnétiseur, 


CHARLES  VILLER8 


53 


taphysique  spiritualiste.  C'est  alors  que  l'attirèrent  les  études 
sérieuses.  Puis  la  Révolution  éclata.  D'abord  il  en  approuva 
les  principes.  Mais  bientôt  les  actes  de  ceux  qui  la  menaient 
lui  parurent  intolérables;  il  les  attaqua  dans  plusieurs  écrits, 
notamment  dans  son  livre  De  la  liberté,  en  faveur  de  la  mo- 
narchie. Il  dut  s'exiler  et  ne  revint  en  France  que  pour  de 
courts  séjours.  Il  se  joignit  à  l'armée  du  prince  de  Condé. 
Après  la  défaite,  il  passa  quelque  temps  dans  plusieurs  villes 
allemandes,  s'arrêta  à  Gœttingue,  en  1796,  pour  y  étudier 
dans  l'université.  A  Gœttingue  demeuraient  l'historien  Schlot- 
zer  et  sa  fille  Dorothée,  qui  portèrent  un  vif  intérêt  à  cet  élé- 
gant homme  d'esprit.  Cette  rencontre  allait  imprimer  à  son 
activité  l'orientation  qui  fit  l'originalité  de  son  œuvre.  En 
1797,  parti  pour  la  Russie,  où  l'attendait  son  frère  qui  devait 
lui  procurer  une  situation,  il  retrouva  sur  sa  route,  à  Lubeck, 
Dorothée  devenue  IVP®  de  Rodde.  Elle  le  persuada  de  quitter 
son  projet,  pour  rester  auprès  d'elle.  Conseillé  par  elle  et 
par  des  hommes  tels  que  Jacobi  et  Gerstenberg  (5),  qu'elle  lui 
fit  connaître,  il  approfondit  ses  études  germaniques.  Il  se 
passionna  pour  toutes  les  choses  de  l'Allemagne,  admira  ses 
poètes,  ses  philosophes,  ainsi  que  la  simplicité  des  mœurs  de 
ce  peuple,  et  il  crut  reconnaître  à  la  base  comme  au  sommet 
de  tout  ce  que  la  pensée  allemande  a  produit  de  grand  et  de 
solide  le  luthéranisme  et  le  kantisme.  Révéler  aux  Français 
l'Allemagne  littéraire  et  philosophique  fut  dès  lors  le  but  de 
sa  vie.  Par  ses  écrits  sur  Kant  il  ne  réussit  d'abord  qu'auprès 
de  M"^  de  Staël,  qui  plus  tard  lui  fit  beaucoup  d'emprunts. 
Son  ouvrage  principal.  Philosophie  de  Kant,  ou  principes  fon- 
damentaux de  la  philosophie  transcendentale,  (Metz,  1801),  fut 
annoncé  par  la  presse  française  comme  un  livre  inintelligible, 
comme  un  exposé  amphigourique  d'une  doctrine  vantée  avec 
l'emphase  la  plus  ridicule,  où  l'on  comprend  seulement  que 

(5)  Voy.  Gersfcnhrrg,  Vcrmis:chir  Srhrifirn,  Allona,  1810,  T.  III.  f,p- 
meinscliallliches  Princip  der  (heorisclien  unil  pmhlixchrn  Philosuphic,  An 
Herrn  Charles  Villers,    1802. 


54  LA  POT\M.VTION  DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

0€t  interprète  aussi  nébuleux  qu'enthousiaste  voit  dans  la  na- 
tion allemande  la  seule  savante  et  la  seule  vertueuse,  et  qu'il 
ne  trouve  en  France  que  dédain  pour  la  vraie  science  et  habi- 
leté à  prêter  des  grâces  au  vice.  Attaquant  ceux  qu'il  présu- 
mait disposés  à  combattre  les  idées  qu'il  voulait  propager,  ou 
répondant  aux  critiques  que  ses  écrits  provoquaient,  presque 
toujours,  en  effet,  il  se  montra  un  polémiste  violent,  mala- 
droit, ne  rappelant  nullement  l'homme  aimable  dont  parlaient 
ceux  qui  l'avaient  approché.  M™®  de  Staël  lui  déclara  que, 
selon  son  propre  sentiment,  c'est  cette  brutalité  qui  détermina 
l'échec  de  son  apostolat  kantien.  —  Il  fut  plus  heureux  avec 
son  Essai  sur  la  Réformation  de  Luther  (i8o/i),  qu'il  avait 
composé,  comme  le  lui  avaient  conseillé  plusieurs  de  ses 
amis  et  notamment  Cuvier,  pour  un  concours  de  l'Institut, 
oii  il  remporta  le  prix.  Cet  Essai  lui  acquit  une  grande  con- 
sidération chez  tous  les  Français  que  le  Concordat  avait  mé- 
contentés et  dans  les  pays  protestants.  Il  eut  plusieurs  traduc- 
teurs allemands,  deux  anglais,  dont  James  Mill,  un  suédois, 
un  hollandais.  L'Institut  voulut  encore  marquer  le  cas  qu'il 
convenait  de  faire  de  cet  ouvrage,  en  nommant  son  auteur 
membre  correspondant.  —  Les  malheurs  que  l'invasion  appor- 
ta à  la  ville  de  Lubeck  lui  ôtèrent  le  loisir  de  faire  connaître 
plus  profondément  aux  Français  les  idées  allemandes.  Il  s'em- 
ploya à  réclamer  aux  envahisseurs  moins  de  dureté  dans  leur 
domination;  mais  il  le  fit  avec  tant  de  véhémence  et  si  peu 
de  sens  politique  qu'il  finit  par  irriter  Davout,  qui  le  fit 
expulser.  Il  alla  à  Cassel  et  à  Gœltingue,  accompagné  de  M"* 
de  Rodde,  que  la  faillite  de  son  mari,  causée  par  le  blocus, 
menaçait  de  ruiner  (G).   Apprenant  que  le  gouvernement  im- 

(6)  Victor  Cousin  a  consacré  quelques  pages  de  ses  Souvenirs  iVAlIe- 
waqnr  h  Mme  rie  Rodfle,  «  que  la  nature  fit  belle,  que  son  père  fit  savante  ». 
Elle  fut  des  personnes  qu'il  pria  de  Finstruire  de  la  philosophie  allemande, 
lors  de  son  voyage  de  1817,  deux  ans  après  la  mort  de  Villers.  Voici  ce 
qu'il  dit  sur  elle,  ainsi  que  sur  les  visites  qu'il  lui  fit,  après  avoir  raconté 
qu'aiissitôt  qu'elle  eut  achevé  de  fortes  éludes,  on  la  maria  à  un  riche 
négociant.  «  Elle  s'ennuya,  et  trouva,  dit-on,  un  ami  pour  toute  la  vie 
dans  un  officier  français  chassé  de  son  pays  par  la  tourmente  révolution- 
naire. Il  avait  toujours  eu  le  goût  des  belles  choses  ;  elle  lui  donna  celui 


CnARLES  VILtERS  55 

pérîal  projetait  de  transformer  de  fond  en  comble  les  univer- 
sités de  Westphalie,  il  intercéda  pour  elles  auprès  de  Jérôme 
Bonaparte.  Il  fut  nommé  professeur  à  GkBttingue.  —  La  fa- 
veur dont  il  jouissait  à  la  cour  du  roi  Jérôme,  qui  lui  avait 
permis  de  sauver  l'intégrité  des  universités  de  Gœttingue,  de 
Marbourg  et  de  Halle,  lui  avait  cependant  suscité  des  enne- 
mis ja'loux  qui,  redevenus  puissants  après  i8i4,  le  firent  des- 
tituer, et  même  bannir  de  Gœttingue,  au  mépris  de  la  recon- 
naissance que  l'Allemagne  lui  devait  pour  ses  multiples  ser- 
vices. Avec  l'appui  de  ses  amis,  il  obtint  que  cette  ingratitude 
fût  en  partie  réparée  :  on  ne  l'obligea  pas  de  partir.  Mais  il 
avait  été  si  affecté  de  s'être  cru  renié  par  cette  Allemagne  sa- 
vante à  laquelle  il  n'avait  cessé  de  se  dévouer,  que  ses  forces, 
déjà  affaiblies,  ne  purent  longtemps  le  soutenir.  Il  était  mou- 

des  choses  solides.  Elle  ne  pouvait  ennoblir  son  cœur,  mais  eîle  forma  sa 
tôte,  encouragea  et  partagea  ses  travaux,  et  c'est  de  là  qu'est  sorti  M.  de 
Villers.  Depuis,  la  guerre  ayant  ravagé  le  Hanovre  et  les  villes  hanséatiques, 
M™^  de  R.  perdit  sa  fortune  ;  son  ami  mourut  en  1815,  et  je  le  trouvai, 
en  1817,  à  Gœttingen,  mal  remise  de  la  perte  qu'elle  venait  de  faire,  et 
déjà  sur  le  déclin  de  l'âge,  presque  réduite  à  la  pauvreté,  et  consacrant 
le  reste  de  sa  vie  à  soigner  son  vieux  mari  tombé  en  enfance,  et  à  élever 
ses  enfants...  J'avais  une  lettre  pour  Mme  de  R.,  et  presque  tous  les  soirs 
j'allais  passer  une  heure  entre  elle  et  ses  filles.  Mme  de  R.  avait  dû  être 
parfaitement  belle.  Elle  parlait  très  bien  le  français.  Elle  me  frappait  sur- 
tout par  son  grand  sens  et  une  élévation  d'esprit  que  la  malheur  n'avait 
pu  fléchir.  Fidèle  à  Gœttingen  et  à  la  philosophie  d*e  sa  jeunesse,  Kant  était 
son  philosophe  de  prédilection,  et  elle  me  parlait  de  Schelling  comme  au- 
raient pu  le  faire  MM.  Schulze  et  Boutervveck.  .Te  lui  faisais  ma  cour  en  lui 
apprenant  que  je  faisais  connaître  la  philosophie  de  Kant  à  la  France.  Celait 
bien  le  cas  de  lui  dire  un  peu  de  bien  du  livre  de  M.  de  Villers  :  j'eus  la 
bêtise  de  lui  en  dire  du  mal.  J'ignorais  leurs  rapports,  et  j'étais  sévère 
comme  les  jeunes  gens.  Plus  d'une  fois  je  vis  Mme  de  R.  pâlir  à  mes 
injustes  paroles,  sans  comprendre  ce  qu'elle  éprouvait.  Elle  ne  défendit 
jamais  son  ami  ;  elle  ne  prononça  pas  une  fois  son  nom.  Plus  tard,  quand 
j'appris  à  Paris  ce  que  je  ne  savais  pas  à  Gœttingen,  je  fus  tenté  de  repas- 
ser le  Rhin  tout  exprès  pour  réparer  à  force  de  soins  le  mal  involontaire 
que  j'avais  pu  faire  à  une  aussi  bonne  créature...  «  Fragments  et  souvenirs, 
chap.   :  Souvenirs  d'Allemodue,   o«  éd.,   18o7.    p.  116. 

Mme  de  Staël  parla  différemment  de  Mme  de  Rodde.  Elle  jugeait  penn'- 
cieuse  aux  qualités  n.ilurellcs  de  Villers  l'influence  constante  qu'axait  sur 
lui  cette  «  grosse  Allemande  ».  Le  n'tenant  en  Allemagne,  Mme  de  Rodde 
l'aurait  rendu  trop  élranger  à  la  délicatesse  de  goût  qui  ne  doit  jamais 
manquer  à  un  véritable  écrivain  français.  Mais  ce  jugement  porte  la  marque 
de  la  rivalité  qu'il  y  eut,  au  sujet  de  Villers,  entre  ces  deux  femmes.  Voy. 
Haussonville,  art.  cité,   p.  570,  581. 


3  LA  FORMATION  DK   l'iNFLUENCE    KANTIKNNT   EN   FBANCE 

/"ant  lorsqu'on   apprit  qu'il   vonail  d'être  appelé   comme  pro- 
fesseur à  Heidelberg.  Il  mourut  le  26  février  i8i5. 

Villers  est-il  l'antenr  dos  Lettres  Westphallennefi  écrites  par 
Monsieur  le  comte  de  E.  M.  à  Madame  de  H.,  sur  plusieurs  su- 
jets de  philosophie,  de  littérature  et  d'histoire,  et  contenant  la 
description  pittoresque  d'une  partie  de  la  Westphalie  (7)  ?  Elles 
avaient  d'abord  été  attribuées,  par  Quérard,  à  Hyacinthe  Ro- 
mance, marquis  de  Mesmon.  Mais  Tsler  et  M.  Wittmer  ont  ras- 
semblé de  si  bonnes  raisons  de  les  attribuer  à  Villers,  qu'on 
peut  être  certain  qu'il  en  a  écrit  au  moins  une  partie,  comme  le 
dit  M.  Baldensperger  qui  conteste  cependant  que  cette  partie 
soit  celle  qui  a  trait  à  la  philosophie  de  Kant  (8). 

Romance  de  Mesmon  et  Villers  étaient  deux  des  princi- 
paux collaborateurs  du  Spectateur  du  Nord,  revue  française 
rédigée  par  des  émigrés,  éditée  à  Hambourg.  Kant  lisait  le 
Spectateur  du  Nord;  il  parla  en  termes  avantageux  des  articles 
de  Romance  de  Mesmon  (9);  il  estimait  Villers,  le  mettait  au 
premier  rang  de  ceux  qui  essayaient  d'étendre  son  école  à 
l'étranger,  et  paraissait  regretter  qu'il  n'eût  pas  de  succès  en 
France;  c'est  avec  son  agrément  et  sous  son  contrôle  que  fut 
faite  la  traduction  allemande  de  l'article  de  Villers  intitulé 
Critique  de  la  raison  pure  (10). 

Les  indications  sur  la  philosophie  kantienne  données  dans 
les  Lettres  Westphaliennes  doivent  être  maintenues  séparées 
des  autres  écrits  (11)  où  Villers  expose  cette  philosophie;  non 

(1)  Berlin,    1707. 

(8)  Bnldensperp'pr,  compte  rendu  de  l'ouvrage  de  M.  Wittmer,  dans  la 
Hevue  c.ritiqitr   d'histoire   et  de   Httérntnre,   1908.    p.   455. 

(9)  Voy.  la  lettre  du  28  mars  1798,  où  Romance  de  Mesmon  remercie 
Kant  de  son  approbation.  Kanfs  Schriflev.  T.  XII,  p.  255. 

(10)  Ya'hincer,  Brirfr  oiix  drm  Knnthreise,  dans  Atiprensniftche  ]lo7iats- 
srÂrilt.  T.  XVII,  p.  287,  288.  Reicke,  Kantiana,  p.  25,  52,  57. 

(H)  Ce  sont  les  suivants   : 

Notice  littéraire  .tur  ]!.  Knnt  et  sur  Vétal  de  la  mélnpfnisiqiie  en  Alle- 
magrte  au  mortwnt  où.  ce  philosophe  a  commencé  d'ii  faire  sensation,  dans 
le  Spertairur  du  Nord.  1798,  et  dans  Le  Conservateur  (de  François  de  Neuf- 
chàleau),    1800. 

Traduction   de    :   Idée  de  ce  que  pourrait  être   une  histoire  nnirerselle 


CIIAnLES   VILLERS  5? 

pas  tant  parce  qu'il  est  douteux  que  ces  indications  soient  aus«i 
de  Villers,  que  parce  qu'il  y  rèo'ne  une  façon  différente,  plu^ 
voisine  de  l'empirisme  que  du  kantisme,  d'envisager  la  philo- 
sophie en  général. 

Il  est  assez  surprenant  de  voir  que  Stapfer  (12)  les  jugeait 
préférables  par  certains  points  au  grand  ouvrage  de  Villers, 
et  que  Vaihinger  (i3)  y  ait  trouvé  une  «  appréciation  péné- 
trante »  du  criticisme.  Écrites,  comme  toutes  ces  Lettres,  dans 
la  première  manière  de  Villers,  elles  visaient  moins  à  instruire 
qu'à  divertir  ;  elles  n'étaient  pas  du  tout  déplacées,  là  où  elles 
sont,  entre  quelques  badinages  sur  les  variations  des  médecins 
et  quelques  conseils  pour  bien  porter  les  robes  à  la  grecque. 
Voici  la  substance  de  ce  qu'on  y  lit  sûr  les  sciences,  sur  la 
métaphysique,  et  sur  la  philosophie  de  Kant  (ili). 

Il  n'y  a  que  deux  sciences  certaines,  vraies  pour  tous  les 
hommes  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays,  la  mathéma- 
tique et  la  morale.  «  La  morale,  invariable  comme  la  géomé- 
trie, a  été,  est  encore,  et  sera  toujours  la  même.  Si  l'on  en 
excepte  quelques  subtilités,   celle  de  Zoroastre,  de  Pythagore, 

dans  les  vues  d'un  cilmien  du  monde,  dans  le  Spectateur  du  Nord,  1708.  et 
le  Conservateur. 

Critique  de  la  rnison  pure,  cl-ins  le  Spectateur  du  Nord,  1709. 

Philosophie  de  Kant,  ou  princines  fondamentaux  de  la  vhilosnphie  trnvs- 
cendentale,  Melz,  1S01.  Une  réédition  a  élé  faite  en  1830,  à  Utrecht,  au 
moyen  des  souscriptions  de  plus  de  cent  \'ws;t  Hollandais,  dont  les  noms 
sont  donnés  'en  tète  du  volume.  On  v  a  ajouté  l'article  Critique  de  In  raison- 
pure.  I!  ne  p.iraît  pas  que  cette  édition  ait  été  très  répandue  en  France  ; 
nous  n'en  connaissons  qu'un  exemplair^,  qui  appartient  à  la  Bibliothèque 
de  IT'niversilé  de  Paris  ;  M.  Wittmer  en  signale  un  autre  appartenant  au 
British  Muséum.  Les  Lettres  westphalicnnes  sont  aussi  un  ouvrage  très 
rare  ;  l'exemplaire  que  nous  avons  consulté  est  à  la  Bibliothèque  univer- 
sitaire  de   Strasbourc: 

Philosophie  de  Kant,  onerrii  rapide  des  has^s  ef  de  la  direction  de  cette 
philosophie,    fructidor   an   IX,    ISOI.    Rapport   rédigé   pour   Bonaparte. 

Kant  iugè  par  llnstitut,  et  observations  sur  ce  ingénient,  par  un  dis- 
ciple de  Kant,  Paris,  an  X,  1801. 

Emmanuet   Kant,    dnn<;   les   Archives   littéraires   de   VEiirope,    180i,    T.   I. 

02")  Article    de   la    Biographie  universelle. 

f13)  Kantstudien,  1800.  p.  l-i  ;  et  Bricfe  aus  dcni  Kantkreise,  ADprcus- 
sische   Monatsschrift,   T.   XVII,   1880,   p.   287. 

(14")  Parce  qu'il  n'est  pas  très  facile  de  se  procurer  ces  Lettres,  nous 
croyons  bon  d'en  donner,  au  cours  de  ce  résumé,  d'assez  longs  passages. 


58  LA   rnriMATIO.N   de   l'influence  kantienne   en   FRANCE 

de  Coiifucins  fut  celle  de  Socrate,  d'Ëpicure,  de  Jésus  ;  elle  se 
trouve  lia  même  chez  tous  nos  moralistes  modernes,  .  »  (i5) 
Chacune  des  autres  sciences,  toutes  sujettes  à  variations,  a 
deux  parties  :  les  faits,  les  systèmes.  Les  faits  qu'elles  décou- 
vrent sont  la  base  de  leurs  véritables  progrès,  parce  que  sur 
eux  s'établit  un  accord  certain  des  esprits.  C'est  par  eux  seu- 
lement que  le  charlatanisme  peut  être  écarté  de  ces  sciences, 
puisque  de  tout  homme  qui  affirme  la  réalité  d'un  fait  on  est 
toujours  en  droit  d'exiger  qu'il  le  montre.  Les  systèmes,  au 
contraire,  qui  par  quelques  savants  sont  censés  expliquer  les 
faits,  sont  instables,  tôt  ou  tard  abandonnés,  et  remplacés  par 
d'autres  systèmes.  «  On  est  aujourd'hui  coiffé  de  l'oxygène  et 
du  principe  carbonicfue,  comme  on  l'était  jadis  de  la  matière 
subfile  et  des  tourbillons.  L'un  vivra-l-il  plus  longtemps  que 
l'autre  n'a  vécu  ?  »  (i6).  De  plus,  les  systèmes  ou  théories  sont 
la  sphère  oii  le  charlatanisme  se  sent  le  plus  à  l'aise.  Aussi, 
dans  la  métaphysique,  qui  n'est  faite  que  de  théories,  semble- 
t-il  inexpugnable. 

Il  y  a,  entre  nous  et  la  nature  intime  des  choses  et  des 
âmes,  que  les  théories  tentent  vainement  de  pénétrer,  comme 
une  grande  muraille  que  nul  homme  ne  peut  franchir.  Les 
métaphysiciens  ont  voulu  nous  faire  croire  que  grâce  à  eux 
nous  pourrions  voir  au  delà.  Ce  sont  tous  «  de  brillants  im- 
posteurs qui  ont  couvert  la  grande  muraille  de  perspectives, 
de  vues  artistemenl  coloriées  ;  si  bien  que  l'œil  surpris  ne 
voyait  plus  de  muraille,  et  se  perdait  avec  plaisir  dans  ces 
lointains  magiques  ».  Chacun  d'eux  n'est  venu  gratter  la  pein- 
ture de  son  prédécesseur  que  pour  en  faire  une  autre.  Bacon, 
Locke  et  quelques  doutcurs  nous  ont  tout  au  plus  fait  sentir 
la  muraille.  Mais  enfin  Kant  est  venu  ;  «  assis  près  de  là  sur 
un  rocher,  il  nous  monlre  du  doigt  cette  barrière  insurmon- 
table qui  nous  cache  les  causes  et  les  premiers  ressorts  de 
l'univers.  Sentinelle  vigilante,  Kant  semble  placé  'là  pour  écar- 

(ITi)  Lrllres  wcxlph.,   p.  l,")?. 
(10)  Ibid.,   p.    141. 


CïïABLEg   VILLEÎIS 


50 


ter  à  l'avenir  tout  imposteur  qui  voudrait  encore  venir  fasci- 
ner les  yeux...  C'est  un  raisonneur  désespérant  pour  les  gens 
qui  se  payent  de  phrases  et  de  rhétorique.  Gare  avec  lui  aux 
faux  monnayeurs  1  »  Athées,  déistes,  théologiens,  spinozistes, 
voient  la  vanité  de  leurs  systèmes  dévoilée  par  le  sage  univer- 
sel.  «  Il  leur  fait  ainsi  un  sévère  procès,  dont  'l'issue  est  de 
les  déclarer  aux  yeux  du  monde  entier  atteints  et  convaincus 
de  charlatanisme,  trompant  les  autres  après  s'être  trompés 
eux-mêmes  ;  mais  cela  d'une  manière  si  pressante,  si  directe, 
si  géométrique,  qu'il  n'y  a  pas  le  petit  mot  à  répliquer.  »  Sa 
Critique  n'est  pas  autre  chose  qu'une  excellente  définition  du 
mot  science.  Elle  «  apprend  ce  que  c'est  que  de  savoir,  chose 
que  tant  de  savants  ignorent,  et  qui  nous  fait  voir  que  nous 
savons  assez  peu  de  chose.  »  Il  résulte  de  cette  Criticjue  une 
connaissance  exacte  de  nos  facultés  et  de  leurs  bornes,  a  un 
discernement  sûr  touchant  ce  que  nous  pouvons  savoir,  et  un 
doute  savant  et  raisonné  à  l'égard  des  choses  dont  la  connais- 
sance nous  est  impossible  à  acquérir.  Jamais,  madame,  le 
scepticisme  n'a  été  réduit  en  un  système  aussi  bien  étayé... 
Mais  quoi,  dircz-vous,  l'on  détruit  tout,  l'on  renverse  tout  ; 
que  m.ettra-t-on  à  la  place  ?  Ce  qu'on  y  mettra  ?  Rien,  ma- 
dame ;  la  grande  m.uraille.  —  Ne  croyez  pas  cependant  que 
nous  perdions  tout  à  ce  marché.  Depuis  qu'on  ne  fait  plus 
tant  d'incursion?  dans  le  pays  des  causes,  on  cultive  mieux 
celui  qui  nous  est  ouvert...  :  la  science  des  faits  a  gagné  tout 
ce  que  la  science  des  causes  a  perdu.  Ne  pensez  pas  non  plus 
qu'on  veuille  donner  dans  un  autre  extrême,  et  follement  dou- 
ter de  tout.  Cette  question  du  doute  universel  est  elle-même 
regardée  comme  oiseuse...  Malebranche  considérant  ce  point, 
dit  avec  grande  raison,  que  l'existence  des  objets  extérieurs 
ne  peut  être  rigoureusement  démontrée,  et  que  pour  croire 
qu'il  existe  réellement  quchfue  chose  hors  de  nous,  il  faut 
se  payer  de  cette  raison,  que  Dieu  ne  voudrait  pas  nous  trom- 
per. Voilà  certes  un  l)oau  champ  ouA'ert  pour  les  doutcurs  ; 
ce  ne  sera  pas  moi  qui  y  entrerai  ;  j'ai  bien  trop  de  plaisir, 
madame,  à  croire  que  vous  existez,  qu'il  existe  chez  vous  un 


6o  LA  FORMATION  DE   l'iNFLUE>CE   KANTIENNE  EN  FRANCfi 

pou  d'amitié  pour  moi  ;  et  je  dirai  avec  Malebranche,  qu'en 
vérité  l'attrape  serait  un  peu  trop  forte.  »  (17) 

Villers  quittera  cette  manière  d'écrire.  Sur  les  systèmes, 
et  principalement  sur  leur  rôle  dans  les  sciences  de  la  nature, 
il  adoptera  une  opinion  toute  différente.  Une  étude  plus  sé- 
rieuse du  kantisme  lui  apprendra  qu'il  n'y  a  pas  de  science 
qui  ne  soit  systématique,  et  «  qu'il  n'y  a  que  les  têtes  systé- 
matiques qui  sachent...  mettre  à  profit  la  réalité  de  l'expé- 
rience ».  Les  échecs  des  systèmes  métaphysiques,  expliquera- 
t-il,  avaient  entraîné  dans  im  même  discrédit  tous  les  sys- 
tèmes ;  ((  la  confusion  était  si  grande,  que  Vesprit  systématique 
était  honni  et  repoussé  des  sciences  humaines...  Les  gens  su- 
perficiels croyaient  avoir  tout  dit  contre  une  opinion,  quand 
ils  avaient  dit  :  c'est  un  système  »  (18),.  C'est  qu'on  ne  pos- 
sédait pas  encore  le  moyen  de  discerner  les  systèmes  spécu- 
latifs légitimes  d'avec  ceux  qui  ne  le  sont  pas,  moyen  que 
Kant  a  donné  en  démontrant  que  les  premiers  principes  ne 
peuvent  concerner  que  les  objets  sensibles.  Et  Villers  en 
viendra  à  considérer  l'idée  de  système  ou  d'unité  systéma- 
tique comme  l'idée   dominante  du   rationalisme  kantien. 

Le  mauvais  accueil  que  les  Français  firent  à  sa  Philoso- 
phie de  Kant  ne  fut  pas  dû  seulement  aux  injures  qui  leur 
étaient  adressées  presque  à  chaque  page,  mais  encore  à  ce  que 
ce  livre  ne  leur  permettait  pas  de  saisir  ces  fortes  théories 
annoncées  par  son  auteur,  auprès  desquelles  celui-ci  voulait 
que  leurs  propres  opinions  leur  parussent  méprisables.  Villers 
avait  été  trop  obscur.  Ils  accusaient  l'incorrection  de  son 
style  et  surtout  l'emploi  de  termes  techniques  mal  définis.  On 
doit  leur  accorder  qu'il  y  avait  du  trouble  dans  son  interpré- 
tation du  kantisme,  et  du  désordre  dans  la  composition  de 
l'exposé  qu'il  en  avait  fait.  Nous  pourrons  atténuer  notable- 
mrul  ce  dernier  défaut  et  rendre  celle  iiiter()rétatiou  d'autant 
plus  claire,   sans  risquer  de  la  cliaiigi^r  ;   il   nous  suffira   pour 

(\i)  ihid.,  p.  ]m-\u. 

(18)  Philosophie  de  Kant,   p.  555. 


CHAULES   VIIXERS  6l 

cela  de  suivre  l'ordre  des  idées  indiqué  dans  le  résumé  que 
Villers  écrivit  sur  la  demande  de  Napoléon  Bonaparte.  Ce 
résumé  très  bref  peut  se  réduire  encore  à  ces  traits  essentiels  : 

L'homme  connaît  des  objets,  c'est  un  être  cognitif.  11 
veut,  il  agit  ;  c'est  un  être  actif.  Comment  connaît-il  les  cho- 
ses ?  Gomment  doit-il  agir  ?  Ce  sont  là  les  deux  questions 
principales  de   la  philosophie. 

Suivant  la  doctrine  à  la  mode  en  France,  l'homme  con- 
naît par  >la  sensation,  toute  son  intelligence  est  dans  le  mé- 
canisme de  la  sensation  ;  il  agit  ou  se  détermine  mécanique- 
ment, sous  l'impulsion  des  désirs,  de  l'intérêt,  de  l'amour- 
propre  :  il  est  dépourvu  de  liberté.  «  La  sensualité  et  l'immo- 
ralité que  flattent  de  tels  principes,  l'esprit  de  secte,  l'admira- 
tion pour  l'Anglais  Locke  ont  soutenu  longtemps  cette  doc- 
trine ».  EMe  est  impuissante  à  résoudre  le  problème  spécula- 
tif :  a  d'où  procède  la  nécessité  de  certaines  lois  universelles 
que  l'esprit  reconnaît  dans  la  nature  ?  d'où  procède  la  certi- 
tude des  mathématiques  pures  ?  »  Elle  enseigne  qu'il  faut 
s'appuyer  sur  l'expérience  ;  mai^  elle  n'explique  pas  ce  que 
c'est  que  cette  expérience,  ni  ne  dit  sur  quoi  elle  repose.  Sa 
réponse  au  problème  pratique  revient  à  anéantir  la  respon- 
sabilité de  l'homme,  son  idée  du  devoir,  sa  dignité  ;  elle 
tend  à  étouffer  en  lui  la  conscience  morale.  Elle  le  dégrade  et 
le  désespère.  Elle  rend  impossible  toute  morale,  privée  ou 
publique. 

Résolvant  des  problèmes  que  les  sectateurs  de  celte  misé- 
rable doctrine  n'ont  pas  même  aperçus,  dissipant  leurs  erreurs 
sur  ceux  qu'ils  ont  cru  résoudre,  la  philosophie  critique  de 
Kant  apporte  le  remède  aux  maux  que  ces  hommes  ont  sus- 
cités. 

Descartes  avait  montré  que  les  couleurs,  les  sons,  etc., 
n'existent  point  dans  les  objets  extérieurs,  mais  sont  des  mo- 
difications de  nos  sens,  que  nous  transportons  dans  les  objets. 
Kant  et  allé  plus  loin  dans  la  même  voie  :  il  a  montré  qu'à 
l'impression  venue  du  dehors  se  mêle  'l'impression  de  notre 


02  LA  FORMATION   DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE   EN   FKANCE 

propre  manière  de  sentir,  de  percevoir,  de  juger  ;  de  telle 
sorte  que  ce  que  nous  croyons  reconnaître  dans  les  choses 
n'est  que  le  jeu  de  notre  propre  organisation  intellectuelle,  de 
notre  propre  manière  de  connaître  et  de  juger.  L'image  d'un 
objet  reflétée  par  un  miroir  n'est  pas  seulement  produite  par 
l'objet,  «  il  faut  encore,  pour  sa  confection,  le  concours  des 
dispositions  inhérentes  au  miroir  ».  Deux  miroirs  de  consti- 
tutions différentes,  un  miroir  plan  et  un  sphérique,  reflé- 
teraient deux  images  différentes  d'un  môme  objet  ;  parce  que 
leurs  modes  de  recevoir  l'image,  leurs  formes  perceptives  se- 
raient différentes.  Des  aliments  introduits  dans  l'estomac  y 
seront  transformés  autrement  qu'ils  ne  le  seraient  dans  un  sim- 
ple récipient  mis  sur  le  feu.  De  même  que  l'organe  digestif 
a  une  manière  qui  lui  est  propre  de  transformer  les  aliments, 
l'organe  cognitif  de  l'homme  a  ses  formes  à  lui,  sa  constitu- 
tion intrinsèque,  sa  manière  d'être  propre,  qui  modifie  toutes 
les  impressions  qu'il  reçoit.  L'espace,  le  temps  (avec  leurs  pro- 
priétés sur  lesquelles  se  fondent  la  géométrie  et  l'arithmétique 
pures),  les  conceptions  d'unité,  de  totalité,  de  substance,  de 
cause  et  d'effet,  d'action  et  de  réaction,  ne  sont  que  «  l'im- 
pression des  formes  inhérentes  à  notre  organe  cognitif  ».  De 
cette  façon  se  trouve  démontré  comment  ces  lois  et  ces  for- 
mes, qui  nous  appartiennent,  doivent  nous  apparaître  ainsi 
que  des  lois  et  des  formes  certaines,  universelles,  nécessaires 
de  toutes  les  choses  que  nous  percevons.  Mais  en  même  temps 
il  est  démontré  que  ces  lois  et  ces  formes  qui  constituent  les 
choses  sensibles,  ne  sont  nullement  les  'lois  et  les  formes  des 
choses  en  elles-mêmes.  On  ne  peut  donc  dire  (jue  l'homme  soit 
en  lui-même  soumis  au  mécanisme  nécessaire  des  causes  et 
des  effets.  On  ne  peut  dire  que  tout  soit  matière  ;  puisque  la 
matière,  c'est-à-dire  l'étendue,  n'est,  ainsi  que  les  couleurs  et 
les  sons,  qu'un  produit  idéal  de  notre  mode  de  recevoir  des 
sensations.  Il  n'y  a  plus  de  mécanisme  dans  les  choses  en  soi. 
L'homme  est  aussi  un  être  en  soi,  une  chose  indépen- 
dante de  la  manière  dont  il  se  voit  et  se  juge  par  l'entremise 


CHARLES    VILLERS  63 

de  ses  sens  et  de  son  entendement.  Il  agit,  il  veut  spontané- 
ment, il  a  une  conscience  qui  blâme  ou  approuve,  qui  pro- 
nonce {(  tu  dois  »  ou  «  tu  ne  dois  pas  ».  Voilà  la  seule  des 
réalités  que  l'homme  puisse  saisir.  Ici  le  moi  intime  se  mani- 
feste immédiatement  au  moi.  Cette  conscience  n'est  plus  su- 
bordonnée aux  calculs  et  aux  raisonnements  de  la  faculté  co- 
gnitive;  elle  est  affranchie  de  toute  apparence  de  mécanisme, 
de  causalité,  de  soumission  aux  lois  physiques. 

C'est  ainsi  que  Kant,  par  sa  théorie  de  la  connaissance,  a 
mis  au-dessus  de  toute  attaque  la  liberté,  la  conscience  du  de- 
voir, la  croyance  en  une  justice  suprême  et  en  l'immortalité 
de  l'âme.  Il  est  vrai  que  le  détail  de  sa  doctrine  est  difficile  à 
suivre,  que  le  chemin  par  où  il  mène  est  semé  d'arduosités; 
«  mais  pour  triompher  des  triomphes  de  la  spéculation,  il  a  ' 
fallu  se  montrer  plus  fort  en  spéculation  que  tous  les  sophistes; 
pour  terrasser  la  métaphysique,  il  a  fallu  être  le  plus  subtil 
et  le  plus  vigoureux  des  métaphysiciens  )). 

Villers  terminait  son  rapport  à  Bonaparte  par  ces  mots  : 
«  Ceux  qui  veulent  entraver  les  progrès  de  l'humanité  et  étouf- 
fer les  nouvelles  lumières,  ne  réussissent  que  momentanément; 
l'oubli  ou  la  risée  des  générations  à  venir  les  attend,  quelle 
qu'ait  été  à  d'autres  égards  leur  renommée  et  leur  considé- 
ration  personnelle.    »   (19) 

(19)  Ce  rapport  n'a  guère  été  connu  du  public  que  pnr  l'analyse  infi- 
dèle et  les  critiques  malveillantes  insérées  dans  le  Moniteur  du  '26  bru- 
maire, an  X.  Villers  ne  l'avait  fait  imprimer  qu'en  un  petit  nombre  d'exem- 
plaires, dont  quelques-uns  ont  été  retrouvés  en  Allemagne.  VorlEsnder  en 
a  donné  une  réimpression,  précédée  dune  note  de  Yaihinger,  dans  les 
Kantstudien  (T.  III,  1899,  p.  1-9),  d'après  un  exemplaire  qui  avait  appar- 
tenu à  Goethe.  On  pense  habituellement  que  Bonaparte  ne  prêta  pas  grande 
attention  à  ce  rapport,  quoique  les  précisions  manquent  sur  ce  point.  Ln 
mot  de  lui,  rapporté  par  Frédéric  de  Matîhisson  dans  ses  Erinnenmgen, 
atteste  qu'il  accueillit  plus  dune  fois  l'occasion  de  prendre  quelque  idée 
de  la  nouvelle  philosophie.  A  Genève,  raconte  Matthisson,  il  accorda  quel- 
ques instants  d'attention  à  un  disciple  fervent  de  Kant,  qui  les  avait  solli- 
cités. Mais  le  talent  de  cet  apôtre,  trop  inégal  à  son  zèle,  ne  lui  permit  de 
prononcer  qu'un  discours  embrouillé.  Peu  de  temps  après,  comme  il  con- 
duisait son  armée  en  Italie,  il  fit  une  halte  non  loin  de  Lausanne  et  de- 
meura environ  une  demi-heure  à  l'ombre  d'un  châtaignier  avec  Berthier  et 
d'autres   officiers.   L'ayant   aperçu,    le   professeur   Levade   s'approcha   et   se 


64  LA  FORMATION    DE   l'iNFLUENCE   KANTIE.NNE   EN   FRANCE 

Traitons  maintenant  l'ouvrage  de  Villers  comme  étant  le 
développement  de  l'Aperçu  qu'il  en  a  lui-mènic  extrait,  nous 
obtiendrons  une  vue  aussi  nette  que  possible  de  la  philosophie 
kantienne  telle  qu'il  voulait  qu'elle  fût  comprise. 

D'abord  nous  le  voyons  présenter  le  kantisme  comme  le 
moyen  de  relever  de  leur  ruine  les  moeurs  et  la  pensée  fran- 
çaises, dont  la  première  chute  avait  été  d'abandonner  le  carté- 
sianisme pour  l'empirisme  et  le  sensualisme.  Il  accorde  que 
l'école  cartésienne  n'était  pas  irréprochable.  Il  lui  paraît  que 
Descartes  lui-même,  oubliant  trop  souvent  sa  résolution  de  ne 
se  rendre  qu'à  l'évidence,  s'est  jeté  dans  un  dogmatisme  très 
téméraire,  et  que  ses  disciples,  plus  infidèles  encore  à  sa  mé- 
•  thode,  ont  avancé  des  hypothèses  insoutenables.  Mais  cela  ne 
saurait  excuser  à  ses  yeux  nos  soi-disant  philosophes  d'avoir 
faussement  conclu,  de  ce  que  l'école  cartésienne  est  tombée 
dans  quelques  erreurs,  que  les  principes  dont  elle  était  partie 
étaient  eux-mêmes  erronés.  Par  cette  faute  ils  sont  tombés  plus 
bas  qu'elle,  et  Villers  trouve  la  philosophie  en  France  réduite 
à  néant.  On  s'y  contente  de  connaissances  superficielles,  on  re- 
cherche surtout  le  talent  de  la  conversation  spirituelle  et  aisée, 
on  s'imagine  que  le  degré  de  culture  d'une  nation  doit  s'esti- 
mer suivant  le  plus  ou  moins  d'élégance  du  style  de  ses  écri- 
vains; ainsi  les  Chinois  pensent  que  la  culture  consiste  «  dans 
le  secret  des  belles  porcelaines  et  des  beaux  vernis»  .  C'est 
la  barbarie  du  bel  esprit.  Les  Français  ne  savent  plus  appré- 
cier des  sciences  que  leur  utilité  sensible.  S'ils  veulent  appren- 
dre la  botanique,  comme  a  dit  Rousseau,  c'est  pour  trouver  de 
l'herbe  aux  lavements.    Enfin   dans  la  religion  ils  ne  voient 


présenta.  lîonaparte  n'eut  pas  plus  tût  appris  qu'il  avait  devant  lui  un 
professeur,  qu'il  lui  demanda  :  «  Que  pense-t-on,  en  Suisse,  de  la  philo- 
sophie de  Kaut  ?  »  La  réponse  fut  :  «  Général,  nous  ne  la  comprenons 
pas.  »  Lù-dessus,  d'un  air  réjoui  et  avec  un  léger  battement  du  poing  droit 
dans  la  main  gauche,  il  dit  :  «  Avez-vous  entendu,  Berthier  ?  Ici  non  plus 
on  ne  comprend  pas  Kant  !  «  {Scliriiicn  von  F.  von  Matthisson,  1825,  T.  V, 
p.  279-2aU,  et  KaiUsludicn,  T.  VIII,  p.  54j). 


CHARLES  VllLEtlS  65 

qu'une  affaire  de  police,  un  frein  pour  \t  peuple  (20). 

Il  est  temps  de  sauver  la  philosophie  des  mains  du  bel 
esprit,  «  d'opposer  'le  sérieux  d'une  école  à  la  frivolité  du 
monde  »,  de  faire  revivre  la  spéculation  méthodique.  La  chose 
est  possible.  L'intérêt  de  la  science  pour  la  science  n'est  pas 
tout  à  fait  mort  dans  celte  nation;  on  le  rencontre  encore  chez 
quelques-uns  de  ses  mathématiciens,  de  ses  naturalistes,  de  ses 
chimistes  (21).  Le  mouvement  cartésien,  ainsi  que  la  scolasti- 
que  française  qui  l'a  précédé,  si  décriée  par  une  populace  phi- 
losophique qui  en  ignore  le  premier  mot,  témoignent  qu'il  y 
a  au  fond  de  l'intelligence  française  la  vigueur  nécessaire  pour 
suivre  des  méditations  profondes  et  les  dialectiques  les  plus 
subtiles  (22).  Malgré  l'encyclopédisme  et  le  jacobinisme,  ce 
peuple  n'est  pas  totalement  avili;  la  dignité  de  Ihomme  a  survé- 
cu dans  l'héroïsme  de  ses  guerriers,  ainsi  que  dans  la  résigna- 
tion religieuse  de  presque  tous  les  proscrits  exilés  «  qui  se  forti- 
fiaient de  ce  seul  sentiment  sublime,  qu'ils  avaient  fait  tout  ce 
qu'ils  croyaient  être  leur  devoir;  car  l'homme  est  plus  responsa- 
ble de  la  droiture  de  ses  motifs  que  de  la  justesse  de  ses  opinions» 
(23).  Enfin  Yillers  fonde  son  plus  ferme  espoir  sur  «  cette  jeune 
génération,  qui  n'a  reçu  encore  ni  les  doctrines  sensualistes,  ni 
'les  vices  raisonnes  des  encyclopédistes  ».  «  C'est  sur  elle  sur- 
tout que  je  compte,  déckire-t-il,  en  annonçant  à  ma  nation  la 
doctrine  et  la  morale  de  la  raison  :  car  il  faut  bien  s'attendre 
à  une  opiniâtre  opposition  de  la  part  de  quelques  vieilles 
têtes  de  fer,  à  qui  il  est  impossible  de  rien  changer  de  leur 
tendance  et  de  leur  organisation;  s'il  en  était  autrement,  ce 
serait  le  premier  évangile  qui  n'aurait  pas  eu  ses  scribes  et 
son  sanhédrin  »  (24). 

(-20)  Philosophie  de  Kant,  p.  ir;9-ii7.  l\^^  de  Slaë!  fera  siennes  les 
allégations  de  Villers  relatives  à  la  supériorité  de  la  philosophie  carté- 
sienne sur  la  philosophie  de  la  sensation,  et  au  bas  utilitarisme  qu'il  attri- 
buait aux  Français  de  son  temps.  (il™e  de  Staël,  Œuvres  complètes,  T.  XI, 
p.  193-194  et  206. 

(21)  Phil.  de  Kant,  p.  174-175. 

f22)  Ibid.,   p.  152. 

(25)  Ibid.,   p.  170. 

(24)  Ibid.,  p.  171, 


66  LA  FORMATION   DE   l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN  FRANCE 

Bien  qu'il  dise  que  Kant  est  parvenu  à  donner  à  ses  idées 
une  grande  netteté  d'expression,  Villers  avoue  qu'il  a  éprouvé 
une  difficulté  extrême  à  les  rendre  dans  la  langue  française, 
qui  lui  paraissait  dépourvue  de  ternies  qui  leur  fussent  adé- 
quats; il  doute  même  qu'elles  puissent  s'exprimer  en  aucune 
langue  vulgaire.  «  Quel  langage  humain,  en  effet,  peut  offrir 
des  expressions  convenables  à  une  spéculation  transcenden- 
tale  ?  »  (25).  Nos  idéologues  ne  parlent  que  de  définir  avec 
précision,  d'attacher  des  idées  claires  aux  termes;  ils  affirment 
que  les  sciences  exactes  ne  doivent  leur  exactitude  qu'à  la  per- 
fection de  leur  langage;  ils  s'imaginent  qu'ils  donneront  à  la 
philosophie  une  semblable  exactitude  en  perfectionnant  le 
sien  et  en  imitant  les  procédés  des  géomètres;  ils  prétendent 
résoudre  les  problèmes  métaphysiques  par  des  analyses  gram- 
maticales (26),  comme  si  la  pensée  dépendait  foncièrement  de 
la  parole.  C'est  une  erreur  qui  s'est  trouvée  réfutée,  dès  que 
Kant  a  montré  que  la  méthode  et  les  définitions  de  la  philo- 
sophie diffèrent  radicalement  de  la  méthode  et  des  définitions 
mathématiques  (27).  L'homme  ne  peut  définir,  décrire  d'une 
manière  définitive,  que  ce  qu'il  a  construit  lui-même.  Il  n'est 
jamais  assuré  de  la  perfection  d'une  analyse  que  quand  c'est 
sa  propre  composition  qu'il  décompose,  et  qu'il  a  été  lui-même 
l'auteur  de  la  synthèse.  Les  mathématiques  pures,  dont  les 
objets  sont  tout  à  la  fois  sensibles  et  construits  par  l'entende- 
ment, créés  par  leurs  définitions  mêmes,  sont  donc  le  champ 
des  définitions  véritables  et  rigoureuses.  Des  choses  qui  nous 
sont  données  sans  que  nous  ayons  présidé  à  leur  composition 
nous  ne  pouvons  faire  que  des  expositions  dont  nous  ne  pou- 
vons jamais  garantir  la  certitude  ni  l'intégrité.  Ces  choses, 
qui  ne  sont  pas  tout  à  la  fois  sensibles  et  construites  par  l'en- 

(25)  Jbid.,  p.  401  et  357.  Voy.  aussi  le  Spectateur  du  S'ord,  T.  X, 
4799,  p.  36. 

(26)  Cette  opinion  que  Villers  blâme  chez  les  idéologues,  sera  soutenue 
de  nouveau  par  Taine.  «  La  métaphysique  s'occupe  à  souffler  des  ballons  ; 
la  grammaire  vient,  et  les  crève  avec  une  épingle.  »  Taine,  Les  philoso- 
phes classiques,  p.  162  de  l'édit.  de  1912. 

127)  Phîl.  de  Kant,   p.   173. 


CHARLES   VILLERS  67 

tendement,  n'appartiennent  pas  à  la  pensée  mathéinalique, 
mais  à  la  pensée  philosophique.  îl  e?t  tellement  de  la  nature 
des  mathématiques  de  commencer  par  construire  et  défmir, 
que  l'étude  des  objets  premiers,  tels  que  l'étendue,  le  point, 
etc.,  qui  leur  sont  donnés,  qu'elles  ne  construisent  pas,  et  qui, 
par  conséquent,  sont  pour  elles  des  indéfinissables,  appartient 
plutôt  à  la  philosophie  des  mathématiques  qu'aux  mathéma- 
tiques proprement  dites.  Dans  la  philosophie,  les  notions, 
celles  de  substance,  de  cause,  de  droit,  de  justice,  sont  don- 
nées à  l'esprit  avant  leurs  définitions,  indépendamment  d'elles; 
chaque  définition  ne  peut  résulter  que  de  l'analyse  de  la  notion. 
Il  est  donc  de  l'essence  de  la  philosophie  de  comnaencer  par 
aborder  les  notions,  si  confuses  qu'elles  puissent  paraître,  de 
les  examiner  et  de  les  analyser,  et  de  finir  par  leur  définition. 
Ainsi,  par  exemple,  on  ne  peut  rien  conclure  contre  la  possi- 
bilité de  la  philosophie  comme  science,  de  la  discordance  des 
définitions  que  la  philosophie  a  reçues.  On  peut  encore  con 
tester  l'existence  de  la  philosophie,  mais  on  ne  peut  contestt 
l'existence  de  son  idée  (28). 

Locke,  Condillac  et  tous  les  autres  empiristes  n'étudient 
les  connaissances  et  n'en  recherchent  l'origine  que  dans  ce  qui 
se  manifeste  à  la  conscience.  Ils  se  font  un  mérite  de  n'opérer 
qu'au  grand  jour  de  l'expérience.  En  affirmant  que  ce  qu'on  y 
voit  est  tout  ce  que  l'homme  peut  savoir,  ils  nous  retiennent 
sur  le  sol  fertile  de  l'expérience  et  nous  invitent  à  en  cultiver 
les  fruits;  mais  ils  ne  nous  disent  rien  de  la  nature  interne 
de  ce  terrain,  ils  prennent  le  tronc  pour  l'origine  de  l'arbre 
(29).  Leur  philosophie  «  enseigne  qu'il  n'y  a  de  certitude  que 
dans  l'expérience,  mais  elle  n'apprend  pas  pourquoi  dans  l'ex- 
périetice  il  y  a  de  la  certitude,  et  d'où  procède  cette  certitude 
de  l'expérience  »  (3o).  Toute  doctrine  fondée  sur  l'expérience 
est  par  cela  même  incapable  de  démontrer  les  fondements  de 


(50)  Ibid.,  p.  149. 
(29)  Ibid.,  p.  61. 
(28)  Ihid.,  p.   2,>42. 


68  LA   FORMATION   DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN  FRANCE 

l'expérience.  Elle  ne  peut  fonder  l'expérience  que  sur  l'expé- 
rience, elle  ne  peut  sortir  de  ce  cercle  vicieux  (3i).  El  de 
même  que  'les  anciens  chimistes  tenaient  à  tort  l'eau  et  l'air 
pour  des  éléments  simples;  les  empiristes  s'imaginent  que  la 
sensation  est  l'élément  simple,  l'étoffe  de  la  connaissance  (Sa). 
De  plus,  Condillac  confond  constamment  la  métaphysique  et 
la  logique  avec  la  psychologie  :  «  Il  ne  recherche  pas  comment 
nous  sommes  constitués  pour  connaître,  mais  comment  nous 
agissons  en  connaissant;  non  pas  quelles  sont  les  règles  for- 
melles du  raisonnement,  mais  ce  que  nous  faisons  en  raison- 
nant. De  la  sorte  il  ne  s'élève  jamais  au-dessus  du  fait,  et  ne 
peut  en  expliquer  ni  la  possibilité,  ni  l'origine,  ni  les  lois  » 
(33).  Parce  qu'il  ne  peut  aller  au  delà  du  fait,  l'empirisme  con- 
duit à  des  conséquences  funestes,  à  la  négation  de  la  moralité. 
Comme  il  n'est  que  trop  vrai  que  l'amour  de  soi  et  l'attrait 
du  plaisir  sont  les  motifs  de  presque  toutes  les  actions  humai- 
nes, l'empiriste,  attentif  à  ce  fait,  déclare  qu'ils  sont  les  prin- 
cipes de  la  moralité;  il  ignore  les  concepts  de  devoir,  de  juste, 
de  bien  (34). 

La  philosophie  transcendentale,  ayant  pour  but  la  recher- 
che des  bases  et  des  éléments  de  l'expérience,  est  l'opposé  de 
l'empirisme,  ou,  plus  exactement,  c'est  le  fondement  de  l'em- 
pirisme raisonnable  :  elle  donne  aux  sciences  expérimentales 
une  base  qui  leur  manquait  (35). 

(31)  Ihid.,  p.  74. 
(52)  Ibid.,  p.  199. 
(55)  Ibid.,  p.  1.^0. 

(54)  Ibid.,  p.  159.  Une  lettre  de  Sylvestre  Chauvelot  à  Kant,  du  18  no- 
vembre 1796,  concorde  avec  cette  description  de  l'opposition,  au  sujet  de 
la  morale,  entre  la  philosophie  kantienne  et  la  philosophie  que  Villers 
attaque  ici.  Partisan  de  cette  dernière,  Chauvelot  disait  en  effet  à  Kant  que 
sa  morale  était  fausse  et  dangereuse,  parce  qu'elle  considère  l'homme 
«  tel  qu'il  devrait  être  et  non  tel  qu'il  est  par  le  fait,  c'est-à-dire  tel  qu'il 
est  actuellement,  tel  qu'il  a  été...,  et...  tel  qu'il  sera  toujours  ».  Kant's 
Schrillen,  T.  XII,  p.  117.  —  Mathématicien  élève  de  Monge,  Sylvestre  Chau- 
velot était  un  officier  français  qui  avait  émigré  et  servi  dans  les  rangs 
de  la  coalition  étrangère.  Ses  biographes  disent  encore  qu'il  proposa  une 
certaine  théorie  de  l'espace,  dans  sa  Nouvelle  introduction  à  la  géométrie 
(Brunswick,  180"2).  Il  est  probable  qu'il  y  discutait  la  théorie  kantienne  ; 
malheureusement  nous  n'avons  pu  retrouver  cet  ouvrage. 

(55)  Phil.  de  liant,   p.  121   et  X. 


CHARLES  VILLERS  V\) 

Dans  la  nature  tout  arrive  suivant  certaines  lois  qui  en 
règlent  le  cours.  Pareillement,  notre  fonction  de  percevoir 
les  objets  s'exerce  suivant  des  lois  précises,  qui  influent  sur 
notre  connaissance  des  objets,  qui  attendent  en  nous  l'im- 
pression des  objets  pour  marier  leur  action  propre  à  cette 
impression  (36).  —  Nous  avons  vu  que  Villers,  dans  son 
rapport  à  Bonaparte,  figurait  cette  action  de  nos  facultés  sur 
nos  impressions,  en  la  comparant  à  l'action  du  miroir  sur 
l'image  et  à  celle  de  l'estomac  sur  les  aliments.  Ici  il  multiplie 
les  comparaisons  de  ce  genre  (37).  Une  chambre  obscure  qui 
serait  douée  de  la  faculté  de  percevoir  et  de  penser,  et  dont 
l'ouverture  serait  recouverte  d'un  verre  rouge,  croirait  que  tous 
les  objets  ont  cette  couleur,  qui,  en  vérité,  ne  lui  serait  don- 
née que  par  sa  propre  structure.  Un  cachet  représentant  une 
Minerve,  doué  de  la  même  faculté,  croirait  que  toutes  les  cires 
existent  sous  la  figure  d'une  Minerve.  Cette  figure  serait  la 
forme  nécessaire  de  toutes  ses  perceptions,  parce  qu'elle  serait 
sa  forme  propre;  tandis  que  le  plus  ou  le  moins  de  ductilité, 
la  couleur  verte  ou  noire,  se  rapporteraient  à  la  cire.  La  forme 
que  les  plantes  imposent  aux  substances  qu'elles  s'assimilent 
suivant  les  lois  de  leur  développement,  celle  que  les  abeilles 
donnent  aux  alvéoles,   l'aspect  que  l'hypocondre  attribue  aux 

(56)  P.  109-110.  Cette  comparaison  faite  par  Villers  entre  la  façon  dont 
les  phénomènes  sont  réglés  par  des  lois  naturelles  et  la  façon  dont  les 
lois  de  nos  facultés  déterminent  notre  connaissance  des  objets  et  par  con- 
séquent les  objets  eux-mêmes,  peut  sembler  défectueuse.  Puisque  la  pre- 
mière, d'après  Kant,  a  besoin  de  la  seconde  pour  exister,  l'une  ne  doit-elle 
pas  être  tout  autre  chose  que  l'autre  ?  Il  faudrait  alors  marquer  la  dis- 
tinction suivante.  1°  Un  phénomène,  arrivant  toujours  conformément  à 
des  lois,  en  détermine  un  autre  qui  le  suit  ;  c'est  une  action  causale. 
2°  Notre  pensée,  imposant  à  tous  les  phénomènes  sa  propre  forme,  fait 
qu'ils  se  succèdent  ainsi,  c'est-à-dire  conformément  à  des  lois  ;  c'est  une 
action  transcendcntale.  5°  La  chose  en  soi  affecte  notre  sensibilité,  c'est 
une  action  transcendante.  Cette  action  transcendante  a  été  généralement 
interprétée  conmie  une  action  causale,  dans  les  discussions  relatives  à  la 
question  de  savoir  si  Kant  était  en  droit  de  faire  un  usage  transcendant 
de  la  catégorie  de  cause.  On  a  bien  souvent  agité  cette  question  ;  mais  ce 
qu'il  eût  été  vraiment  utile  d'expliquer,  c'est  comment  on  entendait  l'ac- 
tion transcendentale,  qui  est  incontestableracnt  le  point  essentiel  de  l'idéa- 
lisme trnnscendental. 

(37)  Ibid.,   p.   111-113,   128-129. 


70  LA  FORMATION  DE  L  nVLlJENCK   KAN^1^;^^E   EN  FRANCE 

choses,  sont  autant  d'exemples  que  Villers  hasarde  pour  faire 
saisir  la  théorie  transcendcntale,  en  prévenant  toutefois  qu'au- 
cun exemple  ne  convient  exactement  (38).  Il  fait  aussi  re- 
marquer que  l'idéalité  Iranscendentale  des  formes  a  priori 
n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose  que  la  subjectivité  des  cou- 
leurs, des  sons,  des  odeurs,  etc.,  que  Descartes  a  révélée.  La 
théorie  de  Descartes  est  une  sorte  de  transcendentalisme;  mais 
elle  n'est  qu'un  transcendentalisme  empirique,  car  elle  ne  con- 
sidère que  'les  organes  empiriques,  sur  la  connaissance  des- 
quels, comme  sur  la  connaissance  de  toutes  les  choses  empi- 
riques, le  transcendentalisme  pur  doit  prononcer  (Sg).  «  La 
philosophie  transcendentalc  est  l'étude  du  subjectif,  mais  seu- 
lement en  tant  que  celui-ci  doit  concourir  à  la  formation  des 
objets  ».  «  Elle  recherche  ce  que  nous  mettons  du  nôtre  dans 
la  connaissance  des  objets  »  (4o). 

Le  vrai  problème  de  la  philosophie  critique,  selon  Villers, 
la  difficulté  la  plus  épineuse,  ce  n'est  pas  de  savoir  jusqu'où 
nos  représentations  ressemblent  aux  objets  pris  en  eux-mêmes 
—  tous  les  rationalistes,  dit-il,  sont  assez  d'avis  que  cette  res- 
semblance n'a  pas  lieu  — ;  c'est  de  montrer  d'oii  procèdent  les 

(58)  Voy.  son  article  Crit.  de  la  rais,  pure,  dans  le  Spect.  du  Nord, 
T.   X,   1799,   p.  9-10. 

(39)  Phil.   de   Kant,    p.   121-127. 

(40)  //)!//.,  p.  116.  Liltré  a  emprunlé  de  Villers,  pour  son  Dictionnaire, 
ces  définitions  du  sens  kantien  du  mot  transccndcnlal.  11  a  reproduit  aussi 
la  phrase  suivante  :  «  De  deux  personnes  qui  sont  placées  dans  un  bateau, 
l'une  dit  :  le  rivage  marche  ;  elle  est  empiriste  ;  l'autre  dit  :  c'est  nous 
qui  marchons,  et  qui  attribuons  ce  mouvement  au  rivage  ;  celle-ci  est 
dans  un  point  de  vue  franscendenfal.  »  (p.  122).  De  mième  que  les  astro- 
nomes ont  abandon)îé  le  système  de  Ptolémée,  qui  attribuait  le  mouvement 
au  soleil,  pour  adopter  le  système  de  Copernic,  qui  a  reconnu  ce  mouve- 
ment dans  l'observateur  ;  il  faut  que  nous  quittions  le  point  de  vue  empi- 
rique et  que   nous  nous  placions   au  point  de  vue  transccndental. 

La  distinction  que  Villers  veut  expliquer  entre  ce  qu'il  appelle  le  trans- 
cendentalisme empirique  et  le  transcendentalisme  proprement  dit,  se  com- 
prend aisément.  La  subjectivité  des  qualités  secondaires  n'est  pas  une 
idéalité  transcendcntale,  puisque  ces  qualités  ne  constituent  pas  les  objets  de 
la  sci(-iice  de  la  nature.  Elles  sont  écartées  de  ces  objets  et  leur  subjecti- 
vité est  établie  par  celte  scienc(^  même,  par  la  seule  considération  de  cer- 
taines lois  naturelles.  La  conformité  des  objets  à  des  lois,  et  par  suite  .son 
idéalité,  ne  pourraient  s'établir  de  cette  manière,  sans  cercle  vicieux.  Cette 
idéalité  est  établie  pnr  une  autre  disciiiline,  qui  s'appelle  iiroprcment  la 
philosophie  franscendenlalc. 


ClIAra.ES   VILLERS  71 

lois  universelles  et  nécessaires  que,  d'une  part,  nous  trouvons 
dans  notre  esprit,  dans  notre  connaissance,  et  qui,  d'autre 
part,  sont  aussi  les  lois  des  objets  de  la  nature  (4i).  L'expé- 
rience ne  peut  nous  faire  voir  tout  ce  qui  arrive  dans  la  na- 
ture, ni  la  nécessité  que  tout  ce  qui  arrive  ait  une  cause  (!i2). 
L'expérience  nous  enseigne  ce  que  nous  voyons,  elle  ne  nous 
enseigne  pas  ce  que  nous  verrons.  Jusqu'à  présent  notre  sen- 
sibilité externe  n'a  rien  perçu  que  d'étendu;  mais  cela  seul  ne 
nous  assure  pas  qu'elle  ne  percevra  jamais  d'objets  inétendus  : 
l'expérieace  seule  nous  laisserait  maîtres  de  penser  qu'il  peut 
y  avoir  des  objets  sensibles  pour  notre  sensibilité  externe  qui 
n'occuperaient  aucun  lieu  de  l'espace.  Or,  c'est  de  quoi  nous 
ne  sommes  pas  maîtres.  Une  voix  impérieuse,  la  même  qui 
nous  assure  de  notre  propre  existence,  nous  affirme  que  nous 
ne  percevrons  jamais  par  nos  sens  extérieurs  rien  qui  ne  soit 
dans  l'espace,  que  deux  droites  ne  se  couperont  jamais  qu'en 
un  point,  qu'aucun  événement  n'arrivera  jamais  sans  cause 
(43).  Pour  Villers,  qui  croit  recevoir  de  Kant  cette  opinion, 
ce  sont  là  des  axiomes  —  dont  il  sait  pourtant  qu'ils  ne  sont 
pas  analytiques  —  qui  se  présentent  à  nous  avec  une  évidence 
et  une  puissance  de  conviction  égales  à  celles  du  principe 
de  contradiction  :  il  est  absurde  et  impossible  de  les  contre- 
dire (44)-  Ils  sont  donc  au-dessus  de  l'expérience;  ils  la  voient 
et  la  jugent  d'avance  (45).  Comment  pouvons-nous  avoir  la 
connaissance  de  ce  que  nous  n'avons  pas  expérimenté  ?  D'où. 
vient  que  nous  pouvons  prononcer  sur  la  nature  avec  cette 
conviction  ?  (46).  Comment  des  connaissances  a  priori,  des 
connaissances  universelles  et  nécessaires,  sont-elles  possibles  ? 
Les  empiristes  n'ont  jamais  réfléchi  sur  ce  problème,  ou  bien 

(M)  Ibid.,  p.  77. 
(42)  Ihid..  p.  223. 
_    (43)  Ihid.,  p.  63  et  suiv.,   et  Crit.  de  la  rais,  pure,   dans  le  Spect.  du 
Nord,  T.  X,   p.  15. 

fi4)  Phil.  de  Kant,  p.  102  et  216. 
m)  Ilnd.  p.  78. 
(46)  Ihid.,  p.  78,   87. 


73  LA  FORMATION  DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

nient  qu'il  se  pose  (/I7).  Le  scepticisme  déclare  l'homme  inca- 
pable de  le  résoudre,  et,  en  laissant  ainsi  subsister  la  question, 
il  irrite  la  curiosité,  au  lieu  de  l'apaiser.  On  a  cru  trouver 
le  repos  dans  le  dogmatisme,  cartésien  ou  leibnizien.  Mais  les 
cartésiens,  lorsqu'ils  prétendent  que  l'accord  des  lois  de  la 
pensée  avec  celles  de  la  nature  s'explique  par  une  même  in- 
fluence que  Dieu  exerce  sur  la  pensée  et  sur  la  nature,  ne 
présentent  qu'une  hypothèse.  L'explication  leibnizienne,  par 
une  harmonie  préétablie  entre  l'àmc  et  la  nature,  est  aussi  peu 
satisfaisante  (^^8).  La  solution  du  problème  est  dans  le  trans- 
cendentalisme  (49).  Ce  que  nous  pouvons  connaître  a  priori, 
c'est  ce  qui,  dans  les  objets  de  la  connaissance,  provient  de 
notre  faculté  de  connaître;  c'est  ce  qui  est  à  nous-mêmes  et 
aux  objets  comme  la  figure  de  Minerve  est  au  cachet  et  à  la 
cire,  comme  la  couleur  rouge  est  à  la  chambre  obscure  et  aux 
objets    qu'elle   se  représente;    c'est   ce   que   nous   mettons   du 

(47)  Ibid.,  p.  79. 

(48)  Ibid.  p.  88.  Il  est  encore  une  autre  théorie  que  Villers  indique 
et  repousse,  c'est  1'  «  égoïsme  »,  qu'il  résume  par  ces  mots  :  «  C'est  dans 
le  sein  de  la  pensée  de  l'homme  que,  par  une  force  spontanée  qui  lui  est 
propre,  les  représentations,  que  nous  prenons  pour  des  objets  hors  de 
nous,  naissent  et  s'ordonnent  suivant  les  lois  de  cette  pensée,  ou  de 
cette  force  qui  est  en  elle.  Et  comme  la  somme  de  ces  représentations 
forme  ce  que  nous  appelons  nnlure,  il  est  aisé  de  voir  comment  l'esprit 
en  connaît  les  parties  et  les  lois.  «  (p.  81).  Villers  objecte  que  l'égoïsme, 
en  confondant  los  doux  termes,  la  nature  et  le  moi,  tranche  le  nœud  plu- 
tôt qu'il  ne  le  dénoue.  —  C'est  la  docirine  de  Fichle  qui  est  ici  jugée  si 
sommairement. 

Rappelons  que,  lorsque  Fichte  fut  accusé  d'athéisme,  Villers  prit  parti 
pour  lui  {Spcctat.  dn  Nord,  T.  X,  1790,  p.  594),  bien  qu'il  déclarât  en  même 
temps  ne  pas  comprendre  sa  philosophie  ;  il  craignait  que  cette  accusa- 
lion  n'accréditât  l'opinion,  propagée  par  le  livre  de  l'abbé  Barruel  sur  le 
jacobinisme,  suivant  laquelle  les  kantiens  seraient  tous  des  jacobins.  Villers 
se  devait  de   la   démentir. 

A  la  fin  de  son  livre,  il  a  traduit  quelques  pages  de  Fichte  ;  mais 
il  n'a  r  35  jugé  à  propos  de  le  fairf  connaître  davantage  en  France.  Il 
écrivait  à  Reinhold  :  «  Il  y  a  de  par  le  monde  un  Prof.  Fichte  et  un  Beck 
et  C'^,  qui  me  troublent  un  peu  ^ent^•ndonlent  par  lours  arguments.  Mais 
je  stiis  résolu  de  présenter  d'abord  aux  Français  le  Kant  tout  pur.  Nous 
verrons  ensuite  si  le  vioi  et  le  non-moi,  si  l'idéalisme  pur  peut  se  hasardf^r 
aussi  là-bas.  «  (Lrltre  citée  par  Vaihiiigor,  Allpreussifiche  Monalsschrilt, 
T.  XVIl,   p.  297.) 

(49)  Phil.  de  Kant,  p.  194. 


CHARLES  VILLERS 


7S 


nôtre  dans  les  objets  de  la  connaissance;  c'est  ce  que  nous  y 
transportons  en  vertu  des  lois  et  des  formes  propres  de  notre 
faculté  de  connaître  (5o).  «  Ces  lois  et  ces  formes  sont  :  pour 
notre  cognition  (5i)  en  général,  et  pour  tout  ce  qui  peut  nous 
affecter  d'une  manière  quelconque,  l'unité  fondamentale  et 
systématique,  qui  est  celle  de  notre  conscience  intime;  pour 
toutes  les  impressions  autres  que  celles  occasionnées  par  nos 
propres  pensées  et  affections,  l'espace  ;  pour  celles  occasionnées 
par  nos  propres  affections,  le  temps;  pour  l'agrégation  régu- 
lière et  renchaînement  des  objets  les  uns  aux  autres  dans 
l'espace  et  dans  le  temps,  les  conceptions  d'unité,  totalité, 
réalité,  négation,  substance,  cause,  possibilité,  existence,  et  les 
autres  appelées  catégories...  A  leur  moyen,  les  objets  nous 
apparaissent  comme  cohérents,  unis,  étendus,  successifs,  liés 
entre  eux  comme  nombres  ou  comme  substances  et  accidents, 
causes  et  effets,  etc.  Ainsi  se  forment  les  objets  et  leur  organi- 
sation; ainsi  nous  apparaît  cette  somme  d'objets  liés  entre 
eux,  que  nous  appelons  nature,  ou  monde  sensible  »  (52). 

Tous  les  objets  de  la  nature  étant  toujours  et  nécessaire- 
ment soumis  à  ces  lois  de  notre  faculté  de  connaître,  on  com- 
prend par  là  qu'il  nous  soit  possible  de  connaître  a  priori  ces 
objets,  de  les  juger  d'avance  avec  certitude.  Mais  les  objets 
d'une  telle  connaissance  ne  peuvent  être  des  choses  en  soi, 
lesquelles,  exi-tant  indépendamment  de  nous,  ne  peuvent  rece- 
voir de  nous  des  lois;  ils  ne  sont  que  des  phénomènes  (53).  Tout 
phénomène  doit  avoir  une  cause,  doit  être  un  effet,  puisqu'il 
est  soumis  aux  facultés  de  l'homme;  mais  l'objet  en  soi  «  est 
franc  de  causalité;  il  n'a  pas  plus  de  cause,  il  n'est  pas  plus 
effet,  qu'il  n'est  jaune  ou  bleu,  froid  ou  chaud,  doux  ou 
amer  »  (5^).  En  montrant  que  toute  notre  expérience,  tout 
notre  savoir,  est  en  ce  sen>  un   anthropomorphisme,   Kant  a 

f.50)  Ihid.,  p.  217-218,    Zm. 

(51)  Pnr   cognition.    Villfrs    enler.d   faculté   de   connaître. 

(52")  Phil.  de  Kant.   p.   349. 

(53)  Ibid.,  p.  .3.i4. 

(54)  Ibid.,  p.  564. 


74  T.A   FORMATION  DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE   EN  FRANCE 

révéla  le  sens  profond  de  la  formule  de  Protagoras  :  L'homme 
est  la  mesure  de  toute  chose  (55). 

Il  conviendrait  de  chercher  tout  de  suite  comment  il  faut, 
selon  Villers,  entendre  les  arguments  de  Kant  pour  qu'ils 
prouvent  effectivement  que  l'espace,  le  temps,  les  concepts 
d'unité,  de  totalité,  de  substance,  de  cause,  etc.,  sont  bien 
les  lois,  les  formes  de  notre  faculté  de  connaître,  et  qu'ils  ont 
bien  les  fonctions  qui  viennent  de  leur  être  attribuées.  Mais 
il  n'est  pas  inutile  à  cette  recherche  que  nous  nous  arrêtions 
un  instant  à  considérer  l'un  des  points  les  plus  curieux  de 
l'interprétation  de  Villers;  point  que  touche  déjà  le  passage 
que  nous  venons  de  citer,  en  ce  qu'il  traite  l'unité  de  la  cons- 
cience de  soi,  l'unité  synthétique  de  l'aperception,  comme  la 
forme  générale  de  toute  notre  faculté  de  connaître,  aussi  bien 
de  la  sensibilité  que  de  l'entendement  (56).  Au  lieu  que  dans 
la  Critique  les  formes  de  la  sensibilité,  l'espace  et  le  temps,  ne 
paraissent  pas  avoir  le  mome  rapport  avec  l'unité  de  la  cons- 
cience de  soi  que  les  formes  de  la  pensée  ou  catégories,  nous 
verrons  que,  dans  l'exposé  de  Villers,  non  seulement  l'espace, 
le  temps  et  les  catégories,  mais  aussi  les  idées  de  la  raison,  la 
finalité  et  la  loi  morale  sont  toutes  mises  dans  le  même  rapport 
avec  l'unité  de  la  conscience  de  soi.  Au  moins  pour  ce  qui  est 
du  rapport  de  l'espace  et  du  temps  avec  l'unité  de  la  conscience 
de  soi,  l'interprétation  de  Villers  peut  être  rapprochée  des 
interprétations  modernes,  bien  qu'on  ne  puisse  l'identifier 
avec  elles.  Dans  l'Esthétique  transcendentale,  Kant  parle  de  la 
sensibilité  comme  si  elle  pouvait,  sans  le  concours  de  l'en- 
tendement,  indépendamment  de  la  spontanéité  de  la  pensée, 

(55)  Ibid.,  p.  552. 

(56)  Voici  un  autre  passnge,  plus  cx|)licitc  :  «  L'espace  nous  fournit 
la  base  de  la  coexistence  l'un  hors  de  l'autre  ;  le  temps  nous  fournit  celle 
de  la  succession  l'un  aprcs  l'autre  :  ainsi  naît  la  représentation  l'un  près 
de  Vaiilre  ;  ainsi  naît  celle  d'avant  et  d'après.  La  loi  fondamentale  de  l'être 
cocrnilif,  l'unité  systématique  on  un  ensemble  qui  se  réduise  à  une  cons- 
cience unique,  se  fait  sentir  ici  d'une  manière  évidente  ;  car  le  sens  exté- 
rieur rans:e  tous  ses  objets  dans  un  seul  et  même  espace,  et  le  sens  inté- 
rieur les  siens  dans  un  seul  et   même  temps.  »  (p.  274.) 


CnARLES   VILLERS 


73 


nous  donner  la  perception  d'un  ohinl,  ainsi  que  les  intuition? 
pures  de  l'espace  et  du  temps.  Au  contraire,  dans  la  Déduction 
transcendenfale,  il  dit  très  expressément  que  les  catégories  et 
l'unité  synthétique  de  la  conscience  de  soi  sont  les  conditions 
nécessaires  de  la  représentation  d'un  objet  empirique  quel- 
conque, ainsi  que  des  intuitions  pures  de  l'espace  et  du  temps. 
Quelques  commentateurs,  qui  ont  relevé  cette  contradiction, 
ont  proposé  de  la  résoudre  en  considérant  que  la  Déduction 
représente  la  pensée  définitive  de  Kant  et  qu'elle  corrige  l'Esthé- 
tique pour  autant  qu'elles  se  trouvent  en  désaccord  (57). 

Villers  ne  dit  pas  assez  en  quel  sens  il  entend  que  l'iden- 
tité et  l'unité  de  la  conscience  de  soi  sont  la  condition  de 
l'intuition  du  temps  et  de  l'espace;  mais  chez  lui  tout  nous 
permet  de  supposer,  afin  d'arriver  à  une  idée  précise,  qu'il 
n'aurait  pas  repoussé  l'explication  donnée  par  Otto  Liebmann 
sur  ce  point  du  kantisme.  Il  est  donc  bon  de  la  rappeler. 

Un  sujet  qui  n'aurait  qu'une  conscience  instantanée,  qui 
deviendrait  un  autre  sujet  à  chaque  changement  dans  ses  per- 
ceptions, serait  dans  un  perpétuel  présent  et  ne  saurait  dis- 
tinguer l'avant  de  l'après;  pour  lui,  il  n'y  aurait  pas  de  temps. 
Tous  les  sons  successifs  d'une  mélodie  seraient  perçus  par  lui 
comme  par  autant  d'aiiditeurs  différents  qui  ne  percevraient 
chacun  qu'un  son;  pour  lui,  il  n'y  aurait  pas  de  m.élodie. 
L'identité  de  l'auditeur  est  la  condition  dé  la  mélodie,  de  même 
que  son  unité  est  la  condition  de  l'accord  :  des  sons  ne  peu- 
vent former  un  accord  ou  une  mélodie  que  dans  une  cons- 
cience une  et  identique.  Pour  penser  le  temps  d'un  midi  à  un 
autre  ou  pour  tirer  par  la  pensée  une  ligne  droite,  qui  doit 
être  la  représentation  externe  et  figurée  du  temps  sans  laquelle 
nous  ne  pouvons  nous  représenter  le  temps,  il  faut  que  nous 
réunissions  dans  une  même  pensée  les  représentations  succes- 
ives  des  parties  de  la  ligne  ou  des  parties  du  temps  (58).  Sans 

(57)  John  Walson,  The  philosophn  o(  Kant  explained,  Glasgow,  1908, 
p.  70.  79.   107  et  suiv. 

(."iS)  K,nnt.  TnV.  rJe  la  rait.  p>irr.  érl.  Kelirb.,  p.  674  et  p.  117  ;  trad. 
Trem.,    p.   154,   2«   éd.,    et   154,    l''^   éd. 


76  I,\   FO:\M\TIO.N  DE  l'i.NFLUENCE   KANTIENNE  EN  FRANCE 

l'identitL'  de  la  pensée,  pas  de  temps,  ni  de  changement.  Sans 
l'identité  du  sujet  qui  la  perçoit,  une  pierre  qui  tombe  ne 
tomberait  pas;  comme  la  flèche  de  Zenon,  elle  resterait  en 
repos.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  monde  commence  avec  la 
naissance  de  l'homme  individuel  et  finisse, avec  sa  mort.  Le 
moi,  le  connaisseur  du  monde,  le  sujet  transcendental,  qui  tire 
la  ligne  du  temps,  ne  s'y  range  lui-même  qu'en  tant  qu'indi- 
vidu hum.ain  soumis  à  la  naissance,  au  développement  et  à  la 
mort  (59).  Les  fondions  du  sujet  transcendental  dominent  et 
cl  régissent  l'homme  individuel,  comme  les  lois  de  la  logique 
dominent  et  régissent  sa  pensée  correcte  (60).  —  Le  sujet  qui, 
restant  identique  à  soi-même,  distingue  et  du  même  coup  unit 
synthétiquement  l'avant  et  l'après,  n'est  pas  seulement  la  con- 
dition de  l'intuition  du  temps  et  du  changement,  il  est  aussi  la 
condition  de  la  synthèse  des  éléments  divers  de  l'espace  sans 
laquelle  aucun  objet,  empirique  ou  géométrique,  ne  peut  être 
représenté,  sans  laquelle  l'intuition  de  l'espace  est  impossible 
(61).  ((  Nous  ne  pouvons  pas  penser  une  ligne  sans  la  tirer  par 
la  pensée,  un  cercle  sans  le  décrire;  nous  ne  saurions, non  plus, 
nous  représenter  les  trois  dimensions  de  l'espace  sans  faire  par- 
tir d'un  même  point  trois  lignes  perpendiculaires  l'une  à  l'au- 
tre... »  (fia).  Celte  synthèse  des  éléments  divers  de  l'intuition 
pure  et  aussi  de  l'intuition  empirique  (par  exemple,  dans  la 
perception  d'une  maison),  ne  se  fait  pas  arbitrairement,  mais 
conformément  à  la  catégorie  de  la  synthèse  de  l'homogène, 
qui  est  la  catégorie  de  quantité  (63).  C'est  ainsi  que  —  selon 
celte  façon  assez  commune  de  lire  Kant  —  l'union  des  catégo- 
ries avec  les  intuitions  pures  et  empiriques  se  ferait  dans 
l'unité  de  la  conscience  de  soi. 

Si  Villers  a  eu  raison  de  placer  au-dessus  des  intuitions 

(50)  Otto  Lifhniann,   Grdanhen  und  Tliutsachcn,   lOOi,  T.   II,  p.  14  et  s. 

(60)  T.   II,   p.  50  cl   id. 

(61)  Crit.,   Kelirb.,  p.  678  ;  Trem.,   p.   101,   2e  éd. 
(02)  Crit.,   Kelirb.,  p.  155  ;  Trem.,  p.   154,  2»  éd. 

(65)  Ilnd.,  Keiirb.,  p.  679,  Trem.,  p.  162,  2«  éd.  ;  et  Watson,  The  phi- 
los., p.  164. 


CHABLES   VILLEnS  77 

et  des  catégories,  comme  leur  condilion  commune,  l'unité  de 
la  conscience  de  soi,  il  n'en  n'est  pa?  moins  vrai  que  les  pre- 
mières s'y  rapportent  moins  directement  que  les  secondes.  Les 
formes  de  l'intuition,  comme  les  intuitions  empiriques,  con- 
tiennent une  diversité  d'éléments  qui  est  donnée  au  moi  un  et 
identique,  au  sujet  transcendental,  et  qu'il  ne  saurait  se  don- 
ner à  lui-même.  Elles  lui  sont,  en  quelque  sorte,  étrangères. 
Tandis  que  les  formes  de  l'intuition  sont  pour  l'unité  synthé- 
tique de  la  conscience  de  soi  un  divers  à  unifier,  les  catégories 
sont  ses  propres  moyens  pour  effectuer  celte  unification.  C'est 
par  l'intermédiaire  des  catégories  que  ces  formes  se  rapportent 
à  celte  unité. 

En  disant  que  l'unité  de  la  conscience  de  soi  est  la  forme 
de  tout  ce  qui  peut  nous  affecter,  Villers  paraît  aussi  entendre 
que  cette  forme  fait  que  ces  affections  sont  ce  qu'elles  doivent 
être  pour  pouvoir  devenir  les  éléments  de  la  représentation  d'un 
système  unique  de  la  nature,  conformément  aux  catégories. 
Mais  comme  il  ne  s'explique  pas  davantage  sur  ce  point,  et  que 
l'examen  des  autres  commentaires  nous  y  ramènera,  nous 
ne  devons  pas  présentement  nous  y  arrêter  plus  longtemps. 
Nous  allons  maintenant  nous  occuper  des  arguments  qui  cons- 
tituent,  selon   lui,   VEsthétique  transcendentale. 

La  philosophie  transcendentale,  telle  qu'il  l'explique,  pos- 
sède deux  moyens  de  discerner  ce  qui,  dans  les  objets  de  l'expé- 
rience, provient  du  sujet,  de  ce  qui  dépend  des  impressions 
qu'il  reçoit.  i°  Le  sujet  est  identique,  il  reste  toujours  le 
même,  ne  varie  jamais;  ses  objets,  au  contraire,  varient  sans 
cesse.  Donc  tout  ce  qui,  dans  ses  objets,  est  constamment  et 
invariablement  le  même,  leur  vient  de  lui;  et  ce  qui  est  acci- 
dentel, variable,  passager  et  changeant,  leur  vient,  au  con- 
traire,  des  impressions  qu'il  reçoit  (64).    2°  Les  lois  ou  ma- 

(64)  Philosophie  de  Kunt,  p.  117,  119,  ï'jô.  A  la  page  117,  Villers  rend 
obscur  cet  argument  en  disant  que  ce  qui  est  constant  appartient  au  sujet, 
tandis  que  ce  qui  est  variable  appartient  à  l'objet.  A  quel  objet  ?  L'objet 
en  soi,  n'étant  pas  dans  le  temps,  na  rien  de  variable  ;  et  ce  qui  est  cons- 
tant appartient  autant  à  l'objet  phénoménal  que  ce  qui  est  variable.  Il  faut 


78  LA   FORMATION    DE   l'iNri.tlF.NCK   KANTIENNE   EN   FRANCE 

nièrcs  d  cire  dont  nous  savons,  avec  une  cerliliide  invincible, 
qu'elles  sont  les  lois  ou  manières  d'être  de  tous  les  objets  de 
l'expérience,  ne  leur  viennent  pas  des  impressions,  celles-ci 
n'ayant  en  elles-mêmes  aucune  raison  d'être  d'une  manière 
plutôt  que  d'une  autre;  mais  ce  sont  autant  de  conditions,  de 
formes  de  notre  manière  de  voir;  c'est-à-dire  qu'elles  sont  les 
lois  ou  formes  que  nous,  sujets,  imposons  aux  objets  de  notre 
expérience  (65). 

Voyons  comment  ces  critères  s'appliquent  à  l'espace. 

On  distingue  dans  notre  sensibilité  une  sensibilité  externe 
et  une  sensibilité  interne.  Notre  sensibilité  s'appelle  externe 
en  tant  que  ses  objets  sont  des  objets  autres  que  nous-jnêmes, 
ou  objets  externes;  elle  s'appelle  sensibilité  interne  en  tant 
qu'elle  se  rapporte  à  nous-mêmes  et  à  nos  propres  impres- 
sions (06). 

Il  s'agit  de  prouver  que  l'espace  est  une  forme  de  notre 
sensibilité  externe. 

L'espace  est  la  condition  nécessaire  de  la  possibilité  de 
tous  les  corps  ou  objets  externes.  «  Dès  que  je  veux  me  re- 
présenter quelque  autre  cbose  sensible  que  le  moi,  l'espace  est 
là,  et  se  présente  malgré  moi,  sans  que  je  puisse  le  repousser.  » 
Si  nous  faisons  abstraction  de  l'espace,  les  corps  disparaissent. 
Si  nous  faisons  abstraction  de  tous  les  corps,  l'espace  nous 
reste  (67).  Villers  croit  qu'on  peut  déjà  en  conclure  que  «  l'es- 
pace est  simplement  une  condition  subjective  de  notre  faculté 
de  connaître,  la  forme  dont  notre  sens  externe  revêt  par  sa 
nature  toutes  ses  impressions  »  (68).  Il  développe  néanmoins 
d'autres  considérations  qui  lui  semblent  propres  à  établir  cette 

reconnaître  que  Villers  ne  pouvait  guère  être  compris  de  ceux  qui  ne  sa- 
vaient rien  du  kantisme,  pour  qui  cependant  il  écrivait.  Degérando  mon- 
trera très  aisément  que  cet  argument,  présenté  sous  cette  forme,  ne  prouve 
rien.  Il  essaiera  en  outre,  comme  nous  le  verrons,  d'établir  que  de  quelque 
manière  qu'on  le  présente,  il  ne  peut  aucunement  appuyer  l'idéalisme  kan- 
tien. 

(65)  Ibid.,  ^.   119. 

(m)  Ibid.,  p.  256. 

((')7)  Ibid.,  p.  263-264 

(68)  Ibidn  p.  2C1). 


CllAuLIiS    VlLLliRS  7t) 

conclusion.  Ce  n'est  pas  par  expérience,  ajoule-t-il,  que  nous 
savons  que  tou^  les  objets  de  l'expérience  sont,  ont  toujours 
été  et  seront  toujours  dans  l'espace,  et  qu'ils  en  revêtent  cons- 
tamment toutes  les  propriétés;  par  exemple,  celle  d'avoir  trois 
dimensions.  Il  soutient,  d'après  Kant  et  contre  les  disciples 
de  Condillac,  que  la  représentation  de  l'espace  n'est  pas  ac- 
quise par  abstraction.  L'objet  d'une  abstraction  (une  couleur 
en  général,  l'homme  en  général)  n'existe  pas;  l'espace  au 
contraire  est  un  être,  un  être  singulier  et  d'une  seule  pièce. 
Il  est  un;  ce  qu'on  appelle  ses  parties,  les  lieux  qu'occupent 
les  divers  corps,  sont  des  limitations,  des  découpures  dans  ce 
grand  tout,  desquelles,  par  conséquent,  il  n'a  pu  être  construit. 
C'est  une  représentation  infinie  que  nous  n'acquérons  pas  par 
le  détail;  c'est  donc  une  représentation  que  les  sens  ne  peuvent 
donner  (69).  L'espace  naît  à  l'occasion  de  la  sensation;  il  ne 
s'ensuit  pas  qu'il  soit  donné  par  la  sensation.  Condillac  a 
montré  que  la  vue  ne  peut  nous  donner  la  représentation  de 
l'espace;  mais  il  s'est  trompé  quand  il  a  cru  que  cette  repré- 
sentation pouvait  nous  venir  du  tact.  Les  impressions  du  tact, 
de  la  vue,  de  l'ouïe,  du  goût,  de  l'odorat,  se  manifestent  à  nous 
comme  sensations,  comme  sentiments,  non  comme  représenta- 
tions d'étendues.  Comment  la  sensation,  qui  est  un  sentiment 
en  nous,  devient-elle  la  représentation  d'un  objet  hors  de  nous, 
étendui*  Cela  ne  se  comprend  que  si  l'on  admet  que  l'espace 
est  la  forme  dont  notre  sensibilité  externe  revêt  toutes  ses 
impressions,  un  de  «  nos  modes  de  voir  »  (70).  Et  aiasi  se 
trouve  établie  la  certitude  apodictique  de  la  géométrie,  ou 
science  des  propriétés  de  l'espace.  La  géométrie  est  vraie 
idéalement,  dans  le  sujet  connaissant,  parce  qu'elle  est  un 
produit  de  la  nature  de  ce  sujet.  Elle  est  vraie  pour  tous  les 
hommes,  puisque  l'espace  est  la  forme  du  sens  externe  de  tous 
les  hommes.  Elle  est  vraie  réellement,  dans  les  objets  que  le 
sujet  perçoit,  parce  qu'elle  est  tellement  attachée  à  la  manière 

(69)  Ibid.,  p.  266-269. 

(70)  Ibii.  p.  263,   265-2C6,   208,  27û. 


8o  LA  FORMATION   DE   L  INFLUENCK   KAATIEMNE  EN   ERANCE 

dont  il  les  perçoit,  qu'il  ne  peut  les  percevoir  que  conformé- 
ineiil  à  elle. 

Villers  noie  que  le  résultat  de  la  théorie  kantienne  de 
l'espace  est  déjà  d'expliquer  la  possibilité  d'un  hors  de  nous, 
celle  d'un  corps  -en  général  et  celle  de  la  certitude  géométri- 
que, c'est-à-dire  celle  des  jugements  synthétiques  a  priori  de 
la  géométrie  (71). 

Chez  Villers  comme  chez  Kant,  la  théorie  du  temps,  symé- 
trique à  la  théorie  de  l'espace,  en  répète  l'argumentation; 
nous  n'en  dirons  rien. 

Toute  cette  théorie  de  la  sensibilité,  cette  «  irréfragable 
esthétique  »,  a  pour  la  métaphysique  des  conséquences  immé- 
diates. Villers  croit  qu'elle  révèle,  en  particulier,  que  la  dis- 
tinction de  l'àme  et  du  corps  ne  porte  sur  rien  de  réel,  que  le 
matérialisme  est  une  erreur  qui  consiste  à  prendre  pour  objec- 
tif ce  qui  est  subjectif,  et  que  la  question  :  la  matière  peut- 
elle  penser.»*  est  dépourvue  de  sens  (72).  Dans  sa  Lettre  à  Cu- 
vicr,  Villers  explique  comment  cette  esthétique,  à  son  avis, 
fait  évanouir  le  problème  de  la  localisation  de  l'âme,  ou  pro- 
blème du  siège  de  l'âme.  La  difficulté  était  de  concevoir  com- 
ment l'âme,  simple  et  inétendue,  pouvait  être  unie  au  cer- 
veau, volumineux  et  composé  de  parties.  La  plupart  des  phy- 
siologistes «  ont  cru  tout  gagner  en  rétrécissant  sa  loge,  et  lui 
ont  assigné  quelque  local  exigu,  011  elle  trouvât  une  demeure 
plus  conforme  à  sa  nature  inétendue...  »  Ainsi  'les  cartésiens 
ont  placé  l'âme  dans  la  glande  pinéale,  «  comme  si  la  moindre 
glandule  n'était  pas  aussi  bien  divisible  à  l'infini  que  la  masse 
entière  du  cerveau  !  »  La  difficulté  reste  insoluble  tant  qu'on 
tient  l'esprit  et  la  matière  pour  des  choses  existant  en  soi. 
«  Kant  lui  seul  a  mis  tout  le  monde  d'accord  en  anéantissant 
l'espace  comme  chose  en  soi,  les  corps  comme  chose  en  soi, 
la  substance  incorporelle  comme  chose  en  soi;  et  les  laissant 
subsister  comme   simples  phénomènes,   comme  des  manifes- 


(71)  Ibid.  p.  271. 

(72)  Ibid.,  p.  27». 


CHARLES   VILLERS  8l 

tations,  des  produits  de  nos  manières  de  sentir,  de  voir,  de 
concevoir,  qu'alors  il  devient  très  facile  d'accorder  entre 
eux...  »  (78).  De  ceque  Kant  a  pris  la  peine  d'amender  une 
hypothèse  analogue  à  celle  de  Gall,  celle  Sômmcring,  Villers 
•  conclut  que  le  système  de  Gall  n'est  pas  inconciliable  avec  ce- 
lui de  Kant.  «  Kant,  dit-il,  rejette  bien  loin  toute  idée  d'attri- 
buer là  l'âme  un  siège  et  un  organe  dans  un  lieu  de  l'espace, 
puisque  l'âme,  qui  ne  se  perçoit  que  par  le  sens  interne,  ne  se 
manifeste  que  sous  la  forme  du  temps,  jamais  sous  celle  de 
l'espace,  et  ne  peut  en  conséquence  occuper  aucun  lieu.  Il 
adopte  .seulement  l'intention  anatomique  de  Sommering,  de 
rechercher  le  centre  commun  de  convergence  des  organes  de 
nos  sens,  ce  sensorlum,  cette  tige  commune  des  organes  de 
la  sensibilité  extérieure,  qui  doit  être  la  clef  de  voûte  dans  no- 
tre organisation...  »  (7/4). 

Nous  avons  vu  comment  Villers  concevait  la  théorie  kan- 
tienne de  la  connaissance,  prise  dans  son  ensemble,  puis,  com- 
ment il  présentait  le  détail  de  VEsthétique  transcendentale; 
voyons  comment  il  présentait  celui  de  l'Analytique. 

Pour  composer  un  livre,  il  ne  suffit  pas  d'avoir  quelques 
milliers  de  caractères,  il  faut  les  ranger  suivant  certaines  rè- 
gles, dans  un  certain  ordre,  de  manière  à  former  des  ensem- 
bles partiels  groupés  eux-mêmes  en  un  seul  ensemble.  Pareil- 
lement, pour  composer  le  grand  livre  de  la  nature,  il  faut  que 
les  données  éparses  de  la  sensibilité  soient  réunies  en  systèmes 
partiels  (rapportées  à  des  objets)  qui  s'enchaînent  en  un  grand 
tout.  Réunir,  rapporter  les  choses  les  unes  aux  autres  et  à 
nous-mêmes;  c'est  ce  qu'on  entend  par  concevoir,  comprendre, 
connaître  ;  c'est  ce  que  'fait  la  pensiée  ou  l'entendement  ; 
c'est  juger.  Les  formes  nécessaires  de  tous  nos  jugements, 
qui  sont,  comme  la  logique  générale  l'enseigne,   la  quantité, 

(75)  P.   17  de  la   Lettre  de   Cliarlcs   Villers  à  Georges  Cuvier,   sur  une 
nouvelle  théorie  du  cerveau  par  le  docteur  Gall,   Metz,   1802. 
(74;  Ibid.,  p.  24. 


02  LA   FORMATION  DE  L  INFLUENCE   KANTIENNE  EN  FRANCE 

la  qualité,  la  relation  et  la  modalité,  sont  donc  aussi  les  formes 
de  notre  pensée  ou  entendement.  Mais  tandis  que  la  logique 
générale  étudie  ces  formes  en  vue  de  déterminer  les  règles 
des  conclusions  légitimes,  la  logique  transcendentale  coHsidère 
que  nous  jugeons  l'objet  qui  nous  affecte,  quant  à  la  quantité, 
la  qualité,  la  relation  ^t  la  modalité.  Elle  montre  que,  quant 
à  la  quantité,  nous  le  jugeons  comme  un,  ou  comme  plu- 
sieurs, ou  comme  plusieurs  en  un.  D'après  la  première  ma- 
nière de  juger,  nous  jugeons  'l'objet  comme  un,  sans  avoir 
égard  à  ses  parties;  d'après  la  seconde,  ayant  égard  à  «es 
parties,  nous  le  jugeons  comme  plusieurs;  d'après  la  troisième, 
qui  réunit  les  deux  premières,  nous  le  jugeons  comme  plu- 
sieurs dans  un  ensemble,  c'est-à-dire  comme  tout.  —  Il  est  inu- 
tile de  rapporter  l'explication  que  Villers  donne  de  toutes  les 
autres  formes  de  l'entendement  ;  notons  cependant  ce  qu'il  dit 
de  la  relation.  Ou  nous  jugeons  que  ce  qui  est  immuable  et 
permanent  est  le  fond,  le  support  de  ce  qui  est  variable  et 
changeant,  et  par  là  nous  jugeons  ces  choses  comme  étant 
dans  une  relation  de  substance  à  accident  ;  ou  bien  nous 
jugeons  les  choses  comme  étant  dans  une  relation  telle  qu'elles 
se  déterminent  en  se  produisant  (relation  de  cause  à  effet)  ;  ou 
enfin,  réunissant  la  permanence  des  choses  et  leur  action,  nous 
les  jugeons  comme  étant  dans  une  relation  mutuelle  de  dépen- 
dance ou  de  réciprocité  d'action  (75). 

Chacun  de  nos  jugements  sur  les  objets  est  donc  néces- 
sairement soumis  aux  formes  de  l'entendement,  u  II  en  résulte 
ce  que  nous  appelons  l'expérience,  la  connaissance  que  nous 
prenons  des  choses.  »  Ces  formes  naissent  de  conceptions  fon- 
damentales appelées  catégories  ;  conceptions  matrices  qui  sont 
l'essence  de  notre  pensée,  qui  sont  «  autant  de  modes  parti- 
culiers de  l'unité  fondamentale  et  systématique  à  laquelle 
toutes  nos  connaissances  doivent  se  réduire  »  (76).  Ces  caté- 
gories (dont  Villers  reproduit  la  liste)  ne  peuvent  nous  venir 

(75)  Phil.  de  Kant,  p.  280  et  suiv. 
(7»)  Ibid.,   p.   288-289, 


CHARLES    VILLERS  83 

de  l'expérience,  car  toute  expérience  les  présuppose  (77). 
Comme  l'espace  et  le  temps,  elles  ne  sont  que  des  lois  subjec- 
tives de  noire  faculté  de  connaître.  Prises  en  elles-mêmes,  et 
abstraction  faite  des  données  sensibles,  elles  ne  sont  que  des 
formes  vides,  sans  aucun  contenu,  et  sont  incapables  d'en 
produire  aucun.  Elles  ne  peuvent  être  appliquées  aux  choses 
en  soi,  car  ces  choses  ne  se  règlent  point  sur  les  lois  de  notre 
faculté  de  connaître.  Leur  seul  emploi  légitime  est  leur  appli- 
cation aux  objets  sensibles  (78). 

Mais  pour  qu'elles  puissent  s'appliquer  aux  choses  sensibles, 
elles  doivent  d'abord  s'allier  aux  formes  de  la  sensibilité.  Un 
concept  pur  de  l'entendement,  appliqué  à  une  forme  pure  de 
la  sensibilité,  devient  un  schèi.ie.  Un  schème  est  donc  le  pre- 
mier degré  de  la  sensibilisation  d'un  concept.  C'est  du  sché- 
matisme, de  cette  application  des  concepts  purs  aux  intuitions 
pures,  que  naissent  les  mathématiques.  Les  constructions  du 
mathématicien  sont  des  choses  sensibles;  et  cependant  elles  ne 
sont  pas  des  choses  individuelles,  comme  celles  que  repré- 
sentent les  images.  Ce  n'est  pas  de  tel  triangle  particulier, 
équilatéral,  isocèle  ou  scalène,  qu'il  démontre  que  la  somme 
des  trois   angles  est   égale   à   deux  droits,   mais   d'un   triangle 

(77)  Précédemment,  Villers  avait  expliqué,  de  la  manière  suivante,  que 
le  concept  de  nombre  ne  nous  est  pas  donné  par  l'expérience.  L'expérience 
nous  montre  là  quelque  chose,  et  ici  quelque  chose  ;  elle  ne  nous  en  donne 
pas  davantage.  C'est  notre  entendement  qui  réunit  ce  quelque  chose  avec  ce 
quelque  chose  en  un  enseiubie  systématique  pour  en  faire  deux,  pour  en 
faire  un  nombre.  Ainsi  notre  entendement  crée  l'unité,  les  nombres  et 
toute  l'arithmétique  (p.  195).  Villers  rappelait  que  Fénelon  avait  déjà  dit 
cela  à  propos  de  l'unité.  Un  homme,  une  chose  quelconque,  n'ofi're  aux 
sens  qu'une  multitude  de  perceptions  diverses  que  l'entendement  réunit 
en  un  objet.  Chaque  nombre  est  un  jugement  que  nous  appliquons 
aux  objets.  (Traité  de  l'existence  de  Dieu,  l^^  partie,  article  61  ;  et  dans 
Villers,  p.  285-285).  Il  en  est  de  même  du  concept  de  cause.  Rien  de  ce 
que  donnent  les  sens  n'est  une  cause  ;  «  cause  est  un  pensée,  une  con- 
ception que  nous  ajoutons  à  tel  objet,  mais  qui  ne  nous  est  donnée  par 
aucune  perception  ».  (Villers.  p.  257.)  C'est  dans  notre  entendement  que 
Mars  et  Jupiter  font  un  ensemble  que  je  puis  appeler  deux  ;  c'est  encore 
dans  notre  entendement  qu'ils  font  avec  toutes  les  autres  planètes  un  sys- 
tème planétaire  (p.  257).  .\ous  avons  déjà  dit  en  quoi  cette  interprétation 
est   insuffisante. 

(78)  Phil.  de  liant..,   p.  291. 


84  LA  FORMATION   DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

archétype  de  tout  triangle.  Ce  triangle  archétype  est  un 
ischème.  Si  le  schcme  reçoit  une  détermination  qui  le  fasse 
individu,  il  devient  une  image,  qui  est  le  second  degré  de 
sensibilisation.  Si  cette  image  rencontre  dans  le  "sens  externe 
une  perception  empirique  qui  la  réalise,  ellf  devient  objet  ; 
c'est  le  troisième  degré  de  sensibilisation.  —  Le  temps  est  un 
élément  nécessaire  à  la  formation  de  louf  schème,  parce  qu'il 
faut  bien  que  le  sens  interne  perçoive  toute  construction.  Il  en 
résulte  que  la  cause  doit  précéder  l'effet,  que  la  substance 
doit  être  perdarable,  que  l'action  et  la  réaction  doivent  être 
simultanées  (79). 

Maintenant  nous  devons  comprendre  —  c'est  du  moins  l'opi- 
nion de  Villers  —  comment  notre  entendement,  à  l'aide  de 
ses  formes  actives,  rassemble  et  coordonne  les  apparences  sen- 
sibles ou  phénomènes,  leur  assigne  des  rapports  qui  en  font 
des  objets  liés  les  uns  aux  autres,  de  manière  à  constituer  un 
mécanisme  du  monde,  une  nature.  La  nature  n'est  donc  que 
Tensemble  des  phénomènes  donnés  par  nos  sens  et  réglés  par 
l'entendement.  L'entendement  ne  tire  pas  ses  lois  de  la  nature; 
c'est  lui  qui  prescrit  et  donne  ses  lois  à  la  nature  (80). 

Dans  son  exposé  de  l'Analytique  transcendentale,  Villers 
fait  à  peine  allusion  à  la  théorie  de  l'aperception  transcen- 
dentale, qui,  chez  Kant,  est  le  point  central  de  ce  chapitre. 
Mais,  probablement  parce  que  Villers  croyait  que  cette  théorie 
ne  tenait  pas  moins  aux  autres  parties  du  système  de  Kant,  il 
l'explique  en  divers  endroits  de  son  livre.  Dès  le  début,  il  le 
■le  fait  assez  librement,  et  si  de  la  sorte  il  court  le  risque  de 
s'entendre  reprocher  des  inexactitudes,  il  montre  au  moins 
qu'il  a  su  attacher  une  pensée  à  ce  passage  difficile  de  la 
Clinique.  Son  ouvrage  se  distingue  en  cela  d'une  foule  d'autres 
exposés  populaires  qui  ne  donnent  sur  ce  point  que  des  indi- 
cations trop  brèves,  ainsi  que  de  nombreux  commentaires  plus 


(79)  Ihid.,  p.  'm-îm  et   503-308, 

(80)  Ihid.,  p.  500-302, 


CHARLES   VILLE1\S 


et 


savants  en  apparence,  qui  ne  sont,  des  qu'ils  touchent  à  la 
Dédacthn  transe  en  dentale,  que  de  longues  paraphrases  dont 
le  sens  n'est  pas  plus  évident  que  celui  du  texte  qu'ils  pré- 
tendent expliquer.  C'est  donc  une  chose  assez  curieuse  de  voir 
comment  cette  partie  de  la  Critique  a  été  exposée  pour  la  pre- 
mière fois  en  français,  pour  que  l'explication  de  Villers  mérite 
d'être  reproduite  ici  presque  textuellement,  bien  que  cette 
explication  renferme,  elle  aussi,  une  équivoque  grave,  que  noua 
signalerons. 

Tout  notre  savoir  est  système.  L'esprit  systématique  est 
l'âme  de  la  science  (8i).  C'est  lui  qui  incite  l'intelligence  à 
remonter  sans  cesse  de  pourquoi  en  pourquoi,  pour  arriver 
à  une  connaissance  absolue  qu'elle  puisse  tenir  pour  le  prin- 
cipe de  toutes  les  autres,  qui  seule  pourrait  la  satisfaire.  Cet 
esprit  systématique,  ce  besoin  de  savoir  qui  est  l'idée  même 
de  la  science,  «  n'est  pas  autre  chose  qu'une  disposition  innée 
chez  l'homme  d'apporter  dans  la  multiplicité  et  la  variété 
infinie,...  dans  l'hétérogénéité  de  toutes  les  représentations  tant 
sensibles  qu'intellectuelles,...  dans  tant  de  choses  isolées  et 
données  comme  indépendantes  les  unes  des  autres,  de  l'ordre, 
de  la  liaison,  de  l'ensemble.  L'homme  est  un,  il  le  sent  ;  la 
eonscience  qu'il  a  de  lui-même  est  une  unité  indivisible,  cohé- 
rente ;  je  ne  dis  pas  unité  numérique,  mais  bien  unité  systé- 
matique et  homogène,  unité  non  par  opposition  à  nombre, 
mais  par  opposition  à  confusion.  Il  faut  que  les  connaissances 
d'un  être  pareil...  se  revêtent  de  cette  forme  principale  du 
sujet  connaissant,  qu'elles  adoptent  cette  manière  d'être  de  la 
conscience  intime,  c'est-à-dire  qu'elles  forment  entre  elles  un 
tout  lié,  cohérent,  un  ensemble,  une  unité  systématique.  Cette 
synthèse  originaire  est  la  première  condition,  la  première 
forme  de  toutes  nos  connaissances.  Nous  l'apercevons  dans 
nos  sensations  îTiaté?'!elIes,  aussi  bien  que  dans  les  conceptions 
de  notre  esprit.  La  qualité  de  jaune  donnée  par  la  vue,  celle 
de  sonore  donnée  par  l'ouïe,  celles  de  dur,  de  pesant  et  de 
ductile  données  par  le  tact,  qualités  isolées  par  elles-mêmes, 

(81)  Ibid.,  p.  355, 


H  LA  FOniStATION  DE  l'iNFIA'ENCR   KANTIENNE  EN  FRANCE 

sont  saisies  par  ce  principe  actif  qui  tend  en  nou?  à  la  liaison 
et  Q  l'ensemble,  et  se  réunissent  dans  une  seule  représentation 
que  nous  nommons  or.  Ainsi  de  tous  les  objets  que  nous  con- 
naissons successivement  et  avec  tant  de  variétés,  nous  formons 
des  ensembles,  des  systèmes  partiels,  jusqu'à  ce  qu'enfin  nous 
composions  de  leur  ensemble  général  un  seul  système,  une 
seule  unité,  que  nous  appelons  le  monde.  C'est  nous  qui  four- 
nissons cette  idée  d'ensemble,  là  où  elle  n'est  point  en  effet  ; 
c'est  celte  forme  synthétique,  ce  principe  d'union  et  de  rappro- 
chement qui  constitue  la  nature  de  notre  entendement.  De  là 
la  nécessité  de  ranger  toutes  nos  perceptions  dans  un  espace 
et  dans  un  temps  ;  de  regarder  tout  événement  comme  dépen- 
dant d'un  autre  événement  qui  le  précède  (relation  de  cause  et 
à'ejjei)  ;  de  regarder  toutes  les  choses  comme  exerçant  les  unes 
sur  les  autres  une  influence  réciproque  (relation  d'action  et 
de  réaction)  ;  de  prêter  à  toute  chose  un  but,  une  finalité 
frelation  de  fin  et  de  moyen)  ;  de  supposer  que  les  qualités 
diverses  que  nous  transmettent  les  sens  doivent  avoir  un  fonds 
■commun  qui  les  soutienne  et  les  réunisse  (relation  d'accident 
et  de  substance),  et  ainsi  du  reste,  tous  modes  de  liaison  et 
d'unité  systématique,  lois  de  notre  entendement,  sous  les- 
quelles nous  apercevons  la  nature,  et  que  nous  croyons  pour 
cela  ré-ider  en  elle  (82).  —  Mais  de  toutes  ses  connaissances, 
celle  oii  l'homme  est  le  plus  avide  d'apporter  une  liaison,  une 
^harmonie  conciliatrice,  c'est  dans  le  rapport  qu'il  y  a  entre  ses 
opinions  et  ses  actions,  entre  son  savoir  et  son  vouloir.  Ici 
l'intérêt  pratique  le  plus  pressant  vient  renforcer  en  lui  l'in- 
térêt spéculatif.  Il  doit  agir,  influer  sur  lui-môme  et  sur  ses 
semblables  ;  ses  actions  forment  un  ensemble  de  choses  qu'il 
produit  spontanément  ;  c'est  en  quelque  sorte  une  création 
dont  il  est  le  maître  et  le  régulateur.  Quelles  seront  donc  les 
règles  suivant  lesquelles  il  devra  agir  ?...  »  (83) 

Plus    loin,    Vi tiers    revient    encore   à   quelques-unes    de    ces 

(82)  lh!d.,  p.  12-.15. 
(8j)  Ibid.,   p.   H. 


CHARLES   VILI.EnS  87 

idées  et  les  résume  ainsi  :  «  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que 
6OUS  ces  trois  facultés  de  l'être  cognitif  (sensibilité,  entende- 
ment, raison),  sous  leurs  lois  et  leur  nature  particulière,  repose 
nécessairement  la  loi  et  la  nature  de  l'être  cognitif  lui-même, 
qui  est  la  loi  fondamentale  commune,  et  comme  l'âme  de  toute 
la  cognition.  Cette  loi  consiste  en  ce  que  l'être  cognitif  est 
essentiellement  un,  d'une  unité  de  simplicité,  de  cohérence^ 
d'une  unité  systématique,  et  par  opposition  à  multiple,  à 
divers,  à  confusion,  à  agrégat.  Tel  est,  ainsi  que  je  l'ai  déjà 
fait  voir,  le  caractère  absolu  du  sentiment  qu'a  de  lui-même 
l'être  cognitif,  le  moi.  Ce  sentiment  fondamental,  sans  lequel 
aucun  autre  n'aurait  lieu,  donne  nécessairement  sa  forme  à 
toutes  les  connaissances  de  l'être  cognitif.  Il  faut  que  tout  ce 
qui  survient  en  lui,  tout  ce  qu'il  accepte  ou  qu'il  produit,  de- 
vienne un  d'une  unité  systématique,  un  tout,  un  seul  en- 
semble. » 

Cette  unité  rassemblante  ou  synthétique,  active  dans  la  sen- 
sibilité, dans  l'entendement  et  dans  la  raison,  dirigeant  et 
ramenant  à  elle  l'action  de  chacune  de  ces  facultés,  est  conti- 
nuellement occupée  à  faire  d'un  complexe  vague,  d'un  amas 
confus,  dépourvu  de  rapports,  une  chose  maintenue  et  liée 
dans  toutes  ses  parties  par  un  rapport,  par  une  loi.  a  Ainsi 
de  l'amas  infini  des  sensations  diverses,  la  sensibilité  fait  une 
sensation,  un  objet  ;  de  Tamas  d'objets  isolés,  sans  connexion, 
l'entendement  fait  une  suite  liée  par  la  loi  de  cause  et  d'effet  ; 
la  multiplicité  des  causes  est  enfin  rangée  par  la  raison  sous 
la  forme  générale  de  la  nécessité  d'une  cause  commune,  d'une 
cause  première  et  absolue.  »  Cette  tendance  efficace  à  l'unité 
est  la  forme  nécessaire  de  la  conscience  intime  de  l'être  co- 
gnitif, et  par  là  de  tout  ce  qui  est  saisi  par  lui.  Cette  force 
active  de  la  synthèse  est  ce  que  Kant  appelle  l'imagination 
transcendentale  (84). 

(84)  Ibid..  p.  2o9-262.  Ce  que  Villers  dit  de  l'imagination  transcen- 
dentale, ainsi  que  ce  qu'il  dit  de  l'unité  synthétique  de  l'aperception, 
raanque  de  précision.  Une  fois  engagé  dans  les  méandres  de  cette  Déduc- 
tion,  il  cesse,  comme  beaucoup  d'autres  commentateurs,   de  voir  nettement 


88  LA  FOnMATIOX  DE   l'iNFLUENCî-    KANTIENNE  EN   FRANCE 

Après  l'Analytique  transcendentale,  ou  théorie  de  l'enlen- 
dement,  -de  ses  concepts  et  de  ses  principes,  vient  la  Dialec- 
iiqae  transcendent  aie  ou  théorie  de  la  raison  et  de  ses  idées, 
que  Villers  avait  déjà  effleurée  dans  les  pages  oii  il  traitait  de 
l'unité  de  l'aperception,  regardant  cette  unité  comme  l'origine, 
le  premier  principe,  la  forme  fondamentale  de  la  seconde 
faculté  autant  que  de  la  première.  Voyons  de  près  ce  qu'il 
donnait  pour  cette  théorie  de  la  raison. 

L'esprit  humain  n'est  pas  entièrement  satisfait  par  la  liaison 
que   l'entendement  établit  entre   les  objets  en  leur  imposant 

la  difficulté  qu'elle  devait  résourire  pour  établir  sa  conclusion,  que  l'enfen- 
dement  impose  à  la  nature  ses  lois  et  que  par  là  s'explique  la  possibilité 
de  les  connaître  a  priori.  On  ne  peut  décider  si  Villers  a  voulu  dire  que  le 
râle  de  l'imagination  est  simplement  d'ordonner,  de  ranger  les  sensations 
de  manière  à  en  taire  des  représentations  d'objets  pour  une  connaissance 
systématique,  ou  s'il  lui  attribue  aussi  la  fonction  de  produire  même  l'ordre 
dans  lequel  elles  nous  arrivent.  Il  va  de  soi  que  cette  fonction-ci  semit 
essentiellement  inconsciente,  en  ce  sens  que  nous  aurions  aussi  peu  cons- 
cience de  cette  action  de  l'imagination  que  d'une  action  des  choses  en  soi 
qui  produirait  ou  déterminerait  les  sensations  ou  leur  ordre  de  succes- 
sion, et  qu'ainsi  cette  «  imagination  «  serait  avec  notre  conscience  dans  le 
même  rapport  qu'une  chose  en  soi.  Or,  il  semble,  d'après  un  passage  que 
nous  examinerons  et  où  il  parle  des  fonctions  transcendentales  de  l'ima- 
gination, que  Kant  ait  répugné  à  les  tenir  pour  inconscientes  en  ce  sens. 
Cela  peut  porter  à  interpréter  de  la  manière  suivante  la  distinction  de 
l'imagination  empiriqu":"  et  de  l'imagination  transcendentale.  L'imagination 
est  en  général  la  f'^oulté  de  se  représenter  un  objet  même  en  son  absence 
{Crit..  Kehrb.,  p.  672  ;  Trem..  p.  150,  2^  édU.).  Quand  l'objet  est  un  ob^et 
empirique,  un  objet  dont  les  élénients  ont  été  donnés  nar  les  sens,  l'ima- 
gination s'appelle  imatrination  reproductrice  ou  empirique.  Quand  l'objet 
n'est  qu'une  détermination  de  l'intuition  pure  par  les  concepts  purs  (une 
fiç'ure  géométrique,  une  synthèse  figurée,  un  schème),  et  alors  m.ème  que 
c^^tte  détermination  est  représentée  Xlans  un  objet  empirique,  toujours  et 
nécessairement  soumis  à  l'intuition  pure,  1  imagination  s'appelle  imagina- 
tion productrice  ou  transcendentale.  —  Quiconque  estimerait  que  cette 
interprétation  est  insuffisante  et  prétendrait  que  c'est  bien  une  fonction  de 
produire  un  certain  ordre  de  nos  sensations  mêmes,  que  Kant  entend  par 
«  synthèse  transcendentale  de  l'imagination  )\  dont  il  dit  qu'elle  «  est  un 
effet  de  l'entendement  sur  la  sensibilité  et  une  première  application  de  cet 
entendement,  application  qui  est  en  même  temps  le  principe  de  toutes  les 
autres...  »  (Crit...  Kehrb.,  p.  072  :  Trem.,  p.  151,  2«  éd.'),  quiconque  sou- 
tiendrait, en  outre,  oue  la  Drf^tiction  est  exacte  et  rigoureuse,  aurait  à 
prouver  que  la  supposition  d'une  telle  fonction  contrilnie  effectivement  à 
l'exolicntion  de  la  possibilité  de  la  connaissance  a  priori.  Il  faut  convenir 
qu'il  n'y  serait  guère  aidé  par  Kant,  et  que,  s'il  y  rétississait  néanmoins, 
c'est  à  lui  qu'on  en  aurait  la  principale  obligation.  Plus  loin,  nous  repren- 
ions  plus   amplement   cette  difficulté. 


CnAPXEo   VILLERS  8^ 

des  rapports  de  quantité,  de  causalité,  de  réalité,  etc.  ;  il  vent 
atteindre  une  quantité,  une  causalité,  une  réalité  qu'il  n'ait 
pas  produites,  qui  existent  par  elles-mêmes  et  se  suffisent  à 
elles-mêmes,  qui  soient  absolues.  Un  objet  est  composé  de 
parties,  qui  ont  elles-mêmes  des  parties  plus  petites.  Poussant 
cette  division  plus  loin  que  les  sens  peuvent  la  suivre,  «  l'esprit 
arrive  à  la  pensée  d'un  élément,  d'une  unité  simple  et  absolue, 
qui  constitue  toutes  les  unités  de  son  monde  réel  ».  En  appli- 
quant le  concept  de  totalité,  non  plus  seulement  à  tel  ou  tel 
objet  sensible,  à  cette  maison,  à  cette  ville,  à  ce  pays,  à  la 
terre,  au  système  solaire,  mais  à  l'ensemble  de  toutes  les 
choses,  nous  atteignons  la  pensée  d'une  totalité  absolue,  d'un 
grand  tout  qui  ne  laisse  supposer  rien  au  delà,  et  qui  se 
nomme  Vanivers.  De  même  que  l'élément  résulte  de  l'absolu 
appliqué  à  l'unité,  l'univers  résulte  de  l'absolu  appliqué  à 
la  totalité.  L'esprit  ne  s'arrête  pas  non  plus  à  la  cau- 
se d'un  événement  donné,  il  veut  parvenir  à  une  cause 
absolue.  Il  ne  s'arrête  pas  à  une  réalité  conditionnelle,  il  lui 
faut  une  réalité  inconditionnelle,  absolue,  a  Nous  avons  donc 
en  nous  une  faculté...  qui  tend  à  l'absolu,  à  l'inconditionnel, 
au  fondamental.  Cette  faculté  de  l'absolu  est  la  raison  »  (85). 
Telle  est  la  fonction  franscendentale  de  la  raison,  dont  la 
fonction  logique  e?t  le  raisonnement,  lequel  exige,  pour  la 
vérité  de  ses  conclusions,  que  les  propositions  d'oii  il  part 
soient  elles-mêmes  établies  ou  posées  comme  thèses  absolues. 
«  Il  est  aisé  de  comprendre  que  cette  loi  de  l'absolu  n'est 
qu'une  dernière  manifestation  de  la  loi  fondamentale  d'unité 
systématique,  qui  fait  l'essence  de  notre  cognition.  Ce  n'est 
qu'à  son  moyen  que  l'ensemble  de  nos  représentations  peut 
être  conclu  et  terminé.  La  conception  absolue  d'univers,  par 
exemple,  est  comme  le  cadre  définitif  qui  fixe  et  arrête  en  un 
tout  unique  nos  conceptions  d'espace,  de  nature,  de  monde  » 
(86).    L'exercice    transcendental    de   la    raison   n'e:-t    pas   autre 

(8.5)  Philosophie  de  Kanf,   p.   311-314. 
(86)  Ibid.,  p.  315. 


f)0  LA   FOÎlMATin.N  DE  L  INFLUENClî  KANTIENNE  EN  FRANCE 

chose  que  l'action  d'appliquer  cette  loi  de  l'absolu  aux  con- 
cepts de  l'entendement.  De  cette  application  résultent  de  nou- 
veaux concepts  appelés  idées.  L'idée  psychologique,  ou  idée 
de  l'âme,  est  celle  d'une  unité  absolue,  d'une  unité  indivisible, 
simple,  sans  parties.  L'idée  cosmologique,  ou  idée  de  l'univers, 
est  celle  de  la  totalité  absolue.  L'idée  théologique  est  celle  de 
la  cause  absolue,  du  fondement  de  toute  réalité,  qui,  pour  les 
uns,  est  une  cause  intelligente.  Dieu,  et,  pour  les  autres,  un 
simple  mécanisme. 

Aux  idées  de  la  raison  ne  correspond  aucun  objet  sensible, 
car  nous  ne  percevons  rien  d'absolu,  d'inconditionnel  ;  ni 
aucun  objet  que  nous  puissions  connaître,  «  car,  par  exemple, 
si  nous  pouvions  une  fois  connaître...  celte  cause  que  notre 
raison  nous  représente  comme  absolue,  elle  subirait  inévi- 
tablement la  loi  de  causalité  ordinaire  de  notre  cognition,  elle 
nous  paraîtrait  avoir  elle-même  une  cause,  et  de  la  sorte  elle 
nte  serait  plus  absolue,  du  moment  qu'elle  serait  connue  par 
nous  »  (87).  De  la  confusion  des  idées  avec  les  choses  sen- 
sibles naissent  plusieurs  erreurs.  Appliquées  aux  choses  sen- 
sibles extérieures,  l'idée  du  simple  absolu  produit  l'illusion  de 
l'atome  matériel  d'Epicure,  l'idée  de  substance  absolue  et  celle 
de  cause  absolue  produisent  l'illusion  d'une  substance  et  d'une 
cause  premières  toutes  matérielles  ;  d'oii  le  système  du  maté- 
rialisme. Quand  ces  mêmes  idées  sont  rapportées  au  sens  in- 
terne, elles  produisent  les  illusions  de  1  "être  simple  non-étendu 
et  spirituel,  de  l'àme  humaine,  de  la  monade  leibnizienne, 
d'un  univers  tout  spirituel,  et  conduisent  au  spiritualisme  de 
Maiebranche  ou  de  Berkeley.  Enfin,  quand  elles  sont  appli- 
quées à  la  fois  au  sens  interne  et  au  sens  externe,  elles  pro- 
duisent la  double  illusion  de  l'esprit  et  de  la  matière,  et  con- 
duisent au  dualisme. 

Quand  la  psychologie  rationnelle  réalise  l'idée  psycholo- 
gique, soit  pour  en  faire  un  être  simple,  spirituel  et  immortel, 
soit  pour  en  faire  un  être  matériel  et  mortel,  elle  commet  un 

(87)  Ibid.,  p.  511-316. 


CHARLES  VILLERS  QI 

paralogisme.  —  Les  quelques  lignes  où  Villers  traite  des  para- 
logismes  de  la  psychologie  rationnelle,  sont  des  plus  vagues. 
L'exposé  des  antimonies,  qui  vient  ensuite,  est  un  peu  plus 
clair,  sinon  plus  exact.  Il  les  présente  comme  un  conflit  entre 
la  sensibilité,  qui  a  besoin  que  les  choses  soient  bornées  pour 
pouvoir  les  percevoir,  et  la  raison,  qui  doit  dépasser  toute 
limite,  puisqu'un  delà  de  toute  limite  il  reste  toujours  un 
infini  à  parcourir.  Un  univers  fini  est  trop  étroit  pour  la 
raison  ;  un  univers  infini  est  trop  vaste  pour  notre  sensibilité. 
((  L'infini  est  dans  la  raison...,  qui  est  la  faculté  de  l'absolu; 
le  fini  est  dans  la  sensibilité,  qui  est  la  faculté  de  l'individuel, 
et  qui  veut  une  borne,  une  limite  à  quoi  elle  se  heurte  »  (88). 
De  ce  conflit  entre  ces  facultés  résultent  quatre  antinomies. 
Villers  reproduit  les  énoncés  de  leurs  thèses  et  antithèses,  sans 
en  donner  les  preuves.  Ce  qu'il  dit  de  la  solution  du  conflit 
n'est  pas  assez  explicite  pour  avoir  pu  être  compris  de  qui  ne 
la  connaissait  déjà.  Les  antinomies  se  résolvent,  affirme-t-il, 
dès  qu'on  regarde  l'espace,  le  temps,  la  causalité  et  la  néces- 
sité comme  des  formes  subjectives,  n'appartenant  pas  aux  cho- 
ses en  soi.   Pourquoi  ?  C'est  ce  qu'il  a  négligé  de  dire. 

L'âme,  le  moiide,  la  cause  première  de  toutes  choses,  sont 
■des  objets  idéaux.  Leur  ensemble  constitue  un  système  d'êtres 
de  raison,  appelé  monde  intelligible,  qui  est  le  lieu  des  illu- 
sions transcendantes.  Quand  les  idées  se  réunissent  toutes, 
«  cjuand,  par  la  nature  de  notre  cognition,  qui  tend  à  tout 
rassembler,  toutes  les  conceptions  positives  se  rencontrent  en 
une,  que  toutes  les  réalités  se  fondent  en  une  réalité,  il  résulte 
l'être  absolu,  l'être  des  êtres,  Yidéal  par  excellence  de  la  raison 
pure  ».  Cette  pensée  de  l'êlre  des  êtres  «  est  le  plus  haut  idéal 
de  la  raison  spéculative,  mais  cet  idéal  ne  nous  représente  pas 
encore  Dieu.  C'est  à  la  raison  pratique  qu'il  appartient  de  nous 
le  manifester  »  (89).  L'idée  de  Dieu  est  celle  d'un  être  voulant, 
actif,  juste  et  bon.  L'homme  ne  trouve  l'idée  du  juste  et  du 

(88)  Ihid.,  p.  522. 

(89)  Ihid.,  p.  530. 


(")2     LA  rO!',M\TION  DE  L*IM- LLTNCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

bon  que  dans  les  lois  régulalrioes  de  ?a  propre  volonté,  de 
son  activité  volontaire.  «  La  raison,  en  tant  qu'elle  dirige 
l'homme  pratique,  porte  dans  cette  fonction  sa  forme  essen- 
tielle de  l'absolu  ;  et  c'est  d'une  volonté,  d'une  activité,  d'une 
justice  et  d'une  bonté  absolues  que  se  forme  la  conception 
d'une  divinité.  »  Si  l'homme  était  isolé  et  inactif,  s'il  n'était 
destiné  qu'à  connaître,  a  l'idée  d'une  cause  première,  d'une 
substance  et  d'une  réalité  absolues  se  développerait  en  lui, 
sans  jamais  qu'il  parvînt  à  celle  d'im  Dieu...  »  (90).  Mais  la 
connaissance  et  l'action  étant  intimement  unies  dans  l'homme, 
il  arrive  que  la  r.iison  spéculative  s'empare  du  Dieu  de  la 
raison  pratique,  le  rapporte  à  son  idéal,  lui  attribue  les  pré- 
dicats d'infini,  d'éternel,  de  cause  et  de  substance  absolues,  et 
tend  à  en  faire  un  objet  démontré  du  savoir  humain  (91). 
Mais  aucune  preuve  spéculative  de  l'existence  de  Dieu  n'est 
concluante.  —  Villers  résume  la  critique  des  trois  preuves,  puis 
ajoute  les  considérations  suivantes  (92). 

Dès  qu'on  fait  de  l'idéal  de  la  raison  pure  un  être  placé 
hors  de  cette  raison  et  que  nous  puissions  connaître,  il  subit 
les  formes  de  notre  connaissance  :  nous  nous  le  représentons 
dans  l'espace  et  dans  le  temps,  nous  disons  qu'il  est  partout, 
qu'il  est  éternel,  qu'il  est  un,  qu'il  est  substance,  qu'il  est 
cause,  et  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  tomber  dans  un 
anthropomorphisme  plus  ou  moins  raffiné,  selon  notre  degré 
de  culture.  «  Autant  vaudrait  dire  que  Dieu  est  rouge  ou  bleu, 
que  de  dire  qu'il  est  partout  et  éternel  »  (9.3).  Dans  ce  point 

(00)  Ibid.,  p.  531. 

(91)  Ihid.,  p.  5.32. 

(92)  C'est  après  avoir  lii  Villors  que  l'astronome  Jérôme  de  Lalande  ins- 
crivit Kar.t  dans  les  Siipplcments  qu'il  fit  pour  le  Dictionnaire  des  athées 
de  Sylvain  Marérhal.  Voici  en  entier  son  article  :  «  Kant,  le  plus  fameux 
des  métarhysiciens  de  rAllemagne,  me  paraît  dclrnire  les  preuves  r(n'on 
donnait  avant  lui  de  l'existence  de  Dieu.  Charles  Villers,  qui  a  publié  à 
Paris  la  philosophie  de  Kant,  nous  dit  que  Kant  anéantit  le  corps  comme 
chosn  en  soi.  la  substance  incorporelle  comme  chose  eii  soi,  et  les  laisse  sub. 
sister   comme    simples   phénomènes.    »    (P.    48.) 

(95)  PhU.  de  Kant,  p.  5il. 


CHARLES    VILLERS  QJ 

de  vue  dogmatique,  l'athée  trouvera  toujours  des  preuves  à 
opposer  aux  preuves  du  déiste.  «  Tant  qu'on  voudra  savoir  et 
prouver  Dieu,  tant  qu'on  fera  de  Dieu  le  résultat  d'un  argu- 
ment, son  existence  restera  problématique,  elle  ne  sera  qu'une 
créature  illusoire  de  notre  esprit,  et  un  autre  fantôme  (la 
matière)  la  pourra  toujours  combattre  d'égal  à  égal  »  (g^). 
Mais  la  philosophie  transcendentale  a  montré  que  l'homme  ne 
peut  rien  décider  sur  ce  qui  est  au  delà  de  toute  perception 
possible.  Il  n'est  donc  pour  l'homme  aucune  preuve  possible 
de  l'existence  ou  de  la  non-existence  de  Dieu.  L'être  réel  absolu 
de  la  raison  spéculative  demeure  «  un  pur  idéal,  sans  rapport 
démontré  à  aucun  objet  effectif,  mais  un  idéal  qui  au  moins 
ne  renferme  en  lui  nulle  contradiction  ».  Ainsi  conçu,  il  est 
prêt  à  recevoir  de  la  raison  pratique  sa  preuve  véritable  »  (90). 

Villers  n'a  donné  que  peu  de  pages  à  la  philosophie  pra- 
tique. Il  promettait  d'en  faire  l'objet  principal  d'un  second 
ouvrage,  au  cas  qu'il  eût  réussi  par  le  premier  à  intéresser 
le  public  français  à  Kant.  Mais  comme  il  ne  connut  pas  ce 
succès,  ces  quelques  pages  sur  la  seconde  partie  du  kantisme 
sont  restées  l'exposé  le  plus  complet  de  la  manière  dont  il  la 
comprenait,  dont  voici  la  substance. 

La  Critique  de  la  raison  pure  a  placé  hors  des  atteintes  du 
raisonnement  les  objets  suprasensibles,  la  liberté,  l'immor- 
talité. Dieu.  Si  donc  nous  trouvons  pour  toutes  ces  choses 
une  ((autre  source  d'assentiment»,  nous  nous  y  abandonne- 
rons sans  craindre  qu'aucun  argument  vienne  un  jour  démon- 
trer l'irréalité  des  objets  de  notre  croyance,  et  aussi  sans 
chercher  à  démontrer  leur  réalité.  Toute  science  touchant  ces 
choses  étant  illusoire,  nous  devons  éviter  d'en  rien  savoir, 
d'en  rien  démontrer.  ((  Ainsi  je  crois  à  ma  propre  existence,... 
à  celle  d'autres  êtres  doués  de  raison,  avec  qui  je  communique. 
Une  démonstration,  loin  d'ajouter  à  cette  croyance,  ne  ferait 

(94)  Ibid.,  p.  o4-2-5i5. 

(95)  Ibid.,  p,  346. 


^4  LA   FORMATION  DE   l'i.NFLUENCË  KANTIENNE  EN   FRANCE 

que  l'affaiblir,  m'étonner,  me  rendre  incertain  »  (96).  Cette 
autre  source  d'assentiment,  celte  ((  lumière  autre  que  celle  du 
raisonnement  et  de  la  science  »,  l'homme  la  trouve  en  lui- 
même,  dans  l'aperception  immédiate  de  lui-même,  par  la- 
quelle, se  saisissant  lui-même  sans  l'intermédiaire  d'aucun 
sens  ni  d'aucune  forme  de  connaissance,  il  s'aperçoit  comme 
chose  en  soi,  comme  noumène.  Il  faut,  eji  effet,  distinguer 
deux  manières  de  «  s'envisager  soi-même  ».  1°  L'homme  s'en- 
visage médiatement.  Il  se  sent  et  se  connaît  au  moyen  de 
sa  sensibilité  et  de  son  entendement.  Par  le  sens  externe,  il 
se  perçoit  comme  étendu,  et  par  le  sens  interne  comme  une 
suite  d'états  mentaux.  Lui  et  tous  ses  actes  deviennent  ainsi 
pour  lui-même  des  objets  de  connaissance,  des  phénomènes, 
des  parties  de  la  nature  soumises  aux  mêmes  lois  naturelles 
qu'elle,  au  mécanisme.  2°  L'homme  «  s'envisage  immédiate- 
ment par  le  sentiment  fondamental  du  moi,  repliant  sa  con- 
science sur  sa  conscience,  et  il  s'aperçoit  alors  tel  qu'il  est  en 
lui-même,  comme  noumène,  comme  objet-sujet  »  ;  il  se  décou- 
vre «  franc  de  toutes  les  formes  cognitives,  c'est-à-dire  de 
toutes  les  lois  nécessaires  de  la  nature  »,  indépendant  de 
l'espace,  du  temps,  de  la  causalité  (97). 

Ce  qui  nous  assure  de  cette  aperception  immédiate  de  nous- 
mêmes  n'est  pas  une  illusion,  c'est  que  nous  sommes  des  êtres 
voulants  et  agissants,  dont  les  actions  forment  ensemble  un 
système  de  choses  qui  procèdent  de  notre  moi  comme  d'un 
être  libre,  spontané,  c'est-à-dire  d'un  être  indépendant  des  lois 
nécessaires  de  la  nature,  donc  d'un  être  en  soi.  Nos  actes  volon- 
taires sont  des  actes  de  notre  moi  immédiatement  aperçu  ; 
et   que  nous  soyons  réellement  doués   d'une  volonté  libre  et 

(96)  Ibid.,   p.  359-5G0. 

(97)  Ibid.,  p.  5G0.  «  Le  moi  pur  et  fondamental,  dit  encore  Villers, 
est  le  seul  des  noumènes  qu'il  soit  donné  à  l'homme  d'envisager  à  nu... 
Quiconque  remonte  jusqu'à  ce  centre,  y  trouve  cette  merveille,  cette  exis- 
tence intérieure  qui  n'est  pas  la  cognition,  mais  qui  est  la  base  de  toute 
cognilion  et  de  toute  existence  que  nous  rapportons  au  dehors.  »  Ibid., 
p.  505. 


CnAÎ\LËS   VlLLERS  f)0 

Spontanée,  c'est  une  vérité  que  chacun  trouvera  en  soi-même, 
«  s'il  y  descend  avec  candeur  »  (98). 

L'homme  étant  libre,  la  morale  est  possible.  Le  principe  de 
la  morale,  principe  des  actions  dun  être  libre,  ne  peut  être 
dans  notre  tendance  au  bonheur  ou  au  bien-être,  faite  de 
désirs  sensibles,  qui,  comme  toutes  les  choses  sensibles,  sont 
du  domaine  de  la  nécessité  naturelle.  La  conscience  morale  ne 
loue  ni  ne  blâme  l'homme  habile  qui  aurait  su  atteindre  le 
bonheur.  Elle  ne  nous  ordonne  pas  d'être  heureux,  mais  seu- 
lement, en  tant  qu'elle  a  égard  au  bonheur,  de  nous  rendre 
dignes  de  l'être.  L'homme  qui  n'écoute  que  cette  voix  ne  sau- 
rait balancer  «  entre  posséder  le  bonheur  sans  en  être  digne, 
et  en  être  digne  sans  le  posséder  ».  Indépendants  de  nos  pen- 
chants et  de  no?  désirs,  les  ordres  de  la  conscience  morale  sont 
des  règles  qui  ne  tolèrent  aucune  exception,  et  qui,  comme 
telles,  spnt  des  lois  de  la  raison,  laquelle  se  nomme  alors 
raison  pratique.  Elle  n'ordonne  pas  conditionnellement,  mais 
absolument  ;  elle  ne  dit  pas  :  si  tu  veux,  mais  bien  :  tu  dois  ; 
son  impératif  est  catégorique,  elle  prescrit  à  l'homme  un 
un  devoir.  Et  néanmoins  l'homme  reste  libre,  c'est-à-dire  qu'il 
conserve  la  «  puissance...  de  se  déterminer  entre  ces  deux 
principes  contraires  :  d'agir  et  de  vouloir  en  homme  sensuel, 
d'agir  et  de  vouloir  en  homme  rationnel  ».  La  loi  commande, 
mais  elle  ne  contraint  pas  ;  car  «  si  l'homme,  en  faisant  le 
bien,  n'était  pas  libre  de  faire  le  mal,  il  ne  serait  pas  bon,  il  ne 
serait  pas   capable  de  moralité  »   (99). 

Les  lois  de  la  conduite  d'un  être  libre  ne  peuvent  être  fon- 
dées qu'en  lui-même.  II  ne  les  reçoit  de  rien  qui  lui  soit 
étranger.  Il  ne  peut  donc  les  recevoir  ni  de  l'attrait  des  plai- 
sirs, ni  de  l'intérêt  d'un  individu,  d'une  famille  ou  d'une 
nation,  ni  de  l'intérêt  du  perfectionnement  de  son  être  indi- 
viduel,  ni  même  d'une  volonté  surnaturelle  et  révélée.   Il  ne 

(98)  Ce  que  Villors  dit  du  n.ci,  on  cet  endroit  de  son  Kvre,  a  été  par- 
ticulièrement remarqué  par  Maine  de  Biran,  qui  a  noté,  de  la  manière  que 
nous  verrons,   quelques-unes  des  réflexions  qui  lui  en   ont  été   sug-gérces. 

(99)  Ibid.,  p.  578,  579. 


Ç)0  h\   rORMATlON   DE   l'iXFLUENCE   KANTIENNE   EN  FRANCE 

peut  la  recevoir  que  de  sa  raison,  laquelle  ne  tient  sa  loi  que 
d'clle-mt''me.  Tout  ce  que  la  raiison  pratique  prescrit,  ne  dé- 
pendant d'aucune  fin  extérieure  à  elle,  doit  exprimer  sa  pro- 
pre essence.  La  raison  doit  être  son  but  à  elle-même.  Ce  prin- 
cipe confère  à  tout  être  doué  de  raison  le  droit  detre  à  lui- 
même  son  propre  but  et  de  ne  jamais  servir  de  moyen  aux 
fins  d'un  autre  individu.  Il  lui  donne  l'indépendance,  la  spon- 
tanéité ;  il  fait  de  lui  une  personne.  D'où  celte  loi  d'égalité  et 
d'indépendance  rationnelles  :  Regarde  constamment  et  sans 
exception  l'être  raisonnable  comme  étant  à  soi-même  son  pro- 
pre but,  et  non  comme  un  moyen  pour  autrui  (loo).  —  Tout 
être  raisonnable  reconnaît  à  ses  semblables  la  même  législa- 
tion ;  c'est  ce  qu'exprime  cette  loi  de  la  raison  :  Agis  de  telle 
sorte,  que  le  motif  prochain,  ou  la  maxime  de  ta  volonté, 
puisse  devenir  une  règle  universelle  dans  la  législation  de 
tous  les  êtres  raisonnables  (loi). 

Ces  deux  lois  sont  les  premiers  principes  de  la  législa- 
tion morale  fondée  sur  la  raison  :  toutes  les  lois  secondaires 
de  la  morale,  tous  ses  précoptes  particuliers,  s'y  subordon- 
nent et  en  reçoivent  toute  leur  validité,  toute  leur  autorité. 
Puisqu'elle  est  indépendante  des  lois  du  monde  sensible,  cette 
législation  est  une  manifestation  du  moi  en  soi  ;  par  elle 
nous  communiquons  avec  la  réalité  .suprême. 

Cette  législation  ne  diffère  pas,  au  fond,  des  maximes  des 
chrétien?  ou  de  celles  que  quelques  philosophes  ont  pu  dé- 
couvrir par  l'étude  de  l'humanité.  Il  est  vrai  qu'en  cela  la 
morale  de  Kant  n'est  pas  neuve.  Elle  l'est  aussi  peu  que  la 
voix  impérative  de  la  conscience  morale.  C'est  que  Kant  n'a 
pas  visé  à  la  nouveauté,  mais  à  la  vérité.  Il  est  parvenu  à  ra- 
mener les  ordres  et  les  jugements  de  la  conscience,  les  maxi- 
mes morales  multiples,  à  des  principes  fondamentaux  qui 
les  rectifient  en  les  éclairant  de  leur  signification  vraie  et 
pure.  Il  a  cherché  à  mettre  la  morale  à  l'abri  des  atteintes  de 

(100)  Ibid.,  p.  585. 

(101)  Ibid.,  p.  58i. 


CHARLES    VILLER3  97 

la  spéculation,  et  il  y  est  arrivs'  au  moyen  de  la  distinction 
du  savoir  et  du  vouloir  :  distinction  de  la  tète  et  du  cœur, 
saisie  par  la  foule  la  plus  simple  et  la  plus  ignorante.  Par  là 
il  a  justifié  cette  conviction  que  la  vertu  ne  dépend  pas  du 
savoir,  qu'il  n'y  faut  qu'une  volonté  pure,  qu'un  cœur  droit. 
Ainsi  il  a  retrouvé  le  sens  de  la  parole  divine  :  «  que  le  royau- 
me des  cieux  appartient  aux  simples  d'esprit  »   (102). 

Comme  cela  ressort  de  ce  qui  précède,  deux  tendances 
différentes,  mais  qui  appartiennent  également  à  la  nature  de 
l'homme,  prétendent  à  la  direction  de  sa  volonté  ;  ce  sont  le 
désir  d'être  heureux  et  le  sentiment  du  devoir.  Étant  hétéro- 
gènes, il  peut  arriver  qu'elles  soient  opposées,  et  il  arrive 
effectivement,  dans  le  cours  de  la  vie  humaine,  qui  a  lieu 
dans  le  monde  sensible,  que  le  devoir  soit  contraire  à  l'inté- 
rêt du  bonheur.  C'est  ainsi  que  souvent  l'homme  vertueux, 
celui  qui  soumet  sa  volonté  à  la  direction  de  la  loi  morale, 
passe  une  vie  malheureuse,  et  que  l'homme  pervers,  celui 
qui  choisit  le  bonheur  pour  principe  premier  de  ses  actions  — 
auquel  il  subordonne  mémo  celles  qu'il  fait  conformément  à 
la  loi  morale  —  celui  qui  suit  en  toutes  circonstances  les  cal- 
culs de  l'intérêt,  réussit  parfois  à  être  heureux.  Or  la  voix  de 
la  conscience,  avec  toute  la  force  avec  laquelle  elle  ordonne 
le  devoir,  augmentée  de  toute  celle  que  peut  avoir  le  désir 
du  bonheur,  prononce  que  le  bonheur  appartient  de  droit  à 
l'homme  vertueux.  Parce  que  cette  loi,  à  laquelle  le  monde 
phénoménal  ne  satisfait  pas,  est  empreinte  dans  notre  être 
en  soi,  en  tant  que  nous  sommes  doués  de  raison,  et  parce 
que  l'illusion  n'est  faite  que  pour  le  monde  phénoménal,  nous 
sommes  forcés  d'admettre  que  «  l'être  raisonnable,  sortant  du 
monde  phénoménal,  trouvera  dans  celui  des  choses  en  soi 
la  vertu  et  le  bonheur  réunis  »  (io3).  Ce  qui  revient  à  dire, 
dans  le  langage  des  choses  sensibles,  soumises  à  la  succes- 
sion, que  l'être  raisonnable  est  immortel  et  qu'il  trouvera  le 

(102)  Ibid.,  p.  589. 
(105)  Ibid.,  p.  302. 


go  LA   FORMATION    DE   L  INFLUECE    KANTIENNE    EN    FRANCE 

prix  de  sa  vertu  dans  la  félicité  de  sa  vie  future.  —  H  y  a 
donc  une  justice  cl  une  bonté  absolues.  Il  y  a  donc  un  juge 
rémunérateur  de  la  vertu.  Ce  juge  est  Dieu.  Dieu  «  se  mani- 
feste en  moi  par  l'impértaif  de  la  conscience  ;  il  se  révèle  par 
la  vertu  ».  Il  n'est  pas  le  Dieu  de  la  -spéculation,  un  Dieu  qui 
soit  cause,  substance,  etc.,  mais  le  vrai  Dieu,  qui  est  hors  de 
la  portée  de  la   spéculation,   qu'elle  ne  pourra   nous  ôter.   — 
Même  s'il  admet  en  théorie  l'existence  d'un  être  suprême,  ce- 
lui-là est  un  athée  qui  enfreint  les  ordres  de  la  voix  divine 
de  la  conscience.  Celui-là  est  «  un  confesseur  du  vrai  Dieu  », 
qui  s'y  soumet  indépendamment  de  ses  opinions  théoriques. 
Cette  révélation  immédiate  de  Dieu  par  la  conscience  morale 
«  est  le  fondement  tacite  de  toute  religion  positive  ;  elle  est 
l'essence  de   toute   religiosité,   laquelle  est   l'âme  des  diverses 
religions,  dont  le  positif  est  le  corps  »  (io4).  Les  théologiens, 
en  faisant  reposer  la  morale  sur  la  connaissance  de  Dieu  et 
de  ses  commandements,  la  faisaient  dépendre  d'une  démons- 
tration spéculative,   laquelle  est  impossible.  Kant  a  suivi  une 
marche  inverse.  Il  fonde  la  croyance  en  Dieu  et  à  l'immor- 
talité sur  la  morale,  et  rend  ainsi  la  morale  et  la  religiosité 
indépendantes  de  la  spéculation,  inattaquables  par  elle.  (io5) 

Philippe-Albert  Stapfer  (io6),  un  ami  de  Villers  qui  s'est 
souvent  employé  à  le  faire  apprécier  des  philosophes  fran- 
çais et  à  leur   faire  comprendre  son   interprétation   du  kan- 


(104)  Ibid.,  p.  598. 

(105)  Ibid.,  p.  406. 

(106)  P.-A.  Stapfer,  pasteur,  professeur  et  ministre  de  l'instruction 
publique  et  des  cultes,  en  Suisse,  représenta  en  France,  auprès  do  Bona- 
parte, le  gouvernement  helvétique  dans  d'importantes  affaires  diploma- 
tiques. Il  fut  encore  chargé  de  diverses  missions  pendant  l'Empire.  En 
181^,  il  se  fixa  à  Paris,  et  y  mourut  en  1840.  —  11  avait  étudié  à  Gœttin- 
gue.  Très  lié  avec  Villers,  ils  s'aidaient  lun  l'autre  de  leurs  conseils  dans 
leurs  travaux  philosophiques  et  littéraires,  ils  unirent  leurs  efforts  en  vue 
d'amener  le  public  français  à  goûter  les  lettres  étrangères.  Stapfer  fit  une 
table  analytique  détaillée  pour  une  réédition  de  VEsnui  mtr  la  Rclonnation 
de  Luther,  et  remania  l'article  Kanl  que  Villers  avait  commencé  de  rédiger, 
qui  fut  publié  dans  la  Biographie  universelle  et  augmenté  de  notes  par 
Tissot  dans  l'édition  nouvelle  de  ce  mOme  recueil.  Avec  Degérando  il  fonda 


CtlATlt.ES    VIU.EÎ^S  PD 

tisme,  a  poussé  plus  loin  l'analyse  de  ces  deux  postulats  de  la 
raison  pratique,  l'immortalité  et  l'existence  de  Dieu,  en  mar- 
ies Archives  littéraires  de  l'Europe.  II  fut  aussi  l'un  des  fondateurs  dune 
Société  de  morale  chrétienne,  qui  comptait  parmi  ses  membres  Broglie, 
Guizot,  Kéralry,  Rémusat,  Auguste  de  Staël.  Les  philosophes  français,  prin- 
cipalement M.  de  Biran  et  Cousin,  trouvèrent  en  lui  l'homme  le  mieux  en 
état  de  Itur  fournir  des  indications  nettes  sur  la  philosophie  allemande. 
Il  leur  recommandait  surtout  détudier  Kant,  en  prenant  Villers  pour  guide. 
Il  leur  signalait  leurs  erreurs  d  inlerprélation  et  tâchait  de  les  en  dégager 
en  leur  apportant  des  explications  coiiipléniciitaires.  On  pourra  trouver  que 
certaines  de  ces  explications,  que  nous  reproduirons,  ne  concordent  pas 
en  tout  point  avec  l'interprétation  même  de  Villers,  et  que  notamment  elles 
paraissent  attribuer  aux  catégories,  particulièrement  à  celle  de  cause,  une 
portée  plus  grande.  Néanmoins  Stapfer  s'est  toujours  dit  d'accord  avec 
Villers.  Grâce  à  lui  l'influence  de  ce  dernier,  comme  interprète  du  kan- 
tisme, s'est  prolongée  :  Villers  n'aurait  jamais  su  acquérir  lui-même  en 
France  le  crédit  que  Stapfer  lui  avait  gagné.  Stapfer  défendait  1»  kantisme 
avec  plus  de  mesure.  Il  convenait  que  celte  doctrine  avait  quelques  points 
faibles,  et  citait  comme  graves  quelques  difficultés  qui  s'étaient  élevées 
contre  elle  en  Allemagne.  Il  regrettait  beaucoup  que  Kant,  par  une  incon- 
séquence, disait-il,  n'eût  pas  soutenu  l'origine  surnaturelle  du  christia- 
nisme. Il  exposait  l'opinion  de  Reinhard  seloh  /aquelle  la  Critique  de  la 
raison  pratique  serait  en  désharmonie  avec  la  Critique  de  la  raison  pure, 
opinion  qui  sera  reprise  par  Cousin.  Il  louait  l'audace  de  ce  théologien 
allemand  qui  avait  ainsi  touché  à  «  l'idole  du  jour  »  et  opposé  aux  dis- 
ciples de  Kant  de  ces  objections  contre  lesquelles  ils  ne  savent  que  ré- 
pondre qu'on  n'a  pas  compris  leur  maître.  (Stapfer,  Mélanges,  T.  I,  p.  255- 
256).  Comme  on  pouvait  le  voir  dans  son  ouvrage  De  natura,  condilore  et 
incrementis  reipublicœ  ethicœ  (Berne,  1797),  la  philosophie  religieuse  de 
Stapfer  prenait  son  point  de  départ  dans  la  Religion  de  Kant  :  la  victoire 
du  bon  principe  sur  le  mauvais,  le  rétablissement  parmi  les  hommes  de 
l'ordre  qu'ils  ont  subverti  en  préférant  quelque  chose,  le  bonheur,  à  la  loi 
morale,  ne  peut  s'accomplir  que  par  la  fondation  et  l'extension  d'une 
société  régie  par  la  loi  morale,  à  laquelle  s'incorporent  spontanément  tous 
les  hommes  par  cela  même  et  à  mesure  qu'ils  luttent  et  se  liguent  contre 
le  mal.  Mais,  remarquait  Stapfer,  de  grands  obstacles,  qui  tiennent  à  notre 
nature  sensible,  aux  séductions  du  monde  extérieur,  s'opposent  à  ce  que 
les  hommes  travaillent  à  réaliser  cette  société,  cette  république  morale,  cette 
église  invisible.  Il  ne  nous  resterait  qu'à  désespérer,  si  Dieu  n'était  venu 
en  aide  aux  hommes,  si  Jésus  n'était  venu  fonder  cette  société  et  nous 
persuader,  par  son  exemple,  qu'elle  est  possible.  Par  sa  vie,  Jésus,  l'Hom- 
me-Dieu,  nous  révèle  qu'un  être  sensitiî,  comme  nous,  peut  néanmoins 
accomplir  exactement  tous  les  devoirs  que  prescrit  la  loi  de  la  raison 
pratique  ;  il  nous  représente,  réalisée  en  lui,  l'harmonie  du  monde  sensible 
et  du  monde  intelligible.  C'est  en  suivant  ses  traces,  en  limitant,  que  les 
hommes  pourront  s'affranchir  des  désirs  sensibles,  de  leurs  passions,  c'est- 
à-dire  de  ce  qu'ils  ont  préféré  à  la  loi.  Alors  ils  verront  la  loi  morale  rede- 
venir un  mobile  suffisant  de  leurs  déterminations,  le  principe  de  leurs 
maximes  ;  ils  verront  le  bon  principe  régner  parmi  eux.  —  Sur  Stapfer, 
consulter  l'introduction  de  Vinet,  éditeur  des  Mélanges  ;  R.  Luginbiihl, 
P.'A.  Stapler,   Paris,   1888  ;  Louis  Bourbon,  La  pensée  religieuse  de  P.-A. 


100         LA  FORMATION  DE   L  INFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

quant,  de  la  manière  que  nous  allons  rappeler,  la  différence 
qu'il  y  a  entre  la  justification  du  premier  postulat  et  celle  du 
second.  Notre  organisation  morale  nous  force  de  croire  à  la 
réalité  de  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  l'accomplissement  de  la 
loi  morale.  Or  cette  loi  nous  ordonne  de  progresser  constam- 
ment dans  la  vertu,  vers  la  moralité  parfaite  ;  tâche  inter- 
minable dans  notre  vie,  si  longue  soit-elle,  si  grands  que  soient 
nos  efforts,  et  que  nous  ne  pouvons  accomplir  qu'à  la  condi- 
tion que  nous  soyons  immortels.  Mais  la  vertu,  et  même  la 
moralité  parfaite,  n'est  que  le  premier  élément  du  souverain 
bien  ou  union  de  la  vertu  et  du  bonheur  effectuée  en  raison  de 
la  vertu.  L'union  de  la  vertu  et  du  bonheur  dont  la  vertu  est 
digne,  que  la  conscience  morale  réclame  pour  la  vertu,  ne 
peut  être  réalisée  que  par  «  un  maître  de  l'univers  tout  puis- 
sant, doué  d'omniscience  et  d'une  justice  parfaite  »  (107). 
Ainsi,  la  croyance  à  l'immortalité  de  l'être  moral  se  fonde  sur 
((  la  tâche  de  perfectionnement  progressif  que  sa  rasion  pra- 
tique lui  impose  irrémissiblcment,  et  qu'il  n'achèvera  jamais, 
quels  que  soient  ses  efforts  et  sa  carrière  »  (108)  ;  et  la  croyan- 
ce en  Dieu  se  fonde  sur  ce  que  nous  concevons  l'existence  de 
Dieu  comme  la  condition  nécessaire  de  la  réalisation  du  sou- 
verain bien,  c'est-à-dire  de  l'union  du  bonheur  et  de  la  vertu. 
Villers,  nous  l'avons  déjà  dit,  destinait  les  idées  de  Kant 
sur  la  religion  à  ranimer  chez  les  Français  la  religiosité,  que 
le  sensualisme  et  l'encyclopédisme  avaient  étouffée  en  atta- 
quant les  religions  positives.  Certes  il  ne  souhaitait  par  leur 
retour  à  l'ancienne  religion  d'Etat  ;  mais  il  la  préférait  en- 
core à  l'absence  de  toute  religion,  parce  qu'il  croyait  que  la 
religiosité  avait  nécessairement  besoin  d'une  religion  positive, 

Stapfer,  Cahors,  1899  ;  E.  Naville,  Peslalozzi,  Staplcr  et  M.  de  Biran,  dans 
la  Bibliothèque  universelle,  avril  1890  ;  P.-A.  Stapfer,  Brielwechsel,  Bâle, 
1891  ;  Henri  Dartigiie,  Paul  Slapler,  Paris,  1918.  Dans  ce  dernier  ouvrage 
on  trouvera  des  renseignements  sur  les  desceiKlants  de  P.-A.  Stapfer,  qui 
furent  tous  français.  Paul  Stapfer  était  le  petit-fils  de  Philippe-Albert  et  la 
neveu   de   Frédéric-Albert,    le  traducteur  de   Goethe. 

(107)  Mélanges,    T.    I,    p.    246. 

(108^  Ibid.,  p.  151. 


CHARLES  VILLER8  lOI 

visible  et  palpable  :  il  se  les  représentait  liées  l'une  à  l'afutre 
comme  la  pensée  et  la  vie,  l'âme  et  le  corps.  «  L'homme, 
disait-il,  a  une  forme  extérieure  et  sensible  ;  il  faut  que  tout 
ce  qui  est  à  son  usage  ou  qui  doit  agir  sur  lui  en  ait  une.  » 
Et  il  ajoutait  :  «  La  religiosité  ne  peut  pas  plus  se  passer  de 
temples  et  de  ministres,  que  la  sociabilité  ne  peut  se  passer  de 
tribunaux  et  de  juges  »  (109).  —  Il  était  bien  loin  de  penser 
que  le  corps  qui  convînt  à  l'àme  de  la  religion,  à  la  religio- 
sité, fût  celui  que  les  auteurs  du  Concordat  entendaient  lui 
donner.  Il  partageait  le  sentiment  de  Cuvier,  qui  à  ce  sujet 
lui  écrivit  :  a  Que  disent  vos  protestants  et  surtout  vos  kan- 
tiens de  toutes  les  belles  choses  que  nous  faisons  ici  ?  Voilà 
nos  matérialistes  qui,  n'ayant  pas  voulu  des  noumènes  et  de 
l'entendement  pur,  vont  être  obligés  d'avaler  la  transsubstan- 
tiation avec  tous  ses  agréments,  au  reste  ils  disent  qu'un  dieu 
de  pain  leur  convient  encore  mieux  qu'un  autre  :  c'est  tou- 
jours matière  »  (iio). 

Contre  Villers  et  ses  amis,  afin  de  réfuter  l'Essai  sur  la 
Réformation,  Tranchant  de  Laverne,  le  traducteur  de  l'abrégé 
de  la  Religion  dans  les  limites  de  la  raison,  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  essaya  de  prouver  que  les  principes  de  Kant  étaient 
plus  favorables  au  catholicisme  qu'au  protestantisme  (m). 
Voici  comment  il  argumentait.  L'esprit  humain  porte  en  lui 
im  archétype  de  perfection  dont  le  caractère  fondamental  est 
Viinité.  Il  n'est  pour  l'homme  rien  de  vrai,  de  grand,  de  beau, 
qui  ne  participe  d'elle,  qui  ne  se  règle  sur  elle,  qui  ne  tende 
à  s'assimiler  à  elle.  L'homme,  en  tant  qu'être  doué  de  volonté, 
a  donc  le  devoir  d'y  conformer  la  multiplicité  de  ses  actions, 
d'y  assujettir  ses  institutions.  L'établissement  de  l'unité  dans 
l'humanité  a  toujours  été  le  grand  dessein  du  christianisme, 
ce  serait  aussi  la  réalisation  de  la  société  éthique  dont  parle 

(100)  Ibid.,  p.   154-156  et   167-168. 

(110)  Isler,    Bruie   an    Villers,    p.    60. 

(111)  L.    M.    P.    de   Laverne,    Lettre   à   M.    Charles    Villers,    relativement 
à  son  Essai  sur  l'esprit  et  l'inflh?nce  de  la  Rélormation  de  Luther,   Paris, 

an   XII   (180i). 


lOa         LA  FOniMAlION  DE  L*I>FLUE.\(,E  EAMIENNE  EN  FRANCE 

Kant.  Ayant  rappelé  ces  points,  Laverne  venait  demander  qu'on 
reconnût  que,  quand  même  celle  unité  serait  établie  en  ce 
monde,  cette  société  réalisée  sur  la  terre,  il  faudrait  encore, 
pour  la  conserver,  pour  la  préserver  de  la  division  que  pro- 
voque la  diversité  des  désirs  sensibles,  il  faudrait,  disait-il, 
quelque  chose  d'objectif  et  de  sensible,  un  centre  commun, 
nœud  des  relations  entre  les  divers  peuples,  un  foyer  de  lu- 
mière et  de  sagesse,  un  directeur  moral  unique  et  visible.  Il 
fallait  donc,  à  son  avis,  préciser  la  comparaison  de  Villers 
en  ce  sens,  et  dire  :  le  pape  est  aussi  nécessaire  à  la  société 
éthique,  qu'un  gouvernement  l'est  à  toute  société  civile.  — 
Quand  il  écrivait  ainsi  que  la  doctrine  de  Kant  «  est  opposée 
dans  son  esprit  à  celui  qui  a  guidé  les  opérations  des  réfor- 
mateurs »,  Laverne  savait  qu'il  allait  heurter  l'opinion  de  la 
plupart  des  kantiens  qui  le  liraient.  Selon  Kant,  comme  La- 
verne l'expliquait  lui-même,  la  société  éthique,  seul  moyen 
pour  l'homme  de  se  délivrer  du  mal  enraciné  en  lui  et  d'y 
faire  régner  la  vertu,  a  pour  seul  fondement  possible  les  lois 
morales  observées  librement,  non  par  la  contrainte  comme 
le  sont  les  lois  civiles.  «  Il  n'entrait  pas  dans  le  plan  de  M. 
Kant  de  parler  de  la  nécessité  d'un  Chef  pour  la  direction  et 
le  soutien  de  cette  Société  ;  mais  moi,  ajoutai-il,  je  la  déduis 
de  la  nature  de  l'homme,  qui  exige  que,  tant  qu'il  sera  sous 
le  joug  de  la  matière,  et  qu'il  n'aura  pas  son  Dieu  pour 
Chef  immédiat,  ce  Dieu  soit  représenté  auprès  de  lui  par  des 
Autorités  visibles  »  (112).  —  Laverne  s'imaginait  que  par 
là  il  comjjlétait  la  doctrine  de  Kant,  alors  que,  certainement, 
il  la  contredisait.  Une  semblable  société,  en  tant  qu'elle  se 
fonderait  sur  une  autorité  extérieure  et  serait  maintenue  par 
elle,  ne  sérail  une  que  de  l'unité  qui  résulte  de  la  légalité  ot 
non  de  celle  qu'assure  la  moralité,  puisque  la  moralité  n'a 
lieu  que  dans  la  liberté  ;  elle  n'aurait  donc  aucun  droit  au 
titre  de  société  éthique.  L'unité  morale  est  une  imité  ration- 
nelle ;  elle  a  la  môme  origine  que  celle  qui  s'élablil  sponla- 

(112)  Ibid.,   p.  82-83. 


Cn.\RLE3   VILLERS 


ïo3 


nément  parmî  les  esprits  quand  ils  contemplent  la  vérité  ; 
elle  s'impose  par  la  conviction,  non  par  la  contrainte.  Tel  est 
le  fond  de  la  réponse  que  Villers  fît  en  ces  termes  :  «  L'unité 
synthétique  de  .a  philosophie  de  Kant  ne  doit  pas  s'entendre  de 
l'unité  numérique  ni  de  l'unité  physique  d'une  personne  ou 
d'un  chef,  ainsi  que  M.  de  Laverne  affecte  de  le  penser. 
L'unité  religieuse  que  veut  Kant,  celle  que  recherche  l'en- 
tendement et  qui  n'a  rien  de  commun  avec  les  sens,  n'est 
autre  chose  que  l'unité  d'adoration,  de  charité,  de  morale  ; 
enfin  l'unité  de  l'évangile  pour  tous  les  chrétiens,  nullement 
celle  de  la  cour  de  Rome  »  (ii3). 

Si  le  résumé  qu'on  en  lisait  dans  le  livre  de  Villers  ne 
permettait  pas  d'entrer  bien  avant  dans  la  philosophie  prati- 
que de  Kant,  c'est,  nous  le  rappelons,  qu'un  second  ouvrage 
devait  y  être  spécialement  consacré.  Villers  parlait  aussi  d'un 
autre  projet  :  il  indiquait  quelques-uns  des  matériaux  qu'il 
s'occupait  de  rassembler  en  vue  d'une  étude  sur  les  pré- 
curseurs de  Kant.  C'était  chez  Condillac  et  chez  Maupertuis 
qu'il  avait  jusqu'alors  découvert  les  idées  les  plus  approchan- 
tes de  celles  qui  constituent  le  criticisme.  Dans  Condillac  il 
relevait  ce  passage  :  a  Je  ne  dis  pas  qu'il  n'y  a  pas  d'étendue, 
je  dis  seulement  que  nous  ne  l'apercevons  que  dans  nos  pro- 
pres sensations.  D'oij  il  s'ensuit  que  nous  ne  voyons  point  les 
corps  en  eux-mêmes,  ...et  j'attends  qu'on  ait  prouvé  qu'ils 
sont  ce  qu'il?  nous  paraissent,  ou  qu'ils  sont  tout  autre 
chose  »  (il 4).  Villers  reprochait  à  Condillac  de  ne  s'être  pas 
maintenu  dans  ce  «  point  de  vue  transccndental  ».  N'ayant 
jamais  su  se  fixer  dans  aurune  opinion,  disait-il,  Condillac  a 
amassé  dans  ses  livres  les  idées  les  plus  diparates  dont  quelques- 
unes  pourtant  se  sont  révélées  à  des  esprits  plus  fermes  si 
pleines  de  conséquences  qu'on  aurait  grand  tort  de  le  confon- 
dre avec  a  la  tourbe  de  ses  imitateurs  ».  De  Maupertuis,  Vil- 

ril3)  Cité  par  M.  Wittmer,  Ch.  fie  ViUrr.';.  p.  229. 
(114)  Villers,  Phil.  de  Kanf,  p.  188-189. 


lo4         LA   FORMATION    DE   l'i.NFLTTENCE  KANTIENNE   EN   FRANCE 

lers  citait  la  quatrième  des  Lettres,  qu'il  reproduisait  presque 
entièrement,  oii  se  remarque  cette  réflexion  :  ((  L'étendue 
comme  ces  autres  [qualités  des  corps] ,  n'est  qu'une  perception 
de  mon  âme  transportée  à  un  objet  extérieur,  sans  qu'il  y  ait 
dans  l'objet  rien  qui  puisse  ressembler  à  ce  que  mon  âme 
aperçoit  »  (ii5).  Et  plus  loin  :  «  l'étendue  que  nous  avons 
prise  pour  la  base  de  tous  ces  objets,  pour  ce  qui  en  concerne 
l'essence,  l'étendue  elle-même  ne  sera  rien  de  plus  qu'un  phé- 
nomène »  (ii6).  —  Sans  doute  le  passage  de  Condillac,  isolé  de 
son  contexte,  peut  recevoir  un  sens  idéaliste  voisin  de  celui 
que  le  passage  de  Maupertuis  a  effectivement  (117);  tnais  c'est 
très  improprement  que  Villers  qualifie  cet  idéalisme  de  trans- 
cendental.  Tant  qu'on  ne  fait  que  dire,  avec  Condillac,  que 
«  nous  ne  sortons  jamais  de  nous-mêmes  »  et  que  «  ce  n'est 
jamais  que  notre  pensée  que  nous  apercevons  »,  on  demeure, 
si  Ton  donne  à  ces  mots  un  sens  idéaliste,  dans  1'  a  idéalisme 
ordinaire  »  (118),  que  Kanf  appelle  le  plus  souvent  «  idéalisme 
empirique  ».  Le  propre  de  l'idéalisme  transcendental,  et  Villers 
lui-même  l'avait  déclaré,  n'est  pas  simplement  de  contester 
que  nos  perceptions  soient  conformes,  ressemblent  aux  choses 
en  soi,  ou  que  ce  qu'elles  représentent  soit  les  choses  en  soi; 
c'est  bien  plutôt  de  soutenir  que  c'est  de  nous-mêmes,  du  moi 
pur,  de  ce  que  nous  sommes  indépendamment  de  nos  percep- 
tions, que  celles-ci  reçoivent  leur  conformité  à  ce  qu'indépen- 
damment d'elles  nous  savons  de  ce  qu'elles  représentent.  11  ne 
peut  y  avoir  rien  de  semblable  chez  Condillac,  puisqu'il  pré- 
tend que  nous  ne  savons  rien  indépendamment  de  nos  percep- 
tions ou  de  nos  sensations. 

L'idéalisme  kantien  est  avant  tout  une  théorie  de  la  con- 
naissance a  priori.  Ce  que  nos  perceptions  représentent,  ce 
sont  les  phénomènes  de  la  nature,  desquels  nous  savons  a  prio- 

(115)  Ihid.,    p.    4.54. 

(116)  Ibid.,  p.  43.5. 

(117)  Sur    la    question    de  '  savoir    si    Condillnc    élail    ou    non    idéaliste, 
voy.   l'introduction   de  Fr.   Picavet   au   Traité  des   sensations. 

(118)  Prolryomcnes,   La  Critique  iugce  avant  esamen. 


CHARLES   VILLERS  Io5 

ri,  c'est-à-dire  indépendamment  d'elles,  qu'ils  arrivent  suivant 
la  loi  de  causalité,  c'est-à-dire  suivant  un  ordre  constant.  Com- 
ment est-il  possible  de  savoir  cela  a  priori  ?  L'idéalisme  trans- 
cendental  consiste  essentiellement  à  faire  à  cette  question  cette 
réponse  :  C'est  nous-mêmes  qui  les  mettons  dans  cet  ordre,  et 
c'est  à  cette  con,dition  seulement  que  nous  pouvons  savoir  a 
priori  qu'ils  s'y  conforment.  «  Nous  ne  connaissons  a  priori 
des  chose?  que  ce  que  nous  y  mettons  nous-mêmes  »  (119).  Le 
principe  de  l'accord  entre  la  pensée  et  les  choses,  que  les  car- 
tésiens avaient  cherché  en  Dieu,  se  trouve  ainsi  placé  en  nous 
(i?o). —  En  y  réfléchissant,  on  reconnaîtra  que  Maupertuis  était 
bien  loin  d'avancer  une  telle  théorie,  même  quand  il  écrivait  : 
«  S'i  l'on  resrarde  comme  une  objection  contre  ce  dernier  sys- 
tème [le  système  qui  réduit  tout  aux  perceptions  de  mon  âme] 
la  difficulté  d'assigner  la  cause  de  la  succession  et  de  l'ordre 
des  perceptions,  on  peut  répondre  que  cette  cause  est  dans  la 
nature  même  de  l'âme.  Mais  quand  on  dirait  qu'on  n'en  sait 
rien,  vous  remarquerez  qu'en  supposant  des  êtres  matériels 
ou  des  êtres  invisibles  pour  exciter  les  perceptions  que  nous 
éprouvons,  ou  l'intuition  de  la  substance  divine;  la  cause  de 
la  succession  et  de  l'ordre  de  nos  perceptions  n'en  serait  pas 
mieux  connue.  Car  pourquoi  ces  objets  qui  les  excitent  se 
trouveraient-ils  prescrits  dans  cette  suite  et  dans  cet  ordre  ? 
ou  pourquoi  notre  âme,  en  s'appliquant  à  la  substance  divine, 
recevrait-elle  telle  ou  telle  perception,  plutôt  que  telle  ou  telle 
autre.''  etc..  »  (121).  Pour  Maupertuis,  placer  en  nous  le 
principe  de  Tordre  de  nos  perceptions,  c'est  faire  une  hypo- 
thèse aussi  vraisemblable  que  celle  qui  le  place  hors  de  nous, 
dans  les  choses  ou  en  Dieu.  La  connaissance  de  cet  ordre,  de 
ce  qu'est  telle  perception  qui  suit  telle  autre  perception,  n'est 
ni  plus  ni  moins  certaine  dans  la  première  hypothèse  que  dans 
la   seconde.    Pour   Kant,    au   contraire,   la   connaissance   de  ce 

(119)  Cn^.,   Kehrb.,   p.   18.   Troni.,   p.  25. 

fl20)  Vov.   Boufroiix,   cours   sur   Kant,   fievue  dc.i  cours  et  conférences, 
1894-0.1,  p.  .^20. 

(121)  Cité  par  Villers,   Phil.  de  Kanl,   p.  457. 


IC6         LA   FOKMMION  DE  l'iM^'IUENCE   KANTIENNE  EN  FRANCE 

qui  provient  <\o.  nous  peut  seule  être  une  connaissance  a  priori, 
et  la  connaissance  de  ce  qui  ne  provient  pas  de  nous  sera  tou- 
jours empirique,  contingente.  Il  faut  donc  que  l'idéalisme  de 
Kant  soit  tout  autre  chose  que  l'idéalisme  deMaupertuis. —  Dans 
le  rapprochement  de  ces  deux  genres  d'idéalisme,  tel  qu'il 
l'avait  fait,  Villers  s'était  lui-même  écarté  du  vrai  point  de  vue 
transcendental,  tel  qu'il  l'avait  d'abord  défini.  Ce  rapproche- 
ment ne  pouvait  que  voiler  ce  point  de  vue  transcendental  aux 
lecteurs  non  avertis,  à  qui  Villers  s'adressait  (122). 

Les  articles  des  revues  et  des  journaux  français  (i23)  qui 
rendirent  compte  de  l'ouvrage  que  nous  venons  d'analyser,  et 
qui  tous  lui  furent  extrêmement  défavorables,  n'ont  certaine- 
ment rien  contribué  à  aucune  interprétation  de  la  philosophie 
kantienne;  car  pour  dire  comment  leurs  auteurs  la  compre- 
naient, il  suffit  de  rappeler  que  ce  qu'ils  reprochaient  à  Vil- 
lers, c'était  d'avoir  déçu  leur  espoir  d'y  comprendre  quelque 

(122)  Réoemment,  Mauperdiis  a  encore  été  mis  au  nombre  des  pré- 
curseurs de  Kant.  (A.  0.  Lovejoy,  Kant  and  the  english  Platonists  ;  dans  les 
Essans  phUosophical  and  psuchologica^  in  honor  of  William  James,  1908,  p. 
2r)r>-")02).  Mais  l'auteur  ne  fait  pas  la  confusion  que  nous  relevons  chez 
Villers.  Il  r.'nppellc  que  la  thèse  de  ridéalilé  de  l'espace,  avant  que  Kant 
ait  songé  à  l'accepter,  était  déjà  une  banalité,  même  en  Allemagne  ;  et  que 
Maupertuis  l'avait  exposée  à  Berlin  avant  1752  (p.  290).  L'auteur  ajoute  que 
dans  la  «  révolulion  copernicienne  »,  dans  1'  <(  idéalisme  transcendental  », 
dans  l'apriorisme,  par  où  Kant  se  distingue  de  Maupertuis,  de  Berkeley  et 
d'autres  idéalistes  du  même  genre,  Kant  n'a  fait  qu'élaborer  et  systéma- 
tiser une  thèse  générale  dont  il  ignorait  sans  doute  qu'elle  avait  appartenu 
aux  platoniciens  anglais  du  dix-septième  siècle,  Henri  More,  Cudworth,  etc. 
(p.  .302).  Lovejoy  tâche  de  montrer,  en  outre,  que  les  philosophes  anglais  de 
l'école  de  Green,  qui  se  disent  des  continuatours  de  Kant.  continuent  en 
réalité  cette  plus  ancienne  tradition.  Pour  lui,  tous  ces  faits  viennent  à 
l'apinii  de  son  opinion  que  la  partie  de  l'histoire  de  la  philosophie,  telle 
dii'on  a  coutume  de  l'écrire,  qui  traite  des  rapports  du  kantisme  avec  les 
autres  systèmes  et  de  la  place  de  Kant  parmi  les  autres  philosophes,  est 
pleine  de  c  niensongcs  rontu-nu.'!  »  (p.  267).  —  Il  rappelle  aussi  que,  pour 
Leibniz,  l'élendue  était  la  perception  confuse  (!<>  la  relation  de  coexistence 
entre  des  entités  inétpudues.  L'idéalité  ôo.  l'étondue,  ainsi  conçue,  laissait 
à  cefle  dernière,  dans  l'ordre  des  êtres,  un  fondement  dont  elle  est  dépour- 
vue  dans  l'idéalisme   de   Maupertuis. 

fI2ô)  Il  y  en  a,  dans  l'essai  de  Fr.  Picavet  sur  la  philosophie  de  Kant 
en  Fraîice.  quelques  extraits  qui  en  montrent  assez  le  caractère,  et,  dans 
le  livre  de  M.  Wiltmcr,  une  énumération  complète. 


cnAP.LEs  vn.i.F.na  107 

chose.  Si  l'on  tenait  pourtant  à  leur  trouver  quelque  mérite, 
on  noterait  certains  traits  d'esprit  par  lesquels  ils  le  reprenaient 
de  ses  aigres  propos  contre  les  philosophes  français  et  le  plai- 
santaient sur  l'orgueil  dont  l'enivrait  l'idée  de  pouvoir  se 
compter  parmi  les  adeptes  de  cette  fameuse  doctrine,  ainsi 
que  sur  le  jargon  qu'il  en  avait  emprunté. 

L'étude  la  plus  complète  du  livre  de  Villers  fut  celle  que 
donna  un  anonyme  dans  la  Revue  d'Edimbourg  (124).  En  Alle- 
magne, son  essai  d'introduire  Kant  en  France  fut  générale- 
ment approuvé;  seul  Schelling  l'attaqua,  avec  beaucoup  de 
malveillance,  dans  son  Journal  critique  de  philosophie  (i25). 
Le  compte  rendu  de  la  Revue  d'Edimbourg  montre  quelles 
réflexion?  d'ordre  philosophique  l'ouvrage  de  Villers  pouvait 
suggérer  à  des  lecteurs  attentifs  n'ayant  eu  préalablement  au- 
cune notion  précise  de  la  doctrine  kantienne.  Plus  d'une  res- 
semble à  celles  qu'on  rencontre  chez  des  philosophes  qui  ont 
étudié  les  œuvres  mêmes  de  Kant.  Telle  est  celle  qui  porte 
sur  la  formule  de  la  loi  morale,  que  Villers  avait  traduite  : 
«  Agis  de  telle  sorte,  que  le  motif  prochain,  ou  la  maxime  de 
ta  volonté,  puisse  devenir  une  règle  universelle  dans  la  légis- 
lation de  tous  les  êtres  raisonnables.  »  Ou  cette  phrase  n'a  pas 
de  sens,  disait  l'auteur  du  compte  rendu,  ou  c'est  une  phrase 
elliptique  qu'il  faut  compléter  de  cette  manière  :  «  Agis  de 
telle  sorte,  que  le  motif  immédiat  de  ta  volonté  puisse,  avan- 
tfigeusemenl  (irilh  advcnitoge),  devenir  une  loi  universelle 
pour  la  conduite  des  êtres  raisonnables  »  (126).  Il  estimait 
que  la  formule  kantienne,  une  fois  allégée  de  la  majesté  mys- 
térieuse de  ses  termes,  se  ramenait  au  principe  de  Vutilitê, 
et  qu'on  aurait  pu  dire  plus  simplement  :  «  Fais  ce  qu'il  serait 
avantageux,  tout  étant  bien  considéré,  que  chacun  imitât  dans 
uno  pareille  circonstance  »  (127). 

(124)  Edinhnrg    Rcvirw.    janvier    ISOr.,    p.    2.')3-280. 
(l'2ïï)  Article  repi'odiiit  dans  l'édilion   de   ses  œuvres,    l'"^   partie,   T.   V, 
p.   184-202. 

(126)  Edhi.   Rrvicw,   p.   2G5. 

(127)  Ibicl,   p.  278. 


loS         LA   FORMATION   DK   l/iNFLTIENCE   KANTIENNE   EN  FRANCE 

Nous  sommes  ici  en  présence  d'une  interprétation  qui, 
comme  chacun  sait,  sera  soutenue  par  Schopenhauer  et  par 
plusieurs  autres,  tels  que  Mill  et  Spencer,  malp:ré  le  texte  de 
Kant  qui  indique  expressément  que  c'est  par  sans  contradic- 
tion, non  pas  par  avantageusement,  que  la  formule  doit  se 
compléter.  Les  exemples  auxquels  la  formule  —  complétée  sui- 
vant l'indication  de  Kant  —  s'applique  le  mieux,  Sont  ceux 
de  la  promesse,  du  dépôt,  du  mensonge,  qui  sont  au  fond  un 
'3eu!  et  môme  exemple.  La  loi  imiverselle  qui  doit  régir  les 
promesses  qu'on  fait  (et  en  général  les  déclarations  de  toute 
sorte)  ne  peut  être  la  maxime  suivant  laquelle  on  les  ferait 
fausses  chaque  fois  qu'on  penserait  y  avoir  intérêt;  parce  que, 
si  tout  homme  se  réglait  constamment  sur  une  telle  maxime, 
c'est-à-dire  si  cette  maxime  devenait  une  loi  universelle,  per- 
sonne ne  croirait  plus  aux  promesses,  il  serait  vain  d'en  faire, 
et  l'on  n'en  ferait  plus.  Donc  celte  maxime  ne  peut  sans  con- 
tradiction être  prise  pour  la  loi  universelle  des  promesses  qu'on 
fait.  —  Villers  ayant  négligé  de  donner  aucune  explication  du 
principe  de  la  morale  kantienne,  celui-ci  ne  pouvait  manquer 
de  paraître  extrêmement  mystérieux.  De  plus,  il  nous  semble 
qu'il  a  mal  choisi  entre  les  divers  énoncés  de  ce  principe. 
Puisque,  pour  être  bref,  il  voulait  n'en  traduire  qu'un,  il 
aurait  dû  prendre  celui-ci,  plus  compréhensif,  qui  convient 
non  seulement  aux  devoirs  stricts,  mais  encore  aux  devoirs 
larges,  et  qui  ne  diffère  de  l'autre  qu'en  ce  qu'on  y  lit  le  mot 
vouloir  :  «  Agis  de  telle  sorte  que  tu  puisses  vouloir  que  la 
maxime  de  ton  action  devienne  une  loi  universelle.  »  Kant 
exprime  encore  de  cette  manière  ce  même  principe  :  «  Agis 
comme  si  la  maxime  de  ton  action  devait  être  érigée  par  ta 
volonté  en  loi  universelle  de  la  nature  »  (128).  Le  devoir  de 

("128)  L'exemple  que  nous  avons  rappelé  est  développé  p;ir  Knnf  d'une 
manière  qui  a  pu  conduire,  par  des  raisons  variant  suivant  les  interpré- 
tations, à  faire  des  réserves  plus  ou  moins  graves  sur  la  valeur  de  son 
principe.  Il  élait  assez  naturel  de  penser,  entre  autres  choses,  qu'il  avait 
voulu  dire  :  si  tout  homme  agissait  ronlormcmcnt  i\  une  loi  qui  permît  les 
fausses  promesses,  peisonne  ne  croirait  aux  promesses,  et  les  promesses, 
y  compris  les  fausses,  seraient  impossibles.  Or  celle  conséquence  n'est  pas 


CUAKLK.S    VILLERS  ÎOf) 

bienveillance  est  l'un  des  devoirs  larges  que  Kanl  elle  comme 
conséquence  de  ce  principe.  Nous  pouvons  concevoir  une  na- 

évidente,  cette  impossibilité  est  contestable.  Il  est  vrai  que,  pour  que  des 
promesses  soient  possibles,  il  faut  qu  il  y  ait  quelqu'un  qui  croie  aux 
promesses.  Mais  le  fondement  véritable  de  cette  croyance  n'est  pas  dans  la 
constatation  que  les  hommes  tiennent  généralement  leurs  promesses.  S'il 
en  était  ainsi,  la  possibilité  des  promesses  serait  empirique,  et  il  serait 
possible  que  tout  homme  se  conformât  à  la  maxime  de  ne  pas  tenir  les  pro- 
messes dont  il  ne  reste  aucune  preuve,  toutes  les  fois  que  ne  pas  tenir 
ces  promesses  est  plus  avantageux  pour  soi-même  que  la  confiance  qu'on 
peut  inspirer  à  ses  semblables  en  les  tenant  et  en  leur  déclarant  que 
nous  avions  promis  l'action  qu'ils  nous  voient  faire.  En  se  conformant  à 
cette  maxime  tous  les  hommes  agiraient  de  la  même  manière,  sans  qu  au- 
cun d'eux  sût  que  ses  semblables  agissent  comme  lui  ;  chacun  tromperait 
les  autres  sans  cesser  de  se  fier  à  eux  ;  ce  serait  là  une  loi  universelle, 
donc  leur  conduite  serait  conforme  à  la  loi  morale  ! 

Pour  arriver  à  établir,  au  moyen  du  principe  kantien,  qu'une  telle 
maxime  est  im.morale,  pour  établir  qu'il  est  impossible  de  l'ériger  en  loi 
universelle,  il  faut  considérer  que  la  possibilité  des  promesses,  la  croyance 
aux  promesses  d'un  autre  homme,  se  fonde  non  pas  simplement  sur  ce 
que  nous  avons  observé  que  cet  homme  fait  constamment,  régulièrement,  à 
la  manière  d'un  automate,  ce  qu'il  a  dit  qu'il  ferait  ;  mais  sur  ce  que 
nous  croyons  qu'il  se  regarde  conmie  obligé  de  ne  faire  que  des  promesses 
sincères  et  de  les  tenir  autant  que  cela  est  en  lui.  Croire  à  une  promesse, 
c'est  croire  sur  parole  ;  autrement  dît,  c'est  croire  que  celui  qui  promet 
se  regarde  comme  obligé  de  ne  faire  que  des  promesses  sincères  ;  ou  bien 
c'est  croire  pour  un  tout  autre  motif,  par  la  connaissance  d'un  intérêt,  par 
exemple,  qui  pousse  à  l'action  promise.  Mais  dans  le  second  cas,  si  ce 
motif,  cette  connaissance,  suffit  à  produire  toute  notre  croyance,  nous 
n'avons  pas  besoin  de  promesse,  et,  à  proprement  parler,  ce  n'est  pas  à 
la  promesse  que  nous  croyons.  Le  moribond  qui  remet  sans  en  laisser  de 
preuve  un  dépôt  à  un  homme  qui  lui  promet  de  ne  jamais  le  nier,  confie 
ce  dépôt  non  pas  simplement  à  l'exactitude  avec  laquelle  cet  homme  a  tou- 
jours tenu  les  promesses  de  ce  genre,  mais,  pour  ainsi  dire,  à  l'obligation 
qu'il  croit  exister  en  cet  hpmme  de  tenir  cette  promesse.  En  un  mot,  lorsque 
nous  faisons  une  promesse,  lorsque  nous  voulons  qu'on  nous  croie  sur 
parole,  nous  voulons  qu'on  croie  que  nous  nous  reconnaissons  le  devoir, 
l'obligation  de  ne  faire  que  des  promesses  sincères. 

Devons-nous  vraiment  ne  faire  que  de  telles  promesses  ?  N'est-il  pas 
permis,  au  contraire,  que  nous  nous  contentions  d'entretenir  chez  nos  sem- 
blables cette  croyance  ?  C'est  à  décider  cette  question  que  le  principe  de 
Kant  est  propre.  Selon  ce  principe,  nous  devons  agir  conformément  à  une 
maxime  que  nous  puissions  vouloir  qui  soit  une  loi  universelle,  c'est-à-dire 
une  loi  que  tout  être  raisonnable  reconnaisse  comme  régissant  tout  être 
raisonnable,  comme  obligeant  tout  homme  en  tant  qu'être  doué  de  raison 
et  de  sensibilité.  Or  vouloir  faire  une  promesse,  c'est,  avons-nous  dit,  vouloir 
que  celui  à  qui  nous  la  faisons  nous  regarde  comme  obligés  de  ne  faire 
que  des  promesses  sincères.  Si  donc  nous  voulons  faire  des  promesses, 
nous  ne  pouvons  vouloir  en  fait  de  loi  universelle  —  regardée  par  tous 
les  hommes  comme  obligeant  tout  homme  et  par  conséquent  nous-mêmes  — 
qu'une  loi  qui  oblige  de  ne  faire   que  des  promesses  sincères.   Vouloir 


ÏIO         LA  1^0nMATin,\  DE  L  IM'LUENCE:   KAÎSTIEN.NK   en   FRANCE 

turc  où  los  lioinnics,  tout  en  rc^spcctant  les  droits  de  chacun,  se 
feraient  une  loi  de  ne  jamais  s'aider  l»s  uns  les  autres  dans 

faire  des  promesses  et  vouloir  en  môme  temps  une  législation  universelle 
indifférente  aux  promesses,  qui  permit  de  les  faire  trompeuses,  ce  serait 
vouloir  faire  des  promesses  et  en  môme  temps  n'en  vouloir  point  faire. 
Faire  des  promesses  trompeuses,  c'est  donc  agir  contre  toute  législation  uni- 
verselle, c'est  agir  d'une  manière  immorale.  —  Si  nous  sommes  parvenus  à 
déduire  l'obligation  de  ne  faire  que  des  promesses  sincères,  nous  n'avons 
pas  pour  cela  prouvé  (]ue  le  principe  kantien,  qui  attribue  à  tous  les  hom- 
mes les  mêmes  obligations,  sullise  pour  montrer  quelles  sont  ces  obliga- 
tions, et  qu'il  puisse  servir  à  les  déduire  toutes.  De  ce  principe  il  résulte 
que  tous  les  hommes  doivent  se  reconnaître  les  uns  aui  autres  les  mômes 
obligations  ;  que  par  conséquent  nous  ne  pouvons,  en  nous  conformant 
à  ce  principe,  vouloir  qu'un  homme  nous  croie  une  obligation  qu'il  ne  se 
reconnaisse  pas  à  lui-même  ni  une  obligation  que  nous  ne  nous  reconnais- 
sions pas.  Mais  si  nous  en  avons  pu  conclure  quel  est  notre  devoir  relati- 
vement à  nos  promesses  (et  à  toutes  les  déclarations  en  général  que  nous 
faisons  sans  les  appuyer  d'autre  preuve  que  notre  parole),  c'est  que  la 
notion  de  promesse  ou  de  déclaration  présente  cette  particularité  de  ren- 
fermer la  notion  d'une  certaine  obligation  à  laquelle  nous  voulons  qu'on 
nous  croie  soumis,  à  savoir  l'obligation  de  ne  faire  que  des  promesses  ou 
des  déclarations  sincères.  Le  principe  kantien  sert  uniquement  à  établir 
que  nous  avons  réellement  celte  obligation.  —  Il  est  vrai  que  l'obligation 
n'existe  que  pour  l'homme,  non  pour  l'être  simplement  raisonnable.  La 
particularité  au  moyen  de  laquelle  le  principe  s'applique  aux  promesses 
n'en  subsiste  pas  moins,  mais  prend  évidemment  un  autre  aspect,  quand 
on  considère  que  la  loi  est  celle  des  êtres  raisonnables  en  général.  La 
maxime  que  suit  l'être  simplement  raisonnable  est  la  loi  elle-même.  Il 
n'aurait  aucun  motif  de  croire  à  une  promesse,  s'il  ne  savait  rien  de  celui 
qui  promet.  La  possibilité  d'une  promesse  enlre  êtres  simplement  raison- 
nables suppose  dans  celui  qui  la  reçoit  la  connaissance  de  la  maxime  que 
suit  celui  qui  la  fait.  Or,  la  maxinie  du  mensonge  ou  des  fausses  promesses 
possède  cette  particularité  qu'elle  ne  peut  être  suivie  que  secrètement.  Donc 
elle  ne  peut  être  une  loi  universelle  des  êtres  raisonnables,  en  tant  qu'une 
telle  loi  est  connue  par  chaque  être  raisonnable  comme  suivie  par  tout 
être   raisonnable. 

Si  l'exemple  des  promesses  et  des  déclarations  est  le  cas  auquel  le  prin- 
cipe kantien  s'applique  le  plus  aisément,  c'est  grâce  à  la  particularité  que 
nous  venons  de  signaler.  Les  aulres  applications,  notamment  l'application 
à  la  question  du  suicide,  sont  forcées  et  indirectes.  Nous  ne  voyons  que 
l'argument  suivant  qui  puisse,  au  moyen  de  ce  principe  et  avec  quelque 
apparence  de  raison,  conclure  contre  le  suicide.  L'homme  qui,  estimant 
qu'il  a  plus  de  maux  que  de  satisfactions  à  attendre  de  la  vie,  se  donne 
la  mort,  fait  dépendre  de  mobiles  sensibles  l'existence  de  l'être  raison- 
nable, capable  de  moralité,  c'est-à-dire  capable  de  se  déterminer  par  un 
principe  universel,  indépendant  de  la  sensibilité.  Or  c'est  dans  la  subor- 
dination du  principe  moral  à  des  motifs  sensibles,  dans  ce  renversement  de 
l'ordre  des  principes,  que  consiste  la  perversité.  —  Cet  argument  ne  fait 
pas  de  la  défense  du  suicide  une  conséquence  du  principe  :  agis  de  telle 
sorte...  ,  il  ne  tend  pas  à  démontrer  qu'il  soit  impossible  d'universaliser  la 
maxime  permettant  le  suicide  dans  une  telle  circonstance,   lît  si  cela  n'est 


CIIAT'.LËS    VILI  KI!.^  ÎII 

la  peine.  Une  telle  nature  est  possible;  mai.s  nous  ne  pouvons 
la  vouloir,  nous  ne  voudrions  pas  en  faire  partie.  La  raison 
qu'en  donne  Kant,  c'est  que  nous  pensons  que  nous  pourrons 
avoir  besoin,  un  jour,  de  la  bienveillance  d'autrui.  La  morale 
kantienne  n'en  vient-elle  pas  à  se  confondre  avec  la  morale 
utilitaire,  comme  on  l'opposait  à  Villers  ?  Non.  La  législation 
morale  qui  comprendrait  la  loi  ordonnant  de  contribuer  au 
bien-être  d'autrui  et  celle  qui  ne  la  comprendrait  pas  sont  éga- 
lement possibles  ;  mais  quand  même  le  seul  motif  de  préférer 
la  première  serait  qu'elle  est  la  plus  avantageuse,  la  morale 
kantienne  reposerait  encore  sur  autre  chose  que  l'utilité.  La 
considération  de  l'utilité  n'intervenant  que  dans  le  choix  de  la 
loi,  des  actions  conformes  à  cette  loi  pourraient  avoir  une 
valeur  morale,  avoir  pour  motif  la  forme  universelle  de  la  loi 
et  pour  mobile  le  respect  de  la  loi.  En  effet,  bien  qu'elle  soit 
pour  nous  la  plus  avantageuse  des  lois  universelles  possibles, 
elle  nous  ordonne  des  actions  qui  peuvent  être  parfois  les 
plus  opposées  à  notre  intérêt  et  qu'il  est  toujours  méritoire 
d'accomplir  en  considération  de  la  nécessité  morale  ou  obliga- 
tion d'agir  conformément  à  une  loi  universelle.  —  Cette  inter- 
prétation doit  néanmoins  être  écartée.  Il  est  contraire  à  l'es- 
prit de  la  morale  kantienne  de  composer  avec  l'utilité.  L'inté- 
rêt, qui  ne  peut  déterminer  aucune  action  morale,  ne  peut  pas 
non  plus  déterminer  une  loi  morale;  car  il  ne  peut  déterminer 
une  loi  qui  soit  rigoureusement  universelle,  la  loi  la  plus 
avantageuse  pour  un  ou  plusieurs  hommes  ne  l'étant  pas  né- 
cessairement pour  tout  homme.  S'il  en  est  quelques-uns  qui 
n'auront  jamais  besoin  de  la  bienveillance  d'autrui  ou  qui  au- 
ront beaucoup  moins  de  bienfaits  à  en  recevoir  que  de  peine 

pas  impossible,  si,  par  conséquent,  ce  principe  ne  définit  dans  cette  cir- 
constance aucun  devoir,  cette  maxime  ne  le  subordonne  pas  au  mobile 
sensible.  Elle  y  subordonne  seulement  l'existence  de  lètre  capable  de  se 
déterminer  à  ce  qu'en  d'autres  occasions  ce  principe  lui  ordonnerait  elïec- 
tivement,   s'il   continuait   de  vivre. 

(129)  Voy.  Delbos,  Philosophie  pratique  de  liant,  p.  509,  et,  à  la  même 
page,  la  note  qui  rappelle  que  Renouvier  jugeait  indispensable  ce  moyen, 
le  recours  à  la  conscience  morale. 


ÎÎ2         I.A   FORMATION   DR   L  INFLUENCli  KANTIKVMi   KN   FlVVNCR 

à  éprouver  en  donnant  leur  aide  à  autrui,  c'est  un  fait  con- 
iinyenl  qu'aucun  d'eux  n'ait  la  certitude  d'être  de  ce  nombre. 
—  Mais  si  ce  n'est  l'utilité  ou  l'intérêt,  qu'est-ce  donc  qui  déter- 
minera la  volonté  à  choisir  entre  deux  lois  logiquement  pos- 
sibles mais  dont  l'une  contredit  l'autre  ?  Il  faut  se  tenir  en 
garde  contre  toute  solution  qui  attribuerait  pour  motif  à  la 
volonté  quelque  chose,  qui  serait  conçu,  plus  ou  moins  confu- 
sément, comme  un  bien  moral;  j)uisque  le  bien  moral,  loin  de 
déterminer  la  loi,  se  définit  par  elle.  On  tomberait  dans  une 
pareille  erreur  en  expliquant  ce  choix  comme  le  fait  d'une 
volonté  conçue  dune  manière  qui  lui  supposât  quelque  qualité 
morale;  puisque  relativement  à  une  loi  la  volonté  est  morale- 
ment bonne  quand  elle  se  détermine  par  la  loi.  Quand  elle  se 
donne  à  elle-même  une  loi,  la  volonté  est  bonne  en  tant  qu'elle 
a  pour  motif  la  forme  universelle  de  la  loi.  Quand  elle  se  donne 
telle  loi,  à  laquelle  la  forme  universelle  convient,  plutôt  que 
telle  autre,  h  laquelle  celte  forme  convient  également,  com- 
ment cette  préférence  s'explique-t-elle  ?  —  Nous  trouvons  chez 
Stapfer  une  explication,  admise  sans  doute  aussi  par  Villers, 
qui  fait  intervenir  la  conscience  morale.  C'est  un  moyen  dont 
on  i^eut  douter  qu'il  soit  vraiment  dans  l'esprit  du  rationa- 
lisme kantien  (129).  Nous  chercherons  cei^endant,  lorsque  nous 
reviendrons  à  Stapfer,  quelle  justification  procédant  de  ce  ra- 
tionalisme on  pourrait  présenter  en  faveur  des  interprètes  qui 
admettaient  ce  moyen. 

Le  critique  de  la  Revue  d'Edimbourg  était,  en  somme, 
d'accord  avec  les  Français  qui  pensaient  n'avoir  rien  à  appren- 
dre d'une  philosophie  s'exprimant  dans  une  langue  aussi  vague 
que  celle  de  Villers;  mais,  de  plus,  il  pi'enait  la  peine  de  mon- 
trer comment,  dès  qu'il  essayait  de  fixer  le  sens  des  mots,  il 
voyait  les  arguments  présentés  s'évanouir  et  certaines  thèses 
se  contredire.  Ses  raisons  de  rejeter  la  théorie  kantienne  de 
l'espace  indiquent  assez  bien  dans  quel  esprit  il  attaque  tout 
l'ouvrage.  La  philosophie  kantienne,  dil-il,  appelle  les  choses 
en  soi  des  choses  extérieures,  puis  admet  que  l'idée  de  chose 


CHAULES   VILLERS  Il3 

extérieure  à  nous  implique  l'espace;  comment  peut-elle  donc 
refuser  à  l'espace  la  réalité  qu'elle  attribue  aux  choses  en  soi  ? 
(i3o). 

Il  est  arrivé  à  Villers,  en  effet,  d'appeler  chose  extérieure 
■la  chose  en  soi;  mais  la  contradiction  qui  lui  était  reprochée 
se  résout  aisément,  quand  on  remarque  qu'il  appelait  aussi 
choses  autres  que  nous-mêmes  les  choses  en  soi,  ainsi  que  leurs 
phénomènes,  les  corps.  Le  concept  de  choses  autres  que  nous- 
mêmes  n'impliquant  pas  l'espace,  il  n'est  pas  absurde  de  dire 
que  les  choses  en  soi  'existent  sans  l'espace.  C'est  Vinlailion 
des  choses  autres  que  nous-mêmes  —  intuition  qui  nous  en 
donne  les  phénomènes,  les  corps  —  qui  suppose  nécessaire- 
ment l'intuition  de  l'espace. 

On  aurait  pu  répondre,  il  est  vrai,  que  cette  distinction 
ne  résout  la  difficulté  que  pour  en  produire  une  autre.  Que 
l'intuition  d'une  chose  autre  que  nous-mêmes  soit  l'intuition 
d'une  chose  dans  l'espace,  c'est  un  fait  dont  Villers  ne  montre 
pas  la  nécessité.  Villers  n'a  pu  croire  à  cette  nécessité  qu'en  se 
trompant  lui-même  par  lambiguïté  de  l'expression  chose 
extérieure,  entendant  par  choses  extérieures  les  choses  autres 
que  nous-mêmes  qui  nous  apparaissent  et  aussi  les  choses  qui 
sont  dans  l'espace.  De  celte  façon,  il  devenait  nécessaire  (mais 
analytiquement,  et  même  d'une  manière  tauiologique)  que 
les  choses  autres  que  nous-mêmes  qui  nous  apparaissent  fussent 
dans  l'espace  et  en  possédassent  toutes  les  propriétés,  telles  que 
ses  trois  dimensions;  puisqu'on  avait  appelé  du  même  nom 
ces  choses  et  ce  qui  est  dans  l'espace.  Et,  objectait-on  effecti- 
vement dans  la  Revue  d'Edimbourg,  il  était  aussi  peu  légi- 
time d'en  conclure  l'idéalité  de  l'espace  qu'il  serait  peu  sensé 
de  dire  qu'il  n'y  a  rien  de  réel  dans  un  homme  parce  que  nous 
savons  nécessairement  et  o  priori  qu'il  y  a  en  lui  tout  ce  que 
comprend  la  définition  de  l'homme  (i3i). 

Si  maintenant  nous  nous  reportons  au  premier  argument 

(150)  Edin.  Review,  p.  267. 

(lot)  ma.,  y.  m 


11^         LA  FORMATION  DE   l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN  FRANCE 

de  VEsthéiiqae.  transcendentale,  nous  constaterons  que  la  chose 
extérieure  était  prise  par  Kant  lui-même  encore  dans  un  autre 
sens,  qu'elle  y  est  considérée  comme  une  chose  extérieure  à 
une  autre  chose  pareillement  extérieure,  et  qu'elles  sont  dites, 
l'une  et  l'autre,  extérieures  à  nous  en  ce  sens  qu'elles  sont 
extérieures  à  notre  corps,  qui  est  une  chose  extérieure  à  elles 
comme  elles  sont  extérieures  l'une  à  l'autre.  L'extériorité  réci- 
proque des  diverses  parties  de  l'espace  constitue  cette  exté- 
riorité réciproque  des  choses;  de  même  qu'il  y  a,  pour  ainsi 
dire,  une  sorte  d'extériorité  réciproque  des  divers  moments  du 
temps,  constitutive  d'une  extériorité  réciproque  des  événements 
arrivant  les  uns  après  les  autres.  Le  premier  argument  de  la  théo- 
rie de  l'espace  part  de  ce  que  la  représentation  des  choses  exté- 
rieures (de  celles  qui  ont  l'extériorité  spatiale)  a  pour  condi- 
tion la  représentation  de  l'espace;  il  vise  à  établir  que  ces  deux 
représentations  sont  d'origines  différentes.  L'objection  que 
nous  lisons  dans  la  Revue  d'Edimbourg  signifiait  qu'une  telle 
différence  n'est  pas  prouvée  par  ce  que  l'une  des  représentations 
est  logiquement  antérieure  à  l'autre.  L'exemple  de  l'antériorité 
logique  du  concept  d'homme  à  la  perception  de  tout  homme 
individuel  ne  découvrait  pas  péremptoirement  la  fausseté  de 
l'argument  kantien;  car  on  pouvait  répliquer  qu'il  s'agit,  dans 
la  Critique,  de  l'antériorité  logique  d'une  intuition  à  une  autre 
intuition  et  non  pas  d'un  concept  à  une  intuition.  C'est  en 
considérant  les  arguments  tendant  à  établir  l'intuitivité  de  la 
représentation  de  l'espace,  que  l'on  pourrait  essayer  de  préci- 
ser cette  réplique.  L'espace  n'est  pas  le  résultat  de  l'assemblage 
de  ses  parties,  c'est  un  tout  logiquement  antérieur  à  ses  par- 
ties, qui  n'en  sont  que  des  limitations.  Ce  tout  est  infini,  tan- 
dis que  les  parties  qu'occupent  les  objets  que  nous  percevons 
sont  toujours  finies.  Donc  notre  intuition  de  ce  tout  n'est 
jamais  empirique.  —  Mais  l'intuition  de  ce  tout  infini,  ou  du 
moins  de  ce  qui  déborde  les  parties  occupées  par  les  objets 
perçu-s,  est  de  la  même  nature  que  l'intuition  de  l'espace  où 
tout  objet  est  supprimé.  Or  les  objets  dont  on  peut  opérer 


CnART,ES   VILLERS  IIO 

cette  ?Tippression  sont  les  objot?  d'une  image  et  non  pas  ceux 
d'une  perception  actuelle.  Par  conséquent  l'espace  infini, 
comme  l'espace  vide  d'objets,  est  représenté  dans  l'imagination 
seulement.  Il  y  a  donc  deux  hypothèses  possibles.  On  peut  sup- 
poser ou  que  l'intuition  des  parties  de  l'espace  occupées  par 
les  objets  actuellement  perçus  n'est  rien  de  plus  qu'une  image, 
ou  bien  qu'il  y  a  aussi  une  intuition  empirique  de  ces  parties 
de  l'espace,  comme  il  y  a,  outre  l'image  des  qualités  empi- 
riques des  objets  occupant  ces  parties,  la  perception  de  ces 
qualités.  L'antériorité  du  tout  ne  prouve  pas  la  première  hypo- 
thèse. Se  représenter  une  partie  de  l'espace,  c'est  nécessaire- 
ment se  la  représenter  comme  le  résultat  d'une  limitation  du 
tout;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  la  représentation  de  la  partie 
soit  uniquemnit  une  partie  de  la  représentation  du  tout,  de 
telle  sorte  qu'il  ne  puisse  y  avoir  aussi  une  intuition  empi- 
rique de  la  partie.  De  fait,  Kant  a  admis  une  intuition  empi- 
rique de  l'espace  (iSa).  Dans  son  idéalisme  formel,  cette  intui- 
tion ne  peut  être  donnée  à  notre  conscience  que  par  la  forme 
de  notre  sensibilité,  par  «  la  propriété  formelle  qu'a  le  sujet 
d'être  affecté  par  des  objets  »  (i33).  Mais  par  une  telle  intui- 
tion empirique,  la  partie  —  que  nous  nous  représentons  néces- 
sairement comprise  dans  un  tout  infini  dont  nous  n'avons  pas 
d'intuition  empirique  —  se  manifeste  dans  ce  tout  exactement 
comme  si  son  intuition  empirique  avait  la  même  origine  que 
l'intuition  d'une  qualité  quelconque  des  corps  qui  l'occupent. 
Que  cette  intuition  empirique  des  parties  vienne  ou  non  de  la 
forme  de  la  sensibilité,  l'intuition  pure  du  tout  lui  est  toujours 
antérieure;  donc  cette  antériorité  ne  prouve  pas  que  l'origine 
de  cette  intuition  empirique  soit  dans  la  forme  de  la  sensibilité. 
Elle  prouve  que  nous  avons  une  représentation  de  l'espace, 
c'est-à-dire  de  l'espace  infini  et  de  toutes  ses  parties,  indépen- 
dante de  toute  intuition  empirique  et  par  conséquent  de  l'intui- 

(152)  Vaihinger  pense   que   Kant   s'est    en   cela    contredit.    {Commentar, 
T.  II,   p.  55.) 

(155)  Crit.,   Kehrb.,   p.  54  ;  Trem.,  p.  63. 


IlG         LA   FORMATION  DE   l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN  FRANCE 

tion  empirique  qui  aurait  son  origine  dans  une  propriété  for- 
melle de  la  sensibilité,  et  en  cela  elle  prouverait  encore  —  si 
l'on  voulait  à  toute  force  qu'elle  prouvât  quelque  chose  relati- 
vement à  une  telle  propriété  formelle  ou  forme  de  la  sensibilité 
■ —  que  notre  représentation  pure  de  l'espace  ne  dépend  pas  de 
cette  propaiété  formelle  de  la  sensibilité,  que  cette  propriété 
formelle  n'en  est  pas  la  condition. 

Cette  discussion  rapide  nous  amène  à  reconnaître  que 
■l'objection  présentée  dans  la  Revue  d'Edimbourg,  bien  qu'elle 
procédât  d'une  connaissance  très  imparfaite  du  criticisme, 
touchait  à  une  difficulté  réelle.  Il  «erait  inutile  de  rappeler  les 
autres  détails  de  ce  compte  rendu,  qui  dénotent  surtout  cette 
imperfection.  Nous  ajouterons  seulement  que,  contre  l'ensem- 
ble de  la  théorie  criticisle  de  la  forme  et  de  la  matière  de 
l'expérience,  il  était  dit  que  discerner  quels  éléments  de 
l'expérience  viennent  de  notre  propre  sujet  et  lesquels  déri- 
vent des  choses  en  soi  était  aussi  peu  possible  par  les  moyens 
que  Villers  avait  emprunté  de  Kant,que  de  distinguer  un  rayon 
bleu  et  un  rayon  jaune  par  l'examen  psychologique  de 
•la  sensation  unique  qu'exciteraient  un  rayon  bleu  et  un 
rayon  jaune  confondus  en  un  même  point  de  la  rétine  (i34). 
La  double  origine  de  l'expérience,  par  laquelle  Kant  pen- 
sait avoir  rendu  compte  de  la  double  nature  de  nos  con- 
naissances, dont  les  unes  sont  nécessaires  et  les  autres  contin- 
gentes, était  déjà  devenue  en  Allemagne  un  sujet  de  contesta- 
tions vives,  mais  éloignées,  ordinairement,  de  l'empirisme 
soutenu  dans  la  Revue  d'Edimbourg.  Un  écho  de  ces  attaques 
se  perçoit  dans  la  diatribe  de  Schelling  contre  Villers. 

Schclling  ne  trouvait  rien  à  redire  au  jugement  de  Villers 
sur  les  philosophes  français  disciples  de  Locke  et  de  Condillac  : 
il  ne  lui  refusait  le  droit  de  les  traiter  avec  tant  de  hauteur 
que  pour  le  réserver  à  d'autres,  dont  il  était,  qu'il  croyait 
plus  nettement  au-dessus  d'eux.  L'introduction  de  la  philo- 
sophie kantienne  en  France  aurait  pu,  estimait-il,  être  profi- 

(154)  Edin.  Rcview,  p.  266. 


CHARLES   VILLEÎ18  117 

table  à  tout  le  monde,  si  celui  qui  s'est  chargé  de  cette  entre- 
prise avait  su  comprendre  qu'il  ne  devait  pas  imiter  les  kan- 
tiens allemands,  attachés  à  la  lettre  des  Critiques.  Telle  qu'elle 
est  dans  ces  écrits,  cette  philosophie  est  fortement  germanique; 
elle  tient  de  très  près,  surtout  par  son  expression,  à  de  vieilles 
doctrines  allemandes  ignorées  en  France  et  que  les  Allemands 
avaient  trop  oubliées,  au  moment  où  parut  la  C€itiqae,pour  sai- 
sir tout  de  suite  le  vrai  sens  de  la  doctrine  nouvelle.  Ainsi  cons- 
tituée, elle  ne  peut  convenir  qu'au  pays  où  elle  est  née,  et  seu- 
lement pour  un  temps.  Pour  la  porter  à  l'étranger,  Schelling 
recommandait  donc  de  tâcher  d'en  dégager  ce  qui  vaut  univer- 
sellement ;  et  cela  lui  paraissait  tout  à  fait  indispensable  quand 
on  se  proposait  de  l'incorporer  à  la  culture  française,  recon- 
nue comme  possédant  au  plus  haut  degré  ce  caractère  d'uni- 
versalité. Tout  ce  qu'on  aurait  réussi  à  en  faire  passer  en 
France,  participant  de  ce  caractère,  aurait  fait  voir  dans  quelle 
mesure  le  kantisme  peut  passer  dans  tout  le  monde. 

Ce  qu'il  y  a  d'universel  chez  Kant,  ce  qui  dans  son  oeuvre 
est  impérissable,  Schelling  soutient  que  c'est,  sur  toute  chose, 
d'avoir  démontré  systématiquement  que  les  formes  subjectives 
ne  sont  rien  pour  la  réalité  en  soi.  C'est  la  démonstration 
de  cette  vérité  qu'il  fallait  d'abord  communiquer  aux  Fran- 
çais, non  seulement  à  cause  de  son  importance,  mais  encore 
parce  qu'en  général  le  côté  négatif  de  la  science  leur  est  plus 
accessible  que  le  côté  positif.  Il  convenait  donc  de  commencer 
par  leur  montrer  cet  aspect  négatif  et  sceptique,  indépendam- 
ment de  ce  qu'il  peut  couvrir  de  positif  ou  de  dogmatique. 

Le  dogmatisme  qui  procède  d'un  usage  transcendant  des 
formes  subjectives  est  une  philosophie  nulle,  et,  poursuit 
Schelling,  celle  qui  ne  s'y  oppose  que  critiquement  n'est  qu'une 
demi-philosophie.  Jamais,  selon  lui,  cette  médiocrité  ne  s'est 
étalée  plus  entièrement  que  dans  l'ouvrage  de  Villers  :  le  ta- 
bleau qu'il  a  fait  du  tran^cendentalisme  est  comme  un  miroir 
oij  tous  les  kantiens  allem.ands  pourraient  regarder  l'image 
fidèle  de  leur  pensée.  Schelling  trouve  ce  tableau  trop  curieux 


Il8         LA  FORMATION   DK   l'inFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

pour  qu'on  en  examine  pa*  quelques  traits,  ee  qu'il  fait  de  la 
façon  suivante.  Villers  pose  le  problème  capital  de  la  philoso- 
phie :  Quel  lien  y  a-t-il  entre  le  moi  et  ce  qui  n'est  pas  moi  ? 
Arrivant  ensuite  au  point  de  vue  transcendental,  d'où  la  solu- 
tion devait  se  découvrir,  il  dit  qu'être  dans  ce  point  de  vue, 
c'est  considérer  certaines  lois  universelles  comme  résidant  en 
nous  et  réglant  les  objets  perçus  ou  connus  par  nous.  Mais 
alors,  observe  Schelling,  les  objets  et  le  moi  sont  déjà  suppo- 
sés réunis,  et  l'on  a  éludé,  non  résolu,  le  problème  du  lien 
qui  les  unit.  Les  comparaisons  développées  par  Villers  expli- 
quent bien  que,  par  exemple,  dans  la  chambre  obscure  tous 
les  objets  paraîtront  rouges,  ou  que  la  cire  prendra  toujours 
et  nécessairement  la  forme  du  cachet;  mais  cela  ne  nous  fait 
pas  comprendre  comment  la  cire  peut  arriver  au  cachet  ou  le 
cachet  à  la  cire,  comment  se  rencontrent  l'objet  extérieur, 
l'ouverture  de  la  chambre  et  son  verre  rouge.  De  même,  il  est 
vrai  que  l'estomac  n'est  pas  un  récipient  quelconque,  qu'il  a 
une  manière  propre  d'agir  sur  ce  qu'il  reçoit,  et  nous  savons 
même  comment  les  aliments  y  arrivent;  mais  par  là  les  soi- 
disant  philosophes  transcendentaux  ne  nous  ont  pas  dit  com- 
ment les  choses  entrent  dans  le  moi;  ((  chacun  sent  bien  son 
estomac,  mais  l'objet  leur  est  resté  dans  le  gosier.  » 

Ils  disent  et  Villers  répète  que,  selon  Kant,  les  formes  sub- 
jectives, en  vertu  desquelles  les  objets  de  la  connaissance 
ne  sont  que  des  phénomènes,  sont  le  principe  coordonnant, 
l'élément  universel,  et  que  la  matière  est  l'élément  sensible, 
particulier,  contingent.  Schelling  leur  oppose  sa  conviction 
que  Kant  a  voulu  dire  tout  le  contraire,  que,  selon  la  pensée 
de  leur  maître  qu'il  leur  reproche  d'entendre  si  mal,  la  forme, 
fondée  dans  notre  manière  de  connaître,  conslitue  les  déter- 
minalions  variables,  toujours  changeantes,  et  que  par  leur 
matière  nos  représentations  ont  un  fondement  dans  l'être  en 
soi,  éternel,  universel. 

Schelling  croit  que  ceux  qui  sont  entrés  dans  l'élude  de 
la  Critique  par  la  |)rciiiièr('  édition,  où  Kant  a  exprimé  direc- 


CHARLES    VILLER5  n<) 

femènt  sa  pensée,  et  non  par  la  seconde,  où  Schelling:  le  voit 
trop  préoccupé  des  objections  qui  lui  avaient  été  faites,  ceux- 
là  reconnaîtront  que  Villers  et  une  foule  d'autres  interprètes 
dénaturent  la  philosophie  transcendentale  en  y  mêlant  un 
réalisme  grossier  qui  suppose  que  les  représeniations  ont  pour 
cause  une  action  des  objets  sur  les  sens  et  une  excitation  de  la 
faculté  représentative  par  une  matière  donnée.  Au  moment  où 
il  affirme  que  les  formes  subjectives,  au  nombre  desquelles 
sont  les  catégories,  ne  peuvent  être  employées  sans  abus  à 
déterminer  l'objet  en  soi,  Villers  fait  un  pareil  abus  de  la 
catégorie  de  cause,  en  entendant,  par  cette  affirmation,  que  les 
formes  subjectives  sont  la  caus»  qui  façonne  les  objets  tels 
qu'ils  apparaissent.  Si  elle  ne  vaut  que  pour  les  phénomènes, 
la  loi  causale  ne  peut  servir  à  l'explication  du  monde  des  phé- 
nomènes. En  résumé,  Schelling  ne  peut  croire  que  Kant  ait 
voulu  dire  qu'au  moyen  d'une  relation  causale  la  chose 
en  soi  donne  au  moi  la  matière  des  représentations  (ce  qui  eût 
été  faire  de  la  causalité  une  relation  entre  le  monde  sensible 
et  le  monde  intelligible),  ni  qu'elle  affecte  le  moi  considéré 
comme  étant  lui-même  une  chose  en  soi  (ce  qui  eût  été  faire 
de  la   causalité  une  relation  entre  des  choses  en   soi  )   (i35); 


(135)  Cette  même  réflexion  pourra  aussi  servir  de  motif  à  l'interpré- 
tation psychologique,  qui  sera  souvent  suivie  par  l'école  de  Cousin,  mais 
qui  n'était  nullement  celle  de  Schelling.  La  pensée  spéculative,  devant  tou- 
jours s'exercer  selon  les  catégories,  ne  peut  s'appliquer,  comme  elles, 
qu'aux  phénomènes.  S'il  est  juste  de  reprocher  à  Kant  ou  à  ses  disciples 
de  tomber  dans  une  contradiction  en  faisant  intervenir  l'action  d'une  chose 
en  soi  dans  l'explication  de  l'expérience,  c'est  donc  que  cette  explication 
ne  doit  jamais  rien  supposer  relativement  à  ce  qui  est  autre  chose  qu'un 
phénomène,  et  que.  par  conpcquont,  en  rapportant  certains  éléments  de 
l'expérience  à  certaines  fonctions  de  l'esprit,  l'explication  criticisle  ne  doit 
pas  faire  de  celles-ci  autre  chose  que  des  phénomènes  psychologiques, 
pouvant  être  étudiés  au  moyen  de  l'obser^'ation  intérieure.  —  Nous  ne 
saurions  assurer  que  ce  raisonnement  se  trouve  formulé  en  des  termes 
semblables  chez  les  éclectiques,  mais  leur  interprétation  en  est  cerlai- 
nenient  dominée  ;  et  s'ils  n'ont  pas  jugé  utile  de  l'exprimer,  c'est  sans 
doute  que  sa  conclusion  leur  paraissait  trop  évidente.  Cependant  Cousin 
essayera  parfois  de  définir  une  différence  entre  la  critique  kantienne 
et  les  théories  purement  psychologiques  des  empiristcs,  pour  la  ramener 
à  une  théorie  logique.  Beaucoup  plus  tard,  dans  les  dernières  années 
de    l'école    éclectique,    on    la    donnera    pour    une   hypothèse    métaphysique. 


riîO         LA   POT\MATION   DE   l'i.NFLUKNCK  KAM'IENM:   EN   FRANCE 

il  croit  que  lorsque  Kant  parle  d'affections  sensibles,  il  faut 
entendre  qu'elles  se  trouvent,  avec  les  catégories,  dans  le 
monde  des  phénomènes  :  il  s'agit  simplement  d'une  relation 
de  phénomènes  à  phénomènes.  —  Il  concruait  par  le  vœu  que 
les  Français  fassent  bientôt  détrompés  en  apprenant  que  la  vé- 
ritable philosophie  allemande  n'a  rien  de  commun  avec  ce  que 
Villers  leur  a  montré. 

Villers  se  sentit  cruellement  offensé  de  l'agression  de  Schel- 
ling.  Se  croyant  appelé  à  nouer  les  relations  intellectuelles 
des  deux  nations,  il  ne  put  se  résigner  sans  peine  à  se  voir 
dénier  par  lui  tout  titre  à  représenter  en  France  les  penseurs 
de  l'Allemagne,  et,  espérant  le  faire  revenir  d'un  jugement 
si  dur,  il  lui  demanda,  dans  une  lettre  (i36),  de  mieux  peser 
les  circonstances  avec  lesquelles  il  lui  avait  fallu  compter 
pour  tirer  les  Français  de  leur  indifférence  à  l'égard  de  la  mé- 
taphysique et  pour  les  amener  à  la  suivre  dans  l'essor  nouveau 
qu'elle  avait  pris  avec  Kant.  Vous  paraissez  bien  mal  rensei- 
gné, lui  annonçait-il,  quand  vous  imaginez  qu'ils  s'attachent 
plus  volontiers  à  l'aspect  négatif  de  la  science  qu'à  son  aspect 
positif.  Apprenez  qu'ils  se  soucient  fort  peu  de  la  science,  et 
que,  pour  le  positif,  ils  le  saisissent  à  merveille,  quand  c'est 
Je  positif  de  leurs  plaisirs  :  on  est  sûr  de  les  toucher,  si  l'on 
sait  leur  parler  de  ce  qui  flatte  leurs  sens;  leur  prédilection 
est  pour  les  coulisses  des  théâtres  et  pour  la  cuisine  (187). 
Vous  conviendrez  qu'il  n'était  guère  possible  d'accommoder  la 
philosophie  de  Kant,  soit  pour  la  bouche,  soit  pour  la  scène. 
Cependant  il  n'y  avait  pas  d'autre  moyen  de  la  leur  faire  en- 
tendre que  de  la  sensibiliser.  C'est  à  quoi  tendaient  les  com- 

(Paul  lanet.  Principes  de  métaphysique  cl  de  psiichologic,  leçons  profes- 
sées à  la  FacuUé  des  lettres  de  Paris  (1888-1894),  Paris,  1897,  T.  '  II, 
p.    289.) 

(136)  Isler,   Briefe  an   Villers,    p.   242  et  suiv. 

(157)  Comme  lui,  Mme  de  Staël  accusera  leurs  philosoplics  de  les 
avoir  amenés,  en  leur  assurant  que  l'homme  n'apprend  rien  que  par 
les  sensations,  à  ne  plus  considérer  que  deux  choses  :  la  santé  et  la 
richesse,  la  force  et  le  bien-être,  «  la  tactique  et  la  gastronomie  ».  Œu- 
vres  complètes,    T.    XI,    p.    20C-208. 


CHARLES    VILLERS  Ht 

paraisons  dont  vous  vous  êtes  moqué,  et  c'est  faute  d'avoîr 
connu  !a  nécessité  où  j'étais  de  les  employer,  que  vous  les 
avez  prises  pour  mon  dernier  mot  sur  la  philosophie  transcen- 
dentale.  • —  Ainsi  Villers,  rejetant  sur  ses  lecteurs  français  la 
responsabilité  de  tout  ce  qui  avait  déplu  à  Schelling,  cherchait 
à  se  le  rendre  moins  hostile.  Mais  il  n'y  réussit  pas.  Schelling, 
dans  sa  réponse,  où  il  reprochait  de  nouveau  à  Villers  d'avoir 
suivi  l'interprétation  des  premiers  kantiens,  se  montra  intrai- 
table, plus  arrogant  encore  que  dans  son  article;  Vaihinger  a 
jugé  cette  réponse  digne  d'un  malotru  {Schellings  Antwort  ist 
des  Grohians  wunlig)  (i38).  Villers  sut  modérer  assez  son  res- 
sentiment, pour  écrire,  danâ  sa  Réformation  de  Luther,  au 
sujet  de  la  philosophie  de  la  nature  :  «  C'est  à  Kant  qu'elle 
doit  sa  renaissance  et  ses  principales  bases.  Le  hardi  Schelling 
l'a  enrichie  des  vues  les  plus  sublimes  »  (iSg).  Déjà,  dans 
une  note  de  son  ouvrage  sur  Kant,  il  avait  dit  que  si  Schel- 
ling était  inconnu  en  France,  c'est  qu'  a  un  bon  livre  a  plus 
de  peine  à  passer  le  Rhin  qu'une  armée  autrichienne  »  (ii4o). 
Mais  ces  mots  furent  peut-être  l'occasion  de  la  mauvaise  hu- 
meur de  Schelling,  qui,  ayant  remarqué  l'article  de  la  Décade 
philosophique  du  20  brumaire,  an  X,  avait  pu  lire  aussi  celui 
qui  y  parut  le  10  vendémiaire,  où  l'on  répliquait  à  Villers  : 
«  Il  est  surpris  que  des  idées  telles  que  les  siennes  aient  tant 
de  peine  à  passer  le  Rhin.  Pour  moi,  je  crois  qu'elles  ne  passe- 
raient pas  même  le  ruisseau  de  la  rue,  s'il  y  avait  un  peu  de 
raison  pare  dans  la  mairon  vis-à-vis  »  (i4i).  Sans  doute  Schel- 
ling jugea  prudent  de  désavouer  un  interprète  qui  excitait  de 
tels  brocards  contre  ceux  qu'il  entreprenait  de  faire  connaître, 
presque  autant  que  contre  lui-même. 

Par  son  article  sur  Villers,  il  n'indiquait  que  de  la  manière 

(138)  PInlosophische  MonaLshcfie,  T.  XVI,  1880,  p.  488.  Comparez 
ce  que  Benjnmin  Conslanl  dit,  dans  son  Journal  intime,  du  caractère  de 
Villers   et   de   celui    de    Schelling. 

(139)  Essai   sur   la    Rci    de   Luther,    p.    289. 

(140)  Phil.    de    Kant,    p.    203. 

(141)  Décade   philos.,    T.    XXXI.    p.    56. 


132         L.\  FORMATION  PE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

la  plus  vag:ue  quelle  était  l'interprétation  qu'il  lui  opposait  : 
il  ne  l'indiquait  que  d'une  manière  négative,  qui,  en  somme,  se 
réduisait  à  dire  que  sa  propre  interprétation  n'était  pas  celle 
que  Villers  avait  suivie.  Essayer  de  dégager  de  ses  autres  écrits 
ce  qu'elle  est  au  juste,  ce  serait  entrer  dans  une  recherche  trop 
éloignée  de  celles  qui  doivent  nous  occuper  ici  (i^a).  Cepen- 
dant nous  allons  montrer  qu'il  y  avait  dans  la  théorie  kan- 
tienne de  la  matière  et  de  la  forme  —  envisagée  dans  les  traits 
les  plus  généraux,  que  Villers  et  la  plupart  des  commentateurs 
s'accordent  à  lui  reconnaître  —  quelque  chose  de  mal  défini, 
qui,  par  le  trouble  qu'il  laisse  dans  la  pensée,  ne  pouvait 
manquer  de  susciter  des  contestations. 

Rappelons  en  deux  mots  le  point  attaqué,  dans  des  vues 
très  diverses  et  même  opposées,  par  Schelling  et  par  l'auteur 
du  compte  rendu  de  la  Revue  d'Edimbourg.  Tout  ce  dont  nous 
pouvons  avoir  une  connaissance  a  priori,  la  forme  des  phéno- 
mènes, a  son  origine  dans  la  forme  de  notre  esprit,  qui  est 
aussi  l'origine  de  cette  connaissance  formelle.  Tout  ce  dont  la 
connaissance  dérive  de  rcxpéricnce,  déterminé  par  la  matière 
des  phénomènes,  nous  est  imposé  dans  l'expérience  par  autre 
chose  que  la  forme  de  notre  esprit,  par  quelque  chose  qu'on 
peut  dire  inconnaissable.  Considérons,  d'un  autre  côté,  que 
les  phénomènes  différents  entre  eux  diffèrent  par  leur  matière, 
et  que  des  phénomènes  semblables  entre  eux  sont  semblables 
aussi  par  leur  matière  —  puisqu'ils  ne  seraient  pas  sembla- 
bles, si  leurs  déterminations  matérielles,  connues  a  posteriori, 
étaient  différentes  — ,  et  non  par  leur  forme,  qui  est  toujours 
la  même,  dans  les  choses  différentes  aussi  bien  que  dans  les 
choses  semblables.  Or,  nous  savons  a  priori,  d'après  le  prin- 
cipe de  causalité,  que  tout  phénomène  en  suppose  un  autre 
qii'il  ?iiit  toujours.  Autrement  dit,  à  tout  phénomène  B  cor- 
respond un  aulre  phénomène  A  dont  nous  ne  'savons  rien  a 
priori,  si  ce  n'est  que  chaque  fois  que  ce  phénomène  A  appa- 

(1-42)  Sur   ce   sujet,    voy.    Schelling,    Œuvres,    T.    I,    p.    573  ;    Bréhier, 
Schelling,   IVuis,    1012. 


CHARLES    VILLER3 


123 


raît,  le  phénomène  B,  toujours  le  même,  apparaît  ensuite. 
Pour  que  les  phénomènes  soient  conformes  à  ce  principe,  pour 
que  le  phénomène  qui  suit  un  autre  phénomène  soit  semblable 
à  celui  qui  le  suit  les  autres  fois,  il  faut  que  la  matière  du  phé- 
nomène qui  suit  soit  semblable  à  celle  du  phénomène  qui,  les 
autres  fois,  a  suivi  et  suivra,  ou,  pour  mieux  dire,  il  faut  que 
ces  phénomènes  subséquents  soient  semblables  entre  eux  par 
leur  matière.  On  voit  par  là  que,  si  les  phénomènes 
semblables  entre  eux  sont  semblables  par  leur  matière, 
c'est  de  leur  matière  que  dépend  leur  conformité  au 
principe  de  causalité  ;  et  comme  leur  matière  ne  provient 
pas  de  la  forme  de  notre  esprit,  celle-ci,  contrairement  à  ce 
qu'affirmaient  Kant  et  ses  disciples,  ne  peut  être  dite  l'origine 
de  la  conformité  au  principe  de  causalité,  même  si  ce  prin- 
cipe est  une  connaissance  a  priori,  une  connaissance  dérivant 
de  la  forme  de  notre  esprit. 

Pour  sortir  de  celte  contradiction,  rien  ne  serait  plus 
facile  que  de  faire  sur  la  forme  de  notre  esprit  et  sur  sa  fonc- 
tion des  hypothèses  selon  lesquelles  la  forme  déterminerait 
la  matière  de  telle  sorte  que  les  déterminations  matérielles  des 
phénomènes  fussent  par  notre  spontanéité  ce  que  la  connais- 
sance a  priori  exige  qu'elles  soient;  mais  comme  nous  le  mar- 
querons avec  plus  de  détails,  il  serait  infiniment  moins  aisé 
de  faire  participer  ces  hypothèses  è  la  certitude  apodictique 
qui  convient  à  la  connaissance  a  priori,  et  sans  laquelle  elles 
ne  sauraient  cependant  être  admises  légitimement  dans  une 
philosophie  transcendentale. 

Yillers  était  si  loin  d'avoir  soulevé  celte  difficulté,  que 
M^^  de  SlaOl  pnraîtra  ne  faire  que  le  paraphraser  en  qualifiant 
la  plus  lumineuse  des  conccplions  philosophiques  la  distinc- 
tion kaulienne  de  la  matière  et  de  la  forme,  qu'elle  définira 
la  dislinction  cuire  «  ce  qui  nous  vient  par  les  sensations  et 
ce  qui   lient  à  l'aciion  spontanée  de  notre  âme  »  (i43).  Elle 

(Ii5)  Œuvres    complètes,    T.    XI,    p.    234. 


Xa4         ^'^  FORMATION  DE  L  INFLUENCE  KANTIENN'E  EN  FRANCE 

croira  pouvoir  alléguer  l'autorité  de  Kant,  même  après  qu'elle 
aura  fait  de  cette  distinction  l'opposition  qu'elle  affirmera 
entre  les  sensations,  les  appétits  sensuels,  les  passions  funestes 
qu'ils  éveillent,  et,  d'autre  part,  l'intelligence,  les  sentiments 
moraux,  ainsi  que  l'enthousiasme  fécond  et  généreux  qu'ih 
inspirent;  d'oia  elle  passera  à  un  dualisme  de  la  matière  (ce 
mot  étant  pria  maintenant  dans  le  sens  de  ce  qui  est  corporel) 
et  de  l'amc;  si  bien  qu'elle  jugera  que  c'est  montrer  de  l'étroi- 
tesse  d'esprit  que  de  vouloir,  après  Kant,  revenir  avec  Fichte 
et  Schelling  à  une  façon  de  penser  qui  a  engendré  les  sys- 
tèmes monistes.  ((  Kant,  dira-t-elle,  avait  séparé  d'une  main 
ferme  l'empire  de  l'âme  et  celui  des  sensations;  ce  dualisme 
philosophique  était  fatigant  pour  les  esprits  qui  aiment  à  se 
reposer  dans  les  idées  absolues.  Depuis  les  Grecs  jusqu'à  nos 
jours,  on  a  souvent  répété  cet  axiome,  que  Tout  est  un,  et  les 
efforts  des  philosophes  ont  toujours  tendu  à  trouver  dans  un 
seul  principe,  dans  l'âme  ou  dans  la  nature,  l'explication  du 
monde.  Je  ne  sais  pourquoi  on  trouve  plus  de  hauteur  philo- 
sophique dans  l'idée  d'un  seul  principe,  soit  matériel,  soit 
intellectuel;  un  ou  deux  ne  rend  pas  l'univers  plus  facile  à 
comprendre...»  (i/j/j). —  Ayant  confondu  ces  questions,  elle  les 
tranche  ainsi  d'un  même  coup.  Mais  Villers  n'est  pas  entière- 
ment responsable  de  toute  cette  confusion;  d'autres  lecteurs 
de  son  ouvrage  et  de  celui  de  Kinker  sauront  apercevoir  que  de 
grandes  difficultés  se  cachaient  sous  l'apparente  simplicité  que 
donnent  à  la  théorie  kantienne  de  la  matière  et  de  la  forme  les 
comparaisons  au  moyen  desquelles  Villers  et  Kinker  la  figu- 
raient. 


(lii)  Ibid.,    T.    XL    p.    262. 


CHAPITRE  IV 


Destutt  de  Tracy,  Daunoij  et  L'Exposition  de  Kinker 

Destutt  de  Tracy  lut,  le  7  floréal  de  l'an  X,  à  l'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques,  un  mémoire  qu'elle  inséra 
dans  son  recueil  (i)  sous  le  titre  :  De  la  métaphysique  de  Kant, 
ou  observations  sur  un  ouvrage  intitulé  :  «  Essai  d'une  expo- 
sition succincte  de  la  critique  de  la  Raison  pure,  par  J,  Kinker, 
traduit  du  hollandais  par  3.  \%  F.  en  i  vol.  in-8°,  à  Amster- 
dam, 1801  »;  par  le  citoyen  Destutt-Tracy.  — Ce  mémoire  a 
toujours  été  considéré  comme  le  développement  le  plus  com- 
plet de  l'opinion  que,  sur  le  kantisme,  on  se  fît  ou  on  accepta 
communément  dans  l'école  idéologique,  qui  représentait  alors 
presque  toute  la  pensée  philosophique   française. 

Destutt  de  Tracy  avait  trouvé  à  cette  Exposition  des  qua- 
lités fort  prisées  dans  cette  école.  Il  en  louait  la  «  méthode  qui 
montre  bien  tout  l'enchaînement  des  idées  »,  la  netteté  et  la 
précision  «  qui  font  voir  avec  assurance  que  là  où  il  se  ren- 
contre quelque  obscurité,  elle  est  dans  les  idées  elles-mêmes, 
et  non  dans  la  manière  dont  elles  sont  présentées  »  ;  enfin  il  y 
signalait  l'absence  de  toute  marque  de  mépris  pour  ceux  que 
Kant  n'a  pas  persuadés.  Il  est  manifeste  qu'en  relevant  chez 
Kinker  ces  qualités,  il  insinuait  qu'elles  manquaient  ailleurs, 
chez  Villcrs. —  Le  traducteur  se  fût  entendu  féliciter  sans  réser- 
ve d'avoir  donné  aux  Français  une  telle  oeuvre, s'il  avait  su  s'abs- 
tenir, dans  sa  préface,  de  certaines  «  phrases  usées  »  au  sujet 
de  leur  prétendue  légèreté.  C'est  en  effet  par  ce  défaut  qu'il 

(1)  Acad.  des  sciences  morales. ..^  T.  IV,  p.  524-606. 


126         LA  FORMATION  DE  L'I^FLUF,^■CE  KANTIENNE  EN   FRANCE 

voulait  qu'on  expliquât  leur  indifférence  à  l'égard  de  la  philo- 
so{)hie  kantienne,  plutôt  que  par  leur  ignorance  de  la  langue 
allemande,  qui  n'était  pas  un  obstacle  insurmontable,  ou  par 
Jes  troubles  révolutionnaires,  qui,  disait-il,  ne  les  ont  pas  dis- 
traits de  toute  étude  au  point  de  leur  faire  délaisser  les  sciences 
matbématiques  et  naturelles  comme  ils  ont  négligé  la  philoso- 
phie étrangère.  D.  de  Tracy  ne  pouvait  que  se  croire  impliqué 
dans  cette  accusation;  il  essaya  plus  d'une  fois  d'en  justifier 
l'école  qui  le  reconnaissait  pour  l'un  de  ses  chefs.  A  Degérando, 
qui  convenait  d'une  certaine  faiblesse  de  leurs  connaissances 
philosophiques  comparées  à  celles  des  Allemands,  et  qui  essaye- 
ra de  les  en  excuser  par  ces  troubles  (2),  D.  de  Tracy  répli- 
quera que  durant  la  Révolution  les  philosophes  français  n'ont 
nullement  cessé  d'être  altentifs  à  enrichir  leur  savoir,  et  que 
s'ils  ne  font  pas  grand  cas  des  œuvres  de  Kant,  ce  n'est  pas 
qu'ils  les  ignorent,  mais  c'est  qu'ils  n'ont  reçu  en  les  lisant 
aucune  lumière  nouvelle  touchant  la  science  de  l'esprit  hu- 
main. Nous  savons  aussi,  ajoutait-il,  que  si  la  doctrine  de 
Kant  a  des  partisans  très  nombreux,  elle  a  en  Allemagne 
même  des  adversaires  qui  lui  font  une  opposition  très  forte, 
tandis  qu'en  France  nous  la  voyons  prônée  par  d'anciens  émi- 
grés aigris  contre  leur  pays  et  par  quelques  «  olabaudeurs  » 
qui,  se  sentant  incapables  de  rien  faire  par  eux-mêmes,  s'écrient 
qu'il  ne  se  fait  rien  auprès  d'eux  (3). 

Cependant, la  vérité  était  que  bien  peu  d'idéologues  avaient 
tenté  de  déchiffrer  Kant  et  qu'aucun  d'eux  ne  s'y  était  attaché 
longtemps;  D.  de  Tracy  l'avouait  et  en  donnait  cette  explica- 
tion :  «  Nous  prenons  rarement  la  peine  de  chercher  à  devi- 
ner ceux  qui  ne  se  font  pas  bien  entendre.  Nous  les  négligeons 
tout  simplement,  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  fait  le  travail  suffisant 
pour  se  rendre  pleinement  intelligibles.  Nous  sommes  sûrs 
que   dans   cette   seconde   opération  leurs    idées   reçoivent   des 

(2)  Degérando,  Histoire  des  systèmes  de  philosophie,  T.  II,,  p.  173,  et 
Des  conuimuicntions  Uttérnires  et  philosopldques  entre  les  nations  de  lEu- 
rope,  dans  les  Archives  littéraires  de  l'Europe,   1804,  T.  I,  p.  8  et  13. 

(5)  D.  de  Tracy,   Eléments  d'idéologie,   1805,  T.  III,   p.  287. 


DESTUTT  DE  TRACY,  DAUNÔU  P.T  L   ((  EXPOSITION  ))  DE  SINKER       I27 

amendements  considérables  ;  et  jusqu'à  ce  qu'elles  aient  passé 
par  cette  dernière  épreuve,  nous  ne  les  regardons  que  comme 
des  aperçus  dont  leurs  propres  auteurs  doivent  toujours  se 
défier,  et  qui  ne  méritent  pas  encore  de  nous  occuper  sérieuse- 
ment. Je  pense  fermement  que  nous  avons  raison  »  (/j).  Mais 
trouvant  accompli  aussi  bien  que  possible  ce  travail  d'éclaircis- 
sement dans  le  livre  de  Kinker  que  son  traducteur  a  mis  à  la 
portée  des  Français,  D.  de  Tracy  juge  que  désormais  ceux-ci 
n'ont  plus  de  motif  pour  se  refuser  à  examiner  attentivement 
cette  philosophie  qu'on  leur  reproche  tant  de  ne  pas  con- 
naître. Comme  il  prévoit  cependant  que  lorsqu'il  leur  aura 
donné  ses  raisons  de  ne  pas  adopter  le  criticisme,  des  kantiens 
viendront  leur  dire  que  ce  système  ne  ressemble  en  rien  à  ce 
qu'on  leur  a  exposé,  il  les  avise  qu'il  ne  prétend  traiter  que 
des  idées  effectivement  exprimées  par  Kinker.  «  Peu  m'im- 
porte, dit-il,  que  je  réfute  Kant  ou  Kinker,  si  je  réfute  une 
opinion  accréditée.    »  (5) 

Pour  savoir  ce  que  signifient  et  ce  que  valent  les  objec- 
tions de  D.  de  Tracy,  il  faut  donc  avoir  examiné  l'Exposition- 
Il  n'est  pas  très  utile  d'être  renseigné  sur  l'auteur  de  celle-ci. 
Ayant  voulu  la  faire  très  brève  et  constamment  fidèle,  s'étant 
efforcé,  non  pas  à  imposer  son  opinion,  mais,  au  contraire, 
à  donner  au  lecteur  un  moyen  d'apprécier  le  criticisme  avec 
toute  la  liberté  d'un  jugement  éclairé,  Kinker  n'y  a  rien  voulu 
laisser  paraître  de  lui-même.  Aussi  les  philosophes  français 
qui  ont  étudié  son  ouvrage  sont-ils  restés,  en  général,  peu 
curieux  de  sa  personne.  Cousin,  lors  d'un  voyage  en  Hollande, 
a  bien  tenté  de  rencontrer  cet  a  auteur  d'un  excellent  exposé 
de  la  critique  de  la  raison  pure  »  (6),  mais  il  n'a  pu  l'atteindre 
et  il  ne  paraît  pas  qu'il  ait  essayé  d'entrer  autrement  en  rela- 
tion avec  lui.  Ce  qu'on  sait  sur  lui  n'a  été  rapporté  en  France 
que  très  rarement  ;  c'est  pourquoi  nous  croyons  que  les  quel- 

(4)  De  la  métaph.  de  Kant,  p.  554. 

(5)  Ibid.,  p.  555. 

(6)  Cousin,  Llnstntction  publique  en  Hollande,   Paris,  i8ô?,   p.   71, 


128         LA   FORMATION  UE   l/iNFLUENCE    KANTIENNE   EN  FRANCE 

ques  indications  biographiques  que  voici  ne  seront  pas  super- 
flues (7). 

Jean  Kinker  naquit  près  d'Amsterdam  en  17G4.  Il  fut 
dirigé  vers  les  éludes  médicales,  auxquelles  il  renonça  bien- 
tôt, désespérant  de  s'accoutumer  à  la  vue  continuelle  des  mi- 
sères humaines.  Il  se  mit  à  étudier  le  droit.  On  dit  qu'il  mon- 
tra, au  barreau  de  La  Haye  et  à  celui  d'Amsterdam,  une  élo- 
quence froide,  trop  contenue,  mais  qu'il  devint  très  vite  un 
adversaire  redoutable  en  déployant  les  ressources  d'un  esprit 
satirique,  piquant,  prompt  à  saisir  les  ridicules  et  habile  à  les 
souligner.  Il  avait  déjà  fait  remarquer  en  lui  ce  talent,  qu'il 
nourrisisait  de  la  lecture  d'Érasme  et  surtout  de  Voltaire,  dans 
les  disputes  théologiques  auxquelles  il  avait  aimé  se  mêler  dans 
sa  jeunesse.  C'est  dans  les  journaux  politiques  —  il  en  fonda 
lui-même  quelques-uns  —  qu'il  s'abandonna  le  plus  à  sa  verve 
railleuse.  Même  quand  il  s'agit  de  répondre  aux  anti  kantiens 
hollandais,  il  ne  dédaigna  pas  de  recourir  à  cette  arme.  — 
Toute  sa  vie  il  cultiva  la  poésie.  D'abord  il  avait  donné  dans 
le  genre  léger  ;  puis,  s'étant  pénétré  de  la  pensée  allemande, 
il  conçut  que  la  mission  du  poète  était  de  rendre  la  philoso- 
phie sensible,  et  il  se  rapprocha  du  genre  didactique.  Mais  le 
goût  de  la  plaisanterie  ne  le  quitta  pas  pour  cela  :  un  drame 
allégorique  qu'il  avait  écrit  ayant  obtenu  un  réel  succès,  il  en 
fit  aussitôt  une  parodie.  Il  composa,  en  outre,  des  comédies, 
des  vaudevilles,  des  opéras,  ainsi  que  des  hymnes  maçonni- 
ques, des  traités  sur  la  musique  instrumentale  et  vocale,  dont 
un  sur  la  musique  des  anciens  Grecs.  C'est  vers  1798  qu'il 
commença  à  s'occuper  sérieusement  de  philosophie  ;  il  relut 
plusieurs  fois  Kant  et  c'ollabora  au  Magasin  de  la  philosophie 
critique,  que  le  théologien  libéral  Van  Hemert  avait  fondé 
pour  répandre  en  Hollande  le  kantisme  et  pour  le  soutenir 
contre  les  attaques  des  théologiens  orthodoxes.   Le  bruit  de 

(7)  Nous  les  avons  tirées  de  L'Utiiversilé  de.  Lirgc,  par  Alphonse  Le 
Roy,  Liéjje,  180i),  p.  550-591  ;  de  la  Biographie  nationale  publiée  par  lAca- 
déniie  de  Belgique,  1888-89  ;  et  de  la  notice  biographique  par  Cocherct  de 
la  Moriniore,  jointe  au  Pmlismi-  de  la  raison  humaine,  -Amsterdam,  18û0-52i 


DESTUTT  DE  TRACY,  DAUNOL'  ET  l' «  EXPOSITION  ))  DE  KINKER       lâg 

ces  débats  parvint  jusqu'en  France,  ainsi  qu'en  témoignent 
deux  entrefilets  du  Magasin  encyclopédique  (8).  L'Exposition 
de  Kinker,  extraite  du  Magasin  de  la  philosophie  critique,  fut 
traduite  en  français  par  un  Liégeois,  Le  Fèvre,  avec  l'aide  de 
l'auteur  et  de  son  ami  Van  Heniert.  Kinker  savait  plusieurs 
langues  modernes,  possédait  fort  bien  les  anciennes  et  avait 
même  appris  le  copte.  Après  avoir  présenté,  en  1817,  à  l'Insti- 
tut royal  des  Pays-Bas  un  mémoire  sur  l'utilité  de  la  con- 
naissance des  langues  pour  l'étude  de  la  philosophie,  il  fut 
admis  dan?  cette  compagnie.  Le  langage,  disait-il,  est  la  rai- 
son incarnée.  On  découvre  dans  les  diverses  langues  parlées 
des  formes  constantes,  des  caractères  qu'elles  possèdent  toutes 
et  qui  leur  sont  essentiels.  C'est  en  ces  mêmes  formes  que  con- 
siste la  langue  pensée,  émanation  directe  de  la  raison,  par 
laquelle  la  raison  a  donné  aux  langues  parlées  ses  propres 
formes,  qui  s'y  retrouvent  comme  étant  précisément  celles 
sans  lesquelles  elles  ne  seraient  pas  des  langues.  L'étude  des 
formes  de  la  raison  contribuera  donc  à  la  découverte  de  la 
grammaire  universelle.  —  Le  gouvernement  néerlandais  le 
nomma  professeur  de  langue  et  de  littérature  hollandaises  à 
l'Université  de  Liège,  com.plant  sur  lui  pour  aider  à  «  hollan- 
diser  »  les  provinces  wallonnes.  Il  parvint  à  se  concilier  l'es- 
time de  ceux-là  même  pour  qui  cette  entreprise  était  offen- 
sante, et  l'on  se  souvint  si  bien  qu'il  avait  su  faire  aimer  ce 
qu'il  avait  mission  d'imposer,  qu'en  i88ô  naquit  à  Liège  sou3 
son  nom  une  société  pour  l'étude  de  la  littérature  néerlan- 
daise. Le  roi  des  Pays-Bas  le  chargea  aussi  d'une  enquête  sur 
la  méthode  pédagogique  de  Jacotot,  au  moyen  de  laquelle  ce- 
lui-ci, sans  savoir  le  hollandais,  l'avait  enseigné  néanmoins 
avec  succès  à  Louvain  (9).  —  Les  événements  de  i83o  obli- 

(8)  Magas.  cncycL,  1799,  T.  V,  p.  586  ;   1800,  T.  I,  p.  525-524. 

(9)  Le  Rapport  de  Kinker  accrût  beaucoup  la  vogue  de  cette  méthode, 
en  lui  gagnant  de  si  puissantes  protections,  quoiqu'il  ne  lui  fût  pas  abso- 
lument favorable.  Une  réponse  aux  réserves  qu'il  avait  faites  a  été  mise  à 
la   suite   de   la    seconde    édition   donnée   à    Paris   par  un    ami    de   Jacotot. 

Kinker,   Rapport  sur  la   méthode  de   il.   Jacotot,    présenté  au   ministère   de 
l'intérieur  du  royaume  des  Pays-Bas,  le  8  septembre  i82t),  2^  édit.,   Paris, 


lâo         LA   FORMATION  DE   l'iNFLIjENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

gèrent  Kinkcr  à  quitter  la  Belgique,  Il  retourna  à  Amsterdam, 
où  il  mourut  en   i845,  laissant  un  grand  ouvrage  inachevé, 
écrit  en  français,  à  Cocheret  de  la  Morinière,  pasteur  et  pro- 
fesseur de  mathématiques,  qui  l'annota  et  le  fit  imprimer  en 
deux  volumes  avec  une  biographie  et  un  portrait  de  l'auteur. 
Cet  ouvrage,  Le  dualisme  de  la  raison  humaine,  ou  le  criii- 
cisme  de   Kant  amélioré,    tendait   à   un   système   d'inspiration 
panthéiste  ;  on  y  trouve  mêlées  des  idées  empruntées  de  Fichte, 
formité  à  des  fins,  il  prétendait  que  cette  théorie  avait  besoin 
déjà  à  se  dégager  du  pur  kantisme  dans  une  dissertation  hol- 
landaise sur  le  beau  (1826),   oii,   s'il  opposait  à  l'opinion  de 
Voltaire,  d'après  laquelle  le  beau  varie  selon  les  pays,  la  théo- 
rie de  Kant  qui  fonde  l'universalité  du  jugement  concernant 
le  beau  sur  ce  que  nous  saisissons  le  beau  par  un  sentiment 
désintéressé  (et  sans  nous  représenter  aucune  fin)  d'une  con- 
formité à  de  fins,  il  prétendait  que  cette  théorie  avait  besoin 
d'être  achevée  par  la  considération  du  sens  allégorique  de  la 
beauté,   figure  du  monde  spirituel.  Le  dualisme  de  la  raison, 
développé  dans  son  ouvrage  posthume,  n'est  plus  le  dualisme 
de  la  raison  spéculative  et  de  la  raison  pratique.  Il  dit  que 
ce  dualisme-ci,    qui  apparaît  chez   Kant,   résulte  uniquement 
d'une  limitation  arbitraire  de  la  valeur  des  catégories,  de  la 
limitation  qui  consiste  à  leur  donner  une  moindre  valeur  pour 
les  phénomènes   internes  que  pour  les  phénomènes  externes. 
Le  véritable  dualisme,  celui  qui  tient  à  la  nature  de  la  raison 
humaine,  est   l'antinomie  entre  le  déterminisme  et  le  maté- 
rialisme, d'un  côté,  et,  de  l'autre,  la  liberté  et  le  spiritualisme. 
De  ce  que  ce  dualisme  oppose   des  termes  relatifs   à  l'expé- 
rience, il  faut  conclure  qu'on  ne  peut  le  résoudre  qu'en  s'éle- 
vant  à  la  supposition  d'un  principe  supérieur  à  l'expérience 
et  qui  ne  peut  être  qu'un  principe  d'indifférence.  Kinker  allait 
ainsi  rejoindre  Schelling,  mais  il  ne  voulait  voir  dans  1'  «  in- 
tuition intellectuelle  »    qu'une    invention    sophistique    pour 

1829  ;  voy.  aussi  F.  Buisson,  Nouueau  dictionnaire  de  pédagogie,  iOil,  ar» 
ticle  Jacotot,  par  Bernard  Pérez. 


DESTUTT  DE  TRACV,  DAUN'OU  ET  l' «  EXPOSITION  »  DE  KINKER       l3l 

échapper  à  la  discipline  du  rationalisme  criti(iue  et  s'autoriser 
à  prononcer  des  oracles  ;  de  plus,  il  tenait  pour  suspect  le  sys- 
tème d'un  auteur  qui  avait  fini  par  assujettir  sa  philosophie 
à  des  dogmes  théologiques.  Il  maintenait  la  religion  et  la 
philosophie  séparées  ;  et  s'il  admettait  qu'on  employât  celle- 
ci  pour  éclairer  celle-là,  il  voulait  qu'on  prît  garde  à  ne  su- 
bordonner en  rien  la  seconde  à  la  première.  —  Contrairement 
à  ce  qu'on  pouvait  attendre,  on  ne  voit  pas  que  Kinker  ait 
parlé  dans  son  Dualisme  du  mémoire  de  D.  de  ïracy  sur  V Ex- 
position :  il  ne  fait  que  critiquer  ce  que  l'idéologue  avait  dit 
dans  sa  Logique  sur  les  mathématiques,  sur  l'espace  et  sur  le 
temps.  Parlant  de  Villers,  il  lui  reproche  d'avoir  mal  jugé  les 
matérialistes  et  les  sensualistes  français,  et  de  n'avoir  pas  aper- 
çu que  leur  philosophie,  très  cohérente,  est  exactement  l'une 
des  thèses  d'une  antinomie  qui  dérive  du  dualisme  de  la 
raison  humaine.  —  Nous  ne  nous  occuperons  pas  plus  long- 
temps du  Dualisme  de  la  raison  ;  cet  ouvrage  n'a  pas  été  assez 
remarqué  en  France  pour  y  avoir  exercé  une  iniluence  quel- 
conque, et  en  tout  cas  il  n'a  rien  pu  apprendre  à  personne  ■sur 
Kant.  L'Exposition  est  la  seule  œuvre  de  Kinker  qui  doive 
maintenant  nous  occuper  :  c'est  par  elle  seulement  qu'il  fut 
pour  les  Français  un  initiateur.  Voici  comment  il  entendait 
les  faire  entrer  dans  la  Critique. 

Nos  facultés  cognitives  ne  se  sont  exercées  que  lorsque 
nous  avons  reçu  des  impressions  sensibles,  mais  ce  n'est  pas 
à  ces  impressions  qu'elles  doivent  leur  existence,  elles  sont 
originairement  inhérentes  à  notre  être.  Ces  facultés  sont  elles- 
mêmes  une  source  de  connaissances  ;  connaissances  qui  sont 
originaires,  primitives,  puisqu'elles  dérivent  de  nos  facultés 
originaires.  Donc,  bien  que  ces  connaissances  résident  en  nous 
avant  nos  impressions,  nous  ne  les  possédons  vraiment,  nous 
n'en  prenons  conscience  qu'après  que  nos  facultés  ont  été  mi- 
ses en  action  par  les  impressions.  On  les  appelle  connaissances 
pures,  pour  les  distinguer  des  connaissances  d'expérience. 


l32         LA   FORMATION   DE   l'inFLUENCË   RA.MTE.NNE   EN   FRANCE 

Les  connaissances  d'expérience  résultent  à  la  fois  des  im- 
pressions et  de  l'exercice  de  nos  facultés.  Elles  dépendent,  par 
conséquent,  des  connaissances  pures.  Ce  que  nos  connaissan- 
ces d'expérience  doivent  à  nos  facultés  de  connaître,  c'est  pré- 
cisément ce  qui  les  fait  connaissances,  c'est  la  liaison,  l'enchaî- 
nement, l'unité.  En  effet,  «  pour  connaître,  il  faut  concevoir, 
c'est-à-dire  rassembler  en  un  seul  tout  diverses  perceptions  » 
(lo).  Or,  ce  rassemblement,  ne  pouvant  être  dû  aux  percep- 
tions ou  impressions  qui  sont  rassemblées,  ne  peut  être  effec- 
tué que  par  la  faculté  de  connaître,  qui  est  originairement  en 
nous. 

Les  modes  suivant  lesquels  notre  faculté  effectue  ce  ras- 
semblement, cette  réunion,  résident  aussi  originairement  en 
nous.  La  connaissance  que  nous  acquérons  de  ces  modes,  de 
ces  manières  de  concevoir,  nous  vient  donc  de  notre  faculté 
de  connaître  ;  c'est  une  connaissance  pure.  La  connaissance 
pure  est  à  la  connaissance  d'expérience  à  peu  près  comme  la 
connaissance  du  mécanisme  d'un  moulin  est  à  la  connaissance 
de  la  farine  qu'il  moud.  Kinker  développe,  d'une  manière  as- 
sez confuse,  cette  comparaison  de  ce  dont  nous  avons  une 
connaissance  pure  à  ce  qui,  dans  un  objet  fabriqué,  est  l'effet 
de  la  machine  qui  l'a  façonné,  et  de  ce  dont  nous  n'avons 
qu'une  connaissance  d'expérience  à  ce  qui  provient  de  la  ma- 
tière fournie  à  la  machine. 

Kinker  passe,  suivant  le  plan  de  la  Critique,  à  l'examen 
des  facultés  cognitives  :  la  sensibilité,  l'entendement,  la  raison. 

Nos  impressions  sensibles  ne  peuvent  être  que  d'une  ma- 
nière conforme  «  au  mode  d'affectibilité  propre  à  notre  sen- 
sibilité »  :  elles  sont  toutes,  nécessairement  et  sans  exception, 
assujetties  à  «  certaines  règles  ou  lois  constantes  et  invariables 
de  cette  faculté  ».  Ces  a  lois  invariables  que  notre  sensibilité 
ne  peut  transgresser.,.,  qui  déterminent  constamment  la 
manière  dont  nous  sommes  affectés  »,  Kant  les  a  découvertes 
en  distinguant  de  la  matière  de  nos  perceptions  leur  for«ie. 

(10)  Exposition,   p.   9. 


DE8TUTT  DR  TRACV,  DAUXOU  ET  l' «  EXPOSITION  »  DE  KINKER      l33 

Ces  lois,  ces  manières  d'être  affecté,  que  Kant  appelle  formes, 
sont  ce  qui  reste  de  nos  perceptions,  après  que  nous  avons 
fait  abstraction  de  tout  ce  qui,  dans  nos  perceptions,  est  mul- 
tiple et  varié,  et  que  Kant  appelle  matière.  Or,  ce  qui  reste 
invariablement  perçu,  c'e?t  l'espace  et  le  temps.  Donc  ces  deux 
perceptions  invariables  sont  les  formes,  les  lois  nécessaires  de 
notre   sensibilité. 

On  voit  que,  d'après  Kinker,  la  Critique  supposerait  tout 
d'abord  que  nous  avons  des  facultés  constantes  et  que  ce 
qu'elles  imposent  aux  choses  est  également  constant  ;  et  elle 
en  conclurait  que  tout  ce  qui,  dans  les  choses,  est  constant, 
leur  vient  de  nous.  Nous  avons  déjà  noté  un  argument  sem- 
blable que  Villers  prêtait  aussi  à  Kant.  II  était  aussi  peu  solide, 
quoiqu'il  parût  mieux  commencer,  partant  de  l'identité  du 
sujet  :  puisque  le  moi  est  toujours  le  même,  ce  qu'il  impose 
aux  choses  est  toujours  le  même,  est  constant.  —  Mais  à  cela 
il  faut  répondre  que  si  l'identité  du  sujet  —  sa  fonction  étant 
conçue  suivant  l'analyse  d'Otto  Liebmann  qui  a  pu  nous  ser- 
vir à  élucider  l'interprétation  de  Villers  —  est  la  condition 
de  la  perception  de  la  constance  dans  les  choses,  elle  est  tout 
autant  la  condition  de  la  perception  de  leurs  variations.  L'ar- 
gument exposé  par  Villers  et  par  Kinker,  également  faible 
chez  l'un  et  chez  l'autre,  semblait  aux  philosophes  français 
de  leur  temps  être  le  nerf  des  preuves  kantiennes.  Hoffding, 
qui  de  nos  jours  l'a  reproduit  en  le  donnant  encore  pour  tel, 
a  reconnu  cependant  qu'il  est  sans  force.  «  L'espace  et  le 
temps,  dit-il,  sont  les  formes  de  notre  intuition  :  car  de  quel- 
que espèce  que  soient  les  sensations,  et  à  quelque  degré  qu'elles 
puissent  changer,  les  relations  d'espace  et  de  temps  sous  les- 
quelles leur  contenu  se  présente  à  nous,  restent  les  mêmes  ; 
un  espace  et  un  temps  ne  se  modifient  pas,  de  quelque  façon 
qu'ils  soient  remplis...  Les  formes  sont  les  éléments  constants 
de  l'expérience  :  de  la  constance  on  conclut  précisément  à  Tac- 


l3^         LA  FORMATION   DE  t/i?<PLL'ENCE   KANTIENNE   EN  FBANCE 

tivité  de  la  faculté  de  connaître.  Mais  cela  n'est  rien  de  plus 
et  ne  pourra  jamais  être  qu'une  hypothèse.  »  (ii). 

Cette  interprétation  très  simple,  mais  qui  fait  de  l'idéa- 
lisme transcendenfal  une  théorie  faible,  n'est  plus  fréquem- 
ment suivie.  On  lui  préfère  celle  suivant  laquelle  l'idéalité 
transcendentale  de  ces  éléments  se  conclurait  non  pas  de  leur 
constance,  du  fait  qu'ils  sont  dans  toutes  les  choses  ou  appar- 
tiennent universellement  aux  choses,  mais  de  ce  que  nous  sa- 
vons qu'ils  appartiennent  universellement  aux  choses.  Une 
telle  connaissance  universelle,  donc  indépendante  de  l'expé- 
rience, est  possible,  pour  Kant,  si  ce  qui  en  est  l'objet  vient 
^e  nous,  a  en  nous  son  origine,  et  elle  n'est  possible  qu'à 
jette  condition.  «  Nous  ne  connaissons  a  priori  des  choses  que 
ce  que  nous  y  mettons  nous-mêmes.  »  Pour  l'historien  ou  pour 
le  commentateur,  il  s'agit  de  retrouver  et  de  mettre  en  lumière 
la  liaison  que  Kant  a  cru  découvrir  entre  la  possibilité  de  la 
connaissance  a  priori  et  l'origine  qu'il  a  assignée  à  ce  qui 
est  ainsi  connu,  liaison  qui  lui  a  semblé  permettre  de  con- 
clure de  l'une  à  l'autre.  Comme  nous  l'avons  observé,  ce  pro- 
blème serait  apparu  assez  nettement  aux  lecteurs  de  Villers, 
s'il  ne  l'avait  pas  enveloppé  de  considérations  accessoires,  si- 
non étrangères  au  kantisme. 

Kinker,  après  l'argument  que  nous  venons  de  discuter,  fait 
un  exposé  de  VEsthétique  transcendentale,  qui  ne  diffère  pas 
notablement  de  celui  de  Villers.  Voyons  maintenant  son  ex- 
posé de  l'Analytique.   (12) 

Connaître,  pour  l'homme,  c'est  «  être  en  possession  de 
conceptions,  ou  perceptions  composées,  auxquelles  nous  rap- 

(H)  ITœffding,  Histoire  de  la  philos,  moderne,  trad.  franc.,  T.  II, 
p.   49-.50. 

(12)  Cette  partie  de  l'Exposition,  qui  concerne  YAnabitique,  est  passa- 
blement embrouillée.  Nous  ne  pourrions  lui  ôter  ici  cet  aspect  sans  risquer 
de  la  rapporter  inexactement.  Plus  loin,  nous  tenterons  de  préciser  ce  que 
Kinker  a  voulu  dire,  en  tenant  compte  surtout  de  la  manière  dont  son 
livre  a  été  compris  par  les  lecteurs  français  qui  sont  allés  y  chercher  le 
système  de  Kant,  jiuisque  c'est  ce  que  ceux-ci  ont  pensé  de  ce  système, 
plutôt   que   co  qu'eu   a    pensé   Kinlccr,    qu'il    nous   importe   de   savoir. 


DÉSTtJTT  CE  TRACY,  DAUNOU  ET  l' «  EXPOSITION  ))  DK  KINKKR       iSo 

portons  les  perceptions  simples  et  immédiates  »  ;  c'est  aussi 
posséder  des  «  conceptions  générales  auxquelles  nous  rap- 
portons d'autres  conceptions  ou  bien  les  perceptions  simples 
de  la  sensibilité  »  (i3).  Lorsque  nous  avons  perçu  plusieurs 
roses,  nous  rapportons  la  perception  de  chacune  d'elles  à  la 
conception  générale  de  rose.  Mais  la  perception  d'une  rose  est 
une  perception  composée  des  perceptions  des  parties  de  la  rose: 
perceptions  de  la  tige,  des  feuilles,  etc.  ;  perceptions  qu'il  a 
fallu  réunir  en  une  seule  perception  de  la  rose.  Cette  réunion 
est  l'ouvrage  de  l'entendement  (i/j)-  L'entendement  est  la  fa- 
culté de  réunir  des  perceptions,  de  rapprocher  les  diverses 
perceptions  partielles  appartenant  à  un  objet  sensible  (i5). 
Cette  liaison  des  parties  est  successive  ;  car  nous  ne  pouvons 
ramener  à  la  représentation  d'un  tout  les  parties  dont  il  est 
composé,  sans  les  parcourir  successivement.  Pour  pouvoir  sai- 
sir la  série  totale  des  perceptions  successives  des  parties,  il 
faut  qu'à  chaque  passage  d'une  perception  à  une  autre,  cha- 
que perception  précédente  se  reproduise  dans  la  pensée,  il  faut 
aussi  que  chaque  perception  reproduite  soit  reconnue  comme 
étant  la  même  que  la  perception  précédente.  Ainsi,  le  travail  de 
l'entendement  se  fait  au  moyen  de  trois  facultés  :  l'imagina- 
tion, la  reproduction  ou  réminiscence,  et  la  conscience.  L'ima- 
gination rassemble  l'une  après  l'autre  les  perceptions  diverses 
de  la  sensibilité  ;  la  réminiscence  en  forme  un  tout,  une  per- 
ception composée  simultanée  ;  «  au  moyen  de  la  conscience, 
nous  avons  la  conviction  intime  que  c'est  nous-mêmes  qui 
éprouvons  à  la  fois  ces  diverses  sensations  »  ;  c'est  au  moyen 
de  cette  troisième  faculté  que  «  naît  la  liaison  de  cette  per- 
ception  même    [la   perception   composée  simultanée]    avec   le 

(13)  Exposit.,  p.  26. 

(14)  Dans  le  même  alinéa.  Ivinker  dit  que  c'est  l'ouvrage  de  limagina- 
tion.  Il  navait  qu'une  idée  fort  confuse  du  rapp(U't  que  Kant  voulait  établir 
entre  l'imagination  el  l'entendement.  Paunou  a  été  frappé  de  cette  confu- 
sion ;  nous  verrons  en  quels  termes  il  l'a  noléo. 

(15)  Ibid.,  p.  27,  29. 


l36         LA  FOKM.VTION  DE  l'i>FLL'E>CE   XAMIENNE   EN   FRANCE 

sujet  pensant,  en  qui  elle  a  lieu  ».  (i6).  —  L'entendement  est 
aussi  la  faculté  d'acquérir  des  concepts  généraux.  Outre  que, 
dans  la  perception  totale  d'un  phénomène,  l'entendement  en 
ramène  les  parties  à  l'unité,  il  ramène  à  l'unité  divers  phé- 
nomènes en  les  rangeant  sous  le  concept  général  de  l'espèce 
à  laquelle  ils  appartiennent.  «  De  sorte  que,  toujours  réunis- 
sant, toujours  généralisant,  l'entendement  parvient  à  se  com- 
poser un  tout,  un  système  de  connaissance.  »  (17) 

Cette  réunion,  l'entendement  l'opère  conformément  à  sa 
manière  propre  d'agir.  Il  a  ses  lois  dont  il  ne  peut  s'écarter, 
ses  formes  propres,  de  même  que  la  sensibilité  a  les  siennes. 
II  s'agit  à  présent  de  découvrir  ces  formes. 

Ranger  sous  des  concepts  généraux  des  concepts  parti- 
culiers, rapporter  à  certains  concepts  la  diversité  fournie  par 
la  sensibililé,  c'est  juger.  «  Les  formes  ou  règles  primitives 
de  notre  entendement  doivent  donc  pouvoir  se  découvrir  dans 
les  formes  du  jugement,  c'est-à-dire  dans  les  diverses  maniè- 
res dont  cette  faculté  active  opère  dans  la  formation  d'un  juge- 
ment. »  (18)  Nous  ne  pouvons  connaître  en  elle-même  cette 
faculté  de  notre  âme,  puis(ju'  «  il  nous  est  impossible  de  con- 
naître la  nature  de  notre  âme,  telle  qu'elle  est  en  elle-même 
et  indépendamment  de  l'expérience  que  nous  avons  de  ce  qui 
se  passe  en  elle  ».  Mais  pour  connaître  la  conformation  d'un 
moule,  il  n'est  pas  nécessaire  de  le  voir  ;  «  il  suffît  de  consi- 
dérer la  ...matière  qui  en  a  reçu  l'empreinte,  pour  en  con- 
clure, avec  toute  certitude,  que  telle  doit  être  la  conformation 
du  monle  lui-même  ».  Avec  la  môme  certitude,  nous  pouvons 
affirmer  que  «  les  formes  que  nous  présentent  les  jugements 
ou  les  opérations  de  notre  entendement,  sont  exactement  et 
nécessairement  semblables'  aux  formes  naturelles  et  origi- 
naires de  cette  faculté  de  notre  âme  »  (19). 

(16)  Ibid.,  p.  29,  30  el  56.  Par  là  Kinker  a  probablement  voulu  dire 
qu'il  y  a  un  rapport  de  condition  à  conditionné  entre  la  conscience  de 
riderilité  de  nous-mêmes  et  la   récognition   de   nos  perceptions. 

(17)  Ibid.,  p.  31. 

(18)  Ibid.,  p.  5.'). 

(19)  Ibid.,  p.  54. 


DESTUTT  DE  TKACY,  DAUNOV  ET  I,' ((  EXPOSITION' »  DE  KINKER      iSf 

Puisque  juger  c'est  subsumer  sous  un  concept,  la  forme 
de  tout  jugement,   la  manière  dont  l'entendement  juge,   doit 
être  déterminée  par  des  concepts  fondamentaux  qui  ont  leur 
origine  dans  l'entendement  et  expriment  ses  propres  formes, 
(20).   Ici   Kinker  semble  croire  que  Kant  ait  voulu   faire  dé- 
pendre, ou  même  dériver,  de  ces  concepts  ou  catégories  les 
formes  logiques  du  jugement.  Voici  comment  il  explique  cette 
dépendance  entre  les  jugements  catégoriques  et   la  catégorie 
de  substance,  et  entre  les  jugements  hypothétiques  et  la  caté- 
gorie de  cause.  Le  jugement  catégorique  énonce  un  rapport  de 
sujet  à  attribut.   «  L'entendement  ne  pourrait  former  ces  ju- 
gements catégoriques,  s'il  ne  contenait  en  lui-miême  une  con- 
ception  originaire,    au   moyen   de  laquelle   l'attribut   pût   être 
conçu  comme  appartenant  au  sujet,  en  qualité  d'être  perma- 
nent ou  substantiel.   Cette  conception  pure  de  l'entendement 
est  celle  de  substance,  à  laquelle  répond,  dans  la  relation,  celle 
d'attribut  »  (21).   Ce  qu'il   dit  sur  le  jugement  hypothétique 
est  moins  clair,  mais  semble  assez  signifier  ceci  :  un  jugement 
hypothétique  confient  deux  propositions  dont  l'une  sert  de  fon- 
dement   à    l'autre  ;    il    énonce   le    rapport   d'une   chose,    prise 
comme  principe,  à  une  autre  qui  en  est  la  conséquence  ;  donc 
«  l'énoncé  des  jugements  hypothétiques  ne  contient  pas  autre 
chose  que  le  rapport  nécessaire  entre  la  cause  et  l'effet  »  (22). 
Ayant  expliqué  de  cette  façon  la  théorie  des  concepts  et 
des  catégories,   Kinker  aborde  celle  des  principes  de  l'enten- 
dement  pur,    qui,    dif-il,   résultent    «   de   l'application   des  lois 
de  l'entendement  aux  formes  de  la  sensibilité   ».  Mais  il  s'en 
faut   de   beaucoup    que   son   résumé    soit   en   proportion   avec 
limporfance  de  cette  seconde  moitié  de  VAîialytlque  ;  le  peu 
qu'il   en   dit   n'a   rien   qui   doive   nous   y   retenir.    Nous    nous 
arrêterons  plus  longtemps  sur  la  question  de  savoir  en  quel 
sens   Kant   a  voulu  dire  et  par  quelles  raisons  il   a   entendu 

(20)  Ibid.,  p.  51-ôi  et  -49. 
(2!)  Ihid.,  p.  44. 
(22)  IbiiL,  p.  4.0, 


Ï.18         I.A  FORMA r ION   DE  t'iiNFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

prouver  que  le  seul  usasse  des  catégories  qui  puisse  nous 
conduire  à  des  connaissances  véritables  est  leur  application 
aux  choses  sensibles.  Avec  les  ouvrages  de  Kinker  et  de  Vil- 
lers  nous  possédons  tout  ce  que  les  philosophes  français,  au 
commencement  du  dix-neuvième  siècle,  savaient  sur  ce  point. 
Chez  Kinker  nous  voyons  cette  limitation  expliquée  de  la 
manière  suivante.  Les  catégories,  sans  les  perceptions,  sont 
vides  et  ne  nous  donnent  aucune  connaissance  des  choses. 
Même  si  elles  valent  pour  les  choses  en  soi,  elles  ne  peuvent 
nous  en  faire  rien  connaître,  parce  que  nous  n'avons  de  ces 
choses  aucune  perception.  «  Dans  un  aveugle,  par  exemple,  les 
catégories  sont,  comme  dans  ceux  qui  jouissent  de  la  vue,  pro- 
pres à  subsumer  les  perceptions  de  lumière  et  de  couleur,  à  les 
réimir,  à  les  concevoir  ;  mais  à  quoi  lui  sert  cette  aptitude,  tan- 
dis qu'il  ne  peut  acquérir  les  perceptions  des  objets  éclairés 
et  colorés  ?  Les  catégories  de  l'aveugle  sont,  si  l'on  veut,  des 
instruments  qu'il  ne  peut  employer,  faute  de  matériaux  »  (23). 
—  Villers  avait  moins  que  Kinker  insisté  sur  cette  raison  que 
«  les  concepts  sans  les  intuitions  sont  vides  ».  Il  avait  donné 
cet  autre  argument  :  les  choses  en  soi  ne  se  règlent  pas  sur 
notre  faculté  de  connaître,  elles  sont  indépendamment  de  nous 
ce  qu'elles  sont  ;  donc  les  catégories  de  notre  entendement  ne 
nous  font  rien  connaître  des  choses  en  soi.  Cet  argument  pa- 
raît tiré  directement  de  la  thèse  de  l'idéalisme  transcendental  : 
((  nous  ne  connaissons  a  priori  des  choses  que  ce  que  nous  y 
mettons  nous-mêmes  ».  Si,  en  effet,  les  catégories,  en  tant 
qu'elles  sont  des  éléments  de  la  connaissance  a  priori,  ne  re- 
présentent rien  de  la  chose  connue  qui  ne  lui  vienne  de  nous, 
il  s'ensuit  que  l'objet  de  la  connaissance  qu'elles  fondent,  la 
chose  connue,  n'est  que  ce  qui  peut  dépendre  de  nous,  se  ré- 
gler sur  nos  facultés,  un  phénomène.  —  Mais  l'argument  que 
Villers  répète  le  plus  souvent,  et  qu'il  formule  de  plusieurs 
manières,  est  celui-ci  :  les  catégories  sont  les  formes  de  notre 
entendement,    elles   sont  d'origine   subjective  ;  donc  elles   ne 

(25)  Ibid..,  p.  77. 


DESTUTT  DE  TRVCY,  DVXJNCTI  ET  l'  «  EXPOSITION  »  DE  KINKEU      iSg 

sont,  comme  l'espace  et  le  temps,  r!en  d'autre  que  des  lois  sub- 
jectives de  notre  faculté  de  connaître,  et  ne  valent,  comme 
eux,  que  pour  les  phénomènes.  —  Dans  toute  la  période  que 
nous  étudions,  et  même  longtemps  après,  cet  argument  pas- 
sera en  France  pour  l'expression  véritable  de  la  théorie  de  Kant 
sur  la  valeur  des  catégories.  Cousin,  en  l'attaquant,  croira 
effacer  les  limites  que  Kant  avait  tracées  à  la  spéculation.  Jouf- 
froy,  en  le  développant,  croira  montrer  par  oii  le  criticisme 
surpasse  en  rigueur  la  philosophie  écossaise.  Depuis,  l'étude  de 
la  Critique  a  fait  découvrir  des  raisons  de  douter  qu'elle  ad- 
mette un  tel  argument.  Sur  elles  s'appuie  une  autre  inter- 
prétation, que  nous  allons  indiquer,  et  grâce  à  laquelle  on 
peut  reconnaître  de  la  justesse  à  l'objection  de  Cousin,  sans  de- 
voir pour  cela  abandonner  le  criticisme  en  faveur  du  dogma- 
tisme éclectique. 

Les  catégories  sont  les  formes,  les  conditions  de  notre 
pensée  ;  nous  ne  pouvons  rien  penser  sans  les  catégories.  De 
quelque  objet  que  nous  parlions,  nous  le  pensons  sous  ces 
formes,  ou  bien  nous  n'y  pensons  pas  du  tout.  Les  catégories, 
les  concepts  purs  de  l'entendement,  constituent  la  «  forme  de 
la  pensée  d'un  objet  en  général  »  (sii).  Les  catégories  sont 
donc  les  concepts  de  n'importe  quel  objet  ;  elles  sont  les  con- 
cepts d'un  objet  en  général  (aS),  qu'il  soit  un  objet  d'une  in- 
tuition sensible  semblable  ou  non  à  la  nôtre  (elles  sont  dites 
les  concepts  de  l'objet  d'une  intuition  sensible  en  général  (26)), 
ou  qu'il  soit  un  objet  non-sensible  (elles  sont  dites  des  con- 
cepts d'un  objet  transcendental)  (27). 

Mais  par  les  catégories  seules,  par  la  pensée  pure,  nous 
ne  connaissons  aucun  objet,  nous  ne  savons  pas  même  s'il 
existe  quelque  objet.  «  Penser  un  objet  et  connaître  un  objet, 

(24)  Crit.  de   la   raix.   piirr,   Krlirb.    p.   76  ;  Trem  .   p.   00. 
a^)  Kphrb,    n.    5ôO  :    Trem..    p.    2.%S  ;    Crit    de   ht    nus;,    pratique,    trad. 
Barni,    1S4S.    p.  ,55-2,   560. 

(26)  Crif.  de  la  rnis.   pure.   Kchrb,   n.   670  ;  Trtni,.    p.  147,  2^  édit. 

(27)  Kehrb,    p.    2.'32  ;   Trem.,    p.    261. 


I  JO         I,A   FOTJ?\T!ON    DF  L  INFI-LENC!^  KANTIENNE   EN   FIXANCE 

ce  n'ost  pas  !a^  niûmc  chose.  A  la  connaissance,  en  effet,  ap- 
partiennent deux  éléments  :  premièrement  le  concept,  par 
lequel,  en  général,  un  objet  est  pensé  (la  catégorie),  et  secon- 
dement l'intuition,  par  laquelle  il  est  donné  »  (28).  Notre  en- 
tendement n'étant  pas  intuitif,  étant  incapable  de  se  donner 
à  lui-même  aucun  objet  réel,  son  objet  doit  lui  être  donné. 
L'intuition  par  laquelle  quelque  chose  lui  est  donné  est  une 
intuition  sensible  ;  donc  «  la  pensée  d'un  objet  en  général 
ne  peut  devenir  en  nous  connaissance,  par  le  moyen  d'un 
concept  pur  de  l'entendement,  qu'autant  que  ce  concept  se 
rapporte  aux  objets  des  sens  »  (29).  Comme  tout  objet  de 
notre  intuition  sensible  est  soumis  aux  formes  de  notre  sensi- 
bilité (espace  et  temps),  qui  sont  les  formes  des  phénomènes, 
mais  non  celles  des  objets  en  général,  ni,  par  conséquent,  des 
choses  en  soi,  les  objets  de  notre  connaissance  ne  sont  que 
des  phénomènes. 

Ce  n'est  donc  pas  —  contrairement  à  ce  que  Villers  di- 
sait —  parce  que  les  catégories,  qui  sont  les  conditions  néces- 
saires de  la  connaissance  des  objets,  ont  leur  origine  dans 
notre  pensée,  que  notre  connaissance  objective  ne  porte  que 
sur  dos  phénomènes  et  non  sur  les  objets  tels  qu'ils  sont  indé- 
pendamment de  nous  ;  mais  c'est  parce  que  ces  concepts,  ne 
sont,  à  eux  seuls,  que  la  pensée  d'un  objet  indéterminé,  pensée 
qui,  chez  l'îiomme,  ne  peut  devenir  connaissance  dun  objet 
déterminé  qu'en  recevant  les  déterminations  de  l'intuition 
sensible,  c'est-à-dire  en  devenant  connaissance  d'un  objet 
sensible,  d'un  phénomène  soumis  aux  formes  subjectives  de 
notre  sensibilité.  —  Quelques  passages  de  la  Critique  permet- 
tent de  préciser  cette  conclusion. 

L'application  des  catégories  à  l'intuition  se  fait  au  moyen 
des  schèmes  transcendcnlaux,  qui  eux-mêmes  résultent  de  l'ap- 

(2S)  §  2-2,  Kolirb,  p.  CG9  ;  Trni.,  p.  \AL  2«  édit. 

(20)  §  22,  Kehrl),  p.  069  ;  Trem.,  p.  14r),  2  éd.  A  proprement  parler, 
riuluilion  sensible  ne  donne  pas  l'objet  comme  objet,  l'objectivité,  mais  sou- 
Icmenl  les  délcriiiinations  sensibles,  pures  et  empiriques,  de  l'objet,  et, 
par  les  emjjiriqucs,  l'existence  de  l'objet.  L'objectivité,  le  concept  d'objet, 
est  un  concept  de  l'entendement. 


DESTUTT  DE  TRACV,   DAL.\OU   KT  L    ((  1:XP0S1T10.\  ))  I)>:   KIM-.KH       14  I 

plication  des  catégories  aux  formes  de  l'inluilion  sensible.  Ces 
schèmes  sont  donc  les  formes  a  priori  de  toute  notre  connais- 
sance objective.  Ils  sont  la  «  clef  de  l'usage  des  catégories  », 
mais  ils  en  sont  en  même  temps  la  «  condition  restric- 
tive »  (3o),  puisque,  n'étant  que  des  déterminations  de  la 
forme  de  l'intuition  sensible  (permanence  dans  le  temps,  suc- 
cession constante,  etc.),  ils  ne  conviennent  qu'aux  objets  de 
cette  intuition.  Les  objets  de  notre  connaissance  ne  sont  que 
des  phénomènes,  non  parce  qu'ils  sont  soumis  aux  catégories, 
mais  parce  qu'ils  n'y  sont  soumis,  et,  par  conséquent,  ne 
sont  objets  de  connaissance,  qu'en  étant  soumis  aux  schèmes 
de  ces  catégoires,  donc  aux  formes  subjectives  de  notre  intui- 
tion sensible.  Les  connaissances  a  priori  appelées  principes 
de  l'entendement  ?ont  fondées  sur  la  possibilité  de  l'appli- 
cation des  schèmes  transcendentaux  à  tous  les  phénomènes. 
Par  exemple,  de  cette  application  universelle  de  la  représen- 
tation schématique  de  quelque  chose  qui  succède  toujours  et 
nécessairement  à  autre  chose,  résulte  cette  connaissance  que 
tout  ce  qui  arrive  suppose  quelque  chose  à  quoi  il  succède 
toujours  et  nécessairement,  connaissance  qui  s'appelle  prin- 
cipe de  causalité.  Le  principe  de  causalité  est  une  loi  de  suc- 
cession, il  n'est  une  connaissance  que  de  ce  qui  est  dans  le 
temps,  c'est-à-dire  une  connaissance  des  phénomènes.  Il  en 
est  de  même  pour  le  principe  de  subsi"*.nce,  qui  est  le  prin- 
cipe de  la  permanence  de  ce  qui  change,  et  pour  tous  les  au- 
tres principes.  «  Les  principes  de  l'entendement  pur:.,  ne  ren- 
ferment pas  autre  chose  que  ce  que  l'on  pourrait  appeler  le 
schème  pur  pour  l'expérience  possible  »  (3i).  Dès  que  nous 
faisons  abstraction  des  schèmes,  les  principes  perdent  leur 
sens,  nos  connaissances  s'anéantissent,  mais  les  catégories  sont 
«  considérées  dans  leur  sens  pur  »  (Sa),  elles  prennent  «  un 
sens  indépendant  de  tous  les  schèmes  et  beaucoup  plus  éten- 
du »  (33).  «  Les  catégories  dans  la  pensée  ne  sont  pas  bornées 

(30)  Ibid.,   Kehrb.,   p.  174  ;  Trem.,   p.   205. 
(ôl)  Ibid.,  Kehrb.,  p.  222  ;  Trem.,  p.  251. 
(32"3ô)  Ibid.,  Kelirb.,  p.  148  ;  Trem.,  p.  181 


1^3         LA  rOllMATIO.N   Dli   I.'iM'LUENCK   KAiMIliNMî  EN   FllANGË 

par  les  condilions  de  noire  inluilion  scnsil)Ie;  elles  ont  au 
contraire  un  champ  illimité  ;  seule  la  connaissance  de  ce  que 
nous  nous  représentons  par  la  pensée,  la  détermination  de 
l'objet,  a  besoin  d'une  intuition  »  (34).  Le  concept  d'une  causa 
noamenon  «  ne  renferme  aucune  contradiction,  c'est  ce  qu'on 
a  prouvé  d'avance  par  la  déduction  du  concept  de  cause,  en 
le  faisant  dériver  entièrement  de  l'entendement  pur,  ainsi 
qu'en  en  assurant  la  réalité  objective  relativement  aux  objets 
en  général,  et  en  montrant  ainsi  qu'indépendant  par  son  ori- 
gine de  toutes  conditions  sensibles,  il  n'est  point  nécessaire- 
ment restreint  par  lui-même  à  des  phénomènes  (à  moins  qu'on 
en  veuille  faire  un  usage  théorique  déterminé),  et  qu'il  peut 
s'appliquer  aussi  aux  choses  purement  intelligibles  »  (35). 
Nous  ne  pouvons  en  faire  un  usage  théorique,  nous  ne  pou- 
vons l'appliquer  à  une  chose  en  vue  de  la  connaître,  sans  l'en- 
tremise du  schème  de  ce  concept  ;  car  le  concept  pur  ne  nous 
«  indique  pas  quelle  détermination  doit  posséder  la  chose  »  (36) 
pour  que  ce  concept  lui  convienne.  Si  nous  faisons  abstrac- 
tion du  schème  de  la  catégorie  de  substance,  par  exemple,  «  si, 
dit  Kant,  je  fais  abstraction  de  la  permanence  (qui  est  une 
existence  en  tout  temps)  il  ne  me  reste  plus  pour  former  le 
concept  de  la  substance  que  la  représentation  logique  du  sujet, 
représentation  que  je  crois  réaliser  en  me  représentant 
quelque  chose  qui  peut  seulement  avoir  lieu  comme  sujet 
(sans  être  prédicat  de  quelque  chose)  »  (37)  ;  alors  nous  ne 
savons  plus  à  quoi  peut  convenir  ce  concept  de  quelque  chose 
qui  ne  peut  être  que  sujet,  nous  ne  savons  plus  l'appliquer  à 
rien,  nous  ne  savons  même  plus  s'il  existe  quelque  chose  à 
quoi  il  corresponde.  Pareillement,  si  nous  faisons  abstraction 
du  schème  de  la  causalité,  ou  représentation   schématique  de 


(34)  Ibid.,  Kelirb,  p.  081,  note  ;  Trem.,  p.  1(36,  note.  Ici  nous  citons 
Kant  d'après  une  traduction  plus  claire  qui  se  trouve  dans  :  Delbos,  Phil, 
pratique  de  Kant,  p.  195,  noie. 

(55)  Crit.  de  la  rais,  pratique,  Irad.  Barni,   p.  217. 

(3(3)  Crit.  de  la  raison  pure.  Kehrb,  p.  149  ;  Trem.,  p.  181. 

(37)  Ibid.,  Kehrb,  p.  22(5  ;  Trem.,  p.  255. 


DESTUTT  DE  TKACY,  DAUAOU  KT  l' ((  EXPOSITION  »  DE  KIMvEI'»       I/l3 

quelque  chose  qui  succède  à  une  autre  chose  suivant  une 
règle,  il  ne  nous  reste  que  la  catégorie  pure  de  causalité  ou 
concept  de  quelque  chose  d'où  on  peut  conclure  l'existence 
d'une  autre  chose  ;  alors  nous  ne  savons  plus  comment  dis- 
tinguer si  telle  chose  est  la  cause  de  telle  autre  chose  ou  en 
est  l'effet,  ni  à  quoi  se  reconnaît  la  chose  de  laquelle  il  est 
permis  de  conclure  à  l'existence  de  telle  autre  chose  (38). 

Ainsi,  admettant  que  la  catégorie  pure  de  causalité,  sépa- 
rée de  toute  intuition  sensible,  reste  le  concept  d'une  liaison 
dynamique  entre  deux  choses  hétérogènes,  ou  concept  d'une 
synthèse  permettant  de  conclure  de  l'existence  de  l'une  à 
l'existence  de  l'autre,  Kant  a  pu  admettre,  sans  contredire 
sa  théorie  de  la  limitation  de  l'usage  des  catégories,  le  concept 
d'une  chose  en  soi  qui  ce  affecte  »  la  sensibilité,  qui  est  la 
cause  inconnaissable  des  sensations.  C'est  précisément  parce 
que  l'entendement  conçoit  une  telle  chose,  que  nous  pouvons 
dire  que  notre  connaissance  est  limitée.  Le  concept  d'une 
chose  en  soi  ou  d'un  objet  purement  intelligible  est  un 
concept  limitatif,  par  lequel  l'entendement  limite  la  sensi- 
bilité et,  par  suite,  notre  connaissance,  qui  est  toujours  con- 
naissance des  choses  sensibles.  Kant  se  serait  contredit,  si, 
comme  certains  commentateurs  le  croient,  il  avait  tenu  la 
pensée  pure  pour  essentiellement  analytique.  Vraisemblable- 
ment, il  l'a  tenue  pour  synthétique.  «  Grâce  au  caractère 
essentiellement  synthétique  en  lui-même  du  concept  de  cau- 
salité, capable  de  souffrir  l'hétérogénéité  la  plus  extrême  du 
conditionné  et  de  la  condition  qu'il  lie,  le  monde  a  à  la  fois 
une  réalité  empirique  et  une  réalité  transcendentale,  et  les 
choses  en  soi  qui  constituent  sa  réalité  transcendentale  peuvent 
être  considérées  comme  les  causes  de  sa  réalité  empi- 
rique »  (39).  —  On  risque  d'être  conduit  à  croire  que,  pour 
Kant,  la  pensée  n'est  qu'analytique  et  que,  selon  lui,  après  que 
nous  avons  fait  abstraction  de  toute  intuition,  il  ne  reste  plug 


(38)  Ibid.,  Kehrb,  p.  226  ;  Trem.,  p,  255. 

(39)  Delbos,   Phil.  prat.  de  liant    p.  218, 


\lxl\         LA   KOnMViK'N    111.    I, 'influence    kantienne   en    FRANCE 

que  les  formes  logiques  du  jugement  ;  quand  on  considi're, 
avec   Riehl,    ces   formes    logiques   comme   l'origine   des    caté- 
gories  {ko)    et    comme    ne   devenant    catégories,     c'est-à-dire 
concepts  des  divers  modes  de  synthèses,  que  dans  leur  union 
avec  l'intuition.  S'il  en  était  ainsi,  c'est  seulement  dans  cette 
union  que  le  conccjjt  du  rapport  logique  de  sujet  à  prédicat 
deviendrait  le  concept  du  raj)porl  dynamique  réel  de  substance 
à  accident,  et  que  le  concept  du  rapport  logique  de  principe 
à  conséquence  deviendrait  le  concept  du  rapport  dynamique 
réel  de  cause  à  effet.  Et  puisque  la  forme  de  notre  intuition 
est  le  temps,  ces  rapports  seraient,  respectivement,  le  rapport 
d'accidents  variables  à  une  substance  permanente  et  le  rapport 
de   changements   à   d'autres   changements   qu'ils   suivent   tou- 
jours  et   nécessairement  ;    rapports   qui    sont   des   liaisons   de 
phénomènes  analogues  aux  liaisons  des  concepts  dans  les  ju- 
gements    catégoriques     ou     dans     les     jugements     hypothé- 
tiques  (4i).   Une   telle   interprétation   aboutit   à   assimiler  en- 
tièrement la  catégorie  au  sehème  :  hors  du  schème  la  catégo- 
rie n'est  plus  rien  ;  seule  la  catégorie  schématisée  est  catégo- 
rie (/i2).  On  ne  voit  plus  ce  que  signifie  la  table  des  catégories; 
il   faudrait  la   supprimer,  pour  ne  conserver  que  la  liste  des 
schèmes  comme  seuls  éléments  synthétiques  de  l'entendement 
et  la  table  des  fonctions  logiques  du  jugement  comme  seules 
fonctions  de  la  pensée  pure.  —  Il  est  faux  que,  pour  Kant,  les 
catégories    dans   la    pensée   pure,    séparées   de    l'intuition,    ne 
soient  rien,    et  qu'en   supprimant   la  table  des   catégories   on 
n'altérerait  pas  le  sens  de  la  Critique.  Rappelons  encore  qu'en 
effet,   chez  Kant,   la  catégorie  de  substance  est  le  concept  de 
quelque  chose  qui  n'existe  que  comme  sujet  et  qui  ne  peut  pas 
être  prédicat  ;  qu'elle  ne  se  réduit  donc  pas  au  concept  logique 
de   sujet,   puisqu'un  sujet   logique   peut  devenir  prédicat  par 
conversion  de  la  proposition  dont  il  fait  partie.  Mais  du  con- 
cept de  substance,  de  chose  qui  n'existe  que  comme  sujet,  on 

(40)  A.   Riehl,  l)»r  philosopUsche  Krilizismus,  S»  édit.,    1908,  p.  487. 

(41)  Ibid.,  p.  4'J3. 

(42)  Ibid.,   p.  555. 


DESTLTT  DE  TRACY,   DAUNOU  ET  l' ((  EXPOSITION  »  DE   KI.NKER       ll\0 

ne  peut  conclure  qu'il  existe  une  telle  chose,  et  la  définition 
de  ce  concept  ne  nous  dit  pas  non  plus  à  quoi  on  reconnaît 
qu'une  chose  qui  existe  est  une  substance  et  non  un  accident. 
C'est   pourquoi    il   faut   avoir    recours   à   l'intuition,   ou,    plus 
exactement,   à   la   détermination   de   l'intuition   correspondant 
à  ce  concept  ou  schème  de  ce  concept,  qui  est  la  permanence. 
Pareillement,   nous  avons  vu  que  la  causalité,   après  abstrac- 
tion de  la  succession,  ne  se  réduit  pas  au  rapport  analytique  de 
principe  à  conséquence;  mais  qu'elle  est  un  rapport  synthétique 
entre  deux  choses   différentes,   et   qui  pourtant  est  tellement 
nécessaire  que  l'existence  de  l'une  entraîne  l'existence  de  l'au- 
tre,  d'une  manière  qui  est   analogue,   non  identique,   à  celle 
dont   la   vérité   d'un  principe  entraîne  la  vérité  de   sa   consé- 
quence. Comme  il  n'y  a  rien  dans  ce  concept  de  cause,  ou  de 
chose  d'oii  on  peut  conclure  à  l'existence  d'une  autre  chose, 
qui  nous  permette  d'affirmer  qu'il  existe  de  telles  choses  ou 
qui  nous  indique  à  quoi  reconnaître  que  des  choses  existantes 
sont   liées  de   cette  manière,   il  faudra,   ici   encore,   avoir  re- 
cours à  l'intuition,  à  la  succession  régulière  ou  schème  de  la 
causalité;  puisque  ce  n'est  que  dans  l'intuition  que  l'existence 
d'une  chose  peut  nous  être  donnée,  et  que  ce  n'est  que  par  la 
régularité  de  leur  succession  que  des   choses  d'une  intuition 
soumise  à  la  forme  du  temps  manifestent  une  telle  liaison. 

Telles  sont,  croyons-nous,  les  principales  raisons  de  pen- 
ser que,  chez  Kant,  les  catégories  ont  par  elles-mêmes  une 
signification  synthétique  plus  large  que  la  signification  plus 
déterminée  qui  leur  vient  de  leur  union  avec  la  forme  de 
l'intuition;  union  qui,  tout  en  rendant  possible  leur  usage  en 
vue  de  la  connaissance,  limite  cet  usage  aux  objets  soumis  à 
cette  forme  de  l'intuition,  c'est-à-dire  aux  phénomènes. 

Il  est  vrai  que  l'interprétation  adoptée  par  Villers  avait 
dans  la  Critique  même  des  motifs  de  se  produire,  et  que  celle 
que  nous  lui  opposons  y  rencontre  quelques  difficultés  :  l'une 
des  plus  grandes  vient  des  déclarations  de  Kant  sur  la  valeur 
des  catégories  par  rapport  à  l'intuition  intellectuelle  ou  sur  la 


10 


l/t6  LA    FOHIMATION    DE   l'iMLUENCE   KAMIENNE   EN   FRANGE 

portée  de  l'entendement  humain  comparée  à  celle  d'un  enlcn- 
dcment  intuitif.  Nous  nous  bornerons  à  indiquer  sommaire- 
ment que  si  certains  de  ces  passages  paraissent  favorables 
à  l'interprétation  de  Villers,  les  autres  confirment  l'interpréta- 
tion opposée,  et  à  indiquer  comment  ils  jjourraicnt  se  concilier 
tous  dans  cette  dernière. 

Dans  le  chapitre  sur  la  distinction  des  objets  en  phéno- 
mènes et  noumènes,  il  est  dit  que  les  concepts  de  l'entende- 
ment ne  sont  que  de  simples  formes  de  la  pensée  pour  notice 
intuition  sensible  (h^).  Dans  la  Déduction,  il  csl  dit  que  ces 
concepts  s'étendent  même  aux  objets  d'une  intuition  sensible 
différente  de  la  nôtre  (44) •  Ces  deux  passages  se  concilient 
par  ce  qui  suit  immédiatement  celui  de  la  Déduction.  Les  con- 
cepts sans  l'intuition  restent  vides  d'objets;  donc,  pour  notre 
connaissance,  ils  ont  seulement  le  ((  sens  »  et  la  «  valeur  »  (45) 
que  leur  procure  la  seule  intuition  que  nous  ayons;  mais,  con- 
sidérés en  eux-mêmes,  pour  Jiolrc  pensée  pure,  ils  sont  «  affran- 
chis de  celte  limitation  »,  ils  peuvent  s'étendre  aux  objets 
d'une  intuition  sensible  différente  de  la  nôtre.  Ainsi  cette  limi- 
tation de  leur  sens  et  de  leur  valeur  peut  être  entendue  de 
manière  qu'elle  n'emjDêche  pas  qu'ils  en  soient  affranchis;  sem- 
blablement,  lorsque  Kant  dit  que,  jiar  rapport  à  la  connais- 
sauce  qu'aurait  un  enlendement  intuitif,  ces  concepts  a  n'au- 
raient plus  de  sens  h  ('i^),  ou  qu'ils  «  n'auraient  plus  aucune 
signification  »  (47)  par  raj^port  à  une  intuition  intellectuelle, 
cela  doit  pouvoir  aussi  s'entendre  d'une  manière  qui  n'inter- 
dise pas  d'affirmer  que  ces  concepts  «  ont  un  champ  illimi- 
té »  (48),  qu'ils  s'étendent  plus  loin  que  l'intuition  sensible  (49), 
qu'ils  peuvent  «  is'appliquer  aussi  aux  choses    purement  intclli- 

(45)  Cril.  de  la  rais,  pure,   Kehrb.,   p.  686  ;  Treai.,   p.  264,   2«  édit. 

(44)  Ibid.,  Ivehrb.,  p.  670  ;  Treni.,  p.   147,  2^  cdit. 

(45)  Ibid.,   Kehrb.,  p.  670  ;  Trem.,  p.  147,  2«  éd. 

(46)  Ibid.,  Kehrb.,  p.  668  ;  Trem.,  p.  143,  2«  édit. 
(il)  Ibid.,   Kejirb.,   p.  256;   Trem.,   p.  285. 

(48)  Ibid.,   Kehrb.,  p.  081,   note  ;  Trem.,  p.  106,  noie. 

(49)  Ibid.,  Kehrb.,  p.  234  ;  Trem.,  p.  264. 


DESTUXl"  DE  TRACY:,  DAUNOU  ET  l' ((  EXPOSITION  ))  DE  KINKER       1^7 

gibles  »  (5o),  lesquelles  sont  les  objets  de  l'intuition  intellec- 
tuelle (5i).  Nous  ne  sommes  pas  obligés  de  croire  que  selon 
Kant  les  catégories  soient  des  concepts  qui  ne  conviennent  au- 
cunement à  l'objet  d'une  intuition  intellectuelle,  c'est-à-dire 
que  cet  objet  soit  tellement  discordant  avec  toute  forme  du 
jugement  ou  de  notre  pensée,  tellement  différent  de  tout  ce 
qui  peut  être  objet  de  notre  pensée,  que  lorsque  nous  en  par- 
lons nous  n'ayons  rien  dans  l'esprit  qui  lui  corresponde  que 
son  nom.  Les  catégories  sont  les  moyens  de  synthèse  que  pos- 
sède notre  entendement  discursif  pour  unifier  une  diversité  en 
une  représentation  objective.  Dans  une  intuition  pure,  les 
parties  sont  toujours  représentées  dans  le  tout,  comme  des  li- 
mitations ou  déterminations  du  tout;  le  tout  n'y  est  jamais 
regardé  comme  le  résultat,  la  somme  des  parties.  Un  entende- 
ment intuitif  serait  donc  celui  qui  connaîtrait  la  liaison  des 
parties  de  son  objet  par  leur  liaison  avec  le  tout.  Les  catégories, 
qui  sont  les  concepts  de  la  liaison  de  parties  avec  d'autres 
parties,  sont  donc  des  moyens  qu'un  entendement  intuitif 
n'emploierait  pas;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  l'objet  d'un  tel 
entendement  serait  d'une  nature  totalement  opposée  à  celle  de 
l'objet  en  général  de  notre  entendement  pur  (52).  S'il  en  était 
autrement,  Kant  n'aurait  pu  dire  que  cet  objet,  la  chose  en  soi, 
nous  affecte,  est  la  cause  de  nos  impressions,  ou  que  le  concept 
de  causa  noumenon  ne  renferme  aucune  contradiction. 

Il  se  peut  que  cette  interprétation  du  criticisme  ne  le 
mette  pas  à  l'abri  de  toutes  les  objections;  mais  déjà  elle  dis- 
sipe celles  qu'a  suscitées  l'interprétation  contraire,  adoptée 
par  Villers  et  qui  est  commune  à  la  plupart  des  exposés  popu- 
laires. Il  n'est  pas  très  certain  que  Kinker  ait  compris  autre- 

(50)  dit.  de  la  rais,   pratique,  trad.   Barni,   p.   217. 

(51)  Crit.  de  la  rais,  pure,  Kehrb.,   p.  686  ;  Trem.,  p.  264,  2«  édit. 

(52)  Voyez  une  opinion  analogue  dans  P.  Charles,  La  métaphysique 
du  kanlismc.  Reçue' de  philosophie,  1915,  p.  261,  et  une  opinion  adverse 
dans  Norman  Kcmp  Smith,  A  commentary  ta  Kant's  critique  ol  pure  reason, 
1918,   p.  291. 


l/|8         LA   FORMATION  DE   l'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN   FRANCE 

ment  que  Villers  la  Ihéorie  de  Kant  sur  la  valeur  des  catégo- 
ries et  les  limites  de  la  connaissance,  et  il  ne  paraît  nullement 
que  son  Exposilion  ait  jamais  fait  soupçonner  aux  philosophes 
français  que  celle  tlu'orie  pût  être  comprise  aulremenl.  Kin- 
ker  s'élail  unicjuement  proposé  de  résumer  la  Critique,  sans 
en  discuter  les  difficultés  :  son  ouvrage  était  un  abrégé  plutôt 
qu'un  commentaire.  C'est  sans  doute  ce  qui  l'avait  fait  pa- 
raître plus  exact  que  celui  de  Villers,  mais  c'est  aussi  à  cause 
de  cela  qu'il  a  perdu  beaucoup  de  son  intérêt  dès  que  la  Cri- 
tique elle-même  a  élé  traduite.  Ce  caractère  de  simple  abrégé 
est  encore  plus  marqué  dans  la  partie  qui  concerne  la  Dialec- 
tique et  la  Méthodologie,  aus;i  n'y  trouvons-nous  que  peu  de 
pages  à  signaler.  Le  résumé  de  la  Dialectique  a  servi  à  faire 
connaître  en  France  les  preuves  des  thèses  et  des  antithèses 
des  antinomies,  ainsi  que  la  solution  critique  de  ce  conflit,  que 
Villers  avait  trop  négligées.  II  a  encore  été  utile  en  ce  qu'il 
expliquait  avec  assez  de  détails  le  chapitre  de  Kant  sur  les 
])aruh>gisines  de  la  psychologie  rationnelle.  C'est  d'après  ces 
pages  que  Maine  de  Biran  a  connu  la  critique  kantienne  des 
argumcnls  relatifs  à  la  substanlialilé  de  l'àme  et  l'a  comparée 
à  sa  propre  théorie.  Elles  conservent  donc  une  importance  par- 
ticulière dans  l'histoire  de  la  philosophie  française,  et  il  y  a 
lieu  d'en  rappeler  les  idées  essentielles. 

La  psychologie  empirique  fait  l'analyse  de  nos  facultés, 
mais  elle  ne  nous  appi'cnd  rien  de  la  chose  à  laquelle  elles 
appartiennent.  Elle  est  la  science  de  la  pensée  et  non  de  l'être 
qui  pense.  La  psychologie  rationnelle  est  la  métaphysique  de 
rame;  mais  une  telle  métaphysique  est  illusoire.  Ses  preuves 
ne  sont  que  des  paralogismes.  Elles  n'ont  pour  fondement  que 
1  aperception  du  moi,  qui  n'est  que  la  conscience  qui  accom- 
pagne toutes  nos  pensées,  et  qui,  séparée  de  nos  pensées,  reste 
vide  et  «  n'offre  plus  qu'un  je  ne  sais  quoi  d'obscur  et  d'indé- 
finissable »  (53).  La  psychologie  rationnelle  ne  peut  donc  rien 
conclure  relativement   ù   ce   qu"e>l   «   indépendammenl  de  ses 

(55)  Exposition,    p.    96-97. 


DESTUTT  DE  TRACY,   DAUNOU  ET  l' «  EXPOSITION  »  DE  KINKER       1^9 

perceptions  et  de  ses  pensées,  ce  moi  qui  sent,  qui  pense,  et 
qui  a  la  conscience  de  son  sentir  et  de  son  penser  »  (54). 

Voici  comment  nous  arrivons  à  commettre  le  paralogisme 
de  la  substantialilé,  premier  paralogisme  de  toute  cette  pré- 
tendue métaphysique  de  lame.  Chacun  de  nous  a  la  cons- 
cience de  rester  constamment  le  même,  d'être  toujours  le 
même  moi,  malgré  les  variations  incessantes  de  son  état  inté- 
rieur. Il  en  résulte  que  nous  nous  regardons  comme  un  sujet 
qui  ne  peut  devenir  à  son  tour  prédicat,  et,  par  suite,  comme 
une  substance.  Ainsi  nous  considérons  nos  pensées  comme 
des  attributs  dont  le  moi  e<t  substantiellement  le  sujet.  Nous 
prenons  le  moi  pour  un  sujet  inconditionnel  et  non  pour  la 
simple  idée  d'une  substance  pensante  (55).  Mais  légitimement, 
tout  ce  que  nous  pouvons  dire  de  l'être  pensant,  c'est  qu'il 
pense,  et  «  nous  ne  faisons  par  là  qu'exprimer  un  de  ses  attri- 
buts, sans  déterminer  en  aucune  manière  ce  qu'il  est  effec- 
tivement en  lui-même.  Considérons-nous  la  pensée  comme 
attribut  ou  prédicat  de  l'être  pensant,  et  celui-ci  comme 
sujet  de  ce  prédicat,  alors  certainement  l'être  pensant,  notre 
âme,  est  le  sujet  logique  dont  la  pensée  est  le  prédicat  ;  et 
comme  nous  ne  savons  absolument  rien  de  l'âme,  dépouillée  de 
l'attribut  de  la  pensée,  il  est  vrai  que  nous  ne  pouvons  non 
plus  la  concevoir  comme  prédicat  d'un  autre  sujet  »  (56).  Elle 
ne  doit  être,  pour  nous,  qu'une  substance  logique;  la  substance 
réelle  nous  reste  inaccessible.  La  catégorie  de  substance  ne  nous 
conduit  à  aucune  substance  réelle  que  par  la  permanence,  qui, 
n'étant  qu'un  phénomène  dans  le  temps,  ne  nous  présente 
qu'une  substance  phénoménale,  dont  la  réalité  n'est  que  sub- 
jective (57). 

Le  moi  dans  la  pensée  est  toujours  simple  et  identique, 
«  mais  il  n'en  résulte  aucunement  que,  séparé  de  la  pensée 
(et  c'est  de  quoi  il  est  ici  question),  ce  moi  soit  en  effet  une 

(54)  Ibid.,  p.  104. 

(55)  Ibid.,  p.  94-95. 

(56)  Ibid.,  p.  101. 

(57)  Ibid.,  p.  102. 


l5o  LA   FORMATION   DE  l'iISFLUENCE   KAMTIENISE    EN   FRANCE 

substance  simple  ».  Conclure  de  la  simplicité  et  de  l'identité 
du  moi  à  une  substance  simple  et  identique,  c'est  commettre 
les  paralogismes  de  la  simplicité  et  de  la  personnalité. 

Le  paralogisme  de  l'idéalité  du  rapport  extérieur  consiste 
à  conclure  que  l'existence  de  notre  âme  est  seule  certaine  et 
que  l'existence  des  choses  extérieures  est  douteuse,  de  ce  que 
nous  n'avons  une  perception  immédiate  que  dé  nous-mêmes  et 
que  nous  concevons  les  choses  seulement  comme  causes  de  nos 
perceptions  (58).  Il  y  a  là  paralogisme,  puisque,  d'une  part, 
tout  ce  que  nous  connaissons  de  notre  âme,  aussi  bien  que  des 
objets  exléricMrs,  n'est  que  phénomène,  représentation,  et  que, 
d'autre  part,  il  n'est  pas  du  tout  certain  que  nous 
conserverions  la  conscience  de  nous-mêmes,  si  nous  ces- 
sions de  nous  représenter  des  objets  comme  existant  hors  de 
nous.  Nous  ne  nous  concevons  que  comme  existant  avec  notre 
corps.  ((  Pourrais-je  exister  comme  être  purement  intellectuel, 
c'est-à-dire  en  cessant  d'être  homme  et  d'appartenir  en  partie 
â  ces  objets  extérieurs  ?  C'est  là  ce  qu'il  m'est  impossible  de 
savoir  »  (69) .  Le  problème  de  l'action  réciproque  de  deux 
choses  aussi  différentes  que  l'âme  et  le  corps,  se  ramène  à 
celui  de  l'action  réciproque  de  deux  choses  sensibles,  lequel 
est  de  même  nature  que  celui  de  l'action  réciproque  de  deux 
choses  occupant  deux  parties  de  l'espace  ;  puisque  nos  pen- 
sées se  succèdent  dans  le  temps  et  que  nous  pensons  toujours 
en  un  lieu.  Notre  âme  se  présente  à  nous  dans  les  mêmes 
formes  de  connaissance  que  noire  corps.  Nous  ne  pouvons 
savoir  ce  qu'elle  est  en  elle-même,  au  delà  de  la  perception  que 
nous  en  avons  (60). 

Kinker,  comme  on  peut  le  constater  dans  notre  analyse, 
n'est  pas  arrivé  à  expliquer  nettement  le  dernier  paralogisme. 
C'est  le  contraire  qui  eût  été  extraordinaire  :  en  ce  point  de 
la  Critique,  le  problème  du  rapport  de  l'âme  et  du  corps  se 

(58)  Ibid.,  p.  103. 

(59)  Ibîd.,  p.  100. 

(60)  Ibid.,  p.  106. 


DESTUTT  DE  TRACY,  DAUNOU  ET  l' ((  EXPOSITION  »  DE  KINKER       l5l 

complique  de  la  réfutation  de  l'idéalisme,  qui,  à  elle  seule,  a 
souvent  embarrassé  les  commentateurs  de  Kant.  —  Il  est  aussi 
à  remarquer  qu'en  quelques  endroits  de  son  Exposition,  Kin- 
ker  semblait  dire  qu'il  est  légitime  de  conclure  à  la  réalité 
d'une  substance  pensante,  si  l'on  entend  ce  concept  de  subs- 
tance de  la  même  manière  que  lorsqu'on  l'applique  aux  phé- 
nomènes externes.  Or,  que  les  catégories  s'appliquent  pareille- 
ment aux  phénomènes  internes  et  aux  phénomènes  externes, 
ce  n'est  peut-être  pas  précisément  l'opinion  de  Kant  (6i),  et 
c'est  même  ce  que  Kinker,  dans  son  Dualisme,  lui  reprochera 
d'avoir  nié. 

Pour  la  raison  que  nous  avons  dite,  il  n'y  aurait  pas  d'in- 
térêt à  analyser  le  reste  de  l'Exposition.  Nous  devons  mainte- 
nant revenir  aux  réflexions  qu'elle  a  suggérées  à  Destutt  de 
Tracy. 

Nous  l'avons  noté,  D.  de  Tracy  fut  le  premier  à  douter  que 
ses  objections  atteignissent  le  propre  système  de  Kunt.  S'il  pa- 
raît aujourd'hui  indéniable  qu'en  effet  la  plupart  n'y  parvien- 
nent pas,  il  faut  considérer  par  là  —  afin  de  voir  dans  son 
mémoire  autre  chose  que  des  faiblesses  —  dans  quel  éloigne- 
ment  de  la  pensée  kantienne  l'esprit  des  idéologues  avait  cou- 
tume de  s'exercer,  et  ainsi  estimer  l'effort  accompli  par  ceux 
d'entre  eux  qui  ont  tâché  de  la  comprendre  et  de  l'apprécier. 

(61)  Voici  comment  l'opinion  de  Kant  a  été  expliquée  par  V.  Delbos  : 
«  Les  états  internes  sont  incapables  de  fournir  par  eux-mêmes  un  objet 
durable.  Dans  ce  que  nous  appelons  âme  tout  varie  à  chaque  instant,  rien 
n'est  fixe,  sauf  peut-être,  si  Ton  y  tient,  le  moi,  qui  n'est  simple  que  parce 
qu3  la  représentation  en  est  sans  contenu.  Aucune  connaissance  synthétique 
a  priori  n'est  possible  à  partir  du  concept  d'un  être  pensant.  Au  contraire, 
les  phénomènes  externes  ont  quelque  chose  de  permanent  qui  soutient  les 
d'.'ïerrninations  changeantes  et  qui  rend  possible  l'usage  des  concepts  syn- 
thétiques a  priori.  Il  y  a  une  grande  différence  à  cet  égard  entre  les  états 
internes  et  les  objets  e.xternes,  bien  que  ce  soit  de  part  et  d'autre  des 
phénomènes.  Ainsi  Kant  déclare  impossible  tout  usage  du  principe  de  subs- 
tance pour  la  connaissance  des  états  internes,  non  pas  seulement  l'usage 
transcendant,  qui  est  en  général,  et  pour  toute  connaissance,  illégitime,  mais 
ir.jme  l'usage  immanent  qui  convient  au  contraire  parfaitement  aux  phé- 
nomènes externes.  »  Y.  Delbos,  S  tr  la  notion  de  l'expérience  dans  la  pld- 
Ifiophie  de  Kant  ;  Bibliothèque  du  congres  international  de  pliilosophie, 
Paris,  1902,  p.  376-377. 


l52  LA  FORMATION   DE   l'inFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

D.  de  Tracy  aborde  la  théorie  de  la  sensibilité,  et,  tout  en 
reconnaissant  que  «  cette  observation  n'est  pas  d'un  intérêt 
majeur  »  (62),  trouve  que  Kant  a  donné  de  la  sensibilité  une 
analyse  fausse  en  ce  qu'elle  caractérise  cette  faculté  par  la 
passivité  et  fait  de  l'activité  le  privilège  de  l'entendement.  Il 
affirme  que  notre  sensibilité  est  active,  parce  qu'il  a  cons- 
taté que,  pour  percevoir,  il  nous  faut  nous  rappeler  des  sen- 
sations passées,  et  que  nous  ne  pouvons  pas  même  avoir  cons- 
cience d'une  impression  dont  notre  attention  soit  entièrement 
distraite.  Il  ajoute  qu'il  est  absurde  de  tenir,  en  même  temps, 
la  sen?ibilié  pour  une  faculté  passive  et  pour  une  source  de 
perceptions  pures  (63). 

Victor  Cousin,  qui  déclarait  profitable  la  lecture  de  ce  mé- 
m.oire  de  Deslutt  de  Tracy,  paraît  en  avoir  retenu  ces  objec- 
tions, qu'il  a  développées  au  moyen  d'idées  empruntées  à  Maine 
de  Biran.  «  Sans  l'attention,  dit-il,  et  par  conséquent  sans 
l'activité  volontaire,  les  sensations  passent  inaperçues  dans  la 
conscience;  ■elles  sont  comme  si  elles  n'étaient  pas.  La  cons- 
cience en  général  est  inséparable  de  l'activité;  l'énergie  de 
l'une  semble  s'accroître  ou  diminuer  avec  l'autre  »  (64).  «  Kant 
a  eu  tort  de  ne  voir  l'activité  que  dans  l'entendement.  En  effet, 
la  sensibilité,  pour  porter  toutes  les  notions  que  Kant  lui 
attribue,  doit  contenir  déjà  un  élément  actif...  »  (65).  Cousin 
savait  qu'il  faut  distinguer  de  l'activité  volontaire  la  sponta- 
néité que  Kant  réserve  à  l'entendement  et  refuse  à  la  sensibi- 
lité; il  la  définissait  simplement  une  activité  qui,  sans  être 
volontaire,  a  son  principe  en  elle-même.  Mais  tout  en  lui 
accordant  que  la  spontanéité  et  la  volonté  sont  deux  choses 
distinctes,  Cousin  donne  à  Kant  deux  fois  tort,  d'abord  pour 
n'avoir  pas  étendu  cette  spontanéité  à  toute  la  conscience,  en- 
suite pour  avoir  négligé  le  rôle  que  joue  la  volonté  dans  la 

(62)  Dp  la   mrluph.   de   Kant,    p.   5.50. 

(63)  Ibid.,  p.  5.58-5.59  et  573. 

(64)  V.   Cousin,   Pltilo.f.  de  Kant,   cours  de  1820,   édit.   de  1842,   p.  572. 

(65)  Ibid.,  p.  154. 


DESTUTT  DE  TRACY,   DAUÎVOU  ET  l' ((  EXPOSITION  ))  DE  KINKER       l53 

formation  de  nos  connaissances  (66).  —  Bien  que  Cousin  ait 
quelquefois  marqué  une  différence  entre  l'étude  psychologique 
de  la  formation  de  nos  connaissances  et  l'étude  du  rôle  des 
éléments  a  priori  dans  l'expérience,  on  voit  qu'il  lui  est  arrivé 
aussi  de  confondre  ces  deux  ordres  de  recherches  (67).  Quant 
à  D.  de  Tracy,  il  affirme  qu'une  vraie  critique  de  la  raison  ne 
pourrait  être  qu'un  traité  d'idéologie  (68).  Pour  découvrir  les 
lois  que  nos  facultés  ne  peuvent  transgresser,  il  n'y  a  pas 
d'autre  moyen,  selon  lui,  que  l'observation  de  notre  organisa- 
tion mentale  ou  physique.  Cette  méthode,  D.  de  Tracy  le  dit, 
Kant  la  rejette  parce  qu'elle  ne  conduit  qu'à  des  vérités  empi- 
riques. La  connaissance  que  nous  prendrons  de  nos  facultés 
par  l'examen  de  nos  actes,  ne  sera  jamais  une  de  ces  con- 
naissances pures  «  dont  on  veut  nous  illuminer  »  (69).  D.  de 
Tracy  a  donc  entr'aperçu  ce  que  Kant  n'a  pas  voulu  faire  et 
pourquoi  il  ne  l'a  pas  voulu;  mais  il  n'est  jamais  entré  dans 
son  esprit  qu'il  fût  possible  de  faire  autre  chose,  c'est  ce  que 
ses  observations  sur  VAimlytique  révèlent  aussi  bien  que  celles 
qui  précèdent. 

Les  deux  actes  dont  l'ensemble  constitue  ce  que  Kant,  au 
dire  de  Kinker,  appelle  entendement,  l'acte  de  rassembler  en 
une  perception  d'im  objet  la  diversité  des  impressions  qui  se 

(06)  Iliid.,  p.  83  et  154. 

(67)  Il  est  évident  que  les  analyses  psychologiques  que  D.  de  Tracy 
et  V.  Cousin  auraient  voulu  trouver  dans  la  Critique  sont  élrangères  au 
problème  que  Kant  sétait  posé.  Les  rapports  que  la  psychologie  recherche 
entre  certains  phénomènes,  entre  l'attention  et  la  perception,  par  exemple, 
ainsi  que  ceux  qu'étudient  les  sciences  de  la  nature,  sont  toujours  des  spé- 
cifications des  rapports  universels  et  nécessaires  (rapports  de  succession,  de 
causalité,  etc.)  que  notre  sensibilité  et  notre  entendement  imposent  aux 
phénomènes.  Il  senible  donc  qu'aucun  d'eux  ne  soit  ce  rapport  de  dépen- 
dance des  phénomènes  à  l'égard  de  notre  sensibilité  et  de  notre  entende- 
ment, grâce  auquel,  selon  la  philosophie  transcendentale,  les  phénomènes 
se  trouvent  liés  entre  eux  suivant  ces  rapports  universels  et  nécessaires,  et 
dont  cette  philosophie  entreprend  de  démontrer  qu'il  est  le  fondement  de 
la  possibilité  de  savoir  a  priori  que  les  phénomènes  sont  ainsi  liés  entre 
eux.  Kant  n'aurait-il  pas  commis  un  cercle  vicieux,  s'il  avait  prétendu  ex- 
pliquer par  des  phénomènes  psychologiques  et  par  leurs  rapports  de  suc- 
cession et  de  causalité  la  conformité  des  phénomènes  au  temps  et  à  la 
causalité  ? 

(68)  De  la  métaph.  de  Kant,  p.  569. 

(69)  Ibid.,  p.  572. 


15-4         LA.  FORMATION  DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

rapportent  à  cet  objet  et  l'acte  de  séparer,  d'abstraire  de  plu- 
sieurs objets  une  qualité  commune,  pour  former  un  concept 
qui  les  comprend  tous,  sont  deux  actes  contraires  dont  une 
analyse  plus  approfondie,  selon  l'opinion  de  D.  de  Tracy, 
aurait  découvert  la  racine  commune  dans  l'action  de  juger, 
qui  est  l'action  de  sentir  la  convenance  ou  la  disconvenance 
d'une  perception  avec  une  autre.  Il  croit  voir  que  dans  le  livre 
de  Kinker  le  jugement  est  exclusivement  la  conception,  ou 
action  de  former  des  concepts;  il  regrette  qu'il  n'y  soit  jamais 
question  du  jugement  proprement  dit  (70). 

En  se  reportant  à  la  Critique,  D.  de  Tracy  aurait  peut-être 
constaté  que  cette  omission  est  imputable  à  Kinker  plutôt 
qu'à  Kant.  Kant  a  non  seulement  affirmé  que  penser,  et  non 
pas  sentir,  c'est  juger;  mais  encore  il  a  montré,  dans  la  Dé- 
duction transcendentale  (§  19),  pourquoi  il  fallait,  à  son  avis, 
tenir  pour  insuffisante  la  même  définition  du  jugement  que 
D.  de  Tracy  recevait  de  la  tradition  empiriste,  et  il  a  proposé 
une  nouvelle  théorie  du  jugement.  Celle-ci  repose  sur  la  dis- 
tinction des  jugements  de  perception  et  des  jugements  d'expé- 
rience, distinction  qui,  il  est  vrai,  est  expliquée  surtout  dans 
les  Prolégomènes,  et  sur  laquelle  on  risque  de  commettre  une 
erreur  que  nous  indiquerons  plus  loin,  si  on  ne  la  rapproche 
des  preuves  des  principes  de  V entendement  pur.  Ici  nous  de- 
vons donc  reconnaître  qu'il  n'était  pas  facile  à  D.  de  Tracy 
de  discerner  tout  cela. 

Il  croyait  découvrir  que  toute  la  théorie  kantienne  de  la 
connaissance  était  dominée  et  faussée  par  celte  idée  :  nous 
avons  un  fonds  de  connaissances  que  nous  ne  jievons  qu'à  no- 
tre faculté  de  connaître  et  sans  lesquelles  nous  ne  pourrions 
pas  connaître  les  objets  sensibles.  Ces  connaissances  étant  plus 
générales  que  la  connaissance  de  ces  objets  que  nous  leur  sou- 
mettons, la  Ihéorie  de  Kant,  j)our  D.  de  Tracy,  revient  à 
affirmer  que  nous  ne  pouvons  juger  d'aucune  cîiose  particu- 
lière que  d'après  un  concept  plus  général,  comme  si  nous  ne 

(70)  Ibid.,  p.  562-563. 


DESTUTT  DE  TRACY,   DAUNOU  ET  l'  ((  EXPOSITION  ))  DE  KINKER       l55 

pouvions  juger  qu'une  saveur  est  douce  qu'en  la  rapportant 
au  concept  général  de  douceur  (71).  Il  conteste  que  nous  pos- 
sédions deux  sortes  de  connaissances,  les  unes  dérivant  unique- 
ment de  nos  facultés,  les  autres  de  l'expérience.  «  Le  moulin 
tout  seul  ne  fait  pas  plus  de  la  farine  pure,  que  le  grain  tout 
seul  de  la  farine  d'expérience.  Il  faut  absolument  le  concours 
de  tous  deux  pour  faire  de  la  farine  réelle  »  (72).  Il  voit  bien 
que  Kant  l'accorde  en  disant  que  nous  ne  possédons  aucune 
connaissance  avant  que  l'expérience  ait  mis  en  action   notre 

(71)  Ibid.,  p.  561,  509.  Cette  objection  se  rencontre  souvent  dans  les 
écrits  des  empiristes.  Voici  le  tour  que  lui  donne  Huxley,  dans  son  livre 
sur  Hume  (p.  69  de  la  trad.  Compayré)  :  «  Les  métaphysiciens  purs  s'ef- 
forcent de  fonder  le  système  de  la  connaissance  sur  de  prétendues  vérités 
universelles  et  nécessaires,  ils  affirment  que  l'obsen^ation  scientifique  est 
impossible,  à  moins  que  ces  vérités  ne  soient  déjà  connues  ou  supposées  : 
ce  qui,  aux  yeux  de  ceux  qui  ne  sont  pas  des  métaphiisiciens  purs,  est  une 
affirmation  beaucoup  plus  hardie  que  ne  le  serait  celle  du  physicien  qui 
prétendrait  que  la  chute  d'une  pierre  ne  peut  être  observée,  tant  que  la 
loi  de  la  gravitation  n'est  pas  présente  à  Fesprit  de  l'observateur.  »  Va- 
lette, resté  fidèle  à  l'idéologie  pendant  que  l'éclectisme  triomphait,  attaquait 
pareillement  la  théorie  rationaliste  professée  par  Cousin,  d'après  laquelle 
nous  ne  comprendrions  les  rapports  des  quantités  concrètes  que  parce  que 
nous  comprenons  les  rapports  des  quantités  abstraites,  nous  ne  saurions 
que  2  arbres  et  2  arbres  sont  4  arbres  que  parce  que  nous  savons  que  2 
et  2  sont  4.  (Valette,  De  renseignement  de  la  philosophie  à  la  [acuité  des 
lettres,  et  en  particulier  des  principes  et  de  la  méthode  de  il.  Cousin,  Paris, 
1828,  p.  31-52).  Il  précisait  lui-même  que  Cousin  n'a  pas  voulu  dire  que 
l'homme  possède  des  connaissances  abstraites  avant  qu'il  ait  acquis  des 
connaissances  concrètes,  mais  que  l'intelligence  des  choses  concrètes,  toute 
la  lumière  dont  est  susceptible  notre  connaissance  des  choses,  a  sa  source 
dans  l'aperception  de  certaines  vérités  abstraites  et  générales.  Cette  théorie, 
ainsi  entendue,  ne  lui  en  paraissait  pas  moins  erronée  ;  il  opposait  à 
Cousin  l'opinion  nominalisie  selon  laquelle  nous  apercevons  des  rapports 
seulement  entre  des  termes  individuels  ou  sous  des  expressions  générales, 
et,  sous  les  expressions  générales,  nous  ne  faisons  qu'apercevoir  encore 
ce  que  nous  avons  aperçu  dans  les  faits  individuels  et  concrets  (p.  5o,  39). 
—  La  théorie  défendue  par  Cousin  ressemblait  à  celle  de  Fénelon  que 
Villers  avait  rapprochée  de  l'apriorism.e  de  Kant  ;  et  Valette,  pour  critiquer 
l'enseignement  de  Cousin,  se  servait  des  objections  que  Porlalis  avait  faites 
au  kantisme,  que  nous  verrons  plus  tard.  Lorsque  Taine,  tâchant  de  relever 
l'idéologie  du  discrédit  où  l'école  de  Cousin  lavait  jetée,  reprochera  à  cette 
école  éclectique  de  n'avoir  pris,  auprès  des  philosophes  allemands,  que  le 
goût  des  expressions  abstraites,  des  généralités  vagues,  et  le  dédain  des 
exemples  particuUers  et  des  petits  faits  précis  ;  lorsqu'il  soutiendra  que 
nous  saisissons  dans  les  faits  particuliers,  et  contingents  des  vérités  uni- 
verselles et  nécessaires,  il  ne  fera  que  développer  à  sa  manière  les  cri- 
tiques de  Valette.   Taine.   Philos,   classiques,   p.  222,   239,   162  et   suiv. 

(72)  De  la  métaph.  de  Kant,  p.  568. 


l56  LA   FORMATION   DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE   EN    FRANCE 

faculté  de  connaître;  mais  il  croit  que  dès  qu'on  accorde  cela, 
on  ne  peut  i)lus  affirmer  l'existence  de  connaissances  pures. 
Quoiqu'il  conteste  l'existence  des  perceptions  pures  et  des 
formes  n  priori  de  la  sensibilité,  D.  de  Tracy  convient  que 
nous  ne  connaissons  les  choses  que  comme  elles  nous  appa- 
raissent et  que  nous  ne  pouvons  rien  savoir  de  ce  qu'elles 
sont  en  elles-mêmes  et  indépendamment  de  nous.  Il  se  peut, 
ainsi,  que  les  choses  qui  nous  apparaissent  dans  l'espace  et 
le  temps  n'y  soient  pas  en  elles-mêmes;  «  tout  cela  est  hors 
de  doute,  concluf-il,  et  ne  vaut  presque  pas  la  peine  d'être 
dit  ». 

Par  ces  observations  sur  VEstliétiqae  et  sur  l'Analytique,  on 
devine  assez  celles  qu'il  a  pu  faire  sur  la  Dialectique  pour  que 
nous  nous  dispensions  de  les  rapporter.  Il  traite,  en  effet,  du 
raisonnement  de  la  même  manière  que  du  jugement.  Enfin,  il 
avoue  qu'il  n'a  pas  mieux  réussi  à  saisir  ce  que  les  kantiens 
entendent  par  «  idées  de  la  raison  »  que  ce  qu'ils  entendent 
par  ((  formes  de  la  sensibilité  »  ou  par  a  concepts  de  l'enten- 
dement pur  ».  Il  se  demande  «  ce  qui  se  passe  dans  le  cerveau 
de  l'homme  qui  emploie  de  telles  expressions  »  (73),  et  il 
lui  «  semble  manifeste  qu'en  disant  de  telles  choses  on  ne  se 
comprend  pas  soi-même   »  (7^). 

Nous  avions  dit  que  D.  de  Tracy  attribuait  à  VExposition 
le  mérite  d'être  exacte  et  de  répandre  sur  toute  la  Critique 
autant  de  clarté  que  celle-ci  lui  en  paraissait  susceptible.  Nous 
venons  de  voir  à  quelles  lueurs  cette  clarté  se  réduisait,  en 
réalité,  dans  son  esprit.  Rarement  elle  brilla  davantage  dans 
l'esprit  des  autres  lecteurs  français,  en  ce  temps  :  le  livre  de 
Kinker  ne  permit  qu'à  bien  peu  d'entre  eux  de  mieux  appré- 
cier le  criticisme.  Pour  l'exactitude,  D.  de  Tracy  en  jugeait 
sans  doute  à  ce  que  l'auteur  s'était  appliqué  le  plus  souvent  à 
l'exactitude  littérale;  mais  précisément  parce  que  VExposition 

(73)  Ibid.,  p.  588. 

(74)  Ibid.,   p.  592. 


DESTUTT  DE  TRACT,  DAUNOU  ET  l' ((  EXPOSITION  ))  DE  KINKER       ib"] 

avait  été  faite  de  celte  façon,  elle  conservait,  presque  toujours, 
leur  obscurité  aux  passages  de  l'original  qui  avaient  le  plus 
besoin  d'être  expliqués.  Kinkcr  aurait  mieux  servi  la  doctrine 
qu'il  voulait  propager,  si,  au  lieu  de  la  présenter  en  abrégé 
dans  les  termes  de  la  Critique,  il  avait  essayé  de  se  faire  com- 
{)rendre  en  communiquant  les  raisons  de  l'intérêt  qti'il  y  pre- 
nait, en  disant  quels  progrès  il  estimait  qu'elle  faisait  réaliser 
sur  les  pliilosophics  antérieures;  en  un  mot,  il  aurait  mieux 
réussi  à  faire  voir  la  Critique  comme  il  la  voyait,  s'il  s'était 
moins  effacé  lui-même.  Avec  le  procédé  qu'il  avait  adopté,  son 
résumé  de  ÏAnalytique  tramfcendentalc,  ou  théorie  de  l'enten- 
dement, ne  pouvait  que  laisser  beaucoup  à  désirer.  Pourtant, 
en  y  regardant  de  près,  on  pouvait  y  découvrir  l'indication 
d'une  interprétation  autre  que  l'interprétation  psychologique, 
qui  assurément  s'y  trouvait  favorisée.  Il  était  2)ossible  d'y  re- 
marquer, et  nous  montrerons  (pi'on  y  a  remarqué  en  effet, 
que  Kinkcr  désignait  du  même  nom  d'entendement  deux 
choses  différentes  ou,  si  l'on  veut,  deux  aspects  différents  d'une 
même  chose.  Essayons,  pour  dévoiler  cette  ambiguïté,  de  bien 
distinguer  les  deux  sens  confondus  sous  ce  même  mot. 

Kinkcr  appelle  d'abord  entendement  la  faculté  de  penser, 
de  juger,  de  concevoir,  de  rassembler  (au  moyen  du  jugement) 
les  diverses  données  de  la  sensibilité  en  des  perceptions,  et 
celles-ci  en  une  représentation  d'un  système  unique  de  leurs 
objets,  c'est-à-dire  en  une  connaissance  de  la  nature.  Mais 
plus  loin,  et  cela  apparaît  dans  l'analyse  que  nous  avons  faite 
de  son  livre,  il  traite  de  l'entendement  comme  faculté  de  notre 
âme,  de  l'entendement  tel  qu'il  est  en  lui-même,  ou  plutôt  ■ — 
puisqu'il  dit  aussi  que  nous  ne  jjouvons  pas  savoir  si,  dans  la 
réalité  en  soi,  nous  sommes  une  âme,  un  être  substantielle- 
ment un  et  personnel  —  il  traite  de  ce  qui,  dans  la  réalité  en 
soi,  est  le  fondement  de  notre  moi,  de  l'unité  de  notre  cons- 
cience et  de  l'entendement  tel  qu'il  l'avait  d'abord  défini.  Voici 
le  raisonnement  qui,  semble-l-il,  eût  pu  l'autoriser  à  parler  de 
Kentendemenl  en  ce  second  sens.  L'unité  de  la  conscience  de 


l58         LA  FORMATION  DE   l'iM-LUENGE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

soi,  les  formes  du  jugement,  ne  dérivant  pas  des  données  de  la 
sensibilité,  ne  pouvant  se  ramener  à  la  sensation  ni  à  aucun 
autre  phénomène,  doivent  avoir  leur  origine  directement  d-ans 
la  réalité  en  soi,  de  même  que  le  divers  empirique  des  sensa- 
tions y  a  la  sienne;  puisque,  pour  Hsmi,  tout  ce  qui  apparaît 
à  notre  conscience  procède,  en  définitive,  de  la  réalité  abso- 
lue mais  inconnaissable,  et  qu'ainsi  le  monde  des  phéno- 
mènes repose  sur  le  monde  des  noumènes.  Ce  sont  ces  con- 
ditions nouménales  de  la  conscience  de  soi,  de  l'entendement 
et  de  ses  concepts,  que  Kinker  se  représente  comme  le  moule 
qui  imprime  sa  prope  forme  à  Ja  matière  qui  le  remplit.  Ces 
conditions  sont  inconnaissables,  et  cependant  on  peut  affir- 
mer que  ce  sont  elles  qui  font  que  tout  ce  qui  aj^paraît  à  notre 
conscience  empirique  se  trouve  conforme  aux  concepts  de  l'en- 
tendement; car,  d'après  Kinker,  de  même  que  l'on  conclut 
de  la  forme  de  la  cire  à  la  forme  du  cachet  ou  du  moule  que- 
l'on  n'a  jamais  vus,  il  faut  conclure  des  formes  des  opéra- 
lions  conscientes  de  l'enlendement,  des  formes  du  jugement, 
aux  formes  de  ses  opérations  inconscientes  et  inconnaissables. 
Cette  théorie  des  deux  sortes  d'opérations  de  l'entende- 
ment, ou  ce  double  sens  du  mot  «  entendement  »,  devait 
échapper  à  beaucoup  de  lecteurs  de  VExposiiion.  Kinker  avait 
passé  trop  rapidement  sur  ces  opérations  qui  sont,  dans  cette 
théorie,  les  conditions  nouménales  de  la  forme  de  l'expé- 
rience, et  il  ne  les  avait  pas  assez  nettement  distinguées  des 
opérations  de  l'autre  sorte.  Il  faut  dire  aussi  que  même  quand 
on  a  retracé  plus  explicitement  cette  distinction,  comme  nous 
venons  de  le  faire,  on  n'y  aperçoit  qu'une  hypothèse  de  na- 
re  à  faire  douter  qu'aucune  preuve  suffise  jamais  à  la  con- 
lirmer.  Nous  ne  voyons  pas  qu'elle  ait  été  exposée  de  nouveau 
en  France,  du  moins  dans  les  écrits  publiés  avant  que  Barchou 
de  Penhoën  eût  donné,  en  i836,  son  Histoire  de  la  philosophie 
allemande  depuis  Leibniz  jusqu'à  Hegel,  oh  il  paraît  qu'il 
devait  à  Villcrs  el  à  Kinker  à  peu  près  tout  ce  qu'il  savait  sur 


i 


DESTUTT  DE  TR.A.CY,  DAUNOT;  Kl    l,    «  EXPOSlTIOiN  ))  DE   KINKER       IO9 

la  Critique  de  la  raison  pure  (75).  Il  se  sert  des  mêmes  compa- 
raisons que  Kinker,  pour  expliquer,  presque  de  la  môme 
manière,  que  Kant  attribue  à  l'entendement  deux  fonctions, 
l'une  consciente  et  l'autre  inconsciente,  et,  comme  Kinker 
encore,  il  confond  ces  fonctions  presque  aussitôt  qu'il  les  a 
distinguées. 

L'interprétation  commune  à  Kinker  et  à  Barchou  de 
Penhoën  pouvait  s'appuyer  sur  quelques  passages  de  la  Cri- 
tique, elle  ressemble  à  des  interprétations  soutenues  par  quel- 
ques commentateurs  modernes,  et  une  confusion  analogue  à 
celle  que  nous  venons  de  rencontrer  a  été  reprochée  par  cer- 
tains d'entre  ces  derniers  à  Kant  même.  C'est  ce  que  nous  nous 
proposons  maintenant  de  montrer.  Mais  il  est  nécessaire  que 
nous  précisions  auparavant  quel  besoin  l'idéalisme  kantien 
semble  avoir  de  l'hypothèse  qu'on  lui  a  prêtée.  Pour  cela  il 
est  bon  de  savoir  tout  d'abord  que  Barchou  de  Penhoën,  dans 
son  Histoire  —  dont  nous  reproduirons  plus  loin  les  passages 
relatifs  à  cette  hypothèse  — ,  différait  de  Kinker  en  ce  qu'il 
s'était  abstenu  de  dire  (mais  aussi  de  nier^  que,  pour  Kant,  la 
fonction  de  l'entendement  cachée  à  notre  conscience  et  par 
laquelle  il  impose  ses  propres  lois  aux  phénomènes  s'exerçât 
dans  le  monde  des  noumènes.  C'est  que  peut-être  il  lui  parais- 
sait peu  croyable  que  le  crilicisme,  qui  prohibe  toute  spécula- 
tion sur  la  nature  des  noumènes,  fût  lui-même  le  résultat  d'une 

(75)  Barchou  de  Penhoën  jouissait  d'un  certain  renom  dans  les  milieux 
littéraires.  Il  avait  été  l'un  des  premiers  rédacteurs  de  la  Revue  des  Deux- 
Mondes,  dans  laquelle  il  avait  publié  des  articles  sur  Fichte,  sur  Schelling, 
sur  Ballanche  et  sur  diverses  questions.  Il  eut  contre  lui  l'école  éclectique 
(sur  ce  point  voy.  l'article  Barchou  de  Penhoën,  par  F.  Picavet,  dans  la 
Grande  encyclopédie).  Dalzac  raconte,  dans  Louis  Lambert,  qu'au  collège,  de 
-Vendôme  il  avait  été  un  de  ses  condisciples,  et  il  dit  de  lui  :  «  Naguère 
officier,  maintenant  écrivain  à  hautes  vues  philosophiques,  Barchou  de 
Penhoën  n'a  démenti  ni  sa  prédestination,  ni  le  hasard  qui  réunissait  dans 
la  même  classe,  sur  le  même  banc  et  sous  le  même  toit,  les  deux  seuls 
écoliers  de  Vendôme  de  qui  Vendôme  entende  parler  aujourd'hui.  Le  récent 
traducteur  de  Fichte,  l'interprète  et  l'ami  de  Ballanche,  était  occupé  déjà, 
comme  je  l'étais  moi-même,  de  questions  métaphysiques  ;  il  déraisonnait 
souvent  avec  moi.  sur  Dieu,  sur  nous  et  sur  la  nature.  11  avait  alors  des 
prétentions  au  pyrrhonisme...  »  La  Comédie  humaine,  édit.  de  1846,  T.  XVI, 
p.  121. 


l6o         LA  FORMATION   DE   l'iNILUENCE   KANTIENNE  EN   FRANCK 

spéculation  de  celle  sorte,  cl  que  son  auteur,  pendant  qu'il 
affirmait  qu'on  ne  peut  rien  connaître  du  monde  des  nou- 
nièncs,  prétendît  en  connaître  quelque  chose.  —  Faisons  abs- 
traction de  la  différence  enire  Kinkcr  cl  Barchou  de  Penhoën, 
retenons  seulemcni  resscnliel  de  leur  interprétation  commune, 
et  riiyi)othcse  (ju'ils  croyaient  voir  chez  Kanl,  qui  consiste  à 
allribucr  un  double  rôle  à  rentendemcnt,  pourra  s'exprimer 
ainsi  :  i°  La  fonction  de  l'entendement  (ou  de  la  pensée)  est 
de  penser,  c'est-à-dire  de  juger,  et,  en  soumettant  les  données 
sensibles  aux  formes  du  jugement,  de  les  lier  en  des  repré- 
sentations d'objets,  suivant  ses  concepts  originaires  ou  catégo- 
ries, pour  s'élever  ainsi  à  la  connaissance  de  la  nature;  2°  ren- 
tendemcnt possède  de  certaines  formes  qui  lui  sont  originai- 
rement propres  —  mais  qui  ne  sont  ni  des  concepts,  ni  des 
jugements,  ni  rien  dont  nous  puissions  avoir  conscience,  ni 
même  rien  qui  ait  sa  place  dans  l'inconscient  dont  s'occupe 
la  psychologie  —  et  qui  font  que  toutes  les  impressions  qui 
naissent  dans  notre  conscience,  claire  ou  obscure,  s'y  trou- 
vent produites  telles  qu'elles  doivent  cire  et  dans  l'ordre 
qu'elles  doivent  avoir  pour  qu'elles  soient  soumises  (par  l'autre 
fonction  de  l'entendement,  désignée  en  premier  lieu)  aux 
formes  du  jugement,  aux  concepts,  ou,  plus  exactement,  aux 
principes  a  priori,  et  puissent  ainsi  constituer,  avec  ces  con- 
cepts purs  et  ces  principes  qui  ne  sont  en  eux-mêmes  que  des 
connaissances  formelles,  la  connaissance  de  la  nature.  En  un 
mot,  dans  celle  théorie  des  deux  fondions  de  l'enlendcmcnl, 
la  fonction  que  nous  avons  définie  en  second  lieu  consiste  à 
faire  que  ce  qui  est  donné  à  l'autre  soit  tel  que  cette  aulre 
fonction  puisse  s'exercer  sur  ce  donné.  Si  l'une  consiste  à 
appliquer  des  concepts,  les  catégories,  aux  données  sensibles, 
l'autre  consiste  à  faire  que  les  données  sensibles  soient  telles 
que  les  catégories  leur  soient  applicables. 

Comment   peut-on   être   amené   à   penser   que   l'idéalisme 
transcendental   a   besoin    de   supposer  à   l'entendement    cette 


DESTUTT  DE  TRACV,  DAUNOU  ET  L*  «  EXPOSITION  »  DE  KINKER       l6l 

seconde  fonction  ?  (76)  Nous  croyons  que  c'est  par  une  diffi- 
culté qui  apparaît  clairement  quand  on  la  considère  dans 
l'exemple  du  concept  de  cause,  difficulté  dont  nous  avons 
déjà  vu  un  aspect.  Parce  qu'il  convient  ici  de  la  traiter  d'uno 
manière  un  peu  différente,  nous  devons  la  présenter  de  nou- 
veau, en  prenant  toujours  le  même  exemple. 

Le  concept  de  cause,  appliqué  aux  phénomènes,  est  le 
concept  d'un  phénomène  A  après  lequel  arrive  nécessaire- 
ment un  autre  phénomène  B  qui  est  toujours  le  même,  c'est-à- 
dire  toujours  semblable  à  celui  qui  est  arrivé  (ou  arrivera) 
chaque  fois  que  le  phénomène  A  est  arrivé  (ou  arrivera).  Du 
phénomène  A  nous  ne  savons  rien  a  priori,  si  ce  n'est  ce  que 
nous  venons  d'en  dire.  Du  phénomène  B  nous  ne  savons  rien 
a  priori,  si  ce  n'est  que  tout  phénomène,  tout  ce  qui  arrive, 
est  un  tel  phénomène,  arrive  chaque  fois  qu'un  certain  autre 
phénomène  arrive.  «  Tout  ce  qui  arrive  (commence  d'être) 
suppose  quelque  chose  à  quoi  il  succède,  d'après  une  règle  » 

(77)- 

Si  nous  ne  percevions  aucun  phénomène  A,  aucune  suc- 
cession régulière,  notre  concept  de  cause  resterait  vide  et  sans 
application.  Mais  pour  percevoir  une  succession  régulière, 
pour  percevoir  que  le  phénomène  qui  suit  un  certain  autre 
phénomène  est  semblable  à  celui  qui,  une  autre  fois,  l'a  suivi, 
il  ne  suffit  pas  que  des  sensations  quelconques  nous  soient  don- 

(70)  Nous  continuerons  de  l'appeler  seconde  fonction,  l'ayant  définie 
en  second  lieu.  Mais  l'appellation  de  première  fonction  lui  conviendrait 
mieux,  étant  conçue  comme  une  fonction  sans  laquelle  l'autre,  celle  de 
connaître  les  choses  sensibles,  ne  pourrait  s'exercer.  —  A  propos  des 
quelques  mots  de  Villers  sur  l'imagination  transcendentale,  nous  avons 
cité,  dans  une  note,  un  passage  de  la  Critique  où  Kant  parle  d'un  «  effet 
de  l'entendement  sur  la  sensibilité  »  qui  est  «  une  première  application 
de  cet  entendement,  application  qui  est  en  même  temps  le  principe  de  toutes 
les  autres  ».  Nous  avons  dit  que  quelques  interprètes  ont  pu  supposer  que 
Kant  avait  entendu  par  là  une  fonction  consistant  à  faire  que  les  sensa- 
tions nous  arrivent  dans  un  certain  ordre.  C'est  cette  fonction  que  nous 
décidons  ici  d'appeler  seconde  fonction,  quoiqu'on  l'appellerait  plus  pro- 
prement première  fonction,  et  que  Kant  lui-même,  du  moins  selon  l'inter- 
prétation en  question,   l'ait  appelée   première  application. 

(77j  Crit.  de  la  rais.  pure.  Kehi'b.,   p.   181  ;  Trem      p.  211. 


i3 


102  T-A   FORMATION   DE  L  INFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

nées  dans  un  ordre  quelconque,  il  faut,  au  contraire,  que  nos 
sensations  soient  d'une  certaine  manière,  que  nous  les  éprou- 
vions dans  un  certain  ordre,  qu'il  y  ait  en  elles  une  certaine 
régularité.  L'ordre  et  la  régularité  de  nos  perceptions  dépend 
de  l'ordre  et  de  la  régularité  de  nos  sensations  dont  nos  per- 
ceptions sont  constituées. 

Nous  sentons  dans  le  temps,  nos  sensations  se  succèdent, 
parce  que  le  temps  est  une  forme  de  notre  sensibilité,  une  de 
nos  manièrc>  propres  de  sentir  (78).  Le  fait  que  nos  sensations 
se  succèdent  dans  un  certain  ordre,  le  fait  que  telle  et  telle 
sensations  sont  semblables  ou  dissemblables,  est  une  manière 
de  sentir  que  les  formes  de  notre  sensibilité  ne  suffisent  pas  à 
déterminer.  Cet  ordre  de  nos  sensations,  cette  manière  de 
sentir,  ne  peut  pas  non  plus  venir  de  notre  entendement  conçu 
comme  faculté  de  penser,  puisque  penser  n'est  pas  sentir.  Par 
conséquent,  l'ordre  de  nos  perceptions,  qui  dépend  de  l'ordre 
des  sensations,  ne  vient  pas  d'un  tel  entendement. 

Quand  donc  on  désigne  par  le  mot  entendement  simple- 
ment 1-a  faculté  qui  consiste  à  penser  et  à  connaître,  et  s'il  est 
vrai,  comme  l'idéalisme  transcendental  semble  l'admettre,  que 
les  phénomènes,  n'étant  pas  des  choses  en  soi,  ne  sont  que 
des  représentations  sensibles  liées  entre  elles  selon  des  lois  cons- 
tantes, s'il  est  vrai  que  dire  qu'un  certain  phénomène  existe, 
c'est  dire  uniquement  qu'après  certaines  perceptions  nous 
avons  toujours  une  certaine  lautre  perception  (79),  on  doit 
conclure  que  l'ordre  de  la  succession  des  phénomènes  (et  non 
seulement  ce  qui  en  est  connu  0  posteriori,  mais  aussi  ce  que 
notre  entendement  en  connaît  a  priori  par  le  principe  de  cau- 
salité) ne  leur  vient  pas  de  notre  entendement.  Mais  cette 
conclusion  serait  évidemment  en  contradiction  avec  l'idéalisme 
transcendental,  dont  la  thèse  essentielle  est  que  c'est  notre  en- 
tendement qui  impose  aux  phénomènes  leur  ordre    sans  lequel 

(78)  Prolégomènes,  trad.  Tissot,  p.  107. 

(79)  Crit.    (le    la    vais,    pure.    Analytique    des    principes    (postulat    de 
rexibtcnce),  Kchrb,  p.  20(5-207.;  Trem.,  p.  256-257. 


DESTUTT  DE  TRACY,   DAUNOU  ET  l' ((  EXPOSITION  ))  DE  KINKER       l63 

ils  ne  seraient  conformes  à  aucune  loi,  l'ordre  que,  en  vertu 
du  principe  de  causalité,  l'entendement  leur  connaît  a  priori- 
C'est  ainsi  qu'il  peut  se  faire  que,  quand  on  considère  l'en- 
tendement ou  la  pensée  comme  étant  essentiellement  la  fonc- 
tion de  penser,  de  juger,  de  penser  ou  de  juger  d'une  certaine 
manière,  suivant  certaines  lois,  on  ne  réussisse  pas  à  com- 
prendre que  notre  entendement,  comme  le  veut  l'idéalisme 
transcendental,  impose  ses  lois  à  la  nature,  fasse  qu'elle  suive 
nos  manières  nécessaires  de  penser.  Et  par  là  on  se  voit  natu- 
rellement porté  à  croire  que  l'idéalisme  transcendental  suppose 
à  notre  entendement  une  autre  fonction,  celle  de  faire  que 
nous  sentions  de  la  manière  que  nous  devons  sentir  pour  que 
ce  que  nous  percevons  au  moyen  de  nos  sensations  soit  perçu 
tel  que  nous  le  pensons  nécessairement. 

Cette  seconde  fonction  de  l'entendement  a-t-elle  été  vrai- 
ment admise  par  Kant  ?  On  ne  peut  qu'en  douter,  à  moins 
qu'on  pense  qu'il  a  totalement  manqué  le  but  qu'il  disait 
avoir  atteint  par  son  idéalisme  transcendental,  à  savoir  l'expli- 
cation de  la  possibilité  de  la  connaissance  a  priori.  En  effet, 
la  possibilité  d'une  connaissance  a  priori  n'est  ni  mieux  assu- 
rée ni  plus  compréhensible,  quand  on  fait  de  la  conformité 
des  phénomènes  à  cette  connaissance  le  résultat  d'une  telle 
fonction  de  notre  entendement,  que  quand  on  en  fait  le  résul- 
tat d'une  action  des  choses  en  soi  ;  jjuisqu'en  concevant  une 
telle  fonction,  on  ne  fait  que  transporter  en  nous  la  même 
action  secrète  qu'une  explication  réaliste  de  l'ordre  de  nos  sen- 
sations supposerait  dans  les  choses  en  soi.  Tout  ce  que  Kant 
a  dit,  tout  ce  qu'on  voudra  lui  faire  dire,  tendant  à  démon- 
trer l'impossibilité  de  connaître  a  priori  ce  qui  résulterait  de 
l'action  exercée  sur  nous  par  des  choses  en  soi,  démontrerait 
donc  tout  aussi  bien  (après  un  changement  approprié  des 
termes)  l'impossibilité  de  connaître  a  priori  ce  qui  résulterait 
d'une  telle  fonction. 

Mais  cette  fonction  peut  se  concevoir  d'une  façon  qui,  en 
apparence,  est  différente,  qui  en  rend  la  supposition  plus  vrai- 


l64         LA  FORMATION  DE   L*INFLUENCE  KANTIENNE   EN   FRANCE 

semblable,  el  que  plusieurs  passages  de  la  Déduction,  assuré- 
ment, peuvent  bien  suggérer.  Dans  cette  conception,  on  dira 
que  la  manière  dont  nos  sensations  ■se  succèdent,  qui  fait 
qu'elles  peuvent  composer  des  perceptions  d'événements  se 
succédant  suivant  le  principe  a  priori  de  causalité,  est  une 
manière  qui  leur  vient  de  nous-mêmes  (de  ce  que  nous  sommes 
indépendamment  de  nos  sensations),  en  ce  sens  quelle  est 
notre  propre  manière  d'avoir  conscience;  tandis  que  celles  des 
manières  dont  nos  sensations  sont  ou  se  succèdent  qui  répon- 
dent seulement  à  ce  que  nous  ne  connaissons  des  événements 
que  par  la  perception  que  nous  en  avons  (c'est-à-dire  a  poste- 
riori), sont  indépendantes  de  nous  et  de  la  nature  de  notre 
conscience  (bien  que  tontes  nos  sensations  n'existent  qu'en 
nous,  dans  notre  conseioiicc),  en  ce  sens  qu'il  nous  est  possible 
d'éprouver  des  sensations  qui  soient  d'une  autre  manière  ou  qui 
nous  arrivent  dans  un  autre  ordre. Toutes  nos  sensations, par  cela 
même  qu'elles  sont  nôtres, sont  soumises  aux  conditions  sans  Ics- 
({uelies  elles  ne  pourraient  pas  nous  appartenir,  appartenir  à  une 
même  conscience  de  soi.  L'unité  de  la  conscience  de  soi  ne  pou- 
vant résulter  de  la  diversité  des  sensations,  cette  diversité  se  trou- 
ve soumise  à  une  condition  à  laquelle  elle  n'est  pas  par  elle-même 
conforme,  mais  qui  lui  est  imposée  par  nous-mêmes,  par  la 
nature  de  notre  conscience;  et,  pareillement,  cette  diversité 
se  trouve  soumise  à  toutes  les  conditions  que  celte  condition 
primitive  implique.  Cette  condition  primitive,  cette  unité  de 
la  conscience  de  soi,  Kant  l'appelle  «  unité  trnnscendentale  de 
la  conscience  de  soi,  pour  désigner  la  possibilité  de  la  connais- 
sance a  priori  qui  en  dérive  »  (80).  Elle  est  l'unité  de  l'aper- 
ception  pure,  qu'il  appelle  aussi  apercepfion  originaire.  Et  en 
divers  endroits  il  paraît  bien  (admettre  que  c'est  grâce  à  cette 
unité  nécessaire  de  l'aperception,  que  toutes  nos  sensations  se 
trouvent  toujours  telles,  qu'elles  peuvent  être  lices  «  siiivaiit 
des  principes  qui  déterminent  objeclivenienl  toutes  les  rcjjré- 
scntatio!l^;.  en  laiit  qu'ils  peuvent  eu  faire  sortir  u!ie  coimais- 

(80)  dit.  tlô  la  rais,  pure,  Kclirb,  p.  050  ;  Trein.,  p.  lôO,  i^éJ. 


DESTUTT  DE  TRACY,   DAU^OU  ET  l' «  EXPOSITION  ))  DE   EINKER       l65 

sance,  principes  qui  dérivent  tous  du  principe  de  l'unité  Irans- 
ccndentale  de  l'aperception  »  (8i). 

En  somme,  selon  cette  façon  de  concevoir  une  seconde 
fonction  de  l'entendement,  c'est  parce  que  nos  représentations 
et  nos  s"ns.ations  appartiennent  toutes  à  une  même  conscience 
de  soi,  qu'elles  peuvent  être  liées  non  seulement  en  des  juge- 
ments de  perception,  mais  encore  en  des  jugements  d'expé- 
rience, conformément  aux  principes  a  priffri  et,  par  consé- 
quent, aux  catégories  (82).  Si,  notamment,  nous  parvenons  à 

(81)  §  19,  Kehrb.,  p.  666  ;  Trem.,  p.  140,  2^  édit. 

(82)  §  19.  Les  jugemenls  d'expérience  sont  des  jugements  objectifs 
concernant  les  choses  sensibles  ;  ils  sont  non  seulement  valables  à  tel 
moment  pour  la  conscience  empirique  (momentanée)  du  sujet  qui  le  porte, 
mais  toujours  valables  pour  tous  les  sujets,  pour  toute  conscience  en 
général  ;  ils  relient  entre  elles  les  choses  sensibles  selon  des  rapports 
universels  et  nécessaires.   Tout  cela   est  rendu   possible   par  les  catégories. 

En  effet,  «  si  un  jugement  s'accorde  avec  un  objet,  tous  les  jugements 
sur  cet  objet  doivent  aussi  s'accorder  entre  eux  »,  et.  comme  nous  ne 
pouvons  prendre  aucune  connaissance  immédiate  de  l'objet  pour  nous 
assurer  de  la  conformité  du  jugement  avec  lui,  «  si  nous  trouvons  une 
raison  de  regarder  un  jugement  comme  nécessairement  universel...,  nous 
devons  aussi  le  réputer  objectif  »  :  la  validité  objective  d'un  jugement 
et  son  universalité  nécessaire  (son  accord  nécessaire  avec  tous  les  juge- 
menis  que  tous  les  sujets  doivent  porter)  sont  deux  concepts  réciproques. 
(Prolég.,  trad.  Tissot,  p.  77  et  78).  Or.  nous  ne  pouvons  regarder  un  juge- 
ment comme  nécessairement  et  universellement  valable,  sans  nous  appuyer 
sur  quelque  principe  a  priori,  renfermant  lui-même  un  concept  pur.  ou 
catégorie,  qui  relie  d'une  manière  nécessaire  les  deux  termes  du  juge- 
ment. Donc,  c'est  de  la  rafégorie  que  le  jugement  d'expérience  emprunte 
.sa  valeur  objective,  parce  que  c'est  au  moyen  de  la  catégorie  qu'il  ramène 
les  représentations  à  l'unité  d'une  conscience  en  général.  (Prolég.  p.  80 
et   86,    et   Cril.,    Kehrb.,    p.   660-667  ;  Trem.,    p.   141,   2«   édit.) 

En  outre,  puisque  le  jugement  d'expérince,  au  lieu  de  n'exprimer, 
comme  le  jugement  de  perception,  qu'un  rapport  de  la  perception  à  un  sujet, 
exprime  une  propriété  de  l'objet,  il  ne  représente  plus  cette  propriété  —  en 
tant  qu'il  a  égard  à  la  perception  qu'on  en  a  —  comme  appartenant  sim- 
plement à  la  perception  de  ce  sujet  ou  d'autres  sujets,  mais  comme  appar- 
tenant nécessairement  à  cette  perception.  {Prolcg.,  p.  81-82).  Tandis  que  le 
jugement  de  perception  relie  d  une  manière  contingente  les  représentations 
dans  la  conscience  empirique  d'un  sujet,  le  jugement  d'expérience  vise  à  les 
unir  d'une  manière  nécessaire  dans  une  «  conscience  en  général  »,  c'est- 
à-dire  dans  une  représentation  de  la  liaison  de  tous  les  objets  et  de  leurs 
perceptions  en  une  ^'alure,   selon   des  lois  universelles  et  nécessaires. 

Par  là  on  comprend  que,  bien  que  l'objet  de  la  connaissance  ne  soit 
qu'un  phénomène,  qu'une  représentation,  les  représentations  qu'en  ont 
divers  sujets  individuels  ne  sont  pas  cet  objet,  à  propos  duquel  les  juge- 
ments  de   ces   individus   doivent   être   d'accord   entre   eux.   L'objet   subsiste 


l66         LA  FOKMATION  DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN  FRANCE 

former  des  jugements  d'expérience  par  la  catégorie  de  cause, 
si  nos  sensations  se  succèdent  dans  l'ordre  sans  lequel  nous  ne 
percevrions  jamais  de  successions  régulières,  sans  lequel,  par 
conséquent,    notre   concept  de   cause   resterait   toujours   vide, 

indépendamment  des  représentations  fugitives  de  ces  individus  qui  ont  com- 
mencé et  cesseront  d'être  ;  parce  que,  sans  être  autre  chose  qu'une  repré- 
sentation,  il  est  la  représentation   d'une  «  conscience  en   général  ». 

Cette  théorie  de  la  conscience  en  général  n'est  pas  sans  avoir  une 
certaine  analogie  avec  l'immatérialismc  de  Berkeley,  d'après  lequel  les 
choses  matérielles,  qui  n'étaient  que  des  idées,  subsistaient  néanmoins  in- 
dépendamment (les  esprits  finis,  dans  l'esprit  infini.  Mais  mieux  qu'au  Dieu 
de  Berkeley,  la  conscience  en  général  de  Kant  peut  être  rapprochée,  ainsi 
que  M.  Radulesci-Motru  l'a  montré,  du  Dieu  des  philosophes-mathématiciens 
du  dix-septième  siècle,  du  moins  en  tant  que  ce  Dieu  était  cette  intelligence 
que  Laplace  ca'  ictérise  ainsi,  dans  son  Essai  philosophique  svr  les  proba- 
bilités :  «  Nous  ilevons...  envisager  l'état  présent  de  l'univers  comme  l'effet 
de  son  état  antérieur,  et  comme  la  cause  do  celui  qui  va  suivre.  Une  intel- 
ligence qui,  peur  un  inslant  donné,  connaîtrait  toutes  les  forces  dont  la 
nature  est  anin  ée,  et  la  situation  respective  des  êtres  qui  la  composent,  si 
d'ailleurs  elle  était  assez  vaste  pour  soumettre  ces  données  à  l'analyse, 
embrasserait  dans  une  même  formule  les  mouvements  des  plus  grands 
corps  de  l'univers  et  ceux  du  plus  léger  atome  :  rien  ne  serait  incertain 
pour  elle,  et  l'avenir  comme  le  passé,  serait  présent  à  ses  yeux.  L'espril 
humain  offre,  dans  la  perfection  qu'il  a  su  donner  à  l'Astronomie,  une  fai- 
ble esquisse  de  cette  intelligence.  Ses  découvertes  en  Mécanique  et  en 
Géométrie,  jointes  à  celle  de  la  pesanteur  universelle,  l'ont  mis  à  portée  de 
comprendre  dans  les  mêmes  expressions  analytiques,  les  états  passés  et 
futurs  du  système  du  monde...  Tous  ces  'efforts  dans  la  recherche  de  la 
vérité,  tendent  à  le  rapprocher  sans  cesse  de  l'intelligence  que  nous 
venons  de  concevoir,  mais  dont  il  restera  toujours  infiniment  éloigné.  » 
(Essai,  6«  édit.,  1840,  p.  4)  La  «  conscience  en  général  »  de  Kant,  comme 
cette  intelligence,  n'est,  pour  notre  connaissance,  qu'un  idéal  et  non  pas 
un  être  actuel.  Elle  n'est  que  le  «  corrélatif  logique  d'un  monde  complète- 
ment unifié  ».  (Whitney  and  Fogel,  Kant's  crilical  pliilosophy,  N.-Y.,  1914, 
p.  176.  Voy.  aussi  :  Radulescu-Motru,  Entwickclung  von  KanCs  Théorie  der 
Naturcausaliteet,  Philof:ophische  Studicn,  1894  ;  et,  du  même  auteur,  La 
conscience  transcendcnfale.  Revue  de  métaph.  et  de  morale,  1915,  p.  762  et 
766  ;  ainsi  que  Mary  Calkins,  The  persistent  prohlems  of  philosophy,  3^  édit., 
N.-Y.,  1915,  p.  251  et  suiv.  On  trouve  dans  ce  dernier  ouvrage  une  compa- 
raison entre  la  conscience  en  général  de  Kant  et  le  Dieu  de  Berkeley,  d'une 
part,  et  le  moi  absolu  du  néo-hégélianisme  anglo-américain,  d'autre  part. 
Cette  conception  de  la  conscience  en  général  a  été  combattue  par  II.  Sid- 
gvvick  dans  ses  Lectures  on  the  philosophy  of  Kant,  1905,  p.  73-74).  — 
Nous  avons  rappelé  la  théorie  de  la  conscience  en  général,  pour  montrer 
comment  l'interprétation  que  nous  examinons  s'y  rattache.  Parce  que  tout 
son  sens  et  tout  son  intérêt  ne  dépendent  pas  de  cette  interprétation,  nous 
l'en  avons  séparée  en  la  résumant  ici,  dans  celte  note,  comme  Kant  lui-même 
l'a  dégagée,  dans  les  Prolégomènes,  des  difficultés  auxquelles  elle  se  trouve 
mêlée  dans  la  Déduction  transcendentale  de  la  Critique,  qui  contient  les 
textes  paraissant  favoriser  l'interprétation  en  question. 


k 


DESTUTT  DE  TRACY,  DAUNOU  ET  l'  ((  EXPOSITION  ))  DE  KINKER       167 

c'est  que  cette  manière  d'éprouver  des  sensations  (c'est-à-dire 
d'en  avoir  conscience)  est  notre  propre  manière  d'en  avoir 
conscience,  c'est  que  notre  conscience  est  originairement  d'une 
nature  telle,  que  nous  ne  pouvons  les  éprouver  d'une  autre 
manière.  Que  cela  résume  bien  sa  pensée,  Kanl  donne  encore 
lieu  de  le  croire,  lorsque,  résumant  lui-même  sa  Déduction 
transcendent  aie,  il  écrit  :  «  Dans  cette  unité  de  la  concience 
possible  réside  aussi  la  forme  de  toute  la  connaissance  des 
objets  (par  quoi  le  divers  est  pensé  comme  appartenant  à  un 
objet).  La  manière  dont  le  divers  de  la  représentation  sensi- 
ble (l'intuition)  appartient  à  une  conscience,  précède  donc 
toute  connaissance  de  l'objet,  comme  en  étant  la  forme  intel- 
lectuelle, et  constitue  même  une  connaissance  formelle  a  priori 
de  tous  les  objets  en  général,  en  tant  qu'ils  sont  pensés  (les 
catégories)  »  (83). 

Ce  ne  serait  pas  un  motif  suffisant  à  faire  rejeter  l'inter- 
prétation que  nous  venons  d'indiquer,  que  de  découvrir  chez 
Kant  quelques  passages  s'y  opposant  autant  que  d'autres  s'y 
prêtent  :  toutes  les  interprétations  ne  rencontrent-elles  pas  de 
semblables  difficultés  ?  Mais  il  est  à  souhaiter  qu'on  parvienne 
à  établir  que  l'hypothèse  qu'elle  attribue  à  Kant  n'est  pas  réel- 
lement indispensable  à  son  idéalisme  transcendental,  lequel 
doit  être,  non  pas  une  hypothèse,  mais  une  doctrine  apodicti- 
quement  démontrée  (84).  Quand  même  on  aurait  démontré 
que  des  sensations  qui  ne  se  laisseraient  pas  unir  en  des  per- 
ceptions de  phénomènes  se  succédant  régulièrement,  seraient 
incompatibles  avec  l'unité  de  la  conscience  de  soi.  Il  ne  serait 
pas  prouvé  que  l'ordre  que  doivent  avoir  des  sensations  appar- 
tenant à  une  même  conscience  de  soi  leur  vient  de  cette  unité 
de  la  conscience  de  soi;  car  il  serait  encore  permis  de  supposer 
que  c'est,  au  contraire,  l'unité  de  la  conscience  soi  qui  dé- 
pend de  cet  ordre  des  sensations,  quoiqu'elle  n'en  soit  pas  le 
produit.  Cette  supposition  resterait  permise  ;  puisque,  au  lieu 

(85)  Crit.,   Kehrb.,   p.   137  ;   Trem.,   p.   1G9,   1™  édit. 
(84)  Ibid.,  Kehrb.,  p.  21,  note  ;  Trem.,   p.  25,   note, 


l68  LA   FORMATION   DE   l'inFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

de  penser  que  cet  ordre  di'pcnd  de  ruiiité  de  la  conscience, 
il  est  tout  aussi  possible  de  penser  que,  sans  cet  ordre,  nous 
aurions  un  moi  «  aussi  divers  et  d'autant  de  couleurs  »  qu'il 
y  a  de  représcntalions  dont  nous  avons  conscience  (85).  et  que 
l'unité  de  ce  moi  demeurerait  toute  virtuelle  (de  même  que 
l'imagination  reproductrice,  comme  d'ailleurs  notre  entende- 
ment, demeurerait  «  enfouie  au  fond  de  l'esprit  comme  une 
faculté  morte  et  inconnue  à  nous-mêmes  »)  (86). 

Quand  nous  supposons  que  la  manière  dont  se  succèdent 
no5  sensations  dans  la  perception  de  la  régularité  des  phéno- 
mènes est  notre  manière  propre  d'avoir  conscience  d'elles, 
peut-être  formons-nous  une  hypothèse  plus  vraisemblable 
que  quand  nous  supposons,  de  la  façon  que  nous  avons  d'abord 
indiquée,  un  acte  mystérieux  par  lequel  l'entendement  ferait 
que  no-;  sensations  nous  arrivent  de  cette  manière,  mais  assu- 
rément nous  ne  sortons  pas  du  domaine  des  hypothèses.  Si 
l'on  remarque  que  par  une  hypothèse  analogue  à  la  première 
ou  à  la  seconde  on  pourrait  également  expliquer  ce  qui  des 
phénomènes  est  connu  a  posteriori  et  est  expliqué,  dans  la 
Critique,  par  la  chose  en  soi,  on  s'aperçoit  qu'aucune  de  ces 
hypothèses  ne  rend  compte  de  la  possibilité  de  savoir  a  priori 
que  les  phénomènes  se  succèdent  régulièrement,  ainsi  que 
cette  manière  d'avoir  des  sensations  permet  de  percevoir  qu'ils 
se  succèdent.  Surtout  il  ne  faut  pas  s'imaginer  que  l'hypothèse 
qui  attribue  à  la  conscience  une  certaine  propriété,  parce 
qu'elle  concerne  la  conscience,  puisse  devenir  une  vérité  de 
fait.  Le  seul  fait,  à  cet  égard,  est  que  des  sensations  se  pré- 
sentent de  cette  manière  à  notre  conscience;  mais  nous  n'avons 
pas  conscience  de  cette  manière  de  sentir  comme  exprimant  la 
nature  de  notre  conscience  ou  comme  en  résultant,  pas  plus 
que  nous  n'en  avons  conscience  comme  résultant  d'un  acte 
de  notre  entendement,  pas  plus  que  nous  n'avons  conscience 
de  l'acte  de  la  chose  en   soi  qui  détermine  tel  ou  tel  de  nos 

(85)  Ibid.,  Kehrb.,  p.  001  ;   Trem.,    p.    152,    2«   édit. 

(86)  Ihid.,   Kehrb.,   p.  110  ;  Trem.,   p.  153,  l''»  édit. 


DESTUTT  DE  TRACY,   DAUNOU  ET  l' «  EXPOSITION  ))  DE  KINKER       169 

état?.  Dans  tous  ces  cas,  nous  avons  conscience  du  résultat, 
sans  avoir  conscience  de  ce  dont  il  est  le  résultat.  Nous  sommes 
donc  aussi  loin  de  savoir  si  tel  ordre  dans  la  suite  de  nos  sen- 
sations est  une  manifestation  de  la  nature  de  notre  conscience, 
que  de  savoir  s'il  résulte  d'un  acte  secret  de  notre  entende- 
ment ou  d'un  acte  de  la  chose  en  soi. 

Quelle  qu'en  soit  la  valeur,  l'hypothèse  d'une  seconde 
fonction  de  l'entendement,  conçue  d'une  façon  ou  d'une  autre, 
se  présente  si  naturellement  à  l'esprit,  pour  interpréter  la 
Déduction  transcendentale  dans  plusieurs  de  ses  parties,  que 
certains  commentateurs  modernes  y  ont  eu  eux-mêmes  re- 
cours, ainsi  que  Kinker  et  Barchou  de  Penhoën  avaient  fait. 

Adolphe  Garnier,  qui  ne  voyait  dans  la  Critique  qu'une 
description  psychologique  des  opérations  successives  par  les- 
quelles s'élahore  la  connaissance  des  choses  sensibles,  descrip- 
tion qui  n'attribuait  à  l'entendement  que  les  fonctions  que  la 
psychologie  introspective  lui  reconnaît,  celles  de  penser,  de 
concevoir,  de  juger,  etc.,  avait  objecté  que  cette  faculté  ne 
peut  pas  être  la  législatrice  de  la  nature,  l'origine  de  la  con- 
formité des  phénomènes  à  ses  propres  concepts,  puisqu'elle  ne 
peut  s'exercer,  appliquer  ses  concepts  aux  données  sensibles, 
qu'autant  que  celles-ci  s'y  prêtent,  se  trouvent  déjà  conformes 
à  ces  concepts.  Emile  Boutroux  (87),  prenant  en  considération 
l'objection  de  Garnier,  a  donné  la  réponse  que,  à  son  avis, 
Kant  aurait  faite.  Elle  consiste  à  distinguer  deux  aspects  ou 
phases  dans  Je  travail  de  la  pensée,  qui  correspondent  à  peu 
près  aux  deux  fonctions  dont  nous  avons  parlé.  Dans  l'une 
de  ces  phases,  le  travail  se  fait  à  la  lumière  de  la  conscience 
ou  dans  l'inconscient  dont  traite  la  psychologie  (88);  là  «  tout 
se  passe  en  apparence  comme  le  réalisme  le  suppose  »  (89). 
L';il:{îo  pliase  est  une  opération  qui   a  a  lieu  dans  la  région 

(87)  Cours  sur  Kant,   Kant   et  Hume,   Revue   des   cours  et   conf.,    1895, 
p.  397-404. 

(88)  Cours  de   1804-95,    p.   526. 

(89)  Cours  de   1895,    p.   402-405. 


170  LA   FORMATION   DE  L  INFLUENCE   KANTIENNE  EN   FRANCE 

profonde  de  l'aperception  Iranscendentôlc  »  (90).  Ce  que  le 
réalisme  prend  pour  l'effet  de  la  chose  en  soi,  est,  en  partie, 
le  résultat  de  cette  opération  (91).  É.  Boutroux  estimait  que 
cette  réponse  n'était  pas  tout  à  fait  satisfaisante,  ne  détruisait 
pas  entièrement  l'objection  de  Garnier,  et  obligeait  seulement 
de  la  modifier  (92). 

Une  pareille  distinction  de  deux  applications  des  catégo- 
ri-es  ou  de  deux  fonctions  de  l'entendement  a  été  présentée  par 
E.  Konig  comme  une  présupposition  nécessaire  à  l'explication 
kantienne  de  la  possibilité  de  la  connaissance  a  priori  (98). 
Vaihinger  a  donné  une  interprétation  semblable,  en  essayant 
de  retracer  l'histoire  des  transformations  qu'a  subies,  chez 
Kant,  au  cours  de  la  composition  laborieuse  de  la  Déduction, 
la  théorie  des  fonctions  transcendentales  de  l'entendement  et  de 
l'imagination.  Selon  Vaihinger,  Kant  aurait  cru,  peu  de  temps 
avant  de  publier  sa  Critique,  pouvoir  pénétrer  le  secret  de 
ces  fonctions  transcendentales  préconscientes  (Transcendental- 
vorbewusste  Funktionen)  (9/1),   en  les  concevant  comme  cor- 

(90)  Etudes  dliistoire   de   la  philosophie,    p.   352-553. 

(91)  Selon  le  kantisme  ainsi  compris,  nous  serions  alfectés  non  seule- 
ment par  la  chose  en  soi,  mais  aussi  par  noire  entendement,  ou  plutôt  nous 
serions  affectés  par  l'acte  de  la  chose  en  soi  et  l'acte  de  notre  entendement 
conjugués.  (Voy.  Crit.,  Kehrb.,  p.  C73-G75  ;  Trem.,  p.  152-157,  2®  édit.,  où 
Kant  dit  que  nous  sommes  affectés  intérieurement  par  nous-mêmes  et  que 
notre   entendement  détermine  notre   sens   interne.) 

(92)  Dans  ce  même  cours,  l'objection  de  Garnier  est  comparée  à  celle 
de  Stirling,  qui  y  ressemble  beaucoup.  Cette  dernière  a  été  discutée  par 
John  Watson  dans  Kant  and  his  cnglish  critics,  Glasgow,  1881,  chap.  V-VII. 
L'objection  de  Garnier  ne  porte  pas  seulement  contre  la  théorie  psycholo- 
gique qu'il  prête  à  Kant.  Sa  signification  en  est  indépendante.  Aussi  a-t-ellc 
été  conçue  par  des  philosophes  d'écoles  très  différentes,  qui  l'ont  formulée 
de  diverses  façons.  Dans  l'école  éclectique,  on  la  trouve  encore  chez  Paul 
Janet,  dans  ses  Principes  de  inélaph.  et  de  psychologie.  Hors  de  cette  école, 
on  la  rencontre  chez  Hannequin  {L'h}ipothèse  des  atomes)  et  chez  plusieurs 
auteurs  français  ou  étrangers.  Coulurat,  rendant  compte  du  livre  d'IIanne- 
quin,  prend  la  défense  do  l'idéalisme  Iranscendental,  qu'il  considère  comme 
pouvant  seul  expliquer,  fonder,  garantir  la  certitude,  l'objectivité,  la  néces- 
sité et  l'universalité  des  principes  a  priori,  l'accord  des  lois  de  l'esprit  et 
de  celles  des  choses.  Revue  de  mélaph-  et  de  viorale,  1807,  p.  233-234. 

(03)  Knnt  und  d-e  Katurwisscnschaft,  1907,  p.  42,  58-59  ;  et  Die  Ent- 
wichehnuj    des   Causalproblems,    1888,    T.    I,    p.    27  i. 

(94)  Vaihinger,  Die  transcendentalc  Dcduklion  dcr  Kalegoricn,  1902, 
p.  40  et  suiv. 


DESTUTT  DE  TRACY,  DAUNOU  ET  L    ((  EXPOSITION  ))  DE  KINKER       I7I 

respondant  de  point  en  point  aux  fonctions  conscientes  que  la 
psychologie  décrit;  mais  il  n'aurait  pu  conduire  jusqu'au  bout 
ce  parallèle  et  l'aurait  finalement  abandonné,  dans  la  seconde 
édition.  N.  K.  Smith,  qui  s'est  beaucoup  servi  des  travaux  de 
Vaihinger,  croit  que  dans  la  théorie  proprement  kantienne, 
c'est-à-dire  dans  celle  que  Kant  a  tenue  pour  la  solution  défi- 
nitive du  problème  de  la  Déduction,  ces  fonctions  transcen- 
dentales  ne  sont  pas  autre  chose  que  les  conditions  nouménales 
de  la  conscience  de  soi.  Appartenant  au  monde  des  noumènes, 
ces  fonctions  sont,  au  même  titre  que  la  chose  en  soi  qui 
affecte  notre  sens  externe,  étrangères  à  notre  conscience,  tout 
en  en  étant  les  conditions,  de  même  que  la  chose  en  soi  est  une 
condition  des  intuitions  empiriques  externes  qui  surgissent 
dans  notre  conscience.  Comme  cette  chose  en  soi,  elles  sont 
inconnaissables  :  nous  ne  pouvons  pas  savoir  si  elles  sont  de  la 
nature  des  fonctions  mentales;  nous  ne  pouvons  savoir  si  ce 
qui,  dans  le  monde  des  noumènes,  engendre  et  soutient  le  moi, 
est  un  être  simple,  spirituel,  personnel,  ou  si,  au  contraire,  le 
moi  est  le  résultat  d'une  multiplicité  de  conditions  génératri- 
ces différentes  de  lui-même  (96);  il  se  peut  que  le  noumène 
du  moi  soit  identique  au  noumène  des  objets  -extérieurs.  Si 
ces  objets,  les  corps,  étaient  eux-mêmes  des  choses  en  soi, 
l'âme  et  ces  choses  seraient  évidemment  de  natures  différen- 
tes; mais,  n'étant  que  des  phénomènes,  ils  reposent  sur  un 
noumène,  vme  chose  en  soi,  un  objet  iranscendental,  qui  esL 
peut-être  le  sujet  de  nos  pensées,  de  nos  états  internes  (96). 
Lorsque  Kant  dit  que  c'est  nous-mêmes  qui  imposons  aux 
phénomènes  de  la  nature  leur  ordre  et  leur  régularité,  l'ex- 
pression «  nous-mêmes  n  désigne  des  actes  tranïc^nuentaux 
qui  sont  les  conditions  nouménales  de  la  conscience  de  soi  et 
de  l'expérience  (97).  Il  ne  faut  donc  pas  interpréter  dans  un 
sens  spiritualiste  ou  subjectivistc  les  opérations  génératrices, 

(95)  N.   K.   Smith,  Commentanj,  p.   262,   277. 

(96)  ibid.,  p.  460. 

(97)  loid.,  p.  267. 


172  LA   FOHMATION   DE   L  INFLUENCE  KANTIENNE   EN   FRANCE 

OU  plutôt,  informantes  de  l'expérience.  La  conscience  ce  soi 
et  la  conscience  des  objets  se  conditionnent  rnutuelleiricnl; 
l'une  et  l'autre  reposent  sur  un  même  ensemble  de  conditions 
nouménalcs(98).  La  conscience  de  soi  n'est  pas  plus  «originaire» 
ou  fondamentale  que  la  conscience  des  objets.  Si  Kant  paraît 
avoir  soutenu  le  contraire,  cela  tient  à  la  terminologie  qu'il 
avait  adoptée  sous  l'influence  du  spiritualisme  leibnizien  et 
qu'il  a  conservée  même  après  qu'elle  avait  cessé  de  convenir  à 
l'exposition  de  sa  propre  doctrine  (99).  Cependant  N.  K.  Smith 
reconnaît  que  Kant  n'a  jamais  pu  se  résoudre  à  donner  expli- 
citement les  fonctions  transcendentales  pour  des  fonctions  pré- 
conscientes,  ni  à  les  regarder  constamment  comme  telles  (100). 
Il  reconnaît  notamment  que  l'imagination  productrice,  qu'il 
croit  ne  pouvoir  être,  dans  un  kantisme  achevé  et  cohérent, 
qu'une  telle  fonction  radicalement  inconsciente,  est  cependant 
caractérisée  par  Kant  comme  «  une  fonction...  dont  nous 
n'avons  que  très  rarement  conscience  »  (loi),  c'est-à-dire  une 
fonction  dont  il  est  au  moins  possible  que  nous  ayons  parfois 
conscience.  Ajoutons  que  prendre  toutes  les  facultés  et  toutes 
les  conditions  que  Kant  qualifie  de  transcendentales  pour  des 
fonctions  préconscientes,  c'est-à-dire  inconscientes  comme  le 
sont  des  conditions  noumcnales,  ce  serait  rendre  absurde  l'ex- 
pression de  «  conscience  transcendentale  »  (102).  Selon  N.  K. 
Smith,  les  difficultés  de  ce  genre,  qui  sont  nombreuses,  n'in- 
firment pas  son  interprétation,  mais  invitant  à  étudier  les 
variations  de  la  signification  des  termes  de  la  langue  de  Kant. 
Il  s'applique  à  montrer  que  les  textes  qu'on  pourrait  lui  oppo- 
ser dénoncent  la  survivance  de-  quelques  idées  dogmatiques 
dans  la  pensée  de  Kant,  plus  qu'ils  ne  révèlent  les  véritables 
traits  de  son  criticisme.  Il  suit  en  cela  une  méthode  commune 
aux  commentateurs   qui   considèrent  que   la   Critique   n'a   pas 

(98)  Ibid.,  p.  262,    278-279. 

(99)  Ibid.,  p.  260-2G2,    L-LIII. 

(100)  Ihid.,  p.  264,   277. 

(iOl)  Crit.,  Kchrb.,  p.  95  ;  Trem.,   p.  110  ;  Smilh,  Commcnlanj,  p.  180. 
(102)  Crit.,   Kehrb.,   p.  128  ;  Trem,,  p.  153,  note,  1™  édit. 


DEStUTT  DE  TRACY,  DAUXOU  ET  L*  «EXPOSITION»  DE  KINKER       I^S 

été  écrife  d'un  seul  jet,  qu'elle  est  un  assemblage  de  mor- 
ceaux composés  à  différentes  époques,  qui  expriment  les  di- 
verses étapes  de  la  lente  formation  du  système,  mais  qui  ne 
sont  pas  tous  des  pièces  du  système  définitif. 

Des  quelques  commentaires  modernes  que  nous  venons 
de  citer,  c'est  visiblement  à  celui  de  N.  K.  Smith,  quant  au 
point  ici  considéré,  que  l'Exposition  succincte  de  Kinker  peut 
le  mieux  se  comparer;  tout  ce  qu'on  pourrait  dire  en  vue  de 
la  justifier  se  rencontre  dans  ce  grand  ouvrage.  Les  autres  ont 
plus  de  ressemblance  avec  Vllistoire  de  Barchou  de  Penhoën, 
leurs  auteurs,  comme  lui,  ne  paraissant  pas  placer  dans  ce 
qui  correspond,  dans  le  monde  des  noumènes,  à  nous-mêmes, 
les  actes  par  lesquels  nous  imposons  aux  choses  celles  de  leurs 
lois  que  nous  connaissons  a  priori.  Ni  lui  ni  eux  ne  disent  s'ils 
conçoivent  comme  étant  d'une  nature  nouménale  ces  actes 
dont  ils  disent  seulement  qu'il  est  de  leur  nature  d'être  cachés 
à  notre  conscience.  Voici  comment  s'exprime  Barchou  de 
Penhoën  :  «  Supposez  un  moule  dans  lequel  on  jette  tour  à 
tour  plusieurs  sortes  de  matières...  Si  d'ailleurs  le  moule  était 
caché,  tandis  qu'il  nous  serait  donné  de  voir  la  matière  qui 
en  sort,  la  forme  du  moule  ne  nous  apparaîtrait  que  dans  cette 
matière;  enfin,  si  aucune  matière  n'était  jetée  dans  le  moule, 
sa  forme  demeurerait  invisible  pour  nous;  pour  nous,  le 
moule  lui-même  n'existerait  pas.  .Remarquez,  en  effet,  que, 
d'après  la  dernière  hypothèse,  ce  moule  ne  se  montre  jamais; 
seulement  il  fait  connaître  sa  forme  en  l'imprimant  à  certains 
objets.  C'est  précisément  ainsi  qu'il  en  est  de  nos  facultés,  à 
l'occasion  de  l'impression  faite  sur  elles  par  les  objets  exté- 
rieurs. Nos  facultés,  par  elles-mêmes  invisibles  à  nos  yeux,  ne 
se  manifestent  à  nous  qu'en  raiso^  de  notre  contact  avec  ces 
objets;  elles  impriment  à  ces  objets  certaines  formes  inhé- 
rentes à  leur  propre  nature;  et  c'est  seulement  alors  qu'elles 
commencent  à  exister  j)our  nous,  qu'elles  sortent  peu  à  peu  de 
la  mystérieuse  obscurité  qui  nous  les  dérobait  »  (io3).  La  der- 

(lOôi  Barcliou   du   Penliocu.   HUt.  de  la   phil.   allem.,   T.   I,   p.  241-242. 


174         l'A  FORMATION  DE   l'iNFLUENCE   KANTIENISE   EN   FRANCE 

niorc  phrase  est  assez  équivoque.  Puisque,  reprenant  l'exem- 
ple de  Kinkcr,  Barchou  de  Penhoën  comparait  les  facultés  à 
un  moule  toujours  caché  et  dont  la  forme  ne  se  révélerait  que 
dans  les  choses  auxquelles  il  l'aurait  imprimée,  cet  historien 
aurait  plus  nettement  défini  sa  pensée,  sinon  celle  de  Kant, 
en  disant  que  jamais  nos  facultés  ne  sortent  de  cette  mysté- 
rieuse obscurité  pour  se  montrer  imposant  aux  choses  leurs 
formes.  Evidemment  les  lignes  que  nous  avons  reproduites, 
prises  ensemble,  n'ont  un  sens  que  si  elles  signifient  que  nous 
ne  voyons  jamais  nos  facultés  opérer  comme  il  y  est  dit  qu'elles 
opèrent;  que  nous  voyons  les  résultats  de  telles  opérations, 
sans  voir  que  c'est  d'elles  qu'ils  sont  les  résultats.  Comment 
Kant  parvient-il  à  discerner  dans  ce  qui  apparaît  (dans  les  phé- 
nomènes) les  éléments  imposés  par  ce  qui  n'apparaît  pas  (par 
les  actes  mystérieux  de  nos  facultés),  d'avec  les  éléments  qui 
viennent  d'autre  chose,  mais  qui  n'apparaît  ni  plus  ni  moins  ? 
Barchou  de  Penhoën  donne  à  peu  près  la  même  réponse  que 
Kinker.  Aussi  certainement  que  la  forme  constante  des  ma- 
tières diverses  qui  sortent  d'un  moule  est  la  forme  qu'elles 
ont  reçu  de  ce  moule,  les  formes  constantes  de  l'expérience 
sont  celles  que  nos  facultés  lui  imposent.  Outre  ce  caractère, 
la  constance,  commun  à  tous  les  éléments  dont  nos  facultés 
sont  l'origine,  il  y  a  des  moyens  propres  à  découvrir  soit  les 
éléments  qui  procèdent  de  notre  sensibilité,  soit  ceux  qui  pro- 
cèdent de  notre  entendement.  Nous  ne  connaissons  pas  immé- 
diatement les  formes  de  notre  entendement,  ses  actes;  mais 
nous  pouvons  les  découvrir  dans  les  jugements  qu'il  porte  et 
«  dans  les  conceptions  qu'il  a  formées  au  moyen  de  ces  juge- 
ments »  (io4).  Ainsi,  les  formes  que,  par  ses  actes  mysté- 
rieux, l'entendement  impose  aux  phénomènes,  sont  les  mêmes 

Il  va  de  soi  que  dans  ce  texte  le  mot  impression  ne  doit  pas  signifier 
sensation,  mais  bien  action  reçue  des  choses  par  des  facultés  inconscientes, 
à  l'occasion  de  laquelle  celles-ci  s'exercent,  et  qui,  comme  elles,  n'apparaît 
pas  à  la  conscience.  C'est  seulement  le  produit  de  cette  action  et  de  cet 
exercice  combines,  qui  apparaît  à  la  conscience. 
(104)  Ibid.,   T.   I,   p.   257. 


DESTUTT  DE  TR.VCY,  DAUNOU  ET  l' ((  EXPOSITION  »  DE  KINKER       176 

que  celles  que,  dans  ses  actes  conscients  de  juger,  il  donne  à 
ses  jugements.  Les  phénomènes  seront  donc  toujours  confor- 
mes aux  concepts  de  l'entendement,  aux  catégories.  La  théorie 
que  Barchou  de  Penhoën  prête  à  Kant,  si  nous  la  comprenons 
bien,  fait  reposer  cette  conformité  sur  cette  espèce  de  paral- 
lélisme des  deux  sortes  d'actes  de  l'entendement. 

Plus  loin,  Barchou  de  Penhoën  entreprend  d'expliquer 
les  rapports  des  facultés  avec  l'unité  de  la  conscience  de  soi. 
Les  subordonnant  toutes  à  cette  unité,  il  apparaît  qu'il  s'est 
souvenu  ici  de  ce  qu'avait  dit  Villers.  Pour  faire  comprendre 
comment  il  conçoit  cette  subordination,  il  figure  chacune 
d'elles  non  plus  par  un  cachet  ou  un  moule,  mais  par  un 
cercle.  «  La  sensibilité,  l'entendement,  la  raison,  dit-il,  peu- 
vent encore  être  représentés  sous  la  forme  -de  trois  cercles 
concentriques.  Le  moi  serait  au  centre.  Toutes  les  impressions 
faites  par  les  objets  extérieurs  devraient  nécessairement  tra- 
verser ces  trois  cercles  pour  arriver  jusqu'à  lui;  mais,  à  cha- 
cun de  ces  cercles,  toute  impression  de  ces  objets  subirait  une 
certaine  modification...  Il  va  sans  dire  que  nous  em2:)loyons 
cette  image  uniquement  comme  image.  Tous  ces  cercles  que 
nous  faisons  distincts,  au  sein  de  la  mystérieuse  unité  du  moi, 
se  confondent,  rentrent  les  uns  dans  les  autres.  Le  moi  et  ses 
facultés  les  plus  diverses,  ne  sont  et  ne  peuvent  être  autre 
chose  qu'un  vrai  point  mathématique  »  (io5).  Voici  comment 
il  achève  sa  comparaison.  «  Or,  l'impression  faite  sur  le 
cercle  le  plus  éloigné  du  moi  par  les  objets  extérieurs  ne  se 
meut  pas  d'elle-même  pour  arriver  jusqu'à  notre  centre  intel- 
lectuel, jusqu'à  notre  moi.  Il  existe  une  force  qui,  la  prenant 
à  l'instant  même  ovi  elle  se  manifeste  à  ce  point  où  nous 
sommes  en  contact  avec  le  inonde  extérieur,  la  fait  passer 
successivement  à  travers  ces  trois  cercles,  la  montre,  sous  les 
trois  aspects  qui  en  résultent,  au  moi  demeuré  spectateur  im- 
mobile. Cette  force,  c'est  la  spontanéité  du  moi,  c'est  cette 
activité  intellectuelle  au  moyen  de  laquelle  nous  agissons  for- 

(105)  Ibid.,   T.  I,  p.  272. 


176         LA   FORMATION  DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE  EN  FRANCE 

cément,  nécessairement  sur  les  impressions  que  nous  avons 
d'abord  reçues  passivement  des  objets  extérieurs.  Son  mode 
d'action,  c'est  le  jugement.  Il  y  a  toujours  jugement,  en  effet, 
dès  que  nouo  adjoignons  aux  objets  les  attributs  du  temps  et 
de  l'espace;  il  y  a  de  même  jugement,  quand  nous  détermi- 
nons une  chose  par  rapport  à  la  quantité,  à  la  qualité,  à  la 
relativité,  à  la  modalité;  c'est  de  même  au  moyen  d'une  série 
de  jugements  que  la  raison  parvient  aux  idées  du  monde,  de 
Dieu,  de  l'homme  intellectuel  »  (106).  Le  plus  grand  défaut 
de  ce  passage  est  d'être  en  désaccord  avec  tout  ce  qui  le  pré- 
cède. Barchou  de  Penhoën  n'a  pas  su  maintenir  la  distinction 
qu'il  avait  d'abord  faite  entre  les  actes  cachés  de  l'esprit  et  ses 
actes  conscients.  Les  actes  par  lesquels  nos  impressions  re- 
çoivent de  nos  facultés  (des  cercles,  des  moules)  certaines 
formes,  étaient  des  actes  dont  nous  ne  pouvions  aucunement 
avoir  conscience;  maintenant  ces  actes  sont  confondus  avec 
l'acte  de  juger.  Il  se  peut  que  le  §  20,  dans  la  Déduction,  ait 
été  l'occasion  de  cette  confusion  (107).  Pourtant  il  n'était  pas 
cients.  Il  suffisait,  pour  cela,  de  l'interpréter  ainsi  : 

Parce  qu'elles  nous  appartiennent,  parce  que  notre  moi  les 
a  reçues,  nos  impressions  se  trouvent  êti'e  conformes  à  l'unité 
de  notre  moi;  soit  que  notre  moi,  les  saisissant,  la  leur  ait 
du  même  coup  imprimée,  soit  qu'elle  leur  ait  été  imposée 
par  les  conditions  nouménales  de  notre  moi  ou  par  tout  autre 
impossible   de  l'accorder  avec   l'hypothèse   des  actes   précons- 

(100)  Ihid.,   T.   I,   p.  275-27'î.. 

(107)  Kant  dit  en  cet  endroit  :  «  Le  donné,  qui  est  divers  dans  une 
intuition  sensible,  rentre  nécessairement  sous  l'unité  synthétique  originaire 
de  l'aperception,  puisque  Vunité  de  l'intuition  n'est  possible  que  par  elle. 
Mais  l'acte  de  l'entendement  qui  ramène  à  une  aperception  en  général  le 
divers  de  représentations  données  (qu'il  s'agisse  d'intuitions  ou  de  concepts) 
est  la  forme  logique  du  jugement.  Tout  le  divers  est  donc,  en  tant  qu'il 
est  donné  dans  une  intuition  empirique,  déterminé  par  rapport  à  une  des 
fonctions  logiques  du  jugement,  laquelle  le  ramène  à  une  conscience  en 
général.  Or  les  catcyorics  ne  sont  pas  autre  chose  (jue  ces  mêmes  fonc- 
tions du  jugement,  en  tant  que  le  divers  d'une  intuition  donnée  est 
déterminé  par  rapport  à  elles.  Le  divers  qui  se  trouve  dans  une  intuition 
donnée  est  donc  nécessairement  soumis  aux  catégories.  »  Crit.,  Trcm., 
p.  til,  2«  édit.  Voy.  le  texte  allemand,  p.  666  de  l'édition  Kehrbach. 


DESTUTT  DE  TRACV,  DAUNOU  r;T  l/ ((  EXPOSITION  »  DE  KÏNKËR       I77 

acte  mystérieux  qu'il  eût  plu  h  noire  historien  d'imaginer.  En 
vertu  de  l'un  quelconque  de  ces  actes  mystérieux,  au  moyen 
de  quoi  elles  arrivent  à  noire  conscience,  les  impressions  (ce 
mot  désignant  maintenant  les  sensations)  sont  conformes  à 
l'unité  du  moi  ou  de  la  conscience  de  soi,  en  ce  sens  qu'elles 
sont  susceptibles  d'être  subsumées,  au  moyen  du  jugement, 
aux  catégories,  qui  sont  l'expression  de  cette  unité,  et  d'appar- 
tenir par  là  à  notre  connaissance  des  objets  (loS).  En  tant 
qu'elles  nous  appartiennent  simplement,  elles  ne  sont  que  des 
déterminations  de  notre  sens  interne;  l'ordre  dans  lequel  elles 
nous  arrivent  n'est  qu'un  ordre  subjectif,  puisque,  notre  appré- 
hension étant  toujours  successive,  elles  se  succèdent,  même  si 
les  parties  de  l'objet  auquel  elles  doivent  être  rapportées  exis- 
tent simultanément.  Cependant,  et  aussi  parce  qu'elles  sont 
dans  le  sens  interne,  qui  est  entièrement  soumis  à  l'unité  de 
la  conscience  de  soi,  les  impressions  sont  avec  les  catégories 
dans  un  accord  tel,  qu'elles  sont  aptes,  comme  il  vient  d'être 
dit,  à  être  liées  en  des  représentations  par  le  jugement  d'expé- 
rience, qui  leur  confère  la  réalité  objective,  outre  la  réalité 
subjective  qu'elles  ont  comme  modifications  de  notre  sens 
interne  (109).  Les  phénomènes  qui  sont  les  objets  de  ces  re- 
présentations, occupent  dans  le  temps  des  places  qui  ne  peu- 
vent être  définies  par  rapport  au  temps  lui-même,  puisque  le 
temps  n'est  pas  perçu,  étant  seulement  la  forme  de  la  percep- 
tion; ni  par  rapport  à  la  suite  de  nos  états,  qui  n'est  que  sub- 
jective et  n'est  pas  la  même  chez  tous  les  sujets  ;  mais  par  cet 
enchaînement  des  phénomènes  dans  lequel  ceux  qui  précèdent 
déterminent  nécessairement  ceux  qui  suivent,  comme  le  temps 
qui  précède  détermine  le  temps  qui  suit  (iio).  Ainsi,  au  moyen 
du  jugement  appliquant  les  catégories,  les  phénomènes  sont 
rapportés  à  un  temps  en  général,  et  la  diversité  des  sensations 
est  ramenée  à  une  conscience  en  général.  —  En  résumé,  c'est 

(108)  Crit.,    Kehib.,    p.   171-Î72  ;   Trem.,    p.   203. 

(109)  Ibid.,  Kehrb.,  p.  187  ;  Trem.,     p.  217. 

(110)  Ibid.,  Kehrb.,  p.  188  ;  Trem.,  p.  218-219. 


I7S         LA   FORMATION    DE  L*INFLUËNCE   KANTIKNME   EN    FRANCE 

au  moyen  du  jugement  que  les  sensations,  et  toute  la  diversité 
de  nos  états,  sont  ramenées  à  une  conscience  en  général;  mais 
pour  cela  il  faut  qu'elles  puissent  entrer  dans  les  formes  du 
jugement.  Elles  le  peuvent  parce  que,  notre  conscience  étant 
une,  elles  se  trouvent  soumises  à  celte  unité,  dont  les  catégo- 
ries et  les  formes  du  jugement  sont  l'expression.  C'est  en 
vertu  d'un  acte  dont  nous  ne  pouvons  avoir  conscience,  qu'elles 
sont  soumises  à  cette  unité,  sans  laquelle  nous  ne  pouvons 
avoir  conscience  d'elles. 

Nous  avons  assez  marqué  que  le  faible  de  cette  théorie  est 
dans  la  supposition  d'une  certaine  propriété  de  notre  cons- 
cience, dont  nous  ne  pouvons  avoir  conscience  comme  telle, 
ou  d'une  activité  inconsciente  (qu'il  vaut  mieux  sans  doute 
appeler  activité  préconsciente,  pour  ne  pas  la  confondre  avec 
l'inconscient  de  la  psychologie);  et  que  si  la  possibilité  de  la 
connaissance  a  priori  est  incompréhensible  quand  on  fait  de 
la  conformité  des  phénomènes  à  celte  connaissance  le  résultat 
de  quelque  chose  qui  n'est  pas  nous,  elle  ne  se  comprend  pas 
mieux  quand  on  en  fait  le  résultat  de  ce  qui  est  en  nous  aussi 
mystérieux  à  nous-mêmes  que  ce  qui  n'est  pas  nous.  Par  là 
on  se  voit  conduit  à  souhaiter,  comme  nous  l'avons  dit  plus 
haut,  de  parvenir  à  rendre  indépendant  d'une  telle  supposi- 
tion l'idéalisme  trancendental,  idéalisme  dont  la  raison  d'être 
est  de  montrer  comment  la  connaissance  a  priori  est  possible. 
Cette  séparation  est  faisable;  elle  est  même  autorisée  par  Kant, 
s'il  est  vrai,  comme  l'affirme  N.  K.  Smith,  que  la  théorie  de 
l'activité  préconsciente  soit  la  théorie  de  ce  que  Kant  appelle 
«  les  actes  transcendentaux  de  l'esprit  »  et  qu'elle  constitue  la 
«  déduction  subjective  »,  dont  Kant  parle  comme  d'une  opi- 
nion qu'on  peut  repousser  sans  rien  rejeter  qui  soit  essentiel 
à  la  Critique,  pourvu  qu'on  reconnaisse  l'exactitude  de  la  «  dé- 
duction objective  »  (m).  N.  K.  Smith  estime  qu'en  réalité, 
cette  théorie,  la  déduction  subjective,  a  un  rôle  si  important 
dans  la  Critique,  que  celle-ci  peut  à  peine  s'en  passer.  Nous  ne 

(11!)  Ibid.,  Kehrb.,  p.  8-9  ;  Trem.,  p.  10, 


DESTUTT  DE  TRACY,  DATJNOtJ  ET  l' ((  EXPOSITION  »  DE  KÎNKER       I79 

voulons  pas  nier  que  celte  espace  d'hypothèse  ne  soit  un  des 
aspects  les  plus  curieux,  les  plu-;  originaux  de  l'idéalisme  kan- 
tien; mais  nous  montrerons  que  cet  idéalisme,  en  tant  qu'expli- 
cation de  la  possibilité  de  la  connaissance  a  priori,  doit  en 
faire  abstraction.  Pour  le  moment,  il  nous  faut  poursuivre  no- 
tre étude  des  anciens  commentaires  français,  qui,  du  reste,  va 
nous  faire  rencontrer  de  nouveau,  chez  Daunou,  cette  hypo- 
thèse sur  les  conditions  nouniénales  de  la  pensée,  ou  sur  l'acti- 
vité préconsciente  de  l'esprit. 

Le  mémoire  où  D.  de  Tracy  avait  critiqué  l'Exposition 
de  Kinker,  a  toujours  été  regardé  comme  le  témoignage  le 
plus  important  de  ce  que  les  idéologues  savaient  et  pensaient 
de  la  philosophie  spéculative  de  Kant.  Mais  on  peut  avoir  là- 
dessus  bien  plus  de  détails  en  lisant  les  annotations  que  Daunou 
avait  faites  sur  son  exemplaire  du  même  livre  de  Kinker  (112): 
elles  forment  ensemble  un  examen  minutieux  de  cet  ouvrage, 
efc  elles  montrent  quelques-unes  des  réllexions  qui  ont  abouti 
au  jugement  si  hostile  au  kantisme  qu'il  a  exprimé  dans  la 
note  que,  éditant  les  œuvres  de  Boileau,  il  a  mise  à  la  suite 
de  VAî'rêt  burlesque,  ainsi  que  dans  les  quelques  pages  de 
son  Cours  d'études  hisioriqu.es  et  dans  les  lignes  de  son  Dis- 
cours sur  la  vie  de  La  Harpe,  où,  défendant  la  littérature  clas- 
sique et  la  philosophie  idéologique  contre  le  romantisme  et  le 
cousinisme,  il  dénonçait  l'influence  de  Kant  comme  une  des 
causes  des  égarements  de  ces  nouvelles  écoles.  L'opinion  de 
Daunou,  parce  qu'elle  n'est  connue  généralement  que  d'après 
ces  trois  derniers  écrits,  a  pu  être  confondue  avec  les  juge- 
ments inconsidérés  portés  par  ceux  qui,  pour  s'épargner  la 
peine  de  comprendre  la  philosophie  kantienne,  se  sont  hâtés 
de  la  condamner.  La  note  jointe  à  l'Arrêt  burlesque  (ii3)  dé- 
butait par  ces  mots  :  «  Quelque  ridicule  que  soit  l'enseigne- 
ment scolastique  dont  Boileau  vient  de  se  moquer,  nous  igno- 

(112)  Cet   exemplaire    appartient   à    la    Bibliothèque    de   l'Université    de 
Paris. 

(lio)  Œuvres  de  Uoileuu,  ouition  Daunou,   1825,  ï.  III,  p.  125-1 '20. 


l8o         LA   FORMATION   DE   l'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

ronS  s'il  l'est  plus  que  celui  qui  s'est  introduit  de  nos  jours 
dans  certaines  écoles;  et  nous  serions  fort  tenté  de  regretter 
les  entités,  les  identités,  les  eccéités,  les  virtualités,  etc.,  s'il 
les  fallait  remplacer  par  les  doctrines  dont  nous  allons  tracer 
une  légère  esquisse.  »  Le  résumé  qui  suit  a  pu  être  fait  d'après 
Villers  ou  d'après  Kinker;  il  n'a  rien  de  remarquable.  Puis 
Daunou  cite  quelques  phrases  tout  à  fait  inintelligibles,  qu'il 
donne  comme  un  échantillon  du  galimatias  que  débitent  ordi- 
nairement les  sectateurs  de  Kant,  et  il  conclut  :  «  Despréaux, 
Pascal  et  Molière  auraient  versé  à  pleines  mains  le  ridicule 
sur  de  si  ténébreuses  théories,  si  elles  avaient  pu  éclore  au  mi- 
lieu du  siècle  qu'ils  éclairaient;  car  elles  sont  bien  plus  dérai- 
sonnables, bien  plus  nuisibles  que  celles  dont  ils  se  sont  mo- 
qués, plus  incompatibles  avec  la  saine  littérature  dont  ils 
étaient  appelés  à  offrir  de  si  beaux  modèles.  »  Dans  le  Discours 
préliminaire  sur  la  vie  de  La  Harpe,  nous  voyons  le  kantisme 
mis  au  nombre  des  calamités  venues  de  l'étranger,  a  Le  roman- 
tisme... nous  a  été  importé  avec  le  kantisme  ou  criticisme, 
avec  le  mysticisme,  et  d'autres  doctrines  de  même  fabrique, 
qui  toutes  ensemble  pourraient  se  nommer  obscurantisme  » 
(ri4).  Kant  n'est  pas  rendu  responsable  de  tous  ces  maux; 
mais  l'avènement  de  sa  doctrine  marque,  pour  Daunou,  le 
moment  où  la  philosophie  va  s'enfoncer  dans  des  ténèbres 
non  moins  épaisses  que  celles  d'oià  Descartes  et  Locke  l'avaient 
sauvée.  Daunou  s'en  prend  particulièrement  à  Cousin,  à  qui 
il  fait  le  même  reproche  que  Valette,  a  Toutes  les  doctrines 
vagues  se  sont  propagées  depuis  Kant,  tant  celles  qu'il  a  inveUf 
tées  ou   reproduites   que   plusieurs   autres   qu'il   n'avait   point 

(114)  P.  CLXXXI  de  l'édition  Daunou  du  Cours  de  Ultrralure  de  La 
Barpc,  T.  I,  1820.  Comment  1'  «  obscurantisme  »  s'associait-ii  au  kantisme 
dans  l'esprit  de  l'ancien  conventionnel  Daunou  ?  C'est  probablement  par  le 
romantisme,  qu'il  rencontrait  chez  Chateaubriand,  défenseur  du  catholi- 
cisme, et  chez  M™«  de  Staël,  admiratrice  de  Kant.  (Sur  Chateaubriand, 
!!'"«  de  Staël  et  la  renaissance  du  sentiment  religieux  en  France,  voy.  Ch. 
Adam,  La  philosophie  en  France,  Paris,  1894,  p.  11-32).  En  faisant  du  kan- 
tisme un  des  aspects  de  l'  «  obscurantisme  «,  il  se  rappelait  peut-être  aussi 
que,  comme  D.  de  Tracy  l'avait  noté,  Kant  est  entré  en  France  par  le  re- 
tour des  émigrés. 


DESTUTT  DE  TRACY,  DAUNOU  ET  l'  ((EXPOSITION))  DE  KINKER      iSl 

expressément  professées.  De  l'Allemagne  et  de  l'Ecosse,  elles 
ont  été  importées  en  France.  Depuis  ce  temps  on  nous  enseigne 
que  l'abstrait  précède,  éclaire  et  domine  le  concret;  que  l'abs- 
traction est  le  retour  de  la  variété  à  l'unité,  comme  l'expan- 
sion est  le  mouvement  de  l'unité  à  la  variété.  Je  ne  sais  pas 
bien  quel  est  l'acte  intellectuel  qui  peut  se  nommer  expansion; 
mais  l'abstraction  semble  supposer  que  nos  idées  sont  origi- 
nairement particulières...  ))  (ii5). 

Toutes  ces  paroles  acrimonieuses  attestent  l'irritation  qui 
le  prit  lorsque  certains  romantiques,  croyant  Kant  de  leur 
parti,  commencèrent  à  proclamer  la  puissance  de  sa  doctrine 
critique,  la  profondeur  de  ses  pensées,  auxquelles  la  plupart 
d'entre  eux  n'entendaient  rien  (ii6).  Elles  disent  combien  il 
s'affligeait  de  voir  que,  chez  les  philosophes,  l'idéologie 
condillacienne,  combattue  par  Cousin,  allait  être  de  plus  en 
plus  délaissée  pour  une  philosophie  éclectique  qui  lui  préférait 
une  doctrine  étrangère  encore  mal  connue  et  dont  il  pensait 
qu'il  n'aurait  pu  s'accommoder  qu'au  détriment  de  la  lucidité 
de  son  esprit.  Quelles  sont  les  raisons  qui  le  firent  juger  le 
kantisme  si  sévèrement,  c'est  ce  que  nous  apprennent  les  an- 
notations écrites  de  sa  main,  qui  couvrent  les  ftiarges  de  son 
exemplaire  de  VExposition,  et  qui  révèlent  aussi  avec  quel  soin 
il  l'avait  étudiée.  Nous  allons  en  reproduire  quelques-unes 
seulement,  car  il  n'est  pas  très  utile  de  les  connaître  toutes  : 
elles  se  répètent  souvent  les  unes  les  autres,  beaucoup  ne  con- 
cernent que  de  points  infimes  du  système  kantien,  un  plus 
grand  nombre  encore  n'ont  rapport  qu'à  des  explications  de 
Kinker  évidem.ment  défectueuses. 

Ces  annotations  sont  probablement  dune  date  antérieure  à 
l'édition  de  Boileau  (i825)  qui  contient  la  note  sur  Kant,  et  oct- 
tainement  postérieure  aux  premiers  succès  de  Cousin,  puisque 

(115)  Cours  d'études  historiques,  T.  XX,  leçons  faites  au  Collège  de 
France  en  1829-50,  éditées  en  1849.  p.  409.  Voy.  aussi  p.  309-580,  et  405- 
419  sur  Kant  et  l'histoire  universelle. 

(110)  Voy.  Albert  Counsoii,  De  la  légende  de  Kant  chez  les  romantiques 
Iranans  {Mélanges   Godelroid  Kurth,   T.   II,   Liège,   1908). 


ï82         LA  FOI\M\TION   DE  l'îWT.UENCK   KANTIKNNR   EN  FnANCE 

cèlui-ci  y  est  nommé  par  deux  foi>,  d'abord  à  la  page  53,  où  on 
lit  qu'il  aurait  appris  de  Kant  l'art  de  faire  passer  pour  des 
principes  évidents  de  vagues  rapprochements  d'idées,  et  à  la 
page  107,  oii  Daunou  a  écrit  :  «  Cette  définition  de  l'antino- 
mie de  la  raison  pure  avec  elle-même  est  tout  à  fait  dans  la 
manière  de  M.  Cousin.  » 

A  propos  des  antinomies,  nous  remarquerons  d'abord  cette 
objection  de  Daunou  (117)  :  «  L'auteur  s'est  abusé  en  croyant 
parler  du  monde  comme  d'un  tout,  lorsqu'il  n'en  parle  que 
comme  d'un  nombre  indéfini  d'êtres,  qui  ainsi  ne  pourraient 
être  comptes  l'un  après  l'autre  que  dans  un  temps  également 
infini  »  (p.  118).  Auparavant,  Daunou  avait  discuté  le  pre- 
mier point  de  la  première  antinomie,  qui  est  la  question  de 
selvoir  si  le  monde  a  eu  un  commencement  dans  le  temps; 
et  sur  le  second,  où  l'on  se  demande  si  le  monde  est  limité  dans 
l'espace,  il  avait  dit  :  «  La  nécessité  de  faire  aussi  une  série 
dé  l'espace,  suivant  la  catégorie  de  quantité,  le  jette  dans  un 
gâchis  d'idées  bien  plus  extravagant  encore.  L'espace  ne  pré- 
sente rien  qui  puisse  être  regardé  comme  des  conditions  de 
son  existence;  il  faut  cependant  trouver  en  lui  une  série  de 
conditions,  pOur  que  la  raison  en  fasse  une  idée  cosmologique. 
Oi",  l'espace  est  divisible  en  parties,  et  en  les  parcourant,  nous 
tâchons  de  les  rassembler  en  un  tout.  Mais  nous  ne  pouvons  les 
parcourir  que  successivement,  c'est-à-dire  que  cette  progression 
a  lieu  dans  le  temps;  et  il  en  résulte  par  conséquent  une  série. 
Il  ne  voit  pas  que  cette  série  n'est  que  celle  du  temps,  et  point 
du  tout  une  série  de  l'espace  »  (p.  109).  Daunou  ajoute  que 
c'est  encore  parce  que  son  système  a  besoin  que  l'espace  soit 


(117)  F.lle  est  comparable  à  ce  qu'a  dit  Coutiirat,  sur  le  même  sujet, 
flans  YhiUni  mathématique  (p.  .567  et  suiv.),  ft  notamment  dans  ce  pas- 
sape  :  «  Pour  prouver  que  le  monde  a  une  étendue  finie,  Kant  a  été  obligé 
de  rendre  successive  même  la  synthèse  des  parties  (essentiellement  simul- 
tanées pourtant)  de  l'espace,  et  cela  d'une  manière  pénible  et  détournée... 
On  voit  par  quel  artifice  Kant  a  dû  transformer  l'ensemble  des  choses 
coexistantes  en  une  série  successive,  afin  qu'un  temps  infini  fût  nécessaire 
pour  l'épuiser,  et  qu'elle  ne  fût  jamais  donnée  dans  sa  totalité.  »  Coulurat, 
De  Vinfini  ni'ilht'inaliquc,   Paris,    1S9G,   p.   572. 


DESTIjTT  de  TRAGY,  DAUiNOU  ET  l'  «  EXPOSITION  »  DE  KINKER      iSo 

une  série  de  conditions,  que  Kant  fait  de  l'espace  environnant 
la  condition  de  l'espace  environné. 

Ces  notes  sont  les  plus  significatives  de  toutes  les  ré- 
flexions de  Daunou  sur  la  cosmologie  rationnelle.  Étudiant  la 
critique  de  la  théologie  rationnelle,  qui  vient  ensuite,  il  écrit 
sur  l'argument  ontologique  et  sur  les  preuves  de  l'existence 
de  Dieu  en  général  :  «  Il  a  toujours  été  reconnu  que  l'existence 
de  l'être  qui  est  l'objet  de  la  théologie,  ne  pouvait  être  com- 
plètement démontrée  par  la  raison  spéculative;  elle  ne  peut 
conduire  qu'au  panthéisme,  et  c'est  là  qu'en  effet  elle  arrive 
guidée  par  la  notion  fondamentale  de  l'existence  nécessaire 
Le  Dieu  des  théologiens  ne  peut  être  révélé  à  la  foi  que  par  le 
sentiment  et  l'ensemble  des  affections  humaines  d'où  sont  tirés 
tous  les  attributs  qui  constituent  son  essence.  C'est  ce  que 
Kant  appelle  la  raison  pratique,  qui  ne  prouve  pas,  mais  per- 
suade »  (p.  i6o). 

Retournons  aux  parties  précédentes  de  VExposition,  qui 
traitent  des  points  les  plus  difficiles  d,e  la  Critique,  et  sont  lo 
sujet  des  appréciations  de  Daunou  les  plus  curieuses.  Il  estime 
que  la  réfutation  kantienne  des  paralogismes  de  la  psycholo- 
gie rationnelle  est  juste,  mais  inutile  dès  qu'on  substitue  à  la 
notion  fausse  du  moi,  admise  communément,  dont  cette  psy- 
chologie est  partie,  la  notion  vraie  qu'en  donne  la  psychologie; 
empirique.  «  Ce  n'est  que  dans  les  systèmes  communs  de 
psychologie  que  le  moi,  qui  est  bien  un,  simple  et  permanent, 
nous  paraît  un  sujet  substantiel  dont  toutes  nos  pensées  sont 
des  attributs,  sans  qu'il  nous  paraisse  lui  même  prédicat  d'au- 
cun autre  sujet.  Mais  cette  illusion  que  Kant  combat  d'une 
manière  péremptoire  dans  l'hypothèse  particulière  de  sa  philo- 
sophie critique,  se  trouve  absolument  détruite  par  une  théorie 
fondée  sur  des  analyses  plus  exactes  de  notre  système  sensiî'-e 
et  intellectuel,  dans  laquelle  le  moi  se  montre  évidenuncnt 
comme  la  résultante  naturelle  de  la  compénétration  des  per- 
ceptions successives  de  nos  idées  »  ("]>.  g^).  «  Le  moi  n'a  lieu 
que  par  'es  idées  et  dans  les  idées.  Il  n'est  que  la  compénétra- 


l84         LA  FORMATION  DE  l'lNFUIENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

tion  des  perceptions  simples  et  identiques,  ayant  pour  termes 
les  objets  divers  et  multiples  de  ces  idées  dont  il  se  distingue, 
sans  qu'il  soit  exact  de  dire  qu'il  s'en  sépare,  ce  mot  n'ayant 
point  ici  d'application  possible...  Que  le  moi  pur  et  simple  se 
distingue  des  objets  de  ses  idées,  c'est-à-dire  de  chacun  des 
■termes  des  perceptions  successives  par  la  compénétration  des- 
quelles il  a  lieu,  c'est  un  fait  qui  a  sa  raison  dans  la  nature 
même  des  idées,  et  ne  se  déduit  point  de  considérations  étran- 
gères. Je  ne  suis  point  mes  idées  :  à  plus  forte  raison  les 
objets  de  mes  idées  ne  sont-ils  pas  moi.  Tout  ce  que  je  per- 
çois est  perçu  hors  de  moi,  qui  ne  suis  proprement  que  le  fait 
de  cette  aperceplion,  au  milieu  de  toutes  les  existences  de  la 
nature  manifestée  »  (p.  99).  Ainsi,  selon  Daunou,  si  la  psycho- 
logie dite  rationnelle  n'a  jamais  conduit  qu'à  des  erreurs  psy- 
chologiques, c'est  parce  qu'elle  entend  procéder  sans  recourir 
à  l'observation  interne;  et  c'est  pour  la  même  raison  que  la 
méthode  kantienne  ne  pouvait  que  produire  «  un  roman  sur 
l'esprit  de  l'homme  regardé  comme  une  vaste  machine  cogni- 
tive...  »  (p.  56).  «  Ce  que  l'on  appelle  l'analyse  des  facultés 
de  l'âme,  dit-il  encore,  ne  peut  être  raisonnablement  autre 
chose  que  l'observation  des  faits  sensibles  et  intellectuels  dont 
nous  avons  conscience.  Il  n'y  a  en  nous  qu'une  propriété  im- 
médiate, celle  d'avoir  des  idées,  prenant  ce  mot  dans  le  sens 
le  plu5  général.  C'est  par  elles  que  tout  nous  est  donné,  nous 
et  ce  qui  n'est  pas  nous,  notre  moi  et  la  nature.  Et  c'est  parce 
que  ces  idées  ont  été  mal  conçues  a  priori,  qu'elles  sont  deve- 
nues dans  les  systèmes  psychologiques  la  raison  des  notions 
les  plus  bizarres  sous  lesquelles  on  s'est  représenté  un  principe 
pensant,  doué  de  facultés  actives  et  passives,  opérant  selon  des 
modes  propres  à  sa  nature,  en  un  mot  un  roman  tout  entier 
de  l'existence  humaine.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  nous 
n'y  trouvions  rien  de  réel  et  de  positif;  et  l'auteur  a  raison 
contre  lui  et  contre  tous  les  autres  de  dire  que  par  cette  pré- 
tention nous  ne  faisons  que  nous  égarer  dans  un  labyrinthe 
de  doutes  et  de  sophismes  »  (p.  97). 


DESTUTT  DE  TRACY,  DAU.NOU  ET  l' «  EXPOSITION  »  DE  KINKER       iSo 

Il  semble  à  Daunou  que  dès  l'Esthétique  transcendentale 
Kant  se  mette  en  contradiction  avec  ce  qu'enseigne  l'observa- 
tion intérieure.  «  C'est  une  absurdité  de  soutenir  que  nous  ne 
puissions  avoir  aucune  perception  de  la  sensibilité  sans  que  nous 
ayons  en  même  temps  l'idée  du  temps  ou  de  l'espace.  Nous 
avons  sans  cesse  mille  intuitions  sensibles,  sans  songer  jamais 
au  temps  ou  à  l'espace  (ii8).  Il  est  ridicule  de  supposer  qu'à 
la  première  couleur  ou  à  la  première  douleur  perçues,  ces  deux 
idées  en  aient  fait  nécessairement  partie.  Ce  sont  des  faits  de 
genre  tout  différent  des  perceptions,  et  qui  ne  se  présentent 
à  la  pensée  que  bien  longtemps  après  elles.  Percevoir  des 
couleurs  dans  l'espace  et  des  douleurs  dans  le  temps,  sont  des 
actes  de  l'entendement  et  non  de  la  simple  sensibilité.  »  «  Le 
temps  et  l'espace  ne  s'attachent  pas  plus  nécessairement  à  nos 
perceptions  d'objets  sensibles,  que  les  idées  d'unité  et  de  plu- 
ralité, et  tant  d'autres  »  (p.  i6).  «  Le  temps  et  l'espace  ne 
peuvent  être  perceptions,  puisqu'ils  ne  sont  pas  donnés  par 
l'action  des  objets  extérieurs,  et  ne  sont  pas  des  représen- 
tations des  objets  sensibles.  On  ne  voit  pas  pourquoi  ils  n'ont 
pa5  été  placés  parmi  les  catégories  de  l'entendement  »  (p.  17). 
«  Si  l'on  peut  comprendre  cette  supposition  de  formes  inhé- 
rentes à  des  facultés,  il  reste  toujours  à  concevoir  pourquoi 
celles  de  temps  et  d'espace  appartiennent  plutôt  à  la  faculté  de 
sentir  qu'à  celle  de  concevoir  »  (p.  17).  —  Puis,  quittant  le  ter- 
rain de  la  psychologie,  considérant  le  fait  même  sur  lequel 
Kant  fonde  sa  théorie  (la  nécessité  et  l'universalité  des  intui- 
tions de  l'espace,  du  temps  et  des  rapports  qu'ils  renferment), 
Daunou  note  que  ce  fait  pourrait  aussi  bien  se  retourner  contre 
elle.  ((  S'il  est  incontestable  que  le  temps  et  l'espace  font  né- 
cessairement, absolument,  généralem.ent  partie  de  toutes  les 
perceptions  de  l'expérience,  il  faut  en  conclure  qu'elles  sont 
de  l'essence  de  ces  perceptions,  et  qu'ainsi  les  perceptions  de 
notre  sensibilité  emportent  avec  elles  la  nécessité  et  la  géné- 

(118")  Nous   retrouverons   des   objections    semblables   chez    Degérnndo    et 
chez  Ikiine  de  Biran,   et  nous  indiquei'ons  comment  on  peut  y  répondre. 


ïR6         La   FOn>r,VTIOX   DE  l'influence   kantienne  en  FRANCE 

raliîé  de5  notions  de  l'espace  et  du  temps,  contre  l'assertion 
opposée  de  l'auteur  »  (p.  19).  Nous  croyons  que  cette  objection 
serait  plus  claire,  si  on  la  formulait  de  la  manière  suivante. 
L'espace  et  le  temps  sont  des  représentations  universelles  et 
nécessaires,  qui  fondent  des  propositions  universelles  et  néces- 
saires. Étant  aussi  des  éléments  constitutifs  de  l'expérience, 
tout  nous  apparaît  comme  si  l'expérience,  du  moins  en  partie, 
fondait  des  propositions  universelles  et  nécessaires;  il  ne  nous 
reste  donc  rien  pour  prouver  qu'elle  ne  le  peut  pas. 

En  analysant  l'Exposition  de  Kinker,  nous  avons  signalé 
W^mme  l'une  des  confusions  qui  la  gâtent,  celle  de  l'imagina- 
tion avec  l'entendement.  Voici  la  remarque  qu'en  fait  Daunou: 
«  Jusqu'ici  c'était  l'entendement  lui-même  qui  rassemblait  et 
réunissait  en  un  tout  les  perceptions  éparses  de  la  sensibilité. 
Maintenant  ce  n'est  plus  lui  qui  fait  cette  réunion;  c'est  une 
nouvelle  faculté  qui  est  chargée  de  rapprocher  les  diverses 
perceptions  partielles;  et  l'entendement  les  ramène  à  l'unité, 
comme  si  réunir  n'était  pas  la  même  chose  que  ramener  à 
l'unité  »  (p.  'JA}).  Pour  Daunou,  la  théorie  des  fonctions  syn- 
thétiques de  l'imagination  ou  de  l'entendement  n'explique 
rien.  Il  estime  qu'il  vaut  mieux  supposer  que  les  éléments  à 
unir  renferment  en  eux-mêrnes  le  principe  de  leur  union. 
((  Connaître,  c'est  concevoir,  c'est-à-dire  rassembler  en  un 
seul  tout  plusieurs  perceptions.  Ce  rassemblement  s'effectue 
par  un  agent  ;  'trieur  à  l'expérience;  et  cet  agent  est  la  fa- 
culté de  connaUre,  ou  cognition,  qui  est  originairement  en 
nous,  il  est  donc  évident  qu'ici  la  faculté,  le  pouvoir  de  faire, 
est  réalisée  en  substance  positive,  résidant,  je  ne  sais  com- 
ment, dans  la  substance  spirituelle,  âme.  Il  était  bien  plus 
ccv.rl  et  plus  compréhensible  de  supposer  que  les  perceptions 
se  réunissaient  d'ellcs-jnénics  en  une  conception,  un  seul 
tout,  par  une  ici  inhérente  à  leur  nature.  Nous  n'avons  rmlle- 
mcut  conscience  d'un  agent  (pii  lierait  en  nous  les  perceptions 
de  couleurs,  de  formes,  etc.,  qui  consliluent  notre  perception 
d'un  arbre  ou  d'une  pierre.  Celle  union  infime  d'objets  divers 


DESTUTT  DE  TRACY,  DAUNOU  ET  h'  «EXPOSITION»  DE  KINKER       187 

se  trouve  touie  formée  dans  notre  intelligence,  et  nous  donne 
le  tout,  sans  que  nous  l'ayons  opéré  de  notre  propre  fait  )) 
(p.  9,  V.  aussi  pp.  26  et  3o). 

Daunou  s'est  aperçu  que  le  mot  expérience  est,  dans  la 
langue  de  Kant,  un  des  plus  ambigus.  Il  remarque  que  ce  mot 
est  d'abord  pris  dans  un  sens  vulgaire  assez  vague.  «  Notez 
que  les  impressiorxS  immédiates,  ou  l'intuition  des  objets  sen- 
sibles, ou  l'expérience,  sont  synonymes  »  (p.  7).  Il  lui  semble 
qu'ensuite  Kant  entende  par  expérience  quelque  chose  qui 
n'est  ni  connaissance  ni  intuition  d'un  objet,  mais  qui  nous 
vient  du  dehors  et  à  l'occasion  de  quoi  se  produit  en  nous  une 
intuition  qui  n'est  pas  encore  une  connaissance.  «  L'expé- 
rience n'est  plus  ici  l'intuition  des  objets  sensibles,  c'est  sim- 
plement le  véhicule  extérieur  qui  met  en  action  les  ressorts 
de  la  cognition,  d'où  résulte  probablement  l'intuition,  hormis 
qu'elle  ne  soit  pas  une  connaissance.  Mais  que  sera-t-elle  donc  ? 
et  lui-même  ne  l'appelle-t-il  pas  une  connaissance  d'expé- 
rience »  (p.  9).  Plus  loin,  Daunou  dit  que  Kant  a  trop  souvent 
confondu  sous  le  mot  expérience  1'  «  expérience  des  sens  » 
et  r  «  expérience  en  général  »  qui  renferme  la  totalité  des 
objets  de  notre  connaissance  (p.  166)  (119).  Il  lui  reprochera 
d'avoir  fait  des  mots  forme  et  matière  un  usage  qui  a  été  l'oc- 
casion d'équivoques  non  moins  graves.  «  La  raison  pour  la- 
quelle vos  idées  sont  ici  totalement  embrouillées  et  inconsis- 
tantes, vient  de  ce  que,  1°  sous  le  nom  de  forme  vous  entendez 
tantôt  quelque  chose  qui  est  une  partie  de  votre  perception, 
tantôt  quelque  chose  qui  est  une  partie  de  votre  sensibilité,  et 
2°  sous  le  nom  de  matière  vous  entendez  également  tantôt  une 
chose  qui  est  une  autre  partie  de  cette  même  perception,  et 
tantôt  une  chose  qui  est  partie  des  noumènes  qui  vous  les  en- 
voient »  (p.  24)  (120). 

(110)  Nous  allons  revenir  sur  les  difficultés  inhérentes  à  celte  confu- 
sion. 

(120)  Selon  la  Criliquc,  l'espace  et  le  temps  sont  les  formes  de  l'intui- 
tion et  les  iormes  de  la  sensibilité,  et  c'est  pnrce  qu'ils  sont  les  formes 
de   la  sciisih.'lilé   'lu'iîf.  sont  les  forme?',   universelles  et  nécessaires  de  l'in- 


ï8S         LA  rOP.MVTIOX  DE  l'iXFLUENCE  kantienne  en  FRANCE 

Daunou  attaque  à  plusieurs  reprises  la  conception  kan- 
tienne de  la  réalité  du  monde  extérieur,  «  Que  sont  les  objets 
sensibles  qui  en  faisant  impression  sur  nous  produisent  des 
perceptions  immédiates,  sinon  ces  perceptions  elles-mêmes  ? 
Selon  Kant,  nous  ne  connaissons  pas  les  choses  en  elles- 
mêmes.  Nous  ne  pouvons  donc  parler  que  des  affections  de  no- 
tre sensibilité.  Or  ce  sont  ces  phénomènes  eux-mêmes  que 
nous  nommons  des  objets  sensibles.  Ainsi  ce  sont  les  phéno- 
mènes qui  agissent  sur  notre  sensibilité  passive,  et  produisent, 
quoi  ?  ces  phénomènes,  qui  existaient  déjà,  puisqu'ils  agis- 
saient »  (p.   i3;  V,  aussi  p.   20).   On  pourrait  répondre  qu'il 

tuilion.  En  tant  que  formes  de  l'intuition  et,  par  conséquent,  des  phéno- 
mènes, l'espace  et  le  temps  nous  apparaissent,  ils  sont,  comme  dit  Daunou, 
des  parties  de  la  perception  ou  des  phénomènes.  Mais  ils  ne  nous  apparais- 
sent pas  comme  formes  de  la  sensibilité.  Celles-ci  sont  ce  qui  impose  aux 
phénomènes  ces  formes  d'espace  et  de  temps  dans  lesquelles  les  phéno- 
mènes apparaissent,  et  qui  apparaissent  avec  eux,  ou  formes  de  l'intuition  ; 
mais  les  formes  de  la  sensibilité  n'apparaissant  pas  elle-mêmes,  elles  ne  sont 
pas  des  parties  des  phénomènes,  elles  appartiennent,  d'après  l'interpréta- 
tion de  Daunou,  au  noumène  qui  est  en  nous.  —  Le  mot  matière  est  employé 
par  Kant  de  telle  sorte  qu'on  a  pu  croire  qu'il  désignait  les  sensations. 
Mais  les  sensations,  appartenant  h  notre  sens  interne,  étant  par  cela  même 
soumises  au  moins  à  sa  forme,  le  temps,  ne  sont  pas  simplement  matière. 
Le  mot  matière  exprimerait  donc  une  notion  abstraite,  il  désignerait  seule- 
ment les  déti^rminations  matérielles  de  nos  représentations,  c'est-à-dire  celles 
de  leurs  déterminations  que  les  formes  de  notre  esprit  ne  produisent  pas. 
Mais  Daur.ou  a  songé  que,  chez  Kant,  ce  mot  devait  aussi  désigner  autre 
chose,  à  savoir  quelque  chose  qui  appartient  au  monde  des  noumènes,  qui 
en  est  envoyé  aux  formes  de  notre  esprit,  lesquelles  ne  sont  pas  non 
plus  des  phénomènes,  (autrement  dit,  quelque  chose  qui  est  un  noumène 
envoyé  de  certains  noumènes  à  d'autres  noumènes"),  et  qui  ne  nous  apparaît 
que  comme  phénomène  revêtu  des  formes  de  l'intuition  et  des  aulres  formes 
de  l'expérience  imposées  par  les  formes  de  notre  esprit.  Tel  est  bien  le 
«  roman  »  que  Daunou  ne  pouvait  digérer.  Nous  allons  lire,  en  effet,  dans 
u.ne  autre  de  ses  annotations,  que  le  criticisme  veut  que  le  phénomène,  la 
perception  que  nous  en  avons,  soit  «  le  résultat  d'une  action  de  quelque 
chose  du  dehors  qu'on  ne  connaît  pas,  sur  une  autre  chose  du  dedans 
(ySo.n  ne  connaît  pas  davantage  «  (p.  156).  F.t  plus  loin  nous  lirons  que, 
selon  ce  même  système,  les  phénomènes  sont  composés  de  deux  parties, 
dont  une  «  est  duc  aux  noumènes  hors  de  nous  "»,  et  l'autre  «  à  un  nou- 
mène qui  est  en  nous  «  (p.  150).  Kinker  a  donc  été  compris  par  Daunou  à 
peu  près  comme  nous  avons  indiqué  que,  aujourd'hui,  Kant  est  interprété 
par  N.  K.  Smith.  Ce  rapprochement  se  confirme  encore,  lorsque  ce  dernier 
commentateur  dit  que  la  matière  est  le  prodnit  de  facteurs  nouménaux 
agissant  sur  les  conditions  nouménales  du  moi  qui  constituent  notre  sensi- 
bilité.  N.   K.   Smith,    Comincnlaiu,   p.  276-277. 


DESTUTT  DE  TRAGY,  DAU.NOi:  ET  l'  «  l-Xl'OSlTION  ))  DE  KÏNivER      189 

n'y  a  là  pour  le  kantisme  aucune  difficulté.  Nos  sensations  sont 
des  effets  de  l'action  des  corps,  qui  sont  des  choses  sensibles 
ou  phénomènes,  sur  nos  sens.  Il  y  a  entre  ces  sensations  et  ces 
choses  la  même  sorte  de  relation  causale  qu'entre  plusieurs  de 
ces  choses  mêmes.  Nos  sensations  sont  des  événements  de  la 
nature  parmi  les  autres.  En  tant  qu'elles  s'expliquent  ainsi 
par  des  causes  naturelles,  elles  sont  sur  le  même  plan  que  les 
autres  phénomènes.  Mais,  en  tant  que  phénomènes,  elles  exi- 
gent encore  une  autre  explication,  elles  s'expliquent  par  une 
action  nouménale  :  elles  résultent  de  l'action  des  choses  en 
soi  sur  celles  des  conditions  nouménales  du  moi  qui  sont  les 
facteurs  de  notre  sensibilité  (121).  Par  là  Kant,  semble-t-il, 
sortirait  du  cercle  oià  Daunou  le  croyait  enfermé.  Mais  nous 
allons  voir  que  Daunou  n'a  pas  ignoré  cette  solution  et  qu'il 
la  tenait  pour  un  vain  faux-fuyant.  «  On  suppose  des  objets 
extérieurs  qui  font  des  impressions  sur  notre  sensibilité.  Et 
que  sont  ces  objets  extérieurs  ?  ïls  sont  une  certaine  somme 
de  ces  impressions  mêmes  qui  sont  supposées  néanmoins  avoir 
été  produites  par  eux.  Nous  faisons  donc  d'une  seule  et  même 
chose  une  cause  qui  est  hors  de  nous,  et  un  effet  qui  est  en 
nous;  et  dans  l'impossibilité  où  nous  nous  trouvons  de  conci- 
lier ces  deux  aperçus  contradictoires,  nous  passons  alternati- 
vement de  l'un  à  l'autre,  en  les  séparant  dans  notre  concep- 
tion et  en  cessant  ainsi  d'apercevoir  leur  identité  absolue.  De 
cette  manière  nous  avons  tantôt  des  objets  réels  agissant  sur 
nous  du  dehors,  et  formant  tous  les  êtres  de  la  nature;  et  tan- 
tôt il  n'y  a  plus  rien  dans  la  nature  que  nous-mêmes  et  les 
impressions  dont  nous  sommes  affectés.  Cependant  et  sous  ce 
dernier  point  de  vue,  l'idée  de  causalité  et  d'extériorité  se  re- 
présentent nécessairement,  en  nous  forçant  de  leur  trouver 
leurs  soutiens;  et  c'est  alors  que  nous  leur  trouvons  des  nou- 
mènes,  des  choses  réelles  et  en  soi,  qui  nous  demeurent  abso- 
lument inconnues,  et  auxquelles  malgré  cela  nous  n'hésitons 
point  à  leur  rapporter  la  cause  secrète  et  véritable  de  toutes 

(121)  Voy.    X.    K   Smitli,    Comm.,    p.   275-276. 


îf)0         LA    FORMAMON   DK   l/lNFLiraNCE    lîANTIÎîNNE   lîN   FIXA^CE 

nos  impressions,  qui  considérées  au  dehors  no  paraissent  plus 
que  des  phénomènes  et  de  simples  ai)parcnces,  provenues  de 
ces  noumènes,  c'est-à-dire  de  ce  qu'on  ne  sait  quoi  »  (p.  i34; 
V.  aussi  p.  59).  «  La  méprise  est  de  confondre  ces  existences 
[les  phénomènes  de  la  nature]  avec  le  fait  de  les  percevoir,  et 
d'imaginer  que  l'un  et  l'autre  ne  faisant  qu'un  seul  fait  iden- 
tique, est  le  résultat  d'une  action  de  quelque  chose  du  dehors 
qu'on  ne  connaît  pas,  sur  une  autre  chose  du  dedans  qu'on  ne 
connaît  pas  davantage...  »  (p.  i36).  «  Qui  comprendra  ce 
que  signifie  cette  apparence  des  choses  en  elles-mêmes  qui  ce- 
pendant nous  demeurent  inconnues  ?  II  nomme  cela  des  appa- 
rences de  ces  choses;  mais  puisqu'elles  sont  données  par  celles- 
ci,  comment  entend-il  qu'elles  ne  sont  rien  d  elles  .^>  Comment 
leur  refuse-t-il  une  réalité  quelconque,  en  disant  néanmoins 
cfue  ce  sont  les  chose?,  en  elles-mêmes  qui  elles-mêmes  appa- 
raissent ?  Ce  qui  achève  de  rendre  tout  cela  inintelligible, 
c'est  que  cette  apparition  des  choses  se  combine  avec  de  nou- 
velles choses  apparues  qu!  viennent  de  la  nature  de  notre 
sensibilité;  et  le  tout  ensemble  forme  ces  phénomènes  illusoires 
dont  une  partie  est  due  aux  noumènes  hors  de  nous,  et  l'autre 
partie  à  un  noumène  qui  est  en  nous.  Il  est  difficile  de  se 
faire  une  notion  plus  informe  des  premiers  éléments  de  la 
nature  de  nos  connaissances;  et  il  est  incroyable  qu'il  ima- 
gine avoir  donné  des  preuves  évidentes  de  ce  qu'il  appelle  ici 
la  phénoménalité  des  objets,  dont  il  fait  une  science  créée 
tout  nouvellement  par  la  philosophie  critique  qui  elle-même 
s'intitule  la  science  des  connaissances.  —  Qu'a  donc  fait  Kant  ? 
il  a  trouvé  établis  depuis  des  siècles,  un  idéalisme  d'un  côté, 
un  réalisme  de  l'autre,  au-dessus  desquels  planait  un  scepti- 
cisme parfaitement  raisonnable.  En  prenant  le  premier  en 
sous-œuvre,  il  l'a  appuyé  sur  des  suppositions  inconsistantes 
d'une  cognition  dont  il  fait  une  nature  propre  qu'il  substitue 
à  la  notion  commune  de  l'âme,  et  à  laquelle  il  attribue  des 
facultés  et  des  formes  beaucoup  plus  imaginaires  que  celles 
qui  avaient  paru  devoir  appartenir  à  celle-ci.  En  s'occupant 


DESTUTT  DE  TRACY,   DAU^OU  ËT  I,    ((  EXPOSITION  »  DR   KINKER       I()I 

ensuite  du  réalisme,  il  en  a  écarté  ce  qu'il  avait  de  sensé  et  de 
légitime  dans  le  sentiment  nécessaire  de  la  conscience  hu- 
maine, et  il  l'a  transformé  en  une  réalité  à  jamais  insaisissable, 
gisant  on  ne  sait  oii  ni  comment  hors  de  la  portée  de  toutes 
nos  connaissances.  Et  c'est  api  es  cela  qu'on  prétend  qu'il 
a  terminé  la  lutte  qui  existait  entre  les  deux  anciens  sys- 
tèmes, tandis  qu'il  n'a  fait  au  contraire  qu'accumuler  tous 
les  éléments  de  scepticisme  qu'ils  recelaient  l'un  et  l'autre,  et 
les  a  portés  sur  sa  prétendue  théorie  de  l'idéalisme  transcen- 
dental.  —  Il  faut  observer  au  surplus  que  cette  philosophie  cri- 
tique n'a  point  soutenu  longtemps  la  première  admiration 
qui  lui  avait  été  accordée  à  sa  naissance.  Il  suffisait  d'un  exa- 
men approfondi  des  hypothèses  sur  hypothèses  qui  en  fai- 
saient la  base,  pour  en  reconnaître  l'inanité.  Elle  a  dû  se  dé- 
truire totalement,  dès  que  l'on  s'attacha  à  fixer  les  notions 
ténébreuses  et  vagues  qui  paraissent  en  lier  tous  les  comparti- 
ments. Ce  qui  en  est  resté,  ce  sont  de  belles  et  précieuses 
analyses  détachées,  bien  suffisantes  incontestablement  pour 
placer  leur  auteur  parmi  les  premiers  hommes  de  génie  de  tous 
les  siècles  »  (p.  i5o). 

Cette  note,  la  dernière  que  nous  reproduirons,  représente 
bien  toute  l'opinion  de  Daunou  sur  l'idéalisme  transcendental, 
qui  est  le  fond  de  la  Critique.  Cette  opinion  est  que  l'idéalisme 
transcendental,  annoncé  par  son  auteur  et  par  ses  partisans 
comme  un  système  rigoureusement  démontré  et  découvrant  le 
fondement  de  ce  que  notre  connaissance  a  de  plus  certain,  est 
fait,  en  réalité,  d'hypothèses  que  voile  un  langage  ambigu,  à  la 
faveur  duquel  les  démonstrations  de  certaines  thèses  peuvent 
passer  pour  en  démontrer  d'autres  qu'on  énonce  dans  les  mê- 
mes termes  pris  dans  un  autre  sens.  Comme  nous  l'apprennent 
quelques  notes  que  nous  avons  citées,  Daunou  avait  observé 
que  l'ambiguïté  du  mot  expérience,  chez  Kant,  contribue  beau- 
coup à  cette  illusion.  De  nos  jours,  les  commentateurs  de  la 
Critique  reconnaissent  généralement  que  le  mot  expérience 
y  a  au  moins  deux  sens.  Mais  dès  qu'ils  entreprennent  de  lea 


If)2         LA   FORMATION   Dî':   L  INFLUENCE   KANTlFNNE   EN   PRVNCE 

définir,  lo  desaccord  et  l'incerlilndo  paraissent.  Toufefois  une 
opinion  semble  assez  répandue,  selon  laquelle  Kant  aurait  dé- 
signé par  ce  mot  tantôt  nos  sensations  brutes,  nos  intuitions 
sensibles  dont  nous  ignorons  encore  quels  rapports  elles  ont 
avec  le  système  des  objets  liés  selon  les  catégories,  c'est-à-dire 
avec  la  nature;  tantôt  la  «  connaissance  par  perceptions  liées  » 
(122),  dont  l'objet  e?t  ce  système,  la  nature.  La  difficulté  est 
de  préciser  le  premier  sens.  Pour  le  second  sens,  il  est  généra- 
lement admis  que  c'est  le  sens  nouveau  et  dans  lequel  Kant 
prend  ce  mot  le  plus  souvent  (laS).  L'expérience,  en  ce  second 
sens,  est  ceJle  dont  Kant  dit  qu'elle  est  unique,  (c  II  n'y  a 
qu'une  expérience  où  toutes  les  perceptions  soient  représentées 
comme  dans  un  enchaînement  complet  et  conforme  aux  règles: 
de  même  qu'il  n'y  a  qu'un  espace  et  qu'un  temps...  »  (12/i). 
Cette  expérience  une,  1'  «  expérience  en  général  »,  dont  l'ob- 
jet est  le  système  de  la  nature,  qui  est  un,  a  pour  sujet  la 
«  conscience  en  général  »,  qui  est  également  une.  Kant  oppose 
ce  sens  à  celui  qu'on  pense  ordinairement  quand  on  parle  de 
plusieurs  expériences;  mais  il  ne  précise  pas  ce  sens-ci  autre- 
ment qu'en  disant  que  ces  expériences  sont  autant  de  percep- 
tions qui  appartiennent  à  l'expérience  une,  et  que  l'unité  syn- 
thétique de  ces  perceptions  constitue  la  forme  de  l'expérience, 
qui  est  l'unité  synthétique  des  phénomènes  par  concepts.  Cela 
peut  signifier  que,  de  même  que  les  espaces  et  les  temps  ne 
sont  que  des  parties  de  l'espace  et  du  temps,  les  expériences 
ou  perceptions  sont  des  fragments  de  l'expérience  une,  ayant 
pour  objets  des  fragments  de  la  nature;  par  exemjDle,  le  soleil, 
cette  pierre,  réchauffement  de  cette  pierre  par'  le  soleil.  Ainsi 
entendues,  les  expériencete  sont  évidemment  soumises  aux 
mêmes  conditions  que  l'expérience  une;  elles  impliquent  les 
concepts  a  priori,  tels  que  le  concept  de  cause,  qui,  en  tant  que 
nous  rapportons  au  soleil  réchauffement  de  la  pierre,  enchaîne 

(122)  Crit.,   Kdirb.,   p.   078-679  ;  Trcm..   p.   iri2,  2^  édit. 

(123)  Vaihinger,  Commentar,  T.  I,   p.  177  ;  M.  K.  Smith.  Comm.,  p.  52, 

(124)  dit.,  Kelirb.,  p.  123  ;  Treni.,  p.  144-145,  1«  édit. 


DESTUTT  DE  TRACY,  DAUiNOU  ET  L*  ((  EXPOSITION  ))  DE  KINKEn       IgS 

ces  deux  choses  conformément  à  l'une  des  règles  qui  font 
qu'elles  appartiennent  à  l'expérience  une,  en  sont  des  parties. 
Au  fond,  il  n'y  aurait  ici  qu'un  sens  du  mot  expérience.  Mais 
il  se  peut  également  que  Kant  ait  voulu  dire  que  les  expé- 
riences sont  l'expérience,  abstraction  faite  de  son  unité,  de  sa 
forme,  c'estrà-dirc  de  tout  concept  a  priori.  Dans  ce  cas,  puis- 
que l'expérience  tient  de  son  unité,  des  concepts  purs,  son  ob- 
jectivité, les  expériences  n'auraient  pas  d'objets,  elles  se  rédui- 
raient à  ^  une  intuition  vide  de  pensée  »  (i25),  elles  «  ne  se- 
raient qu'un  jeu  aveugle  des  représentations,  c'est-à-dire  moins 
qu'un  rêve  »  (126).  Ici  le  mot  expérience  serait  pris  dans  le 
premier  sens,  oià  il  signifie  les  sensations  brutes.        . 

On  peut  encore  supposer  que  dans  la  pensée  de  Kant  la 
distinction  de  l'expérience  et  des  expériences  correspondait  à  la 
distinction  des  jugements  d'expérience  et  des  jugements  de 
perception.  Cette  comparaison,  rapprochant  le  jugement  de 
perception  du  premier  sens  du  mot  expérience,  écarte  l'inter- 
prétation que  l'on  adopterait  si  l'on  prenait  à  la  lettre  le  texte 
des  Prolégomènes,  et  selon  laquelle  nous  saisirions,  par  les 
perceptions,  des  objets  sans  les  catégories.  Si  un  jugement 
de  perception  se  distingue  d'un  jugement  d'expérience  en  ce 
qu'il  est  totalement  dépourvu  d'une  ou  de  plusieurs  catégo- 
ries, il  est  dépourvu  de  tout  objet.  John  Watson  soutient  pa- 
reillement que  c'est  une  erreur  de  croire  que,  pour  Kant,  nous 
ayons  dans  le  jugement  de  perception  une  connaissance  objec- 
tive indépendante  de  la  catégorie;  et  en  signalant  cette  erreur, 
il  s'imagine  avoir  réfuté  entièrement  l'objection  de  Stirling 
contre  la  théorie  kantienne  de  la  causalité  (127).  Cependant 
toute  la  difficulté  n'est  pas  résolue,  puisque  Watson  voit  bien 
que  le  mot  expérience  a  deux  sens,  mais  n'arrive  pas  à  les  dé- 
finir sans  contradiction.  Sa  définition  est  la  suivante  (128).  Le 

(125)  Ihid.,   Kehrb.,   p.   124  ;  Trem.,  p.   145,  l'""  édit. 

(126)  Ibid.,   Kehrb.,  p.  124  ;  Trem.,  p.  147,  1"  édit.  Le  rêve,  en  effet, 
pose  toujours  un  objet  ;  il  a  un  objet. 

(127)  J.  Watson,  Kant  and  his  cnglish  crilics,  chap.  V  et  VI. 

(128)  J.  Watson,   The  philosopby  ol  Kant  crplained,  1908,  p.  59. 


lÇ)/l  LA   l'IiIlMAl  ION    DK  L'ilNFLUlilNCE   EAATlKNiNE   EM    FKANCE 

mol  expérience  pcul  dabord  signifier  simplement  la  connais- 
sance de  telle  ou  telJc  chose  individuelle  comme  occupant  une 
certaine  place  dans  l'espace,  et  de  tel  ou  tel  événement  comme 
arrivant  à  un  certain  moment  du  temps.  Il  peut  aussi  signifier 
la  connaissance  des  objets  comme  tels,  comme  liés  en  un  sys- 
tème, et  non  simplement  l'appréhension  des  choses  et  des 
événements  sensibles  particuliers.  C'est  dans  ce  second  sens, 
pour  VVatson,  que  Kant  prend  le  mot  expérience,  quand  il 
parle  du  rôle  que  remplit  la  pensée  ou  l'entendcmenl  (;when 
he  speahs  oj  Ihe  work  of  thought  or  understanding) .  Mais  s'il 
est  vrai  que  selon  le  kantisme  —  et  c'est  ainsi  que  Watson  l'in- 
terprète —  il  n'y  a  pas  de  connaissance  d'objets  ou  d'événe- 
ments objectifs  qui  soit  vide  de  pensée,  indépendante  des  con- 
cepts de  l'entendement,  la  définition  du  premier  sens  donnée 
par  Watson  ne  signifie  rien.  Le  premier  sens  qu'il  a  essayé 
de  définir,  c'est  apparemment  le  sens  vulgaire.  Or  ce  sens  est 
vague,  et  l'on  ne  s'accorde  pas  sur  le  rapport  que  cette  expé- 
rience peut  avoir  avec  les  catégories  kantiennes.  Selon  Otto 
Liebmann,  Kant  n'a  réussi  à  démontrer  que  les  catégories 
sont  des  conditions  nécessaires  de  l'expérience  qu'en  prenant 
ce  mot  dans  un  sens  spécial  qui  assurément  les  implique,  en 
désignant  par  ce  mot  la  science  ou  connaissance  d'expérience 
(Erfahningswissenschafl)  (129).  La  démonstration  de  Kant  re- 
poserait donc  sur  une  pétition  de  principe  (i3o).  Riehl  sou- 
tient, au  contraire,  que  l'expérience  dont  Kant  démontre  que 
les  concepts  a  priori  sont  des  conditions  est  autant  l'expérience 
vulgaire  que  la  science  expérimentale.  11  rappeJle,  à  l'appui  de 
cela,  que  les  exemples  de  jugements  d'expérience  donnés  par 
Kant  sont  tirés  de  l'expérience  vulgaire.  L'expérience,  c'est  la 
représentation  d'un  objet  par  la  perception,  c'est  une  connais- 
sance qui  détermine  un  objet  par  la  perception  (i3i).  Mais 
ce  sens  est  encore  trop  étroit,  et  si  l'on  démontre  effectivement 

(129)  0.  liebmann,  Gedanken  und  Thatsachen,  iQùi,  T.  II,   p.  159. 

(150)  Vaihinger,   Comw..,   T.   I,   p.  221. 

(151)  Riehl,  Dcr  philosophische  Krilidumua,  2°  èdit.,  T.  I,  p.  537. 


DESTUTT  DE  TRACY,   DAUNOU  ET  l'  ((  EXPOSITION  ))  DE  KINKER       IQÔ 

que  cette  expérience  présuppose  certains  concepts,  on  a  tort 
de  répéter,  comme  fait  Riehl  (iSa),  que  par  là  l'empirisme 
est  réfuté.  Les  empiristes  pourraient  répJiquer  que  l'expé- 
rience dont  ils  prétendent  que  tous  les  concepts  dérivent,  n'est 
pas  ce  qu'il  a  plu  à  Kant  ou  à  ses  interprètes  d'appeler  expé- 
rience, n'est  rien  qui  soit  constitué  par  des  concepts,  mais  bien 
ce  qui  dans  l'expérience  est  proprement  empirique.  Or,  Kant 
ne  nie  pas  qu'il  y  ait  dans  l'expérience  quelque  chose  d'empi- 
rique et  d'irréductible  au  concept,  et  il  soutient  que,  récipro- 
quement, le  concept  pur  est  un  élément  de  l'expérience  irré- 
ductible à  ce  qu'eHe  a  d'empirique.  Ce  quelque  chose  qui  dans 
l'expérience  n'est  pas  un  concept,  qui  ne  doit  au  concept 
rien  de  ce  qu'il  est,  et  qui  n'a  besoin  du  concept  que  pour 
déterminer  un  objet,  pour  constituer  ensemble  la  représenta- 
tion de  cet  objet,  n'est-ce  pas  ce  que  Kant  entend  par  la 
«  simple  intuition  »  (i33)  ?  Les  simples  intuitions,  comme  le 
dit  Kant  au  même  endroit,  ont  pour  conditions  les  formes 
de  l'intuition;  donc  elles  sont  dans  le  temps,  elJes  y  arrivent 
les  unes  après  les  autres,  c'est-à-dire  dans  un  certain  ordre,  in- 
dépendamment des  concepts  qui  peuvent  les  accompagner  ; 
lesquels  concepts  (irréductibles  à  la  simple  intuition, 
comme  la  simple  intuition  leur  est  irréductible)  ne  sont  les 
conditions  nécessaires  que  de  l'expérience  ou  représentation 
objective.  Mais  ici  se  pose  une  question  que  nous  avons  déjà 
rencontrée  :  Comment  se  fait-il  que  ces  simples  intuitions  con- 
viennent aux  concepts,  par  exemple  au  concept  de  cause,  si 
bien  qu'après  avoir  perçu  certains  phénomènes,  nous  perce- 
vons certains  autres  phénomènes  qui  sont  toujours  les  mêmes  ? 
Nous  avons  vu  qu'il  y  a  dans  la  Critique  quelques  motifs  de 
croire  que  Kant  y  ait  fait  cette  réponse  :  Ces  intuitions,  ne  pou- 
vant arriver  à  notre  conscience  sans  se  trouver  dans  la  forme 
d'unité  qui  lui  est  originairement  propre,  sont  soumises  à  cette 
unité  et,  du  même  coup,  à  cette  sorte  d'unité  qu'est  l'ordre 

(152)  IhicL,   p.  484. 

(155)  Crit.,  Kehrb.,  p.  123  ;  Trem.,  p.  144,  l^e  édit. 


196         LA  FORMATION  DE  L*ÎNFLtENCË  KANTIENNE  EN  FRANCE 

des  inluilions  sans  lequel  elles  ne  conviendraient  pas  à  ces  con- 
cepts de  liaisons  synthétiques  de  tous  les  phénomènes  et  ne 
nous  permettraient  de  former  aucun  jugement  d'expérience 
ni,  par  conséquent,  d'acquérir  aucune  connaissance  de  la  na- 
ture. Mais  on  ne  prouverait  pas  la  vérité  d'une  telJe  réponse 
on  alléguant  qu'aucune  autre  hypothèse  n'explique  la  possibi- 
lité de  la  connaissance  a  priori  ;  car  l'hypothèse  que  présente 
celle  réponse  ne  l'explique  pas  davantage.  Supposons,  comme 
dans  cette  hypothèse,  quchpie  pouvoir  faisant  que  nos  intui- 
tions conviennent  à  certains  concepts,  nous  supposerons,  en 
conséquence,  que  nos  intuitions  conviennent  à  ces  concepts 
cl  que,  par  suite,  les  phénomènes  y  sont  conformes;  mais 
nous  n'aurons  pas  expliqué  pourquoi  nous  sdvous  qu'ils  y  sont 
conformes. 

Toute  celle  discussion  de  J'expérience  chez  Kanl  peut  se 
résumer  en  ces  quelques  mol-;.  Kanl  a  montré  qu'il  y  a  une 
certaine  expérience  donl  certains  concepts  sont  les  conditions. 
Pour  qu'elle  existe,  il  faut  qu'il  y  ail  avec  ces  concepts  quelque 
chose  de  sensible,  d'irréductible  à  ces  concepts  cl  qui  cepen- 
dant leur  convienne.  C'est  à  cet  élément  sensible  que  Daunou 
a  pensé  en  opposant  ce  qu'il  appelle  1'  «  expérience  des  sens  » 
i'i  1'  ((  expérience  en  général  ».  Comment  expliquer  la  conve- 
nance ou  conformité  de  ces  intuitions  sensibles  aux  concepts  ? 
Ce  n'est  assurément  pas  en  sujjposanl  en  nous  une  origine 
commune  à  ces  concepts  et  à  cette  conformité;  car,  si  celle 
conformité  a  besoin  d'être  expliquée,  si  elle  ne  se  comprend 
pas  de  soi,  on  né  comprend  pas  mieux  pourquoi,  d'où  le  con- 
cept dérive,  dériverait  encore  autre  chose  que  le  concept,  qui 
serait  précisément  ila  conformité  des  inluilions  à  ce  concept. 
Nous  verrons  qu'on  peut  soutenir  que,  dans  le  kantisme,  cette 
convenance  ne  reçoit  pas  d'autre  explication  que  celle  qu'y  re- 
çoivent les  déterminations  diverses  des  lois  particulières  de 
la  nature. 


CHAPITRE  V 


Degérando.  —  M™*  DE  Staël 

Fuyant  les  dangers  auxquels  le  coup  d'État  du  i8  fructi- 
dor rexpo?ait,  Camille  Jordan,  accompagné  de  son  ami  Degé- 
rando, alla  se  mettre  en  sûreté  à  Tubingue.  Us  passèrent  par 
l'Alsace,  oii  ils  firent  connaissance,  chez  le  poète  Pfeffel,  avec 
M"®  Anne  de  Rathsamhausen,  que  peu  après  Degérando  de- 
vait épouser.  Admiratrice  des  Allemands,  qui  «  sont  aujour- 
d'hui, disait-elle,  ce  que  nous  fûmes  au  siècle  de  Louis  XIV  », 
elle  conseilla  aux  deux  amis  de  lire  leurs  écrivains  dans  la 
langue  originale,  qu'ils  apprirent  avec  une  rapidité  étonnante, 
dont  elle  les  félicitait  en  môme  temps  qu'elle  leur  annonçait 
les  joies  que  sans  doute  allait  bientôt  leur  procurer  cette  litté- 
rature qu'elle  jugeait  supérieure  à  la  française  (i).  «  Je  vous 
avoue,  leur  écrivait-elle,  que  beaucoup  de  nos  ouvrages  fran- 
çais ne  me  paraissent  que  de  la  crème  fouettée  en  comparaison 
des  œiivres  de  ces  génies  profonds,  énergiques,  souvent  pleins 
de  grâce,  de  la  Germanie.  »  (2)  Mais  la  philosophie  de  Kant, 
dont  elle  les  entretint  plusieurs  fois,  ne  lui  agréait  point,  et 
elle  ileur  dit  sa  satisfaction  de  savoir  que  son  sentiment  à  cet 
égard  était  d'accord  avec  leurs  raisons.  «  Vous  pensez  bien, 
mes  chers  amis,  que  je  n'ai  pas  eu  la  prétention  de  compren- 
dre Kant,  quoique  j'aie  eu  celle  de  lire  son  principal  ouvrage; 
je  n'en  ai  saisi  que  ce  que  des  conversations  particulières  m'a- 

(1)  Lettres  de  la  baronne  de  Gérando,   Paris,  1880,   p.  46. 

(2)  Ibid.,  p.  79. 


198         LA  FORMATION   DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

valent  rendu  inlelligible,  et  Pfeffel  surtout  a  formé  mon  opi- 
nion sur  cet  homme  célèbre.  »  (3)  Elle  sait  que  le  scepti- 
cisme qui  paraît  dans  ses  ouvrages  n'est  pas  au  fond  du  carac- 
tère de  Kant:  le  doute  n'est  chez  lui  et  chez  ses  disciples  que 
l'aiguillon  de  la  recherche;  elle  le  croit  plus  pythagoricien  que 
sceptique,  mais  elle  ne  précise  pas  davantage  son  opinion  sur 
la  Critique:  c'est  une  œuvre  sur  laquelle  on  risque  trop  de  se 
tromper.  «  Il  a  un  langage  à  lui,  inconnu  au  reste  des  hom- 
mes; il  a  créé  des  termes  qu'on  n'a  pu  comprendre;  aussi  cha- 
cun l'interpTête-t-îl  à  sa  manière.  En  définitive,  il  me  semble 
qu'il  a  fait  jlus  de  mal  que  de  bien,  car  il  a  été  la  source  de 
plus  d'erreurs  que  de  vérités.  En  quoi  donc  consistent  sa  célé- 
brité et  des  hommages  qu'on  lui  rend  ?  Sans  doute  dans  le  goût 
qu'ont  les  hommes  pour  ce  qui  est  singulier,  extraordinaire, 
ou  même  iniatelligiblc  ;  c'est  beau,  c'est  sublime,  précisément 
parce  qu'ils  n'y  entendent  rien,  et  quand  ils  parviennent  à  dis- 
tinguer quelques  étincelles  au  milieu  des  ténèbres,  leur  amour- 
propre  est  satisfait  ;  ils  croient  en  savoir  plus  que  les 
autres.  »  (4).  Degérando  conservera  et  développera  dans  ses  ou- 
vrages cette  opinion  sur  la  philosophie  kantienne  et  sur  les 
causes  de  son  succès,  bien  qu'il  ne  se  contentât  pas  de  la  rece- 
voir de  M"®  de  Rathsamhausen  (5).  Pendant  qu'il  apprenait  à 
apprécier  les  écrivains  allemands  de  son  temps,  il  comptait 
parmi  eux  bon  nombre  d'admirateurs  de  la  nouvelle  philoso- 
phie ;  il  en  conçut  le  vif  désir  de  la  mieux  connaître  et  s'appli- 
qua ardemment  à  l'étudier,  u  Lorsque  j'en  commençai  l'étude, 

(3)  Ibid.,  p.  62. 

(4)  Ibid.,  p.  65. 

(5)  Nous  verrons  que,  dans  une  certaine  mesure,  M™^  de  Staël  par- 
tageait aussi  cette  opinion.  Elle  faisait  un  très  grand  cas  du  talent  épis- 
tolairo  de  M™e  de  Gérando.  (Préface  des  Lettres,  p.  X).  Voy.  aussi  :  Sainte- 
Beuve,  Nouveaux  Lundis,  T.  XII,  le  cliap.  sur  Camille  Jordan  ;  Picavet,  un 
chapitre  des  Idéologues  (Paris,  4891)  et  un  article  de  la  Grande  encyclo- 
pédie consacrés  ù  Degérando,  où  se  trouve  une  bibliographie.  Sur  la  place 
de  Degérando  dans  Thisfoire  de  la  pensée  française,  voy.  Doutroux,  Etudes 
d'hist.  de  la  philos.,  le  chapitre  relatif  à  la  philosophie  écossaise  en  France. 
Sur  l'influence  des  Degérando  dans  les  salons  lilléraires,  voy.  Ilerriot,  f^"» 
Récamier  et  ses  amis,  T.  I,  p.  48  ;  on  peut  consulter  aussi  la  Correspon- 
dance des  demoiselles  de  Berckheim, 


DECéHANDO,    —   m"'*    DE    STAËL  IQp 

déclaraif-il,  ce  fut,  je  ne  dirai  pas  avec  les  dispositions  les 
plus  impartiales,  mais  avec  les  préventions  les  plus  favorables, 
fondées  sur  l'opinion  d'Iiommes  qui  m'ont  inspiré  une  pro- 
fonde estime  ;  ...je  n'ai  rien  négligé  pour  découvrir  ce  qu'elle 
peut  renfermer  d'utile.  »  (6).  Il  lut  la  plupart  des  œuvres  de 
Kant  et  plusieurs  commentaires  allemands,  dont  il  a  donné 
la  liste  dans  son  Histoire  ;  Guillaume  de  Humboldt  lui  fournit 
quelques  indications  pour  l'orienter  parmi  les  continuateurs 
de  cette  philosophie  (7)  ;  M"®  de  Staël  lui  recommanda  de  ne 
manquer  aucune  occasion  de  s'entretenir  avec  Viillers,  qui, 
lui  disait-elle,  «  a  toutes  les  idées  du  nord  de  l'Allemagne 
dans  la  tête  »  (8).  En  dépit  des  éloges  de  IVP®  de  Staël,  il 
maintint  que  le  livre  de  Villers  était  certes  l'œuvre  «  d'un 
partisan  zélé  pour  sa  cause  »,  mais  qui  n'en  présentait  pas  la 
a  véritable  tendance  ».  Trop  obscur  pour  intéresser  les  hom- 
mes superficiels,  trop  superficiel  pour  contenter  des  penseurs, 
ce  livre  lui  paraissait  ((  de  peu  de  ressource  pour  l'étude  du 
criticisme  »  ;  il  lui  préférait  de  beaucoup  celui  de  Kinker,  mal- 
gré ses  lacunes  (9).  —  De  son  côté,  Villers  traitait  Degérando 
comme  tous  ceux  qui  n'étaient  pas  de  son  avis  :  il  n'eut  jamais 
pour  lui  que  des  paroles  dédaigneuses,  injurieuses  parfois  (10). 
M™®  de  Staël  tenta  sans  succès  de  faire  reconnaître  à  Villers 
les  mérites  du  u  bon  Degérando  »(ii),  et  ce  fut  en  vain  que 
celui-ci  lui  protesta  ses  ((  intentions  pacifiques  »  et  qu'il  sou- 
haita de  le  voir  revenir  à  des  (c  dispositions  plus  dignes  de 
lui  »  :  le  ({  bon  Degérando  »  demeura  dans  l'esprit  de  Villers 

(6)  Histoire  comparée  de.i  systcr^ies  de  philosophie,   Paris,   1804,  p.  177. 

(7)  Lettre  du  50  juin  1802,  dans  :  Hamy,  Les  Hiimboldt  et  les  Gérando, 
à  propos  de  quelques  autographes  ;  Académie  de  Lyon,  1906.  Dans  une  lettre 
du  22  juin  1808,  G.  de  Humboldt  dit  son  plaisir  à  s'entretenir  avec  Degé- 
rando de  métaphysique,  et  le  prie  de  lui  envoyer  son  Rapport  sur  les  pro- 
grès de  la  philosophie. 

(8)  Lettre  du  26  octobre  1803,  citée  par  Sainte-Beuve,  Nouveaux  lundis, 
T.  XH,   p.  299. 

(9)  Hist.,  T.  II,  p.  179,  note. 

{!0)  Villers,  Kant  %ugé  par  l'Institut.  Wittmer,  C/i.  de  Villers,  à  la 
table  alphabétique,  voy.  Degérando. 

(11)  Isler,   Briefe  an   Villers,    p.  275-276. 


300  LA    FORMATION    DE    L  INFLUENCE    KANTIENE    EN    FRANCE 

Je  «  doucereux  Degérando  »  (12).  Mais  il  connut  aussi  Stapfer; 
cela  lui  permit  de  constater  de  nouveau  que  les  mêmes  idées 
philosophiques  pour  lesquelles  Villor?  s'était  plu  à  quereller, 
pouvaient  bien  habiter  une  âme  paisible  et  se  défendre  dans 
un  langage  éloigné  de  toute  violence. 

Degérando  traita  de  la  philosophie  de  Kant  principale- 
ment dans  son  mémoire  sur  la  Génération  des  connaissances 
humaines,  qui  fut  couronné  par  l'Académie  de  Berlin  et  pu- 
blié en  rSoa,  et  dans  son  Histoire  comparée  des  systèmes  de 
philosophie,  relativement  aux  principes  des  connaissances 
humaines  (  Paris,  i8o4  ).  Dans  le  premier  ouvrage,  il  exami- 
nait rapidement  l'idéalisme  kanlien  ;  clans  le  second  iil  essayait 
de  montrer  la  doctrine  critique  dans  toute  son  étendue.  A  vrai 
dire,  il  n'y  faisait  souvent  que  répéter  ce  qui  avait  été  dit  par 
Villers  et  par  Kinker.  Cependant  cette  répétition  des  mêmes 
choses  sous  une  forme  différente  n'était  pas  inutile  ;  puis- 
qu'elles n'avaient  été  comprises, en  France, que  par  trop  peu  de 
lecteurs.  L'ignorance  011  les  Français  étaient  longtemps  restés 
des  nouveaux  systèmes  allemands,  leur  manque  de  préparation 
à  entendre  ;les  premiers  exposés  qu'on  leur  en  avait  fait,  se 

(12)  Lettre  de  Villers  à  Jacobi,  du  12  novembre  1808,  reproduite  par 
M.  Wittmer,  p.  509.  Ce  fut  pour  répondre  à  un  mémoire  que  Degérando 
avait  lu  à  la  classe  des  sciences  morales  et  politiques,  de  l'Institut,  et 
dont  il  ne  parut  qu'un  bref  résumé  fait  par  Lévesque  (Moniteur  universel, 
27  vendémiaire,  an  X),  que  Villers  écrivit  le  pamphlet  Kant  iugé  par  Vlns- 
titvt.  Le  Magasin  encyclopédique  (1802,  T.  IV)  en  publia  un  compte  rendu, 
signé  De  Gersdorf,  sous  le  titre  :  Kant  iagd  par  Vlnstitut  ;  Observations  sur 
ce  iugement,  par  un  disciple  de  Kant,  et  remarques  sur  tous  les  trois,  par 
un  observateur  impartial.  Le  même  auteur  développa  encore  son  opinion 
dans  un  article  Sur  les  notions  du  temps  et  de  l'espace  {Magasin  ency- 
clopédique, 1805,  T.  I).  Pour  lui,  Villers  n'a  su  ni  bien  comprendre  Kant 
ni  s'affranchir  de  sa  terminologie,  laquelle  n'est  pas  indispensable  à  l'ex- 
position de  sa  doctrine,  et  ne  peut  que  nuire  à  la  propagation  de  celle-c: 
hors  de  l'Allemagne.  Avoir  jugé  cette  doctrine  d'après  Villers,  sans  avoir 
lu  Kant,  telle  aurait  été  la  faute  capitale  de  Degérando.  Mais  Degérando 
s'empressa  de  repousser  ceUe  accusation  fatisse.  (Magas.  encycL,  1805,  T.  V). 
De  toute  cette  petite  dispute,  il  ressort  simplement  que  le  tort  commun 
de  Villers,  de  Degérando  et  aussi  de  Kinker  avait  été  de  prendre  poir 
la  parti(;  essentielle  du  kantisme  la  théorie  de  la  connaissance,  et  d'avoir 
insisté  sur  celle  de  l'espace  et  du  temps,  alors  que  Gersdorf  pensait  que 
la  partie  vraiment  importante  était  la  théorie  du  devoir. 


DEGÉRANDO.    — ■   M™'    DE    STAËL  201 

trouvaient  excusés,  dans  son  Histoire,  non  seulement  par  les 
événements  politiques  qui  avaient  retenu  leur  esprit  dans 
d'autres  soucis,  mais  il  rappelait  encore  que  Kant  n'avait  ga- 
gné l'attention  des  penseurs  de  son  propre  pays  que  sept  à  huit 
ans  après  la  publication  de  son  œuvre  maîtresse  (i3)  ;  il  ne 
peut  donc,  estimait-il,  y  avoir  que  de  la  sottise  à  s'étonner  que 
«  douze  ans  de  plus  se  soient  écoulés  avant  que  la  France  se 
soit  associée  à  l'admiration  de  l'Allemagne,  lorsque,  pour  arri- 
ver jusqu'à  Kant,  nous  avons  à  franchir  la  double  barrière  de 
deux  langues;  la  langue  allemande... et  de  plus  la  langue  même 
du   criticisme   »    (i4)- 

Ainsi  que  le  titre  de  son  Histoire  le  fait  pressentir,  Degé- 
rando  va  y  présenter  l'histoire  des  théories  de  la  connais- 
sance dominant  et  expliquant  toute  celle  de  la  philosophie. 
Dès  le  début,  il  dit  que  u  la  divergence  des  sectes  résulte  de 
la  diversité  des  systèmes  adoptés  relativement  aux  principes 
des  connaissances  humaines  »  (i5).  Il  devra  donc,  en  arrivant 
aux  systèmes  les  plus  récents  de  la  philosophie  moderne,  ré- 
server une  grande  place  à  celui  de  Kant  (i6).  Mais  au  moment 
de  l'aborder  il  s'avoue  pris  d'une  «  certaine  timidité  ».  Entre- 
prendre d"en  traiter,  surtout  de  la  manière  qu'il  croit  devoir 
le  faire,  c'est  beaucoup  oser,  «  lorsque  les  propres  disciples  de 
Kant  sont  si  souvent  accusés  de  l'avoir  mal  compris,  lorsque 

(lô)  Comment,  après  une  longue  indifférence  et  un  profond  silence, 
en  Allemagne,  une  foule  d'exégètes  laborieux  et  de  partisans  tumultueux 
s'est  attachée  à  l'œuvre  de  Kant,  Degérando  l'explique  d'une  manière  qui 
rappelle  autant  celle  de  Mérian  que  celle  de  !\P'«  de  Rathsamliausen.  «  Les 
obstacles,  dil-il,  qui  avaient  d'abord  repoussé  de  cette  étude  difficile,  qui 
l'avaient  environnée  comme  d'un  rempart,  servirent  à  retenir  captifs  ceux- 
mêmes  qui  se  trouvèrent  engagés  dans  ce  système,  et  comme  les  forces 
(•  ime  pénétration  ordinaire  étaient  épuisées  pour  le  comprendre,  peu 
d'hommes  en  conservèrent  assez  pour  le  juger.  »  Et  la  plupart  de  ces  der- 
niers, «  après  un  si  grand  sacrifice,  n'avaient  guère  le  courage  d'avouer 
au  public,  de  s'avouer  à  eu.x-mêmes  un  mécompte  qu'ils  auraient  entrevu  ; 
et  ils  s'attachaient  à  la  doctrine  en  raison  de  ce  sacrifice  même  :  ils 
évaluaient  son  mérite  par  ce  qu'elle  avait  coûté.  »  Hisl.,  2^  édit.,  2«  série 
(Paris,  1847),   T.   IV,   p.  594  ;  et  l^'^  édit.,  T.   II.   p.  250. 

(14)  fe  édit.,   T.  II,   p.  172. 

(15)  Ibid.,  T.  I,  p.  24. 

(16)  Ibid.,  T.  I,  p.  33. 


202  LA  FORMATION   DE   L'iNFLUENCE   KANTIENNE  EN   FRANCE 

ceux  qui  se  permettent  de  combattre  quelqu'une  de  ses  opi- 
nions, sont  assurés  d'avance  de  ne  pouvoir  échapper  à  cette 
accusation.  »  (17).  Degérando,  en  effet,  ne  se  propose  pas  d'en- 
registrer passivement,  comme  Kinker,  les  idées  qui  ont  révo- 
lutionné l'Allemagne  philosophique,  et  encore  moins  de  prê- 
ter à  ce  qu'elles  peuvent  avoir  de  force  persuasive  cette  véhé- 
mence de  paroles  sur  laquelle  Villers  avait  le  plus  compté  pour 
réduire  au  silence  l'école  française.  S'il  veut  contribuer  à  leur 
propagation,  ce  ne  sera  pas  sans  avoir  cherché  à  en  faire  con- 
naître aussi  la  juste  valeur.  Ainsi  son  étude  du  kantisme  se 
distingue  de  celles  de  ses  deux  principaux  devanciers  en  ce 
qu'elle  est  non  seulement  analytique,  mais  critique.  L'intérêt 
de  ce  qu'il  dit  du  kantisme  réside  surtout  dans  cette  critique 
qu'il  en  fait  ;  par  là  il  réussit  à  se  faire  mieux  comprendre  que 
Villers  et  que  Kinker  ;  et  il  avait  plus  de  chances  d'y  réussir, 
car,  en  général,  la  pensée  des  interprètes  d'une  œuvre  difficile 
apparaît  mieux  dans  leurs  appréciations  de  ce  qu'ils  sont  arri- 
vés à  y  voir,  que  dans  leurs  simples  analyses,  lesquelles,  pres- 
que toujours  faites  avec  la  crainte  du  reproche  d'inexactitude, 
sont  des  reproductions  plus  ou  moins  sommaires  de  l'original, 
qui,  par  conséquent,  ne  laissent  voir  entre  elles  que  de  petites 
différences,  alors  même  qu'il  en  est  de  grandes  dans  les  idées 
qu'y  attachent  leurs  divers  auteurs.  Pour  l'histoire  du  kan- 
tisme en  France,  les  objections  de  Degérando  ont  une  autre 
importance  que  celles  de  Destutt  de  Tracy  et  de  Daunou.  Au 
lieu  que  Destutt  de  Tracy,  qui  n'avait  lu  Kant  que  dans  les 
pages  d'une  traduction  auxquelles  il  ne  savait  guère  quel  sens 
donner,  nous  fait  connaître  dans  son  mémoire  un  jugement 
qui  a  rapport  avant  tout  à  l'abrégé  de  la  Critique  composé  par 
Kinker  ;  et  que  Daunou,  qui  semble  venu  plus  tard  à  l'étude 
de  ce  système,  après  DegAando  lui-mêm.e  et  après  Cousin, 
nous  a  laissé  des  remarques,  plus  précises,  sans  doute,  mais 
qui  ne  concernent  encore  Kant  qu'indirectement  ;  chez  De- 
gérando, qui  a  lu  Kant  dans  le  texte  allemand  et  fréquenté 

(17)  Ibid.,  T.  II,  p.  177. 


DEGÉRANDO.    M™®    DE    STAËL  2o3 

plusieurs  des  adeptes  de  sa  doctrine  ou  de  celles  qui  en  sont 
issues,  nous  assistons  pour  la  première  fois  à  la  rencontre 
directe,  au  contact  immédiat,  qui  a  été  aussi  un  conflit,  de 
l'idéologie  française  avec  l'idéalisme  kantien. 

Degérando  essaye  de  définir  la  différence  de  méthode  qui 
oppose  radicalement  l'une  à  l'autre  ces  deux  écoles  philoso- 
phiques. L'école  française,  de  même  que  l'anglaise,  s'est  fon- 
dée sur  une  psychologie  qui  est,  dit-il,  «  un  recueil  d'observa- 
tions de  détail  sur  les  opérations  de  l'esprit  humain  »,  elle 
suit  la  méthode  expérimentale  ;  l'école  de  Kant,  au  contraire, 
«  se  fonde  sur  une  méthode  a  priori,  fait  ou  prétend  faire  abs- 
traction de  toutes  les  données  de  l'expérience,  considérer  la 
raison'  d'une  manière  antérieure  à  l'observation  de  ses  pro- 
duits, la  considérer  dans  la  déduction  des  connaissances  qu'elle 
tire  ■entièrement  de  son  propre  fonds...  »  (i8).  Il  s'ensuit  que 
le.3  expressions  ((  lois  de  nos  facultés  »,  «  conditions  de  leur 
exercice  »,  ont  dans  la  langue  de  Kant  une  signification  au- 
tre que  celle  qui  leur  est  donnée  ordinairement  par  les  philo- 
sophes. «  Tous  les  philosophes,  en  effet,  admettent  que  nos 
facultés  ne  se  déploient  que  suivant  certaines  règles,  celles  de 
l'attention,  de  l'association,  etc.  Mais  ce  ne  sont,  au  gré  du 
criticisme,  que  des  lois  empiriques  ;  celles  qu'ils  [les  kantis- 
tes]  établissent  expriment  des  intuitions,  des  notions,  des 
idées  »  (19).  Il  y  a,  d'après  eux,  trois  facultés  dont  ces  trois 
sortes  d'éléments  sont  produits,  à  savoir  la  sensibilité,  l'enten- 
dement, la  raison,  qui  sont  tellement  liées  entre  elles,  subor- 
données les  unes  aux  autres,  qu'elles  ((  composent  une  sorte 
•de  hiérarchie  logique  dont  la  sensibilité  forme  la  base,  dont 
la  raison  occupe  le  sommet.  Malgré  ces  rapports  elles  sont 
distinctes  par  leur  nature,  leurs  fonctions,  leurs  propriétés,  et 
cette  distinction  et  fondamentale  dans  le  criticisme  »  (20).  Les 
trois  sortes  d'éléments  qui  en   dérivent   sont   donc  également 

(18)  Ihid.,  T.  ir,  D.   !<S8. 

(19)  Ibiâ...  T.  II,  p.  205,   noie. 

(■20)  Ihid..   T.   II,   p.  191.  • 


2o4         LA   FORMATION  DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE   EN  FRANCE 

distincts,  et  tous  ces  éléments  sont  des  éléments  a  priori.  Mais 
ces  intuitions  a  priori,  ces  notions  a  priori,  etc.,  ne  «ont  pas 
des  idées  innées.  «  Si  elles  sont  antérieures  aux  perceptions  sen- 
sibles, c'est  seulement  dans  l'ordre  de  la  raison,  et  non  dans 
l'ordre  du  temps.  Elles  ont  leur  fondement  en  nous-mêmes  ; 
mais  elles  ne  se  produicnt  qu'à  l'occasion,  à  la  suite  des  mo- 
difications sensibles.  Elles  ne  peuvent  exister  séparément  de 
ces  modifications  ;  et  sans  elles,  elles  demeureraient  inanimées 
et  vides  de  sens  »  (21).  Les  intuitions  a  pj'iori,  ou  intuitions 
pures,  nécessaires,  originaires,  primitives,  fondées  dans  la 
nature  même  de  notre  sensibilité,  sont  l'espace  et  le  temps. 
L'espace  appartient  proprement  au  sens  externe  ;  le  temps,  au 
sens  interne. 

De  la  distinction  kantienne  du  sens  interne  et  du  sens 
externe  Degérando  donne  une  explication  trop  incertaine,  qui 
est  la  suivante.  Les  choses  qui  nous  affectent  sont  de  deux 
sortes  :  nous  sommes  affectés  par  des  choses  différentes  de 
nous-mêmes  (extérieures),  nous  le  sommes  aussi  par  nous- 
mêmes  ;  ((  de  là  deux  espèces  de  sensations,  l'une  externe, 
l'autre  interne  occasionnée  par  notre  activité  propre  et  inté- 
rieure »  (22).  Il  faut  ici  ou  que  Degérando  se  soit  exprimé 
inexactement  ou  bien  qu'il  y  ait  eu  réellement  de  l'incohé- 
rence en  ce  point  de  son  interprétation  ;  car  il  n'ignorait  pas 
que,  pour  Kant,  toutes  nos  sensations,  toutes  nos  modifica- 
tions, appartiennent  au  sens  interne  et  sont  par  là  soumises 
au  temps.  Pour  trouver  un  sens  à  ce  que  dit  Degérando,  nous 
pouvons  donc  supposer  que  tout  cela  signifie  que  «  notre  ac- 
tivité propre  »  a  sa  part  dans  toute  action  par  laquelle  nous 
sommes  effectés  ou  modifiés,  même  dans  celle  dont  résulte  les 
sensations   composant  nos  représentations   externes. 

La  théorie  du  sens  interne  se  rattache  à  Ja  théorie  de 
l'aperception  et  par  celte  dernière  à  celle  de  l'entendement  et 
de  l'imagination  ;  ensemble  elles  consliluent  toute  la  Déduc- 

(21)  Jbid.,  T.  II,  p.  209. 

(22)  Ibid.,   T.  II,  p.  194. 


DEGERANDO.    M™"    DE    STAËL  300 

tion  transcendeniale.  Il  ne  faut  pas  attendre  de  Degérando 
qu'il  nous  donne  là-dessus  plus  fie  lumière  que  les  autres. 
Ce  qu'il  en  dit  se  résume  à  ceni  :  «  L'acte  de  la  conscience,  en 
s'unissant  à  la  sensation,  la  convertit  en  perception...  L'acte 
de  la  conscience,  lui-même  est  aussi  nommé  aperception.  Il 
consiste  à  distinguer  ce  qui  est  perçu  du  sujet  qui  per- 
çoit »  (33).  «  L'entendement  exerce  ses  fonctions  par  la  pen- 
sée, c'csl-à-dire  par  cet  acte  qui  nunène  à  l'unité  la  variété  des 
perceptions,  soit  en  concevant  ou  formant  des  notions,  soit 
en  jugeant  ou  rapportant  .les  perceptions  sous  les  notions  qui 
leur  correspondent  ;  soit,  enfin,  en  rassemblant  ou  plusieurs 
notions  sous  une  notion  plus  générale,  ou  plusieurs  jugements 
sous  un  jugement  plus  élevé  ))(2/j).  L'imagination  productrice, 
les  concepts  de  l'entendement,  les  formes  logiques  du  juge- 
ment, =ont  les  moyens  par  lesquels  se  fait  cette  «  alliance 
des  perceptions  variées  dans  l'unité  »  (20). 

Dans  un  tel  exposé,  il  est  bien  difficile  de  trouver  ce  que 
Degérando  avait  annoncé,  c'est-à-dire  autre  chose  qu'une  théo- 
rie psychologique.  On  pourrait  peut-être  répondre  pour  Degé- 
rando  que  dans  ces  passages  il  résume  seulement  les  parole-; 
de  Kant,  qui  ont  en  effet  donné  lieu  à  des  interprétations  psy- 
chologiques, et  que  s'il  y  a  toujours  en  celles-ci  quelque  vice, 
il  n'y  est  pour  rien.  La  chose  certaine  est  qu'une  théorie  psy- 
chologique décrivant  comme  Degérando  vient  de  le  faire  la 
seule  fonction  qu'elle  attribue  à  la  pensée,  celle  de  penser, 
ne  paraît  pas  suffire  à  constituer  l'idéalisme  transcendenial, 
à  résoudre  le  problème  dont  cet  idéalisme  était,  pour  Kant, 
la  seule  solution  possible.  C'est  ce  que  nous  avons  déjà  montré. 
Ni  par  celte  conversion  des  sensation-^  en  perceptions,  ni  par 
cette  alliance  des  perceptions  dans  l'unité  du  concept  auquel 
le  jugement  les  soumet,  par  aucune  opération  de  cette  sorte 
on   ne  rend  pleinement  compte  de  la  conformité  des  phéno- 

(23)  Ibid.,  T.  II.  p.  195. 

(24)  Ibid.,  T.  II,  p.  197. 

(25)  Ibid.,  T.  II,  p.  198. 


2oG         LA   FOnMAÏlON   DE   l'IiNFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

mènes  aux  concepts  ;  parce  qu'on  ne  rend  pas  compte  de  l'ap- 
titude  à    s'y   soumettre  que  possèdent  les   sensations   sur  les- 
quelles on  dit  que  ces  opérations  s'effectuent,  et  sans  laquelle 
elJes  ne  pourraient  s'effectuer.   Il  ne  paraît  pas,  dans  la  des- 
cription que  Degérando  en  donne,  que  ces  opérations  puissent 
être  l'action  par  laquelle  notre  pensée  impose  aux  i^hcnomènes 
ses   propres   formes,    et   qui,   au   dire  de   Kant,   est   la   condi- 
tion de  la  certitude  apodictique  qui  caractérise  notre  connais- 
sance  de   la    forme   des   phénomènes.     Degérando,    entendant 
Kant  de  la  façon  que  nous  avons  rappelée,   n'avait  donc  pas 
tort  de  confcsler  qu'il  eût  vraiment  établi  la  possibilité  de  la 
connaissance  a  priori.   «  Cette  certitude  apodictique  ou  abso- 
lue, dit-il,   devient  le  sujet  de  l'une  des  prétentions  les  plus 
marquées   et   les   plus    singulières    de   l'école    kantienne.    Elle 
pense  avoir  le  privilège  exclusif  d'établir,   d'une  manière  in- 
contestable,   la   certitude  apodictique  des  sciences  mathémati- 
ques, et  de  toutes  les  sciences  a  priori,  parce  qu'elle  les  fonde 
sur  les  formes  naturelles  et  nécessaires  de  nos  représentations, 
savoir,  les  premières  sur  la  forme  de  l'espace,  les  autres  sur  les 
notions  discursives  de  l'entendement  »   (26).  Cette  prétention 
du    crilicisme   serait-elle   rendue   légitime   par   la   supposition 
d'autres   opérations,    auxquelles    Degérando    avait    sans    doute 
songé  en  parlant  d'une  activité  propre  à  nous  qui  détermine- 
rait les  états  de  notre  sens  interne  comme  la  chose  en  soi  dé- 
termine  notre  sens   externe  ?   Nous   pouvons   affirmer   qu'une 
telle   supposition,    si  réellement   elle   lui  est   venue  à   l'esprit, 
n'a  pu  que  rendre,   à  ses  yeux,   plus  singulière  la  prétention 
du  criticisme  ;  car  il  pensait  qu'il  n'y  avait  ni  plus  ni  moins 
do  raison  de  placer  en  nous  de  telles  actions  informantes  que 
d'y  placer  le  principe  des  déterminations  particulières  de  ces 
formes,  c'est-à-dire  l'origine  de  la  matière  des  représentations. 
Il  défendait  cette  opinion  en  attaquant  de  la  manière  suivante 
les  mêmes  arguments  sur  lesquels  Villers  et  Xinker  appuyaient 

la  thèse  kantienne. 

(26)  Ibid.,  T.  II,  p.  229. 


DEGÉRA.NUO.    m""^    DE    STAËL  307 

Pour  Kanl,  dit-on,  la  matière  de  nos  perceptions,  ce  qui 
appartient  aux  objets,  c'est  ce  qui  change  et  varie  avec  eux  ; 
la  forme  de  nos  perceptions,  ce  qui  appartient  à  notre  sujet, 
c'est  ce  qui  subsiste  et  se  reproduit  toujours  dans  les  per- 
ceptions. Qu'est-ce  que  des  perceptions,  ou  des  dûtermina- 
lions  de  perceptions,  qui  appartiennent  aux  objets,  qui  sont 
fondées  dans  ces  objets  ?  Ce  ne  peut  être,  d'après  la  Critique, 
dos  perceptions  qui  résident  dans  les  objets  eux-mêmes  et  qui 
nous  soient  ensuite  communiquées  par  eux.  La  matière  n'est 
pas  non  plus,  pour  Kant,  quelque  chose  exprimant  les  pro- 
priétés des  objets  qui  nous  affectent.  ((  Demandons  en  effet  à 
ce  philosophe  si  cette  matière,  qui  nous  vient  du  dehors,  a 
quelque  existence  hors  de  nous,  si,  en  la  recevant,  nous  acqué- 
rons quelque  connaissance  des  propriétés  réelles  des  objets  ; 
il  nous  répond  négativement  ;  il  nous  apprend  que  nous  ne 
connaissons  que  leurs  apparences,  qu'il  n'arrive  des  objets 
à  nous  que  des  apparences,  que  nous  ignorons  ce  qu'ils  sont 
réellement  et  en  eux-mêmes...  »  (27)  a  Kant  nous  assure,  avec 
tous  les  philosophes,  que  les  objets  externes  ne  nous  donnent 
des  perceptions  que  par  les  changements  qu'ils  occasionnent 
dans  nos  propres  manières  d'être  »  (28).  S'il  en  est  ainsi,  tou- 
tes nos  perceptions,  les  intuitions  empiriques  aussi  bien  que 
les  intuitions  pures,  ont  leur  fondcm.ent  dans  notre  faculté 
de  sentir.  Ce  sont  toutes  des  perceptions  dont  le  principe 
réside  en  nous,  qui  s'opèrent  en  nous,  mais  à  l'occasion  des 
objets  externes,  qui  sont  excitées  par  eux.  «  11  est  donc  im- 
possible d'admettre  une  différence  réelle  et  effective  entre  ces 
perceptions  qui  appartiennent  aux  objets  et  celles  qui  sont 
fondées  en  nous-mêmes  ;  la  différence  n'est  que  dans  les  ter- 
mes. Au  fond,  toutes  les  perceptions  sont  fondées  en  nous, 
puisqu'elles  ne  sont  que  nos  propres  modillcafions.  Toutes  les 
perceptions  appartiennent  aux  objets  externes,  comme  à  leur 
occasion,    puisqu'elles   ont    besoin    de    leur   présence   pour    se 

(27)  Ibid.,  T.  III,  p.  5-20. 

(28)  De  la  génération  des  coanaiss.,  p.  162-163. 


208         LA   FORMATION   DE  l'iNFLUEIMCE   KANTIENNE  EN   FRANCE 

produire  »  (29).  Et  quand  même  cette  différence  serait  réelle, 
on  ne  pourrait  attribuer  tout  ce  qui  est  variable  aux  objets. 
L'identité  de  notre  moi  est  la  seule  chose  en  nous  qui  sub- 
siste nécessairement  ;  les  modifications  du  moi,  ee  qui  lui 
appartient,  varient  ;  il  n'est  donc  pas  certain,  conclut  Degé- 
rando,  que  l'exercice  de  ses  facultés  ne  soit  pas  aussi  suscepti- 
ble de  variations.  11  fait  rcniarquer,  en  outre,  que  des  choses 
qui  sont  changeantes  [jcuvent  aussi  posséder  quelques  carac- 
tères fixes,  constants. 

Nous  allons  retrouver  contre  la  théorie  des  intuitions  pu- 
res les  mêmes  objections  que  chez  Daunou,  à  qui  Degérando 
les  a  peut-être  suggérées  (3o).  Elles  ont  d'ailleurs  peu  de  poids. 
Le  temps,  pcnse-t-il,  n'est  pas  nécessairement  lié  à  la  sensi- 
bilité, puisqu'on  peut  imaginer  un  être  sensible  dont  la  cons- 
cience serait  instantanée,  et  que,  pour  avoir  la  conscience 
du  temps,  il  faut  au  moins  percevoir  deux  états  successifs, 
deux  moments  distincts.  Celte  objection  de  Degérando  appel- 
lerait chez  uTi  kantien  cette  réplique  :  C'est  parce  que  ces 
deux  étals  successifs  impliquent  la  forme  du  temps,  propre 
au  sens  dont  ils  sont  les  états,  que  vous  pouvez  en  tirer  l'in- 
tuition du  temps. 

Pour  avoir  l'intuition  de  l'espace,  observe  Degérando, 
il  faut  que  nous  percevions  plusieurs  objets  et  la  distance  qui 
■les  sépare.  ]\Iais  n'est-ce  j)as  ici  encore  parce  que  l'intuition 
pure  est  impliquée  dans  cette  perception,  en  est  la  forme  ? 

De  ce  que  l'espace  et  le  temps  sont  des  représentations  in- 
finies, il  ne  faut  pas  conclure,  poursuit-il,  qu'elles  ne  peu- 
vent dériver  de  nos  impressions,  mais  seulement  qu'elles  sont 
obtenues  par  composition.  Degérando  n'a  pas  rélléchi  (pi'on 
pouvait  lui  répondre  que  la  possibilité  de  cette  composition, 
dune  suite  indéfinie  de  juxtapositions,  de  l'extension  indéfi- 
nie du  lieu  perceptible,  de  laquelle  il  croit  que  résulte  la  re- 
présentation de  tous  les  lieux,  implique  l'intuition  de  l'es- 
pace infini. 

(29)  Ibid.,  p.  1G4. 

(50)  Ibid.,  p.  168  et  suiv. 


«tau 


DEGÉHANDO.    —   M""    DE    STAËL  20{) 

Il  ajoute  enfin  que  nous  n'avons  aucunement  'l'idée  d'un 
csjjace  infini  ou  d'un  temps  infini,  parce  que  ce  serait  l'idée 
d'un  infini  achevé  composé  de  parties.  Mais  cette  difficulté, 
si  c'en  est  une,  vient  simplement  de  ce  qu'il  fait  de  l'espace 
et  du  temps  les  résultats  de  compositions,  d'additions  d'es- 
paces  partiels  ou  de  parties  du  temps. 

Ses  remarques  relatives  à  la  question  de  savoir  si  les  pro- 
positions de  l'arithmétique  son.t  analytiques  ou  synthétiques, 
méritent  d'ttre  considérées  plus  longuement.  Kant  a  «  con- 
fondu avec  Je  jugemen.t  qui  assigne  les  rapports  de  nos  idées, 
l'opération  préliminaire  par  laquelle  nous  formons  nos  idées 
complexes,  et  nous  préparons  ainsi  les  termes  de  ces  rapports. 
L'opération  par  laquelle  nous  iformons  nos  idées  compleX'f 
est  une  opération  synthétique  ;  mais  elle  n'est  point  enco) 
un  jugement.  Ainsi,  lorsque  pour  la  première  fois  je  forniv 
une  idée  12,  je  rassemble  et  je  réunis  sous  un  signe  com- 
mun les  deux  idées  7  et  5,  ou  8  et  l\,  etc.  ;  et  lorsque  cet 
ouvrage  de  mon  esprit  est  achevé,  si  je  veux  me  rendre  compte 
des  rapports  qui  en  résultent,  je  compare  ^^e  résultat  synthé- 
tique aux  idées  élémentaires  ;  le  jugement  que  je  porte  alors 
n'exprime  que  leur  identité  réciproque.  D'un  côté  il  développe 
l'expression  sommaire  12,  de  l'autre  il  montre  la  combinaison 
des  éléments  7  et  5  ;  il  est  à  la  fois  synthétique  sous  un  rap- 
port, analytique  sous  l'autre,  identique  sous  tous  les  deux, 
et  il  ne  m'autorise  à  conclure  de  mes  idées  rien,  de  plus  que 
ce  que  j'y  ai  effectivement  renfermé,  en  les  composant.  »  (3i) 
En  admettant  que  la  conception, l'acte  d'où  résultent  les  con- 
cepts compris  dans  le  jugement,  est  synthétique,  il  semble 
que  Degérando  accorde  l'essentiel  de  la  thèse  selon  laquelle 
l'arithmétique  répose  sur  des  synthèses,  et  que  son  opinion 
soit  très  proche  de   celle  d'Emile  Boutroux,   pour   qui   toutes 

(51)  Hist.,  T.  III,  p.  519.  Pareillement,  Selle  avait  dit,  à  l'Académie  de 
Berlin  :  «  Avant  d'avoir  la  notion  du  nombre  12,  on  ne  la  trouve  point 
dans  les  notions  de  7  et  de  5  et  de  leur  addition.  Mais,  en  sens  contraire, 
la  notion  l'i  n  est  autre  chose  que  l'addition  de  7  et  0  ou  de  8  et  4  ou 
de  6  et  6  ».  Acad.  de  Berlin,  1786-87,  p.  602. 


14 


2IO  LA  FORM.VnON  DE  L  INFLUENCE    KANTIENNE    EN   FRANCE 

les  tentatives  pour  raincnor  l'arithmélique  à  une  suite  de  dé- 
ductions purement  analytiques,  ont  abouti,  «  non  à  supprimer 
la  synthèse,  mais  à  poser  à  la  base  même  de  la  science  tout 
ce  qui  est  nécessaire  en   fait  de  synthèse,   pour  n'avoir  plus 
besoin  ensuite  que  d'analyser.  D'une  manière  générale,  pour- 
suit-il, 'les  postulats  sont  transformés  en  définitions,  ils  n'en 
subsistent  pas  moins,   sous  celte  cn,veloppe,      et   l'analyse  ne 
fera  que  propager  la  synthèse  qu'ils  impliquent.  En  définitive, 
il   faut  partir  de  quelque  chose,   et  le  principe  de  contradic- 
tion  ne   fournit    pas   ce   quelque   chose.    »  (3:>)    Mais   nous   ne 
croyons  pas  que  Degérando  aurait  accepté  cela  sans  réserve  ; 
il  aurait  certainement  objecté  que  ce  quelque  chose  d'où  l'on 
part, ce  sont  des  concei^ts, lesquels, selon  Kant, peuvent  supposer 
une  synthèse  et  peuvent  même  (  comme  Couturat  l'a  rappelé 
(33)  )être  empiriques,  sans  que  le  jugement  qui  les  renferme 
soit  autre   chose  qu'un  jugement  analytique.   Puisqu'il   s'agit 
de  la  possibilité  de  la  connaissance  arithmétique,   c'est-à-dire 
du   fondement    de    sa   vérité,    c'est   le  jugement   qui,    d'après 
Kant,  devrait  impliquer  la  synthèse.  C'est  toujours  d'un  juge- 
ment qu'on,  dit  qu'il  est  vrai  ou  faux.  Donc  la  synthèse  que 
supposent  déjà  les  concepts  arithmétiques,  Ja  seule  admise  par 
Degérando,  ne  fait  pas  la  vérité  des  jugements  arithmétiques; 
et   il   s'ensuit,    si  cette  opinion   de  Degérando  est   juste,   que 
cette  vérité  ne  repose  sur  aucune  synthèse  (34).— Nous  n'enten- 


(52)  E.  Eoutroux,  Cours  sur  Kant,  Revue  des  cours  et  conf.,  1894-95, 
p.   529-550. 

(55)  «  Le  concept,  riun  pas  de  7  et  5,  mais  de  7+5,  de  (luclquo  ma- 
nière qu'on  l'ait  formé,  contient  actueHemcnt  et  par  définition  le  concept 
de  12,  bien  mieux,  il  lui  est  identique.  »  Couturat,  La  philosophie  des  ma- 
thématiques de  liant,   Revue  de  métapli.  et  de  morale,  1904,   p.   54^). 

(54)  V.  Cousin  soutiendra  que  la  synthèse  est  bien  dans  le  jugement, 
que  Kant  a  raison  de  dire  que  les  jugements  de  l'arithmétique  sont  syn- 
thétiques. Nous  concevons  le  nombre  7  et  le  nombre  3.  Le  concept  de  la 
réunion  de  ces  deux  nombres  n'est  pas  le  concept  du  nombre  qui  en  ré- 
sulte. Nous  pouvons  même  avoir  aussi  le  concept  de  12  sans  savoir  que 
7-f-5  r=  12  ;  «  car  ce  n'est  pas  le  nombre  12  en  lui-même  dont  nous  avons 
besoin,  dit  Cousin  ;  c'est  la  conception  de  ce  nombre  comme  unité  repré- 
sentative des  deux  unités  7  et  5  ajoutées.  D'où  l'on  voit  qu'étant  donné  le 
premier  membi'e  7+5  de  la   somme  à  trouver,   trouver  cette  somme  c'est, 


DEGÉRANDO-,    m"'®    DE    STAËL  211 

dons  rien  décider  sur  ce  grand  problème.  Nous  devons  présen- 
tement nous  contenter  d'avoir  montré  que  Degérando  ne 
s'est  arrêté  à  sa  conclusion  qu'après  avoir  pesé  quelques  unes 
au  moins  des  principales  considérations  d'où  ont  été  tirées  les 
solutions  qui  ont  de  nps  jours  été  adoptées. 

Pour  Villers,  ainsi  que  pour  plusieurs  de  ses  amis,  le 
kantisme,  renversant  le  matérialisme,  était  destiné  à  faire  re- 
naître en  France,  sinon  'la  religion  même  à  laquelle  elles 
avaient  été  autrefois  incorporées,  du  moins  les  croyances  qu'il 
jugeait  essentielles  à  la  foi  chrétienne,  au  premier  rang  des- 
quelles il  voyait  les  postulats  delà  raison  pratique.  P.-A.Stapfer 
était  de  ceux  qui  espéraient  avec  lui  de  l'approprier  à  cette 
fin,  et  il  affirma  que  déjà  le  livre  de  Villers  avait  effectivement 
((  ramené  plus  d'un  sceptique  aux  principes  religieux  »  (35). 
Degérando  estimait  qu'au  contraire  le  kantisme  y  était  essen- 
tiellement impropre.  Lidéalisme  qui  est  à  sa  base  ne  nous  dé- 
livrera pas  véritablement  du  matérialisme,  puisqu'il  en  con- 
serve les  conséquences  les  plus  affligeantes. «  Si  un  philosophe, 
dit  Degérando,  peut  s'affecter  des  effets  du  matérialisme,  ce 
n'est  pas  sans  doute  parce  que  le  matérialisme  affirme  l'exis- 
tence de  la  matière  et  des  corps,  ce  qui  n'a  rien 
de  désolant  ni  d'effrayant  pour  la  raison  et  la  morale  ;  ce  serait 
seulement  parce  que  le  matérialisme  irait  jusqu'à  dire  qu'il 
n'existe  que  de  la  matière  »,  et,  conséquemment,  nierait  la  réa- 
lité de  l'esprit,  c'est-à-dire  son  identité,  sa  simplicité,  son  in- 
dépendance réelles.  Or  Kant  tend  au  même  résultat,  lorsqu'il 
s'efforce  d'établir  que  la  simplicité  et  la  spiritualité  du  prin- 
cipe pensant  «  ne  peuvent  être  ni  connues,  ni  démontrées,  et 
que  le   moi  lui-même,   que  son   existence,   n'est  aussi   qu'une 

obtenir  non  seulement  un  nombre  nouveau,  mais  la  conception  de  ce 
nombre  dans  son  rapport  d'égalité  avec  le  premier.  »  Ce  n'est  pas  uni- 
quement dans  la  formation  des  nombres,  mais  dans  l'affirmation  de  leurs 
rapports,  qu'est  la  synthèse  constitutive  des  jugements  de  l'arithmétique. 
Y.  Cousin,  Phiios.  du  Kant,   édit.  de  1857,   p.  53-54. 

(55)  StapfcT,   article  Villers,   dans  la  Biographie  universelle. 


ai  a         LA  FORMATION  t)E  l'iNFLUENCE  KANttENNÈ   EN  FRANCE 

apparciioe  à  la  réalité  de  laquelle  nous  ne  pouvons  atteindre  » 
(36).  Ne  comptons  pas  que  la  foi  s'affermisse  sur  la  distinclion 
de  la  raison  spérulative  et  de  la  raison  pratique.  Cette  théorie 
de  la  raison  ne  montre  dans  la  raison  même  que  conflits  et 
désordre.  D'abord,  la  prenant  dans  son  usage  spéculatif,  elle 
mpt  la  raison  dans  une  .situation  singulière,  en  lui  donnant 
((  des  lois  qu'elle  ne  peut  exécuter  »,  «  des  besoins  qu'il  lui 
est  interdit  de  satisfaire  ».  En.  effet,  poursuit  Degérando,  la 
raison,  dans  cette  théorie,  est  telle  qu'elle  doit  nécessairement, 
les  connaissances  conditionnelles  étant  données,  les  comi)léler 
par  le  non-conditionnel  ou  l'absolu  (Dieu,  l'univers,  le  moi  )  ; 
«  ainsi  elle  n'a  pas  rempli  ses  devoirs,  si  elle  n'a  pas  placé 
ces  trois  connaissances  au  sommet  de  toutes  les  connaissan- 
ces )»  ;  et  pourtant  «  il  lui  est  impossible  de  démontrer  l'exis- 
tence de  ces  trois  choses  ».  «  Un  besoin  naturel  et  constant  la 
pousse  à  leur  accorder  une  valeur  réelle...  ;  mais  ce  besoin 
échoue  contre  une  impossibilité  aussi  constante  que  lui-même; 
il  n'est  plus  qu'un  postulat,  un  vœu,  vœu  sans  doute  bien  ini- 
I)rudent.  puisqu'il  n,e  peut  être  rempli,  et  que,  suivant  la 
maxime  de  Kant,  on  ne  doit  désirer  que  ce  qui  est  possible  ». 
(87)  Puis,  par  un  complet  «  renversement  des  idées  »,  mis  sur 
le  compte  de  l'usage  pratique  de  la  raison,  celte  maxime,  qui 
nous  interdit  l'usage  spéculatif  de  la  raison,  va  nous  auto- 
riser à  croire  à  tout  ce  que  nous  devons  désirer.  «  Vous  devez 
désirer  le  plus  grand  bien  ;  or  vous  ne  devez  désirer  que  ce 
qui  est  possible;  vous  devez  donc  croire  que  le  plus  grand  bien 
est  possible.  Mais  l'existence  de  l'être  suprême,  l'immortalité 
de  l'àme  sont  nécessaires  à  la  possibilité  du  plus  grand  bien, 
vous  devez  donc  croire  à  ces  deux  choses.  »  (3S).  Degérando 
tient  pour  inexacte  la  maxime  :  on  doit  désirer  le  plus  grand 
bien.  Le  plus  grand  bien  est  digne  de  tous  nos  vœux,  par  sa 
nature   ;  ainsi  cette  maxime,  dit-il,   «  n'est  absolue  <pie  relali- 

(nii)  IlisL,  T.  III,   p.  ;VJ7. 

(.J7)  Ibid.,   T.   111,   ji.  j:.I   cl  fruiv. 

(.58)  Ibid.,   T.   III.   p.  jôj. 


DEGERANDO. 


DE    STAËL  2l3 


vement  à  sa  nature, elle  est  conditionnelle  relativement  à  .=;a  pos- 
sibilité ».  La  vraie  maxime  ne  peut  être  que  l'une  de  celles-ci  : 
«  On  doit  désirer  le  plus  grand  bien,  s'il  est  possible  »  ; 
«  on  doit  désirer  que  le  plus  grand  bien  soit  possible  ».  De 
ce  que  le  j)l;is  grand  bien  est  digne  de  tous  nos  vœux,  il  ne 
s'ensuit  pas  «  que  le  plus  grand  bien,  soit  possible,  ni  qu'il  soit 
prudent  de  le  désirer  ».  Degérando  conteste  en  ces  termes  que 
la  loi  du  devoir,  la  loi  de  la  volonté,  puisse  aussi  déterminer 
légitimement  la  croyance  :  «  La  croyance  n'est  pas  une  simple 
action,  un  simple  exercice  de  la  volonté,  qui  n'exige  que  la 
volonté  du  plus  grand  bien  ;  elle  est  un  assentiment  de  l'es- 
prit qui  exige  ou  la  conviction  de  la  vérité,  ou  du  moins  la 
perception  d'une  vraisemblance.  C'est  donc  confondre  les 
attributions  respectives  de  nos  facultés  que  d'enter  la  croyance 
sur  la  seule  faculté  d'agir  ou  de  vouloir...  La  raison  pratique 
de  Kant  est  donc  aussi  peu  raisonnable  que  sa  raison  théorique, 
puisqu'au  lieu  de  nous  convaincre  d'abord  de  la  convenance 
et  de  l'efficacité  de  notre  action,  elle  nous  commande  avant 
tout  d'agir  ou  de  vouloir,  pour  tirer  ensuite  de  ce  comman- 
dement le  motif  de  conviction  sur  la  possibilité  de  ce  qu'elle 
nous  ordonne  »  (89).  Il  n'est  raisonnable  de  croire  que  sur 
les  preuves  de  la  vérité  ou  de  la  probabilité  de  ce  qu'il  faut 
qu'on  croie  ;  toute  autre  croyance  est  impossible,  mal  fondée 
ou  absurde. 

Il  nous  semble  que  ces  critiques  montrent  que  Degérando 
n'avait  pas  saisi  tout  le  sens  que  prennent  chez  Kant  les  preu- 
ves morales.  Il  n'avait  pas  aperçu  que  les  preuves  spéculatives 
qu'il  réclamait  pour  la  religion,  parce  qu'elles  convertiraient 
les  lois  de  la  vertu  en  règles  de  prudence,  rendraient  impossi- 
ble le  souverain  bien,  dont  la  première  condition  est  la  vertu. 
En  tant  qu'il  nous  fonde  à  espérer  la  réalisation  du  souverain 
bien,  l'argument  moral  tire  donc  de  sa  propre  faiblesse  une 
force  ;  et  il  se  trouve  corroboré  par  la  critique  de  l'usage  spé- 
culatif de  la  raison,  qui,établissant  l'impossibilité  d'une  preuve 
spéculative,  prouve  spéculativement  la  sorte  de  faiblesse  même 

(39)  Ibid.,  T.  III,  p.  534. 


2l4         LA   FORMATION  DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE   EN  FRANCE 

qu'il  exige  pour  sa  propre  validité.  —  La  traduction  de  VHis- 
taire  de  Buhle,  dont  nous  reparlerons  plus  loin,  a  découvert 
aux  kcteurs  français  cette  justification  kantienne  de  la  foi. 
Elle  y  était  exposée  presque  entièrement  dans  les  propres  ter- 
mes de  Kant  (4o).  La  voici  en  résumé.  L'existence  de  Dieu  est 
une  hypothèse  pour  la  raison  spéculative,  et  une  croyance 
pour  1?.  raison  pratique,  qui  admet  nécessairement  la  possi- 
bilité du  souverain  bien.  Cette  nécesssité  n.'étant  que  subjec- 
tive, nous  ne  pouvons  connaître  Dieu  comme  la  cause  objec- 
tive du  devoir.  Le  devoir  émane  de  la  raison  se  donnant  des 
lois  à  elle-même  ;  et  la  croyance  à  l'existence  de  Dieu,  suite 
de  la  nécess'té  d'admettre  la  possibilité  du  souverain  bien,  a 
sa  source  dar.s  l'idée  du  devoir.  (4i).  Ainsi  c'est  la  loi  morale 
qui  conduit  à  la  religion.  La  religion  n'en  est  pas  moins  la 
représentation  des  devoirs  comme  commandements  divins  ; 
car  les  devoirs,  tout  en  étant  les  lois  nécessaires  de  la  volonté 
raisonnable,  c'est-à-dire  de  la  volonté  autonome,  et  ne  procé- 
dant pas  d'une  volonté  étrangère  dont  la  sanction  leur  servi- 
rait de  soutien,  peuvent  être  regardés  comme  des  comman- 
dements de  Dieu,  en  tant  qu'ils  nous  ordonnent  de  mettre  no- 
tre volonté  en  harmonie  avec  la  volonté  d'un  être  moralemem 
parfait,  duquel  seul  peut  s'espérer  la  réalisation  du  souverain 
bien,  réalisation  à  laquelle  nous  devons  concourir  en  nous  en 
rendant  dignes.  Seule  donc  peut  nous  y  faire  concourir  la 
vertu,  la  détermination  de  notre  volonté  par  le  seul  respect  du 


(40)  Buhle,  Histoire  de  la  philosophie  moderne,  Irad.  A.  J.  L.  Jourdan, 
T.  VI,  Paris,  1816.  Degérando  avait  bien  étudié  cet  ouvrage  ;  mais  ce  qui 
lui  avait  échappé  chez  Kant,  il  ne  pouvait  le  saisir  davantage  chez  Buhle  ; 
car  ce  qui  s'y  trouve  n'est  encore,  trop  souvent,  que  les  paroles  de  Kant. 
Il  regrettait  que  Buhle  eût  si  peu  montré  quelle  signification  elles  avaient 
pour  lui.  «  Les  éléments  de  1  histoire  de  la  philosophie  de  Buhle,  disait-il, 
ont  un  grand  mérite  d'ordre,  de  clarté  et  de  précision.  Partout  où  cet 
écrivain  a  travaillé  d'après  lui-même,  il  ne  laisse  rien  à  désirer  ;  mais 
on  peut  regretter  qu'il  n'ait  pas  toujouis  donné  la  même  étendue  à  chaque 
partie,  la  même  originalité  à  chaque  exposition  :  cette  inégalité  est  peut- 
être,  avec  une  .certaine  sécheresse  dans  les  formes,  le  seul  défaut  qu'on 
puisse  lui  reprocher.  »  Degérando,  Hisf.,  2«  édit.,  2«  série.  T.  IV,  p.  565. 

(41)  Buhle,  Hist.,   T.  VI,  p.  516, 


DEGÉRANnO.    M™"    DE    STAËL  2IO 

devoir  et  non  par  la  crainte  ou  l'espérance.  {I12).  Ici  se  mani- 
feste l'exacte  convenance  de  nos     facultés  à  notre  destination 
pratique.  Si  la  raison  spéculative  pouvait  nous  acquérir  la  cer- 
titude apodictique  de  l'existence  de  Dieu  et  de  l'immortalité  de 
l'âme,  ces  deux  idées  se  présenteraient  si  vivement  à  notre  ima- 
gination, et  agiraient  d'une  manière  si  puissante  sur  notre  vo- 
lonté,  que  nos  actions  conformes  à  la  loi  morale  n'auraient 
jamais  de   valeur  morale    :    «   elles   n'émaneraient   jamais   de 
de  notre  volonté, puisqu'elles  arriveraient  la  plupart  par  crainte, 
quelques-unes   peut-être  par  espérance,   et  aucune  par  l'effet 
de    la    simple    conscience   du    devoir.    Toute    la    conduite    de 
i'homme...  se  trouverait  donc  convertie  en  un  pur  mécanisme.» 
Mais  telle  n'est  point  notre  condition. Nous  n'avons  qu'une  idée 
obscure  de  la  vie  future,   «  nous  n'en,  pouvons  que  présumer 
la  redoutable  majesté,   sans  qu'il  nous  soit  donné  d'en  avoir 
l'intuition  ou  de  la  démontrer...  La  loi  morale  exige  de  nous 
un  respect  désintéressé;...  c'est  seulement  lorsque  ce  respect 
influe  sur  notre  volonté,  et  devient  dominant  dans  ses  actes, 
que   la   loi   morale   nous  permet   d'apercevoir,    quoique   d'une 
manière  toujours   faible  et   incertaine,    l'empire   du   transcen- 
dental,  et  d'en  avoir  une  idée  qui  corresponde  à  son  but  final. 
De   cette   manière  peut   naître   chez   l'homme  une  disposition 
véritablement  morale,  qui  est  déterminée  immédiatement  par 
la  conscience  de  la  loi, et  en  vertu  de  laquelle  l'homme  est  sus- 
ceptible d'acquérir  ime   véritable   importance   morale.   La   sa- 
gesse de  Dieu  se  montre  donc  aussi  digne  d'adoration  dans  ce 
qu'elle  a  refusé  à  l'homme  du  côté  de  la  connaissance,  que  dans 
ce  qu'elle  lui  a  accordé  sous  ce  rapport  »  (43). 

Les  appréciations  de  Degérando  n'étaient  certes  pas  faites 
pour  résoudre  les  Français  à  s'attacher  à  l'étude  directe  des 
œuvres  de  Kant;  mais  elles  rendaient  son  exposé  d'une  lec- 

(42)  Ibid.,  p.  518. 

(iô)  Ibid.,  p.  521-o2'2.  Voy.  dans  la  Crit.  de  la  rais,  pratique,  livTe  II, 
chap.  IX  :  «  Que  les  facultés  de  connaître  de  l'homme  sont  sagement  pro- 
portionnées à  sa  destination  pratique.  » 


LA   FORMATION  DE   l'iNFLUENCE  KANTIENNE   EN   FRANCE 

i.ve  moins  rcbufanlc  que  les  livres  de  Villers  et  de  Kinkcr, 
en  assurant  aux  lecteurs  qu'ils  ne  devaient  pas  toujours  s'en 
prendre  à  eux-mêmes,  s'ils  ne  réussissaient  pas  à  se 
représenter  comme  vraies  les  théories  qui  leur  étaient  données 
comme  étant  celles  de  Kant.  Son  Histoire  leur  apportait  en- 
core nombre  de  détails  qui  sont  aujourd'hui  trop  connus  pour 
qu'il  y  ait  intérêt  à  les  rappeler,  mais  qui  venaient  alors  com- 
pléter utilement  les  ouvrages  antérieurs  sur  le  criticisme  et 
pouvaient  parfois  aider  à  les  comprendre.  Enfin  les  philoso- 
phes et  divers  écrivains  français  contemporains  de  Degérando, 
profitèrent,  par  sa  conversation,  du  savoir  qu'il  avait  acquis 
sur  ces  questions.  Maine  de  Biran  y  avait  recours  de  temps 
en  temps  ;  M"®  de  Staël,  tout  en  conservant  les  mômes  con- 
victions que  Villers,  ne  se  faisait  pas  faute  de  demander  con- 
seil à  Degérando;  Ampère,  quoiqu'il  pensât  qu'il  avait  très  mal 
jugé  la.  philosophie  critique  et  qu'il  l'accusât  de  l'avoir  expo- 
sée moins  dans  le  dessein  de  la  faire  connaître  que  de  la  com- 
battre, paraît  s'être  plu  à  en  causer  avec  lui;  c'est  avec  lui 
encore,  dans  les  dernières  années  de  sa .  vie,  que  Cousin  et 
d'autres  philosophes  de  l'Académie  des  sciences  morales  et 
politiques'  examinèrent  les  premiers  mémoires  envoyés  au 
concours  qu'ils  avaient  fait  ouvrir  en  i836,  ayant  pour  sujet 
l'histoire  de  la  philosophie  allemande.  (43*). 

Tandis  que  Degérando,  défendant  en  cela  la  méthode  de 
l'école  idéologique,  maintenait  contre  le  kantisme  qu'il  ne 
devait  pas  y  avoir  d'autre  motif  de  l'adhésion  de  l'esprit  que 
les  faits  d'expérience  et  la  démonstration,  M™^  de  Staël  son- 
geait à  faire  valoir  en  France  l'autorité  de  Kant,  pour  soute- 
nir que  les  croyances  religieuses  reposent  sur  un  autre  fon- 
dement, et  pour  repousser  cette  idéologie  aride  «  qui  considé- 
rait tout  enthousiasme  comme  une  erreur  et  rangeait  au  nom- 
bre des  préjugés  les  sentiments  consolateur?  de  l'existence  » 

(43*)  Voy.  les  manuscrits  de  ces  mémoires,  conservés  à  l'Institut,  qui 
portent  en  tête  le  visa  de  Degérando.  —  Nous  citerons  plus  loin  les  do- 
cuments précisant  les  rapports  de  Degérando  avec  M™«  de  Staël.  Ampère 
et  Maine  de  Biran. 


DEGÉRANDO.    M™®    DE    STAËL  217 

m).  Elle  voulait  rappeler  que  la  foi  n'est  rien  de  ce  que  les 
«  esprits  secs  »  représentent;  qu'elle  est  beaucoup  plus  que  ce 
qu'en  disent  les  «  hommes  de  bonne  volonté  »,  tels  que  Degé- 
rando,  «  qui  voudraient  faire  arriver  la  religion  aux  honneurs 
de  la  démonstration  scientifique  »  (45).  Elle  crut  trouver  dans 
le  système  de  Kant  la  base  philosophique  des  conceptions 
qu'elle  entendait  développer.  Kant,  par  les  armes  mêmes  du 
raisonnement,  avait  vaincu  cet  intellectualisme  étroit  où  les 
philosophes  français  s'attardaient;  du  moins  c'est  ce  que  Vil- 
1ers  venait  de  lui  assurer,  lorsqu'elle  écrivit  à  Degérando  :  «  Le 
système  de  Kant  m'offre  une  lueur  de  plus  sur  l'immortalité, 
et  j'aime  mieux  cette  lueur  que  toutes  les  clartés  matérielles... 
Je  trouve  ce  système  grand,  pieux,  plus  respectueux  pour 
l'homme  et  la  Divinité...  Je  tiens  pour  intolérants  ceux  qui 
douteraient  de  ma  ^philosophie  parce  que  j'aurais  aimé,  dans 
ce  que  de  Villers  lious  a  révélé  de  la  philosophie  de  Kant, 
ce  qui  est  plus  favorable  aux  nobles  espérances  de  la  vie 
future  »  (46). 

La  croyance  se  fonde,  pour  M™®  de  Staël,  dans  ce  qu'elle 
appelle  le  sentiment;  l'ardeur  de  la  foi  religieuse  est  un  des 
aspects  de  l'enthousiasme,  dont  !e  sentiment  est  le  ressort.  Le 
sentiment  se  distingue  essentiellement  de  tout  ce  qui  nous  vient 
à  l'occasion  des  modifications  corporelles,  de  tout  ce  qui  dé- 
pend des  sens,  c'est-à-dire  de  la  perception  des  choses,  des 
désirs  qui  peuvent  s'ensuivre,  et,  en  général,  de  la  sensualité  : 
il  est  propre  à  notre  âme,  il  en  manifeste  la  spontanéité;  tan- 
dis que  tout  ce  qui  tient  aux  sens  n'a  rapport  qu'à  sa  passivité. 
^I™®  de  Staël  comprend  dans  le  sentiment  la  conscience  mo- 
rale, et  ainsi  elle  pense  être  en  droit  d'utiliser  la  doctrine  kan- 
tienne pour  affirmer  que  le  sentiment  nous  élève  au-dessus  du 
monde  de  l'expérience,  nous  transporte  au  delà  des  limites  de 


(44)  M™«   de   Staël,   Œuvres   complètes,    Paris,    1820,    T.    XI   (De    VAlle 
magne,   T.  II),   p.  248. 

(45)  Ibid.,   p.   414. 

(46)  Soiivetiirs  épsùolaires  de  .5/™^  Récamier  et  de  J/™«  de  Staël  ;  Mé- 
moires de  l'Académie  de  Metz,   1863-64,  p.  30-51. 


2l8         lA   FORMATION  DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

la  raison  humaine,  nous  instruisant  de  certains  mystères  que 
les  «  formes  régulières  de  la  parole  »  ne  peuvent  exprimer  (47). 
Elle  sait  bien  que  Kant  ne  veut  regarder  aucun  sentiment 
comme  le  dernier  terme  de  l'analyse  de  la  conscience  morale 
et  qu'il  range  les  sentiments,  qui  appartiennent  tous  à  la  sen- 
sibilité, auprès  «  des  sensations  et  par  conséquent  des  passions 
qu'elles  font  naître  »  (48).  Mais  elJe  considère  que  le  senti- 
ment et  tout  ce  qu'elle  en  affirme  a  été  justifié  par  Kant  au 
moins  dans  la  mesure  où  il  est  l'effet  sensible  de  la  conscience 
du  devoir.  Ce  sentiment  du  devoir  (dont  les  philosophes  qui 
réduisent  tout  à  la  sensation,  qui  ne  reconnaissent  pour  mobile 
de  la  volonté  que  l'agréable  ou  le  désagréable  et  qui  rabais- 
sent la  morale  à  un  froid  calcul,  traitent  comme  d'une  mala- 
die de  l'esprit),  ce  «  soutien  du  juste  et  de  l'injuste  »  devient 
chez  Kant  l'expression  de  la  nature  foncière  de  notre  être  :  il 
est  ((  la  loi  primitive  du  cœur,  comme  l'espace  et  le  temps  celle 
de  l'intelligcnrc  »  (^9).  Loin  donc  de  considérer  la  puissance 
de  ce  sentiment  comme  une  illusion,  la  philosophie  kantienne 
lui  donne  «  la  même  force  primitive  »  qu'à  la  notion  de  l'es- 
pace et  du  temps;  elle  éloigne  également  de  l'un  et  de  l'autre 
le  doute,  en  montrant  que  l'un  comme  l'autre  sont  inhérents 
à  notre  nature  (5o). 

Cette  philosophie,  au  dire  de  M"^  de  Staël,  est  venue  ré- 
pondre aux  vœux  des  âmes  énergiques.  Elles  ne  pouvaient  de- 
meurer dans  le  doute;  pour  elles,  l'ironie  contre  ce  qui  est 
«  sérieux,  noble  et  divin,  »  avait  bientôt  perdu  sa  saveur;  car  la 
force  «  ne  peut  consister  principalement  dans  ce  qu'on  ne  croit 
pas  ))  ni  «  dans  ce  qu'on  dédaigne  ».  Il  leur  fallait  «  une  philo- 
sophie de  croyance,  d'enthousiasme  )).  Elles  ont  trouvé  chez 
Kant  «  une  philosophie  qui  confirme  par  la  raison  ce  que  le 
sentiment  nous  révèle  »  (.Ji).  Cette  doctrine  remet  dans  sa  di- 

(47)  Dr  VMleinagne,   p.  414 

(48)  Ibid.,  p.  SSri. 
(4!l)  Ilnd.,    p.   '241. 

(50)  Ibid.,  p.  549. 

(51)  Jbid.,  p.  248. 


h 


DECéRANDO.    M™*    DE    STAËL  SIQ 

gnilé  l'humanité  avilie  pai"  le  matérialisme  et  par  la  philosophie 
de  la  sensation,  et  elle  n'  y  emploie  que  les  raisonneinents  les 
plus  rigoureux,  car  personne  n'a  été  plus  que  Ka)it  «  opposé 
à  ce  qu'on  appelle  la  philosophie  des  rêveurs  »  (02).  Elle  y  est 
parvenue,  selon  M™®  de  Staël,  en  tant  que  Kant  a  su  compren- 
dre que,  dès  qu'on  arrive  aux  mystères  de  l'existence,  le  rai- 
sonnement «  sert  à  démontrer  où  finit  le  raisonnement  »,  et 
que,  «  là  oii  il  finit  commence  la  véritable  certitude  »  (53), 
certitude  du  sentiment  dont  la  raison,  reconnaissant  sa  pro- 
pre limite,  invoque  nécessairement  les  révélations.  Ces  limites 
que  la  raison  s'assigne  à  elle-même  ne  l'amoindrissent  nulle- 
ment. Elles  ne  sont  en  rien  comparables  à  ces  entraves  que 
«  des  fanatiques  et  des  despotes  »  ont  essayé  de  lui  imposer, 
mais  qu'elle  a  toujours  désavouées,  et  dont,  tôt  ou  tard,  elle 
arrive  à  triompher.  Par  les  limites  que  Kant  lui  a  découvertes, 
elle  se  trouve  grandie  de  la  dignité  des  «  lois  librement  con- 
senties par  ceux  qui  s'y  soumettent  »  (54). 

La  révélation  que  cette  limitation  appelle  ne  peut  nous 
être  faite  qu'en  nous-mêmes.  La  contemplation  de  la  nature, 
contrairement  à  ce  que  l'argument  téléolgique  suppose,  ne  nous 
laisse  déchiffrer  ni  le  secret  de  son  origine  ni  celui  de  notre 
destinée.  «  Le  livre  de  la  nature  est  contradictoire,  l'on,  y  voit 
les  emblèmes  du  bien  et  du  mal  presque  en  égale  proportion; 
et  il  en  est  ainsi  pour  que  l'homme  puisse  exercer  sa  liberté 
entre  des  probabilités  opposées,  entre  des  craintes  et  des  espé- 
rances à  peu  près  de  même  force...  Une  seule  voix  sans  parole, 
mais  non  sans  harmonie,  sans  force,  mais  irrésistible,  pro- 
clame un  Dieu  au  fond  de  notre  cœur  :  tout  ce  qui  est  vrai- 
ment beau  dans  l'homme  naît  de  ce  qu'il  éprouve  intérieure- 
ment et  spontanément  :  toute  action  héroïque  est  inspirée  par 
la  liberté  morale;  l'acte  de  se  dévouer  à  la  volonté  divine, 
cet  acte  que  toutes  les  sensations  combattent  et  que  l'enthou- 

(52)  Ibid.,   p.  236. 

(53)  Ihid.,   p.  414. 

(54)  Ibid.,  p,  259. 


220         LA  FORMATION  DE  L  INFLUENCE  KANTIENNE   EN   FRANCE 

siasme  seul  inspire,  est  si  noble  et  si  pur,  que  les  anges  eux- 
mêmes,  vertueux  par  nature  et  sans  obstacle,  pourraient  l'en- 
vier à  rbomme  »  (55).  Dans  ce  passage  de  VAllemagne,  on 
reconnaît,  recueillie  en  une  brillante  allégorie,  la  conclusion 
de  la  Dialectique  de  la  raison  pratique,  «  que  les  facultés  de 
connaître  de  l'homme  sont  sagement  proportionnées  à  sa  desti- 
nation pratique.  »  Il  nous  a  paru  que  Degérando  n'avait  pas 
fait  clat  comme  il  convenait  de  cette  conclusion,;  nous  allons 
voir  que  M""®  de  Staël,  quoiqu'elle  y  trouvât  de  la  sublimité, 
ne  l'acceptait  pas  sans  en  tempérer  l'austérité. 

M™**  de  Staël  était  bien  aise  d'avoir  rattaché  au  kantisme 
son  apologie  de  l'enthousiasme  et  des  sentiments  exaltés,  de 
l'avoir  mise  ainsi  sous  la  protection  d'un  système  qui  lui  pa- 
raissait à  la  fois  si  ((  fortement  raisonné  »  et  hors  de  la  portée 
des  froids  raisonneurs  dont  elle  pouvait  redouter  la  réplique. 
Elle  n'essayait  pas  de  reproduire  les  déductions  et  démonstra- 
tions de  Kant;  elle  ne  prétendait  pas  même  être  de  force  à  les 
bien  suivre.  Au  fond,  elle  se  souciait  fort  peu  des  raisonne- 
ments. Lui  objectera-t-on,  que  le  sentiment  livré  à  lui-même, 
l'enthousiasme,  la  mysticité,  confinent  à  la  folie,  elle  a  déjà 
répondu  que  le  raisonnement  ne  préserve  pas  mieux  de  l'erreur, 
et  qu'en  se  confiant  à  lui,  on  va  régulièrement  d'erreur  en 
erreur,  «  on,  prend  l'enchaînement  des  idées  pour  leur  preuve, 
on  aligne  avec  exactitude  des  chimères,  et  l'on  se  figure  que 
c'est  une  armée  »  (56).  C'est  en  tant  que  Kant  lui  paraît  avoir 
donné  lui  aussi  dans  ce  travers,  qu'elle  s'écarte  de  sa  doctrine 
ou  la  modifie.  Parce  qu'il  a  fait  un  emploi  exclusif  du  raison- 
nement et  s'est  soumis  constamment  à  une  sorte  de  discipline 
algébrique,  parce  que,  lui  aussi,  n'a  voulu  édifier  son  système 
que  par  «  ces  efforts  d'abstraction,  qui  arrêtent,  pour  ainsi 
dire,  notre  sang  dans  nos  veines,  afin  que  les  facultés  intellec- 
tuelles  règner\t   seules   en    nous    »   (57),    sa    philosophie,    aux 


f55/mrf.,  p.  188-189. 

(56)  Ibid.,   p.   222. 

(57)  Ibid.,  p.  228. 


DEG^RANDO.    M*"*    DE    STAËL  22 î 

yeux  de  >P®  de  Slaël,  est  loin  d  elre  satisfaisante  et  est  fausse 
en  plus  d'un  point.  C'est  sa  philosophie  pratique  qui  devait  se 
ressentir  le  plus  de  cet  excès.  Il  prétendait  faire  de  la  morale 
une  science;  il  voulait  que  toutes  les  maximes  en  fussent  sou- 
mises à  des  principes  immuables,  n'admettant  aucune  excep- 
tion, ne  se  pliant  à  aucune  circonstance.  Dans  cette  morale, 
le  sentiment,  parce  qu'il  incline  aux  passions,  «  dans  lesquelles 
il  entre  toujours  de  l'égoïsme  »  (58),  ne  pouvait  avoir  aucune 
part  à  la  détermination  de  nos  devoirs  ni  être  jamais  par  lui- 
même  un  mobile  moral.  Il  n'est  rien  de  plus  austère  que  cette 
doctrine  rigoureuse,  qui  ne  laisse  place  à  aucune  «  interpréta- 
tion habituelle  de  la  conscience  »  (09),  qui  dénie  au  sentiment 
et  aux  émotions  toute  valeur  morale  propre,  non  dérivée.  Et 
pourtant  les  paroles  par  lesquelles  les  émotions  se  trouvent 
écartées,  sont  des  plus  émouvantes;  en  les  faisant  entendre, 
Kanl  fait  «  naître  dans  l'âme  quelque  chose  de  grand  qui  tient 
encore  à  la  sensibilité  même  dont  il  exige  le  sacrifice  »  (60). 


("58)  Ibid.,    p.   555. 

(m  IhicL,  p.  559. 

(GO)  Ibid.,  p.  555.  Jl'"^  de  Staël  eût  pu  comparer  cette  émotion  au  sen- 
timent du  respect  pour  la  loi  morale,  qui  est  le  seul  mobile  moral  de  notre 
action,  et  qui  ne  tient  sa  valeur  morale  ni  de  lui-même,  comme  sentiment, 
ni  d'aucune  autre  chose  que  son  rapport  avec  cette  loi,  à  laquelle  il  subor. 
donne  toute  notre  sensibilité,  à  mesure  qu'il  la  domine,  lui  communiquant 
ainsi  toute  l'importance  morale  qu'elle  puisse  avoir.  —  l!""-"  de  Staël  se  range 
du  coté  de  ceux  à  (pii  Kant  a  paru  mésestimer  la  valeur  morale  du  senti- 
ment et  des  inclinations.  Toutefois  elle  a  su  apercevoir  et  mettre  en  évi- 
dence, non  seulement  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  choquant,  mais  aussi  ce 
qu'il  y  a  de  grand  dans  la  théorie  kantienne  des  rapports  de  la  sensibilité 
humaine  avec  la  moralité.  M.  Lé\y-Bruhl  a  énoncé  de  la  manière  suivante 
les  raisons  historiques  de  cetle  théorie  :  «  Kant  exagère,  mais  à  dessein.  11 
sait  qu'il  lui  faut  lutter  contre  les  tendances  dominantes,  et  il  se  préoccupe 
peu  qu'on  trouve  le  devoir  aimable,  pourvu  qu'on  en  sente  la  sublimité. 
11  veut,  avant  tout,  réveiller  le  sentiment  du  respect.  C'est  pourquoi  à  une 
morale  complaisante  et  relâchée,  il  oppose  une  morale  stricte  et  sévère, 
qui  n'admet  en  aucun  cas  que  l'homme  se  dérobe  au  devoir  ;  à  une  morale 
qui  absout  l'égo'i'sme.  il  oppose  une  morale  dont  le  premier  article  est  le 
désintéressement  absolu  ;  à  une  morale  enfin  qui  avait  toujours  la  vertu  à  la 
bouche,  et  qui  s'attendrissait  sur  sa  propre  sensibilité,  il  oppose  une  doc- 
trine rigide,  austère,  toute  de  raison,  qui  se  défie  du  sentiment  et  le  tient 
à  l'écart  comme  suspect.  Toute  réaction  va  trop  loin,  et  Kant  a  trop  mon- 
tré qu'il  voulait  convertir  les  âmes  et  non  leur  plaire.  Il  a  du  reste  réussi, 
et  sa  morale  a  été  pour  beaucoup  un  remède  énergique  et  salutaire.  » 
L.  Lévy-Bruhl,  VAllemagne  depuis  Leibniz,  p.  265-264. 


222         LA  FORMATION   DE  L  INFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

L'erreur  de  la  morale  scientifique  et  du  rigorisme  n'apparaît 
pas  tant  dans  la  manière  dont  elle  traite  les  inclinations  et  les 
sentiments,  que  dans  les  applications  de  son  principe,  l'univer- 
salité des  maximes.  Il  est  manifeste,  en  effet,  que  la  cons- 
cience morale  condamne  la  morale  scientifique,  s'il  est  vrai 
que,  par  exemple,  en  conséquence  de  son  principe,  cette  mo- 
rale nous  refuserait  toujours  le  droit  de  mentir,  lors  même 
qu'un  scélérat  viendrait  nous  demander  si  notre  ami  qu'il 
poursuit  est  caché  dans  notre  maison  (6i).  Assurément  il  vaut 
mieux  se  confier  constamment  à  sa  conscience  qu'à  aucun  de 
ces  principes  abstraits  par  lesquels  les  philosophes  se  flattent 
d'embrasser  tous  les  cas.  «  La  science  de  la  morale  n'enseigne 
pas  plus  à  être  honnête  homme  ...  que  la  poétique  à  trouver 
des  fictions  heureuses  »  (62). 

M™®  de  Staël  déclare  néanmoins  que  ce  serait  aller  à  un 
excès  contraire  que  de  recommander  de  s'en  remettre  unique- 
ment aux  inspirations  de  la  conscience.  Une  telle  morale  ne 
pouvant  convenir  au  commun  des  hommes,  chez  qui  elle  de- 
viendrait arbitraire,  ne  peuL  convenir  non  plus  aux  hommes 
vertueux  :  «  Il  ne  doit  point  y  avoir  de  privilèges  même  pour 
la  vertu;  car  du  moment  qu'elle  en  désire,  il  est  probable 
qu'elle  n'en  mérite  plus  »  (63).  Une  règle  qui  vaille  pour  tous 
les  hommes  parce  qu'elle  s'accorde  avec  la  conscience  de  cha- 
cun d'eux  ne  nous  est  donnée  que  dans  la  religion.  «  Il  ne 
s'ensuit  pas  de  cette  impossibilité  de  trouver  une  science  de 
la  morale,  ou  des  signes  universels  auxquels  on  puisse  recon- 
naître si  ses  préceptes  sont  observés,  qu'il  n'y  ait  pas  de  de- 
voirs positifs  qui  doivent  nous  servir  de  guides;  mais  comme 
il  y  a  dans  la  destinée  de  l'homme  nécessité  et  liberté,  il  faut 
que  dans  sa  conduite  il  y  ait  aussi  l'inspiration  et  la  règle; 
rien  de  ce  qui  tient  à  la  vertu  ne  peut  être  ni  tout  à  fait  arbi- 

(61)  De    VAllemagne,    T.   II,    p.   ôo2. 

(62)  Ibid.,  p.  560.  Cousin  essayera  de  développer  ce  ivipproclunieiit  do 
la  conscience  morale  et  de  l'inspiration  esthétique,  et  il  l'opposera  égale- 
ment à  la  morale  kantienne. 

(63)  Ibid.,   p.  568. 


DEGÉHANUO.    M^'^"    VK    STAËL  2  23 

traire  ui  tout  à  fait  fixé  :  aussi,  l'une  des  merveilles  de  la  reli- 
gion est  de  réunir  au  même  degré  l'élan  de  l'amour  et  la  sou- 
mission, à  la  loi;  le  cœur  de  l'homme  est  ainsi  tout  à  la  fois 
satisfait  et  dirigé  »  (64).  ^i™°  de  Staël  s'élève  encore  contre  le 
rigorisme  de  Kant,  lorsqu'il  affirme  que  !a  certitude  d'une  vie 
future  porterait  atteinte  à  la  pureté  de  nos  intentions.  «  L'im- 
mortalité céleste  n'a  nul  rapport  avec  les  peines  et  les  récom- 
penses que  Ion  reçoit  sur  cette  terre;  le  sentiment  qui  nous 
fait  aspirer  à  l'immortalité  est  aussi  désintéressé  que  celui  qui 
nous  ferait  trouver  notre  bonheur  dans  le  dévouement  à  celui 
des  autres;  car  les  prémices  de  la  félicité  religieuse,  c'est  le 
sacrifice  de  nous-mêmes;  ainsi  donc  elle  écarte  nécessairement 
toute  espèce  d'égoïsme  »  (65).  En  somme,  ce  qui  en  l'estime 
de  M""^  de  Staël  fait  tout  le  prix  de  la  morale  kantienne,  c'est 
d'avoir  montré  que  l'action,  loin  d'être  sans  guide  et  d'aller 
au  hasard,  devient  véritablement  humaine,  lorsque  l'homme 
cesse  de  suivre  ses  penchants  égoïstes;  c'est  d'avoir  établi  d'une 
manière  incontestable  que  a  la  morale  a  le  devoir  et  non  l'in- 
térêt pour  base  »;  mais,  ajoute-t-elle,  «  pour  connaître  le  de- 
voir,  il  faut  en  apjjeler  à  sa  conscience  et  à  la  religion  »  (66). 
Une  telle  restriction  allait  peut-être  à  remettre  la  morale  dans 
la  dépendance  de  la  religion,  à  les  replacer  dans  le  rapport 
inverse  de  celui  que  la  révolution,  kantienne  leur  avait  assi- 
gné. Dans  le  fait,  AP®  de  Staël  est  arrivée  tout  au  plus  à  les 
montrer  se  complétant  l'une  l'autre,  se  prêtant  un  mutuel 
appui,  unies  dans  l'harmonie  des  sentiments  d'où  l'une  et 
l'autre  lui  paraissaient  procéder.  Mais  ne  croyant  pas  cet 
accord  susceptible  d'une  analyse  rigoureuse,  elle  n'essaya  pas 
d'expliquer  davantage  les  rapports  de  la  religion  et  de  la 
morale;  et  c'est  l'un  des  points  de  la  partie  philosophique  de 
VAllemagne  où  l'on  se  sent  le  plus  disposé  à  accorder  à  Henry 
Crabb  Robinson  que  la  philosophie  de  M™®  de  Staël  «  n'est 

(64)  Ibid.,  p.  561. 

(65)  Ibid.,   p.  555. 
(60)  Ibid.,   p.   560. 


224         LA  FORMATION  DE  L*INFLUENCE  lANtlËNNË  EN  FRANCE 

qu'un  amas  d'observations  reliées  entre  elles  par  une  logique 
vague  »  (67). 

M"**  de  Slaël  dovail  une  bonne  part  de  ce  qu'elle  savait 
sur  le  kantisme  à  ce  jeune  Anglais  venu  en  Allemagne  pour 
étudier  la  philosophie  et  qui  devint  plus  tard,  dans  son  pays, 
un  journaliste  de  grand  renom.  Il  l'aida  considérablement  à 
s'orienter  dans  les  idées  germaniques  :  il  sut  lui  montrer  clai- 
rement ce  que  «  la  prose  opaque  de  Villers  »  (68)  ne  lui  avait 
permis  que  d'entrevoir.  Il  est  vrai  qu'illa  croyait  incapable  d'au- 
cune forte  perisée  philosophique;  mais  il  goûtait  l'élégance  de 
son  esprit,  le  charme  de  son  intelligence  vive,  et  il  ne  put 
résister  à  ses  ilatteuses  prières  de  composer  pour  elle  quelques 
dissertations  sur  la  philosophie  allemande,  quoiqu'il  craignît 
beaucoup  de  la  voir  s'en  servir  contre  cette  philosophie  même. 
M™®  de  Staël  retint  avec  la  plus  grande  satisfaction  les  avis 
de  Robinson,  dont  elle  dit  :  «  J'ai  voulu  connaître  la  philo- 
sophie allemande;  j'ai  frappé  à  la  porte  de  tout  le  monde; 
Robinson  seul  me  l'a  ouverte  »  (69).  Il  est  notoire  qu'en  effet 
elle  avait  mis  à  contribution  de  nombreuses  personnes  pour 
son  ouvrage.  Nous  savons  ce  que  Villers,  à  qui  elle  s'était  tout 
d'abord  adressée,  avait  pu  lui  fournir  au  cours  de  leurs  con- 
versations et  dans  ses  lettres  (70),  et  nous  avons  bien  sujet  de 
penser  que  s'il  lui  fit  partager  sa  passion  pour  l'Allemagne,  il 
ne  satisfit  pas  tout  à  fait  la  curiosité  qu'il  avait  éveillée  en 
elle  par  son  livre  sur  Kant.  Elle  avait  aussi  sollicité  Degéran.do, 

(07)  J.  M.  Carré.  M^^  de  Staël  et  II.  Robinson,  d'après  des  docvnnnils 
inédits,   Revue  d'hisloire  littéraire  de  la   France,   1912,   p.   542. 

(68)  Paul  Gautier,  M^^  de  Staël  et  Napoléon,   Paris,  1903,  p.  119 

((19)  Cilé  par  J.-M.   Carré,   p.   MA. 

(70)  ((  Villers  m'écrit  des  lettres  où  l'amour  de  Kant  et  de  moi  se  mani- 
feste, mais  Kant  est  préféré.  »  Lettre  de  M™«  de  Staël  à  C.  Jordan,  cilée 
par  Sainte-Beuve,  A'onvcau.r:  lundis,  T.  XII,  p.  295.  En  souvenir  de  son 
séjour  à  Metz,  auprès  de  Villers,  elle  écrivit  :  «  Là  ]<■  passai  quinze  jours, 
et  je  rencontrai  l'un  des  hommes  les  plus  aimables  et  les  plus  spirituels 
(pie  puissent  produire  la  France  et  r.\llemagne  combinées,  M.  Charles 
Villers.  Sa  société  me  charmait,  mais  elle  renouvelait  mes  reg'rets  pour  ce 
premier  des  plaisirs,  un  entretien  où  l'accord  le  plus  parfait  règne  dans 
tout  ce  qu'on  sent  et  dans  tout  ce  qu'on  dit.  »  Hémoircs  de  il'^^  de  Staël, 
Paris,  1801,   p.  2^9. 


DEGERANDO.    M         DE    STAËL  220 

à  qui  elle  écrivait,  eu  février  i8o4  :  «  Il  faudra,  quand  nous 
nous  reverrons,  mon  cher  Gérando,  que  vous  m'aidiez  dans 
une  partie  de  l'ouvrage  que  je  compte  faire  sur  l'Allemagne  » 
(71}.  Il  va  sans  dire  qu'elle  avait  interrogé  bien  des  Allemands 
sur  le  criticisme;  mais  leurs  réponses  ne  lui  parurent  que  ra- 
rement intelligibles,  et  c'est  seulement  auprès  de  Robinson 
qu'elle  arriva  à  penser  sur  ce  système  avec  la  netteté  qu'elle 
désirait.  «  L'esprit  anglais,  lui  dit-elle,  tient  le  milieu  entre 
l'esprit  allemand  et  l'esprit  français,  et  est  un  moyen  de  com- 
munication entre  les  deux.  Je  vous  comprends  mieux  qu'aucun 
Allemand.  »  «  Je  n'entends  rien,  lui  confia-t-elle  encore,  qu'à 
travers  vos  idées   »   (72). 

M™^  de  Staël  avait-elle  lu  Kant  ?  Cousin  le  niait  (78),  et, 
de  nos  jours,  d'après  M.  Counson,  il  reste  fort  douteux  que 
«  la  brave  femme  »  ait  jamais  ouvert  la  Critique  (7/1).  Cousin 
s'émerveillait  de  ce  que  «  cette  femme  extraordinaire  »  avait 
deviné  Kant  sans  le  lire.  Pourtant,  le  merveilleux  eût  été  qu'elle 
l'eût  fait  en  ne  lisant  que  Kant;  et  ce  qui  est  sûr,  c'est  que  si 
elle  a  vraiment  tenté  d'étudier  ses  œuvres,  elle  en  a  compris 
principalement  ce  que  ses  amis  lui  en  avaient  exposé  aupara- 
vant, comme  M"®  de  Rathsamhausen  l'avouait  modestement 
pour  sa  part.  Il  n'est  donc  pas  sans  intérêt  de  chercher  de 
quelle  façon  Robinson  avait  pu  expliquer  Kant  à  M™^  de  Staël. 
Nous  n'avons  pas  les  notes  munies  qu'il  lui  avait  remises,  mais 
celles  qui  ont  été  publiées  nous  montre  tout  au  moins  la  ma- 
nière simple,  familière,  pittoresque,  dont  il  parlait  de  ce  qu'il 
savait  sur  le  kantisme,  ce  qu'elle   traduisit  dans  une  langue 

(71)  Académie  de  Metz,   18G3-G4,   p.  34. 

(72)  J.-M.  Carré,  article  cité,  p.  541,  543.  Il  ne  semble  pas  que  l'es- 
prit anglais  ou  simplement  la  langue  anglaise  ait  beaucoup  servi  à  faire 
passfT  le  kantisme  en  France.  Toutefois  nous  pouvons  supposer  que  Re- 
nouvier  a  tiré  quelque  parti  des  traductions  anglaises,  puisqu'il  a  déclaré 
que  celle  de  la  Critique  par  Mav  Millier  lui  a  été  «  d'un  grand  secours  pour 
l'établissement  du  sens  des  passages  obscurs  ».  Renouvier,  Critique  de  la 
doctrine  de  Kant,   p.  28. 

(73)  Cousin,  Coitrs  dlnatoire  de  la  philosophie  morale  au  dix-huitième 
siècle,  1842,  5«  partie,   p.  22. 

(74)  Counson,   De   la  légende   de   Kant,   p.   529. 


fô 


2  20         h\   l'ORMATlON   DE   t'iNFLUICNCE   KANTIENNE   EN   FllANCE 

éloquente,    solennelle,    selon    son    goût    pour     la     rhétorique, 
excessif  au  gré  de  Robinson  (75). 

Comprendre  la  doctrine  de  Kant,  disait  ilobinson,  et  s'y 
convertir,  c'est  la  même  chose.  Il  n'y  était  pas  arrivé  sans 
peine.  La  théorie  de  la  liberté  lui  en  avait  coûté  beaucoup; 
mais  dès  qu'il  crut  avoir  enfin  percé  les  nuages  qui  la  cou- 
vrent, il  lui  apparut  que  Kant  avait  réfuté  le  déterminisme  par 
des  raisons  dont  les  libcrtarien.s  anglais  n'avaient  jamais  eu 
la  moindre  idée,  et  il  se  dit  prêt  à  soutenir  la  nécessité  contre 
eux,  ((  contre  tout  le  monde,  hormis  Kant  et  le  diable  ».  Mal- 
heureusement ce  document  ne  nous  en  apprend  pas  plus.  Un 
peu  plus  loin,,  il  indique  en  quelques  mots  comment  Kant, 
après  avoir  rendu  la  place  nclte  par  sa  critiq'ue  de  la  raison 
spéculative,  a  édifié  sa  philosophie  morale  et  religieuse.  Nul  ne 
peut  démontrer  l'existence  de  Dieu,  nul  ne  peut  démontrer 
sa  non-existence;  mais  il  est  un  fait  contre  lequel  personne 
ne  peut  rien,  que  personne  ne  peut  mettre  en  doute,  c'est  la 
conscience  morale.  C'est  ce  fait,  le  Sentiment  du  devoir,  que 
Kant  donne  pour  base  à  sa  philosophie  pratique.  Je  dois  im- 
plique je  peux;  et  comme  la  raison  spéculative  ne  décide  rien 
de  l'absolu,  il  faut  que  la  raison  pratique  établisse  sur  cette 
seule  base  toute  la  morale  et  aussi  toute  la  religion.  C'est 
par  là  qu'au  défaut  de  la  connaisance  supplée  la  foi,  mais  une 
foi  nécessaire,  à  laquelle  aucune  âme  saine  et  honnête  ne  peut 
se  refuser. 

Sur  la  philosophie  spéculative  de  Ksai,  nous  avons  de 
Robinson  un  fragm.ent  plus  exijlicite.  Afin  de  donner  une  pre- 
mière idée  du  criticisme,  on  avait  représenté  l'esprit  humain 
par  un  cachet,  un  moule,  un,  miroir,  un  estomac,  une  chambre 
obscure,  un  moulin;  Robinson  apporte  une  lanterne  magique, 
pour  faire  comprendre  le  sens  kantien  du  mot  forme,  pour 

(75)  J.-M.  Carré,  p.  542.  Robinson  rencontra  Villcrs  à  Altona,  en  1807. 
Il  remporta  de  lui  uno  opinion  très  favorable  et  parut  regretter  l'insuccès 
de  son  livre  sur  Kant.  Uobinson,  Dianj,  Rcminisccnccu  and  Corrcspondencc, 
London,   18(30,   T.  I,  p.  233.'234. 


DEGÉRANDO.    m"®    DE    STAËL  237 

aider  à  passer  le  «  pont  aux  ânes  »  du  kantisme.  Il  compare 
l'esprit  humain,  au  disque  de  lumière  projeté  sur  le  mur  par  la 
lanterne  magique.  Sans  les  images  aux  couleurs  et  aux  figures 
variées,   ce   disque  n'est  qu'un  cercle  vide,   il   n'est  rien,   de 
même  que  la  pensée  dépourvue  d'objets   sensibles.   Pourtant, 
sans  ce  cercle  lumineux  les  images  seraient  invisibles  :  sans 
notre  faculté  a  priori  de  recevoir  des  impressions,  nous  n'en 
aurions  aucune.  Les  images  toujours  changeantes  sont  la  ma- 
tière du  spectacle  qui  danse  sur  le  mur;   sa  forme,   c'est  le 
disque  lumineux,  nécessaire  pour  qu'on  le  voie.  ((  Selon  Leib- 
niz, les  images  sont  toutes  prêtes  dans  le  disque.  Selon  Locke, 
aucun  disque  lumin.eux  n'est  nécessaire.  Kant  est  le  premier 
qui    ait   expliqué    la    merveilleuse    lanterne    magique,    l'esprit 
humain  »  (76).  Kant  est  l'adversaire  décidé  des  idées  innées  : 
ses  concepts  a  priori  ne  sont,  avant  toute  expérience,  ni  effec- 
tivement pensés,   ni   dans   un  état  analogue   au   sommeil;   ce 
sont  des   concepts   déterminés   par  le  pouvoir  de  penser  que 
l'esprit  possède.  Sans  l'expérience,   aucun  concept  ne  naîtrait 
jamais  en  nous,  mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  tous  nos  concepts 
soient  empiriques;  car,  de  ce  que  la  chaleur  est  nécessaire  à 
l'éclosion  de  l'œuf,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  soit  le  principe 
de  la  vie.  L'expérience  nous  dit  ce  qui  arrive;  mais  non  qu'une 
chose  doit  arriver,  ni  qu'elle  arrivera  toutes  les  fois  que  cer- 
tains cas  se  présenteront.  Donc  la  connaissance  d'une  nécessité, 
une  connaissance  universelle,  ne  peut  être  qu'une  connaissance 
a  priori. 

Les  notes  que  Robinson  avait  remises  à  M""®  de  Staël 
ressemblaient  sans  doute  à  celles  que  nous  venons  de  résu- 
mer, où  il  s'était  attaché  à  réduire  le  kantisme  à  ce  qu'il  en 
pouvait  exprimer  par  quelques  comparaisons  faciles  à  saisir, 
quoique  peu   précises  (77).   Il  est   bien   croyable   que  ftP®  de 

(70)  Ibid.,  T.  I,   p,  140-141. 

(77)  Robinson,  semble-t-il,  définissait  par  là  la  matière  comme  une  par- 
tie apparente  de  la  représentation.  Nous  avons  vu  que  ce  mot  a  reçu  par- 
fois une  autre  signification  :  on  a  entendu  par  matière  un  élément  qui 
n'apparaît   pas,    nuiis    dont   la    combinaison    avec    un   élément    d'une    autre 


2  28         LA  FORMATION  DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE   EN  FRANCE 

Slaël  les  ait  fréquemment  rappelées  à  son  imagination  pour 
fixer  ses  idées;  mais  elle  ne  s'en  servit  pas  pour  les  exposer. 
Elle  leur  préféra  des  termes  abstraits,  qui  rendaient  son  exposé 
moins  facàle  h  attaquer,  et  dos  généralités  vagues,  mieux 
appropriées  à  l'éloge  pompeux  que  fut  son  chapitre  sur  Kant; 
lequel,  il  est  vrai,  fut  infiniment  plus  adroit  et  approcha  plus 
prcs  de  son  but  que  tout  ce  que  Villcrs  avait  fait  en  ce  genre, 
(vommc  lui,  elle  rehaussait  le  mérite  des  Allemands,  qui  ont 
fait  la  fortune  de  la  doctrine  kantienne,  en  rappelant  —  ce 
que  tout  le  monde  accordait  —  que  les  Français  auraient  voué 
à  l'oubli  des  ouvrages  dans  le  style  de  Kant,  s'il  s'en  était  écrit 
chez  eux.  Mais  pour  tirer  ceux-ci  de  leur  indifférence,  elle  sut, 
sans  les  ménager  cependant,  leur  épargner  cette  outrance 
dans  l'invective  par  L-Kpielle  Villers  n'avait  réussi  qu'à  tourner 
contre  lui-même  leur  dérision.  Elle  pressentait  qu'elle  n'en 
risquait  pas  moins  de  rappeler  contre  elle  quelques-uns  des 
reproches  qu'on  avait  adressés  à  Villers.  Elle  dit  notamment 
que  les  philosophes  trouveront  son  exposé  très  superficiel  et 
que  ((  les  gens  du  monde  se  demanderont  à  quoi  sert  tout 
cela  ».  Elle  répond  d'avance  à  ces  derniers  que  la  philosophie 
mérite  bien  la  considéralion  que  l'on  accorde  aux  tragédies  de 
Uacine  ou  à  l'Apollon  du  Belvédère,  parce  qu'elle  est  «  la 
beauté  de  la  pensée  »  (78).  Quant  à  l'utilité,  celle  de  la  philo- 
sophie n'est  rien  de  moins  que  l'utilité  suprême,  l'utilité  mo- 
rale*. Aux  philosophes  uNî""'  de  Staël  répond  qu'ils  n'ont  pas 
le  droit  de  prétendre,  comme  les  géomètres,  à  n'être  jugés  que 

sorte  coiislituo  la  représentation,  qni  seule  apiiarait.  I.a  lanterne  Miaf;i(|Me 
(le  Robinson  aurait  pu  servir  à  faire  comprendre,  tant  bien  que  mal,  ce 
second  sens.  La  matière  aurait  été  l<'s  verres  peints  introduits  dans  la  lan- 
terne, que  les  spectateurs  ne  voient  pas  et  dont  ils  ignorent  la  nature,  puis- 
que le  spectacle  présente  de  grandes  figures  tjrillantes  et  opaques,  alors  que 
les  verres  sont  couverts  de  figurines  qui  sont  Iranspart-nles,  renversées, 
assez  ternes  en  elles-mêmes,  qui,  en  un  mot,  sont  bien  autre  ciiose  que  ce 
qne  voient  les  spectateurs.  Ce  qu'ils  voient,  le  siieclacle.  c'est  ce  ipii  lé- 
sulte  de  la  combinaison  de  celle  nialière  variée  inlioduile  dans  la  laiilnne 
et  d(;  la  lumière,  c'est-à-dire  de  cf  qui  Jaillit  constaiiniient  de  la  source 
lumineuse,  de  la  lanterne  elle-même,  de  l'esprit  liumain. 
(78)  De   lAUemagnc,    T.    II,    p.    279. 


DEGÉRANDO,    M™*    OE    STAËL  22() 

par  leurs  pairs  (7g).  Certes  la  métaphysique  est  une  science 
qui  doit  être  aussi  précise  que  les  mathématiques,  encore  que 
son  objet  soit  mal  défini;  «  c'est  un  nuage  qu'il  faut  mesurer 
avec  la  même  exactitude  qu'un  terrain  »  (80),  et,  pour  en 
traiter,  il  ne  suffit  pas  d'une  grande  intensité  d'attention,  il 
faut  y  apporter  une  aptitude  spéciale,  dont  M™®  de  Staël 
s'avoue  dépourvue.  Mais,  maintient-elle,  il  est  loisible  à  tout 
le  monde  d'observer  l'influence  morale  des  opinions  que  les 
philosophes  répandent;  c'est  cette  influence  même  qui  les  juge. 
((  Tout  doit  être  apprécié  d'après  le  perfectionnement  moral 
de  l'homme;  c'est  la  pierre  de  touche  qui  est  donnée  à  l'igno- 
rant comme  au  savant  »  (81).  Ainsi,  par  exemple,  s'appuyant 
sur  ce  principe  que  «  le  bon  et  le  vrai  sont  inséparables  »  (82), 
M"*  de  Staël  repousse  le  déterminisme,  parce  que  «  tout  ce 
qui  tendrait  à  nous  ôtcr  la  responsabilité  de  nos  actions  serait 
faux  et  mauvais  »  (83). 

Si  M""®  de  Staël  admet  que  l'influence  qu'exerce  une  doc- 
trine sur  les  mœurs  des  hommes  permet  d'apprécier  ce  qu'elle 
vaut  quant  à  la  vérité,  elle  croit  aussi  qu'il  est  bon,  récipro- 
quement, pour  connaître  entièrement  un  peuple,  d'avoir  une 
idée  des  doctrines  qui  y  ont  vu  le  jour,  même  de  celles  qui 
semblent  les  plus  éloignées  de  ses  préoccupations  ordinaires; 
car,  observe-t-elle,  l'influence  d'un  système  philosophique  qui 
domine  quelque  temps  la  partie  cultivée  de  ce  peuple  n'est  pas 
limitée  à  ce  cercle  restreint  :  ce  système  devenant  bientôt  le 
«  moule  universel  dans  lequel  se  jettent  toutes  les  pensées  », 
ceux  mêmes  qui  ne  l'ont  pas  étudié  a  se  conforment  sans  le 
savoir  à  la  disposition  générale  qu'il  inspire  »  (84).  Pour  faire 
connaître  le  caractère  des  Allemands  et  l'esprit  de  leur  litté- 
rature, il  était  donc  indispensable  de  donner  au  moins  une 
idée  simple  de  la  marche  de  la  philosophie  dans  leur  pays  de- 

(79)  Lettre  à  Degérando,   Acad.  de  Metz,   1865-64,   p.  50. 
(80-81)  De  l'Allemagne,   T.  II,  p.  168. 

(82)  Ibid.,   p.  188. 

(83)  Ibid.,    p.   307. 

(84)  Ibid.,  p.  204. 


aSo  LA  FORMATION  DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

puis  Leibniz  (85).  C'est  au  système  de  Kant  que  M""*  de  Staël 
a  attribue  le  plus  d'importance,  et,  pour  elle,  l'importance 
qu'un  système  peut  avoir  réside  principalement,  dans  la  solu- 
tion qu'il  donne  au  problème  de  l'origine  des  idées,  parce  que 
((  la  métaphysique  qui  s'applique  à  découvrir  quelle  est  la 
source  de  nos  idées,  influe  puissamment  par  ses  conséquences 
sur  la  nature  et  la  force  de  notre  volonté  »  (86>.  Elle  affirme 
que  le  devoir  ne  nous  apparaît  dans  toule  sa  dignité  que  lors- 
que nous  reconnaissons  la  conscience  morale  comme  une 
puissance  innée,  et  qu'au  contraire  le  devoir  s'avilit  à  nos 
yeux  lorsqu'on  nous  le  fait  voir  dépendant  de  l'expérience 
et  de  ses  conlingences,  parce  que  chacun  comprend  qu'  «  une 
conscience  arquise  par  les  sensations  pourrait  être  étouffée  par 
elles  ))  (87).  Kant  a  voulu  placer  la  morale  «  sous  la  sauvegarde 
de  principes  immuables  »  (88)  ;  mais  M""®  de  Staël  estime  que 
s'il  a  réussi  ;\  la  soustraire  aux  vicissitudes  de  l'expérience, c'est 
surtout  en  faisant  de  la  conscience  morale  un  principe  inné 
(89).  De  la  philosophie  spéculative  de  Kant  M"®  de  Staël  va 
donc  retenir  ce  qui  lui  semble  permettre  de  renouveler  la 
doctrine  de  l'innéifé.  Elle  pense  même  que  Kant  et  ses  conti- 
nuateurs n'ont  pas  fait  autre  chose  que  de  développer  la  signi- 
fication véritable  de  la  «  sublime  restriction  »  (si  ce  n'est  l'in- 
telligence elle-même)  ajoutée  par  Leibniz  à  l'aphorisme  de  la 
philosophie  empirique  (il  n'est  rien  dans  l'intelligence  qui 
n'ait  d'abord  été  daris  les  sens)  (90). 

]VP®  de  Staël  a  souvent  entendu  dire  et  elle  répète  que  la 
doctrine  kantienne  des  connaissances  a  priori  ne  signifie  pas 
que  nous  ayons  des  connaissances  gravées  en  nous-mêmes  san, 
que  nous  les  ayons  apprises,  ni  que  l'homme  ne  pourrait  con- 
naître l'univers  s'il  n'en  avait  pas  l'image  innée  en  lui-même, 
ce  que  seuls  croient,  dit-elle,  certains  platoniciens  allemands. 

(85)  Ibid.,  p.  167  ;  et  Acad.  de  Metz,  p.  M. 

(86)  De  V Allemagne,   T.  II,  p.  171. 

(87)  Jbid.,  p.  242. 

(88)  Ihîd.,  p.  353. 

(89)  Ibîd.,   p.  241,   549. 


DÇGÉRANDO.    —   M™®    DE    STAËL  23 1 

Les  connaissances  a  priori,  déclare-t-elle,  il  nous  faut  les  ap- 
prendre au  cours  de  notre  vie,  par  l'action  de  nos  facultés 
innées  sur  ce  qui  nous  vient  du  dehors.  Ainsi  elle  entend  par 
concepts  a  priori  des  ((  idées  spontanées  »  (91).  Procédant  de 
notre  «  activité  spontanée  »,  ces  concepts  doivent  être  dis- 
tingués de  ceux  qui  nous  sont  donnés  par  les  sensations;  et 
celte  distinction  achève  de  confirmer,  dans  l'opinion  de  M"® 
de  Staël,  la  dualité  de  notre  nature  :  tout  en  nous-mêmes 
atteste  et  l'influence  des  sens  et  l'influence  de  l'âme.  —  Voilà 
donc  le  kantisme  tourné  en  un  spiritualisme  dualiste.  M™°  d  ' 
Staël  ne  conçoit  pas  une  philosophie  cmpiriste  conséquente  qui 
ne  serait  pas  matérialiste;  «  si  l'on  n'admet  pas  les  idées  spon- 
tanées, si  la  pensée  et  le  sentiment  dépendent  en  entier  des 
sensations,  comment  l'âme,  dans  une  telle  servitude,  serait- 
clle  immatérielle  ?  »  (92).  Avec  la  philosophie  transcendentale, 
au  contraire,  elle  croit  s'expliquer  assez  bien  qu'il  puisse  y 
avoir  dans  l'homme  ce  qui  périt  avec  l'existence  terrestre  et  ce 
qui  peut  lui  survivre.  Elle  pense  qu'il  se  peut  que  notre  acti- 
vité spontanée,  d'où  dérivent  les  idées  spontanées,  et  qui 
«  modifie  les  idées  que  nous  recevons  du  dehors  »,  soit  ce  qiii 
doit  nous  survivre,  si  nous  sommes  imniortela  (gS). 

On  forcerait  peut-être  le  sens  des  paroles  de  M'"^  de  Staël, 
ou  plutôt  on  leur  donnerait  plus  de  préoision  qu'elles  n'en 
ont  jamais  eu  sur  ce  sujet,  en  assimilant  cette  conception  de 
l'action  de  notre  spontanéité  dans  la  détermination  des  phéno- 
mènes, aux  interprétations  que  nous  avons  examinées  à  pro- 
pos de  Kinker  et  qui  rapportent  notre  action  spontanée  au 
noumènc  correspondant  à  notre  entendement  pur.  Pour  effec- 
tner  cette  assimilation,  il  faudrait  être  sûr  que  M™®  de  Staël 
a  entendu  par  cette  modification  non  pas  une  altération  des 
sensations  déjà  éprouvées,   mais  l'imposition,  des  modes  sans 

fOI)  Ibid.,  p.  189.  Kant  a  dit  effectivement  que  les  catégories  sont  «  des 
premiers  principes  «  priori,  sponlnnéxu-nt  conçu.i  {■tclhxlgedachle)  de  notre 
connaissai.ce  ».  Cril.  Kehrb.,  p.  G82  ;  Trem.,  p.  168,  2^  édit. 

(92)  De  VAllemagnc,  p.  189. 

(93)  Acad.  de  Metz,  p.  30, 


232  LA   FORMATION   DE   l'iNFLUENCE   KANTIENNE  EN   FRANCE 

lesquels  aucune  sensation  n'apparaît  jamais  en  nous  et  qui 
font  que  nos  sensations  nous  pcrmeltcnt  de  percevoir  des 
phénomènes  arrivant  comme  nous  le  savons  au  moyen  de  ces 
idées  conçues  spontanément,  c'est-à-dire  comme  nous  le  sa- 
vons indépendamment  de  cette  perception  et  de  toute  sen- 
sation. 

M""^  de  Staël  indique  très  brièvement  que  l'explication 
transccndentale  des  concepts  et  des  intuitions  originaires  mon- 
tre pourquoi  les  mathématiques,  qui  ne  peuvent  se  réduire 
à  la  simple  analyse,  sont  une  «  science  synthétique,  positive, 
créatrice  de  certaine  par  elle-même,  sans  qu'on  ait  besoin  de 
recourir  à  l'expérience  pour  s'assurer  de  sa  vérité  »  (g^)-  Quant 
à  la  certitude  de  la  science  de  la  nature,  elle  dit  seulement  que 
le  Iranscendenlalisme  l'établit  sur  des  concepts  ou  lois  de  l'en- 
tendement ((  dont  la  nature  est  telle  que  nous  ne  puissions 
rien  concevoir  autrement  que  ces  lois  nous  le  représentent  », 
c'est-à-dire  sur  des  concepts  ou  des  lois  «  sans  lesquels  nous 
ne  pourrions  rien  comprendre  »  (90).  C'est  de  cette  façon 
que  Kant  a  voulu  placer  notre  âme  au  centre  du  monde,  «  et 
la  rendre  en  tout  semblable  au  soleil  autour  duquel  les  objets 
extérieurs  tracent  leur  cercle,  et  dont  ils  empruntent  la  lu- 
mière »  (96). 

A  l'égard  de  Ta  spéculation,  M"^  de  Staël  estime  que  le 
meilleur  effet  de  l'idéalisme  transcendental  sur  les  esprits  en 
Allemagne  a  été  d'étendre  immensément  leur  horizon.  Le  re- 
gard de  ceux  qui  ont  réussi  à  s'élever  au  point  de  vue  de  cette 
doctrine,  devait  embrasser  l'intérêt  de  toute  chose;  «  car,  dit 
M"*®' de  Staël,  rapportant  tout  au  foyer  de  l'âme,  et  considé- 
rant le  monde  lui-même  comme  régi  par  des  lois  dont  le  type 
est  en  nous,  elle  ne  saurait  admettre  le  préjugé  qui  destine 
chaque  homme  d'une  manière  exclusive  à  telle  ou  telle  branche 
d'études  »  (97).  «  Cette  philosophie,  dit-elle    plus  loin,  donne 

iU)De  rAUemagne,  T.   II.   p.  256. 
(93)  Ibid.,  p.  252-235. 
(90)  Ibid.,   p.  170. 
(97)  Ibid.,   p.  281. 


DEGÉRANDO.    M*"®    DE    STAËL  233 

un  attrait  singulier  pour  tous  les  genres  d'étude.  Les  décou- 
vertes qu'on  fait  en  soi-même  sont  toujours  intéressantes; 
mais,  s'il  est  vrai  qu'elles  doivent  nous  éclairer  sur  les  mys- 
tères mêmes  du  monde  créé  à  notre  image,  quelle  curiosité 
n'inspirent-elles  pas  !  »  (98). 

Si  grands  qu'aient  été  les  bienfaits  de  l'influence  kan- 
tienne en  Allemagne,  M"^  de  Staël  se  sent  obligée  d'avouer  que 
cette  philosophie  est  loin  d'avoir  préservé  de  certains  défauts 
fort  préjudiciables  aux  progrès  du  savoir  ses  partisans  et  con- 
tinuateurs. c(  Ils  s'attaquent...  les  uns  les  autres  avec  amer- 
tume, et  l'on  dirait,  à  les  entendre,  qu'un  degré  de  plus  en 
fait  d'abstraction  ou  de  profondeur,  donne  le  droit  de  traiter 
en  esprit  vulgaire  et  borné  quiconque  ne  voudrait  ou  ne  pour- 
rait pas  y  atteindre  »  (99).  Elle  les  soupçonne  de  se  plaire  à 
mépriser  ceux  qui  ne  les  comprennent  pas,  de  moins  craindre 
de  n'être  pas  compris  que  de  redouter  de  paraître  superficiels. 
Soit  qu'ils  veulent  demeurer  inaccessibles,  soit  qu'ils  l'igno- 
rent, ih  dédaignent  l'art  de  communiquer  les  Idées.  Or, 
dit  M™^  de  Staël,  «  le  dédain,  excepté  pour  le  vice,  indique 
presque  toujours  une  borne  dans  l'esprit  »  (100).  Mais  elle 
s'aperçoit  qu'elle  risque  d'aggraver  les  doutes  que  bien  des 
Français  avaient  à  l'endroit  de  la  bonne  foi  de  ces  philosophes 
allemands,  et  de  nuire  ainsi  à  la  cause  qu'elle  plaide.  Elle  va 
donc  s'évertuer  à  excuser  les  défauts  qu'elle  n'a  pu  taire,  mais 
ce  qu'elle  dira  dans  cette  intention  ne  fera  que  les  leur  mieux 
imputer.  «  Les  nouveaux  philosophes,  dit-elle  en  effet,  en 
élevant  leur  style  et  leurs  conceptions  à  une  grande  hauteur, 
ont  habilement  flatté  l'amour-propre  de  leurs  adeptes,  et  l'on 
doit  les  louer  de  cet  art  innocent;  car  les  Allemands  ont  be- 
soin  de  dédaigner  pour  devenir   les  plus   forts   »  (loi).    Elle 

(98)  Ibid.,  p.  282. 

(99)  Ibid.,   p.  284. 

(100)  Ibid.,    p.   285. 

(101)  Ibid.,  p.  307.  Kant  avait  dit  :  «  En  général...  un  certain  degré 
d'obscurité  ne  déplaît  pas  au  lecteur  ;  il  sent  mieux  alors  sa  pénétration, 
son  habileté  à  résoudre  ce  qui  est  obscur  en  notions  claires  ».  Kant, 
Anthropologie,   trad.   Tissot,   p.   27. 


a34         LA   FORMATION   DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

avait  présenté  une  défense  plus  heureuse,  en  expliquant  que 
si  le  talent  de  la  clarté  dans  l'expression  manque  trop  souvent 
à  ces  philosophes,  c'est  que  les  études  spéculatives,  auxquelles 
ils  se  sont  voués  entièrement,  ne  le  donnent  pas  :  «  il  faut  se 
placer,  pour  ainsi  dire,  en  dehors  de  ses  propres  pensées,  pour 
juger  de  la  forme  qu'on  doit  leur  donner  »  (102).  Cette  con- 
sidération n'aurait  pu  atténuer  que  bien  légèrement  l'impres- 
sion laissée  par  les  phrases  que  nous  venons  de  citer,  qui 
confirmaient  l'opinion  la  plus  reçue  et  s'accordaient,  comme 
nous  l'avons  signalé,  avec  ce  qu'avaient  dit  M"°  de  Rathsam- 
hausen  et,  après  elle,  Degérando.  Mais  ces  concessions  à  l'opi- 
nion courante,  imprudentes  en  apparence,  se  perdaient  en 
réalité  dans  la  longue  énumération  de  tous  les  mérites  que  M.^^ 
de  Staël  voulait  qu'on  reconnût  aux  nouveaux  philosophes 
allemands;  de  plus,  elles  y  mettaient  ce  ton  de  la  modération, 
que  Villers  avait  ignoré;  elles  disposaient  à  croire  que  cet  éloge 
de  Kant  et  de  son  école,  tout  éclatant  qu'il  était,  était  encore 
contenu  par'  le  souci  de  la  juste  mesure. 

Sur  l'exposé  du  kantisme  par  M™*  de  Staël,  V.  Cousin 
exprimait  un  jugement  que  personne  ne  songeait  à  contester, 
quand  il  disait  qu'il  reflète  l'esprit  général  du  système,  mais 
qu'il  «  ne  fournit  pas  de  bien  sûres  lumières  ».  Cousin  lais- 
sait sentir  quelle  influence  il  en  avait  reçue  au  moment  qu'il 
se  mît  à  étudier  Kant,  en  ajoutant  que  cet  exposé  «  commu- 
nique du  moins,  ce  qui  vaut  mieux  peut-être  au  début  d'une 
pareille  étude,  une  vive  curiosité  et  une  impulsion  puissante 
vers  la  nouvelle  philosophie  )>  (io3).  Pour  estimer  la  vraie 
portée  de  ce  chapitre  de  l'Allemagne,  il  faut,  en  effet,  avoir 
toujours  égard  au  but  principal  que  M™®  de  Staël  voulait 
atteindre  par  tout  son  ouvrage,  qiji  était  de  faire  briller  aux 
yeux   des   Français   les   richesses   infpllcrfnolln.s  et   morales  de 

(10-21  De   r.W.cmngnr,    T.   il    p.  ?«:-,. 

(105)  V.  Cousin,  Cours  d'hist.  de  la  phil.  monde  ou  dlr-liuitièmc  siècle, 
1842,  3«  partie,  p.  22. 


DEGÉRANDO.    M™®    DE    STAËL  235 

l'Allemagne,  dont  la  doctrine  kantienne  lui  paraissait  la  plus 
puissante  et  la  plus  noble,  et  d'exhorter  ces  hommes,  qu'elle 
voyait  abandonnés  au  désir  exclusif  des  conquêtes  et  des  jouis- 
sances matérielles,  à  regarder  ces  richesses  comme  les  seules 
qu'il  fût  honnête  de  conquérir.  Elle  avait  assez  dit  qu'elle 
n'avait  prétendu  ni  donner  des  thèses  principales  qui  compo- 
sent le  kantisme  une  notion  qui  suffît  à  des  philosophes,  ni  à 
faire  comprendre  les  preuves  qui  les  fon'dent;  et  que  d'ailleurs, 
à  son  avis,  la  valeur  de  toute  doctrine  philosophique  en  gé- 
néral tient  tout  d'abord  à  la  qualité  des  sentiments  qu'elle  ins- 
pire, à  ce  que  ces  sentiments  dirigent  l'action  des  hommes  dans 
le  sens  ou  au  rebours  de  leur  perfectibilité,  et  dépend  beau- 
coup moins  de  la  rigueur  ou  de  la  fragilité  des  démonstra- 
tions. Elle  aurait  donc  reproché  à  la  philosophie  de  Kanl 
d'être  trop  systématique  et  trop  raisonneuse,  si  ses  amis  ne 
lui  avaient  répété  que  c'est  seulement  par  le  moyen  de  la  dé- 
monstration que  la  doctrine  critique  pouvait  s'opposer  victo- 
rieusement aux  systèmes  qui  abaissent  l'homme  en  donnant 
pour  chimérique  toutes  les  aspirations  morales  et  religieuses, 
subordonner  strictement  à  la  pensée  humaine  les  choses  mêmes 
dont  ces  systèmes  voulaient  la  faire  dépendre,  et,  en  soumet- 
tant ainsi  le  monde  matériel  à  la  législation  de  la  raison,  le 
montrer  participant  à  la  splendeur  de  l'intelligibilité. 

Gomme  elle  n'avait  pas  le  goût  des  longues  argumenta- 
tions et  qu'elle  craignait  de  mal  expliquer  celles  de  Kant, 
M""®  de  Staël,  j^our  communiquer  l'intéi'êt  qu'elle  avait  pris 
à  sa  philosophie  et  pour  convaincre  de  la  vérité  de  ce  qu'elle 
en  acceptait,  avait  compté  uniquement  sur  les  séductions  de 
l'art  qu'elle  employait  à  exalter  les  sentiments  moraux  (io4), 
qu'elle  disait  justifiés  rationnellement  dans  les  Critiques.  Le 
succès  que  la  valeur  littéraire  de  son  ouvrage  lui  obtint,  con- 
tribua tellement  à  étendre  en  France  le  renom  de  Kant,  que 

(104)  Les  philosophes  qui  se  font  scrupule  de  recourir  à  de  semblables 
moyens,  ont  tort,  à  son  avis,  quand  il  s'agit  de  théologie  ou  de  morale  ; 
«  car,  soutenait-elle,  le  sentiment  est  la  vérité  elle-même,  dans  des  sujets 
de  cette  nature  ».  De  VAllemagiie,  T.  II,  p.  223. 


236  LA  FORMATION   DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

l'honneur  d'y  avoir  introduit  pour  la  première  fois  sa  philo- 
sophie lui  a  été  attribué  par  l'opinion.  En  réalité,  ceux  qui 
avaient  étudié  les  précédents  écrits  français  sur  le  criticisme 
n'avaient  que  peu  de  chose  à  apprendre  de  ce  que  M"*  de 
Staël  en  disait.  Il  n'e?t  pas  niable  cependant  que  par  elle  un 
peu  de  la  philosophie  allemande  se  soit  mêlé  à  la  philosophie 
française,  s'il  est  A^ai,  comme  il  y  a  bien  lieu  de  le  croire,  que 
la  lecture  de  ce  «  beau  livre  »  détermina  Cousin  à  aller  auprès 
des  philosophes  allemands  avec  l'espoir  de  nourrir  d'une  stibs- 
tance  nouvelle  son  enseignement  encore  borné  à  la  philoso- 
phie écossaise  qu'il  tenait  de  Royer-Collard;  et  il  est  également 
vraisemblable  que,  d'autre  part,  ce  même  livre  avait  préparé 
les  auditeurs  de  Cousin  à  entendre  le  premier  cours  sur  Kant 
qui  fut  fait  dans  l'Université,  en  les  mettant  dans  la  même 
disposition  où  le  jeune  professeur  avait  été  lorsqu'il  résolut 
d'entrer  plus  profondément  dans  la  doctrine  critique  et  dans 
celles  qui  en  sont  issues. 


I 


CHAPITRE  VI 


A. -M.  Ampère  —  Maine  de  Bira.n 

Dès  avant  iSo5  Maine  de  Biran  s'était  appliqué  à  l'étude 
du  système  de  Kant,  comme  le  montre  son  mémoire  sur  La 
Décomposition  de  la  pensée.  Il  ne  lui  importait  pas  moins  de 
connaître  ce  système  que  ceux  de  Descartes  et  de  Leibniz, 
avec  lesquels  il  l'a  plusieurs  fois  confronté.  Gardons-nous  donc 
d'ajouter  foi  à  ce  passage  d'une  lettre  qu'Ampère  écrivit,  en 
seplembre  1812,  à  ^I.  de  Biran,  qui  semble  indiquer  qu'avant 
celle  date  ce  dernier  ne  s'était  guère  occupé  du  kantisme  : 
«  Vou>  n'avez  aucune  idée  de  Kant,  lui  dit  Ampère,  que  V His- 
toire des  systèi7\es  de  philosophie  et  l'ouvrage  de  Villers  n'ont 
songé  qu'à  défigurer  par  des  motifs  contraires.  Il  s'est  trompé 
dans  SCS  conséquences;  Tiiais  comme  il  a  profondément  mar- 
qué les  faits  primitifs,  et  les  lois  de  l'intelligence  humaine  ! 
Vous  vous  en  rapportez  aveuglément,  à  son  égard,  à  ce  qu'en 
ont  dit  MM.  de  Tracy  et  de  Gérando,  qui  l'ont  traité  comme 
Condillac  a  fait  à  l'égard  de  Descaries  et  souvent  de  Locke  : 
tordre  ses  expressions  pour  lui  faire  dire  tout  le  contraire  de 
ce  qu'il  a  dit  »  (i).  M.  de  Biran,  il  est  vrai,  avait  lu  l'ouvrage 
de  Villers,  VHistoire  de  Degérando  cl  le  mémoire  de  D.  de 
Tracy;  mais  c'est  plul(M  dans  le  livre  de  Kinkcr  qu'il  allait 
chercher    les    idées   de   Kant  :    nous    constatons    que    lorsqu'il 

(l)  Philonopliic  dca  dcu.r  Ampère,  recueil  publié  par  Biirtliélemv  Saint- 
llilairc,    Paris,    1800,   p.   298. 


238         LA.   FORMATION   DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN  FRANCE 

les  discute,  c'est  presque  toujours  Kinker  qu'il  cite.  Les  écrits 
philosophiques  d'Ampère  n'établissent  aucunement  qu'il  ait 
été  mieux  que  M.  de  Biran  informé  du  criticisme;  et  certains 
fragments  témoignent  qu'Ampère,  tout  comme  son  ami  M.  de 
Biran,  empruntait  au  traducteur  de  Kinker,  sinon  à  Villers, 
au  moins  les  expressions  qu'il  jugeait  propres  à  rendre  la  pen- 
sée de  Kant.  C'est  manifestement  ce  qu'il  faisait  lorsqu'il 
expliquait  à  M.  de  Biran  son  propre  «  système  de  Vémesthèse 
(2)  qui,  donnant  un  centre  commun  subjectif  aux  intuitions, 
les  réunit  en  une  unité  de  cognition,  comme  dit  Kant  »  (3). 
C'est  encore  sous  l'influence  de  Kinker  ou  de  Villers,  qu'il  trai- 
tait de  son.  «  système  logique  qui,  donnant  un  centre  com- 
mun subjectif  et  création  de  notre  esprit  aux  rapports  du  sys- 
tème précédent  [système  comparatif  ou  comparaison  des  don- 
nées objectives  de  l'intuition] ,  les  réunit  en  une  unité  de  co- 
gnition qui  constitue  l'idée  générale  attachée  au  signe  de  no- 
tre création  »  (fi).  Sur  M.  de  Biran  et  la  philosophie  kantienne, 
nous  savons  qu'il  la  connaissait  non  seulement  d'après  Kiiiker 
et  d'après  les  ouvrages  contre  lesquels  Amjïère  (5)  appelait 
ses  soupçons,  mais  encore  par  les  écrits  des  deux  Ancillon,  par 
le  mémoire  de  Selle  et  divers  autres  mémoires  de  l'Académie 
de  Berlin,  ainsi  que  par  des  conversations  avec  Slapfer.  Il  avait 
étudié  de  près  la  dissertation  de  Kant  sur  Les  formes  et  les 
principes  du  monde  sensible  et  du  monde  intelligible, dont  il  dit 
qu'elle  lui  «  semble  avoir  servi  de  début  à  toute  la  doctrine 
critique  »  (C);  il  connaissait  en  outre  la  traduction  française 

(2)  Dans  la  terminologie  dAmpère,  si  compliquée,  Vémesthèse  ainsi 
que  VaiUopsie  signifient  la  conscience  ou  le  sentiment  du  moi.  Ibid.,  p.  204, 
note  de  J..J.   Ampère. 

(5)  Lettre  d'Ampère  à  M.  de  Biran,  publiée  dans  la  Revue  de  mctapli. 
ri  de  morale,   1803,   p.  553. 

(4)  Ibid.,   p.  554. 

(5)  La  môme  interprétation  de  l'idéalisme  kantien  que  Degérando  avait 
exposée  dans  son  mémoire  sur  la  Céncralion  des  connaissances  humaines, 
se  trouve  résumée  par  M.  de  Biran  dans  une  note  intitulée  Conversation 
avec  MM.  Degérando  et  Ampère,  le  7  iuillel  1815,  ù  Xogenl-sur-Marnc,  sous 
des  berceaux  de  verdure,  publiée  par  M.  P.  Tisserand,  Revue  de  Uélaph.  et 
de  morale,   1900,   p.   418. 

(6)  Œuvres,   édit.   Naville,   T.  I,  p.  506. 


A. '■M.    AMPLUE   I\IA1M0    DE    BIRAN  23ç) 

des  Obseroations  sur  le  sentunent  du  beau  et  du  sublime;  il 
avait  peul-ctre  lu  aussi  la  traduclion  laliiie  des  œuvres  prin- 
cipales de  Kant.  ; 

Si  Ampère  estimait  que  M.  de  Biran  n'avait  qu'une  bien 
faible  idée  du  criticisme,  il  arrivait,  en  revanche,  à  M.  de 
Biran  d'objecter  à  Ampère,  dans  leurs  entretiens,  que  le  sys- 
tème de  Kant  pouvait  lui  être  opposé  avec  plus  de  force  qu'il 
ne  croyait.  Pour  saisir  le  sens  de  ce  débat,  il  est  nécessaire 
de  se  rappeler  comment  Ampère  pensait  sur  le  problème  de 
la  valeur  objective  de  nos  connaissances. 

Ampère  distinguait  les  rapports  dépendants  de  la  nature 
de  leurs  termes,  tels  que  ceux  que  nous  discernons  entre  les 
qualités  des  corps  et  qui  dépendent  d'elles,  et  les  rapports 
indépendants  de  la  nature  des  termes,  tels  que  les  relations 
géométriques,  qui  sont  les  mêmes  pour  l'aveugle-né  que  pour 
le  clairvoyant  (7).  Les  qualités  des  corps  sont  subjectives, 
n'appartiennent  pas  aux  noumènes;  il  serait  donc  absurde  d'af- 
firmer la  réalité  absolue  des  rapjjorts  qui  tiennent  à  ces  qua- 
lités, et,  en  général,  des  rapports  qui  dépendent  de  la  nature 
des  termes  comparés;  mais  on  peut  supposer  entre  les  nou- 
mènes, c'est-à-dire  entre  des  choses  qui  ne  peuvent  être  ni 
perçues  ni  par  conséquent  comparées,  des  rapports  qui  ne  dé- 
pendent pas  de  termes  comparés  (8).  Ampère  appelle  intuition 
((  l'acte  par  lequel  nous  voyons,  dans  une  coordination,  pré- 
existante, indépendamment  de  la  nature  des  éléments  coor- 
donnés, le  mode  même  de  coordination  et  les  relations  qui  en 
sont  une  suite  nécessaire  »  (9).  Parmi  les  modes  de  coordina- 
tion indépendants  des  choses  coordonnées,  Ampère  place 
Vespace,  la  causalité,  la  durée,  etc.  Tous  les  jugements  qui  re- 
posent sur  la  nature  de  ces  modes  de  coordination  et  non  sur 
la  nature  des  termes  coordonnés,  ont  la  môme  nécessité  que 

(1)  Phil.  des  deux  Ampère,  p.   285. 

(8)  Ibid.,  p.   244  et  Revue  de  viétaph.,  1S93,  p.  555. 

(9)  Phil.  des  deux  Ampère,  p.  285. 


2^0  LA  FORMATION  DE  l'iNFLUENCE    KANTIENNE   EN   FRANCE 

les  axiomes  des  mathématiques;  ces  modes  sont  les  vraies  lois 
de  notre  intelligences  (lo). 

Pourquoi  n'admelfrait-on  pas  que  ces  modes  d'union  ou 
de  coordination  sont  aussi  subjectifs  que  les  phénomènes  qu'ils 
relient  P  u  En  quoi  diffèrent-ils  des  phénomènes  eux-mêmes, 
se  demande  Ampère,  pour  qu'on  no  le  fasse  pais  ?  Et  pour- 
quoi ne  pas  dire  qu'il  n'y  a  dans  les  corps  que  les  causes  in- 
connues qui  nous  les  font  paraître  étendus  et  en  mouvement 
sans  qu'ils  le  soient,  etc.,  etc.  ?  »  (ii).  Ampère  repousse  cette 
hypothèse,  au  nom  du  sens  commun,  qu'elle  choque,  et  au 
nom  des  savants,  qui  croient  à  un  monde  réel,  dépouillé  de 
toute  subjectivité  et  ne  conicnant  que  des  rapports  (12).  Il  se 
prononce  pour  l'opinion  selon  laquelle  il  y  aurait  une  durée 
et  une  étendue  nouménales  et  infinies,  où  se  mouvraient  réel- 
lement les  corps,  et  dont  les  parties  seraient  ((  coordonnées 
de  toute  éternité  suivant  toutes  les  figures  concevables...  On 
montre  que  dans  cette  hypothèse,  poursuit-il,  les  modes 
d'union,  d'étendue,  de  durée,  de  causalité,  le  mouvement,  les 
nombres,  la  divisibilité,  etc.,  n'auraient  lieu  entre  les  phéno- 
mènes que  parce  qu'ils  auraient  déjà  lieu  entre  les  noumènes 
correspondants,  ce  qui  la  rend  très  admissible  (i3).  On  ne  peut 
lui  opposer,  remarque-t-il,  que  l'hypothèse  de  Kant.  Tout 
moyen  terme  est  insoutenable.  Admettons  donc  ces  deux  hypo- 
Ûièses  comme  également  probables;  et  comparons-les  comme 
les  astronomes  comparent  celle  de  Ptolomée  et  celle  de  Coper- 
nic, comme  les  chimistes  comparent  celle  de  Stahl  et  celle  de 

(10)  Ibid.,   p.  295. 

(11)  Revue  de  mélaph.,  4895,  p.  554. 

(12)  Phil.  des  deux  Ampère,  p.  150. 

(15)  Chez  Ampère,  le  monde  des  apparences,  di's  pliénoniènes,  est  l'en- 
semble des  qualilés  sensibles  et  de  leurs  divers  rapports  ;  le  monde  des 
noumènes  est  constitué  de  rapports  rationnels,  que  les  théories  mathéma- 
tiques de  la  nature  ont  en  vue.  Si  ces  rapports  apparaissent  aussi  dans  les 
phénomènes  sensibles,  ils  n'en  sont  pas  moins  indépendants  d'eux  ;  puis- 
(ju'ils  sont  l'objet  des  sciences  rationnelles.  Cette  manière  de  concevoir  la 
distinction  des  phénomènes  et  des  noumènes,  qu'Ampère  oppose  à  Kant, 
avait  d'avance  été  expressément  rejetée  par  ce  dernier,  qui  n'y  trouvait 
qu'un  creux  verbiage  (lecre  Wortkrœmerei).  Crit.,  Ivehrb.,  p.  256-257  ; 
Trem.,  p.  266-267. 


A. -M.    AMPERE MAÎME   DE    BIRAN  2^1 

Lavoisier,  en  en  déduisant  des  conséquences  apodictiques  et 
en  constatant  celles  qui  s'accordent  avec  renchaînemcnt  des 
phénomènes  et  surtout  les  font  prédire  d'avance.  Nous  ver- 
rons certes  la  plus  probable  et  cette  probabilité  toujours  crois- 
sante ne  laissera  bientôt  plus  lieu  au  moindre  doute  »  (i4)- 

A  cela  M.  de  Biran  répond  qu'  «  il  est  impossible  de  con- 
cevoir un  mode  de  coordination  qui  n'ait  rien  de  subjectif  )) 
(i5),  et  qu'il  ne  voit  aucune  nécessité  à  ce  que  «  les  choses 
soient  coordonnées  hors  de  nous  absolument  comme  elles  le 
sont  dans  notre  esprit  »  (i6).  L'hypothèse  de  Kant,  selon  la- 
quelle ces  modes  n'appartiennent  qu'à  notre  esprit  et  ne  se 
trouvent  dans  le?  phénomènes  que  parce  que  nous  les  en  revê- 
tons, paraît  à  M.  de  Biran  une  hypothèse  plus  simple.  Cepen- 
dant il  remarque  qu'elle  revient  à  nier  la  possibilité,  non  seu- 
lement de  savoir  ce  que  sont  les  choses  en  soi,  mais  même  de 
savoir  s'il  en  existe,  et  que  Kant  contredit  sa  propre  thèse  en 
les  admettant.  Il  représente  à  Ampère,  de  la  façon  suivante, 
les  raisons  qui,  à  son  avis,  militent  puissamment  pour  l'idéa- 
lisme de  Kant.  «  Les  phénomènes  nous  sont-ils  donnés  suivant 
certains  modes  d'union  ou  de  coordination  parce  que  ces 
modes  d'union  ont  lieu  entre  les  noumènes  ou  les  choses  telles 
qu'elles  existent  hors  de  nous  ?  —  ou  bien  ces  choses  ne  pa- 
raissent-elles pas  exister  réellement  unies  ou  coordonnées  ainsi 
]>arce  que,  comme  dit  Kant,  tels  tnodes  d'union  ou  telles  for- 
mes sont  inhérentes  à  notre  esprit  de  telle  manière  que  nous 
ne  puissions  rien  concevoir  que  sous  ces  formes  ou  par  elles  ? 
La  dernière  opinion  me  paraît  plus  vraisemblable  ou  du  moins 
plus  facile  à  concevoir;  car  je  conçois  très  bien  que  si  l'éten- 
due, telle  que  je  la  perçois  immédiatement  par  les  sens  de 
la  vue  ou  du  toucher  (prédominants  dans  l'organisation  hu- 
maine), est  une  forme  de  ces  sens  inhérente  à  leur  nature,  cette 
forme  se  répand  sur  toutes  les  cnoses  représentées,  quelles  que 

(14)  Rcv.  de  métaph.,  1895,  p.  555. 

(15)  Ibid.,  p.  559. 

(16)  Ibid.,  p.  556. 


16 


2/l2  LA   1  on.MATION   DE   L  INFLLENCE   KA^TrE^Nt;   KN    FRANCE 

soient  ces  choses;,  dont  nous  lu;  connaissons  certainement  que 
l'existence  et  dont  la  nature  ou  l'essence  nous  ^esl  parfaite- 
ment inconnue,  tandis  que  nous  ne  concevons  en  aucune  ma- 
nière comment  ces  choses  inconnes,  ces  éléments,  ces  forces 
ou  monades,  pourraient  être  coordonnées  de  manière  à  réaliser 
en  elles-mêmes  une  étendue  ou  un  espace  absolu  indépendant 
de  nos  conceptions  »  (17). 

M.  de  Biran  remontre  à  Ampère  qu'il  se  trompe  quand 
il  croit  qu'il  appartient  à  l'expérience  de  décider  entre  son 
hypothèse  et  celle  de  Kant  comme  elle  décide  entre  des  hypo- 
thèses astronomiques  ou  entre  des  hypothèses  chimiques.  Il 
le  lui  explique  ainsi  :  ((  Les  corps  brûlent,  dit  Stahl,  parce 
qu'il  y  a  en  eux  un  principe  inflammable;  tous  les  corps  brû- 
lent, dit  Lavoisier,  parce  qu'ils  ont  de  l'affinité  avec  un  prin- 
cipe inflammable  qui  est  hors  d'eux.  De  môme  tout  le  monde 
dit  et  croit  que  nous  percevons  les  objets  étendus  parce  qu'il 
y  a  en  eux  une  étendue  iréclle.  Leibniz  et  Kant  après  lui  disent 
que  l'étendue  est  une  forme  ou  un  mode  de  coordination  qui 
appartient  à  l'esprit  et  dont  nous  revêtons  les  noumènes,les  mo- 
nades,etc.  —  Lavoisier  prouve  par  une  suite  d'expériences  que 
le  principe  de  la  combustion  est  hors  du  combustible;  mais 
quelle  expérience  nous  apj)rondra  si  les  modes  de  coordination 
des  phénomènes  sont  absolumoat  dans  les  choses  ou  seulement 
dans  l'esprit  qui  les  perçoit  ?  Ce  doute  de  la  réflexion  peut-il 
jamais  s'éclaircir  par  aucune  expérience  extérieure  ?  Et  l'une 
et  l'autre  alternative  ne  s'accorde-t-elle  pas  également  avec  les 
phénomènes  ?  »  (18). 

Si  dans  ces  lignes  M.  de  Biran  paraît  prendre  la  défense 
du  criticismc,  c'est  qu'il  l'examine  en  lui-môme,  afin  seule- 
ment d'en  marquer  le  point  fort.  iMais,  non  moins  qu'Ampère, 
il  était  loin  d'admettre  l'idéalisme  kantien  (19).  Il  est  à  croire 

(17)  Ibid.,  p.  562. 

(18)  Ibid.,  p.  565.  Tour  Kant,  dons  l'expérience,  selon  l'expression 
d'Emile  Boutroux  que  nous  avons  déjà  rappelée,  «  tout  se  passe  en  appa- 
rence comme  le  réalisme  le  suppose  ». 

(19)  Ampère,   de  son   côte,   pensait  que   M.   de   Biran  n'ïtait  pas  assez 


A. -M.    AMPÈRE  MAI>E   DE   BIRAN  a43 

qu'ils  eurent  l'un  et  l'autre  quelque  regret  de  devoir  s'en 
écarter;  car  on  imagine  de  quel  poids  était  devenue  pour  l'un 
et  l'autre  l'autorité  de  Kant,  lorsqu'on  voit  l'un  d'eux,  au  cours 
d'une  de  leurs  discussions,  faire  état  d'une  bien  petite  res- 
semblance entre  ses  propres  idées  et  la  doctrine  critique;  lors- 
qu'on voit  Ampère,  après  avoir  proposé  à  M.  de  Biran  une 
classification  des  phénomènes  psychologiques  en  quatre  «  sys- 
tèmes »,  lui  rappeler  que  les  catégories,  dans  la  Critique,  sont 
rangées  aussi  sous  quatre  titres  (20).  M.  de  Biran  n'a  que  très 
l'arement  traité  du  kantisme  comme  dans  les  fragments  que 
nous  venons  de  citer,  c'est-à-diré  en  ne  considérant  que  ce 
système;  il  l'avait  étudié,  comme  il  étudiait  presque  toujours, 
en  se  livrant  surtout  à  ses  propres  réflexions  sur  des  questions 
plus  ou  moins  voisines  de  celles  qui  faisaient  le  sujet  de  ses 
lectures.  «  Si  je  lis  passivement,  disait-il,  je  ne  puis  rien  rete- 
nir. Si  je  lis  quelque  chose  qui  mette  en  jeu  mes  facultés  mé- 
ditatives, mes  méditations  et  mes  idées  propres  se  croisent 
souvent  avec  celles  de  l'auteur,  en  sorte  que  je  tire  très  peu 
de  profil  de  mes  lectures  sous  le  raport  de  la  mémoire.  Je  n'y 
cherciie  que  des  occasions  ou  des  excitants  pour  penser  moi- 
même  ))  (21). 

Tout  examen  de  l'interprétation  du  kantisme  par  M.  de 
Biran  ne  pourra  donc  être  autre  chose  qu'une  étude  des  réac- 
tions suscitées  dans  sa  pensée  par  les  thèses  dont  il  a  été 
frappé  s^'it  en  lisant  Kant  soit  en  lisant  les  interprètes  de 
Kant. 

}.I.  de  Biran  trouvait  chez  Kant,  ou,  plus  exactement,  chez 

poiiétré  de  celte  vérité  que  la  géométrie  est  constituée  de  jugements  syn- 
thétiques et  n'a  rien  à  «  démêler  avec  la  rlLiicule  identité  «.  {Phil.  des  deux 
Ampère,  p.  298).  Pour  M.  de  Biran,  la  certitude  de  la  géométrie  repose 
sur  ce  que  nous  apercevons  immédiatement  la  nécessité  de  la  liaison  de 
certains  attributs  (par  exemple,  celui  de  plus  court  chemin)  avec  certaines 
lignes  (la  ligne  droite)  et  sur  ce  que  les  ligures  composées  de  ces  mêmes 
lignes  résultent  de  la  répétition  de  mêmes  actes,  que  nous  concevons  com- 
me imitables  à  linfini.  Œuvres,  éciit    iVaville,  T.  II.  p.  o09-51-2. 

(•20)  Phil.  des  deux  Ampère,   p.   257,   268. 

(21)  Cité  par  .\aville,  Introd.  générale  aux  œuvres  de  il.  de  Biran, 
p.  XLVI. 


aU      LA  FoniviATiON  de  L'influence  kantienne  en  france 

Kinker,  le  jiaralogismc  de  la  psychologie  rationnelle  «  supé- 
ricurenienl  exposé  ))  (5?.)-  H  accorthuL  cpi'ou  ne  peut  légitime- 
ment conclure  du  je  pense,  de  la  consdicncc  que  nous  a\)jns 
de  nous-mêmes  en  tant  que  nous  pensons  et  sentons,  à  l'exis- 
tence d'une  âme-substance,  d'une  chose  pensante.  Mais  il 
ajoutait  que  Kant,  Icnanl  pour  insoluble  le  problème  de  la 
psychologie  rationnelle,  a  montré  qu'il  n'avait  pas  entière- 
ment dégagé  son  esprit  de  l'erreur  initiale  de  cette  fausse  mé- 
taphysique de  l'âme,  erreur  qui  consiste  à  s'inquiéter  d'un 
problème  qui  ne  se  pose  pas.  Quiconque,  cherchant  quelle  est 
l'essence  du  moi,  demande  ce  qu'est,  indépendammejit  de  ses 
sensations  et  de  ses  pensées,  ce  moi  qui  pense  et  qui  sent,  ne 
sait  pas  ce  qu'il  demande,  car  il  connaît  parfaitement  ce  qu'il 
cherche  (28).  Il  ne  s'agit  pas  de  raisonner;  il  n'y  a  rien  à  con- 
clure; il  suffit  de  s'arrêter  au  fait  de  conscience,  à  la  cons- 
cience du  moi,  sujet  distinct  de  tout  objet,  de  toutes  les 
choses  qu'il  se  représente.  «  Que  veut-on  de  plus,  ou  que  peut- 
on  chercher  de  plus  clair  et  de  plus  évident  ?  S'en  tient-on  à 
la  connaissance  de  senfiment,  ou  à  l'aperception  immédiate 
interne  du  sujet  pensant  i^  Elle  est  parfaite  en  son  genre. 
Aspire-t-on  à  une  connaissance  extérieure  ou  objective  de  la 
chose  pensante  hors  de  la  pensée  même  ?  Ce  mode  de  con- 
naissance, auquel  Oii  cherche  si  vainement  à  tout  réduire,  et 
qui  n'est  certainement  pas  la  connaissance  primitive,  est  hors 
de  toute  application  au  propre  sujet  pensant.,  «(a/i).  C'est  alté- 
rer la  nature  du  sujet  que  d'en  faire  un  objet,  une  chose  pen- 
sante. L'âme,  la  réalité  objective  cl  transcendante  du  moi, n'est 
pas  le  moi,  qui  est  esseniicliemcnt  sujet.  On  ne  peut  dire  que 
l'âme  soit  l'objet  du  sens  intime  comme  le  cor])s  est  un  objet 
du  sens  externe;  le  sens  intime  n'a  pas  d'objet.  Pour  nous  re- 
présenter la  vraie  nature  du  moi,  la  seule  difficulté  que  nous 

(22)  Œuvres,  éd.  Navillo,   T.   I,   p.  i:>o. 

(23)  Voy.  aussi  dans  les  niniiuscrils  conservés  i\  rinstilul,  (^.onniicn- 
ccinrnt  d'une  nouvelle  rcduclion  de  VK.'i.sui  sur  les  londeiiieiils  de  lu  jisij 
ehulogie,    MSS.-i\S.,    IdG. 

(^4)  Œuvres,  éd.  Naville,   T.  I,  p.  154-155, 


A. -M,    AMPÈRE   MAINE    DE    BIRAN  2/l5 

ayons  à  vaincre,  c'est  ((  d'écarter  les  points  de  vue  de  la  réali- 
té transcendante,  sur  laquelle  notre  langage  est  cacique...,  de 
nous  empêcher  de  iircndre  le  mol  pour  une  cJiose,  de  penser 
à  un  cîre  qui  ne  soit  pas  objet  »  (aS).   , 

Il  est  faux,  selon  M.  de  Biran,  que  l'aperception  simple 
du  moi  soit  absolument  vide,  comme  le  veut  Kant,  et  que 
nous  ne  prenions  du  moi  une  notion  positive  que  par  les  per- 
ceptions et  les  sensations  qu'il  accompagne.  L'aperception 
immédiate  intime  du  moi  pur  est  celle  du  vouloir,  de  l'effort 
volontaire.  Nous  percevons  notre  moi  en  lui-même,  dans  son 
essence  et  indépendamment  de  ses  modes  accidentels,  comme 
force  (26). 

M.  de  Biran  avait  lu  dans  le  livre  de  Villers,  que  Kant 
attribuait  à  l'homme  deux  manières  de  s'envisager  soi-même. 
L'homme  se  connaîtrait  au  moyen  des  formes  et  des  catégories 
comme  un  être  sensible,  comme  un  phénomène  soumis  aux 
lois  naturelles.  D'autre  part,  il  s'apercevrait  sans  aucun  inter- 
médiaire, comme  noumène,  comme  une  volonté  ayant  pour 
loi  la  loi  morale.  Et  cette  distinction  scinderait  la  philosophie 
en  deux  parties,  dont  l'une  serait  la  philosophie  spéculative  et 
l'autre  la  philosophie  pratique.  M.  de  Biran  objecte  que  si  le 
moi  en  tant  que  noumène  n'est  pas  soumis  à  la  relation  de 
causalité,  il  n'est  rien  que  nous  puissions  concevoir  (27). 
L'aperception  immédiate  du  moi  étant  le  sentiment  d'une 
action,  et  aucune  action  ne  pouvant  être  aperçue  ou  sentie  que 
comme  relation  causale,  «  la  causalité,  loi  première  et  univer- 

(2.j)  MSS.-NS.   155,    Sur   le   mémoire   de   Selle. 

(20)  MSS.-NS.  136,  Commencement  d'une  nouvelle  rédaction...  Ces  ma- 
nuscrits, où  Maine  de  Biran  traite  de  la  philosophie  de  Kant,  nous  ont  été 
très  obligeamment  signalés  par  M.  Pierre  Tisserand.  Nous  lui  en  renou- 
velons ici  nos  remerciements. 

(27)  M.  de  Biran  croit  que  Kant  a  soutenu  que  le  concept  de  cause, 
ainsi  que  toutes  les  autres  formes  nécessaires  de  notre  pensée,  n'est  rien 
de  plus  qu'une  «  manière  dont  rànie  voit  les  choses  sans  conséquence  pour 
leur  réalité  ».  Il  emprunte  cette  formule,  qu'il  reproduit  plusieurs  fois,  à  un 
«  excellent  Mémoire  de  M.  Ancillon  »,  dont  la-lecture  lui  a  Tonfirnfé  l'im- 
portance prem.ière  qu'il  donnait  aux  recherches  sur  la  causalité.  Œuvres, 
éd.  Cousin,  T.  II,  p.  20  ;  T.  IV,  p.  548.  Nous  avons  montré  ce  que  conte- 
nait ce  mémoire  d'Ancillon,  relativement  au  kantisme. 


246  L-V   FORMATION   DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

selle  de  la  connaissance  subjective  et  objective  est  donc  ren- 
fermée essentiellement  dans  ce  premier  ijoint  de  vue  de  la 
conscience  sous  lequel  l'homme  s'envisage  et  s'aperçoit  comme 
iHre  existant  en  soi,  indépendamment  de  toute  autre  chose  et 
de  toute  impression  étrangère  »  (28).  Kant  sépare  à  tort  les 
principes  de  la  connaissance  de  ceux  de  la  morale  (29).  Le 
vouloir  est  le  principe  commun  du  savoir  et  de  la  moralité. 
Les  deux  systèmes,  l'intellectuel  et  le  moral,  partent  de  cette 
même  souv-he  (3o). 

M.  de  Biran  pensait  que  Kant  n'a  jamais  prouvé,  parce 
que  c'est  Impossible,  l'irréalité  de  ce  que  notre  constitution 
nous  oblige  de  concevoir  et  de  croire  réel.  Il  ne  se  peut,  selon 
M.  de  Bir  m,  que  le  concept  que  nous  avons  nécessairement 
d'r.nc  cho^e  et  celte  chose  même  diffèrent  en  ce  que  la  chose 
ne  possède  pas  les  attributs  que  notre  concept  comprend,  mais 
il  se  peut  qu'elle  diffère  du  concept  en  ce  qu'elle  possède  cn- 

(28)  MSS.   NS.   136. 

(29)  Relativement  à  la  philosophie  pratique  de  Kant,  nous  ne  rencon- 
trons que  peu  de  chose  dans  les  œuvres  de  M.  de  Biran.  Le  jugement  qu'il 
porte  ici  sur  elle  se  n^.odifia  lorsque  le  problème  pratique  prit  5  ses  yeux 
une  véritable  ifnportance.  Le  21  janvier  1821,  il  écrivit  dans  son  Journal, 
intime  :  «  Rien  de  mieux  fondé  que  la  distinction  de  Kant  entre  la  raison 
spéculative  et  la  raison  pratique.  Je  m'en  suis  tenu  à  la  première  toute 
ma  vie,  et  jusque  dans  mon  meilleur  temps  d'activité  morale...  Je  me  suis 
fait  une  conscience  spéculative,  en  désapprouvant  certains  sentiments  ou 
actes  auxquels  je  me  livrai.  Je  cherchais  la  cause  de  cette  désapprobation, 
et  la  trouvais  assez  curieuse  pour  ne  pas  être  fâché  du  motif  qui  m'avrit 
donné  lieu  d'y  réfléchir...  L'habitude  de  s'occuper  spéculativement  de  ce 
qui  se  passe  en  soi-même,  en  mal  comme  en  bien,  serait-elle  donc  immo- 
rale ?  Je  le  crains  d'après  mon  expérience.  Il  faut  se  donner  un  but,  un 
point  d'appui  hors  de  soi  et  plus  haut  que  soi...  Il  ne  faut  pas  croire  que 
tout  soit  dit  quand  l'amour-propre  est  satisfait  d'une  observation  fine  ou 
d'une  découverte  profonde  faite  dans  son  intérieur.  «  Fragments  du  Jovrtuil 
intime  publiés  par  Naville,  dans  sa  Notice  sur  un  manuscrit  inédit  de 
M.   de  Biran,   Paris,    1851. 

M.  de  Biran  avait  lu  VAllemagnc.  Il  note,  le  5  juin  181.^),  que  M"'«  de 
Staël  lui  paraît  avoir  bien  senti  que  la  spontanéité  du  sujet  est  le  principe 
commun  qui  unit  la  philosophie  spéculative  et  la  philosophie  pratique.  E. 
Naville,   Maine  de  Biran,   sa  vie  et  ses  pensées,  Paris,   18.57. 

Dans  son  Examen  critique  des  opinions  de  M.  de  Bonald,  qui  est  de 
1818,  il  qualifie  la  piiilosophie  praticjue  de  Kant  de  «  morale  sublime  fondée 
sur  la  con';cience  du  moi  et  l'absolu  du  devoir  )i.  O'^uvrcs,  éd.  Nn^'illo, 
T.   III,    p.    143. 

(30)  MSS.  NS,,  m, 


A. -M.    AMPÈRE   MAINE   DE    BIRAN  247 

core  d'autres  attributs;  et  c'est  pourquoi  la  distinction  des  phé- 
nomènes et  des  noumcnes  peut  être  maintenue.  Ainsi,  dans 
le  sentiment  de  l'effort,  le  moi  s'aperçoit  comme  il  est,  sans 
apercevoir  tout  ce  qu'il  est,  et  c'est  en  ce  sens  qu'il  faut  dire 
que  le  moi  ne  s'aperçoit  pas  comme  noumène.  La  conscience 
de  toute  action  volontaire  est  aussi  la  conscience  de  pouvoir 
agir  autrem.ent,  c'est  la  conscience  d'une  énergie  virtuelle, 
d'un  pouvoir  non  aclucllement  exercé,  qui  est  évidemment  une 
réalité  supérieure  aux  phénomènes  qui  en  résultent.  Dans 
il 'effort  le  moi  se  sent  comme  force.  Il  existe  donc  objective- 
ment une  force  virtuelle,  une  énergie  constante  alors  même 
qu'elle  ne  s'exerce  pas,  une  causo  substantielle  (3i).  Nous  rap- 
pellerons, un  peu  plus  loin,  comment  M.  de  Biran  a  été  con- 
duit par  là  et  en  adoptant  «  le  point  de  vue  réel,  où  Leibniz  se 
trouve  heureusement  placé  »  (Sa),  à  regarder  non  seulement 
l'âme,  mais  tous  les  êtres  comme  des  forces,  et  les  forces 
comme  les  seuls  êtres  réels. 

En  présence  du  problème  de  l'origine  des  idées,  Leibniz 
lui  paraissait  encore  dans  une  position  préférable  à  celle  de 
Kant.  Voici  comment  il  se  représentait  l'histoire  de  ce  pro- 
bJèmc.  L'âme  est,  selon  Leibniz,  une  force;  c'est  une  monade, 
et  l'essence  de  toute  monade  est  l'activité.  Les  idées  qui  sont 
dans  l'âme  sans  qu'elle  les  ait  reçues  des  sens,  sont  les  pro- 
duits de  cette  activité.  Descartes  n'entendait  pas  de  cette  ma- 
nière les  idées  innées,  puisque,  dans  son  système,  l'essence  de 
l'âme  est  la  pensée;  «  l'âme  les  a  reçues  comme  elle  a  reçu 
son  existence,  sans  qu'aucune  activité,  puissance  ou  vertu 
efficace,  propre  à  elle,  ait  jamais  pu  contribuer  à  leur  produc- 
tion »  (33).  Kant  a  élaboré  une  théorie  moyenne,  d'après  la- 
quelle, d'une  part,  des  formes  résident  dans  le  sujet  «  par  la 
seule  nécessité  de  sa  nature  »,  c'est-à-dire  passivement,  ainsi 
que  Descartes  l'avait   admis,   et,    d'autre   part,    de  même   que 

(31)  MSS.  NS.,  13G. 

(32)  Œuvres,   éd.  Cousin,    T.   III,   p.   299. 

(33)  Ibid.,   T.   II,   p,   108. 


2/|8  LA   FORMATION   DE   l'iINFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

chez  Leibniz  les  virtualités  ne  deviennent  idées  que  par  leur 
union  avec  des  impressions  reçues,  ces  formes  ne  sont  effecti- 
vement des  représentations,  des  notions,  que  dans  leur  union 
avec  une  matière  donnée  (34). 

Malgré  tout  ce  qui  les  sépare.  Descartes,  Leibniz,  Kant, 
ainsi  que  Platon  et  même  les  Écossais,  ont  pensé  sous  une  ins- 
piration commune.  «  Les  virtualités  de  Leibniz,  les  formes  et 
les  catégories  de  Kant,  les  lois  inhérentes  à  l'esprit  humain  des 
philosophes  écossais,  ne  diffèrent  presque  pas  au  fond  de  ces 
réminiscences  platoniciennes  ou  des  idées  innées  que  Descar- 
tes et  Malcbranch.e  n'ont  pas  renouvelées  de  Platon,  mais  qui 
sont  les  produits  indigènes  de  leur  propre  génie  méditatif.  (35) 
M.  de  Biran  repousse  les  théories  des  idées  innées, des  éléments 
a  priori  et  toutes  celles  du  même  genre.  Elles  sont,  dit-il, 
((  la  mort  de  l'analyse  »  (36),  parce  qu'elles  lui  assignent  un 
terme.  Toute  analyse  s'arrête  nécessairement  à  un  élément  ; 
mais  on  aurait  tort  de  le  prendre  pour  le  dernier,  au  delà  du- 
quel aucune  analyse  ne  pourrait  plus  progresser. 

A  Maine  de  Biran,  qui  prétendait  fonder  la  philosophie 
sur  le  sentiment  de  l'effort,  et  pour  qui  toute  l'activité  spiri- 
tuelle était  de  la  nature  de  ce  qui  se  manifeste  dans  l'activité 
volontaire,  Kant  devait  paraître  avoir  ignoré  la  vraie  nature 
de  l'activité  intellectuelle.  Il  lui  reprochait  d'avoir  pris  sans 
cesse,  dans  sa  théorie  des  formes  et  des  catégories,  pour  les 
opérations  de  «  l'intelligence  vivante  »,  les  termes  d'une 
«  logique  morte  qui  n'en  conserve  que  les  résultats  ».  C'est 
à  cause  de  cela  qu'il  situait  le  kantisme  et  le  condillacisme 
sur  le  même  plan,  bien  au-dessous  du  leibnizianisme  (37). 

Il  se  croyait  d'accord  avec  Kant  en  ce  qu'il  distinguait, 
d'une  part,  une  forme,  le  moi  et  toutes  les  notions  qui  en 
dérivent,  et,  d'autre  part,  une  matière  donnée,  subissant  l'ac- 
tion de  la  forme.  Mais  il  prétendait  que  pour  que  la  distinction 

(54)  Ibid.,    T.    II,    p.   110. 

(35)  Edition  Naville,  T.  III,  p.  107. 

(50)  Ibid.,    T.    I,    p.   247. 

(37)  Edition  Cousin,  T.  II,  p.  HO  et  suiv. 


\ 


A. -M.    AMPÈRE    —  MAINE   DE    BIRAN  2^Ç) 

de  la  forme  et  de  la  matière  pût  servir  de  principe  à  une  véri- 
table décomposition  de  la  pensée,  il  fallait  qu'elle  fût  une 
distinction  réelle,  et  non  pas  la  distinction  simplement  logique 
établie  par  Kant  entre  ces  deux  éléments  de  l'expérience.  Si  la 
forme  et  la  matière  ne  peuvent  exister  séparément  dans  l'ex- 
périence, si  elles  s'y  trouvent  toujours  unies,  ce  sont  «  d^ux 
noms  différents  pour  exprimer  deux  points  de  vue  particu- 
liers, sous  lesquels  l'esprit  peut  concevoir  une  seule  et  même 
modification  sensible  ;  mais  non  point  l'idée  de  deux  élé- 
ments ou  de  deux  parties  réllement  distinctes  et  séparées, 
l'une  matérielle,  l'autre  formelle,  dans  lesquelles  cette  modi- 
fication puisse  se  résoudre  ;  il  n'y  aura  donc  point  là  décompo- 
sition véritable,  mais  simplement  une  analyse  logique  »  (38). 
M.  de  Biran  va  donc  distinguer  une  ((  forme  personnelle  »  et 
une  «  matière  affective  »  qui  puissent  exister  l'une  sans 
l'autre.  La  forme  personnelle,  la  conscience  du  moi  auquel 
les  affections  appartiennent, n'accompagne  pas  toujours  celles- 
ci  ;  elle  s'obscurcit  jusqu'à  s'éteindre,  quand  l'affection  passive 
croît  en  intensité  au  point  d'occuper  seule  tout  l'esprit  ;  elle 
s'éclaircit  à  mesure  que  cette  affection  s'affaiblit  et  rend  le 
moi  à  lui-même,  c'est-à-dire  à  son  action  propre  (39).  Par  là 
M.  de  Biran  croit  découvrir  une  affection  sensible  simple,  dé- 
pourvue de  toutes  les  formes  de  la  perception,  à  savoir  de  la 
forme  personnelle  et  ((  des  formes  du  temps  et  de  l'espace,  at- 
tribuées par  Kant  à  la  sensibilité  »  (lio).  Cette  affection  simple 

(08)  Ibid.,  T.   II,   p.  115. 

(7>())  IbirL,   T.   II.    p.   116  ;   éd.   Navillc,   T.   I,   p.  204. 

(40)  FaHI.  Cousin,  T.  II,  p.  154,  172.  Cette  observation  de  M.  de  Biran 
ne  ^"î''.t  pas  à  réfuter  Kant.  Il  n'est  pas  dit  dans  la  Critique  que  la  cons- 
cience de  soi  accompagne  effectivement  toutes  nos  représentations,  mais 
seulement  qu'elle  doit  pouvoir  les  accompagner,  c'est-à-dire  que  ces  re- 
présentations sont  «  nécessairement  conformes  à  la  condition  qui  seule 
leur  permet  d'être  groupées  dans  une  conscience  générale  de  soi  ».  Crit., 
§  10,  Kehrb,  p.  000  ;  Trem.,  p.  130,  2^  édit.  Peu  importe,  disait  Kant,  dans 
la  l""^  édition,  que  la  représentation  moi,  qui  doit  pouvoir  accompagner 
toutes  les  autres,  soit  claire  ou  obscure,  «  cela  ne  fait  rien  ici  ;  mais  la 
possibilité  de  la  forme  logique  de  toute  connaissance  repose  sur  le  rapport 
à  Cette  aperception  comme  à  i/n  pouvoir  ».  Crit.,  Kehrb.,  p.  128  ;  Trem., 
p.   153. 


25o         LA  FORMATION  DE  l'iNFLTJENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

est  au-dessus  de  l'impression  organique,  mais  encore  au-des- 
sous de  la  sensation,  car  la  sensation  n'est  pas  simple,  contrai- 
rement à  l'opinon  de  Condillac.  La  sensation  est  composée 
d'une  matière  affective  variable  et  multiple,  qui  n'est  autre 
que  l'affeclion  sensible  simple,  et  d'une  «  forme  constante, 
identique,  toute  fondée  dans  le  sujet  moi  et  dans  l'aperception 
de  ses  propres  actes  ou  le  sentiment  de  leurs  résultats  »  (4i). 
Bien  qu'elle  soit  toujours  un  composé,  les  éléments  de  la  sen- 
sation n'y  sont  pas  constamment  mêlés  au  même  degré  : 
((  quelquefois  la  matière  que  j'appelle  affection  simple  est  bien 
près  d'être  isolée  de  la  forme  aperceptive,  d'autres  fois,  c'est 
cette  dernière  qui  est  comme  pure  »  (^2).  En  un  mot,  M.  de 
Biran  reproche  à  Kant  de  n'avoir  pas  vu  que,  dans  l'expé- 
rience interne,  la  forme  et  la  matière  se  distinguent  l'une  de 
l'autre  comme  un  fait  se  distingue  d'un  autre  fait,  et  que, 
même  dans  la  sensation,  où  elles  sont  en  effet  toujours  unies, 
on  observe  leur  tendance  à  se  séparer. 

Celle  distinction  de  la  matière  et  de  la  forme  corres- 
pond à  celle  de  Vu  abstrait  passif  »  (abstractus)  et  de  !'«  abs- 
trait actif  »  (abstrahens) ,  que  M.  de  Biran  a  souvent  dévelop- 
pée, et  en  fave.ur  de  laquelle  il  invoquait  l'autorité  de  Kant, 
qui,  dans  la  Dissertation  de  1770,  a  a  parfaitement  reconnu 
et  exprimé  la  môme  distinction,  quoiqu'il  n'y  soit  pas  toujours 
demeuré  fidèle  »  (^3).  Kant  a  distingué,  d'une  part,  les  con- 
cepts que  nous  avons  abstraits  des  données  empiriques,  et  qui 
expriment  des  propriétés  géné'rales,  communes  à  plusieurs  ob- 
jets comparés,  et,  d'autre  part,  les  concepts  intellectuels  purs, 
qui  dérivciît  de  la  nature  même  de  notre  entendement,  et  qui 

M.  (le  Biran,  Degcrando,  Daiinou,  s'accordaient  à  opposer  à  Kant  lo 
fait  que  nous  avons  des  sensations  sans  nous  représenter  qu'elles  sont  dans 
le  temps,  sans  avoir  la  notion  du  temps.  Il  est  encore  ai?é  de  répondre  à  cela 
(ju'il  ne  s'ensuit  nullement  qu'elles  ne  soient  pas  dans  le  temps,  c'est-à-dire 
conformes  à  l'inluit'on  pure  du  temps,  ni,  par  conséquent,  que  le  temps  ne 
soit  pas  une  forme  a  priori  de  la   sensibilité. 

(41)  Edit.   Cousin,   T.   II,   p.   116. 

(42)  Ibid.,  T.  II,   p.  117. 

(43)  Edit,  Naville,  T.  I,  p.  306, 


A. -M.    AMPERE   MAINE   DE   BIRAN 


25l 


font  abstraction  de  tout  élément  empirique.  M.  de  Biran  re- 
lient cette  distinction  ;  et  voici  qc  qu'il  en  fait.  Nous  ne  tirons 
pas  lies  choses,  par  abstraction  et  généralisation,  notre  notion 
de  force  ;  elle  n'est  pas  abstraite  comme  celle  d'un  mode  que 
nous  rencontrons  dans  plusieurs  choses  ;  mais,  faisant  abs- 
traction de  tous  les  objets  extérieurs,  nous  la  trouvons 
en  nous-mêmes,  car  nous  apercevons  immédiatement  notre 
propre  force  comme  constituant  l'essence  de  notre  personnalité; 
puis,  nous  la  concevons  comme  imitée  à  l'infini  par  les  choses, 
répétée  dans  tous  les  objets,  «  et  c'est  ainsi  que  la  notion  de- 
vient universelle  sans  jamais  être  générale  ».  (44).  H  en  est 
de  même  évidemment  de  la  notion  du  moi  et  de  toutes  celles 
qui  en  dérivent,  telles  que  la  notion  de  substance,  d'identité, 
d'unité,  etc..  que  M.  de  Biran  appelle  notions  réflexives.  La 
notion  du  moi  est  bien  une  notion  réflexive,  elle  n'est  pas  de 
la  nature  des  notions  générales,  puisqu'elle  n'est  pas  formée 
par  la  considération  d'un  caractère  commun  à  toutes  nos  sen- 
sations, et  que  «  le  moi  s'abstrait  lui-même  par  son  activité 
de  tout  ce  qui  est  objet  ou  mode  sensible  ».  (45).  Une  notion 
générale  s'éloigne  d'autant  plus  de  la  réalité  qu'elle  est  plus 
abstraite.  Une  notion  réflexive,  au  contraire,  conçue  dans  sa 
pureté,  par  cette  abstraction  qui  consiste  à  en  écarter  tout 
ce  qui  lui  est  étranger,  exprime  une  réalité  concrète  et  même 
l'individualité  la  plus  parfaite.  (46).  Il  en  est  tout  autrement 
chez  Kant,  pour  qui  la  réalité  empirique  consiste  dans  l'u- 
nion de  la  forme  et  de  )a  matière,  pour  qui  ni  la  forme  sans 
la  matière  ni  la  matière  sans  la  forme  n'ont  aucune  réalité 
dans  notre  expérience,  pour  qui  enfin  les  notions  réflexives, 
les  concepts  intellectuels,  en  eux-mêmes,  sont  vides.  C'est 
que,  selon  M.  de  Biran,  Kant,  s'étant  trompé  sur  l'activité 
intellectuelle,  a  méconnu  le  sens  véritable  de  la  distinction 
qu'il   avait   d'abord   cxaclcnient   indiquée. 

(44)  Edit.   Cousin,   T.  II,   p.  S06. 

(4^)  Ibid.,    T.   IV,   p.   207. 

(iQ)  Edil.  Naville,  T,  U,  p.  373. 


25a  LA   FOKMATION   DE   L  INFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

Nous  n'avons  pas  à  rappeler  en  détail  comment,  selon 
M.  de  Biran,  les  notions  réflexives  de  force,  de  cause,  d'unité, 
d'identité,  de  substance,  trouvent  dans  le  sentiment  de  l'ef- 
fort leur  ((  niodMe  exemplaire  »,  leur  ((  type  primordial  ». 
Cette  dérivation  des  notions  réflexives,  en  partant  d'un  fait 
primitif  et  «  sans  sortir  des  limites  de  l'expérience  intérieure  » 
(47),  M.  do  Biran  l'oppose  à  la  théorie  kantienne,  où  les  caté- 
gories, ainsi  que  les  formes  de  la  sensibilité,  sont  ((  des  pro- 
priétés permanentes  du  noumène  intérieur  »  (48).  Il  faut  donc 
que  nous  cherchions  comment  M.  de  Biran  explique  l'univer- 
salité des  principes  de  la  connaissance,  qu'aucun  fait  d'expé- 
rience ne  peut,  selon  l'opinion  de  Kant,  expliquer. 

Souvent  M.  de  Biran  avait  réfléchi  que  les  rationalistes 
et  particnlièremont  les  kantiens  lui  objecteraient  que  si  les 
notions  de  cause,  de  substance,  etc.,  sont  tirée  d'un  fait, 
elles  ne  peuvent  être  universelles,  parce  que  l'observation  des 
faits,  si  nombreux  que  soient  les  faits  observés,  n'éta- 
blit jamais  que  la  généralité  d'une  notion.  Slapfer 
lui  a  en  effet  représenté,  en  soutenant  le  kantisme, 
les  raisons  de  nier  que  ce  soit  l'expérience  qui  fonde  le  prin- 
cipe de  causalité.  L'observation  des  faits  nous  dit,  tout  au 
plus,  qu'un  certain  changement  a  suivi  un  autre  changement 
autant  de  fois  que  celui-ci  a  été  observé  ;  elle  ne  nous  assure 
pas  qu'il  le  suivra  toujours,  parce  qu'elle  ne  nous  montre 
pas  la  nécessité  que  le  même  événement  le  suive,  c'est-à-dire 
l'impossibilité  qu'un  événement  tout  différent  arrive.  M.  de 
Biran  a  toujours  cru  que  cette  objection  ne  portait  pas  contre 
lui.  De  Kant  et  des  métaphysiciens  rationalistes  qui  l'ont  ins- 
pirée, il  disait  :  «  Ils  sont  partis  des  notions  de  cause,  de  subs- 
tance, et  ne  semblent  pas  avoir  soupçonné  que  ces  notions 
pussent  être  ramenées  à  quelque  fait  primitif  ;  bien  plus,  ils 

(47)  Ibid.,   T.   I,   p.   204. 

(48)  Edit.  Cousin,  T.  II,  p.  110.  Ces  mots  soulignes  par  M.  de  Biran 
nous  rappellent  l'interprélation  indiquée  par  Kinker  et  que  nous  avons  dis- 
cutée :  c'est  le  nouniènc  intérieur  qui  impose  les  formes  à  ce  que  fournit 
le  noumène  extérieur,   et  il  en  résulte  le  phénomène. 


À. -M.   AMPÈRE  —  MAINE   DE   BIRAN  253 

ont  soigncuscmcnl  écarté  tout  recours  à  un  tel  fait  original 
ou  à  une  expérience  intérieure,  comme  ne  pouvant  donner 
qu'une  base  contingente  à  la  science,  dont  toute  la  certitude 
doit  reposer  selon  eux  sur  des  principes  a  priori.  Aussi  ont- 
ils  sacrifié  le  plus  souvent  l'évidence  de  fait  à  celle  de  raison, 
cl  pris  une  certitude  purement  logique  pour  la  certitude  mé- 
taphysique qu'ils  avaient  eu  vue.  »  (49) •  De  ce  qu'une  con- 
naissance est  universelle  et  nécessaire,  «  il  ne  s'ensuit  pas 
du  tout,  Jcrit-il  daris  une  note  sur  le  mémoire  de  C.-G.  Selle, 
qu'elle  ne  puisse  être  un  produit  de  l'expérience,  et  c'est  là 
que  la  doctrine  de  Kant  me  paraît  absolument  en  défaut  ))  (5o). 
?rl.  de  Biran  maintient  avec  Kant  que  l'observation  de  mille 
répétitions  d'une  même  consécution  ne  permettrait  nullement 
d'affirmer  que  le  même  conséquent  se  reproduira  une  mille 
et  unième  fois  si  le  même  antécédent  apparaît  de  nouveau  : 
Kant  a  raison,  il  est  impossible  d'atteindre  l'universel  par  le 
général  ;  l'induction  logique  ou  généralisation  ne  suffira  ja- 
mais à  donner  une  connaissance  universelle.  Mais  ce  que  Kant 
n'a  pas  vu,  c'est  qu'il  y  a  une  induction  psychologique,  qui 
ne  repose  pas  sur  le  grand  nombre  des  observations,  mais 
qu'une  seule  suffit  à  fonder.  Cette  induction  consiste  à  trans- 
porter au  non-moi  la  causalité  de  notre  moi,  que  nous  sai- 
sissons dans  chaque  aperception  de  nous-mêmes.  L'universalité 
du  principe  de  causalité  est  la  conséquence  de  cette  induction, 
îaqui'ilc  s'effectue  de  la  manière  suivante. 

Le  sentiment  de  l'effort  étant  également  le  sentiment  dune 
résistance,  nous  percevons  la  réalité  de  cette  résistance  dans 
la  perception  même  de  la  force  qui  constitue  la  réalité  de 
noire  moi.  L'essence  du  moi  étant  sa  propre  force,  le  non- 
moi  est  essentiellement  le  terme  de  résistance  qui  s'oppose  à 
cette  force,  c'est-à-dire  une  autre  force.  Il  s'ensuit  que  la  subs- 
tance d'un  corps  est  «  une  simple  force  individuelle,  conçue 
comme  l'essence  de  tout  ce  que  nous  appelons  corps,  savoir 
la  faculté  de  résister  à  notre  effort,  ou  de  réagir  contre  notre 

(49)  Science  cl  psycliologie,  éd.  Bertrand,  p.  175. 
(oO)  ilSS.  NS.   133. 


254  LA   FORMATION   DE   L'INFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

force  propre  ou  constitulive.  »  (5i).  Noire  force,  qui  conslitue 
notre  moi,  est  une  réalité  ;  et  le  non-moi,  toute  réalité,  est 
une  force.  Ainsi,  comme  cela  a  déjà  été  observé  plus  haut, 
la  notion  de  force  est  universelle  sans  avoir  jamais  été  géné- 
rale. —  M.  de  Biran  définit  la  causalité  «  la  relation  d'un  phé- 
nomène qui  commence  avec  la  force  agissante  qui  le  fait  com- 
mencer »  (5a).  De  ce  que  la  suite  des  phénomènes  est  néces- 
sitée par  l'action  des  forces,  il  conclut  que  l'ordre  des  phéno- 
mènes est  un  ordre  nécessaire,  donc  constant,  c'est-à-dire  con- 
forme à  des  lois  universelles,  au  principe  de  causalité  tel  que 
les  physiciens  le  conçoivent.  M.  de  Biran,  considérant  que  les 
forces  doivent  cire  immatérielles,  établit  encore  la  constance 
du  invariabilité  de  l'-ordre  de  succession  des  phénomènes  sur 
ce  que  «  les  phénomènes  ne  sont  au  fond  que  les  résultats  les 
plus  généraux  de  l'action  de  ces  forces  nécessairement  conçues 
à  l'instar  du  moi  comme  immatérielles  et  partant  im- 
muables  »   (53). 

La  manière  dont  M.  de  Biran  rendait  compte  de  l'universa- 
lité du  principe  de  causalité  n'a  jamais  satisfait  son  ami  Stap- 
fer.  Par  une  lettre  du  25  mars  i834,  ce  dernier  félicitait  V.  Cou- 
sin d'avoir  signalé  «  l'insuffisance  de  l'induction  anlhropo- 
morphi(jue  par  laquelle  M.  de  Biran  voulait  introduire  le 
principe  de  causalité  en  contrebande  dans  le  domaine  des  vé- 
rités universelles  et  nécessaires  ».  Eji  ce  faisant.  Cousin  aurait 
jeté  un  nouveau  jour  «  sur  les  droits  et  le  rôle  de  la  raison 
humaine  ».  Cependant,  Stapfcr  préférait  le  rationalisme  de 
Kant  à  celui  de  Cousin,  qui  lui  paraissait  trop  dogmatique. 
«  Je  trouve,  lui  déclarait-il,   dans  mon  humble  opinion,   que 

(51)  Edit.   Naville,    T.   II,   p.   573. 

(:-2)  M.  de  Biran  reconnaît  que  Kant  est  dans  le  vrai  lorsqu'il  dit  que 
la  causalit.é  n'est  pas  un  rapport  de  substance  ou  de  force  créatrice  à  subs- 
tance créée,  et  que,  autrement,  la  causalité  aurait  un  caractère  surnaturel, 
mystérieux,  au  lieu  d'être  la  loi  de  la  connaissance,  la  condition  de  lin- 
lelligibilité  des  choses.  Il  remarque  aussi  que  l'idée  d'un  «  comnienccmo)n 
d'existence  dune  chose  durable  par  elle-même...  répugne  aux  lois  de  noire 
esprit  et   à   la   notion   de   substance  ».   Science   et   jmjchologic,   p.   253-255. 

(55)  Edit.  Cousin,  T.  IV,  p.  401. 


A. -M.    AMPÈRE   MAINE   DE    BIRAN  255 

VOUS  atlribuez  à  celte  raison  plus  de  force  et  -d'omnipotence 
que  je  ne  puis  lui  reconnaître  sur  le  terrain  des  croyances 
transcendantes.   »  (54).  ■'' 

Parce  que  M.  de  Biran  ainsi  que  Kant  ont  attaqué  la  théo- 
rie de  Hume  sur  la  causalité,  on  a  parfois  mis  en  parallèle 
celles  qu'ils  voulaient  lui  substituer.  En  prenant  pour  terme 
de  comparai.?on  leurs  conceptions  de  la  spontanéité  du  sujet, 
E.  Kônig  (55),  qui  voit  en  M.  de  Biran  le  «  Kant  français  »,  a 
souligné  les  ressemblances  qu'on  peut  trouver  entre  eux, 
sîns  cependant  oublier  leurs  différences,  qu'il  juge  toutes  à 
l'avantage  de  Kant,  et  dont  la  plus  grande  consisterait  en  ce 
que  M.  de  Biran  n'a  tenu  compte  que  des  seules  fonctions  de 
l'esprit  que  l'observation  intérieure  découvre,  et  n'a  pas  re- 
connu comme  fondement  des  principes  de  la  connaissance  ses 
fonctions  transcendentales. 

Nous  n'avons  pas  à  faire  la  comparaison  de  la  philosophie 
de  Kant  avec  celle  de  M.  de  Biran,  puisqu'il  n'entre  dans  notre 
plan  ni  de  chercher  ce  qu'est  en  elle-même  la  première,  c'est- 
à-dire  ce  qu'elle  était  pour  son  auteur,  ni  d'exposer  la  seconde 
entièrement,  et  que  nous  nous  sommes  proposé  simplement 
de  rassembler  les  éléments  de  la  doctrine  qui  passait,  aux  yeux 
de  M.  de  Biran,  pour  celle  de  Kant.  Pourtant  nous  croyons 
devoir  faire  remarquer  que  Kant  et  M.  de  Biran  sont  difficile- 
ment comparables,  même  sous  le  iDolnt  de  vue  d'où  ils  parais- 
sent ordinairement  le  plus  voisins  l'un  de  l'autre.  L'un  et  l'au- 
tre, dit-on,  sont  partis  d'un  même  point,  ont  prétendu  ré- 
soudre les  difficultés  relatives  à  la  causalité  dévoilées  par 
Hume,  mais  en  ont  donné  des  solutions  différentes.  Selon  nous, 
ces  solutions  diffèrent  radicalement,  parce  que,  en  réalité, elles 
répondent  à  des  questions  différentes  :  Kant  et  M.  de  Biran 
ont  considéré  des  points  distincts  du  problème  de  Hume.  Ce 

(54)  T.  XXXVI,  Fo  1297,  de  !a  Correspondance  de  V.  Coit.'iin,  conservée 
à   la    Bibliothèque   V.    Cousin. 

(55)  Kônig,  Maine  cfe  Biran,  dcr  iranzœsische  Kant  ;  Philosophische 
Monatshefte,  1889,  p.  160-101.  Du  même  auteur,  De  Entunckelung  des 
Cansalproblems,  T.  II  (1890). 


250         LA   FORMATION   DE  L  INFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

sont  ces  points  de  départ,  plutôt  (juc  les  solutions  auxquelles 
Kant  et  M.  de  Biran  se  sont  arrêtés,  qu'il  conviendrait  de  com- 
parer. 

M.  de  Hirau  accorde  (pie  le  rapport  causal  n'est  pas  ana- 
lytique, (i<ie  le  principe  de  causalité  dépasse  la  portée  de  la 
logique.  Mais  lorsqu'il  cherche  à  établir  une  liaison  entre  les 
deux  termes  de  ce  rapjiort,  il  considère  surtout  que  sans  elle 
Hs  seraient  deux  choses  isolées,  deux  faits  réellement  séparés 
l'un  de  l'autre  ;  au  lieu  que  Kant,  lorsqu'il  affirme  la  néces- 
sité d'une  synthèse,  considère  que  ces  deux  termes  étant  deux 
phénomènes  tels  que  le  concept  de  i'un  n'implique  pas  logi- 
quement le  concept  de  l'autre,  l'analyse  des  concepts  ne  peut 
découvrir  entre  eux  une  liaison  qui  fasse  comprendre  que  l'un 
des  phénomènes  accompagne  toujours  l'autre.  Pour  Kant,  la 
synthèse  doit,  en  quelque  sorte,  su2:>pléer  à  l'impuissance  de 
l'analyse  qui  est  l'objet  de  la  logique  générale,  et  c'est  pour- 
quoi les  formes  de  la  synthèse,  les  catégories,  correspondent 
aux  diverses  formes  logiques  du  jugement  indiquées  par  la 
logique  générale,  et  sont  l'objet  d'une  «  logique  transcenden- 
tale  )).  Ainsi  Kant  est  amené  à  concevoir  la  liaison  synthétique 
de  la  cause  et  de  l'effet  par  son  analogie  avec  la  liaison  de  l'an- 
técédent et  du  conséquent  dans  le  jugement  hypothétique.  Ce 
concept  d'une  dépendance  entre  les  choses  analogue  à  la  dé- 
pendance de  l'antécédent  et  du  conséquent  dans  le  jugement 
hypothétique,  si  nous  l'appliquons  à  la  succession  des  phé- 
nomènes, nous  concevrons  que  «  les  phénomènes  du  temps 
passé  déterminent  toute  existence  dans  le  temps  qui  suit,  et 
que  les  phénomènes  de  ce  dernier  temps  n'aient  lieu  comme 
événements  qu'autant  que  ceux  du  temps  antérieur  détermi- 
nent pour  eux  une  existence  dans  le  temps,  c'est-à-dire  la  fixent 
suivant  une  règle  ».  (56).  C'est  par  là  que  l'ordre  objectif  de 
la  succession  des  phénomènes  est  défini,  puisqu'ainsi  l'ordre 
du  temps  absolu,  où  l'instant  qui  précède  détermine  néces- 
sairement celui  qui  suit,  se  trouve  transporté  aux  phénomènes 

(oG)  Cril.,   Kelirb.,    p.    188  ;   Trem.,    p.   218-219. 


A. -M.   AMPÈRE   —  MAINE   DE   BIRAN  267 

La  preuve  du  principe  de  cavssalilé  a  pour  but  de  démontrer 
que  le  principe  de  raison  sufiisante  est  le  fondement  de  l'ex- 
pcrience  possible,  c'est-à-dire,  «  de  la  connaissance  objective 
des  phénomènes  au  point  de  vue  de  leur  rapport  dans  la  suc- 
)K».e*ion  du  temps  »  (07).  Autrement  dit,  elle  tend  à  démontrer 
que  la  succession  des  piicuomènes  ne  peut  être  représentée 
comme  objective,  que  les  jjlacos  des  phénomènes  dans  le  temps 
absolu  ne  peuvent  être  dclcrjuinées,  qu'autant  que  les  phé- 
nomènes qui  précèdent  sont  considérés  comme  déterminant 
aussi  nécessairement  ceux  qui  suivent  qu'un  principe  déter-. 
mine  ses  conséquences.  Ainsi  la  nécessité  logique  conserve 
une  signiiicatioa  objective,  encore  que  la  nécessité  objective, 
la  nécessité  des  rapports  qui  constituent  l'objectivité  des  phé- 
nomènes qu  ils  lient,   ne   puisse  être  analytique. 

Pour  M.  de  Biran,  la  causalité  a  trois  termes,  à  savoir 
la  cause,  l'eiïet  et  «  l'action  par  laquelle  l'un  produit  l'autre  ». 
(58)  Il  veut  rétablir  contre  Kunie,  non  pas  une  nécessité  ra- 
Uonneîlc,  une  nécessité  qui,  sans  cire  analytique,  satisfasse 
cependant  rentendement,  mais  une  nécessité  de  fait,  l'eflicace 
ou  l'action,  conçue  d'après  le  sentiment  d'une  iiaison  indis- 
soluble entre  l'ei'iort  et  la  résistance.  Eant  a  eu  en  vue  une 
nécessité  convaincante  ;  M.  de  Biran,  la  nécessité  contrai- 
gnante. 

Hume  avait  nié  la  nécessité  rationnelle,  connaissable 
a  priori,  de  la  causalité.  C'est  ce  point  que  Kant  conteste. 
Hume  avait  nié  la  réalité  de  l'efficace,  l'eflicacité  de  ce  qu'on 
appelle  cause,  ou  tout  au  moins  la  possibilité  de  la  connaître 
a  posteriori.  C'est  sur  cet  autre  point  que  M.  de  Biraxi  s'op- 
pose à  Hume. 

S'il  est  vrai  que  refncace  est  cela  même  que  Kant  désigne 
par  le  nom  vague  de  «  dignité  »  du  rapport  causal,  ce  mot 
revient  assez  peu  souvent  dans  la  Critique  de  la  raisoru  pare, 
et  son   sens  y  reste  assez  indéfini,   pour  que  nous  puissions 

(57)  Ibid.,   Kehrb.,   p.  189  ;  Trem.,  p.  219. 

(58)  M.   de  Bircin,   Note  sur  le  vicmoire  de  Selle. 


258         LA   FORMATION  DE  l'iNFLURNCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

dire  que  la  nature  de  l'efficace  n'est  pas  pour  Kant,  comme 
pour  M.  de  Biran,  l'objet  principal  de  ses  recherches  (69) . 
Kant  et  M.  de  Biran  se  trouvent  donc,  dès  le  début,  sur  des 
voies  différentes. 

Quant  à  la  spontanéité  du  sujet,  M.  de  Biran  n'ignorait 
pas,  nous  l'avons  vu,  que  Kant  la  concevait  autrement  que  lui. 
Il  entendait  la  théorie  kantienne  des  fonctions  du  sujet  dans 
la  connaissance,  d'une  manière  qui  la  rend  effectivement  inad- 
missible pour  quiconque  croit,  comme  lui,  que  toute  notre 
connaissance  se  fonde  en  réalité  sur  une  action  du  sujet  qui 
est  elle-même  un  fait  d'expérience.  Selon  son  interprétation 
de  ce  point  du  kantisme,  qu'il  a  reçue  isans  doute  de  Kinker, 
Kant  a  voulu  fonder  la  connaissance  sur  des  formes  qui  rè- 
glent l'expérience  même  et  qui,  en  tant  que  telles,  doivent 
résider  ailleurs  que  dans  l'expérience,  qu'elles  déterminent  ; 
subsister  sous  les  phénomènes,  qui  en  dépendent  ;  être  des 
noumènes  (60).  M.  de  Biran  juge,  en  conséquence,  que  le 
paralogisme  dénoncé  par  Kant,  qui  consiste  à  passer  des  con- 
eepts  ou  des  phénomènes,  aux  êtres  ou  noumènes,  est,  en 
quelque  sorte,  commis  de  nouveau  par  Kant  lui-même,  lors- 

(59)  Renouvier  a  tenlé  de  compléter  sur  ce  point  la  théorie  de  Kant  par 
une  autre,  qu'il  attribue  à  Leibniz,  et  qui  ressemble  aussi  à  celle  de  M.  de 
Biran.  11  pensait  que  Kant  avait  résolu  contre  Hume  le  problème  logique, 
et  que,  dans  cette  solution,  le  rapport  causal  était  encore  essentiellement 
un  rapport  de  succession.  En  cela  Kant  serait  demeuré  dans  l'esprit  de 
Hume,  laissant  dans  le  mystère  la  production.  «  L'inconcevable,  explique 
Renouvier,  n'est  ni  le  changement,  qui  est  la  loi  même  de  la  repésentation 
dans  le  temps,  fait  primitif,  ni  la  cause,  origine  de  l'activité,  fait  égale- 
ment irréductible,  pris  à  sa  source  dans  le  désir  et  dans  la  volonté,  l'in- 
concevable, ce  que  l'on  cherche  toujours  à  comprendre,  et  à  tort,  parce  que 
ce  n'est  rien  d'existant,  c'est  un  intermédiaire  entre  la  cause  supposée 
immédiate,  et  l'effet,  c'est  un  moyen  de  communication,  qui  semblerait 
expliquer  l'action,  et  qui  n'expliquerait  en  réalité  rien,  parce  qu'il  ne  ferait 
que  reculer  la  question.  On  voudrait  avoir  de  la  loi  une  image  qui  mon- 
trerait comment,  de  ce  qu'une  chose  change,  une  autre  chose  doit  changer. 
Rien  n'est  plus  facile  et  plus  commun  quand  il  y  a  des  intermédiaires. 
Mais  d'intermédiaires  en  intermédiaires  demandés,  on  se  perdrait  dans  le 
procès  à  l'infini,  il  faut  s'arrêter  à  la  reconnaissance  de  la  loi  fondamen- 
tale, dont  l'action  de  la  volonté,  soit  externe,  soit  interne,  et,  en  ce  cas, 
la  plus  radicale,  est  l'expression  ultime.  »  Renouvier,  Critique  de  la  doC' 
trine  de  Kanl,  p.  537-538. 

(60)  Edit.   Cousin,   T.  II,   p.  105. 


A. -M.    AMPÈRE   MAINE    DE    BIRAN  aSg 

qu'il  place  en  nous  l'acliviié  régulatrice  de  l'expérience, lors- 
qu'il croit  «  résoudre  le  problème  des  existences  à  l'aide  des 
catégories  ou  formes  inhérentes  à  l'âme  ou  noumène  pen- 
sant »  (6i),  lorsqu'il  fait  des  catégories  et  des  formes  ((  autant 
de  propriétés  permanentes  du  noumène   intérieur  »  (62). 

Toutes  les  parties  de  ses  écrits  que  nous  venons  d'analyser, 
attestent  que  M.  de  Biran  avait  donné  beaucoup  d'attention  à 
la  plupart  des  travaux  tendant  à  mettre  le  kantisme  à  la  portée 
des  Français  ;  mais  que  s'il  en  a  retenu  quelques  termes  ou 
quelques  formules,  c'a  moins  été  pour  adopter  les  idées  qu'y 
avaient  attachées  Kant  ou  ses  disciples,  que  pour  les  faire  ser- 
vir à  exprimer  les  siennes.  Lorsque,  comme  nous  l'avons  vu, 
il  entreprenait  de  faire  le  départ  entre  la  forme,  qui  est  «  l'a- 
panage naturel  de  l'esprit  humain  »  (63),  et  la  matière,  qui  est 
un  élément  contingent  et  adventice  à  l'esprit  hum.ain,  ce  n'est 
qu'en  apparence  qu'il  se  proposait  la  même  tâche  que  Kant,  et 
manifestement  il  l'accomplissait  dans  des  vues  et  par  ime  mé- 
thode différentes  :  il  utilisait  quelquefois  la  langue  de  Kant, 
mais  il  suivait  peu  sa  pensée.  Il  n'y  a  donc  pas  de  motif  suf- 
fisant pour  refuser  de  se  ranger  à  l'opinion  commune,  selon 
laquelle  la  philosophie  de  M.  de  Biran,  pour  ce  qui  en  fait  le 
fond,  ne  devrait  rien  à  celle  de  Kant  ;  seulement  nous  devons 
remarquer  que  M.  de  Biran  et  Ampère,  qui  par  leurs  propres 
théories  étaient  entrés  en  dissidence  avec  l'idéologie  condilla- 
cienne,  différaient  encore  des  partisans  de  celte  école  par  leur 
attitude  envers  le  kantisme  :  alors  que  celle  des  idéologues 
était  assez  désinvolte  et  parfois  même  un  peu  cavalière,  M,  de 
Biran  et  Ampère  paraissaient  subir  l'ascendant  de  cette  doc- 
trine qui  avait  encore  pour  eux  bien  des  mystères. 

Leurs   opinions  sur  cette   doctrine   n'ont   pu   avoir   qu'un 
faible  retentissement,   parce    qu'elles    sont    disséminées    dans 

(61)  Ibid..  T.  IV,   p.  7M. 

(62)  Ibid.,  T.  II,  p.  110. 

(63)  Ibd.,  T.  II,  p.  343  ;  voy.  aussi  édit.  Naville,  T.  I,  p.  21-22. 


2Ô0         LA   FORMATION  DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE  EN   FRANCE 

les  parties  de  leurs  œuvres  qui  n'ont  été  publiées  qu'à  une 
époque  où  l'on  était  plus  qu'eux  familiarisé  avec  elle.  Mais 
on  ne  peut  nier  qu'elles  aient  un  intérêt,  de  ce  qu'elles  sont 
uniquement  un  trait  de  leur  pensée  ;  aussi  avons-nous  voulu 
simplement  essayer  de  le  retracer,  en  en  reliant  les  points 
épars  dans  leurs  divers  écrits. 


\ 


CHAPITRE  VII 

PORTALIS  —  MaSSIAS  —  StAPFER  —  FrÉDÉRIC  BÉRARD  — •  SCHÔN 

Nous  avons  examiné  les  interprétations  françaises  du  kan- 
tisme antérieures  à  la  naissance  de  l'éclectisme  cousinien.  Ar- 
rivons maintenant  à  celles  qui  apparurent  en  même  temps 
que  cette  école,  mais  sans  avoir  été  conçues  sous  son  influence, 
ou,  du  moins,  sans  en  avoir  rien  reçu  qui  soit  notable.  D'ail- 
leurs, par  Maine  de  Biran,  nous  sommes  déjà  entrés  dans 
celte  époque,  et  les  écrits  qui  vont  nous  occuper,  dont  les 
auteurs  furent  pour  la  plupart  en  relation  avec  ce  philosophe, 
nous  ramèneront  à  la  discussion  de  quelques  idées  que  nous 
avons   rencontrées   chez  lui. 

En  1820  fut  publiée  une  œuvre  de  Portails  qu'il  avait 
laissée  inédite  :  De  l'usage  et  de  l'abus  de  l'esprit  philosophique 
durant  le  dix-huitième  siècle.  Il  y  avait  exposé  et  critiqué,  en 
plusieurs  endroits  et  particulièrement  dans  les  chapitres  VII 
et  VIII,  plusieurs  points  de  la  philosophie  de  Kant,  qu'il  avait 
étudiée  dans  Born,  dans  Reinhold  et  surtout  dans  Schmidt- 
Phiseldeck,  pendant  son  exil  en  Allemagne.  Ces  parties  de 
son  ouvrage  ayant  été  composées  vers  1797,  nous  devons  voir 
en  Porlalis  un  des  premiers  Français  qui  aient  entrepris 
d'écrire  sur  Kant  (1)  et  ne  pas  nous  étonner  qu'il  soit  tombé 
dans  des  erreurs  grossières  qui  n'auraient  pas  dû  se  reproduire 
en  France  après  les  explications  de  Villers,  de  Kinker  et  de  M™" 

(I)  Frégier,   Poiialis,    philosophe  chrétien,   p.   141, 


aGa      LA  roBMVTioN  df,  l'influenck, kantienne  en  fiwnce 

de  Staël.  Quoique  son  interprétation  soit  des  plus  anciennes, 
elle  se  place,  dans  l'histoire  du  kantisme,  auprès  de  Cousin; 
parce  qu'elle  a  intéressé  principalement  les  derniers  représen- 
tants de  l'idéologie,  attaquée  par  Cousin,  qui  ont  tourné  con- 
tre celui-ci  les  objections  de  Portails  contre  Kant  (2). 

La  théorie  kantienne  de  la  connaissance  a  priori  était 
pour  Portails  l'ancienne  théorie  de  l'innéité;  il  remarquait 
chez  Kant  les  mêmes  arguments  qui  avaient  déjà  été  ceux  de 
Fénelon.  Pour  donner  la  mesure  de  toute  la  différence  qu'il 
faisait  entre  l'un  et  l'autre,  il  disait  que  Fénelon  avait  tenu  la 
•  raison  et  ses  idées  innées  pour  dos  émanations  de  la  divinité, 
au  lieu  que  Kant  a  plutôt  traité  la  divinité  comme  une  émana- 
lion  de  la  raison.  Il  entendait  l'apriorisme,  ainsi  que  l'innéisme 
auquel  il  l'assimilait,  de  telle  manière  qu'il  les  croyait  réfutés 
par  cette  observation  ((  que  les  idées  ne  s'acquièrent  que  suc- 
cessivement, que  l'enfance  est  plus  susceptible  d'impressions 
que  d'idées,  que  les  raisonnements  et  les  pensées  de  la  jeunesse 
ne  sont  pas  les  pensées  et  les  raisonnements  de  l'âge  mûr  »  (3). 
Portalis  prêtait  donc  à  Kant  une  opinion  qu'il  avait  en  réalité 
repoussée.  Mais  ceux-là  seuls  qui  ne  connaissaient  aucun  des 
ouvrages  français  sur  Kant  publiés  antérieurement,  risquaient 
d'être  trompés  par  l'erreur  de  Portalis.  Les  autres  ne  pouvaient 
ignorer  que,  pour  Kant,  toutes  nos  connaissances  commen- 
cent avec  l'expérience  ;  que  toutes  sont  acquises,  et  que  celles 
qui  ne  dérivent  pas  de  l'expérience  le  sont  par  acquisition 
originaire.  Ils  étaient  fondés  à  se  demander,  il  est  vrai,  si  ce 
mode  d'acquisition  ne  suppose  pas  une  sorte  d'innéité;  mais 
cette  question,  qui  était  toujours  résolue  par  l'affirmative, 
n'est  pas  précisément  celle  que  Kant  agite.  La  grande  difficulté 
dont  Kant  a  eu  à  s'occuper,  c'est  moins  d'assigner  l'origine 
de  la  connaissance  indépendante  de  l'expérience,  que  d'assi- 
gner l'origine  de  la  conformité  de  l'expérience  à  celte  connais- 

(2)  Picavel,    Les  idéologiirs,    p.   501   et   550.   Voy.    aussi   les   indicalioiis 
sur  Valette   que  nous  avons  données  à   propos   de  Destutl  de  Trocy. 

(3)  De  rusagc...,   ô^  édit.,    183i,   T.   I,    p.   187. 


I 


PORTALIS  -  MASSIAS  -  3TAPFER  '  FRÉDÉRIC  DERARD  •   SCHÔN       203 

eance;  puisque,  pour  résoudre  le  problème  :  comment  une 
science  a  priori  de  la  nature  est-elle  possible  ?  il  l'a  transfor- 
mé en  celui-ci  :  comment  une  nature  elle-même  est-elle  pos- 
sible ?  (4).  La  nouveauté  de  sa  doctrine  n'a  pas  été  de  dire 
que  notre  entendement  ne  tire  pas  ses  lois  de  la  nature,  mais 
bien  de  dire  qu'il  les  lui  impose. 

Portails  ne  pouvait  comprendre  le  problème  que  Kant 
s'était  posé,  parce  qu'il  ne  savait  pas  exactement  ce  qu'il  fal- 
lait entendre  par  jugements  synthétiques.  Il  pensait  que  les 
jugements  sont  dits  synthétiques  quand  ils  sont  généraux, 
quand  ils  embrassent  un  grand  nombre  de  faits  ou  d'idées  (5). 
Mais  quand  même  il  l'aurait  compris,  il  l'aurait  tenu  pour 
insoluble  plutôt  que  d'adopter  la  méthode  par  laquelle  Kant 
prétendait  le  résoudre;  car  il  estimait  qu'une  méthode  a  priori 
était  toujours  arbitraire,  ne  pouvait  jamais  conduire  à  rien; 
qu'on  pouvait  par  elle  démontrer  tout  ce  qu'on  veut.  Ainsi, 
disait-il,  «  certains  scolastiques  prouvaient  l'existence  des 
anges  et  des  archanges...  par  des  arguments  a  priori  sur  la 
nécessité  d'admettre  une  gradation  d'êtres  intelligents,  telle 
qu'elle  existe  parmi  les  êtres  matériels,  et  sur  l'horreur  du 
vide  dans  le  monde  intellectuel  comme  dans  le  monde  phy- 
sique ))  (6). 

La  méthode  a  priori,  selon  l'opinion  de  Portails,  convient 
aussi  peu  à  la  véritable  philosophie  pratique  qu'à  la  philoso- 
phie spéculative:  la  raison  seule  ne  peut  fonder  la  morale; 
le  fondement  de  la  morale  est  dans  le  sentiment  ou  cons- 
cience immédiate  du  bien  et  du  mal  (7).  Comme  il  reconnais- 
sait que  le  sentiment  peut  donner  lieu  à  des  illusions  et  éveil- 
ler de  faux  enthousiasmes,  il  voulait  que,  dans  les  sciences 
morales,  on  alliât  au  sentiment  la  raison  —  de  même  que 
dans   les   sciences  physiques    la  raison  s'allie  aux    sens  exté- 

(4)  Prolégomènes,    §    ofi,    numéroté   57    dans   la   trarl.    Tissot. 

(5)  De  l'usage...,   T.   I,   p.  208-211. 

(6)  Ibicl.,    T.   I,   p.   221. 

(7)  Ibid.,  T.  II,  p.  52. 


264         LA  FORMATION  DE  l'iNPLUE^CK   KA.NTIKNNE   EN   FHANCE 

rieurs  — ,  san.^  rcpondant  qu'on  oubliât  que  c'est  sur  le  senti- 
ment que  reposent  les  principes  des  sciences  morales,  de  même 
que  c'est  sur  les  faits  donnés  par  les  sens  extérieurs  que  se  fon- 
dent les  sciences  physiques  (8).  Pour  avoir  tenté  de  fonder  la 
morale  sur  la  raison  pure,  en  faisant  abstraction  du  sentiment 
'et  de  toutes  les  affections  du  cœur,  Kant,  aux  yeux  de  Porlalis, 
s'est  perdu  dans  de  vaines  généralités,  qu'il  a  désignées  par 
des  termes  tels  que  «  fin  en  soi  »,  «  servir  de  simple  moyen  », 
lesquels  n'ont  aucun  sens  précis.  Lorsque  Kant  dit  que 
l'homme  est  une  fin  en  soi  et  ne  doit  jamais  être  employé  com- 
me simple  moyen,  faut-il  entendre  que  tous  les  hommes  sont 
égaux  entre  eux  et  indépendants  les  uns  des  autres  ?  s'agit-il 
de  cette  égalité  que  contredit  la  nature  et  de  cette  indépen- 
dance absolue  qui  déruirait  toute  sociabilité  ?  «  Une  maxime 
n'est  pas  philosophique  parce  qu'elle  est  contentieuse  et  va- 
gue, mais  parce  qu'elle  est  lumineuse  et  féconde.  Les  propo- 
sitions de  Kant  ne  déterminent  rien.  Il  est  facile  d'en  abuser, 
et  l'usage  qu'on  en  peut  faire  est  nul  »  (9).  Elles  ne  commen- 
cent à  prendre  un  sens  que  lorsque,  descendant  des  régions  pu- 
rement intellectuelles  011  il  s'était  d'abord  placé,  Kant  se  ré- 
sout à  faire  appel  à  la  volonté  et  déclare  que  nos  actions  doi- 
vent être  telles  que  nouft  puissions  vouloir  que  la  règle  d'après 
laquelle  nous  les  faisons  devienne  Tine  loi  universelle.  «  Quel 
est  donc  ce  principe  actif  de  la  volonté,  qui  seul  peut  nous 
faire  discerner  une  règle  de  conduite  d'avec  une  autre,  et 
nous  faire  préférer  l'une  à  l'autre  ?  C'est  ce  principe  néces- 
saire antérieur  à  toute  combinaison,  ou  à  toute  spéculation 
sur  les  questions  de  choix  ou  de  préférence,  que  j'appelle 
instinct  mon//,  sentiment,  conscience  »  (lo). 

La  formule  kantienne  de  la  loi  morale  n'avait  donc  un 
sens,  pour  Portails,  que  si,  par  la  possibilité  de  considérer  une 
maxime  de  notre  volonté  comme  une  loi  universelle,  on  n'cn- 


(8)  Ihid..  T.   II,   p.  .'j2.55. 

(9)  Ihid.,    T.   II,   p.   55. 

(10)  Ibid.,   p.   55. 


PORTALIS  -  MASSIAS  -  STA-PFER  -  FRÉDÉRIC  BÉRARD  -   SCH5n       265 

tendait  ni  la  simple  possibilité  logique,  l'accord  avec  le  prin- 
cipe de  non-contradiclion;  ni  l'accord  avec  quelque  autre 
principe  absirait;  mais  la  possibilité  de  se  la  «représenter  com- 
me universelle  sans  ressentir  imm.édiatement  pour  elle  cette 
aversion  d'une  nature  propre,  irréductible  à  rien  d'autre,  ce 
sentiment  de  désapprobation  qui  est  un  des  aspects  du  senti- 
ment moral. 

Il  y  avait  là  l'ébauche  d'une  interprétation  de  la  formule 
kantienne,  qui  pouvait  se  préciser  à  l'aide  de  ce  que  Stapfer 
avait  dit  dans  sa  notice  sur  Reinhard.  Stapfer  disait,  en  effet, 
que  la  raison  pratique  de  Kant  était  ce  que  d'autres  philosophes 
ont  nommé  «  sens  moral,  conscience  ou  raison  par  excel- 
lence »;  et  il  énonçait  de  la  façon  suivante,  comme  ayant 
ainsi  toute  la  clarté  qu'il  pût  lui  donner,  le  principe  kantien 
de  la  législation  morale  :  «  Lorsque  tu  agis,  ou  lorsque  tu 
t'abstiens  d'une  action,  n'agis  ou  ne  te  détermine  à  l'inaction, 
que  d'après  une  maxime  que  tu  oserais  avouer  à  la  face  de 
l'univers,  et  qui  pourrait  être  concurremment  suivie  par  tous 
les  êtres  intelligents,  sans  porter  préjudice  à  leurs  vrais  inté- 
rêts, ou  à  leurs  justes  droàts,  ou  à  la  dignité  de  leur  nature  » 
(il).  Cet  énoncé  n'est  pas  tout  à  fait  aussi  clair  que  Stapfer 
se  le  figurait.  A  quoi  reconnaîtrons-nous  qu'un  droit  est  juste, 
qu'un  intérêt  est  véritable,  qu'un  être  possède  quelque  dignité  ? 
S'il  faut  déjà  savoir  le  reconnaître,  savoir  quelle  chose  ou 
quelle  action  est  morale,  pour  faire  l'application  du  principe 
qu'on  nous  présente  comme  le  moyen  de  le  savoir,  ne  faut-il 
pas  dire  encore  que  ce  prétendu  principe  ne  détermine  rien, 
n'est  d'aucun  usage  ?  Evidemment  Stapfer  a  admis  que  nous 
reconnaissons  par  le  sentiment  la  valeur  morale  d'une  action 
ou  d'une  maxime;  car  le  fait  que,  d'après  lui,  la  valeur  mo- 
■rale  d'une  maxime  se  reconnaît  à  ce  que  nous  osons  avouer 
cette  maxime,  le  fait  qu'il  idenliiie  la  raison  pratique  avec  le 
sens  moral,   et  même  le  ton   pathétique  qu'il   a  donné  à  son 

(M)  Notice  rnisonnce  sur  les  écrits  de  Reinhard,  par  P.-A.  Stapfer  ; 
dans  les  Lettres  de  Reinhard,  tradiiilcs  par  J.  Mono(.l,  Paris,  1810,  el  dans 
les  MéUivges   de    Sfripfir,    T.    I,    p.    24"). 


266         LA   FOUMvnO.N   DK  l'iNFLUENCE  K/VNTIENNE  en  FRANCE 

énoncé  du  principe,  indiquent  assez  qu'il  prenait  le  sentiment 
pour  juge  de  la  valeur  morale  des  maximes  et  des  actions.  Il 
eût  aussi  accordé  à  Portails  que  le  sentiment  ne  prononce  pas 
toujours  avec  une  égale  sûreté;  qu'avec  le  sentiment  pour  seul 
guide  nous  risquerions  tantôt  de  demeurer  indécis,  tantôt  de 
nous  égarer;  qu'il  nous  faut  une  règle,  et  que  le  sentiment  ne 
peut  nous  la  fournir  sans  le  concours  de  la  raison.  Mais  de  la 
part  que  prend  la  raison  dans  la  détermination  des  devoirs 
Portalis  ne  donnait  qu'une  idée  vague;  la  règle  qu'il  avait 
choisie,  sans  dire  ce  qu'il  y  trouvait  de  rationnel,  était  l'an- 
cienne maxime  :  «  Ne  faites  point  aux  autres  ce  que  vous  ne 
voudriez  pas  qui  vous  fût  fait,  et  faites  pour  eux  ce  que  vous 
voudriez  qui  vous  fût  fait.  »  Stapfer,  au  contraire,  paraissait 
trouver  dans  la  formule  kantienne  la  règle  où  se  révèle  l'ac- 
cord de  la  raison  et  du  sentiment  ou  conscience  morale.  Il 
semble  bien  qu'elle  signifiait  pour  lui  que  si  le  sentiment  peut 
hésiter  et  se  tromper  sur  certains  cas,  il  décide  toujours,  avec 
la  certitude  la  plus  ferme  que  nous  puissions  désirer,  sur  la 
valeur  des  maximes,  lorsque  celles-ci  se  présentent  à  notre 
conscience  sous  la  forme  universelle.  Une  action  qui,  considé- 
rée seule,  paraîtrait  au  sentiment  moralement  indifférente,  ces- 
sera de  le  paraître,  si  vraiment  elle  ne  l'est  pas,  dès  que  sa 
maxime  sera  considérée  comme  une  loi  universelle.  Or,  le  cri- 
ticisme  a  rappelé  que  seule  la  raison  a  le  pouvoir  de  décider 
sur  la  vérité  ou  )  fausseté  d'une  proposition  universelle.  Il 
s'ensuit  que  ce  sentiment,  la  conscience  morale,  ne  peut  être 
qu'une  manifestation  de  la  raison  même;  c'est  la  raison  dans 
son  usage  pratique.  —  Cette  interprétation  tendant  à  monti'er 
que  les  exigences  de  la  conscience  morale  sont  les  exigences 
mêmes  de  la  raison,  est  au^si  au  fond  de  celle  que  nous  ren- 
contrerons chez  Cousin. 

Relativement  à  la  théorie  de  la  raison  spéculative,  la  dif- 
férence que  Portalis  faisait  entre  cette  partie  de  la  philosophie 
kantienne  et  le?  théories  cartésiennes  est  assez  comparable  à 


PORTALIS  -  MASSIAS  •■  STAri'ER  -  laÉDÉRIC  BÉRARD  -  SCUÔN      267 

celle  que  nous  trouvons  décrite  plus  amplement  chez  un  des 
représentants  du  néo-criticisme  français. 

Pour  le  dogmatisme  cartésien,  disait  Portalis,  la  raison 
est  la  lumière  qui  illumine  tout  homme  venant  au  monde; 
la  raison  humaine,  la  raison  en  nous  et  ses  idées  qui  avec  elle 
sont  innées  en  nous,  valent  absolument,  universellement;  par- 
ce qu'elles  nous  sont  infuses  de  Dieu.  Il  pensait  que  Kant  s'est 
opposé  à  cette  doctrine  en  ce  qu'il  a  soutenu  que  les  concepts 
de  l'entendement,  les  idées  de  la  raison,  y  compris  l'idée  de 
Dieu,  ainsi  que  la  réalité  de  ce  que  ces  concepts  et  ces  idées 
représentent,  sont  des  productions  de  notre  esprit. 

Dans  le  néo-criticisme  français,  on  a  distingué  pareille- 
ment la  doctrine  de  l'innéité  et  la  doctrine  kantienne  de  l'aprio- 
rité.  Selon  la  première,  a-t-on  dit,  les  idées  innées  étaient  «  des 
notions  distinctes  et  convergentes,  ayant  Dieu  pour  foyer  »; 
prendre  conscience  d'elles,  c'était  «  avoir  vue  sur  le  divin  »; 
nous  les  devions  «  à  une  sorte  d'inspiration  surnaturelle  »  (12). 
Cette  doctrine  différait  donc  de  l'empirisme,  puisqu'elle  affir- 
mait que  l'esprit  reçoit  certaines  idées  d'ailleurs  que  de  l'expé- 
rience. Mais  parce  que,  même  chez  Leibniz  (pour  qui  notre 
esprit,  monade  créée,  tient  de  Dieu  son  existence),  l'esprit, 
d'après  ce  dogmatisme,  reçoil  encore  ses  idées  sans  les  pro- 
duire, le  criticisme  s'y  oppose  comme  à  l'empirisme.  Le  criti- 
cisme  en  diffère  surtout  en  soutenant  que  l'esprit  produit  en 
outre  la  conformité  des  choses  (qui  doivent  alors  n'être  que 
des  phénomènes)  à  ces  idées,  réfractant  ce  qu'il  reçoit,  au  lieu 
de  le  refléter  passivement  (i3). 

Nous  avons  vu  que  M.  de  Biran  estimait,  au  contraire, 
que  Kant  avait  été  plus  que  Leibniz  éloigné  d'avoir  su  faire 

(12)  L.  Dauriac,   article  Crilicisiue,   dans  la   Grande  encuclopcdie. 

(13)  Il  va  sans  dire  que,  selon  l'interprétation  néo-criticiste  que 
nous  citons,  ces  idées  auxquelles  l'esprit  conforme  les  choses  ne  sont  que 
ce  que  Kant  appelle  les  intuitions  pures  de  la  sensibilité  et  les  catégories 
de  l'entendement,  qui  seules  sont  constitutives,  mais  non  pas,  comme  dans 
l'interprétation  de  Porlalis,  les  idées  de  la  raison,  telles  que  l'idée  de 
Dieu. 


268      LA  io;\?.îa;îo.\  uk  L'I^^L\Jî•.NGE  kantienne  en  fhancb 

à  l'activité  de  l'esprit  sa  juste  part.  D'après  le  kantisme,  obser- 
vait-il, l'esprit  se  comporte  pas.sivement  par  rapport  à  lui- 
même,  à  sa  propre  nature,  et,  par  conséquent,  à  ses  propres 
prodiiclioins;  puisqu'il  est  contraint  de  produire  selon  sa  pro- 
pre nature;  puisqu'il  agit  selon  des  lois  qui  n'ont  pas  dans 
son  activité  même  toute  leur  raison,  selon  des  lois  dont  on  ne 
peut  rendre  compte  par  cela  seul  qu'il  est  actif  (i4)-  La  nature 
de  l'esprit,  telle  que  M.  de  Biran  l'a  conçue,  n'est  pas  autre 
chose  que  l'activité  qui,  dans  la  volition,  a  conscience  d'elle- 
même;  et  il  pensait  que  tout  ce  qui  est  propre  à  l'esprit  (les 
notions  réfiexivcs)  est  celte  activité  même  ou  en  dérive  si  en- 
tièrement qu'on  peut  l'expliquer  intégralement  par  elle,  le  dé- 
duire du  seul  fait  que  l'esprit  est  actif.  Nous  avons  déjà  signalé 
que  Stapfer  lui  avait  objecté  que  si  l'on  conçoit  l'activité 
de  l'esprit  sur  le  type  de  l'activité  volontaire,  on  ne  peut  ren- 
dre compte  d'un  caractère  essentiel  des  notions  qu'on  prétend 
en  faire  dériver,  à  savoir  de  leur  universalité;  tandis  que  cette 
universalité  s'expJique  aisément  quand  on  conçoit  la  spon- 
tanéité de  la  pcRséc;  comme  l'a  fait  Kant.  Stapfer  développa 
cette  objection  dans  la  critique  qu'il  fit,  pour  la  Revue  ency- 
clopédique, d'un  livre  de  Massias,  Le  problème  de  l'esprit 
hujiiain;  Massias  aymt  adopté  sur  la  causalité  une  théorie  voi- 
sine de  celle  de  M.  de  Biran  (î5).  Voici  en  abrégé  comment  il 

(ii)  Rappelons  l,-'  nlirasf^  fin  In  Criliriitr  dont  poiirnit  s'autoriser  cette 
intcrpéti-.lion.  «  De  <  •  propriété  qu'y  notre  enJendenient  de  n'arriver  à 
l'unité  de  l'aperception,  a  priori,  qu'au  moyen  des  catégories  et  seulement 
par  des  catégories  exactement  de  cette  espèce  et  de  ce  nombre,  nous  pou- 
vons aussi  peu  donner  une  nùsoii'  que  nous  aie  pouvons  dire  pourquoi  nous 
avons  précisément  ces  fondions  du  jugement  et  non  pas  d'autres,  ou  pour- 
quoi le  temps  et  l'espace  sont  les  seules  formes  de  notre  inluilion  pos- 
sible. «  Cril.,   Kehrb.,  p.  G68  ;  Trem.,   p.  144,  2^  édit. 

('"I  :^"ice!.-s  Massias,  après  avoir  été  professeur  de  rbétorinue,  puis 
soldat  pendant  les  guerres  de  la  Révolution,  devint,  en  1800,  consul  de 
France  à  Dnnt/ig.  Comme  Stapfer,  il  consacrait  à  la  philosophie  les  loisirs 
que  lui  laissaient  ks  aflairiT,  diplomatiques.  II  publia  un  cerlain  nombre 
d'ouvrages,  dont  les  principaux  sont  :  Dji.  ra;)port  dr  la  Dnliirc  à  Vliomnir  et 
de  lhonur,c  à  h  naliire  (4  vol.,  Taris,  182!-2.j),  et  !x  prob'cmr  dr 
V esprit  humain  (Par's,  1825),  où  i!  exposait  un  spiritualisme  dualiste,  mêlé 
d'idées  disparates  qui  ne  purent  sauver  son  nom  de  l'oubli.  Ses  contem- 
porains accordaient  touiefsis  (|uel(iue  imporlanre  à  ses  écrits  ;  il  enl?'a  dans 


POUTALIS  -  MASSTAS  -  r.TAÎM'I'.a    ■  ViilîiJi'jr.îC  rtiORA^D  -  scn(')^      2O9 

rappelait  les  avantages  de  la  théorie  crilicitilc,  que  les  philo- 
sophes français  lui  paraissaient  méconnaître. 

Personne  avant  Kant  n'avait  réussi  à  établir  la  valeur 
universelle  du  concept  de  cause;  personne  après  Kant  n'a  rien 
découvert  qui  permît  de  faire  de  ce  concept  une  application 
aussi  étendue  que  celle  qu'il  a  justifiée.  Kant  a  d'abord  montré 
pourquoi  nous  pouvons  être  certains  qu'il  ne  s'est  jamais  ren- 
contré et  ne  se  rencontrera  jamais  parmi  les  phénomènes  au- 
cune exception  au  principe  de  causalité.  Par  une  théorie  qui 
limite  ainsi  aux  phénomènes  l'extension  de  ce  principe,  il  en 
a  rendu  la  certitude  inébranlable  même  aux  attaques  de  Hume, 
et  cela  seul  suffirait  à  l'élever  au-dessus  de  tous  les  autres  phi- 
losophes. 

Reid  avait  justement  observé  que  la  croyance  au  prin- 
cipe de  causalité  est  un  besoin  impérieux  de  l'esprit;  Maine  de 
Biran,  cherchant  dans  l'effort  volontaire  l'origine  de  la  notion 
de  cause,  a  bien  senti  que,  par  quelque  liaison  profonde,  no- 
tre notion  de  cause  et  la  conscience  que  nous  avo«s  de  nous- 
mêmes,  sont  étroitement  unies;  mais,  ni  Reid  ni  Maine  de 
Biran  n'ont  montré  de  quel  droit  nous  faisons  d'une  idée  dont 
notre  esprit  ne  peut  se  séparer,  ou  dont  le  type  est  un  fait  de 
notre  conscience,  un  principe  législateur  de  toutes  choses.  Ils 
n'ont  pu  cjue  dissimuler  la   disproportion  qu'il  y  a  entre  la 


diverses  polémiques  avec  Broussais,  Damiron,  Stapter  et  quelques  autres. 
Sur  la  philosophie  spéculative  de  Kant,  on  ne  rencontre  chez  lui  que  des 
objections  de  ce  genre  :  Si  la  nature  n'élait  qu'un  ensemble  de  phénomènes, 
son  existence  cesserait  avec  la  nôtre.  {Rapport...,  T.  IV,  p.  144  et  suiv.). 
C'est  à  peu  près  ce  que  disait  Azaïs  dans  le  même  temps.  (Azaïs,  Cours  de 
philosophie  générale,  1824,  T.  VI,  p.  51-59).  Ils  oubliaient  trop  ou  igno- 
raient que  Kant  avait  fait  reposer  la  persistance  de  la  nature,  quant  à 
l'existence  de  celle-ci,  sur  la  chose  en  soi,  qui  a  toute  la  réalité  que  le 
réalisme  réclame  pour  la  nature  môme,  et,  quant  à  la  fixilé  de  ses  lois, 
sur  la  conscience  en  général,  qui  participe  à  l'immutabilité  de  la  raison 
et  des  vérités  rationnelles.  —  Massias  rejetait  ce  que  Kant  lui  paraissait 
avoir  pensé  sur  la  connaissance  ;  en  revanche,  il  trouvait  sa  morale  «  belle 
et  vraie  ».  Il  la  résuma  d'après  Villers  et  n'y  fit  que  de  légères  réserves 
concernant  quelques  détails  ;  mais  il  n'en  disait  rien  qui  ne  fût  déjà  connu 
en  France.  —  Sur  Massias,  on  peut  consulter  un  article  de  M.  Ruyssen, 
dans  la  Grande  encyclopédie,   et  l'article  de  la  Biographie  universelle, 


270         LA   FORMATION  DK   l'inFLUENCR   KANTIENNE   EN   FRANCE 

nécessité  subjective  d'une  idée  et  la  valeur  objective  univer- 
selle qu'ils  lui  allribuaient.  La  théorie  par  laquelle  Maine  de 
Biran  a  tenté  d'expliquer  l'extension  des  concepts  originaires 
de  notre  esprit,  se  réduisant  en  définitive  à  une  sorte  d'an- 
thropomorphisme, ne  fait,  tout  au  plus,  que  confirmer  la 
théorie  kantienne,  qui  justifie  l'application  de  ces  concepts 
à  toutes  les  choses  assujetties  à  l'esprit  humain,  à  tout  le  do- 
maine des  perceptions  et  des  actions  humaines. 

Mais  tandis  que  l'anthropomorphisme  de  M.  de  Biran  est 
une  erreur,  en  tant  qu'il  allribue  une  portée  illimitée  au  con- 
cept de  cause,  alors  qu'il  ne  peut  même  pas  en  justifier  l'ap- 
plication limitée  au  monde  des  phénomènes;  l'anthropomor- 
phisme de  Kant,  si  l'on  peut  nommer  ainsi  sa  doctrine,  est 
certainement  plus  proche  de  la  vérité,  puisqu'il  établit  cette 
portée  limitée,  sans  cependant,  au  contraire  de  ce  qu'on  lui 
a  reproché,  amoindrir  la  souveraineté  de  la  raison. 

Dans  un  passage  trop  succinct  pour  qu'on  le  résume,  qu'il 
nous  faut  reproduire  en  entier,  Stapfer  indique,  par  ses  traits 
d'ensemble,  comment  est  construit  le  rationalisme  kantien,  et 
il  essaye  de  faire  voir  son  unité  réelle  que  cache  la  rupture 
apparente  entre  la  raison  spéculative  et  Ja  raison  pratique. 
«  La  raison  de  Kant,  dit-il,  est  une  et  souveraine  dans  les 
deux  terrains  de  l'action  et  de  la  connaissance.  Comme  source 
de  toute  vérité  d'expérience,  elle  s'appuie  sur  l'intuition  a 
priori  du  temps  pour  former  l'ensemble  de  notre  savoir;  com- 
me législatrice  morale,  elle  s'appuie  sur  le  fait  de  la  liberté, 
pour  régir  cet  autre  empire.  Sans  l'intuition  pure  ou  la  notion 
du  temps,  les  lois  de  la  raison  ne  pourraient  s'étendre  sur 
les  objets  de  nos  perceptions;  sans  la  notion  de  liberté,  la 
raison  verrait  se  paralyser  son  autorité  morale.  La  réalité 
objective  de  l'un  et  de  l'autre  de  ces  deux  mondes  repose  donc, 
à  la  vérité,  sur  une  double  synthèse  a  priori,  ici  de  la  raison 
et  des  formes  de  la  sensibilité,  là  de  la  raison  et  de  la  liberté; 
mais  il  en  résulte  pour  les  lois  de  la  raison  une  autorité  non 
moins  réelle  qu'absolue  dans  les  deux  ordres  de  choses,  dans 


PORTALIS  -  MASSIAS  -  STAPFER  -   FKKDEniO  lîKRARD  -   SCHON       27 1 

la  nature  et  dans  le  monde  moral.  La  loi  du  devoir  obtenant 
ainsi  une  suzeraineté  qui  domine  Jes  deux  mondes,  subo-- 
donnés  l'un  à  l'autre  comme  but  et  moyen,  rend  aux  princi- 
pes universels  et  nécessaires  qui  paraissaient  restreints  à  ne 
valoir  que  pour  Jes  objets  soumis  aux  conditions  de  l'espace 
et  du  temps,  et  que  nous  n'avions  pour  ainsi  dire  acceptés 
que  sous  bénéfice  d'inventaire,  une  portée  sans  limite  et  le 
droit  d'exercer  leur  juridiction  sur  l'universalité  des  êtres 
et  sur  leurs  rapports  de  causalité  tant  efficiente  que  finale  » 
(16). 

Ces  explications  ne  changèrent  rien  à  l'opinion  de  Massias, 
Il  le  déclara  publiquement  dans  sa  Lettre  (17),  où  l'on  voit 
seulement  qu'il  ne  les  avait  guère  comprises.  Et  Stapfer  se 
demanda  une  fois  de  plus  pourquoi  il  est  si  difficile  de  com- 
muniquer les  idées  principales  du  criticisme  à  certains  esprits 
qui  semblent  pourtant  aptes  à  les  recevoir,  «  comment  il  se 
fait  que  des  hommes  doués  de  sagacité  et  exercés  à  la  consi- 
dération de  questions  abstruses,  ont  tant  de  peine  à  saisir  ce 
qu'il  y  a  de  caractéristique  dans  la  doctrine  de  Kant  ».  Il  en 
arriva  à  croire  que  «  c'est  parce  qu'ils  y  cherchent  des  idées 
et  des  combinaisons  plus  profondes  que  celles  que  cette  philo- 
sophie contient  réellement  »,  et  que,  «  en  se  plaçant  dans  le 
bon  point  de  vue,  ils  pourraient  bien  dire  :  n'est-ce  que  cela  ?» 
(18).  Il  s'appliqua  donc  de  nouveau  à  chercher  de  quelle  façon 
pouvait  s'exprimer  dans  toute  sa  simplicité  ce  qu'il  croyait 
être  l'idée  principale  du  criticisme,  et  il  trouva  que,  en  défi- 
nitive, pour  entrer  dans  la  philosophie  de  Kant,  il  n'y  a  pas 
de  meilleur  moyen  que  de  bien  se  représenter  la  comparaison 
de  la  chambre  obscure,  proposée  par  Villers.  Mais  la  signifi- 
cation qu'il  lui  donnait  est  une  idée  si  faible,  ainsi  qu'on  va 
le  voir,  qu'il  n'y  a  vraiment  pas  lieu  de  s'étonner  si  des  esprits 

(IG)  P.-A.   Stapfer,  Revue  encyclopédique,   T.  XAXIil,   1827,  p.  423-424. 

(17)  Lettre  à  M.   Slapier  sur  le   système   de  Kant  et  sur  le   problème 
de  Vesprit  humain,   par  le  baron   Massias,   1S27, 

(18)  Mélanges,   T.   I,   p.    186. 


272  LA   FOUMATIOIN    DE   LIM'-LUKNCi:   KANTIKNNE   EN   l-RANCE 

rcfiéchis  se  sont  refusés  à  admet  Ire  que  le  crilicismc  «  n'est 
que  cela  ». 

Gomme  Stapfer  le  demande,  imaginons  une  chambre 
obscure  munie  d'un  verre  rouge  à  son  ouverture,  et  qui  soit 
un  être  doué  d'intelligence.  Supposons  qu'il  y  ait,  pour  cette 
chambre  obscure,  une  science  de  la  couleur  rouge,  qui  se 
fonde  sur  la  perception  seule  du  rouge,  comme  nous  avons 
dans  la  géométrie  une  science  de  l'espace  fondée  sur  l'intui- 
tion pure  de  l'espace,  et  supposons,  en  outre,  que  la  chambre 
obscure  soit  parvenue  à  découvrir  qu'elle  est  elle-même  l'ori- 
gine de  la  couleur  rouge  qu'elle  voit  partout;  alors  il  est  évi- 
dent, du  moins  dans  l'opinion  de  Stafper,  que,  pour  la  cham- 
bre obscure,  la  science  de  la  couleur  rouge  «  sera  une  science 
a  priori,  c'est-à-dire  puisée  à  une  autre  source  que  celle  de 
l'expérience,  et  immuable,  nécessaire,  d'application  rigoureu- 
sement universelle,  comme  le  sont  les  mathématiques  pures, 
par  la  raison  qu'elles  sont,  d'après  les  principes  de  Kant,  filles 
de  deux  intuitions  a  pj'iori,  ou  de  deux  formes  de  notre  sensi- 
bilité, c'est-à-dire  de  l'espace  et  du  temps,  et  par  là  même  légis- 
latrices sur  le  domaine  de  la  nature  »  (19). 

Il  s'en  faut  que  l'explication  de  Stapfer  soit  satisfaisante. 
Si  la  chambre  obscure  avait  une  connaissance  nécessaire  des 
rapports  des  éléments  du  rouge,  de  môme  que  nous  avons 
une  connaissance  nécessaire  des  déterminations  de  l'espace,  ce 
serait  que  la  connaissance  du  rouge  et  de  ces  rapports  se- 
rait pareillement,  chez  elle,  la  vision  d'une  nécessité.  Mais  cette 
vision  d'une  nécessité,  cette  connaissance  nécessaire  intuitive, 
ne  s'expliquerait  nullement  par  la  supposition  que  la  chose 
vue,  la  couleur  rouge,  a  son  origine  dans  le  sujet  même  qui 
la  voit,  dans  la  chambre  obscure,  ni  par  la  supposition  que 
le  sujet  sait  que  cette  origine  est  en  lui.  En  effet,  s'il  ne  le 
savait  pas,  la  couleur  rouge,  bien  que  venant  de  lui-même, 
conformément  à  la  première  supposition,  pourrait  se  présen- 
ter à  lui  comme  les  autres  qualités  des  corps,  et,  dans  ce  cas,  il 

(10)  IbicL,  T.  I,  p.  187, 


PORTALIS  -  MASSIAS  -  SÏAPFER  -  FRÉDÉRIC  RERARD  -   SCIIÔN       9.'j3 

en  prendrait  une  connaissance  du  mCmc  genre  que  celle  de  ces 
autres  qualités,  une  connaissance  empirique,  contingente.  Si, 
initié  à  la  philosophie  transcendentale  telle  que  la  comprend 
Slapfcr,  il  savait  qu'il  doit  nécessairement,  en  vertu  de  la 
nature  de  sa  propre  faculté  de  i^ercevoir,  voir  rouges  tous  les 
objets,  il  saurait  que  nécessairement  il  les  voit  tous  rouges; 
mais  il  ne  les  verrait  pas  pour  cela  comme  nécessairement 
rouges,  il  ne  verrait  pas  qu'ils  sont  nécessairement  rouges  ; 
donc  il  aurait  bien  une  connaissance  nécessaire,  mais  discur- 
sive, philosophique,  conclue  d'une  certaine  conception  ou  théo- 
rie de  ses  facultés,  et  non  pas  une  connaissance  intuitive,  ma- 
thématique. 

Stapfer  ajoutait  que  cette  même  comparaison  de  la  chambre 
obscure  sert  aussi  à  expliquer  l'universalité  et  la  nécessité  du 
pi'incipe  de  causalité.  Il  avait  clairement  montré  l'insuffisance 
des  théoiùes  de  Reid,  de  Maine  de  Biran,  de  Massias  et  des 
empiristes.  S'est-il  aperçu,  finalement,  que  la  théorie  qu'il 
prêtait  à  Kant  ne  valait  pas  beaucoup  mieux  ?  C'est  bien  ce 
qu'il  laisse  croire,  en  disant  :  a  II  n'est  pas  besoin  de  répéter 
ici  que  j'explique,  que  je  ne  défends  point  la  doctrine  que  M. 
le  baron  Massias  ne  me  semble  pas  avoir  présentée  sous  son  vé- 
ritable aspect  »  (20).  Vraisemblablement,  Stajifer  tenait  moins 
à  la  théorie  de  la  causalité  naturelle,  exposée  dans  l'Analytique, 
qui  assure  au  concept  de  cause  une  valeur  objective  au  prix 
d'une  limitation  de  sa  portée,  qu'à  la  théorie  de  la  causalité 
libre,  qui  appartient  surtout  à  la  philosophie  pratique,  par  la- 
quelle ce  concept  et  la  raison  elle-même  reprennent  en  quel- 
que sorte  leur  valeur  absolue.  C'est  peut-être  pourquoi  il  ne  se 
trouve  en  aucun  de  ses  écrits  sur  le  criticisme  la  rigueur  qu'on 
a  droit  d'attendre  d'une  théorie  spéculative  qui  se  présente 
comme  rendant  seule  compte  de  la  certitude  apodictique  de  nos 
connaissances  (21). 


(20)  Ibid.,   T.   I,  p.  190. 

(21)  Il  est   à   remarquer  que   le   kantisme   de   Stapfer   ne   fut   pas   sans 
influer  sur  la  formation  de  l'esprit  de  Guizot.  Accueilli  chez  Stapfer  comme 


18 


274         LA   FORMATION   DE   l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

Au   nombre  des   écrivains  qui   eurent  quelques   rapports 
avec  M.  de  Biran  et  qui  ont  donne  dans  leurs  ouvrages  une 

nrécenteur  do  ses  fiifants,   dans  les  nion.onls   les   plus  difficiles  de  sa   jeu- 
nesse    Guizol   apprit   de   son    prolccteur   à    connaître   les   œuvres   ues   ecn- 


fornicr  de  ce  qui   .,-    —  .    .  .  , 

de  cette  revue.  (Isler,  Ihulo  an  VUU'r.,  P-  m,  Gm/«t  résuma  dans  ces 
Annales,  en  181-2  (T.  IV,  p.  05-79),  la  l'cdagoyie  de  Kant.  I.<'s  ulecs  de 
Kant  sur  l'éducation  lui  paraissaient,  disait-il,  «  moins  neuves  aujourd  luu 
qu'elles  ne  l'étaient  à  l'époque  où  les  annonra  l'auteur  »,  mais  il  en  notait 
le  «  caractère  de  sagesse,  de  justesse,  de  fermeté  et  d'ensemble  qui  les 
rend  encore  fort   remarquables   «.  ..,.,,, 

De  la  doctrine  do  Kant,   en  ce  qu'elle  traite  de  l'ongiiie  des  icees,   ae 
la   nature    de   nos   facultés,    des   linutes    de    la    connaissance    liimiainc,    des 
bases  de  la  morale  et  de  la  religion,   Guizot  disait  qu'il  ne  la   croyait  pas 
à  l'abri  de  toute  objection,  mais  qu'elle  lui  semblait  «  plus  logique  et  plus 
satisfaisante   que   toutes   les   solutions   qu'en   avaient   données    Platon,    Aris- 
tole.    Descartes,   Leibniz,   Locke  et  tant  d'autrcii  »   (p.   68).  11  exprima   son 
opinion  sur  ces  problèmes,   dans  un  «  tableau  de  l'état  actuel  de  la  philo- 
sophie »  qu'il  traça  à  propos  d'un  manuel  de  philosophie  nouvellement  pu- 
blié.   (Annales   de    Véduc,    1815,    T.    Yl).   La    voici    en   quelques    mots.    On 
peut  bien  accorder  aux  condillaciens  qu'ils  réussissent  à   montrer  comment 
les   sensations  font   naître   graduellement  en   nous   les  idées,   comment,    par 
l'exercice    de   nos    facultés    mises   en    jeu   par   la    sensation,    nous    sommes 
arrivés   à   la   connaissance   de   certains   principes  ;   on   ne   devra   pas    pour 
cela  leur  accorder  aussi  que  nos  iiiéos  et  nos  connaissances  ont  été  toutes 
produites    par    la    sensation.    Assurément,    il    n'y    a    pas    de    connaissances 
innées  ;   seules   sont   innées   les   facultés   et   les   lois   selon   lesquelles   elles 
s'exercent,   leurs   manièn^s  d'agir.   Il   serait   aussi  absurde   de  soutenir  que 
la   sensation   nous   donne  nos  facuîlés,    que   de  dire   qu'elle  nous   donne  la 
faculté   de   sentir.    Ces  facultés   existant  en  nous,    ne   peuvent  agir,    connue 
tout    ce   qui   existe,    que   selon    certaines   lois.    C'est   ainsi   que,    bien    avant 
qu'il  ait  acquis  la  notion   de  caiis/,   l'homme  n'éprouve  aucune  modification 
de   son   moi   sans   la   rapporter   à    quelque  chose   d'autre  que   lui-nu'me.   La 
connaissance    d'un    principe    est    souvent    postérieure    à    des    opérations    de 
l'esprit  conformes  à  ce  principe.  C'est  par  là   que  s'explique  que  certaines 
notions  qui,   comme  lîume  l'a  démontré  pour  la   notion  de  cause,   ne  peu- 
vent  dériver   de   l'expérience,    sont   tirées,  de    nous-mêmes   sans   cependant 
avoir  été  des  notions  innées.   «  Au  lieu  donc  de  dire  que  toutes  les  idées 
viennent  des  sens,   et  que -la  sensation  produit  tout  ce  qui  est  dans  l'esprit 
de   l'homme,    il   faut   dire,   ce   me   semble,    qu'il   existe   dans   l'homme   cer- 
taines facultés  actives,  soumises  à  certaines  lois  ;  facultés  qui  demeureraient 
plongées  dans  le  sommeil  si  les  objets  extérieurs  ne  leur  fournissaient,  par 
l'intermédiaire   de   la   sensibilité,    des   matériaux    sur   lesquels   elles   s'exer- 
cent, et  qu'elles  assujettissent,   clans  la  connaissance  qu'elles  en  acquièrent 
et  dans  les  combinaisons  qu'elles  en  forment,  ù  ces  lois  qui  les  régissent 
elles-mêmes.    »   (p.    1Ô-14).    Pour   établir   une   théorie   de   la   connaissance, 
c'est  une  tâche  des  plus  importantes  que  d'étudier  et  de  bien  distinguer  ce 


PORTALIS  -  MASSIAS  -  STAPFER  -  FREDERIC  BÉRARD  -   8CHÔN       276 

appréciation  de  la  philosophie  kantienne,  outre  Ampère,  Stap- 
fer,  Massias,  il  faut  encore  compter  Frédéric  Bérard,  profes- 
seur de  médecine  à  Montpellier  et  l'un  des  principaux  repré- 
sentants du  vitalisme  qu'on  y  enseignait.  Il  donna  son  opinion 
sur  Kant  dans  les  Doctrines  médicales  de  Montpellier  (Montpel- 
lier 181 9),  et  dans  la  Doctrine  des  rapports  du  physique  et  du 
moral,  pour  servir  de  fondement  à  la  physiologie  dite  intellec- 
tuelle et  à  la  métaphysique  (Paris,  1823).  C'est  contre  cet  ou- 
vrage-ci que  M.  de  Biran  écrivit  ses  Considérations  sur  les  prin- 
cipes d'une  division  des  faits  psychologiques  et  physiologiques 
(éd.  Cousin,  T.  II). 

F.  Bérard  plaçait  le  système  de  Kant  «  bien  au-dessus  des 
doctrines  empiriques  du  sensualisme,  si  minces,  si  incomplè- 
tes, qui  annoncent  si  peu  de  force  logique,  et  qui  sont  à  la 
vraie  métaphysique,  et  même  à  la  métaphysique  spéculative, 
ce  que  sont  les  doctrines  mécaniques  et  organiques  à  la  vraie 
physiologie,  ou  même  à  la  physiologie  spéculative  de  Van  Hel- 
mont,  Stahl,  Bordeu,  Barthez,  etc.  »  (22).  Il  est  regrettable 
qu'il   n'ait   que  très   rapidement   signalé    l'affinité   qu'il    avait 

([u'apportent  à  l'esprit  ses  objets  et  ce  qu'il  y  met  du  sien.  Les  philosophes 
ijiii  s'y  sont  appliqués,  n'ont  pas  rempli  cette  tâche  d'une  façon  tout  à  fait 
satisfaisante  :  ils  n'ont  pas  encore  assez  bien  déterminé  à  quels  caractères 
peuvent  se  reconnaître  les  propres  lois  de  nos  facultés.  —  1!  semble  que 
ce  discernement  de  ce  qui  vient  de  nous-mêmes  et  de  ce  qui  nous  est 
i:n.posé  dans  nos  sensations,  soit  entendu  par  Guizot  plutôt  à  la  manière 
de  M.  (!•?  Biran  que  dans  le  sens  de  Kjint,  lorsqu'il  dit  :  «  Une  analyse 
approfoKJio  i..Ox.ii^ra  que  celte  notion  de  cause,  et  la  loi  qui  la  produit, 
se  ratlaciient  immédiatement  au  sentiment  de  l'existence  et  à  la  faculté 
duat  l'homme  est  doué  d'agir  lui-même  comme  cause  »  (p.  11). 

Enfin,  pour  Guizot,  les  philosophes  devront  encore  distinguer,  avec 
plus  d'exactitude  et  de  solidité  qu'ils  ne  l'ont  fait,  «  le  point  jusqu'où  peut 
s  étendre  la  connaissance  de  l'homme,  du  point  où  peut  aller  sa  croyance  ». 
Ils  devront  tout  d'abord  «  traiter  l'importante  question  de  savoir  si  Ihomme 
doit  croire  quelque  chose  au  delà  de  ce  qu'il  peut  connaître  ».  La  croyance, 
selon  Guizot,  procède  chez  l'homme  de  son  désir  de  la  perfection,  de  ce 
que  seuls  la  science,  la  vertu,  le  bonheur  infinis  pourraient  suffire  à  con- 
lenter  son  âme,  et  de  ce  que  seule  l'idée  de  Dieu  et  de  l'immortalité  lui 
donne  l'espérance  d"y  atteindre. 

B'"en  que  les  noms  de  Yillers  et  de  Stapfer,  ni  celui  de  Kant,  ne  figurent 
lans  ce  «  tableau  »,  nous  pensons  que  le  souvenir  de  ce  que  Guizot  avait 
appvis  par  eux  de  la  philosopliie  kantienne  y  perce  constamment. 

(22)  Doctrine  des  rapports...,  p.  265. 


'i7r>      t\  ronM\Tio\  de  l'infujencë  kantienne  en  fràncè 

devince  cuire  le  ralio.'ialisnie  kanlirn  cl  les  Ihcories  animistes 
et  vitalisles.  Mais  cet  aperçu  peut  se  compléter  au  moyen  d'un 
rapproclicnicnl  analo/^iic  (jui  a  rU'  fait  de  nos  jours,  d'une 
manière  plus  précise,  par  M.  Radulescu-Motru  (aS),  montrant 
que  rinfluence  de  Slalil  sur  Kant,  bien  apparente  dans  les 
Hèves  d'un  visionnaire,  a  dû  contribuer  beaucoup  à  la  forma- 
tion de  la  théorie  criticisle  de  l'unité  de  la  pensée.  Selon  Slahl, 
les  théories  organicisles  ou  mécanistes  échouent  en  présence 
de  Vanité  de  l'être  vivant.  Celle-ci  exige  une  âme  qui  façonne 
le  corps  de  cet  être,  en  dispose  harmoniquement  les  organes, 
le>(|ucls,  loin  de  constituer  tout  l'être  vivant,  ne  sont  pas  vi- 
vants j)ar  eux-mêmes,  mais  sont  vivifiés  par  l'âme  et  ne  sont 
que  les  résultats  cl  ics  moyens  de  l'action  organisante  de 
l'âme.  Considérant  celle  théorie  de  Stahl,  qui  déclare  la  théo- 
rie mécanique  impuissante  à  rendre  compte  de  l'unité  néces- 
saire aux  êtres  vivante,  Kant  auTaît  été  conduit  à  penser  ([lic  la 
théorie  atomisîique  de  la  conscience  ne  s'accorde  pas  mieux 
avec  l'unité  de  la  conscience.  Ainsi  l'animisme  aurait  aidé 
Kant  r>  dépasser  remjMrisme  de  Hume  (2^). 

F.  Bérard  rappelait  que  les  condillacistes,  d'accord  avec 
les  organicisles,  n'admettent  que  les  piténomèncs  cl  les  actes; 
cl  que  pour  eux,  les  notions  de  propriétés,  de  puissance  ou  de 
force  vitales,  ne  sont  que  des  vues  tle  notre  esprit.  Il  en  con- 
cluait que  les  doctrines  de  Pincl,  de  Broussais  cl  d'autres,  ne 
sont  que  de  l'idéalisme  et  du  phénoménisme  appliqués  à  l;i 
médecine.  En  même  temps  il  atlir;ul  l'attention  de  ses  lecteurs 
sur  les  débats  entre  réalis'cs  et  idéaliste^,  auxquels  les  physio- 
logistes, à  son  avis,  ne  de-»aienl  pas  dem.curer  indifférents,  et 
particulièrement  sur  la  philosophie  de  Kai-I.  Il  pensait  que  si 
Kant  n'a  pu  surmonter  toutes  les  difficultés  soulevées  par  le 
phénoménisme  de  Hume,  c'est  précisément  parce  qu'il  était 
idéaliste.   Kant,   remarquait-il,  admet  bien  que  des  matériaux 

("i3)  Zur    Enlirickvliivg    von    Kunl's    Théorie    cicr   ^'ullu•ca'!saiitœt,    IMiiio- 
sophisclic    Studien,    1894. 

(.24)  Ibid.,   p.   558-541.  j 


PORTALIS  -  MASSIAS  -  STAPFER  -  FRÉDÉRIC  GÉRARD  -   SCUÔN       277 

sont  donnés  du  dehors  à  la  sensibilité,  mais  il  s'est  mis  dans 
l'impossibilité  de  le  prouver,  dès  qu'il  a  affirmé  l'idéalité  de 
l'espace. 

L'erreur  principale  de  Kant  a  été,  selon  lui,  de  réaliser  les 
opérations  logiques  de  l'entendement,  de  leur  donner  la  fixité 
propre  aux  choses  matérielles,  en  les  figeant  en  des  formes 
immuables,  éternelles,  qu'il  a  prises  pour  les  choses  mêmes; 
de  traiter  ces  formes  comme  des  agents,  alors  qu'elles  ne  sont 
que  des  résultats  de  l'action  de  l'esprit.  Au  lieu  de  montrer 
comment  nous  acquérons  les  notions,  de  nous  en  faire  suivre 
le  développement,  il  s'est  borné  à  les  constater.  Tout  ce  qu'il 
enseigne,  par  exemple,  sur  l'origine  du  concept  de  cause  a  se 
réduit  à  dire  que  nous  avons  l'idée  de  cause,  parce  que  nous 
l'avons  »  (aô).  Les  dogmatistes  affirmaient  que  les  notions 
fondamentales  de  notre  savoir  nous  étaient  venues  par  nos  re- 
lations avec  Dieu;  les  kantistes  en  font  des  formes  de  notre 
esprit,  sans  en  rechercher  davantage  l'origine.  «  Le?  pre- 
miers auraient  dû  au  moins  attendre  une  révélation  qui  leur 
manifestât  ce  que  Dieu  a  réellement  fait;  et  les  seconds,  en 
admettant  ces  idées  par  le  seul  besoin  qu'ils  en  ont  pour 
expliquer  les  choses  à  leur  manière,  ne  leur  donnent  au  fond 
d'autre  garantie  que  leur  bon  plaisir  »  (26).  Néanmoins  Bé- 
rard  accorde  à  ce  qu'il  y  a  d'arbitraire,  d'étrange,  de  paradoxal 
dans  les  hypothèses  kantiennes,  le  très  grand  mérite  de  nous 
apprendre  à  mesurer  les  difficultés  et  la  profondeur  des  pro- 
blèmes qu'elles  prétendent  résoudre. 

La  pensée  que  l'organicisme  est  une  conception  idéaliste 
de  la  vie  et  que  l'on  ne  peut,  si  l'on  n'est  pas  réaliste,  adhérer 
aux  doctrines,  telles  que  le  vitalisme  et  l'animisme,  qui  admet- 
tent l'existence  d'un  principe  agissant  conformément  à  la  fina- 
lité distinctivc  des  êtres  organisés,  est  une  pensée  qui  a  sans 
doute  été  suggérée  à  Bérard  par  le  fait  que  Kant  appelle  «  idéa- 

(2.î)  Doctrine  des  rapports...,  p.  315.  Ancillon  avait  adressé  à  Kant  le 
même  reproche,  clans  son  Mémoire  sur  les  fondements  de  la  métaphy- 
sique,   Académie   de   Berlin,    1799,    p.    110. 

(26)  Doctrine   de*  rapports,    p.   267. 


278  LA   FORMATION   DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE  EN   FRANCE 

Usma  de  la  finalité  »  tout  système  toi  que  ceux  d'Épicure,  de 
Démocritc  ou  de  Spinoza,  et  (c  réalisme  de  la  finalité  »  tout 
systcme  qui  fonde  la  finalité  qui  se  trouve  dans  la  nature  sur 
«  une  puissance  naturelle  analogue  à  une  faculté  agissant 
d'après  un  but  »,  ou  qui  dérive  cette  finalité  «  de  la  cause 
première,  comme  d'un  être  intelligent  (originairement  vivant) 
agissant  avec  intention  »  (27).  F.  Bérard  avait  lu,  avec  la  plu- 
part des  écrits  français  sur  Kant,  la  traduction  de  VHistoire 
de  Buhle,  par  laquelle  il  a  pu  connaître  ce  passage  de  la  Cri- 
figue  de  jujement  (28). 

La  Critique  du  jugen^ent  et  les  Principes  métaphysiques  de 
la  science  de  la  nature,  se  trouvaient  exposés  aux  Français, 
pour  la  première  foi?  avec  assez  de  détails,  dans  cette  Histoire- 
Mais  cet  ou -.-rage,  dont  nous  avons  analysé  quelques  pages  rela- 
tives à  la  théorie  kantienne  du  souverain  bien,  ne  donnait 
pas,  à  vrai  dire,  une  explication  de  la  philosophie  critique; 
l'auteur  s'était  contenté  de  résumer  les  œuvres  de  Kant,  on 
plutôt  d'en  assembler  les  fragments  qui  lui  paraissaient  les 
plus  caractéristiques.  Le  livre  de  L.  F.  Schôn,  Philosophie 
transcendentale  ou  système  d'Emmanuel  Kant  (Paris,  i83i), 
était  fait  par  le  même  procédé,  sauf  dans  la  partie  sur  la 
Critique  de  la  raison  pure,  où  cette  Critique  semble  prendre  un 
aspect  qui  n'était  pas  encore  apparu  dans  les  précédents  écrits 
français.  Schôn,  dans  l'annonce  qu'il  fit  paraître  pour  son  li- 
vre dans  L'Avenir  (26  avril,  i83i),  jugeait  en  ces  termes  les 
auteurs  de  ces  écrits  sur  la  philosophie  de  Kant  :  ((  Ils  en  ont 
seulement  détaché  quelques  lambeaux,  qui,  loin  de  jeter  le 
jour  sur  l'ensemble  de  cette  doctrine,  les.  découvertes  lumi- 
neuses et  les  applications  usuelles  dont  elle  est  remplie,  en  ont 
donné  une   idée  entièrement  fausse,   en   lui   prêtant   les  cou- 

(27)  Critique  du  iugnncnt,   trad.   Danii,   T.   II,   p.  fil,  62. 

(28)  Histoire  de  la  philosophie  moderne,  par  J.-G.  Bulilo,  professeur  de 
philosophie  à  Gœttingue,  traduite  de  l'allemand  par  A.  J.  L.  Jourdan,  T.  VI, 
Paris,  mars  1316,  p.  504-565.  Victor  Cousin  a  donne  de  ccîlc  'traduction  un 
long  compte  rendu  dans  les  Archives  ■philosophiques,  1817.  Jourdan  avait 
aussi  traduit   plusieurs   traités   allemands   de   médecine. 


PORTALIS  -  MASSIAS  -  STAPFER  -  FREDERIC  BERARD  -   SCIIO.N       27O 

leurs  du  paradoxe,  toutes  les  fois  qu'ils  ne  l'ont  pas  voilée 
d'une  rebutante  obscurité.  En  un  mot  la  doctrine  de  Kant 
n'est  ni  connue  ni  appréciée.  Les  uns  en  ont  exposé  avec  assez 
d'impartialité  quelques  idées,  faciles  à  saisir,  il  est  vrai,  mais 
tout  à  fait  secondaires,  et  n'ont  pas  touché  aux  propositions 
fondamentales.  D'autres,  plus  hardis,  ont  entrepris  d'attaquer 
diverses  parties  du  système,  et  ils  n'ont  pas  eu  de  peine  à 
renverser  des  erreurs  qui  n'étaient  que  leur  propre  ou\Tage; 
car,  après  avoir  passé  par  leurs  interprétations,  les  plus  belles 
découvertes  de  Kant  étaient  devenues  méconnaissables,  incom- 
préhensibles. Telles  sont  les  catégories,  les  connaissances  a 
priori  et  o  posteriori,  nécessaires  et  contingentes,  objectives 
et  subjectives,  les  jugements  synthétiques  et  analytiques,  tou- 
tes choses  qui  ont  été  mal  comprises  et  étrangement  défigurées, 
comme  nous  e?pérons  bien  le  montrer...  »  (29).  —  Le  livre  était 
en  réalité  un  peu  trop  dépourvu  de  ce  que  l'annonce  promet- 
tait; la  clarté  y  manquait  plus  que  dans  les  ouvrages  qu'il  de- 
vait remplacer,  et  au  point  que,  à  cette  époque,  les  lecteurs 
français  qui  les  avaient  étudiés  pouvaient  seuls,  croyons-nous, 
suivre  Schôn  sans  trop  de  peine.  Ils  retrouvaient  chez  lui 
beaucoup  de  ce  qu'ils  connaissaient  déjà;  par  exemple,  le  pro- 
blème de  Ja  connaissance  a  priori,  ainsi  que  la  théorie  trans- 
cendentale  de  l'espace,  que  nous  devons  rappeler  pour  bien 
rendre  ce  qui  leur  était  expliqué  ensuite. 

(20)  \ous  ne  saurions  dire  qui  était  ce  L..F.  Schôn.  Cette  annonce 
1 1  quelques  mots  (Je  Barchou  de  Penhoën  permettent  de  conjecturer  que 
r  était  un  Allemand  qui  séjourna  assez  longtemps  à  Paris.  On  trouve  dans 
Y  Encyclopédie  moderne  un  article  kanlismc  signé  F.-L.  Schœn  ;  et,  en  184.0, 
liarut  un  ouvrage  intitulé  L'homme  et  son  pcrfeclionnemcnt,  portant  le 
même  nom,  mais  rien  n'indique  qu'ils  soient  du  même  auteur  que  la 
Pltilosophic  transccndcnlale.  Henri  Heine  écrivait,  en  décembre  1834,  dans 
la  Rcrue  des  Deux-ilondes  :  «  Jai  entendu  dire  que  M.  le  docteur  Schœn, 
savant  allemand  étabH  à  Paris,  s'occupe  d'une  édition  française  de  Kant. 
J'ai  uno  opinion  trop  favorable  de  la  perspicacité  piiilosophique  du  docteur 
Scî-'x-n,  pour  juger  nécessaire  de  lui  adresser  le  même  avertissement  [de 
retrancher  ce  qui  n'est  destiné  qu'à  réfuter  Wolfj,  et  j'attends  au  contraire 
de  lui  un  livre  aussi  utile  qu'important.  »  (p.  639).  Ce  Schœn  est  peut-être 
relui  qui  collabora  à  Y  Encyclopédie  moderne  ;  s'il  avait  été  aussi  l'auteur 
de  la  Philosophiç  transçendentale.  il  semble  que  Heine  en  aurait  parlé. 


28o         LA  FORMATIOiS   DE   l'iM'LUEiNCIÎ    KAM'IENNE    EN   FRANCE 

Il  y  a,  dit  Schon  en  substance,  des  connaissances  qui  s'ac- 
quièrent au  cours  de  l'expérience,  qui  se  développent  par  elle, 
comme  les  connaissances  dites  empiriques,  mais  qui,  à  la  dif- 
férence de  celles-ci,  ne  sont  pas  engendrées  par  elle.  Ce  sont 
les  connaissances  universelles  et  nécessaires,  que,  en  tant  que 
telles,  l'expérience  ne  peut  fonder;  Kant  les  appelle  connais- 
sances rationnelles  ou  connaissances  a  priori.  Les  jugements 
analytiques,  fondés  sur  le  principe  d'identilé,  sont  des  juge- 
ments a  priori  dont  la  possibilité,  évidente  d'elle-même,  ne 
présente  aucun  problème.  Certains  autres  jugements,  qui  ne 
se  fondent  pas  sur  ce  principe,  qui  sont  des  jugements  synthé- 
tiques, sont  néanmoins  universels  et  nécessaires,  et,  par  con- 
séquent, non  fondés  sur  l'expérience,  rationnels.  Comment 
donc  peut-on  fonder  leur  vérité,  la  conformité  des  choses  et 
de  ces  jugements  ?  C'est  le  problème  que  résout  l'idéalisme 
transcendental,  en  établissant  que  cette  conformité  est  impo- 
sée aux  choses  par  nous-mêmes.  Les  jugements  de  la  géomé- 
trie, entre  autres,  sont  des  jugements  synthétiques;  ils  repo- 
sent sur  une  intuition,  et  comme  ils  sont  aussi  des  jugements 
0  priori,  cette  intuition,  l'intuition  de  l'espace,  est  une  intui- 
tion a  priori.  C'est  de  là  que  Kant  conclut,  dit  Schôn,  «  que 
nous  avons  une  aptitude  intuitive,  condition  subjective  quant 
à  sa  forme,  générale  et  a  priori,  qui  seule  rend  possible  l'in- 
tuition de  l'objet  extérieur»  (3o).Ne  pouvant  avoir  d'intuitions 
des  objets  que  selon  notre  aptitude  intuitive,  à  laquelle  elles 
sont  toutes  nécessairement  soumises,  toufts  les  propriétés  de 
l'espace  conviennent  à  ces  objets,  et  les  jugements  portés  sur 
l'espace  «  doivent  être  nécessairement  applicables  aux  objets 
eux-mêmes.  C'est  par  cette  seule  théorie  que  l'on  peut  expli- 
quer l'évidence,  l'universalité,  la  nécessité  des  propositions 
mathématiques,  ainsi  que  leur  application  aux  objets  »  (3t). 

Cette  théorie,  nous  l'avons  vu,   n'était  pas  inconnue  aux 
philosophes  français;  c'est  seulement  dans  les  passages  que  nous 

(50)  Scliôn,   Philos,   transe,   p.   80. 
(31)  Ibid.,    p.    78. 


PORTALIS  -  MASSIAS  -   STAPFER  -  FREDERIC  BERARD  -   SCIION       251 

allons    maintenant    résumer   que,    chez    Schôn,    quelque    nou- 
veauté apparaissait. 

Le  moi  est  un  sujet  pensant  actif  par  lui-même.  La  cons- 
cience du  moi  est  inséparable  de  son  activité  primitive,  spon- 
tanée, indépendante  de  toute  donnée  extérieure.  La  conscience 
de  nous-mêmes  et  notre  activité  spontanée  sont  à  la  base  non 
seulement  de  notre  raison,  mais  encore  de  notre  volonté.  La 
spontanéité,  ou  faculté  d'agir  d'une  manière  que  ne  détermi- 
nent pas  les  sollicitations  extérieures,   est  une  causalité   libre 

(32). 

La  conscience  du  moi  exige  quelque  chose  qui  diffère  du 
moi,  elle  pose  le  non-moi;  sans  son  action  de  poser  le  non- 
moi,  la  conscience  du  moi  ne  serait  pas  possible.  Le  non-moi 
n'est  par  cet  acte  qu'un  objet  x,indélerminé- — En  tant  qu'il 

(52)  P.  4Ô.  Ratlncliant  ainsi  la  spontanéité  à  la  liberté.  Schôn  favori- 
sait une  confusion  que  St.Tpfer  avait  relevée  chez  Massias.  «  Le  terme  spon- 
tiinéité,  dit  Stapfer,  employé  comme  corrélatif  de  rcrcptivitc  dans  la  clas- 
sification des  facultés  humaines,  ne  désigne  pas  liberté  d'agir,  m.ais  réaction 
opérée  par  le  moi  sur  le  non-moi  ;  c'est  simplement  l'opposé  de  la  passivité... 
Au  surplus,  il  faut  bien  se  garder  de  confondre  cette  spontanéité,  qui 
n'est  que  de  la  part  active  prise  par  le  moi  dans  la  formation  de  nos  con- 
naissances, il  faut,  dis-je,  se  garder  de  la  confondre  soit  avec  la  raison, 
envisagée  comme  source  de  l'idée  de  l'infini  et  (îes  lois  momies,  soit  avec 
la  liberté,  qui  est  un  fait  de  conscience  absolument  distinct,  appartenant 
à  un  tout  autre  ordre  de  choses,  et  qui,  bien  loin  de  no  servir  qu'à  éla- 
borer les  impressions  qui  nous  sont  données  par  nos  sens  et  que  l'enten- 
dement groupe,  lie  et  règle,  nous  affranchit  au  contraire  du  nîonde  sensible, 
quand  nous  le  voulons.  «  (Stapfer,  Mt-langes,  T.  I,  p.  186).  On  peut  con- 
cilier cela  avec  ce  que  dit  Schôn,  si  l'on  suppose  —  comme  les  explica- 
tions qui  vont  suivre  y  invitent  —  que  ce  dernier  a  voulu  faire  entendre 
que  c'est  le  mcsne  être,  le  moi  tel  qu'il  est  en  lui-même,  qui  est  libre,  en 
tant  que  doué  de  volonté,  et  qui,  en  tant  que  doué  d'une  spontanéité  intel- 
lectuelle, réagit  sur  les  éléments  du  non-moi  qui  sont  les  éléments  donnés 
s  s-  réceptivité,  en  agissant  sur  sa  réceptivité  même,  c'est-à-dire  en  affec- 
tant le  sens  intime.  Mais  chez  Stapfer  comme  chez  Schôn  et  chez  beaucoup 
d'autres,  se  rencontre  la  m.ême  ambigu'ité  relativement  à  la  nature  des  élé- 
ments. Le  plus  souvent,  par  ces  éléments,  Stapfer  semble  entendre  des 
impressions  effectivement  senties,  de  telle  sorte  que  nous  pourrions  ob- 
server l'action  que  nous  leur  faisons  subir.  D'autres  fois,  et  surtout  chez 
Schon,  ces  éléments  —  recevant  l'action  du  moi  tel  qu'il  est  en  soi,  du 
moi  qui  n'apparaît  pas  et  demeure  inconnaissable  —  semblent  être  consi- 
dérés comme  des  éléments  n'apparaissant  pas  non  plus,  et  dont  n'apparaît 
que  ce  qu'en  fait  l'action  sur  eux  de  la  spontanéité  qui  s'exerce  au  sein  de 
notre  être  en  soi. 


282  LA   FORMATION   DE    L  INFLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

existe  dans  le  temps,  forme  de  la  sensibilité,  le  moi  est  sen- 
sible; c'est  un  moi  empirique,  c'est-à-dire  déterminé  par  des 
perceptions,  qui  sont  elles-mêmes  suscitées  par  l'action  des 
choses  extérieures,  par  le  non-moi  que  la  conscience  pure  du 
moi  suppose,  et  que  la  conscience  empirique  perçoit  comme 
une  pluralité  d'objets  existant  dans  l'espace.  C'est  par  ces 
objets  que  noire  conscience  se  développe  :  ((  le  degré  du  dé- 
veloppement de  la  conscience  est  en  raison  de  la  connaissance 
acquise  des  objets  extérieurs  »  (33).  Mais  en  lui-même  le  moi 
se  distingue  de  ces  objets  soumis  aux  lois  de  la  nature;  il  s'en 
affranchit  et  s^e  place  dans  un  monde  intelligible,  où  il  est  une 
causalité  libre  et  se  prescrit  à  lui-même  les  lois  de  ses  actions 
volontaires. 

Les  perceptions  ne  sont  pas  des  représentations  d'objets 
par  cela  seul  qu'elles  déterminent  la  conscience  empirique.  Elles 
ne  sont,  en  tant  que  telles,  que  des  impressions  successives 
et  éparses.  L'imagination,  les  liant  en  un  ensemble,  en  fait 
une  image;  ce  qu'elle  accomplit  par  l'exercice  de  sa  fonction 
productrice  et  reproductrice  (34).  Notre  conscience,  qui  est 
nécessairement  conscience  du  moi  s'opposant  un  non-moi, 
s'empare  de  cette  image  tout  en  la  rapportant,  d'une  part, 
au  moi  comme  une  de  ses  déterminations  empiriques,  et,  d'au- 
tre part,  au  non-moi,  objet  alors  déterminé,  représenté  par 
cette  image.  C'est  ainsi  que  la  représentation  de  l'objet  se  dis- 
tingue de  l'objet  auquel  elle  se  rapporte. 

Nos  représentation?  ne  se  rapportent  pas  toutes  de  la  même 
manière  à  des  objets  ;  elles  n'ont  pas  toutes  indifféremment 
la  même  valeur  objective.  Toutes  sont  successives  ;  mais  les 
unes  se  succèdent  dans  un  ordre  que  nous  pouvons  changer 
à  notre  gré,  telles  sont  les  perceptions  des  diverses  parties 
d'une  statue,   et  les  autres  nous  arrivent   dans  un  ordre  qui 

(53)  Schon,   /'/;i7.   transe,    p.   44. 

(ôi)  ?chon  ne  dit  rien  qui  ne  soit  exlrêniomcnt  vague  sur  la  distinc- 
tion de  rimnginntion  productrice  et  de  rim.igination  reproductrice.  Voy. 
p/iii.  transe,  p.  51,  Mb. 


PORTALIS  -  MASSIAS  -  STAPFER  -  FREDERIC  BERARD  -   SCHÔiN       283 

n'est  pas  arbitraire,  telles  sont  les  perceptions  des  positions 
d'une  bille  qui  roule.  L'ordre  de  ces  perceptions-ci  s'explique 
si  nous  supposons  qu'elles  correspondent  à  un  changement 
réel  ;  puisque  «  nous  ne  pouvons  avoir  aucune  perception  de 
ce  qui  n'existe  point  encore  ».  Mais  pour  savoir  si  une  suc- 
cession est  réelle  ou  n'a  lieu  que  dans  nos  perceptions,  nous 
n'avons  pas  d'autre  moyen  que  d'admettre  que,  dans  la  réalité 
des  phénomènes,  ceux  qui  précèdent  déterminent  nécessaire- 
ment ceux  qui  suivent  ;  que  tous  les  phénomènes  réels  se  suc- 
cèdent selon  des  lois  invariables,  selon  le  principe  de  causalité, 
principe  a  priori  de  l'entendement.  (35). 

L'unité  de  l'aperception  parmi  la  diversité  des  intuitions 
n'est  donc  rendue  possible  que  par  leur  synthèse  selon  les 
principes  de  l'entendement  ;  autrement  dit,  leur  rapport  à 
un  moi  un  et  identique  a  pour  condition  leur  rapport  à  un 
non-moi  systématique,  à  un  système  de  la  nature. 

Par  l'aperception  pure  nous  n'apercevons  que  l'existence 
du  moi,  nous  n'apercevons  aucune  de  ses  déterminations  ; 
car  elle  n'est  pas  une  intuition.  Par  le  sens  interne,  soumis 
à  la  forme  du  temps,  nous  ne  nous  connaissons  que  de  la  ma- 
nière dont  nous  sommes  intérieurement  affectés,  de  même 
que  nous  ne  connaissons  les  objets  par  le  sens  externe  que 
de  la  manière  dont  nous  sommes  extérieurement  affectés.  Nous 
n'avons  donc  aucune  connaissance  du  moi  en  soi,  de  ce  que 
nous  sommes  en  nous-mêmes.  (3G). 

Notre  entendement,  comme  pouvoir  de  synthèse,  affecte 
le  sens  interne.  La  synthèse  que  nous  croyons  trouver  dans 
le  sens  interne  y  est  mise  en  réalité  par  nous-mêmes,  en  tant 
que  nous  nous  affectons  nous-mêmes  (Sy).  —  Nous  avons  vu 
que  Kant  appelle  aussi  cet  acte  de  notre  entendement,  par 
lequel  il  suppose  que  nous  nous  affectons  nous-mêmes,  acte 
transcendental  de  l'imagination.  Schon  en  parle  tantôt  comme 


(oo)  Ihid.,    p.   55-54,    146.149. 
(ÔO)  Ibid.,    p.   119  et  suiv. 
(37)  Jbid.,   p,   120. 


28/|  LA    rORMATIOM   HE    t/iNFI,TJENCK   KANTIKNINE   EN   FRANCE 

d'un  acte  quo  nous  pouvons  percevoir  par  l'observation  inté- 
rieure ;  tantôt  comme  d'un  acte  du  moi  actif  que  nous  ne 
pouvons  connaître  aucunement,  l'aiierception  pure  ne  nous 
révélant  (jue  l'existence  de  ce  moi,  et  le  sens  interne  n'attei- 
gnant que  le  moi  passif.  Cette  équivoque  vient  de  ce  que 
Schôn  s'est  borné  à  reproduire  le  passage  de  la  Critique  cor- 
respondant, au  lien  de  l'expliquer.  Il  est,  en  effet,  très  diffi- 
cile de  savoir  exactement  ce  que  Kant  entendait  par  cet  acte 
de  nous-mêmes  qui  nous  affecte  et  de  préciser  quelle  sorte 
d'affection  en  est  le  résultat  (38). 

(58)  Par  ccl  acte  d'affecter  noiis-mômes  noire  sens  interne  Schôn  en- 
tendait-il l'acte  dont  le  résultat  est  l'ordre  de  nois  sensations  grâce  auquel 
nous  retrouvons  un  certain  phénomène,  toujours  le  même,  aussitôt  après 
que  nous  en  avons  perçu  un  certain  autre,  et  sans  lequel  ordre  il  ne 
nous  serait  pas  possible  de  connaître  la  réalité  empirique  des  choses  ? 
On  ne  peut  décider  cette  question.  Il  est  évident  que  nous  n'avons  nulle- 
ment conscience  d'e.\ercer  un  tel  acte,  puisque  nos  sensations,  ou  leurs 
manières  d'être  qui  seraient  censées  résulter  de  cet  acte,  s'imposent  à  notre 
conscience,  se  présentent  à  elle  comme  ne  résultant  de  rien  dont  nous 
ayons  conscience  comme  nous  appartenant.  Si  cet  acte  est  exercé  par  nous- 
mêmes,  il  ne  l'est  donc  pas  par  notre  sujet  tel  qu'il  nous  apparaît,  qui,  au 
contraire,  le  subit;  mais  bien  ])ar  ce  que  nous  sommes  en  nous-mêmes,  qui,  en 
tant  que  tel,  nous  est  inconnaissable,  puisque  l'aperception  pure  ne  peut 
nous  en  révéler  rien  de  plus  que  l'existence.  Par  conséquent,  il  n'y  a  pas 
plus  de  raison  de  supposer  que  c'est  cet  être  inconnaissable  qui  nous  affecte 
de  manière  que  nous  éprouvions  dans  un  certain  ordre  nos  sensations,  que 
de  supposer  que^ c'est  la  chose  en  soi,  également  inconnaissable,  qui  nous 
affecte  ainsi,  ou  de  supposer  que  cet  être  et  cette  chose  en  soi  ne  sont 
qu'une  seule  et  même  chose. 

Tenneniann  soutenait  (Mamicl  d'Iiistoirc  de  la  philosophie,  T.  II,  p.  242) 
que  la  philosophie  de  Kant  s'en  tient  exclusivement  aux  données  de  In 
conscience.  Pour  lui,  l'action  transcendenlale  de  l'imagniation  était  du 
même  genre  que  celle  par  laquelle  nous  construisons  dans  l'espace  pur 
des  figures  géométriques,  ou,  dans  le  temps  pur,  des  schcmes.  C'est  pour- 
quoi il  reprochait  à  Fichte  d'avoir  altéré  la  théorie  kantienne  de  l'imagi- 
nation. «  Fichte  confond,  disait-il,  le  procédé  de  l'imagination  transcen- 
denlale dans  la  construction  des  figures  géométriques  avec  la  production  des 
objets  déterminés  ou  du  monde,  sans  expliquer  comment  la  construction  de 
la  forme  dans  l'espace  peut  suffire  pour  donner  toute  la  multiplicité  des 
objets  et  de  leurs  organisations  diverses.  »  (T.  II,  p.  285).  —  La  traduction 
française  du  Manuel  de  Tennemann  avait  élé  éditée  en  1829  par  Cousin, 
qui  l'avait  faite  avec  l'aide  de  Viguier.  (Cousin,  Fragments  et  souvenirs, 
3»  édil.,  1857,  p.  88-89).  Cousin  admettait  avec  Tennemann  qu'il  est  con- 
traire à  l'esprit  du  criticisme  de  s'aventurer  dans  ce  qui  dépasse  les  don- 
nées de  la  conscience  ;  c'est  de  là  que  procédèrent  les  interprétations 
psychologiques    qui    eurent    cours   dans    l'école    éclectique. 


PORTALIS  -  MASSIAS  -   STAPFER  -  FREDERIC  BERARD  -   SCIION       205 

Le  reste  du  livre  de  Schôn  n'apportait  rien  d'utile  ;  les 
parties  de  la  doctrine  kantienne  alors  peu  connues  en  France, 
telles  que  la  Critique  du  jugemenl,  y  faisaient  l'objet  d'un 
résumé  qui  ne  se  distinguait  de  celui  de  Buhle  qu'en  ce  qu'il 
était  plus  écourté  et  plus  obscur.  Aussi  'l'ouvrage  de  Schon 
a-t-il  été  moins  remarqué  dos  j^bilosophes  français  que  celui 
de   Buhle. 

Mettant  à  part  les  œuvres  des  éclectiques,  nous  ne  rencon- 
trons plus,  de  i8i5  à  i835,  relativement  à  la  philosophie  kan- 
tienne, que  des  écrits  sans  importance.  Tel  est  VExamen  phi- 
losophique des  considé valions  sur  le  senliîiieni  du  beau  et  du 
sublime,  d'E.  Kant,  par  Kératry,  (1823),  long  commentaire 
où  l'auteur  s'occupe  moins  des  idées  de  Kant  que  des  siennes 
propres  sur  le  même  sujet.  On  peut  y  joindre  un  Mémoire,  de 
Virard,  dans  lequel  on  prouve  que  toute  métaphysique  est  .im,- 
possible  ;  que  nos  sensations  sont  indécomposables  et  que  la 
supposition  chimérique  de  leurs  éléments  est  la  cause  unique 
des  difficultés  insolubles  que  présentent  les  systèmes  d'Epi- 
cure,  Platon,  Locke,  Leibniz,  Condillac,  Kant,  etc.,  (Grenoble 
1817)  ;  et  an  opuscule  de  l'abbé  Gley,  In  elementa  philosophiœ 
lenUanen,  (Paris,  1S17).  Un  livre  de  Thurot,  De  V entendement 
et  de  la  raison,  (io3o,  T.  I,  p.  3i8  et  suiv.),  ne  contenait,  sur 
Ivant,  que  la  répétition  de  certaines  critiques  faites  i^ar  les 
idéologues.  Ce  ne  sont  encore  que  des.  redites  ou  des  indica- 
tio:is  extrêmement  sommaires,  que  présentaient  les  séries  d'ar- 
ticles de  la  Nouvelle  revue  germanique  (i83o  et  i83i),  qui  ont 
pour  titres  :  Essai  sur  Vliisloire  de  la  psycliologie  en  Allema- 
gne, La  philosophie  morale  depuis  Kant  et  Jacobi,  Exposition 
des  théories  de  droit  criminel  qui  se  sont  produites  en  Aile- 
magtie  depuis  un  demi-siècle.  —  Maïs  en  nous  tournant  vers 
Cousin  et  son  école,  nous  aurons  affaire  à  l'interprétation  et 
aux  opi;;ions  touchant  le  kantisme  qui  pendant  longtemps,  en 
France,  furent  les  plus  répandues. 


CHAPITRE  VI II 


Victor  Cousin  —  Théodore  Jouffroy. 

Choisi  par  Royer-Collard,  en  i8i5,  pour  le  suppléer  dans 
sa  chaire  à  la  Faculté  des  lettres,  V.  Cousin  ne  put  d'abord 
mieux  faire  que  d'y  développer  un  savoir  fraîchement  acquis 
auprès  de  ses  maîtres  ;  mais  il  y  venait  aussi  avec  l'ambition 
de  restaurer  les  hautes  spéculations  philosophiques,  de  ranimer 
l'intérêt  pour  l'étude  des  problèmes  métaphysiques  ;  et  son 
talent  oratoire,  qui  toujours  servit  magnifiquement  ses  pro- 
jets, lui  permit  bientôt  de  faire  figure  de  chef  d'une  nouvelle 
école.  Il  ne  devait  donc  pas  tarder  à  juger  trop  au-dessous  de 
lui-même  et  de  son  école  un  enseignement  qui  laissait  ignorer 
ce  qu'avait  fait  Kant  et  ce  qui  s'en  était  suivi  (i).  II  se  mit  à 
déchiffrer  la  traduction  de  Born,  sans  autre  préparation  que 
d'avoir  lu  les  exposés  français,  et  il  apprit  assez  d'allemand 
pour  revoir  quelques  passages  dans  le  texte  de  Kant.  Il  passa 
ainsi  deux  années  «  comme  enseveli  dans  les  souterrains  de  la 
psychologie  kantienne  »  (2).  Il  croyait  avoir  pénétré  le  fond 
du  criticisme  et  saisi  l'essentiel  de  la  philosophie  de  Fichte, 

(1)  Lorsque  Cousin  disait  :  «  Je  suis  le  premier  qui  dans  une  chaire 
publique  en  France  ?it  essayé  d'exposer  la  philosophie  de  Kant  »,  il  comp- 
tait pour  rien,  et  avec  raison,  les  quelques  mots  que  Royer-Collard  et  Laro- 
niiguièrc  avaient  prononcés  sur  ce  sujet,  d'après  Degérando  et  Yil'.ers, 
qu'on  peut  lire  dans  les  Fragnienis  des  leçons  de  M.  Royer-Collard,  joints 
par  ]ouiïroy  à  la  traduction  des  Œiwres  de  Ueid,  T.  III,  p.  370,  578,  456,  et 
dans  Laromiguière,  Leçons  de  philosophie,  T.  II,  p.  129-151  de  la  7«  édit., 
1858. 

(2)  Cousin,  Fragments  philosophiques,  5"=  édition,  1858,  p.  '25,  préface 
de   la   deuxième   édition. 


VICTOR    COLSm   THÉODORE    JOUFFROY  287 

lorsqu'il  partit  pour  son  premier  voyage  en  Allemagne,  Il  s'y 
intéressa  surtout  aux  idées  de  Schclling,  qui  étaient  alors  dans 
leur  plus  grande  vogue,  tandis  que  les  partisans  du  «  vieux 
kantisme  »  (3)  passaient  pour  des  esprits  attardés.  Ce  fut  chez 
Tennemann  qu'il  constata  le  plus  d'ardeur  à  défendre  Kant 
contre  ceux  qui  se  vantaient  de  l'avoir  dépassé  (4).  Les  visites 
qu'il  fit  à  M™®  de  Rodde  furent  aussi  pour  lui,  comme  nous 
l'avons  rappelé,  l'occasion  dcntendre  parler  en  faveur  du  kan- 
tisme, d'une  manière  qui  le  charma.  Mais  ce  n'est  pas  tant 
M™°  de  Rodde  que  Goethe  qui  lui  fit  l'éloge  de  Villers.  Goethe 
lui  déclara,  en  même  temps,  qu'à  son  avis  il  perdrait  pareil- 
lement sa  peine  s'il  persistait  à  vouloir  aussi  amener  les  Fran- 
çais à  l'étude  approfondie  de  la  philosophie.  Il  se  plut  encore 
à  lui  dire  que  l'idéalisme  kantien  donne  à  la  philosophie  un 
principe  d'humanité  et  de  tolérance,  vu  qu'il  pose  que  la  vérité 
est  relative  à  chaque  sujet  pensant  (5).  En  somme, si  ses  voya- 
ges lui  profitèrent  à  d'autres  égards,  ils  n'accrurent  guère  son 
savoir  sur  le  kantisme.  Il  en  avait  appris  davantage  par  l'étude 
des  exposés  français  et  du  texte  original.  Nous  pouvons  aussi 
penser  qu'il  ne  fut  pas  sans  tirer  quelque  parti  des  avis  de 
Stapfer,  qui  mettait  à  sa  disposition  ses  livres  et  lui  prêta  entre 
autres  la   Tugendlehre  (6). 

C'est  ainsi  que  Cousin  avait,  pour  son  compte,  abordé  le 
kantisme.  Dans  ses  leçons,  il  conseillait  d'en  commencer  l'é- 
tude par  la  lecture  de  VAllemagne,  dont  nous  avons  indiqué 
les  qualités  qu'il  relevait  ;  il  recommandait  le  livre  de  Kinker, 
«  exact  danî  sa  brièveté  », ainsi  que  le  chapitre  de^VHistoire  de 
Degérando,  qu'il  disait  bien  supérieur  à  a  l'ouvrage  célèbre  » 
de  Villers.  Il  reconnaissait  à  ce  dernier  «  beaucoup  d'esprit, 
de  l'élévation  dans  la  pensée,  de  nobles  desseins  »  ;  mais  il 
lui  reprochait  d'avoir  perdu  son  sujet  «  au  milieu  de  déclama- 

(d)  Cousin.    Fragments   et  souvenirs,   Z^  édit.,    1857,   p.   110. 

(4)  Ibid.,   p.  88-89. 

(5)  Ibid.,  p.  155-154. 

(6)  Correspondance,    T.  XXXVI,   F'    1297. 


288         LA   FORMATION   DE   l'iNFLUENCE   KANTIENNE  EN   FRANCE 

lions  perpL'UJL'llcs  »  (7).  Toujours  (lousin  jugea  Villers  avec 
sévérité  ;  il  no  lui  arriva  de  regreltcr  que  de  l'avoir  témoigné 
trop  durement  à  M""'  de  Rodde.  Pourtant  leurs  opinions  no 
manquaient  pas  de  ressemblance  entre  elles.  Cousin,  qui  avait 
utilisé,  au  début  de  sa  carrière,  les  travaux  des  éclectiques  de 
l'Académie  de  Berlin,  reprit  à  i)eu  j)rès  les  termes  de  Villers 
pour  en  imputer  les  faiblesses,  quand  il  les  aperçut,  à  l'in- 
iluencc  du  «  sensualisme  »,  qui,  disait-il,  avait  passé  de  France 
en  Allemagne  «  avec  tout  ce  qu'il  traîne  à  sa  suite,  le  goût  du 
pelit  et  du  médiocre  en  toutes  choses...  »  (8). Lorsqu'il  entreprit 
de  remellre  en  honneur  les  systèmes  rationalistes  du  dix- 
seplième  siècle  et  l'étude  de  la  scolastique,  ce  ne  fut  pas  sans 
en  avoir  rencontré  auparavant  l'idée  dans  Villers.  Il  suivait 
encore  Villers,  en  s'appuyanl  sur  Kanl  pour  achever  de  dé- 
truire l'idéologie  (9). 

La  différence  la  plus  manifeste  dans  leurs  manières  de 
traiter  de  la  philosophie  kantienne,  c'est  que  Villers  l'exposait 
sans  s'opposer  à  ce  qu'elle  fût  admise  inlégralement, négligeant 
môme  les  objections  qu'on  pouvait  y  faire  ;  tandis  que  Cousin 
assurait  que  tout  n'est  pas  également  bon  dans  celte  doctrine, 
qu'il  faut  choisir.  Il  le  fallait  nécessairement, pour  Cousin, parce 
(ju'il  trouvait  qu'elle  avait  été  le  résultat  de  deux  (endances 
divergentes,  qu'elle  était  faite  de  théories  réellement  inconci- 
liables, réunies  de  force  par  son  auteur.  Les  unes,  inspirées 
du  rationalisme  classique,  ruinent  la  pliilosophie  empirique, 
appartiennent  à  la  vraie  piiilosophic.  Les  autres,  telles  que 
l'idéalisme  et  cette  espèce  de  scepticisme  qui  assigne  à  la  spé- 
culation les  limites  mêmes  de  l'expérience,  sont  propres  à 
tout  empirisme  conséfjuent,  mais  ne  se  jusliheront  jamais  dans 


(7)  Cours  liltislvlrc  de  lu  philosopliic  iiwiaU\  un  dix-huilicmc  siècle, 
pcnduiU  iannce   1820,    l'aiis,    1842,    3e   partie,    p.   22. 

(8)  Ihid.,    p.   15. 

(9)  Nous  avons  vu  que  les  derniers  idéologues,  quand  ils  attaquaienl 
le  kanlisiuc,"  se  défendaient  contre  Cousin.  On  peut  lire,  dans  le  livre 
de  Tliurot,  le  paragraplie  écrit  dans  !e  même  esprit,  intitulé  :  Des  dccla- 
malions  cl  du  langage  passionné  dans  les  discussions  philosophiques. 


VICTOR    COUSIN    —    THÉODORE    JOUFFROY  aSç) 

un  rationalisme  bien  compris.  D'une  pareille  façon  Cousin 
s'atlachait  à  montrer  partout  chez  Kant  des  conlradictions  ; 
c'est  le  caractère  gén<îral  de  son  exposé. 

Il  relevait  comme  l'une  des  plus  graves  la  contradic- 
tion qu'il  croyait  découvrir  dans  la  théorie  de  la  conscience. 
Il  expliquait  que  cette  théorie  se  compose  de  deux  thèses.  Par 
la  première,  Kant  a  affirmé  que  nous  n'avons  conscience  de 
nous-mêmes,  de  nos  actes,  de  tout  ce  qui  se  fait  en  nous,  que 
de  la  manière  dont  nous  en  sommes  affectés.  Par  conséquent, 
notre  conscience,  comme  notre  sens  externe,  est  une  cons- 
cience d'affections  ;  c'est  une  faculté  passive,  incapable  d'au- 
cune spontanéité,  une  simple  réceptivité,  un  sens  interne.  Pour 
Cousin,  cette  thèse  est  fausse,  elle  aurait  pu  être  approuvée 
par  Hume  ou  par  Condillac,  et  le  tort  de  Kant  est  d'autant 
plus  grand  cju'il  a  admis  également  la  thèse  contraire.  Selon 
cette  seconde  thèse,  la  conscience  est  douée  de  la  même  spon- 
tanéité qui  caractérise  l'entendement,  c'est-à-dire  d'une  acti- 
vité qui,  sans  être  celle  de  la  volonté,  a  son  principe  en  elle- 
même.  La  spontanéité  de  notre  conscience  produit,  suivant 
l'unité  qui  lui  est  propre,  ou  unité  de  la  conscience  de  soi, 
celte  synthèse  que  suppose  tout  jugement,  à  savoir  la  convic- 
tion que  ce  que  la  réminiscence  nous  rappelle  est  le  môme 
que  ce  que  nous  nous  étions  représenté  auparavant.  Sa  propre 
unité,  qu'elle  ajoute  au  divers  de  nos  représentations  de  ma- 
nière à  en  faire  un  objet  pour  l'entendement,  fonde  par  cela 
même  la  possibilité  de  la  connaissance  a  priori,  et,  pour  cette 
raison,  est  appelée  uiiitc  iranscendeniale  de  la  conscience  de 
soi.  Cette  seconde  thèse,  dit  Cousin,  est  d'une  vérité  parfaite  ; 
mais  Kant  ne  l'a  pas  plus  tôt  posée  qu'il  retombe  dans  l'opi- 
nion contraire,  au  §  i8,  en  appelant  l'unité  de  la  conscience 
unité  empirique  (lo).  On  voit  par  ce  reproche  de  Cousin  qu'il 

(10)  Cousin,  Philosophie  de  Kant,  o^  édit.,  Paris,  1857,  p.  71-B6.  Les 
modifications  que  Cousin  apporta  aux  éditions  successives  de  ses  ouvrages 
philosop'iiques  expriment  les  variations  de  son  éclectisme,  formé  d  abord 
d  un  fonds  propre  à  la  philosophie  écossaise,  puis  dominé  par  quelques 
idées   tirées   des   systèmes   allemands    post-kantiens,    et   se   réclamant   enfin 


2()0         LA  rOUMATION  DE   l/iNFLUENCE   KANTIENNE   EN  FRANCE 

n'avait  pas  une  idée  bien  nette  de  ce  passage,  où  Kanl,  bien 
loin  de  réduire  l'unité  transcendentale  de  la  conscience  à  une 
unité  empirique,  oppose  à  l'unité  empirique  de  la  conscience, 
qui  n'est  que  l'unité  résultant  de  l'association  des  représen- 
tations, l'unité  transcendentale,  qui  exprime  l'unité  qu'établit 
entre  les  représentations  la  spontanéité  de  notre  entendement 
en  les  soumettant  aux  catégories. 

On  peut  sans  doute  imaginer  divers  moyens  de  résoudre 
la  contradiction  que  Cousin  croyait  trouver  entre  la  théorie 
du  sens  interne,  oii  il  voyait  la  conscience  ramenée  à  une 
'somme  d'affections  passives,  et  la  théorie  de  la  spontanéité 
de  la  pensée.  On  peut  supposer  (suivant  une  interprétation  que 
nous  avons  déjà  considérée)  que  notre  conscience  est  active 
d'une  activité  inconsciente  d'elle-même,  s'exerçant  dans  l'acte 
de  prendre  conscience  et  déterminant  selon  certains  modes 
ce  dont  nous  prenons  conscience.  Par  cette  hypothèse  on  dira, 
sans  contradiction,  que  notre  conscience  est  passive  en  ce 
sens  qu'elle  n'est  pas  la  conscience  de  l'activité  qu'elle  exerce; 
mais  qu'elle  est,  à  l'égard  de  cette  activité,  la  conscience  des 
déterminations  qui  en  résultent  ;  de  même  qu'elle  est,  à  l'égard 
des  choses  en  soi,  la  conscience  des  déterminations  qu'elles 
nous  imposent.  Cependant,  nous  devons  rappeler  que  des  hy- 
pothèses de  ce  genre  présenteraient  une  difficulté  incompara- 
blement plus  grande  que  celle  que  Cousin  croyait  rencontrer 
chez  Kant,  à  savoir  la  difficulté  de  leur  trouver  une  preuve 
convenable  à  une  philosophie  transcendentale. 

Si  on  lui  avait  proposé  une  semblable  solution,  Cousin 
aurait  probablement  répliqué  qu'une  activité  que  nous  ne  pou- 
vons avoir   conscience  d'exercer  n'est  pas  une  activité  de  la 

des  doclrines  rationalistes  du  dix-septième  siècle.  Mais  son  jugement  sur 
la  pliilosopliie  de  Kant  demeura  sans  changement  important  ;  il  la  présenta 
toujours  suivant  une  interprétation  qui  resta  la  même  et  qui  devint  seu- 
lement plus  explicite  à  mesure  qu'il  ajoutait  plus  de  détails  aux  premiers 
résumés  de  ses  leçons  sur  Kant.  C'est  pourquoi  nous  nous  servons  de 
l'édition  donnée  en  1857  des  leçons  de  1820,  ainsi  que  d'autres  ouvrages 
qu'il  publia  bien  après  1835,  date  à  laquelle  se  termine  l'époque  que  nous 
étudions. 


VICTOR    COUSIN   —    TTIKODORE    JOUFFROY  2r)t 

conscience.  Dans  la  théorie  de  la  spontanéité  de  la  conscience, 
dans  celle  fiu'il  attribue  à  Kaul  et  ([u'il  déclare  parfaitement 
vraie,  celle  spontanéité  est  une  activité  qui  ne  peut  échapper 
à  une  observation  intérieure  bien  conduite.  —  Cousin  allait 
même  jusqu'à  soutenir  que  notre  conscience  atteint  à  la  con- 
naissance de  notre  être,  de  ce  qui  pense,  de  notre  substance. 
Il  savait  qu'en  cela  il  se  mettait  en  opposition  avec  Kant  ;  mais 
i!  lui  suffisait  de  se  croire  d'accord  avec  Descartes.  «  Dans 
la  réalité,  affirmait-il,  je  m'aperçois  moi-même  directement 
et  immédiatement  comme  sujet  des  modifications  que  j'éprou- 
ve, comme  cause  des  actes  que  je  produis;  mes  modifications  et 
l'être  que  je  suis,  mes  actes  et  la  cause  que  je  suis,  tout  cela 
m'est  révélé  par  une  aperception  directe  et  immédiate  dans 
une  unité  que  l'abstraction  peut  décomposer  ensuite  ,  mais 
qui  n'en  rtst  pas  moins  réelle  »  (ii).  Remarquant  que  notre 
conscience  est  toujours  la  conscience  de  quelque  affection, 
qu'il  s'y  môle  toujours  des  modifications  empiriques,  Kant, 
selon  Cousin,  s'est  faussement  imaginé  qu'elle  était  un  sens, 
un  ;3ens  interne,  et  il  en  a  conclu  qu'une  psychologie  ration- 
nelle, non  empirique,  devait  faire  abstracticai  de  toutes  ces 
modifications,  se  fonder  sur  un  moi  pur  qu'il  conçut  de  telle 
sorte  qu'aucune  preuve  ne  pût  établir  que  ce  moi,  sujet  simple 
et  identique  logiquement,  le  fût  encore  substantiellement.  Si, 
dans  la  Critique,  la  psychologie  rationnelle  paraît  impossible, 
c'est  que  le  problème  que  cette  science  doit  résoudre  a  été 
posé  par  Kant  «  avec  des  conditions  telles  qu'il  triomphe 
aisément  de  le  démontrer  insoluble  »  (12).  II  est  tombé  lui- 
même  dans  la  faute  de  réaliser  une  abstraction,  de  séparer 
réellement  ce  qui  ne  peut  être  que  distingué  logiquement, 
de  réaliser  la  substance  hors  des  phénomènes,  en  isoutenant 
que  les  phénomènes  seuls  nous  sont  connus  et  que  la  subs- 
tance ou  le  sujet  réel  de  ces  phénomènes  nous  échappe.  Là 
Cousin  s'opposait  à  Kant  à  peu  près  comme  Maine  de  Biran. 

•   (11)  Ibid.,  p.  36. 
(12)  Ibid.,  p.  150. 


AQ2         la  FOUMATION  de  l'influence   kantienne  en   FRANCE 

KaTit,  toujours  selon  Cousin,  continue  de  méconnaître  les 
ressources  de  l'observation  intérieure,  lorsqu'il  prétend  qu'elle 
ne  suffit  pas  à  prouver  notre  liberté,  que  la  conscience  peut 
bien  attester  nos  actes  en  tant  que  phénomènes,  mais  non  pas 
la  cause  volontaire  et  libre  qui  les  produit;  c'est  pourquoi 
il  fait  de  la  liberté  quelque  chose  de  transcendental,  d'in- 
accessible pour  notre  sens  interne.  Sa  théorie  de  la  liberté 
Iranscendentale  est  chimérique  :  une  liberté  qui  échapperait 
à  notre  conscience,  et  par  conséquent  à  notre  contrôle,  ne 
serait  pas  notre  liberté,  une  liberté  dont  les  actes  pussent  nous 
être  imputés.  Séparant  de  ses  actes  le  moi  libre,  comme  ri 
avait  séparé  le  moi-substance  de  ses  états,  Kant  a  posé  le  pro- 
blème de  la  liberté  de  manière  à  le  rendre  insoluble  (i3). 

Cousin  tâchait  encore  d'expliquer  comme  la  conséquence 
d'une  erreur  sur  la  nature  de  la  conscience  la  contradiction 
qu'il  y  a,  dans  son  interprétation,  entre  le  rationalisme  de 
Kant  et  ce  qu'il  appelait  son  scepticisme.  Il  reconnaissait  dans 
la  critique  kantienne,  avons-nous  dit,  une  réfutation  invinr 
cible  de  l'empirisme  et  du  sensualisme;  cette  critique  était 
bien,  pour  lui,  un  rationalisme,  mais  un  rationalisme  associé 
à  une  conception  propre  au  sensualisme,  son  contraire,  que 
Condillac  a  exprimée  dans  la  phrase  bien  connue  :  «  Soit  que 
nous  nous  élevions  jusque  dans  les  cieux,  soit  que  nous  des- 
cendions dans  les  abîmes,  nous  ne  sortons  point  de  nous- 
mêmes,  et  ce  n'est  jamais  que  notre  pensée  que  nous  aperce- 
vons. »  Cousin  n'était  nullement  surpris  par  ce  subjectivisme 
chez  un  sensualiste,  mais  chez  Kant  il  ne  le  comprenait  que 
comme  la  conséquence  d'une  opinion  fausse  sur  la  conscience 
réfléchie. 

Rappelons  la  distinction  de  la  conscience  réfléchie  et  de 
la  conscience  spontanée,  que  Cousin  mettait  à  la  base  de  la 
philosophie,  et  par  laquelle  il  pensait  s'élever  au-dessus  du 
criticisme.  Selon  Cousin,  nous  admettons  spontanément  la  vé- 
rité des  principes  rationnels,  c'est-à-dire  la  réalité  de  certaines 

(15)  Ibid.,   p.   187-188,   317-318. 


VICTOR   COUSIN    —   THÉODORE    JOUFFROY  SflS 

relations  entre  les  choses;  la  validité  de  ces  principes  est  tou- 
jours admise  implicitement  dans  l'exercice  spontané  de  notre 
raison.  Nous  apercevons  que  ces  principes  et  ces  relations  sont 
nécessaires,  aussitôt  que  nous  faisons  l'essai  de  révoquer  en 
doute  ces  principes,  la  réalité  de  ces  relations;  parce  qu'alors 
nous  apercevons  que  nous  sommes  dans  l'impossibilité  de  rien 
penser  sans  ces  relations,  que  c'est  une  impossibilité  pour 
notre  propre  pensée.  A  l'affirmation  de  ces  relations  par  la 
conscience  spontanée,  se  joint  ainsi  cette  réflexion  (acte  de  la 
conscience  réfléchie)  que  c'est  notre  conscience  qui  affirme 
nécessairement  leur  réalité.  Cousin  croit  que  de  cette  réflexion 
Kant  a  conclu,  à  tort,  que  les  choses  ne  sont  peut-être  pas 
réellement  soumises  à  ces  relations,  (i/i). 

Si  nous  pensons  que  les  choses  y  sont  nécessairement  sou- 
mises, ce  ne  peut  pas  être  par  l'effet  de  l'action  des  choses  sur 
notre  pensée,  au  moyen  dos  sens,  ni,  par  conséquent,  en  vertu 
de  la  nature  des  choses;  c'est  seulement  en  vertu  de  la  nature 
de  notre  propre  pensée.  S'ensuit-il  que  les  choses  puissent 
être  autrement  que  nous  les  pertsons  nécessairement  .•*  C'est 
la  conclusion  que,  selon  Cousin,  Kant  en  a  tirée  en  effet  ; 
mais  en  vérité,  pour  Cousin,  il  s'ensuit  seulement  qu'une  telle 
conclusion  est  une  proposition  absurde,  un  assemblage  de  mots 
qui  n'exprime  proprement  aucune  pensée.  Lorsque  nous 
l'énonçons,  notre  pensée  se  porte  non  sur  la  chose  et  sur  ce 
que  nous  en  disons,  mais  sur  notre  pensée  de  la  choise;  notre 
pensée  est  alors  une  pensée  réfléchie,  la  pensée  que  c'est  nous 
qui  pensons  ou  connaissons  ainsi  la  chose,  et  non  pas  une 
pensée  spontanée,  une  pensée  de  la  chose.  La  réflexion  que 
notre  connaissance  d'une  chose  est  notre  xonnaissance,  ne 
change  rien  à  la  connaissance  de  la  chose.  S'il  y  arrivait 
quelque  changement,  (fii,  à  la  suite  de  cette  réflexion,  nous 
doutions  que  la  chose  fût  réellement  comme  nous  la  connais- 
sons, ce  serait  que  notre  connaissance  n'était  pas  nécessaire. 

(14)  Ibid.,  p.  291  et  suiv. 


2()4         LA  I-ORMATION  DE  l'lnFLUE.NCE   KANTIENNE  EN  FRANCE 

Si  donc  un  principe  est  nécessairement  reconnu  par  nous 
comme  vrai,  il  est  reconnu  comme  étant  tel  indépendamment 
de  nous  :  la  vérité  ctst  impersonnelle.  Un  principe  nécessaire 
pour  notre  raison  n'est  pas  seulement  un  principe  de  notre 
raison,  c'est  un  principe  de  la  raison  impersonnelle  (i5). 

La  théorie  kantienne  sur  la  valeur  objective  de  la  con- 
naissance humaine  a  souvent  été  interprétée  comme  elle  l'était 
par  Cousin,  de  sorte  que  certains  philosophes,  montrant  que 
la  réfutation  qu'il  en  avait  faite  ne  pouvait  Icis  convaincre,  se 
figurèrent  défendre,  au  moins  sur  ce  point,  le  kantisme  même. 
Tel  fut  le  cas  de  Jouffroy,  lorsqu'il  composa  sa  préface  pour 
sa  traduction  des  œuvres  de  Reid. 

Cousin  disait,  comme  nous  venons  de  le  rappeler,  que  la 
pensée  réfléchie  et  k  connaissance  de  la  nécessité,  acquise 
par  la  réflexion,  s'ajoutaient  simplement  à  la  pensée  sponta- 
née et  à  la  connaissance  qui  lui  appartient.  Pour  Jouffroy,  la 
pensée  réfléchie  domine  la  pensée  spontanée;  s'interroger  sur 
sa  propre  valeur  est  l'acte  suprême  de  la  pemsée  humaine.  Il 
revendique  pour  la  pensée  réfléchie  le  pouvoir  et  le  droit, 
que  Cousin  lui  refusait,  de  penser  que  nous  pensons  les  choses 
d'une  manière  qui  n'est  peut-être  pas  celle  dont  elles  sont 
réellement.  Par  là  nous  douterionis  de  ce  dont  nous  ne  pou- 
vons pas  douter  par  la  pensée  spontanée.  Les  vérités  pre- 
mières, les  principes  nécessaires,  principes  de  la  raison  hu- 
maine, constituent  ce  qui  est  vrai  pour  nous;  nous  les  jugeons 
vrais,  parce  que  nous  ne  pouvons  pas  les  juger  aufrcmcnl; 
mais,  selon  .Jouffroy,  il  n'en  faut  pas  conclure  que  la  question 
de  savoir  ce  que  valent  ces  vérités,  de  savoir  si  la  vérité  hu- 
maine est  la  vraie  vérité,  la  vérité  absolue,  soit  une  question 
interdite  à  l'esprit  humain  e(  qu'elle  ne  puisse  se  poser  sans 
absurdité.  «  Cette  question,  dit-il,  l'esprit  humain  n'a  jamais 
pu  réfléchir  sur  lui-même  sans  se  la  poser...   L'histoire  de  la 

(15)  Iliid.,    p.   2!)")-2îli  ;  et  Du  vrai,  du  beau,  du  bien,  5^  leçon,   De  la 
valeur  des  principes   universels  et  nécessaires. 


VICTOR    COUSIN    —    TIIlIoUORE    JOUFFROY  SQJ 

philosophie  nous  la  montre  agitée  à  toutes  les  époques  et  dans 
toutes  les  écoles  avec  un  souci  que  peu  d'autres  ont  inspiré  et 
une  obstination  que  rien  ne  décourage;  et,  d'une  autre  part, 
tout  homme  qui  pense,  trouve  en  lui-môme  le  germe  de  cette 
inquiétude  et  le  motif  de  cette  persévérance...  »  (i6).  Il  donne 
raison  aux  Écossais  pour  avoir  dit  que  cette  question  est  inso- 
luble; il  leur  donne  tort  pour  l'avoir  crue  à  cause  de  cela 
illégitime;  il  pense  que  Kant  les  a  dépassés  en  montrant  qu'elle 
est  à  la  fois  légitime  et  insoluble.  Pour  lui,  Kant  a  bien  vu 
que,  parce  que  la  nécessité  de  tenir  les  principes  pour  vrais 
dépend  de  la  constitution  de  notre  intelligence,  «  il  n'est  pas 
pas  sûr  que  si  notre  iaitelligence  était  autrement  constituée, 
cette  nécessité  subsistât...  »  (17).  «  Sans  doute,  dit  encore 
Jouffroy,  cela  paraît  faux  et  absurde  à  la  raison  qui  est  le 
contraire  de  ce  qui  lui  paraît  vrai;  mais  la  raison  ne  s'en  de- 
mande pas  moins  si  ce  qui  lui  paraît  vrai  est  vrai,  et  si  ce 
qui  lui  paraît  absurde  est  le  véritable  absurde  »  (18).  Cette 
question,  ce  doute  est  insoluble;  puisque  ce  doute,  portant  sur 
notre  raison  elle-même,  lui  dénie  le  droit  de  le  réisoudre,  lui  en 
refuse  le  pouvoir.  II  faut  donc  dire  avec  Kant  que  les  principes 
rationnels  sont  relatifs  à  notre  nature,  que  leur  vérité  n'est  que 
subjective,  qu'ils  n'ont  qu'une  valeur  humaine.  On  ne  con- 
çoit plus  l'illusion  de  ceux  qui,  avec  Cousin  et  quelques  j>hi'o 
sophes  allemands,  «  ont  pensé  isauver  la  connaissance  hu- 
maine de  l'incontestable  arrêt  de  la  philosophie  critiqu-î  »  (19). 
Ce  «  doute  supérieur  »,  «  ce  doute  qui  se  demande  si  la  vérité 
humaine  est  égale  à  la  vérité  absolue  »,  ce  doute  dont  le? 
Écossais  ne  pouvaient  établir  qu'il  fût  absurde,  et  que  Cousin 
a  vainement  tenté  de  isurmonter,  détermine  la  part  qu'il  faut 
enfin  se  résoudre  à  faire  au  scepticisme,  celle-là  même  jr.e 
Kant  lui  a  faite  (20). 

(16)  Œuvres  de  P.eid,  préfac;  de  Jouffroy,   P.   CLXXXVII. 

(17)  Ibid.,  P.  XCVIII. 

(18)  Ibid.,    P.   CXCIII. 

(19)  Ibid.,   p.   CXCII. 

(20)  Ibid.,    p.    CXCIV,    CXCVI. 


2Ç)6         LA-FORMATION  DE  L'iNFLrENCE    KANTIENNE   EN   FRANCE 

Stapfer  loua  Jouffroy  d'avoir  aperçu  et  nettement  m^irqué 
par  où  péchaient  les  idées  de  ses  maîtres,  les  Écossais  et  Cou- 
sin (21).  Il  se  joignit  à  lui  pour  déclarer  que  les  entreprises 
de  Cousin,  ainsi  que  celles  de  Fichte,  de  Schelling,  de  Hegel, 
qui  visaient  à  porter  la  spéculation  philosophique  au  delà  du 
criticisme,  ne  la  faisaient  que  rétrograder  vers  le  dogmatisme. 
Les  erreurs  historiques  que  Stapfer  relevaft  dans  cet  écrit  de 
Jouffroy  n'avaient  pas  grande  importance  pour  l'interprétation 
de  la  philosophie  critique;  il  contestait,  par  exemple,  que  Reid 
eût  avant  Rant  attaqué  l'empirisme  de  Hume.  Ce  qu'il  regret- 
'tait  le  plus,  c'est  que  Jouffroy,  traitant  du  kantisme,  n'en  eût 
mis  en  relief  que  le  scepticisme,  qui  n'en  est  qu'un  élément, 
et  n'eût  pas  considéré  que  ce  système  s'achève  dans  une  doc- 
trine pratique  qui  montre  à  l'homme,  dans  la  loi  morale,  le 
rapport  qu'il  a  avec  la  réalité  absolue,  et,  dans  l'impuissance 
où  il  est  présentement,en  ce  monde  phénoménal, de  satisfaire 
aux  obligations  que  cette  loi  lui  impose,  le  fondement  véritable 
de  l'espérance  chrétienne  (22). 

Jouffroy  travaillait  à  son  étude  sur  Reid,  lorsqu'il  reçut 
quelques  pages  que  Tissot  venait  d'écrire  sur  la  philosophie 
de  Kant,  pour  servir  de  préface  à  sa  traduction  de  la  Cri- 
tique. Il  est  fort  croyable  que  Jouffroy  les  ait  mises  à  profit, 
ainsi  que  leur  auteur  assure  qu'il  le  lui  déclara  (24),  pour 
juger  du  point  de  vue  kantien  l'école  écossaise;  car  on  peut 
voir,   sinon   dans   ce  projet   de   préface,   qui   ne   parut   jamais 

(21)  Stapfer,  Emmrn  criliqiir  de  VinlroducHoyi  mi.r  œuvres  rnmph''trs 
de  Thomas  Fteid,  puhli.'cs  par  M.  Th.  Jouflroy  :  Le  Semeur,  12  et  19  juillet 
1837,  et  Mélanges,  T.  I,   p.   in!-2!7. 

(22)  Jouffroy  avnit  parlé  ailleurs  de  la  plulosopliic  pratique  de  Kant. 
Il  en  appréciait  ainsi  les  résultats  auxquels  Stapfer  s'intéressait  :  «  Tout  ce 
qui  importe  à  l'hoinmc,  dans  le  monde,  à  sa  croyance,  est  retabli  d'une 
manière  ferme,  savoir  :  lui-même,  la  loi  morale,  ce  qu'il  doit  faire  dans 
cette  vie,  une  autre  vie,  et  Dieu.  Il  n'en  faut  pas  davantage  au  cœur  de 
l'homme,  et  le  scepticisme  peut  bien  planer  sur  tout  le  reste  sans  troulil^T 
pour  cela  la  condition  et  le  bonlieur  de  la  vie,  le  seul  bonheur  qu'on 
puisse  avoir  dans  cette  vie.  »  JoulTroy,  Cours  de  droit  naturel,  2e  édit., 
1845,    T.   Il,   p.   ÔH. 

(24)  Tissot,  Th.  Jou([roij,  .vn  rie  et  ses  l'crils,  1875,  p.  188-189  :  voy. 
aussi  p.  167-108. 


VICTOR  COUSIN  —  THÉODORE  JOUFFROY         207 

(25),  du  moins  dans  son  Essai  de  logique  objective  (26)  et  dans 
sonHistoire  abrégée  de  la  philosophie  (27),  que  Tissot,  tout 
comme  Jouffroy, suivait  l'interprétation  de  Cousin  et  non  pas  sa 
réfutation.  Tissot  se  montrait  donc  un  disciple  de  Cousin  assez 
indépendant  de  son  maître,  et,  lui  disant  que  c'est  en  écoutant 
ses  cours  et  en  lisant  ses  Fragments  philosophiques  qu'il  avait 
pris  «  la  résolution  d'apprendre  l'allemand  uniquement  pour 
lire  Kant  »  (28), il  lui  laissait  aussi  pressentir  que  sa  préférence 
allait  au  criticisme.  Il  lui  déclara,  dans  les  termes  suivants, 
de  quelle  façon  il  s'était  mis  à  l'étude  des  œuvres  de  Kant 
et  quel  intérêt  il  y  avait  pris  :  «  Je  m'attaquai  à  la  Rechtslehre. 
C'était  bien  difficile  encore,  mais  je  ne  voulais  pas  quitter 
Kant;  ce  que  j'en  comprenais,  ou  ce  que  je  croyais  en  com- 
prendre,me  dédommageait  amplement  de  ma  peine  et  me  don- 
nait plus  de  courage  qu'il  n'en  fallait  pour  continuer.  Ce  qui 
explique  ma  passion  pour  Kant,  c'est  que  j'étais  déjà  très 
avancé  dans  les  résultats  de  la  Critique  de  la  raison  pure  avant 
d'en  avoir  lu  le  premier  mot.  J'étais  arrivé  par  mes  propres 
réflexions,   peu   de   temps   après   avoir  lu   Malebranche  et  les 

(■25)  Tissot  en  avait  envoyé  aussi  une  copie  à  Cousin,  avec  un  exem- 
plaire de  sa  traduction,  en  lui  expliquant  qu'il  avait  renoncé  à  y  mettre 
cette  préface,  «  par  la  double  raison,  lui  écrivaît-il,  que  j'y  fustigeais  trop 
lestement  peut-être  certains  adversaires  présumés  du  crilicisme,  et  qu'elle 
était  trop  mesquine  pour  figurer  en  tête  d'un  pareil  monument  ».  {Corres- 
pondance de  V.  Cousin,  T.  XXXVÎI,  F°  1552).  Il  en  fit  -une  autre  pour  la 
troisième  édition  de  sa  traduction,  où  il  développa  le  sens  de  cette  phrase 
de  R^inhold  :  «  Le  dofifmnfiste  regardera  la  nouvelle  philosophie  comme  la 
théorie  d'un  scepticisn;e  qui  doit  compromettre  la  certitude  de  tout  savoir  ; 
le  sceptique  n'y  verra  que  l'orgueilleuse  prétention  de  supplanter  les  sys- 
tèmes dogmatiques  jusqu'ici  opposés  les  uns  aux  autres  par  un  dogma- 
tisme nouveau  qui  aspire  à  une  domination  universelle  ;  le  surnaturaliste 
y  croira  vo'r  un  plan  d'attaque  habilement  conçu  pour  rendre  inutiles 
les  preuves  historiques  de  la  religion,  et  fonder  le  naturalisme  sans  coup 
férir  ;  le  naturaliste  y  trouvera  un  nouvel  appui  en  favf-ur  dune  philo- 
sophie religieuse  qui  s'en  va  ;  le  matérialiste  n'y  saura  voir  qu'une  réfuta- 
tion idéaliste  de  la  réalité  de  la  matière  ;  le  spiritualiste  y  pens-^ra  lire  la 
réduction  inexcusable  de  toute  réalité  au  monde  corporel  déguisé  sous  le 
nom   de  champ  de  l'expérience.   « 

(2G)  Essai    de    logique    ohjeclivc,    on    thcoric    de    la    connaissance    de    la 
vériié  et  de  la  cerlilude,  1867,   p.  511   et  suiv. 

(21)  1840.   p.  271  et  suiv.,   462  et  suiv. 
(28)  Correspondance  de  V.  Cousin,  lettres  de  Tissot  à  Cousin,   28  mars 
4856  et  14  octobre  1839. 


a().S       t\  FOnM\iro>  i)t..  r'iM'fA'ENCE  kantienne  en  FRANCH 

Fragments  philosùplàques,  au  point  de  vue  subjectif  de  Kant, 
à  l'iciûalisme  trauscendenlal.  Seulement  je  soupçonnais  qu'il  y 
avait  un  peu  de  scepticisme  dans  mon  fait;  ce  qui  ne  laissait 
pas  que  de  me  contrarier.  Mais  Kant,  en  donnant  à  mes  opi- 
nions une  forme  scientifique  et  en  me  rassurant  sur  mes  dou- 
tes, en  me  démontrant  qu'il  n'y  a  réellement  rien  de  plus  à 
savoir  que  des  idées,  me  fit  un  très  grand  bien.  Je  fus  dès 
lors  tranquillement  dualiste,  admettant  d'un  côté  la  pensée,  la 
connaissance,  et  de  l'autre  Vx,  qui  me  fut  démontré  devoir 
toujours  être  x  »  (29).  Cette  sorte  de  dualisme  contenait  encore 
trop  de  ce  que  Cousin  condamnait  sous  le  nom  de  scepti- 
cisme, pour  qu'il  pût  être  satisfait  d'une  telle  façon  de  penser. 
Nous  ne  croyons  pas,  pourtant,  que  la  divergence  de  leurs 
opinions  ait  été  le  seul  motif  qui  éloignât  Cousin  d'encourager 
beaucoup  Tissot  à  faire  ses  traductions.  Il  s'était  lui-même 
proposé,  bien  avant  que  Tissot  y  eût  songé,  de  donner  une 
traduction  française  des  œuvres  de  Kant.  Dans  cette  intention, 
il  avait  fait  traduire  par  Montalembert  le  début  de  Ja  Critique 
de  la  raison  pratique  (3o)  et  par  quelques  professeurs  divers 
autres  écrits  de  Kant  (3i).  Plus  tard,  il  compta  sur  Barni  pour 
achever  ccile  tâche  (8:2).   Tissot  ayant   appris  que  l'entreprise 


(20)  14   octobre   1859. 

(30)  Lecnmset,    Montalembert,    1895,    T.    I,    p.    84.   * 

(51)  La  Bibliothèque  V.  Cousin  possède  les  manuscrits  de  plusieurs  de 
ces  traductions,  ainsi  que  ceux  de  traductions  partielles  de  quelques  traités 
de  Rcinhold,  de  Gerl.     ;    de  Flatt,  de  Ilahn,  où  il  est  question  du  kantisme. 

(5-2)  V.  Cousin,  Cours  (Thist.  de  la  phil.  moderne,  f^  série,  T.  II,  (Pa- 
ris, 1840),  p.  57o.  Outre  les  longues  introductions  qu'il  a  jointes  à  certaines 
de  ses  traductions,  Barni  —  qui  commença  à  étudier  Kant  en  1837,  et 
devint  le  secrétaire  d(î  Cousin  en  1841  —  a  écrit  un  Examen  de  la  Critique 
du  iugement  (Paris,  IX.oO),  un  Examen  des  Fondements  de  la  métaphy- 
sique des  mœurs  et  de  la  Critique  de  la  raison  pratique  (Paris,  1851),  l'ar- 
ticle Kanf.  dans  le  niclionnaire  des  sciences  pitilosopbiqucs.  Il  avait  bien 
sujet  de  croire  que  personne  n'avait  autant  que  lui  contribué  à  faire  con- 
naître au  public  français  la  philosophie  kantienne.  Il  dit  ainsi,  à  un  de 
ses  amis,  comment  il  entendait  qu'on  appréciât  ses  travaux  relatifs  à  Kant  : 
«  Si  vous  saviez  ce  que  valent  les  traductions  de  Tissot,  vous  ne  les  cite- 
riez pas  à  côté  des  mieniies  ;  il  ne  m'appartient  pas  de  vanter  celles-ci, 
mais  ce  que  je  peux  vous  dire,  c'est  que,  si  celles  de  Tissot  avaient  valu 
quelque  chose;,  je  iVaurais  pas  consumé  tant  d'années  de  ma  vie  h  les  refaire. 
J'ajoute  que  je  ne  me  suis  pas  borné  comme  lui  à  traduire  Kant,  mais  que 


VICTOR    COUSIN    —   TITIÎODOKE    JOUFFllOY  2f)g 

à  laquelle  il  s'était  dévoué  avait  été  confiée  à  d'autres,  témoi- 
gna à  Cousin  son  mécontentement.  Ce  qui  détermina  la  con- 
duite de  Cousin,  c'est,  croyons-nous,  qu'on  lui  avait  signalé 
les  erreurs  que  Tissot  avait  commises  dans  ses  premières  tra- 
ductions. Willm,  notamment,  'lui  écrivit  qu'il  trouvait  si  fau- 
tive celle  de  la  Critique  qu'il  renonçait  à  l'utiliser  pour  son 
Histoire  de  la  philosophie  allemande  (33).  Cependant  Tissot 
persévéra,  et  son  œuvre,  tout  imparfaite  qu'elle  est,  a  con- 
servé assez  longtemps  son  utilité,  puisque  aujourd'hui  encore, 
pour  certains  écrits  de  Kant,  il  n'existe  pas  d'autres  traduc- 
tions françaises  que  les  siennes. 

Nous  venons  de  voir  que  dans  l'école  éclectique  la  théorie 
kantienne  de  la  valeur  de  la  connaissance  se  ramenait  essen- 

je  l'ai  analysé  et  commenté,  et  que  je  ne  l'ai  pas  seulement  analysé  et 
commenté,  mais  que  je  me  suis  fortement  appuyé  sur  lui  en  toutes  cir- 
constances. Je  ne  conteste  certes  pas  les  mérites  de  M.  Renouvier,  que 
vous  appelez  un  Kant  lucide  et  qui  ne  me  semble  pas,  pourtant,  briller 
par  la  clarté,  mais  j'ai  la  prétention  d'avoir  compris  Kant  avant  lui  et 
même  de  l'avoir  fait  comprendre  à  d'autres  que  moi.  »  Lettre  citée  par 
Auguste  Dide,  dans  :  Jules  Darni,  sa  vie  et  ses  œuvres,  Paris,  1891,  p.  58. 
Barni  comprit  que  les  contradictions  que  l'interprétation  de  Cousin  imputait 
à  Kant  devaient  persuader  surtout  d'en  rechercher  une  autre  qui  fît  du 
kantisme  un  système  plus  cohérent.  Ses  recherches  en  ce  sens  ne  réussirent 
guère,  ainsi  qu'on  le  voit  dans  son  article  du  Dictionnaire  ;  sans  doute 
parce  qu'il  continuait  de  penser,  comme  Cousin,  que  la  Critique  de  la  raison 
pure  ne  pouvait  légitimement  accorder  aux  catégories  une  signification  ob- 
jective plus  étendue  que  celle  des  principes  de  Tenicndement  et  des  formes 
de  la  sensibililé. 

(3.î)  Correspondance  de  V.  Cousin,  T.  XXXIX,  F°  1428.  lettre  de  Willm, 
7  février  1839.  L'Académie  des  sciences  morales  et  politiques,  donnant 
en  1859  pour  sujet  de  concours,  sur  la  proposition  de  Cousin,  l'examen 
critique  de  la  philosophie  allemande,  recommandait  aux  concurrents  de 
s'attacher  surtout  au  système  de  Kant,  principe  de  tous  les  autres.  Elle 
différa  par  deux  fois  son  jugement,  ce  qui  laissa  à  Willm  le  temps  de 
terminer  son  Histoire,  avec  laquelle  il  remporta  le  prix,  en  1845.  Seize 
mémoires  avaient  élé  envoyés  pour  ce  concours  ;  quelques-uns  étaient  très 
étendus  ;  ils  sont  conservés  à  l'Institut.  Sur  ce  concours,  voy.  le  Rapport 
de  Ch.  de  Rémusat,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  sciences  morales 
et  politiques  ;  ainsi  que  Victor  Cousin  et  son  œuvre,  par  Paul  Janet,  p.  3.59- 
300  ;  la  lettre  de  Willm  <à  Cousin  citée  ci-dessus  ;  l'article  de  Fr.  Picavot 
sur  Barcliou  de  Peiihoën,   dans  la  Grande  encuclopédie. 

Willm  avait  soumis  à  Cousin,  en  18.15,  lidée  de  former  une  société 
de  philosophes  pour  traduire  les  principaux  ouvrages  de  Kant,  de  Fichte  et 
de  Schelling.  Voy.  Barthélémy  Saint-IIilaire,  Victor  Cousin,  sa  vie  et  sa 
correspondance,   1895,  T.  III,  p.  425. 


3oO         L\   rOUMATION  DE  L'lN^'LUE^CE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

tiellemcnt  à  un  çubjectivisme;  on  enseignait  que  c'était  une 
théorie  qui  n'accordait  à  notre  connaissance  qu'une  valeur 
subjective  parce  qu'elle  est  toujours  une  connaissance  qui 
émane  d'un  sujet  ou  qui,  tout  au  moins,  appartient  à  un  sujet. 
Jouffroy  et  ïissot  interprétaient  Kant  de  celte  même  manière, 
quand  ils  disaient  ce  subjectivisme  plus  solidement  établi  que 
la  théorie  de  la  pensée  spontanée,  par  laquelle  Cousin  préten- 
dait le  réfuter.  Au  fond,  cette  interprétation  concorde  avec 
celle  de  Villers,  dont  nous  avons  indiqué  quelques  raisons 
de  douter  qu'elle  concorde  avec  la  pensée  de  Kant.  Il  est  assez 
vraisemblable  que,  pour  Kant,  ce  n'est  pas  parce  que  la  con- 
naissance et  ses  éléments  résident  en  un  .sujet,  qu'elle  se  li- 
mite aux  phénomènes,  n'est  que  subjective.  S'il  en  était  ainsi, 
si  tel  était  le  fondement  de  cette  limitation,  Kant  aurait  dû 
regarder  la  métaphysique  ou  ontologie  et  la  science  de  la  na- 
ture comme  également  possibles  et  également  valables,  vala- 
bles .seulement  pour  le  sujet  connaissant.  Et  c'est  bien  à  cela 
que  Jouffroy  fut  conduit,  lorsque,  s'étant  demandé  ce  que 
signifie,  en  définitive,  la  critique  kantienne,  il  répondit  :  «  Rien 
contre  la  science  ontologique  en  particulier,  et  ceci  seulement 
contre  toute  science  :  que  toute  science  humaine  est  humaine  » 
(3^).  Or  il  e?t  certain  que  si  Kant  a  déclaré  possible  la  science 
de  la  nalure,  ou  science  limitée  aux  phénomènes  ou  réalités 
subjectives,  il  a  regardé  la  prétendue  science  ontologique,  ou 
science  de  lame,  'n  la  liberté,  de  Dieu,  non  pas  comme  sim- 
plement subjective,  mais  bien  comme  impossible.  La  Dialec- 
tique transcendcnlak,  en  effet,  montre  que  cette  science  onto- 
logique, dès  qu'elle  semble  se  constituer,  se  résout  en  des  para- 
logismes  ou  se  détruit  elle-même  par  ses  antinomies.  Cette  im- 
possibilité qui  se  constate  ainsi,  s'explique  par  YAn^ilytique 
trnnsccndrntale,  qui  montre  que  les  concepts  de  la  pensée  pure, 
bien  qu'ils  soient  des  éléments  de  la  connaissance  de  tout  objet 
en  général,  ne  suffisent  à  constituer  aucune  connaissance, 
parce  qu'une  connaissance  est  au  moins  un  jugement,  lequel 

(54)  Œuvres  do  Rcid,  préface,  p.  C. 


VIOTOn    COUSIN    TliHODORl-     JOUFFRÔY  3ol 

exige  un  schème,  donc  une  intuition, sans  laquelle  les  concepts 
seraient  vides.  Cousin  répétait  bien,  avec  tous  ceux  qui  ont 
traité  du  kantisme,  la  formule  :  les  concepts  sans  les  intui- 
tions sont  vides  (35);  mais  il  n'entendait  pas,  non  plus  que 
Jouffroy,que  par  là  Kant  donnait  à  ses  concepts  purs  une  signi- 
fication plus  étendue  qu'une  signification  .simplement  subjec- 
tive et  telle  que  celle  qu'ils  ont  dans  le  monde  des  phénomènes, 
objets  de  notre  intuition.  Ainsi  Jouffroy  était  loin  de  se  douter 
qu'en  soutenant  le  sujectivisme,  il  n'était  peut-être  guère 
moins  opposé  au  criticisme  de  Kant  qu'au  dogmatisme  de 
Cousin.  Parmi  les  éclectiques,  nous  ne  voyons  que  Barni  qui 
ait  soupçonné  d'erreur  leur  interprétation  commune.  Kant, 
dit-il,  «  ne  songe  pas  un  instant  à  contester  l'autorité  de  la 
raison  :  car,  là  où  il  croit  que  la  raison  nous  impose  ses  prin- 
cipes comme  des  lois  absolues,  il  leur  maintient  ce  caractère. 
Ce  n'est  pas,  comme  on  l'a  souvent  répété  à  tort,  parce  que  la 
raison  humaine  est  subjective  que  Kant  conteste  la  valeur 
absolue  de  ses  principes...  »  (36).  Barni,  cependant,  n'est  pas 
arrivé  à  se  faire  du  criticisme  une  idée  telle  qu'il  pût  le  juger 
préférable  à  l'opinion  de  Cousin  sur  la  valeur  de  la  connais- 
sance humaine.  Il  semble  qu'il  n'ait  pas  su  distinguer  la  signi- 
fication objective  des  concepts  purs  —  qui  ont  un  champ  illi- 
mité, sans  être  des  connaissances  —  de  celle  des  principes  a 
priori,  qui  sont  des  jugements,  des  connaissances;  mais  qui, 
parce  qu'ils  impliquent  non  pas  ces  concepts  seuls,  mais  les 
schèmes  de  ces  concepts  et  par  conséquent  le  temps,  ne  sont 
que  des  connaissances  des  choses  soumises  au  temps,  forme  de 
la  sensibilité,  c'est-à-dire  des  connaissances  des  choses  sensi- 
bles, lesquelles  ne  sont  que  des  phénomènes. 

Dans  la  formule  kantienne  :  sans  les  intuitions  les  con- 
cepts sont  vides,  Cousin  ne  voyait  qu'une  concession  faite  à 
l'empirisme,  contraire  à  sa  propre  théorie  de  la  connaissance 

(35)  Philosophie  de  liant,   p.   122-123. 

(30)  Article    Kant,    dans    le    Dictionnaire    des    sciences   philosophiques, 
2«  édit.,  p.  870. 


302         LA   FOIIMATION   DE   l'iNFLTJENCE  KANTIENNE   EN   FRANCE 

a  priori.  Il  pcnsail,  eu  effet,  que  loute  eonnaissancc  de  ce  genre 
devait  valoir  absolument,  indépendamment  no'n  seulement  des 
sensations,  mais  encore  de  la  sensibilité  même.  Il  n'admettait 
pas  qu'une  connaissance  a  priori  pût  avoir  pour  condition  une 
intuition  sensible  a  priori  et  dût  s'expliquer  par  elle;  parce 
que  la  notion  d'un  a  priori  sensible  lui  paraissait  contradic- 
toire. Pour  lui,  il  n'était  rien  de  sensible  qui  ne  fût  empirique 
(37).  II  rejetait  donc  la  théorie  kantienne  des  intuitions  pures 
et  des  formes  a  priori  de  la  sensibilité;  mais  il  en  retenait  l'ar- 
gumentation pour  établir  que  l'espace  et  le  temps  ne  sont  ni 
des  données  empiriques  ni  des  constructions  de  l'imagination. 
Nous  le  voyons,  [)ar  exemple,  s'appuyer  sur  Kant  pour  réfuter 
l'opinion  de  Condillac  selon  laquelle  l'idée  de  l'espace  infini 
serait  l'œuvre  de  l'imagination  qui,  se  représentant  au  delà 
d'un  espace  fini  perçu  un  autre  espace  également  fini,  puis 
un  autre  encore,  et,  ne  concevant  pas  de  borne  à  cette  exten- 
sion, croit  apercevoir  l'espace  infini.  Admettre  que  notre  ima- 
gination procède  ainsi,  e'est  admettre,  remarque  Cousin,  quel- 
que chose  qui  soit  distinct  de  ces  espaces  partiels  et  les  con- 
tienne; car  ajouter  à  des  espaces  partiels  un  autre  espace  par- 
tiel imaginé  d'après  eux,  e'est  le  placer  hors  d'eux,  c'es't  se  re- 
présenter indépendamment  de  cette  addition  un  espace  qui 
leur  est  extérieur.  Nous  admettons  donc  nécessairement  un 
espace  universel  où  se  placent  les  espaces  partiels  de  la  percep- 
tion et  de  l'imagination,  un  espace  illimité  contenant  lous  les 
espaces  limités.  Cousin  objecte  encore  que  l'impossibilité,  re- 
connue par  Condillac,  de  concevoir  une  borne  au  progrès  de 
l'imagination  dans  l'espace,  manifeste  la  nécessité  de  l'idée 
de  l'espace  infini,  caractère  qui  ne  peut  dériver  ni  de  la  sen- 
sation ni  de  l'imagination.  Loin  donc  que  l'idée  de  l'espace  in- 
fini résulte  de  la  représentation,  par  l'imagination,  d'un  es- 
pace indéfini,  la  possibilité  de  cette  représentation  suppose 
l'idée  de  l'espace  infini  (38). 

..     (57)  Cousin,  Philos,  de  Kant,  p.  306-307,  131. 
(38)  Ibid.,  p.  82-84. 


VICTOK    COUSIN    TlIKODOniS    .fOUFrROY  3o3 

Attaquant  la  philosophie  de  Locke,  Cousin  trouvait  dans 
le  premier  argument  de  VEsthctique  iranscendentule  de  quoi 
soutenir  son  rationalisme  contre  la  théorie  empirique  de  l'es- 
pace. L'idée  pure  de  l'espace,  expliquait-il,  est  non  seulement 
la  condition  ou  le  fondement  de  la  représentation  d'un  espace 
indéfini,  elle  est  encore  le  fondement  de  la  représentation  de 
tout  espace  partiel,  fini,  actuellement  perçu,  c'est-à-dire  de  la 
représentation  des  corps.  Les  sens  nous  donnent  les  idées  de  la 
couleur,  de  la  solidité,  etc.,  qui  sont  des  qualités  des  corps. 
Ces  idées,  y  compris  celle  de  corps,  sont  distinctes  de  celle  de 
l'espace,  et  cependant  nous  ne  pouvons  les  concevoir  sans 
cette  dernière.  Ainsi  que  Locke  l'a  fait  lui-même  observer, 
elles  sont  de  ces  idées  qui  «  pour  exister,  ou  pour  pouvoir  être 
conçues,  ont  absolument  besoin  d'autres  idéeç  dont  elles  sont 
pourtant  très  différentes  »  (Sg).  Telle  est  aussi  l'idée  de  mou- 
vement, qui  ne  peut  se  concevoir  sans  celle  de  l'espace,  quoi- 
que l'espace  ne  soit  pas  le  mouvement,  ni  le  mouvement  l'es- 
pace. Cousin  en  conclut,  contre  Locke,  que  l'idée  d'espace  ne 
repose  pas  sur  l'idée  empirique  de  corps,  mais  que,  au  con- 
traire, celle-ci  repose  sur  1'  «  idée  pure  et  rationnelle  de 
l'espace  ».  De  la  simple  antériorité  logique  de  l'espace.  Cousin 
croit  pouvoir  ainsi  conclure  que  l'idée  rationnelle  de  l'espace 
(non  pas  l'intuition  de  l'espace)  ne  dérive  pas  de  l'expérience, 
mais  en  est  la  condition.  «  Logiquement,  dit-il,  l'idéalisme 
et  Kant  ont  bien  raison  de  soutenir  que  l'idée  pure  de  l'espace 
est  la  condition  de  l'idée  de  corps  et  de  l'expérience;  et  chro- 
nologiquement, l'empirisme  et  Locke  ont  raison  à  leur  tour  de 
prétendre  que  l'expérience,  à  savoir  ici  la  sensation,  et  la  sen- 
sation de  la  vue  et  du  toucher,  est  la  condition  de  l'idée  d'es- 
pace et  du  développement  de  la  raison.  En  général,  l'idéalisme 
néglige  plus  ou  moins  la  question  de  l'origine  des  idées...  Se 
plaçant  d'abord  au  faîte  de  l'entendement  développé  comme 
il  l'est  aujourd'hui,   il  n'en  cherche  pas  les  acquisitions  suc* 

(59)  Locke,  Essai,  livre  II,  chop.  XIII.  §  M  ;  et  Cousin,  Ccurs  de  l\i$' 
toire  de  la  philosophi?,  Paris,  1841,  T.  Il,  p.  134, 


3o/|  LA   rOUMATION   DE   l'lnFLUKNCË   KANTIENNE    EN    FRANCE 

cessivcs  et  le  dévcloppcmcnl  hisloriqao,;  il  ne  recherche  pas 
l'ordre  chronologique  des  idées,  il  .s'arrête  à  leur  vertu  lo- 
gique... Locke,  au  contraire,  préoccupé  de  la  question  de  l'ori- 
gine des  idées,  en  néglige  les  caraclèrcs  actuels,  confond  leur 
condition  chronologique  avec  leur  fondement  logique,  et  la 
puissance  de  la  raison  avec  celle  de  l'expérience,  qui  la  pré- 
cède et  la  guide,  mais  ne  la  constitue  pas  »  (4o). 

C'est  dans  ce  passage  que  Cousin  a  Je  plus  distingué  la 
méthode  de  Kant  et  celle  de  Locke.  Il  les  distingue  l'une  de 
l'autre  comme  une  méthode  logique,  qui  suit  l'ordre  logique 
des  idées,  se  distingue  d'une  méthode  psychologique,  qui  con- 
siste à  décrire  l'ordre  dans  lequel  nous  les  acquérons  succes- 
sivement. La  faute  de  Locke  aurait  été  de  confondre  les  deux 
méthodes  ;  et  celle  de  Kant,  de  ne  pratiquer  que  la  première 
(4i).  Ailleurs,  et  le  plus  souvent,  Cousin  a  caractérisé  la  mé- 
thode de  Kant  comme  une  méthode  d'observation  psychologi- 
que (/ia)  ;  son  interprétation,  sur  ce  point,  est  donc  très  hési- 
tante. 

Nous  avons  dit  qu'il  tenait  pour  absurde  la  notion  d'une 
intuition  sensible  pure,  c'est  certainement  pourquoi  il  ne  s'ar- 
rêta pas  à  examiner  si  la  possibilité  d'une  telle  intuition  et 
d'une  détermination  a  priori  des  objets  au  moyen  d'elle  s'ex- 
plique effectivement  et  uniquement  par  la  supposition  que 
cette  intuition  est  une  forme  de  la  sensibilité,  ainsi  que  Kant 
l'affirme  dans  ce  passage  de  l'Esthétique  transcendentale,  que 
Cousin  traduit  ainsi  :  a  Comment  peut-il  y  avoir  dans  l'esprit, 
avant  même  que  les  objets  se  soient  présentés  à  nous,  une 
intuition  externe  qui  détermine  a  priori  la  conception  de  ces 
objets  ?  Il  faut  pour  ceJa  qu'elle  soit  dans  le  sujet  comme  la 
capacité  formelle  d'être  affecté  par  les  objets  et  d'en  recevoir 
par  ce  moyen  une  rcprésention  immédiate,  c'est-à-dire  une 
intuition,  et  qu'elle  ne  soit  ainsi  qu'une  forme  des  sens  exter- 

(40)  Ibid.,    p.   140-147. 

(41)  Voy.  aussi  Pkilus.  de  Kant,  p.  515-314, 

(42)  Phil.  de  Kant,   p.  oOl. 


VICTOR  COT  SIN  —  THEODORE  JOUFFROT         3o5 

nos.  »  (43)  Pourquoi  résuHcrait-il  d'une  capacité  d'être  affecté 
une  intuition  d'une  nécessité  ?  Ne  rapporterait-on  pas  aussi 
bien  à  une  telle  capacité  des  intuitions  quelconques  où  n'ap- 
paraît aucunement  la  nécessité  de  leurs  déterminations  ?  Cou- 
sin ne  s'est  pas  posé  ces  questions.  Il  ne  s'est  pas  demandé 
comment  est  possible  l'intuition  sensible  d'une  nécessité  ;  il 
s'est  contenté  de  nier  qu'elle  fût  possible,  d'affirmer  qu'il  n'y 
a  pas  de  connaissance  nécessaire  reposant  sur  une  intuition 
sensible. 

Kant  a  parlé  de  la  sensi))ilité,  et  principalement  dans 
toute  ÏE'Sthétique  transcendenfale.,  comme  si  elle  suffisait  à 
la  perception  des  objets.  Cousin  pensait  que  telle  était  vrai- 
ment l'opinion  de  Kant,  si  bien  qu'il  s'imaginait  avoir  ébranlé 
la  base  du  système,  pour  avoir  montré  que  toute  perception 
implique  les  concepts  de  cause  et  de  substance.  «  Sans  le  prin- 
cipe de  causalité,  disait-il,  la  sensation  éprouvée  par  l'âme 
serait  un  signe  sans  valeur  et  qui  ne  représenterait  rien  ;... 
c'est  ce  principe  qui  nous  fait  sortir  de  nous-mêmes  et  nous 
révèle  des  objets  extérieurs  à  nous,  cause  étrangère  de  nos 
sensations.  Si  Kant  avait  vu  qu'ici  le  principe  de  causalité  in- 
tervient déjà,  il  aurait  reconnu  que  la  sensibilité  réduite  à 
elle-même,  est  absolument  aveugle  ;  que  par  elle-même  elle 
ne  nous  apprend  rien  du  monde  extérieur...» (44)-  Cousin  aurait 
dû  remarquer  que,  dans  VAmdylique  iranscendentale,  Kant  a 
affirmé  l'intervention  du  concept  de  cause,  mais  en  im  autre 
sens  que  lui  ;  que  s'il  ne  l'a  pas  conçue  comme  consistant  sim- 
plement à  nous  faire  rapporter  un  état  interne,  une  sensation, 
à  un  objet  extérieur  comme  à  sa  cause,  il  a  soutenu  néan- 
moins que  le  concept  de  cause  est  supposé  par  toute  notre 
expérience  des  objets,  au  moins  en  ce  sens  qu'une  perception 
ne  peut  être  regardée  comme  objective  qu'autant  que  son  ob- 

(45)  Ihid.,  p.  81.  Cousin  indique  lui  aussi,  mais  sans  y  insister,  la 
conception  de  l'idéalité  des  caractères  constants  de  l'expérience  variable. 
Ibid.,   p.  52. 

(44)  Ibid.,  p.  304-505.  Voy.  aussi  Cours  de  Vhist.  de  la  philos,  moderne, 
184G,   fe  série,   T.  1,  p.  502-504  (leçons  de  1817). 


3o6         LA   FORMATION   DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE   EN    FRANCE 

jet  est  représenté  comme  faisant  partie  d'une  suite  qui  se  dé- 
veloppe dans  le  temps  conformément  à  une  règle,  c'est-à-dire, 
conformément  au  principe  de  causalité.  Chez  Kant,  l'objet 
n'est  pas  simplement  ce  qui  cause  la  perception,  mais  ce  que 
nous  nous  représentons  comme  rendant  nécessaire  l'ordre  de 
nos  perceptions  successives.  La  théorie  de  la  perception  que 
Cousin  opposait  à  VEsthclique  transcendeniale  ressemble  à 
celle  que  Schopcnhauer  opposait  à  la  théorie  kantienne  de  la 
causalité,  dans  la  Quadruple  racine  du  principe  de  la  raison 
suffisante  (45).  Il  serait  superflu  de  rappeler  que  Cousin  en 
tirait  une  tout  autre  conclusion  que  Schopcnhauer,  quant 
à  la  réalité  de  l'objet  atteint  au  moyen  du  concept  de  cause. 

Nous  venons  d'examiner  comment  de  la  Critique  de  la 
raison  pure  Cousin  retenait  pour  son  éclectisme  ce  qui  tendait 
à  prouver  l'existence  d'une  raison  et  de  connaissances  ration- 
nelles, indépendantes  de  l'expérience,  et  comment  il  rejetait 
l'explication  proposée  par  Kant  de  leur  valeur  objective,  ex- 
plication qui  les  réduisait  à  ne  valoir  que  pour  les  phénomènes 
et  qui  par  là  mêlait  au  rationalisme  ce  qui,  selon  Cousin,  y 
répugne  le  plus,  le  scepticisme.  Si  donc  il  lui  paraissait  que 
ce  rationalisme  sceptique  contredisait  la  Critique  de  la  raison 
pratique,  qu'il  regardait  comme  un  rationalisme  dogmatique, 
il  n'en  tenait  pas  moins  pour  vrai  le  dogmatisme  moral  qu'elle 
avance  ;  puisqu'il  n'y  trouvait  de  contradiction  qu'avec  les 
conséquences  faussement  déduites  de  l'existence  de  connais- 
sances a  priori.  C'est  de  cette  façon  qu'il  accordait  avec  son 
propre  enseignement  la  morale  de  Kant.  Il  en  empruntait 
principalement  les  réfutations  des  systèmes  de  morale  fondés 
sur  l'intérêt,  sur  le  sentiment,  sur  la  perfection  ou  sur  la 
volonté  divine.  La  doctrine  du  souverain  bien  lui  paraissait 
acceptable,  à  condition  qu'elle  ne  fût  pas  tenue  pour  exclusive 

(45)  Chapitre  IV,  §  21,  Apriotîté  de  la  noHon  de  causalité,  Intellcctnalité 
de  la  perception  empirique  ;  §  25,  Contestation  de  la  démonstration  donnée 
par  Kant  concernant  lapriorité  du  concept  de  causalité. 


vicion  corsiN'  —  iiiKononE  joufiroy  807 

de  tonte  preuve  spéculative  de  l'immortalité  et  de  l'existence 
de  Dieu.  De  bonne  heure,  il  professa  beaucoup  d'admiration 
pour  la  formule  de  la  loi  morale,  dont  il  disait  qu'elle  «  est 
peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  nouveau,  de  plus  ingénieux,  de 
plus  sûr  dans  toute  la  morale  de  Kant  »  (46).  —  Voyons  le 
sens  qu'il   lui   donnait. 

La  morale  de  Kant  est  une  morale  rationaliste  :  elle  fait 
reposer  tous  nos  devoirs  sur  la  raison  ;  c'est  une  théorie  de  la 
raison  en  tant  que  celle-ci  détermine  immédiatement  nos  ac- 
tion?. «  Obéir  à  la  raison,  tel  est.le  devoir  en  soi,  devoir  anté- 
rieur et  supérieur  à  tous  les  autres,  les  fondant  tous  et  n'étant 
fondé  lui-même  que  sur  le  rapport  de  la  liberté  et  de  la  raison. 
En  un  sens  éminent,  il  n'y  a  qu'un  devoir,  celui  de  rester 
raisonnable.  »  (^7).  Comment  saurons-nous  si  nous  agissons 
selon  la  raison  ?  Quels  sont  les  ordres  de  la  raison  ?  Il  faut 
d'abord  remarquer  que,  puisqu'une  action  tient  sa  valeur  mo- 
rale de  ce  qu'elle  est  déterminée  immédiatement  par  la  raison 
et  non  par  les  circonstances  matérielles  ou  sensibles,  sa  valeur 
ne  dépend  ni  de  son  accomplissement  ni  de  ce  qui  en  résul- 
tera, mais  du  motif  qui  nous  fait  agir.  De  plus,  nous  savons 
que  tout  ce  qui  émane  de  la  raison  vaut  universellement.  II 
s'ensuit  qu'une  action  conforme  à  la  raison  se  reconnaît  à  ce 
que  le  motif  de  cette  action  peut  être  regardé  par  la  raison 
comme  «  une  maxime  de  législation  universelle  pour  tous  les 
êtres  intelligents  et  libres.  Si,  ajoute  Cousin,  au  lieu  du  motif 
de  votre  action,  c'est  le  motif  contraire  que  vous  pouvez  géné- 
raliser, si  ce  motif  est  pour  votre  raison  une  maxime  univer- 
selle, votre  action,  étant  opposée  à  cette  maxime,  est  reconnue 
par  là  opposée  à  la  raison  et  au  devoir  :  elle  est  mauvaise.  Si 
ni  le  motif  de  votre  action  ni  le  motif  contraire  ne  peuvent 
être  érigés  en  loi  universelle,  l'action  n'est  ni  mauvaise  ni 
bonne,  elle  est  indifférente.  Telle  est  la  mesure  ingénieuse  et 

(46)  Premiers  essais  de  philosophie,  4^  édition,    1862,   p.  355. 

(47)  Cours  de  Ihistoire  de  la  philos,   moderne,  1846,   l^e  série,    T.  II, 
p.  û2ô  (leçons  de  1818). 


3o8         LA  POTIMATION  DE   l'iNFLUENCE   KXNTIENNE  EN   FRANCE 

solide  que  Kant  a  appliquée  à  la  moralité  des  actions.  Elle  fait 
reconnaître  avec  la  dernière  clarté  où  est  le  devoir  et  où  il 
n'est  pas,  comme  la  forme  sévère  et  nue  du  syllogisme,  en 
s'appliquant  au  raisonnement,  en  fait  ressortir  de  la  façon  la 
plus  nette  et  la  plus  vive  l'erreur  ou  la  vérité  »  (48).  Il  commen- 
tait encore  en  ces  termes  cette  loi  fondamentale  de  la  raison 
pratique,  par  laquelle  il  considérait  que  Kant  nous  a  fait  tenir 
la  clef  de  toute  la  casuistique  morale  :  «  Nul  motif  ne  nous 
apparaît  universellement  légitime,  hormis  les  motifs  honnêtes. 
Tout  motif  qui  ne  peut  être  transformé  aisément  en  une 
maxime  d'ordre  général  est  suspect  par  cela  même  ;  mais 
dès  qu'un  motif  se  prête  à  cette  généralisation,  vous  pouvez 
l'accueillir  avec  sécurité.  En  vous  conformant  à  une  loi  qui 
vous  paraît  celle  de  tous  les  êtres  moraux,  vous  sentez  vous- 
même  que  vous  faites  partie  de  l'ordre  moral.  »  (/jg).  Pourquoi 
n'est-il  pas  possible  que  certaines  maximes  soient  universali- 
sées ?  Que  faut-il  entendre  par  cette  impossibilité  de  les  ériger 
en  lois  universelles  ?  Toutes  les  réponses  qui  se  trouvent  chez 
Cousin  se  ramènent  à  celle-ci  :  de  telles  maximes,  une  fois 
mises  sous  la  forme  universelle,  «  sont  évidemment  absurdes 
et  révoltent  la  conscience  ».  Si  par  maximes  absurdes  il  avait 
entendu  maximes  contradictoires,  il  aurait  oublié,  en  les  di- 
sant évidemment  absurdes,  que  Kant  a  pris  la  peine  de  mon- 
trer que  certaines  maximes  deviennent  contradictoires  dès 
qu'on  les  universalise,  ce  qui  prouve  que  leur  absurdité,  la 
contradiction  qu'elles  impliquent,  n'était  pas  toujours,  pour 
Kant,  évidente  de  soi.  Mais  il  est  fort  probable  que  l'opinion 
de  Cousin  était  simplement  que  nous  rejetons  ces  maximes 
universalisées,  parce  que  sous  celte  forme  elles  révoltent  inva- 
riablement la  conscience  morale.  S'il  avait  su  préciser  comment 
le  principe  kantien  ainsi  entendu  convenait  à  son  rationalisme, 
Cousin  se  serait  représenté  clairement  une  interprétation  sem- 
blable à  celle  que  nous  avons  indiquée  à  propos  de  la  même 

(48)  Ibid.,  p.  322. 

(49)  Premiers  casais  de  philosophie,   p.  555-354. 


VICTOR    COL'Sl.N     ~     TlléCDORE    JOUFFROY  3o<) 

difficulté  touchée  par  Portalis.  Mais  considérant  surtout  le 
rôle  décisif  qu'il  accordait  à  la  conscience  morale,  il  oublia 
quelle  importance  il  avait  reconnue  à  la  forme  universelle, 
par  laquelle  il  avait  admis  que  la  conscience  décide  infailli- 
blement de  la  valeur  des  maximes  qui  en  sont  revêtues,  et  il 
arriva  à  cette  idée,  indiquée  déjà  par  M™®  de  Staël,  que  de 
même  que  dans  les  beaux-arts  il  n'y  a  pas  de  règle  que  le  génie 
ne  puisse  jamais  transgresser,  il  n'y  a  pas  en  morale  de  loi 
qui  ne  soit  susceptible  d'exceptions.  Chaque  décision  de  la 
conscience,  soutenait-il  alors,  comme  celle  d'un  jury,  ne  con- 
cerne qu'un  cas,  ne  vaut  pas  nécessairement  d'une  manière 
générale;  ses  jugements  passés  ne  la  lient  pas  pour  ses  juge- 
ments futurs.  Il  continuait  cependant  de  la  dire  identique  à  la 
raison  et  guidée  par  une  loi  absolue,  mais  par  une  loi  dont 
les  applications  à  des  cas  donnés  n'engendrent  pas  de  lois  par- 
ticulières commandant  sans  condition,  catégoriquement.  —  Il 
semble  que  Cousin  ait  abandonné  cette  thèse,  dans  la  suite 
(peut-être  pour  la  même  raison  que  M"^®  de  Staël  avait  repoussé 
une  telle  conception  de  la  morale);  car  il  laissa  inédite  la  leçon 
oii  il  l'avait  développée  (oo),  et  il  ne  cessa  d'affirmer  dans  ses 
livres  l'infaillibilité  du  critère  kantien. 

Celte  leçon  nous  apprend  au  moins  que  la  confiance  qu'il 
avait  mise  dans  le  critère  kantien  n'était  pas  aussi  inébran- 
lable qu'il  l'avait  cncrgiquemont  proclamée.  La  critique  qu'il 
fit  de  la  définition  kantienne  du  bien  par  le  devoir  permet  de 
penser  qu'il  n'était  pas  plus  fermement  convaincu  que  ce  cri- 
tère, ce  principe  de  l'universalisation,  fût  fondé  directement 
sur  la  raison.  Selon  celle  définition,  telle  que  Cousin  l'énon- 
çait, le  bien  est  ce  que  la  loi  universelle  ordonne,  le  mal  est 
ce  qu'elle  défend  (5ï).  Il  se  prononçait  pour  l'opinion  con- 
traire :  le  devoir  se  fonde  sur  le  bien,  et  non  le  bien  sur  le 
devoir.   «  Si  le  bien,   dl!-il,   n'est  pas  le  fondement  de  l'obli- 

(50)  Voy.   rsnalyse  fJe  celte  leçon  dons  :  Paul  Janet,    Victor  Cousin  et 
son  œuvre,   p.  141-153. 

(51)  Cours  de  Ihist.  de  la  phil,   l^^  série,  T.  I,  p.  538. 


5lO         LA   FORMATION   DE   L'iM'LUENCr:    KANTIENNE   EN   FRANCE 

gation,  l'obligation  n'a  pas  de  fondnrncnt;  et  cependant  elle 
en  a  besoin  »  (52).  Pour  imposer  une  obligation,  il  faut  pou- 
voir établir  qu'elle  est  bonne;  autrement  elle  serait  arbitraire. 
«  Personne,  dit-il  encore,  ne  se  laisse  imposer  un  devoir 
sans  s'en  rendre  raison  »  (53);  par  où  l'on  voit  qu'il  ne  voulait 
plus  se  payer  de  cette  raison  qu'une  loi,  étant  universelle,  est 
un  commandement  de  la  raison. 

Cousin  s'était  refusé  à  subordonner  le  concept  du  bien  au 
principe  du  devoir;  scmblablement  Jouffroy  ne  croyait  pas 
qu'on  pût  se  satisfaire  d'une  théorie  du  bien  déduite  unique- 
ment de  ce  principe.  Jouffroy  accordait  que  par  la  forme  uni- 
verselle la  conscience  morale  se  garantit  de  l'erreur  au  sujet 
de  la  valeur  des  maximes;  qu'en  elle  Kant  a  donné  le  critère 
infaillible,  le  signe  certain  du  devoir.  Mais  il  objectait  que  le 
concept  du  bien  et  le  concept  du  devoir  ou  de  ce  qui  doit 
être  fait  sont  identiques  :  dire,  avec  Kant,  que  le  bien  est  ce 
qui  doit  être  fait,  c'est  commettre  une  tautologie,  ce  n'est  pas 
dire  en  quoi  consiste  le  bien  (54).  «  Kant  nous  donne  bien 
un  moyen  de  discerner  ce  qui  est  bien  de  ce  qui  est  mal.  Mais 
remarquez  qu'en  appliquant  ce  critérium,  nous  connaîtrons 
bien  dans  chaque  cas  particulier  ce  qui  est  bon  et  ce  qui  est 
mauvais...;  mais  il  restera  à  s'élever  à  l'idée  même  du  bien, 
c'est-à-dire  à  tirer,  de  toutes  les  choses  particulières  déclarées 
bonnes  par  le  critérium  de  Kant,  l'idée  môme  du  bien  »  (55). 
Un  homme  peut  savoir  dans  chaque  circonstance  ce  qu'il  doit 
faire  ou  ne  pas  faire,  il  ne  sait  pas  pour  cela  «  la  fin  définitive 
de  l'homme,  c'est-à-dire  le  bien,  et  quel  rapport  il  y  a  entre 
le  bien  absolu  et  eette  fin.  »  La  télcologie  morale  de  Kant  et  sa 
théorie  du  bien  n'étaient  propres,  aux  yeux  de  Jouffroy,  qu'à 
éluder  le  problème  de  la  fin  et  du  bien.  Mais  regarder,  avec 
Jouffroy,  comme  le  problème  capital  de  la  philosophie  ce  pro- 

(52)  Ihid.,   T.  II,   p.  299. 
(55)  Ihid.,  p.  500. 

(54)  Jouffroy,  Cours  de  droit  naturel  (leçons  de  1855-55),  2«  édit.,  T.  II, 
p.  505-504,   567-5GS. 

(55)  Ihid.,  p.  5.55. 


VICTOR    COUSIN   —-   TlJÉOnORE    JOUFFROY  3ll 

bième  de  la  fin  suprême  de  l'homme  et  de  la  nature,  dont  la 
solution  eût  supposé  la  connaissance  du  monde  et  eût  seule 
renfermé  la  connaissance  entière  du  bien  absolu,  c'était  réta- 
blir dans  la  morale  la  méthode  dogmatique,  qui  faisait  dépen- 
dre de  la  métaphysique,  d'une  science  de  la  réalité,  la  con- 
naissance de  l'objet  du  devoir. 

La  morale  de  Kant  paraissait  donc  à  Jouffroy  incomplète 
plutôt  que  fausse.  Elle  nous  laisse  ignorer,  estimait-il,  la  nature 
du  bien,  mais  elle  suffît  à  nous  marquer  notre  devoir,  et 
comme  ce  qui  doit  être  fait  est  identiquement  le  bien,  elle  est 
un  guide  certain  pour  l'étude  du  bien.  Faisant  un  tel  cas 
de  la  morale  kantienne,  il  devait  s'attacher  à  montrer  com- 
ment Kant  en  a  justifié  le  principe,  la  loi  de  l'universalisation; 
il  s'en  acquitta  de  la  manière  suivante  : 

La  loi  d'un  être  libre,  c'est  «  une  loi  qui  n'agit  que  parce 
qu'elle  est  comprise  »  ;  toute  autre  loi  serait  une  contrainte. 
Le  concept  d'une  cause  libre  est  donc  le  concept  d'une  intelli- 
gence, d'une  intelligence  qui  ne  reçoit  sa  loi  de  personne,  mais 
qui  se  détermine  par  une  loi  qu'elle  s'impose  à  elle-même.  Le 
mode  d'action  de  cette  loi  est  l'obligation;  car,  entre  l'indéter- 
mination absolue,  ou  l'absence  de  toute  influence, et  la  con- 
trainte, il  n'y  a  que  l'obligation,  le  devoir.  La  loi  d'un  être 
libre  est  donc  la  loi  qui  oblige  dès  qu'elle  est  comprise.  On 
voit  par  là  qu'un  être  libre  se  gouverne  par  le  devoir,  et  que, 
réciproquement,  le  devoir  ne  peut  gouverner  qu'un  être  libre. 
La  loi  conforme  à  cette  notion  d'un  être  libre  et  raisonnable 
est  la  loi  de  toute  nature  libre  et  raisonnable,  c'est-à-dire  une 
loi  <(  applicable  et  obligatoire  pour  tout  être  également  libre  et 
raisonnable  »,  une  loi  universelle  (56). 

Toute  cette  analyse  portant  simplement  sur  les  concepts 
d'un  être  libre,  d'un  être  obligé  et  de  la  loi  d'un  être  raison- 
nable, son  exactitude  ne  dépend  nullement  de  ce  qu'il  existe 
ou  non  de  tels  êtres;  elle  montre  qu'il  y  a  entre  ces  concepts 

(56)  Ibid.,   p.  508-509. 


3l2         LA  FORMATION  DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE   EN  FRANCE 

une  liaison  telle  qu'il  suffit  Je  prouver  la  réalité  de  l'objet  de 
l'un  quelconque  d'entre  eux  pour  que  la  réalité  de  l'objet  des 
autres  soit  prouvée.  Comment  passerons-nous  du  concept  d'une 
chose  à  son  existence  ?  L'observation  intérieure  nous  dit  bien 
que  nous  sommes  libres;  en  outre,  nous  sentons  que  nous 
sommes  obligés,  nous  avons  le  sentiment  du  devoir;  ainsi  nous 
saisirions  sans  sortir  de  nous-mêmes  la  réalité  objective  de  tous 
ces  concepts.  «  Mais,  remarque  Jouffroy,  tel  est  le  scrupule 
de  Kant  dans  la  rigueur  de  ses  démonstrations,  qu'il  ne  veut 
pas  même  accepter  comme  fait  l'existence  d'une  cause  libre  » 
(57).  C'est  qu'il  peut  établir  celte  existence,  non  seulement 
sans  sortir  du  moi,  mais  sans  sortir  de  la  raison,  de  la  faculté 
des  concepts.  En  effet,  de  ce  que  nous  sommes  doués  de  rai- 
son, il  suit,  comme  cela  vient  d'être  montré,  qu'une  loi  uni- 
verselle nous  oblige,  et,  de  ce  que  nous  sommes  obligés,  que 
nous  sommes  lil^res,  c'est-à-dire  que  des  êtres  libres  existent 
(58). 

Par  cette  étude  de  la  nsorale  kantienne  Jouffroy  avait 
cherché  avant  lout  à  en  définir  la  méthode.  Il  expliquait  que 
cette  méthode  de  Kant  consistait  à  analyser  les  concepts  mo- 
raux fondamentaux,  en  vue  de  découvrir  leur  enchaînement, 
et  sans  d'abord  se  demander  si  leur  objet  existe,  cette  exis- 
tence s'établissant  ensuite  par  l'existence  en  nous  de  la  faculté 
d'avoir  ces  concepts.  Il  voulait  faire  comprendre  surtout  avec 
quelle  solidité  les  parties  principales  de  cette  morale,  théories 
du  devoir,  du  bien,  de  la  liberté,  du  souverain  bien,  tien- 
nent les  unes  aux  autres;  mais  il  n'eatreprit  pas  d'en  expliquer 
le  détail. 

Un  exposé  détaillé  de  la  philosophie  pratique  de  Kant  se 
rencontre  dans  les  Leçons  inédiles  de  Cousin  sur  ce  sujet,  rédi- 
gées par  Earni.  11  se  peut,  d'ailleurs,  que  ce  dernier  ait  eu  la 
plus  grande  part  à  cet  ouvrage,  car  ces  Leçons  sur  Kant  res- 
semblent beaucoup  à  ses  Examens;  elles  se  composent  de  résu- 

(r.?)  Ihid.,  p.  540. 
(58)  Ibid.,  p.  524-550. 


VICTOR    COUSIN   —   TIll^OnORE    JOTJFFROY  3l3 

hiés  assez  étendus,  comprenant  la  traduction  de  plusieurs  pas- 
sages de  Kant  et  qui  concernent  la  Doctrine  de  la  vertu,  la 
Critique  de  la  raison  pratique,  la  Religion,  les  Fondements  de 
la  métaphysique  des  mœurs,  la  Doctrine  du  droit.  Ces  résumés 
se  confondent  trop  constamment  avec  la  lettre  de  ces  œuvres 
pour  présenter  la  moindre  originalité.  Cependant,  en  obser- 
vant qu'ils  reproduisent  plusieurs  des  sens  apparents  que  prend 
chez  Kant  le  principe  de  l'universalitation  des  maximes,  nous 
remarquons  qu'au  lieu  que  les  autres  écrits  de  Cousin  portaient 
à  croire  que  Kant  avait  laissé  la  conscience  morale  juge  de  la 
possibilité  d'universaliser  les  maximes,  la  signification  vérita- 
ble et  fondamentale  du  principe  paraît  être,  dans  ces  résumés, 
celle  selon  laquelle  les  maximes  des  actions  conformes  au  de- 
voir se  reconnaissent  à  ce  qu'elles  peuvent  être  considérées  sans 
contradiction  comme  des  lois  naturelles  universelles.  La  loi 
naturelle  sert  ainsi  de  type  pour  discerner  les  véritables  lois 
morales.  Comme  la  loi  morale,  loi  de  la  volonté  pure,  de  sa 
causalité  libre,  soustrait  la  volonté  à  l'hôtéronomie,  au  monde 
sensible,  la  loi  naturelle,  forme  du  monde  sensible,  est  encore 
pour  nous  le  type  d'une  nature  suprasensible.  La  loi  morale 
nous  fait  concevoir  a  une  nature  supérieure,  archétype,  que 
nous  devons  prendre  pour  modèle  de  nos  déterminations  » 
(69) . — Malheureusement  les  exemples  destinés  par  Kant  à  éclair- 
cir  le  principe  étaient  insufusaramcnt  commentés.  Dans 
l'exemple  du  faux  témoignage,  l'auteur  de  ces  résumés,  Cou- 
sin ou  Barni,  entendait  par  maxime  qui  ne  peut  devenir  loi 
universelle  une  maxime  qui,  érigée  en  une  telle  loi,  serait  une 
loi  qui  régirait  des  actions  ne  pouvant  se  produire  conformé- 
ment à  cette  loi;  ce  qui,  en  effet,  paraît  bien  être  une  loi  con- 
tradictoire Dans  l'exemple  du  suicide,  on  en  expliquait  la 
maxime  comme  devant  être  repoussée  parce  que,  érigée  en  loi 
universelle,  elle  serait  une  loi  destructive  des  êtres  qu'elle  régi- 
rait; mais  il  ne  paraît  pas  qu'elle  serait  pour  cela  contradic- 
toire. Des  explications  de  cette  sorte,  donnant  un  sens  diffé- 

(59)  V.   Coufiii,   J.ccnn,-;  sur  Knnf,   rcrligée?  par  Barni,    F"  50  et  F"  49. 


3l'/»         f.A   FORMAI  I0>    UK   L'l.\rLUENGI3   KANTIENNE  EN  FRANCE 

rcnl  h  ce  principe  pour  chacune  de  ses  applications,  font  qu'il 
y  ait,  à  proprement  parler,  autant  de  principes  différents  que 
ce  prétendu  principe  unique  a  d'applications  diverses;  elles  lui 
ôtent  son  caractère  essentiel,  l'universalité. 

Si  Cousin  ne  s'est  guère  embarrassé  de  ces  difficultés, 
c'est  que  sa  philosophie,  pour  donner  une  origine  rationnelle 
à  la  morale,  recourait  à  l'idée  du  bien,  plutôt  qu'à  la  forme 
universelle  de  la  loi  du  devoir.  C'est  cette  idée  du  bien,  que 
ses  analyses  découvraient  à  la  base  de  tous  les  jugements  sur 
la  valeur  morale  des  actions  et  au  fond  de  tous  les  sentiments 
moraux,  qui  était,  pour  lui,  l'idée  proprement  rationnelle;  et  il 
ne  rapportait  le  devoir  à  la  raison  que  comme  conséquence  de 
celle  idée. 

Les  ouvrages  que  Cousin  publia  ne  traitaient  de  la  philo- 
sophie pratique  de  Kant  que  par  occasion;  tandis  qu'il  en 
consacra  un  spécialement  à  la  philosophie  spéculative  (60). 
Ses  leçons  orales  devaient  aussi  appeler  plus  constamment 
l'attention  de  ses  élèves  sur  la  Critique  de  la  raison  pure.  Nous 
avons  vu  que  certains  d'entre  eux,  et  le  plus  brillant  de  tous, 
Jouffroy,  finirent  par  préférer  la  théorie  de  Kant  sur  la  raison 
spéculative,  telle  que  Cousin  la  comprenait,  à  celle  des  Écos- 
sais et  de  Cousin  lui-même.  Il  nous  reste  à  rappeler  que  l'abbé 
Bautain,  qui  fut  condisciple  de  Jouffroy  à  l'École  normale  (60*), 
paraît  l'avoir  précédé  dans  cette  même  opinion. 

L'abbé  Baui  '  1  s'appuyait  sur  Kant  pour  nier  que  la 
science  métaphysique  pût  s'établir  par  «  la  raison  abandonnée 
à  elle-même  et  réduite  à  ses  seuls  moyens  naturels  »,  «  Ce  qui 


(60)  La  morale  de  Kant,   principalement  ses  idées  sur  le  droit,  étaient 

légèremrnt  touchées  dans  quelques  ouvrages  de  Lerminier.  Lerminier,  qui 
se  Eigii.iln  d  abord  eu  atl.iquant  les  éclccliques,  puis  déçut  le  public  en  se 
réconciliant  avec  eux,  avait  la  prétention  de  connaître  mieux  que  personne 
en  France  la  philosophie  alleinande"-,  mais  ses  écrits  n'ajoutaient  pas 
grandcliose  à  ce  qu'on  y  savait  sur  celle  de  Kant.  11  en  a  parlé  dans  : 
Philosophie  du  droit,  18ôl,  T.  Il,  p.  172-176,  chap.  VIII  et  IX  ;  Inlrodnction 
générale  à  l'hisloire  du  droit,  2«  édit.,  1835,  p.  248-262  ;  Lettres  à  un  Ber- 
linois, p.  51tr).r>!)6  ;  An  delà  du  Rhin,  1835,  T.  II,  p.  111-114. 
(6Ô*)  Bautain  y  entra  en  1815,  Jouffroy  en  1814. 


MCTOR    COUSliN    —    JlItOUCKE    JOUFFBOY  3l5 

de  nos  jours,  disait-il,  a  illustré  par-dessus  tout  le  philosophe 
de  Kœnigsberg  trop  peu  compris  en  France,  malgré  l'appel 
qu'on  y  fait  journellement  à  son  autorité;  ce  qui  lui  donne 
réellement  des  droits  à  la  reconnaissance  des  partisans  de  la 
vraie  philosophie,  c'est  que,  dans  sa  Critique  de  la  raison  pure, 
il  a  démontré  d'une  manière  incontestable  l'impuissance  de  la 
raison  à  résoudre  péremptoirement  un  seul  problème  de  mé- 
taphysique »  (6i).  Puis  Bautain  affirmait  que  la  seule  science 
métaphysique  accessible  à  l'homme  était  celle  dont  les  prin- 
cipes sont  dans  la  révélation,  dans  «  la  Parole  de  l'origine  des 
choses,  la  Parole  qui  a  fourni  dans  tous  les  temps  les  vérités 
fondamentales  de  Tordre  et  de  la  société;  Celle  enfin  qui  a  été 
conservée  providentiellement  dans  le  monde  pour  y  proclamer 
toujours,  et  en  raison  des  besoins  et  du  développement  de 
l'humanité,  la  doctrine  la  plus  pure,  la  plus  lumineuse,  la 
plus  analogue  à  l'homme  qui  ait  jamais  été  annoncée  sous  le 
soleil...  »  (O2).  Tirer  des  Écritures  les  principes  de  la  méta- 
physique, tel  est  le  rôle  de  la  philosophie.  La  certitude  de  ces 
principes  et  de  toute  la  science  établie  sur  eux  sera  celle  de  la 
foi  en  la  révélation,  confirmée  par  leur  accord  avec  l'expé- 
rience humaine,  par  leur  convenance  avec  tout  l'ordre  social 
et  naturel.  Le  plus  haut  usage  que  l'homme  puisse  faire  de  sa 
raison  seule,  c'est  d'en  démontrer  l'impuissance,  c'est  ce  qu'a 
fait  Kant  et  c'est  là  le  premier  pas  vers  la  vraie  philosophie. 
Par  là  Kant  a  chassé  le  mauvais  génie,  la  dialectique,  qui, 
s'étant  glissée  dans  les  écoles  du  moyen  âge,  «  avait  réussi  à 
faire  croire  presque  généralement  que  l'homme  pouvait,  par 
la  seule  force  de  son  esprit,  s'élever  à  la  connaissance  des  véri- 
tés fondamentales  de  la  métaphysique,  telles  que  l'existence 
de  Dieu,  l'immortalité  de  l'âme,  etc.  L'école,  poursuit  Bautain, 
ne  se  doutait  pas  qu'en  admettant  cette  opinion,  et  en  s'exer- 

(61)  L.    Bautain,    Philosophie    du    chrislianixme,    Paris    et    Strasbourg, 
1855,   T.  I,   p.    173. 

(62)  Bautain,    De   l'enseignement  de   la   philosophie   en   France,    au   dix- 
neuvième   siècle,    18ÔÔ,    p.   88, 


3i6      L\  ^o^.^î\Il  n  ir.  {/ivri.rENCE  kantienne  en  frange 

çant  à  prouver  Dimi  p.ir  Ki  raison,  elle  posait  le  fondement  du 
rationalisme  qui  devait  un  jour  déchirer  l'Église  ;  et  Kant  qui 
vint  attaquer  brusquement  cette  opinion  au  dix-huitième  siè- 
cle, et  détruire  les  fausses  gréteniions  de  l'école,  ne  se  doutait 
pas  non  plus,  qu'en  déterminant  si  nettement  la  compétence 
de  la  raison,  il  ébranlait  le  protestantisme  dans  sa  base  »  (63). 
Pour  Bautain  comme  pour  Jouffroy,  cette  impuissance  de  la 
raison,  démontrée  par  Kant,  tient  à  ce  que  «  toute  notre  ma- 
nière de  connaître  dépend  des  formes  de  nos  facultés,  des 
conditions  de  notre  organisation,  des  lois  de  noire  esprit,  les- 
quelles, étant  pureme>''.t  subjectives,  ne  peuvent  jamais  le 
transporter  au  delà  des  bornes  de  sa  subjectivité,  ni  l'autoriser 
à  affirmer  la  vérité  de  l'être  en  lui  ou  hors  de  lui  »  (64).  C'est 
également  contre  l'école  écossaise  qu'il  dirigeait  ces  paroles; 
mais  il  insistait  plus  que  Jouffroy  sur  la  théorie  des  antino- 
mies, qui  étaient,  en  quelque  sorte,  la  preuve  a  posteriori  de 
l'impuissance  de  la  raison  (65). 

On  sait  que  l'abbé  Bautain  fut  obligé  de  se  ré- 
tracter (65*).  Il  convint  que  de  cette  critique  de  la  rai- 
son pouvait  sortir  vm  scepticisme  fort  menaçant  pour  toute 
théologie  (66).  Tâchant  de  juslifiar  son  kantisme,  dont  l'évê- 
que  de  Strasbourg  l'avait  hlànié,  il  définit  en  ces  termes  ce  que 
cette  philosophie  avait  été  pour  lui  :  a  Voici  en  quoi  nous 
trouvions  que  les  antinomies  kantiennes  avaient  été  utiles  à 
l'étude  de  !a  j)hi'  -•iphie.  Persuadés  que  nous  étions  qu'il  n'y 
a  point  de  science  n:élaphysique  possible  pour  la  raison  aban- 
donnée à  cllc-mcme  et  réduite  à  ses  seuls  moyens  de  connaître, 
convaincus  que    sans  principes    et  sans  données    supérieures, 

(03)  Phil.    du   clin.<(ian)Sinc,    T.    II.    p.    '270. 

(uT)  De  rcuseigacmcnl,  p.  2(3  ;  PInl.  du  christ.,   T.  II,  p.  32. 

(fiS)  Philosophie   morale,   fnris,    1842,   p.   VIII. 

(Cr»*)  J)<,'s  idées  soinblables  à  colles  do  Bautain,  appuyées  aussi  sur  le 
kanlismo.  eî  désignées  s-ius  h;  nom  général  de.  f'déismf,  ont  encore  été  rc- 
remn^ent  oonibUtues  par  l'Eglise  cstliolique.  Sur  ces  questions,  voy.  la 
bibliograpliic  donnée  dans  le  long  ariicle  Foi-Fidéisnic,  du  iJiclionuairc 
apoloytli(iac   de  la  [ci  cidholiquc,    Paris,    'I9il. 

(60)  Philosophie  morale,   Paris.   1842,   p.   VIH. 


\ 


vicTôn  corsiN  —   riii-oijOKi;  Jourri-.OY  017 

elle  ne  pouvail  arriver  par  le  raisonnement  à  aucune  conclu- 
sion définitive  dans  les  grandes  questions  métaphysiques,  nous 
pensions  que  c'était  rendre  un  service  signalé  à  la  science  et  à 
la  religion  tout  à  la  fois,  que  de  démontrer  ainsi  par  le  fait 
l'impuissance  du  rationalisme  se  combattant  lui-même  et  se 
neutralisant  par  ses  propres  efforts.  Nous  avons  cru  qu'il  y  avait 
là  une  réponse  péremptoire  à  la  prétention  orgueillease  de  la 
raison  moderne  qui  a  voulu  fonder  par  elle-même  et  à  elle 
toute  seule  la  science  et  la  religion,  et  nous  trouvions  remar- 
quable que  cette  démonstration  a  posteiiori  de  l'incapacité  de 
la  raison  pour  les  choses  métaphysiques,  fût  justement  pro- 
clamée par  un  sectateur  de  cette  communion  chrétienne  qui  a 
déclaré  la  raison  juge  souverain  et  en  dernier  ressort  de  toutes 
les  vérités.  Voilà  ce  qui  nous  a  frappés  dans  le  travail  de  Kant, 
et  ce  en  quoi  nous  avons  pu  le  trouver  utile.  Nous  ne  l'avons 
approuvé  que  sous  ce  point  de  vue  et  pas  au  delà.  Qu'après 
cela  ses  antinomies  soient  insoutenables  dans  la  réalité,  nous 
en  convenons  volontiers;  car  ce  sont  de  pures  abstractions,  et  la 
raison  humaine  ne  s'est  jam.ais  trouvée  effectivement  dans 
l'état  011  Kant  la  suppose.  C'est  pourquoi  il  l'appelle  raison 
pure  ou  considérée  d'une  manière  toute  spéculative.  D'ailleurs 
Kant  s'est  réfuté  lui-même,  et  après  avoir  refusé  à  la  raison 
en  tant  que  spéculative,  une  portée  objective  pour  la  science, il  a 
été  obligé  de  la  lui  accorder  en  tant  que  raison  pratique,  pour 
fonder  la  morale;  inconséquence  grave  qui  trahit  le  vice  de 
son  système  »  (67). 

Ainsi  Bautain  s'était  flatté  de  faire  du  kantism.e  un  soutien 
du  catholicisme  (68).  Mais  pour  cela  il  n'en  avait  retenu  que 

(67)  Lettre  à  Monseigneur  Lcpappe  de  Trêvern,  évêqiie  de  Slra^bourg, 
1837,  p.   19-20. 

(08)  Merlan,  dans  son  Parallèle  de  nos  deux  philosophies  nationales, 
se  moquant  des  efîorts  de  ccr-ains  cattioiiques  allemands  pour  adapier  le 
kantisme  à  leurs  dogmes,  avait  dit  qu'il  leur  resterait  toujours  la  ressource 
d'assurer  sur  ce  que  Kant  a  limité  la  puissance  de  la  raison  «  la  nécessité 
de  soumettre  la  raison  à  la  foi  el  aux  décrets  de  l'Eglise  »  (p.  79).  Du  temps 
de  Bautain,  Henri  Heine  parla  pareillement  des  chrétiens  d'i\llema,sne  qui 
croyaient  Kant  avec  eux. 


3l8         LA   FORMATION   DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE   EN   FRANCE 

la  partie  spéculative,  en  tant  que  négative,  conslituce  par  la 
Critique  de  la  raison  pure;  il  en  avait  séparé  la  partie  pra- 
tique,  à  laquelle  appartient  précisément  la  philosophie  reli- 
gieuse de  Kant,  et  par  laquelle  cet  «  homme  qui  passe  pour 
le  plus  grand  logicien  des  temps  modernes  »  s'est  fait  «  une 
des  lumières  de  la  Réforme  »  (69).  Avec  la  Critique  de  la 
raisoti  pratique,  pensait  Bautain,  Kant  est  revenu  au  principe 
de  la  souveraineté  de  la  raison,  il  s'est  rallié  à  une  religion  qui 
n'admet  que  ce  que  la  raison  approuve,  il  est  rentré  dans  le 
protestantisme.  Mais  ce  retour  était  injustifiable.  La  morale 
rationnelle  qu'il  a  donnée  pour  base  à  sa  Religion  n'est  pas  la 
vraie  morale.  La  vraie  morale,  celle  qui  doit  régner  sur  tout 
le  monde,  doit  pouvoir  être  comprise  de  tout  le  monde,  être 
populaire  ;  telle  est  la  morale  de  ëÉvangile,  tandis  que  celle 
de  Kant  se  formule  en  «  phrases  solennelles  »  qui  ne  seront 
jamais  comprises  tout  au  plus  que  par  des  philosophes  (70). 
Enfin  et  surtout,  Bautain  trouvait  que  c'était  contredire  la 
première  Critique  que  de  donner  à  la  raison  considérée  dans 
son  usage  pratique  plus  de  valeur  objective  qu'on  ne  lui  en  a 
reconnu  pour  son  usage  spéculatif;  puisque  l'usage  pratique 
de  la  raison,  la  conscience  morale,  non  plus  que  son  usage 
spéculatif,  ne  nous  fait  sortir  de  la  sphère  de  notre  subjec- 
tivité (71). 

Celte  façon  de  représenter  le  rapport  des  deux  Critiques 
concordait  avec  ce  qu'en  disait  Cousin,  à  cela  près  que,  pour 
Bautain,  c'est  à  tort  que  Kant  a  accordé  à  la  raison  pratique 
une  puissance  qu'à  juste  titre  il  refusait  à  la  raison  spécula- 
tive; au  lieu  que  selon  Cousin  le  tort  de  Kant  est  d'avoir  re- 
fusé à  la  raison  spéculative  cette  même  puissance  qu'il  recon- 
naissait justement  à  la  raison  pratique.  Cette  opinion  qui  veut 
que   les    deux   Critiques   soient     inconciliables,     répandue   en 

(69)  Philosophie   morale,   p.  VII. 

(70)  La  morale  de  VEvangile  comparée  aux  divers  systèmes  de  morale, 
1855,  p.  250,  200.  Ici  Bautain  fait  à  la  morale  de  Kant  le  mCme  reproche 
que  Portails. 

(71)  Ibid.,  p.  240,  248, 


VICTOR    COrSIN    - —    THÉODORE    .TOUFFROY  3ig 

France  par  Cousin  plus  que  par  aucun  autre,  y  fut  encore 
favorisée  par  l'ouvrage  d'Henri  Heine  sur  l'Allemagne,  qui 
commença  de  paraître  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  et  qui 
relevait,  d'une  manière  divertissante,  dans  le  kantisme  com- 
me dans  les  autres  aspects  de  l'esprit  germanique,  ce  que 
M™*  de  Staël  n'avait  pas  voulu  y  voir.  l\  conseillait  aux  Fran- 
çais de  bien  considérer  la  Critique  de  la  raison  pure  comme  la 
seule  œuvre  de  Kant  vraiment  importante.  C'est  là,  leur  disait- 
il,  que  Kant  a  manifesté  sa  pensée  révolutionnaire,  qui  a  tout 
changé  dans  la  spéculation  philosophicjue  en  Allemagne.  Sans 
doute,  on  a  entendu  dans  ce  pays  de  «  bons  chrétiens  »  pro- 
clamer Kant  de  leur  parti,  se  figurant  qu'  «  il  n'avait  renversé 
toutes  les  preuves  philosophiques  dé  l'existence  de  Dieu  que 
pour  faire  comprendre  au  monde  qu'on  ne  peut  jamais  arri- 
ver par  la  raison  à  la  connaissance  de  Dieu,  et  qu'on  doit  alors 
s'en  tenir  à  la  religion  révélée  ».  Mais  ce  n'est  là  qu'une  falsi- 
fication; il  n'y  a  nul  compte  à  tenir  de  ceux  qui  en  ont  été 
dupes.  Le  vrai  résultat  du  criticisme,  c'est  la  ruine  de  toute 
espèce  de  théologie,  achevée  par  le  livre  môme  de  Kant  sur  la 
religion,  pour  quiconque  en  saisit  bien  le  sens;  c'est  l'athéisme. 
Le  criticisme  fut  ainsi  une  révolution  au  regard  de  laquelle 
toute  autre  paraît  un  événement  de  peu  de  conséquence.  Les 
Français  avec  Robespierre  n'ont  tué  qu'un  roi;  les  Allemands 
avec  Kant  ont  tué  Dieu.  iMais  après  la  tragédie,  la  farce  : 
dans  sa  seconde  Critique,  par  prudence  ou  par  humanité, 
Kant  a  voulu  ménager  les  consolations  que  le  vulgaire  reçoit 
de  ses  croyances;  il  ne  put  que  donner  aux  hommes  éclairés 
sujet  de  mettre  une  fois  en  doute  sa  sincérité,  par  tout  ce  qu'il 
écrivit  pour  sauver  les  dogmes  qu'à  leurs  yeux  il  avait  à  jamais 
anéantis. 

Parce  qu'Henri  Heine  s'était  appliqué,  tout  du  long  de  son 
ouvrage,  à  faire  de  l'Allemagne  un  tableau  totalement  diffé- 
rent de  celui  que  M™*  de  Staël  en  avait  tracé  aux  Français,  il  a 
pu  s'imaginer,  en  abordant  le  kantisme,  qu'il  allait  leur  en 
révéler  une  tendance  jusqu'alors  insoupçonnée  d'eux  et  leur 


3 30         LA   FOUMATION   DK  I.'lNI'LUfiNCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

développer  là-dcssns  une  opinion  de  nature  à  les  surprendre; 
mais  il  ne  fit  guère  plus  que  leur  redire  ce  qui,  au  fond,  avait 
déjà  été  l'opinion  de  certains  adversaires  français  du  kan- 
tisme, tels  que  Dcgérando,  et  l'agrémenter  de  plaisanteries 
assez  semblables  à  celles  dont  Mérian  avait  semé  son  Parallèle, 
ou  à  celles  par  lesquelles  les  revues  et  les  journaux  français 
avaient  accueilli  les  livres  de  Villors  et  de  Kinker. 


CONCLUSION 

La  philosophie  kanlicnnc  propronient  dite,  celle  dont  Kant 
fut  le  créateur,  et  qu'il  mil  au  jour  pendant  les  années  de  sa 
vie  qu'on  a  coutume  d'appeler  la  période  critique,  est  conte- 
nue essentiellement  dans  la  Critique  de  la  raison  pure,  dans 
la  Critique  de  la  raison  pratique  et  dans  la  Critique  du  juge- 
ment. Ses  autres  ouvrages  de  la  même  période  qui  doivent  être 
considérés  comme  importants,  doivent  l'être  comme  apparte- 
nant à  trois  groupes,  entre  lesquels  ils  se  répartissent  selon 
qu'ils  ont,  respectivement,  avec  telle  de  ces  trois  œuvres 
capitales  plus  de  rapports  qu'avec  les  deux  autres.  De  même 
qu'ils  durent  à  ces  rapports  presque  tout  l'intérêt  qu'on  y  porta 
en  Allemagne,  ils  valaient  la  peine  d'être  connus  en  France 
soit  en  ce  qu'ils  donnent,  comme  les  Prolégomènes  et  les  Fon- 
dements de  la  métaphysique  des  mœurs,  des  éclaircissements 
sur  la  philosophie  nouvelle  présentée  dans  les  trois  Critiques, 
et  servent  à  y  introduire;  soit  en  ce  qu'ils  sont,  comme  la  Mé- 
taphysique de  la  nature,  la  Métaphysique  des  mœurs  et  la 
Religion,  des  développements  des  principes  qu'elles  avaient 
examinés,  expliqués  et  justifiés,  et  montrent  les  applications 
qu'on  peut  en  faire. 

Sans  trop  dépriser  ce  qu'un  très  petit  nombre  d'entre  eux 
en  savaient  dès  avant  i835,  nous  pouvons  dire  que  la  Critique 
du  jugement  était  restée  inconnue  des  philosophes  français 
durant  toute  l'époque  que  nous  avons  étudiée.  Ce  n'est  pas 
qu'on  manquât  d'exposés  assez  étendus  de  la  dernière  Critique; 
c'est  que  ceux  dont  on  disposait  manquaient  de  clarté,  leurs 
auteurs,  Buhle  et  Schôn,  s'étant  attachés  à  reproduire,  en  des 
extraits,  les  paroles  de  Kant,  au  lieu  d'exprimer  librement  ce 
qu'ils  croyaient  avoir- été  sa  pens6<: 


32  2  LA   FORMATION   DE   l'inFLUENCE    KANTIENNE   EN    FRANCE 

La  Critique  de  la  raison  pratique  et  les  autres  écrits  de 
Kant  qui  s'y  rapportent  immédiatement  pour  constituer  avec 
elle  sa  philosophie  pratique,  furent  l'objet  de  travaux  français 
moins  détaillés  que  ceux  qui  traitaient  de  la  première  Critique. 
C'est  cependant  par  ce  côté  de  la  doctrine  kantienne  qu'on  prit 
d'elle,  en  France,  l'opinion  la  plus  avantageuse  :  cette  philoso- 
phie pratique  gagna  même  quelques  suffrages  parmi  ceux,  tels 
que  Massias,  chez  qui  la  philosophie  spéculative  de  Kant 
n'avait,  pour  ainsi  dire,  nul  accès.  Le  résumé  très  sommaire 
que  Villers  avait  donné  provisoirement  de  la  seconde  Critique 
—  auquel  vint  s'ajouter  plus  tard  l'éloge  éclatant  inspiré  à 
M'"®  de  Staël  par  la  pensée  qu'il  lui  avait  découverte  —  avait 
suffi  pour  qu'on  arrivât  à  reconnaître  assez  généralement  à 
celte  partie  du  kantisme  beaucoup  d'élévation;  et,  comme  i) 
s'agissait  de  morale,  n'était-ce  pas  y  reconnaître  ou  tout  au 
moins  y  pressentir  beaucoup  de  vérité  ?  Mais  cette  impression, 
la  plus  propre  à  exciter  le  désir  de  pénétrer  plus  avant  dans  la 
nouvelle  doctrine  morale,  ne  pouvait  être  produite  avec  autant . 
de  force  et  de  clarté  par  les  quelques  pages  où  Villers  avait 
résumé  la  philosophie  pratique,  que  si,  au  lieu  de  commencer 
ce  résumé  par  la  théorie  de  la  liberté  transcendentale,  il  avait 
suivi  le  môme  ordre  que  Kant  dans  les  Fondements  de  la  méta- 
physique des  mœurs,  ordre  selon  lequel  on  part  de  la  cons- 
cience morale  commune,  pour  passer,  par  l'analyse  de  celle-ci, 
aux  principes  d'une  morale  .philosophique,  et,  de  là,  à  la  théo- 
rie de  la  liberté  transcendentale,  ou  explication  de  la  possibi- 
lité de  l'impératif  catégorique  qui  se  fait  entendre  à  tout 
homme  dans  la  conscience  morale  et  que  ces  principes  expri- 
ment (i)  Outre  que  cet  ordre,  présentant  le  fait  à  exijliquer 
avant  l'explication,  eût  fait  paraître  cette  théorie  plus  com- 
préhensible, il  eût  montré  que  celte  analyse  de  la  conscience 
morale,  ainsi  que  l'établissement  de  ses  principes,  suivant  les- 

(i)  C'est  à  pou  prés  ce  que  fit  remarquer  à  Villers  rnutour  d'un  compte 
rendu  de  son  livre  dans  \'Allgc)nei7ie  Littcralur-Zcilung,  léna,  6  et  7  août 
1802,   p.  303-504 


CONCLUSION  âaâ 

quels  elle  juge,  et  de  leurs  rapports  avec  la  raison,  conservent 
un  sens,  quoi  qu'on  vienne  ensuite  à  penser  de  cette  théorie; 
qu'ils  ont  indépendamment  de  cette  dernière  une  valeur,  un  in- 
térêt. Il  est  probable  que  Cousin  n'ait  pas  encore  su  bien  distin- 
guer qu'il  convenait,  dans  une  étude  attentive  aux  détails,  de 
commencer,  de  cette  façon, par  considérer  séparément  de  la  troi- 
sième les  deux  premières  sections  des  Fondements  de  la  méta- 
physique des  mœurs,  jointes  à  tout  ce  qui  y  correspond  dans 
la  Critique  de  la  raison  pratique  et  dans  les  autres  ouvrages 
de  Kant  sur  la  philosophie  pratique;  cependant  c'est  en  tant 
qu'il   se  conforma,  sriemmcnl  ou  non,  à  une  semblable  mé- 
thode, qu'il  arriva  à  se  faire  de  la  morale  kantienne  une  inter- 
prétation plus  claire,  qui  se  propagea  en  France  plus  largement 
que  ce  qu'on  avait  pu  en  apprendre  dans  le  livre  de  Villers, 
sans  être  pour  cela  aussi  superficielle  que  ce  qu'en  avait  dit 
M™®  de  Staël,  et  qui  fut  telle  qu'il  y  vit  plus  d'une  idée  bonne 
à  retenir  pour  construire  sa  morale  éclectique.  Il  aperçut,  jus- 
qu'à un  certain  point,  que  la  grande  impression  produite  par 
la  morale  kantienne  à  tous  ceux  qui  l'examinent  d'un  peu  près, 
leur  vient  de  ce  qu'ils  approchent  par  là  des  concepts  moraux 
pris  dans  toute  leur  pureté,  dégagés  de  tout  ce  qui  tient  plus 
ou  moins  de  l'intérêt,  des  inclinations,  de  la  crainte  ou  de  l'es- 
pérance, de  toutes  choses  auxquelles  les  empiristes  voulaient 
réduire  le  fait  de  la  conscience  morale  ou  avec  lesquelles  le 
mêlaient   et    le    confondaient    certains    philosophes   et    théolo- 
giens qui  subordonnaient  la  morale  aux  dogmes  religieux,  au 
lieu  d'en  faire  le  vrai  fondement  de  la  croyance  qui  peut  légi- 
timement s'y  attacher.  Il  eut  recours  autant  aux  Écossais  qu'à 
Kant  pour  soutenir  que  la  véritable  philosophie  de  l'expérience 
n'est  nullement  cet  empirisme  qui,  alors  qu'il  faudrait  obser- 
ver le  fait,  l'anajyser,  en  découvrir  toute  l'originalité,  s'efforce 
de  le  détruire,  de  le  faire  disparaître  en  l'absorbant  dans  une 
théorie  qui  vise  à  tout  assimiler  à  la  sensation,  aux  désirs  sen- 
sibles, à  tous  les  états  de  lesprit  composés  de  sensations  et  de 
ces  désirs.  Mais,  après  avoir  montré  que  la  conscience  morale 


324         LA  FORMATION   DE   LINFLUENCE   KANTIENNE   EN   FIVANCE 

est  un  fait  si  hétérogène  à  ces  états  et  aux  mobiles  et  motifs 
qui  en  dérivent,  qu'elle  leur  est  parfois  directement  opposée, 
Cousin  se  tourna  contre  les  Écossais,  mais  toujours  avec  Kant, 
pour  montrer  que  le  sentiment  moral,  tout  irréductible  qu'il 
est  aux  autres  données  sensibles,  doit  s'expliquer  par  autre 
chose  que  lui-même  et  dont  il  tient  précisément  son  caractère 
moral;  que  ce  scnliment,  en  tant  que  moral,  résulte  d'un  juge- 
ment porté  sur  la  valeur  morale  des  actions  à  l'occasion  des- 
quelles nous  l'éprouvons,  jugement  qui  se  règle  sur  le  rap- 
port qu'a  leur  motif  avec  une  idée  ou  un  principe  rationnels. 
Cousin  soutenait  qu'en  dernière  analyse  ce  jugement  repose 
sur  l'idée  rationnelle  du  bien,  tout  en  admettant  l'infaillibilité 
et  la  rationalité  du  principe  kantien  de  l'universalisation  des 
maximes.  L'attitude  qu'en  cela  l'école  éclectique  prenait  à 
l'égard  de  la  morale  kantienne,  se  dessinait  plu»  nettement 
chez  Jouffroy  :  il  acceptait  ce  principe  comme  un  critère 
infaillible  pour  discerner,  d'avec  les  maximes  et  les  actions 
mauvaises  moralement,  celles  qui  sont  moralement  bonnes; 
il  en  faisait  le  premier  principe  de  la  méthode  à  suivre  pour 
découvrir,  par  l'élude  de  ces  maximes  et  de  ces  actions,  la 
vraie  nature  du  bien;  mais  il  regardait  l'idée  du  bien,  auquel 
les  maximes  et  les  actions  ainsi  discernées  participent,  comme 
le  motif  qui  détermine  la  volonté  bonne,  la  volonté  raisonna- 
ble, à  suivre  ces  maximes  et  à  accomplir  ces  actes  :  c'était, 
pour  lui,  de  l'idée  du  bien  que  ce  principe  tenait  toute  sa 
force  impérative,  quoique  la  connaissance  du  bien,  auquel 
tendent  les  actions  que  le  devoir  nous  ordonne,  dépendît  de  la 
connaissance  du  devoir  et  de  la  connaissance  des  obligations 
qui  découlent  de  son  principe. 

Comme  les  éclectiques  se  donnaient  l'air,  par  leurs  affir- 
mations, de  eoncevoir  pour  la  formule  kantienne  de  ce  prin- 
cipe un  sens  qui  les  convainquît  de  pouvoir  définir  par  elle 
toutes  les  obligations  morales,  on  avait  bien  lieu  de  regretter 
qu'ils  n'eussent  point  dit  comment  se  résolvaient  pour  eux  les 
difficultés  qui  avaient  empêché  les  idéologues  de  lui  reconnaî* 


CONCLUSION  325 

tre  une  telle  poi  t(^e.  SI  Jonc  on  fait  à  Cousin  un  mérite  d'avoir 
enseigné  que  nicine  pour  une  philosophie  s'établissant  sur 
l'observation  et  sur  l'analyse  des  idées  il  y  a  plus  à  retenir 
de  la  morale  rationaliste  de  Kant  que  de  la  philosophie  empi- 
rique, il  faut  avouer,  en  revanche,  qu'il  s'est  trop  peu  soucié 
de  ces  difficultés,  inhérentes  au  formalisme,  qui  faisaient  dire 
à  Portails  que  le  principe  de  la  morale  kantienne  n'est  d'aucun 
usage,  ne  détermine  rien  s'il  n'est  complété  d'une  façon  ou 
d'une  autre,  et  que,  par  tout  ce  qu'il  laisse  ainsi  à  définir,  se 
prête  à  tous  les  abus.  La  signification  de  ce  principe  de  l'uni- 
versalisation est  demeurée,  de  la  sorte,  très  incertaine  chez  les 
philosophes  français  au  début  du  dix-neuvième  siècle;  à  tel  point 
qu'il  ne  nous  a  été  permis  que  de  conjecturer  ce  qu'elle  était 
pour  ceux  qui  en  proclamaient  hautement  la  parfaite  clarté  et 
l'entière  validité. 

Les  écrits  français  relatifs  au  kantisme  les  plus  étendus 
et  les  plus  nombreux  portaient  sur  la  Critique  de  la  raison 
pure.  Une  critique  de  la  raison  spéculative,  qui  prétend  décou- 
vrir les  conditions  sans  lesquelles  toute  connaissance  néces- 
saire serait  impossible,  et  fixer  les  limites  au  delà  de'squelles 
aucune  connaissance  n'est  possible,  devait  être  appréciée  se- 
lon la  plus  ou  moins  grande  rigueur  des  raisonnements  qui 
fondent  de  telles  décisions.  L'idéalisme  transcendental,  en  quoi 
consiste  la  critique  kantienne,  ayant  pour  objet  la  certitude 
apodictique  de  la  connaissance,  n'a  de  sens  que  par  sa  preuve, 
c'est-à-dire  par  ce  qui  tend  à  rendre  évidente  la  liaison  néces- 
saire de  cette  certitude  avec  l'idéalité  transcendentale  de  la 
cho§e  apodictiquement  certaine.  Les  différentes  manières  de 
l'interpréter  n'ont  de  valeur  que  dans  la  mesure  où  elles  sont 
différentes  tentatives  pour  faire  concevoir  cette  idéalité  de  ma- 
nière qu'une  telle  liaison  apparaisse.  Les  auteurs  des  premiers 
exposés  français  ont  su  généralement  qu'il  ne  suffisait  pas  de 
donner  des  indications  rapides  sur  cette  partie  du  kantisme, 
pour  faire  comprendre  l'importance  et  la  difficulté  du  pro- 
blème qui  y  était  posé  —  celui  de  la  possibilité  des  jugements 


326         LA  FORMATION  DE   L  INÎ'l.I  ENCL   RAN'IIENNE  EN  FnANCE 

synthétiques  a  priori  —  et  pour  persuader     que     l'idéalisme 
transcendcntal  marque  au  moins  un  pas  vers  sa  solution.  Ce 
qu'ils  en  montraient  faisait  assez  voir  qu'on  ne  devait  point 
se  contenter  d'une  étude  simplement  descriptive  du  système  ; 
mais  aucun  n'arriva  à  en  refaire  l'argumentation  de  manière 
qu'elle  apparût  avec  une  réelle  force  démonstrative.  La  crainte 
d'être  infidèles  au  texte  original  leur  ôtait  la  liberté  de  l'élu- 
cider.  Ils  y  auraient  porté  plus  de  lumière,   si,   abordant  les 
endroits,  tels  que  la  Dédaclion  transcendentale,  où  se  trouvent 
les  arguments  qui   sont  ceixsés   valoir  également  pour   toutes 
les  catégories,  ils  avaient  essayé  de  montrer  ce  que  ces  argu- 
ments  signifient   pour   chacune   d'elles,   ou   simplement   pour 
l'une  d'entre  elles,  et  comment  ils  contribuent  à  rendre  compte 
de  la  nécessité  et  de  l'universalité  du  principe  a  p/iori  corres- 
pondant à  la  catégorie  considérée.  Ainsi,  c'est  en  prenant  cons- 
tamment l'exemple  de  la  catégorie  de  cause  et  du  principe  de 
causalité,  que  nous  avons  pu  marquer  les  points  à  partir  des- 
quels  sont    en   défaut   leurs   explications   du   kantisme   ou   les 
explications     de     la     possibilité  des  jugements     synthétiques 
a  priori  qu'ils  croyaient  avoir  vues  chez  Kant.  Suivant  la  même' 
méthode,   nous   tentons   d'esquisser,    dans   un   appendice,    une 
interprétation  qui,  sans  différer  radicalement  de  celles  qui  re- 
présentaient pour  les  philosophes  français  de  ce  temps  le  cri- 
ticisme,   ait   plus   de   solidité    ;   c'est-à-dire   une   interprétation 
sur  laquelle  ils  eussent  pu  juger  celte  théorie  de  la  connais- 
sance  plus   favorablement   qu'ils   n'ont   fait,    tout   en   laissant 
cette  théorie  le  plus  possible  semblable  à  ce  qu'ils  en  savaient. 
Le   vice   des   seules   interprétations   qui   étaient   alors   connues 
en   France   excuse   l'éloignement  qu'on  y    témoignait   généra- 
lement pour  le  kantisme   ;  mais  c'est  plutôt  la  confusion  et 
l'obscurité  des  ouvrages  où  elles  étaient  exposées  qui  justifient 
l'oubli  où  ceux-ci  sont  tombés  ;  car  ce  même  vice,  le  même 
défaut  de  solidité,  n'est  pas  étranger  aux  façons  dont  la  phi- 
losophie de  Kant  a  été  par  la  suite  le  plus  fréquemment  traitée, 
et  le  moyen  de   l'atténuer   que   nous   proposons   ne   vaut  pas 


CONCLUSION  327 

moins  pour  les  interprétations  qui  ont  été  les  plus  divulguées, 
que  pour  les  exposés  par  lesquels  elles  ont  commencé  à  l'être 
en  France. 

Il    serait   difficile   d'apporter    à   l'histoire    des    interpréta- 
tions populaires  du  kantisme,  à  leur  examen  critique,  et  sur- 
tout à  leur  perfectionnement,  un  soin  qui  excédât  leurs  mé- 
rites ou  leur  importance  :  elles  ne  représentent  rien  de  moins 
que  le  résultat  du  travail  le  plus  malaisé  que  Kant  ait  désiré 
qui  se  fît  sur  son  œuvre.  Kant,  en  effet,  et  bien  qu'il  n'ait  pas 
daigné  s'y  employer  lui-même,  a  souhaité  que  ses  idées  fus- 
sent vulgarisées.  (2).  Ce  qu'il  blâmait  dans  les  a  philosophes 
populaires  »,  c'était  d'exiger  que  la  spéculation  philosophique 
fût  subordonnée  à  la  vulgarisation  de  ses  démarches  et  de  ses 
découvertes,   que  la  première  se  pliât  aux  commodités  de  la 
seconde,  que  celle-là  n'allât  point  où  l'on  ne  pût  qu'à  grand- 
peine  élever  celle-ci.   Ce  qu'il  blâmait,  en  somme,   c'était  de 
vouloir  qu'on  philosophât  toujours  de  telle  sorte  que  la  vulga- 
risation ne  fût  d'aucun  mérite,   c'était  de  rendre  inutile  une 
«    vulgarisation  philosophique    »    (3)    en    ne    tolérant    qu'une 
philosophie   vulgaire.    Approuvant  cette  vulgarisation   qui    ne 
doit  jamais  peser  sur  les  destinées  des  sciences  philosophiques, 
mais,  au  contraire,  se  régler  sur  elles,  Kant  ne  pouvait  qu'ap- 
prouver une  diffusion  d'une  autre  sorte,  intéressant  une  moins 
grande  multitude,  tendant  cependant  à  une  sorte  de  popularité 
et  dont  on  ne  saurait  aucunement  refuser  de  faire  cas,  si  ce 
n'est  par  le  plus  étroit  esprit  de  secte  ou  de  corps,  par  cet  es- 
prit   de    boutique    dont    Henri   Heine    s'est    moqué,    par   cette 
arrogance  dans  laquelle  ce  même  écrivain  disait  que  le?  phi- 
losophes  allemands   ont   donné   trop   volontiers  et  à   laquelle 
il  serait  assurément  très  ridicule  de  se  croire  pleinement  au- 
torisé de  ce  que  Kant  déniait  le  droit  d'écrire   sur  les  ques- 
tions qu'il   avait   traitées   à   ceux   qui    trouvaient    qu'il    l'avait 


(21  Fondcvicnts  de  la  métaphysique  des  moeurs,  trad.  Delbos,  p.  116-117. 
(3)  Ibid.,    p.    117. 


SaS         LA   FORMATION   l)E   l'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

fait  trop  peu  claircniciU  (4),  ou  de  ce  qu'il  n'a  jamais  su 
garder  une  bien  bonne  opinion  des  hommes  qui  sont  devenus 
ses  contradicteurs  (5).  La  philosophie  serait  dans  une  situa- 
tion singulière  par  rapport  aux  autres  sciences,  s'il  fallait  que 
lui  fût  interdite  la  popularité  dont  nous  voulons  parler  et  qui 
leur  convient  si  bien  qu'elle  est  un  facteur  de  leurs  progrès. 
De  même  qu'il  est  légitime  et  même  nécessaire  à  ces  progrès 
qu'une  théorie  scientifique  paraissant  avoir  quelque  valeur 
ne  se  communique  pas  seulement  de  son  inventeur  aux  hom- 
mes adonnés  au  même  ordre  de  recherches  que  lui,  mais  que, 
pour  qu'elle  reçoive  dans  d'autres  branches  du  savoir  et  des 
arts  toutes  les  applications  dont  elle  est  capable  et  développe 
ainsi  tout  ce  qu'elle  renferme  en  puissance,  elle  soit  commu- 
niquée à  la  fois  avec  une  grande  exactitude  et  à  un  grand 
nombre  d'hommes  cultivant  des  sciences  et  pratiquant  des 
arts  très  divers  (tels  que  l'art  médical,  les  arts  industriels,  etc.), 
et  qu'elle  soit,  en  ce  sens,  popularisée  ;  —  de  même,  si  un  sys- 
tème philosophique  n'est  pas  une  simple  affaire  d'école  ;  s'il 
est  autre  chose  que  ce  que  Schweighauser  croyait  de  celui  de 
Kant  en  le  jugeant  uniquement  bon  à  occuper  des  profes- 
seurs de  philosophie  et  à  exercer  la  subtilité  de  leurs  élèves  ; 
s'il  est  propre  à  enrichir  et  à  féconder  ce  qu'il  y  a  de  philo- 
siophique  dans  chacun  des  aspects  de  toute  l'activité  humaine, 
ce  système  doit  pouvoir  être  popularfsé  dans  le  sens  que  nous 
venons  de  désigner.  Mais  pour  les  systèmes  qui  n'ont  jamais 
cessé  d'être  diversement  interprétés  et  qui  en  cela  ne  parais- 
sent pas  se  transmettre,  même  aux  hommes  spécialement  ver- 
sés dans  le  genre  de  spéculations  auquel  ils  appartiennent, 
avec  autant  d'exactitude  qu'une  théorie  mathématique,  phy- 
sique ou  biologique  se  transmet  aux  praticiens  qui  en  exécu- 
tent les  applications  ;  pour  ce»  systèmes,  disons-nous,  il  ne 
peut  être  question  que  d'une  popularité  apparentée  à  la  vul- 
garisation par  une  commune  imprécision.  Refuser,  sous  pré- 
texte  qu'elles   sont   inexactes   et   souvent   imprécises,    de   tenir 

(4)  Préface    des    Prolégomènes. 
<5)  Fr.  Paulsen,   Immanuel  Kant,   Sluttgart,   1898,   p.  231,   noie. 


CONCLL'SION  S2Q 

Compte  des  interprc^tations  populaires  des  systèmes  philoso- 
phiques, ce  serait  donc  méconnaître  que  c'est  par  elles  qu'ils 
influent  sur  le  développement  de  la  pensée  et  de  l'action  hu- 
maines, que  c'est  grâce  à  elles  et  dans  la  mesure  de  ce  qu'elles 
valent  intrinsèquement  (c'est-à-dire  indépendamment  de  ce 
que  les  idées  qu'elles  présentent  sont  ou  non  l'image  fidèle 
des  doctrines  qu'elles  sont  censées  représenter)  que  les  philo- 
sophes n'ont  pas  travaillé  exclusivement  pour  eux-mêmes.  Il 
est  même  fort  douteux  que  les  plus  grands  d'entre  eux  eus- 
sent pu  sans  elles  travailler  toujours  efficacement  les  uns 
pour  les  autres.  C'est  assez  souvent  par  elles  qu'ils  tiennent  les 
uns  aux  autres,  s'il  est  vrai  que  les  penseurs  les  plus  origi- 
naux n'aient  pas  eu  tous,  relativement  à  l'histoire  de  leur 
science,  une  érudition  impeccable,  et  que  par  suite  il  leur 
soit  arrivé  d'apprécier  l'œuvre  de  leurs  prédécesseurs  d'après 
des  interprétations  plus  ou  moins  défectueuses  qui  se  trou- 
vaient répandues  de  leur  temps,  —  quand  ils  ne  s'en  sont 
pas  forgé  chacun  quelqu'une,  par  laquelle,  à  moins  qu'ils 
n'y  prissent  garde,  ils  risquaient  de  s'isoler  davantage  les 
uns  des  autres  comme  du  reste  des  hommes.  On  se  tromperait 
donc  assez  souvent  sur  la  filiation  des  systèmes  philosophiques, 
on  se  représenterait  fort  mal  l'influence  que  leurs  auteurs  ont 
reçue  les  uns  des  autres,  si  l'on  négligeait  l'histoire  des  inter- 
prétations communes  ou  populaires  de  ces  systèmes.  Et  cela 
paraît  vrai  de  Kant,  pour  les  rapports  de  son  système  avec 
ceux  qui  l'ont  précédé,  autant  qu'il  est  reconnu  que,  par 
exemple,  sa  façon  de  critiquer  Descartes  supposait  à  ce  der- 
nier d'autres  opinions  que  celles  qu'il  a  eues  ;  que  sa  réfuta- 
tion de  l'idéalisme  de  Berkeley  ne  laissait  pas  d'en  impliquer 
une  altération  préalable  ;  qu'il  appréciait  la  philosophie  de 
Leibniz,  celle  cru'il  avait  le  plus  étudiée,  surtout  d'après  ce 
que  Wolf  et  les  wolfiens  en  avaient  répandu  en  Allemagne  ; 
qu'il   comprenait  peu   de  chose   à   Spinoza   (6)    ;   que,   en   un 

(fi)  N.  K.  Smith,  Commentant,  p.  GOl.  On  a  môme  été  jvisqu'à  dire  que 
de  l'histoire  de  la  philosophie  il  avait  tout  oublié  ou  ignoré,  hormis  les 
connaissances  les  plus  courantes  dans  son  siècle.  Voy.  Lovcjoy,  Kant  and 
the  english  Platonists,  p.  271  et  280. 


330        LA  FORMATION  DE  l'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

mot,  sa  doctrine  se  rattachait  moins  directement  aux  doctri- 
nes du  passé  qu'à  des  interprétations  de  celles-ci  plus  ou 
moins  infidèles,  tantôt  propres  à  lui  même,  tantôt  communes 
à  ses  contemporains. 

Les  interprétations  du  kantisme  que  nous  avons  étudiées 
n'ont  certes  pas  trouvé,  du  moins  en  France  et  à  l'époque 
oi!i  elles  ont  apparu,  à  féconder  des  esprits  de  la  même  classe 
que  celui  que  nourrirent  chez  Kant  ses  connaissances  sur  l'his- 
toire de  la  philosophie.  Elles  ont  eu  cependant  sur  la  philo- 
sophie française  une  inllucnce  effective,  qui,  avec  Cousin,  de- 
vint assez  manifeste  pour  faire,  des  derniers  partisans  de 
l'idéologie  qu'il  comballail,  des  adversaires  fort  inquiets  du 
kantisme.  Ils  voyaient  ({ue,  pour  pousser  jusqu'à  son  ach^- 
vem.ent  la  réaction,  commencée  par  Royer-Collard  et  a..* 
moyen  de  la  philosophie  écossaise,  contre  leur  école  qu'à 
l'exemple  de  Villers,  Cousin  qualifiait  de  sensualiste,  ce  der- 
nier s'appuyait  sur  les  points  de  la  philosophie  de  Kant  qui 
lui  paraissaient  confirmer  celle  des  Écossais,  —  sur  la  res- 
semblance qu'il  apercevait  entre  ces  deux  philosophies  étran- 
gères, sans  peut-être  la  concevoir  aussi  nettement  que,  de  nos 
jours,  Andrew  Scth  l'a  définie  dans  sa  Scoilish  philosophy  (7). 
Il  est  vrai  que  par  la  suite  et  afin  de  faire  paraître  la  philo- 
sophie moderne  tolérable  à  des  hommes  timorés,  enclins  à 
se  rallier  à  la  politique  d'un  clergé  qui,  voulant  s'emparer 
de  l'enseignemen!  -mblic,  menaçait  «  de  nous  rejeter  vers  cette 
époque  de  ténèbres  oij  les  écoles  carlovingiennes  ne  connais- 
saient d'autre  philosophie  que  la  logique  péripatéticienne  ))(S), 
Victor  Cousin,  en  continuant  de  s'opposer  à  l'empirisme,  se 
réclama  de  plus  en  plus  de  Descartes,  ou  plutôt  d'un     oarié- 


(7)  Andrew  Seth,  Scottish  philosophy,  a  comparison  of  the  scoltish  and 
german  answers  to  Hume,  o'^  éclit.,  18Q0.  Sur  la  question  de  savoir  si  c'est 
à  bon  droit  que  Kant  accuse  Reid  d'avoir  mal  compris  Ikune,  voy.  un  cha- 
pitre des  Lectures  on  the  philosophy  ol  Kant,   par  «Sidgwick,   1905. 

(S')  V.  Cousin,  Drfciise  de  rUnivcrsilé  et  de  la  philosophie,  Paris,  1844, 
p.    116. 


CONCLUSION  33 1 

sianisme  alluni.  se  coiifou  Ire  avec  celui  de  Bossuet.  (9).  QuiffiT 
les  systèmes  allemands  liés  au  kantisme,  gour  se  retrancher 
dans  le  cartésianisme,  c'était  peut-être  rester  dans  le  cou- 
rant rationaliste  de  l'histoire  de  la  philosophie  que  Villcrs 
avait  signalé,  c'était  certainement  s'y  diriger  dans  le  sens  con- 
traire à  celui  qu'il  avait  donné  pour  le  sens  du  progrès.  Mais, 
comme  doivent  l'accorder  même  ceux  qui  prisent  peu  sa  j.  ro- 
pre  contribution  aux  études  kantiennes,  Cousin  n'en  ava't  p.is 
moins  laissé  bien  des  germes  de  ce  que  ces  études  devinrent 
en  France.  Les  connaissances  sur  le  kantisme  qu'il  avait  ré- 
pandues avaient  aussi  rempli  deux  de  ses  disciples,  Tis«ot  et 
Barni,  du  désir  de  les  parfaire,  non  moins  vif  et  peut-être  p!us 
constant  que  ne  l'avait  été  son  ardeur  à  surpasser  tout  ce 
qu'avant  lui  on  avait  écrit  en  ce  genre.  D'abord  ils  se  placè- 
rent en  assez  bonne  voie  d'y  parvenir,  en  tant  que  c'était  un 
bon  moyen  pour  faire  connaître  Kant  aux  Français  que  îe 
leur  traduire  ses  oeuvres  principales  ;  et  quel  que  soit  le  ju- 
gement qu'il  faille  porter  sur  le  résultat  de  leurs  efforts,  j1 
n'en  fut  jamais  fait  de  plus  grands  et  de  plus  persévérants, 
ni  dans  l'école  éclectique  ni  au  dehors,  pour  permettre  r.ux 
Français  d'apprendre  à  connaître  Kant  en  le  lisant.  Il  est  pos- 
sible que  cette  connaissance,  tirée  de  ces  traductions,  soit 
peu  exacte  ;  en  tout  cas,  on  ne  doit  point  oublier  qu'elle  a  été 
l'un  des  facteurs  les  plus  considérables  de  l'influence  kantienne 
en  France,  dans  la  seconde  moitié  du  dix-neuvième  .siècle.  Il 
n'est  pas  douteux,  par  exemple,  que  le  fondateur  du  néo-cri- 
ticisme  français  se  soit  beaucoup  servi  de  plusieurs  de  i^es 
traductions  au  moment  où  se  forma  sa  doctrine,  et  plus  que 
dans  ses  dernières  années,  alors  qu'il  les  conférait  avec  une 
récente  traduction  anglaise. 

Bien  des  motifs  permettent  de  ne  plus  sou-crire  aux  ob- 
jections des  éclectiques  contre  la  philosophie  de  Kant  :  on 
peut  estimer  que  ce  qu'ils  y  ont  trouvé  le  plus  à  reprendre 

(0)  Voy.  surtout  Du  vrai,   du  beau  et  du  bien,  dans  les  dernières  édi- 
tions. 


S32         t\  FOIAMAliCi.N   UK   L'iiM-LÛEiNCE   KANTIENNE   EN   FlUNGE 

n'en  c?t  pas  le  vrai  défaut,  et  ne  pas  y  reconnaîfe  tous  les 
sophisme^  qu'ils  ont  cru  y  voir.  Mais  on  n'aurait  sujet  de  re- 
procher à  Cousin  et  à  ses  disciples  de  les  avoir  faites,  réitérées 
et  développées,  que  si  elles  avaient  visé  à  dissuader  les  lec- 
teurs d'étudier  directement,  par  eux-mêmes,  la  do;trine  at- 
taquée. Or  ce  ne  fut  assurément  pas  leur  effet  ni  l'iiitenlion 
de  leurs  auteurs.  Elles  n'avaient  plus  rien  de  cet  esprit  de 
dénigrement  qui  avait  accompagné  ou  accueilli  les  premiers 
essais  français  sur  Kant  ;  elles  procédaient  plutôt  de  l'esprit 
convenable  à  tout  examen  critique  sans  lequel  la  meilleure 
exposition  impersonnelle  d'un  grand  système  philosophique  se- 
rait d'autant  moins  suffisante  et  explicite  qu'elle  supposerait, 
à  raison  des  matières  traitées,  plus  d'effort  de  la  part  de  celui 
qui  l'aurait  faite  et  en  exigerait  encore  beaucoup  de  ceux  pour 
qui  elle  serait  faite  ;  puisque  celui-là,  négligeant  de  révéler  par 
ses  propres  réflexions  sa  pensée,  aurait  manqué  à  mettre  en 
œuvre  tous  les  moyens  de  bien  faire  voir  à  ceux-ci  ce  qui  l'eût 
occupée,  l'objet  commun  de  leurs  efforts.  Nous  avons  remar- 
qué que  ce  fut  l'erreur  de  certains  commentateurs,  de  '?rij-ie 
qu'on  pouvait  suffisamment  expliquer  la  philosophie  de  Kant 
sans  s'expliquer  soi-même  sur  elle,  sans  montrer  comment  elle 
se  range  dans  l'esprit  qui  en  fait  l'acquisition,  comment  elle 
s'y  organise  ;  et  nous  avons  vu  dans  cette  erreur  la  raison 
principale  de  ce  que  leurs  exposés  parurent,  à  la  plupart  des 
lecteurs  français,  :''fléter  un  amas  d'idées  mal  digérées,  (l'est 
de  celte  même  erreur  que  les  éclectiques  furent  préservés  par 
leur  méthode,  qui  les  amenait,  après  avoir  analysé  les  doctri- 
nes dont  ils  écrivaient  l'histoire,  à  indiquer  le  choix  qu'à  leur 
avis  il  fallait  y  faire  et  à  déclarer  les  raisons  de  ce  choix.  Ce 
qu'ils  en  rejetaient  devenait  ainsi  l'objet  d'une  réfutation. 
Leur  réfutation  du  kantisme,  qu'on  est  généralement  conveim 
de  juger  abusive,  n'a  pu  lui  nuire  gravement  auprès  des  Fran- 
çais capables  d'en  poursuivre  l'étude  :  ceux-ci  devaient  bien 
avoir  déjà  observé  que  toute  réfutation  d'un  système  tel  que 
cehii  de  Kant  est   toujours  relative  à  une  certaine  interpréta- 


COXCLUSION  333 

tion,  dont  elle  est  en  quelque  sorte  le  complément.  A  le  bien 
prendre,  quand  il  s'agit  d'une  doctrine  aussi  illustre  et  si 
peu  sujette  au  décri,  la  sévérité  d'une  réfutation  atteste  avant 
tout  la  sévérité  de  son  auteur  à  l'égard  de  soi-même,  à  l'égard 
de  l'idée  qu'il  a  su  prendre  de  cette  doctrine.  Si  parfois  les 
objections  des  éclectiques  étaient  tellement  imprudentes  et  fu- 
tiles qu'elles  n'atteignaient  pas  même  le  kantisme  tel  qu'ils 
l'avaient  exposé,  et  qu'elles  restaient  encore  fort  au-dessous 
de  l'interprétation  qu'ils  en  avaient  donnée,  ils  ne  faisaient 
alors  que  dévoiler  combien  leur  conception  de  la  philosophie, 
en  général  était  faible  et  étroite,  combien  leur  éclectisme  était 
étourdiment  exclusif.  Lorsqu'au  contraire  elles  portaient  ef- 
fectivement contre  quelques  points  de  la  doctrine  qu'ils  avaient 
donnée  pour  celle  de  Kant,  cela,  pour  la  raison  que  nous  ve- 
nons de  dire,  laissait  à  tout  esprit  réfléchi  à  soupçonner  leur 
interprétation  d'être  fautive  :  ces  objections  devaient  paraître 
marquer  les  bornes  de  leur  compréhension  plutôt  que  des 
points  oij  le  criticisme  manquât  de  solidité  ;  car  ce  qu'ils 
avaient  fait  comprendre  du  système  de  Kant  avait  donné  une 
idée  assez  haute  de  son  génie  philosophique,  pour  qu'on  eût 
quelque  peine  à  croire  qu'elles  en  marquassent  vraiment  les 
défaillances.  Plus  leurs  objections  se  faisaient  pressantes,  plus 
elles  appelaient  les  philosophes  à  de  nouvelles  recherches  et 
leur  en  précisaient  la  direction  ;  loin  donc  que  leur  opposi- 
tion au  kantisme  fût  de  nature  à  en  arrêter  l'étude  en  France, 
elle  obligeait  de  la  poursuivre,  de  l'approfondir. 


APPENDICE 

La  théorie  kantienne  de  l'enlcndement,  ou,  pour  mieux 
dire,  du  rôle  de  l'enlendement  dans  la  détermination  de  l'ex- 
périence, peut  se  comprendre  d'une  manière  simple,  par  la- 
quelle celte  théorie  paraît  bien  plus  rigoureuse  que  dans  les 
premiers  exposés  qui  en  ont  été  donnés  en  France,  sans  que 
celte  manière  soit  tout  à  fait  étrangère  à  la  façon  de  philo- 
sopher la  plus  reçue  chez  ceux  qui  avaient  étudié  le  criticisme 
dans  ces  écrits. 

Les  idéologues  repoussaient  tous  le  kantisme,  parce  qu'ils 
ne  voulaient  reconnaître  aucun  principe  a  priori.  Quelques-uns, 
ou  tout  au  moins  Daunou,  lui  reprochaient,  en  outre,  de  s'é- 
chafauder  sur  des  hypothèses  invérifiables,  consistant  à  sup- 
poser à  la  pensée  d'autres  fonctions  que  celles  qui  apparais- 
sent à  l'observation  intérieure,  et,  notamment,  sur  des  hy- 
pothèses relatives  à  l'action  de  ce  qu'est  l'esprit  dans  le  mon- 
de inconnaissable  des  choses  en  soi,  exercée  sur  ce  qu'il  re- 
çoit des  choses  en  soi  autres  que  lui-m^me.  —  L'éclectisme  vint 
dissiper  les  préventions  contre  l'idée  d'une  connaissance  a 
priori.  De  plus,  il  interpréta  la  théorie  kantienne  de  la  con- 
naissance comme  un  sceplicisme  qui,  prélendant  enfermer 
toute  la  spéculation  légitime  dans  les  limites  du  monde  des 
phénomènes,  n'attribue  à  la  pensée  rien  qui  ne  soit  de  la  na- 
ture de  ce  qui  se  peut  révéler  à  la  conscience.  Ce  point  du  cri- 
ticisme, interprété  ainsi  par  les  éclectiques,  approchait  donc  de 
ce  qu'il  aurait  dû  cire,  au  gré  des  idéologues. 

L'idéalisme  transcendental  étant  entendu  d'une  manière 
semblable,  il  devient  possible  qu'il  soit  une  théorie  selon  la- 
quelle la  connaissance  a  priori,  non  fondée  sur  l'expérience, 
fonde  l'expérience  {autrement  dit,  une  théorie  selon  laquelle 


AfPKNDICK  335 

la  connaissance  a  priori,  qui  ne  se  règle  pas  sur  l'expérience, 
règle  l'expérience)  ;  puisqu'une  connaissance  est  un  jugement, 
et  que  juger  est  une  des  fonctions  de  l'esprit  que  nous  pou- 
vons avoir  conscience  d'exercer.  Nous  allons  essayer  d'indi- 
quer comment  peut  s'établir  et  se  justifier  une  interprétation 
de  cette  sorte.  Rappelons  une  fois  de  plus,  mais  sommairement, 
la  difficulté  que  cet  idéalisme  avait  à  résoudre  ;  nous  verrons 
ensuite  quelle  solution  elle  en  reçoit  quand  on  le  conçoit 
comme  nous  venons  de  k  dire. 

La  thèse  essentielle  de  l'idéalisme  transcendental  est  que 
«  nous  ne  connaissons  a  priori  des  choses  que  ce  que  nous  y 
mettons  nous-mêmes  ».  Selon  Kant,  le  principe  de  causalité 
est  une  connaissance  a  priori  ;  nous  savons  a  priori  qu'à  tout 
phénomène  B  correspond  un  phénomène  A  tel  que  chaque  fois 
que  ce  phénomène  A  arrive,  le  phénomène  B  suit.  Donc,  pour 
cet  idéalisme,  c'est  nous-mêmes  qui  mettons  cette  régularité 
dans  la  succession  des  phénomènes,  c'est  nous  qui  faisons  que 
l'ordre  dans  lequel  ils  se  succèdent  est  toujours  le  même.  Mais, 
comme  Kant  en  a  fait  assez  clairement  la  remarque  (i),  il  est 
fort  difficile  de  le  démontrer,  même  après  qu'on  a  fait  de  la 
causalité  une  catégorie  ou  forme  de  l'entendement  ou  de  la 
pensée  ;  au  lieu  qu'il  est  bien  évident  que  les  formes  d'es- 
pace et  de  temps  des  phénomènes  leur  viennent  de  nous,  dès 
qu'on  a  admis  qu'elles  sont  les  formes  de  la  sensibilité.  L'es- 
pace et  le  temps  étant  les  formes  de  notre  sensibilité,  le  fait 
que  nous  percevons  les  choses  dans  l'espace  et  le  temps  ré- 
sulte de  la  nature  de  notre  faculté  de  percevoir  ;  ces  formes  sont 
imposées  aux  choses  par  notre  sensibilité,  donc  par  nous-mê- 
mes. La  causalité  étant  une  forme  de  la  pensée  ou  entende- 
ment, il  en  résulte  que  nous  pensons  a  priori  (c'est-à-dire  in- 
dépendamment du  fait  que  nous  percevons  des  suites  régu- 
lières) que  les  phénomènes  se  succèdent  régulièrement.  Mais 
penser  n'est  pas  percevoir.  Pour  percevoir,  il  faut  sentir  ;  et 
penser  n'est  pas  non  plus  sentir,  autrement  il  n'y  aurait  pas 

(1)  Critique  de  la  rais,  pure,  Kehrb.,  p.  106-108  ;  Trem.,  p.  121-122. 


336    LA  FOnM\TIO.N  HE  1,'lNFI.URNCF.  KA^TIK^^E  EN  FRANCE 

de  pensée  a  priuri,  iiidcpendanle  de  la  sensation  et  de  la  per- 
ception.On  ne  peut  donc  pas  dire  que  notre  pensée  fasse  la 
régularité  qu'il  y  a  dans  la  succession  de  nos  sensations,  sans 
laquelle  il  n'y  aurait  jamais  de  régularité  dans  la  succession  de 
nos  perceptions,  sans  laquelle  nous  ne  percevrions  jamais  de 
suites  régulières  de  phénomènes.  Et  puisque  les  phénomè- 
nes sont  essentiellement  des  choses  sensibles,  comment  affir- 
merait-on que  c'est  noire  pensée  qui  fait  la  régularité  de  leur 
succession,   comme   l'idéalisme   transcendental   le  prétend    P 

Rassemblons  les  raisons  les  plus  forles,  données  par  Kant 
et  par  plusieurs  de  ses  commentateurs,  qui  puissent  soutenir 
ce  point  capital  de  l'idéalisme  transcendental,  et  nous  aurons 
par  là  indiqué  comment  doit  s'entendre  cette  affirmation, 
pour  qu'elle  soit   légitime  ou,   du  moins,   vraisemblable. 

Tout  le  monde  sait  distinguer  l'ordre  de  la  succession  des 
perceptions,  qui  est  une  suite  d'états  de  conscience,  d'avec 
l'ordre  de  la  succession  des  phénomènes  réels,  ou  suite  des 
événements.  Regardant  une  maison,  nous  voyons  la  porte, 
puis  les  fenêtres,  puis  le  toit  ;  Tordre  dans  lequel  ces  percep- 
tions se  succèdent  ne  représente  pas  une  suite  d'événements, 
puisque  en  réalité  la  porte,  les  fenêtres,  le  toit,  existent  si- 
multanément. Au  contraire,  si  nous  suivons  des  yeux  un  ba- 
teau qui  parcourt  une  rivière,  l'ordre  de  succession  des  per- 
ceptions de  ses  positions  coïncide  avec  l'ordre  dans  lequel  il 
occupe  successivement  ces  positions.  Dans  le  premier  cas,  il 
n'y  avait  qu'une  succession  subjective  de  perceptions  ;  dans  le 
second  cas,  il  y  a  une  succession  objective  d'événements  (2). 
Les  perceptions  seules  ne  suffisent  donc  pas  à  nous  donner  la 
place  dans  le  temps  des  phénomènes  réels  ;  elles  ne  nous  per- 
mettent pas  de  décider  si  les  choses  que  nous  percevons  les 
unes  après  les  autres  se  succèdent  réellement  ou  si  elles  exis- 
tent simultanément,  ou  si  elles  existent  en  effet  les  unes  après 
les  autres,  mais  dans  un  ordre  différent  de  l'ordre  dans  lequel 
elles  ont  été  perçues,  comme  cela  arrive  lorsque  nous  voyons 

(2)  Ibid.,    Kchrb.,   p.    181   et  suiv.  ;   Trem.,    p.   2i-2  et  suiv. 


APPENDICE  337 

au  loin  les  mouvements  d'une  troupe  et  entendons  ensuite  la 
voix  de  son  chef  qui  les  commande  (3).  Nos  perceptions  clant 
■toujours  successives,  comment  pouvons-nous  donc  savoir, 
qu'est-ce  qui  nous  fonde  à  dire,  que  tantôt  leurs  objets  sont 
simultanés,  que  tantôt  ils  se  succèdent  aussi  et  dans  le  même 
ordre  qu'elles,  que  tantôt  ils  se  succèdent  dans  un  autre  or- 
dre ?  Qu'est-ce  qui  rend  possible  la  connaissance  de  l'ordre 
objectif  des  phénomènes  ? 

Puisque  les  perceptions  ne  peuvent  à  elles  seules  fon- 
der cette  connaissance,  celle-ci  doit  reposer  sur  un  princip-e 
difi'érent  d'elles,  elle  suppose  une  connaissance  indépendante 
de  la  perception,  une  connaissance  qui  ne  se  fonde  pas  sur 
la  perception,  c'est-à-dire  une  connaissance  a  priori.  Il  faut 
que  nous  sachions  0  priori  quelque  chose  de  l'ordre  de  la  suc- 
cession des  phénomènes.  Ce  que  nous  en  savons  ainsi,  c'est, 
comme  il  a  été  dit  plus  haut,  que  tout  phénom^ène  arrive  après 
un  autre  phénomène  après  lequel  il  arrive  toujours  :  tous  les 
phénomènes  arrivent  suivant  «  la  loi  de  la  liaison  de  la  cause 
et  de  l'effet  ».  —  Il  n'est  pas  besoin  de  rappeler  qu'une  telle 
connaissance  a  pu  s'acquérir  au  cours  de  l'expérience,  acquisi- 
tion qu'il  appartient  à  la  psychologie  de  décrire  ;  et  que  c'est 
sa  vérité  qui  ne  peut  se  fonder  sur  l'expérience,  non  seulement 
parce  que  notre  expérience,  toujours  bornée  à  l'observation 
de  quelques  faits,  est  impuissante  à  en  vérifier  l'universalité, 
mais  surtout  parce  que  l'expérience  des  faits  objectifs,  dont  ce 
principe  est  la  loi,  est  toujours  fondée  sur  cette  connaissance, 
sur  ce  principe.  Ainsi  que  nous  allons  le  montrer,  «  nous 
avons  besoin  de  ce  principe  pour  reconnaître  quelle  succes- 
sion, en  somme,  est  objective.  »  (4) 

Comme  ce  que  nous  venons  de  dire  permet  déjà  de  le 
soupçonner,  et  comme  la  suite  achèvera  de  le  faire  voir,  les 
sens  ne  suffisent  pas  à  nous  donner   un   objet.   L'objet,   cor- 

(3)  A.   Riehl,  Philosophie  der  Grgemcart,  ô^  édit.,   Il'OS,   p.   1-23. 
(^i)  Riehl,    Hclmhollz   et   Kanf,    Revue   de   métaphysique    et   de    morale, 
1904,  p.  500. 


338         LA   FORMATION   DE   l'iNFLUENCE  KANTIENNE   EN   FRANCE 

relatif  du  sujet,  du  «  je  pense  »,  n'est  jamais  simplement  sen- 
ti ;  il  est  pensé,  c'est  un  concept  de  l'entendement  (5).  En  tant 
qu'objet  du  seul  entendement  pur,  c'est  un  x  ir^dctermina- 
ble,  c'est  quelque  chose  dont  nous  ne  pouvons  rien  savoir  (6). 
En  tant  qu'objet  de  l'expérience  possible,  existant  dans  l'espace 
et  le  temps,  c'est  un  phénomène  que  nous  connaissons  a  priori 
et  que  nous  pouvons  connaître  a  posteriori.  Ce  que  nous  sa- 
vons a  prioi'i  de  l'ordre  des  phénomènes,  le  principe  de  cau- 
salité, et  tous  les  principes  de  l'entendement,  constituent  en- 
semble toute  notre  connaissance  a  priori  des  objets,  notre 
représentation  a  priori  de  la  nature  en  général,  le  schème  de 
la  nature  (7).  Cette  représentation  schématique  est  la  règle 
de  l'enchaînement  de  tous  les  objets  de  l'expérience  possible, 
règle  qui  est  leur  unité,  en  laquelle  consiste  leur  qualité  d'ob- 
jet, leur  objectivité  ;  unité  qui  n'est  autre  que  celle  du  a  je 
pense  »,  l'unité  de  la  conscience  de  soi  ou  du  sujet.  Nos  percep- 
tions ne  peuvent  être  une  représentation  d'objets  que  dans  leur 
union  ou  leur  accord  avec  cette  représentation  schématique. 
Les  schèmes  purs  s'alliant  aux  perceptions,  les  perceptions  se 
soumettant  à  ces  schèmes,  deviennent  la  «  connaissance  par 
perceptions  liées  »  ou  expérience  ou  connaissance  de  la  nature. 
Comment  toute  la  nature  se  soumet  aux  schèmes  et  aux 
principes  de  notre  entendement  ;  comment  notre  connaissance 
indépendante  de  l'expérience  règle  l'expérience  ;  comment, 
en  particulier,  nous  imposons  à  tous  les  phénomènes  la  ré- 
gularité selon  laquelle  nous  savons  a  priori,  par  le  principe 
de  causalité,  qu'ils  se  succèdent  ;  c'est  ce  qu'il  est  maintenant 
aisé  de  comprendre  par  les  exemples  que  nous  avons  cités. 
Nous  ne  pouvons  regarder  comme  réel,  comme  objectif,  nul 
événement  ou  phénomène  que  nous  ne  regardions  comme 
conforme  au  principe  de  causalité,  comme  arrivant  toujours 

(5)  Der  Gcgenstand  liegt  nionials  unmiltelbar  ini  Sinncseindruck,  son- 
dern  wird  durch  die  reinon  Funklionen  des  Verstandes  zu  ilini  hinzuge- 
dacht.   »   Cassirer,   Das  Erkcnntnissproblcm,   2"  édit.,  T.   II,   p.  681. 

(C)  Critique  de.  la  rais,  pure,  Kehrb.,  p.  2j4  ;  Trem.,  p.  264. 

(7)  Ibid.,   Kehrb.,  p.  222  ;  Trem.,  p.  251. 


APPENDICE  SSg 

et  nécessairement  après  que  certains  autres  sont  arrivés.  Si 
nous  sommes  fondés  à  dire  que  réellement  le  commandement 
du  chef  a  précédé  les  mouvements  de  la  troupe,  c'est  que 
nous  savons  que  le  commandement  a  été  l'une  des  causes,  et 
non  l'effet,  de  ces  mouvements,  et  que  l'inversion  de  l'ordre 
des  perceptions  a  été  l'effet  de  la  différence  entre  la  vitesse 
de  la  propagation  de  la  lumière  et  celle  de  la  propagation 
du  son.  Tant  que  nous  ne  possédons  pas  l'explication  causale 
des  phénomènes,  tant  que  nous  ne  leur  avons  pas  assigné  une 
place  dans  un  enchaînement  nécessaire  de  toutes  les  choses, 
nous  ne  sommes  pas  en  droit  d'affirmer  qu'ils  sont  objectifs, 
qu'il  y  a  place  pour  eux  dans  l'ordre  réel  des  choses,  qu'ils 
ne  sont  pas  illusoires  ;  et  tout  jugement  que  nous  portons 
sur  eux  reste  révisable  (S).  Un  léger  renflement  que  nous 
voyons  se  former  et  se  déplacer  sur  un  voile,  est  un  fait  réel, 
s'il  est  l'effet  d'un  soufle  gonflant  le  voile  ;  c'est  une  illusion, 
si  l'ombre  par  laquelle  un  renflement  est  visible  est  l'effet 
d'un  corps  opaque,  mobile  et  interceptant  partiellement  la 
lumière  dont  le  voile  est  éclairé.  Nous  nous  représentons  comme 
simultanées  les  parties  de  la  maison  que  nos  perceptions  nous 
donnent  successivement,  parce  que  nous  croyons  savoir  que 
cette  succession  apparente  n'est  que  l'effet  du  mouvement  de 
nos  yeux  ou  du  changement  de  direction  de  notre  regard  ou 
de  notre  attention  (et  aussi  parce  que  nous  pensons  que  le 
toit,  par  exemple,  agit  sur  les  murs,  sur  lesquels  il  repose, 
et  que  les  murs  réagissent  sur  le  toit  qu'ils  supportent  ;  ce 
que  nous  ne  pouvons  penser  qu'au  moyen  du  principe  a  priori 
de  la  communauté  ou  «  principe  de  la  simultanéité  suivant  les 
lois  de  l'action  réciproque  »).  Expliquer  une  perception  ou 
apparence  comme  illusoire,  c'est  donc  encore  la  rattacher 
à  d'autres  phénomènes  suivant  des  lois,  et  c'est  cette  explica- 
tion seule  qui  nous  autorise  à  tenir  cette  perception  pour  il- 

(8)  Creighton,    Is    the    transcendendal    Bgo    an    immcaning    conception  f 
Philosoplncal   Review,   1897,   p.    165   et   suiv. 


54Ô         La  formation  de  l'influence  kantienne  en   FRANCE 

lusoire  (9).  C'est  toujours  par  quelque  principe  a  priori  dé 
l'entendement,  que  nous  distinguons  l'illusion  de  la  réalité  : 
les  phénomènes  réels  •sont  cohérents,  s'enchaînent  dans  un 
ordre  constant  ;  les  apparences  incohérentes,  dont  les  objets 
prétendus  seraient  contraires  à  cet  ordre,  sont  des  illusions, 
des  rêves.  Bien  plus,  sans  les  schèmes  et  les  principes  o  priori, 
il  n'y  aurait  pas  même  d'illusions,  les  perceptions  seraient 
moins  qu'un  rêve  ;  car  aucune  illusion,  aucun  rêve  n'est  abso- 
lument incohérent  :  chaque  illusion,  de  même  que  chaque 
rêve,  a  au  moins  une  certaine  cohérence  interne,  en  vertu  de 
laquelle  nous  les  jugeons  d'accord  avec  le  schème,  sans  la- 
quelle l'illusion,  ou  le  rêve,  n'aurait  nul  objet,  ne  nous  présen- 
terait rien  que  nous  pussions  prendre  pour  une  réalité  ;  sans 
laquelle,  par  conséquent,  elle  ne  serait  pas  illusoire.  Le  schè- 
me est  la  condition  a  priori  de  toute  représentation  d'objet, 
vraie  ou  illusoire  ;  des  représentations  sont  vraiment  objec- 
tives ou  sont  illusoires,  selon  la  manière  dont  elles  s'unissent 
avec  le  schème,  selon  que  les  phénomènes  qu'elles  représen- 
tent peuvent  ou  non  s'insérer  dans  le  système  bien  enchaîné, 
unique,  de  la  nature, —  selon  que,  s'unissant  au  schème  posé 
a  priori,  comme  des  fils  viennent  s'insinuer  et  s'entrelacer 
dans  un  canevas,  elles  le  remplissent  comme  d'une  broderie 
unique,  bien  qu'immense  et  infiniment  variée  dans  son  des- 
sin et  ses  nuances,  ou  qu'elles  y  brodent  une  multitude  de 
figures  assez  cohérentes  en  elles-mêmes,  mais  séparées  les 
unes  des  autres  ou  n'ayant  entre  elles  que  des  rapports  de 
discordance.  C'est  donc  toujours  grâce  à  ce  schème  de  la  na- 
ture, constitué  et  posé  a  priori  par  les  principes  de  notre  en- 
tendement, qu'il  existe  des  phénomènes  réels  et  aussi  des 
apparences  illusoires,  et  que  nous  faisons  la  distinction  de 
ceux-là  d'avec  celles-ci.  De  cette  façon,  par  celle  antériorité 
logique  de  ces  schèmes  et  de  ces  principes  par  rapport  aux 
phénomènes,    s'explique   la   conformité    de    ces   derniers   aux 

(9)  Caird,    The  crilical  philosophy   o(  Kant,    T.   I,   p.   593,   voy.   sussi 
p.  248  et  suiv.,  5-22,  biH,  ùU2,  lui. 


A^PE^DiCB  i>4l 

premiers.  En  ce  sens  on  peut  dire  que  la  régularité  de  la  suc- 
cession des  phénomènes  leur  est  imposée  par  nous,  (lo) 

Mais  toute  cette  explication  laisse  irrésolue  la  plus  grande 
difficulté.  Elle  fait  bien  comprendre  que  sans  les  catégories 
et  les  principes  a  priori,  les  sens  sont  aveugles,  ne  nous  font 
percevoir  aucun  objet  ;  que,  d'autre  part,  ces  éléments  a 
priori  sont  eux-mêmes  uniquement  la  forme  vide  des  objets, 
le  schème  de  tous  les  objets  ou  d'une  nature  possibles  ;  et  que 
l'expérience  des  objets,  la  connaissance  de  la  nature  réelle, 
n'existe  que  par  l'union  de  ces  éléments  a  priori  et  des  don- 
nées sensibles.  Mais  pour  que  nous  connaissions  par  là  des 
objets  (et,  par  conséquent,  pour  que  nous  connaissions  notre 
propre  sujet,  c'est-à-dire  pour  que  nous  ayons  conscience  de 
nous-mêmes),  il  ne  suffit  pas  qu'à  notre  pensée,  possédant 
originairement  le  schème  de  toute  nature  possible,  des  sensa- 
tions quelconques  soient  données,  il  faut  que  des  sensations 
lui  soient  données  dans  un  certain  ordre.  Chaque  fois  que 
nous  voyons  un  morceau  de  cire  approcher  du  feu,  nous  le 
voyons  fondre.  Si  nous  ne  percevions  pas  des  phénomènes 
(tels  que  le  rapprochement  du  feu  et  de  la  cire)  après  les- 
quels nous  en   percevons   invariablement   certains  autres  (tels 

(10)  Cassirer,    Das    Eikennlnissproblem,    T.    II,    p.    67-2-673. 

La  causalité  dans  la  nature  est  l'enchaînement  nécessaire  qu'il  y  a 
entre  les  phénomènes  en  tant  qu'ils  se  succèdent,  ou  la  liaison  de  leurs 
changements  ;  c'est  l'unilc  de  la  pensée  empreinte  dans  le  changement  ou 
la  succession.  L'entendement,  soumettant  les  phénomènes  à  sa  loi  de  cau- 
salité, en  fait  une  suite  ohjective,  ramène  leur  succession  à  l'unité  d'un  ob. 
jet  ;  il  en  fait  un  olijf^t,  corrélatif  nécessaire  du  sujet,  par  cela  même  qu'il 
leur  impose  l'unité  d'un  objet,  dons  laquelle  s'esprirne  comme  dans  son 
corrélatif  ou  comme  par  son  reflet  l'unité  de  la  conscience  de  soi  ou  unité 
du  sujet  ;  unité  de  cohérence,  ainsi  que  Villers  l'appelait,  qui  est  la  forme 
fondamentale  de  toute  notre  penrée,  la  loi  universelle  de  toutes  les  fonc- 
tions de  notre  entendement,  dont  les  catégories  sont,  en  quelque  sorte,  les 
diverses  déterminr.lions  pures.  Ce  que  sont  les  catégories,  il  est  vrai,  n'est 
pas,  selon  Kant,  tellement  détcrminable  par  ce  qu'est  l'unité  de  la  cons- 
cience de  soi,  que  nous  puissions  savoir  pourquoi  elles  sont  «  de  cette 
sorte  et  de  ce  nombre  «  (C;i(.,  §  21).  En  le  déclarant,  Kant  a  peul-ctro, 
pensé  qu'elles  sont  déterminées  aussi  par  quelque  chose  d'inconnai.->sabIe, 
par  le  noumène  auquel  le  sujcî  —  le  «  je  pense  »  et  son  unité  —  est 
attaché. 


3^2         LA   FOnMATION  I)E   l'inFLUENCE  KANTIENNE  EN  FnANCE 

que  la  fusion  de  la  cire),  notre  concept  de  cause  resterait 
vide.  Si  nous  cessions  d'avoir  de  ces  sensations  (comme  celles 
au  moyen  desquelles  nous  percevons  le  rapprochement  du 
feu  et  de  la  cire)  après  lesquelles  nous  éprouvons  toujours 
certaines  autres  sensations  (comme  celles  qui  composent  no- 
tre perception  de  la  fusion  de  la  cire),  une  telle  incohérence 
de  nos  états,  dont  nous  ne  pourrions  tirer  aucune  représen- 
tation d'objets,  serait  la  rupture  de  l'unité  de  notre  cons- 
cience, la  dissipation  de  nous-mêmes  dans  ces  sensations 
éparses  et  incoordonnables.  Le  «  je  pense  »  ne  les  accompa- 
gnerait plus  comme  leur  sujet  un  et  identique  ;  nous  n'au- 
rions plus  conscience  d'elles  comme  nôtres,  comme  d'états 
nous  appartenant  ;  car  «  j'aurais,  dit  Kant,  un  moi  aussi 
divers  et  d'autant  de  couleurs  qu'il  y  a  de  représentations  dont 
j'ai  conscience  »  (ii). 

D'où  vient  donc  cet  ordre  dans  la  succession  de  nos  sen- 
sations, cet  ordre  qui  rend  possible  la  perception  des  succes- 
sions régulières,  l'application  du  concept  de  cause  et,  par  suite, 
la  connaissance  des  objets  de  la  nature  et  la  conscience  de 
nous-mêmes  comme  du  sujet  de  toutes  ces  sensations  ?  Pour 
cette  question  on  peut  imaginer  au  moins  trois  réponses  dif- 
férentes. 

1°  Cet  ordre  des  sensations  résulte  de  l'action  de  la  chose 
en  soi,  de  même  qu'en  résulte  tout  ce  que  nous  connaissons 
d'elles  par  elles,  c'est-à-dire  tout  ce  que  nous  en  connaissons 
a  posteriori. 

2°  Cet  ordre  vient  de  nous-mêmes.  Il  résulte  d'un  acte 
que  nous  ne  pouvons  pas  plus  avoir  conscience  d'exercer  que 
s'il  était  un  acte  des  choses  en  soi,  il  résulte  d'un  acte  qui  est 
hors  du  temps  comme  le  serait  un  acte  des  choses  en  soi  ; 
puisque  autrement  cet  acte  de  l'esprit  serait  un  phénomène  et 
supposerait,  à  son  tour,  un  autre  acte  qui  rendît  compte  de  sa 
régularité   dans   le    temps,    de   la    régularité    de   ses   moments 

(11)  Cit.  (h'   In   mis.    pure,    Kclirb.,   p.   061  ;   Trem.,   p.    132,   2«  édil.  ; 
voy.  ;iussi  Kclirl»,   p.    iril  ;  Trem.,   p.   158,   f^  édition. 


'Successifs  ou  simultanés.  L'acte  qui  produit  cet  ordre  des  sen- 
sations est  de  la  même  nature,  pour  notre  conscience,  que 
l'acte  qui  produit  ces  sensations  elles-mêmes.  L'un  ne  peut 
pas  se  manifester  à  nous  autrement  que  l'autre.  Pour  arriver 
à  concevoir  qu'un  tel  acte  soit  néanmoins  un  acte  de  notre 
esprit,  il  suffît  de  se  rappeler  que  la  suite  de  tous  nos  états, 
y  compris  nos  sensations,  ne  peut  pas  produire  le  moi  auquel 
ils  appartiennent  comme  à  leur  sujet,  la  conscience  une  et 
identique  qui  les  enveloppe  ;  et  que,  par  conséquent,  le  moi 
suppose  nécessairement  un  acte  par  lequel  notre  conscience 
est  engendrée  de  manière  qu'elle  tend  (en  toutes  ses  parties 
successives  ou  simultanées)  à  ne  former  qu'une  seule  cons- 
cience, un  moi  un  et  identique.  Cela  étant  admis,  il  est  fa- 
cile de  supposer  que  cet  acte,  qui  peut  être  dit  nôtre,  soit 
aussi  ce  qui  fait  que  les  sensations  et  tous  les  autres  états 
de  conscience  arrivent  seulement  dans  l'ordre  sans  lequel  la 
conscience  ne  parviendrait  jamais  à  cette  unité  et  ne  renfer- 
merait jamais  la  représentation  d'aucun  objet.  Ainsi,  cet  ordre 
serait  ce  que  nous  imposons  nous-mêmes  à  nos  sensations  ;  il 
serait  ce  qui  résulte  de  ce  que  nous  ne  pouvons  recevoir  des 
impressions   que   selon   notre  propre   nature. 

3°  Cet  ordre  n'est  vraiment  expliqué  par  aucune  des  deux 
hypothèses  précédentes  ;  ni  l'une  ni  l'autre  ne  peut  être  ri- 
goureusement démontrée. 

Nous  pouvons  remarquer  tout  de  suite  que  si  l'on  veut, 
malgré  Kant,  tenir  pour  absurde  la  notion  de  chose  en  soi, 
la  première  réponse  reviendra  à  dire  que  cet  ordre  doit  s'expli- 
quer de  la  même  manière  que  tout  ce  qui  est  connu  a  pos- 
teriori ;  et,  comme  Kant  explique  par  la  chose  en  soi  ce  qui 
est  ainsi  connu,  que  cet  ordre  est  laissé  sans  explication  dans 
son  système.  Par  là,  la  première  réponse  ne  serait  pas  tout  à 
fait  réduite  à  la  troisième,  puisque  dans  celle-ci  on  se  garde 
bien  de  soutenir  que  cet  ordre  doive  recevoir  la  même  expli- 
cation que  ce  qui  est  connu  a  posteriori. 

La  seconde  réponse,  ou  une  autre  semblable,  est-elle  se- 


34/i         LA  FORMATION  DE  l'iNFLUENCE   KANTIENNE  EN  FRANCK 

Ion  ropiîiion  de  Kant  ?  L'acte  qui  y  est  défini  n'ei?t-il  pas  ce 
que  Kant  concevait  et  admettait  comme  la  condition  sans  la- 
quelle ((  ce  serait  quelque  chose  de  tout  à  fait  accidentel  que 
des  phénomènes  pussent  se  ran^'er  dans  un  enchaînement  des 
connaissances  humaines  ?  »  (ra)  S'il  faut  entendre  ainsi  la 
CrUiquc,  cet  acte  est  ce  que  des  commentateurs  ont  appelé 
«  une  opération  qui  a  lieu  dans  les  régions  profondes  de  l'a- 
perception  transcendentale  »  (i3),  «  une  action  préconsciente 
transcendentale  de  l'imagination  productrice  »  (i/j),  «  les  con- 
ditions nouménales  de  l'unité  de  la  conscience  de  soi  »  (i5). 
Comme  nous  l'avons  reconnu,  il  est  peut-être  [)lu3  facile 
de  faire  paraître  d'accord  avec  le  texte  de  Kant  une  telle 
intcrprélalion,  que  de  donner  la  mcme  apparence  à  une  autre; 
mais  il  est  incomparahlement  plus  difficile  de  donner  une 
preuve  satisfaisante  d'un  acte  transcendental  conçu  d'une  sem- 
blable manière.  Si,  pour  qu'il  n'y  ait  rien  d'accidentel  dans  le 
fait  que  les  phénomènes  peuvent  se  ranger  dans  un  enchaîne- 
ment des  connaissances  humaines,  il  faut  qu'il  y  ait  un  acte 
qui  fasse  que  nos  sen?ations  arrivent  dans  l'ordre  que  nous 
avons  dit,  pourquoi  supposerait-on,  en  outre,  que  cet  acte  et 
ceux  qui  produisent  les  déterminations  particulières  des  phé- 
nomènes ne  sont  pas  les  actes  d'une  même  chose  ?  Pour  que 
cette  supposition  devînt  une  vérité  démontrée  dans  une  phi- 
losophie transcendentale,  il  faudrait  démontrer  que  si  cet  acte 
n'était  pas  nôtre,  dans  le  sens  que  nous  avons  défini,  nous 
n'aurions  pas  une  connaissance  a  priori  de  ce  qui  en  résulte. 
Quand  on  entreprend  d'établir  quelles  sont  les  conditions 
nécessaires  d'une  connaissance  o  prioj'i,  on  peut  sans  doute 
commencer  par  supposer  qu'il  y  a  un  acte  inconnu  dont  dé- 
pend la  connaissance  a  priori,  mais  il  n'est  pas  évident  par  là 
que  cet  acte  inconnu  soit  aussi  l'acte,  également  inconnu,  dont 

(12)  Crit.  de  la  rais,  pure,  Kehrb.,  p.  151  ;  Trem.,  p.  ir»8,  jre  édit. 

(15)  E.   Boutroux.    Eludes  d'Iiist.   de   la  philos.,   p.   552-555. 

(14)  Vaihinscr,  Die  transcendentale  Dedrihlion,  p.  40  et  suiv. 

(15)  N.  K.  Smith,  voy.  plus  hniit,  p.  171. 


AÎ'PENJDIClî  34i> 

•résulte  la  confonnll»'"'  Jos  phénomènes  à  cette  connaîssance.  Il 
est  assez  peu  i)ro!)l;iMc  qu'on  arrive  jamais  à  rendre  compte 
d'une  connaissance  a  priori  par  de  tels  actes  transcendentaux 
qui  ne  ressembleraient  en  rien  aux  fonctions  que  nous  avons 
conscience  d'exercer  (puisqu'ils  feraient  tout  autre  chose  que 
ce  que  ces  fonctions  produisent),  et  qui  ressembleraient,  en 
tout  ce  qui  s'en  manifesterait  à  nous,  aux  choses  en  soi  (puiS' 
qu'ils  feraient  qu'à  certains  instants  nos  sensations  sont 
les  mômes  qu'à  certains  autres  instants),  choses  par  lesquelles 
nous  ne  pouvons,  selon  Kant,  nous  rendre  compte  de  la  possi- 
bilité d'une  connaissance  a  priori. 

Si  l'on  désespère  de  rien  découvrir,  dans  la  Critique  ou  ail- 
leurs, qui  prouve  suffisamment,  comme  une  condition  né- 
cessaire de  la  possibilité  de  la  connaissance  a  priori,  l'existence 
d'actes  transcendentaux  ainsi  entendus,  devra-t-on  -simple- 
ment s'en  consoler,  de  la  manière  que  Paulsen  conseille,  en 
se  rappelant  que  Kant  a  avoué  que  lorsqu'il  traite  de  certaines 
questions  liées  à  sa  Déduction,  trcnscendentale,  il  ne  s'entend 
pas  très  bien  lui-même?  (i6)  Suivre  ce  conseil,  ce  serait  retour- 
ner à  l'opinion  que  Daunou  s'était  faite  sur  ces  difficultés,  et  on 
serait  amené  à  conclure,  avec  lui,  que  le  criticisme  repose, 
en  définitive,  sur  des  suppositons  gratuites,  dont  les  prétendues 
démonstrations  se  résolvent  en  des  pétitions  de  principes.  Au 
contrai-re,  l'idéalisme  transcendental  apparaîtra  exempt  de  si 
graves  faiblesses,  si  l'on  réussit  à  montrer  qu'il  n'a  aucunement 
besoin  des  hypothèses  que  nous  venons  de  considérer.  C'est  ce 
que  nous  allons  tenter. 

Nous  voyons,  par  exemple,  un  corps  solide  se  liquéfier, 
sans  voir  le  phénomène  qui  est  cause  de  ce  changement  d'état  ; 
ou  bien,  pour  prendre  un  autre  exemple,  nous  voyons  une  ai- 
guille qui  se  meut  sur  un  cadran,  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gau- 
che,  sans  que  nous  percevions  aucune  différence  entre  l'état 

(16)  P.Tulsen,  /.  Kant,  p.  170,  note.  Il  ne  convient  peul-être  pas  de  faire 
grand  état  de  cet  aveu,  la  lelfre  où  il  se  trouve  étant  postérieure,  de  plus 
de  deux  années,  à  la  lettre  où  déjà  Kant  se  plaignait  à  Selle  de  l'alfaiblisse- 
ment  de  ses  faculfés. 


340         LA  FOBMATION  DE  L'iNFLUENCE  KANTIENNE  EN  FRANCE 

des  choses  à  l'instant  qui  précède  immédiatement  celui  où  elle 
tourne  à  gauche  et  l'état  des  choses  à  l'instant  qui  précède 
immédiatement  celui  oii  elle  tourne  à  droite,  si  ce  n'est  quel- 
ques différences  aussi  peu  remarquables,  pour  la  connaissance 
de  la  cause,  que  celles  qu'il  y  a  toujours  entre  deux  états  de 
choses  suivis  de  mouvements  se  faisant  dans  le  même  sens.  La 
perception  de  tous  ces  mouvements,  ou  de  la  liquéfaction, 
n'est  pas  tenue  pour  illusoire,  parce  qu'elle  s'accorde  avec  tout 
le  reste  de  ce  que  nous  apercevons,  en  ce  sens  que  nous  trou- 
vons dans  ce  reste  les  effets  de  ces  mouvements  et  les  conditions 
(physiques,  psychologiques,  etc.)  qui  doivent  être  réunies  pour 
que  de  tels  mouvements  soient  perçus.  Il  se  peut  cependant 
que  nous  soyons  appelés  à  modifier  ce  jugement  sur  toutes  ces 
choses,  mais  il  restera  toujours  que  nous  avons  perçu  quelque 
changement  sans  en  avoir  perçu  la  cause  ;.  car  s'il  n'y  avait 
rien  de  réel  dans  le  changement  objectif  que  nous  avons  cru 
percevoir,  s'il  n'y  avait  eu  de  changement  que  dans  notre  re- 
présentation subjective,  il  s'ensuivrait  encore  évidemment  que 
nous  avons  éprouvé  quelque  changement  sans  en  avoir  perçu 
la  cause.  Du  fait  que  nous  n'en  percevons  pas  la  cause,  nous 
ne  devons  pas  moins  affirmer  que  le  changement  a  une  cause. 
Ce  fait  n'infirme  nullement  la  vérité  du  principe  de  causalité. 
(17).  Au  regard  du  seul  principe  a  priori,  il  est  donc  indiffé- 
rent que  nous  percevions  ou  non  le  phénomène  qui  est  la  cause 
d'un  changemenî  ^ue  nous  percevons.  On  voit  par  là  que  si 
nous  percevons  toujours  certains  jDhénomènes  avec  certains 
autres  phénomènes,  si,  en  d'autres  termes,  il  y  a  quelque  ré- 
gularité dans  la  suite  de  nos  perception?,  c'est  un  fait  qui  n'est 
nullement  nécessaire  0  priori  et  ne  peut  être  connu  a  priori. 
Ce  fait  n'exige  donc  aucune  explication  transcendentale.  S'il 
y  a  en  nous  quelque  acte  dont  ce  fait  résulte,  la  philosophie 
transcendentale  n'a  pas  à  le  prouver   ;puisque,   si  elle  tentait 

(17)  «    Comment    prouver   par   rcxpérionce    la  non-réalité   d'une   cause, 

alors   que   l'expérience   ne   nous   apprend   rien   au  delà   do   ceci,    que   rcttc 

cause,   nous  ne  l'apercevons   pas  ?   »  Fondements  de   la   métaphysique  des 
mœurs,   trad.  Dcibos,   p.   loi, 


APPE^DIG2  34? 

de  le  faire,  elle  supposerait,  ou  elle  viserait  à  établir,  que  le 
fait  résultant  tic  cet  acte  peut  ètry  connu  a  priori,  ce  qui  est 
faux  (i8). 

(18)  Voici  une  objection  qu'on  pourrait  nous  faire,  dont  il  importe  de 
montrer  qu'elle  ne   peut  rien   contre  notre  explication. 

Toutes  les  fois  que  nous  percevons  l'aiguille  tourner  à  droite,  il  faut, 
objectera-t-on,  qu'il  y  ait,  à  l'instant  immédiatement  antérieur,  dans  notre 
esprit  de  même  que  dans  le  monde  extérieur,  quelque  chose  qui  n'arrive 
pas  lorsque  c'est  à  gaucfle  qu'elle  va  tourner.  L'esprit  comme  phénomène, 
considéré  dans  sa  totalité,  est  fait  non  seulement  d'états  psychologiques 
conscients,  mais  encore  d'états  psychologiques  inconscients.  Or,  en  vertu 
des  principes  a  priori  de  causalité,  de  communauté,  etc.,  qui  sont  ensemble 
ce  qu'on  peut  appeler  le  principe  du  déterminisme,  nous  savons  a  priori 
qu'il  n'y  a  aucun  changement  en  aucune  des  choses  de  la  nature,  qui  ne 
détermine  quelque  changement  dans  toutes  les  autres.  Donc,  de  ce  que 
nous  avons  les  mêmes  perceptions  quand  l'aiguille  va  tourner  à  droite 
que  quand  elle  va  tourner  à  gauche,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  n'y  ait  aucune 
différence  dans  nos  états  (pas  plus  qu'il,  ne  s'ensuit  qu'il  n'y  ait  aucune 
différence  dans  les  choses  extérieures),  il  s'ensuit  seulement  que  nous 
avons  de  cette  différence  une  perception  inconsciente.  Ainsi,  l'irrégularité 
qui  paraît  dans  nos  perceptions  conscientes  n'existe  pas  réellement  dans 
nos  états  mentaux  pris  dans  leur  totalité.  Il  y  a  en  eux  la  même  régularité 
que  dans  tout  le  reste  de  la  nature,  dans  tous  les  autres  phénomènes.  Et 
comme  cette  régularité  est  connue  a  priori,  l'idéalisme  transcendcntal  doit 
l'expliquer  par  des  actes  transcendentaux  de  notre  esprit,  qui  ne  soient 
aucune  des  propriétés  ou  fonctions  que  nous  avons  conscience  d'avoir  ou 
d'exercer,  ni  aucune  de  celles  qui  sont  inconscientes,  celles-ci  étant  comme 
celles-là  du  monde  des  phénomènes  (c'est-à-dire  des  parties  de  la  nature)  ; 
actes  transcendentaux  consistant  à  faire  que  tous  nos  états  se  produisent 
seulement   selon  un  ordre  régulier. 

A  tout  cela  il  faut  répondre  que  l'idéalisme  transcendcntal,  pour  rendre 
compte  de  la  régularité  qu'il  y  a  dans  nos  états,  conscients  ou  inconscients, 
pris  ensemble,  n'a  pas  à  supposer  des  actes  transcendentaux  ainsi  entendus. 
Cette  régularité  de  succession  de  nos  états,  dont  certains  sont  inconscients, 
étant  une  régularité  qui  n'apparaît  pas,  n'est  pas  celle  dont  nous  avons 
besoin,  celle  qu'il  faut  que  nous  percevions,  pour  arriver  à  connaître  les 
lois  de  la  nature,  ou  simplement  pour  percevoir  des  objets.  Ce  dont  nous 
avons  besoin,  ce  sont  des  suites  régulières  qui  apparaissent,  qui  soient 
perçues  avec  conscience  ;  ce  qui  peut  nous  manquer  et  nous  manque  en 
effet  quelquefois,  comme  le  montre  l'exemple  de  l'aiguille.  Le  fait  que  nous 
percevons  consciemment  des  successions  régulières  n'est  pas  connu  a  priori; 
il  pourrait  ne  jamais  avoir  lieu,  sans  que  le  principe  de  causalité  fût 
violé  pour  cela.  Ce  fait  contingent  par  rapport  à  notre  connaissance  a  priori, 
ce  fait  qui  par  conséquent  n'exige  pas  d'explication  transcendentale,  ou  plu- 
tôt les  sensalions  qui  le  constituent  et  qui  ne  sont  pas  moins  contingentes, 
nous  permettent  de  construire,  avec  les  schèmes  et  les  principes  a  priori, 
comme  nous  l'avons  expliqué,  toute  notre  connaissance  de  la  nalure,  c'est-à- 
dire  l'expérience,  la  nalure  elle-même.  L'expérience,  la  nature,  sont  né- 
cessairement conformes  aux  schèmes, «aux  principes  a  priori,  qui  en  sont  les 
conditions  premières  ;   tout  y  est  d'une  régularité  parfaite.  Nous  ne   pou- 


3/jS        LA  rOU.MAÏION  DE  l'iNFLUEXCE  kantienne  en  FRANCE 

Lorsque  les  psychologues,  les  physiologistes  ou  les  physi- 
ciens voudront  donner  une  explication  naturelle  de  ce  que  nous 
percevons  constamment  certains  phénomènes  avec  certains  au- 
tres, il  ne  leur  suffira  pas  de  recourir  au  seul  principe  de  cau- 
salité, ils  auront  encore  recours  à  quelques  lois  particulières. 
Or,  les  lois  particulières,  selon  Kant,  ne  sont  pas  connues 
a  piioii,  aucun  acte  transcendental  ne  suffît  à  les  déterminer 
(19)  ;  Kant  en  donne  une  explication  transcendante,  il  sou- 
tient qu'elles  sont  déterminées  par  les  choses  en  soi.  On  dira 
donc  que  la  philosophie  transcendentale  prouve  que  c'est  de 
la  nature  des  choses  en  soi  (qui  sont  les  causes  absolues  de  nos 
sensations,  taudis  que  les  choses  naturelles  en  sont  seulement 
les  causes  phénoménales,  et,  en  ce  sens,  apparentes)  que  dé- 
pend la  régularité  de  nos  perceptions,  si  l'on  admet,  avec 
Kant,  la  réalité  des  choses  en  soi  ;  sinon,  il  faudra  dire  qu'elle 
prouve  simplement  que  cette  régularité  ne  résulte  d'aucun 
acte  transcendental. 

En  résumé,  de  quelque  manière  cjue  les  sensations  arri- 
vent, nous  pouvons  toujours  affirmer,  et  nous  affirmons  né- 
cessairement,  qu'elles  ont  des   causes,   qu'elles  font  partie  de 

vons  cnnnnUro  la  naliire  qu'on  nous  réglont  sur  ces  principes,  c'est-à-dire  en 
considérant  qu'elle  ne  comporte  nulle  lacune  et  que  celles  que  les  per- 
ceptions peuvent  parfois  nous  présenter  doivent  être  comblées  par  d'autres 
])hénomènes  qui  sont  perçus  dans  d'autres  circonstances  ou  qui  ne  l'ont 
jamais  été,  t^îs  que  cpux  que  supposent  les  théories  physiques  afin  de  faire 
régner  partout  cet  e  ''aînernent  parfait,  ou  tels  que  les  phénomènes  in- 
conscients que  les  ps';ciiologues  supposent  d'une  pareille  façon.  les  ptiéno- 
mènes  psychologiques  inconscients  sont  donc,  pour  la  connaissance  hu- 
maine, ce  que  sont  les  phénomènes  extérieurs  non  perçus.  A  l'égard  de 
notre  connaissance  a  priori,  c'est  un  fait  contingent,  avons-nous  dit,  que 
ceux-ci  ne  soient  pas  perçus  consciemment  ou  que  certa'ns  d'entre  eux 
arrivent  à  l'être,  et  c'est  aussi  un  fait  contingent  que  ceux-là  soient  ïjicons- 
cients  ou  que  rertni"s  d'entre  eux  arrivent  à  poindre  dans  la  conscience  ; 
c'est  également  un  fait  contingent  que  la  régularité  qu'il  y  a  nécessaire- 
ment dans  les  phénomènes  de  l'une  et  de  l'autre  sorte  soit  ou  ne  soit  pas 
perçue.  L'idéalisme  transcendental  peut  donc  expliquer  la  possibilité  de  savoir 
a  priori  qu'il  y  a  une  même  régularité  dans  les  uns  et  dans  les  autres, 
c'est-à-dire  qu'il  peut  soutenir  que  c'est  nous-mêmes  qui  la  leur  imposons, 
exactement  de  la  mêm.e  manière  que  nous  avons  indiquée,  sans  recourir 
à  des  actes  transcendentaux  entendus  comme  nous  venons  de  le  dire. 

(19)  Crit.  de  la  raison  pure,  J(chrb.,  p.  681  ;  Trem.,  p.  165,  2«  édit. 


VPPKNDICE  3^9 

la  suite  des  causes  et  des  effets  ;  ainsi,  elles  se  trouvent  tou- 
jours conformes  au  principe  a  priori  de  causalité.  Nous  ne 
connaissons  donc  rien  a  priori  de  l'ordre  de  nos  sensations  ; 
et,  par  conséquent,  cet  ordre  n'est  en  rien  produit  par  un  acte 
transccndcntal,  un  acte  transcendental  étant  un  acte  que  la 
philosophie  transcendentale  prouve  comme  la  condition  néces- 
saire de  la  possibilité  de  connaître  a  priori  ce  qu'il  produit 

Kant  a  dit  :  «  C'est  nous-mêmes  qui  introduisons  l'ordre 
et  la  régularité  dans  les  phénomènes  que  nous  appelons  Na- 
ture, et  nous  ne  pourrions  les  trouver  s'ils  n'y  avaient  pas 
été  mis  originairement  par  nous  ou  par  la  nature  de  notre 
esprit.  »  (20).  Cela  peut  se  comprendre  à  l'aide  de  la  conclu- 
sion que  nous  venons  d'établir,  jointe  à  la  façon  dont  nous 
avons  entendu  l'action  législatrice  de  la  pensée.  Quelles  que 
soient  nos  perceptions,  nos  sensations  ou  la  suite  de  nos  états, 
nous  affirmons  nécessairement  que  les  changements  que  nous 
nous  représentons  au  moyen  d'elles  ont  leur  cause  ;  nous  de- 
vons affirmer  qu'ils  sont  des  effets  d'autres  événements,  quand 
même  nous  ne  percevons  pas  ceux-ci.  Ainsi,  et  comme  nous 
l'avons  dit,  par  le  principe  nécessaire  de  causalité  nous  po- 
sons une  réalité  phénoménale  plus  étendue  que  la  portée  de 
nos  perceptions,  une  réalité  indépendante  de  leur  vicissitude, 
une  réalité  objective,  une  nature.  Nous  concevons  cette  nature, 
ses  objets,  les  événements  objectifs,  non  seulement  comme 
indépendants  de  nous,  mais  encore  comme  déterminant  nos 
sensations,  qui  par  là  font  elles-mêmes  partie  de  la  nature, 
puisqu'elles  s'y  trouvent  liées  par  le  même  principe  qui  lie 
entre  elles  toutes  les  choses  appartenant  à  la  nature.  Mais  nous 
n'avons  motif  de  penser  que  nous  connaissons  les  objets,  que 
lorsque  nous  parvenons  à  nous  les  représenter  non  seulement 
dans  leurs  lois  universelles  et  nécessaires,  mais  encore  dans 
leurs  propriétés  empiriques,  dans  leurs  lois  particulières,  de 
sorte  que  nous  puissions  nous  expliquer  comme  la  conséquen- 
ce de  toutes  ces  lois  la  suite  des  sensations  diverses  qu'ils  dé- 

(20)  ILid.,  Kchrb.,  p.  13i  ;  Trrn.,  p.  1G3,   !'•«  édit. 


35o         LA   FORMATIOλ  DE  l'iNPLUENCE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

terminent  on  nous.  Dans  ces  propriétés  empiriques  des  objets, 
dans  ces  lois  particulières  de  la  nature,  qui  sont  évidemment 
autant  d'exemples  de  la  conformité  à  des  lois  ou  au  principe 
de  causalité,  nous  retrouvons  donc,  par  l'expérience,  la  régu- 
larité que  nous  imposons  nécessairement  à  la  nature. 

Mais  de  ce  que  nous  avons  mis  originairement  nous-mêmes 
l'ordre  et  la  régularité  dans  la  nature,  il  ne  s'ensuit  pas  que 
nous  puissions  les  retrouver  :  cette  possibilité  dépend  de  ce 
que  sont  les  lois  parliculières,  ou  de  ce  qui  fait  ce  qu'elles 'sont. 
Si  nos  sensations  étaient  tout  à  fait  incohérentes,  si,  leur  or- 
dre n'ayant  rien  de  constant,  elles  n'offraient  jamais  de  suites 
se  répétant  ou  suites  régulières,  notre  entendement  exigerait 
néanmoins  que  la  nature  fût  régulière,  et  elle  le  serait  par 
cela  morne  ;  il  exigerait  toujours  que  la  nature  fût  conforme 
à  des  lois,  mai?  nous  n'en  connaîtrions  aucune.  Tout  ce  que 
nous  dirions  de  ces  lois  particulières,  si  nous  étions  encore 
capables  de  dire  quelque  chose,  se  réduirait  à  ceci  :  elles  sont 
telles  qu'elles  déterminent  en  nous  un  si  grand  désordre  que 
nous  ne  pouvons  pas  arriver  à  les  connaître. 

Que  nous  puissions  nous  représenter  des  lois  particulières, 
c'est  donc  une  chose  contingente,  en  ce  sens  que  cela  ne  ré- 
sulte pas  nécessairement  de  ce  que  notre  entendement  impose 
ses  lois  a  priori,  à  la  nature.  On  dira,  par  suite,  qu'en  la  ré- 
gularité des  sensations  (qui  pourrait  être  plus  ou  moins  grande) 
consiste  une  sorte  d'accord  ou  d'harmonie  entre  nos  sensa- 
tions et  nos  facultés  intellectuelles  ;  ou  bien  —  si  l'on  consi- 
dère, dans  une  explication  naturelle,  que  cette  régularité  est 
la  conséquence  de  ce  que  sont  les  lois  particulières' —  on  dira 
qu'il  y  a  un  accord,  une  harmonie,  entre  les  lois  particulières 
et  notre  faculté  de  connaître.  Or, dans  la  Critique  du  jugement, 
Kant  parle  d'un  accord  entre  les  lois  particulières  de  la  nature 
et  les  lois  universelles  de  l'entendement,  accord  que  la  pensée 
humaine,  selon  lui,  ne  peut  mieux  s'expliquer  que  par  la  fi- 
nalité de  la  nature.  Cet  accord  n'est  pas  celui-là  même  dont 
nous  venons  de  parler  ;  c'est  un  accord  dont  l'absence  ne  nou3 


APPENDICE  35l 

empêcherait  pas   tant   de   connaître  les  lois  particulières   que 
d'en  faire  un  système  où  les  moins  générales  fussent  rangées 
sous  d'autres  plus  générales,  celles-ci  sous  d'autres  plus  géné- 
rales encore,   etc.  Mais  cet  accord,   dont  parle  Kant,   et  celui 
que  nous  avons  défini  offrent  assez  d'analogie  entre  eux  pour 
que  l'un  et  l'autre  reçoivent  de  sa  philosophie  une  explication  de 
la  même  sorte.  Ainsi,  on  dira  que  l'un,  de  même  que  l'autre,  ne 
peut  s'expliquer,  pour  l'entendement  humain,  autrement  que 
comme  le  résultat   d'une   appropriation  à  une  fin  (21)    ;  que 
celte  explication,  à  laquelle  nous  sommes  réduits  en  vertu  de 
la  nature  discursive  de  notre  entendement,  n'a  pas  même  la 
valeur  objective  propre  aux  phénomènes  (22)  et  ne  nous  dé- 
couvre point  la  nécessité  de  cet  accord  ;  et  qu'il  ne  pourrait 
être  compris  vraiment  que  par  un  entendement  intuitif,  pour 
lequel  n'existerait  plus  «  la  contingence  de  laccord  de  la  na- 
ture avec  l'entendement  »  (28).  En  effet,  cet  accord,  que  nous 
constatons,  ou  le  désaccord,  s'il   existait,  est  ou  serait  néces- 
saire ;  puisque  l'existence  de  l'un  ou  de  l'autre  dépend  de  ce 
sont  les  lois  particulières,  et  que  ces  lois, par  cela  même  qu'elles 
sont  des  lois,  «  doivent  être  regardées  comme  nécessaires  en 
vertu  d'un  principe,   quoique  inconnu  pour  nous,   de  l'unité 
du  divers  »  (24).  Ce  principe,  au  dire  de  Kant,  réside  dans  le 
substratum   suprasensible  de  la  nature,   qui  est  l'être  en  soi, 
inconnaissable  pour  nous   ;  c'est-à-dire  le  substratum  intelli- 
gible de  la  nature,  dont  seule  une  intuition  intellectuelle  pour- 
rait faire  voir  comment  ce  que  sont  les  lois  particulières  en 
est  nécessairement  déterminé  (20). 

On  songera  sans  doute  à  opposer  à  cette  interprétation 
que,  telle  qu'elle  la  représente,  la  puissance  législatrice  attri- 
buée dans  ÏAnalytiquetranscendentalekVenlendement,  laissant 
contingent  l'accord  que  nous  avons  défini  et  dont  l'existence 

(21)  Crit.    du  ingénient,    traci.    Barni,    T.   I,    p.   59. 

(22)  Ibid.,  T.  II,  p.  92. 
(25)  Ibid.,  T.  II,  p.  89. 
(24)  Ibid.,   T.  I,    p.   27. 

(•25)  Ibid.,  T.  II,  p.  110,  117. 


352  LA   FOHMATlOiN    DE    l'iXFLUENCR    KANTUÎNNE    EN   PKANCE 

n'est  connue  que  d'une  manière  empirique,  toujours  sujette 
à  révision,  laisse  fort  précaire  la  possiijilité  oii  nous  sommes 
de  faire  usage  de  notre  entendement,  ce  qui  semble  ])ien  con- 
traire à  l'intention  de  Kant.  Mais,  sans  avoir  besoin  de  soute- 
nir que  VAnalylique  ne  mène  pas  vraiment  jusqu'au  but  que 
Kant  se  flattait  d'atteindre,  on  peut  répondre  qu'il  a  été  lui- 
même  conduit  à  reconnaître  que  l'usage  de  l'entendement  hu- 
main dépend  de  l'ju'cord  qu'il  déclare  contingent  pour  cet 
entendemcnl  même  (26)  ;  et  que,  d'ailleurs,  les  principes  qui 
postulent  cette  harmonie  indispensable  à  l'usage  de  notre  fa- 
culté de  connaître  ne  sont  pas  des  principes  constitutifs,  quoi- 
que fondés  dans  la  raison  et  non  dans  un  «  dessein  intéressé  »  ; 
ce  qui  revient  à  dire  que  cette  harmonie  n'est  pas  l'ordre,  la 
régularité  que  déterminent  les  principes  de  l'entendement  et 
que  nous  mettons  dans  la  nature  (27). 

Un  entendement  qui  connaîtrait  la  nécessité  de  l'accord 
que  nous  trouvons  entre  nos  facultés  et  les  lois  particulières, 
accord  qui  a  son  principe  dans  l'être  en  soi,-  serait  un  enten- 
dement intuitif,  c'est-à-dire  un  entendement  qui  se  donnerait 
à  lui-même  toutes  ses  intuitions  par  la  seule  conscience  de  soi- 
même,  et  dont  les  représentation^  mêmes  feraient  exister  tout 
ce  qu'il   se  représenterait  en  elles  (28). 

Notre  entendement,  qui  ne  produit  aucune  intuition  et 
ne  peut  que  penser,  ne  connaît  comme  nécessaire  que  la  léga- 
lité de  la  nature  —  c'est-à-dire  sa  conformité  à  des  lois,  sa  ré- 
gularité —  et  non  quelles  sont  ces  lois  ni  les  conséquences  de 
ce  qu'elles  sont.  Il  la  connaît  comme  nécessaire,  parce  que  la 
régularité  de  la  nature  n'existe  que  par  la  représentation  qu'il 
en  a  (par  le  schèrae),  la  nature  et  sa  régularité  n'existant  ni 
en  soi  ni  dans  l'intuition  sensible,  laquelle  ne  donne  à  l'enten- 
dement que  les  déterminations  qu'il  rapporte  aux  objets  de  la 
nature  en  les  unissant  à  son  schème,  mais  ne  peut  donner  les 

(26)  Crit.   de   la  rais,   pure,    Kchrb.,   p.   ?09-5i0  ;  Trer.i.,   p.   529. 
C27)  Ibid.,   Kchrb.,  p.  508,  509,   517  ;  Trciïi.,  p.  528,  521»,  555. 
(2i?)  Ibid.,  Kehrb.,  p.  061,  6Ci  ;  Treni.,  p.  155,  156-157,  2«  édit. 


APPENDICE  353 

objets  eux-mêmes,  ou  la  ratura,  ni  par  conséquent  les  conte- 
nir. La  régularité  que  les  intuitions  sensibles  contiennent,  qui 
existe,  pour  ainsi  dire,  hors  de  toute  représentation  que  l'en- 
tendement possède  indcpeiidammcnt  d'elles,  ne  peut  exister 
par  aucune  représentation  de  cette  sorte,  et  elle  ne  pourrait  exis- 
ter par  l'entendement  que  s'il  pouvait  faire  autre  chose  que 
penser,  s'il  pouvait  produire  la  similitude  que  présentent  entre 
elles  certaines  intuitions  qui  suivent  certaines  autres  intuitions 
semblables  entre  elles. 

Ainsi,  de  ce  que  la  régularité  de  la  nature  existe  lors  même 
qu'elle  n'apparaît  pas  (lorsque  nous  percevons  un  changement 
sans  en  percevoir  la  cause),  on  peut  comprendre  que  notre 
pensée  soit  législatrice  de  la  nature,  sans  lui  supposer  pour 
cela  un  autre  pouvoir  que  celui  de  penser. 

Toute  l'interpréta  lion  que  nous  venons  d'exposer  se  df 
duit  logiquement  de  ces  deux  propositio'ns  de  Kant,  qui,  selon 
son  intention  la  plus  évidente,  définissent  son  idéalisme  et  en 
marquent  les  limites  :  i°  ((  Nous  ne  connaissons  a  priori  des 
choses  que  ce  que  nous  y  mettons  nous-mêmes  »;  2°  «  Mais 
fournir  plus  de  lois  que  celles  sur  lesquelles  repose  une  nature 
en  général  considérée  comme  conformité  des  phénomènes  aux 
lois  dans  l'espace  et  dans  le  temps,  c'est  à  quoi  ne  suffit  pas 
le  pouvoir  qu'a  l'entendement  pur  de  prescrire  des  lois  a  priori 
aux  phéinomènes  par  de  simples  catégories  »  (29). 

Cependant  nous  ne  pensons  pas  qu'une  telle  intei'préta- 
tion  permette  d'oublier  toutes  les  autres,  pas  plus  qu'aucune 
de  celles-ci  puisse  l'exclure  de  toute  considération.  Il  y  a 
certes,  dans  la  Critique,  de  quoi  soutenir  comme  plus  exactes 
historiquement  des  interprétations  contraires  à  celle  que  nous 
présentons;  c'est-à-dire  comme  reproduisant  toutes  les  dé- 
marches de  sa  pensée,  tout  ce  qu'il  a  tenté  en  vue  de  justifier 
la  confiance  qu'il  avait,  et  dont  ses  œuvres  témoignent,  en  la 
stabilité  de  l'accord  des  données  sensibles  avec  les  conditions 
sans  lesquelles  ne  pourrait  se  former  aucune  représentation 

(21))  Ibid.,  Kehrb.,  p.  (38I  ;  Ticir,.,  p.  VCo,  2"  cùlt. 


as 


35j4         la   f  '  RMATION  DE   L*INFLUENCE   KANTIENNE  EN  PRANCE 

empirique  de  la  nature,,  aucune  connaissance  de  ses  lois  par- 
ticulières, —  confiance  qui,  il  faut  le  dire,  ne  se  justifie 
pas  très  bien  par  la  théorie  que  nous  avons  exposée,  quoique 
celle-ci  soit  tirée  rigoureusement  des  thèses  capitales  de  son 
criticisme. 

Il  nous  semble  du  moins  qu'une  telle  interprétation,  en 
comparaison  de  celles  par  lesquelles  on  a  essayé,  au  début  du 
dix-neuvième  siècle,  de  faire  apprécier  des  Français  le  système 
de  Kant,  eût  présenté  l'avantage  de  le  rendre  moins  étranger 
à  la  façon  dont  ils  entendaient  alors  la  spéculation  philoso- 
phique. Elle  approche  de  cette  rigueur  que  Villers  avait 
annoncée  comme  la  qualité  primordiale  du  criticisme,  mais 
qu'il  n'avait  pas  su  communiquer  a  son  exposé  et  qu'on  regret- 
tait également  de  ne  pas  trouver  chez  Kinker.  Elle  permet  de 
comprendre  la  théorie  kantienne  de  la  connaissance  autrement 
que  comme  une  théorie  supposant  dans  l'entendement  (aussi 
caché  que  peut  nous  l'être  une  chose  en  soi)  un  «  génie  trans- 
cent^ental  et  formateur  )>,  et  se  réduisant,  ainsi  que  Daunou 
l'avait  remarqué  chez  Kinker,  à  une  explication  par  un  pouvoir 
de  faire  ce  qui  est  à  expliquer.  En  montrant  ce  que  l'idéalisme 
transocndenlal  devient  quand  on  l'affranchit  de  toute  suppo- 
sition semblable,  elle  le  présente  exempt  de  ce  qui  faisait  pa- 
raître aussi  singulière  que  Degérando  l'a  jugée  la  prétention 
d'expliquer  par  cet  idéalisme  la  certitude  apodictique  des  con- 
naissances a  priori.  Enfin,  puisque  ainsi  elle  le  montre  se  gar- 
dant autant  d'affirmer  que  de  nier  de  la  pensée  aucune  pro- 
priété de  faire  ce  qui  est  impossible  aux  fonctions  que  nous 
avons  conscience  d'exercer,  elle  le  montre  fidèle  à  la  discipline 
dont  nul  philosophe  critique,  d'après  Cousin  et  la  plupart  de  ses 
disciples,  ne  pouvait  s'écarter  sans  inconséquence. 


INDEX  BIBLIOGRAPHIQUE  (i) 


Ampère,    Fragments    publiés    par    Barthélémy    Sainl-Hilaire, 
sous  le  titre  :  Philosophie  des  deux  Ampère,  Paris,   1866. 
Voy.  ci-dessous  les  documents  qui  concernent  également 
Maine  de  Biran. 

Frédéric  Aacillon,  Mélanges  de  littérature  et  de  philosophie, 
Paris,  1809. 

Louis  Anc.llon,  Jadiciuin  de  judiciis  circa  argumeniuin  car- 
tesianum  pro  exislentia  Dei  ad  nostra  usque  letnpora  latis, 
Berlin,  1792. 

Mémoire  sur  les  fondements  de  la  métaphysique,  Aca- 
démie de  Berlin,  1799,  publié  en  i8o3. 

Essai  ontologique  sur  iàme,  Académie  de  Berlin,  1796, 
publié  en   1799. 

Barcuou  de  PexNhoë.n,  Histoire  de  la  philosophie  allemande  de- 
puis Leibniz  jusqu'à  Hegel,  Paris,  i836. 
Sur  Barcuou  de  PeiNhoën  : 

Balzac,  Louis  Lambert. 

Picavet,  Barchou  de  Penhoën,  dans  la  Grande  encyclo- 
pédie. 

Bautain,  De  l'enseignement  de  la  philosophie  en  France,  au 
dix-neuvième  siècle,  Strasbourg,  i833. 

Philosophie  du  christianisme,  Paris  et  Strasbourg,  i835. 

(1)  Il  ne  faut  pas  voir  dans  ce  simple  index  une  table  bibliographique 
complète  de  l'introduction  du  kantisme  en  France.  Une  telle  table  for- 
merait une  liste  au  moins  aussi  longue  que  celle  qui  a  été  donnée  par 
M.  Tronchon  pour  Herder  en  France,  laquelle  compte,  en  70  pages,  855 
titres.  On  en  trouverait  les  premiers  éléments,  pour  la  dresser,  dans  les 
ouvrages  de  M.  Wittmer  et  dans  ceux  de  M.  Tronchon.  —  Pour  le  présent 
index  nous  avons  seulement  retenu  les  écrits  d'où  nous  avons  tiré  les 
matériaux  utiles  à  notre  sujet.  —  Tous  ces  anciens  écrits  se  trouvent  soit 
à  la  Bibliothèque  nationale,  soit  dans  les  bibliothèques  que  nous  désignons 
à  la  suite  de  certains  titres.  .\ous  donnons  les  cotes  que  portent  à  la 
Bibliothèque  nationale  certains  ouvrages  rares  qui  n'y  sont  pas  encore 
catalogués. 


.^56         LA  FORMATION  DE   l'iNFLUENCE   KANTIENNE  EN   FRANCE 

Lettre  à  Monseigneur  Lepappe  de  Trévern,  évêque  de 
Strasbourg,    1837. 

Philosophie  morale,  Paris,  18I12. 

La  morale  de  l'Évangile  comparée  aux  divers  systèmes 
de  morale,  Paris,  i855. 

Frédéric  Bérard,  Doctrines  médicales  de  Montpellier,  Mont- 
pellier, 1819. 

Doctrine  des  rapports  du  physique  et  du  moral,  pour 
servir  de  fondement  à  la  physiologie  dite  intellectuelle  et 
à  la  métaphysique,  Paris,  1823. 

Maine  de  Biran,  Œuvres,  édit.  Cousin,  Paris,  iS/ji. 

Œuvres,  édit.  Naville,  Paris,  1809. 

Fragments  du  Journal  intime,  édités  par  E.  Naville,  dans 
sa  Notice  sur  un  manuscrit  inédit  de  Maine  de  Biran, 
Paris,   i85i. 

Fragments  contenus  dans  :  E.  Naville,  Maine  de  Biran, 
sa  vie  et  ses  pensées,  Paris,   1807;  2®  édit.,   1874. 

Quelques  lettres  inédites  de  Maine  de  Biran  et  de  P. -A. 
Stapfer,   Revue  chrétienne,    1875. 

Ecrits  réunis  par  A.  Bertrand  sous  le  titre  :  Science  et 
psycliologie,  Paris,  1887. 

Lettres  inédites  de  Maine  de  Biran  à  A. -M.  Ampère,  Re- 
vue de  métaphysique  et  de  morale,   1893. 

Conversation  avec  MM.  Degérando  et  Ampère,  le  7  juH- 
let  i8i3,  à  Nogeni-sw-Marne,  sous  des  berceaux  de  ver- 
dure, publ.  par  M.  Pierre  Tisserand,  dans  la  Revue  de 
métaph.  et  de  morale,  iqoô. 

Note  sur  un  mémoire  de  Selle,  MSS.-NS.  i35  (manus- 
crits de  l'Institut). 

Commencement  d'une  nouvelle  rédaction  de  l'Essai  sur 
les  fondements  de  la  psychologie,  MSS.-NS.   i36. 
Sur  Maine  de  Biran  : 

Kônig,  Maine  de  Biran,  der  franzôsische  Kant,  Philoso- 
phische  Monatshefte,   1889. 

Du  même  auteur,  Die  Entwickelung  des  Causalpro- 
blems,  1S90,  T.  II,  chap.  sur  M.  de  Biran. 

Blessig,  Fragments  de  lettres  de  Blessig  et  de  Miiller  à  l'abbé 
Grégoire,  publ.  par  A.  Gazier,  Revue  philosophique,  1888, 
T.  II,  p.  56-59. 

BuHLE,   Histoire   de   la  philosophie   moderne,   trad.    A.  J.   L. 

Jourdan,  Paris,  1816,  T.  VI. 
Sur  BuHLE  :  •  , . 

Victor  Cousin,  compte  rendu  de  cette  Histoire,  Archivea 

philosophiques,   1817. 


IlSiDliX  BIBLIOGRAPHIQUE  357 

Castillon,  Mémoire  sur  la  question  de  l'origine  des  connais- 
sances humaines,  Académie  de  Berlin,  1801,  publ.  en  i8o4. 

Victor  Cousin,  Du  vrai,  du  beau  et  du  bien,  i"  édit.,  Paris, 
i83G,  et  les  nombreuses  éditions  suivantes,  refondues. 

Fragments  philosophiques,  y  édit.,  Paris,   i838. 

Traduction  du  Manuel  d'histoire  de  la  philosophie,  de 
Tennemannn  (faite  en  collaboration  avec  Viguier),  Paris, 
iSSg. 

Cours  de  l'histoire  de  la  philosophie,  Paris,   i84i. 

Cours  d'histoire  de  la  philosophie  morale  au  dix-hui- 
tième siècle,  pendant  l'année  1820,  Paris,   1842. 

Défense  de  l'Université  et  de  la  philosophie,  Paris,  18/44. 

Cours  d'histoire  de  la  philosophie  moderne,  Paris,  1846. 

Philosophie  de  Kant,  3^  édit.,  Paris,  1857.  La  première 
édition  de  cet  ouvrage  est  la  troisième  partie  du  Cours 
d'histoire  de  la  philosophie  morale...,  1842. 

Fragments  et  souvenirs,  y  édit.,  Paris,  1807. 

Premiers  essais  de  philosophie,  4^  édit.,  Paris,   1862. 

Leçons  sur  Kant,  rédigées  par  Barni  (manuscrit  de  la 
Bibliothèque  Victor  Cousin). 

Correspondance  (Bibliothèque  Victor  Cousin). 
Sur  Victor  Cousin  : 

Paul  Janet,  Victor  Cousin  et  son  œuvre,  Paris,  i885. 

Barthélémy  Saint-Hilaire,  Victor  Cousin,  sa  vie  et  sa  cor- 
respondance, Paris,  i8()5. 

Daunou,  Note  jointe  à  l'Arrêt  burlesque.  Œuvres  de  Boileau, 
édit.  Daunou,   1825,  T.  III. 

Discours  préliminaire  sur  la  vie  de  La  Harpe,  dans  l'édit, 
Daunou  du  Cours  de    littérature,  de  La  Harpe,  Paris,  1826. 

Cours  d'études  historiques,  Paris,   iS49.  T.  XX. 

Annotations  manuscrites  sur  l'Exposition  de  Kinker  (Bi- 
bliothèque do  l'Université  de  Paris). 

Degérando,  Génération  des  connaissances  humaines,  Berlin, 
1802. 

Histoire  comparée  des  systèmes  de  philosophie,  relati- 
vement aux  principes  des  connaissances  humaines,  Paris, 
i8o4,  2"  édit.,  1822  et  i847- 

Bapport  historique  sur  les  progrès  de  la  philosophie  de- 
puis 1780  ;  et  sur  son  état  actuel  ;  présenté  à  l'Empereur, 
en  son  Conseil  d'Etat,  le  20  février  1808,  par  la  classe 
d'histoire  et  de  littérature  ancienne  de  Vlnstitut.  Ce  rap- 
port a  été  publié  en  1810,  dans  le  recueil  de  Dacicr,  Rap- 
port sur  les  progrès  de  l'histoire  et  de  la  littérature...  Degé- 
rando l'a  fait  réimprimer  à  la  fin  du  tome  IV  de  son  His- 
toire, 2®  édit.,  2^  série. 
Sur  Degérando  : 


35S         LA  FORMATION  DE   l'iNFLUK.N'CE   KANTIENNE   EN   FRANCE 

Notice  des  travaux  de  la  classe  des  sciences  morales  et 
politiques  pendant  le  dernier  trimestre  de  l'an  IX,  par 
le  citoyen  Lévesque,  secrétaire,  Mnnileur  universel,  27  ven- 
démiaire, an  X. 

De  Gersflorf,  Kant  jur/é  par  Vlnstitut.  Observations  sur 
ce  jugement,  par  un  disciple  de  Kant,  et  remarques  sur 
tous  les  trois,  par  un  observateur  impartial.  Magasin  en- 
cyclopédique, 1802,  T.  IV. 

Du  même  auteur,  Sur  les  notions  du  temps  et  de  l'espace, 
Mao-asin  encyclopédique,  iSo3,  T.  T.  Réponse  de  Dco^é- 
rando  à  cet  article.  Magasin  encyclopédique,   i8o3,  T.  V. 

Sainte-Beuve,  Nouveaux  Lundis,  T.  XII.,  chap.  sur  Ca- 
mille Jordan. 

Lettres  de  la  baronne  de  Gérando,  Paris,   18S0. 

Edouard  Herriot,  M"^  Bécamier  et  ses  amis,  Paris,  igo/i. 

Hamy,  Les  IJumboldf  et  les  Gérando,  à  propos  de  quel- 
ques autographes.  Académie  de  Lyon,   1906. 

Destutt  de  Tracy,  De  la  métaphysique  de  Kant,  mémoire  lu 
le  7  floréal  de  l'an  X,  Académie  des  sciences  morales  et 
politiques,  T.  TV. 

Eléments  d'idéologie,  Paris,   i8n5,  T.  III. 

Engel,  Sur  la  réalité  des  idées  générales  ou  abstraites,  Acadé- 
mie de  Berlin,   1801. 

Griesinger,  Traduction  :  Comment  le  sens  commun  juge-i-il 
en  matière  de  morale  ?  (i"  section  des  Fondements  de  la 
métaphysique  des  mœurs).  Magasin  encyclopédique,  1798, 
T.  HT,  p.  65-72. 

Traduction  :  Conjectures  sur  Ip  développement  progres- 
sif des  premiers  hommes,  Magas.  encycl.,  1798,  T.  III, 
p.  73-87. 

Traduction  :  De  Végoisme  (extrait  de  V Anthropologie) , 
Magas.   encycl.,   1799,  T.  V,  p.    192-195. 

GuizoT,  Pédagogie  de  Kant,  Annales  de  l'Éducation,  181 2, 
T.  IV. 

Compte  rendu  des  Leçons  de  philosophie,  de  J.  S.  Flotte, 
Annales  de  l'éducation,   i8i3,  T.  VI. 

Henri  Hei?je,  L'Allemagne,  publiée  d'abord  dans  la  Revue  des 
Deux-Mondes,  décembre  i83/i. 

Hoehne  (J.)  (Wronski),  Philosophie  critique  découverte  par 
Kant.  fondée  sur  le  dernier  principe  du  savoir,  Marseille, 
an  XI,'  i8o3  (R.  3S.673). 


INDEX    BIBLIOGRAPHIQUE  35g 

Programme  du  cours  de  philosophie  transcendentale, 
Paris,   1811.  (Bibliothèque  Victor  Cousin). 
Messianisme,  Paris,  i83i. 

Sur  Hoehne-Wronski,  voy.,  à  la  Bibliothèque  polonaise,  une 
bibliographie  po'ycopiée  concernant  ses  œuvres,  celles  de 
sa  femme  et  celles  de  quelques-uns  de  ses  disciples  ou  bio- 
graphes. 

JouBERT,  Pensées  et  correspondance ,  !x^  édit.,  Paris,   i864. 

JouFFROY  (Th.)  Préface  de  la  traduction  des  Œuvres  de  Reid, 
i836. 

Cours  de  droit  naturel,  2®  édit.,  Paris,  i8^3. 
Sur  JouFFROY  : 

Tissot,  Th.  Jouffroy,  sa  vie  et  ses  écrits,  Paris,  1875. 

Camille  Aymonier,  Th.  Jouffroy,  Pontarlier,  1919. 

Keil  (A.),  Notice  sur  la  philosophie  et  les  ouvrages  de  M.  Kant, 
Magasin  encyclopédique,  1796,  T.  III. 

KiNKER,  Essai  d'une  exposition  succincte  de  la  critique  de  la 
raison  pure,  traduit  par  J.  le  F.,  Amsterdam,  1801,  (R. 
12.061). 

Le  dualisme  de  la  raison  humaine  ou  le  criticisme  de 
Kant  amélioré,  Amsterdam,  i85o-i852.  (R.  4ooo9-4ooio). 
Sur  KiNKER  : 

Compte  rendu  de  VEssai  d'une  exposition...,  dans  le 
Journal  des  Débats,  12  ventôse,  an  X,  et  Spectateur  du 
nord,  avril  1802. 

Cocheret  de  la  Morinière,  Notice  jointe  au  Dualisme  de 
Kinker. 

A.  Le  Roy,  L'Université  de  Liège,  Liège,  1869,  p.  3oo- 
391. 

Lalande  (Jérôme  Le  Français  de),  Notice  sur  Sylvain  Maréchal 
avec  des  Suppléments  pour  le  Dictionnaire  des  athées, 
i8o5.  (Cette  Notice  porte  pour  nom  d'auteur  :  Jérôme  de 
la  Lande). 

Laverne  (ou  Léger-Marie-Philippe  Tranchant,  comte  de  la 
Verne)  : 

Sous  le  pseudonyme  Phil.  Huldiger,  traduction  :  Théo- 
rie de  la  pure  religion  morale,  considérée  dans  ses  rap- 
ports avec  le  christianisme,  suivie  d'Eclaircissements  sur 
la  théorie  de  la  religion  morale,  avec  des  considération.^^ 
générales  sur  la  philosopliie  de  Kant,  dans  le  Conservateur 
de  François  (de  Ncnfehâteau). 

L.  M. 'p.  de  Laverne,  Lettre  à  M.  Charles  Villers,  relati- 
vement à  son  Essai  sur  l'esprit  et  l'influence  de  la  Réfor- 


36o        LA  FORMATION  DE  l/l.Vn  V.nscr.  KANTIENNE  EN  FRANCE 

matlon  de  Luther,  Pari?,  an  XII  (i8o/i).  (H.  15.787). 

L.  M.  P.  de  Lavcrne,  Voyage  d'un  observatcMr  de  la 
nature  et  de  l'homme,  dana  les  montannea  du  c«nton  de 
Frihourçf,  et  dans  les  diverses  parties  du  pays  de  Vaud, 
en  1793,  Paris,  an  XII,  i8o/i. 

Lezay-Marnésia  (Adrien   de),   Traduction  anonyme  du  Projet 
de  paix  perpétuelle,  Paris,   170^. 

Massias,  Du  rapport  de  la  nature  à  l'homme  et  de  l'homme  à 
la  nature,  Paris,  iSîîi-.tS. 

Le  prohlrmc  de  l'esprit  humain,  Paris,  iS?.h. 
Lettre  à  M.  Stapfer  sur  le  svsfhne  de  Kant  et  sur  le  pro- 
blème de  l'esprit  humain,  Pari?,  1S27. 
Sur  Massias  : 

Th    RnyvSsen,  Massias,  dans  la  Grande  encyclopédie. 

Mercikh  (Sébastien)  : 

l\otire  des  frnvau.r  de  la  classp  des  scicn^'^es  morales  et 
politiques,  pendant  le  premier  trimestre  de  Van  A',  par  le 
C.    Lévesque,    secrétaire,    Mairasin    encyclopédique,    1801, 

T.    V.,    p.    25o-252. 

Entrefilé!  inséré  dans  le  Journal  des  Débats,  le  21  plu- 
viôse, an  X. 

De  Vacte  du  moi,  dans  le  Ma-fj^asin  encvclopédique.  1802, 
T.  II,  p.  79-83. 
Sur  Mkkcter  : 

Charles  Monselet,  Les  oubliés  et  les  dédainnés,  Paris, 
188.5. 

Vov.  anssi  :  Décade  philo'^ophique,  10  et  20  floréal,  an 
Vîîl  (T.  XXV),  p.  28S  et  3or). 

Méri\^.  Paraît  rie   historiaue  de   nos  d^ux   r>hUosor>hies  natio- 
nales.  Académie  de  Berlin,    1707,   pnbl.   en    1800. 

MotlNIER  : 

J-oseph  Monnier,  T.rifrr  sur  ht  philorop^'ie  rie  Kant,  O?» 
mensonqe,  Map"psin  cncvrlopériane,  1700,  T.  TTÏ,  p.  33-3/(. 

Edouard  Mounîer  et  A!i.'?ust('  Ouvau,  manuscrite  sur  la 
,j^hilo'?oph!e  de  Kant.   appartenant   à  la   Société  Ednenne, 
à   A.Ttun.  niasse  .T,  cote  77  ter,  et  liasse  X,  cote  i  bis). 
Sur  les  Monnier  et   Anflf.  Duvau  : 

J.  Roidoî,.  Notice  sur  Joseph  et  Edouard  Mounier,  Mé- 
moires de  la  Société  Ednenne,    Autun,   t8.S5. 

Charles  .Toret,  Un  nro^ei^^eur  à  VInsfitu.t  du  Belvédère, 
Aunusfe  Duvau.  traducteur,  critique,  biographe,  nMurn- 
liste.  Revue  j^erm.inique,   1007. 

MûLLEB,   voy.  ci-dessus  Blessig. 


Index  bibliographique  36  i 

Peyer-Imiioff,  Traduction  des  Observations  sur  le  sentiment  du 
beau  et  du  sublime,  Paris,    1796. 

PoRTALis,  De  l'usage  et  de  l'abus  de  l'esprit  philosophique  du- 
rant le  dix-huitième  siècle,  Paris,   1820  ;  3®  édition,  i834- 
Sur  PoRTALis  : 

Frégier,  Portalis,  philosophe  chrétien,  Paris,   1861. 

ScHÔN,   Philosophie   transcendentale  ou  système   d'Emmanael 

Kant,  Paris,   i83i  (R.  5o.795). 

J.-C.   Schwab,   Sur  la  correspondance  de   nos   idées  avec   les 
objets,  Académie  de  Berlin,   1788-89,  publ.  en  1793. 

Sur  la  proportion  entre  la  moralité  et  le  bonheur,  rela- 
tivement à  un  nouvel  argument  pour  l'existence  de  Dieu, 
Académie  de  Berlin,   1798,   publ.   en   1801. 

G.  ScHWEiGHAusER,  SMr  l'état  actuel  de  la  philosophie  en  Alle- 
magne, Archives  littéraires  de  l'Europe,   i8o4,  T.  I. 

G. -G.  Selle,  De  la  réalité  et  de  l'idéalité  des  objets  de  nos  con- 
naissances, Académie  de  Berlin,    1786-87,   publ.  en   1792. 
Précis  d'un   mémoire  sur  les  lois  de  nos  actions,   Aca- 
démie de  Berlin,  1788-89. 

M"*  DE  SxAiiL,  Œuvres  complètes,  Paris,  1820. 

Mémoires,   Paris,   1861. 

Souvenirs   épistolaires  de   M""®  Récamier  et   de   M™'  de 
Staël,  Mémoires  de  l'Académie  de  Metz,   i863-64. 
Sur  M"«  DE  Staël  : 

Henry  Crabb  Robinson,  Diary,  réminiscences  and  cor- 
respondence,   Londres,   1869,  T.  I. 

J.-M.  Carré,  il/™®  de  Staël  et  H.  Robinson,  d'après  des 
documents  inédits,  Rev.  d'hist.  littér.  de  la  France,   1912. 

Haussonville,  M"*®  de  Staël  et  M.  Necker,  d'après  leur 
correspondance  inédite,  Rev.  des  Deux-Mondes,  déc.  igiS. 

P. -A.   Stapfer,   Mélanges,   Paris,    i8/|,i. 

De  natura,  conditore  et  incrementis  reipublicœ  ethicœ, 
Berne   1797.   (R.    ii.^Sr). 

Compte  rendu  d'un  livre  de  Ma?sias,  Revue  encyclopé- 
dique, T.  XXXIII,   1827. 

Kant,   dans  la  Biographie  universelle. 
Briefwechsel,  Bàle,    1891. 

Sur  Stapfer  : 

Viuet,  Introduction  aux  Mélanges. 
R.   Luo-inhfjhl,  P.-A.   Stapfer, 'Varh,    1888. 
Louis  Bourbon,   La  pensée  religieuse  de  P.-A.  Stapfer, 
Cahors,    1899. 


SCa      t\  rouMATio^  dm  i,'i.\rLUE>..':i:  K.\^THv^•^E  en  FRA^CE 

E.  Naville,  Pestalozzi,  Slapfer  et  Maine  de  Biran,  Biblio- 
thèque universelle,   avril,    i8ç)o. 

Henri  Dartig'ue,  Paul  Stapfer,  Paris,   1918. 

Thurot,  De  l'enlcndement  et  de  la  raison,  Paris,  i83o. 

Valette,  De  l'enseignement  de  la  philosophie  à  la  Faculté  des 
Lettres,  et  en  particulier  des  principes  et  de  la  méthode 
de  M,  Cousin,  Paris,   1828. 

Vanderbourg,  Trad.  d'un  fragment  de  Jacobi  sur  la  morale 
de  Kant,  dans  Le  Mercure  étranger,  i8i3,  T.  I,  p.  2ii-2i3. 

V1LLER8  : 

(Attribuées  à  Villers),  Lettres  westphaliennes,  écrites  par 
Monsieur  le  comte  de  R.  M.  à  Madame  de  H..-,  Berlin, 
1797.  (Bibliothèque  universitaire  et  régionale  de  Stras- 
bourg). 

Notice  littéraire  sur  M.  Kant  et  sur  l'état  de  la  méta- 
physique en  Allemagne  nu  moment  où  ce  philosophe  a 
commencé  d'y  faire  sensation.  Spectateur  du  Nord,  1798, 
et  dans  le  Conservateur,  de  François  (de  Neufchâteau)  1800. 

Traduction  :  Idée  de  ce  que  pourrait  être  une  histoire 
universelle  dans  les  vues  d'un  citoyen  du  monde,  Spec- 
tateur du  Nord,  1798,  et  dans  le  Conservateur. 

Critique  de  la  raison  pure,  Spectateur  du  Nord,  1799, 
et  dans  la  2^  édit.  de  la  Philos,  de  Kant- 

Philosophie  de  Kant,  ou  principes  fondamentaux  de  la 
philosophie  transcendentale,  Metz,  1801,  (R  i2o38)  ;  2* 
édit.,  Utrecht,  i83o  (Bibliothèque  de  l'Université  de  Paris). 

Philosophie  de  Kant,   aperçu  rapide  des  bases  et  de  la 

direction    de    cette    philosophie,     fructidor,     an    IX,     1801  ; 

réimpression  dans  les  Kantstiidien,   T.   III,   1899,   p.    1-9. 

Kant  jugé  par  l'Institut,  et  observations  sur  ce  juge- 
ment, par  un     ''iciple  de  Kant,  Paris,  an  X,  1801  (Rp  1807). 

Lettre  de  Charles  Villers  à  Georges  Cuvier  sur  une  nou- 
velle théorie  du  cerveau  par  le  docteur  Gall,  Metz,  1802. 
(Bibliothèque  de  l'Institut.) 

Essai  sur  l'esprit  et  l'influence  de  la  Réformation  de 
Luther,    180I1. 

Emmanuel  Kant,  Archives  littéraires  de  l'Europe,  i8o4, 
T.  I. 
Sur  Villers  : 

Compte  rendu  de  la  Philosophie  de  Kant,  Edinburg 
Review,  janvier,  i8o3,  p.  203-280. 

Schelling,  Œuvres,   i"  partie,  T.  V,  p.   18/1-202. 

Vaihinger,    Briefe   aus   dcm   Kantkreise,    Altpreussische 
Monafsschrift,    T'.    XVII. 


INDEX    BIBLIOGRAPHIQUE  363 

Vaihinger,  compte  rendu  dos  Briefe  an  Villers,  Philo- 
sophische  Monatshefte,   T.   XVI,    1880. 

Voy.  aussi  les  ouvrages  que  nous  indiquons  au  début 
du  chap.  III,  note  3. 

Wronski,   voy.  Hoehne. 

Ecrits  anonymes  : 

Etat  présent  de  la  philosophie  en  Allemagne,  Magasin 
encyclopédique,    T.    XVIII,    1798. 

Lettre  au  C.  Millin  sur  une  question  d'idéologie  (signée 
P.  S.),  Magasin  encyclopédique,  T.  XXVII,  1799,  T.  III, 
p.  33-34. 

Traduction  :  Traité  du  droit  des  gens,  dédié  aux  sou- 
verains alliés  et  à  leurs  ministres,  extrait  d'un  ouvrage  de 
Kant,  Paris,   i8i4. 


OUVRAGES    GENERAUX 
SUR   LES   ÉCRITS    INDIQUÉS    CI-DESSUS 

BARTHOLivièss,  Histoire  philosophique  de  l'Académie  de 
Prusse,  Paris,    i85o. 

A.  CouNSON,  De  la  légende  de  Kant  chez  les  romantiques  fran- 
çais,   (Mélanges   Godefroid   Kurtli,    Liège,    1908). 

Fr.  PiCAVET,  Les  idéologues,   Paris,    1891. 

H.  Tronchon,  La  fortune  intellectuelle  de  Herder  en  France, 
Paris,    1920. 

Bibliographie,    complément   de    l'ouvrage    précédent. 

L.  VViTTMER,  Charles  de  Villers,  un  intermédiaire  entre  la 
France  et  l'Allemagne,  et  un  précurseur  de  M™*  de  Staël, 
Genève  et  Paris,    1908 

Quelques  mots  sur  Charles  Villers  et  quelques  docu- 
ments inédits.  Bulletin  de  l'Institut  national  genevois, 
T.   XXXVIII,   1909. 

Voy.  aussi  les  ouvrages  que  nous  indiquons  au  début  du  cha- 
pitre II,  note  I. 


Ouvrages  sur  Kant  (i) 

É.  BouTRoux,  Études  d'histoire  de  la  philosophie,  Paris,  1897. 
Cours   sur   Kant,     Revue    des     cours    et    conférences, 
1894-96. 

(t)  Ici   nous   indiquons   les   ouvrages   qui   nous   ont   le   plus  servi   pour 
comparer  les   anciennes   interprétations   françaises   à   de  plus  récentes. 


oC4         LA  FOUMAllON  DE  l'iM  LUENCE   KANTIENNE  EN   FRANCE 

Ed.  Caiud,  The  critical  philosophy  of  Immanuel  Kant,  Glas- 
gow,  1889. 
E.  CvssiREn,  Das  Erkenntnissproblem,   2®  édit.,  Berlin,   1911. 
L.  CouTURAT,  De  l'infini  mathématique,  Paris,   1896. 

La  philosophie  des  mathématiques  chez  Kant,  Revue  de 
mclaphysique  et   de  morale,    190^. 
V.  DKLnos,  La  philosophie  pratique  de  Kant,  Paris,   1905. 

Sur  la  notion  de   l'expérience  dans   la  philosophie   de 
Kant,    Bibilotlièque    du   congrès    de    philosophie,    Paris, 
1902. 
KôMG,  Maine  de  Biran,  der  franzôsische  Kant,  Philosophische 
Monatshefte,   1889. 

Die  Entwickelunq  des  Causalproblems,  Leipzig,  1888-90. 
Kant  und  die  ISuturwissenschaJt,  Brunswick,   1907. 
Otto  Ltebmann,  Gedanken  und  Thatsachen,   190^. 
A.-O.  LovEJOY,  Kant  and  the  enqlish  platonists  (Essays  philo- 
sophical  and  psychological  in  honor  of  William  James, 
1908). 
NoRMAiN  Kdmp  Smith,  A  commentary  to  KanVs  critique  0/  pure 

reason,   Londres,    19 18. 
Fr.   Paulsen,  Immanuel  Kant,  Stuttgart,    1898. 
Radulescu-Motru,  Zur  Entwickelunq  von  Kant's  Théorie  der 
I^'aturcausalitat,   Philosophische  Studien,    189^. 

La  conscience  tran^ccndentale,  Revue  de  métaphysique 
et  de  morale,    I9i3. 
Renotjvier,  Critique  de  la  doctrine   de  Kant,   Paris,    1906. 
RiEHi.,  Der  philosophische  Kritizisnius,  2*  édit.,  Leipzig,  1908. 
HelmhoUz  et  Kant,   Revue  de  métaphysique  et  de  mo- 
rale,   190/j. 

Philosophie  der  Geqenvjart,  3*  édit.,  Leipzig,   1908. 
H.  Vaihinger,  Commentar  zu  Kants  Kritik  der  reinen  Vernunft, 
Stuttgart,    1881-1892. 

Die    trcns^.   '  lentale  Deduktion  der  Kategorien,   Halle, 
1902. 
J.  Wat«o\,  Kant  and  his  enqlish  critics,  Glasgow,   1881. 
The  philosophy  of  Kant  explained,  Glasgow,   1908. 


Index  BTBLT00BAt>niQtJË  365 

Œuvres  de  Kant 


Pour  les  citations  de  la  Critique  de  la  raison  pure,  nous 
indiquons  les  pagres  de  l'édition  allemande  de  Kehrbach  et  celles 
de  la  traduction  française  de  Tremesaygues  et  Pacaud  (édil. 
de  1909).  —  Nous  désignons  simplement  par  Kani's  Schriften 
l'édiiion  des  œuvres  complètes  de  Kant  donnée  par  l'Académie 
de  Berlin. 


TABLE  DES  MATIERES 

PREFACE  3 

Chapitre  Premier.  —  L'Académie  de  Berlin   7 

Chapitre   II.   —  L'introduction  de    la  philosophie   kan- 
tienne   en    France    33 

Chapitre   III.   —   Charles    Villers    5i 

Chapitre  IV.  —  Destutt  de  Tracy,  Daiinou  et  l'Exposition 

de  Kinker 1 25 

Chapitre  V.  —  Degérando.  M"®  de  Staël 197 

Chapitre  VI.  —  A. -M.  Ampère,  Maine  de  Biran    287 

Chapitre  VII.  —  Portails,  Massias,  Stapfer,  Frédéric  Bé- 

rard,  Schôn  261 

Chapitre  VIII.  —  Victor  Cousin,  Théodore  Joufjroy  ....  286 

CONCLUSION   321 

APPENDICE 334 

INDEX  BIBLIOGRAPHIQUE   • 355 


K.'T-'^' 


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-v.:,j-*'TBWi(v,v^- .  --t  >. 


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