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LA FORMATION
DE
L'INFLUENCE KANTIENN
EN FRANCE
LA FORMATION
DE
L'INFLUENCE KANTIENNE
EN FRANCE
PAR
M. VALLOIS
Docteur es lettres de l'Université de Paris
PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, VI«
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in 2009 witii funding from
University of Ottawa
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ERRATA
Page 13, noie 18, lignno 3. — Au lieu de : iiiluilion apfn>IOes,
Ure : intuition, appelées.
— 90, ligne ili. — Oler le guillemet .
— 98, ligne ^. — Lire : impératif.
— 100, ligne 17. — Lire : raison.
— 102, ligne 22. — Lire : ajoutait-il.
— 116, ligne 18. — Au lieu de : emprunté, lire : enipruiiu's.
— 118, ligne I. — Au lieu de ; on en, lire : on n'en.
— i3o, ligne 9. — Au lieu de toule celte ligne, lire : de Scheî-
ling, de Hegel, de Sohopenhauer. Kinker avait cherché.
— 100, ligne 16. — A.U lieu de : de fins, lire : des fins.
— 176, intercaler la dernière ligne entre la 18° et la 19®.
— 190, ligne 28. — .4» lieu de : il, lire : II.
— 219, ligne 20. — Au lieu de : téléolgique, lire : téléolo-
gique.
— 225, ligne 25. — Au lieu de : montre, lire : montrent.
— 243, ligne 19. — Lire : rapport.
— 2/j8, ligne 12. — Ajouter un guillemet à la fin de la ligne.
— 202, ligne i5. — Au lieu de : tirée, lire : tirées.
A
Monsieur André LALANDE
MEMBRE DE l'IiNSTITUT
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS
HOMMAGE DE RECONNAISSANCE ET DE RESPECT
PRÉFACE
La doctrine d'un philosophe est, sans contredit, celle qui
a existé dan^ son esprit; c'est celle-dà que d'autres hommes
tâchent de retrouver au moyen des œuvres où il a tâché de
l'exprimer. Il peut arriver que la doctrine découverte par
l'un d'eux au bout d'une telle recherche, diffère de ce qu'y
découvrent certains autres, qui, au reste, peuvent n'être pas
beaucoup plus d'accord entre eux qu'ils ne s'accordent avec
lui. Lorsque cela arrive, la doctrine du philosophe, autant
qu'elle lui survit, en devenant celle qui existe dans les esprits
qui s'en occupent après lui, se résout en une pluralité de doc-
trines plus ou moins cohérentes et différant plus ou moins les
unes des autres ; pluralité dans laquelle tend à se réaliser la
pluralité des interprétations diverses dont ses œuvres sont
susceptibiles. Or, c'est jce qui est arrivé à 'la philosophie de
Kant, dans la foule de ses comanentateurs, chez ses partisans
comme chez ses adversaires, où. l'on en voit peu qui ne re-
prochent à d'autres de l'avoir mal entendue.
Il est vrai que toutes les interprétations du kantisme qui se
sont produites ne sont pas également fondées dans le texte des
œuvres de Kant, et que certaines paraissent être la suite de gros-
sières méprises. Mais celles qui paraissent le mieux convenir à
ce texte ne doivent pas empêcher de considérer celles dont il
n'a été que l'occasion ; car, outre qu'on s'exposerait parfois à
décider arbitrairement de quelle sorte sont les interprétations
assez éloignrées de la véritable pour être négligeables, celles
qui sont réellement fausses restent utiles à connaître pour
Ix IfA FORMATION DE l'iNFLUENCÉ KANTIENNE EN FRANCE
quiconque voudrait entreprendre de corriger les erreurs qui
se sont répandues avec elles et d'en faire comprendre une plus
juste ; et surtout cette connaissance est presque toujours indis-
pensable pour pénétrer la pensée des philosophes et des éco-
les philosophiques parmi lesquels elles ont eu cours. C'est que,
en effet; s'il est peu de philosophes qui s'accordent lorsqu'il
s'agit de dire en quoi consiste précisément -le système de Kant,
quels en sont les fondements et par quelle chaîne d'arguments
toutes ses .parties s'y rattachent, il en est peu qui ne se soient
appliqués à définir leurs propres idées par rapport à ce systè-
me, soit en l'attaquant , soit en s'y appuyant, paraissant ainsi
s'être rangés à cet avis si commun en Allemagne et qu'Edward
Caird a nettement formulé, à savoir qu'il n'y aurait nul comp-
te à tenir d'aucun philosophe dont on ne pourrait montrer
qu'il a écouté la leçon de Kant et que ses idées ont été mises
à l'épreuve de la critique kantienne (i). Donc, pour compren-
dre les opinions philosophiques de ceux qui se sont confor-
més à un semblable avis, c'est-à-dire pour bien suivre presque
toute l'histoire de la philosophie après Kant, il n'importe pas
tant de connaître le crilicisme tel que Kant l'a lui-même conçu
que de savoir ce qu'ils en ont entendu. Lorsqu'ils en parlent,
ce serait souvent ignorer ce dont il est question, que de consi-
dérer simplement ce qu'une étude des œuvres de Kant a pu
nous conduire à regarder comme sa propre pensée.
Les ouvrages destinés spécialement à expliquer la doc-
trine de Kant et ceux où se rencontre quelque essai de fixer
■le sens de quelques-uns de ses points, sont en nombre si
grand — et sans compter que certains d'entre ces commentai-
res auraient eux-mêmes grand besoin d'être commentés — que
si tout homme s'intéressant à la philosophie jusqu'à espérer de
(1) « There is even some excuse for a German writer who refuses to
talce account of any philosophical tliinker aller Kant, unless he can be
shown to hâve listened to Kant's tesson. A modem pliilosopliy niay not be
kantian, but it must laave gone through the fire of kantian criticisni, or it
will almost necessarily be something of an anaclironism and an ignoratio
elenchi. » Caird, The critkal philQsophy of Immanuel Kant, 1889 T. I.,
p. -io'W,
PRKrACE iJ
i
contribuer à ses progrès devait faire l'étude complète de ces
interprétations, il se verrait en général obligé de borner cet
intérêt à la philosophie kantienne, qui pourtant n'est pas
toute la philosophie. On peut donc souhaiter que paraissent
des recueils résumant les diverses interprétations du kantisme
et présentant avec toute la précision possible les traits carac-
téristiques de chacune d'elles. Mais une telle tâche n'est ache-
vaMe que si elle est divisée ; et, pour nous, nous ne tenterons
d'en accomplir d'abord qu'une très petite part : nous nous som-
mes proposé de recueillir ici les premières interprétations fran-
çaises, entendant par là toutes celles qui se sont produites ou
qui ont icomnienc<î à se proii:»ager en France avant l'année
i835, date de la première traduction française de la Critique
de la raison pure, cet événement nous ayant semblé capable
d'avoir apporté un changement assez grand à l'objet de nos
recherches pour que cette date leur marquât un terme.
L'introduction de la philosophie de Kant en France a
déjà été étudiée à diverses reprises et avec un soin minutieux :
plusieurs ouvrages, que nous indiquerons, en racontent les
circonstances jusqu'aux moindres anecdotes ; ils en fournis-
sent une bibliographie fort abondante, à laquelle on pourra
voir, si l'on s'y reporte, que nous n'avons eu à ajouter qu'un
petit nombre d'écrits ; et ils contiennent des biographies dé-
taillées, que nous avons parfois utilisées. De toutes ces cir-
constances et des (biographies nous rappellerons seulement ce
qu'on peut être curieux de savoir sur certains auteurs bien
oubliés aujourd'hui et ce qui peut aider à l'entière intelligence
de leurs œuvres ; puisque notre but principal n'est pas d'ex-
poser de nouveau ce qui s'est passé autour des premiers écrits
français sut Kant, mais de rassembler ce qui, dans ces écrits,
a constitué la première idée que les Français ont eue de la
philosophie critique. Ainsi nous aurons enregistré les résul-
tats auxquels sont arrivés ceux d'entre eux qui, sur la fin du
dix-huitièm.e siècle et au commencement du dix-neuvième,
se sont efforcés de connaître cette nouvelle philosophie.
6 LA FOnMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
On ne manquera 'certainement pas de trouver que ces
résultats, en comparaison de ceux qu'offrent les commentai-
res dont on dispose aujourd'hui, ne dépassent guère une con-
naissance assez superficielle ; nous donnerons même des rai-
sons de juger inexactes sur des points capitaux ces anciennes
interprétations ; mais cette façon de les considérer, qui n'en
laisse voir que les défauts, n'est sans doute pas celle à laquelle
il faut s'arrêter. Leur intérêt ne tient pas seulement à ce qu'el-
les définissent ce qu'entendaient les philosophes français, dans
la première moitié du dix-neuvième sièdle et même au delà
pour quelques-uns, lorsqu'ils parlaient du kantisme ; il tient
encore à ce qu'elles montrent comment se sont formées gra-
duellement et ilaborieusement, chez ces philosophes, 'les ma-
nières de concevoir le kantisme qui, peu à peu, sont devenues
les plus populaires, au moins en France, et l'y sont demeu-
rées longtenups.
L'un des hommes qui initièrent M"® de Staël à la philo-
sophie kantienne disait, assimilant en ceila la doctrine de Kant
aux vérités 'mathématiques, que la comprendre, c'est aussi la
tenir pour vraie. Ce dont il faut convenir, c'est que Kant s'est
exprimé d'une telle manière, que tant qu'on n'est pas arrivé
à se convaincre que sa pensée est vraie, un peu de c/ircons-
pection dans la critique qu'on incline alors à en faire fait tou-
jours découvrir dans ses paroles des motifs de douter qu'on
l'ait bien comprise. Et comme lies questions que Kant a pré-
tendu résoudre sont des plus difficiles de celles que les philo-
sophes de tous les temps ont agitées, et que, par suite, ce ne
serait nullement le mettre au-dessous des plus grands que de
penser que les solutions proposées par lui ne sont peut-être
pas sur ces sujets toute la vérité, il est également probable que
si les premières interprétations françaises ne font pas jaillir
de ses paroles la lumière dont on pourrait se satisfaire, elles
partagent ce défaut avec toutes les interprétations qu'on en a
données çt qu'on en donnera.
CHAPITRE PREMIER
L'Académie de Berlin
Les plus anciens des écrits où les Français prirent une
première idée de lia révolution philosophique opérée en Alle-
magne par la critique kantienne, sont plusieurs mémoires
publiés dans les recueils des travaux de l'Aicadémie de Berlin.
Mais parce que la plupart portent seulement sur des particu-
larités et que dans quelques-uns, tels que celui de C. G. Selle
qui parut en 1792, il était trop difficile, à qui n'avait jamais
rien lu ni entendu sur le kantisme, de dégager ce qui appar-
tient à ce système de ce qui n'est que l'opinion de leurs au-
teurs sur 'les questions traitées, ces mémoires ne furent com-
pris des lecteurs français qu'après que ceux-ci eurent reçu des
ouvrages de Villers, de Kinker, de Degérando, édités de 1801
à i8o4, un aperçu général de la nouvelle philosophie. S'éclai-
rant et se complétant les uns par les autres, ces mémoires et
ces ouvrages formèrent ensemble la somme des connaissances
qu'on allait posséder en France, relativement au criticisme,
pendant les premières années du dix-neuvième siècle.
Certes la célébrité de Kant s'était étendue jusqu'à Paris
avant 1801, comme l'attestent des arlrcJcs insérés depuis 1795
dans le Magasin encyclopédique et dans la Décade philoso-
phique, où «se lit î^on nom. Mais de celles de ses œuvres qui,
en Allemagne, la lui avaient value — qui ne sont ni le Projet
de paix perpétuelle, ni les Observations sur le sentiment du
beau et du sublime, ni les autres opuscules et fragments tra-
8 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FBANCË
duits en français avant 1801 — on ne savait encore en France
presque rien ; on pensait surtout qu'essayer d'en savoir davan-
tage eût été une entreprise des plus pénibles, des plus rebu-
tantes ; et, en ce même temps, les mémoires de l'Académie
de Berlin n'étaient propres qu'à confirmer les Français dans
cette opinion.
Bien qu'écrits ou traduits dans leur langue, comme l'é-
taient d'ailleurs à cette époque tous les travaux de cette Aca-
démie, il ne semble pas que ces mémoires aient été faits avec
le dessein de les instruire des discussions entre kantiens et
antikantiens. Seul Mérian déclarait que c'était pour eux qu'il
décrivait l'esprit de ces débats, dans son Parallèle historique
de nos deux philosophies nationales (i). Mais il s'appliqua
uniquement à leur en tracer un tableau tel qu'il leur ôtât tout
désir d'en poursuivre l'étude.
Ces académiciens, opposé? à la philosophie kantienne, dé-
fendaient contre el'le un éclectisme très nuancé, qui penchait,
chez les uns, vers l'empirisme anglais, chez les autres vers un
rationalisme dogmatique imité tantôt de celui de Leibniz,
tantôt de celui de Malebranche. Ils aspiraient aux qualités des
écrivains dont leur Académie avait adopté la dangue ; mais
plus ris approchaient de la clarté, plus la faiblesse de leurs
propres idées devenait évidente, et plus était facile le triomphe
de leurs adversaires, qui se ménageaient généralement, au
dire de l'Académie, le secours que l'obscurité et l'équivoque
peuvent .procurer dans la dispute. Pendant que ces derniers
rôpandaicnt leur mépris pour cet éclectisme ou (( philosophie
populaire », les éclectiques de Berlin répliquaient que le kan-
tisme jouissait d'une popularité d'une autre sorte, de celle
qui s'acquiert auprès d'une foule encline à prendre « la pe-
santeur et l'ennui pour de la solidité ». (2)
Villers dénonçait comme un scandale l'opposition de cette
-^
(1) Acad. de Berlin, 1797, p. 54. Nous verrons que Frédéric Ancillon
écrivit aussi sur la philosophie nllnninnde pour les Français, mais dans
des OHvragos indépendants des travaux de l'Académie.
(2) Ancillon, mémoires lus à l'Acad. en 1796, publiés en 1799, p. 122.
l'académie de beplin 9
« académie toute française » (3). Cependant il ne parvint pas
à faire perdre à ses membres la considération que leur accor-
daient les Français : il ne trouvait, en somme, à reprocher à
ceux-là que de ressembler à ceux-ci. Begérando, Maine de Bi-
ran, virent dans les concours ouverts par cette compagnie une
occasion de faire apprécier Jeurs talents, ainsi que, avant eux,
Daunou y avait réussi. M. de Biran étudiait fort attentive-
ment les travaux qu'elle don^nait dans ses recueils. Il rédigea
pour lui-iiième pîatleurs notes sur les mémoires de Selle, d'An-
cillon, d'Engel, et un article pour la Biographie Universelle,
sur lia vie et les œuvres du « sage » Mérian (4). Il se plaisait
à constater qu'un éclectisme analogue à celui de Berlin pro-
mettait de se développer en France (5). Cousin, du moins
dans sa jeunesse, estimait que l'Allemagne devait être fière de
posséder une telle académie (6). Dans un de ses cours, exa-
minant la philosophie de Hume, il analysa le mémoire de
Mérian sur le phénoménisme (7).
Les adversaires du criticisme que comptait l'Académie de
Berlin eurent donc une influence beaucoup plus grande que
ne l'avait désiré Villers. Il les disait tout à fait incapables de
comprendre Kant et ne faisait une exception que pour Engel.
Il auTait peut-être songé à en faire une autre pour Selle, s'il
avait connu la lettre que Kant avait adressée à ce dernier au
sujet de son mémoire « profondément pensé » (tiefgedacht),
intitulé De la réalité et de l'idéalité des objeûs de nos connais-
(.") Philosophie de Kant, par Charles Villers, de la Société royale des
sciences de Gottingue, Metz, 1801; p. XXII et XVIII.
(4) Voy. M. de Biran, Pensées, éd. Xaville. 187-i, p. 510; une lettre
de M. de Biran à P.-A. Stapîcr, du 16 octobre 18-20, dans : Quelques lettres
inédites de il. de Biran et de P.-A. Stapfer, publiées par Edmond Stapfer,
Revue chrétienne, 1875, p. 157-15'2 ; et, dans les Œuvres de M. de Biran,
éd. Cousin, T. II, p. 180.
(5) Ed. Xaville, T. III, p. 178.
(6) Archives philosophiques, 1817, p. 49, Plus tard, dans sa Philoso-
phie de Kant, p. Lu, il reprit contre l'Académie les attaques de Villers.
(7) Hist. de la phil. moderne, fe série, T. I, (cours de 1815 à 1820),
p. 11.5. On sait que Mérian fut le premier qui mit en français les œuvres
philosophiques de Hume.
ÏO LA rOr.MATION nu L influence kantienne en FRANCE
sanceî (8). Kant faisait un tel cas des objections de Selle, qu'il
avait projeté d'y répondre ; mais diverses contrariétés, l'affai-
blissement causé par l'âge, les tracasseries que lui avaient
attirées ses écrits traitant de la religion, l'empêchèrent d'exé'
cuter ce projet. (9)
Selle était un médecin allemand très réputé pour ses tra-
vaux sur les fièvres (10), mais c'est en qualité de philosophe
qu'il était entré à .l'Académie. Il y a des preuves que ses mé-
moires touchant le système de Kant intéressèrent au moins
M. de Biran, Degérando, ainsi que Frédéric Bérard, qui, était
comme lui un médecin philosophe (11). Dans son mémoire
sur la réalité et l'idéailité des objets, Selle soutenait contre
Kant une théorie empirique de la connaissance. Nous n'avons
pas à nous occuper de cette théorie (12), mais seulement, con-
formément à notre but, de ce que la théorie kantienne y pa-
raît être, oe qui peut se résumer de la manière suivante. (i3)
Nous ne pouvons nous représenter un objet sans qu'il se
mêle à notre représentation quelque chose de notre faculté
représentative. La raison spéculative distingue bien des objets
tels que nous nous les représentons, ou êtres aperçus, les ob-
j'ets tds qu'ils sont indépendamment de nos représentations,
ou êtres purs, transcendants. Mais ces êtres transcendants sont
des êtres de raison, des noumènes, qui n'ont qu'une existence
(8) Acad. de Bcrliv, 178G-87, dans le recueil publié en 1792, p. 577-612.
(9) Kant's Schriflen (éd. de l'Acad.), T. XI, p. 51Û, lettre à Selle, du
24 février 1792.
(10) Son Introduction à l'étude de la nature et de la médecine, fut
traduite en français par Coray (Moiilpeliier, an III, 1795).
(H) F nérnrd. Doctrine des rapports du physique et du moral, Paris,
1823, p. 452 .
(12) Pour les idées personnelles et la biographie de tous ces acadé-
miciens, voy. \ Histoire philosophique de V Académie de Prusse, par Bar-
tholnièss, (Paris, 1850). On peut y lire aussi un exposé de la philosophie
de Kant d'après eux; mais il est très général, l'auteur ayant essayé de
fondre en une seule toutes les interprétations qu'ils ont présentées, tant
dans leurs ouvrag-es allemonds i|ue dans leurs mémoires publiés <"u fran-
çais. Voy. aussi: Ilarnack, Geschichte dcr kœniglick prcussischen Akadcmie
dcr Wissenschaltcn zu Berlin, 1900.
(lô) Quelques points de ce mémoire ont été comparés à d'autres inter-
prétations dans le t'.nm.menlaire de Vaihinger, T. I, p. 65, 150, 193, 205,
426; T. II, p. 67, 102, 143, 177, 195, 198, 292, 315.
l'académie de BERLIN lï
idéale tant que leur réalité ne s'est pas manifestée dans l'ex-
périence ; et ii'expérieace ne peut nous apprendre ce qu'ils
sont en eux-mêmes, puisque « nous ne connaissons des cho-
ses réelles que ce qu'elles deviennent pour nous au moyen
de nos facultés » (i4). Tels qu'ils nous apparaissent dans
l'expérience et que nous les connaissons, ce ne sont que des
phénomènes.
Nos facultés, elles aussi, ne nous sont connues que par
leurs effets, dans l'expérience ; nous ne les connaissons que
comme phénomènes, ou, plus exactement, comme phénomè-
nes internes. « L'existence réelle transcendante de nos facul-
tés )) (i5) est donc démontrée, comme celle des objets, par le
fait que tout phénomène suppose quelque réalité dont il est
le phénomène. Il s'ensuit que toute représentation a un fon-
dement transcendant qui est soit la nature transcendante de
notre faculté d'avoir des représentations, soit un objet trans-
cendant, indépendant de sa représentation, soit J'action com-
binée de l'un et de l'autre (i6).
Ainsi qu'il vient d'être dit, nous ne pouvons avoir aucune
connaissance purement objective(i6*), exclusivement fondée sur
l'objet en soi. Mais nous avons des connaissances purement
subjectives, qui n'ont de fondement que dans notre faculté
de connaître ■; ce sont celles qui — quoiqu'elles ne se déve-
loppent, comme toute connaissance, que quand notre faculté
e^l excitée par les objets empiriques — ne sont point pro-
duites par les impressions de ces objets. Toutes les connais-
sances que nous donnent les impressions sont contingentes ;
donc les connaissances purement subjectives sont les connais-
sances nécessaires et universelles.
L'idéalisme kantien repose entièrement « sur l'e.xistence
Ci4) Selle, De la réalité.., p. 578.
(15) Ibid., p. 579.
(16) Ibid., p. 578 et 584.
(16*) Ici. la connaissance purcmenf obj^tive serait celle de l'objet
en soi ; chez Kant, la connaissance appelée objective n"est que celle d'un
phénomène.
12 LA rOI'.MATION DE I. INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
de jugements par lesquels nous refrardons la liaison de deux
représentations comme nécessaire, sans que cette nécessité dé-
rive de l'identité des représentations. Or, comme Ile principe
de contradiction ne peut pas donner la raison suffisante d'une
telle liaison, et que l'expérience ne peut jamais prouver la né-
cessité de ce qu'elle représente, on en a tiré la conclusion qu'il
y a des représentations purement .subjectives et indépendantes
de l'expérience, à l'aide desquelles nous pouvons former ces
jugements» (17). Par exemple, les propositions de la géométrie
(telles que : deux lignes droites ne peuvent pas constituer une
figure) (17*), ne pouvant s'établir sur les seuls principes d'iden-
tité et de contradiction, se fondent sur la représentation immé-
diate ou intuition (18) du sujet, qui nous le montre nécessai-
rement lié à son prédicat (19), c'est-à-dire sur l'intuition de
l'espace et de ses déterminations. Comme cette intuition de
l'espace est celle de déterminations ou de liaisons nécessaires,
elle ne peut être une intuition empirique, c'est une intuition
purement subjective. L'intuition de 'l'espace est donc une partie
purement subjective de notre expérience des objets empi-
riques. Elle est mise dans notre intuition empirique par notre
faculté d'avoir des intuitions ou sensibilité pure. C'est une mo-
dification originaire et essentielle de notre sensibilité (20).
Kant, toujours d'après Selle, a donné encore une preuve
directe de cette idéalité de l'intuition de il 'espace. Elle consiste
dans l'argument suivant : (( Si vous faites abstraction, dans ila
notion empirique d'un corps, de tout ce que l'expérience y a
contribué, l'espace vous reste, dont vous ne pouvez pas faire
ibstraction, quoique -le corps existant dans l'espace n'y soil^
(20) Ihid., p. 587.
(17*) Il s'agit évidemment d'une figure fermée.
(18) 1/ y a deux sortes de rrprésonfafions: celles qui se rapportent
immédiatement a leurs objets, appelées intuitions: celles qui s'y rappor-
tent médiatement, au moyen d'une intuition appelées concepts, p. 58i et
595.
(10) Ihirl., p. 600 et C08-G09.
(17) Ibiil, p. 582.
L ACADEMIE DE BEllLlN l3
plus. Or, comme vous ne pouvez pas effacer 3a représentation
de l'espace, elle doit être nécessaire et universelle; et comme
l'expérience ne peut jamais fournir de telles représentations,
il faut que celle de Tespace soit donnée par la faculté de sentir
pure et subjective; si bien que J'espace, quoique partie consti-
tutive d'une intuition externe empirique, n'en serait que la
partie purement subjective, n'existant que dans nous-mêmes
et n'ayant pas la moindre réalité objective jjar elle-même »
(21). "
L'idéalité du temps se démontre de la même manière que
l'idéalité de l'espace, par le même argument direct et par
l'existence de jugements synthétiques a priori (ou jugements
non fondés sur le principe d'identité, et cependant nécessaires)
qui reposent sur l'intuition du temps.
Selle estime que la démonstration kantienne de l'idéalité
de l'espace et du temps n'est pas probante.
On ne peut, objecte-t-il contre l'argument direct, se re-
présenter un espace sans aucun objet externe, un espace pur.
L'espace pur n'est pas l'objet d'une intuition, mais d'un con-
cept, qui est le concept de la possibilité idéale des corps, a Ce
n'est que la représentation de l'objet externe qui rend pos-
sible celle de l'espace, et c'est ainsi que .l'intuition d'un corps
réalise l'objectivité de l'espace, et que l'idée d'un corps pré-
sente en même temps l'idée de l'espace. Il n'y a aucune repré-
sentation d'un objet externe qui soit nécessaire; mais elle est
toujours la condition nécessaire de l'existence de la représen-
tation de l'espace » (22). L'espace est représenté immédiate-
ment dans d'intuition d'un corps et sa représentation n'est don-
née que dans l'intuition empirique; elle est donc d'origine
empirique (28).
11 n'y a pas d'intuition nécessaire. Kant en a admis, parce
qu'il en avait besoin pour fonder les jugements synthétiques
(21) Ibid., p. 589.
(22) Ibid., p. D&O.
(25) Ibid., p. 590,
l4 LA FORMATION DE l'iNFLL'ENCE KANTIENNE EN FRANCE
nécessaires (a/i). Or, il n'existe pas de tels jugements. Tous
les jugements nécessaires tirent leur nécessité du principe
d'identité, ils sont tous analytiques. Voyant que, dans cer-
tains jugements nécessaires, tels que les propositions mathé-
matiques ou 'le principe de causalité, l'ana'lyse du sujet ne
peut donner le prédicat, Kant en a conclu que ces jugements
sont synthéliques. S'il avait fait l'analyse du prédicat, il aurait
vu que :1e sujet y est contenu, et que, par conséquent, ces juge-
ments sont analytiques (25).
Contrairement à ce que Selle pense, il est manifeste, dans
les exemples qu'il donne, que ll'analyse du prédicat ne trans-
forme pas en jugmenls analytiques les jugements dont il
s'agit. Selle dit : « Tout ce qui arrive, suppose une cause. La
notion d'un événement n'exige pa5 nécessairement celle d'une
cause. Mais une cause n'est pas autre chose qu'un être qui en
produit un autre, et en vertu duquel l'effet arrive, il est clair
qu'il y a encore ici identité des notions » (26). Assurément,
dirons-nous, le concept de cause est le concept d'une chose
qui détermine nécessairement quelque autre chose, mais c'est
précisément de la réalité objective de ce concept qu'il est
question. Or, l'expérience ne donne que l'événement, d'oil
l'analyse ne peut tirer un autre événement qui le détermine.
Il faut donc conclure, contre Selle, que ni l'expérience ni
l'analyse ne peuvent montrer un événement comme détermi-
nant nécessairement un autre événement.
Selle réussit aussi peu à prouver que le jugement : deux
lignes droites ne peuvent constituer une figure, est analytique.
Il explique la théorie des catégories en s'attachant sim-
plement à la catégorie de causalité (27). Mais son explication
est beaucoup plus faible que celle qu'il a donnée de l'idéalité
de l'espace et du temps. Elle se réduit à ceci.
(24) Ihid., p. .588.
(25) Ibid., p. 601. Solle croit quo grAce h celto mélhodo, invor.sp de
celle de Kant, on peut montrer que tous les jugements nécessaires sont
annlYtiqtiPs.
(26) Jbid., p. 602.
(27) Ibid., p. 595-598.
L ACADKMIE DE BERLIN 10
La notion de la succession de deux événements n'épuise
pas la notion de 'la cause et de l'effet. Celle-ci contient encore
la notion d'une liaison nécessaire des deux événements suc-
cessifs. Pour Hume, cette nécessité n'était qu'une iJlusion de
l'habitude. Pour Kant, elle est une conception originaire de
l'entendement; elle est, dans la représentation des choses,
une partie subjective, ajoutée par l'entendement à ce que nous
donne la sensibilité, (laquelle ne nous donne que la succession
des événements. Nous ne .pouvons donc savoir si cette néces-
sité, qui est ainsi réalisée par notre pensée dans Jes phéno-
mènes, existe aussi dans la réalité transcendante. La causalité
n'est, pour notre raison spéculative, qu'une forme subjective
qui n'appartient qu'à il'essence de notre faculté de penser, et
toutes les catégories, pareillement, sont la partie subjective
de nos représentations médiates, de même que l'espace et 'le
temps sont la partie subjective de nos représentations immé-
diates. — Toutefois, pour que 3e système de nos connaissances
s'accorde avec celui de nos désirs, pour que notre action puisse
se conformer à certains besoins déterminés .par des lois univer-
selles et nécessaires, il faut que ce que lia faculté de connaître
ne nous représente que comme des formes subjectives ait pour-
tant une réalité transcendante (28).
La manière dont Selle interprétait la théorie des catégo-
ries, et, en particulier, la théorie de la causalité, ne peut s'ap-
puyer que sur les Prolégomènes, où Kant sembile vouloir dire
que l'action de l'entendement est uniquement d'ajouter la
(28) Selle fait par là une allusion rapide à la causalité de la liberté.
Dans son Précis d'un mémoire sur les lois de nos actions (Acad. de Berlin,
1788-89, p. 595), on voit mieux comment il entend la tiiéorie kantienne de
la liberté. « D'après la loi de la causalité, toutes nos actions sont néces-
saires; or il y a des lois morales qui défendent un grand nombre des
actions dont nous sommes capables, et qui en en ordonnant d'autres, sup-
posent nécessairement une volonté libre. La volonté comme phénomène est
toujours sous la loi des causes et par conséquent nécessaire. Donc il s'en-
suit, ou, qu'une moralité de nos actions est impossible, ou qu'il y a une
volonté libre transcendante. » Etant indépendante de la loi causale à la-
quelle sont soumis tous les phénomènes, cette volonté primitive ne peut
être qu'un noumène, un être transcendant.
l6 LA FORMATION DK l'iNFLUKNCE KANTIENNE EN Fl:ANCË
nécessité à une succession donni'c. Cette interprétation paraît
inexacte, ou tout au moins incomplète, quand on la compare
à certains passages de la Critique de la raison pure. Nous ver-
rons que la théorie dont il s'agit a été comprise autrement
(29).
Relativement à l'étude du kantisme, l'intérêt du mémoire de
Selle résidait dans l'exposé de VEslhélique transcendentale {^q*) .
Selle montrait que par cette Esthétique, ou théorie de la sensi-
bilité, Kant, admettant tl'existence d'intuitions sensibles né-
cessaires et universelles, rampait avec l'opinion, communé-
ment admise avant lui, que « toute intuition ne pouvait avoir
qu'une universalité coîuparative et une existence contingente »
(3o). Le fond de VEsiJiétique transe endenlale, telle que Selle
l'expliquait et que nous l'avons résumée d'après lui, consiste
en ceci. Les jugements synthétiques des mathématiques se
fondent sur une intuition. Parce qu'ils sont nécessaires, ils
supposent qu'elle est l'intuition d'une nécessite. Nous avons
donc deux sortes d'intuitions, puisque nous avons aussi des
intuitions par ^lesquelles nous n'apercevons pas la nécessité
de ce qu'elles nous donnent. L'intuition d'un objet queilcon-
que se compose d'intuitions de la première sorte, ou intuitions
dites nécessaires, et d'intuitions de la seconde sorte, ou intui-
tions dites contingentes. Par exemple, dans l'intuition d'un
corps dont toutes les faces sont limitées seulement par des
(29) Une nécessité ajoutée à une succession donnée ne serait pas né-
cessaire à cette succession; elle serait une nécessité surajoutée, illusoire,
plutôt conforme à la liiéorie de Hume qu'à celle de Kant, puisque Kant
attribuait au moins autant de réalité à la nécessité qu'à la succession,
faisant de la nécessité causale une condition de la succession même. Lors-
qu'on interprète Kant comme le faisait Selle, on a donc raison de dire qu'il
n'a pas dépassé Hume.
(29') En France, l'ortliographe de ce mot n'a jamais été fixée. Nous
écrirons uniformément den, suivant l'usage le plus fréquent à l'époque
que nous étudions. Aujourd'hui, dans les écrits français, dan se lit plus
souvent (par exemple, chez les traducteurs Barni et Archambault, Tremi»-
saygues et Pacaud, et chez d'excellents historiens, tels que Delbos). Littré
donne dan, même quand il cite Villers qui écrivait dcn et suivait en cela
l'orthographe de Kant.
(50) De la réalilé..., p, 587-588.
L ACADEMIE DE BEULIN Ï7
lignes droites, nous avons rintuifion de la nécessité que cha-
que face ait au moins trois côtés. D'autre ipart, nous percevons
que €6 corps, étant exposé au soleil, s'échauffe : il n'y a ici
aucune nécessité qui soit intuitive; autrement dit, nous n'avons
pas l'intuition de ila nécessité qu'il s'échauffe. L'intuition
seule ne nous donne, entre réchauffement du corps et le
soleil, qu'une relations contingente.
L'intuition de la nécessité des relations entre certaines dé-
terminations de l'esipace (l'intuition que deux lignes droites
ne peuvent enclore un espace, l'intuition que la somme de
deux côtés d'un triangle est .plus grande que le troisième côté,
etc.) et d'intuition de l'espace, qui est à sa base — airksi que
l'intuition du temps et des relations qui en dépendent — sont
les intuitions nécessaires comprises dans notre intuition des
choses, dans l'expérience. Les autres intuitions, irréductibles
à celles-là, sont les intuitions contingentes.
Kant ne s'est pas contenté de montrer l'existence de deux
sortes d'intuitions sensibles, les unes contingentes, les autres
nécessaires, ni de montrer que les mathématiques ont pour
condition les intuitions sensibles nécessaires; il a prétendu
découvrir à quelle condition sont possibles les intuitions sen-
sibles nécessaires. Selle, pour la raison que nous avons dite,
n'admettait pas l'existence des intuitions nécessaires; mais il
croyait que, s'il en existait, il faudrait admettre l'explication
que Kant donne de leur possibilité. Cette condition des intui-
tions nécessaires, c'est, selon ll'interprétation de Selle, que
nous les ayons nécessairement en vertu de la nature de notre
faculté d'avoir des intuitions, et qu'ainsi nous les introduisions
dans toute notre intuition des choses. Selle n'a pas vu que
cette explication joue sur l'ambiguïté de l'expression intuition
nécessaire. L'intuition qui résulterait nécessairement de lia na-
ture de notre faculté serait nécessaire en ce sens qu'il nous
serait impossible de ne pas l'avoir, mais elle ne serait pas
pour cela l'intuition d'une nécessité. Or, c'est précisément
sur l'intuition de la nécessité de ll'espace et de la nécessité
l8 LA FORMATIOiN DE L I.NFLUE>CE KAISTlENiNE EN FRANCE
de certaines de ses déterminations, que la géométrie repose,
c'est de celle intuition qu'on prétendait rendre compte. Ainsi
l'hypothèse d'une intuition émanant de la sensibilité pure, qui
devait se démontrer par le fait qu'elle seule rend compte
de cette nécessité, resterait sans fondement. Ce qu'on suppose
être l'origine des intuitions contingentes, qui est totailement
inconnu, peut aussi bien être supposé tel que nous en rece-
vions de plus et nécessairement Jes intuitions qu'on suppose
émaner de notre sensibilité. Mais cette autre hypothèse est
également inutile, puisqu'eJle n'expliquerait ni mieux ni plus
mal l'intuition de la nécessité.
Le mémoire de Selle a pu aider à laire comprendre à quel-
ques ilecteurs français ila distinction kantienne des intuitions
sensibles contingentes et des intuitions sensibles nécessaires,
ainsi que l'idée de traiter ces dernières comme la base de la
certitude mathématique. Mais ils y auraient cherché vaine-
ment une preuve solide de l'idéallisme transcendental ou doc-
trine d'une idéalité propre aux seuils éléments nécessaires de
l'expérience et. conçue comme condition de leur nécessité.
C'est encore le problème du rapport de nos représenta-
tions et de nos concepts avec lia réailité transcendante, qui
préoccupait Jean-Christophe Schwab quand il rédigea son mé-
moire Sur la correspondance de nos idées avec les objets (3i).
Selle prétendait que seule l'expérience pouvait établir ce rap-
port; Schwab veut montrer qu'il n'est concevable que par une
hypothèse rationaliste. Ce qu'iJ attaque dans le criticisme,
(51) Acad. de Berlin, 1788-89, recueil publié en 1795. Schwab a écrit,
après ce niéiiioire, plusieurs livres et articles en allemand contre la philo-
sophie de Kant, dont il était un des adversaires les plus obstinés. Il était
connu en France couuiie l'auteur de l'ouvrage sur l Universalité de la lan-
gue Irançaise qui lut préféré à celui de Rivarol par l'Académie de Berlin,
qui avait proposé ce sujet pour un de ses concours. Mirabeau le cite dans
la monarchie prussienne (1788), T. I, p 47-48,
L AC.V»]iMlE DE BËBLlN 1()
c'est l'idéalisme, qu'il ne distingue pas assez des autres sys-
tèmes idéalistes.
Le mémoire de Schwab débute par un bref historique des
théories dé la perception. Nos {Jerceptions, se demande-t-il,
peuvent-elles être conformes aux objets tels qu'ils sont en
eux-mêmes ? Cette conformité se concevrait, si l'on supposait,
avec ÉjDicure, que l'objet nous envoyât des parties de lui-
même, images fidèles de ilui-mème, des simulacres entrant par
nos sens, sans en être altérés, dans notre âme, oià ils seraient
précisément notre représentation de l'objet. Mais 'l'hypothèse
d'Épicure a dû être abandonnée. Les philosophes modernes en
ont adopté une autre, plus vraisemblable, selon laquelle, les
objets frappant no? sens y impriment certains mouvements qui
se communiquent dans nos organes et qui sont toujours accom-
pagnés d'une sensation dans notre âme. Ici il ne faut plus
parler de conformité ou de ressemblance, mais tout au plus
d'une correspondance entre nos idées et les objets; puisque la
sensation du rouge, par exemple, ne ressemble nullement à la
perception d'un mouvement, et que le mouvement lui-même
est sans doute (( un pJiénomène qui, tel qu'il est, n'a point de
réalité hors de nous, et qui, du moins en partie, est l'ouvrage
de l'âme » (82). Cela étant admis, « il ne reste guère à l'objet
d'autre fonction que celle d'exciter et de faire éclore des idées
que l'âme renferme déjà, pour ainsi dire, dans son sein. Car
comme il y aurait de il 'absurdité à dire que l'action des objets
passe dans l'âme, l'idée la plus raisonnable qu'on puisse se
faire de cette action, c'est qu'elle sollicite l'âme à une espèce
de réaction, par laquelle elle développe ce qu'elle renferme,
et qui est proprement ce qu'on appelle la sensation. Nous voilà
tout près des idées innées dans un sens... oii Locke peut-être
n'aurait ipas tant trouvé à redire » (33). Ces idées, représen-
tations ou sensations sont originairement en nous, comme
l'arbre est dans le pépin, l'étincelle dans le caillou. Cette théo-
(52) Sctiwab, Sur la correspondance..., p, 42'2.
(33) Ibid., p. 424.
20 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
rie, qui est « ù peu près » celle de Kant, n'anéantit pas l'objet;
mais comme elle n'en conserve l'existence que pour en faire
une chose dont nous ne savons rien, un x qu'il nous est impos-
sible de déterminer, elle nous porte à soupçonner que J'objet
ne soit qu'un être de raison, et son existence une supposition
gratuite.
L'interprétation de Schwab tend à confondre il'idéalité des
éléments qui sont connus a priori avec l'idéalité de ceux que
nous connaissons seulement a posteriori. L'idéalité transcen-
denlale, que Kant présente comme la condition de la possibi-
lité de la connaissance a priori, aurait dû être distinguée par
Schwab de l'idéalité que son interprétation attribuait même
aux éléments empiriques, comme lia connaissance a priori se
distingue de la connaissance a posteriori. Il ne suffisait pas
de dire que les catégories et les intuitions de 11 'espace et du
temps sont originairement inhérentes à l'esprit, puisqu'il ve-
nait de dire que toutes nos sensations le sont aussi. 11 ne mon-
tre pas assez clairement que, selon l'idéalisme kantien, il y a
dans l'esprit humain une sensibilité pure, dont certaines intui-
tions, celiles de l'espace et du temps, sont seules originaires,
et par rapport à laquelle les autres intuitions sont adventices,
accidentelles (3/i).
(34) Un mémoire d'Engel, Sur la réalité des idées générales ou abs-
traites, (1801, p. 129-1-45), présente une confusion voisine de celle que le
mémoire de Schwab favorisait. Engel disait que si l'on appelle lorme toute
condition subjective de nos perceptions, il existe au moins autant de for-
mes que nous avons de sens différents. Il confondait ainsi la subjectivité des
qualités sensibles avec l'idéalité de l'espace et du temps. Kant avait prévu
cette erreur d'interprétation. Dans son idéalisme, l'espace et le temps sont
des formes constitutives d'une certaine réalité, de la réalité empirique,
objet des sciences physiques, et pour laquelle les sensations de couleurs,
d'odeurs, de sons, etc., n'ont pas de valeur objective. Kant oppose encore
l'idéalité des intuitions de l'espace et du temps à la subjectivité de ces
sensations, en rappelant que celles-ci, au contraire de celles-là, ne fon-
dent aucun jugement synthétique a priori. Comme il le dit expressément,
la comparaison de celte subjectivité avec l'idéalité transcendcntale est une
explication trop insuffisante de cette dernière {Crit. de la raison pure, édi-
tion Kchrbach, p. 50-57; trad.Tremesaygues et Pacaud,'190f),p.71). Nous verrons
que pour amender cette explication, Stapfer recommandera de supposer
constamment que la qualité subjective à laquelle on compare la forme de
l'intuition soit l'objet d'une iscience o priori,
l'académie de EKRLÎN 31
Sc^wat) résume de ia même manière que Selle la théorie
des catégories. Il examine comment Kant en fait 1 enumération
au moyen de la table des formes du jugement, et estime cette
déduction un peu forcée. Comme Selle, il expdique encore
^ue par les catégories nous sortons en quelque sorte de nous-
mêmes, à la condition qu'il s'y joigne quelque intuition; mais
que, parce que toutes nos intuitions sont sensibles, tous les
objets ainsi atteints ne sont encore que des phénomènes et
non l'être en soi, pour la connaissance duquel il nous faudrait
une intuition intellectuelle.
H accorde qu'il y a du vrai dans la théorie kantienne de la
connaissance et qu' « il y a sûrement en nous quelque chose
a priori, qui est la condition sans laquelle la sensation ne serait
pas même possible » (35); mais il lui paraît téméraire de le
déterminer, d'affirmer que c'est précisément telles catégories
ou telles intuitions. Il ipense que l'idéalisme kantien conduit
inévitabllement à l'idéalisme absolu, à la négation de l'être
en soi. Il croit avoir trouvé le moyen, pour lui-même, d'échap-
per à cette conséquence, dans l'hypothèse de la vision en
Dieu, qui permet de concevoir non seulement une correspon-
dance, mais même une ressemblance de nos idées avec les
objets. Puisqu'il est concevable que les idées d'un esprit res-
semblent à celles d'un autre esprit, on conçoit que certaines
de nos idées puissent ressembler à celles de Dieu, et aussi aux
L'espace et le temps sont des conditions de la réalité empirique, ils ne
sont pas toute la réalité empirique; les lois physiques particulières ont
tout autant de réalité objective. Elles ne sont pas subjectives comme les
qualités sensibles; elles n'ont pas, à proprement parler, une idéalité trans-
cendentale, n'étant pas connues a priori; donc Schwab aurait dû distin-
guer encore une troisième sorte d'idéalité, pour pouvoir rapprocher 1 idéa-
lisme qu'il expose de celui de Kant.
Engel fait de l'espace une forme propre au toucher et à la vue. M. de
Biran, qui a beaucoup rélléchi sur les mémoires d'Engel, considérera celte
opinion comme semblable à celle de Kant. Engel remarquait en outre que
les sons, les odeurs, etc., doivent être rapportés à quelques iiarties de
l'espace, s'ils doivent nous représentrr quelque chose hors de nous; c'est,
disait-il, ce qu'il faut entendre quand on dit que l'espace est la forme du
sens externe.
(35) Sur la correspondance..., p. 426.
3 LA FOnMATION DE L I\FLL'E.NCE KANTIE>NE EN FRANCE
abjets, Dieu créant les choses d'après ses iflées. Il n'est donc
pas absurde d'admettre que développer nos connaissances né-
cessaires, ce soit nous assimiler peu à peu à la divinité, et,
par conséquent, pénétrer progressivement l'essence absolue
des choses. Schwab préfère s'en tenir à cette « pensée su-
blime », plutôt que de suivre « ceux dont toute la philosophie
se réduit à démontrer que nous nous ne savons rien » (36).
Dans un autre mémoire Sur la proportion entre la mora-
lité et le bonheur, relativement à un nouvel argument pour
l'existence de Dieu (3"), Schwab attaque la doctrine kantienne
du souverain bien. L'argument nouveau, celui de Kant, con-
siste en une nouvelle <( subordination d'idées », inverse de
l'ancienne. Autrefois on liait ainsi les idées de moralité, de
bonheur et de Dieu : Si Dieu existe, l'homme de bien sera
tôt ou tard heureux; or, Dieu existe; donc l'homme de bien...
La nouvelle philosophie raisonne de cette manière : Si la rai-
son pratique postule une exacte proportion entre la moralité
et le bonheur, Dieu existe; or 'la raison pratique postule cette
exacte proportion; donc... Que la raison pratique soit en droit
de postuler une exacte proportion entre la moralité et le
bonheur, c'est ce que Schwab conteste en un dialogue bur-
lesque qu'il établit entre « la raison théorique » et « la raison
pratique ». Il fait d'abord parler celle-ci sur ce ton : « Y a-l-il
quelque chose de plus €ho{juant, ma sœur, que de voir ce
fripon, ce fat, ce ipied-plal, nager dans l'opulence, pendant
que cet homme de bien n'a pas de quoi vivre ? » Schwab
prend le parti de la raison théorique, et tout ce qu'il lui fait
répliquer revient à dire qu'il serait arbitraire de postuler un
monde où le bonheur serait dispensé à chaque homme en rai-
son de sa vertu, puisque la vertu et le bonheur n'ont rien de
commun.
(37) Acad. âe Beii., 1798, mémoire publié en 1801.
(50) Ibid., p. 435.
L ACADÎ'MJE pr nUBLIN 33
«
« »
De tous les i^hilosophes de l'Académie de Berlin, c'est
Frédéric Ancillon que l'on voit le plus souvent cité par les
philosophes français de son temps. Il s'était proposé de leur
faire connaître la littérature et la philosophie allemandes.
(( Placé entre la France et l'Allemagne, disait-il, appartenant
à la première par la langue dans laquelle je hasarde d'écrire,
à la seconde par ma naissance, mes études, mes principes, mes
affections, et, j'ose le dire, par la couleur de ma pensée, je
désirerais pouvoir servir de médiateur littéraire et d'interprète
philosophique entre les deux nations » (38). A propos de ce
même livre où Ancillon exprimait cette intention, M. de Biran
déclarait : (( Je dois beaucoup à la lecture de cet ouvrage
excellent, qui devrait faire un nom illustre à son auteur, si la
gloire s'attachait à ce genre de productions » (Sg). Pour M""®
de Staël, Ancillon « réunit la lucidité de l'esprit français à
la profondeur du génie allemand )) (lio). Cousin, au cours d'un
des voyages qu'il fit en vue de mieux connaître les philosophes
allemands, alla lui faire visite. Mais il en apprit par sa con-
versation beaucoup moins qu'il n'avait espéré. Déçu, il le jugea
« métaphysicien médiocre » (^i). Le père de Frédéric Ancillon
composa des mémoires qui furent très appréciés en France,
quoiqu'ils y aient rencontré un moins grand nombre de lec-
teurs que les livres de son fils (/la). L'interprétation qu'il sui-
(38) Mélanges de liltératitre et de philosophie, -1800. T. I, P. XIX.
(39) M. de Biran, Œuvres, éd. Naville, T. I., p. 128.
(40) Mme de Staël. Œuvres complètes, 1820, T. XI, p. 415.
(41) Victor Cousin. Fragments et Souvenirs, 5® éd., 18-57, p. 16.5.
(42) Les Ancillon étaient des descendants de David Ancillon, théologien
protestant français qui s'était réfugié en Allemagne. Yoy. la Notice lue par
Mignft, le 5 juin 18i7. à l'Académie dos sciences morales et politiques,
sur Fr. Ancillon, associé étranger de cette Académie. — Louis Ancillon,
le père de Frédéric, dédia à Selle et publia à Berlin, en 1792, après l'avoir
lue à l'Académie de Berlin, une dissertation : Judicium de (udiciis circn argu-
mentum cartesianum pro existentia Dei ad nostra usque tempera latis, où,
après avoir résumé l'histoire de l'argument ontologique depuis Descartes,
il concluait, avec Selle et Kant, que l'existence d'aucune chose ne peut
s'établir par la seule analyse de son concept.
2^ LA FORMATIO?,' DE l'i.NFLTJENCE KANTIENNE EN FRANCE
vait est devenue 1res banale; elle n'est rien de plus que ceci :
Kant a voulu nous fermer tout accès à la réalité cachée
sous nos perceptions et indépendante d'elles, en tentant de
réduire les notions et les principes qui paraissaient nous faire
sortir de nous-mêmes et de nos perceptions, tels que les no-
tions et les principes de cause, de substance, etc., à de .simples
manières propres à nous de voir les choses, sans conséquence
pour la réalité absolue des choses (/|3). Ces notions et ces prin-
cipes, qui sont nécessaires, c'e&t-ià-dire tels que nous n'en pou-
vons concevoir le contraire, ne dérivent pas de l'expérience;
ce sont des formes ou dc^ dispositions innées de notre âme,
qui ne doivent à l'expérience que l'occasion de se manifester
et la matière sur laquelle elles opèrent pour l'ordonner et la
convertir en une connaissance des choses sensibles (^/i) Pour
Ancillon père, le grand service rendu par Kant à la philoîO-
phie est d'avoir rappelé que l'exipérience ne nous donne au-
cime connaissance nécessaire, que, par exemple, elle nous mo
tre qu'une chose succède à une autre et non la causalité en
vertu de laquelle il est nécessaire qu'elle lui succède. En cclr
Kant a suivi les trace? de Leibniz. Il ne s'en est écarté qt,
pour errer, lorsque, ayant ainsi considéré que ces notions ou
catégories ne représentent rien de ce que l'expérience nous
montre des choses, il en a conclu qu'elles ne représentent rien
de :1a réalité absolue des choses; conclusion qu'il contredit
aussitôt par l'affirmation de celle réallité. D'oîi saurait-on et
pourquoi affirmerait-on que des choses en soi existent, si ce
n'était par une catégorie et parce que notre esprit est disposé
et préformé (/{5) de manière que nous ne pouvons penser aux
(40") Mémoire sur les fondements de la mcla-phfisique, Acad. de Berl.,
1790, publié on 1803, p. It6.
(H) Essai ontologique stir Vâme, 1706, publié on 1709, p. 181 et suiv.
(■45) Faire de la catégorie kantienne une disposition innée, une pré-
formation, n'est-ce pas onlror en coniradiction avec le § 27 de In Cri-
tique ? On sait que ce pnss.Tgo qui termine la Déduction transcendontale
(2^ édition) a embarrassé plus d'un commonlatour. Certains, comme Barni,
ont ponsé que là KanI condamne son propre syslèmo par ce qu'il dit contre
le système do !;i préforin.-ilion. (Tiarn!, A}iahise de la eritiiiue de la raison
pure, P. XXX, iiilrod. à sa Iradurîion, 1869).
l'académie de BERLIN ^ 2$
choses sensibles sans penser qu'elles sont les phénomènes des
choses en soi ? Mais s'il en est ainsi, il faut ou renoncer à la
première conclusion ou conclure ici, ipareillement, que la
notion de chose en soi n'est rien de plus qu'une production de-
notre esprit (40).
Avec cette objection, qu'on lit si fréquemment chez ceux
qui ont traité du kantisme, Ancillon fait la remarque qu'il est
extrêmement difficile de s'assurer ^e quelle façon Kant entend
l'union d'une matière qui ne dérive aucunement de l'esprit
et d'une forme qui en dérive exclusivement. Il demande pour-
quoi le donné, qui est contingent, contracterait par « l'attou-
chement de la catégorie » une qualité qu'il n'a pas, la néces-
sité, plutôt que la catégorie s'altérât à ce contact (47). Frédéric
Ancillon a rappelé aussi cette difficulté. Pour lui, Kant a
voulu dire que la connaissance consiste en l'union d'une forme
et d'une matière comme en l'union d'un sujet et d'un objet.
Il n'y a pas plus dans notre conscience une forme sans matière
ou une matière sans forme, qu'un sujet sans objet ou un objet
sans sujet; nous ne connaissons l'un que ipar rapport à l'autre;
l'un n'a de réalité que dans son (( mariage mystique » avec
l'autre, réalité qui est uniquement celle d'un phénomène dont
le noumène nous est inconnu (48). Frédéric Ancillon, ainsi que
son père, a été trop bref sur cette importante question de la
matière et de la forme, que nous retrouverons plus loin avec
plus de précision.
L'Académie de Berlin avait choisi, en 1799, pour sujet de
concours, la question de l'origine des connaissances humaines.
Elle conseillait aux concurrents, dans un programme qui scan-
(40) Mémoire sur 1rs londemeuts..., p. 122, 128.
(47) Ibid., p. 117-HO.
(48) Frédéric Ancillon, Uclançjcs de liltcrature et de philosophie, 1809,
T. II, chapitre intitulé Essai sur l'existence et sur les derniers systèmes de
métaphysique qui o)it paru en AUe:na(jne, p. 13o-lo6, 141, 151-152, 160-161.
a6 LA FORMATION DE l'iNFLUE>;CE KANTIENNE EN FRANCE
dailisa Villers, d'adopier et de prouver une solution contraire
à celle du kantisme. On y lisait notamment : « L'Académie
n'entre point dans les idées de ceux qui regardent comme
démontré avec l'évidence mathématique, qu'une partie de nos
connaissances prend son origine uniquement dans la nature
même de notre emtendement; elle est persuadée, au contraire,
qu'on a fait contre cette opinion des objections essentielles,
jusqu'à présent demeurées sans réponses satisfaisantes, tout
comme elle est persuadée qu'il y a des preuves très fortes en
faveur de l'opinion qui déduit toutes nos connaissances de
l'expérience, quoique, peut-être, ces preuves n'aient pas encore
été mises dans leur vrai jour... » (49). Le prix fut partagé
entre Degérando, qui soutenait cet empirisme, et un Allemand
qui présentait une solution rationaliste. L'Académie voulut
marquer par là qu'elle estimait que la question n'avait reçu
aucune réponse qui pût exclure toutes les autres. C'est ce que
déclara Castillon, dans son Mémoire sur la question de l'ori-
gine des connaissances humaines (5o), oij il définissait de la
manière suivante les trois solutions principales, l'empirisme,
le leibnizianisme et le kantisme, qui se disputaient alors l'assen-
timent des philosophes.
Selon l'empirisme, l'expérience suffit à produire toutes
nos connaissances, elle en est l'unique source. Les leibniziens
et les kantiens sont d'accord entre eux contre l'empirisme, en
ce qu'ils croient reconnaître dans notre connaissance quelque
chose que l'esprit humain tire de son propre fonds; mais ih
sont divisés sur la manière de concevoir ce quelque chose.
C'est, pour les leibniziens, une connaissance obscure, une idée
qui sommeille dans l'entendement ou un germe d'idée, que
l'expérience éveille ou développe. Pour les kantiens, c'est
« une espèce de forme ou de moule dans lequel l'entendement
jette pour ainsi dire l'étoffe que l'expérience lui fournit » (5ï).
Plus loin, Castillon essaie de préciser celte théorie des formes
(-ÏO) Arnd. de licrl., 1700-1 SOO, p. U.
(.^0) Mémoire de 1801, publié on 1804.
(r)i) md., p. 20.
l'académie TtE nKP.LIJî 27
qui distingue, à ses yeux, le kantisme du leibnizianisme. Nos
perceptions se succèdent parce que le tom^ps est une forme de
notre sensibilité, dans laquelle doit nous apparaître tout ce
que nous sentons, c'est-à-dite une forme que nos perceptions
ont reçue de notre sensibilité, et non pas une idée obscure ou
virtuelle qu'elles éveillent ou actualisent. Nos facultés revê-
tent ainsi toutes nos perceptions de certaines formes, espace,
temps, causalité, etc., qui établissent 'entre leurs objets cer-
taines relations nécessaires et universelles, les relations mathé-
rnatiques, la relation de tout phénomène à un autre qu'il suit
nécessairement, etc. (Sa). Comment donc Kant pense-t-il que
nous acquérons les notions du temps, de l'espace et d« ces
relations ? Selon la réponse la plus claire que donne Castil-
lon, Kant aurait pensé que « l'homme, ayant l'idée de cer-
taines liaisons absolument nécessaires, tire ses idées, non de
son entendement même où dles gisent obscurément dessinées,
mais des formes dont la faculté sensitive et l'entendement re-
vêtent tout ce qui agit sur ces facultés... » (53).
Castililon ne regarde aucune de ces trois solutions comme
définitive. Il voit les empiristes oljligés de supposer qu'il
n'existe pas de connaissance absolument nécessaire et uni-
verselle, parce qu'ils ne sauraient en rendre compte. H lui
paraît que les leibniziens et les kantiens nous attribuent sans
preuve suffisante de tell&s connaissances, et que c'est avec
autant de raison qu'ils se reprochent les uns aux autres de
n'avancer que des hypothèses, quand ils prétendent expliquer
ces connaissances les uns par des idées virtuelles et les autres
par des formes de la sensibilité et de l'entendement purs. —
Mais si Castillon s'était représenté plus clairement la différence
qu'il indique entre la théorie leibnizienne et la théorie kan-
tienne, il ne lui aurait pas échappé que ceille-ci, telle qu'il la
caractérise et l'oppose à celle-là, ne pourrait résoudre autre-
ment que la théorie «mpiriste le problème de l'origine des
m) ihid., p. 28. *
(53) Ibid., p. 29.
a8 LA FOnMATiON DE l'i.NFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
connaissances humaines. En effet, si ce qui est de notre pro-
pre fonds était non pas une connaissance virtuelle, mais seu-
lement ce que nous imposons à J'ex/périence, et qui en cons-
titue la forme, nous n'aurions paj d'autre moyen de le con-
naître que de le reneontrer dans l'expérience, puisque c'est à
notre insu que nous l'y mettons. Ainsi la forme de l'expé-
rience ne serait l'objet que d'une connaissance empirique et
non d'une connaissance nécessaire; ce qui contredirait le prin-
cipe même du kantisme, selon lequel c'est la condition de
toute connaissance nécessaire, non-empirique, que ce qui est
ainsi connu soit imposé par nous aux choses.
La séparation que .Castillon a rapidement tracée entre
l'apriorisme kantien et la ilhéorie leibnizienne de l'innéité, rend
son interprétation très remarquable parmi les exposés des au-
tres académiciens, et mêm'e auprès de ceux que nous exami-
nerons. Plusieurs d'entre ceux-ci affirment que la connaissance
a priori n'est pas chez Kant une sorte de connaissance innée.
Aucun ne dit plus explicitement que ne l'a fait Castillon par
quoi ces connaissances diffèrent l'une de l'autre.
»■
« *
La plupart de? philosophes de l'Académie de Berlin piirent
reconnaître leurs propres sentiments à l'égard du kantisme
dans le Parallèle historique de nos deux philosophies natio-
nales, de Mérian (5.4). Frédéric Ancillon ne fut certainement
pas le seul à 'trouver a aussi amusant qu'instructif » ce ta-
bleau des excès et surtout des ridicules de l'école de Wolf sur-
passés par ceux des zélateurs de la nouveille doctrine. Tout en
s'ahsfcnant des bouffonneries de Nicolaï (55), Mérian se diver-
tissait de ces disciples passionnés, les plaisantait sur les louan-
ges qu'ils prodiguaient à leur maîlre, lumière du monde,
(.Vi) Acad. de BnL, mémoires do 1707, publiés en 1800.
(55) Une Ir.idiiclion française do qnohjiios parties du Scmprnnius Cvn-
dibcrt de Nicolaï, fui donnée dans la Bihlmlhcqiie ger,na}iiqitc, T. I, 1800,
p. 117-155 el p. 304-J-27.
L ACADEMIE DE BERLIN 2Ç)
soleil de la philosophie, venu parmi les hommes pour achever
le >grand ouvrage commencé par Jésus-Christ, etc.; sur le droit
qu'ils s'arrogeaient de tout trancher, de tout décider; sur leur
recherche de termes harbares et de « subtilités ténébreuses »
(56). Mérian avait vu la doctrine de Wolf triompher, puis se
décréditer de plus en plus; il comptait que l'engouement pour
le kantisme passerait aussi rapidement. A son avis, il valait
mieux attendre que les sophismes des nouveaux philosophes
se confondissent dans l'oubli avec ceux de Wolf, que de se
donner ila peine de les réfuter. On ne gagne rien à discuter
avec de telles gens, affîrmait-il ; dès qu'on les presse un peu,
ils répondent qu'on ne les comprend pas ; c'est tout ce qu'il
e6t possible de tirer d'eux, c'est là leur dernier nrwoyen, et
afin d'être bien certains qu'il ne leur manquera jamais, ils
fabriquent sur leur système des commentaire? inintelligibles.
Cette phiilosophie lui paraissait bien faite pour ne sortir ja-
mais d'Allemagne. Il annonçait que ses missionnaires venaient
d'échouer à Londres et ajoutait qu'ils auraient réussi aussi mal
à Paris. On a pu donner, disait-il encore, une traduction
française assez claire de la Paix perpétuelle ; il n'est guère pro-
bable que la Critique de la raison pure se prête un jour à une
pareille opération et qu'il soit possible de satisfaire de sitôt
« la curiosité de l'abbé Sieyès » ; assurément il est plus facile
de déblatérer contre « la volatilité française » (07) .
(56) Parallèle..., p. 73.
(57) Mérian nomme .\drien de Lezay comme l'auteur de cette traduc-
tion anonyme de la Paix perpctuclle. Adrien de Lezay-Marnésia avait étu-
dié la diplomatie à Brunswick et avait passé quelque temps à Gœttingue,
avant 1793. Son frère Albert rapporte qu'il eut sa part de la haine que
Bonaparte vouait aux amis de ?.!™e jg Staël. Mais il rentra en grâce auprès
de lui, après un mariage qui alliait les Lezay aux Beauharnais; il fut
chargé de mission à Salzbourg, et mourut préfet du Bas-Rhin, en 1814. Ses
écrits se rapportent à la politiqu'î ; il fit aussi une traduction du Don Carlos
de Schiller. Voy. : Louis Spach. Adrien comte de Lczaii-'.!arnésia, Stras-
bourg, 1854; Albert de Lezay-Marnésia, ilcs soucenirs, Blois. 1854, p. 85.
Sieyès, au début de 1796, avait fait demander à Kant d'entrer en rela-
tion épistolaire avec lui, par Charles Théremin, publiciste, ancien chef de
bureau au Comité de salut public, qui avait un frère en Allemagne. Dans
la lettre que ce dernier transmit à Kant, Ch, Théremin exposait l'inférât
qu'avait la nation française a connaître la philosophie kantienne, qu il
3o LA i-onMATio.\ ut: l'influence kantii-.\ne en fkance
Le Parallèle de Mérian rollOtail moins de gaieté que de
dépit. Les philosophes de J'Académie de Berlin étaient de
ceux à qui les succès de l'école kantienne portaient le plus
ombrage . En général, ils laissaient trop percer dans Jeurs
Mémoires cette inquiétude pour que les préventions qu'ils pou-
vaient faire naître ou entretenir chez les lecteurs français
contre la nouvelle philosophie allemande n'en fussent pas
affaiblies légèrement . Un article anonyme, qui parut dans le
Magasin encyclopédique (58), montre qu'en France on n'ac-
cueillait pas toujours de scnibiables critiques sans une cer-
taine défiance. L'auteur de cet article, sur VÉtat présent de la
I philosophie en Allemagne, explique qu'il y a dans ce pays
deux partis philosophiques opposés ; l'un est celui des kan-
tiens, l'autre comprend des leibniziens, des woliiens, des éclec-
tiques. Les premiers sont parvenus à supplanter les seconds ;
on n'écoute plus qu'eux dans les universités, leurs livres sont
à peu près les seuls qu'on lise. Pour mieux perdre les hommes
qui leur résistent, il se peut qu'ils aient usé parfois d'expé-
dients fort blâmables ; mais il n'est guère croyable que leur
1 succès parmi une nation instruite ne tienne pas surtout aux
mérites du système qu'ils préconisent. Le plus grand mérite de
leur système ou « criticisme » est « d'avoir proposé le pre-
mier des questions très importantes sur la nature de la scien-
ce, sur les fondements de la philosophie et l'origine de nos con-
naissances, que leurs prédécesseurs n'avaient pas aperçues ou
avaient négi'gées.., » (59). ?>Iais il y a encore beaucoup d'obs-
eslimait pouvoir devenir le complément de la Révoiulion, et l'intérêt qu'il
y avait pour la propagation de cette philosophie d'être connue de Sieyès,
qui, au dire d'un kantien nouvellement arrivé à Paris, pensait déjà sur. la
métaphysique à peu près connue Kant. Voy. les lettres des frères Théremin
dans les KatWs Schriltcn, T. XII, p. 58-59. Sur Sieyès et la philosophie
de Kant, voy. aussi: Gazier, Fragments de lettres inédites..., Revue philo-
sophique, 1888, T. Il, p. 50.
(08) Bien que le Purallùle de Mérian, lu à l'Académie le G juin et le
51 août 1797, ne fût publié qu en 1809, le contenu de l'article donné par
le Magasin encyclopédique (ï. XVIU, année 1798, p. tij et suiv.) laissç
supposer que son auteur ait eu connaissance de ce mémoire.
^59) Ibid., p. (54.
l'aCAUKMIE UE BEKLl.N 3l
curité dans la solution qu'ils en donnent et de l'ambiguïti^ dans
leurs expressions. « S'ils se donnaient la peine de répondre
aux objections principales de leurs adversaires, et s'ils s'en-
gagaient dans une dispute conduite régulièrement, de bonne
foi, et sans employer les artifices de ceux qui ne veulent que
paraître supérieurs, ils acquéreraient un nouveau mérite, celui
de mettre au jour les points sur lesquels la dispute roule en
dernier ressort, et de faire paraître par là jusquoîi un accord
sur les .premiers fondements de toute philosophie est à es-
pérer. » (60)
(60) Ibid , ]> l'Aj.
CHAPITRE II
L'introduction de la philosophie kantienne en Fbance
Il existe de nombreux documente de toutes sortes, arti-
cles de revues et de journaux, manuscrits, lettres, signalés
par les historiens (i) qui ont cherché à préciser le moment
auquel on a commencé en France à se soucier de connaître
la philosophie de Kant, et au moyen desquels ils ont pu re-
tracer la suite des événements qui ont concouru à l'y intro-
duire. Pour l'histoire des interprétations du kantisme, la plu-
part de ces documents n'ont aucune importance : ils ne renfer-
ment et n'ont jamais pu donner à personne nulle idée, vraie
ou fausse, de cette philosophie. D'autres présentent des expli-
cations très sommaires qui se rencontrent toutes soit dans les
mémoires de l'Académie de Berlin que nous avons analysés,
soit dans les ouvrages plus considérables que nous examine-
rons ultérieurement. Il y a lieu cependant de s'arrêter sur
quelques uns de ces petits écrits divers, sinon à cause des ex-
plications, du moins parce qu'ils rappellent, autant qu'il nou3
(1) A. Saintes, Histoire de la vie et de la philosopine de Kanl, Paris,
18i4; Barni, Avant-propos de la trad. de la Crit. du iiigcment, 184G; Siipfle,
Geschichte des deulschen Kultiireinllusses auf Frankreich, Gotha, 1888, T. II,
chap. VI ; Fr. Picavet, La philosopiàe de Kant en France de 1773 à 1814,
dans la trad. de la Crit. de la raison pratique, 1888; Dickstoin, Sur Vintro-
duction de la philosopiàe de Kant en France, Revue philosophique, 1888,
T. II, p. 41C; E. Joyau, De rintroduction en France de la philosophie de
Kant, Rev. phil., 1895, T. II, p. 85; Virgile Rossel, Histoire des relations
littéraires entre la France et l'Allemagne, Paris, 1897 ; Louis Wittmer,
Charles de Villers, Genève et Paris, 1008; Henri Tronchon, La iortune
intellectuelle de Herder en France, Paris, 1920.
34 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
est utile de le savoir, comment le kantisme, faisant sa pre-
mière apparition en France, y trouva les esprits disposés à son
égard.
L'abbé GrégvDire correspondait avec Mûlller (2) et avec le
théologien Blcsisig, tous deux anciens professeurs de philoso-
phie à l'université de Strasbourg (3). Il voulut savoir ce
qu'était la philosophie de Kant, dont Mûller lui avait parlé
dès 1^9^ ; il leur demanda d'en composer un exposé en fran-
çais ; mais Miillcr mourut peu après qu'il eut accepté cette
tâche. Les lettres de ce dernier et celles de Blessig présen-
taient à Grégoire leurs raisons de souhaiter que la doctrine
de Kant fût bientôt « transplantée n en France. Elle pourra,
lui disaient-ils, y devenir la base d'un enseignement philo-
sophique nouveau qui mettra fin au règne du matérialisme,
de l'athéisme, de tous ces systèmes « qui tendent à avilir la
nature humaine et à égarer les idées sur sa destination ». La
critique kantienne, apprenait-il par ces lettres, qui consiste
à découvrir les bornes de nos facudités de connaître et la natu-
re de leurs fonctions, tend à nous préserver des erreurs des
métaphysiciens touchant aux dogmes de 'l'existence de Dieu
et de l'immortalité. Elle conclut que ces questions sont hors
des limites de notre raison pure et par conséquent de la phi-
losophie spéculative, et qu'elles appartiennent seulement à la
philosophie morale. Elle arrive par là à faire de la foi reli-
gieuse « une conviction intérieure fondée sur la loi morale ».
Terminant la lettre où il venait de caractériser ainsi la phi-
losophie religieuse de Kant, Blessig recommandait qu'avant
d'introduire en France le criticisme, on prît garde qu'il y
avait dans ce pays, plus qu'en tout autre, des hommes prêts
à « ne trouver en Kant que Je patriarche du scepticisme et
même de l'athéisme ». A «on avis, le moyen de prévenir cette
(2) Pliilippe-Iacob Miillpr (1732-1795), président de l'assemblée des
pasteurs et profesrseur de philosophie.
(3) A. Gazier, Fragments de lettres inédites relatives à la philosophie
àc Kant {170Î-1810), Revue phil., 1888 , T. H, p. 56-59,
l'introduction de la PlIILOSOPniE KANTIENNE EN FRANCE 35
erreur, c'était de donner d'abord un précis du livre de Kant
sur la religion.
Ce vœu de Blessig commençait de s'accomplir, semble-t-il,
lorsque François de Neufchâtcau publiait dans son Conser-
vateur, en 1800, une traduction, signée Ph. Huldiger, de la
Kant's Théorie der reinmoralischen Religion (Riga, 1796),
résumé anonyme de la Religion, innerhalb der Grenzen der
blossen Vernunft. Le traducteur, de son vrai nom Philippe
Tranchant de Laverne(4), avait lui-même ajouté des Éclaircisse-
ments sur la théorie de la religion morale, avec des considé-
rations générales sur la philosophie de Kant. Ce^ éclaircisse-
ments étaient simplement une version plus libre du texte déjà
traduit, et ces considérations sur le criticisme, quoique très
vagues, ne démentaient paâ Tintention de « prévenir en sa fa-
veur )), qui y était déclarée. Dans une Lettre à Ch. Villers,
en i8o;i, Laverne gardait encore l'apparence d'un disciple de
Kant, qui cherche, non à modifier, mais seulement à complé-
ter la doctrine religieuse du maître ; il vantait cette u philoso-
phie qui, réduisant en système raisonné et dégagé de toute
notion hétérogène, les hautes et célestes c^lartés du christia-
nisme et sa divine morale, les présente aussi pures à la rai-
son de l'homme, que l'évangile les livre douces et attrayantes
à son cœur. » (5) Mais, la même année, il faisait paraître son
Voyage d'un observateur de la nature et de Vhomme, où il
contestait au kantisme, par des arguments futiles ou à peine
indiqués, toute vraie valeur spéculative et pratique. Ces théo-
ries morales et religieuses, nées sur les « bords arides et froids
de la mer Baltique », ne sont pas faites pour les « peuples sus-
(4) Philippe Tranchant, comte de Laverne, avait été envoyé très jeune
à Gœttingue, pour s'y préparer à la carrière diplomatique. C'est là qu'il
acquit ses premières notions de philosophie. A son retour en France, il
entra dans l'armée. Pendant la Révolution, il émigra, fit partie de l'armée
des princes, puis voyagea en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Il ren-
tra définitivement en France, en 1800, et devint traducteur au Ministère de
la guerre. Il composa des ouvrages sur l'art militaire, ainsi que des
drames ; ses écrits philosophiques sont ceux que nous citons. Nous re-
viendrons sur sa Lettre à Ch. Villers.
(5) Lettre à Ch. Villers, 1804, p. 87.
36 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
ceplibles de toute l'énergie du sentiment ». Le motif qu'elles
attachent aux préceptes du christianisme ne peut toucher ni
le vulgaire, qui n'essaiera jamais de le comprendre, ni les
hommes sensuels, qui ne veulent pour toute philosophie que
celle des Voltaire et des Hclvétius ; et aucun homme vertueux
ne saurait reprocher à personne de rester indifférent à c«
motif ; car, affirme Laverne, pour se déterminer à suivre ces
austères préceptes, tout homme a besoin d'espérer qu'il com-
plaira en cela à l'Être ineffable dont dépend la plus grande fé-
licité.
Vers la fin du dix-huitième siècle, une attention persévé-
rante à renseigner le public français sur Kant, sur ses œuvres
et sur la propagation de sa doctrine hors de l'Allemagne, se
signala dans le Magasin encyclopédique (5*). On put y remar-
quer, parmi quelque vingt articles relatifs au kantisme, les tra-
ductions de la première section des Fondements de la métaphy-
sique des mœurs, des Conjectures sur le commencement de
l'histoire de l'humanité (6), et celle d'un passage de V Anthro-
pologie (7), ainsi qu'une Notice (8) par un certain A. Keil, qui
présentait quelques-unes des questions traitées dans ia Critique
de la raison pure, celle des limites de la connaissance, celle
des jugements synthétiques a priori, celle du rapport des re-
présentations aux objets ; mais qui, à vrai dire, ne faisait
guère comprendre comment ces questions se relient entre
elles .
Les articles du Magasin encyclopédique n'étaient pas tous
exempts des jugements hostiles à la jiouvelle philosophie alle-
mande qui constituaient l'opinion la plus commune, la plus
fréquemment exprimée dans les autres publications périodi-
(5*) Revue publiée sous la direction de l'archéologue et naturaliste
Uillin.
(6) Mngns, encycl, 1798, T. III.
(7) 1799, T. V.
(8) 1796, T. III, p. 159-184. Peur l'ensemble des articles du Magat.
sur Kant, voy. B. Joyau, art. cité.
IÎ*INTR0DUCTI0N DE LA PIIÎLOSOPHIE KANTIENNE EN FRANCE 87
quès françaises. Ain.sî, dans une Lettre (9) à Millin, qui diil.
geait cette revue, on lisait que pour introduire cette philoso-
phie chez les hommes habitués par Locke, d'Alembert, Con-
dillac, Bonnet, à une grande netteté d'idées et surtout à une
grande précision de langage, ill faudrait la leur exposer on
termes clairement définis, mais que probablement une telle
épreuve n'en laisserait rien subsister.
Un autre article (10), signé M., qui est de Joseph Mou-
nier, présentait une opinion analogue à celle de Benjamin
Constant sur le principe kantien de l'universaiitc de la loi
morale, à propos du « droit de mentir », La thèse de Benjamia
(9) Magas. encyd., 1799, T. III, p. 33-34.
(10) 1797, T. V, p. 409-415. Voy. Wittmer, Ch. de Villers, p. 75, où
sont citées les lettres de la correspondance de Gœthe et de Schiller (28 fé-
vrier et 14 mars 1708) établissant que cet article çst de I. Mounier. Pen-
dant son exil en Allemagne, l'ancien constituant Mounier dirigea à Weimar,
sous la protection du duc Charles-Auguste, l'institut du Belvédère, sorte
d'école d'enseignement supérieur. Il y fit entrer comme professeur un
émigré, Auguste Duvau, qu'il chargea particulièrement de l'éducation de
son fils Edouard. Duvau obtint en France un certain succès avec sa tra-
duction d'un ou\Tage de Hufeland, Vart de prolonger la vie humaine ; il
devint, grâce à ses connaissances sur l'Allemagne et ses écrivains, un
collaborateur des plus précieux pour la Biographie universelle, de Michaud;
il publia en langue allemande, dans laquelle il écrivait aussi aisément
qu'en français, un livre intitulé Wie fand ich mein Valerland wiedcr iin
Jahre 1802, Leipzig, 180^;. Relativement à la philosophie kantienne, on
trouve, dans les papiers Mounier que possède la Société Rduenne, à Autun,
(liasse J, cote 17 ter, et liasse X, cote 1 bis), un résumé de toute la
Critique de la raison pure, en 52 pages 1/2, fait par Duvau ; un autre
résumé de la môme Critique, depuis le début jusqu'à l'Analytioue des
principes, en 14 pages, par Edouard Mounier ; et une note de 6 pages,
par Duvau, sur la religion et la morale de Kant. Ces manuscrits, tous en
allemand, sont demeurés trop longtemps inconnus en France pour qu'ils
y aient exercé une influence directe. On pourrait leur attribuer une in-
fluence indirecte, en suppos.mt qu'il fût parfois question du kantirme dans
les conversations de M^"^ de Sl.^ël et de Benjamin Constant avec Duvau,
à Weimar. et en se représentant d'après ces papiers ce qu'il a pu leur
en dire, s'ils présentaient quelque chose de plus que ce que Villers avait
pu leur apprendre auparav.?nt ; mais ce n'est pas le cas : ces manus-
crits n'ajoutent rien de la philosophie de Kant à ce que nous rencontre-
rons dans les écrits de la raêwe époque publiés en français. — Sur Aug.
Duvau et les Mounier. voy. NoUce sur Joseph et Edouard Manier, par
J. Roidot, Mémoires de la Société Eduenne, 1885 ; Un professeur à VIus-
titut du Bclrédère, Auguste Duvau, traducteur, critique, hirgmphe. natu~
rnUste, par Charles Joret, Pevu" gennnniqve. 1907, p. 501-555; Henri Tron-
chon, La fortune intellectuelle de Herder en France, Paris, 1920.
38 LA FORMATION DE l'iNFUIEXCIÎ KANTIENNE EN FRANCE
Constant était ocllc-ci : Il n'y a pas plus en n-oral.^ qu'en poli-
tique de principes rigoureusement universels qui srient immé-
diatement applicables aux faits, aux actions. Nul homme ne
^)cut être lié que par des lois auxquelles il a concouru ; c'est
lin principe politique universel immédiatement applicable,
sans inconvénient, aux sociétés peu nombreuses, mais
qui ne peut s'appliquer aux sociétés nombreuses que
par ce principe intermédiaire : les individus peuvent con-
courir à la formation des lois par leurs représentants. L'appli-
cation immédiate des principes moraux n'entraînerait pas
moins de désordres que l'application des principes politiques
séparés de leurs principes inlermcdiaircs. « Le principe moral,
par exemple, que dire la vérité est un devoir, s'il était pris
d'une manière absolue et isolée, rendrait touîe société impos-
sible. Nous en avons la preuve dans les coni4i,'uences très di-
rectes, qu'a tirées de ce principe un iphilosopb-e al!en)and, qui
va jusqu'à prétendre, qu'envers des assassins qui vous dejnan-
deraient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans
votre maison, le mensonge serait un crime. » Mais ce prin-
cipe mora'l devient applicable par un principe inîermédiaire.
Il n'y a de devoir qu'envers qui a un droit; c dire la vérité
n'est done un devoir qu'envers ceux qui ont droit à !a vérité ;>,
tel est le principe intermédiaire. Or il est évident, pour Ben-
jamin Constant, qu'aucun homme n'a droit à la vérité qu'il
désire afin de nuire à autrui.
L'article de Mounier était une critique de la réponse que
Kant avait faite à Benjamin Constant, et en particulier de
l'argument qui, dans cet article, se trouve ainsi traduit : « Si
vous faites une fausse déclaration à un assassin, vous ête? la
cause, autant qu'il"*est en votre pouvoir, que les déclarations,
bases de tous les contrats, trouvent peu de foi et perdent toute
leur force. Vous faites tort à l'humanité entière et détruisez
la source du droit. » A cela Mounier répliquait qu'il y a des
promesses qu'il est coupable de faire et plus coupable encore
de tenir. « Si on avait promis de tuer ou de favoriser un
l'introduction de la PHILOSOniIE ÉANTIENNE EN FRANCE 89
assassinat, que penserions-nous du moraliste qui oserait sou-
tenir que manquer à cet engagement c'est violer son devoir
envers la société ? » Donc, si nous avons le devoir d'enfrein-
dre une promesse dont l'accomplissement serait nuisible à
autrui, il doit nous être permis de donner une fausse déclara-
tion pour faire avorter le projet d'un brigand. Et cela ne dé-
truit nullement la base des contrats. « Les assertions ou décla-
rations n'interviennent dans les contrats et n'en déterminent
les conditions que dans les circonstances où l'on est fondé à
les croire sincères et où la fausseté serait préjudiciable et hon-
teuse. » Il s'ensuit que celte maxime, on doit toujours dire
la vérité, comme toutes les maximes générales, se modifie
dans certains cas particuliers. Il faut se défier de ces princi-
pes abstraits et généraux inventés par les métaphysiciens, et
s'en remettre au bon sens, à la conscience morale. Mounier
attaquait encore l'opinion de Kant selon laquelle l'homme qui
a menti pour sauver la vie à un autre serait punissable si son
mensonge, par un effet du hasard, avait eu un résultat con-
traire à celui qu'il en attendait. « Qudle est donc, disait Mou-
nier pour conclure, cette pauvre raison humaine qui nous
jette dans l'erreur au milieu des recherches de la vérité ; qui,
à force de méditations et de conséquences en conséquences,
parvient à obscurcir l'instinct moral, et conduit un homme
respectable, éclairé, laborieux, un des plus célèbres philo-
sophes de ce siècle à des principes qu'on ne voudrait pas trou-
ver dans un juge de paix de village ? »
Cet examen du cas cité par Benjamin Constant et de la
réponse de Kant tendait à établir que les maximes morales ne
peuvent s'ériger en principes universels, et que nous devons
donner pour base à nos jugements moraux notre conscience
morale, à l'exclusion des principes iphilosophiques, qui ne ser-
viraient qu'à la troubler. Benjamin Constant n'était pas si
contraire à la morale de Kant. Il disait que le désordre que
causerait l'application d'un principe ne prouverait rien contre
ce principe, mais indiquerait que quelque principe intermé-
/;0 LA l'OKMATlDN DE l'iINILUENCIC KANTIENNE EN FRANCE
diaire a été omis. Selon lui, la morale est un système de prin-
cipes : on ne saurait jamais en écarter aucun sans la compro-
mettre tout entière par la seule pilace qu'on y laisserait à l'ar-
bitraire. M™" de Staël inclinera plutôt vers l'opinion de Mou-
nier que vers celle de Benjamin Constant. La conscience,
assurera-t-elle, prononce sur toute ohose avec équité, l'arbi-
traire n'est pas à craindre, quand l'intérêt de celui qui juge
n'est pas en question, comme dans le cas du mensonge par
humanité. Mais il ne 'lui semblera pas — et en cela elle diffé-
rera de Mounier — que l'existence d'un certain droit de men-
tir ruine le principe de la morale kantienne, selon lequel il
ne faut jamais se permettre dans aucune circonstance parti-
culière ce qui ne saurait être admis comme loi générale. Kant
se serait trompé sur le sens de ce principe en croyant qu'il
oblige de réprouver toute espèce de mensonge; puisque, dira-t-
elle, « on pourrait faire une loi générale de ne sacrifier la
vérité qu'à une autre vertu » (ii). Sans doute, c'est M"° de
Staël qui se trompe, faute d'avoir considéré que cette loi appor-
terait une exception à la loi qui interdit de mentir, et qu'ainsi
le devoir de dire la vérité cesserait d'être universel, ce que le
principe kantien ne peut admet Ire (12). .Si le principe de
l'universalité est vrai, si aucun devoir ne souffre d'exception,
il n'y a pas de devoir qui puisse être sacrifié à un autre. A vrai
dire, M™^ de Staël ne tenait pas très fermement à ce qui fait
la différence que nous venons de relever entre son opinion et
celle de Mounier; car on voit bien qu'en essayant de concilier
îe mensonge par humanité et le principe de l'universalité, elle
consent seulement à tenter de sauver ce dernier, et qu'elle
y renoncerait plutôt que de condamner le premier. D'un autre
côté, on peut se demander si Kant n'avait pas été tout près
de reconnaître la nécessité qu'un devoir en suspende quelque-
Cil) Œuvres coiitplètcx, T. XI, p. rw2.
(12) Voy. Kant, D'un prétendu droit de mentir par humanité. Kant
avait nprociié aux « principes inlerniédiaires » de B. Constant d>.\oir
la conscqiience nièine que nous trouvons impliquée dans la loi proposée
par M™e de Staël.
l'introduction de la philosophie kantienne en FRANCE 4l
fois un autre, et, par suite, y mette quelque exception, lors-
qu'il accordait que le devoir de tenir une promesse cède à
celui de s'abstenir de certaines actions avilissantes, si la per-
sonne qui les a promises s'en repent (i3). N'était-ce pas faire
penser qu'un devoir peut s'opposer a ce qu'un autre soit uni-
versel, ou, selon l'expression de M"*® de Staël, que cet autre
devoir peut être sacrifié au premier (i3*) ?
La philosophie critique eut en Sébastien Mercier un héraut
turbulent, qui sut moins la faire connaître que déclamer le
panégyrique de son auteur. La langue et la littérature alle-
mandes lui étaient depuis longtemps familières. Cette littéra-
ture lui plaisait, et il plaisait, surtout par son Tableau de Paris,
au public allemand (i4). On savait trop, en France, qu'il cul-
tivait les paradoxes — lui qui trouvait Copernic et Newton
absurdes — , pour que le kantisme ne parût pas chez lui une
bizarrerie de plus. •
Il lut à l'Académie des sciences morales et politiques,
en plusieurs séances, des mémoires sur Kant et Fichte, qu'il
voulait publier après les avoir remaniés, et dont il ne nous
reste que de très courts extraits, insérés dans le Magasin ency-
clopédique (i5) et dans le Moniteur universel. Il annonçait
que Kant venait d'assurer sur une base nouvelle et désormais
inébranlable « l'indépendance de l'homme moral, la valeur
pleine et absolue des lois impératives de sa conscience », son
indépendance à l'égard des sensations, le triomphe des idées
innées et du « dogme heureux que la vie humaine n'est qu'un
développement d'un état antérieur et un apprentissage pour un
(13) Kant, Doclrinc du droit, § 26. sur la nullité du contrat de concu-
binage.
flô*") Presque en même temps aue Benjamin Constant et Meunier, vers
1797, Portalis rénéchissaif sur If^s difficultés d'application de ce même prin-
cipe, ainsi que sur d'outn^s parties du système kantien. Mais les idées qu'il
s'en forma ne se répnn'^irent que beaucoup plus tard, c'est pourquoi nous
ne les exposons que plus loin.
(14) Charles Monselef. Les oiihlii'f! et les déâniqnés. rhap. sur Mercier.
(15) Magas.. 1801, T. V, p. 250-252. Voy. aussi les Mémoires de VAcad.
des sciences morales et politiques, T. V, p. 11, et la Décade philosophique,
T. XXV, p. 2d8 cl j06.
42 I.\ FOUMATION D1Î l'iNFLUENCE KVNTIENNE EN FRANCE
état tnUxT ». « La nature, disait-îl encore, naît et se forme pour
nous (i6); les lois ne sont que nos propres lois cognitives; l'uni-
vers est une toile que nous colorons incessamment; l'espace est
notre manière de voir, et la durée est à nous. La connaissance
de Dieu est encore plus visible en nous-mêmes que dans l'ordre
et la majesté de l'univers. » Il affirmait enfin que ce dernier
point « s'accorde pleinement avec la doctrine du sage Fénelon,
et l'invincible, grand et bel argument des causes finales ».
Le style d'oracle qu'affectait Mercier n'était pas pour
éclairer les non initiés. On conviendra qu'il leur était tout à
fait impossible de deviner le sens de l'entrefilet qu'il fît insérer
dans le Journal des Débats, le 21 pluviôse, an X, que voici en
entier : « L'homme fait sa science, dit Kant; la première opéra-
tion du moi sensiiif est la synthèse, la liaison : mon entende-
ment s'est emparé de toutes les impressions par son action
propre; il a le donné du multiple. Sans cette tendance efficace
à l'unité d'ensemblle, le savoir serait le chaos; c'est elle qui
apporte l'ordre et la lumière; telle est la forme nécessaire de
la conscience intime; la synthèse précède dans notre esprit,
l'analyse qu'il faut bien que nous composions avant d'avoir
un objet à décomposer (17). Notre esprit ne peut décomposer
que ce qu'il a composé lui-même : j'expérimente avant l'expé-
rience; quoi de plus sûr et de plus constant P »
Quelques jours après. Ile 12 ventôse, le même journal
rendit compte du livre de Kinker, d'une manière qui nous re-
présente ibien ce que les Français contemporains de Mercier
pensaient de ses discours sur le kantisme, ainsi que de tous les
ouvrages traitant du même sujet (18). Il suffît d'en lire ce pas-
sage : « Eh bien ! parlons donc de Kant, puisque notre ami
Mercier le veut absolument. Je suis bien souvent édifîé de ce
(16) Le tpxtp imprimé porte pour ; mais nous croyons qu'il faut lire :
« naît et se forme par nous ».
(17) Il V a encore ici une faute. Mercier avait sans doute écrit : « La
synthc.^p précède dans notre esprit l'analyse, parce qu'il faut bien... »
(18) Ce compte rendu parut aussi dans le Spectateur du Nord, avril,
1802.
l'introduction be l\ pniro';o''iîiï: kantienne en frange 43
qu'il dit; mais je n'ai pas la présomption d'imaginer que je
le comprenne toujours. Bien des gens ont la hardiesse de dou-
ter qu'il comprenne bien lui-même la philosophie qu'il nous
préconise. Il se croit, disent-ils, obligé par la reconnaissance
de rendre à l'Allemagne les louanges qu'il en reçoit; et voilà
pourquoi iil nous fait de Kant un Pascal et un saint Augustin.
Mais c'est un jugement que je ne partage point; j'aime mieux
croire que Mercier est sincère que ide m'aller imaginer, sans
l'avoir lu, que Kant soit un athée. Je souhaiterais seulement
que ses commantateurs, un peu plus curieux de nous instruire
que 'de nous étonner, voulussent bien descendre de cette pro-
digieuse hauteur de pensées où ils se retranchent, pour nous
éclaircir une doctrine si terriblement profonde. J'avoue que
lorsqu'ils nous parlent du génie transcendental et formateur,
du moi cognitif qui est un de Vunité de cohérence, et d'autres
choses de cette espèce, c'est pour moi le repas de la cigogne :
tout ipeut en être bon, mais je n'en puis rien saisir. Je vois
là des expressions qui ont un air consacré, et qui semblent
vouloir en imposer à notre esprit par quelque chose 'de mysté-
rieux; cela suffît pour qu'on soit tenté de croire qu'en y re-
gardant de près, la raison aurait peine à s'en accommoder... »
Quand nous nous occuperons de Kinker, nous chercherons
quelle idée on peut se faire, d'après ce qu'il en dit, de ce génie
transcendental et formateur, que l'auteur du compte rendu
avait renoncé à concevoir. La manière dont Mercier en parlait
n'allait qu'à tout brouiller. Lorsqu'il disait : « Nous sommes
tous appelés à être métaphysiciens, parce que nous sommes
tous près de notre âme, de notre entendement : il ne faut plus
que bien regarder en soi », il laissait croire que selon le criti-
cisme nous pouvons avoir conscience d'effectuer cet acte du
moi qui impose ses propre? lois à la nature, et que Kant l'a
découvert par l'observation intérieure (19).
(19) Il vprsa't plus visiblement du côté de rinterprétalion psycholo-
gique, dans son mémoire De lacté du moi, où il défendait la morale de
Kant contre celle qui rapporte « toutes nos affections et toutes nos lois mo-
rales au plaisir et à la douleur physiques ». C'est un acte de mon moi.
l\!\ LA FOnM'.TîON D« l'iNFLUENCE KANTIENNE EN PnAISCE
En somme, les discours et les articles de Mercier, l'ou-
vrage de Kinker, ainsi que celui de Villers, firent tout d'abord
une impression contraire à celle que leurs auteurs avaient
voulu donner : loin d'amener aussitôt les Français à l'étude
de la nouvelle philosophie, ils leur persuadèrent, à ce moment,
que les idées de Kant étaient rebelles à toute expression claire
et précise. Si l'opuscule de Hoehne Wronski (20) a peu favo-
risé cette opinion, c'est seulement parce qu'il fut peu lu.
Même à ceux pour qui Villers et Kinker n'étaient pas incom-
préhensibles, Wronski devait sembler l'être tout à fait. Aussi
son petit essai fut-il oublié de presque tout le inonde, alors que
les livres de Villers et de Kinker demeurèrent présents à l'atten-
tion des quelques philosophes et écrivains français qui com-
mencèrent à réfléchir sur le kantisme et à le discuter entre
eux. Il serait très inexact d'égaler à l'insuccès de Wronski
celui de ses deux devanciers, comme il le faisait en disant,
en 181 1, dans son Programme du cours de philosophie trans-
C'endentale : « On a entrepris, à trois reprises et dans des
vues différentes, d'en donner une idée aux Français : mais on
n'a pas réussi. » Il se fit plus tard un certain renom par lé
bruit qu'il mena autour de son « messianisme », de ses tra-
vaux mathématiques, et par ses essais de chemins de fer (21).
expliquait-il, qui développe les sentiments moraux par lesquels j'ordonne
mes impressions piiysiques ; ce qui le prouve, c'est que « malgré le plaisir
sensuel ou la douleur physique unie ta une sensation, je suis obligé de
reconnaître souvent dans la douleur un bien et dans le plaisir un mal...
On ne saurait nier le pouvoir volontaire que l'esprit peut exercer sur
les sensations ; mon moi repousse dans tel instant la plus douce harmo-
nie, et ne jouit réel'ement que quand il consent à jouir. Non, tu n'e? pas
douleur, disait un philosophe apostrophant la douleur et la terrassant par
l'acte du moi. » Notice sur les travaux de la class" des sciences morales
et politiques pendant le troisième trimestre de Van X ; Moniteur universel,
2 frimaire, an XI, et ilagasin encyclopédique, 1802, T. II, p. 79-85.
(20) J. Hoehne, Philosophie critique dccouvcrle par Kant, londce sur
le dernier principe du savoir, Marseille, an XI (180.").
(21) Résultats des expériences faites avec les rails mobiles ou chemins
de fer mourants de Hoehne Wronski, Paris, 1839. Sur ses « rails mobiles »
et ses « ï'oues vives », voy. ses brevets conservés à l'Office national de la
propriété industrielle.
l'introduction de la IMIILCSOIUIIE KANTIENNE EN FRANCE /JO
Son système philosophique n'a jamais compté beaucoup de
partisans, mais il n'a jamais cessé tout à fait d'en avoir, de
sorte que ses mérites ont encore été défendus de nos jours (21*).
Si son opuscule de 1800 avait été moins obscur, les lec-
teurs français y auraient pris un premier aperçu de la théorie
de la matière que Kant a donnée dans ses Premiers principes
métaphysiques de la science de la nature. Mais pour le reste
de la doctrine kantienne, VVronski renvoyait simplement aux
ouvrages de Villers et de Kinker. Dans son Messianisme, qu'il
publia en i83i, il ne parla de Kant qu'incidemment. Essayant
de définir l'affinité du kantisme avec le protestantisme, que
Villers avait déjà affirmée et soutenue contre Tranchant de
Laverne, il dit que le protestantisme est voisin de la doctrine
qui fait reposer la loi morale sur la raison pratique, c'est-à-
dire sur l'autonomie ou l'activité de la volonté, tandis que le
catholicisme, qui regarde la loi morale uniquement comme
un commandement de Dieu révélé à l'homme, est une doc-
trine de la « passivité de l'aveu ou de la soumission de l'hom-
me ». Il soutient que ces deux principes, l'autonomie et la
soumission, appartiennent au christianisme, et que leur anti-
nomie devra se résoudre par une réforme religieuse analogue
à la réforme philosophique par laquelle Kant a résolu les anti-
nomies de la raison spéculative (22). II indiqua aussi rapide-
ment la distinction du transcendental d'avec le transcendant et
l'immanent. « La philosophie moderne désigne, dit-il, par le
mot immanent, ce qui existe sous les conditions du temps, et
par le mot transcendant, ce qui est au delà de ces conditions,
comme, par exemple, l'idée de l'Être suprême du déisme. Et
elle désigne de plus, par le mot transcendental, ce qui est en-
gendré hors des conditions du temps, mais qui trouve son
application sous ces conditions, par exemple, les catégories
(21*) Christian Cherfils, Un essai de religion scienli[ique, introduc.
tion à Wronski, philosophe et rclorniateur, 18s)8 ; Voy. aussi un compte
rendu de cet ouvrage dans la Revue philosophique, 1899, T. I, p. 250,
(22) Messianisme, 1831, p. 60.
46 LA lOiXMATIOIV DE l'iiNFLUEiNCE KANTiliNNE EN l'RANCE
de rentendemenl humain » (ao). Ainsi, mais sans que Wrons-
ki le déclarât explicitement, l'acte transcendcntal par lequel
rentendemenl règle les phénomènes de la nature se trouvait
placé hors de tout ce que peut découvrir l'observation inté-
rieure, laquelle est entièrement soumise au temps.
Nous montrerons, telles qu'elles sont énumérées par ceux
•qui eurent à les vaincre, les causes qui retardèrent l'intro-
duction de la philosophie de Kant en France. Pour le moment,
nous nous bornerons à faire ressortir que la principale fut la
même qui avait d'abord et dui'ant plusieurs années maintenu
les Allemands éloignés de ses œuvres, à savoir les difficultés
multiples dont celles-ci sont remplies. Si le texte original avait
été moins difficile, sa traduction latine eût été plus accessible,
et cette introduction du kantisme se fût opérée par elle (2/i).
(23) Ibid., p. 61.
(24) Cette traduction, faite par Born, est en quatre volumes. Le pre-
mier, publié en 1796, contient la Critique de la raison pure. Le second et
le troisième donnaient, l'année suivante, l'un, les Prolégov\cnes, la Méta-
physique de la nature, les Fondements de la métaphyiique des mœurs et la
Religion ; l'autre, la Critique de la raison pratique et la Critique du juge-
■ment. Le quatrième parut en 1798, réunissant la Doctrine de la vertu, la
Doctrine du droit et seize opuscules divers. — L'existence de cette traduc-
tion fut assez connue en France après que Destutt de Tracy l'eut signalée
dans son mémoire sur Kant et Kinker ; mais il ne paraît pas que les
philosophes français l'aient lue avec grand profit ; ils n'en citent aucun
passage important |,car on ne peut tenir pour telles en elles-mêmes les
sept lignes tirées par Portails de la préface des Prolégomènes) ; ils se
réfèrent simplement à des résumés ou à des commentaires, quand ils ne
peuvent consulter le te.xte allemand. Elle a servi surtout à Cousin dans
sa première lecture de ce texte et à quelques auteurs de traductions fran-
çaises. Joubert, ayant perdu sa peine à la déchiffrer, disait de ces quatre
gros volumes : « Figuroz-vous... des œufs d'autruche qu'il faut casser
avec sa tête, et où, la plupart du temps, on ne trouve rien. » Il se peut
que cette boutade lui soit venue avec le souvenir de la manière quelque
peu ridicule dont Villers, pour dire quel mépris il réservait h ceux qu'il
savait prêts à dénigrer son ouvrage, amenait cette comparaison empruntée
de Jacobi: « L'autruche dépose tranquillement son œuf sur le sable ; les
pinsons et les passereaux ne sauraient l'écraser ; le bec des sansonnets et
des corneilles ne peut l'entamer ni le repousser dans l'ombre ; c'est à
l'astre qui dispense la lumière à le faire éclorc. » (Villers, Phil. de Kant,
p. LVIl). Joubert continua à se casser la tôte « contre ces cailloux, ce 1er,
ces œufs de pierre et ces granits, pour essayer d'en tirer quelque lu-
mière,.. » De tout ce qu'il eu lira il n'est à retenir que cette pensée sur
l'introduction de La fXlILOsOPlIIË KANTIENNE EN FRANGE 4?
Mais de toutes ces difficultés résultait la nécessité de suivre les
travaux et les discussions des commentateurs allemands, ce
Kant : « Esprit tenace, il est par là devenu propre à établir très bien
certains principes généraux de la morale. 11 semble croire que nous avons,
dans nos idées, quelque chose de plus invariable et de plus indestruc-
tible que dans nos sentiments et dans nos penciiants naturels eux-mêmes.
Voilà pourquoi il regarde le mot devoir comme un mot si fort et si im-
portant. Toute bonté lui pai'ait molle et presque Uuide ; tout sens du droit
lui semble iniiexible, et il en tire la régie. » (Joubert, hentict6 tl correu-
pondancc, 4« éd., 18ti4, T. II, p. 560, et T. I, p. tJ2-b5.)
Les traductions françaises d'ouvrages de Kant qui furent publiées avant
celle de la l^riUque de La raison pure que Tissot uonna en ihoô, sont les
suivantes :
Observations sur Le senliinenl du beau et du subLime, trad. par Her-
cule Peyer-lmlioff, Paris, TiiiiO (avec un portrait ue Kant;. Lne seconue
traduction a été donnée par Veyland (Pans, 1823), et une troisième par
Kératry (Paris, 1823) ; celle de barni est de 184t).
Projet de paix perpétuelic, Pans, 17'J0. Dans le 9* volume du Magasin
encyclopédique (p. 510 et suiv.), Keil indiquait quelques corrections à faire
dans cette traduction.
Comment le sens commun {uge-t-il en matière de morale ? (1™ section
des Fondements de la mélapliysique des mœurs), traduction abrégée, adres-
sée de Leipzig par Griesinger au Magasin encyclopédique, 1798, T. III,
p. 05-72.
Coniectures sur le développement progressif des premiers hommes,
trad. par Gnesinger, Hagas. encycL, 1798, T. III, p. 75-87. Une autre tra-
duction se trouve dans les Archives littéraires de l'Europe, T. Mil, 1805,
p. 505-585.
Le philosophisme démasqué et la philosophie vengée (apliorismes ex-
traits des œuvres de Kant et traduits par D. Secrétan), Lausanne, 1798.
Nous n'avons pu retrouver ce livre.
De iégoïsme, extrait de l Anthropologie traduit par Griesinger, Magas.
encycL, 1799, T. V, p. 192-195.
Idée de ce que pourrait être une histoire universelle dans les vues
d'mi citoyen du monde, trad. par ViUers, Spectateur du Sord, 1798, et
Le Conservateur, publié par François de A'eufcbàteau, 1800, T. II, p. 57
et suiv.
Théorie de la pure religion morale, considérée dans ses rapports
avec le christianisme, abrégé de la Religion, trad. par Pbil. Huldiger (Ph.
Tranchant de Laverne), Le Conservateur, 1800, T. II, p. 92 et suiv.
Traité du droit des gens, dédié aux souverains alliés et ù leurs minis-
tres, extrait d'un ouvrage de Kant, Paris, 1814. Quelques pages extraites
de la Doctrine du droit formaient tout ce « Traité », qui était précédé de
ces mots : « L'importance du moment nous a engagé à le mettre en
français. Kant semble avoir écrit de pressentiment ; ses vues s'adaptent
aux circonstances actuelles. Les Souverains alliés ont porté la civilisation
morale dans la guerre et la politique, que le préjugé vulgaire n'en croyait
pas susceptibles. D après ce dont nous avons été témoins dans l'espace de
peu de jours, il est permis d'espérer que le congrès permanent qu'on
propose ne restera pas un simple vœu. »
Principes métaphysiques de la morale, trad. par Tissot, Paris, 1830,
48 LA FORMATION DE l'lnFLUENCE KANTIE^^E EN FRANCE
que Ja plupart des philosophes français de ce temps ne purent
faire, ignorant la langue allemande. Celte ignorance fut donc
un grand obstacle à l'introduction du kantisme en France, en
raison seulement de l'imporlance que ces 'difiîcultcs donnaiant
aux commentaires destinés à les aplanir. Elles devenaient aussi,
aux yeux des philosophes français, un sérieux motif de s'épar-
gner la peine de se mettre en mesure d'étudier ces travaux;
car, plus ou moins condillaciens, ils étaient généralement con-
vaincus, sinon que la science n'est qu'une langue bien faite, au
moins que la langue de la science est une langue bien faite et
que tout progrès du savoir est marqué par un progrès dans son
expression. On avait peine à croire, chez eux, qu'un livre
écrit dans le style de la Critique constituât par lui-même un
progrès réel. On voulait bien parfois convenir que Kant a enve-
loppé (( des vérités importantes dans son langage obscur » et
que « ses défauts mêmes ont servi à exercer les esprits de ses
contemporains pendant plusieurs lustres », comme disait
Schweighauser (25); mais on doutait toujours que ces efforts
eussent abouti à donner à ces vérités la forme claire et stable
qui les eût rendues communicables sans altération, et en eût
ainsi fait des acquisitions définitives pour l'humanité. On en
revenait à douter de la possibilité de retrouver chez Kant
ces prétendues vérités, et Schweighauser avait beaucoup plus
de chances d'être cru, lorsque, cherchant à expliquer pourquoi
le kantisme et les systèmes qui en sont issus ont réussi chez les
(25) Sur Vclat actuel de la philosophie en Allemagne, par G. Schweig-
hauser ; Archives liltéraires de l'Europe, 1804, T. I, p. 192. Fils de l'hellé-
niste Jean Schweighauser, Geoffroy fut aussi professeur de littérature
grecque à la Faculté des lettres de Strasbourg. Il lui paraissait que la
morale de Kant, modifiée dans le sens de Jacobi, constituait ce qui devait
subsister de sa doctrine. Ch. Vanderbourg énonça la même opinion, en
donnant sa traduction d'un fragment de Jacobi sur cette morale, dans Le
Uercure étranger, 1813, T. I, p. 211-215. Les paroles de Schweighauser
que nous venons de cit'.^r peuvent se rapprocher de celles-ci, d'Emile Bou-
trou.x : « Dans l'analyse métaphysique, son style [de Kant] est compliqué,
laborieux, redondant, et s-ouvent d'autant plus obscur que l'auteur s'est
plus travaillé pour être clair. L'œuvre de Kant est une pensée qui cherche
sa forme. Plus achevée, eût-elle autant excité les intelligences ? » E. BoU'
troux, Eludes dliisloxre de la philosophie, 1897, p. 320.
l'IiNTBODUCTION de la PIIIL030P1HE KANTIENNE EN FRANCE 49
Allemands, il disait : a il faut à l'Allemagne... des systèmes
épineux et difficiles que les professeurs de philosophie puissent
commenter dans leurs leçons et dans leurs ouvrages;.., il faut
que les adeptes puissent s'y rallier et composer une espèce de
secte ou de corporation séparée des autres hommes, par leurs
opinions et par un langage particulier » (26).
Les petits écrits dont nous venons de nous occuper — et
ceux que nous négligeons n'apprennent rien d'autre — suf-
fisent à nous avertir que les interprétations que nous allons
analyser, celles de Villers et de Kinker, toutes simples qu'elles
paraissent aujourd'hui, avaient .généralement échappé aux lec-
teurs français. Presque tous se lassèrent vite de chercher quel
sens pouvait bien s'attacher à ces ouvrages, qui leur semblaient
tissus des vices les (plus détestables qu'on imputait alors à la
scolastique; et, au dire de Stapfer (27), l'ami de Villers, ceux
qui persévérèrent dans cette recherche le firent avec une telle
contention d'esprit qu'ils s'égarèrent souvent dans des subtili-
tés fort étrangères au kantisme. L'influence de ces deux expo-
sés principaux du criticisme ne s'étendit donc en France, pen-
dant plusieurs années, qu'à un tout petit nombre de philo-
sophes. Les interprétations qui s'y trouvaient ne commencèrent
vraiment à devenir populaires que par ce que Cousin en fit
entrer dans ses leçons et dans ses livres.
(•26) Sur Vélat actuel.., p. 20.").
[Tt) P--A. Stapfer, Mélanges, T. I, p. ISu. Sur Stopîer, voy., plus bas,
p. 98, note iOG.
CHAPITRE III
Charles Villers
A mesure que se sont multipliés les exposés français de la
philosophie de Kant, Charles Villers et son œuvre sont entrés
davantage dans l'oubli; si bien qu'aujourd'hui, chez les phi-
losophes, on se souvient à peine de son nom. Quelques-uns,
cependant, qui ont eu l'occasion de lire son livre sur Kant,
tout en le jugeant inexact, l'ont trouvé fort curieux (i). Non
seulement il tient dans l'histoire du kantisme en France la
place que lui ont reconnue Barni, Fr. Picavet, E. Boulroux;
mais même pour l'étude de la Critiqua, l'examen de ce livre
n'a pas paru sans intérêt à Vaihinger, qui, entre autres passages,
indique comme l'une des meilleures la descriplion qui y est
faite de l'effervescence qui signala en Allemagne l'avènement
du criticisme (2).
Villers ne s'est pas donné exclusivement à la spéculation
philosophique. Dans sa vie et dans ses écrits il y avait de
quoi fixer l'attention des historiens de la littérature occupés è
rechercher les sources de l'influence allemande sur les lettre»
françaises. Ils ont donné de ses aventures, mêlées aux événe-
ments politiques et littéraires de son temps, des récits très dé-
(1) A. Bertrand, Introduction au recueil Science et psychologie d'œu-
vres de M. de Biran, p. XXIX.
(2) Vaihinger, Commentar, T. I, p. 9. II cite encore Villers aux p. 182,
189, 199, 570, 455 ; T. II, p. 47, Oô, 72, 108, 189, lOlJ, 225, 251, 24i,
427, 518.
52 LA FOivMATIOiN DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
taillés (3), dont nous allons rappeler brièvement les princi-
paux traits.
Charles Villers (appelé souvent Charles de Villers) naquit
en 17G5 à Boulay, petite ville de Lorraine. Son père, bour-
geois austère, rigide observateur de sa religion, exerçait
la charge d'inspecteur particulier des finances; sa mère était
d'extraction noble. Ils l'envoyèrent au collège des Bénédictins
de Saint-Jacques, à Metz, oiî il fit ses premières études. Il de-
vint officier dans le corps royal d'artillerie, et, durant sa
brève carrière militaire, résida à Toul, puis à Strasbourg,
à Melz et à Besançon. Dans ces villes, il n'y eut pas de réunion
mondaine où l'on ne le désirât, dès qu'on connut le véritable
talent d'acteur qu'il déployait dans les comédies de salons,
ainsi que le charme de sa conversation, qui ira grandissant
et sera très goûté de M"® de Staël, de Benjamin Constant et
des nombreux hommes de lettres et savants français ou alle-
mands qui le fréquenteront. Il débuta comme écrivain par des
œuvres légères. A Metz, il se fit admettre dans une société
de magnétiseurs, « l'Harmonie ». A Besançon, il composa
un traité de magnétisme, sous forme de roman intitulé le
Magnétiseur amoureux (4), où le mesmérisme était considéré
moins comme un art de guérir que comme la base d'une mé-
(5) Sur Villers on peut consulter : P.-A. Stapîer, Villers, dans la Bio-
graphie universelle ; E.-A. Bégin, Villers, .l/i"e de Rodde et j/""* de Staël
(Metz, 18Ô9) ; Isler, Briefe von B. Constant, Gœthe, Grimm, Guizot,... an
Villers (Hambourg, 1879 et 1885) ; J. Texte, Les origines de l'inllucnce alle-
mande dans la littérature Irançaise du dix-neuvième siècle, dans la Revue
d'histoire littéraire de la France, 1898 ; Paul Gautier, Un idéologue sous
le Consulat, dans la Rev. des Deux-Mondes, Mars, 1906 ; Hazard, Le Spec-
tateur du Nord, dans la Rev. d'hisl. littér. de la France, 1906 ; Louis Witt-
mer, Charles de Villers, un intermédiaire entre la France et rAllcmagne, et
%m précurseur de M^^ de Staël (Genève et Paris, 1908) ; du même auteur,
Quelques mots sur Charles Villers et quelques documents inédits, dans le
Bulletin de Vlnstitut national genevois, T. XXXVIII, 1909, p. 555-374 ;
Haussonville, jl/'"^ de Staël et M. Necker, d'après leur correspondance iné-
dite, dans la Rev. des Deux-Mondes, déc. 1915. L'ouvrage de M. Wittmer,
le mieux documenté de tous, est riche de renseignements puisés dans les
papiers de Villers, dont la plus grande partie appartient à la Bibliothèque
de Hambourg.
(4) 1787, La Bibliothèque Victor Cousin en possède le manuscrit, qui
porte le titre : Le métaphysicien amoureux et magnétiseur,
CHARLES VILLER8
53
taphysique spiritualiste. C'est alors que l'attirèrent les études
sérieuses. Puis la Révolution éclata. D'abord il en approuva
les principes. Mais bientôt les actes de ceux qui la menaient
lui parurent intolérables; il les attaqua dans plusieurs écrits,
notamment dans son livre De la liberté, en faveur de la mo-
narchie. Il dut s'exiler et ne revint en France que pour de
courts séjours. Il se joignit à l'armée du prince de Condé.
Après la défaite, il passa quelque temps dans plusieurs villes
allemandes, s'arrêta à Gœttingue, en 1796, pour y étudier
dans l'université. A Gœttingue demeuraient l'historien Schlot-
zer et sa fille Dorothée, qui portèrent un vif intérêt à cet élé-
gant homme d'esprit. Cette rencontre allait imprimer à son
activité l'orientation qui fit l'originalité de son œuvre. En
1797, parti pour la Russie, où l'attendait son frère qui devait
lui procurer une situation, il retrouva sur sa route, à Lubeck,
Dorothée devenue IVP® de Rodde. Elle le persuada de quitter
son projet, pour rester auprès d'elle. Conseillé par elle et
par des hommes tels que Jacobi et Gerstenberg (5), qu'elle lui
fit connaître, il approfondit ses études germaniques. Il se
passionna pour toutes les choses de l'Allemagne, admira ses
poètes, ses philosophes, ainsi que la simplicité des mœurs de
ce peuple, et il crut reconnaître à la base comme au sommet
de tout ce que la pensée allemande a produit de grand et de
solide le luthéranisme et le kantisme. Révéler aux Français
l'Allemagne littéraire et philosophique fut dès lors le but de
sa vie. Par ses écrits sur Kant il ne réussit d'abord qu'auprès
de M"^ de Staël, qui plus tard lui fit beaucoup d'emprunts.
Son ouvrage principal. Philosophie de Kant, ou principes fon-
damentaux de la philosophie transcendentale, (Metz, 1801), fut
annoncé par la presse française comme un livre inintelligible,
comme un exposé amphigourique d'une doctrine vantée avec
l'emphase la plus ridicule, où l'on comprend seulement que
(5) Voy. Gersfcnhrrg, Vcrmis:chir Srhrifirn, Allona, 1810, T. III. f,p-
meinscliallliches Princip der (heorisclien unil pmhlixchrn Philosuphic, An
Herrn Charles Villers, 1802.
54 LA POT\M.VTION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
0€t interprète aussi nébuleux qu'enthousiaste voit dans la na-
tion allemande la seule savante et la seule vertueuse, et qu'il
ne trouve en France que dédain pour la vraie science et habi-
leté à prêter des grâces au vice. Attaquant ceux qu'il présu-
mait disposés à combattre les idées qu'il voulait propager, ou
répondant aux critiques que ses écrits provoquaient, presque
toujours, en effet, il se montra un polémiste violent, mala-
droit, ne rappelant nullement l'homme aimable dont parlaient
ceux qui l'avaient approché. M™® de Staël lui déclara que,
selon son propre sentiment, c'est cette brutalité qui détermina
l'échec de son apostolat kantien. — Il fut plus heureux avec
son Essai sur la Réformation de Luther (i8o/i), qu'il avait
composé, comme le lui avaient conseillé plusieurs de ses
amis et notamment Cuvier, pour un concours de l'Institut,
oii il remporta le prix. Cet Essai lui acquit une grande con-
sidération chez tous les Français que le Concordat avait mé-
contentés et dans les pays protestants. Il eut plusieurs traduc-
teurs allemands, deux anglais, dont James Mill, un suédois,
un hollandais. L'Institut voulut encore marquer le cas qu'il
convenait de faire de cet ouvrage, en nommant son auteur
membre correspondant. — Les malheurs que l'invasion appor-
ta à la ville de Lubeck lui ôtèrent le loisir de faire connaître
plus profondément aux Français les idées allemandes. Il s'em-
ploya à réclamer aux envahisseurs moins de dureté dans leur
domination; mais il le fit avec tant de véhémence et si peu
de sens politique qu'il finit par irriter Davout, qui le fit
expulser. Il alla à Cassel et à Gœltingue, accompagné de M"*
de Rodde, que la faillite de son mari, causée par le blocus,
menaçait de ruiner (G). Apprenant que le gouvernement im-
(6) Victor Cousin a consacré quelques pages de ses Souvenirs iVAlIe-
waqnr h Mme rie Rodfle, « que la nature fit belle, que son père fit savante ».
Elle fut des personnes qu'il pria de Finstruire de la philosophie allemande,
lors de son voyage de 1817, deux ans après la mort de Villers. Voici ce
qu'il dit sur elle, ainsi que sur les visites qu'il lui fit, après avoir raconté
qu'aiissitôt qu'elle eut achevé de fortes éludes, on la maria à un riche
négociant. « Elle s'ennuya, et trouva, dit-on, un ami pour toute la vie
dans un officier français chassé de son pays par la tourmente révolution-
naire. Il avait toujours eu le goût des belles choses ; elle lui donna celui
CnARLES VILtERS 55
pérîal projetait de transformer de fond en comble les univer-
sités de Westphalie, il intercéda pour elles auprès de Jérôme
Bonaparte. Il fut nommé professeur à GkBttingue. — La fa-
veur dont il jouissait à la cour du roi Jérôme, qui lui avait
permis de sauver l'intégrité des universités de Gœttingue, de
Marbourg et de Halle, lui avait cependant suscité des enne-
mis ja'loux qui, redevenus puissants après i8i4, le firent des-
tituer, et même bannir de Gœttingue, au mépris de la recon-
naissance que l'Allemagne lui devait pour ses multiples ser-
vices. Avec l'appui de ses amis, il obtint que cette ingratitude
fût en partie réparée : on ne l'obligea pas de partir. Mais il
avait été si affecté de s'être cru renié par cette Allemagne sa-
vante à laquelle il n'avait cessé de se dévouer, que ses forces,
déjà affaiblies, ne purent longtemps le soutenir. Il était mou-
des choses solides. Elle ne pouvait ennoblir son cœur, mais eîle forma sa
tôte, encouragea et partagea ses travaux, et c'est de là qu'est sorti M. de
Villers. Depuis, la guerre ayant ravagé le Hanovre et les villes hanséatiques,
M™^ de R. perdit sa fortune ; son ami mourut en 1815, et je le trouvai,
en 1817, à Gœttingen, mal remise de la perte qu'elle venait de faire, et
déjà sur le déclin de l'âge, presque réduite à la pauvreté, et consacrant
le reste de sa vie à soigner son vieux mari tombé en enfance, et à élever
ses enfants... J'avais une lettre pour Mme de R., et presque tous les soirs
j'allais passer une heure entre elle et ses filles. Mme de R. avait dû être
parfaitement belle. Elle parlait très bien le français. Elle me frappait sur-
tout par son grand sens et une élévation d'esprit que la malheur n'avait
pu fléchir. Fidèle à Gœttingen et à la philosophie d*e sa jeunesse, Kant était
son philosophe de prédilection, et elle me parlait de Schelling comme au-
raient pu le faire MM. Schulze et Boutervveck. .Te lui faisais ma cour en lui
apprenant que je faisais connaître la philosophie de Kant à la France. Celait
bien le cas de lui dire un peu de bien du livre de M. de Villers : j'eus la
bêtise de lui en dire du mal. J'ignorais leurs rapports, et j'étais sévère
comme les jeunes gens. Plus d'une fois je vis Mme de R. pâlir à mes
injustes paroles, sans comprendre ce qu'elle éprouvait. Elle ne défendit
jamais son ami ; elle ne prononça pas une fois son nom. Plus tard, quand
j'appris à Paris ce que je ne savais pas à Gœttingen, je fus tenté de repas-
ser le Rhin tout exprès pour réparer à force de soins le mal involontaire
que j'avais pu faire à une aussi bonne créature... « Fragments et souvenirs,
chap. : Souvenirs d'Allemodue, o« éd., 18o7. p. 116.
Mme de Staël parla différemment de Mme de Rodde. Elle jugeait penn'-
cieuse aux qualités n.ilurellcs de Villers l'influence constante qu'axait sur
lui cette « grosse Allemande ». Le n'tenant en Allemagne, Mme de Rodde
l'aurait rendu trop élranger à la délicatesse de goût qui ne doit jamais
manquer à un véritable écrivain français. Mais ce jugement porte la marque
de la rivalité qu'il y eut, au sujet de Villers, entre ces deux femmes. Voy.
Haussonville, art. cité, p. 570, 581.
3 LA FORMATION DK l'iNFLUENCE KANTIKNNT EN FBANCE
/"ant lorsqu'on apprit qu'il vonail d'être appelé comme pro-
fesseur à Heidelberg. Il mourut le 26 février i8i5.
Villers est-il l'antenr dos Lettres Westphallennefi écrites par
Monsieur le comte de E. M. à Madame de H., sur plusieurs su-
jets de philosophie, de littérature et d'histoire, et contenant la
description pittoresque d'une partie de la Westphalie (7) ? Elles
avaient d'abord été attribuées, par Quérard, à Hyacinthe Ro-
mance, marquis de Mesmon. Mais Tsler et M. Wittmer ont ras-
semblé de si bonnes raisons de les attribuer à Villers, qu'on
peut être certain qu'il en a écrit au moins une partie, comme le
dit M. Baldensperger qui conteste cependant que cette partie
soit celle qui a trait à la philosophie de Kant (8).
Romance de Mesmon et Villers étaient deux des princi-
paux collaborateurs du Spectateur du Nord, revue française
rédigée par des émigrés, éditée à Hambourg. Kant lisait le
Spectateur du Nord; il parla en termes avantageux des articles
de Romance de Mesmon (9); il estimait Villers, le mettait au
premier rang de ceux qui essayaient d'étendre son école à
l'étranger, et paraissait regretter qu'il n'eût pas de succès en
France; c'est avec son agrément et sous son contrôle que fut
faite la traduction allemande de l'article de Villers intitulé
Critique de la raison pure (10).
Les indications sur la philosophie kantienne données dans
les Lettres Westphaliennes doivent être maintenues séparées
des autres écrits (11) où Villers expose cette philosophie; non
(1) Berlin, 1707.
(8) Bnldensperp'pr, compte rendu de l'ouvrage de M. Wittmer, dans la
Hevue c.ritiqitr d'histoire et de Httérntnre, 1908. p. 455.
(9) Voy. la lettre du 28 mars 1798, où Romance de Mesmon remercie
Kant de son approbation. Kanfs Schriflev. T. XII, p. 255.
(10) Ya'hincer, Brirfr oiix drm Knnthreise, dans Atiprensniftche ]lo7iats-
srÂrilt. T. XVII, p. 287, 288. Reicke, Kantiana, p. 25, 52, 57.
(H) Ce sont les suivants :
Notice littéraire .tur ]!. Knnt et sur Vétal de la mélnpfnisiqiie en Alle-
magrte au mortwnt où. ce philosophe a commencé d'ii faire sensation, dans
le Spertairur du Nord. 1798, et dans Le Conservateur (de François de Neuf-
chàleau), 1800.
Traduction de : Idée de ce que pourrait être une histoire nnirerselle
CIIAnLES VILLERS 5?
pas tant parce qu'il est douteux que ces indications soient aus«i
de Villers, que parce qu'il y rèo'ne une façon différente, plu^
voisine de l'empirisme que du kantisme, d'envisager la philo-
sophie en général.
Il est assez surprenant de voir que Stapfer (12) les jugeait
préférables par certains points au grand ouvrage de Villers,
et que Vaihinger (i3) y ait trouvé une « appréciation péné-
trante » du criticisme. Écrites, comme toutes ces Lettres, dans
la première manière de Villers, elles visaient moins à instruire
qu'à divertir ; elles n'étaient pas du tout déplacées, là où elles
sont, entre quelques badinages sur les variations des médecins
et quelques conseils pour bien porter les robes à la grecque.
Voici la substance de ce qu'on y lit sûr les sciences, sur la
métaphysique, et sur la philosophie de Kant (ili).
Il n'y a que deux sciences certaines, vraies pour tous les
hommes de tous les temps et de tous les pays, la mathéma-
tique et la morale. « La morale, invariable comme la géomé-
trie, a été, est encore, et sera toujours la même. Si l'on en
excepte quelques subtilités, celle de Zoroastre, de Pythagore,
dans les vues d'un cilmien du monde, dans le Spectateur du Nord, 1708. et
le Conservateur.
Critique de la rnison pure, cl-ins le Spectateur du Nord, 1709.
Philosophie de Kant, ou princines fondamentaux de la vhilosnphie trnvs-
cendentale, Melz, 1S01. Une réédition a élé faite en 1830, à Utrecht, au
moyen des souscriptions de plus de cent \'ws;t Hollandais, dont les noms
sont donnés 'en tète du volume. On v a ajouté l'article Critique de In raison-
pure. I! ne p.iraît pas que cette édition ait été très répandue en France ;
nous n'en connaissons qu'un exemplair^, qui appartient à la Bibliothèque
de IT'niversilé de Paris ; M. Wittmer en signale un autre appartenant au
British Muséum. Les Lettres westphalicnnes sont aussi un ouvrage très
rare ; l'exemplaire que nous avons consulté est à la Bibliothèque univer-
sitaire de Strasbourc:
Philosophie de Kant, onerrii rapide des has^s ef de la direction de cette
philosophie, fructidor an IX, ISOI. Rapport rédigé pour Bonaparte.
Kant iugè par llnstitut, et observations sur ce ingénient, par un dis-
ciple de Kant, Paris, an X, 1801.
Emmanuet Kant, dnn<; les Archives littéraires de VEiirope, 180i, T. I.
02") Article de la Biographie universelle.
f13) Kantstudien, 1800. p. l-i ; et Bricfe aus dcni Kantkreise, ADprcus-
sische Monatsschrift, T. XVII, 1880, p. 287.
(14") Parce qu'il n'est pas très facile de se procurer ces Lettres, nous
croyons bon d'en donner, au cours de ce résumé, d'assez longs passages.
58 LA rnriMATIO.N de l'influence kantienne en FRANCE
de Coiifucins fut celle de Socrate, d'Ëpicure, de Jésus ; elle se
trouve lia même chez tous nos moralistes modernes, . » (i5)
Chacune des autres sciences, toutes sujettes à variations, a
deux parties : les faits, les systèmes. Les faits qu'elles décou-
vrent sont la base de leurs véritables progrès, parce que sur
eux s'établit un accord certain des esprits. C'est par eux seu-
lement que le charlatanisme peut être écarté de ces sciences,
puisque de tout homme qui affirme la réalité d'un fait on est
toujours en droit d'exiger qu'il le montre. Les systèmes, au
contraire, qui par quelques savants sont censés expliquer les
faits, sont instables, tôt ou tard abandonnés, et remplacés par
d'autres systèmes. « On est aujourd'hui coiffé de l'oxygène et
du principe carbonicfue, comme on l'était jadis de la matière
subfile et des tourbillons. L'un vivra-l-il plus longtemps que
l'autre n'a vécu ? » (i6). De plus, les systèmes ou théories sont
la sphère oii le charlatanisme se sent le plus à l'aise. Aussi,
dans la métaphysique, qui n'est faite que de théories, semble-
t-il inexpugnable.
Il y a, entre nous et la nature intime des choses et des
âmes, que les théories tentent vainement de pénétrer, comme
une grande muraille que nul homme ne peut franchir. Les
métaphysiciens ont voulu nous faire croire que grâce à eux
nous pourrions voir au delà. Ce sont tous « de brillants im-
posteurs qui ont couvert la grande muraille de perspectives,
de vues artistemenl coloriées ; si bien que l'œil surpris ne
voyait plus de muraille, et se perdait avec plaisir dans ces
lointains magiques ». Chacun d'eux n'est venu gratter la pein-
ture de son prédécesseur que pour en faire une autre. Bacon,
Locke et quelques doutcurs nous ont tout au plus fait sentir
la muraille. Mais enfin Kant est venu ; « assis près de là sur
un rocher, il nous monlre du doigt cette barrière insurmon-
table qui nous cache les causes et les premiers ressorts de
l'univers. Sentinelle vigilante, Kant semble placé 'là pour écar-
(ITi) Lrllres wcxlph., p. l,")?.
(10) Ibid., p. 141.
CïïABLEg VILLEÎIS
50
ter à l'avenir tout imposteur qui voudrait encore venir fasci-
ner les yeux... C'est un raisonneur désespérant pour les gens
qui se payent de phrases et de rhétorique. Gare avec lui aux
faux monnayeurs 1 » Athées, déistes, théologiens, spinozistes,
voient la vanité de leurs systèmes dévoilée par le sage univer-
sel. « Il leur fait ainsi un sévère procès, dont 'l'issue est de
les déclarer aux yeux du monde entier atteints et convaincus
de charlatanisme, trompant les autres après s'être trompés
eux-mêmes ; mais cela d'une manière si pressante, si directe,
si géométrique, qu'il n'y a pas le petit mot à répliquer. » Sa
Critique n'est pas autre chose qu'une excellente définition du
mot science. Elle « apprend ce que c'est que de savoir, chose
que tant de savants ignorent, et qui nous fait voir que nous
savons assez peu de chose. » Il résulte de cette Criticjue une
connaissance exacte de nos facultés et de leurs bornes, a un
discernement sûr touchant ce que nous pouvons savoir, et un
doute savant et raisonné à l'égard des choses dont la connais-
sance nous est impossible à acquérir. Jamais, madame, le
scepticisme n'a été réduit en un système aussi bien étayé...
Mais quoi, dircz-vous, l'on détruit tout, l'on renverse tout ;
que m.ettra-t-on à la place ? Ce qu'on y mettra ? Rien, ma-
dame ; la grande m.uraille. — Ne croyez pas cependant que
nous perdions tout à ce marché. Depuis qu'on ne fait plus
tant d'incursion? dans le pays des causes, on cultive mieux
celui qui nous est ouvert... : la science des faits a gagné tout
ce que la science des causes a perdu. Ne pensez pas non plus
qu'on veuille donner dans un autre extrême, et follement dou-
ter de tout. Cette question du doute universel est elle-même
regardée comme oiseuse... Malebranche considérant ce point,
dit avec grande raison, que l'existence des objets extérieurs
ne peut être rigoureusement démontrée, et que pour croire
qu'il existe réellement quchfue chose hors de nous, il faut
se payer de cette raison, que Dieu ne voudrait pas nous trom-
per. Voilà certes un l)oau champ ouA'ert pour les doutcurs ;
ce ne sera pas moi qui y entrerai ; j'ai bien trop de plaisir,
madame, à croire que vous existez, qu'il existe chez vous un
6o LA FORMATION DE l'iNFLUE>CE KANTIENNE EN FRANCfi
pou d'amitié pour moi ; et je dirai avec Malebranche, qu'en
vérité l'attrape serait un peu trop forte. » (17)
Villers quittera cette manière d'écrire. Sur les systèmes,
et principalement sur leur rôle dans les sciences de la nature,
il adoptera une opinion toute différente. Une étude plus sé-
rieuse du kantisme lui apprendra qu'il n'y a pas de science
qui ne soit systématique, et « qu'il n'y a que les têtes systé-
matiques qui sachent... mettre à profit la réalité de l'expé-
rience ». Les échecs des systèmes métaphysiques, expliquera-
t-il, avaient entraîné dans im même discrédit tous les sys-
tèmes ; (( la confusion était si grande, que Vesprit systématique
était honni et repoussé des sciences humaines... Les gens su-
perficiels croyaient avoir tout dit contre une opinion, quand
ils avaient dit : c'est un système » (18),. C'est qu'on ne pos-
sédait pas encore le moyen de discerner les systèmes spécu-
latifs légitimes d'avec ceux qui ne le sont pas, moyen que
Kant a donné en démontrant que les premiers principes ne
peuvent concerner que les objets sensibles. Et Villers en
viendra à considérer l'idée de système ou d'unité systéma-
tique comme l'idée dominante du rationalisme kantien.
Le mauvais accueil que les Français firent à sa Philoso-
phie de Kant ne fut pas dû seulement aux injures qui leur
étaient adressées presque à chaque page, mais encore à ce que
ce livre ne leur permettait pas de saisir ces fortes théories
annoncées par son auteur, auprès desquelles celui-ci voulait
que leurs propres opinions leur parussent méprisables. Villers
avait été trop obscur. Ils accusaient l'incorrection de son
style et surtout l'emploi de termes techniques mal définis. On
doit leur accorder qu'il y avait du trouble dans son interpré-
tation du kantisme, et du désordre dans la composition de
l'exposé qu'il en avait fait. Nous pourrons atténuer notable-
mrul ce dernier défaut et rendre celle iiiter()rétatiou d'autant
plus claire, sans risquer de la cliaiigi^r ; il nous suffira pour
(\i) ihid., p. ]m-\u.
(18) Philosophie de Kant, p. 555.
CHAULES VIIXERS 6l
cela de suivre l'ordre des idées indiqué dans le résumé que
Villers écrivit sur la demande de Napoléon Bonaparte. Ce
résumé très bref peut se réduire encore à ces traits essentiels :
L'homme connaît des objets, c'est un être cognitif. 11
veut, il agit ; c'est un être actif. Comment connaît-il les cho-
ses ? Gomment doit-il agir ? Ce sont là les deux questions
principales de la philosophie.
Suivant la doctrine à la mode en France, l'homme con-
naît par >la sensation, toute son intelligence est dans le mé-
canisme de la sensation ; il agit ou se détermine mécanique-
ment, sous l'impulsion des désirs, de l'intérêt, de l'amour-
propre : il est dépourvu de liberté. « La sensualité et l'immo-
ralité que flattent de tels principes, l'esprit de secte, l'admira-
tion pour l'Anglais Locke ont soutenu longtemps cette doc-
trine ». EMe est impuissante à résoudre le problème spécula-
tif : a d'où procède la nécessité de certaines lois universelles
que l'esprit reconnaît dans la nature ? d'où procède la certi-
tude des mathématiques pures ? » Elle enseigne qu'il faut
s'appuyer sur l'expérience ; mai^ elle n'explique pas ce que
c'est que cette expérience, ni ne dit sur quoi elle repose. Sa
réponse au problème pratique revient à anéantir la respon-
sabilité de l'homme, son idée du devoir, sa dignité ; elle
tend à étouffer en lui la conscience morale. Elle le dégrade et
le désespère. Elle rend impossible toute morale, privée ou
publique.
Résolvant des problèmes que les sectateurs de celte misé-
rable doctrine n'ont pas même aperçus, dissipant leurs erreurs
sur ceux qu'ils ont cru résoudre, la philosophie critique de
Kant apporte le remède aux maux que ces hommes ont sus-
cités.
Descartes avait montré que les couleurs, les sons, etc.,
n'existent point dans les objets extérieurs, mais sont des mo-
difications de nos sens, que nous transportons dans les objets.
Kant et allé plus loin dans la même voie : il a montré qu'à
l'impression venue du dehors se mêle 'l'impression de notre
02 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FKANCE
propre manière de sentir, de percevoir, de juger ; de telle
sorte que ce que nous croyons reconnaître dans les choses
n'est que le jeu de notre propre organisation intellectuelle, de
notre propre manière de connaître et de juger. L'image d'un
objet reflétée par un miroir n'est pas seulement produite par
l'objet, « il faut encore, pour sa confection, le concours des
dispositions inhérentes au miroir ». Deux miroirs de consti-
tutions différentes, un miroir plan et un sphérique, reflé-
teraient deux images différentes d'un môme objet ; parce que
leurs modes de recevoir l'image, leurs formes perceptives se-
raient différentes. Des aliments introduits dans l'estomac y
seront transformés autrement qu'ils ne le seraient dans un sim-
ple récipient mis sur le feu. De même que l'organe digestif
a une manière qui lui est propre de transformer les aliments,
l'organe cognitif de l'homme a ses formes à lui, sa constitu-
tion intrinsèque, sa manière d'être propre, qui modifie toutes
les impressions qu'il reçoit. L'espace, le temps (avec leurs pro-
priétés sur lesquelles se fondent la géométrie et l'arithmétique
pures), les conceptions d'unité, de totalité, de substance, de
cause et d'effet, d'action et de réaction, ne sont que « l'im-
pression des formes inhérentes à notre organe cognitif ». De
cette façon se trouve démontré comment ces lois et ces for-
mes, qui nous appartiennent, doivent nous apparaître ainsi
que des lois et des formes certaines, universelles, nécessaires
de toutes les choses que nous percevons. Mais en même temps
il est démontré que ces lois et ces formes qui constituent les
choses sensibles, ne sont nullement les 'lois et les formes des
choses en elles-mêmes. On ne peut donc dire (jue l'homme soit
en lui-même soumis au mécanisme nécessaire des causes et
des effets. On ne peut dire que tout soit matière ; puisque la
matière, c'est-à-dire l'étendue, n'est, ainsi que les couleurs et
les sons, qu'un produit idéal de notre mode de recevoir des
sensations. Il n'y a plus de mécanisme dans les choses en soi.
L'homme est aussi un être en soi, une chose indépen-
dante de la manière dont il se voit et se juge par l'entremise
CHARLES VILLERS 63
de ses sens et de son entendement. Il agit, il veut spontané-
ment, il a une conscience qui blâme ou approuve, qui pro-
nonce {( tu dois » ou « tu ne dois pas ». Voilà la seule des
réalités que l'homme puisse saisir. Ici le moi intime se mani-
feste immédiatement au moi. Cette conscience n'est plus su-
bordonnée aux calculs et aux raisonnements de la faculté co-
gnitive; elle est affranchie de toute apparence de mécanisme,
de causalité, de soumission aux lois physiques.
C'est ainsi que Kant, par sa théorie de la connaissance, a
mis au-dessus de toute attaque la liberté, la conscience du de-
voir, la croyance en une justice suprême et en l'immortalité
de l'âme. Il est vrai que le détail de sa doctrine est difficile à
suivre, que le chemin par où il mène est semé d'arduosités;
« mais pour triompher des triomphes de la spéculation, il a '
fallu se montrer plus fort en spéculation que tous les sophistes;
pour terrasser la métaphysique, il a fallu être le plus subtil
et le plus vigoureux des métaphysiciens )).
Villers terminait son rapport à Bonaparte par ces mots :
« Ceux qui veulent entraver les progrès de l'humanité et étouf-
fer les nouvelles lumières, ne réussissent que momentanément;
l'oubli ou la risée des générations à venir les attend, quelle
qu'ait été à d'autres égards leur renommée et leur considé-
ration personnelle. » (19)
(19) Ce rapport n'a guère été connu du public que pnr l'analyse infi-
dèle et les critiques malveillantes insérées dans le Moniteur du '26 bru-
maire, an X. Villers ne l'avait fait imprimer qu'en un petit nombre d'exem-
plaires, dont quelques-uns ont été retrouvés en Allemagne. VorlEsnder en
a donné une réimpression, précédée dune note de Yaihinger, dans les
Kantstudien (T. III, 1899, p. 1-9), d'après un exemplaire qui avait appar-
tenu à Goethe. On pense habituellement que Bonaparte ne prêta pas grande
attention à ce rapport, quoique les précisions manquent sur ce point. Ln
mot de lui, rapporté par Frédéric de Matîhisson dans ses Erinnenmgen,
atteste qu'il accueillit plus dune fois l'occasion de prendre quelque idée
de la nouvelle philosophie. A Genève, raconte Matthisson, il accorda quel-
ques instants d'attention à un disciple fervent de Kant, qui les avait solli-
cités. Mais le talent de cet apôtre, trop inégal à son zèle, ne lui permit de
prononcer qu'un discours embrouillé. Peu de temps après, comme il con-
duisait son armée en Italie, il fit une halte non loin de Lausanne et de-
meura environ une demi-heure à l'ombre d'un châtaignier avec Berthier et
d'autres officiers. L'ayant aperçu, le professeur Levade s'approcha et se
64 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIE.NNE EN FRANCE
Traitons maintenant l'ouvrage de Villers comme étant le
développement de l'Aperçu qu'il en a lui-mènic extrait, nous
obtiendrons une vue aussi nette que possible de la philosophie
kantienne telle qu'il voulait qu'elle fût comprise.
D'abord nous le voyons présenter le kantisme comme le
moyen de relever de leur ruine les moeurs et la pensée fran-
çaises, dont la première chute avait été d'abandonner le carté-
sianisme pour l'empirisme et le sensualisme. Il accorde que
l'école cartésienne n'était pas irréprochable. Il lui paraît que
Descartes lui-même, oubliant trop souvent sa résolution de ne
se rendre qu'à l'évidence, s'est jeté dans un dogmatisme très
téméraire, et que ses disciples, plus infidèles encore à sa mé-
• thode, ont avancé des hypothèses insoutenables. Mais cela ne
saurait excuser à ses yeux nos soi-disant philosophes d'avoir
faussement conclu, de ce que l'école cartésienne est tombée
dans quelques erreurs, que les principes dont elle était partie
étaient eux-mêmes erronés. Par cette faute ils sont tombés plus
bas qu'elle, et Villers trouve la philosophie en France réduite
à néant. On s'y contente de connaissances superficielles, on re-
cherche surtout le talent de la conversation spirituelle et aisée,
on s'imagine que le degré de culture d'une nation doit s'esti-
mer suivant le plus ou moins d'élégance du style de ses écri-
vains; ainsi les Chinois pensent que la culture consiste « dans
le secret des belles porcelaines et des beaux vernis» . C'est
la barbarie du bel esprit. Les Français ne savent plus appré-
cier des sciences que leur utilité sensible. S'ils veulent appren-
dre la botanique, comme a dit Rousseau, c'est pour trouver de
l'herbe aux lavements. Enfin dans la religion ils ne voient
présenta. lîonaparte n'eut pas plus tût appris qu'il avait devant lui un
professeur, qu'il lui demanda : « Que pense-t-on, en Suisse, de la philo-
sophie de Kaut ? » La réponse fut : « Général, nous ne la comprenons
pas. » Lù-dessus, d'un air réjoui et avec un léger battement du poing droit
dans la main gauche, il dit : « Avez-vous entendu, Berthier ? Ici non plus
on ne comprend pas Kant ! « {Scliriiicn von F. von Matthisson, 1825, T. V,
p. 279-2aU, et KaiUsludicn, T. VIII, p. 54j).
CHARLES VllLEtlS 65
qu'une affaire de police, un frein pour \t peuple (20).
Il est temps de sauver la philosophie des mains du bel
esprit, « d'opposer 'le sérieux d'une école à la frivolité du
monde », de faire revivre la spéculation méthodique. La chose
est possible. L'intérêt de la science pour la science n'est pas
tout à fait mort dans celte nation; on le rencontre encore chez
quelques-uns de ses mathématiciens, de ses naturalistes, de ses
chimistes (21). Le mouvement cartésien, ainsi que la scolasti-
que française qui l'a précédé, si décriée par une populace phi-
losophique qui en ignore le premier mot, témoignent qu'il y
a au fond de l'intelligence française la vigueur nécessaire pour
suivre des méditations profondes et les dialectiques les plus
subtiles (22). Malgré l'encyclopédisme et le jacobinisme, ce
peuple n'est pas totalement avili; la dignité de Ihomme a survé-
cu dans l'héroïsme de ses guerriers, ainsi que dans la résigna-
tion religieuse de presque tous les proscrits exilés « qui se forti-
fiaient de ce seul sentiment sublime, qu'ils avaient fait tout ce
qu'ils croyaient être leur devoir; car l'homme est plus responsa-
ble de la droiture de ses motifs que de la justesse de ses opinions»
(23). Enfin Yillers fonde son plus ferme espoir sur « cette jeune
génération, qui n'a reçu encore ni les doctrines sensualistes, ni
'les vices raisonnes des encyclopédistes ». « C'est sur elle sur-
tout que je compte, déckire-t-il, en annonçant à ma nation la
doctrine et la morale de la raison : car il faut bien s'attendre
à une opiniâtre opposition de la part de quelques vieilles
têtes de fer, à qui il est impossible de rien changer de leur
tendance et de leur organisation; s'il en était autrement, ce
serait le premier évangile qui n'aurait pas eu ses scribes et
son sanhédrin » (24).
(-20) Philosophie de Kant, p. ir;9-ii7. l\^^ de Slaë! fera siennes les
allégations de Villers relatives à la supériorité de la philosophie carté-
sienne sur la philosophie de la sensation, et au bas utilitarisme qu'il attri-
buait aux Français de son temps. (il™e de Staël, Œuvres complètes, T. XI,
p. 193-194 et 206.
(21) Phil. de Kant, p. 174-175.
f22) Ibid., p. 152.
(25) Ibid., p. 170.
(24) Ibid., p. 171,
66 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
Bien qu'il dise que Kant est parvenu à donner à ses idées
une grande netteté d'expression, Villers avoue qu'il a éprouvé
une difficulté extrême à les rendre dans la langue française,
qui lui paraissait dépourvue de ternies qui leur fussent adé-
quats; il doute même qu'elles puissent s'exprimer en aucune
langue vulgaire. « Quel langage humain, en effet, peut offrir
des expressions convenables à une spéculation transcenden-
tale ? » (25). Nos idéologues ne parlent que de définir avec
précision, d'attacher des idées claires aux termes; ils affirment
que les sciences exactes ne doivent leur exactitude qu'à la per-
fection de leur langage; ils s'imaginent qu'ils donneront à la
philosophie une semblable exactitude en perfectionnant le
sien et en imitant les procédés des géomètres; ils prétendent
résoudre les problèmes métaphysiques par des analyses gram-
maticales (26), comme si la pensée dépendait foncièrement de
la parole. C'est une erreur qui s'est trouvée réfutée, dès que
Kant a montré que la méthode et les définitions de la philo-
sophie diffèrent radicalement de la méthode et des définitions
mathématiques (27). L'homme ne peut définir, décrire d'une
manière définitive, que ce qu'il a construit lui-même. Il n'est
jamais assuré de la perfection d'une analyse que quand c'est
sa propre composition qu'il décompose, et qu'il a été lui-même
l'auteur de la synthèse. Les mathématiques pures, dont les
objets sont tout à la fois sensibles et construits par l'entende-
ment, créés par leurs définitions mêmes, sont donc le champ
des définitions véritables et rigoureuses. Des choses qui nous
sont données sans que nous ayons présidé à leur composition
nous ne pouvons faire que des expositions dont nous ne pou-
vons jamais garantir la certitude ni l'intégrité. Ces choses,
qui ne sont pas tout à la fois sensibles et construites par l'en-
(25) Jbid., p. 401 et 357. Voy. aussi le Spectateur du S'ord, T. X,
4799, p. 36.
(26) Cette opinion que Villers blâme chez les idéologues, sera soutenue
de nouveau par Taine. « La métaphysique s'occupe à souffler des ballons ;
la grammaire vient, et les crève avec une épingle. » Taine, Les philoso-
phes classiques, p. 162 de l'édit. de 1912.
127) Phîl. de Kant, p. 173.
CHARLES VILLERS 67
tendement, n'appartiennent pas à la pensée mathéinalique,
mais à la pensée philosophique. îl e?t tellement de la nature
des mathématiques de commencer par construire et défmir,
que l'étude des objets premiers, tels que l'étendue, le point,
etc., qui leur sont donnés, qu'elles ne construisent pas, et qui,
par conséquent, sont pour elles des indéfinissables, appartient
plutôt à la philosophie des mathématiques qu'aux mathéma-
tiques proprement dites. Dans la philosophie, les notions,
celles de substance, de cause, de droit, de justice, sont don-
nées à l'esprit avant leurs définitions, indépendamment d'elles;
chaque définition ne peut résulter que de l'analyse de la notion.
Il est donc de l'essence de la philosophie de comnaencer par
aborder les notions, si confuses qu'elles puissent paraître, de
les examiner et de les analyser, et de finir par leur définition.
Ainsi, par exemple, on ne peut rien conclure contre la possi-
bilité de la philosophie comme science, de la discordance des
définitions que la philosophie a reçues. On peut encore con
tester l'existence de la philosophie, mais on ne peut contestt
l'existence de son idée (28).
Locke, Condillac et tous les autres empiristes n'étudient
les connaissances et n'en recherchent l'origine que dans ce qui
se manifeste à la conscience. Ils se font un mérite de n'opérer
qu'au grand jour de l'expérience. En affirmant que ce qu'on y
voit est tout ce que l'homme peut savoir, ils nous retiennent
sur le sol fertile de l'expérience et nous invitent à en cultiver
les fruits; mais ils ne nous disent rien de la nature interne
de ce terrain, ils prennent le tronc pour l'origine de l'arbre
(29). Leur philosophie « enseigne qu'il n'y a de certitude que
dans l'expérience, mais elle n'apprend pas pourquoi dans l'ex-
périetice il y a de la certitude, et d'où procède cette certitude
de l'expérience » (3o). Toute doctrine fondée sur l'expérience
est par cela même incapable de démontrer les fondements de
(50) Ibid., p. 149.
(29) Ibid., p. 61.
(28) Ihid., p. 2,>42.
68 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
l'expérience. Elle ne peut fonder l'expérience que sur l'expé-
rience, elle ne peut sortir de ce cercle vicieux (3i). El de
même que 'les anciens chimistes tenaient à tort l'eau et l'air
pour des éléments simples; les empiristes s'imaginent que la
sensation est l'élément simple, l'étoffe de la connaissance (Sa).
De plus, Condillac confond constamment la métaphysique et
la logique avec la psychologie : « Il ne recherche pas comment
nous sommes constitués pour connaître, mais comment nous
agissons en connaissant; non pas quelles sont les règles for-
melles du raisonnement, mais ce que nous faisons en raison-
nant. De la sorte il ne s'élève jamais au-dessus du fait, et ne
peut en expliquer ni la possibilité, ni l'origine, ni les lois »
(33). Parce qu'il ne peut aller au delà du fait, l'empirisme con-
duit à des conséquences funestes, à la négation de la moralité.
Comme il n'est que trop vrai que l'amour de soi et l'attrait
du plaisir sont les motifs de presque toutes les actions humai-
nes, l'empiriste, attentif à ce fait, déclare qu'ils sont les prin-
cipes de la moralité; il ignore les concepts de devoir, de juste,
de bien (34).
La philosophie transcendentale, ayant pour but la recher-
che des bases et des éléments de l'expérience, est l'opposé de
l'empirisme, ou, plus exactement, c'est le fondement de l'em-
pirisme raisonnable : elle donne aux sciences expérimentales
une base qui leur manquait (35).
(31) Ihid., p. 74.
(52) Ibid., p. 199.
(55) Ibid., p. 1.^0.
(54) Ibid., p. 159. Une lettre de Sylvestre Chauvelot à Kant, du 18 no-
vembre 1796, concorde avec cette description de l'opposition, au sujet de
la morale, entre la philosophie kantienne et la philosophie que Villers
attaque ici. Partisan de cette dernière, Chauvelot disait en effet à Kant que
sa morale était fausse et dangereuse, parce qu'elle considère l'homme
« tel qu'il devrait être et non tel qu'il est par le fait, c'est-à-dire tel qu'il
est actuellement, tel qu'il a été..., et... tel qu'il sera toujours ». Kant's
Schrillen, T. XII, p. 117. — Mathématicien élève de Monge, Sylvestre Chau-
velot était un officier français qui avait émigré et servi dans les rangs
de la coalition étrangère. Ses biographes disent encore qu'il proposa une
certaine théorie de l'espace, dans sa Nouvelle introduction à la géométrie
(Brunswick, 180"2). Il est probable qu'il y discutait la théorie kantienne ;
malheureusement nous n'avons pu retrouver cet ouvrage.
(55) Phil. de liant, p. 121 et X.
CHARLES VILLERS V\)
Dans la nature tout arrive suivant certaines lois qui en
règlent le cours. Pareillement, notre fonction de percevoir
les objets s'exerce suivant des lois précises, qui influent sur
notre connaissance des objets, qui attendent en nous l'im-
pression des objets pour marier leur action propre à cette
impression (36). — Nous avons vu que Villers, dans son
rapport à Bonaparte, figurait cette action de nos facultés sur
nos impressions, en la comparant à l'action du miroir sur
l'image et à celle de l'estomac sur les aliments. Ici il multiplie
les comparaisons de ce genre (37). Une chambre obscure qui
serait douée de la faculté de percevoir et de penser, et dont
l'ouverture serait recouverte d'un verre rouge, croirait que tous
les objets ont cette couleur, qui, en vérité, ne lui serait don-
née que par sa propre structure. Un cachet représentant une
Minerve, doué de la même faculté, croirait que toutes les cires
existent sous la figure d'une Minerve. Cette figure serait la
forme nécessaire de toutes ses perceptions, parce qu'elle serait
sa forme propre; tandis que le plus ou le moins de ductilité,
la couleur verte ou noire, se rapporteraient à la cire. La forme
que les plantes imposent aux substances qu'elles s'assimilent
suivant les lois de leur développement, celle que les abeilles
donnent aux alvéoles, l'aspect que l'hypocondre attribue aux
(56) P. 109-110. Cette comparaison faite par Villers entre la façon dont
les phénomènes sont réglés par des lois naturelles et la façon dont les
lois de nos facultés déterminent notre connaissance des objets et par con-
séquent les objets eux-mêmes, peut sembler défectueuse. Puisque la pre-
mière, d'après Kant, a besoin de la seconde pour exister, l'une ne doit-elle
pas être tout autre chose que l'autre ? Il faudrait alors marquer la dis-
tinction suivante. 1° Un phénomène, arrivant toujours conformément à
des lois, en détermine un autre qui le suit ; c'est une action causale.
2° Notre pensée, imposant à tous les phénomènes sa propre forme, fait
qu'ils se succèdent ainsi, c'est-à-dire conformément à des lois ; c'est une
action transcendcntale. 5° La chose en soi affecte notre sensibilité, c'est
une action transcendante. Cette action transcendante a été généralement
interprétée conmie une action causale, dans les discussions relatives à la
question de savoir si Kant était en droit de faire un usage transcendant
de la catégorie de cause. On a bien souvent agité cette question ; mais ce
qu'il eût été vraiment utile d'expliquer, c'est comment on entendait l'ac-
tion transcendentale, qui est incontestableracnt le point essentiel de l'idéa-
lisme trnnscendental.
(37) Ibid., p. 111-113, 128-129.
70 LA FORMATION DE L nVLlJENCK KAN^1^;^^E EN FRANCE
choses, sont autant d'exemples que Villers hasarde pour faire
saisir la théorie transcendcntale, en prévenant toutefois qu'au-
cun exemple ne convient exactement (38). Il fait aussi re-
marquer que l'idéalité Iranscendentale des formes a priori
n'est pas tout à fait la même chose que la subjectivité des cou-
leurs, des sons, des odeurs, etc., que Descartes a révélée. La
théorie de Descartes est une sorte de transcendentalisme; mais
elle n'est qu'un transcendentalisme empirique, car elle ne con-
sidère que 'les organes empiriques, sur la connaissance des-
quels, comme sur la connaissance de toutes les choses empi-
riques, le transcendentalisme pur doit prononcer (Sg). « La
philosophie transcendentalc est l'étude du subjectif, mais seu-
lement en tant que celui-ci doit concourir à la formation des
objets ». « Elle recherche ce que nous mettons du nôtre dans
la connaissance des objets » (4o).
Le vrai problème de la philosophie critique, selon Villers,
la difficulté la plus épineuse, ce n'est pas de savoir jusqu'où
nos représentations ressemblent aux objets pris en eux-mêmes
— tous les rationalistes, dit-il, sont assez d'avis que cette res-
semblance n'a pas lieu — ; c'est de montrer d'oii procèdent les
(58) Voy. son article Crit. de la rais, pure, dans le Spect. du Nord,
T. X, 1799, p. 9-10.
(39) Phil. de Kant, p. 121-127.
(40) //)!//., p. 116. Liltré a emprunlé de Villers, pour son Dictionnaire,
ces définitions du sens kantien du mot transccndcnlal. 11 a reproduit aussi
la phrase suivante : « De deux personnes qui sont placées dans un bateau,
l'une dit : le rivage marche ; elle est empiriste ; l'autre dit : c'est nous
qui marchons, et qui attribuons ce mouvement au rivage ; celle-ci est
dans un point de vue franscendenfal. » (p. 122). De mième que les astro-
nomes ont abandon)îé le système de Ptolémée, qui attribuait le mouvement
au soleil, pour adopter le système de Copernic, qui a reconnu ce mouve-
ment dans l'observateur ; il faut que nous quittions le point de vue empi-
rique et que nous nous placions au point de vue transccndental.
La distinction que Villers veut expliquer entre ce qu'il appelle le trans-
cendentalisme empirique et le transcendentalisme proprement dit, se com-
prend aisément. La subjectivité des qualités secondaires n'est pas une
idéalité transcendcntale, puisque ces qualités ne constituent pas les objets de
la sci(-iice de la nature. Elles sont écartées de ces objets et leur subjecti-
vité est établie par celte scienc(^ même, par la seule considération de cer-
taines lois naturelles. La conformité des objets à des lois, et par suite .son
idéalité, ne pourraient s'établir de cette manière, sans cercle vicieux. Cette
idéalité est établie pnr une autre disciiiline, qui s'appelle iiroprcment la
philosophie franscendenlalc.
ClIAra.ES VILLERS 71
lois universelles et nécessaires que, d'une part, nous trouvons
dans notre esprit, dans notre connaissance, et qui, d'autre
part, sont aussi les lois des objets de la nature (4i). L'expé-
rience ne peut nous faire voir tout ce qui arrive dans la na-
ture, ni la nécessité que tout ce qui arrive ait une cause (!i2).
L'expérience nous enseigne ce que nous voyons, elle ne nous
enseigne pas ce que nous verrons. Jusqu'à présent notre sen-
sibilité externe n'a rien perçu que d'étendu; mais cela seul ne
nous assure pas qu'elle ne percevra jamais d'objets inétendus :
l'expérieace seule nous laisserait maîtres de penser qu'il peut
y avoir des objets sensibles pour notre sensibilité externe qui
n'occuperaient aucun lieu de l'espace. Or, c'est de quoi nous
ne sommes pas maîtres. Une voix impérieuse, la même qui
nous assure de notre propre existence, nous affirme que nous
ne percevrons jamais par nos sens extérieurs rien qui ne soit
dans l'espace, que deux droites ne se couperont jamais qu'en
un point, qu'aucun événement n'arrivera jamais sans cause
(43). Pour Villers, qui croit recevoir de Kant cette opinion,
ce sont là des axiomes — dont il sait pourtant qu'ils ne sont
pas analytiques — qui se présentent à nous avec une évidence
et une puissance de conviction égales à celles du principe
de contradiction : il est absurde et impossible de les contre-
dire (44)- Ils sont donc au-dessus de l'expérience; ils la voient
et la jugent d'avance (45). Comment pouvons-nous avoir la
connaissance de ce que nous n'avons pas expérimenté ? D'où.
vient que nous pouvons prononcer sur la nature avec cette
conviction ? (46). Comment des connaissances a priori, des
connaissances universelles et nécessaires, sont-elles possibles ?
Les empiristes n'ont jamais réfléchi sur ce problème, ou bien
(M) Ibid., p. 77.
(42) Ihid.. p. 223.
_ (43) Ihid., p. 63 et suiv., et Crit. de la rais, pure, dans le Spect. du
Nord, T. X, p. 15.
fi4) Phil. de Kant, p. 102 et 216.
m) Ilnd. p. 78.
(46) Ihid., p. 78, 87.
73 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
nient qu'il se pose (/I7). Le scepticisme déclare l'homme inca-
pable de le résoudre, et, en laissant ainsi subsister la question,
il irrite la curiosité, au lieu de l'apaiser. On a cru trouver
le repos dans le dogmatisme, cartésien ou leibnizien. Mais les
cartésiens, lorsqu'ils prétendent que l'accord des lois de la
pensée avec celles de la nature s'explique par une même in-
fluence que Dieu exerce sur la pensée et sur la nature, ne
présentent qu'une hypothèse. L'explication leibnizienne, par
une harmonie préétablie entre l'àmc et la nature, est aussi peu
satisfaisante (^^8). La solution du problème est dans le trans-
cendentalisme (49). Ce que nous pouvons connaître a priori,
c'est ce qui, dans les objets de la connaissance, provient de
notre faculté de connaître; c'est ce qui est à nous-mêmes et
aux objets comme la figure de Minerve est au cachet et à la
cire, comme la couleur rouge est à la chambre obscure et aux
objets qu'elle se représente; c'est ce que nous mettons du
(47) Ibid., p. 79.
(48) Ibid. p. 88. Il est encore une autre théorie que Villers indique
et repousse, c'est 1' « égoïsme », qu'il résume par ces mots : « C'est dans
le sein de la pensée de l'homme que, par une force spontanée qui lui est
propre, les représentations, que nous prenons pour des objets hors de
nous, naissent et s'ordonnent suivant les lois de cette pensée, ou de
cette force qui est en elle. Et comme la somme de ces représentations
forme ce que nous appelons nnlure, il est aisé de voir comment l'esprit
en connaît les parties et les lois. « (p. 81). Villers objecte que l'égoïsme,
en confondant los doux termes, la nature et le moi, tranche le nœud plu-
tôt qu'il ne le dénoue. — C'est la docirine de Fichle qui est ici jugée si
sommairement.
Rappelons que, lorsque Fichte fut accusé d'athéisme, Villers prit parti
pour lui {Spcctat. dn Nord, T. X, 1790, p. 594), bien qu'il déclarât en même
temps ne pas comprendre sa philosophie ; il craignait que cette accusa-
lion n'accréditât l'opinion, propagée par le livre de l'abbé Barruel sur le
jacobinisme, suivant laquelle les kantiens seraient tous des jacobins. Villers
se devait de la démentir.
A la fin de son livre, il a traduit quelques pages de Fichte ; mais
il n'a r 35 jugé à propos de le fairf connaître davantage en France. Il
écrivait à Reinhold : « Il y a de par le monde un Prof. Fichte et un Beck
et C'^, qui me troublent un peu ^ent^•ndonlent par lours arguments. Mais
je stiis résolu de présenter d'abord aux Français le Kant tout pur. Nous
verrons ensuite si le vioi et le non-moi, si l'idéalisme pur peut se hasardf^r
aussi là-bas. « (Lrltre citée par Vaihiiigor, Allpreussifiche Monalsschrilt,
T. XVIl, p. 297.)
(49) Phil. de Kant, p. 194.
CHARLES VILLERS
7S
nôtre dans les objets de la connaissance; c'est ce que nous y
transportons en vertu des lois et des formes propres de notre
faculté de connaître (5o). « Ces lois et ces formes sont : pour
notre cognition (5i) en général, et pour tout ce qui peut nous
affecter d'une manière quelconque, l'unité fondamentale et
systématique, qui est celle de notre conscience intime; pour
toutes les impressions autres que celles occasionnées par nos
propres pensées et affections, l'espace ; pour celles occasionnées
par nos propres affections, le temps; pour l'agrégation régu-
lière et renchaînement des objets les uns aux autres dans
l'espace et dans le temps, les conceptions d'unité, totalité,
réalité, négation, substance, cause, possibilité, existence, et les
autres appelées catégories... A leur moyen, les objets nous
apparaissent comme cohérents, unis, étendus, successifs, liés
entre eux comme nombres ou comme substances et accidents,
causes et effets, etc. Ainsi se forment les objets et leur organi-
sation; ainsi nous apparaît cette somme d'objets liés entre
eux, que nous appelons nature, ou monde sensible » (52).
Tous les objets de la nature étant toujours et nécessaire-
ment soumis à ces lois de notre faculté de connaître, on com-
prend par là qu'il nous soit possible de connaître a priori ces
objets, de les juger d'avance avec certitude. Mais les objets
d'une telle connaissance ne peuvent être des choses en soi,
lesquelles, exi-tant indépendamment de nous, ne peuvent rece-
voir de nous des lois; ils ne sont que des phénomènes (53). Tout
phénomène doit avoir une cause, doit être un effet, puisqu'il
est soumis aux facultés de l'homme; mais l'objet en soi « est
franc de causalité; il n'a pas plus de cause, il n'est pas plus
effet, qu'il n'est jaune ou bleu, froid ou chaud, doux ou
amer » (5^). En montrant que toute notre expérience, tout
notre savoir, est en ce sen> un anthropomorphisme, Kant a
f.50) Ihid., p. 217-218, Zm.
(51) Pnr cognition. Villfrs enler.d faculté de connaître.
(52") Phil. de Kant. p. 349.
(53) Ibid., p. .3.i4.
(54) Ibid., p. 564.
74 T.A FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
révéla le sens profond de la formule de Protagoras : L'homme
est la mesure de toute chose (55).
Il conviendrait de chercher tout de suite comment il faut,
selon Villers, entendre les arguments de Kant pour qu'ils
prouvent effectivement que l'espace, le temps, les concepts
d'unité, de totalité, de substance, de cause, etc., sont bien
les lois, les formes de notre faculté de connaître, et qu'ils ont
bien les fonctions qui viennent de leur être attribuées. Mais
il n'est pas inutile à cette recherche que nous nous arrêtions
un instant à considérer l'un des points les plus curieux de
l'interprétation de Villers; point que touche déjà le passage
que nous venons de citer, en ce qu'il traite l'unité de la cons-
cience de soi, l'unité synthétique de l'aperception, comme la
forme générale de toute notre faculté de connaître, aussi bien
de la sensibilité que de l'entendement (56). Au lieu que dans
la Critique les formes de la sensibilité, l'espace et le temps, ne
paraissent pas avoir le mome rapport avec l'unité de la cons-
cience de soi que les formes de la pensée ou catégories, nous
verrons que, dans l'exposé de Villers, non seulement l'espace,
le temps et les catégories, mais aussi les idées de la raison, la
finalité et la loi morale sont toutes mises dans le même rapport
avec l'unité de la conscience de soi. Au moins pour ce qui est
du rapport de l'espace et du temps avec l'unité de la conscience
de soi, l'interprétation de Villers peut être rapprochée des
interprétations modernes, bien qu'on ne puisse l'identifier
avec elles. Dans l'Esthétique transcendentale, Kant parle de la
sensibilité comme si elle pouvait, sans le concours de l'en-
tendement, indépendamment de la spontanéité de la pensée,
(55) Ibid., p. 552.
(56) Voici un autre passnge, plus cx|)licitc : « L'espace nous fournit
la base de la coexistence l'un hors de l'autre ; le temps nous fournit celle
de la succession l'un aprcs l'autre : ainsi naît la représentation l'un près
de Vaiilre ; ainsi naît celle d'avant et d'après. La loi fondamentale de l'être
cocrnilif, l'unité systématique on un ensemble qui se réduise à une cons-
cience unique, se fait sentir ici d'une manière évidente ; car le sens exté-
rieur rans:e tous ses objets dans un seul et même espace, et le sens inté-
rieur les siens dans un seul et même temps. » (p. 274.)
CnARLES VILLERS
73
nous donner la perception d'un ohinl, ainsi que les intuition?
pures de l'espace et du temps. Au contraire, dans la Déduction
transcendenfale, il dit très expressément que les catégories et
l'unité synthétique de la conscience de soi sont les conditions
nécessaires de la représentation d'un objet empirique quel-
conque, ainsi que des intuitions pures de l'espace et du temps.
Quelques commentateurs, qui ont relevé cette contradiction,
ont proposé de la résoudre en considérant que la Déduction
représente la pensée définitive de Kant et qu'elle corrige l'Esthé-
tique pour autant qu'elles se trouvent en désaccord (57).
Villers ne dit pas assez en quel sens il entend que l'iden-
tité et l'unité de la conscience de soi sont la condition de
l'intuition du temps et de l'espace; mais chez lui tout nous
permet de supposer, afin d'arriver à une idée précise, qu'il
n'aurait pas repoussé l'explication donnée par Otto Liebmann
sur ce point du kantisme. Il est donc bon de la rappeler.
Un sujet qui n'aurait qu'une conscience instantanée, qui
deviendrait un autre sujet à chaque changement dans ses per-
ceptions, serait dans un perpétuel présent et ne saurait dis-
tinguer l'avant de l'après; pour lui, il n'y aurait pas de temps.
Tous les sons successifs d'une mélodie seraient perçus par lui
comme par autant d'aiiditeurs différents qui ne percevraient
chacun qu'un son; pour lui, il n'y aurait pas de m.élodie.
L'identité de l'auditeur est la condition dé la mélodie, de même
que son unité est la condition de l'accord : des sons ne peu-
vent former un accord ou une mélodie que dans une cons-
cience une et identique. Pour penser le temps d'un midi à un
autre ou pour tirer par la pensée une ligne droite, qui doit
être la représentation externe et figurée du temps sans laquelle
nous ne pouvons nous représenter le temps, il faut que nous
réunissions dans une même pensée les représentations succes-
ives des parties de la ligne ou des parties du temps (58). Sans
(57) John Walson, The philosophn o( Kant explained, Glasgow, 1908,
p. 70. 79. 107 et suiv.
(."iS) K,nnt. TnV. rJe la rait. p>irr. érl. Kelirb., p. 674 et p. 117 ; trad.
Trem., p. 154, 2« éd., et 154, l''^ éd.
76 I,\ FO:\M\TIO.N DE l'i.NFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
l'identitL' de la pensée, pas de temps, ni de changement. Sans
l'identité du sujet qui la perçoit, une pierre qui tombe ne
tomberait pas; comme la flèche de Zenon, elle resterait en
repos. Ce n'est pas à dire que le monde commence avec la
naissance de l'homme individuel et finisse, avec sa mort. Le
moi, le connaisseur du monde, le sujet transcendental, qui tire
la ligne du temps, ne s'y range lui-même qu'en tant qu'indi-
vidu hum.ain soumis à la naissance, au développement et à la
mort (59). Les fondions du sujet transcendental dominent et
cl régissent l'homme individuel, comme les lois de la logique
dominent et régissent sa pensée correcte (60). — Le sujet qui,
restant identique à soi-même, distingue et du même coup unit
synthétiquement l'avant et l'après, n'est pas seulement la con-
dition de l'intuition du temps et du changement, il est aussi la
condition de la synthèse des éléments divers de l'espace sans
laquelle aucun objet, empirique ou géométrique, ne peut être
représenté, sans laquelle l'intuition de l'espace est impossible
(61). (( Nous ne pouvons pas penser une ligne sans la tirer par
la pensée, un cercle sans le décrire; nous ne saurions, non plus,
nous représenter les trois dimensions de l'espace sans faire par-
tir d'un même point trois lignes perpendiculaires l'une à l'au-
tre... » (fia). Celte synthèse des éléments divers de l'intuition
pure et aussi de l'intuition empirique (par exemple, dans la
perception d'une maison), ne se fait pas arbitrairement, mais
conformément à la catégorie de la synthèse de l'homogène,
qui est la catégorie de quantité (63). C'est ainsi que — selon
celte façon assez commune de lire Kant — l'union des catégo-
ries avec les intuitions pures et empiriques se ferait dans
l'unité de la conscience de soi.
Si Villers a eu raison de placer au-dessus des intuitions
(50) Otto Lifhniann, Grdanhen und Tliutsachcn, lOOi, T. II, p. 14 et s.
(60) T. II, p. 50 cl id.
(61) Crit., Kelirb., p. 678 ; Trem., p. 101, 2e éd.
(02) Crit., Kelirb., p. 155 ; Trem., p. 154, 2» éd.
(65) Ilnd., Keiirb., p. 679, Trem., p. 162, 2« éd. ; et Watson, The phi-
los., p. 164.
CHABLES VILLEnS 77
et des catégories, comme leur condilion commune, l'unité de
la conscience de soi, il n'en n'est pa? moins vrai que les pre-
mières s'y rapportent moins directement que les secondes. Les
formes de l'intuition, comme les intuitions empiriques, con-
tiennent une diversité d'éléments qui est donnée au moi un et
identique, au sujet transcendental, et qu'il ne saurait se don-
ner à lui-même. Elles lui sont, en quelque sorte, étrangères.
Tandis que les formes de l'intuition sont pour l'unité synthé-
tique de la conscience de soi un divers à unifier, les catégories
sont ses propres moyens pour effectuer celte unification. C'est
par l'intermédiaire des catégories que ces formes se rapportent
à celte unité.
En disant que l'unité de la conscience de soi est la forme
de tout ce qui peut nous affecter, Villers paraît aussi entendre
que cette forme fait que ces affections sont ce qu'elles doivent
être pour pouvoir devenir les éléments de la représentation d'un
système unique de la nature, conformément aux catégories.
Mais comme il ne s'explique pas davantage sur ce point, et que
l'examen des autres commentaires nous y ramènera, nous
ne devons pas présentement nous y arrêter plus longtemps.
Nous allons maintenant nous occuper des arguments qui cons-
tituent, selon lui, VEsthétique transcendentale.
La philosophie transcendentale, telle qu'il l'explique, pos-
sède deux moyens de discerner ce qui, dans les objets de l'expé-
rience, provient du sujet, de ce qui dépend des impressions
qu'il reçoit. i° Le sujet est identique, il reste toujours le
même, ne varie jamais; ses objets, au contraire, varient sans
cesse. Donc tout ce qui, dans ses objets, est constamment et
invariablement le même, leur vient de lui; et ce qui est acci-
dentel, variable, passager et changeant, leur vient, au con-
traire, des impressions qu'il reçoit (64). 2° Les lois ou ma-
(64) Philosophie de Kunt, p. 117, 119, ï'jô. A la page 117, Villers rend
obscur cet argument en disant que ce qui est constant appartient au sujet,
tandis que ce qui est variable appartient à l'objet. A quel objet ? L'objet
en soi, n'étant pas dans le temps, na rien de variable ; et ce qui est cons-
tant appartient autant à l'objet phénoménal que ce qui est variable. Il faut
78 LA FORMATION DE l'iNri.tlF.NCK KANTIENNE EN FRANCE
nièrcs d cire dont nous savons, avec une cerliliide invincible,
qu'elles sont les lois ou manières d'être de tous les objets de
l'expérience, ne leur viennent pas des impressions, celles-ci
n'ayant en elles-mêmes aucune raison d'être d'une manière
plutôt que d'une autre; mais ce sont autant de conditions, de
formes de notre manière de voir; c'est-à-dire qu'elles sont les
lois ou formes que nous, sujets, imposons aux objets de notre
expérience (65).
Voyons comment ces critères s'appliquent à l'espace.
On distingue dans notre sensibilité une sensibilité externe
et une sensibilité interne. Notre sensibilité s'appelle externe
en tant que ses objets sont des objets autres que nous-jnêmes,
ou objets externes; elle s'appelle sensibilité interne en tant
qu'elle se rapporte à nous-mêmes et à nos propres impres-
sions (06).
Il s'agit de prouver que l'espace est une forme de notre
sensibilité externe.
L'espace est la condition nécessaire de la possibilité de
tous les corps ou objets externes. « Dès que je veux me re-
présenter quelque autre cbose sensible que le moi, l'espace est
là, et se présente malgré moi, sans que je puisse le repousser. »
Si nous faisons abstraction de l'espace, les corps disparaissent.
Si nous faisons abstraction de tous les corps, l'espace nous
reste (67). Villers croit qu'on peut déjà en conclure que « l'es-
pace est simplement une condition subjective de notre faculté
de connaître, la forme dont notre sens externe revêt par sa
nature toutes ses impressions » (68). Il développe néanmoins
d'autres considérations qui lui semblent propres à établir cette
reconnaître que Villers ne pouvait guère être compris de ceux qui ne sa-
vaient rien du kantisme, pour qui cependant il écrivait. Degérando mon-
trera très aisément que cet argument, présenté sous cette forme, ne prouve
rien. Il essaiera en outre, comme nous le verrons, d'établir que de quelque
manière qu'on le présente, il ne peut aucunement appuyer l'idéalisme kan-
tien.
(65) Ibid., ^. 119.
(m) Ibid., p. 256.
((')7) Ibid., p. 263-264
(68) Ibidn p. 2C1).
CllAuLIiS VlLLliRS 7t)
conclusion. Ce n'est pas par expérience, ajoule-t-il, que nous
savons que tou^ les objets de l'expérience sont, ont toujours
été et seront toujours dans l'espace, et qu'ils en revêtent cons-
tamment toutes les propriétés; par exemple, celle d'avoir trois
dimensions. Il soutient, d'après Kant et contre les disciples
de Condillac, que la représentation de l'espace n'est pas ac-
quise par abstraction. L'objet d'une abstraction (une couleur
en général, l'homme en général) n'existe pas; l'espace au
contraire est un être, un être singulier et d'une seule pièce.
Il est un; ce qu'on appelle ses parties, les lieux qu'occupent
les divers corps, sont des limitations, des découpures dans ce
grand tout, desquelles, par conséquent, il n'a pu être construit.
C'est une représentation infinie que nous n'acquérons pas par
le détail; c'est donc une représentation que les sens ne peuvent
donner (69). L'espace naît à l'occasion de la sensation; il ne
s'ensuit pas qu'il soit donné par la sensation. Condillac a
montré que la vue ne peut nous donner la représentation de
l'espace; mais il s'est trompé quand il a cru que cette repré-
sentation pouvait nous venir du tact. Les impressions du tact,
de la vue, de l'ouïe, du goût, de l'odorat, se manifestent à nous
comme sensations, comme sentiments, non comme représenta-
tions d'étendues. Comment la sensation, qui est un sentiment
en nous, devient-elle la représentation d'un objet hors de nous,
étendui* Cela ne se comprend que si l'on admet que l'espace
est la forme dont notre sensibilité externe revêt toutes ses
impressions, un de « nos modes de voir » (70). Et aiasi se
trouve établie la certitude apodictique de la géométrie, ou
science des propriétés de l'espace. La géométrie est vraie
idéalement, dans le sujet connaissant, parce qu'elle est un
produit de la nature de ce sujet. Elle est vraie pour tous les
hommes, puisque l'espace est la forme du sens externe de tous
les hommes. Elle est vraie réellement, dans les objets que le
sujet perçoit, parce qu'elle est tellement attachée à la manière
(69) Ibid., p. 266-269.
(70) Ibii. p. 263, 265-2C6, 208, 27û.
8o LA FORMATION DE L INFLUENCK KAATIEMNE EN ERANCE
dont il les perçoit, qu'il ne peut les percevoir que conformé-
ineiil à elle.
Villers noie que le résultat de la théorie kantienne de
l'espace est déjà d'expliquer la possibilité d'un hors de nous,
celle d'un corps -en général et celle de la certitude géométri-
que, c'est-à-dire celle des jugements synthétiques a priori de
la géométrie (71).
Chez Villers comme chez Kant, la théorie du temps, symé-
trique à la théorie de l'espace, en répète l'argumentation;
nous n'en dirons rien.
Toute cette théorie de la sensibilité, cette « irréfragable
esthétique », a pour la métaphysique des conséquences immé-
diates. Villers croit qu'elle révèle, en particulier, que la dis-
tinction de l'àme et du corps ne porte sur rien de réel, que le
matérialisme est une erreur qui consiste à prendre pour objec-
tif ce qui est subjectif, et que la question : la matière peut-
elle penser.»* est dépourvue de sens (72). Dans sa Lettre à Cu-
vicr, Villers explique comment cette esthétique, à son avis,
fait évanouir le problème de la localisation de l'âme, ou pro-
blème du siège de l'âme. La difficulté était de concevoir com-
ment l'âme, simple et inétendue, pouvait être unie au cer-
veau, volumineux et composé de parties. La plupart des phy-
siologistes « ont cru tout gagner en rétrécissant sa loge, et lui
ont assigné quelque local exigu, 011 elle trouvât une demeure
plus conforme à sa nature inétendue... » Ainsi 'les cartésiens
ont placé l'âme dans la glande pinéale, « comme si la moindre
glandule n'était pas aussi bien divisible à l'infini que la masse
entière du cerveau ! » La difficulté reste insoluble tant qu'on
tient l'esprit et la matière pour des choses existant en soi.
« Kant lui seul a mis tout le monde d'accord en anéantissant
l'espace comme chose en soi, les corps comme chose en soi,
la substance incorporelle comme chose en soi; et les laissant
subsister comme simples phénomènes, comme des manifes-
(71) Ibid. p. 271.
(72) Ibid., p. 27».
CHARLES VILLERS 8l
tations, des produits de nos manières de sentir, de voir, de
concevoir, qu'alors il devient très facile d'accorder entre
eux... » (78). De ceque Kant a pris la peine d'amender une
hypothèse analogue à celle de Gall, celle Sômmcring, Villers
• conclut que le système de Gall n'est pas inconciliable avec ce-
lui de Kant. « Kant, dit-il, rejette bien loin toute idée d'attri-
buer là l'âme un siège et un organe dans un lieu de l'espace,
puisque l'âme, qui ne se perçoit que par le sens interne, ne se
manifeste que sous la forme du temps, jamais sous celle de
l'espace, et ne peut en conséquence occuper aucun lieu. Il
adopte .seulement l'intention anatomique de Sommering, de
rechercher le centre commun de convergence des organes de
nos sens, ce sensorlum, cette tige commune des organes de
la sensibilité extérieure, qui doit être la clef de voûte dans no-
tre organisation... » (7/4).
Nous avons vu comment Villers concevait la théorie kan-
tienne de la connaissance, prise dans son ensemble, puis, com-
ment il présentait le détail de VEsthétique transcendentale;
voyons comment il présentait celui de l'Analytique.
Pour composer un livre, il ne suffit pas d'avoir quelques
milliers de caractères, il faut les ranger suivant certaines rè-
gles, dans un certain ordre, de manière à former des ensem-
bles partiels groupés eux-mêmes en un seul ensemble. Pareil-
lement, pour composer le grand livre de la nature, il faut que
les données éparses de la sensibilité soient réunies en systèmes
partiels (rapportées à des objets) qui s'enchaînent en un grand
tout. Réunir, rapporter les choses les unes aux autres et à
nous-mêmes; c'est ce qu'on entend par concevoir, comprendre,
connaître ; c'est ce que 'fait la pensiée ou l'entendement ;
c'est juger. Les formes nécessaires de tous nos jugements,
qui sont, comme la logique générale l'enseigne, la quantité,
(75) P. 17 de la Lettre de Cliarlcs Villers à Georges Cuvier, sur une
nouvelle théorie du cerveau par le docteur Gall, Metz, 1802.
(74; Ibid., p. 24.
02 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
la qualité, la relation et la modalité, sont donc aussi les formes
de notre pensée ou entendement. Mais tandis que la logique
générale étudie ces formes en vue de déterminer les règles
des conclusions légitimes, la logique transcendentale coHsidère
que nous jugeons l'objet qui nous affecte, quant à la quantité,
la qualité, la relation ^t la modalité. Elle montre que, quant
à la quantité, nous le jugeons comme un, ou comme plu-
sieurs, ou comme plusieurs en un. D'après la première ma-
nière de juger, nous jugeons 'l'objet comme un, sans avoir
égard à ses parties; d'après la seconde, ayant égard à «es
parties, nous le jugeons comme plusieurs; d'après la troisième,
qui réunit les deux premières, nous le jugeons comme plu-
sieurs dans un ensemble, c'est-à-dire comme tout. — Il est inu-
tile de rapporter l'explication que Villers donne de toutes les
autres formes de l'entendement ; notons cependant ce qu'il dit
de la relation. Ou nous jugeons que ce qui est immuable et
permanent est le fond, le support de ce qui est variable et
changeant, et par là nous jugeons ces choses comme étant
dans une relation de substance à accident ; ou bien nous
jugeons les choses comme étant dans une relation telle qu'elles
se déterminent en se produisant (relation de cause à effet) ; ou
enfin, réunissant la permanence des choses et leur action, nous
les jugeons comme étant dans une relation mutuelle de dépen-
dance ou de réciprocité d'action (75).
Chacun de nos jugements sur les objets est donc néces-
sairement soumis aux formes de l'entendement, u II en résulte
ce que nous appelons l'expérience, la connaissance que nous
prenons des choses. » Ces formes naissent de conceptions fon-
damentales appelées catégories ; conceptions matrices qui sont
l'essence de notre pensée, qui sont « autant de modes parti-
culiers de l'unité fondamentale et systématique à laquelle
toutes nos connaissances doivent se réduire » (76). Ces caté-
gories (dont Villers reproduit la liste) ne peuvent nous venir
(75) Phil. de Kant, p. 280 et suiv.
(7») Ibid., p. 288-289,
CHARLES VILLERS 83
de l'expérience, car toute expérience les présuppose (77).
Comme l'espace et le temps, elles ne sont que des lois subjec-
tives de noire faculté de connaître. Prises en elles-mêmes, et
abstraction faite des données sensibles, elles ne sont que des
formes vides, sans aucun contenu, et sont incapables d'en
produire aucun. Elles ne peuvent être appliquées aux choses
en soi, car ces choses ne se règlent point sur les lois de notre
faculté de connaître. Leur seul emploi légitime est leur appli-
cation aux objets sensibles (78).
Mais pour qu'elles puissent s'appliquer aux choses sensibles,
elles doivent d'abord s'allier aux formes de la sensibilité. Un
concept pur de l'entendement, appliqué à une forme pure de
la sensibilité, devient un schèi.ie. Un schème est donc le pre-
mier degré de la sensibilisation d'un concept. C'est du sché-
matisme, de cette application des concepts purs aux intuitions
pures, que naissent les mathématiques. Les constructions du
mathématicien sont des choses sensibles; et cependant elles ne
sont pas des choses individuelles, comme celles que repré-
sentent les images. Ce n'est pas de tel triangle particulier,
équilatéral, isocèle ou scalène, qu'il démontre que la somme
des trois angles est égale à deux droits, mais d'un triangle
(77) Précédemment, Villers avait expliqué, de la manière suivante, que
le concept de nombre ne nous est pas donné par l'expérience. L'expérience
nous montre là quelque chose, et ici quelque chose ; elle ne nous en donne
pas davantage. C'est notre entendement qui réunit ce quelque chose avec ce
quelque chose en un enseiubie systématique pour en faire deux, pour en
faire un nombre. Ainsi notre entendement crée l'unité, les nombres et
toute l'arithmétique (p. 195). Villers rappelait que Fénelon avait déjà dit
cela à propos de l'unité. Un homme, une chose quelconque, n'ofi're aux
sens qu'une multitude de perceptions diverses que l'entendement réunit
en un objet. Chaque nombre est un jugement que nous appliquons
aux objets. (Traité de l'existence de Dieu, l^^ partie, article 61 ; et dans
Villers, p. 285-285). Il en est de même du concept de cause. Rien de ce
que donnent les sens n'est une cause ; « cause est un pensée, une con-
ception que nous ajoutons à tel objet, mais qui ne nous est donnée par
aucune perception ». (Villers. p. 257.) C'est dans notre entendement que
Mars et Jupiter font un ensemble que je puis appeler deux ; c'est encore
dans notre entendement qu'ils font avec toutes les autres planètes un sys-
tème planétaire (p. 257). .\ous avons déjà dit en quoi cette interprétation
est insuffisante.
(78) Phil. de liant.., p. 291.
84 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
archétype de tout triangle. Ce triangle archétype est un
ischème. Si le schcme reçoit une détermination qui le fasse
individu, il devient une image, qui est le second degré de
sensibilisation. Si cette image rencontre dans le "sens externe
une perception empirique qui la réalise, ellf devient objet ;
c'est le troisième degré de sensibilisation. — Le temps est un
élément nécessaire à la formation de louf schème, parce qu'il
faut bien que le sens interne perçoive toute construction. Il en
résulte que la cause doit précéder l'effet, que la substance
doit être perdarable, que l'action et la réaction doivent être
simultanées (79).
Maintenant nous devons comprendre — c'est du moins l'opi-
nion de Villers — comment notre entendement, à l'aide de
ses formes actives, rassemble et coordonne les apparences sen-
sibles ou phénomènes, leur assigne des rapports qui en font
des objets liés les uns aux autres, de manière à constituer un
mécanisme du monde, une nature. La nature n'est donc que
Tensemble des phénomènes donnés par nos sens et réglés par
l'entendement. L'entendement ne tire pas ses lois de la nature;
c'est lui qui prescrit et donne ses lois à la nature (80).
Dans son exposé de l'Analytique transcendentale, Villers
fait à peine allusion à la théorie de l'aperception transcen-
dentale, qui, chez Kant, est le point central de ce chapitre.
Mais, probablement parce que Villers croyait que cette théorie
ne tenait pas moins aux autres parties du système de Kant, il
l'explique en divers endroits de son livre. Dès le début, il le
■le fait assez librement, et si de la sorte il court le risque de
s'entendre reprocher des inexactitudes, il montre au moins
qu'il a su attacher une pensée à ce passage difficile de la
Clinique. Son ouvrage se distingue en cela d'une foule d'autres
exposés populaires qui ne donnent sur ce point que des indi-
cations trop brèves, ainsi que de nombreux commentaires plus
(79) Ihid., p. 'm-îm et 503-308,
(80) Ihid., p. 500-302,
CHARLES VILLE1\S
et
savants en apparence, qui ne sont, des qu'ils touchent à la
Dédacthn transe en dentale, que de longues paraphrases dont
le sens n'est pas plus évident que celui du texte qu'ils pré-
tendent expliquer. C'est donc une chose assez curieuse de voir
comment cette partie de la Critique a été exposée pour la pre-
mière fois en français, pour que l'explication de Villers mérite
d'être reproduite ici presque textuellement, bien que cette
explication renferme, elle aussi, une équivoque grave, que noua
signalerons.
Tout notre savoir est système. L'esprit systématique est
l'âme de la science (8i). C'est lui qui incite l'intelligence à
remonter sans cesse de pourquoi en pourquoi, pour arriver
à une connaissance absolue qu'elle puisse tenir pour le prin-
cipe de toutes les autres, qui seule pourrait la satisfaire. Cet
esprit systématique, ce besoin de savoir qui est l'idée même
de la science, « n'est pas autre chose qu'une disposition innée
chez l'homme d'apporter dans la multiplicité et la variété
infinie,... dans l'hétérogénéité de toutes les représentations tant
sensibles qu'intellectuelles,... dans tant de choses isolées et
données comme indépendantes les unes des autres, de l'ordre,
de la liaison, de l'ensemble. L'homme est un, il le sent ; la
eonscience qu'il a de lui-même est une unité indivisible, cohé-
rente ; je ne dis pas unité numérique, mais bien unité systé-
matique et homogène, unité non par opposition à nombre,
mais par opposition à confusion. Il faut que les connaissances
d'un être pareil... se revêtent de cette forme principale du
sujet connaissant, qu'elles adoptent cette manière d'être de la
conscience intime, c'est-à-dire qu'elles forment entre elles un
tout lié, cohérent, un ensemble, une unité systématique. Cette
synthèse originaire est la première condition, la première
forme de toutes nos connaissances. Nous l'apercevons dans
nos sensations îTiaté?'!elIes, aussi bien que dans les conceptions
de notre esprit. La qualité de jaune donnée par la vue, celle
de sonore donnée par l'ouïe, celles de dur, de pesant et de
ductile données par le tact, qualités isolées par elles-mêmes,
(81) Ibid., p. 355,
H LA FOniStATION DE l'iNFIA'ENCR KANTIENNE EN FRANCE
sont saisies par ce principe actif qui tend en nou? à la liaison
et Q l'ensemble, et se réunissent dans une seule représentation
que nous nommons or. Ainsi de tous les objets que nous con-
naissons successivement et avec tant de variétés, nous formons
des ensembles, des systèmes partiels, jusqu'à ce qu'enfin nous
composions de leur ensemble général un seul système, une
seule unité, que nous appelons le monde. C'est nous qui four-
nissons cette idée d'ensemble, là où elle n'est point en effet ;
c'est celte forme synthétique, ce principe d'union et de rappro-
chement qui constitue la nature de notre entendement. De là
la nécessité de ranger toutes nos perceptions dans un espace
et dans un temps ; de regarder tout événement comme dépen-
dant d'un autre événement qui le précède (relation de cause et
à'ejjei) ; de regarder toutes les choses comme exerçant les unes
sur les autres une influence réciproque (relation d'action et
de réaction) ; de prêter à toute chose un but, une finalité
frelation de fin et de moyen) ; de supposer que les qualités
diverses que nous transmettent les sens doivent avoir un fonds
■commun qui les soutienne et les réunisse (relation d'accident
et de substance), et ainsi du reste, tous modes de liaison et
d'unité systématique, lois de notre entendement, sous les-
quelles nous apercevons la nature, et que nous croyons pour
cela ré-ider en elle (82). — Mais de toutes ses connaissances,
celle oii l'homme est le plus avide d'apporter une liaison, une
^harmonie conciliatrice, c'est dans le rapport qu'il y a entre ses
opinions et ses actions, entre son savoir et son vouloir. Ici
l'intérêt pratique le plus pressant vient renforcer en lui l'in-
térêt spéculatif. Il doit agir, influer sur lui-môme et sur ses
semblables ; ses actions forment un ensemble de choses qu'il
produit spontanément ; c'est en quelque sorte une création
dont il est le maître et le régulateur. Quelles seront donc les
règles suivant lesquelles il devra agir ?... » (83)
Plus loin, Vi tiers revient encore à quelques-unes de ces
(82) lh!d., p. 12-.15.
(8j) Ibid., p. H.
CHARLES VILI.EnS 87
idées et les résume ainsi : « Il ne faut pas perdre de vue que
6OUS ces trois facultés de l'être cognitif (sensibilité, entende-
ment, raison), sous leurs lois et leur nature particulière, repose
nécessairement la loi et la nature de l'être cognitif lui-même,
qui est la loi fondamentale commune, et comme l'âme de toute
la cognition. Cette loi consiste en ce que l'être cognitif est
essentiellement un, d'une unité de simplicité, de cohérence^
d'une unité systématique, et par opposition à multiple, à
divers, à confusion, à agrégat. Tel est, ainsi que je l'ai déjà
fait voir, le caractère absolu du sentiment qu'a de lui-même
l'être cognitif, le moi. Ce sentiment fondamental, sans lequel
aucun autre n'aurait lieu, donne nécessairement sa forme à
toutes les connaissances de l'être cognitif. Il faut que tout ce
qui survient en lui, tout ce qu'il accepte ou qu'il produit, de-
vienne un d'une unité systématique, un tout, un seul en-
semble. »
Cette unité rassemblante ou synthétique, active dans la sen-
sibilité, dans l'entendement et dans la raison, dirigeant et
ramenant à elle l'action de chacune de ces facultés, est conti-
nuellement occupée à faire d'un complexe vague, d'un amas
confus, dépourvu de rapports, une chose maintenue et liée
dans toutes ses parties par un rapport, par une loi. a Ainsi
de l'amas infini des sensations diverses, la sensibilité fait une
sensation, un objet ; de Tamas d'objets isolés, sans connexion,
l'entendement fait une suite liée par la loi de cause et d'effet ;
la multiplicité des causes est enfin rangée par la raison sous
la forme générale de la nécessité d'une cause commune, d'une
cause première et absolue. » Cette tendance efficace à l'unité
est la forme nécessaire de la conscience intime de l'être co-
gnitif, et par là de tout ce qui est saisi par lui. Cette force
active de la synthèse est ce que Kant appelle l'imagination
transcendentale (84).
(84) Ibid.. p. 2o9-262. Ce que Villers dit de l'imagination transcen-
dentale, ainsi que ce qu'il dit de l'unité synthétique de l'aperception,
raanque de précision. Une fois engagé dans les méandres de cette Déduc-
tion, il cesse, comme beaucoup d'autres commentateurs, de voir nettement
88 LA FOnMATIOX DE l'iNFLUENCî- KANTIENNE EN FRANCE
Après l'Analytique transcendentale, ou théorie de l'enlen-
dement, -de ses concepts et de ses principes, vient la Dialec-
iiqae transcendent aie ou théorie de la raison et de ses idées,
que Villers avait déjà effleurée dans les pages oii il traitait de
l'unité de l'aperception, regardant cette unité comme l'origine,
le premier principe, la forme fondamentale de la seconde
faculté autant que de la première. Voyons de près ce qu'il
donnait pour cette théorie de la raison.
L'esprit humain n'est pas entièrement satisfait par la liaison
que l'entendement établit entre les objets en leur imposant
la difficulté qu'elle devait résourire pour établir sa conclusion, que l'enfen-
dement impose à la nature ses lois et que par là s'explique la possibilité
de les connaître a priori. On ne peut décider si Villers a voulu dire que le
râle de l'imagination est simplement d'ordonner, de ranger les sensations
de manière à en taire des représentations d'objets pour une connaissance
systématique, ou s'il lui attribue aussi la fonction de produire même l'ordre
dans lequel elles nous arrivent. Il va de soi que cette fonction-ci semit
essentiellement inconsciente, en ce sens que nous aurions aussi peu cons-
cience de cette action de l'imagination que d'une action des choses en soi
qui produirait ou déterminerait les sensations ou leur ordre de succes-
sion, et qu'ainsi cette « imagination « serait avec notre conscience dans le
même rapport qu'une chose en soi. Or, il semble, d'après un passage que
nous examinerons et où il parle des fonctions transcendentales de l'ima-
gination, que Kant ait répugné à les tenir pour inconscientes en ce sens.
Cela peut porter à interpréter de la manière suivante la distinction de
l'imagination empiriqu":" et de l'imagination transcendentale. L'imagination
est en général la f'^oulté de se représenter un objet même en son absence
{Crit.. Kehrb., p. 672 ; Trem.. p. 150, 2^ édU.). Quand l'objet est un ob^et
empirique, un objet dont les élénients ont été donnés nar les sens, l'ima-
gination s'appelle imatrination reproductrice ou empirique. Quand l'objet
n'est qu'une détermination de l'intuition pure par les concepts purs (une
fiç'ure géométrique, une synthèse figurée, un schème), et alors m.ème que
c^^tte détermination est représentée Xlans un objet empirique, toujours et
nécessairement soumis à l'intuition pure, 1 imagination s'appelle imagina-
tion productrice ou transcendentale. — Quiconque estimerait que cette
interprétation est insuffisante et prétendrait que c'est bien une fonction de
produire un certain ordre de nos sensations mêmes, que Kant entend par
« synthèse transcendentale de l'imagination )\ dont il dit qu'elle « est un
effet de l'entendement sur la sensibilité et une première application de cet
entendement, application qui est en même temps le principe de toutes les
autres... » (Crit... Kehrb., p. 072 : Trem., p. 151, 2« éd.'), quiconque sou-
tiendrait, en outre, oue la Drf^tiction est exacte et rigoureuse, aurait à
prouver que la supposition d'une telle fonction contrilnie effectivement à
l'exolicntion de la possibilité de la connaissance a priori. Il faut convenir
qu'il n'y serait guère aidé par Kant, et que, s'il y rétississait néanmoins,
c'est à lui qu'on en aurait la principale obligation. Plus loin, nous repren-
ions plus amplement cette difficulté.
CnAPXEo VILLERS 8^
des rapports de quantité, de causalité, de réalité, etc. ; il vent
atteindre une quantité, une causalité, une réalité qu'il n'ait
pas produites, qui existent par elles-mêmes et se suffisent à
elles-mêmes, qui soient absolues. Un objet est composé de
parties, qui ont elles-mêmes des parties plus petites. Poussant
cette division plus loin que les sens peuvent la suivre, « l'esprit
arrive à la pensée d'un élément, d'une unité simple et absolue,
qui constitue toutes les unités de son monde réel ». En appli-
quant le concept de totalité, non plus seulement à tel ou tel
objet sensible, à cette maison, à cette ville, à ce pays, à la
terre, au système solaire, mais à l'ensemble de toutes les
choses, nous atteignons la pensée d'une totalité absolue, d'un
grand tout qui ne laisse supposer rien au delà, et qui se
nomme Vanivers. De même que l'élément résulte de l'absolu
appliqué à l'unité, l'univers résulte de l'absolu appliqué à
la totalité. L'esprit ne s'arrête pas non plus à la cau-
se d'un événement donné, il veut parvenir à une cause
absolue. Il ne s'arrête pas à une réalité conditionnelle, il lui
faut une réalité inconditionnelle, absolue, a Nous avons donc
en nous une faculté... qui tend à l'absolu, à l'inconditionnel,
au fondamental. Cette faculté de l'absolu est la raison » (85).
Telle est la fonction franscendentale de la raison, dont la
fonction logique e?t le raisonnement, lequel exige, pour la
vérité de ses conclusions, que les propositions d'oii il part
soient elles-mêmes établies ou posées comme thèses absolues.
« Il est aisé de comprendre que cette loi de l'absolu n'est
qu'une dernière manifestation de la loi fondamentale d'unité
systématique, qui fait l'essence de notre cognition. Ce n'est
qu'à son moyen que l'ensemble de nos représentations peut
être conclu et terminé. La conception absolue d'univers, par
exemple, est comme le cadre définitif qui fixe et arrête en un
tout unique nos conceptions d'espace, de nature, de monde »
(86). L'exercice transcendental de la raison n'e:-t pas autre
(8.5) Philosophie de Kanf, p. 311-314.
(86) Ibid., p. 315.
f)0 LA FOÎlMATin.N DE L INFLUENClî KANTIENNE EN FRANCE
chose que l'action d'appliquer cette loi de l'absolu aux con-
cepts de l'entendement. De cette application résultent de nou-
veaux concepts appelés idées. L'idée psychologique, ou idée
de l'âme, est celle d'une unité absolue, d'une unité indivisible,
simple, sans parties. L'idée cosmologique, ou idée de l'univers,
est celle de la totalité absolue. L'idée théologique est celle de
la cause absolue, du fondement de toute réalité, qui, pour les
uns, est une cause intelligente. Dieu, et, pour les autres, un
simple mécanisme.
Aux idées de la raison ne correspond aucun objet sensible,
car nous ne percevons rien d'absolu, d'inconditionnel ; ni
aucun objet que nous puissions connaître, « car, par exemple,
si nous pouvions une fois connaître... celte cause que notre
raison nous représente comme absolue, elle subirait inévi-
tablement la loi de causalité ordinaire de notre cognition, elle
nous paraîtrait avoir elle-même une cause, et de la sorte elle
nte serait plus absolue, du moment qu'elle serait connue par
nous » (87). De la confusion des idées avec les choses sen-
sibles naissent plusieurs erreurs. Appliquées aux choses sen-
sibles extérieures, l'idée du simple absolu produit l'illusion de
l'atome matériel d'Epicure, l'idée de substance absolue et celle
de cause absolue produisent l'illusion d'une substance et d'une
cause premières toutes matérielles ; d'oii le système du maté-
rialisme. Quand ces mêmes idées sont rapportées au sens in-
terne, elles produisent les illusions de 1 "être simple non-étendu
et spirituel, de l'àme humaine, de la monade leibnizienne,
d'un univers tout spirituel, et conduisent au spiritualisme de
Maiebranche ou de Berkeley. Enfin, quand elles sont appli-
quées à la fois au sens interne et au sens externe, elles pro-
duisent la double illusion de l'esprit et de la matière, et con-
duisent au dualisme.
Quand la psychologie rationnelle réalise l'idée psycholo-
gique, soit pour en faire un être simple, spirituel et immortel,
soit pour en faire un être matériel et mortel, elle commet un
(87) Ibid., p. 511-316.
CHARLES VILLERS QI
paralogisme. — Les quelques lignes où Villers traite des para-
logismes de la psychologie rationnelle, sont des plus vagues.
L'exposé des antimonies, qui vient ensuite, est un peu plus
clair, sinon plus exact. Il les présente comme un conflit entre
la sensibilité, qui a besoin que les choses soient bornées pour
pouvoir les percevoir, et la raison, qui doit dépasser toute
limite, puisqu'un delà de toute limite il reste toujours un
infini à parcourir. Un univers fini est trop étroit pour la
raison ; un univers infini est trop vaste pour notre sensibilité.
(( L'infini est dans la raison..., qui est la faculté de l'absolu;
le fini est dans la sensibilité, qui est la faculté de l'individuel,
et qui veut une borne, une limite à quoi elle se heurte » (88).
De ce conflit entre ces facultés résultent quatre antinomies.
Villers reproduit les énoncés de leurs thèses et antithèses, sans
en donner les preuves. Ce qu'il dit de la solution du conflit
n'est pas assez explicite pour avoir pu être compris de qui ne
la connaissait déjà. Les antinomies se résolvent, affirme-t-il,
dès qu'on regarde l'espace, le temps, la causalité et la néces-
sité comme des formes subjectives, n'appartenant pas aux cho-
ses en soi. Pourquoi ? C'est ce qu'il a négligé de dire.
L'âme, le moiide, la cause première de toutes choses, sont
■des objets idéaux. Leur ensemble constitue un système d'êtres
de raison, appelé monde intelligible, qui est le lieu des illu-
sions transcendantes. Quand les idées se réunissent toutes,
« cjuand, par la nature de notre cognition, qui tend à tout
rassembler, toutes les conceptions positives se rencontrent en
une, que toutes les réalités se fondent en une réalité, il résulte
l'être absolu, l'être des êtres, Yidéal par excellence de la raison
pure ». Cette pensée de l'êlre des êtres « est le plus haut idéal
de la raison spéculative, mais cet idéal ne nous représente pas
encore Dieu. C'est à la raison pratique qu'il appartient de nous
le manifester » (89). L'idée de Dieu est celle d'un être voulant,
actif, juste et bon. L'homme ne trouve l'idée du juste et du
(88) Ihid., p. 522.
(89) Ihid., p. 530.
(")2 LA rO!',M\TION DE L*IM- LLTNCE KANTIENNE EN FRANCE
bon que dans les lois régulalrioes de ?a propre volonté, de
son activité volontaire. « La raison, en tant qu'elle dirige
l'homme pratique, porte dans cette fonction sa forme essen-
tielle de l'absolu ; et c'est d'une volonté, d'une activité, d'une
justice et d'une bonté absolues que se forme la conception
d'une divinité. » Si l'homme était isolé et inactif, s'il n'était
destiné qu'à connaître, a l'idée d'une cause première, d'une
substance et d'une réalité absolues se développerait en lui,
sans jamais qu'il parvînt à celle d'im Dieu... » (90). Mais la
connaissance et l'action étant intimement unies dans l'homme,
il arrive que la r.iison spéculative s'empare du Dieu de la
raison pratique, le rapporte à son idéal, lui attribue les pré-
dicats d'infini, d'éternel, de cause et de substance absolues, et
tend à en faire un objet démontré du savoir humain (91).
Mais aucune preuve spéculative de l'existence de Dieu n'est
concluante. — Villers résume la critique des trois preuves, puis
ajoute les considérations suivantes (92).
Dès qu'on fait de l'idéal de la raison pure un être placé
hors de cette raison et que nous puissions connaître, il subit
les formes de notre connaissance : nous nous le représentons
dans l'espace et dans le temps, nous disons qu'il est partout,
qu'il est éternel, qu'il est un, qu'il est substance, qu'il est
cause, et nous ne pouvons nous empêcher de tomber dans un
anthropomorphisme plus ou moins raffiné, selon notre degré
de culture. « Autant vaudrait dire que Dieu est rouge ou bleu,
que de dire qu'il est partout et éternel » (9.3). Dans ce point
(00) Ibid., p. 531.
(91) Ihid., p. 5.32.
(92) C'est après avoir lii Villors que l'astronome Jérôme de Lalande ins-
crivit Kar.t dans les Siipplcments qu'il fit pour le Dictionnaire des athées
de Sylvain Marérhal. Voici en entier son article : « Kant, le plus fameux
des métarhysiciens de rAllemagne, me paraît dclrnire les preuves r(n'on
donnait avant lui de l'existence de Dieu. Charles Villers, qui a publié à
Paris la philosophie de Kant, nous dit que Kant anéantit le corps comme
chosn en soi. la substance incorporelle comme chose eii soi, et les laisse sub.
sister comme simples phénomènes. » (P. 48.)
(95) PhU. de Kant, p. 5il.
CHARLES VILLERS QJ
de vue dogmatique, l'athée trouvera toujours des preuves à
opposer aux preuves du déiste. « Tant qu'on voudra savoir et
prouver Dieu, tant qu'on fera de Dieu le résultat d'un argu-
ment, son existence restera problématique, elle ne sera qu'une
créature illusoire de notre esprit, et un autre fantôme (la
matière) la pourra toujours combattre d'égal à égal » (g^).
Mais la philosophie transcendentale a montré que l'homme ne
peut rien décider sur ce qui est au delà de toute perception
possible. Il n'est donc pour l'homme aucune preuve possible
de l'existence ou de la non-existence de Dieu. L'être réel absolu
de la raison spéculative demeure « un pur idéal, sans rapport
démontré à aucun objet effectif, mais un idéal qui au moins
ne renferme en lui nulle contradiction ». Ainsi conçu, il est
prêt à recevoir de la raison pratique sa preuve véritable » (90).
Villers n'a donné que peu de pages à la philosophie pra-
tique. Il promettait d'en faire l'objet principal d'un second
ouvrage, au cas qu'il eût réussi par le premier à intéresser
le public français à Kant. Mais comme il ne connut pas ce
succès, ces quelques pages sur la seconde partie du kantisme
sont restées l'exposé le plus complet de la manière dont il la
comprenait, dont voici la substance.
La Critique de la raison pure a placé hors des atteintes du
raisonnement les objets suprasensibles, la liberté, l'immor-
talité. Dieu. Si donc nous trouvons pour toutes ces choses
une ((autre source d'assentiment», nous nous y abandonne-
rons sans craindre qu'aucun argument vienne un jour démon-
trer l'irréalité des objets de notre croyance, et aussi sans
chercher à démontrer leur réalité. Toute science touchant ces
choses étant illusoire, nous devons éviter d'en rien savoir,
d'en rien démontrer. (( Ainsi je crois à ma propre existence,...
à celle d'autres êtres doués de raison, avec qui je communique.
Une démonstration, loin d'ajouter à cette croyance, ne ferait
(94) Ibid., p. o4-2-5i5.
(95) Ibid., p, 346.
^4 LA FORMATION DE l'i.NFLUENCË KANTIENNE EN FRANCE
que l'affaiblir, m'étonner, me rendre incertain » (96). Cette
autre source d'assentiment, celte (( lumière autre que celle du
raisonnement et de la science », l'homme la trouve en lui-
même, dans l'aperception immédiate de lui-même, par la-
quelle, se saisissant lui-même sans l'intermédiaire d'aucun
sens ni d'aucune forme de connaissance, il s'aperçoit comme
chose en soi, comme noumène. Il faut, eji effet, distinguer
deux manières de « s'envisager soi-même ». 1° L'homme s'en-
visage médiatement. Il se sent et se connaît au moyen de
sa sensibilité et de son entendement. Par le sens externe, il
se perçoit comme étendu, et par le sens interne comme une
suite d'états mentaux. Lui et tous ses actes deviennent ainsi
pour lui-même des objets de connaissance, des phénomènes,
des parties de la nature soumises aux mêmes lois naturelles
qu'elle, au mécanisme. 2° L'homme « s'envisage immédiate-
ment par le sentiment fondamental du moi, repliant sa con-
science sur sa conscience, et il s'aperçoit alors tel qu'il est en
lui-même, comme noumène, comme objet-sujet » ; il se décou-
vre « franc de toutes les formes cognitives, c'est-à-dire de
toutes les lois nécessaires de la nature », indépendant de
l'espace, du temps, de la causalité (97).
Ce qui nous assure de cette aperception immédiate de nous-
mêmes n'est pas une illusion, c'est que nous sommes des êtres
voulants et agissants, dont les actions forment ensemble un
système de choses qui procèdent de notre moi comme d'un
être libre, spontané, c'est-à-dire d'un être indépendant des lois
nécessaires de la nature, donc d'un être en soi. Nos actes volon-
taires sont des actes de notre moi immédiatement aperçu ;
et que nous soyons réellement doués d'une volonté libre et
(96) Ibid., p. 359-5G0.
(97) Ibid., p. 5G0. « Le moi pur et fondamental, dit encore Villers,
est le seul des noumènes qu'il soit donné à l'homme d'envisager à nu...
Quiconque remonte jusqu'à ce centre, y trouve cette merveille, cette exis-
tence intérieure qui n'est pas la cognition, mais qui est la base de toute
cognilion et de toute existence que nous rapportons au dehors. » Ibid.,
p. 505.
CnAÎ\LËS VlLLERS f)0
Spontanée, c'est une vérité que chacun trouvera en soi-même,
« s'il y descend avec candeur » (98).
L'homme étant libre, la morale est possible. Le principe de
la morale, principe des actions dun être libre, ne peut être
dans notre tendance au bonheur ou au bien-être, faite de
désirs sensibles, qui, comme toutes les choses sensibles, sont
du domaine de la nécessité naturelle. La conscience morale ne
loue ni ne blâme l'homme habile qui aurait su atteindre le
bonheur. Elle ne nous ordonne pas d'être heureux, mais seu-
lement, en tant qu'elle a égard au bonheur, de nous rendre
dignes de l'être. L'homme qui n'écoute que cette voix ne sau-
rait balancer « entre posséder le bonheur sans en être digne,
et en être digne sans le posséder ». Indépendants de nos pen-
chants et de no? désirs, les ordres de la conscience morale sont
des règles qui ne tolèrent aucune exception, et qui, comme
telles, spnt des lois de la raison, laquelle se nomme alors
raison pratique. Elle n'ordonne pas conditionnellement, mais
absolument ; elle ne dit pas : si tu veux, mais bien : tu dois ;
son impératif est catégorique, elle prescrit à l'homme un
un devoir. Et néanmoins l'homme reste libre, c'est-à-dire qu'il
conserve la « puissance... de se déterminer entre ces deux
principes contraires : d'agir et de vouloir en homme sensuel,
d'agir et de vouloir en homme rationnel ». La loi commande,
mais elle ne contraint pas ; car « si l'homme, en faisant le
bien, n'était pas libre de faire le mal, il ne serait pas bon, il ne
serait pas capable de moralité » (99).
Les lois de la conduite d'un être libre ne peuvent être fon-
dées qu'en lui-même. II ne les reçoit de rien qui lui soit
étranger. Il ne peut donc les recevoir ni de l'attrait des plai-
sirs, ni de l'intérêt d'un individu, d'une famille ou d'une
nation, ni de l'intérêt du perfectionnement de son être indi-
viduel, ni même d'une volonté surnaturelle et révélée. Il ne
(98) Ce que Villors dit du n.ci, on cet endroit de son Kvre, a été par-
ticulièrement remarqué par Maine de Biran, qui a noté, de la manière que
nous verrons, quelques-unes des réflexions qui lui en ont été sug-gérces.
(99) Ibid., p. 578, 579.
Ç)0 h\ rORMATlON DE l'iXFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
peut la recevoir que de sa raison, laquelle ne tient sa loi que
d'clle-mt''me. Tout ce que la raiison pratique prescrit, ne dé-
pendant d'aucune fin extérieure à elle, doit exprimer sa pro-
pre essence. La raison doit être son but à elle-même. Ce prin-
cipe confère à tout être doué de raison le droit detre à lui-
même son propre but et de ne jamais servir de moyen aux
fins d'un autre individu. Il lui donne l'indépendance, la spon-
tanéité ; il fait de lui une personne. D'où celte loi d'égalité et
d'indépendance rationnelles : Regarde constamment et sans
exception l'être raisonnable comme étant à soi-même son pro-
pre but, et non comme un moyen pour autrui (loo). — Tout
être raisonnable reconnaît à ses semblables la même législa-
tion ; c'est ce qu'exprime cette loi de la raison : Agis de telle
sorte, que le motif prochain, ou la maxime de ta volonté,
puisse devenir une règle universelle dans la législation de
tous les êtres raisonnables (loi).
Ces deux lois sont les premiers principes de la législa-
tion morale fondée sur la raison : toutes les lois secondaires
de la morale, tous ses précoptes particuliers, s'y subordon-
nent et en reçoivent toute leur validité, toute leur autorité.
Puisqu'elle est indépendante des lois du monde sensible, cette
législation est une manifestation du moi en soi ; par elle
nous communiquons avec la réalité .suprême.
Cette législation ne diffère pas, au fond, des maximes des
chrétien? ou de celles que quelques philosophes ont pu dé-
couvrir par l'étude de l'humanité. Il est vrai qu'en cela la
morale de Kant n'est pas neuve. Elle l'est aussi peu que la
voix impérative de la conscience morale. C'est que Kant n'a
pas visé à la nouveauté, mais à la vérité. Il est parvenu à ra-
mener les ordres et les jugements de la conscience, les maxi-
mes morales multiples, à des principes fondamentaux qui
les rectifient en les éclairant de leur signification vraie et
pure. Il a cherché à mettre la morale à l'abri des atteintes de
(100) Ibid., p. 585.
(101) Ibid., p. 58i.
CHARLES VILLER3 97
la spéculation, et il y est arrivs' au moyen de la distinction
du savoir et du vouloir : distinction de la tète et du cœur,
saisie par la foule la plus simple et la plus ignorante. Par là
il a justifié cette conviction que la vertu ne dépend pas du
savoir, qu'il n'y faut qu'une volonté pure, qu'un cœur droit.
Ainsi il a retrouvé le sens de la parole divine : « que le royau-
me des cieux appartient aux simples d'esprit » (102).
Comme cela ressort de ce qui précède, deux tendances
différentes, mais qui appartiennent également à la nature de
l'homme, prétendent à la direction de sa volonté ; ce sont le
désir d'être heureux et le sentiment du devoir. Étant hétéro-
gènes, il peut arriver qu'elles soient opposées, et il arrive
effectivement, dans le cours de la vie humaine, qui a lieu
dans le monde sensible, que le devoir soit contraire à l'inté-
rêt du bonheur. C'est ainsi que souvent l'homme vertueux,
celui qui soumet sa volonté à la direction de la loi morale,
passe une vie malheureuse, et que l'homme pervers, celui
qui choisit le bonheur pour principe premier de ses actions —
auquel il subordonne mémo celles qu'il fait conformément à
la loi morale — celui qui suit en toutes circonstances les cal-
culs de l'intérêt, réussit parfois à être heureux. Or la voix de
la conscience, avec toute la force avec laquelle elle ordonne
le devoir, augmentée de toute celle que peut avoir le désir
du bonheur, prononce que le bonheur appartient de droit à
l'homme vertueux. Parce que cette loi, à laquelle le monde
phénoménal ne satisfait pas, est empreinte dans notre être
en soi, en tant que nous sommes doués de raison, et parce
que l'illusion n'est faite que pour le monde phénoménal, nous
sommes forcés d'admettre que « l'être raisonnable, sortant du
monde phénoménal, trouvera dans celui des choses en soi
la vertu et le bonheur réunis » (io3). Ce qui revient à dire,
dans le langage des choses sensibles, soumises à la succes-
sion, que l'être raisonnable est immortel et qu'il trouvera le
(102) Ibid., p. 589.
(105) Ibid., p. 302.
go LA FORMATION DE L INFLUECE KANTIENNE EN FRANCE
prix de sa vertu dans la félicité de sa vie future. — H y a
donc une justice cl une bonté absolues. Il y a donc un juge
rémunérateur de la vertu. Ce juge est Dieu. Dieu « se mani-
feste en moi par l'impértaif de la conscience ; il se révèle par
la vertu ». Il n'est pas le Dieu de la -spéculation, un Dieu qui
soit cause, substance, etc., mais le vrai Dieu, qui est hors de
la portée de la spéculation, qu'elle ne pourra nous ôter. —
Même s'il admet en théorie l'existence d'un être suprême, ce-
lui-là est un athée qui enfreint les ordres de la voix divine
de la conscience. Celui-là est « un confesseur du vrai Dieu »,
qui s'y soumet indépendamment de ses opinions théoriques.
Cette révélation immédiate de Dieu par la conscience morale
« est le fondement tacite de toute religion positive ; elle est
l'essence de toute religiosité, laquelle est l'âme des diverses
religions, dont le positif est le corps » (io4). Les théologiens,
en faisant reposer la morale sur la connaissance de Dieu et
de ses commandements, la faisaient dépendre d'une démons-
tration spéculative, laquelle est impossible. Kant a suivi une
marche inverse. Il fonde la croyance en Dieu et à l'immor-
talité sur la morale, et rend ainsi la morale et la religiosité
indépendantes de la spéculation, inattaquables par elle. (io5)
Philippe-Albert Stapfer (io6), un ami de Villers qui s'est
souvent employé à le faire apprécier des philosophes fran-
çais et à leur faire comprendre son interprétation du kan-
(104) Ibid., p. 598.
(105) Ibid., p. 406.
(106) P.-A. Stapfer, pasteur, professeur et ministre de l'instruction
publique et des cultes, en Suisse, représenta en France, auprès do Bona-
parte, le gouvernement helvétique dans d'importantes affaires diploma-
tiques. Il fut encore chargé de diverses missions pendant l'Empire. En
181^, il se fixa à Paris, et y mourut en 1840. — 11 avait étudié à Gœttin-
gue. Très lié avec Villers, ils s'aidaient lun l'autre de leurs conseils dans
leurs travaux philosophiques et littéraires, ils unirent leurs efforts en vue
d'amener le public français à goûter les lettres étrangères. Stapfer fit une
table analytique détaillée pour une réédition de VEsnui mtr la Rclonnation
de Luther, et remania l'article Kanl que Villers avait commencé de rédiger,
qui fut publié dans la Biographie universelle et augmenté de notes par
Tissot dans l'édition nouvelle de ce mOme recueil. Avec Degérando il fonda
CtlATlt.ES VIU.EÎ^S PD
tisme, a poussé plus loin l'analyse de ces deux postulats de la
raison pratique, l'immortalité et l'existence de Dieu, en mar-
ies Archives littéraires de l'Europe. II fut aussi l'un des fondateurs dune
Société de morale chrétienne, qui comptait parmi ses membres Broglie,
Guizot, Kéralry, Rémusat, Auguste de Staël. Les philosophes français, prin-
cipalement M. de Biran et Cousin, trouvèrent en lui l'homme le mieux en
état de Itur fournir des indications nettes sur la philosophie allemande.
Il leur recommandait surtout détudier Kant, en prenant Villers pour guide.
Il leur signalait leurs erreurs d inlerprélation et tâchait de les en dégager
en leur apportant des explications coiiipléniciitaires. On pourra trouver que
certaines de ces explications, que nous reproduirons, ne concordent pas
en tout point avec l'interprétation même de Villers, et que notamment elles
paraissent attribuer aux catégories, particulièrement à celle de cause, une
portée plus grande. Néanmoins Stapfer s'est toujours dit d'accord avec
Villers. Grâce à lui l'influence de ce dernier, comme interprète du kan-
tisme, s'est prolongée : Villers n'aurait jamais su acquérir lui-même en
France le crédit que Stapfer lui avait gagné. Stapfer défendait 1» kantisme
avec plus de mesure. Il convenait que celte doctrine avait quelques points
faibles, et citait comme graves quelques difficultés qui s'étaient élevées
contre elle en Allemagne. Il regrettait beaucoup que Kant, par une incon-
séquence, disait-il, n'eût pas soutenu l'origine surnaturelle du christia-
nisme. Il exposait l'opinion de Reinhard seloh /aquelle la Critique de la
raison pratique serait en désharmonie avec la Critique de la raison pure,
opinion qui sera reprise par Cousin. Il louait l'audace de ce théologien
allemand qui avait ainsi touché à « l'idole du jour » et opposé aux dis-
ciples de Kant de ces objections contre lesquelles ils ne savent que ré-
pondre qu'on n'a pas compris leur maître. (Stapfer, Mélanges, T. I, p. 255-
256). Comme on pouvait le voir dans son ouvrage De natura, condilore et
incrementis reipublicœ ethicœ (Berne, 1797), la philosophie religieuse de
Stapfer prenait son point de départ dans la Religion de Kant : la victoire
du bon principe sur le mauvais, le rétablissement parmi les hommes de
l'ordre qu'ils ont subverti en préférant quelque chose, le bonheur, à la loi
morale, ne peut s'accomplir que par la fondation et l'extension d'une
société régie par la loi morale, à laquelle s'incorporent spontanément tous
les hommes par cela même et à mesure qu'ils luttent et se liguent contre
le mal. Mais, remarquait Stapfer, de grands obstacles, qui tiennent à notre
nature sensible, aux séductions du monde extérieur, s'opposent à ce que
les hommes travaillent à réaliser cette société, cette république morale, cette
église invisible. Il ne nous resterait qu'à désespérer, si Dieu n'était venu
en aide aux hommes, si Jésus n'était venu fonder cette société et nous
persuader, par son exemple, qu'elle est possible. Par sa vie, Jésus, l'Hom-
me-Dieu, nous révèle qu'un être sensitiî, comme nous, peut néanmoins
accomplir exactement tous les devoirs que prescrit la loi de la raison
pratique ; il nous représente, réalisée en lui, l'harmonie du monde sensible
et du monde intelligible. C'est en suivant ses traces, en limitant, que les
hommes pourront s'affranchir des désirs sensibles, de leurs passions, c'est-
à-dire de ce qu'ils ont préféré à la loi. Alors ils verront la loi morale rede-
venir un mobile suffisant de leurs déterminations, le principe de leurs
maximes ; ils verront le bon principe régner parmi eux. — Sur Stapfer,
consulter l'introduction de Vinet, éditeur des Mélanges ; R. Luginbiihl,
P.'A. Stapler, Paris, 1888 ; Louis Bourbon, La pensée religieuse de P.-A.
100 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
quant, de la manière que nous allons rappeler, la différence
qu'il y a entre la justification du premier postulat et celle du
second. Notre organisation morale nous force de croire à la
réalité de tout ce qui est nécessaire à l'accomplissement de la
loi morale. Or cette loi nous ordonne de progresser constam-
ment dans la vertu, vers la moralité parfaite ; tâche inter-
minable dans notre vie, si longue soit-elle, si grands que soient
nos efforts, et que nous ne pouvons accomplir qu'à la condi-
tion que nous soyons immortels. Mais la vertu, et même la
moralité parfaite, n'est que le premier élément du souverain
bien ou union de la vertu et du bonheur effectuée en raison de
la vertu. L'union de la vertu et du bonheur dont la vertu est
digne, que la conscience morale réclame pour la vertu, ne
peut être réalisée que par « un maître de l'univers tout puis-
sant, doué d'omniscience et d'une justice parfaite » (107).
Ainsi, la croyance à l'immortalité de l'être moral se fonde sur
(( la tâche de perfectionnement progressif que sa rasion pra-
tique lui impose irrémissiblcment, et qu'il n'achèvera jamais,
quels que soient ses efforts et sa carrière » (108) ; et la croyan-
ce en Dieu se fonde sur ce que nous concevons l'existence de
Dieu comme la condition nécessaire de la réalisation du sou-
verain bien, c'est-à-dire de l'union du bonheur et de la vertu.
Villers, nous l'avons déjà dit, destinait les idées de Kant
sur la religion à ranimer chez les Français la religiosité, que
le sensualisme et l'encyclopédisme avaient étouffée en atta-
quant les religions positives. Certes il ne souhaitait par leur
retour à l'ancienne religion d'Etat ; mais il la préférait en-
core à l'absence de toute religion, parce qu'il croyait que la
religiosité avait nécessairement besoin d'une religion positive,
Stapfer, Cahors, 1899 ; E. Naville, Peslalozzi, Staplcr et M. de Biran, dans
la Bibliothèque universelle, avril 1890 ; P.-A. Stapfer, Brielwechsel, Bâle,
1891 ; Henri Dartigiie, Paul Slapler, Paris, 1918. Dans ce dernier ouvrage
on trouvera des renseignements sur les desceiKlants de P.-A. Stapfer, qui
furent tous français. Paul Stapfer était le petit-fils de Philippe-Albert et la
neveu de Frédéric-Albert, le traducteur de Goethe.
(107) Mélanges, T. I, p. 246.
(108^ Ibid., p. 151.
CHARLES VILLER8 lOI
visible et palpable : il se les représentait liées l'une à l'afutre
comme la pensée et la vie, l'âme et le corps. « L'homme,
disait-il, a une forme extérieure et sensible ; il faut que tout
ce qui est à son usage ou qui doit agir sur lui en ait une. »
Et il ajoutait : « La religiosité ne peut pas plus se passer de
temples et de ministres, que la sociabilité ne peut se passer de
tribunaux et de juges » (109). — Il était bien loin de penser
que le corps qui convînt à l'àme de la religion, à la religio-
sité, fût celui que les auteurs du Concordat entendaient lui
donner. Il partageait le sentiment de Cuvier, qui à ce sujet
lui écrivit : a Que disent vos protestants et surtout vos kan-
tiens de toutes les belles choses que nous faisons ici ? Voilà
nos matérialistes qui, n'ayant pas voulu des noumènes et de
l'entendement pur, vont être obligés d'avaler la transsubstan-
tiation avec tous ses agréments, au reste ils disent qu'un dieu
de pain leur convient encore mieux qu'un autre : c'est tou-
jours matière » (iio).
Contre Villers et ses amis, afin de réfuter l'Essai sur la
Réformation, Tranchant de Laverne, le traducteur de l'abrégé
de la Religion dans les limites de la raison, dont nous avons
déjà parlé, essaya de prouver que les principes de Kant étaient
plus favorables au catholicisme qu'au protestantisme (m).
Voici comment il argumentait. L'esprit humain porte en lui
im archétype de perfection dont le caractère fondamental est
Viinité. Il n'est pour l'homme rien de vrai, de grand, de beau,
qui ne participe d'elle, qui ne se règle sur elle, qui ne tende
à s'assimiler à elle. L'homme, en tant qu'être doué de volonté,
a donc le devoir d'y conformer la multiplicité de ses actions,
d'y assujettir ses institutions. L'établissement de l'unité dans
l'humanité a toujours été le grand dessein du christianisme,
ce serait aussi la réalisation de la société éthique dont parle
(100) Ibid., p. 154-156 et 167-168.
(110) Isler, Bruie an Villers, p. 60.
(111) L. M. P. de Laverne, Lettre à M. Charles Villers, relativement
à son Essai sur l'esprit et l'inflh?nce de la Rélormation de Luther, Paris,
an XII (180i).
lOa LA FOniMAlION DE L*I>FLUE.\(,E EAMIENNE EN FRANCE
Kant. Ayant rappelé ces points, Laverne venait demander qu'on
reconnût que, quand même celle unité serait établie en ce
monde, cette société réalisée sur la terre, il faudrait encore,
pour la conserver, pour la préserver de la division que pro-
voque la diversité des désirs sensibles, il faudrait, disait-il,
quelque chose d'objectif et de sensible, un centre commun,
nœud des relations entre les divers peuples, un foyer de lu-
mière et de sagesse, un directeur moral unique et visible. Il
fallait donc, à son avis, préciser la comparaison de Villers
en ce sens, et dire : le pape est aussi nécessaire à la société
éthique, qu'un gouvernement l'est à toute société civile. —
Quand il écrivait ainsi que la doctrine de Kant « est opposée
dans son esprit à celui qui a guidé les opérations des réfor-
mateurs », Laverne savait qu'il allait heurter l'opinion de la
plupart des kantiens qui le liraient. Selon Kant, comme La-
verne l'expliquait lui-même, la société éthique, seul moyen
pour l'homme de se délivrer du mal enraciné en lui et d'y
faire régner la vertu, a pour seul fondement possible les lois
morales observées librement, non par la contrainte comme
le sont les lois civiles. « Il n'entrait pas dans le plan de M.
Kant de parler de la nécessité d'un Chef pour la direction et
le soutien de cette Société ; mais moi, ajoutai-il, je la déduis
de la nature de l'homme, qui exige que, tant qu'il sera sous
le joug de la matière, et qu'il n'aura pas son Dieu pour
Chef immédiat, ce Dieu soit représenté auprès de lui par des
Autorités visibles » (112). — Laverne s'imaginait que par
là il comjjlétait la doctrine de Kant, alors que, certainement,
il la contredisait. Une semblable société, en tant qu'elle se
fonderait sur une autorité extérieure et serait maintenue par
elle, ne sérail une que de l'unité qui résulte de la légalité ot
non de celle qu'assure la moralité, puisque la moralité n'a
lieu que dans la liberté ; elle n'aurait donc aucun droit au
titre de société éthique. L'unité morale est une imité ration-
nelle ; elle a la môme origine que celle qui s'élablil sponla-
(112) Ibid., p. 82-83.
Cn.\RLE3 VILLERS
ïo3
nément parmî les esprits quand ils contemplent la vérité ;
elle s'impose par la conviction, non par la contrainte. Tel est
le fond de la réponse que Villers fît en ces termes : « L'unité
synthétique de .a philosophie de Kant ne doit pas s'entendre de
l'unité numérique ni de l'unité physique d'une personne ou
d'un chef, ainsi que M. de Laverne affecte de le penser.
L'unité religieuse que veut Kant, celle que recherche l'en-
tendement et qui n'a rien de commun avec les sens, n'est
autre chose que l'unité d'adoration, de charité, de morale ;
enfin l'unité de l'évangile pour tous les chrétiens, nullement
celle de la cour de Rome » (ii3).
Si le résumé qu'on en lisait dans le livre de Villers ne
permettait pas d'entrer bien avant dans la philosophie prati-
que de Kant, c'est, nous le rappelons, qu'un second ouvrage
devait y être spécialement consacré. Villers parlait aussi d'un
autre projet : il indiquait quelques-uns des matériaux qu'il
s'occupait de rassembler en vue d'une étude sur les pré-
curseurs de Kant. C'était chez Condillac et chez Maupertuis
qu'il avait jusqu'alors découvert les idées les plus approchan-
tes de celles qui constituent le criticisme. Dans Condillac il
relevait ce passage : a Je ne dis pas qu'il n'y a pas d'étendue,
je dis seulement que nous ne l'apercevons que dans nos pro-
pres sensations. D'oij il s'ensuit que nous ne voyons point les
corps en eux-mêmes, ...et j'attends qu'on ait prouvé qu'ils
sont ce qu'il? nous paraissent, ou qu'ils sont tout autre
chose » (il 4). Villers reprochait à Condillac de ne s'être pas
maintenu dans ce « point de vue transccndental ». N'ayant
jamais su se fixer dans aurune opinion, disait-il, Condillac a
amassé dans ses livres les idées les plus diparates dont quelques-
unes pourtant se sont révélées à des esprits plus fermes si
pleines de conséquences qu'on aurait grand tort de le confon-
dre avec a la tourbe de ses imitateurs ». De Maupertuis, Vil-
ril3) Cité par M. Wittmer, Ch. fie ViUrr.';. p. 229.
(114) Villers, Phil. de Kanf, p. 188-189.
lo4 LA FORMATION DE l'i.NFLTTENCE KANTIENNE EN FRANCE
lers citait la quatrième des Lettres, qu'il reproduisait presque
entièrement, oii se remarque cette réflexion : (( L'étendue
comme ces autres [qualités des corps] , n'est qu'une perception
de mon âme transportée à un objet extérieur, sans qu'il y ait
dans l'objet rien qui puisse ressembler à ce que mon âme
aperçoit » (ii5). Et plus loin : « l'étendue que nous avons
prise pour la base de tous ces objets, pour ce qui en concerne
l'essence, l'étendue elle-même ne sera rien de plus qu'un phé-
nomène » (ii6). — Sans doute le passage de Condillac, isolé de
son contexte, peut recevoir un sens idéaliste voisin de celui
que le passage de Maupertuis a effectivement (117); tnais c'est
très improprement que Villers qualifie cet idéalisme de trans-
cendental. Tant qu'on ne fait que dire, avec Condillac, que
« nous ne sortons jamais de nous-mêmes » et que « ce n'est
jamais que notre pensée que nous apercevons », on demeure,
si Ton donne à ces mots un sens idéaliste, dans 1' a idéalisme
ordinaire » (118), que Kanf appelle le plus souvent « idéalisme
empirique ». Le propre de l'idéalisme transcendental, et Villers
lui-même l'avait déclaré, n'est pas simplement de contester
que nos perceptions soient conformes, ressemblent aux choses
en soi, ou que ce qu'elles représentent soit les choses en soi;
c'est bien plutôt de soutenir que c'est de nous-mêmes, du moi
pur, de ce que nous sommes indépendamment de nos percep-
tions, que celles-ci reçoivent leur conformité à ce qu'indépen-
damment d'elles nous savons de ce qu'elles représentent. 11 ne
peut y avoir rien de semblable chez Condillac, puisqu'il pré-
tend que nous ne savons rien indépendamment de nos percep-
tions ou de nos sensations.
L'idéalisme kantien est avant tout une théorie de la con-
naissance a priori. Ce que nos perceptions représentent, ce
sont les phénomènes de la nature, desquels nous savons a prio-
(115) Ihid., p. 4.54.
(116) Ibid., p. 43.5.
(117) Sur la question de ' savoir si Condillnc élail ou non idéaliste,
voy. l'introduction de Fr. Picavet au Traité des sensations.
(118) Prolryomcnes, La Critique iugce avant esamen.
CHARLES VILLERS Io5
ri, c'est-à-dire indépendamment d'elles, qu'ils arrivent suivant
la loi de causalité, c'est-à-dire suivant un ordre constant. Com-
ment est-il possible de savoir cela a priori ? L'idéalisme trans-
cendental consiste essentiellement à faire à cette question cette
réponse : C'est nous-mêmes qui les mettons dans cet ordre, et
c'est à cette con,dition seulement que nous pouvons savoir a
priori qu'ils s'y conforment. « Nous ne connaissons a priori
des chose? que ce que nous y mettons nous-mêmes » (119). Le
principe de l'accord entre la pensée et les choses, que les car-
tésiens avaient cherché en Dieu, se trouve ainsi placé en nous
(i?o). — En y réfléchissant, on reconnaîtra que Maupertuis était
bien loin d'avancer une telle théorie, même quand il écrivait :
« S'i l'on resrarde comme une objection contre ce dernier sys-
tème [le système qui réduit tout aux perceptions de mon âme]
la difficulté d'assigner la cause de la succession et de l'ordre
des perceptions, on peut répondre que cette cause est dans la
nature même de l'âme. Mais quand on dirait qu'on n'en sait
rien, vous remarquerez qu'en supposant des êtres matériels
ou des êtres invisibles pour exciter les perceptions que nous
éprouvons, ou l'intuition de la substance divine; la cause de
la succession et de l'ordre de nos perceptions n'en serait pas
mieux connue. Car pourquoi ces objets qui les excitent se
trouveraient-ils prescrits dans cette suite et dans cet ordre ?
ou pourquoi notre âme, en s'appliquant à la substance divine,
recevrait-elle telle ou telle perception, plutôt que telle ou telle
autre.'' etc.. » (121). Pour Maupertuis, placer en nous le
principe de Tordre de nos perceptions, c'est faire une hypo-
thèse aussi vraisemblable que celle qui le place hors de nous,
dans les choses ou en Dieu. La connaissance de cet ordre, de
ce qu'est telle perception qui suit telle autre perception, n'est
ni plus ni moins certaine dans la première hypothèse que dans
la seconde. Pour Kant, au contraire, la connaissance de ce
(119) Cn^., Kehrb., p. 18. Troni., p. 25.
fl20) Vov. Boufroiix, cours sur Kant, fievue dc.i cours et conférences,
1894-0.1, p. .^20.
(121) Cité par Villers, Phil. de Kanl, p. 457.
IC6 LA FOKMMION DE l'iM^'IUENCE KANTIENNE EN FRANCE
qui provient <\o. nous peut seule être une connaissance a priori,
et la connaissance de ce qui ne provient pas de nous sera tou-
jours empirique, contingente. Il faut donc que l'idéalisme de
Kant soit tout autre chose que l'idéalisme deMaupertuis. — Dans
le rapprochement de ces deux genres d'idéalisme, tel qu'il
l'avait fait, Villers s'était lui-même écarté du vrai point de vue
transcendental, tel qu'il l'avait d'abord défini. Ce rapproche-
ment ne pouvait que voiler ce point de vue transcendental aux
lecteurs non avertis, à qui Villers s'adressait (122).
Les articles des revues et des journaux français (i23) qui
rendirent compte de l'ouvrage que nous venons d'analyser, et
qui tous lui furent extrêmement défavorables, n'ont certaine-
ment rien contribué à aucune interprétation de la philosophie
kantienne; car pour dire comment leurs auteurs la compre-
naient, il suffit de rappeler que ce qu'ils reprochaient à Vil-
lers, c'était d'avoir déçu leur espoir d'y comprendre quelque
(122) Réoemment, Mauperdiis a encore été mis au nombre des pré-
curseurs de Kant. (A. 0. Lovejoy, Kant and the english Platonists ; dans les
Essans phUosophical and psuchologica^ in honor of William James, 1908, p.
2r)r>-")02). Mais l'auteur ne fait pas la confusion que nous relevons chez
Villers. Il r.'nppellc que la thèse de ridéalilé de l'espace, avant que Kant
ait songé à l'accepter, était déjà une banalité, même en Allemagne ; et que
Maupertuis l'avait exposée à Berlin avant 1752 (p. 290). L'auteur ajoute que
dans la « révolulion copernicienne », dans 1' <( idéalisme transcendental »,
dans l'apriorisme, par où Kant se distingue de Maupertuis, de Berkeley et
d'autres idéalistes du même genre, Kant n'a fait qu'élaborer et systéma-
tiser une thèse générale dont il ignorait sans doute qu'elle avait appartenu
aux platoniciens anglais du dix-septième siècle, Henri More, Cudworth, etc.
(p. .302). Lovejoy tâche de montrer, en outre, que les philosophes anglais de
l'école de Green, qui se disent des continuatours de Kant. continuent en
réalité cette plus ancienne tradition. Pour lui, tous ces faits viennent à
l'apinii de son opinion que la partie de l'histoire de la philosophie, telle
dii'on a coutume de l'écrire, qui traite des rapports du kantisme avec les
autres systèmes et de la place de Kant parmi les autres philosophes, est
pleine de c niensongcs rontu-nu.'! » (p. 267). — Il rappelle aussi que, pour
Leibniz, l'élendue était la perception confuse (!<> la relation de coexistence
entre des entités inétpudues. L'idéalité ôo. l'étondue, ainsi conçue, laissait
à cefle dernière, dans l'ordre des êtres, un fondement dont elle est dépour-
vue dans l'idéalisme de Maupertuis.
fI2ô) Il y en a, dans l'essai de Fr. Picavet sur la philosophie de Kant
en Fraîice. quelques extraits qui en montrent assez le caractère, et, dans
le livre de M. Wiltmcr, une énumération complète.
cnAP.LEs vn.i.F.na 107
chose. Si l'on tenait pourtant à leur trouver quelque mérite,
on noterait certains traits d'esprit par lesquels ils le reprenaient
de ses aigres propos contre les philosophes français et le plai-
santaient sur l'orgueil dont l'enivrait l'idée de pouvoir se
compter parmi les adeptes de cette fameuse doctrine, ainsi
que sur le jargon qu'il en avait emprunté.
L'étude la plus complète du livre de Villers fut celle que
donna un anonyme dans la Revue d'Edimbourg (124). En Alle-
magne, son essai d'introduire Kant en France fut générale-
ment approuvé; seul Schelling l'attaqua, avec beaucoup de
malveillance, dans son Journal critique de philosophie (i25).
Le compte rendu de la Revue d'Edimbourg montre quelles
réflexion? d'ordre philosophique l'ouvrage de Villers pouvait
suggérer à des lecteurs attentifs n'ayant eu préalablement au-
cune notion précise de la doctrine kantienne. Plus d'une res-
semble à celles qu'on rencontre chez des philosophes qui ont
étudié les œuvres mêmes de Kant. Telle est celle qui porte
sur la formule de la loi morale, que Villers avait traduite :
« Agis de telle sorte, que le motif prochain, ou la maxime de
ta volonté, puisse devenir une règle universelle dans la légis-
lation de tous les êtres raisonnables. » Ou cette phrase n'a pas
de sens, disait l'auteur du compte rendu, ou c'est une phrase
elliptique qu'il faut compléter de cette manière : « Agis de
telle sorte, que le motif immédiat de ta volonté puisse, avan-
tfigeusemenl (irilh advcnitoge), devenir une loi universelle
pour la conduite des êtres raisonnables » (126). Il estimait
que la formule kantienne, une fois allégée de la majesté mys-
térieuse de ses termes, se ramenait au principe de Vutilitê,
et qu'on aurait pu dire plus simplement : « Fais ce qu'il serait
avantageux, tout étant bien considéré, que chacun imitât dans
uno pareille circonstance » (127).
(124) Edinhnrg Rcvirw. janvier ISOr., p. 2.')3-280.
(l'2ïï) Article repi'odiiit dans l'édilion de ses œuvres, l'"^ partie, T. V,
p. 184-202.
(126) Edhi. Rrvicw, p. 2G5.
(127) Ibicl, p. 278.
loS LA FORMATION DK l/iNFLTIENCE KANTIENNE EN FRANCE
Nous sommes ici en présence d'une interprétation qui,
comme chacun sait, sera soutenue par Schopenhauer et par
plusieurs autres, tels que Mill et Spencer, malp:ré le texte de
Kant qui indique expressément que c'est par sans contradic-
tion, non pas par avantageusement, que la formule doit se
compléter. Les exemples auxquels la formule — complétée sui-
vant l'indication de Kant — s'applique le mieux, Sont ceux
de la promesse, du dépôt, du mensonge, qui sont au fond un
'3eu! et môme exemple. La loi imiverselle qui doit régir les
promesses qu'on fait (et en général les déclarations de toute
sorte) ne peut être la maxime suivant laquelle on les ferait
fausses chaque fois qu'on penserait y avoir intérêt; parce que,
si tout homme se réglait constamment sur une telle maxime,
c'est-à-dire si cette maxime devenait une loi universelle, per-
sonne ne croirait plus aux promesses, il serait vain d'en faire,
et l'on n'en ferait plus. Donc celte maxime ne peut sans con-
tradiction être prise pour la loi universelle des promesses qu'on
fait. — Villers ayant négligé de donner aucune explication du
principe de la morale kantienne, celui-ci ne pouvait manquer
de paraître extrêmement mystérieux. De plus, il nous semble
qu'il a mal choisi entre les divers énoncés de ce principe.
Puisque, pour être bref, il voulait n'en traduire qu'un, il
aurait dû prendre celui-ci, plus compréhensif, qui convient
non seulement aux devoirs stricts, mais encore aux devoirs
larges, et qui ne diffère de l'autre qu'en ce qu'on y lit le mot
vouloir : « Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la
maxime de ton action devienne une loi universelle. » Kant
exprime encore de cette manière ce même principe : « Agis
comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta
volonté en loi universelle de la nature » (128). Le devoir de
("128) L'exemple que nous avons rappelé est développé p;ir Knnf d'une
manière qui a pu conduire, par des raisons variant suivant les interpré-
tations, à faire des réserves plus ou moins graves sur la valeur de son
principe. Il élait assez naturel de penser, entre autres choses, qu'il avait
voulu dire : si tout homme agissait ronlormcmcnt i\ une loi qui permît les
fausses promesses, peisonne ne croirait aux promesses, et les promesses,
y compris les fausses, seraient impossibles. Or celle conséquence n'est pas
CUAKLK.S VILLERS ÎOf)
bienveillance est l'un des devoirs larges que Kanl elle comme
conséquence de ce principe. Nous pouvons concevoir une na-
évidente, cette impossibilité est contestable. Il est vrai que, pour que des
promesses soient possibles, il faut qu il y ait quelqu'un qui croie aux
promesses. Mais le fondement véritable de cette croyance n'est pas dans la
constatation que les hommes tiennent généralement leurs promesses. S'il
en était ainsi, la possibilité des promesses serait empirique, et il serait
possible que tout homme se conformât à la maxime de ne pas tenir les pro-
messes dont il ne reste aucune preuve, toutes les fois que ne pas tenir
ces promesses est plus avantageux pour soi-même que la confiance qu'on
peut inspirer à ses semblables en les tenant et en leur déclarant que
nous avions promis l'action qu'ils nous voient faire. En se conformant à
cette maxime tous les hommes agiraient de la même manière, sans qu au-
cun d'eux sût que ses semblables agissent comme lui ; chacun tromperait
les autres sans cesser de se fier à eux ; ce serait là une loi universelle,
donc leur conduite serait conforme à la loi morale !
Pour arriver à établir, au moyen du principe kantien, qu'une telle
maxime est im.morale, pour établir qu'il est impossible de l'ériger en loi
universelle, il faut considérer que la possibilité des promesses, la croyance
aux promesses d'un autre homme, se fonde non pas simplement sur ce
que nous avons observé que cet homme fait constamment, régulièrement, à
la manière d'un automate, ce qu'il a dit qu'il ferait ; mais sur ce que
nous croyons qu'il se regarde conmie obligé de ne faire que des promesses
sincères et de les tenir autant que cela est en lui. Croire à une promesse,
c'est croire sur parole ; autrement dît, c'est croire que celui qui promet
se regarde comme obligé de ne faire que des promesses sincères ; ou bien
c'est croire pour un tout autre motif, par la connaissance d'un intérêt, par
exemple, qui pousse à l'action promise. Mais dans le second cas, si ce
motif, cette connaissance, suffit à produire toute notre croyance, nous
n'avons pas besoin de promesse, et, à proprement parler, ce n'est pas à
la promesse que nous croyons. Le moribond qui remet sans en laisser de
preuve un dépôt à un homme qui lui promet de ne jamais le nier, confie
ce dépôt non pas simplement à l'exactitude avec laquelle cet homme a tou-
jours tenu les promesses de ce genre, mais, pour ainsi dire, à l'obligation
qu'il croit exister en cet hpmme de tenir cette promesse. En un mot, lorsque
nous faisons une promesse, lorsque nous voulons qu'on nous croie sur
parole, nous voulons qu'on croie que nous nous reconnaissons le devoir,
l'obligation de ne faire que des promesses sincères.
Devons-nous vraiment ne faire que de telles promesses ? N'est-il pas
permis, au contraire, que nous nous contentions d'entretenir chez nos sem-
blables cette croyance ? C'est à décider cette question que le principe de
Kant est propre. Selon ce principe, nous devons agir conformément à une
maxime que nous puissions vouloir qui soit une loi universelle, c'est-à-dire
une loi que tout être raisonnable reconnaisse comme régissant tout être
raisonnable, comme obligeant tout homme en tant qu'être doué de raison
et de sensibilité. Or vouloir faire une promesse, c'est, avons-nous dit, vouloir
que celui à qui nous la faisons nous regarde comme obligés de ne faire
que des promesses sincères. Si donc nous voulons faire des promesses,
nous ne pouvons vouloir en fait de loi universelle — regardée par tous
les hommes comme obligeant tout homme et par conséquent nous-mêmes —
qu'une loi qui oblige de ne faire que des promesses sincères. Vouloir
ÏIO LA 1^0nMATin,\ DE L IM'LUENCE: KAÎSTIEN.NK en FRANCE
turc où los lioinnics, tout en rc^spcctant les droits de chacun, se
feraient une loi de ne jamais s'aider l»s uns les autres dans
faire des promesses et vouloir en môme temps une législation universelle
indifférente aux promesses, qui permit de les faire trompeuses, ce serait
vouloir faire des promesses et en môme temps n'en vouloir point faire.
Faire des promesses trompeuses, c'est donc agir contre toute législation uni-
verselle, c'est agir d'une manière immorale. — Si nous sommes parvenus à
déduire l'obligation de ne faire que des promesses sincères, nous n'avons
pas pour cela prouvé (]ue le principe kantien, qui attribue à tous les hom-
mes les mêmes obligations, sullise pour montrer quelles sont ces obliga-
tions, et qu'il puisse servir à les déduire toutes. De ce principe il résulte
que tous les hommes doivent se reconnaître les uns aui autres les mômes
obligations ; que par conséquent nous ne pouvons, en nous conformant
à ce principe, vouloir qu'un homme nous croie une obligation qu'il ne se
reconnaisse pas à lui-même ni une obligation que nous ne nous reconnais-
sions pas. Mais si nous en avons pu conclure quel est notre devoir relati-
vement à nos promesses (et à toutes les déclarations en général que nous
faisons sans les appuyer d'autre preuve que notre parole), c'est que la
notion de promesse ou de déclaration présente cette particularité de ren-
fermer la notion d'une certaine obligation à laquelle nous voulons qu'on
nous croie soumis, à savoir l'obligation de ne faire que des promesses ou
des déclarations sincères. Le principe kantien sert uniquement à établir
que nous avons réellement celte obligation. — Il est vrai que l'obligation
n'existe que pour l'homme, non pour l'être simplement raisonnable. La
particularité au moyen de laquelle le principe s'applique aux promesses
n'en subsiste pas moins, mais prend évidemment un autre aspect, quand
on considère que la loi est celle des êtres raisonnables en général. La
maxime que suit l'être simplement raisonnable est la loi elle-même. Il
n'aurait aucun motif de croire à une promesse, s'il ne savait rien de celui
qui promet. La possibilité d'une promesse enlre êtres simplement raison-
nables suppose dans celui qui la reçoit la connaissance de la maxime que
suit celui qui la fait. Or, la maxinie du mensonge ou des fausses promesses
possède cette particularité qu'elle ne peut être suivie que secrètement. Donc
elle ne peut être une loi universelle des êtres raisonnables, en tant qu'une
telle loi est connue par chaque être raisonnable comme suivie par tout
être raisonnable.
Si l'exemple des promesses et des déclarations est le cas auquel le prin-
cipe kantien s'applique le plus aisément, c'est grâce à la particularité que
nous venons de signaler. Les aulres applications, notamment l'application
à la question du suicide, sont forcées et indirectes. Nous ne voyons que
l'argument suivant qui puisse, au moyen de ce principe et avec quelque
apparence de raison, conclure contre le suicide. L'homme qui, estimant
qu'il a plus de maux que de satisfactions à attendre de la vie, se donne
la mort, fait dépendre de mobiles sensibles l'existence de l'être raison-
nable, capable de moralité, c'est-à-dire capable de se déterminer par un
principe universel, indépendant de la sensibilité. Or c'est dans la subor-
dination du principe moral à des motifs sensibles, dans ce renversement de
l'ordre des principes, que consiste la perversité. — Cet argument ne fait
pas de la défense du suicide une conséquence du principe : agis de telle
sorte... , il ne tend pas à démontrer qu'il soit impossible d'universaliser la
maxime permettant le suicide dans une telle circonstance, lît si cela n'est
CIIAT'.LËS VILI KI!.^ ÎII
la peine. Une telle nature est possible; mai.s nous ne pouvons
la vouloir, nous ne voudrions pas en faire partie. La raison
qu'en donne Kant, c'est que nous pensons que nous pourrons
avoir besoin, un jour, de la bienveillance d'autrui. La morale
kantienne n'en vient-elle pas à se confondre avec la morale
utilitaire, comme on l'opposait à Villers ? Non. La législation
morale qui comprendrait la loi ordonnant de contribuer au
bien-être d'autrui et celle qui ne la comprendrait pas sont éga-
lement possibles ; mais quand même le seul motif de préférer
la première serait qu'elle est la plus avantageuse, la morale
kantienne reposerait encore sur autre chose que l'utilité. La
considération de l'utilité n'intervenant que dans le choix de la
loi, des actions conformes à cette loi pourraient avoir une
valeur morale, avoir pour motif la forme universelle de la loi
et pour mobile le respect de la loi. En effet, bien qu'elle soit
pour nous la plus avantageuse des lois universelles possibles,
elle nous ordonne des actions qui peuvent être parfois les
plus opposées à notre intérêt et qu'il est toujours méritoire
d'accomplir en considération de la nécessité morale ou obliga-
tion d'agir conformément à une loi universelle. — Cette inter-
prétation doit néanmoins être écartée. Il est contraire à l'es-
prit de la morale kantienne de composer avec l'utilité. L'inté-
rêt, qui ne peut déterminer aucune action morale, ne peut pas
non plus déterminer une loi morale; car il ne peut déterminer
une loi qui soit rigoureusement universelle, la loi la plus
avantageuse pour un ou plusieurs hommes ne l'étant pas né-
cessairement pour tout homme. S'il en est quelques-uns qui
n'auront jamais besoin de la bienveillance d'autrui ou qui au-
ront beaucoup moins de bienfaits à en recevoir que de peine
pas impossible, si, par conséquent, ce principe ne définit dans cette cir-
constance aucun devoir, cette maxime ne le subordonne pas au mobile
sensible. Elle y subordonne seulement l'existence de lètre capable de se
déterminer à ce qu'en d'autres occasions ce principe lui ordonnerait elïec-
tivement, s'il continuait de vivre.
(129) Voy. Delbos, Philosophie pratique de liant, p. 509, et, à la même
page, la note qui rappelle que Renouvier jugeait indispensable ce moyen,
le recours à la conscience morale.
ÎÎ2 I.A FORMATION DR L INFLUENCli KANTIKVMi KN FlVVNCR
à éprouver en donnant leur aide à autrui, c'est un fait con-
iinyenl qu'aucun d'eux n'ait la certitude d'être de ce nombre.
— Mais si ce n'est l'utilité ou l'intérêt, qu'est-ce donc qui déter-
minera la volonté à choisir entre deux lois logiquement pos-
sibles mais dont l'une contredit l'autre ? Il faut se tenir en
garde contre toute solution qui attribuerait pour motif à la
volonté quelque chose, qui serait conçu, plus ou moins confu-
sément, comme un bien moral; j)uisque le bien moral, loin de
déterminer la loi, se définit par elle. On tomberait dans une
pareille erreur en expliquant ce choix comme le fait d'une
volonté conçue dune manière qui lui supposât quelque qualité
morale; puisque relativement à une loi la volonté est morale-
ment bonne quand elle se détermine par la loi. Quand elle se
donne à elle-même une loi, la volonté est bonne en tant qu'elle
a pour motif la forme universelle de la loi. Quand elle se donne
telle loi, à laquelle la forme universelle convient, plutôt que
telle autre, h laquelle celte forme convient également, com-
ment cette préférence s'explique-t-elle ? — Nous trouvons chez
Stapfer une explication, admise sans doute aussi par Villers,
qui fait intervenir la conscience morale. C'est un moyen dont
on i^eut douter qu'il soit vraiment dans l'esprit du rationa-
lisme kantien (129). Nous chercherons cei^endant, lorsque nous
reviendrons à Stapfer, quelle justification procédant de ce ra-
tionalisme on pourrait présenter en faveur des interprètes qui
admettaient ce moyen.
Le critique de la Revue d'Edimbourg était, en somme,
d'accord avec les Français qui pensaient n'avoir rien à appren-
dre d'une philosophie s'exprimant dans une langue aussi vague
que celle de Villers; mais, de plus, il pi'enait la peine de mon-
trer comment, dès qu'il essayait de fixer le sens des mots, il
voyait les arguments présentés s'évanouir et certaines thèses
se contredire. Ses raisons de rejeter la théorie kantienne de
l'espace indiquent assez bien dans quel esprit il attaque tout
l'ouvrage. La philosophie kantienne, dil-il, appelle les choses
en soi des choses extérieures, puis admet que l'idée de chose
CHAULES VILLERS Il3
extérieure à nous implique l'espace; comment peut-elle donc
refuser à l'espace la réalité qu'elle attribue aux choses en soi ?
(i3o).
Il est arrivé à Villers, en effet, d'appeler chose extérieure
■la chose en soi; mais la contradiction qui lui était reprochée
se résout aisément, quand on remarque qu'il appelait aussi
choses autres que nous-mêmes les choses en soi, ainsi que leurs
phénomènes, les corps. Le concept de choses autres que nous-
mêmes n'impliquant pas l'espace, il n'est pas absurde de dire
que les choses en soi 'existent sans l'espace. C'est Vinlailion
des choses autres que nous-mêmes — intuition qui nous en
donne les phénomènes, les corps — qui suppose nécessaire-
ment l'intuition de l'espace.
On aurait pu répondre, il est vrai, que cette distinction
ne résout la difficulté que pour en produire une autre. Que
l'intuition d'une chose autre que nous-mêmes soit l'intuition
d'une chose dans l'espace, c'est un fait dont Villers ne montre
pas la nécessité. Villers n'a pu croire à cette nécessité qu'en se
trompant lui-même par lambiguïté de l'expression chose
extérieure, entendant par choses extérieures les choses autres
que nous-mêmes qui nous apparaissent et aussi les choses qui
sont dans l'espace. De celte façon, il devenait nécessaire (mais
analytiquement, et même d'une manière tauiologique) que
les choses autres que nous-mêmes qui nous apparaissent fussent
dans l'espace et en possédassent toutes les propriétés, telles que
ses trois dimensions; puisqu'on avait appelé du même nom
ces choses et ce qui est dans l'espace. Et, objectait-on effecti-
vement dans la Revue d'Edimbourg, il était aussi peu légi-
time d'en conclure l'idéalité de l'espace qu'il serait peu sensé
de dire qu'il n'y a rien de réel dans un homme parce que nous
savons nécessairement et o priori qu'il y a en lui tout ce que
comprend la définition de l'homme (i3i).
Si maintenant nous nous reportons au premier argument
(150) Edin. Review, p. 267.
(lot) ma., y. m
11^ LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
de VEsthéiiqae. transcendentale, nous constaterons que la chose
extérieure était prise par Kant lui-même encore dans un autre
sens, qu'elle y est considérée comme une chose extérieure à
une autre chose pareillement extérieure, et qu'elles sont dites,
l'une et l'autre, extérieures à nous en ce sens qu'elles sont
extérieures à notre corps, qui est une chose extérieure à elles
comme elles sont extérieures l'une à l'autre. L'extériorité réci-
proque des diverses parties de l'espace constitue cette exté-
riorité réciproque des choses; de même qu'il y a, pour ainsi
dire, une sorte d'extériorité réciproque des divers moments du
temps, constitutive d'une extériorité réciproque des événements
arrivant les uns après les autres. Le premier argument de la théo-
rie de l'espace part de ce que la représentation des choses exté-
rieures (de celles qui ont l'extériorité spatiale) a pour condi-
tion la représentation de l'espace; il vise à établir que ces deux
représentations sont d'origines différentes. L'objection que
nous lisons dans la Revue d'Edimbourg signifiait qu'une telle
différence n'est pas prouvée par ce que l'une des représentations
est logiquement antérieure à l'autre. L'exemple de l'antériorité
logique du concept d'homme à la perception de tout homme
individuel ne découvrait pas péremptoirement la fausseté de
l'argument kantien; car on pouvait répliquer qu'il s'agit, dans
la Critique, de l'antériorité logique d'une intuition à une autre
intuition et non pas d'un concept à une intuition. C'est en
considérant les arguments tendant à établir l'intuitivité de la
représentation de l'espace, que l'on pourrait essayer de préci-
ser cette réplique. L'espace n'est pas le résultat de l'assemblage
de ses parties, c'est un tout logiquement antérieur à ses par-
ties, qui n'en sont que des limitations. Ce tout est infini, tan-
dis que les parties qu'occupent les objets que nous percevons
sont toujours finies. Donc notre intuition de ce tout n'est
jamais empirique. — Mais l'intuition de ce tout infini, ou du
moins de ce qui déborde les parties occupées par les objets
perçu-s, est de la même nature que l'intuition de l'espace où
tout objet est supprimé. Or les objets dont on peut opérer
CnART,ES VILLERS IIO
cette ?Tippression sont les objot? d'une image et non pas ceux
d'une perception actuelle. Par conséquent l'espace infini,
comme l'espace vide d'objets, est représenté dans l'imagination
seulement. Il y a donc deux hypothèses possibles. On peut sup-
poser ou que l'intuition des parties de l'espace occupées par
les objets actuellement perçus n'est rien de plus qu'une image,
ou bien qu'il y a aussi une intuition empirique de ces parties
de l'espace, comme il y a, outre l'image des qualités empi-
riques des objets occupant ces parties, la perception de ces
qualités. L'antériorité du tout ne prouve pas la première hypo-
thèse. Se représenter une partie de l'espace, c'est nécessaire-
ment se la représenter comme le résultat d'une limitation du
tout; mais il ne s'ensuit pas que la représentation de la partie
soit uniquemnit une partie de la représentation du tout, de
telle sorte qu'il ne puisse y avoir aussi une intuition empi-
rique de la partie. De fait, Kant a admis une intuition empi-
rique de l'espace (iSa). Dans son idéalisme formel, cette intui-
tion ne peut être donnée à notre conscience que par la forme
de notre sensibilité, par « la propriété formelle qu'a le sujet
d'être affecté par des objets » (i33). Mais par une telle intui-
tion empirique, la partie — que nous nous représentons néces-
sairement comprise dans un tout infini dont nous n'avons pas
d'intuition empirique — se manifeste dans ce tout exactement
comme si son intuition empirique avait la même origine que
l'intuition d'une qualité quelconque des corps qui l'occupent.
Que cette intuition empirique des parties vienne ou non de la
forme de la sensibilité, l'intuition pure du tout lui est toujours
antérieure; donc cette antériorité ne prouve pas que l'origine
de cette intuition empirique soit dans la forme de la sensibilité.
Elle prouve que nous avons une représentation de l'espace,
c'est-à-dire de l'espace infini et de toutes ses parties, indépen-
dante de toute intuition empirique et par conséquent de l'intui-
(152) Vaihinger pense que Kant s'est en cela contredit. {Commentar,
T. II, p. 55.)
(155) Crit., Kehrb., p. 54 ; Trem., p. 63.
IlG LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
tion empirique qui aurait son origine dans une propriété for-
melle de la sensibilité, et en cela elle prouverait encore — si
l'on voulait à toute force qu'elle prouvât quelque chose relati-
vement à une telle propriété formelle ou forme de la sensibilité
■ — que notre représentation pure de l'espace ne dépend pas de
cette propaiété formelle de la sensibilité, que cette propriété
formelle n'en est pas la condition.
Cette discussion rapide nous amène à reconnaître que
■l'objection présentée dans la Revue d'Edimbourg, bien qu'elle
procédât d'une connaissance très imparfaite du criticisme,
touchait à une difficulté réelle. Il «erait inutile de rappeler les
autres détails de ce compte rendu, qui dénotent surtout cette
imperfection. Nous ajouterons seulement que, contre l'ensem-
ble de la théorie criticisle de la forme et de la matière de
l'expérience, il était dit que discerner quels éléments de
l'expérience viennent de notre propre sujet et lesquels déri-
vent des choses en soi était aussi peu possible par les moyens
que Villers avait emprunté de Kant,que de distinguer un rayon
bleu et un rayon jaune par l'examen psychologique de
•la sensation unique qu'exciteraient un rayon bleu et un
rayon jaune confondus en un même point de la rétine (i34).
La double origine de l'expérience, par laquelle Kant pen-
sait avoir rendu compte de la double nature de nos con-
naissances, dont les unes sont nécessaires et les autres contin-
gentes, était déjà devenue en Allemagne un sujet de contesta-
tions vives, mais éloignées, ordinairement, de l'empirisme
soutenu dans la Revue d'Edimbourg. Un écho de ces attaques
se perçoit dans la diatribe de Schelling contre Villers.
Schclling ne trouvait rien à redire au jugement de Villers
sur les philosophes français disciples de Locke et de Condillac :
il ne lui refusait le droit de les traiter avec tant de hauteur
que pour le réserver à d'autres, dont il était, qu'il croyait
plus nettement au-dessus d'eux. L'introduction de la philo-
sophie kantienne en France aurait pu, estimait-il, être profi-
(154) Edin. Rcview, p. 266.
CHARLES VILLEÎ18 117
table à tout le monde, si celui qui s'est chargé de cette entre-
prise avait su comprendre qu'il ne devait pas imiter les kan-
tiens allemands, attachés à la lettre des Critiques. Telle qu'elle
est dans ces écrits, cette philosophie est fortement germanique;
elle tient de très près, surtout par son expression, à de vieilles
doctrines allemandes ignorées en France et que les Allemands
avaient trop oubliées, au moment où parut la C€itiqae,pour sai-
sir tout de suite le vrai sens de la doctrine nouvelle. Ainsi cons-
tituée, elle ne peut convenir qu'au pays où elle est née, et seu-
lement pour un temps. Pour la porter à l'étranger, Schelling
recommandait donc de tâcher d'en dégager ce qui vaut univer-
sellement ; et cela lui paraissait tout à fait indispensable quand
on se proposait de l'incorporer à la culture française, recon-
nue comme possédant au plus haut degré ce caractère d'uni-
versalité. Tout ce qu'on aurait réussi à en faire passer en
France, participant de ce caractère, aurait fait voir dans quelle
mesure le kantisme peut passer dans tout le monde.
Ce qu'il y a d'universel chez Kant, ce qui dans son oeuvre
est impérissable, Schelling soutient que c'est, sur toute chose,
d'avoir démontré systématiquement que les formes subjectives
ne sont rien pour la réalité en soi. C'est la démonstration
de cette vérité qu'il fallait d'abord communiquer aux Fran-
çais, non seulement à cause de son importance, mais encore
parce qu'en général le côté négatif de la science leur est plus
accessible que le côté positif. Il convenait donc de commencer
par leur montrer cet aspect négatif et sceptique, indépendam-
ment de ce qu'il peut couvrir de positif ou de dogmatique.
Le dogmatisme qui procède d'un usage transcendant des
formes subjectives est une philosophie nulle, et, poursuit
Schelling, celle qui ne s'y oppose que critiquement n'est qu'une
demi-philosophie. Jamais, selon lui, cette médiocrité ne s'est
étalée plus entièrement que dans l'ouvrage de Villers : le ta-
bleau qu'il a fait du tran^cendentalisme est comme un miroir
oij tous les kantiens allem.ands pourraient regarder l'image
fidèle de leur pensée. Schelling trouve ce tableau trop curieux
Il8 LA FORMATION DK l'inFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
pour qu'on en examine pa* quelques traits, ee qu'il fait de la
façon suivante. Villers pose le problème capital de la philoso-
phie : Quel lien y a-t-il entre le moi et ce qui n'est pas moi ?
Arrivant ensuite au point de vue transcendental, d'où la solu-
tion devait se découvrir, il dit qu'être dans ce point de vue,
c'est considérer certaines lois universelles comme résidant en
nous et réglant les objets perçus ou connus par nous. Mais
alors, observe Schelling, les objets et le moi sont déjà suppo-
sés réunis, et l'on a éludé, non résolu, le problème du lien
qui les unit. Les comparaisons développées par Villers expli-
quent bien que, par exemple, dans la chambre obscure tous
les objets paraîtront rouges, ou que la cire prendra toujours
et nécessairement la forme du cachet; mais cela ne nous fait
pas comprendre comment la cire peut arriver au cachet ou le
cachet à la cire, comment se rencontrent l'objet extérieur,
l'ouverture de la chambre et son verre rouge. De même, il est
vrai que l'estomac n'est pas un récipient quelconque, qu'il a
une manière propre d'agir sur ce qu'il reçoit, et nous savons
même comment les aliments y arrivent; mais par là les soi-
disant philosophes transcendentaux ne nous ont pas dit com-
ment les choses entrent dans le moi; (( chacun sent bien son
estomac, mais l'objet leur est resté dans le gosier. »
Ils disent et Villers répète que, selon Kant, les formes sub-
jectives, en vertu desquelles les objets de la connaissance
ne sont que des phénomènes, sont le principe coordonnant,
l'élément universel, et que la matière est l'élément sensible,
particulier, contingent. Schelling leur oppose sa conviction
que Kant a voulu dire tout le contraire, que, selon la pensée
de leur maître qu'il leur reproche d'entendre si mal, la forme,
fondée dans notre manière de connaître, conslitue les déter-
minalions variables, toujours changeantes, et que par leur
matière nos représentations ont un fondement dans l'être en
soi, éternel, universel.
Schelling croit que ceux qui sont entrés dans l'élude de
la Critique par la |)rciiiièr(' édition, où Kant a exprimé direc-
CHARLES VILLER5 n<)
femènt sa pensée, et non par la seconde, où Schelling: le voit
trop préoccupé des objections qui lui avaient été faites, ceux-
là reconnaîtront que Villers et une foule d'autres interprètes
dénaturent la philosophie transcendentale en y mêlant un
réalisme grossier qui suppose que les représeniations ont pour
cause une action des objets sur les sens et une excitation de la
faculté représentative par une matière donnée. Au moment où
il affirme que les formes subjectives, au nombre desquelles
sont les catégories, ne peuvent être employées sans abus à
déterminer l'objet en soi, Villers fait un pareil abus de la
catégorie de cause, en entendant, par cette affirmation, que les
formes subjectives sont la caus» qui façonne les objets tels
qu'ils apparaissent. Si elle ne vaut que pour les phénomènes,
la loi causale ne peut servir à l'explication du monde des phé-
nomènes. En résumé, Schelling ne peut croire que Kant ait
voulu dire qu'au moyen d'une relation causale la chose
en soi donne au moi la matière des représentations (ce qui eût
été faire de la causalité une relation entre le monde sensible
et le monde intelligible), ni qu'elle affecte le moi considéré
comme étant lui-même une chose en soi (ce qui eût été faire
de la causalité une relation entre des choses en soi ) (i35);
(135) Cette même réflexion pourra aussi servir de motif à l'interpré-
tation psychologique, qui sera souvent suivie par l'école de Cousin, mais
qui n'était nullement celle de Schelling. La pensée spéculative, devant tou-
jours s'exercer selon les catégories, ne peut s'appliquer, comme elles,
qu'aux phénomènes. S'il est juste de reprocher à Kant ou à ses disciples
de tomber dans une contradiction en faisant intervenir l'action d'une chose
en soi dans l'explication de l'expérience, c'est donc que cette explication
ne doit jamais rien supposer relativement à ce qui est autre chose qu'un
phénomène, et que. par conpcquont, en rapportant certains éléments de
l'expérience à certaines fonctions de l'esprit, l'explication criticisle ne doit
pas faire de celles-ci autre chose que des phénomènes psychologiques,
pouvant être étudiés au moyen de l'obser^'ation intérieure. — Nous ne
saurions assurer que ce raisonnement se trouve formulé en des termes
semblables chez les éclectiques, mais leur interprétation en est cerlai-
nenient dominée ; et s'ils n'ont pas jugé utile de l'exprimer, c'est sans
doute que sa conclusion leur paraissait trop évidente. Cependant Cousin
essayera parfois de définir une différence entre la critique kantienne
et les théories purement psychologiques des empiristcs, pour la ramener
à une théorie logique. Beaucoup plus tard, dans les dernières années
de l'école éclectique, on la donnera pour une hypothèse métaphysique.
riîO LA POT\MATION DE l'i.NFLUKNCK KAM'IENM: EN FRANCE
il croit que lorsque Kant parle d'affections sensibles, il faut
entendre qu'elles se trouvent, avec les catégories, dans le
monde des phénomènes : il s'agit simplement d'une relation
de phénomènes à phénomènes. — Il concruait par le vœu que
les Français fassent bientôt détrompés en apprenant que la vé-
ritable philosophie allemande n'a rien de commun avec ce que
Villers leur a montré.
Villers se sentit cruellement offensé de l'agression de Schel-
ling. Se croyant appelé à nouer les relations intellectuelles
des deux nations, il ne put se résigner sans peine à se voir
dénier par lui tout titre à représenter en France les penseurs
de l'Allemagne, et, espérant le faire revenir d'un jugement
si dur, il lui demanda, dans une lettre (i36), de mieux peser
les circonstances avec lesquelles il lui avait fallu compter
pour tirer les Français de leur indifférence à l'égard de la mé-
taphysique et pour les amener à la suivre dans l'essor nouveau
qu'elle avait pris avec Kant. Vous paraissez bien mal rensei-
gné, lui annonçait-il, quand vous imaginez qu'ils s'attachent
plus volontiers à l'aspect négatif de la science qu'à son aspect
positif. Apprenez qu'ils se soucient fort peu de la science, et
que, pour le positif, ils le saisissent à merveille, quand c'est
Je positif de leurs plaisirs : on est sûr de les toucher, si l'on
sait leur parler de ce qui flatte leurs sens; leur prédilection
est pour les coulisses des théâtres et pour la cuisine (187).
Vous conviendrez qu'il n'était guère possible d'accommoder la
philosophie de Kant, soit pour la bouche, soit pour la scène.
Cependant il n'y avait pas d'autre moyen de la leur faire en-
tendre que de la sensibiliser. C'est à quoi tendaient les com-
(Paul lanet. Principes de métaphysique cl de psiichologic, leçons profes-
sées à la FacuUé des lettres de Paris (1888-1894), Paris, 1897, T. ' II,
p. 289.)
(136) Isler, Briefe an Villers, p. 242 et suiv.
(157) Comme lui, Mme de Staël accusera leurs philosoplics de les
avoir amenés, en leur assurant que l'homme n'apprend rien que par
les sensations, à ne plus considérer que deux choses : la santé et la
richesse, la force et le bien-être, « la tactique et la gastronomie ». Œu-
vres complètes, T. XI, p. 20C-208.
CHARLES VILLERS Ht
paraisons dont vous vous êtes moqué, et c'est faute d'avoîr
connu !a nécessité où j'étais de les employer, que vous les
avez prises pour mon dernier mot sur la philosophie transcen-
dentale. • — Ainsi Villers, rejetant sur ses lecteurs français la
responsabilité de tout ce qui avait déplu à Schelling, cherchait
à se le rendre moins hostile. Mais il n'y réussit pas. Schelling,
dans sa réponse, où il reprochait de nouveau à Villers d'avoir
suivi l'interprétation des premiers kantiens, se montra intrai-
table, plus arrogant encore que dans son article; Vaihinger a
jugé cette réponse digne d'un malotru {Schellings Antwort ist
des Grohians wunlig) (i38). Villers sut modérer assez son res-
sentiment, pour écrire, danâ sa Réformation de Luther, au
sujet de la philosophie de la nature : « C'est à Kant qu'elle
doit sa renaissance et ses principales bases. Le hardi Schelling
l'a enrichie des vues les plus sublimes » (iSg). Déjà, dans
une note de son ouvrage sur Kant, il avait dit que si Schel-
ling était inconnu en France, c'est qu' a un bon livre a plus
de peine à passer le Rhin qu'une armée autrichienne » (ii4o).
Mais ces mots furent peut-être l'occasion de la mauvaise hu-
meur de Schelling, qui, ayant remarqué l'article de la Décade
philosophique du 20 brumaire, an X, avait pu lire aussi celui
qui y parut le 10 vendémiaire, où l'on répliquait à Villers :
« Il est surpris que des idées telles que les siennes aient tant
de peine à passer le Rhin. Pour moi, je crois qu'elles ne passe-
raient pas même le ruisseau de la rue, s'il y avait un peu de
raison pare dans la mairon vis-à-vis » (i4i). Sans doute Schel-
ling jugea prudent de désavouer un interprète qui excitait de
tels brocards contre ceux qu'il entreprenait de faire connaître,
presque autant que contre lui-même.
Par son article sur Villers, il n'indiquait que de la manière
(138) PInlosophische MonaLshcfie, T. XVI, 1880, p. 488. Comparez
ce que Benjnmin Conslanl dit, dans son Journal intime, du caractère de
Villers et de celui de Schelling.
(139) Essai sur la Rci de Luther, p. 289.
(140) Phil. de Kant, p. 203.
(141) Décade philos., T. XXXI. p. 56.
132 L.\ FORMATION PE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
la plus vag:ue quelle était l'interprétation qu'il lui opposait :
il ne l'indiquait que d'une manière négative, qui, en somme, se
réduisait à dire que sa propre interprétation n'était pas celle
que Villers avait suivie. Essayer de dégager de ses autres écrits
ce qu'elle est au juste, ce serait entrer dans une recherche trop
éloignée de celles qui doivent nous occuper ici (i^a). Cepen-
dant nous allons montrer qu'il y avait dans la théorie kan-
tienne de la matière et de la forme — envisagée dans les traits
les plus généraux, que Villers et la plupart des commentateurs
s'accordent à lui reconnaître — quelque chose de mal défini,
qui, par le trouble qu'il laisse dans la pensée, ne pouvait
manquer de susciter des contestations.
Rappelons en deux mots le point attaqué, dans des vues
très diverses et même opposées, par Schelling et par l'auteur
du compte rendu de la Revue d'Edimbourg. Tout ce dont nous
pouvons avoir une connaissance a priori, la forme des phéno-
mènes, a son origine dans la forme de notre esprit, qui est
aussi l'origine de cette connaissance formelle. Tout ce dont la
connaissance dérive de rcxpéricnce, déterminé par la matière
des phénomènes, nous est imposé dans l'expérience par autre
chose que la forme de notre esprit, par quelque chose qu'on
peut dire inconnaissable. Considérons, d'un autre côté, que
les phénomènes différents entre eux diffèrent par leur matière,
et que des phénomènes semblables entre eux sont semblables
aussi par leur matière — puisqu'ils ne seraient pas sembla-
bles, si leurs déterminations matérielles, connues a posteriori,
étaient différentes — , et non par leur forme, qui est toujours
la même, dans les choses différentes aussi bien que dans les
choses semblables. Or, nous savons a priori, d'après le prin-
cipe de causalité, que tout phénomène en suppose un autre
qii'il ?iiit toujours. Autrement dit, à tout phénomène B cor-
respond un aulre phénomène A dont nous ne 'savons rien a
priori, si ce n'est que chaque fois que ce phénomène A appa-
(1-42) Sur ce sujet, voy. Schelling, Œuvres, T. I, p. 573 ; Bréhier,
Schelling, IVuis, 1012.
CHARLES VILLER3
123
raît, le phénomène B, toujours le même, apparaît ensuite.
Pour que les phénomènes soient conformes à ce principe, pour
que le phénomène qui suit un autre phénomène soit semblable
à celui qui le suit les autres fois, il faut que la matière du phé-
nomène qui suit soit semblable à celle du phénomène qui, les
autres fois, a suivi et suivra, ou, pour mieux dire, il faut que
ces phénomènes subséquents soient semblables entre eux par
leur matière. On voit par là que, si les phénomènes
semblables entre eux sont semblables par leur matière,
c'est de leur matière que dépend leur conformité au
principe de causalité ; et comme leur matière ne provient
pas de la forme de notre esprit, celle-ci, contrairement à ce
qu'affirmaient Kant et ses disciples, ne peut être dite l'origine
de la conformité au principe de causalité, même si ce prin-
cipe est une connaissance a priori, une connaissance dérivant
de la forme de notre esprit.
Pour sortir de celte contradiction, rien ne serait plus
facile que de faire sur la forme de notre esprit et sur sa fonc-
tion des hypothèses selon lesquelles la forme déterminerait
la matière de telle sorte que les déterminations matérielles des
phénomènes fussent par notre spontanéité ce que la connais-
sance a priori exige qu'elles soient; mais comme nous le mar-
querons avec plus de détails, il serait infiniment moins aisé
de faire participer ces hypothèses è la certitude apodictique
qui convient à la connaissance a priori, et sans laquelle elles
ne sauraient cependant être admises légitimement dans une
philosophie transcendentale.
Yillers était si loin d'avoir soulevé celte difficulté, que
M^^ de SlaOl pnraîtra ne faire que le paraphraser en qualifiant
la plus lumineuse des conccplions philosophiques la distinc-
tion kaulienne de la matière et de la forme, qu'elle définira
la dislinction cuire « ce qui nous vient par les sensations et
ce qui lient à l'aciion spontanée de notre âme » (i43). Elle
(Ii5) Œuvres complètes, T. XI, p. 234.
Xa4 ^'^ FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENN'E EN FRANCE
croira pouvoir alléguer l'autorité de Kant, même après qu'elle
aura fait de cette distinction l'opposition qu'elle affirmera
entre les sensations, les appétits sensuels, les passions funestes
qu'ils éveillent, et, d'autre part, l'intelligence, les sentiments
moraux, ainsi que l'enthousiasme fécond et généreux qu'ih
inspirent; d'oia elle passera à un dualisme de la matière (ce
mot étant pria maintenant dans le sens de ce qui est corporel)
et de l'amc; si bien qu'elle jugera que c'est montrer de l'étroi-
tesse d'esprit que de vouloir, après Kant, revenir avec Fichte
et Schelling à une façon de penser qui a engendré les sys-
tèmes monistes. (( Kant, dira-t-elle, avait séparé d'une main
ferme l'empire de l'âme et celui des sensations; ce dualisme
philosophique était fatigant pour les esprits qui aiment à se
reposer dans les idées absolues. Depuis les Grecs jusqu'à nos
jours, on a souvent répété cet axiome, que Tout est un, et les
efforts des philosophes ont toujours tendu à trouver dans un
seul principe, dans l'âme ou dans la nature, l'explication du
monde. Je ne sais pourquoi on trouve plus de hauteur philo-
sophique dans l'idée d'un seul principe, soit matériel, soit
intellectuel; un ou deux ne rend pas l'univers plus facile à
comprendre...» (i/j/j). — Ayant confondu ces questions, elle les
tranche ainsi d'un même coup. Mais Villers n'est pas entière-
ment responsable de toute cette confusion; d'autres lecteurs
de son ouvrage et de celui de Kinker sauront apercevoir que de
grandes difficultés se cachaient sous l'apparente simplicité que
donnent à la théorie kantienne de la matière et de la forme les
comparaisons au moyen desquelles Villers et Kinker la figu-
raient.
(lii) Ibid., T. XL p. 262.
CHAPITRE IV
Destutt de Tracy, Daunoij et L'Exposition de Kinker
Destutt de Tracy lut, le 7 floréal de l'an X, à l'Académie
des sciences morales et politiques, un mémoire qu'elle inséra
dans son recueil (i) sous le titre : De la métaphysique de Kant,
ou observations sur un ouvrage intitulé : « Essai d'une expo-
sition succincte de la critique de la Raison pure, par J, Kinker,
traduit du hollandais par 3. \% F. en i vol. in-8°, à Amster-
dam, 1801 »; par le citoyen Destutt-Tracy. — Ce mémoire a
toujours été considéré comme le développement le plus com-
plet de l'opinion que, sur le kantisme, on se fît ou on accepta
communément dans l'école idéologique, qui représentait alors
presque toute la pensée philosophique française.
Destutt de Tracy avait trouvé à cette Exposition des qua-
lités fort prisées dans cette école. Il en louait la « méthode qui
montre bien tout l'enchaînement des idées », la netteté et la
précision « qui font voir avec assurance que là où il se ren-
contre quelque obscurité, elle est dans les idées elles-mêmes,
et non dans la manière dont elles sont présentées » ; enfin il y
signalait l'absence de toute marque de mépris pour ceux que
Kant n'a pas persuadés. Il est manifeste qu'en relevant chez
Kinker ces qualités, il insinuait qu'elles manquaient ailleurs,
chez Villcrs. — Le traducteur se fût entendu féliciter sans réser-
ve d'avoir donné aux Français une telle oeuvre, s'il avait su s'abs-
tenir, dans sa préface, de certaines « phrases usées » au sujet
de leur prétendue légèreté. C'est en effet par ce défaut qu'il
(1) Acad. des sciences morales. ..^ T. IV, p. 524-606.
126 LA FORMATION DE L'I^FLUF,^■CE KANTIENNE EN FRANCE
voulait qu'on expliquât leur indifférence à l'égard de la philo-
so{)hie kantienne, plutôt que par leur ignorance de la langue
allemande, qui n'était pas un obstacle insurmontable, ou par
Jes troubles révolutionnaires, qui, disait-il, ne les ont pas dis-
traits de toute étude au point de leur faire délaisser les sciences
matbématiques et naturelles comme ils ont négligé la philoso-
phie étrangère. D. de Tracy ne pouvait que se croire impliqué
dans cette accusation; il essaya plus d'une fois d'en justifier
l'école qui le reconnaissait pour l'un de ses chefs. A Degérando,
qui convenait d'une certaine faiblesse de leurs connaissances
philosophiques comparées à celles des Allemands, et qui essaye-
ra de les en excuser par ces troubles (2), D. de Tracy répli-
quera que durant la Révolution les philosophes français n'ont
nullement cessé d'être altentifs à enrichir leur savoir, et que
s'ils ne font pas grand cas des œuvres de Kant, ce n'est pas
qu'ils les ignorent, mais c'est qu'ils n'ont reçu en les lisant
aucune lumière nouvelle touchant la science de l'esprit hu-
main. Nous savons aussi, ajoutait-il, que si la doctrine de
Kant a des partisans très nombreux, elle a en Allemagne
même des adversaires qui lui font une opposition très forte,
tandis qu'en France nous la voyons prônée par d'anciens émi-
grés aigris contre leur pays et par quelques « olabaudeurs »
qui, se sentant incapables de rien faire par eux-mêmes, s'écrient
qu'il ne se fait rien auprès d'eux (3).
Cependant, la vérité était que bien peu d'idéologues avaient
tenté de déchiffrer Kant et qu'aucun d'eux ne s'y était attaché
longtemps; D. de Tracy l'avouait et en donnait cette explica-
tion : « Nous prenons rarement la peine de chercher à devi-
ner ceux qui ne se font pas bien entendre. Nous les négligeons
tout simplement, jusqu'à ce qu'ils aient fait le travail suffisant
pour se rendre pleinement intelligibles. Nous sommes sûrs
que dans cette seconde opération leurs idées reçoivent des
(2) Degérando, Histoire des systèmes de philosophie, T. II,, p. 173, et
Des conuimuicntions Uttérnires et philosopldques entre les nations de lEu-
rope, dans les Archives littéraires de l'Europe, 1804, T. I, p. 8 et 13.
(5) D. de Tracy, Eléments d'idéologie, 1805, T. III, p. 287.
DESTUTT DE TRACY, DAUNÔU P.T L (( EXPOSITION )) DE SINKER I27
amendements considérables ; et jusqu'à ce qu'elles aient passé
par cette dernière épreuve, nous ne les regardons que comme
des aperçus dont leurs propres auteurs doivent toujours se
défier, et qui ne méritent pas encore de nous occuper sérieuse-
ment. Je pense fermement que nous avons raison » (/j). Mais
trouvant accompli aussi bien que possible ce travail d'éclaircis-
sement dans le livre de Kinker que son traducteur a mis à la
portée des Français, D. de Tracy juge que désormais ceux-ci
n'ont plus de motif pour se refuser à examiner attentivement
cette philosophie qu'on leur reproche tant de ne pas con-
naître. Comme il prévoit cependant que lorsqu'il leur aura
donné ses raisons de ne pas adopter le criticisme, des kantiens
viendront leur dire que ce système ne ressemble en rien à ce
qu'on leur a exposé, il les avise qu'il ne prétend traiter que
des idées effectivement exprimées par Kinker. « Peu m'im-
porte, dit-il, que je réfute Kant ou Kinker, si je réfute une
opinion accréditée. » (5)
Pour savoir ce que signifient et ce que valent les objec-
tions de D. de Tracy, il faut donc avoir examiné l'Exposition-
Il n'est pas très utile d'être renseigné sur l'auteur de celle-ci.
Ayant voulu la faire très brève et constamment fidèle, s'étant
efforcé, non pas à imposer son opinion, mais, au contraire,
à donner au lecteur un moyen d'apprécier le criticisme avec
toute la liberté d'un jugement éclairé, Kinker n'y a rien voulu
laisser paraître de lui-même. Aussi les philosophes français
qui ont étudié son ouvrage sont-ils restés, en général, peu
curieux de sa personne. Cousin, lors d'un voyage en Hollande,
a bien tenté de rencontrer cet a auteur d'un excellent exposé
de la critique de la raison pure » (6), mais il n'a pu l'atteindre
et il ne paraît pas qu'il ait essayé d'entrer autrement en rela-
tion avec lui. Ce qu'on sait sur lui n'a été rapporté en France
que très rarement ; c'est pourquoi nous croyons que les quel-
(4) De la métaph. de Kant, p. 554.
(5) Ibid., p. 555.
(6) Cousin, Llnstntction publique en Hollande, Paris, i8ô?, p. 71,
128 LA FORMATION UE l/iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
ques indications biographiques que voici ne seront pas super-
flues (7).
Jean Kinker naquit près d'Amsterdam en 17G4. Il fut
dirigé vers les éludes médicales, auxquelles il renonça bien-
tôt, désespérant de s'accoutumer à la vue continuelle des mi-
sères humaines. Il se mit à étudier le droit. On dit qu'il mon-
tra, au barreau de La Haye et à celui d'Amsterdam, une élo-
quence froide, trop contenue, mais qu'il devint très vite un
adversaire redoutable en déployant les ressources d'un esprit
satirique, piquant, prompt à saisir les ridicules et habile à les
souligner. Il avait déjà fait remarquer en lui ce talent, qu'il
nourrisisait de la lecture d'Érasme et surtout de Voltaire, dans
les disputes théologiques auxquelles il avait aimé se mêler dans
sa jeunesse. C'est dans les journaux politiques — il en fonda
lui-même quelques-uns — qu'il s'abandonna le plus à sa verve
railleuse. Même quand il s'agit de répondre aux anti kantiens
hollandais, il ne dédaigna pas de recourir à cette arme. —
Toute sa vie il cultiva la poésie. D'abord il avait donné dans
le genre léger ; puis, s'étant pénétré de la pensée allemande,
il conçut que la mission du poète était de rendre la philoso-
phie sensible, et il se rapprocha du genre didactique. Mais le
goût de la plaisanterie ne le quitta pas pour cela : un drame
allégorique qu'il avait écrit ayant obtenu un réel succès, il en
fit aussitôt une parodie. Il composa, en outre, des comédies,
des vaudevilles, des opéras, ainsi que des hymnes maçonni-
ques, des traités sur la musique instrumentale et vocale, dont
un sur la musique des anciens Grecs. C'est vers 1798 qu'il
commença à s'occuper sérieusement de philosophie ; il relut
plusieurs fois Kant et c'ollabora au Magasin de la philosophie
critique, que le théologien libéral Van Hemert avait fondé
pour répandre en Hollande le kantisme et pour le soutenir
contre les attaques des théologiens orthodoxes. Le bruit de
(7) Nous les avons tirées de L'Utiiversilé de. Lirgc, par Alphonse Le
Roy, Liéjje, 180i), p. 550-591 ; de la Biographie nationale publiée par lAca-
déniie de Belgique, 1888-89 ; et de la notice biographique par Cocherct de
la Moriniore, jointe au Pmlismi- de la raison humaine, -Amsterdam, 18û0-52i
DESTUTT DE TRACY, DAUNOL' ET l' « EXPOSITION )) DE KINKER lâg
ces débats parvint jusqu'en France, ainsi qu'en témoignent
deux entrefilets du Magasin encyclopédique (8). L'Exposition
de Kinker, extraite du Magasin de la philosophie critique, fut
traduite en français par un Liégeois, Le Fèvre, avec l'aide de
l'auteur et de son ami Van Heniert. Kinker savait plusieurs
langues modernes, possédait fort bien les anciennes et avait
même appris le copte. Après avoir présenté, en 1817, à l'Insti-
tut royal des Pays-Bas un mémoire sur l'utilité de la con-
naissance des langues pour l'étude de la philosophie, il fut
admis dan? cette compagnie. Le langage, disait-il, est la rai-
son incarnée. On découvre dans les diverses langues parlées
des formes constantes, des caractères qu'elles possèdent toutes
et qui leur sont essentiels. C'est en ces mêmes formes que con-
siste la langue pensée, émanation directe de la raison, par
laquelle la raison a donné aux langues parlées ses propres
formes, qui s'y retrouvent comme étant précisément celles
sans lesquelles elles ne seraient pas des langues. L'étude des
formes de la raison contribuera donc à la découverte de la
grammaire universelle. — Le gouvernement néerlandais le
nomma professeur de langue et de littérature hollandaises à
l'Université de Liège, com.plant sur lui pour aider à « hollan-
diser » les provinces wallonnes. Il parvint à se concilier l'es-
time de ceux-là même pour qui cette entreprise était offen-
sante, et l'on se souvint si bien qu'il avait su faire aimer ce
qu'il avait mission d'imposer, qu'en i88ô naquit à Liège sou3
son nom une société pour l'étude de la littérature néerlan-
daise. Le roi des Pays-Bas le chargea aussi d'une enquête sur
la méthode pédagogique de Jacotot, au moyen de laquelle ce-
lui-ci, sans savoir le hollandais, l'avait enseigné néanmoins
avec succès à Louvain (9). — Les événements de i83o obli-
(8) Magas. cncycL, 1799, T. V, p. 586 ; 1800, T. I, p. 525-524.
(9) Le Rapport de Kinker accrût beaucoup la vogue de cette méthode,
en lui gagnant de si puissantes protections, quoiqu'il ne lui fût pas abso-
lument favorable. Une réponse aux réserves qu'il avait faites a été mise à
la suite de la seconde édition donnée à Paris par un ami de Jacotot.
Kinker, Rapport sur la méthode de il. Jacotot, présenté au ministère de
l'intérieur du royaume des Pays-Bas, le 8 septembre i82t), 2^ édit., Paris,
lâo LA FORMATION DE l'iNFLIjENCE KANTIENNE EN FRANCE
gèrent Kinkcr à quitter la Belgique, Il retourna à Amsterdam,
où il mourut en i845, laissant un grand ouvrage inachevé,
écrit en français, à Cocheret de la Morinière, pasteur et pro-
fesseur de mathématiques, qui l'annota et le fit imprimer en
deux volumes avec une biographie et un portrait de l'auteur.
Cet ouvrage, Le dualisme de la raison humaine, ou le criii-
cisme de Kant amélioré, tendait à un système d'inspiration
panthéiste ; on y trouve mêlées des idées empruntées de Fichte,
formité à des fins, il prétendait que cette théorie avait besoin
déjà à se dégager du pur kantisme dans une dissertation hol-
landaise sur le beau (1826), oii, s'il opposait à l'opinion de
Voltaire, d'après laquelle le beau varie selon les pays, la théo-
rie de Kant qui fonde l'universalité du jugement concernant
le beau sur ce que nous saisissons le beau par un sentiment
désintéressé (et sans nous représenter aucune fin) d'une con-
formité à de fins, il prétendait que cette théorie avait besoin
d'être achevée par la considération du sens allégorique de la
beauté, figure du monde spirituel. Le dualisme de la raison,
développé dans son ouvrage posthume, n'est plus le dualisme
de la raison spéculative et de la raison pratique. Il dit que
ce dualisme-ci, qui apparaît chez Kant, résulte uniquement
d'une limitation arbitraire de la valeur des catégories, de la
limitation qui consiste à leur donner une moindre valeur pour
les phénomènes internes que pour les phénomènes externes.
Le véritable dualisme, celui qui tient à la nature de la raison
humaine, est l'antinomie entre le déterminisme et le maté-
rialisme, d'un côté, et, de l'autre, la liberté et le spiritualisme.
De ce que ce dualisme oppose des termes relatifs à l'expé-
rience, il faut conclure qu'on ne peut le résoudre qu'en s'éle-
vant à la supposition d'un principe supérieur à l'expérience
et qui ne peut être qu'un principe d'indifférence. Kinker allait
ainsi rejoindre Schelling, mais il ne voulait voir dans 1' « in-
tuition intellectuelle » qu'une invention sophistique pour
1829 ; voy. aussi F. Buisson, Nouueau dictionnaire de pédagogie, iOil, ar»
ticle Jacotot, par Bernard Pérez.
DESTUTT DE TRACV, DAUN'OU ET l' « EXPOSITION » DE KINKER l3l
échapper à la discipline du rationalisme criti(iue et s'autoriser
à prononcer des oracles ; de plus, il tenait pour suspect le sys-
tème d'un auteur qui avait fini par assujettir sa philosophie
à des dogmes théologiques. Il maintenait la religion et la
philosophie séparées ; et s'il admettait qu'on employât celle-
ci pour éclairer celle-là, il voulait qu'on prît garde à ne su-
bordonner en rien la seconde à la première. — Contrairement
à ce qu'on pouvait attendre, on ne voit pas que Kinker ait
parlé dans son Dualisme du mémoire de D. de ïracy sur V Ex-
position : il ne fait que critiquer ce que l'idéologue avait dit
dans sa Logique sur les mathématiques, sur l'espace et sur le
temps. Parlant de Villers, il lui reproche d'avoir mal jugé les
matérialistes et les sensualistes français, et de n'avoir pas aper-
çu que leur philosophie, très cohérente, est exactement l'une
des thèses d'une antinomie qui dérive du dualisme de la
raison humaine. — Nous ne nous occuperons pas plus long-
temps du Dualisme de la raison ; cet ouvrage n'a pas été assez
remarqué en France pour y avoir exercé une iniluence quel-
conque, et en tout cas il n'a rien pu apprendre à personne ■sur
Kant. L'Exposition est la seule œuvre de Kinker qui doive
maintenant nous occuper : c'est par elle seulement qu'il fut
pour les Français un initiateur. Voici comment il entendait
les faire entrer dans la Critique.
Nos facultés cognitives ne se sont exercées que lorsque
nous avons reçu des impressions sensibles, mais ce n'est pas
à ces impressions qu'elles doivent leur existence, elles sont
originairement inhérentes à notre être. Ces facultés sont elles-
mêmes une source de connaissances ; connaissances qui sont
originaires, primitives, puisqu'elles dérivent de nos facultés
originaires. Donc, bien que ces connaissances résident en nous
avant nos impressions, nous ne les possédons vraiment, nous
n'en prenons conscience qu'après que nos facultés ont été mi-
ses en action par les impressions. On les appelle connaissances
pures, pour les distinguer des connaissances d'expérience.
l32 LA FORMATION DE l'inFLUENCË RA.MTE.NNE EN FRANCE
Les connaissances d'expérience résultent à la fois des im-
pressions et de l'exercice de nos facultés. Elles dépendent, par
conséquent, des connaissances pures. Ce que nos connaissan-
ces d'expérience doivent à nos facultés de connaître, c'est pré-
cisément ce qui les fait connaissances, c'est la liaison, l'enchaî-
nement, l'unité. En effet, « pour connaître, il faut concevoir,
c'est-à-dire rassembler en un seul tout diverses perceptions »
(lo). Or, ce rassemblement, ne pouvant être dû aux percep-
tions ou impressions qui sont rassemblées, ne peut être effec-
tué que par la faculté de connaître, qui est originairement en
nous.
Les modes suivant lesquels notre faculté effectue ce ras-
semblement, cette réunion, résident aussi originairement en
nous. La connaissance que nous acquérons de ces modes, de
ces manières de concevoir, nous vient donc de notre faculté
de connaître ; c'est une connaissance pure. La connaissance
pure est à la connaissance d'expérience à peu près comme la
connaissance du mécanisme d'un moulin est à la connaissance
de la farine qu'il moud. Kinker développe, d'une manière as-
sez confuse, cette comparaison de ce dont nous avons une
connaissance pure à ce qui, dans un objet fabriqué, est l'effet
de la machine qui l'a façonné, et de ce dont nous n'avons
qu'une connaissance d'expérience à ce qui provient de la ma-
tière fournie à la machine.
Kinker passe, suivant le plan de la Critique, à l'examen
des facultés cognitives : la sensibilité, l'entendement, la raison.
Nos impressions sensibles ne peuvent être que d'une ma-
nière conforme « au mode d'affectibilité propre à notre sen-
sibilité » : elles sont toutes, nécessairement et sans exception,
assujetties à « certaines règles ou lois constantes et invariables
de cette faculté ». Ces a lois invariables que notre sensibilité
ne peut transgresser.,., qui déterminent constamment la
manière dont nous sommes affectés », Kant les a découvertes
en distinguant de la matière de nos perceptions leur for«ie.
(10) Exposition, p. 9.
DE8TUTT DR TRACV, DAUXOU ET l' « EXPOSITION » DE KINKER l33
Ces lois, ces manières d'être affecté, que Kant appelle formes,
sont ce qui reste de nos perceptions, après que nous avons
fait abstraction de tout ce qui, dans nos perceptions, est mul-
tiple et varié, et que Kant appelle matière. Or, ce qui reste
invariablement perçu, c'e?t l'espace et le temps. Donc ces deux
perceptions invariables sont les formes, les lois nécessaires de
notre sensibilité.
On voit que, d'après Kinker, la Critique supposerait tout
d'abord que nous avons des facultés constantes et que ce
qu'elles imposent aux choses est également constant ; et elle
en conclurait que tout ce qui, dans les choses, est constant,
leur vient de nous. Nous avons déjà noté un argument sem-
blable que Villers prêtait aussi à Kant. II était aussi peu solide,
quoiqu'il parût mieux commencer, partant de l'identité du
sujet : puisque le moi est toujours le même, ce qu'il impose
aux choses est toujours le même, est constant. — Mais à cela
il faut répondre que si l'identité du sujet — sa fonction étant
conçue suivant l'analyse d'Otto Liebmann qui a pu nous ser-
vir à élucider l'interprétation de Villers — est la condition
de la perception de la constance dans les choses, elle est tout
autant la condition de la perception de leurs variations. L'ar-
gument exposé par Villers et par Kinker, également faible
chez l'un et chez l'autre, semblait aux philosophes français
de leur temps être le nerf des preuves kantiennes. Hoffding,
qui de nos jours l'a reproduit en le donnant encore pour tel,
a reconnu cependant qu'il est sans force. « L'espace et le
temps, dit-il, sont les formes de notre intuition : car de quel-
que espèce que soient les sensations, et à quelque degré qu'elles
puissent changer, les relations d'espace et de temps sous les-
quelles leur contenu se présente à nous, restent les mêmes ;
un espace et un temps ne se modifient pas, de quelque façon
qu'ils soient remplis... Les formes sont les éléments constants
de l'expérience : de la constance on conclut précisément à Tac-
l3^ LA FORMATION DE t/i?<PLL'ENCE KANTIENNE EN FBANCE
tivité de la faculté de connaître. Mais cela n'est rien de plus
et ne pourra jamais être qu'une hypothèse. » (ii).
Cette interprétation très simple, mais qui fait de l'idéa-
lisme transcendenfal une théorie faible, n'est plus fréquem-
ment suivie. On lui préfère celle suivant laquelle l'idéalité
transcendentale de ces éléments se conclurait non pas de leur
constance, du fait qu'ils sont dans toutes les choses ou appar-
tiennent universellement aux choses, mais de ce que nous sa-
vons qu'ils appartiennent universellement aux choses. Une
telle connaissance universelle, donc indépendante de l'expé-
rience, est possible, pour Kant, si ce qui en est l'objet vient
^e nous, a en nous son origine, et elle n'est possible qu'à
jette condition. « Nous ne connaissons a priori des choses que
ce que nous y mettons nous-mêmes. » Pour l'historien ou pour
le commentateur, il s'agit de retrouver et de mettre en lumière
la liaison que Kant a cru découvrir entre la possibilité de la
connaissance a priori et l'origine qu'il a assignée à ce qui
est ainsi connu, liaison qui lui a semblé permettre de con-
clure de l'une à l'autre. Comme nous l'avons observé, ce pro-
blème serait apparu assez nettement aux lecteurs de Villers,
s'il ne l'avait pas enveloppé de considérations accessoires, si-
non étrangères au kantisme.
Kinker, après l'argument que nous venons de discuter, fait
un exposé de VEsthétique transcendentale, qui ne diffère pas
notablement de celui de Villers. Voyons maintenant son ex-
posé de l'Analytique. (12)
Connaître, pour l'homme, c'est « être en possession de
conceptions, ou perceptions composées, auxquelles nous rap-
(H) ITœffding, Histoire de la philos, moderne, trad. franc., T. II,
p. 49-.50.
(12) Cette partie de l'Exposition, qui concerne YAnabitique, est passa-
blement embrouillée. Nous ne pourrions lui ôter ici cet aspect sans risquer
de la rapporter inexactement. Plus loin, nous tenterons de préciser ce que
Kinker a voulu dire, en tenant compte surtout de la manière dont son
livre a été compris par les lecteurs français qui sont allés y chercher le
système de Kant, jiuisque c'est ce que ceux-ci ont pensé de ce système,
plutôt que co qu'eu a pensé Kinlccr, qu'il nous importe de savoir.
DÉSTtJTT CE TRACY, DAUNOU ET l' « EXPOSITION )) DK KINKKR iSo
portons les perceptions simples et immédiates » ; c'est aussi
posséder des « conceptions générales auxquelles nous rap-
portons d'autres conceptions ou bien les perceptions simples
de la sensibilité » (i3). Lorsque nous avons perçu plusieurs
roses, nous rapportons la perception de chacune d'elles à la
conception générale de rose. Mais la perception d'une rose est
une perception composée des perceptions des parties de la rose:
perceptions de la tige, des feuilles, etc. ; perceptions qu'il a
fallu réunir en une seule perception de la rose. Cette réunion
est l'ouvrage de l'entendement (i/j)- L'entendement est la fa-
culté de réunir des perceptions, de rapprocher les diverses
perceptions partielles appartenant à un objet sensible (i5).
Cette liaison des parties est successive ; car nous ne pouvons
ramener à la représentation d'un tout les parties dont il est
composé, sans les parcourir successivement. Pour pouvoir sai-
sir la série totale des perceptions successives des parties, il
faut qu'à chaque passage d'une perception à une autre, cha-
que perception précédente se reproduise dans la pensée, il faut
aussi que chaque perception reproduite soit reconnue comme
étant la même que la perception précédente. Ainsi, le travail de
l'entendement se fait au moyen de trois facultés : l'imagina-
tion, la reproduction ou réminiscence, et la conscience. L'ima-
gination rassemble l'une après l'autre les perceptions diverses
de la sensibilité ; la réminiscence en forme un tout, une per-
ception composée simultanée ; « au moyen de la conscience,
nous avons la conviction intime que c'est nous-mêmes qui
éprouvons à la fois ces diverses sensations » ; c'est au moyen
de cette troisième faculté que « naît la liaison de cette per-
ception même [la perception composée simultanée] avec le
(13) Exposit., p. 26.
(14) Dans le même alinéa. Ivinker dit que c'est l'ouvrage de limagina-
tion. Il navait qu'une idée fort confuse du rapp(U't que Kant voulait établir
entre l'imagination el l'entendement. Paunou a été frappé de cette confu-
sion ; nous verrons en quels termes il l'a noléo.
(15) Ibid., p. 27, 29.
l36 LA FOKM.VTION DE l'i>FLL'E>CE XAMIENNE EN FRANCE
sujet pensant, en qui elle a lieu ». (i6). — L'entendement est
aussi la faculté d'acquérir des concepts généraux. Outre que,
dans la perception totale d'un phénomène, l'entendement en
ramène les parties à l'unité, il ramène à l'unité divers phé-
nomènes en les rangeant sous le concept général de l'espèce
à laquelle ils appartiennent. « De sorte que, toujours réunis-
sant, toujours généralisant, l'entendement parvient à se com-
poser un tout, un système de connaissance. » (17)
Cette réunion, l'entendement l'opère conformément à sa
manière propre d'agir. Il a ses lois dont il ne peut s'écarter,
ses formes propres, de même que la sensibilité a les siennes.
II s'agit à présent de découvrir ces formes.
Ranger sous des concepts généraux des concepts parti-
culiers, rapporter à certains concepts la diversité fournie par
la sensibililé, c'est juger. « Les formes ou règles primitives
de notre entendement doivent donc pouvoir se découvrir dans
les formes du jugement, c'est-à-dire dans les diverses maniè-
res dont cette faculté active opère dans la formation d'un juge-
ment. » (18) Nous ne pouvons connaître en elle-même cette
faculté de notre âme, puis(ju' « il nous est impossible de con-
naître la nature de notre âme, telle qu'elle est en elle-même
et indépendamment de l'expérience que nous avons de ce qui
se passe en elle ». Mais pour connaître la conformation d'un
moule, il n'est pas nécessaire de le voir ; « il suffît de consi-
dérer la ...matière qui en a reçu l'empreinte, pour en con-
clure, avec toute certitude, que telle doit être la conformation
du monle lui-même ». Avec la môme certitude, nous pouvons
affirmer que « les formes que nous présentent les jugements
ou les opérations de notre entendement, sont exactement et
nécessairement semblables' aux formes naturelles et origi-
naires de cette faculté de notre âme » (19).
(16) Ibid., p. 29, 30 el 56. Par là Kinker a probablement voulu dire
qu'il y a un rapport de condition à conditionné entre la conscience de
riderilité de nous-mêmes et la récognition de nos perceptions.
(17) Ibid., p. 31.
(18) Ibid., p. 5.').
(19) Ibid., p. 54.
DESTUTT DE TKACY, DAUNOV ET I,' (( EXPOSITION' » DE KINKER iSf
Puisque juger c'est subsumer sous un concept, la forme
de tout jugement, la manière dont l'entendement juge, doit
être déterminée par des concepts fondamentaux qui ont leur
origine dans l'entendement et expriment ses propres formes,
(20). Ici Kinker semble croire que Kant ait voulu faire dé-
pendre, ou même dériver, de ces concepts ou catégories les
formes logiques du jugement. Voici comment il explique cette
dépendance entre les jugements catégoriques et la catégorie
de substance, et entre les jugements hypothétiques et la caté-
gorie de cause. Le jugement catégorique énonce un rapport de
sujet à attribut. « L'entendement ne pourrait former ces ju-
gements catégoriques, s'il ne contenait en lui-miême une con-
ception originaire, au moyen de laquelle l'attribut pût être
conçu comme appartenant au sujet, en qualité d'être perma-
nent ou substantiel. Cette conception pure de l'entendement
est celle de substance, à laquelle répond, dans la relation, celle
d'attribut » (21). Ce qu'il dit sur le jugement hypothétique
est moins clair, mais semble assez signifier ceci : un jugement
hypothétique confient deux propositions dont l'une sert de fon-
dement à l'autre ; il énonce le rapport d'une chose, prise
comme principe, à une autre qui en est la conséquence ; donc
« l'énoncé des jugements hypothétiques ne contient pas autre
chose que le rapport nécessaire entre la cause et l'effet » (22).
Ayant expliqué de cette façon la théorie des concepts et
des catégories, Kinker aborde celle des principes de l'enten-
dement pur, qui, dif-il, résultent « de l'application des lois
de l'entendement aux formes de la sensibilité ». Mais il s'en
faut de beaucoup que son résumé soit en proportion avec
limporfance de cette seconde moitié de VAîialytlque ; le peu
qu'il en dit n'a rien qui doive nous y retenir. Nous nous
arrêterons plus longtemps sur la question de savoir en quel
sens Kant a voulu dire et par quelles raisons il a entendu
(20) Ibid., p. 51-ôi et -49.
(2!) Ihid., p. 44.
(22) IbiiL, p. 4.0,
Ï.18 I.A FORMA r ION DE t'iiNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
prouver que le seul usasse des catégories qui puisse nous
conduire à des connaissances véritables est leur application
aux choses sensibles. Avec les ouvrages de Kinker et de Vil-
lers nous possédons tout ce que les philosophes français, au
commencement du dix-neuvième siècle, savaient sur ce point.
Chez Kinker nous voyons cette limitation expliquée de la
manière suivante. Les catégories, sans les perceptions, sont
vides et ne nous donnent aucune connaissance des choses.
Même si elles valent pour les choses en soi, elles ne peuvent
nous en faire rien connaître, parce que nous n'avons de ces
choses aucune perception. « Dans un aveugle, par exemple, les
catégories sont, comme dans ceux qui jouissent de la vue, pro-
pres à subsumer les perceptions de lumière et de couleur, à les
réimir, à les concevoir ; mais à quoi lui sert cette aptitude, tan-
dis qu'il ne peut acquérir les perceptions des objets éclairés
et colorés ? Les catégories de l'aveugle sont, si l'on veut, des
instruments qu'il ne peut employer, faute de matériaux » (23).
— Villers avait moins que Kinker insisté sur cette raison que
« les concepts sans les intuitions sont vides ». Il avait donné
cet autre argument : les choses en soi ne se règlent pas sur
notre faculté de connaître, elles sont indépendamment de nous
ce qu'elles sont ; donc les catégories de notre entendement ne
nous font rien connaître des choses en soi. Cet argument pa-
raît tiré directement de la thèse de l'idéalisme transcendental :
(( nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y
mettons nous-mêmes ». Si, en effet, les catégories, en tant
qu'elles sont des éléments de la connaissance a priori, ne re-
présentent rien de la chose connue qui ne lui vienne de nous,
il s'ensuit que l'objet de la connaissance qu'elles fondent, la
chose connue, n'est que ce qui peut dépendre de nous, se ré-
gler sur nos facultés, un phénomène. — Mais l'argument que
Villers répète le plus souvent, et qu'il formule de plusieurs
manières, est celui-ci : les catégories sont les formes de notre
entendement, elles sont d'origine subjective ; donc elles ne
(25) Ibid.., p. 77.
DESTUTT DE TRVCY, DVXJNCTI ET l' « EXPOSITION » DE KINKEU iSg
sont, comme l'espace et le temps, r!en d'autre que des lois sub-
jectives de notre faculté de connaître, et ne valent, comme
eux, que pour les phénomènes. — Dans toute la période que
nous étudions, et même longtemps après, cet argument pas-
sera en France pour l'expression véritable de la théorie de Kant
sur la valeur des catégories. Cousin, en l'attaquant, croira
effacer les limites que Kant avait tracées à la spéculation. Jouf-
froy, en le développant, croira montrer par oii le criticisme
surpasse en rigueur la philosophie écossaise. Depuis, l'étude de
la Critique a fait découvrir des raisons de douter qu'elle ad-
mette un tel argument. Sur elles s'appuie une autre inter-
prétation, que nous allons indiquer, et grâce à laquelle on
peut reconnaître de la justesse à l'objection de Cousin, sans de-
voir pour cela abandonner le criticisme en faveur du dogma-
tisme éclectique.
Les catégories sont les formes, les conditions de notre
pensée ; nous ne pouvons rien penser sans les catégories. De
quelque objet que nous parlions, nous le pensons sous ces
formes, ou bien nous n'y pensons pas du tout. Les catégories,
les concepts purs de l'entendement, constituent la « forme de
la pensée d'un objet en général » (sii). Les catégories sont
donc les concepts de n'importe quel objet ; elles sont les con-
cepts d'un objet en général (aS), qu'il soit un objet d'une in-
tuition sensible semblable ou non à la nôtre (elles sont dites
les concepts de l'objet d'une intuition sensible en général (26)),
ou qu'il soit un objet non-sensible (elles sont dites des con-
cepts d'un objet transcendental) (27).
Mais par les catégories seules, par la pensée pure, nous
ne connaissons aucun objet, nous ne savons pas même s'il
existe quelque objet. « Penser un objet et connaître un objet,
(24) Crit. de la raix. piirr, Krlirb. p. 76 ; Trem . p. 00.
a^) Kphrb, n. 5ôO : Trem.. p. 2.%S ; Crit de ht nus;, pratique, trad.
Barni, 1S4S. p. ,55-2, 560.
(26) Crif. de la rnis. pure. Kchrb, n. 670 ; Trtni,. p. 147, 2^ édit.
(27) Kehrb, p. 2.'32 ; Trem., p. 261.
I JO I,A FOTJ?\T!ON DF L INFI-LENC!^ KANTIENNE EN FIXANCE
ce n'ost pas !a^ niûmc chose. A la connaissance, en effet, ap-
partiennent deux éléments : premièrement le concept, par
lequel, en général, un objet est pensé (la catégorie), et secon-
dement l'intuition, par laquelle il est donné » (28). Notre en-
tendement n'étant pas intuitif, étant incapable de se donner
à lui-même aucun objet réel, son objet doit lui être donné.
L'intuition par laquelle quelque chose lui est donné est une
intuition sensible ; donc « la pensée d'un objet en général
ne peut devenir en nous connaissance, par le moyen d'un
concept pur de l'entendement, qu'autant que ce concept se
rapporte aux objets des sens » (29). Comme tout objet de
notre intuition sensible est soumis aux formes de notre sensi-
bilité (espace et temps), qui sont les formes des phénomènes,
mais non celles des objets en général, ni, par conséquent, des
choses en soi, les objets de notre connaissance ne sont que
des phénomènes.
Ce n'est donc pas — contrairement à ce que Villers di-
sait — parce que les catégories, qui sont les conditions néces-
saires de la connaissance des objets, ont leur origine dans
notre pensée, que notre connaissance objective ne porte que
sur dos phénomènes et non sur les objets tels qu'ils sont indé-
pendamment de nous ; mais c'est parce que ces concepts, ne
sont, à eux seuls, que la pensée d'un objet indéterminé, pensée
qui, chez l'îiomme, ne peut devenir connaissance dun objet
déterminé qu'en recevant les déterminations de l'intuition
sensible, c'est-à-dire en devenant connaissance d'un objet
sensible, d'un phénomène soumis aux formes subjectives de
notre sensibilité. — Quelques passages de la Critique permet-
tent de préciser cette conclusion.
L'application des catégories à l'intuition se fait au moyen
des schèmes transcendcnlaux, qui eux-mêmes résultent de l'ap-
(2S) § 2-2, Kolirb, p. CG9 ; Trni., p. \AL 2« édit.
(20) § 22, Kehrl), p. 069 ; Trem., p. 14r), 2 éd. A proprement parler,
riuluilion sensible ne donne pas l'objet comme objet, l'objectivité, mais sou-
Icmenl les délcriiiinations sensibles, pures et empiriques, de l'objet, et,
par les emjjiriqucs, l'existence de l'objet. L'objectivité, le concept d'objet,
est un concept de l'entendement.
DESTUTT DE TRACV, DAL.\OU KT L (( 1:XP0S1T10.\ )) I)>: KIM-.KH 14 I
plication des catégories aux formes de l'inluilion sensible. Ces
schèmes sont donc les formes a priori de toute notre connais-
sance objective. Ils sont la « clef de l'usage des catégories »,
mais ils en sont en même temps la « condition restric-
tive » (3o), puisque, n'étant que des déterminations de la
forme de l'intuition sensible (permanence dans le temps, suc-
cession constante, etc.), ils ne conviennent qu'aux objets de
cette intuition. Les objets de notre connaissance ne sont que
des phénomènes, non parce qu'ils sont soumis aux catégories,
mais parce qu'ils n'y sont soumis, et, par conséquent, ne
sont objets de connaissance, qu'en étant soumis aux schèmes
de ces catégoires, donc aux formes subjectives de notre intui-
tion sensible. Les connaissances a priori appelées principes
de l'entendement ?ont fondées sur la possibilité de l'appli-
cation des schèmes transcendentaux à tous les phénomènes.
Par exemple, de cette application universelle de la représen-
tation schématique de quelque chose qui succède toujours et
nécessairement à autre chose, résulte cette connaissance que
tout ce qui arrive suppose quelque chose à quoi il succède
toujours et nécessairement, connaissance qui s'appelle prin-
cipe de causalité. Le principe de causalité est une loi de suc-
cession, il n'est une connaissance que de ce qui est dans le
temps, c'est-à-dire une connaissance des phénomènes. Il en
est de même pour le principe de subsi"*.nce, qui est le prin-
cipe de la permanence de ce qui change, et pour tous les au-
tres principes. « Les principes de l'entendement pur:., ne ren-
ferment pas autre chose que ce que l'on pourrait appeler le
schème pur pour l'expérience possible » (3i). Dès que nous
faisons abstraction des schèmes, les principes perdent leur
sens, nos connaissances s'anéantissent, mais les catégories sont
« considérées dans leur sens pur » (Sa), elles prennent « un
sens indépendant de tous les schèmes et beaucoup plus éten-
du » (33). « Les catégories dans la pensée ne sont pas bornées
(30) Ibid., Kehrb., p. 174 ; Trem., p. 205.
(ôl) Ibid., Kehrb., p. 222 ; Trem., p. 251.
(32"3ô) Ibid., Kelirb., p. 148 ; Trem., p. 181
1^3 LA rOllMATIO.N Dli I.'iM'LUENCK KAiMIliNMî EN FllANGË
par les condilions de noire inluilion scnsil)Ie; elles ont au
contraire un champ illimité ; seule la connaissance de ce que
nous nous représentons par la pensée, la détermination de
l'objet, a besoin d'une intuition » (34). Le concept d'une causa
noamenon « ne renferme aucune contradiction, c'est ce qu'on
a prouvé d'avance par la déduction du concept de cause, en
le faisant dériver entièrement de l'entendement pur, ainsi
qu'en en assurant la réalité objective relativement aux objets
en général, et en montrant ainsi qu'indépendant par son ori-
gine de toutes conditions sensibles, il n'est point nécessaire-
ment restreint par lui-même à des phénomènes (à moins qu'on
en veuille faire un usage théorique déterminé), et qu'il peut
s'appliquer aussi aux choses purement intelligibles » (35).
Nous ne pouvons en faire un usage théorique, nous ne pou-
vons l'appliquer à une chose en vue de la connaître, sans l'en-
tremise du schème de ce concept ; car le concept pur ne nous
« indique pas quelle détermination doit posséder la chose » (36)
pour que ce concept lui convienne. Si nous faisons abstrac-
tion du schème de la catégorie de substance, par exemple, « si,
dit Kant, je fais abstraction de la permanence (qui est une
existence en tout temps) il ne me reste plus pour former le
concept de la substance que la représentation logique du sujet,
représentation que je crois réaliser en me représentant
quelque chose qui peut seulement avoir lieu comme sujet
(sans être prédicat de quelque chose) » (37) ; alors nous ne
savons plus à quoi peut convenir ce concept de quelque chose
qui ne peut être que sujet, nous ne savons plus l'appliquer à
rien, nous ne savons même plus s'il existe quelque chose à
quoi il corresponde. Pareillement, si nous faisons abstraction
du schème de la causalité, ou représentation schématique de
(34) Ibid., Kelirb, p. 081, note ; Trem., p. 1(36, note. Ici nous citons
Kant d'après une traduction plus claire qui se trouve dans : Delbos, Phil,
pratique de Kant, p. 195, noie.
(55) Crit. de la rais, pratique, Irad. Barni, p. 217.
(3(3) Crit. de la raison pure. Kehrb, p. 149 ; Trem., p. 181.
(37) Ibid., Kehrb, p. 22(5 ; Trem., p. 255.
DESTUTT DE TKACY, DAUAOU KT l' (( EXPOSITION » DE KIMvEI'» I/l3
quelque chose qui succède à une autre chose suivant une
règle, il ne nous reste que la catégorie pure de causalité ou
concept de quelque chose d'où on peut conclure l'existence
d'une autre chose ; alors nous ne savons plus comment dis-
tinguer si telle chose est la cause de telle autre chose ou en
est l'effet, ni à quoi se reconnaît la chose de laquelle il est
permis de conclure à l'existence de telle autre chose (38).
Ainsi, admettant que la catégorie pure de causalité, sépa-
rée de toute intuition sensible, reste le concept d'une liaison
dynamique entre deux choses hétérogènes, ou concept d'une
synthèse permettant de conclure de l'existence de l'une à
l'existence de l'autre, Kant a pu admettre, sans contredire
sa théorie de la limitation de l'usage des catégories, le concept
d'une chose en soi qui ce affecte » la sensibilité, qui est la
cause inconnaissable des sensations. C'est précisément parce
que l'entendement conçoit une telle chose, que nous pouvons
dire que notre connaissance est limitée. Le concept d'une
chose en soi ou d'un objet purement intelligible est un
concept limitatif, par lequel l'entendement limite la sensi-
bilité et, par suite, notre connaissance, qui est toujours con-
naissance des choses sensibles. Kant se serait contredit, si,
comme certains commentateurs le croient, il avait tenu la
pensée pure pour essentiellement analytique. Vraisemblable-
ment, il l'a tenue pour synthétique. « Grâce au caractère
essentiellement synthétique en lui-même du concept de cau-
salité, capable de souffrir l'hétérogénéité la plus extrême du
conditionné et de la condition qu'il lie, le monde a à la fois
une réalité empirique et une réalité transcendentale, et les
choses en soi qui constituent sa réalité transcendentale peuvent
être considérées comme les causes de sa réalité empi-
rique » (39). — On risque d'être conduit à croire que, pour
Kant, la pensée n'est qu'analytique et que, selon lui, après que
nous avons fait abstraction de toute intuition, il ne reste plug
(38) Ibid., Kehrb, p. 226 ; Trem., p, 255.
(39) Delbos, Phil. prat. de liant p. 218,
\lxl\ LA KOnMViK'N 111. I, 'influence kantienne en FRANCE
que les formes logiques du jugement ; quand on considi're,
avec Riehl, ces formes logiques comme l'origine des caté-
gories {ko) et comme ne devenant catégories, c'est-à-dire
concepts des divers modes de synthèses, que dans leur union
avec l'intuition. S'il en était ainsi, c'est seulement dans cette
union que le conccjjt du rapport logique de sujet à prédicat
deviendrait le concept du raj)porl dynamique réel de substance
à accident, et que le concept du rapport logique de principe
à conséquence deviendrait le concept du rapport dynamique
réel de cause à effet. Et puisque la forme de notre intuition
est le temps, ces rapports seraient, respectivement, le rapport
d'accidents variables à une substance permanente et le rapport
de changements à d'autres changements qu'ils suivent tou-
jours et nécessairement ; rapports qui sont des liaisons de
phénomènes analogues aux liaisons des concepts dans les ju-
gements catégoriques ou dans les jugements hypothé-
tiques (4i). Une telle interprétation aboutit à assimiler en-
tièrement la catégorie au sehème : hors du schème la catégo-
rie n'est plus rien ; seule la catégorie schématisée est catégo-
rie (/i2). On ne voit plus ce que signifie la table des catégories;
il faudrait la supprimer, pour ne conserver que la liste des
schèmes comme seuls éléments synthétiques de l'entendement
et la table des fonctions logiques du jugement comme seules
fonctions de la pensée pure. — Il est faux que, pour Kant, les
catégories dans la pensée pure, séparées de l'intuition, ne
soient rien, et qu'en supprimant la table des catégories on
n'altérerait pas le sens de la Critique. Rappelons encore qu'en
effet, chez Kant, la catégorie de substance est le concept de
quelque chose qui n'existe que comme sujet et qui ne peut pas
être prédicat ; qu'elle ne se réduit donc pas au concept logique
de sujet, puisqu'un sujet logique peut devenir prédicat par
conversion de la proposition dont il fait partie. Mais du con-
cept de substance, de chose qui n'existe que comme sujet, on
(40) A. Riehl, l)»r philosopUsche Krilizismus, S» édit., 1908, p. 487.
(41) Ibid., p. 4'J3.
(42) Ibid., p. 555.
DESTLTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION » DE KI.NKER ll\0
ne peut conclure qu'il existe une telle chose, et la définition
de ce concept ne nous dit pas non plus à quoi on reconnaît
qu'une chose qui existe est une substance et non un accident.
C'est pourquoi il faut avoir recours à l'intuition, ou, plus
exactement, à la détermination de l'intuition correspondant
à ce concept ou schème de ce concept, qui est la permanence.
Pareillement, nous avons vu que la causalité, après abstrac-
tion de la succession, ne se réduit pas au rapport analytique de
principe à conséquence; mais qu'elle est un rapport synthétique
entre deux choses différentes, et qui pourtant est tellement
nécessaire que l'existence de l'une entraîne l'existence de l'au-
tre, d'une manière qui est analogue, non identique, à celle
dont la vérité d'un principe entraîne la vérité de sa consé-
quence. Comme il n'y a rien dans ce concept de cause, ou de
chose d'oii on peut conclure à l'existence d'une autre chose,
qui nous permette d'affirmer qu'il existe de telles choses ou
qui nous indique à quoi reconnaître que des choses existantes
sont liées de cette manière, il faudra, ici encore, avoir re-
cours à l'intuition, à la succession régulière ou schème de la
causalité; puisque ce n'est que dans l'intuition que l'existence
d'une chose peut nous être donnée, et que ce n'est que par la
régularité de leur succession que des choses d'une intuition
soumise à la forme du temps manifestent une telle liaison.
Telles sont, croyons-nous, les principales raisons de pen-
ser que, chez Kant, les catégories ont par elles-mêmes une
signification synthétique plus large que la signification plus
déterminée qui leur vient de leur union avec la forme de
l'intuition; union qui, tout en rendant possible leur usage en
vue de la connaissance, limite cet usage aux objets soumis à
cette forme de l'intuition, c'est-à-dire aux phénomènes.
Il est vrai que l'interprétation adoptée par Villers avait
dans la Critique même des motifs de se produire, et que celle
que nous lui opposons y rencontre quelques difficultés : l'une
des plus grandes vient des déclarations de Kant sur la valeur
des catégories par rapport à l'intuition intellectuelle ou sur la
10
l/t6 LA FOHIMATION DE l'iMLUENCE KAMIENNE EN FRANGE
portée de l'entendement humain comparée à celle d'un enlcn-
dcment intuitif. Nous nous bornerons à indiquer sommaire-
ment que si certains de ces passages paraissent favorables
à l'interprétation de Villers, les autres confirment l'interpréta-
tion opposée, et à indiquer comment ils jjourraicnt se concilier
tous dans cette dernière.
Dans le chapitre sur la distinction des objets en phéno-
mènes et noumènes, il est dit que les concepts de l'entende-
ment ne sont que de simples formes de la pensée pour notice
intuition sensible (h^). Dans la Déduction, il csl dit que ces
concepts s'étendent même aux objets d'une intuition sensible
différente de la nôtre (44) • Ces deux passages se concilient
par ce qui suit immédiatement celui de la Déduction. Les con-
cepts sans l'intuition restent vides d'objets; donc, pour notre
connaissance, ils ont seulement le (( sens » et la « valeur » (45)
que leur procure la seule intuition que nous ayons; mais, con-
sidérés en eux-mêmes, pour Jiolrc pensée pure, ils sont « affran-
chis de celte limitation », ils peuvent s'étendre aux objets
d'une intuition sensible différente de la nôtre. Ainsi cette limi-
tation de leur sens et de leur valeur peut être entendue de
manière qu'elle n'emjDêche pas qu'ils en soient affranchis; sem-
blablement, lorsque Kant dit que, jiar rapport à la connais-
sauce qu'aurait un enlendement intuitif, ces concepts a n'au-
raient plus de sens h ('i^), ou qu'ils « n'auraient plus aucune
signification » (47) par raj^port à une intuition intellectuelle,
cela doit pouvoir aussi s'entendre d'une manière qui n'inter-
dise pas d'affirmer que ces concepts « ont un champ illimi-
té » (48), qu'ils s'étendent plus loin que l'intuition sensible (49),
qu'ils peuvent « is'appliquer aussi aux choses purement intclli-
(45) Cril. de la rais, pure, Kehrb., p. 686 ; Treai., p. 264, 2« édit.
(44) Ibid., Ivehrb., p. 670 ; Treni., p. 147, 2^ cdit.
(45) Ibid., Kehrb., p. 670 ; Trem., p. 147, 2« éd.
(46) Ibid., Kehrb., p. 668 ; Trem., p. 143, 2« édit.
(il) Ibid., Kejirb., p. 256; Trem., p. 285.
(48) Ibid., Kehrb., p. 081, note ; Trem., p. 106, noie.
(49) Ibid., Kehrb., p. 234 ; Trem., p. 264.
DESTUXl" DE TRACY:, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER 1^7
gibles » (5o), lesquelles sont les objets de l'intuition intellec-
tuelle (5i). Nous ne sommes pas obligés de croire que selon
Kant les catégories soient des concepts qui ne conviennent au-
cunement à l'objet d'une intuition intellectuelle, c'est-à-dire
que cet objet soit tellement discordant avec toute forme du
jugement ou de notre pensée, tellement différent de tout ce
qui peut être objet de notre pensée, que lorsque nous en par-
lons nous n'ayons rien dans l'esprit qui lui corresponde que
son nom. Les catégories sont les moyens de synthèse que pos-
sède notre entendement discursif pour unifier une diversité en
une représentation objective. Dans une intuition pure, les
parties sont toujours représentées dans le tout, comme des li-
mitations ou déterminations du tout; le tout n'y est jamais
regardé comme le résultat, la somme des parties. Un entende-
ment intuitif serait donc celui qui connaîtrait la liaison des
parties de son objet par leur liaison avec le tout. Les catégories,
qui sont les concepts de la liaison de parties avec d'autres
parties, sont donc des moyens qu'un entendement intuitif
n'emploierait pas; mais il ne s'ensuit pas que l'objet d'un tel
entendement serait d'une nature totalement opposée à celle de
l'objet en général de notre entendement pur (52). S'il en était
autrement, Kant n'aurait pu dire que cet objet, la chose en soi,
nous affecte, est la cause de nos impressions, ou que le concept
de causa noumenon ne renferme aucune contradiction.
Il se peut que cette interprétation du criticisme ne le
mette pas à l'abri de toutes les objections; mais déjà elle dis-
sipe celles qu'a suscitées l'interprétation contraire, adoptée
par Villers et qui est commune à la plupart des exposés popu-
laires. Il n'est pas très certain que Kinker ait compris autre-
(50) dit. de la rais, pratique, trad. Barni, p. 217.
(51) Crit. de la rais, pure, Kehrb., p. 686 ; Trem., p. 264, 2« édit.
(52) Voyez une opinion analogue dans P. Charles, La métaphysique
du kanlismc. Reçue' de philosophie, 1915, p. 261, et une opinion adverse
dans Norman Kcmp Smith, A commentary ta Kant's critique ol pure reason,
1918, p. 291.
l/|8 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
ment que Villers la Ihéorie de Kant sur la valeur des catégo-
ries et les limites de la connaissance, et il ne paraît nullement
que son Exposilion ait jamais fait soupçonner aux philosophes
français que celle tlu'orie pût être comprise aulremenl. Kin-
ker s'élail unicjuement proposé de résumer la Critique, sans
en discuter les difficultés : son ouvrage était un abrégé plutôt
qu'un commentaire. C'est sans doute ce qui l'avait fait pa-
raître plus exact que celui de Villers, mais c'est aussi à cause
de cela qu'il a perdu beaucoup de son intérêt dès que la Cri-
tique elle-même a élé traduite. Ce caractère de simple abrégé
est encore plus marqué dans la partie qui concerne la Dialec-
tique et la Méthodologie, aus;i n'y trouvons-nous que peu de
pages à signaler. Le résumé de la Dialectique a servi à faire
connaître en France les preuves des thèses et des antithèses
des antinomies, ainsi que la solution critique de ce conflit, que
Villers avait trop négligées. II a encore été utile en ce qu'il
expliquait avec assez de détails le chapitre de Kant sur les
])aruh>gisines de la psychologie rationnelle. C'est d'après ces
pages que Maine de Biran a connu la critique kantienne des
argumcnls relatifs à la substanlialilé de l'àme et l'a comparée
à sa propre théorie. Elles conservent donc une importance par-
ticulière dans l'histoire de la philosophie française, et il y a
lieu d'en rappeler les idées essentielles.
La psychologie empirique fait l'analyse de nos facultés,
mais elle ne nous appi'cnd rien de la chose à laquelle elles
appartiennent. Elle est la science de la pensée et non de l'être
qui pense. La psychologie rationnelle est la métaphysique de
rame; mais une telle métaphysique est illusoire. Ses preuves
ne sont que des paralogismes. Elles n'ont pour fondement que
1 aperception du moi, qui n'est que la conscience qui accom-
pagne toutes nos pensées, et qui, séparée de nos pensées, reste
vide et « n'offre plus qu'un je ne sais quoi d'obscur et d'indé-
finissable » (53). La psychologie rationnelle ne peut donc rien
conclure relativement ù ce qu"e>l « indépendammenl de ses
(55) Exposition, p. 96-97.
DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' « EXPOSITION » DE KINKER 1^9
perceptions et de ses pensées, ce moi qui sent, qui pense, et
qui a la conscience de son sentir et de son penser » (54).
Voici comment nous arrivons à commettre le paralogisme
de la substantialilé, premier paralogisme de toute cette pré-
tendue métaphysique de lame. Chacun de nous a la cons-
cience de rester constamment le même, d'être toujours le
même moi, malgré les variations incessantes de son état inté-
rieur. Il en résulte que nous nous regardons comme un sujet
qui ne peut devenir à son tour prédicat, et, par suite, comme
une substance. Ainsi nous considérons nos pensées comme
des attributs dont le moi e<t substantiellement le sujet. Nous
prenons le moi pour un sujet inconditionnel et non pour la
simple idée d'une substance pensante (55). Mais légitimement,
tout ce que nous pouvons dire de l'être pensant, c'est qu'il
pense, et « nous ne faisons par là qu'exprimer un de ses attri-
buts, sans déterminer en aucune manière ce qu'il est effec-
tivement en lui-même. Considérons-nous la pensée comme
attribut ou prédicat de l'être pensant, et celui-ci comme
sujet de ce prédicat, alors certainement l'être pensant, notre
âme, est le sujet logique dont la pensée est le prédicat ; et
comme nous ne savons absolument rien de l'âme, dépouillée de
l'attribut de la pensée, il est vrai que nous ne pouvons non
plus la concevoir comme prédicat d'un autre sujet » (56). Elle
ne doit être, pour nous, qu'une substance logique; la substance
réelle nous reste inaccessible. La catégorie de substance ne nous
conduit à aucune substance réelle que par la permanence, qui,
n'étant qu'un phénomène dans le temps, ne nous présente
qu'une substance phénoménale, dont la réalité n'est que sub-
jective (57).
Le moi dans la pensée est toujours simple et identique,
« mais il n'en résulte aucunement que, séparé de la pensée
(et c'est de quoi il est ici question), ce moi soit en effet une
(54) Ibid., p. 104.
(55) Ibid., p. 94-95.
(56) Ibid., p. 101.
(57) Ibid., p. 102.
l5o LA FORMATION DE l'iISFLUENCE KAMTIENISE EN FRANCE
substance simple ». Conclure de la simplicité et de l'identité
du moi à une substance simple et identique, c'est commettre
les paralogismes de la simplicité et de la personnalité.
Le paralogisme de l'idéalité du rapport extérieur consiste
à conclure que l'existence de notre âme est seule certaine et
que l'existence des choses extérieures est douteuse, de ce que
nous n'avons une perception immédiate que dé nous-mêmes et
que nous concevons les choses seulement comme causes de nos
perceptions (58). Il y a là paralogisme, puisque, d'une part,
tout ce que nous connaissons de notre âme, aussi bien que des
objets exléricMrs, n'est que phénomène, représentation, et que,
d'autre part, il n'est pas du tout certain que nous
conserverions la conscience de nous-mêmes, si nous ces-
sions de nous représenter des objets comme existant hors de
nous. Nous ne nous concevons que comme existant avec notre
corps. (( Pourrais-je exister comme être purement intellectuel,
c'est-à-dire en cessant d'être homme et d'appartenir en partie
â ces objets extérieurs ? C'est là ce qu'il m'est impossible de
savoir » (69) . Le problème de l'action réciproque de deux
choses aussi différentes que l'âme et le corps, se ramène à
celui de l'action réciproque de deux choses sensibles, lequel
est de même nature que celui de l'action réciproque de deux
choses occupant deux parties de l'espace ; puisque nos pen-
sées se succèdent dans le temps et que nous pensons toujours
en un lieu. Notre âme se présente à nous dans les mêmes
formes de connaissance que noire corps. Nous ne pouvons
savoir ce qu'elle est en elle-même, au delà de la perception que
nous en avons (60).
Kinker, comme on peut le constater dans notre analyse,
n'est pas arrivé à expliquer nettement le dernier paralogisme.
C'est le contraire qui eût été extraordinaire : en ce point de
la Critique, le problème du rapport de l'âme et du corps se
(58) Ibid., p. 103.
(59) Ibîd., p. 100.
(60) Ibid., p. 106.
DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION » DE KINKER l5l
complique de la réfutation de l'idéalisme, qui, à elle seule, a
souvent embarrassé les commentateurs de Kant. — Il est aussi
à remarquer qu'en quelques endroits de son Exposition, Kin-
ker semblait dire qu'il est légitime de conclure à la réalité
d'une substance pensante, si l'on entend ce concept de subs-
tance de la même manière que lorsqu'on l'applique aux phé-
nomènes externes. Or, que les catégories s'appliquent pareille-
ment aux phénomènes internes et aux phénomènes externes,
ce n'est peut-être pas précisément l'opinion de Kant (6i), et
c'est même ce que Kinker, dans son Dualisme, lui reprochera
d'avoir nié.
Pour la raison que nous avons dite, il n'y aurait pas d'in-
térêt à analyser le reste de l'Exposition. Nous devons mainte-
nant revenir aux réflexions qu'elle a suggérées à Destutt de
Tracy.
Nous l'avons noté, D. de Tracy fut le premier à douter que
ses objections atteignissent le propre système de Kunt. S'il pa-
raît aujourd'hui indéniable qu'en effet la plupart n'y parvien-
nent pas, il faut considérer par là — afin de voir dans son
mémoire autre chose que des faiblesses — dans quel éloigne-
ment de la pensée kantienne l'esprit des idéologues avait cou-
tume de s'exercer, et ainsi estimer l'effort accompli par ceux
d'entre eux qui ont tâché de la comprendre et de l'apprécier.
(61) Voici comment l'opinion de Kant a été expliquée par V. Delbos :
« Les états internes sont incapables de fournir par eux-mêmes un objet
durable. Dans ce que nous appelons âme tout varie à chaque instant, rien
n'est fixe, sauf peut-être, si Ton y tient, le moi, qui n'est simple que parce
qu3 la représentation en est sans contenu. Aucune connaissance synthétique
a priori n'est possible à partir du concept d'un être pensant. Au contraire,
les phénomènes externes ont quelque chose de permanent qui soutient les
d'.'ïerrninations changeantes et qui rend possible l'usage des concepts syn-
thétiques a priori. Il y a une grande différence à cet égard entre les états
internes et les objets e.xternes, bien que ce soit de part et d'autre des
phénomènes. Ainsi Kant déclare impossible tout usage du principe de subs-
tance pour la connaissance des états internes, non pas seulement l'usage
transcendant, qui est en général, et pour toute connaissance, illégitime, mais
ir.jme l'usage immanent qui convient au contraire parfaitement aux phé-
nomènes externes. » Y. Delbos, S tr la notion de l'expérience dans la pld-
Ifiophie de Kant ; Bibliothèque du congres international de pliilosophie,
Paris, 1902, p. 376-377.
l52 LA FORMATION DE l'inFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
D. de Tracy aborde la théorie de la sensibilité, et, tout en
reconnaissant que « cette observation n'est pas d'un intérêt
majeur » (62), trouve que Kant a donné de la sensibilité une
analyse fausse en ce qu'elle caractérise cette faculté par la
passivité et fait de l'activité le privilège de l'entendement. Il
affirme que notre sensibilité est active, parce qu'il a cons-
taté que, pour percevoir, il nous faut nous rappeler des sen-
sations passées, et que nous ne pouvons pas même avoir cons-
cience d'une impression dont notre attention soit entièrement
distraite. Il ajoute qu'il est absurde de tenir, en même temps,
la sen?ibilié pour une faculté passive et pour une source de
perceptions pures (63).
Victor Cousin, qui déclarait profitable la lecture de ce mé-
m.oire de Deslutt de Tracy, paraît en avoir retenu ces objec-
tions, qu'il a développées au moyen d'idées empruntées à Maine
de Biran. « Sans l'attention, dit-il, et par conséquent sans
l'activité volontaire, les sensations passent inaperçues dans la
conscience; ■elles sont comme si elles n'étaient pas. La cons-
cience en général est inséparable de l'activité; l'énergie de
l'une semble s'accroître ou diminuer avec l'autre » (64). « Kant
a eu tort de ne voir l'activité que dans l'entendement. En effet,
la sensibilité, pour porter toutes les notions que Kant lui
attribue, doit contenir déjà un élément actif... » (65). Cousin
savait qu'il faut distinguer de l'activité volontaire la sponta-
néité que Kant réserve à l'entendement et refuse à la sensibi-
lité; il la définissait simplement une activité qui, sans être
volontaire, a son principe en elle-même. Mais tout en lui
accordant que la spontanéité et la volonté sont deux choses
distinctes, Cousin donne à Kant deux fois tort, d'abord pour
n'avoir pas étendu cette spontanéité à toute la conscience, en-
suite pour avoir négligé le rôle que joue la volonté dans la
(62) Dp la mrluph. de Kant, p. 5.50.
(63) Ibid., p. 5.58-5.59 et 573.
(64) V. Cousin, Pltilo.f. de Kant, cours de 1820, édit. de 1842, p. 572.
(65) Ibid., p. 154.
DESTUTT DE TRACY, DAUÎVOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER l53
formation de nos connaissances (66). — Bien que Cousin ait
quelquefois marqué une différence entre l'étude psychologique
de la formation de nos connaissances et l'étude du rôle des
éléments a priori dans l'expérience, on voit qu'il lui est arrivé
aussi de confondre ces deux ordres de recherches (67). Quant
à D. de Tracy, il affirme qu'une vraie critique de la raison ne
pourrait être qu'un traité d'idéologie (68). Pour découvrir les
lois que nos facultés ne peuvent transgresser, il n'y a pas
d'autre moyen, selon lui, que l'observation de notre organisa-
tion mentale ou physique. Cette méthode, D. de Tracy le dit,
Kant la rejette parce qu'elle ne conduit qu'à des vérités empi-
riques. La connaissance que nous prendrons de nos facultés
par l'examen de nos actes, ne sera jamais une de ces con-
naissances pures « dont on veut nous illuminer » (69). D. de
Tracy a donc entr'aperçu ce que Kant n'a pas voulu faire et
pourquoi il ne l'a pas voulu; mais il n'est jamais entré dans
son esprit qu'il fût possible de faire autre chose, c'est ce que
ses observations sur VAimlytique révèlent aussi bien que celles
qui précèdent.
Les deux actes dont l'ensemble constitue ce que Kant, au
dire de Kinker, appelle entendement, l'acte de rassembler en
une perception d'im objet la diversité des impressions qui se
(06) Iliid., p. 83 et 154.
(67) Il est évident que les analyses psychologiques que D. de Tracy
et V. Cousin auraient voulu trouver dans la Critique sont élrangères au
problème que Kant sétait posé. Les rapports que la psychologie recherche
entre certains phénomènes, entre l'attention et la perception, par exemple,
ainsi que ceux qu'étudient les sciences de la nature, sont toujours des spé-
cifications des rapports universels et nécessaires (rapports de succession, de
causalité, etc.) que notre sensibilité et notre entendement imposent aux
phénomènes. Il senible donc qu'aucun d'eux ne soit ce rapport de dépen-
dance des phénomènes à l'égard de notre sensibilité et de notre entende-
ment, grâce auquel, selon la philosophie transcendentale, les phénomènes
se trouvent liés entre eux suivant ces rapports universels et nécessaires, et
dont cette philosophie entreprend de démontrer qu'il est le fondement de
la possibilité de savoir a priori que les phénomènes sont ainsi liés entre
eux. Kant n'aurait-il pas commis un cercle vicieux, s'il avait prétendu ex-
pliquer par des phénomènes psychologiques et par leurs rapports de suc-
cession et de causalité la conformité des phénomènes au temps et à la
causalité ?
(68) De la métaph. de Kant, p. 569.
(69) Ibid., p. 572.
15-4 LA. FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
rapportent à cet objet et l'acte de séparer, d'abstraire de plu-
sieurs objets une qualité commune, pour former un concept
qui les comprend tous, sont deux actes contraires dont une
analyse plus approfondie, selon l'opinion de D. de Tracy,
aurait découvert la racine commune dans l'action de juger,
qui est l'action de sentir la convenance ou la disconvenance
d'une perception avec une autre. Il croit voir que dans le livre
de Kinker le jugement est exclusivement la conception, ou
action de former des concepts; il regrette qu'il n'y soit jamais
question du jugement proprement dit (70).
En se reportant à la Critique, D. de Tracy aurait peut-être
constaté que cette omission est imputable à Kinker plutôt
qu'à Kant. Kant a non seulement affirmé que penser, et non
pas sentir, c'est juger; mais encore il a montré, dans la Dé-
duction transcendentale (§ 19), pourquoi il fallait, à son avis,
tenir pour insuffisante la même définition du jugement que
D. de Tracy recevait de la tradition empiriste, et il a proposé
une nouvelle théorie du jugement. Celle-ci repose sur la dis-
tinction des jugements de perception et des jugements d'expé-
rience, distinction qui, il est vrai, est expliquée surtout dans
les Prolégomènes, et sur laquelle on risque de commettre une
erreur que nous indiquerons plus loin, si on ne la rapproche
des preuves des principes de V entendement pur. Ici nous de-
vons donc reconnaître qu'il n'était pas facile à D. de Tracy
de discerner tout cela.
Il croyait découvrir que toute la théorie kantienne de la
connaissance était dominée et faussée par celte idée : nous
avons un fonds de connaissances que nous ne jievons qu'à no-
tre faculté de connaître et sans lesquelles nous ne pourrions
pas connaître les objets sensibles. Ces connaissances étant plus
générales que la connaissance de ces objets que nous leur sou-
mettons, la Ihéorie de Kant, j)our D. de Tracy, revient à
affirmer que nous ne pouvons juger d'aucune cîiose particu-
lière que d'après un concept plus général, comme si nous ne
(70) Ibid., p. 562-563.
DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER l55
pouvions juger qu'une saveur est douce qu'en la rapportant
au concept général de douceur (71). Il conteste que nous pos-
sédions deux sortes de connaissances, les unes dérivant unique-
ment de nos facultés, les autres de l'expérience. « Le moulin
tout seul ne fait pas plus de la farine pure, que le grain tout
seul de la farine d'expérience. Il faut absolument le concours
de tous deux pour faire de la farine réelle » (72). Il voit bien
que Kant l'accorde en disant que nous ne possédons aucune
connaissance avant que l'expérience ait mis en action notre
(71) Ibid., p. 561, 509. Cette objection se rencontre souvent dans les
écrits des empiristes. Voici le tour que lui donne Huxley, dans son livre
sur Hume (p. 69 de la trad. Compayré) : « Les métaphysiciens purs s'ef-
forcent de fonder le système de la connaissance sur de prétendues vérités
universelles et nécessaires, ils affirment que l'obsen^ation scientifique est
impossible, à moins que ces vérités ne soient déjà connues ou supposées :
ce qui, aux yeux de ceux qui ne sont pas des métaphiisiciens purs, est une
affirmation beaucoup plus hardie que ne le serait celle du physicien qui
prétendrait que la chute d'une pierre ne peut être observée, tant que la
loi de la gravitation n'est pas présente à Fesprit de l'observateur. » Va-
lette, resté fidèle à l'idéologie pendant que l'éclectisme triomphait, attaquait
pareillement la théorie rationaliste professée par Cousin, d'après laquelle
nous ne comprendrions les rapports des quantités concrètes que parce que
nous comprenons les rapports des quantités abstraites, nous ne saurions
que 2 arbres et 2 arbres sont 4 arbres que parce que nous savons que 2
et 2 sont 4. (Valette, De renseignement de la philosophie à la [acuité des
lettres, et en particulier des principes et de la méthode de il. Cousin, Paris,
1828, p. 31-52). Il précisait lui-même que Cousin n'a pas voulu dire que
l'homme possède des connaissances abstraites avant qu'il ait acquis des
connaissances concrètes, mais que l'intelligence des choses concrètes, toute
la lumière dont est susceptible notre connaissance des choses, a sa source
dans l'aperception de certaines vérités abstraites et générales. Cette théorie,
ainsi entendue, ne lui en paraissait pas moins erronée ; il opposait à
Cousin l'opinion nominalisie selon laquelle nous apercevons des rapports
seulement entre des termes individuels ou sous des expressions générales,
et, sous les expressions générales, nous ne faisons qu'apercevoir encore
ce que nous avons aperçu dans les faits individuels et concrets (p. 5o, 39).
— La théorie défendue par Cousin ressemblait à celle de Fénelon que
Villers avait rapprochée de l'apriorism.e de Kant ; et Valette, pour critiquer
l'enseignement de Cousin, se servait des objections que Porlalis avait faites
au kantisme, que nous verrons plus tard. Lorsque Taine, tâchant de relever
l'idéologie du discrédit où l'école de Cousin lavait jetée, reprochera à cette
école éclectique de n'avoir pris, auprès des philosophes allemands, que le
goût des expressions abstraites, des généralités vagues, et le dédain des
exemples particuUers et des petits faits précis ; lorsqu'il soutiendra que
nous saisissons dans les faits particuliers, et contingents des vérités uni-
verselles et nécessaires, il ne fera que développer à sa manière les cri-
tiques de Valette. Taine. Philos, classiques, p. 222, 239, 162 et suiv.
(72) De la métaph. de Kant, p. 568.
l56 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
faculté de connaître; mais il croit que dès qu'on accorde cela,
on ne peut i)lus affirmer l'existence de connaissances pures.
Quoiqu'il conteste l'existence des perceptions pures et des
formes n priori de la sensibilité, D. de Tracy convient que
nous ne connaissons les choses que comme elles nous appa-
raissent et que nous ne pouvons rien savoir de ce qu'elles
sont en elles-mêmes et indépendamment de nous. Il se peut,
ainsi, que les choses qui nous apparaissent dans l'espace et
le temps n'y soient pas en elles-mêmes; « tout cela est hors
de doute, concluf-il, et ne vaut presque pas la peine d'être
dit ».
Par ces observations sur VEstliétiqae et sur l'Analytique, on
devine assez celles qu'il a pu faire sur la Dialectique pour que
nous nous dispensions de les rapporter. Il traite, en effet, du
raisonnement de la même manière que du jugement. Enfin, il
avoue qu'il n'a pas mieux réussi à saisir ce que les kantiens
entendent par « idées de la raison » que ce qu'ils entendent
par (( formes de la sensibilité » ou par a concepts de l'enten-
dement pur ». Il se demande « ce qui se passe dans le cerveau
de l'homme qui emploie de telles expressions » (73), et il
lui « semble manifeste qu'en disant de telles choses on ne se
comprend pas soi-même » (7^).
Nous avions dit que D. de Tracy attribuait à VExposition
le mérite d'être exacte et de répandre sur toute la Critique
autant de clarté que celle-ci lui en paraissait susceptible. Nous
venons de voir à quelles lueurs cette clarté se réduisait, en
réalité, dans son esprit. Rarement elle brilla davantage dans
l'esprit des autres lecteurs français, en ce temps : le livre de
Kinker ne permit qu'à bien peu d'entre eux de mieux appré-
cier le criticisme. Pour l'exactitude, D. de Tracy en jugeait
sans doute à ce que l'auteur s'était appliqué le plus souvent à
l'exactitude littérale; mais précisément parce que VExposition
(73) Ibid., p. 588.
(74) Ibid., p. 592.
DESTUTT DE TRACT, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER ib"]
avait été faite de celte façon, elle conservait, presque toujours,
leur obscurité aux passages de l'original qui avaient le plus
besoin d'être expliqués. Kinkcr aurait mieux servi la doctrine
qu'il voulait propager, si, au lieu de la présenter en abrégé
dans les termes de la Critique, il avait essayé de se faire com-
{)rendre en communiquant les raisons de l'intérêt qti'il y pre-
nait, en disant quels progrès il estimait qu'elle faisait réaliser
sur les pliilosophics antérieures; en un mot, il aurait mieux
réussi à faire voir la Critique comme il la voyait, s'il s'était
moins effacé lui-même. Avec le procédé qu'il avait adopté, son
résumé de ÏAnalytique tramfcendentalc, ou théorie de l'enten-
dement, ne pouvait que laisser beaucoup à désirer. Pourtant,
en y regardant de près, on pouvait y découvrir l'indication
d'une interprétation autre que l'interprétation psychologique,
qui assurément s'y trouvait favorisée. Il était 2)ossible d'y re-
marquer, et nous montrerons (pi'on y a remarqué en effet,
que Kinkcr désignait du même nom d'entendement deux
choses différentes ou, si l'on veut, deux aspects différents d'une
même chose. Essayons, pour dévoiler cette ambiguïté, de bien
distinguer les deux sens confondus sous ce même mot.
Kinkcr appelle d'abord entendement la faculté de penser,
de juger, de concevoir, de rassembler (au moyen du jugement)
les diverses données de la sensibilité en des perceptions, et
celles-ci en une représentation d'un système unique de leurs
objets, c'est-à-dire en une connaissance de la nature. Mais
plus loin, et cela apparaît dans l'analyse que nous avons faite
de son livre, il traite de l'entendement comme faculté de notre
âme, de l'entendement tel qu'il est en lui-même, ou plutôt ■ —
puisqu'il dit aussi que nous ne jjouvons pas savoir si, dans la
réalité en soi, nous sommes une âme, un être substantielle-
ment un et personnel — il traite de ce qui, dans la réalité en
soi, est le fondement de notre moi, de l'unité de notre cons-
cience et de l'entendement tel qu'il l'avait d'abord défini. Voici
le raisonnement qui, semble-l-il, eût pu l'autoriser à parler de
Kentendemenl en ce second sens. L'unité de la conscience de
l58 LA FORMATION DE l'iM-LUENGE KANTIENNE EN FRANCE
soi, les formes du jugement, ne dérivant pas des données de la
sensibilité, ne pouvant se ramener à la sensation ni à aucun
autre phénomène, doivent avoir leur origine directement d-ans
la réalité en soi, de même que le divers empirique des sensa-
tions y a la sienne; puisque, pour Hsmi, tout ce qui apparaît
à notre conscience procède, en définitive, de la réalité abso-
lue mais inconnaissable, et qu'ainsi le monde des phéno-
mènes repose sur le monde des noumènes. Ce sont ces con-
ditions nouménales de la conscience de soi, de l'entendement
et de ses concepts, que Kinker se représente comme le moule
qui imprime sa prope forme à Ja matière qui le remplit. Ces
conditions sont inconnaissables, et cependant on peut affir-
mer que ce sont elles qui font que tout ce qui aj^paraît à notre
conscience empirique se trouve conforme aux concepts de l'en-
tendement; car, d'après Kinker, de même que l'on conclut
de la forme de la cire à la forme du cachet ou du moule que-
l'on n'a jamais vus, il faut conclure des formes des opéra-
lions conscientes de l'enlendement, des formes du jugement,
aux formes de ses opérations inconscientes et inconnaissables.
Cette théorie des deux sortes d'opérations de l'entende-
ment, ou ce double sens du mot « entendement », devait
échapper à beaucoup de lecteurs de VExposiiion. Kinker avait
passé trop rapidement sur ces opérations qui sont, dans cette
théorie, les conditions nouménales de la forme de l'expé-
rience, et il ne les avait pas assez nettement distinguées des
opérations de l'autre sorte. Il faut dire aussi que même quand
on a retracé plus explicitement cette distinction, comme nous
venons de le faire, on n'y aperçoit qu'une hypothèse de na-
re à faire douter qu'aucune preuve suffise jamais à la con-
lirmer. Nous ne voyons pas qu'elle ait été exposée de nouveau
en France, du moins dans les écrits publiés avant que Barchou
de Penhoën eût donné, en i836, son Histoire de la philosophie
allemande depuis Leibniz jusqu'à Hegel, oh il paraît qu'il
devait à Villcrs el à Kinker à peu près tout ce qu'il savait sur
i
DESTUTT DE TR.A.CY, DAUNOT; Kl l, « EXPOSlTIOiN )) DE KINKER IO9
la Critique de la raison pure (75). Il se sert des mêmes compa-
raisons que Kinker, pour expliquer, presque de la môme
manière, que Kant attribue à l'entendement deux fonctions,
l'une consciente et l'autre inconsciente, et, comme Kinker
encore, il confond ces fonctions presque aussitôt qu'il les a
distinguées.
L'interprétation commune à Kinker et à Barchou de
Penhoën pouvait s'appuyer sur quelques passages de la Cri-
tique, elle ressemble à des interprétations soutenues par quel-
ques commentateurs modernes, et une confusion analogue à
celle que nous venons de rencontrer a été reprochée par cer-
tains d'entre ces derniers à Kant même. C'est ce que nous nous
proposons maintenant de montrer. Mais il est nécessaire que
nous précisions auparavant quel besoin l'idéalisme kantien
semble avoir de l'hypothèse qu'on lui a prêtée. Pour cela il
est bon de savoir tout d'abord que Barchou de Penhoën, dans
son Histoire — dont nous reproduirons plus loin les passages
relatifs à cette hypothèse — , différait de Kinker en ce qu'il
s'était abstenu de dire (mais aussi de nier^ que, pour Kant, la
fonction de l'entendement cachée à notre conscience et par
laquelle il impose ses propres lois aux phénomènes s'exerçât
dans le monde des noumènes. C'est que peut-être il lui parais-
sait peu croyable que le crilicisme, qui prohibe toute spécula-
tion sur la nature des noumènes, fût lui-même le résultat d'une
(75) Barchou de Penhoën jouissait d'un certain renom dans les milieux
littéraires. Il avait été l'un des premiers rédacteurs de la Revue des Deux-
Mondes, dans laquelle il avait publié des articles sur Fichte, sur Schelling,
sur Ballanche et sur diverses questions. Il eut contre lui l'école éclectique
(sur ce point voy. l'article Barchou de Penhoën, par F. Picavet, dans la
Grande encyclopédie). Dalzac raconte, dans Louis Lambert, qu'au collège, de
-Vendôme il avait été un de ses condisciples, et il dit de lui : « Naguère
officier, maintenant écrivain à hautes vues philosophiques, Barchou de
Penhoën n'a démenti ni sa prédestination, ni le hasard qui réunissait dans
la même classe, sur le même banc et sous le même toit, les deux seuls
écoliers de Vendôme de qui Vendôme entende parler aujourd'hui. Le récent
traducteur de Fichte, l'interprète et l'ami de Ballanche, était occupé déjà,
comme je l'étais moi-même, de questions métaphysiques ; il déraisonnait
souvent avec moi. sur Dieu, sur nous et sur la nature. 11 avait alors des
prétentions au pyrrhonisme... » La Comédie humaine, édit. de 1846, T. XVI,
p. 121.
l6o LA FORMATION DE l'iNILUENCE KANTIENNE EN FRANCK
spéculation de celle sorte, cl que son auteur, pendant qu'il
affirmait qu'on ne peut rien connaître du monde des nou-
nièncs, prétendît en connaître quelque chose. — Faisons abs-
traction de la différence enire Kinkcr cl Barchou de Penhoën,
retenons seulemcni resscnliel de leur interprétation commune,
et riiyi)othcse (ju'ils croyaient voir chez Kanl, qui consiste à
allribucr un double rôle à rentendemcnt, pourra s'exprimer
ainsi : i° La fonction de l'entendement (ou de la pensée) est
de penser, c'est-à-dire de juger, et, en soumettant les données
sensibles aux formes du jugement, de les lier en des repré-
sentations d'objets, suivant ses concepts originaires ou catégo-
ries, pour s'élever ainsi à la connaissance de la nature; 2° ren-
tendemcnt possède de certaines formes qui lui sont originai-
rement propres — mais qui ne sont ni des concepts, ni des
jugements, ni rien dont nous puissions avoir conscience, ni
même rien qui ait sa place dans l'inconscient dont s'occupe
la psychologie — et qui font que toutes les impressions qui
naissent dans notre conscience, claire ou obscure, s'y trou-
vent produites telles qu'elles doivent cire et dans l'ordre
qu'elles doivent avoir pour qu'elles soient soumises (par l'autre
fonction de l'entendement, désignée en premier lieu) aux
formes du jugement, aux concepts, ou, plus exactement, aux
principes a priori, et puissent ainsi constituer, avec ces con-
cepts purs et ces principes qui ne sont en eux-mêmes que des
connaissances formelles, la connaissance de la nature. En un
mot, dans celle théorie des deux fondions de l'enlendcmcnl,
la fonction que nous avons définie en second lieu consiste à
faire que ce qui est donné à l'autre soit tel que cette aulre
fonction puisse s'exercer sur ce donné. Si l'une consiste à
appliquer des concepts, les catégories, aux données sensibles,
l'autre consiste à faire que les données sensibles soient telles
que les catégories leur soient applicables.
Comment peut-on être amené à penser que l'idéalisme
transcendental a besoin de supposer à l'entendement cette
DESTUTT DE TRACV, DAUNOU ET L* « EXPOSITION » DE KINKER l6l
seconde fonction ? (76) Nous croyons que c'est par une diffi-
culté qui apparaît clairement quand on la considère dans
l'exemple du concept de cause, difficulté dont nous avons
déjà vu un aspect. Parce qu'il convient ici de la traiter d'uno
manière un peu différente, nous devons la présenter de nou-
veau, en prenant toujours le même exemple.
Le concept de cause, appliqué aux phénomènes, est le
concept d'un phénomène A après lequel arrive nécessaire-
ment un autre phénomène B qui est toujours le même, c'est-à-
dire toujours semblable à celui qui est arrivé (ou arrivera)
chaque fois que le phénomène A est arrivé (ou arrivera). Du
phénomène A nous ne savons rien a priori, si ce n'est ce que
nous venons d'en dire. Du phénomène B nous ne savons rien
a priori, si ce n'est que tout phénomène, tout ce qui arrive,
est un tel phénomène, arrive chaque fois qu'un certain autre
phénomène arrive. « Tout ce qui arrive (commence d'être)
suppose quelque chose à quoi il succède, d'après une règle »
(77)-
Si nous ne percevions aucun phénomène A, aucune suc-
cession régulière, notre concept de cause resterait vide et sans
application. Mais pour percevoir une succession régulière,
pour percevoir que le phénomène qui suit un certain autre
phénomène est semblable à celui qui, une autre fois, l'a suivi,
il ne suffit pas que des sensations quelconques nous soient don-
(70) Nous continuerons de l'appeler seconde fonction, l'ayant définie
en second lieu. Mais l'appellation de première fonction lui conviendrait
mieux, étant conçue comme une fonction sans laquelle l'autre, celle de
connaître les choses sensibles, ne pourrait s'exercer. — A propos des
quelques mots de Villers sur l'imagination transcendentale, nous avons
cité, dans une note, un passage de la Critique où Kant parle d'un « effet
de l'entendement sur la sensibilité » qui est « une première application
de cet entendement, application qui est en même temps le principe de toutes
les autres ». Nous avons dit que quelques interprètes ont pu supposer que
Kant avait entendu par là une fonction consistant à faire que les sensa-
tions nous arrivent dans un certain ordre. C'est cette fonction que nous
décidons ici d'appeler seconde fonction, quoiqu'on l'appellerait plus pro-
prement première fonction, et que Kant lui-même, du moins selon l'inter-
prétation en question, l'ait appelée première application.
(77j Crit. de la rais. pure. Kehi'b., p. 181 ; Trem p. 211.
i3
102 T-A FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
nées dans un ordre quelconque, il faut, au contraire, que nos
sensations soient d'une certaine manière, que nous les éprou-
vions dans un certain ordre, qu'il y ait en elles une certaine
régularité. L'ordre et la régularité de nos perceptions dépend
de l'ordre et de la régularité de nos sensations dont nos per-
ceptions sont constituées.
Nous sentons dans le temps, nos sensations se succèdent,
parce que le temps est une forme de notre sensibilité, une de
nos manièrc> propres de sentir (78). Le fait que nos sensations
se succèdent dans un certain ordre, le fait que telle et telle
sensations sont semblables ou dissemblables, est une manière
de sentir que les formes de notre sensibilité ne suffisent pas à
déterminer. Cet ordre de nos sensations, cette manière de
sentir, ne peut pas non plus venir de notre entendement conçu
comme faculté de penser, puisque penser n'est pas sentir. Par
conséquent, l'ordre de nos perceptions, qui dépend de l'ordre
des sensations, ne vient pas d'un tel entendement.
Quand donc on désigne par le mot entendement simple-
ment 1-a faculté qui consiste à penser et à connaître, et s'il est
vrai, comme l'idéalisme transcendental semble l'admettre, que
les phénomènes, n'étant pas des choses en soi, ne sont que
des représentations sensibles liées entre elles selon des lois cons-
tantes, s'il est vrai que dire qu'un certain phénomène existe,
c'est dire uniquement qu'après certaines perceptions nous
avons toujours une certaine lautre perception (79), on doit
conclure que l'ordre de la succession des phénomènes (et non
seulement ce qui en est connu 0 posteriori, mais aussi ce que
notre entendement en connaît a priori par le principe de cau-
salité) ne leur vient pas de notre entendement. Mais cette
conclusion serait évidemment en contradiction avec l'idéalisme
transcendental, dont la thèse essentielle est que c'est notre en-
tendement qui impose aux phénomènes leur ordre sans lequel
(78) Prolégomènes, trad. Tissot, p. 107.
(79) Crit. (le la vais, pure. Analytique des principes (postulat de
rexibtcnce), Kchrb, p. 20(5-207.; Trem., p. 256-257.
DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER l63
ils ne seraient conformes à aucune loi, l'ordre que, en vertu
du principe de causalité, l'entendement leur connaît a priori-
C'est ainsi qu'il peut se faire que, quand on considère l'en-
tendement ou la pensée comme étant essentiellement la fonc-
tion de penser, de juger, de penser ou de juger d'une certaine
manière, suivant certaines lois, on ne réussisse pas à com-
prendre que notre entendement, comme le veut l'idéalisme
transcendental, impose ses lois à la nature, fasse qu'elle suive
nos manières nécessaires de penser. Et par là on se voit natu-
rellement porté à croire que l'idéalisme transcendental suppose
à notre entendement une autre fonction, celle de faire que
nous sentions de la manière que nous devons sentir pour que
ce que nous percevons au moyen de nos sensations soit perçu
tel que nous le pensons nécessairement.
Cette seconde fonction de l'entendement a-t-elle été vrai-
ment admise par Kant ? On ne peut qu'en douter, à moins
qu'on pense qu'il a totalement manqué le but qu'il disait
avoir atteint par son idéalisme transcendental, à savoir l'expli-
cation de la possibilité de la connaissance a priori. En effet,
la possibilité d'une connaissance a priori n'est ni mieux assu-
rée ni plus compréhensible, quand on fait de la conformité
des phénomènes à cette connaissance le résultat d'une telle
fonction de notre entendement, que quand on en fait le résul-
tat d'une action des choses en soi ; jjuisqu'en concevant une
telle fonction, on ne fait que transporter en nous la même
action secrète qu'une explication réaliste de l'ordre de nos sen-
sations supposerait dans les choses en soi. Tout ce que Kant
a dit, tout ce qu'on voudra lui faire dire, tendant à démon-
trer l'impossibilité de connaître a priori ce qui résulterait de
l'action exercée sur nous par des choses en soi, démontrerait
donc tout aussi bien (après un changement approprié des
termes) l'impossibilité de connaître a priori ce qui résulterait
d'une telle fonction.
Mais cette fonction peut se concevoir d'une façon qui, en
apparence, est différente, qui en rend la supposition plus vrai-
l64 LA FORMATION DE L*INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
semblable, el que plusieurs passages de la Déduction, assuré-
ment, peuvent bien suggérer. Dans cette conception, on dira
que la manière dont nos sensations ■se succèdent, qui fait
qu'elles peuvent composer des perceptions d'événements se
succédant suivant le principe a priori de causalité, est une
manière qui leur vient de nous-mêmes (de ce que nous sommes
indépendamment de nos sensations), en ce sens quelle est
notre propre manière d'avoir conscience; tandis que celles des
manières dont nos sensations sont ou se succèdent qui répon-
dent seulement à ce que nous ne connaissons des événements
que par la perception que nous en avons (c'est-à-dire a poste-
riori), sont indépendantes de nous et de la nature de notre
conscience (bien que tontes nos sensations n'existent qu'en
nous, dans notre conseioiicc), en ce sens qu'il nous est possible
d'éprouver des sensations qui soient d'une autre manière ou qui
nous arrivent dans un autre ordre. Toutes nos sensations, par cela
même qu'elles sont nôtres, sont soumises aux conditions sans Ics-
({uelies elles ne pourraient pas nous appartenir, appartenir à une
même conscience de soi. L'unité de la conscience de soi ne pou-
vant résulter de la diversité des sensations, cette diversité se trou-
ve soumise à une condition à laquelle elle n'est pas par elle-même
conforme, mais qui lui est imposée par nous-mêmes, par la
nature de notre conscience; et, pareillement, cette diversité
se trouve soumise à toutes les conditions que celte condition
primitive implique. Cette condition primitive, cette unité de
la conscience de soi, Kant l'appelle « unité trnnscendentale de
la conscience de soi, pour désigner la possibilité de la connais-
sance a priori qui en dérive » (80). Elle est l'unité de l'aper-
ception pure, qu'il appelle aussi apercepfion originaire. Et en
divers endroits il paraît bien (admettre que c'est grâce à cette
unité nécessaire de l'aperception, que toutes nos sensations se
trouvent toujours telles, qu'elles peuvent être lices « siiivaiit
des principes qui déterminent objeclivenienl toutes les rcjjré-
scntatio!l^;. en laiit qu'ils peuvent eu faire sortir u!ie coimais-
(80) dit. tlô la rais, pure, Kclirb, p. 050 ; Trein., p. lôO, i^éJ.
DESTUTT DE TRACY, DAU^OU ET l' « EXPOSITION )) DE EINKER l65
sance, principes qui dérivent tous du principe de l'unité Irans-
ccndentale de l'aperception » (8i).
En somme, selon cette façon de concevoir une seconde
fonction de l'entendement, c'est parce que nos représentations
et nos s"ns.ations appartiennent toutes à une même conscience
de soi, qu'elles peuvent être liées non seulement en des juge-
ments de perception, mais encore en des jugements d'expé-
rience, conformément aux principes a priffri et, par consé-
quent, aux catégories (82). Si, notamment, nous parvenons à
(81) § 19, Kehrb., p. 666 ; Trem., p. 140, 2^ édit.
(82) § 19. Les jugemenls d'expérience sont des jugements objectifs
concernant les choses sensibles ; ils sont non seulement valables à tel
moment pour la conscience empirique (momentanée) du sujet qui le porte,
mais toujours valables pour tous les sujets, pour toute conscience en
général ; ils relient entre elles les choses sensibles selon des rapports
universels et nécessaires. Tout cela est rendu possible par les catégories.
En effet, « si un jugement s'accorde avec un objet, tous les jugements
sur cet objet doivent aussi s'accorder entre eux », et. comme nous ne
pouvons prendre aucune connaissance immédiate de l'objet pour nous
assurer de la conformité du jugement avec lui, « si nous trouvons une
raison de regarder un jugement comme nécessairement universel..., nous
devons aussi le réputer objectif » : la validité objective d'un jugement
et son universalité nécessaire (son accord nécessaire avec tous les juge-
menis que tous les sujets doivent porter) sont deux concepts réciproques.
(Prolég., trad. Tissot, p. 77 et 78). Or. nous ne pouvons regarder un juge-
ment comme nécessairement et universellement valable, sans nous appuyer
sur quelque principe a priori, renfermant lui-même un concept pur. ou
catégorie, qui relie d'une manière nécessaire les deux termes du juge-
ment. Donc, c'est de la rafégorie que le jugement d'expérience emprunte
.sa valeur objective, parce que c'est au moyen de la catégorie qu'il ramène
les représentations à l'unité d'une conscience en général. (Prolég. p. 80
et 86, et Cril., Kehrb., p. 660-667 ; Trem., p. 141, 2« édit.)
En outre, puisque le jugement d'expérince, au lieu de n'exprimer,
comme le jugement de perception, qu'un rapport de la perception à un sujet,
exprime une propriété de l'objet, il ne représente plus cette propriété — en
tant qu'il a égard à la perception qu'on en a — comme appartenant sim-
plement à la perception de ce sujet ou d'autres sujets, mais comme appar-
tenant nécessairement à cette perception. {Prolcg., p. 81-82). Tandis que le
jugement de perception relie d une manière contingente les représentations
dans la conscience empirique d'un sujet, le jugement d'expérience vise à les
unir d'une manière nécessaire dans une « conscience en général », c'est-
à-dire dans une représentation de la liaison de tous les objets et de leurs
perceptions en une ^'alure, selon des lois universelles et nécessaires.
Par là on comprend que, bien que l'objet de la connaissance ne soit
qu'un phénomène, qu'une représentation, les représentations qu'en ont
divers sujets individuels ne sont pas cet objet, à propos duquel les juge-
ments de ces individus doivent être d'accord entre eux. L'objet subsiste
l66 LA FOKMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
former des jugements d'expérience par la catégorie de cause,
si nos sensations se succèdent dans l'ordre sans lequel nous ne
percevrions jamais de successions régulières, sans lequel, par
conséquent, notre concept de cause resterait toujours vide,
indépendamment des représentations fugitives de ces individus qui ont com-
mencé et cesseront d'être ; parce que, sans être autre chose qu'une repré-
sentation, il est la représentation d'une « conscience en général ».
Cette théorie de la conscience en général n'est pas sans avoir une
certaine analogie avec l'immatérialismc de Berkeley, d'après lequel les
choses matérielles, qui n'étaient que des idées, subsistaient néanmoins in-
dépendamment (les esprits finis, dans l'esprit infini. Mais mieux qu'au Dieu
de Berkeley, la conscience en général de Kant peut être rapprochée, ainsi
que M. Radulesci-Motru l'a montré, du Dieu des philosophes-mathématiciens
du dix-septième siècle, du moins en tant que ce Dieu était cette intelligence
que Laplace ca' ictérise ainsi, dans son Essai philosophique svr les proba-
bilités : « Nous ilevons... envisager l'état présent de l'univers comme l'effet
de son état antérieur, et comme la cause do celui qui va suivre. Une intel-
ligence qui, peur un inslant donné, connaîtrait toutes les forces dont la
nature est anin ée, et la situation respective des êtres qui la composent, si
d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse,
embrasserait dans une même formule les mouvements des plus grands
corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain
pour elle, et l'avenir comme le passé, serait présent à ses yeux. L'espril
humain offre, dans la perfection qu'il a su donner à l'Astronomie, une fai-
ble esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en Mécanique et en
Géométrie, jointes à celle de la pesanteur universelle, l'ont mis à portée de
comprendre dans les mêmes expressions analytiques, les états passés et
futurs du système du monde... Tous ces 'efforts dans la recherche de la
vérité, tendent à le rapprocher sans cesse de l'intelligence que nous
venons de concevoir, mais dont il restera toujours infiniment éloigné. »
(Essai, 6« édit., 1840, p. 4) La « conscience en général » de Kant, comme
cette intelligence, n'est, pour notre connaissance, qu'un idéal et non pas
un être actuel. Elle n'est que le « corrélatif logique d'un monde complète-
ment unifié ». (Whitney and Fogel, Kant's crilical pliilosophy, N.-Y., 1914,
p. 176. Voy. aussi : Radulescu-Motru, Entwickclung von KanCs Théorie der
Naturcausaliteet, Philof:ophische Studicn, 1894 ; et, du même auteur, La
conscience transcendcnfale. Revue de métaph. et de morale, 1915, p. 762 et
766 ; ainsi que Mary Calkins, The persistent prohlems of philosophy, 3^ édit.,
N.-Y., 1915, p. 251 et suiv. On trouve dans ce dernier ouvrage une compa-
raison entre la conscience en général de Kant et le Dieu de Berkeley, d'une
part, et le moi absolu du néo-hégélianisme anglo-américain, d'autre part.
Cette conception de la conscience en général a été combattue par II. Sid-
gvvick dans ses Lectures on the philosophy of Kant, 1905, p. 73-74). —
Nous avons rappelé la théorie de la conscience en général, pour montrer
comment l'interprétation que nous examinons s'y rattache. Parce que tout
son sens et tout son intérêt ne dépendent pas de cette interprétation, nous
l'en avons séparée en la résumant ici, dans celte note, comme Kant lui-même
l'a dégagée, dans les Prolégomènes, des difficultés auxquelles elle se trouve
mêlée dans la Déduction transcendentale de la Critique, qui contient les
textes paraissant favoriser l'interprétation en question.
k
DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER 167
c'est que cette manière d'éprouver des sensations (c'est-à-dire
d'en avoir conscience) est notre propre manière d'en avoir
conscience, c'est que notre conscience est originairement d'une
nature telle, que nous ne pouvons les éprouver d'une autre
manière. Que cela résume bien sa pensée, Kanl donne encore
lieu de le croire, lorsque, résumant lui-même sa Déduction
transcendent aie, il écrit : « Dans cette unité de la concience
possible réside aussi la forme de toute la connaissance des
objets (par quoi le divers est pensé comme appartenant à un
objet). La manière dont le divers de la représentation sensi-
ble (l'intuition) appartient à une conscience, précède donc
toute connaissance de l'objet, comme en étant la forme intel-
lectuelle, et constitue même une connaissance formelle a priori
de tous les objets en général, en tant qu'ils sont pensés (les
catégories) » (83).
Ce ne serait pas un motif suffisant à faire rejeter l'inter-
prétation que nous venons d'indiquer, que de découvrir chez
Kant quelques passages s'y opposant autant que d'autres s'y
prêtent : toutes les interprétations ne rencontrent-elles pas de
semblables difficultés ? Mais il est à souhaiter qu'on parvienne
à établir que l'hypothèse qu'elle attribue à Kant n'est pas réel-
lement indispensable à son idéalisme transcendental, lequel
doit être, non pas une hypothèse, mais une doctrine apodicti-
quement démontrée (84). Quand même on aurait démontré
que des sensations qui ne se laisseraient pas unir en des per-
ceptions de phénomènes se succédant régulièrement, seraient
incompatibles avec l'unité de la conscience de soi. Il ne serait
pas prouvé que l'ordre que doivent avoir des sensations appar-
tenant à une même conscience de soi leur vient de cette unité
de la conscience de soi; car il serait encore permis de supposer
que c'est, au contraire, l'unité de la conscience soi qui dé-
pend de cet ordre des sensations, quoiqu'elle n'en soit pas le
produit. Cette supposition resterait permise ; puisque, au lieu
(85) Crit., Kehrb., p. 137 ; Trem., p. 1G9, 1™ édit.
(84) Ibid., Kehrb., p. 21, note ; Trem., p. 25, note,
l68 LA FORMATION DE l'inFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
de penser que cet ordre di'pcnd de ruiiité de la conscience,
il est tout aussi possible de penser que, sans cet ordre, nous
aurions un moi « aussi divers et d'autant de couleurs » qu'il
y a de représcntalions dont nous avons conscience (85). et que
l'unité de ce moi demeurerait toute virtuelle (de même que
l'imagination reproductrice, comme d'ailleurs notre entende-
ment, demeurerait « enfouie au fond de l'esprit comme une
faculté morte et inconnue à nous-mêmes ») (86).
Quand nous supposons que la manière dont se succèdent
no5 sensations dans la perception de la régularité des phéno-
mènes est notre manière propre d'avoir conscience d'elles,
peut-être formons-nous une hypothèse plus vraisemblable
que quand nous supposons, de la façon que nous avons d'abord
indiquée, un acte mystérieux par lequel l'entendement ferait
que no-; sensations nous arrivent de cette manière, mais assu-
rément nous ne sortons pas du domaine des hypothèses. Si
l'on remarque que par une hypothèse analogue à la première
ou à la seconde on pourrait également expliquer ce qui des
phénomènes est connu a posteriori et est expliqué, dans la
Critique, par la chose en soi, on s'aperçoit qu'aucune de ces
hypothèses ne rend compte de la possibilité de savoir a priori
que les phénomènes se succèdent régulièrement, ainsi que
cette manière d'avoir des sensations permet de percevoir qu'ils
se succèdent. Surtout il ne faut pas s'imaginer que l'hypothèse
qui attribue à la conscience une certaine propriété, parce
qu'elle concerne la conscience, puisse devenir une vérité de
fait. Le seul fait, à cet égard, est que des sensations se pré-
sentent de cette manière à notre conscience; mais nous n'avons
pas conscience de cette manière de sentir comme exprimant la
nature de notre conscience ou comme en résultant, pas plus
que nous n'en avons conscience comme résultant d'un acte
de notre entendement, pas plus que nous n'avons conscience
de l'acte de la chose en soi qui détermine tel ou tel de nos
(85) Ibid., Kehrb., p. 001 ; Trem., p. 152, 2« édit.
(86) Ihid., Kehrb., p. 110 ; Trem., p. 153, l''» édit.
DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' « EXPOSITION )) DE KINKER 169
état?. Dans tous ces cas, nous avons conscience du résultat,
sans avoir conscience de ce dont il est le résultat. Nous sommes
donc aussi loin de savoir si tel ordre dans la suite de nos sen-
sations est une manifestation de la nature de notre conscience,
que de savoir s'il résulte d'un acte secret de notre entende-
ment ou d'un acte de la chose en soi.
Quelle qu'en soit la valeur, l'hypothèse d'une seconde
fonction de l'entendement, conçue d'une façon ou d'une autre,
se présente si naturellement à l'esprit, pour interpréter la
Déduction transcendentale dans plusieurs de ses parties, que
certains commentateurs modernes y ont eu eux-mêmes re-
cours, ainsi que Kinker et Barchou de Penhoën avaient fait.
Adolphe Garnier, qui ne voyait dans la Critique qu'une
description psychologique des opérations successives par les-
quelles s'élahore la connaissance des choses sensibles, descrip-
tion qui n'attribuait à l'entendement que les fonctions que la
psychologie introspective lui reconnaît, celles de penser, de
concevoir, de juger, etc., avait objecté que cette faculté ne
peut pas être la législatrice de la nature, l'origine de la con-
formité des phénomènes à ses propres concepts, puisqu'elle ne
peut s'exercer, appliquer ses concepts aux données sensibles,
qu'autant que celles-ci s'y prêtent, se trouvent déjà conformes
à ces concepts. Emile Boutroux (87), prenant en considération
l'objection de Garnier, a donné la réponse que, à son avis,
Kant aurait faite. Elle consiste à distinguer deux aspects ou
phases dans Je travail de la pensée, qui correspondent à peu
près aux deux fonctions dont nous avons parlé. Dans l'une
de ces phases, le travail se fait à la lumière de la conscience
ou dans l'inconscient dont traite la psychologie (88); là « tout
se passe en apparence comme le réalisme le suppose » (89).
L';il:{îo pliase est une opération qui a a lieu dans la région
(87) Cours sur Kant, Kant et Hume, Revue des cours et conf., 1895,
p. 397-404.
(88) Cours de 1804-95, p. 526.
(89) Cours de 1895, p. 402-405.
170 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
profonde de l'aperception Iranscendentôlc » (90). Ce que le
réalisme prend pour l'effet de la chose en soi, est, en partie,
le résultat de cette opération (91). É. Boutroux estimait que
cette réponse n'était pas tout à fait satisfaisante, ne détruisait
pas entièrement l'objection de Garnier, et obligeait seulement
de la modifier (92).
Une pareille distinction de deux applications des catégo-
ri-es ou de deux fonctions de l'entendement a été présentée par
E. Konig comme une présupposition nécessaire à l'explication
kantienne de la possibilité de la connaissance a priori (98).
Vaihinger a donné une interprétation semblable, en essayant
de retracer l'histoire des transformations qu'a subies, chez
Kant, au cours de la composition laborieuse de la Déduction,
la théorie des fonctions transcendentales de l'entendement et de
l'imagination. Selon Vaihinger, Kant aurait cru, peu de temps
avant de publier sa Critique, pouvoir pénétrer le secret de
ces fonctions transcendentales préconscientes (Transcendental-
vorbewusste Funktionen) (9/1), en les concevant comme cor-
(90) Etudes dliistoire de la philosophie, p. 352-553.
(91) Selon le kantisme ainsi compris, nous serions alfectés non seule-
ment par la chose en soi, mais aussi par noire entendement, ou plutôt nous
serions affectés par l'acte de la chose en soi et l'acte de notre entendement
conjugués. (Voy. Crit., Kehrb., p. C73-G75 ; Trem., p. 152-157, 2® édit., où
Kant dit que nous sommes affectés intérieurement par nous-mêmes et que
notre entendement détermine notre sens interne.)
(92) Dans ce même cours, l'objection de Garnier est comparée à celle
de Stirling, qui y ressemble beaucoup. Cette dernière a été discutée par
John Watson dans Kant and his cnglish critics, Glasgow, 1881, chap. V-VII.
L'objection de Garnier ne porte pas seulement contre la théorie psycholo-
gique qu'il prête à Kant. Sa signification en est indépendante. Aussi a-t-ellc
été conçue par des philosophes d'écoles très différentes, qui l'ont formulée
de diverses façons. Dans l'école éclectique, on la trouve encore chez Paul
Janet, dans ses Principes de inélaph. et de psychologie. Hors de cette école,
on la rencontre chez Hannequin {L'h}ipothèse des atomes) et chez plusieurs
auteurs français ou étrangers. Coulurat, rendant compte du livre d'IIanne-
quin, prend la défense do l'idéalisme Iranscendental, qu'il considère comme
pouvant seul expliquer, fonder, garantir la certitude, l'objectivité, la néces-
sité et l'universalité des principes a priori, l'accord des lois de l'esprit et
de celles des choses. Revue de mélaph- et de viorale, 1807, p. 233-234.
(03) Knnt und d-e Katurwisscnschaft, 1907, p. 42, 58-59 ; et Die Ent-
wichehnuj des Causalproblems, 1888, T. I, p. 27 i.
(94) Vaihinger, Die transcendentalc Dcduklion dcr Kalegoricn, 1902,
p. 40 et suiv.
DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET L (( EXPOSITION )) DE KINKER I7I
respondant de point en point aux fonctions conscientes que la
psychologie décrit; mais il n'aurait pu conduire jusqu'au bout
ce parallèle et l'aurait finalement abandonné, dans la seconde
édition. N. K. Smith, qui s'est beaucoup servi des travaux de
Vaihinger, croit que dans la théorie proprement kantienne,
c'est-à-dire dans celle que Kant a tenue pour la solution défi-
nitive du problème de la Déduction, ces fonctions transcen-
dentales ne sont pas autre chose que les conditions nouménales
de la conscience de soi. Appartenant au monde des noumènes,
ces fonctions sont, au même titre que la chose en soi qui
affecte notre sens externe, étrangères à notre conscience, tout
en en étant les conditions, de même que la chose en soi est une
condition des intuitions empiriques externes qui surgissent
dans notre conscience. Comme cette chose en soi, elles sont
inconnaissables : nous ne pouvons pas savoir si elles sont de la
nature des fonctions mentales; nous ne pouvons savoir si ce
qui, dans le monde des noumènes, engendre et soutient le moi,
est un être simple, spirituel, personnel, ou si, au contraire, le
moi est le résultat d'une multiplicité de conditions génératri-
ces différentes de lui-même (96); il se peut que le noumène
du moi soit identique au noumène des objets -extérieurs. Si
ces objets, les corps, étaient eux-mêmes des choses en soi,
l'âme et ces choses seraient évidemment de natures différen-
tes; mais, n'étant que des phénomènes, ils reposent sur un
noumène, vme chose en soi, un objet iranscendental, qui esL
peut-être le sujet de nos pensées, de nos états internes (96).
Lorsque Kant dit que c'est nous-mêmes qui imposons aux
phénomènes de la nature leur ordre et leur régularité, l'ex-
pression « nous-mêmes n désigne des actes tranïc^nuentaux
qui sont les conditions nouménales de la conscience de soi et
de l'expérience (97). Il ne faut donc pas interpréter dans un
sens spiritualiste ou subjectivistc les opérations génératrices,
(95) N. K. Smith, Commentanj, p. 262, 277.
(96) ibid., p. 460.
(97) loid., p. 267.
172 LA FOHMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
OU plutôt, informantes de l'expérience. La conscience ce soi
et la conscience des objets se conditionnent rnutuelleiricnl;
l'une et l'autre reposent sur un même ensemble de conditions
nouménalcs(98). La conscience de soi n'est pas plus «originaire»
ou fondamentale que la conscience des objets. Si Kant paraît
avoir soutenu le contraire, cela tient à la terminologie qu'il
avait adoptée sous l'influence du spiritualisme leibnizien et
qu'il a conservée même après qu'elle avait cessé de convenir à
l'exposition de sa propre doctrine (99). Cependant N. K. Smith
reconnaît que Kant n'a jamais pu se résoudre à donner expli-
citement les fonctions transcendentales pour des fonctions pré-
conscientes, ni à les regarder constamment comme telles (100).
Il reconnaît notamment que l'imagination productrice, qu'il
croit ne pouvoir être, dans un kantisme achevé et cohérent,
qu'une telle fonction radicalement inconsciente, est cependant
caractérisée par Kant comme « une fonction... dont nous
n'avons que très rarement conscience » (loi), c'est-à-dire une
fonction dont il est au moins possible que nous ayons parfois
conscience. Ajoutons que prendre toutes les facultés et toutes
les conditions que Kant qualifie de transcendentales pour des
fonctions préconscientes, c'est-à-dire inconscientes comme le
sont des conditions noumcnales, ce serait rendre absurde l'ex-
pression de « conscience transcendentale » (102). Selon N. K.
Smith, les difficultés de ce genre, qui sont nombreuses, n'in-
firment pas son interprétation, mais invitant à étudier les
variations de la signification des termes de la langue de Kant.
Il s'applique à montrer que les textes qu'on pourrait lui oppo-
ser dénoncent la survivance de- quelques idées dogmatiques
dans la pensée de Kant, plus qu'ils ne révèlent les véritables
traits de son criticisme. Il suit en cela une méthode commune
aux commentateurs qui considèrent que la Critique n'a pas
(98) Ibid., p. 262, 278-279.
(99) Ibid., p. 260-2G2, L-LIII.
(100) Ihid., p. 264, 277.
(iOl) Crit., Kchrb., p. 95 ; Trem., p. 110 ; Smilh, Commcnlanj, p. 180.
(102) Crit., Kehrb., p. 128 ; Trem,, p. 153, note, 1™ édit.
DEStUTT DE TRACY, DAUXOU ET L* «EXPOSITION» DE KINKER I^S
été écrife d'un seul jet, qu'elle est un assemblage de mor-
ceaux composés à différentes époques, qui expriment les di-
verses étapes de la lente formation du système, mais qui ne
sont pas tous des pièces du système définitif.
Des quelques commentaires modernes que nous venons
de citer, c'est visiblement à celui de N. K. Smith, quant au
point ici considéré, que l'Exposition succincte de Kinker peut
le mieux se comparer; tout ce qu'on pourrait dire en vue de
la justifier se rencontre dans ce grand ouvrage. Les autres ont
plus de ressemblance avec Vllistoire de Barchou de Penhoën,
leurs auteurs, comme lui, ne paraissant pas placer dans ce
qui correspond, dans le monde des noumènes, à nous-mêmes,
les actes par lesquels nous imposons aux choses celles de leurs
lois que nous connaissons a priori. Ni lui ni eux ne disent s'ils
conçoivent comme étant d'une nature nouménale ces actes
dont ils disent seulement qu'il est de leur nature d'être cachés
à notre conscience. Voici comment s'exprime Barchou de
Penhoën : « Supposez un moule dans lequel on jette tour à
tour plusieurs sortes de matières... Si d'ailleurs le moule était
caché, tandis qu'il nous serait donné de voir la matière qui
en sort, la forme du moule ne nous apparaîtrait que dans cette
matière; enfin, si aucune matière n'était jetée dans le moule,
sa forme demeurerait invisible pour nous; pour nous, le
moule lui-même n'existerait pas. .Remarquez, en effet, que,
d'après la dernière hypothèse, ce moule ne se montre jamais;
seulement il fait connaître sa forme en l'imprimant à certains
objets. C'est précisément ainsi qu'il en est de nos facultés, à
l'occasion de l'impression faite sur elles par les objets exté-
rieurs. Nos facultés, par elles-mêmes invisibles à nos yeux, ne
se manifestent à nous qu'en raiso^ de notre contact avec ces
objets; elles impriment à ces objets certaines formes inhé-
rentes à leur propre nature; et c'est seulement alors qu'elles
commencent à exister j)our nous, qu'elles sortent peu à peu de
la mystérieuse obscurité qui nous les dérobait » (io3). La der-
(lOôi Barcliou du Penliocu. HUt. de la phil. allem., T. I, p. 241-242.
174 l'A FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENISE EN FRANCE
niorc phrase est assez équivoque. Puisque, reprenant l'exem-
ple de Kinkcr, Barchou de Penhoën comparait les facultés à
un moule toujours caché et dont la forme ne se révélerait que
dans les choses auxquelles il l'aurait imprimée, cet historien
aurait plus nettement défini sa pensée, sinon celle de Kant,
en disant que jamais nos facultés ne sortent de cette mysté-
rieuse obscurité pour se montrer imposant aux choses leurs
formes. Evidemment les lignes que nous avons reproduites,
prises ensemble, n'ont un sens que si elles signifient que nous
ne voyons jamais nos facultés opérer comme il y est dit qu'elles
opèrent; que nous voyons les résultats de telles opérations,
sans voir que c'est d'elles qu'ils sont les résultats. Comment
Kant parvient-il à discerner dans ce qui apparaît (dans les phé-
nomènes) les éléments imposés par ce qui n'apparaît pas (par
les actes mystérieux de nos facultés), d'avec les éléments qui
viennent d'autre chose, mais qui n'apparaît ni plus ni moins ?
Barchou de Penhoën donne à peu près la même réponse que
Kinker. Aussi certainement que la forme constante des ma-
tières diverses qui sortent d'un moule est la forme qu'elles
ont reçu de ce moule, les formes constantes de l'expérience
sont celles que nos facultés lui imposent. Outre ce caractère,
la constance, commun à tous les éléments dont nos facultés
sont l'origine, il y a des moyens propres à découvrir soit les
éléments qui procèdent de notre sensibilité, soit ceux qui pro-
cèdent de notre entendement. Nous ne connaissons pas immé-
diatement les formes de notre entendement, ses actes; mais
nous pouvons les découvrir dans les jugements qu'il porte et
« dans les conceptions qu'il a formées au moyen de ces juge-
ments » (io4). Ainsi, les formes que, par ses actes mysté-
rieux, l'entendement impose aux phénomènes, sont les mêmes
Il va de soi que dans ce texte le mot impression ne doit pas signifier
sensation, mais bien action reçue des choses par des facultés inconscientes,
à l'occasion de laquelle celles-ci s'exercent, et qui, comme elles, n'apparaît
pas à la conscience. C'est seulement le produit de cette action et de cet
exercice combines, qui apparaît à la conscience.
(104) Ibid., T. I, p. 257.
DESTUTT DE TR.VCY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION » DE KINKER 176
que celles que, dans ses actes conscients de juger, il donne à
ses jugements. Les phénomènes seront donc toujours confor-
mes aux concepts de l'entendement, aux catégories. La théorie
que Barchou de Penhoën prête à Kant, si nous la comprenons
bien, fait reposer cette conformité sur cette espèce de paral-
lélisme des deux sortes d'actes de l'entendement.
Plus loin, Barchou de Penhoën entreprend d'expliquer
les rapports des facultés avec l'unité de la conscience de soi.
Les subordonnant toutes à cette unité, il apparaît qu'il s'est
souvenu ici de ce qu'avait dit Villers. Pour faire comprendre
comment il conçoit cette subordination, il figure chacune
d'elles non plus par un cachet ou un moule, mais par un
cercle. « La sensibilité, l'entendement, la raison, dit-il, peu-
vent encore être représentés sous la forme -de trois cercles
concentriques. Le moi serait au centre. Toutes les impressions
faites par les objets extérieurs devraient nécessairement tra-
verser ces trois cercles pour arriver jusqu'à lui; mais, à cha-
cun de ces cercles, toute impression de ces objets subirait une
certaine modification... Il va sans dire que nous em2:)loyons
cette image uniquement comme image. Tous ces cercles que
nous faisons distincts, au sein de la mystérieuse unité du moi,
se confondent, rentrent les uns dans les autres. Le moi et ses
facultés les plus diverses, ne sont et ne peuvent être autre
chose qu'un vrai point mathématique » (io5). Voici comment
il achève sa comparaison. « Or, l'impression faite sur le
cercle le plus éloigné du moi par les objets extérieurs ne se
meut pas d'elle-même pour arriver jusqu'à notre centre intel-
lectuel, jusqu'à notre moi. Il existe une force qui, la prenant
à l'instant même ovi elle se manifeste à ce point où nous
sommes en contact avec le inonde extérieur, la fait passer
successivement à travers ces trois cercles, la montre, sous les
trois aspects qui en résultent, au moi demeuré spectateur im-
mobile. Cette force, c'est la spontanéité du moi, c'est cette
activité intellectuelle au moyen de laquelle nous agissons for-
(105) Ibid., T. I, p. 272.
176 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
cément, nécessairement sur les impressions que nous avons
d'abord reçues passivement des objets extérieurs. Son mode
d'action, c'est le jugement. Il y a toujours jugement, en effet,
dès que nouo adjoignons aux objets les attributs du temps et
de l'espace; il y a de même jugement, quand nous détermi-
nons une chose par rapport à la quantité, à la qualité, à la
relativité, à la modalité; c'est de même au moyen d'une série
de jugements que la raison parvient aux idées du monde, de
Dieu, de l'homme intellectuel » (106). Le plus grand défaut
de ce passage est d'être en désaccord avec tout ce qui le pré-
cède. Barchou de Penhoën n'a pas su maintenir la distinction
qu'il avait d'abord faite entre les actes cachés de l'esprit et ses
actes conscients. Les actes par lesquels nos impressions re-
çoivent de nos facultés (des cercles, des moules) certaines
formes, étaient des actes dont nous ne pouvions aucunement
avoir conscience; maintenant ces actes sont confondus avec
l'acte de juger. Il se peut que le § 20, dans la Déduction, ait
été l'occasion de cette confusion (107). Pourtant il n'était pas
cients. Il suffisait, pour cela, de l'interpréter ainsi :
Parce qu'elles nous appartiennent, parce que notre moi les
a reçues, nos impressions se trouvent êti'e conformes à l'unité
de notre moi; soit que notre moi, les saisissant, la leur ait
du même coup imprimée, soit qu'elle leur ait été imposée
par les conditions nouménales de notre moi ou par tout autre
impossible de l'accorder avec l'hypothèse des actes précons-
(100) Ihid., T. I, p. 275-27'î..
(107) Kant dit en cet endroit : « Le donné, qui est divers dans une
intuition sensible, rentre nécessairement sous l'unité synthétique originaire
de l'aperception, puisque Vunité de l'intuition n'est possible que par elle.
Mais l'acte de l'entendement qui ramène à une aperception en général le
divers de représentations données (qu'il s'agisse d'intuitions ou de concepts)
est la forme logique du jugement. Tout le divers est donc, en tant qu'il
est donné dans une intuition empirique, déterminé par rapport à une des
fonctions logiques du jugement, laquelle le ramène à une conscience en
général. Or les catcyorics ne sont pas autre chose (jue ces mêmes fonc-
tions du jugement, en tant que le divers d'une intuition donnée est
déterminé par rapport à elles. Le divers qui se trouve dans une intuition
donnée est donc nécessairement soumis aux catégories. » Crit., Trcm.,
p. til, 2« édit. Voy. le texte allemand, p. 666 de l'édition Kehrbach.
DESTUTT DE TRACV, DAUNOU r;T l/ (( EXPOSITION » DE KÏNKËR I77
acte mystérieux qu'il eût plu h noire historien d'imaginer. En
vertu de l'un quelconque de ces actes mystérieux, au moyen
de quoi elles arrivent à noire conscience, les impressions (ce
mot désignant maintenant les sensations) sont conformes à
l'unité du moi ou de la conscience de soi, en ce sens qu'elles
sont susceptibles d'être subsumées, au moyen du jugement,
aux catégories, qui sont l'expression de cette unité, et d'appar-
tenir par là à notre connaissance des objets (loS). En tant
qu'elles nous appartiennent simplement, elles ne sont que des
déterminations de notre sens interne; l'ordre dans lequel elles
nous arrivent n'est qu'un ordre subjectif, puisque, notre appré-
hension étant toujours successive, elles se succèdent, même si
les parties de l'objet auquel elles doivent être rapportées exis-
tent simultanément. Cependant, et aussi parce qu'elles sont
dans le sens interne, qui est entièrement soumis à l'unité de
la conscience de soi, les impressions sont avec les catégories
dans un accord tel, qu'elles sont aptes, comme il vient d'être
dit, à être liées en des représentations par le jugement d'expé-
rience, qui leur confère la réalité objective, outre la réalité
subjective qu'elles ont comme modifications de notre sens
interne (109). Les phénomènes qui sont les objets de ces re-
présentations, occupent dans le temps des places qui ne peu-
vent être définies par rapport au temps lui-même, puisque le
temps n'est pas perçu, étant seulement la forme de la percep-
tion; ni par rapport à la suite de nos états, qui n'est que sub-
jective et n'est pas la même chez tous les sujets ; mais par cet
enchaînement des phénomènes dans lequel ceux qui précèdent
déterminent nécessairement ceux qui suivent, comme le temps
qui précède détermine le temps qui suit (iio). Ainsi, au moyen
du jugement appliquant les catégories, les phénomènes sont
rapportés à un temps en général, et la diversité des sensations
est ramenée à une conscience en général. — En résumé, c'est
(108) Crit., Kehib., p. 171-Î72 ; Trem., p. 203.
(109) Ibid., Kehrb., p. 187 ; Trem., p. 217.
(110) Ibid., Kehrb., p. 188 ; Trem., p. 218-219.
I7S LA FORMATION DE L*INFLUËNCE KANTIKNME EN FRANCE
au moyen du jugement que les sensations, et toute la diversité
de nos états, sont ramenées à une conscience en général; mais
pour cela il faut qu'elles puissent entrer dans les formes du
jugement. Elles le peuvent parce que, notre conscience étant
une, elles se trouvent soumises à celte unité, dont les catégo-
ries et les formes du jugement sont l'expression. C'est en
vertu d'un acte dont nous ne pouvons avoir conscience, qu'elles
sont soumises à cette unité, sans laquelle nous ne pouvons
avoir conscience d'elles.
Nous avons assez marqué que le faible de cette théorie est
dans la supposition d'une certaine propriété de notre cons-
cience, dont nous ne pouvons avoir conscience comme telle,
ou d'une activité inconsciente (qu'il vaut mieux sans doute
appeler activité préconsciente, pour ne pas la confondre avec
l'inconscient de la psychologie); et que si la possibilité de la
connaissance a priori est incompréhensible quand on fait de
la conformité des phénomènes à celte connaissance le résultat
de quelque chose qui n'est pas nous, elle ne se comprend pas
mieux quand on en fait le résultat de ce qui est en nous aussi
mystérieux à nous-mêmes que ce qui n'est pas nous. Par là
on se voit conduit à souhaiter, comme nous l'avons dit plus
haut, de parvenir à rendre indépendant d'une telle supposi-
tion l'idéalisme trancendental, idéalisme dont la raison d'être
est de montrer comment la connaissance a priori est possible.
Cette séparation est faisable; elle est même autorisée par Kant,
s'il est vrai, comme l'affirme N. K. Smith, que la théorie de
l'activité préconsciente soit la théorie de ce que Kant appelle
« les actes transcendentaux de l'esprit » et qu'elle constitue la
« déduction subjective », dont Kant parle comme d'une opi-
nion qu'on peut repousser sans rien rejeter qui soit essentiel
à la Critique, pourvu qu'on reconnaisse l'exactitude de la « dé-
duction objective » (m). N. K. Smith estime qu'en réalité,
cette théorie, la déduction subjective, a un rôle si important
dans la Critique, que celle-ci peut à peine s'en passer. Nous ne
(11!) Ibid., Kehrb., p. 8-9 ; Trem., p. 10,
DESTUTT DE TRACY, DATJNOtJ ET l' (( EXPOSITION » DE KÎNKER I79
voulons pas nier que celte espace d'hypothèse ne soit un des
aspects les plus curieux, les plu-; originaux de l'idéalisme kan-
tien; mais nous montrerons que cet idéalisme, en tant qu'expli-
cation de la possibilité de la connaissance a priori, doit en
faire abstraction. Pour le moment, il nous faut poursuivre no-
tre étude des anciens commentaires français, qui, du reste, va
nous faire rencontrer de nouveau, chez Daunou, cette hypo-
thèse sur les conditions nouniénales de la pensée, ou sur l'acti-
vité préconsciente de l'esprit.
Le mémoire où D. de Tracy avait critiqué l'Exposition
de Kinker, a toujours été regardé comme le témoignage le
plus important de ce que les idéologues savaient et pensaient
de la philosophie spéculative de Kant. Mais on peut avoir là-
dessus bien plus de détails en lisant les annotations que Daunou
avait faites sur son exemplaire du même livre de Kinker (112):
elles forment ensemble un examen minutieux de cet ouvrage,
efc elles montrent quelques-unes des réllexions qui ont abouti
au jugement si hostile au kantisme qu'il a exprimé dans la
note que, éditant les œuvres de Boileau, il a mise à la suite
de VAî'rêt burlesque, ainsi que dans les quelques pages de
son Cours d'études hisioriqu.es et dans les lignes de son Dis-
cours sur la vie de La Harpe, où, défendant la littérature clas-
sique et la philosophie idéologique contre le romantisme et le
cousinisme, il dénonçait l'influence de Kant comme une des
causes des égarements de ces nouvelles écoles. L'opinion de
Daunou, parce qu'elle n'est connue généralement que d'après
ces trois derniers écrits, a pu être confondue avec les juge-
ments inconsidérés portés par ceux qui, pour s'épargner la
peine de comprendre la philosophie kantienne, se sont hâtés
de la condamner. La note jointe à l'Arrêt burlesque (ii3) dé-
butait par ces mots : « Quelque ridicule que soit l'enseigne-
ment scolastique dont Boileau vient de se moquer, nous igno-
(112) Cet exemplaire appartient à la Bibliothèque de l'Université de
Paris.
(lio) Œuvres de Uoileuu, ouition Daunou, 1825, ï. III, p. 125-1 '20.
l8o LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
ronS s'il l'est plus que celui qui s'est introduit de nos jours
dans certaines écoles; et nous serions fort tenté de regretter
les entités, les identités, les eccéités, les virtualités, etc., s'il
les fallait remplacer par les doctrines dont nous allons tracer
une légère esquisse. » Le résumé qui suit a pu être fait d'après
Villers ou d'après Kinker; il n'a rien de remarquable. Puis
Daunou cite quelques phrases tout à fait inintelligibles, qu'il
donne comme un échantillon du galimatias que débitent ordi-
nairement les sectateurs de Kant, et il conclut : « Despréaux,
Pascal et Molière auraient versé à pleines mains le ridicule
sur de si ténébreuses théories, si elles avaient pu éclore au mi-
lieu du siècle qu'ils éclairaient; car elles sont bien plus dérai-
sonnables, bien plus nuisibles que celles dont ils se sont mo-
qués, plus incompatibles avec la saine littérature dont ils
étaient appelés à offrir de si beaux modèles. » Dans le Discours
préliminaire sur la vie de La Harpe, nous voyons le kantisme
mis au nombre des calamités venues de l'étranger, a Le roman-
tisme... nous a été importé avec le kantisme ou criticisme,
avec le mysticisme, et d'autres doctrines de même fabrique,
qui toutes ensemble pourraient se nommer obscurantisme »
(ri4). Kant n'est pas rendu responsable de tous ces maux;
mais l'avènement de sa doctrine marque, pour Daunou, le
moment où la philosophie va s'enfoncer dans des ténèbres
non moins épaisses que celles d'oià Descartes et Locke l'avaient
sauvée. Daunou s'en prend particulièrement à Cousin, à qui
il fait le même reproche que Valette, a Toutes les doctrines
vagues se sont propagées depuis Kant, tant celles qu'il a inveUf
tées ou reproduites que plusieurs autres qu'il n'avait point
(114) P. CLXXXI de l'édition Daunou du Cours de Ultrralure de La
Barpc, T. I, 1820. Comment 1' « obscurantisme » s'associait-ii au kantisme
dans l'esprit de l'ancien conventionnel Daunou ? C'est probablement par le
romantisme, qu'il rencontrait chez Chateaubriand, défenseur du catholi-
cisme, et chez M™« de Staël, admiratrice de Kant. (Sur Chateaubriand,
!!'"« de Staël et la renaissance du sentiment religieux en France, voy. Ch.
Adam, La philosophie en France, Paris, 1894, p. 11-32). En faisant du kan-
tisme un des aspects de l' « obscurantisme «, il se rappelait peut-être aussi
que, comme D. de Tracy l'avait noté, Kant est entré en France par le re-
tour des émigrés.
DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' ((EXPOSITION)) DE KINKER iSl
expressément professées. De l'Allemagne et de l'Ecosse, elles
ont été importées en France. Depuis ce temps on nous enseigne
que l'abstrait précède, éclaire et domine le concret; que l'abs-
traction est le retour de la variété à l'unité, comme l'expan-
sion est le mouvement de l'unité à la variété. Je ne sais pas
bien quel est l'acte intellectuel qui peut se nommer expansion;
mais l'abstraction semble supposer que nos idées sont origi-
nairement particulières... )) (ii5).
Toutes ces paroles acrimonieuses attestent l'irritation qui
le prit lorsque certains romantiques, croyant Kant de leur
parti, commencèrent à proclamer la puissance de sa doctrine
critique, la profondeur de ses pensées, auxquelles la plupart
d'entre eux n'entendaient rien (ii6). Elles disent combien il
s'affligeait de voir que, chez les philosophes, l'idéologie
condillacienne, combattue par Cousin, allait être de plus en
plus délaissée pour une philosophie éclectique qui lui préférait
une doctrine étrangère encore mal connue et dont il pensait
qu'il n'aurait pu s'accommoder qu'au détriment de la lucidité
de son esprit. Quelles sont les raisons qui le firent juger le
kantisme si sévèrement, c'est ce que nous apprennent les an-
notations écrites de sa main, qui couvrent les ftiarges de son
exemplaire de VExposition, et qui révèlent aussi avec quel soin
il l'avait étudiée. Nous allons en reproduire quelques-unes
seulement, car il n'est pas très utile de les connaître toutes :
elles se répètent souvent les unes les autres, beaucoup ne con-
cernent que de points infimes du système kantien, un plus
grand nombre encore n'ont rapport qu'à des explications de
Kinker évidem.ment défectueuses.
Ces annotations sont probablement dune date antérieure à
l'édition de Boileau (i825) qui contient la note sur Kant, et oct-
tainement postérieure aux premiers succès de Cousin, puisque
(115) Cours d'études historiques, T. XX, leçons faites au Collège de
France en 1829-50, éditées en 1849. p. 409. Voy. aussi p. 309-580, et 405-
419 sur Kant et l'histoire universelle.
(110) Voy. Albert Counsoii, De la légende de Kant chez les romantiques
Iranans {Mélanges Godelroid Kurth, T. II, Liège, 1908).
ï82 LA FOI\M\TION DE l'îWT.UENCK KANTIKNNR EN FnANCE
cèlui-ci y est nommé par deux foi>, d'abord à la page 53, où on
lit qu'il aurait appris de Kant l'art de faire passer pour des
principes évidents de vagues rapprochements d'idées, et à la
page 107, oii Daunou a écrit : « Cette définition de l'antino-
mie de la raison pure avec elle-même est tout à fait dans la
manière de M. Cousin. »
A propos des antinomies, nous remarquerons d'abord cette
objection de Daunou (117) : « L'auteur s'est abusé en croyant
parler du monde comme d'un tout, lorsqu'il n'en parle que
comme d'un nombre indéfini d'êtres, qui ainsi ne pourraient
être comptes l'un après l'autre que dans un temps également
infini » (p. 118). Auparavant, Daunou avait discuté le pre-
mier point de la première antinomie, qui est la question de
selvoir si le monde a eu un commencement dans le temps;
et sur le second, où l'on se demande si le monde est limité dans
l'espace, il avait dit : « La nécessité de faire aussi une série
dé l'espace, suivant la catégorie de quantité, le jette dans un
gâchis d'idées bien plus extravagant encore. L'espace ne pré-
sente rien qui puisse être regardé comme des conditions de
son existence; il faut cependant trouver en lui une série de
conditions, pOur que la raison en fasse une idée cosmologique.
Oi", l'espace est divisible en parties, et en les parcourant, nous
tâchons de les rassembler en un tout. Mais nous ne pouvons les
parcourir que successivement, c'est-à-dire que cette progression
a lieu dans le temps; et il en résulte par conséquent une série.
Il ne voit pas que cette série n'est que celle du temps, et point
du tout une série de l'espace » (p. 109). Daunou ajoute que
c'est encore parce que son système a besoin que l'espace soit
(117) F.lle est comparable à ce qu'a dit Coutiirat, sur le même sujet,
flans YhiUni mathématique (p. .567 et suiv.), ft notamment dans ce pas-
sape : « Pour prouver que le monde a une étendue finie, Kant a été obligé
de rendre successive même la synthèse des parties (essentiellement simul-
tanées pourtant) de l'espace, et cela d'une manière pénible et détournée...
On voit par quel artifice Kant a dû transformer l'ensemble des choses
coexistantes en une série successive, afin qu'un temps infini fût nécessaire
pour l'épuiser, et qu'elle ne fût jamais donnée dans sa totalité. » Coulurat,
De Vinfini ni'ilht'inaliquc, Paris, 1S9G, p. 572.
DESTIjTT de TRAGY, DAUiNOU ET l' « EXPOSITION » DE KINKER iSo
une série de conditions, que Kant fait de l'espace environnant
la condition de l'espace environné.
Ces notes sont les plus significatives de toutes les ré-
flexions de Daunou sur la cosmologie rationnelle. Étudiant la
critique de la théologie rationnelle, qui vient ensuite, il écrit
sur l'argument ontologique et sur les preuves de l'existence
de Dieu en général : « Il a toujours été reconnu que l'existence
de l'être qui est l'objet de la théologie, ne pouvait être com-
plètement démontrée par la raison spéculative; elle ne peut
conduire qu'au panthéisme, et c'est là qu'en effet elle arrive
guidée par la notion fondamentale de l'existence nécessaire
Le Dieu des théologiens ne peut être révélé à la foi que par le
sentiment et l'ensemble des affections humaines d'où sont tirés
tous les attributs qui constituent son essence. C'est ce que
Kant appelle la raison pratique, qui ne prouve pas, mais per-
suade » (p. i6o).
Retournons aux parties précédentes de VExposition, qui
traitent des points les plus difficiles d,e la Critique, et sont lo
sujet des appréciations de Daunou les plus curieuses. Il estime
que la réfutation kantienne des paralogismes de la psycholo-
gie rationnelle est juste, mais inutile dès qu'on substitue à la
notion fausse du moi, admise communément, dont cette psy-
chologie est partie, la notion vraie qu'en donne la psychologie;
empirique. « Ce n'est que dans les systèmes communs de
psychologie que le moi, qui est bien un, simple et permanent,
nous paraît un sujet substantiel dont toutes nos pensées sont
des attributs, sans qu'il nous paraisse lui même prédicat d'au-
cun autre sujet. Mais cette illusion que Kant combat d'une
manière péremptoire dans l'hypothèse particulière de sa philo-
sophie critique, se trouve absolument détruite par une théorie
fondée sur des analyses plus exactes de notre système sensiî'-e
et intellectuel, dans laquelle le moi se montre évidenuncnt
comme la résultante naturelle de la compénétration des per-
ceptions successives de nos idées » ("]>. g^). « Le moi n'a lieu
que par 'es idées et dans les idées. Il n'est que la compénétra-
l84 LA FORMATION DE l'lNFUIENCE KANTIENNE EN FRANCE
tion des perceptions simples et identiques, ayant pour termes
les objets divers et multiples de ces idées dont il se distingue,
sans qu'il soit exact de dire qu'il s'en sépare, ce mot n'ayant
point ici d'application possible... Que le moi pur et simple se
distingue des objets de ses idées, c'est-à-dire de chacun des
■termes des perceptions successives par la compénétration des-
quelles il a lieu, c'est un fait qui a sa raison dans la nature
même des idées, et ne se déduit point de considérations étran-
gères. Je ne suis point mes idées : à plus forte raison les
objets de mes idées ne sont-ils pas moi. Tout ce que je per-
çois est perçu hors de moi, qui ne suis proprement que le fait
de cette aperceplion, au milieu de toutes les existences de la
nature manifestée » (p. 99). Ainsi, selon Daunou, si la psycho-
logie dite rationnelle n'a jamais conduit qu'à des erreurs psy-
chologiques, c'est parce qu'elle entend procéder sans recourir
à l'observation interne; et c'est pour la même raison que la
méthode kantienne ne pouvait que produire « un roman sur
l'esprit de l'homme regardé comme une vaste machine cogni-
tive... » (p. 56). « Ce que l'on appelle l'analyse des facultés
de l'âme, dit-il encore, ne peut être raisonnablement autre
chose que l'observation des faits sensibles et intellectuels dont
nous avons conscience. Il n'y a en nous qu'une propriété im-
médiate, celle d'avoir des idées, prenant ce mot dans le sens
le plu5 général. C'est par elles que tout nous est donné, nous
et ce qui n'est pas nous, notre moi et la nature. Et c'est parce
que ces idées ont été mal conçues a priori, qu'elles sont deve-
nues dans les systèmes psychologiques la raison des notions
les plus bizarres sous lesquelles on s'est représenté un principe
pensant, doué de facultés actives et passives, opérant selon des
modes propres à sa nature, en un mot un roman tout entier
de l'existence humaine. Il n'est donc pas étonnant que nous
n'y trouvions rien de réel et de positif; et l'auteur a raison
contre lui et contre tous les autres de dire que par cette pré-
tention nous ne faisons que nous égarer dans un labyrinthe
de doutes et de sophismes » (p. 97).
DESTUTT DE TRACY, DAU.NOU ET l' « EXPOSITION » DE KINKER iSo
Il semble à Daunou que dès l'Esthétique transcendentale
Kant se mette en contradiction avec ce qu'enseigne l'observa-
tion intérieure. « C'est une absurdité de soutenir que nous ne
puissions avoir aucune perception de la sensibilité sans que nous
ayons en même temps l'idée du temps ou de l'espace. Nous
avons sans cesse mille intuitions sensibles, sans songer jamais
au temps ou à l'espace (ii8). Il est ridicule de supposer qu'à
la première couleur ou à la première douleur perçues, ces deux
idées en aient fait nécessairement partie. Ce sont des faits de
genre tout différent des perceptions, et qui ne se présentent
à la pensée que bien longtemps après elles. Percevoir des
couleurs dans l'espace et des douleurs dans le temps, sont des
actes de l'entendement et non de la simple sensibilité. » « Le
temps et l'espace ne s'attachent pas plus nécessairement à nos
perceptions d'objets sensibles, que les idées d'unité et de plu-
ralité, et tant d'autres » (p. i6). « Le temps et l'espace ne
peuvent être perceptions, puisqu'ils ne sont pas donnés par
l'action des objets extérieurs, et ne sont pas des représen-
tations des objets sensibles. On ne voit pas pourquoi ils n'ont
pa5 été placés parmi les catégories de l'entendement » (p. 17).
« Si l'on peut comprendre cette supposition de formes inhé-
rentes à des facultés, il reste toujours à concevoir pourquoi
celles de temps et d'espace appartiennent plutôt à la faculté de
sentir qu'à celle de concevoir » (p. 17). — Puis, quittant le ter-
rain de la psychologie, considérant le fait même sur lequel
Kant fonde sa théorie (la nécessité et l'universalité des intui-
tions de l'espace, du temps et des rapports qu'ils renferment),
Daunou note que ce fait pourrait aussi bien se retourner contre
elle. (( S'il est incontestable que le temps et l'espace font né-
cessairement, absolument, généralem.ent partie de toutes les
perceptions de l'expérience, il faut en conclure qu'elles sont
de l'essence de ces perceptions, et qu'ainsi les perceptions de
notre sensibilité emportent avec elles la nécessité et la géné-
(118") Nous retrouverons des objections semblables chez Degérnndo et
chez Ikiine de Biran, et nous indiquei'ons comment on peut y répondre.
ïR6 La FOn>r,VTIOX DE l'influence kantienne en FRANCE
raliîé de5 notions de l'espace et du temps, contre l'assertion
opposée de l'auteur » (p. 19). Nous croyons que cette objection
serait plus claire, si on la formulait de la manière suivante.
L'espace et le temps sont des représentations universelles et
nécessaires, qui fondent des propositions universelles et néces-
saires. Étant aussi des éléments constitutifs de l'expérience,
tout nous apparaît comme si l'expérience, du moins en partie,
fondait des propositions universelles et nécessaires; il ne nous
reste donc rien pour prouver qu'elle ne le peut pas.
En analysant l'Exposition de Kinker, nous avons signalé
W^mme l'une des confusions qui la gâtent, celle de l'imagina-
tion avec l'entendement. Voici la remarque qu'en fait Daunou:
« Jusqu'ici c'était l'entendement lui-même qui rassemblait et
réunissait en un tout les perceptions éparses de la sensibilité.
Maintenant ce n'est plus lui qui fait cette réunion; c'est une
nouvelle faculté qui est chargée de rapprocher les diverses
perceptions partielles; et l'entendement les ramène à l'unité,
comme si réunir n'était pas la même chose que ramener à
l'unité » (p. 'JA}). Pour Daunou, la théorie des fonctions syn-
thétiques de l'imagination ou de l'entendement n'explique
rien. Il estime qu'il vaut mieux supposer que les éléments à
unir renferment en eux-mêrnes le principe de leur union.
(( Connaître, c'est concevoir, c'est-à-dire rassembler en un
seul tout plusieurs perceptions. Ce rassemblement s'effectue
par un agent ; 'trieur à l'expérience; et cet agent est la fa-
culté de connaUre, ou cognition, qui est originairement en
nous, il est donc évident qu'ici la faculté, le pouvoir de faire,
est réalisée en substance positive, résidant, je ne sais com-
ment, dans la substance spirituelle, âme. Il était bien plus
ccv.rl et plus compréhensible de supposer que les perceptions
se réunissaient d'ellcs-jnénics en une conception, un seul
tout, par une ici inhérente à leur nature. Nous n'avons rmlle-
mcut conscience d'un agent (pii lierait en nous les perceptions
de couleurs, de formes, etc., qui consliluent notre perception
d'un arbre ou d'une pierre. Celle union infime d'objets divers
DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET h' «EXPOSITION» DE KINKER 187
se trouve touie formée dans notre intelligence, et nous donne
le tout, sans que nous l'ayons opéré de notre propre fait ))
(p. 9, V. aussi pp. 26 et 3o).
Daunou s'est aperçu que le mot expérience est, dans la
langue de Kant, un des plus ambigus. Il remarque que ce mot
est d'abord pris dans un sens vulgaire assez vague. « Notez
que les impressiorxS immédiates, ou l'intuition des objets sen-
sibles, ou l'expérience, sont synonymes » (p. 7). Il lui semble
qu'ensuite Kant entende par expérience quelque chose qui
n'est ni connaissance ni intuition d'un objet, mais qui nous
vient du dehors et à l'occasion de quoi se produit en nous une
intuition qui n'est pas encore une connaissance. « L'expé-
rience n'est plus ici l'intuition des objets sensibles, c'est sim-
plement le véhicule extérieur qui met en action les ressorts
de la cognition, d'où résulte probablement l'intuition, hormis
qu'elle ne soit pas une connaissance. Mais que sera-t-elle donc ?
et lui-même ne l'appelle-t-il pas une connaissance d'expé-
rience » (p. 9). Plus loin, Daunou dit que Kant a trop souvent
confondu sous le mot expérience 1' « expérience des sens »
et r « expérience en général » qui renferme la totalité des
objets de notre connaissance (p. 166) (119). Il lui reprochera
d'avoir fait des mots forme et matière un usage qui a été l'oc-
casion d'équivoques non moins graves. « La raison pour la-
quelle vos idées sont ici totalement embrouillées et inconsis-
tantes, vient de ce que, 1° sous le nom de forme vous entendez
tantôt quelque chose qui est une partie de votre perception,
tantôt quelque chose qui est une partie de votre sensibilité, et
2° sous le nom de matière vous entendez également tantôt une
chose qui est une autre partie de cette même perception, et
tantôt une chose qui est partie des noumènes qui vous les en-
voient » (p. 24) (120).
(110) Nous allons revenir sur les difficultés inhérentes à celte confu-
sion.
(120) Selon la Criliquc, l'espace et le temps sont les formes de l'intui-
tion et les iormes de la sensibilité, et c'est pnrce qu'ils sont les formes
de la sciisih.'lilé 'lu'iîf. sont les forme?', universelles et nécessaires de l'in-
ï8S LA rOP.MVTIOX DE l'iXFLUENCE kantienne en FRANCE
Daunou attaque à plusieurs reprises la conception kan-
tienne de la réalité du monde extérieur, « Que sont les objets
sensibles qui en faisant impression sur nous produisent des
perceptions immédiates, sinon ces perceptions elles-mêmes ?
Selon Kant, nous ne connaissons pas les choses en elles-
mêmes. Nous ne pouvons donc parler que des affections de no-
tre sensibilité. Or ce sont ces phénomènes eux-mêmes que
nous nommons des objets sensibles. Ainsi ce sont les phéno-
mènes qui agissent sur notre sensibilité passive, et produisent,
quoi ? ces phénomènes, qui existaient déjà, puisqu'ils agis-
saient » (p. i3; V, aussi p. 20). On pourrait répondre qu'il
tuilion. En tant que formes de l'intuition et, par conséquent, des phéno-
mènes, l'espace et le temps nous apparaissent, ils sont, comme dit Daunou,
des parties de la perception ou des phénomènes. Mais ils ne nous apparais-
sent pas comme formes de la sensibilité. Celles-ci sont ce qui impose aux
phénomènes ces formes d'espace et de temps dans lesquelles les phéno-
mènes apparaissent, et qui apparaissent avec eux, ou formes de l'intuition ;
mais les formes de la sensibilité n'apparaissant pas elle-mêmes, elles ne sont
pas des parties des phénomènes, elles appartiennent, d'après l'interpréta-
tion de Daunou, au noumène qui est en nous. — Le mot matière est employé
par Kant de telle sorte qu'on a pu croire qu'il désignait les sensations.
Mais les sensations, appartenant h notre sens interne, étant par cela même
soumises au moins à sa forme, le temps, ne sont pas simplement matière.
Le mot matière exprimerait donc une notion abstraite, il désignerait seule-
ment les déti^rminations matérielles de nos représentations, c'est-à-dire celles
de leurs déterminations que les formes de notre esprit ne produisent pas.
Mais Daur.ou a songé que, chez Kant, ce mot devait aussi désigner autre
chose, à savoir quelque chose qui appartient au monde des noumènes, qui
en est envoyé aux formes de notre esprit, lesquelles ne sont pas non
plus des phénomènes, (autrement dit, quelque chose qui est un noumène
envoyé de certains noumènes à d'autres noumènes"), et qui ne nous apparaît
que comme phénomène revêtu des formes de l'intuition et des aulres formes
de l'expérience imposées par les formes de notre esprit. Tel est bien le
« roman » que Daunou ne pouvait digérer. Nous allons lire, en effet, dans
u.ne autre de ses annotations, que le criticisme veut que le phénomène, la
perception que nous en avons, soit « le résultat d'une action de quelque
chose du dehors qu'on ne connaît pas, sur une autre chose du dedans
(ySo.n ne connaît pas davantage « (p. 156). F.t plus loin nous lirons que,
selon ce même système, les phénomènes sont composés de deux parties,
dont une « est duc aux noumènes hors de nous "», et l'autre « à un nou-
mène qui est en nous « (p. 150). Kinker a donc été compris par Daunou à
peu près comme nous avons indiqué que, aujourd'hui, Kant est interprété
par N. K. Smith. Ce rapprochement se confirme encore, lorsque ce dernier
commentateur dit que la matière est le prodnit de facteurs nouménaux
agissant sur les conditions nouménales du moi qui constituent notre sensi-
bilité. N. K. Smith, Comincnlaiu, p. 276-277.
DESTUTT DE TRAGY, DAU.NOi: ET l' « l-Xl'OSlTION )) DE KÏNivER 189
n'y a là pour le kantisme aucune difficulté. Nos sensations sont
des effets de l'action des corps, qui sont des choses sensibles
ou phénomènes, sur nos sens. Il y a entre ces sensations et ces
choses la même sorte de relation causale qu'entre plusieurs de
ces choses mêmes. Nos sensations sont des événements de la
nature parmi les autres. En tant qu'elles s'expliquent ainsi
par des causes naturelles, elles sont sur le même plan que les
autres phénomènes. Mais, en tant que phénomènes, elles exi-
gent encore une autre explication, elles s'expliquent par une
action nouménale : elles résultent de l'action des choses en
soi sur celles des conditions nouménales du moi qui sont les
facteurs de notre sensibilité (121). Par là Kant, semble-t-il,
sortirait du cercle oià Daunou le croyait enfermé. Mais nous
allons voir que Daunou n'a pas ignoré cette solution et qu'il
la tenait pour un vain faux-fuyant. « On suppose des objets
extérieurs qui font des impressions sur notre sensibilité. Et
que sont ces objets extérieurs ? ïls sont une certaine somme
de ces impressions mêmes qui sont supposées néanmoins avoir
été produites par eux. Nous faisons donc d'une seule et même
chose une cause qui est hors de nous, et un effet qui est en
nous; et dans l'impossibilité où nous nous trouvons de conci-
lier ces deux aperçus contradictoires, nous passons alternati-
vement de l'un à l'autre, en les séparant dans notre concep-
tion et en cessant ainsi d'apercevoir leur identité absolue. De
cette manière nous avons tantôt des objets réels agissant sur
nous du dehors, et formant tous les êtres de la nature; et tan-
tôt il n'y a plus rien dans la nature que nous-mêmes et les
impressions dont nous sommes affectés. Cependant et sous ce
dernier point de vue, l'idée de causalité et d'extériorité se re-
présentent nécessairement, en nous forçant de leur trouver
leurs soutiens; et c'est alors que nous leur trouvons des nou-
mènes, des choses réelles et en soi, qui nous demeurent abso-
lument inconnues, et auxquelles malgré cela nous n'hésitons
point à leur rapporter la cause secrète et véritable de toutes
(121) Voy. X. K Smitli, Comm., p. 275-276.
îf)0 LA FORMAMON DK l/lNFLiraNCE lîANTIÎîNNE lîN FIXA^CE
nos impressions, qui considérées au dehors no paraissent plus
que des phénomènes et de simples ai)parcnces, provenues de
ces noumènes, c'est-à-dire de ce qu'on ne sait quoi » (p. i34;
V. aussi p. 59). « La méprise est de confondre ces existences
[les phénomènes de la nature] avec le fait de les percevoir, et
d'imaginer que l'un et l'autre ne faisant qu'un seul fait iden-
tique, est le résultat d'une action de quelque chose du dehors
qu'on ne connaît pas, sur une autre chose du dedans qu'on ne
connaît pas davantage... » (p. i36). « Qui comprendra ce
que signifie cette apparence des choses en elles-mêmes qui ce-
pendant nous demeurent inconnues ? II nomme cela des appa-
rences de ces choses; mais puisqu'elles sont données par celles-
ci, comment entend-il qu'elles ne sont rien d elles .^> Comment
leur refuse-t-il une réalité quelconque, en disant néanmoins
cfue ce sont les chose?, en elles-mêmes qui elles-mêmes appa-
raissent ? Ce qui achève de rendre tout cela inintelligible,
c'est que cette apparition des choses se combine avec de nou-
velles choses apparues qu! viennent de la nature de notre
sensibilité; et le tout ensemble forme ces phénomènes illusoires
dont une partie est due aux noumènes hors de nous, et l'autre
partie à un noumène qui est en nous. Il est difficile de se
faire une notion plus informe des premiers éléments de la
nature de nos connaissances; et il est incroyable qu'il ima-
gine avoir donné des preuves évidentes de ce qu'il appelle ici
la phénoménalité des objets, dont il fait une science créée
tout nouvellement par la philosophie critique qui elle-même
s'intitule la science des connaissances. — Qu'a donc fait Kant ?
il a trouvé établis depuis des siècles, un idéalisme d'un côté,
un réalisme de l'autre, au-dessus desquels planait un scepti-
cisme parfaitement raisonnable. En prenant le premier en
sous-œuvre, il l'a appuyé sur des suppositions inconsistantes
d'une cognition dont il fait une nature propre qu'il substitue
à la notion commune de l'âme, et à laquelle il attribue des
facultés et des formes beaucoup plus imaginaires que celles
qui avaient paru devoir appartenir à celle-ci. En s'occupant
DESTUTT DE TRACY, DAU^OU ËT I, (( EXPOSITION » DR KINKER I()I
ensuite du réalisme, il en a écarté ce qu'il avait de sensé et de
légitime dans le sentiment nécessaire de la conscience hu-
maine, et il l'a transformé en une réalité à jamais insaisissable,
gisant on ne sait oii ni comment hors de la portée de toutes
nos connaissances. Et c'est api es cela qu'on prétend qu'il
a terminé la lutte qui existait entre les deux anciens sys-
tèmes, tandis qu'il n'a fait au contraire qu'accumuler tous
les éléments de scepticisme qu'ils recelaient l'un et l'autre, et
les a portés sur sa prétendue théorie de l'idéalisme transcen-
dental. — Il faut observer au surplus que cette philosophie cri-
tique n'a point soutenu longtemps la première admiration
qui lui avait été accordée à sa naissance. Il suffisait d'un exa-
men approfondi des hypothèses sur hypothèses qui en fai-
saient la base, pour en reconnaître l'inanité. Elle a dû se dé-
truire totalement, dès que l'on s'attacha à fixer les notions
ténébreuses et vagues qui paraissent en lier tous les comparti-
ments. Ce qui en est resté, ce sont de belles et précieuses
analyses détachées, bien suffisantes incontestablement pour
placer leur auteur parmi les premiers hommes de génie de tous
les siècles » (p. i5o).
Cette note, la dernière que nous reproduirons, représente
bien toute l'opinion de Daunou sur l'idéalisme transcendental,
qui est le fond de la Critique. Cette opinion est que l'idéalisme
transcendental, annoncé par son auteur et par ses partisans
comme un système rigoureusement démontré et découvrant le
fondement de ce que notre connaissance a de plus certain, est
fait, en réalité, d'hypothèses que voile un langage ambigu, à la
faveur duquel les démonstrations de certaines thèses peuvent
passer pour en démontrer d'autres qu'on énonce dans les mê-
mes termes pris dans un autre sens. Comme nous l'apprennent
quelques notes que nous avons citées, Daunou avait observé
que l'ambiguïté du mot expérience, chez Kant, contribue beau-
coup à cette illusion. De nos jours, les commentateurs de la
Critique reconnaissent généralement que le mot expérience
y a au moins deux sens. Mais dès qu'ils entreprennent de lea
If)2 LA FORMATION Dî': L INFLUENCE KANTlFNNE EN PRVNCE
définir, lo desaccord et l'incerlilndo paraissent. Toufefois une
opinion semble assez répandue, selon laquelle Kant aurait dé-
signé par ce mot tantôt nos sensations brutes, nos intuitions
sensibles dont nous ignorons encore quels rapports elles ont
avec le système des objets liés selon les catégories, c'est-à-dire
avec la nature; tantôt la « connaissance par perceptions liées »
(122), dont l'objet e?t ce système, la nature. La difficulté est
de préciser le premier sens. Pour le second sens, il est généra-
lement admis que c'est le sens nouveau et dans lequel Kant
prend ce mot le plus souvent (laS). L'expérience, en ce second
sens, est ceJle dont Kant dit qu'elle est unique, (c II n'y a
qu'une expérience où toutes les perceptions soient représentées
comme dans un enchaînement complet et conforme aux règles:
de même qu'il n'y a qu'un espace et qu'un temps... » (12/i).
Cette expérience une, 1' « expérience en général », dont l'ob-
jet est le système de la nature, qui est un, a pour sujet la
« conscience en général », qui est également une. Kant oppose
ce sens à celui qu'on pense ordinairement quand on parle de
plusieurs expériences; mais il ne précise pas ce sens-ci autre-
ment qu'en disant que ces expériences sont autant de percep-
tions qui appartiennent à l'expérience une, et que l'unité syn-
thétique de ces perceptions constitue la forme de l'expérience,
qui est l'unité synthétique des phénomènes par concepts. Cela
peut signifier que, de même que les espaces et les temps ne
sont que des parties de l'espace et du temps, les expériences
ou perceptions sont des fragments de l'expérience une, ayant
pour objets des fragments de la nature; par exemjDle, le soleil,
cette pierre, réchauffement de cette pierre par' le soleil. Ainsi
entendues, les expériencete sont évidemment soumises aux
mêmes conditions que l'expérience une; elles impliquent les
concepts a priori, tels que le concept de cause, qui, en tant que
nous rapportons au soleil réchauffement de la pierre, enchaîne
(122) Crit., Kdirb., p. 078-679 ; Trcm.. p. iri2, 2^ édit.
(123) Vaihinger, Commentar, T. I, p. 177 ; M. K. Smith. Comm., p. 52,
(124) dit., Kelirb., p. 123 ; Treni., p. 144-145, 1« édit.
DESTUTT DE TRACY, DAUiNOU ET L* (( EXPOSITION )) DE KINKEn IgS
ces deux choses conformément à l'une des règles qui font
qu'elles appartiennent à l'expérience une, en sont des parties.
Au fond, il n'y aurait ici qu'un sens du mot expérience. Mais
il se peut également que Kant ait voulu dire que les expé-
riences sont l'expérience, abstraction faite de son unité, de sa
forme, c'estrà-dirc de tout concept a priori. Dans ce cas, puis-
que l'expérience tient de son unité, des concepts purs, son ob-
jectivité, les expériences n'auraient pas d'objets, elles se rédui-
raient à ^ une intuition vide de pensée » (i25), elles « ne se-
raient qu'un jeu aveugle des représentations, c'est-à-dire moins
qu'un rêve » (126). Ici le mot expérience serait pris dans le
premier sens, oià il signifie les sensations brutes. .
On peut encore supposer que dans la pensée de Kant la
distinction de l'expérience et des expériences correspondait à la
distinction des jugements d'expérience et des jugements de
perception. Cette comparaison, rapprochant le jugement de
perception du premier sens du mot expérience, écarte l'inter-
prétation que l'on adopterait si l'on prenait à la lettre le texte
des Prolégomènes, et selon laquelle nous saisirions, par les
perceptions, des objets sans les catégories. Si un jugement
de perception se distingue d'un jugement d'expérience en ce
qu'il est totalement dépourvu d'une ou de plusieurs catégo-
ries, il est dépourvu de tout objet. John Watson soutient pa-
reillement que c'est une erreur de croire que, pour Kant, nous
ayons dans le jugement de perception une connaissance objec-
tive indépendante de la catégorie; et en signalant cette erreur,
il s'imagine avoir réfuté entièrement l'objection de Stirling
contre la théorie kantienne de la causalité (127). Cependant
toute la difficulté n'est pas résolue, puisque Watson voit bien
que le mot expérience a deux sens, mais n'arrive pas à les dé-
finir sans contradiction. Sa définition est la suivante (128). Le
(125) Ihid., Kehrb., p. 124 ; Trem., p. 145, l'"" édit.
(126) Ibid., Kehrb., p. 124 ; Trem., p. 147, 1" édit. Le rêve, en effet,
pose toujours un objet ; il a un objet.
(127) J. Watson, Kant and his cnglish crilics, chap. V et VI.
(128) J. Watson, The philosopby ol Kant crplained, 1908, p. 59.
lÇ)/l LA l'IiIlMAl ION DK L'ilNFLUlilNCE EAATlKNiNE EM FKANCE
mol expérience pcul dabord signifier simplement la connais-
sance de telle ou telJc chose individuelle comme occupant une
certaine place dans l'espace, et de tel ou tel événement comme
arrivant à un certain moment du temps. Il peut aussi signifier
la connaissance des objets comme tels, comme liés en un sys-
tème, et non simplement l'appréhension des choses et des
événements sensibles particuliers. C'est dans ce second sens,
pour VVatson, que Kant prend le mot expérience, quand il
parle du rôle que remplit la pensée ou l'entendcmenl (;when
he speahs oj Ihe work of thought or understanding) . Mais s'il
est vrai que selon le kantisme — et c'est ainsi que Watson l'in-
terprète — il n'y a pas de connaissance d'objets ou d'événe-
ments objectifs qui soit vide de pensée, indépendante des con-
cepts de l'entendement, la définition du premier sens donnée
par Watson ne signifie rien. Le premier sens qu'il a essayé
de définir, c'est apparemment le sens vulgaire. Or ce sens est
vague, et l'on ne s'accorde pas sur le rapport que cette expé-
rience peut avoir avec les catégories kantiennes. Selon Otto
Liebmann, Kant n'a réussi à démontrer que les catégories
sont des conditions nécessaires de l'expérience qu'en prenant
ce mot dans un sens spécial qui assurément les implique, en
désignant par ce mot la science ou connaissance d'expérience
(Erfahningswissenschafl) (129). La démonstration de Kant re-
poserait donc sur une pétition de principe (i3o). Riehl sou-
tient, au contraire, que l'expérience dont Kant démontre que
les concepts a priori sont des conditions est autant l'expérience
vulgaire que la science expérimentale. 11 rappeJle, à l'appui de
cela, que les exemples de jugements d'expérience donnés par
Kant sont tirés de l'expérience vulgaire. L'expérience, c'est la
représentation d'un objet par la perception, c'est une connais-
sance qui détermine un objet par la perception (i3i). Mais
ce sens est encore trop étroit, et si l'on démontre effectivement
(129) 0. liebmann, Gedanken und Thatsachen, iQùi, T. II, p. 159.
(150) Vaihinger, Comw.., T. I, p. 221.
(151) Riehl, Dcr philosophische Krilidumua, 2° èdit., T. I, p. 537.
DESTUTT DE TRACY, DAUNOU ET l' (( EXPOSITION )) DE KINKER IQÔ
que cette expérience présuppose certains concepts, on a tort
de répéter, comme fait Riehl (iSa), que par là l'empirisme
est réfuté. Les empiristes pourraient répJiquer que l'expé-
rience dont ils prétendent que tous les concepts dérivent, n'est
pas ce qu'il a plu à Kant ou à ses interprètes d'appeler expé-
rience, n'est rien qui soit constitué par des concepts, mais bien
ce qui dans l'expérience est proprement empirique. Or, Kant
ne nie pas qu'il y ait dans l'expérience quelque chose d'empi-
rique et d'irréductible au concept, et il soutient que, récipro-
quement, le concept pur est un élément de l'expérience irré-
ductible à ce qu'eHe a d'empirique. Ce quelque chose qui dans
l'expérience n'est pas un concept, qui ne doit au concept
rien de ce qu'il est, et qui n'a besoin du concept que pour
déterminer un objet, pour constituer ensemble la représenta-
tion de cet objet, n'est-ce pas ce que Kant entend par la
« simple intuition » (i33) ? Les simples intuitions, comme le
dit Kant au même endroit, ont pour conditions les formes
de l'intuition; donc elles sont dans le temps, elJes y arrivent
les unes après les autres, c'est-à-dire dans un certain ordre, in-
dépendamment des concepts qui peuvent les accompagner ;
lesquels concepts (irréductibles à la simple intuition,
comme la simple intuition leur est irréductible) ne sont les
conditions nécessaires que de l'expérience ou représentation
objective. Mais ici se pose une question que nous avons déjà
rencontrée : Comment se fait-il que ces simples intuitions con-
viennent aux concepts, par exemple au concept de cause, si
bien qu'après avoir perçu certains phénomènes, nous perce-
vons certains autres phénomènes qui sont toujours les mêmes ?
Nous avons vu qu'il y a dans la Critique quelques motifs de
croire que Kant y ait fait cette réponse : Ces intuitions, ne pou-
vant arriver à notre conscience sans se trouver dans la forme
d'unité qui lui est originairement propre, sont soumises à cette
unité et, du même coup, à cette sorte d'unité qu'est l'ordre
(152) IhicL, p. 484.
(155) Crit., Kehrb., p. 123 ; Trem., p. 144, l^e édit.
196 LA FORMATION DE L*ÎNFLtENCË KANTIENNE EN FRANCE
des inluilions sans lequel elles ne conviendraient pas à ces con-
cepts de liaisons synthétiques de tous les phénomènes et ne
nous permettraient de former aucun jugement d'expérience
ni, par conséquent, d'acquérir aucune connaissance de la na-
ture. Mais on ne prouverait pas la vérité d'une telJe réponse
on alléguant qu'aucune autre hypothèse n'explique la possibi-
lité de la connaissance a priori ; car l'hypothèse que présente
celle réponse ne l'explique pas davantage. Supposons, comme
dans cette hypothèse, quchpie pouvoir faisant que nos intui-
tions conviennent à certains concepts, nous supposerons, en
conséquence, que nos intuitions conviennent à ces concepts
cl que, par suite, les phénomènes y sont conformes; mais
nous n'aurons pas expliqué pourquoi nous sdvous qu'ils y sont
conformes.
Toute celle discussion de J'expérience chez Kanl peut se
résumer en ces quelques mol-;. Kanl a montré qu'il y a une
certaine expérience donl certains concepts sont les conditions.
Pour qu'elle existe, il faut qu'il y ail avec ces concepts quelque
chose de sensible, d'irréductible à ces concepts cl qui cepen-
dant leur convienne. C'est à cet élément sensible que Daunou
a pensé en opposant ce qu'il appelle 1' « expérience des sens »
i'i 1' (( expérience en général ». Comment expliquer la conve-
nance ou conformité de ces intuitions sensibles aux concepts ?
Ce n'est assurément pas en sujjposanl en nous une origine
commune à ces concepts et à cette conformité; car, si celle
conformité a besoin d'être expliquée, si elle ne se comprend
pas de soi, on né comprend pas mieux pourquoi, d'où le con-
cept dérive, dériverait encore autre chose que le concept, qui
serait précisément ila conformité des inluilions à ce concept.
Nous verrons qu'on peut soutenir que, dans le kantisme, cette
convenance ne reçoit pas d'autre explication que celle qu'y re-
çoivent les déterminations diverses des lois particulières de
la nature.
CHAPITRE V
Degérando. — M™* DE Staël
Fuyant les dangers auxquels le coup d'État du i8 fructi-
dor rexpo?ait, Camille Jordan, accompagné de son ami Degé-
rando, alla se mettre en sûreté à Tubingue. Us passèrent par
l'Alsace, oii ils firent connaissance, chez le poète Pfeffel, avec
M"® Anne de Rathsamhausen, que peu après Degérando de-
vait épouser. Admiratrice des Allemands, qui « sont aujour-
d'hui, disait-elle, ce que nous fûmes au siècle de Louis XIV »,
elle conseilla aux deux amis de lire leurs écrivains dans la
langue originale, qu'ils apprirent avec une rapidité étonnante,
dont elle les félicitait en môme temps qu'elle leur annonçait
les joies que sans doute allait bientôt leur procurer cette litté-
rature qu'elle jugeait supérieure à la française (i). « Je vous
avoue, leur écrivait-elle, que beaucoup de nos ouvrages fran-
çais ne me paraissent que de la crème fouettée en comparaison
des œiivres de ces génies profonds, énergiques, souvent pleins
de grâce, de la Germanie. » (2) Mais la philosophie de Kant,
dont elle les entretint plusieurs fois, ne lui agréait point, et
elle ileur dit sa satisfaction de savoir que son sentiment à cet
égard était d'accord avec leurs raisons. « Vous pensez bien,
mes chers amis, que je n'ai pas eu la prétention de compren-
dre Kant, quoique j'aie eu celle de lire son principal ouvrage;
je n'en ai saisi que ce que des conversations particulières m'a-
(1) Lettres de la baronne de Gérando, Paris, 1880, p. 46.
(2) Ibid., p. 79.
198 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
valent rendu inlelligible, et Pfeffel surtout a formé mon opi-
nion sur cet homme célèbre. » (3) Elle sait que le scepti-
cisme qui paraît dans ses ouvrages n'est pas au fond du carac-
tère de Kant: le doute n'est chez lui et chez ses disciples que
l'aiguillon de la recherche; elle le croit plus pythagoricien que
sceptique, mais elle ne précise pas davantage son opinion sur
la Critique: c'est une œuvre sur laquelle on risque trop de se
tromper. « Il a un langage à lui, inconnu au reste des hom-
mes; il a créé des termes qu'on n'a pu comprendre; aussi cha-
cun l'interpTête-t-îl à sa manière. En définitive, il me semble
qu'il a fait jlus de mal que de bien, car il a été la source de
plus d'erreurs que de vérités. En quoi donc consistent sa célé-
brité et des hommages qu'on lui rend ? Sans doute dans le goût
qu'ont les hommes pour ce qui est singulier, extraordinaire,
ou même iniatelligiblc ; c'est beau, c'est sublime, précisément
parce qu'ils n'y entendent rien, et quand ils parviennent à dis-
tinguer quelques étincelles au milieu des ténèbres, leur amour-
propre est satisfait ; ils croient en savoir plus que les
autres. » (4). Degérando conservera et développera dans ses ou-
vrages cette opinion sur la philosophie kantienne et sur les
causes de son succès, bien qu'il ne se contentât pas de la rece-
voir de M"® de Rathsamhausen (5). Pendant qu'il apprenait à
apprécier les écrivains allemands de son temps, il comptait
parmi eux bon nombre d'admirateurs de la nouvelle philoso-
phie ; il en conçut le vif désir de la mieux connaître et s'appli-
qua ardemment à l'étudier, u Lorsque j'en commençai l'étude,
(3) Ibid., p. 62.
(4) Ibid., p. 65.
(5) Nous verrons que, dans une certaine mesure, M™^ de Staël par-
tageait aussi cette opinion. Elle faisait un très grand cas du talent épis-
tolairo de M™e de Gérando. (Préface des Lettres, p. X). Voy. aussi : Sainte-
Beuve, Nouveaux Lundis, T. XII, le cliap. sur Camille Jordan ; Picavet, un
chapitre des Idéologues (Paris, 4891) et un article de la Grande encyclo-
pédie consacrés ù Degérando, où se trouve une bibliographie. Sur la place
de Degérando dans Thisfoire de la pensée française, voy. Doutroux, Etudes
d'hist. de la philos., le chapitre relatif à la philosophie écossaise en France.
Sur l'influence des Degérando dans les salons lilléraires, voy. Ilerriot, f^"»
Récamier et ses amis, T. I, p. 48 ; on peut consulter aussi la Correspon-
dance des demoiselles de Berckheim,
DECéHANDO, — m"'* DE STAËL IQp
déclaraif-il, ce fut, je ne dirai pas avec les dispositions les
plus impartiales, mais avec les préventions les plus favorables,
fondées sur l'opinion d'Iiommes qui m'ont inspiré une pro-
fonde estime ; ...je n'ai rien négligé pour découvrir ce qu'elle
peut renfermer d'utile. » (6). Il lut la plupart des œuvres de
Kant et plusieurs commentaires allemands, dont il a donné
la liste dans son Histoire ; Guillaume de Humboldt lui fournit
quelques indications pour l'orienter parmi les continuateurs
de cette philosophie (7) ; M"® de Staël lui recommanda de ne
manquer aucune occasion de s'entretenir avec Viillers, qui,
lui disait-elle, « a toutes les idées du nord de l'Allemagne
dans la tête » (8). En dépit des éloges de IVP® de Staël, il
maintint que le livre de Villers était certes l'œuvre « d'un
partisan zélé pour sa cause », mais qui n'en présentait pas la
a véritable tendance ». Trop obscur pour intéresser les hom-
mes superficiels, trop superficiel pour contenter des penseurs,
ce livre lui paraissait (( de peu de ressource pour l'étude du
criticisme » ; il lui préférait de beaucoup celui de Kinker, mal-
gré ses lacunes (9). — De son côté, Villers traitait Degérando
comme tous ceux qui n'étaient pas de son avis : il n'eut jamais
pour lui que des paroles dédaigneuses, injurieuses parfois (10).
M™® de Staël tenta sans succès de faire reconnaître à Villers
les mérites du u bon Degérando »(ii), et ce fut en vain que
celui-ci lui protesta ses (( intentions pacifiques » et qu'il sou-
haita de le voir revenir à des (c dispositions plus dignes de
lui » : le ({ bon Degérando » demeura dans l'esprit de Villers
(6) Histoire comparée de.i systcr^ies de philosophie, Paris, 1804, p. 177.
(7) Lettre du 50 juin 1802, dans : Hamy, Les Hiimboldt et les Gérando,
à propos de quelques autographes ; Académie de Lyon, 1906. Dans une lettre
du 22 juin 1808, G. de Humboldt dit son plaisir à s'entretenir avec Degé-
rando de métaphysique, et le prie de lui envoyer son Rapport sur les pro-
grès de la philosophie.
(8) Lettre du 26 octobre 1803, citée par Sainte-Beuve, Nouveaux lundis,
T. XH, p. 299.
(9) Hist., T. II, p. 179, note.
{!0) Villers, Kant %ugé par l'Institut. Wittmer, C/i. de Villers, à la
table alphabétique, voy. Degérando.
(11) Isler, Briefe an Villers, p. 275-276.
300 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENE EN FRANCE
Je « doucereux Degérando » (12). Mais il connut aussi Stapfer;
cela lui permit de constater de nouveau que les mêmes idées
philosophiques pour lesquelles Villor? s'était plu à quereller,
pouvaient bien habiter une âme paisible et se défendre dans
un langage éloigné de toute violence.
Degérando traita de la philosophie de Kant principale-
ment dans son mémoire sur la Génération des connaissances
humaines, qui fut couronné par l'Académie de Berlin et pu-
blié en rSoa, et dans son Histoire comparée des systèmes de
philosophie, relativement aux principes des connaissances
humaines ( Paris, i8o4 ). Dans le premier ouvrage, il exami-
nait rapidement l'idéalisme kanlien ; clans le second iil essayait
de montrer la doctrine critique dans toute son étendue. A vrai
dire, il n'y faisait souvent que répéter ce qui avait été dit par
Villers et par Kinker. Cependant cette répétition des mêmes
choses sous une forme différente n'était pas inutile ; puis-
qu'elles n'avaient été comprises, en France, que par trop peu de
lecteurs. L'ignorance 011 les Français étaient longtemps restés
des nouveaux systèmes allemands, leur manque de préparation
à entendre ;les premiers exposés qu'on leur en avait fait, se
(12) Lettre de Villers à Jacobi, du 12 novembre 1808, reproduite par
M. Wittmer, p. 509. Ce fut pour répondre à un mémoire que Degérando
avait lu à la classe des sciences morales et politiques, de l'Institut, et
dont il ne parut qu'un bref résumé fait par Lévesque (Moniteur universel,
27 vendémiaire, an X), que Villers écrivit le pamphlet Kant iugé par Vlns-
titvt. Le Magasin encyclopédique (1802, T. IV) en publia un compte rendu,
signé De Gersdorf, sous le titre : Kant iagd par Vlnstitut ; Observations sur
ce iugement, par un disciple de Kant, et remarques sur tous les trois, par
un observateur impartial. Le même auteur développa encore son opinion
dans un article Sur les notions du temps et de l'espace {Magasin ency-
clopédique, 1805, T. I). Pour lui, Villers n'a su ni bien comprendre Kant
ni s'affranchir de sa terminologie, laquelle n'est pas indispensable à l'ex-
position de sa doctrine, et ne peut que nuire à la propagation de celle-c:
hors de l'Allemagne. Avoir jugé cette doctrine d'après Villers, sans avoir
lu Kant, telle aurait été la faute capitale de Degérando. Mais Degérando
s'empressa de repousser ceUe accusation fatisse. (Magas. encycL, 1805, T. V).
De toute cette petite dispute, il ressort simplement que le tort commun
de Villers, de Degérando et aussi de Kinker avait été de prendre poir
la parti(; essentielle du kantisme la théorie de la connaissance, et d'avoir
insisté sur celle de l'espace et du temps, alors que Gersdorf pensait que
la partie vraiment importante était la théorie du devoir.
DEGÉRANDO. — ■ M™' DE STAËL 201
trouvaient excusés, dans son Histoire, non seulement par les
événements politiques qui avaient retenu leur esprit dans
d'autres soucis, mais il rappelait encore que Kant n'avait ga-
gné l'attention des penseurs de son propre pays que sept à huit
ans après la publication de son œuvre maîtresse (i3) ; il ne
peut donc, estimait-il, y avoir que de la sottise à s'étonner que
« douze ans de plus se soient écoulés avant que la France se
soit associée à l'admiration de l'Allemagne, lorsque, pour arri-
ver jusqu'à Kant, nous avons à franchir la double barrière de
deux langues; la langue allemande... et de plus la langue même
du criticisme » (i4)-
Ainsi que le titre de son Histoire le fait pressentir, Degé-
rando va y présenter l'histoire des théories de la connais-
sance dominant et expliquant toute celle de la philosophie.
Dès le début, il dit que u la divergence des sectes résulte de
la diversité des systèmes adoptés relativement aux principes
des connaissances humaines » (i5). Il devra donc, en arrivant
aux systèmes les plus récents de la philosophie moderne, ré-
server une grande place à celui de Kant (i6). Mais au moment
de l'aborder il s'avoue pris d'une « certaine timidité ». Entre-
prendre d"en traiter, surtout de la manière qu'il croit devoir
le faire, c'est beaucoup oser, « lorsque les propres disciples de
Kant sont si souvent accusés de l'avoir mal compris, lorsque
(lô) Comment, après une longue indifférence et un profond silence,
en Allemagne, une foule d'exégètes laborieux et de partisans tumultueux
s'est attachée à l'œuvre de Kant, Degérando l'explique d'une manière qui
rappelle autant celle de Mérian que celle de !\P'« de Rathsamliausen. « Les
obstacles, dil-il, qui avaient d'abord repoussé de cette étude difficile, qui
l'avaient environnée comme d'un rempart, servirent à retenir captifs ceux-
mêmes qui se trouvèrent engagés dans ce système, et comme les forces
(• ime pénétration ordinaire étaient épuisées pour le comprendre, peu
d'hommes en conservèrent assez pour le juger. » Et la plupart de ces der-
niers, « après un si grand sacrifice, n'avaient guère le courage d'avouer
au public, de s'avouer à eu.x-mêmes un mécompte qu'ils auraient entrevu ;
et ils s'attachaient à la doctrine en raison de ce sacrifice même : ils
évaluaient son mérite par ce qu'elle avait coûté. » Hisl., 2^ édit., 2« série
(Paris, 1847), T. IV, p. 594 ; et l^'^ édit., T. II. p. 250.
(14) fe édit., T. II, p. 172.
(15) Ibid., T. I, p. 24.
(16) Ibid., T. I, p. 33.
202 LA FORMATION DE L'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
ceux qui se permettent de combattre quelqu'une de ses opi-
nions, sont assurés d'avance de ne pouvoir échapper à cette
accusation. » (17). Degérando, en effet, ne se propose pas d'en-
registrer passivement, comme Kinker, les idées qui ont révo-
lutionné l'Allemagne philosophique, et encore moins de prê-
ter à ce qu'elles peuvent avoir de force persuasive cette véhé-
mence de paroles sur laquelle Villers avait le plus compté pour
réduire au silence l'école française. S'il veut contribuer à leur
propagation, ce ne sera pas sans avoir cherché à en faire con-
naître aussi la juste valeur. Ainsi son étude du kantisme se
distingue de celles de ses deux principaux devanciers en ce
qu'elle est non seulement analytique, mais critique. L'intérêt
de ce qu'il dit du kantisme réside surtout dans cette critique
qu'il en fait ; par là il réussit à se faire mieux comprendre que
Villers et que Kinker ; et il avait plus de chances d'y réussir,
car, en général, la pensée des interprètes d'une œuvre difficile
apparaît mieux dans leurs appréciations de ce qu'ils sont arri-
vés à y voir, que dans leurs simples analyses, lesquelles, pres-
que toujours faites avec la crainte du reproche d'inexactitude,
sont des reproductions plus ou moins sommaires de l'original,
qui, par conséquent, ne laissent voir entre elles que de petites
différences, alors même qu'il en est de grandes dans les idées
qu'y attachent leurs divers auteurs. Pour l'histoire du kan-
tisme en France, les objections de Degérando ont une autre
importance que celles de Destutt de Tracy et de Daunou. Au
lieu que Destutt de Tracy, qui n'avait lu Kant que dans les
pages d'une traduction auxquelles il ne savait guère quel sens
donner, nous fait connaître dans son mémoire un jugement
qui a rapport avant tout à l'abrégé de la Critique composé par
Kinker ; et que Daunou, qui semble venu plus tard à l'étude
de ce système, après DegAando lui-mêm.e et après Cousin,
nous a laissé des remarques, plus précises, sans doute, mais
qui ne concernent encore Kant qu'indirectement ; chez De-
gérando, qui a lu Kant dans le texte allemand et fréquenté
(17) Ibid., T. II, p. 177.
DEGÉRANDO. M™® DE STAËL 2o3
plusieurs des adeptes de sa doctrine ou de celles qui en sont
issues, nous assistons pour la première fois à la rencontre
directe, au contact immédiat, qui a été aussi un conflit, de
l'idéologie française avec l'idéalisme kantien.
Degérando essaye de définir la différence de méthode qui
oppose radicalement l'une à l'autre ces deux écoles philoso-
phiques. L'école française, de même que l'anglaise, s'est fon-
dée sur une psychologie qui est, dit-il, « un recueil d'observa-
tions de détail sur les opérations de l'esprit humain », elle
suit la méthode expérimentale ; l'école de Kant, au contraire,
« se fonde sur une méthode a priori, fait ou prétend faire abs-
traction de toutes les données de l'expérience, considérer la
raison' d'une manière antérieure à l'observation de ses pro-
duits, la considérer dans la déduction des connaissances qu'elle
tire ■entièrement de son propre fonds... » (i8). Il s'ensuit que
le.3 expressions (( lois de nos facultés », « conditions de leur
exercice », ont dans la langue de Kant une signification au-
tre que celle qui leur est donnée ordinairement par les philo-
sophes. « Tous les philosophes, en effet, admettent que nos
facultés ne se déploient que suivant certaines règles, celles de
l'attention, de l'association, etc. Mais ce ne sont, au gré du
criticisme, que des lois empiriques ; celles qu'ils [les kantis-
tes] établissent expriment des intuitions, des notions, des
idées » (19). Il y a, d'après eux, trois facultés dont ces trois
sortes d'éléments sont produits, à savoir la sensibilité, l'enten-
dement, la raison, qui sont tellement liées entre elles, subor-
données les unes aux autres, qu'elles (( composent une sorte
•de hiérarchie logique dont la sensibilité forme la base, dont
la raison occupe le sommet. Malgré ces rapports elles sont
distinctes par leur nature, leurs fonctions, leurs propriétés, et
cette distinction et fondamentale dans le criticisme » (20). Les
trois sortes d'éléments qui en dérivent sont donc également
(18) Ihid., T. ir, D. !<S8.
(19) Ibiâ... T. II, p. 205, noie.
(■20) Ihid.. T. II, p. 191. •
2o4 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
distincts, et tous ces éléments sont des éléments a priori. Mais
ces intuitions a priori, ces notions a priori, etc., ne «ont pas
des idées innées. « Si elles sont antérieures aux perceptions sen-
sibles, c'est seulement dans l'ordre de la raison, et non dans
l'ordre du temps. Elles ont leur fondement en nous-mêmes ;
mais elles ne se produicnt qu'à l'occasion, à la suite des mo-
difications sensibles. Elles ne peuvent exister séparément de
ces modifications ; et sans elles, elles demeureraient inanimées
et vides de sens » (21). Les intuitions a pj'iori, ou intuitions
pures, nécessaires, originaires, primitives, fondées dans la
nature même de notre sensibilité, sont l'espace et le temps.
L'espace appartient proprement au sens externe ; le temps, au
sens interne.
De la distinction kantienne du sens interne et du sens
externe Degérando donne une explication trop incertaine, qui
est la suivante. Les choses qui nous affectent sont de deux
sortes : nous sommes affectés par des choses différentes de
nous-mêmes (extérieures), nous le sommes aussi par nous-
mêmes ; (( de là deux espèces de sensations, l'une externe,
l'autre interne occasionnée par notre activité propre et inté-
rieure » (22). Il faut ici ou que Degérando se soit exprimé
inexactement ou bien qu'il y ait eu réellement de l'incohé-
rence en ce point de son interprétation ; car il n'ignorait pas
que, pour Kant, toutes nos sensations, toutes nos modifica-
tions, appartiennent au sens interne et sont par là soumises
au temps. Pour trouver un sens à ce que dit Degérando, nous
pouvons donc supposer que tout cela signifie que « notre ac-
tivité propre » a sa part dans toute action par laquelle nous
sommes effectés ou modifiés, même dans celle dont résulte les
sensations composant nos représentations externes.
La théorie du sens interne se rattache à Ja théorie de
l'aperception et par celte dernière à celle de l'entendement et
de l'imagination ; ensemble elles consliluent toute la Déduc-
(21) Jbid., T. II, p. 209.
(22) Ibid., T. II, p. 194.
DEGERANDO. M™" DE STAËL 300
tion transcendeniale. Il ne faut pas attendre de Degérando
qu'il nous donne là-dessus plus fie lumière que les autres.
Ce qu'il en dit se résume à ceni : « L'acte de la conscience, en
s'unissant à la sensation, la convertit en perception... L'acte
de la conscience, lui-même est aussi nommé aperception. Il
consiste à distinguer ce qui est perçu du sujet qui per-
çoit » (33). « L'entendement exerce ses fonctions par la pen-
sée, c'csl-à-dire par cet acte qui nunène à l'unité la variété des
perceptions, soit en concevant ou formant des notions, soit
en jugeant ou rapportant .les perceptions sous les notions qui
leur correspondent ; soit, enfin, en rassemblant ou plusieurs
notions sous une notion plus générale, ou plusieurs jugements
sous un jugement plus élevé ))(2/j). L'imagination productrice,
les concepts de l'entendement, les formes logiques du juge-
ment, =ont les moyens par lesquels se fait cette « alliance
des perceptions variées dans l'unité » (20).
Dans un tel exposé, il est bien difficile de trouver ce que
Degérando avait annoncé, c'est-à-dire autre chose qu'une théo-
rie psychologique. On pourrait peut-être répondre pour Degé-
rando que dans ces passages il résume seulement les parole-;
de Kant, qui ont en effet donné lieu à des interprétations psy-
chologiques, et que s'il y a toujours en celles-ci quelque vice,
il n'y est pour rien. La chose certaine est qu'une théorie psy-
chologique décrivant comme Degérando vient de le faire la
seule fonction qu'elle attribue à la pensée, celle de penser,
ne paraît pas suffire à constituer l'idéalisme transcendenial,
à résoudre le problème dont cet idéalisme était, pour Kant,
la seule solution possible. C'est ce que nous avons déjà montré.
Ni par celte conversion des sensation-^ en perceptions, ni par
cette alliance des perceptions dans l'unité du concept auquel
le jugement les soumet, par aucune opération de cette sorte
on ne rend pleinement compte de la conformité des phéno-
(23) Ibid., T. II. p. 195.
(24) Ibid., T. II, p. 197.
(25) Ibid., T. II, p. 198.
2oG LA FOnMAÏlON DE l'IiNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
mènes aux concepts ; parce qu'on ne rend pas compte de l'ap-
titude à s'y soumettre que possèdent les sensations sur les-
quelles on dit que ces opérations s'effectuent, et sans laquelle
elJes ne pourraient s'effectuer. Il ne paraît pas, dans la des-
cription que Degérando en donne, que ces opérations puissent
être l'action par laquelle notre pensée impose aux i^hcnomènes
ses propres formes, et qui, au dire de Kant, est la condi-
tion de la certitude apodictique qui caractérise notre connais-
sance de la forme des phénomènes. Degérando, entendant
Kant de la façon que nous avons rappelée, n'avait donc pas
tort de confcsler qu'il eût vraiment établi la possibilité de la
connaissance a priori. « Cette certitude apodictique ou abso-
lue, dit-il, devient le sujet de l'une des prétentions les plus
marquées et les plus singulières de l'école kantienne. Elle
pense avoir le privilège exclusif d'établir, d'une manière in-
contestable, la certitude apodictique des sciences mathémati-
ques, et de toutes les sciences a priori, parce qu'elle les fonde
sur les formes naturelles et nécessaires de nos représentations,
savoir, les premières sur la forme de l'espace, les autres sur les
notions discursives de l'entendement » (26). Cette prétention
du crilicisme serait-elle rendue légitime par la supposition
d'autres opérations, auxquelles Degérando avait sans doute
songé en parlant d'une activité propre à nous qui détermine-
rait les états de notre sens interne comme la chose en soi dé-
termine notre sens externe ? Nous pouvons affirmer qu'une
telle supposition, si réellement elle lui est venue à l'esprit,
n'a pu que rendre, à ses yeux, plus singulière la prétention
du criticisme ; car il pensait qu'il n'y avait ni plus ni moins
do raison de placer en nous de telles actions informantes que
d'y placer le principe des déterminations particulières de ces
formes, c'est-à-dire l'origine de la matière des représentations.
Il défendait cette opinion en attaquant de la manière suivante
les mêmes arguments sur lesquels Villers et Xinker appuyaient
la thèse kantienne.
(26) Ibid., T. II, p. 229.
DEGÉRA.NUO. m""^ DE STAËL 307
Pour Kanl, dit-on, la matière de nos perceptions, ce qui
appartient aux objets, c'est ce qui change et varie avec eux ;
la forme de nos perceptions, ce qui appartient à notre sujet,
c'est ce qui subsiste et se reproduit toujours dans les per-
ceptions. Qu'est-ce que des perceptions, ou des dûtermina-
lions de perceptions, qui appartiennent aux objets, qui sont
fondées dans ces objets ? Ce ne peut être, d'après la Critique,
dos perceptions qui résident dans les objets eux-mêmes et qui
nous soient ensuite communiquées par eux. La matière n'est
pas non plus, pour Kant, quelque chose exprimant les pro-
priétés des objets qui nous affectent. (( Demandons en effet à
ce philosophe si cette matière, qui nous vient du dehors, a
quelque existence hors de nous, si, en la recevant, nous acqué-
rons quelque connaissance des propriétés réelles des objets ;
il nous répond négativement ; il nous apprend que nous ne
connaissons que leurs apparences, qu'il n'arrive des objets
à nous que des apparences, que nous ignorons ce qu'ils sont
réellement et en eux-mêmes... » (27) a Kant nous assure, avec
tous les philosophes, que les objets externes ne nous donnent
des perceptions que par les changements qu'ils occasionnent
dans nos propres manières d'être » (28). S'il en est ainsi, tou-
tes nos perceptions, les intuitions empiriques aussi bien que
les intuitions pures, ont leur fondcm.ent dans notre faculté
de sentir. Ce sont toutes des perceptions dont le principe
réside en nous, qui s'opèrent en nous, mais à l'occasion des
objets externes, qui sont excitées par eux. « 11 est donc im-
possible d'admettre une différence réelle et effective entre ces
perceptions qui appartiennent aux objets et celles qui sont
fondées en nous-mêmes ; la différence n'est que dans les ter-
mes. Au fond, toutes les perceptions sont fondées en nous,
puisqu'elles ne sont que nos propres modillcafions. Toutes les
perceptions appartiennent aux objets externes, comme à leur
occasion, puisqu'elles ont besoin de leur présence pour se
(27) Ibid., T. III, p. 5-20.
(28) De la génération des coanaiss., p. 162-163.
208 LA FORMATION DE l'iNFLUEIMCE KANTIENNE EN FRANCE
produire » (29). Et quand même cette différence serait réelle,
on ne pourrait attribuer tout ce qui est variable aux objets.
L'identité de notre moi est la seule chose en nous qui sub-
siste nécessairement ; les modifications du moi, ee qui lui
appartient, varient ; il n'est donc pas certain, conclut Degé-
rando, que l'exercice de ses facultés ne soit pas aussi suscepti-
ble de variations. 11 fait rcniarquer, en outre, que des choses
qui sont changeantes [jcuvent aussi posséder quelques carac-
tères fixes, constants.
Nous allons retrouver contre la théorie des intuitions pu-
res les mêmes objections que chez Daunou, à qui Degérando
les a peut-être suggérées (3o). Elles ont d'ailleurs peu de poids.
Le temps, pcnse-t-il, n'est pas nécessairement lié à la sensi-
bilité, puisqu'on peut imaginer un être sensible dont la cons-
cience serait instantanée, et que, pour avoir la conscience
du temps, il faut au moins percevoir deux états successifs,
deux moments distincts. Celte objection de Degérando appel-
lerait chez uTi kantien cette réplique : C'est parce que ces
deux étals successifs impliquent la forme du temps, propre
au sens dont ils sont les états, que vous pouvez en tirer l'in-
tuition du temps.
Pour avoir l'intuition de l'espace, observe Degérando,
il faut que nous percevions plusieurs objets et la distance qui
■les sépare. ]\Iais n'est-ce j)as ici encore parce que l'intuition
pure est impliquée dans cette perception, en est la forme ?
De ce que l'espace et le temps sont des représentations in-
finies, il ne faut pas conclure, poursuit-il, qu'elles ne peu-
vent dériver de nos impressions, mais seulement qu'elles sont
obtenues par composition. Degérando n'a pas rélléchi (pi'on
pouvait lui répondre que la possibilité de cette composition,
dune suite indéfinie de juxtapositions, de l'extension indéfi-
nie du lieu perceptible, de laquelle il croit que résulte la re-
présentation de tous les lieux, implique l'intuition de l'es-
pace infini.
(29) Ibid., p. 1G4.
(50) Ibid., p. 168 et suiv.
«tau
DEGÉHANDO. — M"" DE STAËL 20{)
Il ajoute enfin que nous n'avons aucunement 'l'idée d'un
csjjace infini ou d'un temps infini, parce que ce serait l'idée
d'un infini achevé composé de parties. Mais cette difficulté,
si c'en est une, vient simplement de ce qu'il fait de l'espace
et du temps les résultats de compositions, d'additions d'es-
paces partiels ou de parties du temps.
Ses remarques relatives à la question de savoir si les pro-
positions de l'arithmétique son.t analytiques ou synthétiques,
méritent d'ttre considérées plus longuement. Kant a « con-
fondu avec Je jugemen.t qui assigne les rapports de nos idées,
l'opération préliminaire par laquelle nous formons nos idées
complexes, et nous préparons ainsi les termes de ces rapports.
L'opération par laquelle nous iformons nos idées compleX'f
est une opération synthétique ; mais elle n'est point enco)
un jugement. Ainsi, lorsque pour la première fois je forniv
une idée 12, je rassemble et je réunis sous un signe com-
mun les deux idées 7 et 5, ou 8 et l\, etc. ; et lorsque cet
ouvrage de mon esprit est achevé, si je veux me rendre compte
des rapports qui en résultent, je compare ^^e résultat synthé-
tique aux idées élémentaires ; le jugement que je porte alors
n'exprime que leur identité réciproque. D'un côté il développe
l'expression sommaire 12, de l'autre il montre la combinaison
des éléments 7 et 5 ; il est à la fois synthétique sous un rap-
port, analytique sous l'autre, identique sous tous les deux,
et il ne m'autorise à conclure de mes idées rien, de plus que
ce que j'y ai effectivement renfermé, en les composant. » (3i)
En admettant que la conception, l'acte d'où résultent les con-
cepts compris dans le jugement, est synthétique, il semble
que Degérando accorde l'essentiel de la thèse selon laquelle
l'arithmétique répose sur des synthèses, et que son opinion
soit très proche de celle d'Emile Boutroux, pour qui toutes
(51) Hist., T. III, p. 519. Pareillement, Selle avait dit, à l'Académie de
Berlin : « Avant d'avoir la notion du nombre 12, on ne la trouve point
dans les notions de 7 et de 5 et de leur addition. Mais, en sens contraire,
la notion l'i n est autre chose que l'addition de 7 et 0 ou de 8 et 4 ou
de 6 et 6 ». Acad. de Berlin, 1786-87, p. 602.
14
2IO LA FORM.VnON DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
les tentatives pour raincnor l'arithmélique à une suite de dé-
ductions purement analytiques, ont abouti, « non à supprimer
la synthèse, mais à poser à la base même de la science tout
ce qui est nécessaire en fait de synthèse, pour n'avoir plus
besoin ensuite que d'analyser. D'une manière générale, pour-
suit-il, 'les postulats sont transformés en définitions, ils n'en
subsistent pas moins, sous celte cn,veloppe, et l'analyse ne
fera que propager la synthèse qu'ils impliquent. En définitive,
il faut partir de quelque chose, et le principe de contradic-
tion ne fournit pas ce quelque chose. » (3:>) Mais nous ne
croyons pas que Degérando aurait accepté cela sans réserve ;
il aurait certainement objecté que ce quelque chose d'où l'on
part, ce sont des concei^ts, lesquels, selon Kant, peuvent supposer
une synthèse et peuvent même ( comme Couturat l'a rappelé
(33) )être empiriques, sans que le jugement qui les renferme
soit autre chose qu'un jugement analytique. Puisqu'il s'agit
de la possibilité de la connaissance arithmétique, c'est-à-dire
du fondement de sa vérité, c'est le jugement qui, d'après
Kant, devrait impliquer la synthèse. C'est toujours d'un juge-
ment qu'on, dit qu'il est vrai ou faux. Donc la synthèse que
supposent déjà les concepts arithmétiques, Ja seule admise par
Degérando, ne fait pas la vérité des jugements arithmétiques;
et il s'ensuit, si cette opinion de Degérando est juste, que
cette vérité ne repose sur aucune synthèse (34).— Nous n'enten-
(52) E. Eoutroux, Cours sur Kant, Revue des cours et conf., 1894-95,
p. 529-550.
(55) « Le concept, riun pas de 7 et 5, mais de 7+5, de (luclquo ma-
nière qu'on l'ait formé, contient actueHemcnt et par définition le concept
de 12, bien mieux, il lui est identique. » Couturat, La philosophie des ma-
thématiques de liant, Revue de métapli. et de morale, 1904, p. 54^).
(54) V. Cousin soutiendra que la synthèse est bien dans le jugement,
que Kant a raison de dire que les jugements de l'arithmétique sont syn-
thétiques. Nous concevons le nombre 7 et le nombre 3. Le concept de la
réunion de ces deux nombres n'est pas le concept du nombre qui en ré-
sulte. Nous pouvons même avoir aussi le concept de 12 sans savoir que
7-f-5 r= 12 ; « car ce n'est pas le nombre 12 en lui-même dont nous avons
besoin, dit Cousin ; c'est la conception de ce nombre comme unité repré-
sentative des deux unités 7 et 5 ajoutées. D'où l'on voit qu'étant donné le
premier membi'e 7+5 de la somme à trouver, trouver cette somme c'est,
DEGÉRANDO-, m"'® DE STAËL 211
dons rien décider sur ce grand problème. Nous devons présen-
tement nous contenter d'avoir montré que Degérando ne
s'est arrêté à sa conclusion qu'après avoir pesé quelques unes
au moins des principales considérations d'où ont été tirées les
solutions qui ont de nps jours été adoptées.
Pour Villers, ainsi que pour plusieurs de ses amis, le
kantisme, renversant le matérialisme, était destiné à faire re-
naître en France, sinon 'la religion même à laquelle elles
avaient été autrefois incorporées, du moins les croyances qu'il
jugeait essentielles à la foi chrétienne, au premier rang des-
quelles il voyait les postulats delà raison pratique. P.-A.Stapfer
était de ceux qui espéraient avec lui de l'approprier à cette
fin, et il affirma que déjà le livre de Villers avait effectivement
(( ramené plus d'un sceptique aux principes religieux » (35).
Degérando estimait qu'au contraire le kantisme y était essen-
tiellement impropre. Lidéalisme qui est à sa base ne nous dé-
livrera pas véritablement du matérialisme, puisqu'il en con-
serve les conséquences les plus affligeantes. « Si un philosophe,
dit Degérando, peut s'affecter des effets du matérialisme, ce
n'est pas sans doute parce que le matérialisme affirme l'exis-
tence de la matière et des corps, ce qui n'a rien
de désolant ni d'effrayant pour la raison et la morale ; ce serait
seulement parce que le matérialisme irait jusqu'à dire qu'il
n'existe que de la matière », et, conséquemment, nierait la réa-
lité de l'esprit, c'est-à-dire son identité, sa simplicité, son in-
dépendance réelles. Or Kant tend au même résultat, lorsqu'il
s'efforce d'établir que la simplicité et la spiritualité du prin-
cipe pensant « ne peuvent être ni connues, ni démontrées, et
que le moi lui-même, que son existence, n'est aussi qu'une
obtenir non seulement un nombre nouveau, mais la conception de ce
nombre dans son rapport d'égalité avec le premier. » Ce n'est pas uni-
quement dans la formation des nombres, mais dans l'affirmation de leurs
rapports, qu'est la synthèse constitutive des jugements de l'arithmétique.
Y. Cousin, Phiios. du Kant, édit. de 1857, p. 53-54.
(55) StapfcT, article Villers, dans la Biographie universelle.
ai a LA FORMATION t)E l'iNFLUENCE KANttENNÈ EN FRANCE
apparciioe à la réalité de laquelle nous ne pouvons atteindre »
(36). Ne comptons pas que la foi s'affermisse sur la distinclion
de la raison spérulative et de la raison pratique. Cette théorie
de la raison ne montre dans la raison même que conflits et
désordre. D'abord, la prenant dans son usage spéculatif, elle
mpt la raison dans une .situation singulière, en lui donnant
(( des lois qu'elle ne peut exécuter », « des besoins qu'il lui
est interdit de satisfaire ». En. effet, poursuit Degérando, la
raison, dans cette théorie, est telle qu'elle doit nécessairement,
les connaissances conditionnelles étant données, les comi)léler
par le non-conditionnel ou l'absolu (Dieu, l'univers, le moi ) ;
« ainsi elle n'a pas rempli ses devoirs, si elle n'a pas placé
ces trois connaissances au sommet de toutes les connaissan-
ces )» ; et pourtant « il lui est impossible de démontrer l'exis-
tence de ces trois choses ». « Un besoin naturel et constant la
pousse à leur accorder une valeur réelle... ; mais ce besoin
échoue contre une impossibilité aussi constante que lui-même;
il n'est plus qu'un postulat, un vœu, vœu sans doute bien ini-
I)rudent. puisqu'il n,e peut être rempli, et que, suivant la
maxime de Kant, on ne doit désirer que ce qui est possible ».
(87) Puis, par un complet « renversement des idées », mis sur
le compte de l'usage pratique de la raison, celte maxime, qui
nous interdit l'usage spéculatif de la raison, va nous auto-
riser à croire à tout ce que nous devons désirer. « Vous devez
désirer le plus grand bien ; or vous ne devez désirer que ce
qui est possible; vous devez donc croire que le plus grand bien
est possible. Mais l'existence de l'être suprême, l'immortalité
de l'àme sont nécessaires à la possibilité du plus grand bien,
vous devez donc croire à ces deux choses. » (3S). Degérando
tient pour inexacte la maxime : on doit désirer le plus grand
bien. Le plus grand bien est digne de tous nos vœux, par sa
nature ; ainsi cette maxime, dit-il, « n'est absolue <pie relali-
(nii) IlisL, T. III, p. ;VJ7.
(.J7) Ibid., T. 111, ji. j:.I cl fruiv.
(.58) Ibid., T. III. p. jôj.
DEGERANDO.
DE STAËL 2l3
vement à sa nature, elle est conditionnelle relativement à .=;a pos-
sibilité ». La vraie maxime ne peut être que l'une de celles-ci :
« On doit désirer le plus grand bien, s'il est possible » ;
« on doit désirer que le plus grand bien soit possible ». De
ce que le j)l;is grand bien est digne de tous nos vœux, il ne
s'ensuit pas « que le plus grand bien, soit possible, ni qu'il soit
prudent de le désirer ». Degérando conteste en ces termes que
la loi du devoir, la loi de la volonté, puisse aussi déterminer
légitimement la croyance : « La croyance n'est pas une simple
action, un simple exercice de la volonté, qui n'exige que la
volonté du plus grand bien ; elle est un assentiment de l'es-
prit qui exige ou la conviction de la vérité, ou du moins la
perception d'une vraisemblance. C'est donc confondre les
attributions respectives de nos facultés que d'enter la croyance
sur la seule faculté d'agir ou de vouloir... La raison pratique
de Kant est donc aussi peu raisonnable que sa raison théorique,
puisqu'au lieu de nous convaincre d'abord de la convenance
et de l'efficacité de notre action, elle nous commande avant
tout d'agir ou de vouloir, pour tirer ensuite de ce comman-
dement le motif de conviction sur la possibilité de ce qu'elle
nous ordonne » (89). Il n'est raisonnable de croire que sur
les preuves de la vérité ou de la probabilité de ce qu'il faut
qu'on croie ; toute autre croyance est impossible, mal fondée
ou absurde.
Il nous semble que ces critiques montrent que Degérando
n'avait pas saisi tout le sens que prennent chez Kant les preu-
ves morales. Il n'avait pas aperçu que les preuves spéculatives
qu'il réclamait pour la religion, parce qu'elles convertiraient
les lois de la vertu en règles de prudence, rendraient impossi-
ble le souverain bien, dont la première condition est la vertu.
En tant qu'il nous fonde à espérer la réalisation du souverain
bien, l'argument moral tire donc de sa propre faiblesse une
force ; et il se trouve corroboré par la critique de l'usage spé-
culatif de la raison, qui,établissant l'impossibilité d'une preuve
spéculative, prouve spéculativement la sorte de faiblesse même
(39) Ibid., T. III, p. 534.
2l4 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
qu'il exige pour sa propre validité. — La traduction de VHis-
taire de Buhle, dont nous reparlerons plus loin, a découvert
aux kcteurs français cette justification kantienne de la foi.
Elle y était exposée presque entièrement dans les propres ter-
mes de Kant (4o). La voici en résumé. L'existence de Dieu est
une hypothèse pour la raison spéculative, et une croyance
pour 1?. raison pratique, qui admet nécessairement la possi-
bilité du souverain bien. Cette nécesssité n.'étant que subjec-
tive, nous ne pouvons connaître Dieu comme la cause objec-
tive du devoir. Le devoir émane de la raison se donnant des
lois à elle-même ; et la croyance à l'existence de Dieu, suite
de la nécess'té d'admettre la possibilité du souverain bien, a
sa source dar.s l'idée du devoir. (4i). Ainsi c'est la loi morale
qui conduit à la religion. La religion n'en est pas moins la
représentation des devoirs comme commandements divins ;
car les devoirs, tout en étant les lois nécessaires de la volonté
raisonnable, c'est-à-dire de la volonté autonome, et ne procé-
dant pas d'une volonté étrangère dont la sanction leur servi-
rait de soutien, peuvent être regardés comme des comman-
dements de Dieu, en tant qu'ils nous ordonnent de mettre no-
tre volonté en harmonie avec la volonté d'un être moralemem
parfait, duquel seul peut s'espérer la réalisation du souverain
bien, réalisation à laquelle nous devons concourir en nous en
rendant dignes. Seule donc peut nous y faire concourir la
vertu, la détermination de notre volonté par le seul respect du
(40) Buhle, Histoire de la philosophie moderne, Irad. A. J. L. Jourdan,
T. VI, Paris, 1816. Degérando avait bien étudié cet ouvrage ; mais ce qui
lui avait échappé chez Kant, il ne pouvait le saisir davantage chez Buhle ;
car ce qui s'y trouve n'est encore, trop souvent, que les paroles de Kant.
Il regrettait que Buhle eût si peu montré quelle signification elles avaient
pour lui. « Les éléments de 1 histoire de la philosophie de Buhle, disait-il,
ont un grand mérite d'ordre, de clarté et de précision. Partout où cet
écrivain a travaillé d'après lui-même, il ne laisse rien à désirer ; mais
on peut regretter qu'il n'ait pas toujouis donné la même étendue à chaque
partie, la même originalité à chaque exposition : cette inégalité est peut-
être, avec une .certaine sécheresse dans les formes, le seul défaut qu'on
puisse lui reprocher. » Degérando, Hisf., 2« édit., 2« série. T. IV, p. 565.
(41) Buhle, Hist., T. VI, p. 516,
DEGÉRANnO. M™" DE STAËL 2IO
devoir et non par la crainte ou l'espérance. {I12). Ici se mani-
feste l'exacte convenance de nos facultés à notre destination
pratique. Si la raison spéculative pouvait nous acquérir la cer-
titude apodictique de l'existence de Dieu et de l'immortalité de
l'âme, ces deux idées se présenteraient si vivement à notre ima-
gination, et agiraient d'une manière si puissante sur notre vo-
lonté, que nos actions conformes à la loi morale n'auraient
jamais de valeur morale : « elles n'émaneraient jamais de
de notre volonté, puisqu'elles arriveraient la plupart par crainte,
quelques-unes peut-être par espérance, et aucune par l'effet
de la simple conscience du devoir. Toute la conduite de
i'homme... se trouverait donc convertie en un pur mécanisme.»
Mais telle n'est point notre condition. Nous n'avons qu'une idée
obscure de la vie future, « nous n'en, pouvons que présumer
la redoutable majesté, sans qu'il nous soit donné d'en avoir
l'intuition ou de la démontrer... La loi morale exige de nous
un respect désintéressé;... c'est seulement lorsque ce respect
influe sur notre volonté, et devient dominant dans ses actes,
que la loi morale nous permet d'apercevoir, quoique d'une
manière toujours faible et incertaine, l'empire du transcen-
dental, et d'en avoir une idée qui corresponde à son but final.
De cette manière peut naître chez l'homme une disposition
véritablement morale, qui est déterminée immédiatement par
la conscience de la loi, et en vertu de laquelle l'homme est sus-
ceptible d'acquérir ime véritable importance morale. La sa-
gesse de Dieu se montre donc aussi digne d'adoration dans ce
qu'elle a refusé à l'homme du côté de la connaissance, que dans
ce qu'elle lui a accordé sous ce rapport » (43).
Les appréciations de Degérando n'étaient certes pas faites
pour résoudre les Français à s'attacher à l'étude directe des
œuvres de Kant; mais elles rendaient son exposé d'une lec-
(42) Ibid., p. 518.
(iô) Ibid., p. 521-o2'2. Voy. dans la Crit. de la rais, pratique, livTe II,
chap. IX : « Que les facultés de connaître de l'homme sont sagement pro-
portionnées à sa destination pratique. »
LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
i.ve moins rcbufanlc que les livres de Villers et de Kinkcr,
en assurant aux lecteurs qu'ils ne devaient pas toujours s'en
prendre à eux-mêmes, s'ils ne réussissaient pas à se
représenter comme vraies les théories qui leur étaient données
comme étant celles de Kant. Son Histoire leur apportait en-
core nombre de détails qui sont aujourd'hui trop connus pour
qu'il y ait intérêt à les rappeler, mais qui venaient alors com-
pléter utilement les ouvrages antérieurs sur le criticisme et
pouvaient parfois aider à les comprendre. Enfin les philoso-
phes et divers écrivains français contemporains de Degérando,
profitèrent, par sa conversation, du savoir qu'il avait acquis
sur ces questions. Maine de Biran y avait recours de temps
en temps ; M"® de Staël, tout en conservant les mômes con-
victions que Villers, ne se faisait pas faute de demander con-
seil à Degérando; Ampère, quoiqu'il pensât qu'il avait très mal
jugé la. philosophie critique et qu'il l'accusât de l'avoir expo-
sée moins dans le dessein de la faire connaître que de la com-
battre, paraît s'être plu à en causer avec lui; c'est avec lui
encore, dans les dernières années de sa . vie, que Cousin et
d'autres philosophes de l'Académie des sciences morales et
politiques' examinèrent les premiers mémoires envoyés au
concours qu'ils avaient fait ouvrir en i836, ayant pour sujet
l'histoire de la philosophie allemande. (43*).
Tandis que Degérando, défendant en cela la méthode de
l'école idéologique, maintenait contre le kantisme qu'il ne
devait pas y avoir d'autre motif de l'adhésion de l'esprit que
les faits d'expérience et la démonstration, M™^ de Staël son-
geait à faire valoir en France l'autorité de Kant, pour soute-
nir que les croyances religieuses reposent sur un autre fon-
dement, et pour repousser cette idéologie aride « qui considé-
rait tout enthousiasme comme une erreur et rangeait au nom-
bre des préjugés les sentiments consolateur? de l'existence »
(43*) Voy. les manuscrits de ces mémoires, conservés à l'Institut, qui
portent en tête le visa de Degérando. — Nous citerons plus loin les do-
cuments précisant les rapports de Degérando avec M™« de Staël. Ampère
et Maine de Biran.
DEGÉRANDO. M™® DE STAËL 217
m). Elle voulait rappeler que la foi n'est rien de ce que les
« esprits secs » représentent; qu'elle est beaucoup plus que ce
qu'en disent les « hommes de bonne volonté », tels que Degé-
rando, « qui voudraient faire arriver la religion aux honneurs
de la démonstration scientifique » (45). Elle crut trouver dans
le système de Kant la base philosophique des conceptions
qu'elle entendait développer. Kant, par les armes mêmes du
raisonnement, avait vaincu cet intellectualisme étroit où les
philosophes français s'attardaient; du moins c'est ce que Vil-
1ers venait de lui assurer, lorsqu'elle écrivit à Degérando : « Le
système de Kant m'offre une lueur de plus sur l'immortalité,
et j'aime mieux cette lueur que toutes les clartés matérielles...
Je trouve ce système grand, pieux, plus respectueux pour
l'homme et la Divinité... Je tiens pour intolérants ceux qui
douteraient de ma ^philosophie parce que j'aurais aimé, dans
ce que de Villers lious a révélé de la philosophie de Kant,
ce qui est plus favorable aux nobles espérances de la vie
future » (46).
La croyance se fonde, pour M™® de Staël, dans ce qu'elle
appelle le sentiment; l'ardeur de la foi religieuse est un des
aspects de l'enthousiasme, dont !e sentiment est le ressort. Le
sentiment se distingue essentiellement de tout ce qui nous vient
à l'occasion des modifications corporelles, de tout ce qui dé-
pend des sens, c'est-à-dire de la perception des choses, des
désirs qui peuvent s'ensuivre, et, en général, de la sensualité :
il est propre à notre âme, il en manifeste la spontanéité; tan-
dis que tout ce qui tient aux sens n'a rapport qu'à sa passivité.
^I™® de Staël comprend dans le sentiment la conscience mo-
rale, et ainsi elle pense être en droit d'utiliser la doctrine kan-
tienne pour affirmer que le sentiment nous élève au-dessus du
monde de l'expérience, nous transporte au delà des limites de
(44) M™« de Staël, Œuvres complètes, Paris, 1820, T. XI (De VAlle
magne, T. II), p. 248.
(45) Ibid., p. 414.
(46) Soiivetiirs épsùolaires de .5/™^ Récamier et de J/™« de Staël ; Mé-
moires de l'Académie de Metz, 1863-64, p. 30-51.
2l8 lA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
la raison humaine, nous instruisant de certains mystères que
les « formes régulières de la parole » ne peuvent exprimer (47).
Elle sait bien que Kant ne veut regarder aucun sentiment
comme le dernier terme de l'analyse de la conscience morale
et qu'il range les sentiments, qui appartiennent tous à la sen-
sibilité, auprès « des sensations et par conséquent des passions
qu'elles font naître » (48). Mais elJe considère que le senti-
ment et tout ce qu'elle en affirme a été justifié par Kant au
moins dans la mesure où il est l'effet sensible de la conscience
du devoir. Ce sentiment du devoir (dont les philosophes qui
réduisent tout à la sensation, qui ne reconnaissent pour mobile
de la volonté que l'agréable ou le désagréable et qui rabais-
sent la morale à un froid calcul, traitent comme d'une mala-
die de l'esprit), ce « soutien du juste et de l'injuste » devient
chez Kant l'expression de la nature foncière de notre être : il
est (( la loi primitive du cœur, comme l'espace et le temps celle
de l'intelligcnrc » (^9). Loin donc de considérer la puissance
de ce sentiment comme une illusion, la philosophie kantienne
lui donne « la même force primitive » qu'à la notion de l'es-
pace et du temps; elle éloigne également de l'un et de l'autre
le doute, en montrant que l'un comme l'autre sont inhérents
à notre nature (5o).
Cette philosophie, au dire de M"^ de Staël, est venue ré-
pondre aux vœux des âmes énergiques. Elles ne pouvaient de-
meurer dans le doute; pour elles, l'ironie contre ce qui est
« sérieux, noble et divin, » avait bientôt perdu sa saveur; car la
force « ne peut consister principalement dans ce qu'on ne croit
pas )) ni « dans ce qu'on dédaigne ». Il leur fallait « une philo-
sophie de croyance, d'enthousiasme )). Elles ont trouvé chez
Kant « une philosophie qui confirme par la raison ce que le
sentiment nous révèle » (.Ji). Cette doctrine remet dans sa di-
(47) Dr VMleinagne, p. 414
(48) Ibid., p. SSri.
(4!l) Ilnd., p. '241.
(50) Ibid., p. 549.
(51) Jbid., p. 248.
h
DECéRANDO. M™* DE STAËL SIQ
gnilé l'humanité avilie pai" le matérialisme et par la philosophie
de la sensation, et elle n' y emploie que les raisonneinents les
plus rigoureux, car personne n'a été plus que Ka)it « opposé
à ce qu'on appelle la philosophie des rêveurs » (02). Elle y est
parvenue, selon M™® de Staël, en tant que Kant a su compren-
dre que, dès qu'on arrive aux mystères de l'existence, le rai-
sonnement « sert à démontrer où finit le raisonnement », et
que, « là oii il finit commence la véritable certitude » (53),
certitude du sentiment dont la raison, reconnaissant sa pro-
pre limite, invoque nécessairement les révélations. Ces limites
que la raison s'assigne à elle-même ne l'amoindrissent nulle-
ment. Elles ne sont en rien comparables à ces entraves que
« des fanatiques et des despotes » ont essayé de lui imposer,
mais qu'elle a toujours désavouées, et dont, tôt ou tard, elle
arrive à triompher. Par les limites que Kant lui a découvertes,
elle se trouve grandie de la dignité des « lois librement con-
senties par ceux qui s'y soumettent » (54).
La révélation que cette limitation appelle ne peut nous
être faite qu'en nous-mêmes. La contemplation de la nature,
contrairement à ce que l'argument téléolgique suppose, ne nous
laisse déchiffrer ni le secret de son origine ni celui de notre
destinée. « Le livre de la nature est contradictoire, l'on, y voit
les emblèmes du bien et du mal presque en égale proportion;
et il en est ainsi pour que l'homme puisse exercer sa liberté
entre des probabilités opposées, entre des craintes et des espé-
rances à peu près de même force... Une seule voix sans parole,
mais non sans harmonie, sans force, mais irrésistible, pro-
clame un Dieu au fond de notre cœur : tout ce qui est vrai-
ment beau dans l'homme naît de ce qu'il éprouve intérieure-
ment et spontanément : toute action héroïque est inspirée par
la liberté morale; l'acte de se dévouer à la volonté divine,
cet acte que toutes les sensations combattent et que l'enthou-
(52) Ibid., p. 236.
(53) Ihid., p. 414.
(54) Ibid., p, 259.
220 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
siasme seul inspire, est si noble et si pur, que les anges eux-
mêmes, vertueux par nature et sans obstacle, pourraient l'en-
vier à rbomme » (55). Dans ce passage de VAllemagne, on
reconnaît, recueillie en une brillante allégorie, la conclusion
de la Dialectique de la raison pratique, « que les facultés de
connaître de l'homme sont sagement proportionnées à sa desti-
nation pratique. » Il nous a paru que Degérando n'avait pas
fait clat comme il convenait de cette conclusion,; nous allons
voir que M""® de Staël, quoiqu'elle y trouvât de la sublimité,
ne l'acceptait pas sans en tempérer l'austérité.
M™** de Staël était bien aise d'avoir rattaché au kantisme
son apologie de l'enthousiasme et des sentiments exaltés, de
l'avoir mise ainsi sous la protection d'un système qui lui pa-
raissait à la fois si (( fortement raisonné » et hors de la portée
des froids raisonneurs dont elle pouvait redouter la réplique.
Elle n'essayait pas de reproduire les déductions et démonstra-
tions de Kant; elle ne prétendait pas même être de force à les
bien suivre. Au fond, elle se souciait fort peu des raisonne-
ments. Lui objectera-t-on, que le sentiment livré à lui-même,
l'enthousiasme, la mysticité, confinent à la folie, elle a déjà
répondu que le raisonnement ne préserve pas mieux de l'erreur,
et qu'en se confiant à lui, on va régulièrement d'erreur en
erreur, « on, prend l'enchaînement des idées pour leur preuve,
on aligne avec exactitude des chimères, et l'on se figure que
c'est une armée » (56). C'est en tant que Kant lui paraît avoir
donné lui aussi dans ce travers, qu'elle s'écarte de sa doctrine
ou la modifie. Parce qu'il a fait un emploi exclusif du raison-
nement et s'est soumis constamment à une sorte de discipline
algébrique, parce que, lui aussi, n'a voulu édifier son système
que par « ces efforts d'abstraction, qui arrêtent, pour ainsi
dire, notre sang dans nos veines, afin que les facultés intellec-
tuelles règner\t seules en nous » (57), sa philosophie, aux
f55/mrf., p. 188-189.
(56) Ibid., p. 222.
(57) Ibid., p. 228.
DEG^RANDO. M*"* DE STAËL 22 î
yeux de >P® de Slaël, est loin d elre satisfaisante et est fausse
en plus d'un point. C'est sa philosophie pratique qui devait se
ressentir le plus de cet excès. Il prétendait faire de la morale
une science; il voulait que toutes les maximes en fussent sou-
mises à des principes immuables, n'admettant aucune excep-
tion, ne se pliant à aucune circonstance. Dans cette morale,
le sentiment, parce qu'il incline aux passions, « dans lesquelles
il entre toujours de l'égoïsme » (58), ne pouvait avoir aucune
part à la détermination de nos devoirs ni être jamais par lui-
même un mobile moral. Il n'est rien de plus austère que cette
doctrine rigoureuse, qui ne laisse place à aucune « interpréta-
tion habituelle de la conscience » (09), qui dénie au sentiment
et aux émotions toute valeur morale propre, non dérivée. Et
pourtant les paroles par lesquelles les émotions se trouvent
écartées, sont des plus émouvantes; en les faisant entendre,
Kanl fait « naître dans l'âme quelque chose de grand qui tient
encore à la sensibilité même dont il exige le sacrifice » (60).
("58) Ibid., p. 555.
(m IhicL, p. 559.
(GO) Ibid., p. 555. Jl'"^ de Staël eût pu comparer cette émotion au sen-
timent du respect pour la loi morale, qui est le seul mobile moral de notre
action, et qui ne tient sa valeur morale ni de lui-même, comme sentiment,
ni d'aucune autre chose que son rapport avec cette loi, à laquelle il subor.
donne toute notre sensibilité, à mesure qu'il la domine, lui communiquant
ainsi toute l'importance morale qu'elle puisse avoir. — l!""-" de Staël se range
du coté de ceux à (pii Kant a paru mésestimer la valeur morale du senti-
ment et des inclinations. Toutefois elle a su apercevoir et mettre en évi-
dence, non seulement ce qu'il peut y avoir de choquant, mais aussi ce
qu'il y a de grand dans la théorie kantienne des rapports de la sensibilité
humaine avec la moralité. M. Lé\y-Bruhl a énoncé de la manière suivante
les raisons historiques de cetle théorie : « Kant exagère, mais à dessein. 11
sait qu'il lui faut lutter contre les tendances dominantes, et il se préoccupe
peu qu'on trouve le devoir aimable, pourvu qu'on en sente la sublimité.
11 veut, avant tout, réveiller le sentiment du respect. C'est pourquoi à une
morale complaisante et relâchée, il oppose une morale stricte et sévère,
qui n'admet en aucun cas que l'homme se dérobe au devoir ; à une morale
qui absout l'égo'i'sme. il oppose une morale dont le premier article est le
désintéressement absolu ; à une morale enfin qui avait toujours la vertu à la
bouche, et qui s'attendrissait sur sa propre sensibilité, il oppose une doc-
trine rigide, austère, toute de raison, qui se défie du sentiment et le tient
à l'écart comme suspect. Toute réaction va trop loin, et Kant a trop mon-
tré qu'il voulait convertir les âmes et non leur plaire. Il a du reste réussi,
et sa morale a été pour beaucoup un remède énergique et salutaire. »
L. Lévy-Bruhl, VAllemagne depuis Leibniz, p. 265-264.
222 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
L'erreur de la morale scientifique et du rigorisme n'apparaît
pas tant dans la manière dont elle traite les inclinations et les
sentiments, que dans les applications de son principe, l'univer-
salité des maximes. Il est manifeste, en effet, que la cons-
cience morale condamne la morale scientifique, s'il est vrai
que, par exemple, en conséquence de son principe, cette mo-
rale nous refuserait toujours le droit de mentir, lors même
qu'un scélérat viendrait nous demander si notre ami qu'il
poursuit est caché dans notre maison (6i). Assurément il vaut
mieux se confier constamment à sa conscience qu'à aucun de
ces principes abstraits par lesquels les philosophes se flattent
d'embrasser tous les cas. « La science de la morale n'enseigne
pas plus à être honnête homme ... que la poétique à trouver
des fictions heureuses » (62).
M™® de Staël déclare néanmoins que ce serait aller à un
excès contraire que de recommander de s'en remettre unique-
ment aux inspirations de la conscience. Une telle morale ne
pouvant convenir au commun des hommes, chez qui elle de-
viendrait arbitraire, ne peuL convenir non plus aux hommes
vertueux : « Il ne doit point y avoir de privilèges même pour
la vertu; car du moment qu'elle en désire, il est probable
qu'elle n'en mérite plus » (63). Une règle qui vaille pour tous
les hommes parce qu'elle s'accorde avec la conscience de cha-
cun d'eux ne nous est donnée que dans la religion. « Il ne
s'ensuit pas de cette impossibilité de trouver une science de
la morale, ou des signes universels auxquels on puisse recon-
naître si ses préceptes sont observés, qu'il n'y ait pas de de-
voirs positifs qui doivent nous servir de guides; mais comme
il y a dans la destinée de l'homme nécessité et liberté, il faut
que dans sa conduite il y ait aussi l'inspiration et la règle;
rien de ce qui tient à la vertu ne peut être ni tout à fait arbi-
(61) De VAllemagne, T. II, p. ôo2.
(62) Ibid., p. 560. Cousin essayera de développer ce ivipproclunieiit do
la conscience morale et de l'inspiration esthétique, et il l'opposera égale-
ment à la morale kantienne.
(63) Ibid., p. 568.
DEGÉHANUO. M^'^" VK STAËL 2 23
traire ui tout à fait fixé : aussi, l'une des merveilles de la reli-
gion est de réunir au même degré l'élan de l'amour et la sou-
mission, à la loi; le cœur de l'homme est ainsi tout à la fois
satisfait et dirigé » (64). ^i™° de Staël s'élève encore contre le
rigorisme de Kant, lorsqu'il affirme que !a certitude d'une vie
future porterait atteinte à la pureté de nos intentions. « L'im-
mortalité céleste n'a nul rapport avec les peines et les récom-
penses que Ion reçoit sur cette terre; le sentiment qui nous
fait aspirer à l'immortalité est aussi désintéressé que celui qui
nous ferait trouver notre bonheur dans le dévouement à celui
des autres; car les prémices de la félicité religieuse, c'est le
sacrifice de nous-mêmes; ainsi donc elle écarte nécessairement
toute espèce d'égoïsme » (65). En somme, ce qui en l'estime
de M""^ de Staël fait tout le prix de la morale kantienne, c'est
d'avoir montré que l'action, loin d'être sans guide et d'aller
au hasard, devient véritablement humaine, lorsque l'homme
cesse de suivre ses penchants égoïstes; c'est d'avoir établi d'une
manière incontestable que a la morale a le devoir et non l'in-
térêt pour base »; mais, ajoute-t-elle, « pour connaître le de-
voir, il faut en apjjeler à sa conscience et à la religion » (66).
Une telle restriction allait peut-être à remettre la morale dans
la dépendance de la religion, à les replacer dans le rapport
inverse de celui que la révolution, kantienne leur avait assi-
gné. Dans le fait, AP® de Staël est arrivée tout au plus à les
montrer se complétant l'une l'autre, se prêtant un mutuel
appui, unies dans l'harmonie des sentiments d'où l'une et
l'autre lui paraissaient procéder. Mais ne croyant pas cet
accord susceptible d'une analyse rigoureuse, elle n'essaya pas
d'expliquer davantage les rapports de la religion et de la
morale; et c'est l'un des points de la partie philosophique de
VAllemagne où l'on se sent le plus disposé à accorder à Henry
Crabb Robinson que la philosophie de M™® de Staël « n'est
(64) Ibid., p. 561.
(65) Ibid., p. 555.
(60) Ibid., p. 560.
224 LA FORMATION DE L*INFLUENCE lANtlËNNË EN FRANCE
qu'un amas d'observations reliées entre elles par une logique
vague » (67).
M"** de Slaël dovail une bonne part de ce qu'elle savait
sur le kantisme à ce jeune Anglais venu en Allemagne pour
étudier la philosophie et qui devint plus tard, dans son pays,
un journaliste de grand renom. Il l'aida considérablement à
s'orienter dans les idées germaniques : il sut lui montrer clai-
rement ce que « la prose opaque de Villers » (68) ne lui avait
permis que d'entrevoir. Il est vrai qu'illa croyait incapable d'au-
cune forte perisée philosophique; mais il goûtait l'élégance de
son esprit, le charme de son intelligence vive, et il ne put
résister à ses ilatteuses prières de composer pour elle quelques
dissertations sur la philosophie allemande, quoiqu'il craignît
beaucoup de la voir s'en servir contre cette philosophie même.
M™® de Staël retint avec la plus grande satisfaction les avis
de Robinson, dont elle dit : « J'ai voulu connaître la philo-
sophie allemande; j'ai frappé à la porte de tout le monde;
Robinson seul me l'a ouverte » (69). Il est notoire qu'en effet
elle avait mis à contribution de nombreuses personnes pour
son ouvrage. Nous savons ce que Villers, à qui elle s'était tout
d'abord adressée, avait pu lui fournir au cours de leurs con-
versations et dans ses lettres (70), et nous avons bien sujet de
penser que s'il lui fit partager sa passion pour l'Allemagne, il
ne satisfit pas tout à fait la curiosité qu'il avait éveillée en
elle par son livre sur Kant. Elle avait aussi sollicité Degéran.do,
(07) J. M. Carré. M^^ de Staël et II. Robinson, d'après des docvnnnils
inédits, Revue d'hisloire littéraire de la France, 1912, p. 542.
(68) Paul Gautier, M^^ de Staël et Napoléon, Paris, 1903, p. 119
((19) Cilé par J.-M. Carré, p. MA.
(70) (( Villers m'écrit des lettres où l'amour de Kant et de moi se mani-
feste, mais Kant est préféré. » Lettre de M™« de Staël à C. Jordan, cilée
par Sainte-Beuve, A'onvcau.r: lundis, T. XII, p. 295. En souvenir de son
séjour à Metz, auprès de Villers, elle écrivit : « Là ]<■ passai quinze jours,
et je rencontrai l'un des hommes les plus aimables et les plus spirituels
(pie puissent produire la France et r.\llemagne combinées, M. Charles
Villers. Sa société me charmait, mais elle renouvelait mes reg'rets pour ce
premier des plaisirs, un entretien où l'accord le plus parfait règne dans
tout ce qu'on sent et dans tout ce qu'on dit. » Hémoircs de il'^^ de Staël,
Paris, 1801, p. 2^9.
DEGERANDO. M DE STAËL 220
à qui elle écrivait, eu février i8o4 : « Il faudra, quand nous
nous reverrons, mon cher Gérando, que vous m'aidiez dans
une partie de l'ouvrage que je compte faire sur l'Allemagne »
(71}. Il va sans dire qu'elle avait interrogé bien des Allemands
sur le criticisme; mais leurs réponses ne lui parurent que ra-
rement intelligibles, et c'est seulement auprès de Robinson
qu'elle arriva à penser sur ce système avec la netteté qu'elle
désirait. « L'esprit anglais, lui dit-elle, tient le milieu entre
l'esprit allemand et l'esprit français, et est un moyen de com-
munication entre les deux. Je vous comprends mieux qu'aucun
Allemand. » « Je n'entends rien, lui confia-t-elle encore, qu'à
travers vos idées » (72).
M™^ de Staël avait-elle lu Kant ? Cousin le niait (78), et,
de nos jours, d'après M. Counson, il reste fort douteux que
« la brave femme » ait jamais ouvert la Critique (7/1). Cousin
s'émerveillait de ce que « cette femme extraordinaire » avait
deviné Kant sans le lire. Pourtant, le merveilleux eût été qu'elle
l'eût fait en ne lisant que Kant; et ce qui est sûr, c'est que si
elle a vraiment tenté d'étudier ses œuvres, elle en a compris
principalement ce que ses amis lui en avaient exposé aupara-
vant, comme M"® de Rathsamhausen l'avouait modestement
pour sa part. Il n'est donc pas sans intérêt de chercher de
quelle façon Robinson avait pu expliquer Kant à M™^ de Staël.
Nous n'avons pas les notes munies qu'il lui avait remises, mais
celles qui ont été publiées nous montre tout au moins la ma-
nière simple, familière, pittoresque, dont il parlait de ce qu'il
savait sur le kantisme, ce qu'elle traduisit dans une langue
(71) Académie de Metz, 18G3-G4, p. 34.
(72) J.-M. Carré, article cité, p. 541, 543. Il ne semble pas que l'es-
prit anglais ou simplement la langue anglaise ait beaucoup servi à faire
passfT le kantisme en France. Toutefois nous pouvons supposer que Re-
nouvier a tiré quelque parti des traductions anglaises, puisqu'il a déclaré
que celle de la Critique par Mav Millier lui a été « d'un grand secours pour
l'établissement du sens des passages obscurs ». Renouvier, Critique de la
doctrine de Kant, p. 28.
(73) Cousin, Coitrs dlnatoire de la philosophie morale au dix-huitième
siècle, 1842, 5« partie, p. 22.
(74) Counson, De la légende de Kant, p. 529.
fô
2 20 h\ l'ORMATlON DE t'iNFLUICNCE KANTIENNE EN FllANCE
éloquente, solennelle, selon son goût pour la rhétorique,
excessif au gré de Robinson (75).
Comprendre la doctrine de Kant, disait ilobinson, et s'y
convertir, c'est la même chose. Il n'y était pas arrivé sans
peine. La théorie de la liberté lui en avait coûté beaucoup;
mais dès qu'il crut avoir enfin percé les nuages qui la cou-
vrent, il lui apparut que Kant avait réfuté le déterminisme par
des raisons dont les libcrtarien.s anglais n'avaient jamais eu
la moindre idée, et il se dit prêt à soutenir la nécessité contre
eux, (( contre tout le monde, hormis Kant et le diable ». Mal-
heureusement ce document ne nous en apprend pas plus. Un
peu plus loin,, il indique en quelques mots comment Kant,
après avoir rendu la place nclte par sa critiq'ue de la raison
spéculative, a édifié sa philosophie morale et religieuse. Nul ne
peut démontrer l'existence de Dieu, nul ne peut démontrer
sa non-existence; mais il est un fait contre lequel personne
ne peut rien, que personne ne peut mettre en doute, c'est la
conscience morale. C'est ce fait, le Sentiment du devoir, que
Kant donne pour base à sa philosophie pratique. Je dois im-
plique je peux; et comme la raison spéculative ne décide rien
de l'absolu, il faut que la raison pratique établisse sur cette
seule base toute la morale et aussi toute la religion. C'est
par là qu'au défaut de la connaisance supplée la foi, mais une
foi nécessaire, à laquelle aucune âme saine et honnête ne peut
se refuser.
Sur la philosophie spéculative de Ksai, nous avons de
Robinson un fragm.ent plus exijlicite. Afin de donner une pre-
mière idée du criticisme, on avait représenté l'esprit humain
par un cachet, un moule, un, miroir, un estomac, une chambre
obscure, un moulin; Robinson apporte une lanterne magique,
pour faire comprendre le sens kantien du mot forme, pour
(75) J.-M. Carré, p. 542. Robinson rencontra Villcrs à Altona, en 1807.
Il remporta de lui uno opinion très favorable et parut regretter l'insuccès
de son livre sur Kant. Uobinson, Dianj, Rcminisccnccu and Corrcspondencc,
London, 18(30, T. I, p. 233.'234.
DEGÉRANDO. m"® DE STAËL 237
aider à passer le « pont aux ânes » du kantisme. Il compare
l'esprit humain, au disque de lumière projeté sur le mur par la
lanterne magique. Sans les images aux couleurs et aux figures
variées, ce disque n'est qu'un cercle vide, il n'est rien, de
même que la pensée dépourvue d'objets sensibles. Pourtant,
sans ce cercle lumineux les images seraient invisibles : sans
notre faculté a priori de recevoir des impressions, nous n'en
aurions aucune. Les images toujours changeantes sont la ma-
tière du spectacle qui danse sur le mur; sa forme, c'est le
disque lumineux, nécessaire pour qu'on le voie. (( Selon Leib-
niz, les images sont toutes prêtes dans le disque. Selon Locke,
aucun disque lumin.eux n'est nécessaire. Kant est le premier
qui ait expliqué la merveilleuse lanterne magique, l'esprit
humain » (76). Kant est l'adversaire décidé des idées innées :
ses concepts a priori ne sont, avant toute expérience, ni effec-
tivement pensés, ni dans un état analogue au sommeil; ce
sont des concepts déterminés par le pouvoir de penser que
l'esprit possède. Sans l'expérience, aucun concept ne naîtrait
jamais en nous, mais il ne s'ensuit pas que tous nos concepts
soient empiriques; car, de ce que la chaleur est nécessaire à
l'éclosion de l'œuf, il ne s'ensuit pas qu'elle soit le principe
de la vie. L'expérience nous dit ce qui arrive; mais non qu'une
chose doit arriver, ni qu'elle arrivera toutes les fois que cer-
tains cas se présenteront. Donc la connaissance d'une nécessité,
une connaissance universelle, ne peut être qu'une connaissance
a priori.
Les notes que Robinson avait remises à M""® de Staël
ressemblaient sans doute à celles que nous venons de résu-
mer, où il s'était attaché à réduire le kantisme à ce qu'il en
pouvait exprimer par quelques comparaisons faciles à saisir,
quoique peu précises (77). Il est bien croyable que ftP® de
(70) Ibid., T. I, p, 140-141.
(77) Robinson, semble-t-il, définissait par là la matière comme une par-
tie apparente de la représentation. Nous avons vu que ce mot a reçu par-
fois une autre signification : on a entendu par matière un élément qui
n'apparaît pas, nuiis dont la combinaison avec un élément d'une autre
2 28 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
Slaël les ait fréquemment rappelées à son imagination pour
fixer ses idées; mais elle ne s'en servit pas pour les exposer.
Elle leur préféra des termes abstraits, qui rendaient son exposé
moins facàle h attaquer, et dos généralités vagues, mieux
appropriées à l'éloge pompeux que fut son chapitre sur Kant;
lequel, il est vrai, fut infiniment plus adroit et approcha plus
prcs de son but que tout ce que Villcrs avait fait en ce genre,
(vommc lui, elle rehaussait le mérite des Allemands, qui ont
fait la fortune de la doctrine kantienne, en rappelant — ce
que tout le monde accordait — que les Français auraient voué
à l'oubli des ouvrages dans le style de Kant, s'il s'en était écrit
chez eux. Mais pour tirer ceux-ci de leur indifférence, elle sut,
sans les ménager cependant, leur épargner cette outrance
dans l'invective par L-Kpielle Villers n'avait réussi qu'à tourner
contre lui-même leur dérision. Elle pressentait qu'elle n'en
risquait pas moins de rappeler contre elle quelques-uns des
reproches qu'on avait adressés à Villers. Elle dit notamment
que les philosophes trouveront son exposé très superficiel et
que (( les gens du monde se demanderont à quoi sert tout
cela ». Elle répond d'avance à ces derniers que la philosophie
mérite bien la considéralion que l'on accorde aux tragédies de
Uacine ou à l'Apollon du Belvédère, parce qu'elle est « la
beauté de la pensée » (78). Quant à l'utilité, celle de la philo-
sophie n'est rien de moins que l'utilité suprême, l'utilité mo-
rale*. Aux philosophes uNî""' de Staël répond qu'ils n'ont pas
le droit de prétendre, comme les géomètres, à n'être jugés que
sorte coiislituo la représentation, qni seule apiiarait. I.a lanterne Miaf;i(|Me
(le Robinson aurait pu servir à faire comprendre, tant bien que mal, ce
second sens. La matière aurait été l<'s verres peints introduits dans la lan-
terne, que les spectateurs ne voient pas et dont ils ignorent la nature, puis-
que le spectacle présente de grandes figures tjrillantes et opaques, alors que
les verres sont couverts de figurines qui sont Iranspart-nles, renversées,
assez ternes en elles-mêmes, qui, en un mot, sont bien autre ciiose que ce
qne voient les spectateurs. Ce qu'ils voient, le siieclacle. c'est ce ipii lé-
sulte de la combinaison de celle nialière variée inlioduile dans la laiilnne
et d(; la lumière, c'est-à-dire de cf qui Jaillit constaiiniient de la source
lumineuse, de la lanterne elle-même, de l'esprit liumain.
(78) De lAUemagnc, T. II, p. 279.
DEGÉRANDO, M™* OE STAËL 22()
par leurs pairs (7g). Certes la métaphysique est une science
qui doit être aussi précise que les mathématiques, encore que
son objet soit mal défini; « c'est un nuage qu'il faut mesurer
avec la même exactitude qu'un terrain » (80), et, pour en
traiter, il ne suffit pas d'une grande intensité d'attention, il
faut y apporter une aptitude spéciale, dont M™® de Staël
s'avoue dépourvue. Mais, maintient-elle, il est loisible à tout
le monde d'observer l'influence morale des opinions que les
philosophes répandent; c'est cette influence même qui les juge.
(( Tout doit être apprécié d'après le perfectionnement moral
de l'homme; c'est la pierre de touche qui est donnée à l'igno-
rant comme au savant » (81). Ainsi, par exemple, s'appuyant
sur ce principe que « le bon et le vrai sont inséparables » (82),
M"* de Staël repousse le déterminisme, parce que « tout ce
qui tendrait à nous ôtcr la responsabilité de nos actions serait
faux et mauvais » (83).
Si M""® de Staël admet que l'influence qu'exerce une doc-
trine sur les mœurs des hommes permet d'apprécier ce qu'elle
vaut quant à la vérité, elle croit aussi qu'il est bon, récipro-
quement, pour connaître entièrement un peuple, d'avoir une
idée des doctrines qui y ont vu le jour, même de celles qui
semblent les plus éloignées de ses préoccupations ordinaires;
car, observe-t-elle, l'influence d'un système philosophique qui
domine quelque temps la partie cultivée de ce peuple n'est pas
limitée à ce cercle restreint : ce système devenant bientôt le
« moule universel dans lequel se jettent toutes les pensées »,
ceux mêmes qui ne l'ont pas étudié a se conforment sans le
savoir à la disposition générale qu'il inspire » (84). Pour faire
connaître le caractère des Allemands et l'esprit de leur litté-
rature, il était donc indispensable de donner au moins une
idée simple de la marche de la philosophie dans leur pays de-
(79) Lettre à Degérando, Acad. de Metz, 1865-64, p. 50.
(80-81) De l'Allemagne, T. II, p. 168.
(82) Ibid., p. 188.
(83) Ibid., p. 307.
(84) Ibid., p. 204.
aSo LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
puis Leibniz (85). C'est au système de Kant que M""* de Staël
a attribue le plus d'importance, et, pour elle, l'importance
qu'un système peut avoir réside principalement, dans la solu-
tion qu'il donne au problème de l'origine des idées, parce que
(( la métaphysique qui s'applique à découvrir quelle est la
source de nos idées, influe puissamment par ses conséquences
sur la nature et la force de notre volonté » (86>. Elle affirme
que le devoir ne nous apparaît dans toule sa dignité que lors-
que nous reconnaissons la conscience morale comme une
puissance innée, et qu'au contraire le devoir s'avilit à nos
yeux lorsqu'on nous le fait voir dépendant de l'expérience
et de ses conlingences, parce que chacun comprend qu' « une
conscience arquise par les sensations pourrait être étouffée par
elles )) (87). Kant a voulu placer la morale « sous la sauvegarde
de principes immuables » (88) ; mais M""® de Staël estime que
s'il a réussi ;\ la soustraire aux vicissitudes de l'expérience, c'est
surtout en faisant de la conscience morale un principe inné
(89). De la philosophie spéculative de Kant M"® de Staël va
donc retenir ce qui lui semble permettre de renouveler la
doctrine de l'innéifé. Elle pense même que Kant et ses conti-
nuateurs n'ont pas fait autre chose que de développer la signi-
fication véritable de la « sublime restriction » (si ce n'est l'in-
telligence elle-même) ajoutée par Leibniz à l'aphorisme de la
philosophie empirique (il n'est rien dans l'intelligence qui
n'ait d'abord été daris les sens) (90).
]VP® de Staël a souvent entendu dire et elle répète que la
doctrine kantienne des connaissances a priori ne signifie pas
que nous ayons des connaissances gravées en nous-mêmes san,
que nous les ayons apprises, ni que l'homme ne pourrait con-
naître l'univers s'il n'en avait pas l'image innée en lui-même,
ce que seuls croient, dit-elle, certains platoniciens allemands.
(85) Ibid., p. 167 ; et Acad. de Metz, p. M.
(86) De V Allemagne, T. II, p. 171.
(87) Jbid., p. 242.
(88) Ihîd., p. 353.
(89) Ibîd., p. 241, 549.
DÇGÉRANDO. — M™® DE STAËL 23 1
Les connaissances a priori, déclare-t-elle, il nous faut les ap-
prendre au cours de notre vie, par l'action de nos facultés
innées sur ce qui nous vient du dehors. Ainsi elle entend par
concepts a priori des (( idées spontanées » (91). Procédant de
notre « activité spontanée », ces concepts doivent être dis-
tingués de ceux qui nous sont donnés par les sensations; et
celte distinction achève de confirmer, dans l'opinion de M"®
de Staël, la dualité de notre nature : tout en nous-mêmes
atteste et l'influence des sens et l'influence de l'âme. — Voilà
donc le kantisme tourné en un spiritualisme dualiste. M™° d '
Staël ne conçoit pas une philosophie cmpiriste conséquente qui
ne serait pas matérialiste; « si l'on n'admet pas les idées spon-
tanées, si la pensée et le sentiment dépendent en entier des
sensations, comment l'âme, dans une telle servitude, serait-
clle immatérielle ? » (92). Avec la philosophie transcendentale,
au contraire, elle croit s'expliquer assez bien qu'il puisse y
avoir dans l'homme ce qui périt avec l'existence terrestre et ce
qui peut lui survivre. Elle pense qu'il se peut que notre acti-
vité spontanée, d'où dérivent les idées spontanées, et qui
« modifie les idées que nous recevons du dehors », soit ce qiii
doit nous survivre, si nous sommes imniortela (gS).
On forcerait peut-être le sens des paroles de M'"^ de Staël,
ou plutôt on leur donnerait plus de préoision qu'elles n'en
ont jamais eu sur ce sujet, en assimilant cette conception de
l'action de notre spontanéité dans la détermination des phéno-
mènes, aux interprétations que nous avons examinées à pro-
pos de Kinker et qui rapportent notre action spontanée au
noumènc correspondant à notre entendement pur. Pour effec-
tner cette assimilation, il faudrait être sûr que M™® de Staël
a entendu par cette modification non pas une altération des
sensations déjà éprouvées, mais l'imposition, des modes sans
fOI) Ibid., p. 189. Kant a dit effectivement que les catégories sont « des
premiers principes « priori, sponlnnéxu-nt conçu.i {■tclhxlgedachle) de notre
connaissai.ce ». Cril. Kehrb., p. G82 ; Trem., p. 168, 2^ édit.
(92) De VAllemagnc, p. 189.
(93) Acad. de Metz, p. 30,
232 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
lesquels aucune sensation n'apparaît jamais en nous et qui
font que nos sensations nous pcrmeltcnt de percevoir des
phénomènes arrivant comme nous le savons au moyen de ces
idées conçues spontanément, c'est-à-dire comme nous le sa-
vons indépendamment de cette perception et de toute sen-
sation.
M""^ de Staël indique très brièvement que l'explication
transccndentale des concepts et des intuitions originaires mon-
tre pourquoi les mathématiques, qui ne peuvent se réduire
à la simple analyse, sont une « science synthétique, positive,
créatrice de certaine par elle-même, sans qu'on ait besoin de
recourir à l'expérience pour s'assurer de sa vérité » (g^)- Quant
à la certitude de la science de la nature, elle dit seulement que
le Iranscendenlalisme l'établit sur des concepts ou lois de l'en-
tendement (( dont la nature est telle que nous ne puissions
rien concevoir autrement que ces lois nous le représentent »,
c'est-à-dire sur des concepts ou des lois « sans lesquels nous
ne pourrions rien comprendre » (90). C'est de cette façon
que Kant a voulu placer notre âme au centre du monde, « et
la rendre en tout semblable au soleil autour duquel les objets
extérieurs tracent leur cercle, et dont ils empruntent la lu-
mière » (96).
A l'égard de Ta spéculation, M"^ de Staël estime que le
meilleur effet de l'idéalisme transcendental sur les esprits en
Allemagne a été d'étendre immensément leur horizon. Le re-
gard de ceux qui ont réussi à s'élever au point de vue de cette
doctrine, devait embrasser l'intérêt de toute chose; « car, dit
M"*®' de Staël, rapportant tout au foyer de l'âme, et considé-
rant le monde lui-même comme régi par des lois dont le type
est en nous, elle ne saurait admettre le préjugé qui destine
chaque homme d'une manière exclusive à telle ou telle branche
d'études » (97). « Cette philosophie, dit-elle plus loin, donne
iU)De rAUemagne, T. II. p. 256.
(93) Ibid., p. 252-235.
(90) Ibid., p. 170.
(97) Ibid., p. 281.
DEGÉRANDO. M*"® DE STAËL 233
un attrait singulier pour tous les genres d'étude. Les décou-
vertes qu'on fait en soi-même sont toujours intéressantes;
mais, s'il est vrai qu'elles doivent nous éclairer sur les mys-
tères mêmes du monde créé à notre image, quelle curiosité
n'inspirent-elles pas ! » (98).
Si grands qu'aient été les bienfaits de l'influence kan-
tienne en Allemagne, M"^ de Staël se sent obligée d'avouer que
cette philosophie est loin d'avoir préservé de certains défauts
fort préjudiciables aux progrès du savoir ses partisans et con-
tinuateurs. c( Ils s'attaquent... les uns les autres avec amer-
tume, et l'on dirait, à les entendre, qu'un degré de plus en
fait d'abstraction ou de profondeur, donne le droit de traiter
en esprit vulgaire et borné quiconque ne voudrait ou ne pour-
rait pas y atteindre » (99). Elle les soupçonne de se plaire à
mépriser ceux qui ne les comprennent pas, de moins craindre
de n'être pas compris que de redouter de paraître superficiels.
Soit qu'ils veulent demeurer inaccessibles, soit qu'ils l'igno-
rent, ih dédaignent l'art de communiquer les Idées. Or,
dit M™^ de Staël, « le dédain, excepté pour le vice, indique
presque toujours une borne dans l'esprit » (100). Mais elle
s'aperçoit qu'elle risque d'aggraver les doutes que bien des
Français avaient à l'endroit de la bonne foi de ces philosophes
allemands, et de nuire ainsi à la cause qu'elle plaide. Elle va
donc s'évertuer à excuser les défauts qu'elle n'a pu taire, mais
ce qu'elle dira dans cette intention ne fera que les leur mieux
imputer. « Les nouveaux philosophes, dit-elle en effet, en
élevant leur style et leurs conceptions à une grande hauteur,
ont habilement flatté l'amour-propre de leurs adeptes, et l'on
doit les louer de cet art innocent; car les Allemands ont be-
soin de dédaigner pour devenir les plus forts » (loi). Elle
(98) Ibid., p. 282.
(99) Ibid., p. 284.
(100) Ibid., p. 285.
(101) Ibid., p. 307. Kant avait dit : « En général... un certain degré
d'obscurité ne déplaît pas au lecteur ; il sent mieux alors sa pénétration,
son habileté à résoudre ce qui est obscur en notions claires ». Kant,
Anthropologie, trad. Tissot, p. 27.
a34 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
avait présenté une défense plus heureuse, en expliquant que
si le talent de la clarté dans l'expression manque trop souvent
à ces philosophes, c'est que les études spéculatives, auxquelles
ils se sont voués entièrement, ne le donnent pas : « il faut se
placer, pour ainsi dire, en dehors de ses propres pensées, pour
juger de la forme qu'on doit leur donner » (102). Cette con-
sidération n'aurait pu atténuer que bien légèrement l'impres-
sion laissée par les phrases que nous venons de citer, qui
confirmaient l'opinion la plus reçue et s'accordaient, comme
nous l'avons signalé, avec ce qu'avaient dit M"° de Rathsam-
hausen et, après elle, Degérando. Mais ces concessions à l'opi-
nion courante, imprudentes en apparence, se perdaient en
réalité dans la longue énumération de tous les mérites que M.^^
de Staël voulait qu'on reconnût aux nouveaux philosophes
allemands; de plus, elles y mettaient ce ton de la modération,
que Villers avait ignoré; elles disposaient à croire que cet éloge
de Kant et de son école, tout éclatant qu'il était, était encore
contenu par' le souci de la juste mesure.
Sur l'exposé du kantisme par M™* de Staël, V. Cousin
exprimait un jugement que personne ne songeait à contester,
quand il disait qu'il reflète l'esprit général du système, mais
qu'il « ne fournit pas de bien sûres lumières ». Cousin lais-
sait sentir quelle influence il en avait reçue au moment qu'il
se mît à étudier Kant, en ajoutant que cet exposé « commu-
nique du moins, ce qui vaut mieux peut-être au début d'une
pareille étude, une vive curiosité et une impulsion puissante
vers la nouvelle philosophie )> (io3). Pour estimer la vraie
portée de ce chapitre de l'Allemagne, il faut, en effet, avoir
toujours égard au but principal que M™® de Staël voulait
atteindre par tout son ouvrage, qiji était de faire briller aux
yeux des Français les richesses infpllcrfnolln.s et morales de
(10-21 De r.W.cmngnr, T. il p. ?«:-,.
(105) V. Cousin, Cours d'hist. de la phil. monde ou dlr-liuitièmc siècle,
1842, 3« partie, p. 22.
DEGÉRANDO. M™® DE STAËL 235
l'Allemagne, dont la doctrine kantienne lui paraissait la plus
puissante et la plus noble, et d'exhorter ces hommes, qu'elle
voyait abandonnés au désir exclusif des conquêtes et des jouis-
sances matérielles, à regarder ces richesses comme les seules
qu'il fût honnête de conquérir. Elle avait assez dit qu'elle
n'avait prétendu ni donner des thèses principales qui compo-
sent le kantisme une notion qui suffît à des philosophes, ni à
faire comprendre les preuves qui les fon'dent; et que d'ailleurs,
à son avis, la valeur de toute doctrine philosophique en gé-
néral tient tout d'abord à la qualité des sentiments qu'elle ins-
pire, à ce que ces sentiments dirigent l'action des hommes dans
le sens ou au rebours de leur perfectibilité, et dépend beau-
coup moins de la rigueur ou de la fragilité des démonstra-
tions. Elle aurait donc reproché à la philosophie de Kanl
d'être trop systématique et trop raisonneuse, si ses amis ne
lui avaient répété que c'est seulement par le moyen de la dé-
monstration que la doctrine critique pouvait s'opposer victo-
rieusement aux systèmes qui abaissent l'homme en donnant
pour chimérique toutes les aspirations morales et religieuses,
subordonner strictement à la pensée humaine les choses mêmes
dont ces systèmes voulaient la faire dépendre, et, en soumet-
tant ainsi le monde matériel à la législation de la raison, le
montrer participant à la splendeur de l'intelligibilité.
Gomme elle n'avait pas le goût des longues argumenta-
tions et qu'elle craignait de mal expliquer celles de Kant,
M""® de Staël, j^our communiquer l'intéi'êt qu'elle avait pris
à sa philosophie et pour convaincre de la vérité de ce qu'elle
en acceptait, avait compté uniquement sur les séductions de
l'art qu'elle employait à exalter les sentiments moraux (io4),
qu'elle disait justifiés rationnellement dans les Critiques. Le
succès que la valeur littéraire de son ouvrage lui obtint, con-
tribua tellement à étendre en France le renom de Kant, que
(104) Les philosophes qui se font scrupule de recourir à de semblables
moyens, ont tort, à son avis, quand il s'agit de théologie ou de morale ;
« car, soutenait-elle, le sentiment est la vérité elle-même, dans des sujets
de cette nature ». De VAllemagiie, T. II, p. 223.
236 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
l'honneur d'y avoir introduit pour la première fois sa philo-
sophie lui a été attribué par l'opinion. En réalité, ceux qui
avaient étudié les précédents écrits français sur le criticisme
n'avaient que peu de chose à apprendre de ce que M"* de
Staël en disait. Il n'e?t pas niable cependant que par elle un
peu de la philosophie allemande se soit mêlé à la philosophie
française, s'il est A^ai, comme il y a bien lieu de le croire, que
la lecture de ce « beau livre » détermina Cousin à aller auprès
des philosophes allemands avec l'espoir de nourrir d'une stibs-
tance nouvelle son enseignement encore borné à la philoso-
phie écossaise qu'il tenait de Royer-Collard; et il est également
vraisemblable que, d'autre part, ce même livre avait préparé
les auditeurs de Cousin à entendre le premier cours sur Kant
qui fut fait dans l'Université, en les mettant dans la même
disposition où le jeune professeur avait été lorsqu'il résolut
d'entrer plus profondément dans la doctrine critique et dans
celles qui en sont issues.
I
CHAPITRE VI
A. -M. Ampère — Maine de Bira.n
Dès avant iSo5 Maine de Biran s'était appliqué à l'étude
du système de Kant, comme le montre son mémoire sur La
Décomposition de la pensée. Il ne lui importait pas moins de
connaître ce système que ceux de Descartes et de Leibniz,
avec lesquels il l'a plusieurs fois confronté. Gardons-nous donc
d'ajouter foi à ce passage d'une lettre qu'Ampère écrivit, en
seplembre 1812, à ^I. de Biran, qui semble indiquer qu'avant
celle date ce dernier ne s'était guère occupé du kantisme :
« Vou> n'avez aucune idée de Kant, lui dit Ampère, que V His-
toire des systèi7\es de philosophie et l'ouvrage de Villers n'ont
songé qu'à défigurer par des motifs contraires. Il s'est trompé
dans SCS conséquences; Tiiais comme il a profondément mar-
qué les faits primitifs, et les lois de l'intelligence humaine !
Vous vous en rapportez aveuglément, à son égard, à ce qu'en
ont dit MM. de Tracy et de Gérando, qui l'ont traité comme
Condillac a fait à l'égard de Descaries et souvent de Locke :
tordre ses expressions pour lui faire dire tout le contraire de
ce qu'il a dit » (i). M. de Biran, il est vrai, avait lu l'ouvrage
de Villers, VHistoire de Degérando cl le mémoire de D. de
Tracy; mais c'est plul(M dans le livre de Kinkcr qu'il allait
chercher les idées de Kant : nous constatons que lorsqu'il
(l) Philonopliic dca dcu.r Ampère, recueil publié par Biirtliélemv Saint-
llilairc, Paris, 1800, p. 298.
238 LA. FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
les discute, c'est presque toujours Kinker qu'il cite. Les écrits
philosophiques d'Ampère n'établissent aucunement qu'il ait
été mieux que M. de Biran informé du criticisme; et certains
fragments témoignent qu'Ampère, tout comme son ami M. de
Biran, empruntait au traducteur de Kinker, sinon à Villers,
au moins les expressions qu'il jugeait propres à rendre la pen-
sée de Kant. C'est manifestement ce qu'il faisait lorsqu'il
expliquait à M. de Biran son propre « système de Vémesthèse
(2) qui, donnant un centre commun subjectif aux intuitions,
les réunit en une unité de cognition, comme dit Kant » (3).
C'est encore sous l'influence de Kinker ou de Villers, qu'il trai-
tait de son. « système logique qui, donnant un centre com-
mun subjectif et création de notre esprit aux rapports du sys-
tème précédent [système comparatif ou comparaison des don-
nées objectives de l'intuition] , les réunit en une unité de co-
gnition qui constitue l'idée générale attachée au signe de no-
tre création » (fi). Sur M. de Biran et la philosophie kantienne,
nous savons qu'il la connaissait non seulement d'après Kiiiker
et d'après les ouvrages contre lesquels Amjïère (5) appelait
ses soupçons, mais encore par les écrits des deux Ancillon, par
le mémoire de Selle et divers autres mémoires de l'Académie
de Berlin, ainsi que par des conversations avec Slapfer. Il avait
étudié de près la dissertation de Kant sur Les formes et les
principes du monde sensible et du monde intelligible, dont il dit
qu'elle lui « semble avoir servi de début à toute la doctrine
critique » (C); il connaissait en outre la traduction française
(2) Dans la terminologie dAmpère, si compliquée, Vémesthèse ainsi
que VaiUopsie signifient la conscience ou le sentiment du moi. Ibid., p. 204,
note de J..J. Ampère.
(5) Lettre d'Ampère à M. de Biran, publiée dans la Revue de mctapli.
ri de morale, 1803, p. 553.
(4) Ibid., p. 554.
(5) La môme interprétation de l'idéalisme kantien que Degérando avait
exposée dans son mémoire sur la Céncralion des connaissances humaines,
se trouve résumée par M. de Biran dans une note intitulée Conversation
avec MM. Degérando et Ampère, le 7 iuillel 1815, ù Xogenl-sur-Marnc, sous
des berceaux de verdure, publiée par M. P. Tisserand, Revue de Uélaph. et
de morale, 1900, p. 418.
(6) Œuvres, édit. Naville, T. I, p. 506.
A. '■M. AMPLUE I\IA1M0 DE BIRAN 23ç)
des Obseroations sur le sentunent du beau et du sublime; il
avait peul-ctre lu aussi la traduclion laliiie des œuvres prin-
cipales de Kant. ;
Si Ampère estimait que M. de Biran n'avait qu'une bien
faible idée du criticisme, il arrivait, en revanche, à M. de
Biran d'objecter à Ampère, dans leurs entretiens, que le sys-
tème de Kant pouvait lui être opposé avec plus de force qu'il
ne croyait. Pour saisir le sens de ce débat, il est nécessaire
de se rappeler comment Ampère pensait sur le problème de
la valeur objective de nos connaissances.
Ampère distinguait les rapports dépendants de la nature
de leurs termes, tels que ceux que nous discernons entre les
qualités des corps et qui dépendent d'elles, et les rapports
indépendants de la nature des termes, tels que les relations
géométriques, qui sont les mêmes pour l'aveugle-né que pour
le clairvoyant (7). Les qualités des corps sont subjectives,
n'appartiennent pas aux noumènes; il serait donc absurde d'af-
firmer la réalité absolue des rapjjorts qui tiennent à ces qua-
lités, et, en général, des rapports qui dépendent de la nature
des termes comparés; mais on peut supposer entre les nou-
mènes, c'est-à-dire entre des choses qui ne peuvent être ni
perçues ni par conséquent comparées, des rapports qui ne dé-
pendent pas de termes comparés (8). Ampère appelle intuition
(( l'acte par lequel nous voyons, dans une coordination, pré-
existante, indépendamment de la nature des éléments coor-
donnés, le mode même de coordination et les relations qui en
sont une suite nécessaire » (9). Parmi les modes de coordina-
tion indépendants des choses coordonnées, Ampère place
Vespace, la causalité, la durée, etc. Tous les jugements qui re-
posent sur la nature de ces modes de coordination et non sur
la nature des termes coordonnés, ont la môme nécessité que
(1) Phil. des deux Ampère, p. 285.
(8) Ibid., p. 244 et Revue de viétaph., 1S93, p. 555.
(9) Phil. des deux Ampère, p. 285.
2^0 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
les axiomes des mathématiques; ces modes sont les vraies lois
de notre intelligences (lo).
Pourquoi n'admelfrait-on pas que ces modes d'union ou
de coordination sont aussi subjectifs que les phénomènes qu'ils
relient P u En quoi diffèrent-ils des phénomènes eux-mêmes,
se demande Ampère, pour qu'on no le fasse pais ? Et pour-
quoi ne pas dire qu'il n'y a dans les corps que les causes in-
connues qui nous les font paraître étendus et en mouvement
sans qu'ils le soient, etc., etc. ? » (ii). Ampère repousse cette
hypothèse, au nom du sens commun, qu'elle choque, et au
nom des savants, qui croient à un monde réel, dépouillé de
toute subjectivité et ne conicnant que des rapports (12). Il se
prononce pour l'opinion selon laquelle il y aurait une durée
et une étendue nouménales et infinies, où se mouvraient réel-
lement les corps, et dont les parties seraient (( coordonnées
de toute éternité suivant toutes les figures concevables... On
montre que dans cette hypothèse, poursuit-il, les modes
d'union, d'étendue, de durée, de causalité, le mouvement, les
nombres, la divisibilité, etc., n'auraient lieu entre les phéno-
mènes que parce qu'ils auraient déjà lieu entre les noumènes
correspondants, ce qui la rend très admissible (i3). On ne peut
lui opposer, remarque-t-il, que l'hypothèse de Kant. Tout
moyen terme est insoutenable. Admettons donc ces deux hypo-
Ûièses comme également probables; et comparons-les comme
les astronomes comparent celle de Ptolomée et celle de Coper-
nic, comme les chimistes comparent celle de Stahl et celle de
(10) Ibid., p. 295.
(11) Revue de mélaph., 4895, p. 554.
(12) Phil. des deux Ampère, p. 150.
(15) Chez Ampère, le monde des apparences, di's pliénoniènes, est l'en-
semble des qualilés sensibles et de leurs divers rapports ; le monde des
noumènes est constitué de rapports rationnels, que les théories mathéma-
tiques de la nature ont en vue. Si ces rapports apparaissent aussi dans les
phénomènes sensibles, ils n'en sont pas moins indépendants d'eux ; puis-
(ju'ils sont l'objet des sciences rationnelles. Cette manière de concevoir la
distinction des phénomènes et des noumènes, qu'Ampère oppose à Kant,
avait d'avance été expressément rejetée par ce dernier, qui n'y trouvait
qu'un creux verbiage (lecre Wortkrœmerei). Crit., Ivehrb., p. 256-257 ;
Trem., p. 266-267.
A. -M. AMPERE MAÎME DE BIRAN 2^1
Lavoisier, en en déduisant des conséquences apodictiques et
en constatant celles qui s'accordent avec renchaînemcnt des
phénomènes et surtout les font prédire d'avance. Nous ver-
rons certes la plus probable et cette probabilité toujours crois-
sante ne laissera bientôt plus lieu au moindre doute » (i4)-
A cela M. de Biran répond qu' « il est impossible de con-
cevoir un mode de coordination qui n'ait rien de subjectif ))
(i5), et qu'il ne voit aucune nécessité à ce que « les choses
soient coordonnées hors de nous absolument comme elles le
sont dans notre esprit » (i6). L'hypothèse de Kant, selon la-
quelle ces modes n'appartiennent qu'à notre esprit et ne se
trouvent dans le? phénomènes que parce que nous les en revê-
tons, paraît à M. de Biran une hypothèse plus simple. Cepen-
dant il remarque qu'elle revient à nier la possibilité, non seu-
lement de savoir ce que sont les choses en soi, mais même de
savoir s'il en existe, et que Kant contredit sa propre thèse en
les admettant. Il représente à Ampère, de la façon suivante,
les raisons qui, à son avis, militent puissamment pour l'idéa-
lisme de Kant. « Les phénomènes nous sont-ils donnés suivant
certains modes d'union ou de coordination parce que ces
modes d'union ont lieu entre les noumènes ou les choses telles
qu'elles existent hors de nous ? — ou bien ces choses ne pa-
raissent-elles pas exister réellement unies ou coordonnées ainsi
]>arce que, comme dit Kant, tels tnodes d'union ou telles for-
mes sont inhérentes à notre esprit de telle manière que nous
ne puissions rien concevoir que sous ces formes ou par elles ?
La dernière opinion me paraît plus vraisemblable ou du moins
plus facile à concevoir; car je conçois très bien que si l'éten-
due, telle que je la perçois immédiatement par les sens de
la vue ou du toucher (prédominants dans l'organisation hu-
maine), est une forme de ces sens inhérente à leur nature, cette
forme se répand sur toutes les cnoses représentées, quelles que
(14) Rcv. de métaph., 1895, p. 555.
(15) Ibid., p. 559.
(16) Ibid., p. 556.
16
2/l2 LA 1 on.MATION DE L INFLLENCE KA^TrE^Nt; KN FRANCE
soient ces choses;, dont nous lu; connaissons certainement que
l'existence et dont la nature ou l'essence nous ^esl parfaite-
ment inconnue, tandis que nous ne concevons en aucune ma-
nière comment ces choses inconnes, ces éléments, ces forces
ou monades, pourraient être coordonnées de manière à réaliser
en elles-mêmes une étendue ou un espace absolu indépendant
de nos conceptions » (17).
M. de Biran remontre à Ampère qu'il se trompe quand
il croit qu'il appartient à l'expérience de décider entre son
hypothèse et celle de Kant comme elle décide entre des hypo-
thèses astronomiques ou entre des hypothèses chimiques. Il
le lui explique ainsi : (( Les corps brûlent, dit Stahl, parce
qu'il y a en eux un principe inflammable; tous les corps brû-
lent, dit Lavoisier, parce qu'ils ont de l'affinité avec un prin-
cipe inflammable qui est hors d'eux. De môme tout le monde
dit et croit que nous percevons les objets étendus parce qu'il
y a en eux une étendue iréclle. Leibniz et Kant après lui disent
que l'étendue est une forme ou un mode de coordination qui
appartient à l'esprit et dont nous revêtons les noumènes,les mo-
nades,etc. — Lavoisier prouve par une suite d'expériences que
le principe de la combustion est hors du combustible; mais
quelle expérience nous apj)rondra si les modes de coordination
des phénomènes sont absolumoat dans les choses ou seulement
dans l'esprit qui les perçoit ? Ce doute de la réflexion peut-il
jamais s'éclaircir par aucune expérience extérieure ? Et l'une
et l'autre alternative ne s'accorde-t-elle pas également avec les
phénomènes ? » (18).
Si dans ces lignes M. de Biran paraît prendre la défense
du criticismc, c'est qu'il l'examine en lui-môme, afin seule-
ment d'en marquer le point fort. iMais, non moins qu'Ampère,
il était loin d'admettre l'idéalisme kantien (19). Il est à croire
(17) Ibid., p. 562.
(18) Ibid., p. 565. Tour Kant, dons l'expérience, selon l'expression
d'Emile Boutroux que nous avons déjà rappelée, « tout se passe en appa-
rence comme le réalisme le suppose ».
(19) Ampère, de son côte, pensait que M. de Biran n'ïtait pas assez
A. -M. AMPÈRE MAI>E DE BIRAN a43
qu'ils eurent l'un et l'autre quelque regret de devoir s'en
écarter; car on imagine de quel poids était devenue pour l'un
et l'autre l'autorité de Kant, lorsqu'on voit l'un d'eux, au cours
d'une de leurs discussions, faire état d'une bien petite res-
semblance entre ses propres idées et la doctrine critique; lors-
qu'on voit Ampère, après avoir proposé à M. de Biran une
classification des phénomènes psychologiques en quatre « sys-
tèmes », lui rappeler que les catégories, dans la Critique, sont
rangées aussi sous quatre titres (20). M. de Biran n'a que très
l'arement traité du kantisme comme dans les fragments que
nous venons de citer, c'est-à-diré en ne considérant que ce
système; il l'avait étudié, comme il étudiait presque toujours,
en se livrant surtout à ses propres réflexions sur des questions
plus ou moins voisines de celles qui faisaient le sujet de ses
lectures. « Si je lis passivement, disait-il, je ne puis rien rete-
nir. Si je lis quelque chose qui mette en jeu mes facultés mé-
ditatives, mes méditations et mes idées propres se croisent
souvent avec celles de l'auteur, en sorte que je tire très peu
de profil de mes lectures sous le raport de la mémoire. Je n'y
cherciie que des occasions ou des excitants pour penser moi-
même )) (21).
Tout examen de l'interprétation du kantisme par M. de
Biran ne pourra donc être autre chose qu'une étude des réac-
tions suscitées dans sa pensée par les thèses dont il a été
frappé s^'it en lisant Kant soit en lisant les interprètes de
Kant.
}.I. de Biran trouvait chez Kant, ou, plus exactement, chez
poiiétré de celte vérité que la géométrie est constituée de jugements syn-
thétiques et n'a rien à « démêler avec la rlLiicule identité «. {Phil. des deux
Ampère, p. 298). Pour M. de Biran, la certitude de la géométrie repose
sur ce que nous apercevons immédiatement la nécessité de la liaison de
certains attributs (par exemple, celui de plus court chemin) avec certaines
lignes (la ligne droite) et sur ce que les ligures composées de ces mêmes
lignes résultent de la répétition de mêmes actes, que nous concevons com-
me imitables à linfini. Œuvres, éciit iVaville, T. II. p. o09-51-2.
(•20) Phil. des deux Ampère, p. 257, 268.
(21) Cité par .\aville, Introd. générale aux œuvres de il. de Biran,
p. XLVI.
aU LA FoniviATiON de L'influence kantienne en france
Kinker, le jiaralogismc de la psychologie rationnelle « supé-
ricurenienl exposé )) (5?.)- H accorthuL cpi'ou ne peut légitime-
ment conclure du je pense, de la consdicncc que nous a\)jns
de nous-mêmes en tant que nous pensons et sentons, à l'exis-
tence d'une âme-substance, d'une chose pensante. Mais il
ajoutait que Kant, Icnanl pour insoluble le problème de la
psychologie rationnelle, a montré qu'il n'avait pas entière-
ment dégagé son esprit de l'erreur initiale de cette fausse mé-
taphysique de l'âme, erreur qui consiste à s'inquiéter d'un
problème qui ne se pose pas. Quiconque, cherchant quelle est
l'essence du moi, demande ce qu'est, indépendammejit de ses
sensations et de ses pensées, ce moi qui pense et qui sent, ne
sait pas ce qu'il demande, car il connaît parfaitement ce qu'il
cherche (28). Il ne s'agit pas de raisonner; il n'y a rien à con-
clure; il suffit de s'arrêter au fait de conscience, à la cons-
cience du moi, sujet distinct de tout objet, de toutes les
choses qu'il se représente. « Que veut-on de plus, ou que peut-
on chercher de plus clair et de plus évident ? S'en tient-on à
la connaissance de senfiment, ou à l'aperception immédiate
interne du sujet pensant i^ Elle est parfaite en son genre.
Aspire-t-on à une connaissance extérieure ou objective de la
chose pensante hors de la pensée même ? Ce mode de con-
naissance, auquel Oii cherche si vainement à tout réduire, et
qui n'est certainement pas la connaissance primitive, est hors
de toute application au propre sujet pensant., «(a/i). C'est alté-
rer la nature du sujet que d'en faire un objet, une chose pen-
sante. L'âme, la réalité objective cl transcendante du moi, n'est
pas le moi, qui est esseniicliemcnt sujet. On ne peut dire que
l'âme soit l'objet du sens intime comme le cor])s est un objet
du sens externe; le sens intime n'a pas d'objet. Pour nous re-
présenter la vraie nature du moi, la seule difficulté que nous
(22) Œuvres, éd. Navillo, T. I, p. i:>o.
(23) Voy. aussi dans les niniiuscrils conservés i\ rinstilul, (^.onniicn-
ccinrnt d'une nouvelle rcduclion de VK.'i.sui sur les londeiiieiils de lu jisij
ehulogie, MSS.-i\S., IdG.
(^4) Œuvres, éd. Naville, T. I, p. 154-155,
A. -M, AMPÈRE MAINE DE BIRAN 2/l5
ayons à vaincre, c'est (( d'écarter les points de vue de la réali-
té transcendante, sur laquelle notre langage est cacique..., de
nous empêcher de iircndre le mol pour une cJiose, de penser
à un cîre qui ne soit pas objet » (aS). ,
Il est faux, selon M. de Biran, que l'aperception simple
du moi soit absolument vide, comme le veut Kant, et que
nous ne prenions du moi une notion positive que par les per-
ceptions et les sensations qu'il accompagne. L'aperception
immédiate intime du moi pur est celle du vouloir, de l'effort
volontaire. Nous percevons notre moi en lui-même, dans son
essence et indépendamment de ses modes accidentels, comme
force (26).
M. de Biran avait lu dans le livre de Villers, que Kant
attribuait à l'homme deux manières de s'envisager soi-même.
L'homme se connaîtrait au moyen des formes et des catégories
comme un être sensible, comme un phénomène soumis aux
lois naturelles. D'autre part, il s'apercevrait sans aucun inter-
médiaire, comme noumène, comme une volonté ayant pour
loi la loi morale. Et cette distinction scinderait la philosophie
en deux parties, dont l'une serait la philosophie spéculative et
l'autre la philosophie pratique. M. de Biran objecte que si le
moi en tant que noumène n'est pas soumis à la relation de
causalité, il n'est rien que nous puissions concevoir (27).
L'aperception immédiate du moi étant le sentiment d'une
action, et aucune action ne pouvant être aperçue ou sentie que
comme relation causale, « la causalité, loi première et univer-
(2.j) MSS.-NS. 155, Sur le mémoire de Selle.
(20) MSS.-NS. 136, Commencement d'une nouvelle rédaction... Ces ma-
nuscrits, où Maine de Biran traite de la philosophie de Kant, nous ont été
très obligeamment signalés par M. Pierre Tisserand. Nous lui en renou-
velons ici nos remerciements.
(27) M. de Biran croit que Kant a soutenu que le concept de cause,
ainsi que toutes les autres formes nécessaires de notre pensée, n'est rien
de plus qu'une « manière dont rànie voit les choses sans conséquence pour
leur réalité ». Il emprunte cette formule, qu'il reproduit plusieurs fois, à un
« excellent Mémoire de M. Ancillon », dont la-lecture lui a Tonfirnfé l'im-
portance prem.ière qu'il donnait aux recherches sur la causalité. Œuvres,
éd. Cousin, T. II, p. 20 ; T. IV, p. 548. Nous avons montré ce que conte-
nait ce mémoire d'Ancillon, relativement au kantisme.
246 L-V FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
selle de la connaissance subjective et objective est donc ren-
fermée essentiellement dans ce premier ijoint de vue de la
conscience sous lequel l'homme s'envisage et s'aperçoit comme
iHre existant en soi, indépendamment de toute autre chose et
de toute impression étrangère » (28). Kant sépare à tort les
principes de la connaissance de ceux de la morale (29). Le
vouloir est le principe commun du savoir et de la moralité.
Les deux systèmes, l'intellectuel et le moral, partent de cette
même souv-he (3o).
M. de Biran pensait que Kant n'a jamais prouvé, parce
que c'est Impossible, l'irréalité de ce que notre constitution
nous oblige de concevoir et de croire réel. Il ne se peut, selon
M. de Bir m, que le concept que nous avons nécessairement
d'r.nc cho^e et celte chose même diffèrent en ce que la chose
ne possède pas les attributs que notre concept comprend, mais
il se peut qu'elle diffère du concept en ce qu'elle possède cn-
(28) MSS. NS. 136.
(29) Relativement à la philosophie pratique de Kant, nous ne rencon-
trons que peu de chose dans les œuvres de M. de Biran. Le jugement qu'il
porte ici sur elle se n^.odifia lorsque le problème pratique prit 5 ses yeux
une véritable ifnportance. Le 21 janvier 1821, il écrivit dans son Journal,
intime : « Rien de mieux fondé que la distinction de Kant entre la raison
spéculative et la raison pratique. Je m'en suis tenu à la première toute
ma vie, et jusque dans mon meilleur temps d'activité morale... Je me suis
fait une conscience spéculative, en désapprouvant certains sentiments ou
actes auxquels je me livrai. Je cherchais la cause de cette désapprobation,
et la trouvais assez curieuse pour ne pas être fâché du motif qui m'avrit
donné lieu d'y réfléchir... L'habitude de s'occuper spéculativement de ce
qui se passe en soi-même, en mal comme en bien, serait-elle donc immo-
rale ? Je le crains d'après mon expérience. Il faut se donner un but, un
point d'appui hors de soi et plus haut que soi... Il ne faut pas croire que
tout soit dit quand l'amour-propre est satisfait d'une observation fine ou
d'une découverte profonde faite dans son intérieur. « Fragments du Jovrtuil
intime publiés par Naville, dans sa Notice sur un manuscrit inédit de
M. de Biran, Paris, 1851.
M. de Biran avait lu VAllemagnc. Il note, le 5 juin 181.^), que M"'« de
Staël lui paraît avoir bien senti que la spontanéité du sujet est le principe
commun qui unit la philosophie spéculative et la philosophie pratique. E.
Naville, Maine de Biran, sa vie et ses pensées, Paris, 18.57.
Dans son Examen critique des opinions de M. de Bonald, qui est de
1818, il qualifie la piiilosophie praticjue de Kant de « morale sublime fondée
sur la con';cience du moi et l'absolu du devoir )i. O'^uvrcs, éd. Nn^'illo,
T. III, p. 143.
(30) MSS. NS,, m,
A. -M. AMPÈRE MAINE DE BIRAN 247
core d'autres attributs; et c'est pourquoi la distinction des phé-
nomènes et des noumcnes peut être maintenue. Ainsi, dans
le sentiment de l'effort, le moi s'aperçoit comme il est, sans
apercevoir tout ce qu'il est, et c'est en ce sens qu'il faut dire
que le moi ne s'aperçoit pas comme noumène. La conscience
de toute action volontaire est aussi la conscience de pouvoir
agir autrem.ent, c'est la conscience d'une énergie virtuelle,
d'un pouvoir non aclucllement exercé, qui est évidemment une
réalité supérieure aux phénomènes qui en résultent. Dans
il 'effort le moi se sent comme force. Il existe donc objective-
ment une force virtuelle, une énergie constante alors même
qu'elle ne s'exerce pas, une causo substantielle (3i). Nous rap-
pellerons, un peu plus loin, comment M. de Biran a été con-
duit par là et en adoptant « le point de vue réel, où Leibniz se
trouve heureusement placé » (Sa), à regarder non seulement
l'âme, mais tous les êtres comme des forces, et les forces
comme les seuls êtres réels.
En présence du problème de l'origine des idées, Leibniz
lui paraissait encore dans une position préférable à celle de
Kant. Voici comment il se représentait l'histoire de ce pro-
bJèmc. L'âme est, selon Leibniz, une force; c'est une monade,
et l'essence de toute monade est l'activité. Les idées qui sont
dans l'âme sans qu'elle les ait reçues des sens, sont les pro-
duits de cette activité. Descartes n'entendait pas de cette ma-
nière les idées innées, puisque, dans son système, l'essence de
l'âme est la pensée; « l'âme les a reçues comme elle a reçu
son existence, sans qu'aucune activité, puissance ou vertu
efficace, propre à elle, ait jamais pu contribuer à leur produc-
tion » (33). Kant a élaboré une théorie moyenne, d'après la-
quelle, d'une part, des formes résident dans le sujet « par la
seule nécessité de sa nature », c'est-à-dire passivement, ainsi
que Descartes l'avait admis, et, d'autre part, de même que
(31) MSS. NS., 13G.
(32) Œuvres, éd. Cousin, T. III, p. 299.
(33) Ibid., T. II, p, 108.
2/|8 LA FORMATION DE l'iINFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
chez Leibniz les virtualités ne deviennent idées que par leur
union avec des impressions reçues, ces formes ne sont effecti-
vement des représentations, des notions, que dans leur union
avec une matière donnée (34).
Malgré tout ce qui les sépare. Descartes, Leibniz, Kant,
ainsi que Platon et même les Écossais, ont pensé sous une ins-
piration commune. « Les virtualités de Leibniz, les formes et
les catégories de Kant, les lois inhérentes à l'esprit humain des
philosophes écossais, ne diffèrent presque pas au fond de ces
réminiscences platoniciennes ou des idées innées que Descar-
tes et Malcbranch.e n'ont pas renouvelées de Platon, mais qui
sont les produits indigènes de leur propre génie méditatif. (35)
M. de Biran repousse les théories des idées innées, des éléments
a priori et toutes celles du même genre. Elles sont, dit-il,
(( la mort de l'analyse » (36), parce qu'elles lui assignent un
terme. Toute analyse s'arrête nécessairement à un élément ;
mais on aurait tort de le prendre pour le dernier, au delà du-
quel aucune analyse ne pourrait plus progresser.
A Maine de Biran, qui prétendait fonder la philosophie
sur le sentiment de l'effort, et pour qui toute l'activité spiri-
tuelle était de la nature de ce qui se manifeste dans l'activité
volontaire, Kant devait paraître avoir ignoré la vraie nature
de l'activité intellectuelle. Il lui reprochait d'avoir pris sans
cesse, dans sa théorie des formes et des catégories, pour les
opérations de « l'intelligence vivante », les termes d'une
« logique morte qui n'en conserve que les résultats ». C'est
à cause de cela qu'il situait le kantisme et le condillacisme
sur le même plan, bien au-dessous du leibnizianisme (37).
Il se croyait d'accord avec Kant en ce qu'il distinguait,
d'une part, une forme, le moi et toutes les notions qui en
dérivent, et, d'autre part, une matière donnée, subissant l'ac-
tion de la forme. Mais il prétendait que pour que la distinction
(54) Ibid., T. II, p. 110.
(35) Edition Naville, T. III, p. 107.
(50) Ibid., T. I, p. 247.
(37) Edition Cousin, T. II, p. HO et suiv.
\
A. -M. AMPÈRE — MAINE DE BIRAN 2^Ç)
de la forme et de la matière pût servir de principe à une véri-
table décomposition de la pensée, il fallait qu'elle fût une
distinction réelle, et non pas la distinction simplement logique
établie par Kant entre ces deux éléments de l'expérience. Si la
forme et la matière ne peuvent exister séparément dans l'ex-
périence, si elles s'y trouvent toujours unies, ce sont « d^ux
noms différents pour exprimer deux points de vue particu-
liers, sous lesquels l'esprit peut concevoir une seule et même
modification sensible ; mais non point l'idée de deux élé-
ments ou de deux parties réllement distinctes et séparées,
l'une matérielle, l'autre formelle, dans lesquelles cette modi-
fication puisse se résoudre ; il n'y aura donc point là décompo-
sition véritable, mais simplement une analyse logique » (38).
M. de Biran va donc distinguer une (( forme personnelle » et
une « matière affective » qui puissent exister l'une sans
l'autre. La forme personnelle, la conscience du moi auquel
les affections appartiennent, n'accompagne pas toujours celles-
ci ; elle s'obscurcit jusqu'à s'éteindre, quand l'affection passive
croît en intensité au point d'occuper seule tout l'esprit ; elle
s'éclaircit à mesure que cette affection s'affaiblit et rend le
moi à lui-même, c'est-à-dire à son action propre (39). Par là
M. de Biran croit découvrir une affection sensible simple, dé-
pourvue de toutes les formes de la perception, à savoir de la
forme personnelle et (( des formes du temps et de l'espace, at-
tribuées par Kant à la sensibilité » (lio). Cette affection simple
(08) Ibid., T. II, p. 115.
(7>()) IbirL, T. II. p. 116 ; éd. Navillc, T. I, p. 204.
(40) FaHI. Cousin, T. II, p. 154, 172. Cette observation de M. de Biran
ne ^"î''.t pas à réfuter Kant. Il n'est pas dit dans la Critique que la cons-
cience de soi accompagne effectivement toutes nos représentations, mais
seulement qu'elle doit pouvoir les accompagner, c'est-à-dire que ces re-
présentations sont « nécessairement conformes à la condition qui seule
leur permet d'être groupées dans une conscience générale de soi ». Crit.,
§ 10, Kehrb, p. 000 ; Trem., p. 130, 2^ édit. Peu importe, disait Kant, dans
la l""^ édition, que la représentation moi, qui doit pouvoir accompagner
toutes les autres, soit claire ou obscure, « cela ne fait rien ici ; mais la
possibilité de la forme logique de toute connaissance repose sur le rapport
à Cette aperception comme à i/n pouvoir ». Crit., Kehrb., p. 128 ; Trem.,
p. 153.
25o LA FORMATION DE l'iNFLTJENCE KANTIENNE EN FRANCE
est au-dessus de l'impression organique, mais encore au-des-
sous de la sensation, car la sensation n'est pas simple, contrai-
rement à l'opinon de Condillac. La sensation est composée
d'une matière affective variable et multiple, qui n'est autre
que l'affeclion sensible simple, et d'une « forme constante,
identique, toute fondée dans le sujet moi et dans l'aperception
de ses propres actes ou le sentiment de leurs résultats » (4i).
Bien qu'elle soit toujours un composé, les éléments de la sen-
sation n'y sont pas constamment mêlés au même degré :
(( quelquefois la matière que j'appelle affection simple est bien
près d'être isolée de la forme aperceptive, d'autres fois, c'est
cette dernière qui est comme pure » (^2). En un mot, M. de
Biran reproche à Kant de n'avoir pas vu que, dans l'expé-
rience interne, la forme et la matière se distinguent l'une de
l'autre comme un fait se distingue d'un autre fait, et que,
même dans la sensation, où elles sont en effet toujours unies,
on observe leur tendance à se séparer.
Celle distinction de la matière et de la forme corres-
pond à celle de Vu abstrait passif » (abstractus) et de !'« abs-
trait actif » (abstrahens) , que M. de Biran a souvent dévelop-
pée, et en fave.ur de laquelle il invoquait l'autorité de Kant,
qui, dans la Dissertation de 1770, a a parfaitement reconnu
et exprimé la môme distinction, quoiqu'il n'y soit pas toujours
demeuré fidèle » (^3). Kant a distingué, d'une part, les con-
cepts que nous avons abstraits des données empiriques, et qui
expriment des propriétés géné'rales, communes à plusieurs ob-
jets comparés, et, d'autre part, les concepts intellectuels purs,
qui dérivciît de la nature même de notre entendement, et qui
M. (le Biran, Degcrando, Daiinou, s'accordaient à opposer à Kant lo
fait que nous avons des sensations sans nous représenter qu'elles sont dans
le temps, sans avoir la notion du temps. Il est encore ai?é de répondre à cela
(ju'il ne s'ensuit nullement qu'elles ne soient pas dans le temps, c'est-à-dire
conformes à l'inluit'on pure du temps, ni, par conséquent, que le temps ne
soit pas une forme a priori de la sensibilité.
(41) Edit. Cousin, T. II, p. 116.
(42) Ibid., T. II, p. 117.
(43) Edit, Naville, T. I, p. 306,
A. -M. AMPERE MAINE DE BIRAN
25l
font abstraction de tout élément empirique. M. de Biran re-
lient cette distinction ; et voici qc qu'il en fait. Nous ne tirons
pas lies choses, par abstraction et généralisation, notre notion
de force ; elle n'est pas abstraite comme celle d'un mode que
nous rencontrons dans plusieurs choses ; mais, faisant abs-
traction de tous les objets extérieurs, nous la trouvons
en nous-mêmes, car nous apercevons immédiatement notre
propre force comme constituant l'essence de notre personnalité;
puis, nous la concevons comme imitée à l'infini par les choses,
répétée dans tous les objets, « et c'est ainsi que la notion de-
vient universelle sans jamais être générale ». (44). H en est
de même évidemment de la notion du moi et de toutes celles
qui en dérivent, telles que la notion de substance, d'identité,
d'unité, etc.. que M. de Biran appelle notions réflexives. La
notion du moi est bien une notion réflexive, elle n'est pas de
la nature des notions générales, puisqu'elle n'est pas formée
par la considération d'un caractère commun à toutes nos sen-
sations, et que « le moi s'abstrait lui-même par son activité
de tout ce qui est objet ou mode sensible ». (45). Une notion
générale s'éloigne d'autant plus de la réalité qu'elle est plus
abstraite. Une notion réflexive, au contraire, conçue dans sa
pureté, par cette abstraction qui consiste à en écarter tout
ce qui lui est étranger, exprime une réalité concrète et même
l'individualité la plus parfaite. (46). Il en est tout autrement
chez Kant, pour qui la réalité empirique consiste dans l'u-
nion de la forme et de )a matière, pour qui ni la forme sans
la matière ni la matière sans la forme n'ont aucune réalité
dans notre expérience, pour qui enfin les notions réflexives,
les concepts intellectuels, en eux-mêmes, sont vides. C'est
que, selon M. de Biran, Kant, s'étant trompé sur l'activité
intellectuelle, a méconnu le sens véritable de la distinction
qu'il avait d'abord cxaclcnient indiquée.
(44) Edit. Cousin, T. II, p. S06.
(4^) Ibid., T. IV, p. 207.
(iQ) Edil. Naville, T, U, p. 373.
25a LA FOKMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
Nous n'avons pas à rappeler en détail comment, selon
M. de Biran, les notions réflexives de force, de cause, d'unité,
d'identité, de substance, trouvent dans le sentiment de l'ef-
fort leur (( niodMe exemplaire », leur (( type primordial ».
Cette dérivation des notions réflexives, en partant d'un fait
primitif et « sans sortir des limites de l'expérience intérieure »
(47), M. do Biran l'oppose à la théorie kantienne, où les caté-
gories, ainsi que les formes de la sensibilité, sont (( des pro-
priétés permanentes du noumène intérieur » (48). Il faut donc
que nous cherchions comment M. de Biran explique l'univer-
salité des principes de la connaissance, qu'aucun fait d'expé-
rience ne peut, selon l'opinion de Kant, expliquer.
Souvent M. de Biran avait réfléchi que les rationalistes
et particnlièremont les kantiens lui objecteraient que si les
notions de cause, de substance, etc., sont tirée d'un fait,
elles ne peuvent être universelles, parce que l'observation des
faits, si nombreux que soient les faits observés, n'éta-
blit jamais que la généralité d'une notion. Slapfer
lui a en effet représenté, en soutenant le kantisme,
les raisons de nier que ce soit l'expérience qui fonde le prin-
cipe de causalité. L'observation des faits nous dit, tout au
plus, qu'un certain changement a suivi un autre changement
autant de fois que celui-ci a été observé ; elle ne nous assure
pas qu'il le suivra toujours, parce qu'elle ne nous montre
pas la nécessité que le même événement le suive, c'est-à-dire
l'impossibilité qu'un événement tout différent arrive. M. de
Biran a toujours cru que cette objection ne portait pas contre
lui. De Kant et des métaphysiciens rationalistes qui l'ont ins-
pirée, il disait : « Ils sont partis des notions de cause, de subs-
tance, et ne semblent pas avoir soupçonné que ces notions
pussent être ramenées à quelque fait primitif ; bien plus, ils
(47) Ibid., T. I, p. 204.
(48) Edit. Cousin, T. II, p. 110. Ces mots soulignes par M. de Biran
nous rappellent l'interprélation indiquée par Kinker et que nous avons dis-
cutée : c'est le nouniènc intérieur qui impose les formes à ce que fournit
le noumène extérieur, et il en résulte le phénomène.
À. -M. AMPÈRE — MAINE DE BIRAN 253
ont soigncuscmcnl écarté tout recours à un tel fait original
ou à une expérience intérieure, comme ne pouvant donner
qu'une base contingente à la science, dont toute la certitude
doit reposer selon eux sur des principes a priori. Aussi ont-
ils sacrifié le plus souvent l'évidence de fait à celle de raison,
cl pris une certitude purement logique pour la certitude mé-
taphysique qu'ils avaient eu vue. » (49) • De ce qu'une con-
naissance est universelle et nécessaire, « il ne s'ensuit pas
du tout, Jcrit-il daris une note sur le mémoire de C.-G. Selle,
qu'elle ne puisse être un produit de l'expérience, et c'est là
que la doctrine de Kant me paraît absolument en défaut )) (5o).
?rl. de Biran maintient avec Kant que l'observation de mille
répétitions d'une même consécution ne permettrait nullement
d'affirmer que le même conséquent se reproduira une mille
et unième fois si le même antécédent apparaît de nouveau :
Kant a raison, il est impossible d'atteindre l'universel par le
général ; l'induction logique ou généralisation ne suffira ja-
mais à donner une connaissance universelle. Mais ce que Kant
n'a pas vu, c'est qu'il y a une induction psychologique, qui
ne repose pas sur le grand nombre des observations, mais
qu'une seule suffit à fonder. Cette induction consiste à trans-
porter au non-moi la causalité de notre moi, que nous sai-
sissons dans chaque aperception de nous-mêmes. L'universalité
du principe de causalité est la conséquence de cette induction,
îaqui'ilc s'effectue de la manière suivante.
Le sentiment de l'effort étant également le sentiment dune
résistance, nous percevons la réalité de cette résistance dans
la perception même de la force qui constitue la réalité de
noire moi. L'essence du moi étant sa propre force, le non-
moi est essentiellement le terme de résistance qui s'oppose à
cette force, c'est-à-dire une autre force. Il s'ensuit que la subs-
tance d'un corps est « une simple force individuelle, conçue
comme l'essence de tout ce que nous appelons corps, savoir
la faculté de résister à notre effort, ou de réagir contre notre
(49) Science cl psycliologie, éd. Bertrand, p. 175.
(oO) ilSS. NS. 133.
254 LA FORMATION DE L'INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
force propre ou constitulive. » (5i). Noire force, qui conslitue
notre moi, est une réalité ; et le non-moi, toute réalité, est
une force. Ainsi, comme cela a déjà été observé plus haut,
la notion de force est universelle sans avoir jamais été géné-
rale. — M. de Biran définit la causalité « la relation d'un phé-
nomène qui commence avec la force agissante qui le fait com-
mencer » (5a). De ce que la suite des phénomènes est néces-
sitée par l'action des forces, il conclut que l'ordre des phéno-
mènes est un ordre nécessaire, donc constant, c'est-à-dire con-
forme à des lois universelles, au principe de causalité tel que
les physiciens le conçoivent. M. de Biran, considérant que les
forces doivent cire immatérielles, établit encore la constance
du invariabilité de l'-ordre de succession des phénomènes sur
ce que « les phénomènes ne sont au fond que les résultats les
plus généraux de l'action de ces forces nécessairement conçues
à l'instar du moi comme immatérielles et partant im-
muables » (53).
La manière dont M. de Biran rendait compte de l'universa-
lité du principe de causalité n'a jamais satisfait son ami Stap-
fer. Par une lettre du 25 mars i834, ce dernier félicitait V. Cou-
sin d'avoir signalé « l'insuffisance de l'induction anlhropo-
morphi(jue par laquelle M. de Biran voulait introduire le
principe de causalité en contrebande dans le domaine des vé-
rités universelles et nécessaires ». Eji ce faisant. Cousin aurait
jeté un nouveau jour « sur les droits et le rôle de la raison
humaine ». Cependant, Stapfcr préférait le rationalisme de
Kant à celui de Cousin, qui lui paraissait trop dogmatique.
« Je trouve, lui déclarait-il, dans mon humble opinion, que
(51) Edit. Naville, T. II, p. 573.
(:-2) M. de Biran reconnaît que Kant est dans le vrai lorsqu'il dit que
la causalit.é n'est pas un rapport de substance ou de force créatrice à subs-
tance créée, et que, autrement, la causalité aurait un caractère surnaturel,
mystérieux, au lieu d'être la loi de la connaissance, la condition de lin-
lelligibilité des choses. Il remarque aussi que l'idée d'un « comnienccmo)n
d'existence dune chose durable par elle-même... répugne aux lois de noire
esprit et à la notion de substance ». Science et jmjchologic, p. 253-255.
(55) Edit. Cousin, T. IV, p. 401.
A. -M. AMPÈRE MAINE DE BIRAN 255
VOUS atlribuez à celte raison plus de force et -d'omnipotence
que je ne puis lui reconnaître sur le terrain des croyances
transcendantes. » (54). ■''
Parce que M. de Biran ainsi que Kant ont attaqué la théo-
rie de Hume sur la causalité, on a parfois mis en parallèle
celles qu'ils voulaient lui substituer. En prenant pour terme
de comparai.?on leurs conceptions de la spontanéité du sujet,
E. Kônig (55), qui voit en M. de Biran le « Kant français », a
souligné les ressemblances qu'on peut trouver entre eux,
sîns cependant oublier leurs différences, qu'il juge toutes à
l'avantage de Kant, et dont la plus grande consisterait en ce
que M. de Biran n'a tenu compte que des seules fonctions de
l'esprit que l'observation intérieure découvre, et n'a pas re-
connu comme fondement des principes de la connaissance ses
fonctions transcendentales.
Nous n'avons pas à faire la comparaison de la philosophie
de Kant avec celle de M. de Biran, puisqu'il n'entre dans notre
plan ni de chercher ce qu'est en elle-même la première, c'est-
à-dire ce qu'elle était pour son auteur, ni d'exposer la seconde
entièrement, et que nous nous sommes proposé simplement
de rassembler les éléments de la doctrine qui passait, aux yeux
de M. de Biran, pour celle de Kant. Pourtant nous croyons
devoir faire remarquer que Kant et M. de Biran sont difficile-
ment comparables, même sous le iDolnt de vue d'où ils parais-
sent ordinairement le plus voisins l'un de l'autre. L'un et l'au-
tre, dit-on, sont partis d'un même point, ont prétendu ré-
soudre les difficultés relatives à la causalité dévoilées par
Hume, mais en ont donné des solutions différentes. Selon nous,
ces solutions diffèrent radicalement, parce que, en réalité, elles
répondent à des questions différentes : Kant et M. de Biran
ont considéré des points distincts du problème de Hume. Ce
(54) T. XXXVI, Fo 1297, de !a Correspondance de V. Coit.'iin, conservée
à la Bibliothèque V. Cousin.
(55) Kônig, Maine cfe Biran, dcr iranzœsische Kant ; Philosophische
Monatshefte, 1889, p. 160-101. Du même auteur, De Entunckelung des
Cansalproblems, T. II (1890).
250 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
sont ces points de départ, plutôt (juc les solutions auxquelles
Kant et M. de Biran se sont arrêtés, qu'il conviendrait de com-
parer.
M. de Hirau accorde (pie le rapport causal n'est pas ana-
lytique, (i<ie le principe de causalité dépasse la portée de la
logique. Mais lorsqu'il cherche à établir une liaison entre les
deux termes de ce rapjiort, il considère surtout que sans elle
Hs seraient deux choses isolées, deux faits réellement séparés
l'un de l'autre ; au lieu que Kant, lorsqu'il affirme la néces-
sité d'une synthèse, considère que ces deux termes étant deux
phénomènes tels que le concept de i'un n'implique pas logi-
quement le concept de l'autre, l'analyse des concepts ne peut
découvrir entre eux une liaison qui fasse comprendre que l'un
des phénomènes accompagne toujours l'autre. Pour Kant, la
synthèse doit, en quelque sorte, su2:>pléer à l'impuissance de
l'analyse qui est l'objet de la logique générale, et c'est pour-
quoi les formes de la synthèse, les catégories, correspondent
aux diverses formes logiques du jugement indiquées par la
logique générale, et sont l'objet d'une « logique transcenden-
tale )). Ainsi Kant est amené à concevoir la liaison synthétique
de la cause et de l'effet par son analogie avec la liaison de l'an-
técédent et du conséquent dans le jugement hypothétique. Ce
concept d'une dépendance entre les choses analogue à la dé-
pendance de l'antécédent et du conséquent dans le jugement
hypothétique, si nous l'appliquons à la succession des phé-
nomènes, nous concevrons que « les phénomènes du temps
passé déterminent toute existence dans le temps qui suit, et
que les phénomènes de ce dernier temps n'aient lieu comme
événements qu'autant que ceux du temps antérieur détermi-
nent pour eux une existence dans le temps, c'est-à-dire la fixent
suivant une règle ». (56). C'est par là que l'ordre objectif de
la succession des phénomènes est défini, puisqu'ainsi l'ordre
du temps absolu, où l'instant qui précède détermine néces-
sairement celui qui suit, se trouve transporté aux phénomènes
(oG) Cril., Kelirb., p. 188 ; Trem., p. 218-219.
A. -M. AMPÈRE — MAINE DE BIRAN 267
La preuve du principe de cavssalilé a pour but de démontrer
que le principe de raison sufiisante est le fondement de l'ex-
pcrience possible, c'est-à-dire, « de la connaissance objective
des phénomènes au point de vue de leur rapport dans la suc-
)K».e*ion du temps » (07). Autrement dit, elle tend à démontrer
que la succession des piicuomènes ne peut être représentée
comme objective, que les jjlacos des phénomènes dans le temps
absolu ne peuvent être dclcrjuinées, qu'autant que les phé-
nomènes qui précèdent sont considérés comme déterminant
aussi nécessairement ceux qui suivent qu'un principe déter-.
mine ses conséquences. Ainsi la nécessité logique conserve
une signiiicatioa objective, encore que la nécessité objective,
la nécessité des rapports qui constituent l'objectivité des phé-
nomènes qu ils lient, ne puisse être analytique.
Pour M. de Biran, la causalité a trois termes, à savoir
la cause, l'eiïet et « l'action par laquelle l'un produit l'autre ».
(58) Il veut rétablir contre Kunie, non pas une nécessité ra-
Uonneîlc, une nécessité qui, sans cire analytique, satisfasse
cependant rentendement, mais une nécessité de fait, l'eflicace
ou l'action, conçue d'après le sentiment d'une iiaison indis-
soluble entre l'ei'iort et la résistance. Eant a eu en vue une
nécessité convaincante ; M. de Biran, la nécessité contrai-
gnante.
Hume avait nié la nécessité rationnelle, connaissable
a priori, de la causalité. C'est ce point que Kant conteste.
Hume avait nié la réalité de l'efficace, l'eflicacité de ce qu'on
appelle cause, ou tout au moins la possibilité de la connaître
a posteriori. C'est sur cet autre point que M. de Biraxi s'op-
pose à Hume.
S'il est vrai que refncace est cela même que Kant désigne
par le nom vague de « dignité » du rapport causal, ce mot
revient assez peu souvent dans la Critique de la raisoru pare,
et son sens y reste assez indéfini, pour que nous puissions
(57) Ibid., Kehrb., p. 189 ; Trem., p. 219.
(58) M. de Bircin, Note sur le vicmoire de Selle.
258 LA FORMATION DE l'iNFLURNCE KANTIENNE EN FRANCE
dire que la nature de l'efficace n'est pas pour Kant, comme
pour M. de Biran, l'objet principal de ses recherches (69) .
Kant et M. de Biran se trouvent donc, dès le début, sur des
voies différentes.
Quant à la spontanéité du sujet, M. de Biran n'ignorait
pas, nous l'avons vu, que Kant la concevait autrement que lui.
Il entendait la théorie kantienne des fonctions du sujet dans
la connaissance, d'une manière qui la rend effectivement inad-
missible pour quiconque croit, comme lui, que toute notre
connaissance se fonde en réalité sur une action du sujet qui
est elle-même un fait d'expérience. Selon son interprétation
de ce point du kantisme, qu'il a reçue isans doute de Kinker,
Kant a voulu fonder la connaissance sur des formes qui rè-
glent l'expérience même et qui, en tant que telles, doivent
résider ailleurs que dans l'expérience, qu'elles déterminent ;
subsister sous les phénomènes, qui en dépendent ; être des
noumènes (60). M. de Biran juge, en conséquence, que le
paralogisme dénoncé par Kant, qui consiste à passer des con-
eepts ou des phénomènes, aux êtres ou noumènes, est, en
quelque sorte, commis de nouveau par Kant lui-même, lors-
(59) Renouvier a tenlé de compléter sur ce point la théorie de Kant par
une autre, qu'il attribue à Leibniz, et qui ressemble aussi à celle de M. de
Biran. 11 pensait que Kant avait résolu contre Hume le problème logique,
et que, dans cette solution, le rapport causal était encore essentiellement
un rapport de succession. En cela Kant serait demeuré dans l'esprit de
Hume, laissant dans le mystère la production. « L'inconcevable, explique
Renouvier, n'est ni le changement, qui est la loi même de la repésentation
dans le temps, fait primitif, ni la cause, origine de l'activité, fait égale-
ment irréductible, pris à sa source dans le désir et dans la volonté, l'in-
concevable, ce que l'on cherche toujours à comprendre, et à tort, parce que
ce n'est rien d'existant, c'est un intermédiaire entre la cause supposée
immédiate, et l'effet, c'est un moyen de communication, qui semblerait
expliquer l'action, et qui n'expliquerait en réalité rien, parce qu'il ne ferait
que reculer la question. On voudrait avoir de la loi une image qui mon-
trerait comment, de ce qu'une chose change, une autre chose doit changer.
Rien n'est plus facile et plus commun quand il y a des intermédiaires.
Mais d'intermédiaires en intermédiaires demandés, on se perdrait dans le
procès à l'infini, il faut s'arrêter à la reconnaissance de la loi fondamen-
tale, dont l'action de la volonté, soit externe, soit interne, et, en ce cas,
la plus radicale, est l'expression ultime. » Renouvier, Critique de la doC'
trine de Kanl, p. 537-538.
(60) Edit. Cousin, T. II, p. 105.
A. -M. AMPÈRE MAINE DE BIRAN aSg
qu'il place en nous l'acliviié régulatrice de l'expérience, lors-
qu'il croit « résoudre le problème des existences à l'aide des
catégories ou formes inhérentes à l'âme ou noumène pen-
sant » (6i), lorsqu'il fait des catégories et des formes (( autant
de propriétés permanentes du noumène intérieur » (62).
Toutes les parties de ses écrits que nous venons d'analyser,
attestent que M. de Biran avait donné beaucoup d'attention à
la plupart des travaux tendant à mettre le kantisme à la portée
des Français ; mais que s'il en a retenu quelques termes ou
quelques formules, c'a moins été pour adopter les idées qu'y
avaient attachées Kant ou ses disciples, que pour les faire ser-
vir à exprimer les siennes. Lorsque, comme nous l'avons vu,
il entreprenait de faire le départ entre la forme, qui est « l'a-
panage naturel de l'esprit humain » (63), et la matière, qui est
un élément contingent et adventice à l'esprit hum.ain, ce n'est
qu'en apparence qu'il se proposait la même tâche que Kant, et
manifestement il l'accomplissait dans des vues et par ime mé-
thode différentes : il utilisait quelquefois la langue de Kant,
mais il suivait peu sa pensée. Il n'y a donc pas de motif suf-
fisant pour refuser de se ranger à l'opinion commune, selon
laquelle la philosophie de M. de Biran, pour ce qui en fait le
fond, ne devrait rien à celle de Kant ; seulement nous devons
remarquer que M. de Biran et Ampère, qui par leurs propres
théories étaient entrés en dissidence avec l'idéologie condilla-
cienne, différaient encore des partisans de celte école par leur
attitude envers le kantisme : alors que celle des idéologues
était assez désinvolte et parfois même un peu cavalière, M, de
Biran et Ampère paraissaient subir l'ascendant de cette doc-
trine qui avait encore pour eux bien des mystères.
Leurs opinions sur cette doctrine n'ont pu avoir qu'un
faible retentissement, parce qu'elles sont disséminées dans
(61) Ibid.. T. IV, p. 7M.
(62) Ibid., T. II, p. 110.
(63) Ibd., T. II, p. 343 ; voy. aussi édit. Naville, T. I, p. 21-22.
2Ô0 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
les parties de leurs œuvres qui n'ont été publiées qu'à une
époque où l'on était plus qu'eux familiarisé avec elle. Mais
on ne peut nier qu'elles aient un intérêt, de ce qu'elles sont
uniquement un trait de leur pensée ; aussi avons-nous voulu
simplement essayer de le retracer, en en reliant les points
épars dans leurs divers écrits.
\
CHAPITRE VII
PORTALIS — MaSSIAS — StAPFER — FrÉDÉRIC BÉRARD — • SCHÔN
Nous avons examiné les interprétations françaises du kan-
tisme antérieures à la naissance de l'éclectisme cousinien. Ar-
rivons maintenant à celles qui apparurent en même temps
que cette école, mais sans avoir été conçues sous son influence,
ou, du moins, sans en avoir rien reçu qui soit notable. D'ail-
leurs, par Maine de Biran, nous sommes déjà entrés dans
celte époque, et les écrits qui vont nous occuper, dont les
auteurs furent pour la plupart en relation avec ce philosophe,
nous ramèneront à la discussion de quelques idées que nous
avons rencontrées chez lui.
En 1820 fut publiée une œuvre de Portails qu'il avait
laissée inédite : De l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique
durant le dix-huitième siècle. Il y avait exposé et critiqué, en
plusieurs endroits et particulièrement dans les chapitres VII
et VIII, plusieurs points de la philosophie de Kant, qu'il avait
étudiée dans Born, dans Reinhold et surtout dans Schmidt-
Phiseldeck, pendant son exil en Allemagne. Ces parties de
son ouvrage ayant été composées vers 1797, nous devons voir
en Porlalis un des premiers Français qui aient entrepris
d'écrire sur Kant (1) et ne pas nous étonner qu'il soit tombé
dans des erreurs grossières qui n'auraient pas dû se reproduire
en France après les explications de Villers, de Kinker et de M™"
(I) Frégier, Poiialis, philosophe chrétien, p. 141,
aGa LA roBMVTioN df, l'influenck, kantienne en fiwnce
de Staël. Quoique son interprétation soit des plus anciennes,
elle se place, dans l'histoire du kantisme, auprès de Cousin;
parce qu'elle a intéressé principalement les derniers représen-
tants de l'idéologie, attaquée par Cousin, qui ont tourné con-
tre celui-ci les objections de Portails contre Kant (2).
La théorie kantienne de la connaissance a priori était
pour Portails l'ancienne théorie de l'innéité; il remarquait
chez Kant les mêmes arguments qui avaient déjà été ceux de
Fénelon. Pour donner la mesure de toute la différence qu'il
faisait entre l'un et l'autre, il disait que Fénelon avait tenu la
• raison et ses idées innées pour dos émanations de la divinité,
au lieu que Kant a plutôt traité la divinité comme une émana-
lion de la raison. Il entendait l'apriorisme, ainsi que l'innéisme
auquel il l'assimilait, de telle manière qu'il les croyait réfutés
par cette observation (( que les idées ne s'acquièrent que suc-
cessivement, que l'enfance est plus susceptible d'impressions
que d'idées, que les raisonnements et les pensées de la jeunesse
ne sont pas les pensées et les raisonnements de l'âge mûr » (3).
Portalis prêtait donc à Kant une opinion qu'il avait en réalité
repoussée. Mais ceux-là seuls qui ne connaissaient aucun des
ouvrages français sur Kant publiés antérieurement, risquaient
d'être trompés par l'erreur de Portalis. Les autres ne pouvaient
ignorer que, pour Kant, toutes nos connaissances commen-
cent avec l'expérience ; que toutes sont acquises, et que celles
qui ne dérivent pas de l'expérience le sont par acquisition
originaire. Ils étaient fondés à se demander, il est vrai, si ce
mode d'acquisition ne suppose pas une sorte d'innéité; mais
cette question, qui était toujours résolue par l'affirmative,
n'est pas précisément celle que Kant agite. La grande difficulté
dont Kant a eu à s'occuper, c'est moins d'assigner l'origine
de la connaissance indépendante de l'expérience, que d'assi-
gner l'origine de la conformité de l'expérience à celte connais-
(2) Picavel, Les idéologiirs, p. 501 et 550. Voy. aussi les indicalioiis
sur Valette que nous avons données à propos de Destutl de Trocy.
(3) De rusagc..., ô^ édit., 183i, T. I, p. 187.
I
PORTALIS - MASSIAS - 3TAPFER ' FRÉDÉRIC DERARD • SCHÔN 203
eance; puisque, pour résoudre le problème : comment une
science a priori de la nature est-elle possible ? il l'a transfor-
mé en celui-ci : comment une nature elle-même est-elle pos-
sible ? (4). La nouveauté de sa doctrine n'a pas été de dire
que notre entendement ne tire pas ses lois de la nature, mais
bien de dire qu'il les lui impose.
Portails ne pouvait comprendre le problème que Kant
s'était posé, parce qu'il ne savait pas exactement ce qu'il fal-
lait entendre par jugements synthétiques. Il pensait que les
jugements sont dits synthétiques quand ils sont généraux,
quand ils embrassent un grand nombre de faits ou d'idées (5).
Mais quand même il l'aurait compris, il l'aurait tenu pour
insoluble plutôt que d'adopter la méthode par laquelle Kant
prétendait le résoudre; car il estimait qu'une méthode a priori
était toujours arbitraire, ne pouvait jamais conduire à rien;
qu'on pouvait par elle démontrer tout ce qu'on veut. Ainsi,
disait-il, « certains scolastiques prouvaient l'existence des
anges et des archanges... par des arguments a priori sur la
nécessité d'admettre une gradation d'êtres intelligents, telle
qu'elle existe parmi les êtres matériels, et sur l'horreur du
vide dans le monde intellectuel comme dans le monde phy-
sique )) (6).
La méthode a priori, selon l'opinion de Portails, convient
aussi peu à la véritable philosophie pratique qu'à la philoso-
phie spéculative: la raison seule ne peut fonder la morale;
le fondement de la morale est dans le sentiment ou cons-
cience immédiate du bien et du mal (7). Comme il reconnais-
sait que le sentiment peut donner lieu à des illusions et éveil-
ler de faux enthousiasmes, il voulait que, dans les sciences
morales, on alliât au sentiment la raison — de même que
dans les sciences physiques la raison s'allie aux sens exté-
(4) Prolégomènes, § ofi, numéroté 57 dans la trarl. Tissot.
(5) De l'usage..., T. I, p. 208-211.
(6) Ibicl., T. I, p. 221.
(7) Ibid., T. II, p. 52.
264 LA FORMATION DE l'iNPLUE^CK KA.NTIKNNE EN FHANCE
rieurs — , san.^ rcpondant qu'on oubliât que c'est sur le senti-
ment que reposent les principes des sciences morales, de même
que c'est sur les faits donnés par les sens extérieurs que se fon-
dent les sciences physiques (8). Pour avoir tenté de fonder la
morale sur la raison pure, en faisant abstraction du sentiment
'et de toutes les affections du cœur, Kant, aux yeux de Porlalis,
s'est perdu dans de vaines généralités, qu'il a désignées par
des termes tels que « fin en soi », « servir de simple moyen »,
lesquels n'ont aucun sens précis. Lorsque Kant dit que
l'homme est une fin en soi et ne doit jamais être employé com-
me simple moyen, faut-il entendre que tous les hommes sont
égaux entre eux et indépendants les uns des autres ? s'agit-il
de cette égalité que contredit la nature et de cette indépen-
dance absolue qui déruirait toute sociabilité ? « Une maxime
n'est pas philosophique parce qu'elle est contentieuse et va-
gue, mais parce qu'elle est lumineuse et féconde. Les propo-
sitions de Kant ne déterminent rien. Il est facile d'en abuser,
et l'usage qu'on en peut faire est nul » (9). Elles ne commen-
cent à prendre un sens que lorsque, descendant des régions pu-
rement intellectuelles 011 il s'était d'abord placé, Kant se ré-
sout à faire appel à la volonté et déclare que nos actions doi-
vent être telles que nouft puissions vouloir que la règle d'après
laquelle nous les faisons devienne Tine loi universelle. « Quel
est donc ce principe actif de la volonté, qui seul peut nous
faire discerner une règle de conduite d'avec une autre, et
nous faire préférer l'une à l'autre ? C'est ce principe néces-
saire antérieur à toute combinaison, ou à toute spéculation
sur les questions de choix ou de préférence, que j'appelle
instinct mon//, sentiment, conscience » (lo).
La formule kantienne de la loi morale n'avait donc un
sens, pour Portails, que si, par la possibilité de considérer une
maxime de notre volonté comme une loi universelle, on n'cn-
(8) Ihid.. T. II, p. .'j2.55.
(9) Ihid., T. II, p. 55.
(10) Ibid., p. 55.
PORTALIS - MASSIAS - STA-PFER - FRÉDÉRIC BÉRARD - SCH5n 265
tendait ni la simple possibilité logique, l'accord avec le prin-
cipe de non-contradiclion; ni l'accord avec quelque autre
principe absirait; mais la possibilité de se la «représenter com-
me universelle sans ressentir imm.édiatement pour elle cette
aversion d'une nature propre, irréductible à rien d'autre, ce
sentiment de désapprobation qui est un des aspects du senti-
ment moral.
Il y avait là l'ébauche d'une interprétation de la formule
kantienne, qui pouvait se préciser à l'aide de ce que Stapfer
avait dit dans sa notice sur Reinhard. Stapfer disait, en effet,
que la raison pratique de Kant était ce que d'autres philosophes
ont nommé « sens moral, conscience ou raison par excel-
lence »; et il énonçait de la façon suivante, comme ayant
ainsi toute la clarté qu'il pût lui donner, le principe kantien
de la législation morale : « Lorsque tu agis, ou lorsque tu
t'abstiens d'une action, n'agis ou ne te détermine à l'inaction,
que d'après une maxime que tu oserais avouer à la face de
l'univers, et qui pourrait être concurremment suivie par tous
les êtres intelligents, sans porter préjudice à leurs vrais inté-
rêts, ou à leurs justes droàts, ou à la dignité de leur nature »
(il). Cet énoncé n'est pas tout à fait aussi clair que Stapfer
se le figurait. A quoi reconnaîtrons-nous qu'un droit est juste,
qu'un intérêt est véritable, qu'un être possède quelque dignité ?
S'il faut déjà savoir le reconnaître, savoir quelle chose ou
quelle action est morale, pour faire l'application du principe
qu'on nous présente comme le moyen de le savoir, ne faut-il
pas dire encore que ce prétendu principe ne détermine rien,
n'est d'aucun usage ? Evidemment Stapfer a admis que nous
reconnaissons par le sentiment la valeur morale d'une action
ou d'une maxime; car le fait que, d'après lui, la valeur mo-
■rale d'une maxime se reconnaît à ce que nous osons avouer
cette maxime, le fait qu'il idenliiie la raison pratique avec le
sens moral, et même le ton pathétique qu'il a donné à son
(M) Notice rnisonnce sur les écrits de Reinhard, par P.-A. Stapfer ;
dans les Lettres de Reinhard, tradiiilcs par J. Mono(.l, Paris, 1810, el dans
les MéUivges de Sfripfir, T. I, p. 24").
266 LA FOUMvnO.N DK l'iNFLUENCE K/VNTIENNE en FRANCE
énoncé du principe, indiquent assez qu'il prenait le sentiment
pour juge de la valeur morale des maximes et des actions. Il
eût aussi accordé à Portails que le sentiment ne prononce pas
toujours avec une égale sûreté; qu'avec le sentiment pour seul
guide nous risquerions tantôt de demeurer indécis, tantôt de
nous égarer; qu'il nous faut une règle, et que le sentiment ne
peut nous la fournir sans le concours de la raison. Mais de la
part que prend la raison dans la détermination des devoirs
Portalis ne donnait qu'une idée vague; la règle qu'il avait
choisie, sans dire ce qu'il y trouvait de rationnel, était l'an-
cienne maxime : « Ne faites point aux autres ce que vous ne
voudriez pas qui vous fût fait, et faites pour eux ce que vous
voudriez qui vous fût fait. » Stapfer, au contraire, paraissait
trouver dans la formule kantienne la règle où se révèle l'ac-
cord de la raison et du sentiment ou conscience morale. Il
semble bien qu'elle signifiait pour lui que si le sentiment peut
hésiter et se tromper sur certains cas, il décide toujours, avec
la certitude la plus ferme que nous puissions désirer, sur la
valeur des maximes, lorsque celles-ci se présentent à notre
conscience sous la forme universelle. Une action qui, considé-
rée seule, paraîtrait au sentiment moralement indifférente, ces-
sera de le paraître, si vraiment elle ne l'est pas, dès que sa
maxime sera considérée comme une loi universelle. Or, le cri-
ticisme a rappelé que seule la raison a le pouvoir de décider
sur la vérité ou ) fausseté d'une proposition universelle. Il
s'ensuit que ce sentiment, la conscience morale, ne peut être
qu'une manifestation de la raison même; c'est la raison dans
son usage pratique. — Cette interprétation tendant à monti'er
que les exigences de la conscience morale sont les exigences
mêmes de la raison, est au^si au fond de celle que nous ren-
contrerons chez Cousin.
Relativement à la théorie de la raison spéculative, la dif-
férence que Portalis faisait entre cette partie de la philosophie
kantienne et le? théories cartésiennes est assez comparable à
PORTALIS - MASSIAS •■ STAri'ER - laÉDÉRIC BÉRARD - SCUÔN 267
celle que nous trouvons décrite plus amplement chez un des
représentants du néo-criticisme français.
Pour le dogmatisme cartésien, disait Portalis, la raison
est la lumière qui illumine tout homme venant au monde;
la raison humaine, la raison en nous et ses idées qui avec elle
sont innées en nous, valent absolument, universellement; par-
ce qu'elles nous sont infuses de Dieu. Il pensait que Kant s'est
opposé à cette doctrine en ce qu'il a soutenu que les concepts
de l'entendement, les idées de la raison, y compris l'idée de
Dieu, ainsi que la réalité de ce que ces concepts et ces idées
représentent, sont des productions de notre esprit.
Dans le néo-criticisme français, on a distingué pareille-
ment la doctrine de l'innéité et la doctrine kantienne de l'aprio-
rité. Selon la première, a-t-on dit, les idées innées étaient « des
notions distinctes et convergentes, ayant Dieu pour foyer »;
prendre conscience d'elles, c'était « avoir vue sur le divin »;
nous les devions « à une sorte d'inspiration surnaturelle » (12).
Cette doctrine différait donc de l'empirisme, puisqu'elle affir-
mait que l'esprit reçoit certaines idées d'ailleurs que de l'expé-
rience. Mais parce que, même chez Leibniz (pour qui notre
esprit, monade créée, tient de Dieu son existence), l'esprit,
d'après ce dogmatisme, reçoil encore ses idées sans les pro-
duire, le criticisme s'y oppose comme à l'empirisme. Le criti-
cisme en diffère surtout en soutenant que l'esprit produit en
outre la conformité des choses (qui doivent alors n'être que
des phénomènes) à ces idées, réfractant ce qu'il reçoit, au lieu
de le refléter passivement (i3).
Nous avons vu que M. de Biran estimait, au contraire,
que Kant avait été plus que Leibniz éloigné d'avoir su faire
(12) L. Dauriac, article Crilicisiue, dans la Grande encuclopcdie.
(13) Il va sans dire que, selon l'interprétation néo-criticiste que
nous citons, ces idées auxquelles l'esprit conforme les choses ne sont que
ce que Kant appelle les intuitions pures de la sensibilité et les catégories
de l'entendement, qui seules sont constitutives, mais non pas, comme dans
l'interprétation de Porlalis, les idées de la raison, telles que l'idée de
Dieu.
268 LA io;\?.îa;îo.\ uk L'I^^L\Jî•.NGE kantienne en fhancb
à l'activité de l'esprit sa juste part. D'après le kantisme, obser-
vait-il, l'esprit se comporte pas.sivement par rapport à lui-
même, à sa propre nature, et, par conséquent, à ses propres
prodiiclioins; puisqu'il est contraint de produire selon sa pro-
pre nature; puisqu'il agit selon des lois qui n'ont pas dans
son activité même toute leur raison, selon des lois dont on ne
peut rendre compte par cela seul qu'il est actif (i4)- La nature
de l'esprit, telle que M. de Biran l'a conçue, n'est pas autre
chose que l'activité qui, dans la volition, a conscience d'elle-
même; et il pensait que tout ce qui est propre à l'esprit (les
notions réfiexivcs) est celte activité même ou en dérive si en-
tièrement qu'on peut l'expliquer intégralement par elle, le dé-
duire du seul fait que l'esprit est actif. Nous avons déjà signalé
que Stapfer lui avait objecté que si l'on conçoit l'activité
de l'esprit sur le type de l'activité volontaire, on ne peut ren-
dre compte d'un caractère essentiel des notions qu'on prétend
en faire dériver, à savoir de leur universalité; tandis que cette
universalité s'expJique aisément quand on conçoit la spon-
tanéité de la pcRséc; comme l'a fait Kant. Stapfer développa
cette objection dans la critique qu'il fit, pour la Revue ency-
clopédique, d'un livre de Massias, Le problème de l'esprit
hujiiain; Massias aymt adopté sur la causalité une théorie voi-
sine de celle de M. de Biran (î5). Voici en abrégé comment il
(ii) Rappelons l,-' nlirasf^ fin In Criliriitr dont poiirnit s'autoriser cette
intcrpéti-.lion. « De < • propriété qu'y notre enJendenient de n'arriver à
l'unité de l'aperception, a priori, qu'au moyen des catégories et seulement
par des catégories exactement de cette espèce et de ce nombre, nous pou-
vons aussi peu donner une nùsoii' que nous aie pouvons dire pourquoi nous
avons précisément ces fondions du jugement et non pas d'autres, ou pour-
quoi le temps et l'espace sont les seules formes de notre inluilion pos-
sible. « Cril., Kehrb., p. G68 ; Trem., p. 144, 2^ édit.
('"I :^"ice!.-s Massias, après avoir été professeur de rbétorinue, puis
soldat pendant les guerres de la Révolution, devint, en 1800, consul de
France à Dnnt/ig. Comme Stapfer, il consacrait à la philosophie les loisirs
que lui laissaient ks aflairiT, diplomatiques. II publia un cerlain nombre
d'ouvrages, dont les principaux sont : Dji. ra;)port dr la Dnliirc à Vliomnir et
de lhonur,c à h naliire (4 vol., Taris, 182!-2.j), et !x prob'cmr dr
V esprit humain (Par's, 1825), où i! exposait un spiritualisme dualiste, mêlé
d'idées disparates qui ne purent sauver son nom de l'oubli. Ses contem-
porains accordaient touiefsis (|uel(iue imporlanre à ses écrits ; il enl?'a dans
POUTALIS - MASSTAS - r.TAÎM'I'.a ■ ViilîiJi'jr.îC rtiORA^D - scn(')^ 2O9
rappelait les avantages de la théorie crilicitilc, que les philo-
sophes français lui paraissaient méconnaître.
Personne avant Kant n'avait réussi à établir la valeur
universelle du concept de cause; personne après Kant n'a rien
découvert qui permît de faire de ce concept une application
aussi étendue que celle qu'il a justifiée. Kant a d'abord montré
pourquoi nous pouvons être certains qu'il ne s'est jamais ren-
contré et ne se rencontrera jamais parmi les phénomènes au-
cune exception au principe de causalité. Par une théorie qui
limite ainsi aux phénomènes l'extension de ce principe, il en
a rendu la certitude inébranlable même aux attaques de Hume,
et cela seul suffirait à l'élever au-dessus de tous les autres phi-
losophes.
Reid avait justement observé que la croyance au prin-
cipe de causalité est un besoin impérieux de l'esprit; Maine de
Biran, cherchant dans l'effort volontaire l'origine de la notion
de cause, a bien senti que, par quelque liaison profonde, no-
tre notion de cause et la conscience que nous avo«s de nous-
mêmes, sont étroitement unies; mais, ni Reid ni Maine de
Biran n'ont montré de quel droit nous faisons d'une idée dont
notre esprit ne peut se séparer, ou dont le type est un fait de
notre conscience, un principe législateur de toutes choses. Ils
n'ont pu cjue dissimuler la disproportion qu'il y a entre la
diverses polémiques avec Broussais, Damiron, Stapter et quelques autres.
Sur la philosophie spéculative de Kant, on ne rencontre chez lui que des
objections de ce genre : Si la nature n'élait qu'un ensemble de phénomènes,
son existence cesserait avec la nôtre. {Rapport..., T. IV, p. 144 et suiv.).
C'est à peu près ce que disait Azaïs dans le même temps. (Azaïs, Cours de
philosophie générale, 1824, T. VI, p. 51-59). Ils oubliaient trop ou igno-
raient que Kant avait fait reposer la persistance de la nature, quant à
l'existence de celle-ci, sur la chose en soi, qui a toute la réalité que le
réalisme réclame pour la nature môme, et, quant à la fixilé de ses lois,
sur la conscience en général, qui participe à l'immutabilité de la raison
et des vérités rationnelles. — Massias rejetait ce que Kant lui paraissait
avoir pensé sur la connaissance ; en revanche, il trouvait sa morale « belle
et vraie ». Il la résuma d'après Villers et n'y fit que de légères réserves
concernant quelques détails ; mais il n'en disait rien qui ne fût déjà connu
en France. — Sur Massias, on peut consulter un article de M. Ruyssen,
dans la Grande encyclopédie, et l'article de la Biographie universelle,
270 LA FORMATION DK l'inFLUENCR KANTIENNE EN FRANCE
nécessité subjective d'une idée et la valeur objective univer-
selle qu'ils lui allribuaient. La théorie par laquelle Maine de
Biran a tenté d'expliquer l'extension des concepts originaires
de notre esprit, se réduisant en définitive à une sorte d'an-
thropomorphisme, ne fait, tout au plus, que confirmer la
théorie kantienne, qui justifie l'application de ces concepts
à toutes les choses assujetties à l'esprit humain, à tout le do-
maine des perceptions et des actions humaines.
Mais tandis que l'anthropomorphisme de M. de Biran est
une erreur, en tant qu'il allribue une portée illimitée au con-
cept de cause, alors qu'il ne peut même pas en justifier l'ap-
plication limitée au monde des phénomènes; l'anthropomor-
phisme de Kant, si l'on peut nommer ainsi sa doctrine, est
certainement plus proche de la vérité, puisqu'il établit cette
portée limitée, sans cependant, au contraire de ce qu'on lui
a reproché, amoindrir la souveraineté de la raison.
Dans un passage trop succinct pour qu'on le résume, qu'il
nous faut reproduire en entier, Stapfer indique, par ses traits
d'ensemble, comment est construit le rationalisme kantien, et
il essaye de faire voir son unité réelle que cache la rupture
apparente entre la raison spéculative et Ja raison pratique.
« La raison de Kant, dit-il, est une et souveraine dans les
deux terrains de l'action et de la connaissance. Comme source
de toute vérité d'expérience, elle s'appuie sur l'intuition a
priori du temps pour former l'ensemble de notre savoir; com-
me législatrice morale, elle s'appuie sur le fait de la liberté,
pour régir cet autre empire. Sans l'intuition pure ou la notion
du temps, les lois de la raison ne pourraient s'étendre sur
les objets de nos perceptions; sans la notion de liberté, la
raison verrait se paralyser son autorité morale. La réalité
objective de l'un et de l'autre de ces deux mondes repose donc,
à la vérité, sur une double synthèse a priori, ici de la raison
et des formes de la sensibilité, là de la raison et de la liberté;
mais il en résulte pour les lois de la raison une autorité non
moins réelle qu'absolue dans les deux ordres de choses, dans
PORTALIS - MASSIAS - STAPFER - FKKDEniO lîKRARD - SCHON 27 1
la nature et dans le monde moral. La loi du devoir obtenant
ainsi une suzeraineté qui domine Jes deux mondes, subo--
donnés l'un à l'autre comme but et moyen, rend aux princi-
pes universels et nécessaires qui paraissaient restreints à ne
valoir que pour Jes objets soumis aux conditions de l'espace
et du temps, et que nous n'avions pour ainsi dire acceptés
que sous bénéfice d'inventaire, une portée sans limite et le
droit d'exercer leur juridiction sur l'universalité des êtres
et sur leurs rapports de causalité tant efficiente que finale »
(16).
Ces explications ne changèrent rien à l'opinion de Massias,
Il le déclara publiquement dans sa Lettre (17), où l'on voit
seulement qu'il ne les avait guère comprises. Et Stapfer se
demanda une fois de plus pourquoi il est si difficile de com-
muniquer les idées principales du criticisme à certains esprits
qui semblent pourtant aptes à les recevoir, « comment il se
fait que des hommes doués de sagacité et exercés à la consi-
dération de questions abstruses, ont tant de peine à saisir ce
qu'il y a de caractéristique dans la doctrine de Kant ». Il en
arriva à croire que « c'est parce qu'ils y cherchent des idées
et des combinaisons plus profondes que celles que cette philo-
sophie contient réellement », et que, « en se plaçant dans le
bon point de vue, ils pourraient bien dire : n'est-ce que cela ?»
(18). Il s'appliqua donc de nouveau à chercher de quelle façon
pouvait s'exprimer dans toute sa simplicité ce qu'il croyait
être l'idée principale du criticisme, et il trouva que, en défi-
nitive, pour entrer dans la philosophie de Kant, il n'y a pas
de meilleur moyen que de bien se représenter la comparaison
de la chambre obscure, proposée par Villers. Mais la signifi-
cation qu'il lui donnait est une idée si faible, ainsi qu'on va
le voir, qu'il n'y a vraiment pas lieu de s'étonner si des esprits
(IG) P.-A. Stapfer, Revue encyclopédique, T. XAXIil, 1827, p. 423-424.
(17) Lettre à M. Slapier sur le système de Kant et sur le problème
de Vesprit humain, par le baron Massias, 1S27,
(18) Mélanges, T. I, p. 186.
272 LA FOUMATIOIN DE LIM'-LUKNCi: KANTIKNNE EN l-RANCE
rcfiéchis se sont refusés à admet Ire que le crilicismc « n'est
que cela ».
Gomme Stapfer le demande, imaginons une chambre
obscure munie d'un verre rouge à son ouverture, et qui soit
un être doué d'intelligence. Supposons qu'il y ait, pour cette
chambre obscure, une science de la couleur rouge, qui se
fonde sur la perception seule du rouge, comme nous avons
dans la géométrie une science de l'espace fondée sur l'intui-
tion pure de l'espace, et supposons, en outre, que la chambre
obscure soit parvenue à découvrir qu'elle est elle-même l'ori-
gine de la couleur rouge qu'elle voit partout; alors il est évi-
dent, du moins dans l'opinion de Stafper, que, pour la cham-
bre obscure, la science de la couleur rouge « sera une science
a priori, c'est-à-dire puisée à une autre source que celle de
l'expérience, et immuable, nécessaire, d'application rigoureu-
sement universelle, comme le sont les mathématiques pures,
par la raison qu'elles sont, d'après les principes de Kant, filles
de deux intuitions a pj'iori, ou de deux formes de notre sensi-
bilité, c'est-à-dire de l'espace et du temps, et par là même légis-
latrices sur le domaine de la nature » (19).
Il s'en faut que l'explication de Stapfer soit satisfaisante.
Si la chambre obscure avait une connaissance nécessaire des
rapports des éléments du rouge, de môme que nous avons
une connaissance nécessaire des déterminations de l'espace, ce
serait que la connaissance du rouge et de ces rapports se-
rait pareillement, chez elle, la vision d'une nécessité. Mais cette
vision d'une nécessité, cette connaissance nécessaire intuitive,
ne s'expliquerait nullement par la supposition que la chose
vue, la couleur rouge, a son origine dans le sujet même qui
la voit, dans la chambre obscure, ni par la supposition que
le sujet sait que cette origine est en lui. En effet, s'il ne le
savait pas, la couleur rouge, bien que venant de lui-même,
conformément à la première supposition, pourrait se présen-
ter à lui comme les autres qualités des corps, et, dans ce cas, il
(10) IbicL, T. I, p. 187,
PORTALIS - MASSIAS - SÏAPFER - FRÉDÉRIC RERARD - SCIIÔN 9.'j3
en prendrait une connaissance du mCmc genre que celle de ces
autres qualités, une connaissance empirique, contingente. Si,
initié à la philosophie transcendentale telle que la comprend
Slapfcr, il savait qu'il doit nécessairement, en vertu de la
nature de sa propre faculté de i^ercevoir, voir rouges tous les
objets, il saurait que nécessairement il les voit tous rouges;
mais il ne les verrait pas pour cela comme nécessairement
rouges, il ne verrait pas qu'ils sont nécessairement rouges ;
donc il aurait bien une connaissance nécessaire, mais discur-
sive, philosophique, conclue d'une certaine conception ou théo-
rie de ses facultés, et non pas une connaissance intuitive, ma-
thématique.
Stapfer ajoutait que cette même comparaison de la chambre
obscure sert aussi à expliquer l'universalité et la nécessité du
pi'incipe de causalité. Il avait clairement montré l'insuffisance
des théoiùes de Reid, de Maine de Biran, de Massias et des
empiristes. S'est-il aperçu, finalement, que la théorie qu'il
prêtait à Kant ne valait pas beaucoup mieux ? C'est bien ce
qu'il laisse croire, en disant : a II n'est pas besoin de répéter
ici que j'explique, que je ne défends point la doctrine que M.
le baron Massias ne me semble pas avoir présentée sous son vé-
ritable aspect » (20). Vraisemblablement, Stajifer tenait moins
à la théorie de la causalité naturelle, exposée dans l'Analytique,
qui assure au concept de cause une valeur objective au prix
d'une limitation de sa portée, qu'à la théorie de la causalité
libre, qui appartient surtout à la philosophie pratique, par la-
quelle ce concept et la raison elle-même reprennent en quel-
que sorte leur valeur absolue. C'est peut-être pourquoi il ne se
trouve en aucun de ses écrits sur le criticisme la rigueur qu'on
a droit d'attendre d'une théorie spéculative qui se présente
comme rendant seule compte de la certitude apodictique de nos
connaissances (21).
(20) Ibid., T. I, p. 190.
(21) Il est à remarquer que le kantisme de Stapfer ne fut pas sans
influer sur la formation de l'esprit de Guizot. Accueilli chez Stapfer comme
18
274 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
Au nombre des écrivains qui eurent quelques rapports
avec M. de Biran et qui ont donne dans leurs ouvrages une
nrécenteur do ses fiifants, dans les nion.onls les plus difficiles de sa jeu-
nesse Guizol apprit de son prolccteur à connaître les œuvres ues ecn-
fornicr de ce qui .,- — . . . ,
de cette revue. (Isler, Ihulo an VUU'r., P- m, Gm/«t résuma dans ces
Annales, en 181-2 (T. IV, p. 05-79), la l'cdagoyie de Kant. I.<'s ulecs de
Kant sur l'éducation lui paraissaient, disait-il, « moins neuves aujourd luu
qu'elles ne l'étaient à l'époque où les annonra l'auteur », mais il en notait
le « caractère de sagesse, de justesse, de fermeté et d'ensemble qui les
rend encore fort remarquables «. ..,.,,,
De la doctrine do Kant, en ce qu'elle traite de l'ongiiie des icees, ae
la nature de nos facultés, des linutes de la connaissance liimiainc, des
bases de la morale et de la religion, Guizot disait qu'il ne la croyait pas
à l'abri de toute objection, mais qu'elle lui semblait « plus logique et plus
satisfaisante que toutes les solutions qu'en avaient données Platon, Aris-
tole. Descartes, Leibniz, Locke et tant d'autrcii » (p. 68). 11 exprima son
opinion sur ces problèmes, dans un « tableau de l'état actuel de la philo-
sophie » qu'il traça à propos d'un manuel de philosophie nouvellement pu-
blié. (Annales de Véduc, 1815, T. Yl). La voici en quelques mots. On
peut bien accorder aux condillaciens qu'ils réussissent à montrer comment
les sensations font naître graduellement en nous les idées, comment, par
l'exercice de nos facultés mises en jeu par la sensation, nous sommes
arrivés à la connaissance de certains principes ; on ne devra pas pour
cela leur accorder aussi que nos iiiéos et nos connaissances ont été toutes
produites par la sensation. Assurément, il n'y a pas de connaissances
innées ; seules sont innées les facultés et les lois selon lesquelles elles
s'exercent, leurs manièn^s d'agir. Il serait aussi absurde de soutenir que
la sensation nous donne nos facuîlés, que de dire qu'elle nous donne la
faculté de sentir. Ces facultés existant en nous, ne peuvent agir, connue
tout ce qui existe, que selon certaines lois. C'est ainsi que, bien avant
qu'il ait acquis la notion de caiis/, l'homme n'éprouve aucune modification
de son moi sans la rapporter à quelque chose d'autre que lui-nu'me. La
connaissance d'un principe est souvent postérieure à des opérations de
l'esprit conformes à ce principe. C'est par là que s'explique que certaines
notions qui, comme lîume l'a démontré pour la notion de cause, ne peu-
vent dériver de l'expérience, sont tirées, de nous-mêmes sans cependant
avoir été des notions innées. « Au lieu donc de dire que toutes les idées
viennent des sens, et que -la sensation produit tout ce qui est dans l'esprit
de l'homme, il faut dire, ce me semble, qu'il existe dans l'homme cer-
taines facultés actives, soumises à certaines lois ; facultés qui demeureraient
plongées dans le sommeil si les objets extérieurs ne leur fournissaient, par
l'intermédiaire de la sensibilité, des matériaux sur lesquels elles s'exer-
cent, et qu'elles assujettissent, clans la connaissance qu'elles en acquièrent
et dans les combinaisons qu'elles en forment, ù ces lois qui les régissent
elles-mêmes. » (p. 1Ô-14). Pour établir une théorie de la connaissance,
c'est une tâche des plus importantes que d'étudier et de bien distinguer ce
PORTALIS - MASSIAS - STAPFER - FREDERIC BÉRARD - 8CHÔN 276
appréciation de la philosophie kantienne, outre Ampère, Stap-
fer, Massias, il faut encore compter Frédéric Bérard, profes-
seur de médecine à Montpellier et l'un des principaux repré-
sentants du vitalisme qu'on y enseignait. Il donna son opinion
sur Kant dans les Doctrines médicales de Montpellier (Montpel-
lier 181 9), et dans la Doctrine des rapports du physique et du
moral, pour servir de fondement à la physiologie dite intellec-
tuelle et à la métaphysique (Paris, 1823). C'est contre cet ou-
vrage-ci que M. de Biran écrivit ses Considérations sur les prin-
cipes d'une division des faits psychologiques et physiologiques
(éd. Cousin, T. II).
F. Bérard plaçait le système de Kant « bien au-dessus des
doctrines empiriques du sensualisme, si minces, si incomplè-
tes, qui annoncent si peu de force logique, et qui sont à la
vraie métaphysique, et même à la métaphysique spéculative,
ce que sont les doctrines mécaniques et organiques à la vraie
physiologie, ou même à la physiologie spéculative de Van Hel-
mont, Stahl, Bordeu, Barthez, etc. » (22). Il est regrettable
qu'il n'ait que très rapidement signalé l'affinité qu'il avait
([u'apportent à l'esprit ses objets et ce qu'il y met du sien. Les philosophes
ijiii s'y sont appliqués, n'ont pas rempli cette tâche d'une façon tout à fait
satisfaisante : ils n'ont pas encore assez bien déterminé à quels caractères
peuvent se reconnaître les propres lois de nos facultés. — 1! semble que
ce discernement de ce qui vient de nous-mêmes et de ce qui nous est
i:n.posé dans nos sensations, soit entendu par Guizot plutôt à la manière
de M. (!•? Biran que dans le sens de Kjint, lorsqu'il dit : « Une analyse
approfoKJio i..Ox.ii^ra que celte notion de cause, et la loi qui la produit,
se ratlaciient immédiatement au sentiment de l'existence et à la faculté
duat l'homme est doué d'agir lui-même comme cause » (p. 11).
Enfin, pour Guizot, les philosophes devront encore distinguer, avec
plus d'exactitude et de solidité qu'ils ne l'ont fait, « le point jusqu'où peut
s étendre la connaissance de l'homme, du point où peut aller sa croyance ».
Ils devront tout d'abord « traiter l'importante question de savoir si Ihomme
doit croire quelque chose au delà de ce qu'il peut connaître ». La croyance,
selon Guizot, procède chez l'homme de son désir de la perfection, de ce
que seuls la science, la vertu, le bonheur infinis pourraient suffire à con-
lenter son âme, et de ce que seule l'idée de Dieu et de l'immortalité lui
donne l'espérance d"y atteindre.
B'"en que les noms de Yillers et de Stapfer, ni celui de Kant, ne figurent
lans ce « tableau », nous pensons que le souvenir de ce que Guizot avait
appvis par eux de la philosopliie kantienne y perce constamment.
(22) Doctrine des rapports..., p. 265.
'i7r> t\ ronM\Tio\ de l'infujencë kantienne en fràncè
devince cuire le ralio.'ialisnie kanlirn cl les Ihcories animistes
et vitalisles. Mais cet aperçu peut se compléter au moyen d'un
rapproclicnicnl analo/^iic (jui a rU' fait de nos jours, d'une
manière plus précise, par M. Radulescu-Motru (aS), montrant
que rinfluence de Slalil sur Kant, bien apparente dans les
Hèves d'un visionnaire, a dû contribuer beaucoup à la forma-
tion de la théorie criticisle de l'unité de la pensée. Selon Slahl,
les théories organicisles ou mécanistes échouent en présence
de Vanité de l'être vivant. Celle-ci exige une âme qui façonne
le corps de cet être, en dispose harmoniquement les organes,
le>(|ucls, loin de constituer tout l'être vivant, ne sont pas vi-
vants j)ar eux-mêmes, mais sont vivifiés par l'âme et ne sont
que les résultats cl ics moyens de l'action organisante de
l'âme. Considérant celle théorie de Stahl, qui déclare la théo-
rie mécanique impuissante à rendre compte de l'unité néces-
saire aux êtres vivante, Kant auTaît été conduit à penser ([lic la
théorie atomisîique de la conscience ne s'accorde pas mieux
avec l'unité de la conscience. Ainsi l'animisme aurait aidé
Kant r> dépasser remjMrisme de Hume (2^).
F. Bérard rappelait que les condillacistes, d'accord avec
les organicisles, n'admettent que les piténomèncs cl les actes;
cl que pour eux, les notions de propriétés, de puissance ou de
force vitales, ne sont que des vues tle notre esprit. Il en con-
cluait que les doctrines de Pincl, de Broussais cl d'autres, ne
sont que de l'idéalisme et du phénoménisme appliqués à l;i
médecine. En même temps il atlir;ul l'attention de ses lecteurs
sur les débats entre réalis'cs et idéaliste^, auxquels les physio-
logistes, à son avis, ne de-»aienl pas dem.curer indifférents, et
particulièrement sur la philosophie de Kai-I. Il pensait que si
Kant n'a pu surmonter toutes les difficultés soulevées par le
phénoménisme de Hume, c'est précisément parce qu'il était
idéaliste. Kant, remarquait-il, admet bien que des matériaux
("i3) Zur Enlirickvliivg von Kunl's Théorie cicr ^'ullu•ca'!saiitœt, IMiiio-
sophisclic Studien, 1894.
(.24) Ibid., p. 558-541. j
PORTALIS - MASSIAS - STAPFER - FRÉDÉRIC GÉRARD - SCUÔN 277
sont donnés du dehors à la sensibilité, mais il s'est mis dans
l'impossibilité de le prouver, dès qu'il a affirmé l'idéalité de
l'espace.
L'erreur principale de Kant a été, selon lui, de réaliser les
opérations logiques de l'entendement, de leur donner la fixité
propre aux choses matérielles, en les figeant en des formes
immuables, éternelles, qu'il a prises pour les choses mêmes;
de traiter ces formes comme des agents, alors qu'elles ne sont
que des résultats de l'action de l'esprit. Au lieu de montrer
comment nous acquérons les notions, de nous en faire suivre
le développement, il s'est borné à les constater. Tout ce qu'il
enseigne, par exemple, sur l'origine du concept de cause a se
réduit à dire que nous avons l'idée de cause, parce que nous
l'avons » (aô). Les dogmatistes affirmaient que les notions
fondamentales de notre savoir nous étaient venues par nos re-
lations avec Dieu; les kantistes en font des formes de notre
esprit, sans en rechercher davantage l'origine. « Le? pre-
miers auraient dû au moins attendre une révélation qui leur
manifestât ce que Dieu a réellement fait; et les seconds, en
admettant ces idées par le seul besoin qu'ils en ont pour
expliquer les choses à leur manière, ne leur donnent au fond
d'autre garantie que leur bon plaisir » (26). Néanmoins Bé-
rard accorde à ce qu'il y a d'arbitraire, d'étrange, de paradoxal
dans les hypothèses kantiennes, le très grand mérite de nous
apprendre à mesurer les difficultés et la profondeur des pro-
blèmes qu'elles prétendent résoudre.
La pensée que l'organicisme est une conception idéaliste
de la vie et que l'on ne peut, si l'on n'est pas réaliste, adhérer
aux doctrines, telles que le vitalisme et l'animisme, qui admet-
tent l'existence d'un principe agissant conformément à la fina-
lité distinctivc des êtres organisés, est une pensée qui a sans
doute été suggérée à Bérard par le fait que Kant appelle « idéa-
(2.î) Doctrine des rapports..., p. 315. Ancillon avait adressé à Kant le
même reproche, clans son Mémoire sur les fondements de la métaphy-
sique, Académie de Berlin, 1799, p. 110.
(26) Doctrine de* rapports, p. 267.
278 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
Usma de la finalité » tout système toi que ceux d'Épicure, de
Démocritc ou de Spinoza, et (c réalisme de la finalité » tout
systcme qui fonde la finalité qui se trouve dans la nature sur
« une puissance naturelle analogue à une faculté agissant
d'après un but », ou qui dérive cette finalité « de la cause
première, comme d'un être intelligent (originairement vivant)
agissant avec intention » (27). F. Bérard avait lu, avec la plu-
part des écrits français sur Kant, la traduction de VHistoire
de Buhle, par laquelle il a pu connaître ce passage de la Cri-
figue de jujement (28).
La Critique du jugen^ent et les Principes métaphysiques de
la science de la nature, se trouvaient exposés aux Français,
pour la première foi? avec assez de détails, dans cette Histoire-
Mais cet ou -.-rage, dont nous avons analysé quelques pages rela-
tives à la théorie kantienne du souverain bien, ne donnait
pas, à vrai dire, une explication de la philosophie critique;
l'auteur s'était contenté de résumer les œuvres de Kant, on
plutôt d'en assembler les fragments qui lui paraissaient les
plus caractéristiques. Le livre de L. F. Schôn, Philosophie
transcendentale ou système d'Emmanuel Kant (Paris, i83i),
était fait par le même procédé, sauf dans la partie sur la
Critique de la raison pure, où cette Critique semble prendre un
aspect qui n'était pas encore apparu dans les précédents écrits
français. Schôn, dans l'annonce qu'il fit paraître pour son li-
vre dans L'Avenir (26 avril, i83i), jugeait en ces termes les
auteurs de ces écrits sur la philosophie de Kant : (( Ils en ont
seulement détaché quelques lambeaux, qui, loin de jeter le
jour sur l'ensemble de cette doctrine, les. découvertes lumi-
neuses et les applications usuelles dont elle est remplie, en ont
donné une idée entièrement fausse, en lui prêtant les cou-
(27) Critique du iugnncnt, trad. Danii, T. II, p. fil, 62.
(28) Histoire de la philosophie moderne, par J.-G. Bulilo, professeur de
philosophie à Gœttingue, traduite de l'allemand par A. J. L. Jourdan, T. VI,
Paris, mars 1316, p. 504-565. Victor Cousin a donne de ccîlc 'traduction un
long compte rendu dans les Archives ■philosophiques, 1817. Jourdan avait
aussi traduit plusieurs traités allemands de médecine.
PORTALIS - MASSIAS - STAPFER - FREDERIC BERARD - SCIIO.N 27O
leurs du paradoxe, toutes les fois qu'ils ne l'ont pas voilée
d'une rebutante obscurité. En un mot la doctrine de Kant
n'est ni connue ni appréciée. Les uns en ont exposé avec assez
d'impartialité quelques idées, faciles à saisir, il est vrai, mais
tout à fait secondaires, et n'ont pas touché aux propositions
fondamentales. D'autres, plus hardis, ont entrepris d'attaquer
diverses parties du système, et ils n'ont pas eu de peine à
renverser des erreurs qui n'étaient que leur propre ou\Tage;
car, après avoir passé par leurs interprétations, les plus belles
découvertes de Kant étaient devenues méconnaissables, incom-
préhensibles. Telles sont les catégories, les connaissances a
priori et o posteriori, nécessaires et contingentes, objectives
et subjectives, les jugements synthétiques et analytiques, tou-
tes choses qui ont été mal comprises et étrangement défigurées,
comme nous e?pérons bien le montrer... » (29). — Le livre était
en réalité un peu trop dépourvu de ce que l'annonce promet-
tait; la clarté y manquait plus que dans les ouvrages qu'il de-
vait remplacer, et au point que, à cette époque, les lecteurs
français qui les avaient étudiés pouvaient seuls, croyons-nous,
suivre Schôn sans trop de peine. Ils retrouvaient chez lui
beaucoup de ce qu'ils connaissaient déjà; par exemple, le pro-
blème de Ja connaissance a priori, ainsi que la théorie trans-
cendentale de l'espace, que nous devons rappeler pour bien
rendre ce qui leur était expliqué ensuite.
(20) \ous ne saurions dire qui était ce L..F. Schôn. Cette annonce
1 1 quelques mots (Je Barchou de Penhoën permettent de conjecturer que
r était un Allemand qui séjourna assez longtemps à Paris. On trouve dans
Y Encyclopédie moderne un article kanlismc signé F.-L. Schœn ; et, en 184.0,
liarut un ouvrage intitulé L'homme et son pcrfeclionnemcnt, portant le
même nom, mais rien n'indique qu'ils soient du même auteur que la
Pltilosophic transccndcnlale. Henri Heine écrivait, en décembre 1834, dans
la Rcrue des Deux-ilondes : « Jai entendu dire que M. le docteur Schœn,
savant allemand étabH à Paris, s'occupe d'une édition française de Kant.
J'ai uno opinion trop favorable de la perspicacité piiilosophique du docteur
Scî-'x-n, pour juger nécessaire de lui adresser le même avertissement [de
retrancher ce qui n'est destiné qu'à réfuter Wolfj, et j'attends au contraire
de lui un livre aussi utile qu'important. » (p. 639). Ce Schœn est peut-être
relui qui collabora à Y Encyclopédie moderne ; s'il avait été aussi l'auteur
de la Philosophiç transçendentale. il semble que Heine en aurait parlé.
28o LA FORMATIOiS DE l'iM'LUEiNCIÎ KAM'IENNE EN FRANCE
Il y a, dit Schon en substance, des connaissances qui s'ac-
quièrent au cours de l'expérience, qui se développent par elle,
comme les connaissances dites empiriques, mais qui, à la dif-
férence de celles-ci, ne sont pas engendrées par elle. Ce sont
les connaissances universelles et nécessaires, que, en tant que
telles, l'expérience ne peut fonder; Kant les appelle connais-
sances rationnelles ou connaissances a priori. Les jugements
analytiques, fondés sur le principe d'identilé, sont des juge-
ments a priori dont la possibilité, évidente d'elle-même, ne
présente aucun problème. Certains autres jugements, qui ne
se fondent pas sur ce principe, qui sont des jugements synthé-
tiques, sont néanmoins universels et nécessaires, et, par con-
séquent, non fondés sur l'expérience, rationnels. Comment
donc peut-on fonder leur vérité, la conformité des choses et
de ces jugements ? C'est le problème que résout l'idéalisme
transcendental, en établissant que cette conformité est impo-
sée aux choses par nous-mêmes. Les jugements de la géomé-
trie, entre autres, sont des jugements synthétiques; ils repo-
sent sur une intuition, et comme ils sont aussi des jugements
0 priori, cette intuition, l'intuition de l'espace, est une intui-
tion a priori. C'est de là que Kant conclut, dit Schôn, « que
nous avons une aptitude intuitive, condition subjective quant
à sa forme, générale et a priori, qui seule rend possible l'in-
tuition de l'objet extérieur» (3o).Ne pouvant avoir d'intuitions
des objets que selon notre aptitude intuitive, à laquelle elles
sont toutes nécessairement soumises, toufts les propriétés de
l'espace conviennent à ces objets, et les jugements portés sur
l'espace « doivent être nécessairement applicables aux objets
eux-mêmes. C'est par cette seule théorie que l'on peut expli-
quer l'évidence, l'universalité, la nécessité des propositions
mathématiques, ainsi que leur application aux objets » (3t).
Cette théorie, nous l'avons vu, n'était pas inconnue aux
philosophes français; c'est seulement dans les passages que nous
(50) Scliôn, Philos, transe, p. 80.
(31) Ibid., p. 78.
PORTALIS - MASSIAS - STAPFER - FREDERIC BERARD - SCIION 251
allons maintenant résumer que, chez Schôn, quelque nou-
veauté apparaissait.
Le moi est un sujet pensant actif par lui-même. La cons-
cience du moi est inséparable de son activité primitive, spon-
tanée, indépendante de toute donnée extérieure. La conscience
de nous-mêmes et notre activité spontanée sont à la base non
seulement de notre raison, mais encore de notre volonté. La
spontanéité, ou faculté d'agir d'une manière que ne détermi-
nent pas les sollicitations extérieures, est une causalité libre
(32).
La conscience du moi exige quelque chose qui diffère du
moi, elle pose le non-moi; sans son action de poser le non-
moi, la conscience du moi ne serait pas possible. Le non-moi
n'est par cet acte qu'un objet x,indélerminé- — En tant qu'il
(52) P. 4Ô. Ratlncliant ainsi la spontanéité à la liberté. Schôn favori-
sait une confusion que St.Tpfer avait relevée chez Massias. « Le terme spon-
tiinéité, dit Stapfer, employé comme corrélatif de rcrcptivitc dans la clas-
sification des facultés humaines, ne désigne pas liberté d'agir, m.ais réaction
opérée par le moi sur le non-moi ; c'est simplement l'opposé de la passivité...
Au surplus, il faut bien se garder de confondre cette spontanéité, qui
n'est que de la part active prise par le moi dans la formation de nos con-
naissances, il faut, dis-je, se garder de la confondre soit avec la raison,
envisagée comme source de l'idée de l'infini et (îes lois momies, soit avec
la liberté, qui est un fait de conscience absolument distinct, appartenant
à un tout autre ordre de choses, et qui, bien loin de no servir qu'à éla-
borer les impressions qui nous sont données par nos sens et que l'enten-
dement groupe, lie et règle, nous affranchit au contraire du nîonde sensible,
quand nous le voulons. « (Stapfer, Mt-langes, T. I, p. 186). On peut con-
cilier cela avec ce que dit Schôn, si l'on suppose — comme les explica-
tions qui vont suivre y invitent — que ce dernier a voulu faire entendre
que c'est le mcsne être, le moi tel qu'il est en lui-même, qui est libre, en
tant que doué de volonté, et qui, en tant que doué d'une spontanéité intel-
lectuelle, réagit sur les éléments du non-moi qui sont les éléments donnés
s s- réceptivité, en agissant sur sa réceptivité même, c'est-à-dire en affec-
tant le sens intime. Mais chez Stapfer comme chez Schôn et chez beaucoup
d'autres, se rencontre la m.ême ambigu'ité relativement à la nature des élé-
ments. Le plus souvent, par ces éléments, Stapfer semble entendre des
impressions effectivement senties, de telle sorte que nous pourrions ob-
server l'action que nous leur faisons subir. D'autres fois, et surtout chez
Schon, ces éléments — recevant l'action du moi tel qu'il est en soi, du
moi qui n'apparaît pas et demeure inconnaissable — semblent être consi-
dérés comme des éléments n'apparaissant pas non plus, et dont n'apparaît
que ce qu'en fait l'action sur eux de la spontanéité qui s'exerce au sein de
notre être en soi.
282 LA FORMATION DE L INFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
existe dans le temps, forme de la sensibilité, le moi est sen-
sible; c'est un moi empirique, c'est-à-dire déterminé par des
perceptions, qui sont elles-mêmes suscitées par l'action des
choses extérieures, par le non-moi que la conscience pure du
moi suppose, et que la conscience empirique perçoit comme
une pluralité d'objets existant dans l'espace. C'est par ces
objets que noire conscience se développe : (( le degré du dé-
veloppement de la conscience est en raison de la connaissance
acquise des objets extérieurs » (33). Mais en lui-même le moi
se distingue de ces objets soumis aux lois de la nature; il s'en
affranchit et s^e place dans un monde intelligible, où il est une
causalité libre et se prescrit à lui-même les lois de ses actions
volontaires.
Les perceptions ne sont pas des représentations d'objets
par cela seul qu'elles déterminent la conscience empirique. Elles
ne sont, en tant que telles, que des impressions successives
et éparses. L'imagination, les liant en un ensemble, en fait
une image; ce qu'elle accomplit par l'exercice de sa fonction
productrice et reproductrice (34). Notre conscience, qui est
nécessairement conscience du moi s'opposant un non-moi,
s'empare de cette image tout en la rapportant, d'une part,
au moi comme une de ses déterminations empiriques, et, d'au-
tre part, au non-moi, objet alors déterminé, représenté par
cette image. C'est ainsi que la représentation de l'objet se dis-
tingue de l'objet auquel elle se rapporte.
Nos représentation? ne se rapportent pas toutes de la même
manière à des objets ; elles n'ont pas toutes indifféremment
la même valeur objective. Toutes sont successives ; mais les
unes se succèdent dans un ordre que nous pouvons changer
à notre gré, telles sont les perceptions des diverses parties
d'une statue, et les autres nous arrivent dans un ordre qui
(53) Schon, /'/;i7. transe, p. 44.
(ôi) ?chon ne dit rien qui ne soit exlrêniomcnt vague sur la distinc-
tion de rimnginntion productrice et de rim.igination reproductrice. Voy.
p/iii. transe, p. 51, Mb.
PORTALIS - MASSIAS - STAPFER - FREDERIC BERARD - SCHÔiN 283
n'est pas arbitraire, telles sont les perceptions des positions
d'une bille qui roule. L'ordre de ces perceptions-ci s'explique
si nous supposons qu'elles correspondent à un changement
réel ; puisque « nous ne pouvons avoir aucune perception de
ce qui n'existe point encore ». Mais pour savoir si une suc-
cession est réelle ou n'a lieu que dans nos perceptions, nous
n'avons pas d'autre moyen que d'admettre que, dans la réalité
des phénomènes, ceux qui précèdent déterminent nécessaire-
ment ceux qui suivent ; que tous les phénomènes réels se suc-
cèdent selon des lois invariables, selon le principe de causalité,
principe a priori de l'entendement. (35).
L'unité de l'aperception parmi la diversité des intuitions
n'est donc rendue possible que par leur synthèse selon les
principes de l'entendement ; autrement dit, leur rapport à
un moi un et identique a pour condition leur rapport à un
non-moi systématique, à un système de la nature.
Par l'aperception pure nous n'apercevons que l'existence
du moi, nous n'apercevons aucune de ses déterminations ;
car elle n'est pas une intuition. Par le sens interne, soumis
à la forme du temps, nous ne nous connaissons que de la ma-
nière dont nous sommes intérieurement affectés, de même
que nous ne connaissons les objets par le sens externe que
de la manière dont nous sommes extérieurement affectés. Nous
n'avons donc aucune connaissance du moi en soi, de ce que
nous sommes en nous-mêmes. (3G).
Notre entendement, comme pouvoir de synthèse, affecte
le sens interne. La synthèse que nous croyons trouver dans
le sens interne y est mise en réalité par nous-mêmes, en tant
que nous nous affectons nous-mêmes (Sy). — Nous avons vu
que Kant appelle aussi cet acte de notre entendement, par
lequel il suppose que nous nous affectons nous-mêmes, acte
transcendental de l'imagination. Schon en parle tantôt comme
(oo) Ihid., p. 55-54, 146.149.
(ÔO) Ibid., p. 119 et suiv.
(37) Jbid., p, 120.
28/| LA rORMATIOM HE t/iNFI,TJENCK KANTIKNINE EN FRANCE
d'un acte quo nous pouvons percevoir par l'observation inté-
rieure ; tantôt comme d'un acte du moi actif que nous ne
pouvons connaître aucunement, l'aiierception pure ne nous
révélant (jue l'existence de ce moi, et le sens interne n'attei-
gnant que le moi passif. Cette équivoque vient de ce que
Schôn s'est borné à reproduire le passage de la Critique cor-
respondant, au lien de l'expliquer. Il est, en effet, très diffi-
cile de savoir exactement ce que Kant entendait par cet acte
de nous-mêmes qui nous affecte et de préciser quelle sorte
d'affection en est le résultat (38).
(58) Par ccl acte d'affecter noiis-mômes noire sens interne Schôn en-
tendait-il l'acte dont le résultat est l'ordre de nois sensations grâce auquel
nous retrouvons un certain phénomène, toujours le même, aussitôt après
que nous en avons perçu un certain autre, et sans lequel ordre il ne
nous serait pas possible de connaître la réalité empirique des choses ?
On ne peut décider cette question. Il est évident que nous n'avons nulle-
ment conscience d'e.\ercer un tel acte, puisque nos sensations, ou leurs
manières d'être qui seraient censées résulter de cet acte, s'imposent à notre
conscience, se présentent à elle comme ne résultant de rien dont nous
ayons conscience comme nous appartenant. Si cet acte est exercé par nous-
mêmes, il ne l'est donc pas par notre sujet tel qu'il nous apparaît, qui, au
contraire, le subit; mais bien ])ar ce que nous sommes en nous-mêmes, qui, en
tant que tel, nous est inconnaissable, puisque l'aperception pure ne peut
nous en révéler rien de plus que l'existence. Par conséquent, il n'y a pas
plus de raison de supposer que c'est cet être inconnaissable qui nous affecte
de manière que nous éprouvions dans un certain ordre nos sensations, que
de supposer que^ c'est la chose en soi, également inconnaissable, qui nous
affecte ainsi, ou de supposer que cet être et cette chose en soi ne sont
qu'une seule et même chose.
Tenneniann soutenait (Mamicl d'Iiistoirc de la philosophie, T. II, p. 242)
que la philosophie de Kant s'en tient exclusivement aux données de In
conscience. Pour lui, l'action transcendenlale de l'imagniation était du
même genre que celle par laquelle nous construisons dans l'espace pur
des figures géométriques, ou, dans le temps pur, des schcmes. C'est pour-
quoi il reprochait à Fichte d'avoir altéré la théorie kantienne de l'imagi-
nation. « Fichte confond, disait-il, le procédé de l'imagination transcen-
denlale dans la construction des figures géométriques avec la production des
objets déterminés ou du monde, sans expliquer comment la construction de
la forme dans l'espace peut suffire pour donner toute la multiplicité des
objets et de leurs organisations diverses. » (T. II, p. 285). — La traduction
française du Manuel de Tennemann avait élé éditée en 1829 par Cousin,
qui l'avait faite avec l'aide de Viguier. (Cousin, Fragments et souvenirs,
3» édil., 1857, p. 88-89). Cousin admettait avec Tennemann qu'il est con-
traire à l'esprit du criticisme de s'aventurer dans ce qui dépasse les don-
nées de la conscience ; c'est de là que procédèrent les interprétations
psychologiques qui eurent cours dans l'école éclectique.
PORTALIS - MASSIAS - STAPFER - FREDERIC BERARD - SCIION 205
Le reste du livre de Schôn n'apportait rien d'utile ; les
parties de la doctrine kantienne alors peu connues en France,
telles que la Critique du jugemenl, y faisaient l'objet d'un
résumé qui ne se distinguait de celui de Buhle qu'en ce qu'il
était plus écourté et plus obscur. Aussi 'l'ouvrage de Schon
a-t-il été moins remarqué dos j^bilosophes français que celui
de Buhle.
Mettant à part les œuvres des éclectiques, nous ne rencon-
trons plus, de i8i5 à i835, relativement à la philosophie kan-
tienne, que des écrits sans importance. Tel est VExamen phi-
losophique des considé valions sur le senliîiieni du beau et du
sublime, d'E. Kant, par Kératry, (1823), long commentaire
où l'auteur s'occupe moins des idées de Kant que des siennes
propres sur le même sujet. On peut y joindre un Mémoire, de
Virard, dans lequel on prouve que toute métaphysique est .im,-
possible ; que nos sensations sont indécomposables et que la
supposition chimérique de leurs éléments est la cause unique
des difficultés insolubles que présentent les systèmes d'Epi-
cure, Platon, Locke, Leibniz, Condillac, Kant, etc., (Grenoble
1817) ; et an opuscule de l'abbé Gley, In elementa philosophiœ
lenUanen, (Paris, 1S17). Un livre de Thurot, De V entendement
et de la raison, (io3o, T. I, p. 3i8 et suiv.), ne contenait, sur
Ivant, que la répétition de certaines critiques faites i^ar les
idéologues. Ce ne sont encore que des. redites ou des indica-
tio:is extrêmement sommaires, que présentaient les séries d'ar-
ticles de la Nouvelle revue germanique (i83o et i83i), qui ont
pour titres : Essai sur Vliisloire de la psycliologie en Allema-
gne, La philosophie morale depuis Kant et Jacobi, Exposition
des théories de droit criminel qui se sont produites en Aile-
magtie depuis un demi-siècle. — Maïs en nous tournant vers
Cousin et son école, nous aurons affaire à l'interprétation et
aux opi;;ions touchant le kantisme qui pendant longtemps, en
France, furent les plus répandues.
CHAPITRE VI II
Victor Cousin — Théodore Jouffroy.
Choisi par Royer-Collard, en i8i5, pour le suppléer dans
sa chaire à la Faculté des lettres, V. Cousin ne put d'abord
mieux faire que d'y développer un savoir fraîchement acquis
auprès de ses maîtres ; mais il y venait aussi avec l'ambition
de restaurer les hautes spéculations philosophiques, de ranimer
l'intérêt pour l'étude des problèmes métaphysiques ; et son
talent oratoire, qui toujours servit magnifiquement ses pro-
jets, lui permit bientôt de faire figure de chef d'une nouvelle
école. Il ne devait donc pas tarder à juger trop au-dessous de
lui-même et de son école un enseignement qui laissait ignorer
ce qu'avait fait Kant et ce qui s'en était suivi (i). II se mit à
déchiffrer la traduction de Born, sans autre préparation que
d'avoir lu les exposés français, et il apprit assez d'allemand
pour revoir quelques passages dans le texte de Kant. Il passa
ainsi deux années « comme enseveli dans les souterrains de la
psychologie kantienne » (2). Il croyait avoir pénétré le fond
du criticisme et saisi l'essentiel de la philosophie de Fichte,
(1) Lorsque Cousin disait : « Je suis le premier qui dans une chaire
publique en France ?it essayé d'exposer la philosophie de Kant », il comp-
tait pour rien, et avec raison, les quelques mots que Royer-Collard et Laro-
niiguièrc avaient prononcés sur ce sujet, d'après Degérando et Yil'.ers,
qu'on peut lire dans les Fragnienis des leçons de M. Royer-Collard, joints
par ]ouiïroy à la traduction des Œiwres de Ueid, T. III, p. 370, 578, 456, et
dans Laromiguière, Leçons de philosophie, T. II, p. 129-151 de la 7« édit.,
1858.
(2) Cousin, Fragments philosophiques, 5"= édition, 1858, p. '25, préface
de la deuxième édition.
VICTOR COLSm THÉODORE JOUFFROY 287
lorsqu'il partit pour son premier voyage en Allemagne, Il s'y
intéressa surtout aux idées de Schclling, qui étaient alors dans
leur plus grande vogue, tandis que les partisans du « vieux
kantisme » (3) passaient pour des esprits attardés. Ce fut chez
Tennemann qu'il constata le plus d'ardeur à défendre Kant
contre ceux qui se vantaient de l'avoir dépassé (4). Les visites
qu'il fit à M™® de Rodde furent aussi pour lui, comme nous
l'avons rappelé, l'occasion dcntendre parler en faveur du kan-
tisme, d'une manière qui le charma. Mais ce n'est pas tant
M™° de Rodde que Goethe qui lui fit l'éloge de Villers. Goethe
lui déclara, en même temps, qu'à son avis il perdrait pareil-
lement sa peine s'il persistait à vouloir aussi amener les Fran-
çais à l'étude approfondie de la philosophie. Il se plut encore
à lui dire que l'idéalisme kantien donne à la philosophie un
principe d'humanité et de tolérance, vu qu'il pose que la vérité
est relative à chaque sujet pensant (5). En somme, si ses voya-
ges lui profitèrent à d'autres égards, ils n'accrurent guère son
savoir sur le kantisme. Il en avait appris davantage par l'étude
des exposés français et du texte original. Nous pouvons aussi
penser qu'il ne fut pas sans tirer quelque parti des avis de
Stapfer, qui mettait à sa disposition ses livres et lui prêta entre
autres la Tugendlehre (6).
C'est ainsi que Cousin avait, pour son compte, abordé le
kantisme. Dans ses leçons, il conseillait d'en commencer l'é-
tude par la lecture de VAllemagne, dont nous avons indiqué
les qualités qu'il relevait ; il recommandait le livre de Kinker,
« exact danî sa brièveté », ainsi que le chapitre de^VHistoire de
Degérando, qu'il disait bien supérieur à a l'ouvrage célèbre »
de Villers. Il reconnaissait à ce dernier « beaucoup d'esprit,
de l'élévation dans la pensée, de nobles desseins » ; mais il
lui reprochait d'avoir perdu son sujet « au milieu de déclama-
(d) Cousin. Fragments et souvenirs, Z^ édit., 1857, p. 110.
(4) Ibid., p. 88-89.
(5) Ibid., p. 155-154.
(6) Correspondance, T. XXXVI, F' 1297.
288 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
lions perpL'UJL'llcs » (7). Toujours (lousin jugea Villers avec
sévérité ; il no lui arriva de regreltcr que de l'avoir témoigné
trop durement à M""' de Rodde. Pourtant leurs opinions no
manquaient pas de ressemblance entre elles. Cousin, qui avait
utilisé, au début de sa carrière, les travaux des éclectiques de
l'Académie de Berlin, reprit à i)eu j)rès les termes de Villers
pour en imputer les faiblesses, quand il les aperçut, à l'in-
iluencc du « sensualisme », qui, disait-il, avait passé de France
en Allemagne « avec tout ce qu'il traîne à sa suite, le goût du
pelit et du médiocre en toutes choses... » (8). Lorsqu'il entreprit
de remellre en honneur les systèmes rationalistes du dix-
seplième siècle et l'étude de la scolastique, ce ne fut pas sans
en avoir rencontré auparavant l'idée dans Villers. Il suivait
encore Villers, en s'appuyanl sur Kanl pour achever de dé-
truire l'idéologie (9).
La différence la plus manifeste dans leurs manières de
traiter de la philosophie kantienne, c'est que Villers l'exposait
sans s'opposer à ce qu'elle fût admise inlégralement, négligeant
môme les objections qu'on pouvait y faire ; tandis que Cousin
assurait que tout n'est pas également bon dans celte doctrine,
qu'il faut choisir. Il le fallait nécessairement, pour Cousin, parce
(ju'il trouvait qu'elle avait été le résultat de deux (endances
divergentes, qu'elle était faite de théories réellement inconci-
liables, réunies de force par son auteur. Les unes, inspirées
du rationalisme classique, ruinent la pliilosophie empirique,
appartiennent à la vraie piiilosophic. Les autres, telles que
l'idéalisme et cette espèce de scepticisme qui assigne à la spé-
culation les limites mêmes de l'expérience, sont propres à
tout empirisme conséfjuent, mais ne se jusliheront jamais dans
(7) Cours liltislvlrc de lu philosopliic iiwiaU\ un dix-huilicmc siècle,
pcnduiU iannce 1820, l'aiis, 1842, 3e partie, p. 22.
(8) Ihid., p. 15.
(9) Nous avons vu que les derniers idéologues, quand ils attaquaienl
le kanlisiuc," se défendaient contre Cousin. On peut lire, dans le livre
de Tliurot, le paragraplie écrit dans !e même esprit, intitulé : Des dccla-
malions cl du langage passionné dans les discussions philosophiques.
VICTOR COUSIN — THÉODORE JOUFFROY aSç)
un rationalisme bien compris. D'une pareille façon Cousin
s'atlachait à montrer partout chez Kant des conlradictions ;
c'est le caractère gén<îral de son exposé.
Il relevait comme l'une des plus graves la contradic-
tion qu'il croyait découvrir dans la théorie de la conscience.
Il expliquait que cette théorie se compose de deux thèses. Par
la première, Kant a affirmé que nous n'avons conscience de
nous-mêmes, de nos actes, de tout ce qui se fait en nous, que
de la manière dont nous en sommes affectés. Par conséquent,
notre conscience, comme notre sens externe, est une cons-
cience d'affections ; c'est une faculté passive, incapable d'au-
cune spontanéité, une simple réceptivité, un sens interne. Pour
Cousin, cette thèse est fausse, elle aurait pu être approuvée
par Hume ou par Condillac, et le tort de Kant est d'autant
plus grand cju'il a admis également la thèse contraire. Selon
cette seconde thèse, la conscience est douée de la même spon-
tanéité qui caractérise l'entendement, c'est-à-dire d'une acti-
vité qui, sans être celle de la volonté, a son principe en elle-
même. La spontanéité de notre conscience produit, suivant
l'unité qui lui est propre, ou unité de la conscience de soi,
celte synthèse que suppose tout jugement, à savoir la convic-
tion que ce que la réminiscence nous rappelle est le môme
que ce que nous nous étions représenté auparavant. Sa propre
unité, qu'elle ajoute au divers de nos représentations de ma-
nière à en faire un objet pour l'entendement, fonde par cela
même la possibilité de la connaissance a priori, et, pour cette
raison, est appelée uiiitc iranscendeniale de la conscience de
soi. Cette seconde thèse, dit Cousin, est d'une vérité parfaite ;
mais Kant ne l'a pas plus tôt posée qu'il retombe dans l'opi-
nion contraire, au § i8, en appelant l'unité de la conscience
unité empirique (lo). On voit par ce reproche de Cousin qu'il
(10) Cousin, Philosophie de Kant, o^ édit., Paris, 1857, p. 71-B6. Les
modifications que Cousin apporta aux éditions successives de ses ouvrages
philosop'iiques expriment les variations de son éclectisme, formé d abord
d un fonds propre à la philosophie écossaise, puis dominé par quelques
idées tirées des systèmes allemands post-kantiens, et se réclamant enfin
2()0 LA rOUMATION DE l/iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
n'avait pas une idée bien nette de ce passage, où Kanl, bien
loin de réduire l'unité transcendentale de la conscience à une
unité empirique, oppose à l'unité empirique de la conscience,
qui n'est que l'unité résultant de l'association des représen-
tations, l'unité transcendentale, qui exprime l'unité qu'établit
entre les représentations la spontanéité de notre entendement
en les soumettant aux catégories.
On peut sans doute imaginer divers moyens de résoudre
la contradiction que Cousin croyait trouver entre la théorie
du sens interne, oii il voyait la conscience ramenée à une
'somme d'affections passives, et la théorie de la spontanéité
de la pensée. On peut supposer (suivant une interprétation que
nous avons déjà considérée) que notre conscience est active
d'une activité inconsciente d'elle-même, s'exerçant dans l'acte
de prendre conscience et déterminant selon certains modes
ce dont nous prenons conscience. Par cette hypothèse on dira,
sans contradiction, que notre conscience est passive en ce
sens qu'elle n'est pas la conscience de l'activité qu'elle exerce;
mais qu'elle est, à l'égard de cette activité, la conscience des
déterminations qui en résultent ; de même qu'elle est, à l'égard
des choses en soi, la conscience des déterminations qu'elles
nous imposent. Cependant, nous devons rappeler que des hy-
pothèses de ce genre présenteraient une difficulté incompara-
blement plus grande que celle que Cousin croyait rencontrer
chez Kant, à savoir la difficulté de leur trouver une preuve
convenable à une philosophie transcendentale.
Si on lui avait proposé une semblable solution, Cousin
aurait probablement répliqué qu'une activité que nous ne pou-
vons avoir conscience d'exercer n'est pas une activité de la
des doclrines rationalistes du dix-septième siècle. Mais son jugement sur
la pliilosopliie de Kant demeura sans changement important ; il la présenta
toujours suivant une interprétation qui resta la même et qui devint seu-
lement plus explicite à mesure qu'il ajoutait plus de détails aux premiers
résumés de ses leçons sur Kant. C'est pourquoi nous nous servons de
l'édition donnée en 1857 des leçons de 1820, ainsi que d'autres ouvrages
qu'il publia bien après 1835, date à laquelle se termine l'époque que nous
étudions.
VICTOR COUSIN — TTIKODORE JOUFFROY 2r)t
conscience. Dans la théorie de la spontanéité de la conscience,
dans celle fiu'il attribue à Kaul et ([u'il déclare parfaitement
vraie, celle spontanéité est une activité qui ne peut échapper
à une observation intérieure bien conduite. — Cousin allait
même jusqu'à soutenir que notre conscience atteint à la con-
naissance de notre être, de ce qui pense, de notre substance.
Il savait qu'en cela il se mettait en opposition avec Kant ; mais
i! lui suffisait de se croire d'accord avec Descartes. « Dans
la réalité, affirmait-il, je m'aperçois moi-même directement
et immédiatement comme sujet des modifications que j'éprou-
ve, comme cause des actes que je produis; mes modifications et
l'être que je suis, mes actes et la cause que je suis, tout cela
m'est révélé par une aperception directe et immédiate dans
une unité que l'abstraction peut décomposer ensuite , mais
qui n'en rtst pas moins réelle » (ii). Remarquant que notre
conscience est toujours la conscience de quelque affection,
qu'il s'y môle toujours des modifications empiriques, Kant,
selon Cousin, s'est faussement imaginé qu'elle était un sens,
un ;3ens interne, et il en a conclu qu'une psychologie ration-
nelle, non empirique, devait faire abstracticai de toutes ces
modifications, se fonder sur un moi pur qu'il conçut de telle
sorte qu'aucune preuve ne pût établir que ce moi, sujet simple
et identique logiquement, le fût encore substantiellement. Si,
dans la Critique, la psychologie rationnelle paraît impossible,
c'est que le problème que cette science doit résoudre a été
posé par Kant « avec des conditions telles qu'il triomphe
aisément de le démontrer insoluble » (12). II est tombé lui-
même dans la faute de réaliser une abstraction, de séparer
réellement ce qui ne peut être que distingué logiquement,
de réaliser la substance hors des phénomènes, en isoutenant
que les phénomènes seuls nous sont connus et que la subs-
tance ou le sujet réel de ces phénomènes nous échappe. Là
Cousin s'opposait à Kant à peu près comme Maine de Biran.
• (11) Ibid., p. 36.
(12) Ibid., p. 150.
AQ2 la FOUMATION de l'influence kantienne en FRANCE
KaTit, toujours selon Cousin, continue de méconnaître les
ressources de l'observation intérieure, lorsqu'il prétend qu'elle
ne suffit pas à prouver notre liberté, que la conscience peut
bien attester nos actes en tant que phénomènes, mais non pas
la cause volontaire et libre qui les produit; c'est pourquoi
il fait de la liberté quelque chose de transcendental, d'in-
accessible pour notre sens interne. Sa théorie de la liberté
Iranscendentale est chimérique : une liberté qui échapperait
à notre conscience, et par conséquent à notre contrôle, ne
serait pas notre liberté, une liberté dont les actes pussent nous
être imputés. Séparant de ses actes le moi libre, comme ri
avait séparé le moi-substance de ses états, Kant a posé le pro-
blème de la liberté de manière à le rendre insoluble (i3).
Cousin tâchait encore d'expliquer comme la conséquence
d'une erreur sur la nature de la conscience la contradiction
qu'il y a, dans son interprétation, entre le rationalisme de
Kant et ce qu'il appelait son scepticisme. Il reconnaissait dans
la critique kantienne, avons-nous dit, une réfutation invinr
cible de l'empirisme et du sensualisme; cette critique était
bien, pour lui, un rationalisme, mais un rationalisme associé
à une conception propre au sensualisme, son contraire, que
Condillac a exprimée dans la phrase bien connue : « Soit que
nous nous élevions jusque dans les cieux, soit que nous des-
cendions dans les abîmes, nous ne sortons point de nous-
mêmes, et ce n'est jamais que notre pensée que nous aperce-
vons. » Cousin n'était nullement surpris par ce subjectivisme
chez un sensualiste, mais chez Kant il ne le comprenait que
comme la conséquence d'une opinion fausse sur la conscience
réfléchie.
Rappelons la distinction de la conscience réfléchie et de
la conscience spontanée, que Cousin mettait à la base de la
philosophie, et par laquelle il pensait s'élever au-dessus du
criticisme. Selon Cousin, nous admettons spontanément la vé-
rité des principes rationnels, c'est-à-dire la réalité de certaines
(15) Ibid., p. 187-188, 317-318.
VICTOR COUSIN — THÉODORE JOUFFROY SflS
relations entre les choses; la validité de ces principes est tou-
jours admise implicitement dans l'exercice spontané de notre
raison. Nous apercevons que ces principes et ces relations sont
nécessaires, aussitôt que nous faisons l'essai de révoquer en
doute ces principes, la réalité de ces relations; parce qu'alors
nous apercevons que nous sommes dans l'impossibilité de rien
penser sans ces relations, que c'est une impossibilité pour
notre propre pensée. A l'affirmation de ces relations par la
conscience spontanée, se joint ainsi cette réflexion (acte de la
conscience réfléchie) que c'est notre conscience qui affirme
nécessairement leur réalité. Cousin croit que de cette réflexion
Kant a conclu, à tort, que les choses ne sont peut-être pas
réellement soumises à ces relations, (i/i).
Si nous pensons que les choses y sont nécessairement sou-
mises, ce ne peut pas être par l'effet de l'action des choses sur
notre pensée, au moyen dos sens, ni, par conséquent, en vertu
de la nature des choses; c'est seulement en vertu de la nature
de notre propre pensée. S'ensuit-il que les choses puissent
être autrement que nous les pertsons nécessairement .•* C'est
la conclusion que, selon Cousin, Kant en a tirée en effet ;
mais en vérité, pour Cousin, il s'ensuit seulement qu'une telle
conclusion est une proposition absurde, un assemblage de mots
qui n'exprime proprement aucune pensée. Lorsque nous
l'énonçons, notre pensée se porte non sur la chose et sur ce
que nous en disons, mais sur notre pensée de la choise; notre
pensée est alors une pensée réfléchie, la pensée que c'est nous
qui pensons ou connaissons ainsi la chose, et non pas une
pensée spontanée, une pensée de la chose. La réflexion que
notre connaissance d'une chose est notre xonnaissance, ne
change rien à la connaissance de la chose. S'il y arrivait
quelque changement, (fii, à la suite de cette réflexion, nous
doutions que la chose fût réellement comme nous la connais-
sons, ce serait que notre connaissance n'était pas nécessaire.
(14) Ibid., p. 291 et suiv.
2()4 LA I-ORMATION DE l'lnFLUE.NCE KANTIENNE EN FRANCE
Si donc un principe est nécessairement reconnu par nous
comme vrai, il est reconnu comme étant tel indépendamment
de nous : la vérité ctst impersonnelle. Un principe nécessaire
pour notre raison n'est pas seulement un principe de notre
raison, c'est un principe de la raison impersonnelle (i5).
La théorie kantienne sur la valeur objective de la con-
naissance humaine a souvent été interprétée comme elle l'était
par Cousin, de sorte que certains philosophes, montrant que
la réfutation qu'il en avait faite ne pouvait Icis convaincre, se
figurèrent défendre, au moins sur ce point, le kantisme même.
Tel fut le cas de Jouffroy, lorsqu'il composa sa préface pour
sa traduction des œuvres de Reid.
Cousin disait, comme nous venons de le rappeler, que la
pensée réfléchie et k connaissance de la nécessité, acquise
par la réflexion, s'ajoutaient simplement à la pensée sponta-
née et à la connaissance qui lui appartient. Pour Jouffroy, la
pensée réfléchie domine la pensée spontanée; s'interroger sur
sa propre valeur est l'acte suprême de la pemsée humaine. Il
revendique pour la pensée réfléchie le pouvoir et le droit,
que Cousin lui refusait, de penser que nous pensons les choses
d'une manière qui n'est peut-être pas celle dont elles sont
réellement. Par là nous douterionis de ce dont nous ne pou-
vons pas douter par la pensée spontanée. Les vérités pre-
mières, les principes nécessaires, principes de la raison hu-
maine, constituent ce qui est vrai pour nous; nous les jugeons
vrais, parce que nous ne pouvons pas les juger aufrcmcnl;
mais, selon .Jouffroy, il n'en faut pas conclure que la question
de savoir ce que valent ces vérités, de savoir si la vérité hu-
maine est la vraie vérité, la vérité absolue, soit une question
interdite à l'esprit humain e( qu'elle ne puisse se poser sans
absurdité. « Cette question, dit-il, l'esprit humain n'a jamais
pu réfléchir sur lui-même sans se la poser... L'histoire de la
(15) Iliid., p. 2!)")-2îli ; et Du vrai, du beau, du bien, 5^ leçon, De la
valeur des principes universels et nécessaires.
VICTOR COUSIN — TIIlIoUORE JOUFFROY SQJ
philosophie nous la montre agitée à toutes les époques et dans
toutes les écoles avec un souci que peu d'autres ont inspiré et
une obstination que rien ne décourage; et, d'une autre part,
tout homme qui pense, trouve en lui-môme le germe de cette
inquiétude et le motif de cette persévérance... » (i6). Il donne
raison aux Écossais pour avoir dit que cette question est inso-
luble; il leur donne tort pour l'avoir crue à cause de cela
illégitime; il pense que Kant les a dépassés en montrant qu'elle
est à la fois légitime et insoluble. Pour lui, Kant a bien vu
que, parce que la nécessité de tenir les principes pour vrais
dépend de la constitution de notre intelligence, « il n'est pas
pas sûr que si notre iaitelligence était autrement constituée,
cette nécessité subsistât... » (17). « Sans doute, dit encore
Jouffroy, cela paraît faux et absurde à la raison qui est le
contraire de ce qui lui paraît vrai; mais la raison ne s'en de-
mande pas moins si ce qui lui paraît vrai est vrai, et si ce
qui lui paraît absurde est le véritable absurde » (18). Cette
question, ce doute est insoluble; puisque ce doute, portant sur
notre raison elle-même, lui dénie le droit de le réisoudre, lui en
refuse le pouvoir. II faut donc dire avec Kant que les principes
rationnels sont relatifs à notre nature, que leur vérité n'est que
subjective, qu'ils n'ont qu'une valeur humaine. On ne con-
çoit plus l'illusion de ceux qui, avec Cousin et quelques j>hi'o
sophes allemands, « ont pensé isauver la connaissance hu-
maine de l'incontestable arrêt de la philosophie critiqu-î » (19).
Ce « doute supérieur », « ce doute qui se demande si la vérité
humaine est égale à la vérité absolue », ce doute dont le?
Écossais ne pouvaient établir qu'il fût absurde, et que Cousin
a vainement tenté de isurmonter, détermine la part qu'il faut
enfin se résoudre à faire au scepticisme, celle-là même jr.e
Kant lui a faite (20).
(16) Œuvres de P.eid, préfac; de Jouffroy, P. CLXXXVII.
(17) Ibid., P. XCVIII.
(18) Ibid., P. CXCIII.
(19) Ibid., p. CXCII.
(20) Ibid., p. CXCIV, CXCVI.
2Ç)6 LA-FORMATION DE L'iNFLrENCE KANTIENNE EN FRANCE
Stapfer loua Jouffroy d'avoir aperçu et nettement m^irqué
par où péchaient les idées de ses maîtres, les Écossais et Cou-
sin (21). Il se joignit à lui pour déclarer que les entreprises
de Cousin, ainsi que celles de Fichte, de Schelling, de Hegel,
qui visaient à porter la spéculation philosophique au delà du
criticisme, ne la faisaient que rétrograder vers le dogmatisme.
Les erreurs historiques que Stapfer relevaft dans cet écrit de
Jouffroy n'avaient pas grande importance pour l'interprétation
de la philosophie critique; il contestait, par exemple, que Reid
eût avant Rant attaqué l'empirisme de Hume. Ce qu'il regret-
'tait le plus, c'est que Jouffroy, traitant du kantisme, n'en eût
mis en relief que le scepticisme, qui n'en est qu'un élément,
et n'eût pas considéré que ce système s'achève dans une doc-
trine pratique qui montre à l'homme, dans la loi morale, le
rapport qu'il a avec la réalité absolue, et, dans l'impuissance
où il est présentement,en ce monde phénoménal, de satisfaire
aux obligations que cette loi lui impose, le fondement véritable
de l'espérance chrétienne (22).
Jouffroy travaillait à son étude sur Reid, lorsqu'il reçut
quelques pages que Tissot venait d'écrire sur la philosophie
de Kant, pour servir de préface à sa traduction de la Cri-
tique. Il est fort croyable que Jouffroy les ait mises à profit,
ainsi que leur auteur assure qu'il le lui déclara (24), pour
juger du point de vue kantien l'école écossaise; car on peut
voir, sinon dans ce projet de préface, qui ne parut jamais
(21) Stapfer, Emmrn criliqiir de VinlroducHoyi mi.r œuvres rnmph''trs
de Thomas Fteid, puhli.'cs par M. Th. Jouflroy : Le Semeur, 12 et 19 juillet
1837, et Mélanges, T. I, p. in!-2!7.
(22) Jouffroy avnit parlé ailleurs de la plulosopliic pratique de Kant.
Il en appréciait ainsi les résultats auxquels Stapfer s'intéressait : « Tout ce
qui importe à l'hoinmc, dans le monde, à sa croyance, est retabli d'une
manière ferme, savoir : lui-même, la loi morale, ce qu'il doit faire dans
cette vie, une autre vie, et Dieu. Il n'en faut pas davantage au cœur de
l'homme, et le scepticisme peut bien planer sur tout le reste sans troulil^T
pour cela la condition et le bonlieur de la vie, le seul bonheur qu'on
puisse avoir dans cette vie. » JoulTroy, Cours de droit naturel, 2e édit.,
1845, T. Il, p. ÔH.
(24) Tissot, Th. Jou([roij, .vn rie et ses l'crils, 1875, p. 188-189 : voy.
aussi p. 167-108.
VICTOR COUSIN — THÉODORE JOUFFROY 207
(25), du moins dans son Essai de logique objective (26) et dans
sonHistoire abrégée de la philosophie (27), que Tissot, tout
comme Jouffroy, suivait l'interprétation de Cousin et non pas sa
réfutation. Tissot se montrait donc un disciple de Cousin assez
indépendant de son maître, et, lui disant que c'est en écoutant
ses cours et en lisant ses Fragments philosophiques qu'il avait
pris « la résolution d'apprendre l'allemand uniquement pour
lire Kant » (28), il lui laissait aussi pressentir que sa préférence
allait au criticisme. Il lui déclara, dans les termes suivants,
de quelle façon il s'était mis à l'étude des œuvres de Kant
et quel intérêt il y avait pris : « Je m'attaquai à la Rechtslehre.
C'était bien difficile encore, mais je ne voulais pas quitter
Kant; ce que j'en comprenais, ou ce que je croyais en com-
prendre,me dédommageait amplement de ma peine et me don-
nait plus de courage qu'il n'en fallait pour continuer. Ce qui
explique ma passion pour Kant, c'est que j'étais déjà très
avancé dans les résultats de la Critique de la raison pure avant
d'en avoir lu le premier mot. J'étais arrivé par mes propres
réflexions, peu de temps après avoir lu Malebranche et les
(■25) Tissot en avait envoyé aussi une copie à Cousin, avec un exem-
plaire de sa traduction, en lui expliquant qu'il avait renoncé à y mettre
cette préface, « par la double raison, lui écrivaît-il, que j'y fustigeais trop
lestement peut-être certains adversaires présumés du crilicisme, et qu'elle
était trop mesquine pour figurer en tête d'un pareil monument ». {Corres-
pondance de V. Cousin, T. XXXVÎI, F° 1552). Il en fit -une autre pour la
troisième édition de sa traduction, où il développa le sens de cette phrase
de R^inhold : « Le dofifmnfiste regardera la nouvelle philosophie comme la
théorie d'un scepticisn;e qui doit compromettre la certitude de tout savoir ;
le sceptique n'y verra que l'orgueilleuse prétention de supplanter les sys-
tèmes dogmatiques jusqu'ici opposés les uns aux autres par un dogma-
tisme nouveau qui aspire à une domination universelle ; le surnaturaliste
y croira vo'r un plan d'attaque habilement conçu pour rendre inutiles
les preuves historiques de la religion, et fonder le naturalisme sans coup
férir ; le naturaliste y trouvera un nouvel appui en favf-ur dune philo-
sophie religieuse qui s'en va ; le matérialiste n'y saura voir qu'une réfuta-
tion idéaliste de la réalité de la matière ; le spiritualiste y pens-^ra lire la
réduction inexcusable de toute réalité au monde corporel déguisé sous le
nom de champ de l'expérience. «
(2G) Essai de logique ohjeclivc, on thcoric de la connaissance de la
vériié et de la cerlilude, 1867, p. 511 et suiv.
(21) 1840. p. 271 et suiv., 462 et suiv.
(28) Correspondance de V. Cousin, lettres de Tissot à Cousin, 28 mars
4856 et 14 octobre 1839.
a().S t\ FOnM\iro> i)t.. r'iM'fA'ENCE kantienne en FRANCH
Fragments philosùplàques, au point de vue subjectif de Kant,
à l'iciûalisme trauscendenlal. Seulement je soupçonnais qu'il y
avait un peu de scepticisme dans mon fait; ce qui ne laissait
pas que de me contrarier. Mais Kant, en donnant à mes opi-
nions une forme scientifique et en me rassurant sur mes dou-
tes, en me démontrant qu'il n'y a réellement rien de plus à
savoir que des idées, me fit un très grand bien. Je fus dès
lors tranquillement dualiste, admettant d'un côté la pensée, la
connaissance, et de l'autre Vx, qui me fut démontré devoir
toujours être x » (29). Cette sorte de dualisme contenait encore
trop de ce que Cousin condamnait sous le nom de scepti-
cisme, pour qu'il pût être satisfait d'une telle façon de penser.
Nous ne croyons pas, pourtant, que la divergence de leurs
opinions ait été le seul motif qui éloignât Cousin d'encourager
beaucoup Tissot à faire ses traductions. Il s'était lui-même
proposé, bien avant que Tissot y eût songé, de donner une
traduction française des œuvres de Kant. Dans cette intention,
il avait fait traduire par Montalembert le début de Ja Critique
de la raison pratique (3o) et par quelques professeurs divers
autres écrits de Kant (3i). Plus tard, il compta sur Barni pour
achever ccile tâche (8:2). Tissot ayant appris que l'entreprise
(20) 14 octobre 1859.
(30) Lecnmset, Montalembert, 1895, T. I, p. 84. *
(51) La Bibliothèque V. Cousin possède les manuscrits de plusieurs de
ces traductions, ainsi que ceux de traductions partielles de quelques traités
de Rcinhold, de Gerl. ; de Flatt, de Ilahn, où il est question du kantisme.
(5-2) V. Cousin, Cours (Thist. de la phil. moderne, f^ série, T. II, (Pa-
ris, 1840), p. 57o. Outre les longues introductions qu'il a jointes à certaines
de ses traductions, Barni — qui commença à étudier Kant en 1837, et
devint le secrétaire d(î Cousin en 1841 — a écrit un Examen de la Critique
du iugement (Paris, IX.oO), un Examen des Fondements de la métaphy-
sique des mœurs et de la Critique de la raison pratique (Paris, 1851), l'ar-
ticle Kanf. dans le niclionnaire des sciences pitilosopbiqucs. Il avait bien
sujet de croire que personne n'avait autant que lui contribué à faire con-
naître au public français la philosophie kantienne. Il dit ainsi, à un de
ses amis, comment il entendait qu'on appréciât ses travaux relatifs à Kant :
« Si vous saviez ce que valent les traductions de Tissot, vous ne les cite-
riez pas à côté des mieniies ; il ne m'appartient pas de vanter celles-ci,
mais ce que je peux vous dire, c'est que, si celles de Tissot avaient valu
quelque chose;, je iVaurais pas consumé tant d'années de ma vie h les refaire.
J'ajoute que je ne me suis pas borné comme lui à traduire Kant, mais que
VICTOR COUSIN — TITIÎODOKE JOUFFllOY 2f)g
à laquelle il s'était dévoué avait été confiée à d'autres, témoi-
gna à Cousin son mécontentement. Ce qui détermina la con-
duite de Cousin, c'est, croyons-nous, qu'on lui avait signalé
les erreurs que Tissot avait commises dans ses premières tra-
ductions. Willm, notamment, 'lui écrivit qu'il trouvait si fau-
tive celle de la Critique qu'il renonçait à l'utiliser pour son
Histoire de la philosophie allemande (33). Cependant Tissot
persévéra, et son œuvre, tout imparfaite qu'elle est, a con-
servé assez longtemps son utilité, puisque aujourd'hui encore,
pour certains écrits de Kant, il n'existe pas d'autres traduc-
tions françaises que les siennes.
Nous venons de voir que dans l'école éclectique la théorie
kantienne de la valeur de la connaissance se ramenait essen-
je l'ai analysé et commenté, et que je ne l'ai pas seulement analysé et
commenté, mais que je me suis fortement appuyé sur lui en toutes cir-
constances. Je ne conteste certes pas les mérites de M. Renouvier, que
vous appelez un Kant lucide et qui ne me semble pas, pourtant, briller
par la clarté, mais j'ai la prétention d'avoir compris Kant avant lui et
même de l'avoir fait comprendre à d'autres que moi. » Lettre citée par
Auguste Dide, dans : Jules Darni, sa vie et ses œuvres, Paris, 1891, p. 58.
Barni comprit que les contradictions que l'interprétation de Cousin imputait
à Kant devaient persuader surtout d'en rechercher une autre qui fît du
kantisme un système plus cohérent. Ses recherches en ce sens ne réussirent
guère, ainsi qu'on le voit dans son article du Dictionnaire ; sans doute
parce qu'il continuait de penser, comme Cousin, que la Critique de la raison
pure ne pouvait légitimement accorder aux catégories une signification ob-
jective plus étendue que celle des principes de Tenicndement et des formes
de la sensibililé.
(3.î) Correspondance de V. Cousin, T. XXXIX, F° 1428. lettre de Willm,
7 février 1839. L'Académie des sciences morales et politiques, donnant
en 1859 pour sujet de concours, sur la proposition de Cousin, l'examen
critique de la philosophie allemande, recommandait aux concurrents de
s'attacher surtout au système de Kant, principe de tous les autres. Elle
différa par deux fois son jugement, ce qui laissa à Willm le temps de
terminer son Histoire, avec laquelle il remporta le prix, en 1845. Seize
mémoires avaient élé envoyés pour ce concours ; quelques-uns étaient très
étendus ; ils sont conservés à l'Institut. Sur ce concours, voy. le Rapport
de Ch. de Rémusat, dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales
et politiques ; ainsi que Victor Cousin et son œuvre, par Paul Janet, p. 3.59-
300 ; la lettre de Willm <à Cousin citée ci-dessus ; l'article de Fr. Picavot
sur Barcliou de Peiihoën, dans la Grande encuclopédie.
Willm avait soumis à Cousin, en 18.15, lidée de former une société
de philosophes pour traduire les principaux ouvrages de Kant, de Fichte et
de Schelling. Voy. Barthélémy Saint-IIilaire, Victor Cousin, sa vie et sa
correspondance, 1895, T. III, p. 425.
3oO L\ rOUMATION DE L'lN^'LUE^CE KANTIENNE EN FRANCE
tiellemcnt à un çubjectivisme; on enseignait que c'était une
théorie qui n'accordait à notre connaissance qu'une valeur
subjective parce qu'elle est toujours une connaissance qui
émane d'un sujet ou qui, tout au moins, appartient à un sujet.
Jouffroy et ïissot interprétaient Kant de celte même manière,
quand ils disaient ce subjectivisme plus solidement établi que
la théorie de la pensée spontanée, par laquelle Cousin préten-
dait le réfuter. Au fond, cette interprétation concorde avec
celle de Villers, dont nous avons indiqué quelques raisons
de douter qu'elle concorde avec la pensée de Kant. Il est assez
vraisemblable que, pour Kant, ce n'est pas parce que la con-
naissance et ses éléments résident en un .sujet, qu'elle se li-
mite aux phénomènes, n'est que subjective. S'il en était ainsi,
si tel était le fondement de cette limitation, Kant aurait dû
regarder la métaphysique ou ontologie et la science de la na-
ture comme également possibles et également valables, vala-
bles .seulement pour le sujet connaissant. Et c'est bien à cela
que Jouffroy fut conduit, lorsque, s'étant demandé ce que
signifie, en définitive, la critique kantienne, il répondit : « Rien
contre la science ontologique en particulier, et ceci seulement
contre toute science : que toute science humaine est humaine »
(3^). Or il e?t certain que si Kant a déclaré possible la science
de la nalure, ou science limitée aux phénomènes ou réalités
subjectives, il a regardé la prétendue science ontologique, ou
science de lame, 'n la liberté, de Dieu, non pas comme sim-
plement subjective, mais bien comme impossible. La Dialec-
tique transcendcnlak, en effet, montre que cette science onto-
logique, dès qu'elle semble se constituer, se résout en des para-
logismes ou se détruit elle-même par ses antinomies. Cette im-
possibilité qui se constate ainsi, s'explique par YAn^ilytique
trnnsccndrntale, qui montre que les concepts de la pensée pure,
bien qu'ils soient des éléments de la connaissance de tout objet
en général, ne suffisent à constituer aucune connaissance,
parce qu'une connaissance est au moins un jugement, lequel
(54) Œuvres do Rcid, préface, p. C.
VIOTOn COUSIN TliHODORl- JOUFFRÔY 3ol
exige un schème, donc une intuition, sans laquelle les concepts
seraient vides. Cousin répétait bien, avec tous ceux qui ont
traité du kantisme, la formule : les concepts sans les intui-
tions sont vides (35); mais il n'entendait pas, non plus que
Jouffroy,que par là Kant donnait à ses concepts purs une signi-
fication plus étendue qu'une signification .simplement subjec-
tive et telle que celle qu'ils ont dans le monde des phénomènes,
objets de notre intuition. Ainsi Jouffroy était loin de se douter
qu'en soutenant le sujectivisme, il n'était peut-être guère
moins opposé au criticisme de Kant qu'au dogmatisme de
Cousin. Parmi les éclectiques, nous ne voyons que Barni qui
ait soupçonné d'erreur leur interprétation commune. Kant,
dit-il, « ne songe pas un instant à contester l'autorité de la
raison : car, là où il croit que la raison nous impose ses prin-
cipes comme des lois absolues, il leur maintient ce caractère.
Ce n'est pas, comme on l'a souvent répété à tort, parce que la
raison humaine est subjective que Kant conteste la valeur
absolue de ses principes... » (36). Barni, cependant, n'est pas
arrivé à se faire du criticisme une idée telle qu'il pût le juger
préférable à l'opinion de Cousin sur la valeur de la connais-
sance humaine. Il semble qu'il n'ait pas su distinguer la signi-
fication objective des concepts purs — qui ont un champ illi-
mité, sans être des connaissances — de celle des principes a
priori, qui sont des jugements, des connaissances; mais qui,
parce qu'ils impliquent non pas ces concepts seuls, mais les
schèmes de ces concepts et par conséquent le temps, ne sont
que des connaissances des choses soumises au temps, forme de
la sensibilité, c'est-à-dire des connaissances des choses sensi-
bles, lesquelles ne sont que des phénomènes.
Dans la formule kantienne : sans les intuitions les con-
cepts sont vides, Cousin ne voyait qu'une concession faite à
l'empirisme, contraire à sa propre théorie de la connaissance
(35) Philosophie de liant, p. 122-123.
(30) Article Kant, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques,
2« édit., p. 870.
302 LA FOIIMATION DE l'iNFLTJENCE KANTIENNE EN FRANCE
a priori. Il pcnsail, eu effet, que loute eonnaissancc de ce genre
devait valoir absolument, indépendamment no'n seulement des
sensations, mais encore de la sensibilité même. Il n'admettait
pas qu'une connaissance a priori pût avoir pour condition une
intuition sensible a priori et dût s'expliquer par elle; parce
que la notion d'un a priori sensible lui paraissait contradic-
toire. Pour lui, il n'était rien de sensible qui ne fût empirique
(37). II rejetait donc la théorie kantienne des intuitions pures
et des formes a priori de la sensibilité; mais il en retenait l'ar-
gumentation pour établir que l'espace et le temps ne sont ni
des données empiriques ni des constructions de l'imagination.
Nous le voyons, [)ar exemple, s'appuyer sur Kant pour réfuter
l'opinion de Condillac selon laquelle l'idée de l'espace infini
serait l'œuvre de l'imagination qui, se représentant au delà
d'un espace fini perçu un autre espace également fini, puis
un autre encore, et, ne concevant pas de borne à cette exten-
sion, croit apercevoir l'espace infini. Admettre que notre ima-
gination procède ainsi, e'est admettre, remarque Cousin, quel-
que chose qui soit distinct de ces espaces partiels et les con-
tienne; car ajouter à des espaces partiels un autre espace par-
tiel imaginé d'après eux, e'est le placer hors d'eux, c'es't se re-
présenter indépendamment de cette addition un espace qui
leur est extérieur. Nous admettons donc nécessairement un
espace universel où se placent les espaces partiels de la percep-
tion et de l'imagination, un espace illimité contenant lous les
espaces limités. Cousin objecte encore que l'impossibilité, re-
connue par Condillac, de concevoir une borne au progrès de
l'imagination dans l'espace, manifeste la nécessité de l'idée
de l'espace infini, caractère qui ne peut dériver ni de la sen-
sation ni de l'imagination. Loin donc que l'idée de l'espace in-
fini résulte de la représentation, par l'imagination, d'un es-
pace indéfini, la possibilité de cette représentation suppose
l'idée de l'espace infini (38).
.. (57) Cousin, Philos, de Kant, p. 306-307, 131.
(38) Ibid., p. 82-84.
VICTOK COUSIN TlIKODOniS .fOUFrROY 3o3
Attaquant la philosophie de Locke, Cousin trouvait dans
le premier argument de VEsthctique iranscendentule de quoi
soutenir son rationalisme contre la théorie empirique de l'es-
pace. L'idée pure de l'espace, expliquait-il, est non seulement
la condition ou le fondement de la représentation d'un espace
indéfini, elle est encore le fondement de la représentation de
tout espace partiel, fini, actuellement perçu, c'est-à-dire de la
représentation des corps. Les sens nous donnent les idées de la
couleur, de la solidité, etc., qui sont des qualités des corps.
Ces idées, y compris celle de corps, sont distinctes de celle de
l'espace, et cependant nous ne pouvons les concevoir sans
cette dernière. Ainsi que Locke l'a fait lui-même observer,
elles sont de ces idées qui « pour exister, ou pour pouvoir être
conçues, ont absolument besoin d'autres idéeç dont elles sont
pourtant très différentes » (Sg). Telle est aussi l'idée de mou-
vement, qui ne peut se concevoir sans celle de l'espace, quoi-
que l'espace ne soit pas le mouvement, ni le mouvement l'es-
pace. Cousin en conclut, contre Locke, que l'idée d'espace ne
repose pas sur l'idée empirique de corps, mais que, au con-
traire, celle-ci repose sur 1' « idée pure et rationnelle de
l'espace ». De la simple antériorité logique de l'espace. Cousin
croit pouvoir ainsi conclure que l'idée rationnelle de l'espace
(non pas l'intuition de l'espace) ne dérive pas de l'expérience,
mais en est la condition. « Logiquement, dit-il, l'idéalisme
et Kant ont bien raison de soutenir que l'idée pure de l'espace
est la condition de l'idée de corps et de l'expérience; et chro-
nologiquement, l'empirisme et Locke ont raison à leur tour de
prétendre que l'expérience, à savoir ici la sensation, et la sen-
sation de la vue et du toucher, est la condition de l'idée d'es-
pace et du développement de la raison. En général, l'idéalisme
néglige plus ou moins la question de l'origine des idées... Se
plaçant d'abord au faîte de l'entendement développé comme
il l'est aujourd'hui, il n'en cherche pas les acquisitions suc*
(59) Locke, Essai, livre II, chop. XIII. § M ; et Cousin, Ccurs de l\i$'
toire de la philosophi?, Paris, 1841, T. Il, p. 134,
3o/| LA rOUMATION DE l'lnFLUKNCË KANTIENNE EN FRANCE
cessivcs et le dévcloppcmcnl hisloriqao,; il ne recherche pas
l'ordre chronologique des idées, il .s'arrête à leur vertu lo-
gique... Locke, au contraire, préoccupé de la question de l'ori-
gine des idées, en néglige les caraclèrcs actuels, confond leur
condition chronologique avec leur fondement logique, et la
puissance de la raison avec celle de l'expérience, qui la pré-
cède et la guide, mais ne la constitue pas » (4o).
C'est dans ce passage que Cousin a Je plus distingué la
méthode de Kant et celle de Locke. Il les distingue l'une de
l'autre comme une méthode logique, qui suit l'ordre logique
des idées, se distingue d'une méthode psychologique, qui con-
siste à décrire l'ordre dans lequel nous les acquérons succes-
sivement. La faute de Locke aurait été de confondre les deux
méthodes ; et celle de Kant, de ne pratiquer que la première
(4i). Ailleurs, et le plus souvent, Cousin a caractérisé la mé-
thode de Kant comme une méthode d'observation psychologi-
que (/ia) ; son interprétation, sur ce point, est donc très hési-
tante.
Nous avons dit qu'il tenait pour absurde la notion d'une
intuition sensible pure, c'est certainement pourquoi il ne s'ar-
rêta pas à examiner si la possibilité d'une telle intuition et
d'une détermination a priori des objets au moyen d'elle s'ex-
plique effectivement et uniquement par la supposition que
cette intuition est une forme de la sensibilité, ainsi que Kant
l'affirme dans ce passage de l'Esthétique transcendentale, que
Cousin traduit ainsi : a Comment peut-il y avoir dans l'esprit,
avant même que les objets se soient présentés à nous, une
intuition externe qui détermine a priori la conception de ces
objets ? Il faut pour ceJa qu'elle soit dans le sujet comme la
capacité formelle d'être affecté par les objets et d'en recevoir
par ce moyen une rcprésention immédiate, c'est-à-dire une
intuition, et qu'elle ne soit ainsi qu'une forme des sens exter-
(40) Ibid., p. 140-147.
(41) Voy. aussi Pkilus. de Kant, p. 515-314,
(42) Phil. de Kant, p. oOl.
VICTOR COT SIN — THEODORE JOUFFROT 3o5
nos. » (43) Pourquoi résuHcrait-il d'une capacité d'être affecté
une intuition d'une nécessité ? Ne rapporterait-on pas aussi
bien à une telle capacité des intuitions quelconques où n'ap-
paraît aucunement la nécessité de leurs déterminations ? Cou-
sin ne s'est pas posé ces questions. Il ne s'est pas demandé
comment est possible l'intuition sensible d'une nécessité ; il
s'est contenté de nier qu'elle fût possible, d'affirmer qu'il n'y
a pas de connaissance nécessaire reposant sur une intuition
sensible.
Kant a parlé de la sensi))ilité, et principalement dans
toute ÏE'Sthétique transcendenfale., comme si elle suffisait à
la perception des objets. Cousin pensait que telle était vrai-
ment l'opinion de Kant, si bien qu'il s'imaginait avoir ébranlé
la base du système, pour avoir montré que toute perception
implique les concepts de cause et de substance. « Sans le prin-
cipe de causalité, disait-il, la sensation éprouvée par l'âme
serait un signe sans valeur et qui ne représenterait rien ;...
c'est ce principe qui nous fait sortir de nous-mêmes et nous
révèle des objets extérieurs à nous, cause étrangère de nos
sensations. Si Kant avait vu qu'ici le principe de causalité in-
tervient déjà, il aurait reconnu que la sensibilité réduite à
elle-même, est absolument aveugle ; que par elle-même elle
ne nous apprend rien du monde extérieur...» (44)- Cousin aurait
dû remarquer que, dans VAmdylique iranscendentale, Kant a
affirmé l'intervention du concept de cause, mais en im autre
sens que lui ; que s'il ne l'a pas conçue comme consistant sim-
plement à nous faire rapporter un état interne, une sensation,
à un objet extérieur comme à sa cause, il a soutenu néan-
moins que le concept de cause est supposé par toute notre
expérience des objets, au moins en ce sens qu'une perception
ne peut être regardée comme objective qu'autant que son ob-
(45) Ihid., p. 81. Cousin indique lui aussi, mais sans y insister, la
conception de l'idéalité des caractères constants de l'expérience variable.
Ibid., p. 52.
(44) Ibid., p. 304-505. Voy. aussi Cours de Vhist. de la philos, moderne,
184G, fe série, T. 1, p. 502-504 (leçons de 1817).
3o6 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
jet est représenté comme faisant partie d'une suite qui se dé-
veloppe dans le temps conformément à une règle, c'est-à-dire,
conformément au principe de causalité. Chez Kant, l'objet
n'est pas simplement ce qui cause la perception, mais ce que
nous nous représentons comme rendant nécessaire l'ordre de
nos perceptions successives. La théorie de la perception que
Cousin opposait à VEsthclique transcendeniale ressemble à
celle que Schopcnhauer opposait à la théorie kantienne de la
causalité, dans la Quadruple racine du principe de la raison
suffisante (45). Il serait superflu de rappeler que Cousin en
tirait une tout autre conclusion que Schopcnhauer, quant
à la réalité de l'objet atteint au moyen du concept de cause.
Nous venons d'examiner comment de la Critique de la
raison pure Cousin retenait pour son éclectisme ce qui tendait
à prouver l'existence d'une raison et de connaissances ration-
nelles, indépendantes de l'expérience, et comment il rejetait
l'explication proposée par Kant de leur valeur objective, ex-
plication qui les réduisait à ne valoir que pour les phénomènes
et qui par là mêlait au rationalisme ce qui, selon Cousin, y
répugne le plus, le scepticisme. Si donc il lui paraissait que
ce rationalisme sceptique contredisait la Critique de la raison
pratique, qu'il regardait comme un rationalisme dogmatique,
il n'en tenait pas moins pour vrai le dogmatisme moral qu'elle
avance ; puisqu'il n'y trouvait de contradiction qu'avec les
conséquences faussement déduites de l'existence de connais-
sances a priori. C'est de cette façon qu'il accordait avec son
propre enseignement la morale de Kant. Il en empruntait
principalement les réfutations des systèmes de morale fondés
sur l'intérêt, sur le sentiment, sur la perfection ou sur la
volonté divine. La doctrine du souverain bien lui paraissait
acceptable, à condition qu'elle ne fût pas tenue pour exclusive
(45) Chapitre IV, § 21, Apriotîté de la noHon de causalité, Intellcctnalité
de la perception empirique ; § 25, Contestation de la démonstration donnée
par Kant concernant lapriorité du concept de causalité.
vicion corsiN' — iiiKononE joufiroy 807
de tonte preuve spéculative de l'immortalité et de l'existence
de Dieu. De bonne heure, il professa beaucoup d'admiration
pour la formule de la loi morale, dont il disait qu'elle « est
peut-être ce qu'il y a de plus nouveau, de plus ingénieux, de
plus sûr dans toute la morale de Kant » (46). — Voyons le
sens qu'il lui donnait.
La morale de Kant est une morale rationaliste : elle fait
reposer tous nos devoirs sur la raison ; c'est une théorie de la
raison en tant que celle-ci détermine immédiatement nos ac-
tion?. « Obéir à la raison, tel est.le devoir en soi, devoir anté-
rieur et supérieur à tous les autres, les fondant tous et n'étant
fondé lui-même que sur le rapport de la liberté et de la raison.
En un sens éminent, il n'y a qu'un devoir, celui de rester
raisonnable. » (^7). Comment saurons-nous si nous agissons
selon la raison ? Quels sont les ordres de la raison ? Il faut
d'abord remarquer que, puisqu'une action tient sa valeur mo-
rale de ce qu'elle est déterminée immédiatement par la raison
et non par les circonstances matérielles ou sensibles, sa valeur
ne dépend ni de son accomplissement ni de ce qui en résul-
tera, mais du motif qui nous fait agir. De plus, nous savons
que tout ce qui émane de la raison vaut universellement. II
s'ensuit qu'une action conforme à la raison se reconnaît à ce
que le motif de cette action peut être regardé par la raison
comme « une maxime de législation universelle pour tous les
êtres intelligents et libres. Si, ajoute Cousin, au lieu du motif
de votre action, c'est le motif contraire que vous pouvez géné-
raliser, si ce motif est pour votre raison une maxime univer-
selle, votre action, étant opposée à cette maxime, est reconnue
par là opposée à la raison et au devoir : elle est mauvaise. Si
ni le motif de votre action ni le motif contraire ne peuvent
être érigés en loi universelle, l'action n'est ni mauvaise ni
bonne, elle est indifférente. Telle est la mesure ingénieuse et
(46) Premiers essais de philosophie, 4^ édition, 1862, p. 355.
(47) Cours de Ihistoire de la philos, moderne, 1846, l^e série, T. II,
p. û2ô (leçons de 1818).
3o8 LA POTIMATION DE l'iNFLUENCE KXNTIENNE EN FRANCE
solide que Kant a appliquée à la moralité des actions. Elle fait
reconnaître avec la dernière clarté où est le devoir et où il
n'est pas, comme la forme sévère et nue du syllogisme, en
s'appliquant au raisonnement, en fait ressortir de la façon la
plus nette et la plus vive l'erreur ou la vérité » (48). Il commen-
tait encore en ces termes cette loi fondamentale de la raison
pratique, par laquelle il considérait que Kant nous a fait tenir
la clef de toute la casuistique morale : « Nul motif ne nous
apparaît universellement légitime, hormis les motifs honnêtes.
Tout motif qui ne peut être transformé aisément en une
maxime d'ordre général est suspect par cela même ; mais
dès qu'un motif se prête à cette généralisation, vous pouvez
l'accueillir avec sécurité. En vous conformant à une loi qui
vous paraît celle de tous les êtres moraux, vous sentez vous-
même que vous faites partie de l'ordre moral. » (/jg). Pourquoi
n'est-il pas possible que certaines maximes soient universali-
sées ? Que faut-il entendre par cette impossibilité de les ériger
en lois universelles ? Toutes les réponses qui se trouvent chez
Cousin se ramènent à celle-ci : de telles maximes, une fois
mises sous la forme universelle, « sont évidemment absurdes
et révoltent la conscience ». Si par maximes absurdes il avait
entendu maximes contradictoires, il aurait oublié, en les di-
sant évidemment absurdes, que Kant a pris la peine de mon-
trer que certaines maximes deviennent contradictoires dès
qu'on les universalise, ce qui prouve que leur absurdité, la
contradiction qu'elles impliquent, n'était pas toujours, pour
Kant, évidente de soi. Mais il est fort probable que l'opinion
de Cousin était simplement que nous rejetons ces maximes
universalisées, parce que sous celte forme elles révoltent inva-
riablement la conscience morale. S'il avait su préciser comment
le principe kantien ainsi entendu convenait à son rationalisme,
Cousin se serait représenté clairement une interprétation sem-
blable à celle que nous avons indiquée à propos de la même
(48) Ibid., p. 322.
(49) Premiers casais de philosophie, p. 555-354.
VICTOR COL'Sl.N ~ TlléCDORE JOUFFROY 3o<)
difficulté touchée par Portalis. Mais considérant surtout le
rôle décisif qu'il accordait à la conscience morale, il oublia
quelle importance il avait reconnue à la forme universelle,
par laquelle il avait admis que la conscience décide infailli-
blement de la valeur des maximes qui en sont revêtues, et il
arriva à cette idée, indiquée déjà par M™® de Staël, que de
même que dans les beaux-arts il n'y a pas de règle que le génie
ne puisse jamais transgresser, il n'y a pas en morale de loi
qui ne soit susceptible d'exceptions. Chaque décision de la
conscience, soutenait-il alors, comme celle d'un jury, ne con-
cerne qu'un cas, ne vaut pas nécessairement d'une manière
générale; ses jugements passés ne la lient pas pour ses juge-
ments futurs. Il continuait cependant de la dire identique à la
raison et guidée par une loi absolue, mais par une loi dont
les applications à des cas donnés n'engendrent pas de lois par-
ticulières commandant sans condition, catégoriquement. — Il
semble que Cousin ait abandonné cette thèse, dans la suite
(peut-être pour la même raison que M"^® de Staël avait repoussé
une telle conception de la morale); car il laissa inédite la leçon
oii il l'avait développée (oo), et il ne cessa d'affirmer dans ses
livres l'infaillibilité du critère kantien.
Celte leçon nous apprend au moins que la confiance qu'il
avait mise dans le critère kantien n'était pas aussi inébran-
lable qu'il l'avait cncrgiquemont proclamée. La critique qu'il
fit de la définition kantienne du bien par le devoir permet de
penser qu'il n'était pas plus fermement convaincu que ce cri-
tère, ce principe de l'universalisation, fût fondé directement
sur la raison. Selon celle définition, telle que Cousin l'énon-
çait, le bien est ce que la loi universelle ordonne, le mal est
ce qu'elle défend (5ï). Il se prononçait pour l'opinion con-
traire : le devoir se fonde sur le bien, et non le bien sur le
devoir. « Si le bien, dl!-il, n'est pas le fondement de l'obli-
(50) Voy. rsnalyse fJe celte leçon dons : Paul Janet, Victor Cousin et
son œuvre, p. 141-153.
(51) Cours de Ihist. de la phil, l^^ série, T. I, p. 538.
5lO LA FORMATION DE L'iM'LUENCr: KANTIENNE EN FRANCE
gation, l'obligation n'a pas de fondnrncnt; et cependant elle
en a besoin » (52). Pour imposer une obligation, il faut pou-
voir établir qu'elle est bonne; autrement elle serait arbitraire.
« Personne, dit-il encore, ne se laisse imposer un devoir
sans s'en rendre raison » (53); par où l'on voit qu'il ne voulait
plus se payer de cette raison qu'une loi, étant universelle, est
un commandement de la raison.
Cousin s'était refusé à subordonner le concept du bien au
principe du devoir; scmblablement Jouffroy ne croyait pas
qu'on pût se satisfaire d'une théorie du bien déduite unique-
ment de ce principe. Jouffroy accordait que par la forme uni-
verselle la conscience morale se garantit de l'erreur au sujet
de la valeur des maximes; qu'en elle Kant a donné le critère
infaillible, le signe certain du devoir. Mais il objectait que le
concept du bien et le concept du devoir ou de ce qui doit
être fait sont identiques : dire, avec Kant, que le bien est ce
qui doit être fait, c'est commettre une tautologie, ce n'est pas
dire en quoi consiste le bien (54). « Kant nous donne bien
un moyen de discerner ce qui est bien de ce qui est mal. Mais
remarquez qu'en appliquant ce critérium, nous connaîtrons
bien dans chaque cas particulier ce qui est bon et ce qui est
mauvais...; mais il restera à s'élever à l'idée même du bien,
c'est-à-dire à tirer, de toutes les choses particulières déclarées
bonnes par le critérium de Kant, l'idée môme du bien » (55).
Un homme peut savoir dans chaque circonstance ce qu'il doit
faire ou ne pas faire, il ne sait pas pour cela « la fin définitive
de l'homme, c'est-à-dire le bien, et quel rapport il y a entre
le bien absolu et eette fin. » La télcologie morale de Kant et sa
théorie du bien n'étaient propres, aux yeux de Jouffroy, qu'à
éluder le problème de la fin et du bien. Mais regarder, avec
Jouffroy, comme le problème capital de la philosophie ce pro-
(52) Ihid., T. II, p. 299.
(55) Ihid., p. 500.
(54) Jouffroy, Cours de droit naturel (leçons de 1855-55), 2« édit., T. II,
p. 505-504, 567-5GS.
(55) Ihid., p. 5.55.
VICTOR COUSIN —- TlJÉOnORE JOUFFROY 3ll
bième de la fin suprême de l'homme et de la nature, dont la
solution eût supposé la connaissance du monde et eût seule
renfermé la connaissance entière du bien absolu, c'était réta-
blir dans la morale la méthode dogmatique, qui faisait dépen-
dre de la métaphysique, d'une science de la réalité, la con-
naissance de l'objet du devoir.
La morale de Kant paraissait donc à Jouffroy incomplète
plutôt que fausse. Elle nous laisse ignorer, estimait-il, la nature
du bien, mais elle suffît à nous marquer notre devoir, et
comme ce qui doit être fait est identiquement le bien, elle est
un guide certain pour l'étude du bien. Faisant un tel cas
de la morale kantienne, il devait s'attacher à montrer com-
ment Kant en a justifié le principe, la loi de l'universalisation;
il s'en acquitta de la manière suivante :
La loi d'un être libre, c'est « une loi qui n'agit que parce
qu'elle est comprise » ; toute autre loi serait une contrainte.
Le concept d'une cause libre est donc le concept d'une intelli-
gence, d'une intelligence qui ne reçoit sa loi de personne, mais
qui se détermine par une loi qu'elle s'impose à elle-même. Le
mode d'action de cette loi est l'obligation; car, entre l'indéter-
mination absolue, ou l'absence de toute influence, et la con-
trainte, il n'y a que l'obligation, le devoir. La loi d'un être
libre est donc la loi qui oblige dès qu'elle est comprise. On
voit par là qu'un être libre se gouverne par le devoir, et que,
réciproquement, le devoir ne peut gouverner qu'un être libre.
La loi conforme à cette notion d'un être libre et raisonnable
est la loi de toute nature libre et raisonnable, c'est-à-dire une
loi <( applicable et obligatoire pour tout être également libre et
raisonnable », une loi universelle (56).
Toute cette analyse portant simplement sur les concepts
d'un être libre, d'un être obligé et de la loi d'un être raison-
nable, son exactitude ne dépend nullement de ce qu'il existe
ou non de tels êtres; elle montre qu'il y a entre ces concepts
(56) Ibid., p. 508-509.
3l2 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
une liaison telle qu'il suffit Je prouver la réalité de l'objet de
l'un quelconque d'entre eux pour que la réalité de l'objet des
autres soit prouvée. Comment passerons-nous du concept d'une
chose à son existence ? L'observation intérieure nous dit bien
que nous sommes libres; en outre, nous sentons que nous
sommes obligés, nous avons le sentiment du devoir; ainsi nous
saisirions sans sortir de nous-mêmes la réalité objective de tous
ces concepts. « Mais, remarque Jouffroy, tel est le scrupule
de Kant dans la rigueur de ses démonstrations, qu'il ne veut
pas même accepter comme fait l'existence d'une cause libre »
(57). C'est qu'il peut établir celte existence, non seulement
sans sortir du moi, mais sans sortir de la raison, de la faculté
des concepts. En effet, de ce que nous sommes doués de rai-
son, il suit, comme cela vient d'être montré, qu'une loi uni-
verselle nous oblige, et, de ce que nous sommes obligés, que
nous sommes lil^res, c'est-à-dire que des êtres libres existent
(58).
Par cette étude de la nsorale kantienne Jouffroy avait
cherché avant lout à en définir la méthode. Il expliquait que
cette méthode de Kant consistait à analyser les concepts mo-
raux fondamentaux, en vue de découvrir leur enchaînement,
et sans d'abord se demander si leur objet existe, cette exis-
tence s'établissant ensuite par l'existence en nous de la faculté
d'avoir ces concepts. Il voulait faire comprendre surtout avec
quelle solidité les parties principales de cette morale, théories
du devoir, du bien, de la liberté, du souverain bien, tien-
nent les unes aux autres; mais il n'eatreprit pas d'en expliquer
le détail.
Un exposé détaillé de la philosophie pratique de Kant se
rencontre dans les Leçons inédiles de Cousin sur ce sujet, rédi-
gées par Earni. 11 se peut, d'ailleurs, que ce dernier ait eu la
plus grande part à cet ouvrage, car ces Leçons sur Kant res-
semblent beaucoup à ses Examens; elles se composent de résu-
(r.?) Ihid., p. 540.
(58) Ibid., p. 524-550.
VICTOR COUSIN — TIll^OnORE JOTJFFROY 3l3
hiés assez étendus, comprenant la traduction de plusieurs pas-
sages de Kant et qui concernent la Doctrine de la vertu, la
Critique de la raison pratique, la Religion, les Fondements de
la métaphysique des mœurs, la Doctrine du droit. Ces résumés
se confondent trop constamment avec la lettre de ces œuvres
pour présenter la moindre originalité. Cependant, en obser-
vant qu'ils reproduisent plusieurs des sens apparents que prend
chez Kant le principe de l'universalitation des maximes, nous
remarquons qu'au lieu que les autres écrits de Cousin portaient
à croire que Kant avait laissé la conscience morale juge de la
possibilité d'universaliser les maximes, la signification vérita-
ble et fondamentale du principe paraît être, dans ces résumés,
celle selon laquelle les maximes des actions conformes au de-
voir se reconnaissent à ce qu'elles peuvent être considérées sans
contradiction comme des lois naturelles universelles. La loi
naturelle sert ainsi de type pour discerner les véritables lois
morales. Comme la loi morale, loi de la volonté pure, de sa
causalité libre, soustrait la volonté à l'hôtéronomie, au monde
sensible, la loi naturelle, forme du monde sensible, est encore
pour nous le type d'une nature suprasensible. La loi morale
nous fait concevoir a une nature supérieure, archétype, que
nous devons prendre pour modèle de nos déterminations »
(69) . — Malheureusement les exemples destinés par Kant à éclair-
cir le principe étaient insufusaramcnt commentés. Dans
l'exemple du faux témoignage, l'auteur de ces résumés, Cou-
sin ou Barni, entendait par maxime qui ne peut devenir loi
universelle une maxime qui, érigée en une telle loi, serait une
loi qui régirait des actions ne pouvant se produire conformé-
ment à cette loi; ce qui, en effet, paraît bien être une loi con-
tradictoire Dans l'exemple du suicide, on en expliquait la
maxime comme devant être repoussée parce que, érigée en loi
universelle, elle serait une loi destructive des êtres qu'elle régi-
rait; mais il ne paraît pas qu'elle serait pour cela contradic-
toire. Des explications de cette sorte, donnant un sens diffé-
(59) V. Coufiii, J.ccnn,-; sur Knnf, rcrligée? par Barni, F" 50 et F" 49.
3l'/» f.A FORMAI I0> UK L'l.\rLUENGI3 KANTIENNE EN FRANCE
rcnl h ce principe pour chacune de ses applications, font qu'il
y ait, à proprement parler, autant de principes différents que
ce prétendu principe unique a d'applications diverses; elles lui
ôtent son caractère essentiel, l'universalité.
Si Cousin ne s'est guère embarrassé de ces difficultés,
c'est que sa philosophie, pour donner une origine rationnelle
à la morale, recourait à l'idée du bien, plutôt qu'à la forme
universelle de la loi du devoir. C'est cette idée du bien, que
ses analyses découvraient à la base de tous les jugements sur
la valeur morale des actions et au fond de tous les sentiments
moraux, qui était, pour lui, l'idée proprement rationnelle; et il
ne rapportait le devoir à la raison que comme conséquence de
celle idée.
Les ouvrages que Cousin publia ne traitaient de la philo-
sophie pratique de Kant que par occasion; tandis qu'il en
consacra un spécialement à la philosophie spéculative (60).
Ses leçons orales devaient aussi appeler plus constamment
l'attention de ses élèves sur la Critique de la raison pure. Nous
avons vu que certains d'entre eux, et le plus brillant de tous,
Jouffroy, finirent par préférer la théorie de Kant sur la raison
spéculative, telle que Cousin la comprenait, à celle des Écos-
sais et de Cousin lui-même. Il nous reste à rappeler que l'abbé
Bautain, qui fut condisciple de Jouffroy à l'École normale (60*),
paraît l'avoir précédé dans cette même opinion.
L'abbé Baui ' 1 s'appuyait sur Kant pour nier que la
science métaphysique pût s'établir par « la raison abandonnée
à elle-même et réduite à ses seuls moyens naturels », « Ce qui
(60) La morale de Kant, principalement ses idées sur le droit, étaient
légèremrnt touchées dans quelques ouvrages de Lerminier. Lerminier, qui
se Eigii.iln d abord eu atl.iquant les éclccliques, puis déçut le public en se
réconciliant avec eux, avait la prétention de connaître mieux que personne
en France la philosophie alleinande"-, mais ses écrits n'ajoutaient pas
grandcliose à ce qu'on y savait sur celle de Kant. 11 en a parlé dans :
Philosophie du droit, 18ôl, T. Il, p. 172-176, chap. VIII et IX ; Inlrodnction
générale à l'hisloire du droit, 2« édit., 1835, p. 248-262 ; Lettres à un Ber-
linois, p. 51tr).r>!)6 ; An delà du Rhin, 1835, T. II, p. 111-114.
(6Ô*) Bautain y entra en 1815, Jouffroy en 1814.
MCTOR COUSliN — JlItOUCKE JOUFFBOY 3l5
de nos jours, disait-il, a illustré par-dessus tout le philosophe
de Kœnigsberg trop peu compris en France, malgré l'appel
qu'on y fait journellement à son autorité; ce qui lui donne
réellement des droits à la reconnaissance des partisans de la
vraie philosophie, c'est que, dans sa Critique de la raison pure,
il a démontré d'une manière incontestable l'impuissance de la
raison à résoudre péremptoirement un seul problème de mé-
taphysique » (6i). Puis Bautain affirmait que la seule science
métaphysique accessible à l'homme était celle dont les prin-
cipes sont dans la révélation, dans « la Parole de l'origine des
choses, la Parole qui a fourni dans tous les temps les vérités
fondamentales de Tordre et de la société; Celle enfin qui a été
conservée providentiellement dans le monde pour y proclamer
toujours, et en raison des besoins et du développement de
l'humanité, la doctrine la plus pure, la plus lumineuse, la
plus analogue à l'homme qui ait jamais été annoncée sous le
soleil... » (O2). Tirer des Écritures les principes de la méta-
physique, tel est le rôle de la philosophie. La certitude de ces
principes et de toute la science établie sur eux sera celle de la
foi en la révélation, confirmée par leur accord avec l'expé-
rience humaine, par leur convenance avec tout l'ordre social
et naturel. Le plus haut usage que l'homme puisse faire de sa
raison seule, c'est d'en démontrer l'impuissance, c'est ce qu'a
fait Kant et c'est là le premier pas vers la vraie philosophie.
Par là Kant a chassé le mauvais génie, la dialectique, qui,
s'étant glissée dans les écoles du moyen âge, « avait réussi à
faire croire presque généralement que l'homme pouvait, par
la seule force de son esprit, s'élever à la connaissance des véri-
tés fondamentales de la métaphysique, telles que l'existence
de Dieu, l'immortalité de l'âme, etc. L'école, poursuit Bautain,
ne se doutait pas qu'en admettant cette opinion, et en s'exer-
(61) L. Bautain, Philosophie du chrislianixme, Paris et Strasbourg,
1855, T. I, p. 173.
(62) Bautain, De l'enseignement de la philosophie en France, au dix-
neuvième siècle, 18ÔÔ, p. 88,
3i6 L\ ^o^.^î\Il n ir. {/ivri.rENCE kantienne en frange
çant à prouver Dimi p.ir Ki raison, elle posait le fondement du
rationalisme qui devait un jour déchirer l'Église ; et Kant qui
vint attaquer brusquement cette opinion au dix-huitième siè-
cle, et détruire les fausses gréteniions de l'école, ne se doutait
pas non plus, qu'en déterminant si nettement la compétence
de la raison, il ébranlait le protestantisme dans sa base » (63).
Pour Bautain comme pour Jouffroy, cette impuissance de la
raison, démontrée par Kant, tient à ce que « toute notre ma-
nière de connaître dépend des formes de nos facultés, des
conditions de notre organisation, des lois de noire esprit, les-
quelles, étant pureme>''.t subjectives, ne peuvent jamais le
transporter au delà des bornes de sa subjectivité, ni l'autoriser
à affirmer la vérité de l'être en lui ou hors de lui » (64). C'est
également contre l'école écossaise qu'il dirigeait ces paroles;
mais il insistait plus que Jouffroy sur la théorie des antino-
mies, qui étaient, en quelque sorte, la preuve a posteriori de
l'impuissance de la raison (65).
On sait que l'abbé Bautain fut obligé de se ré-
tracter (65*). Il convint que de cette critique de la rai-
son pouvait sortir vm scepticisme fort menaçant pour toute
théologie (66). Tâchant de juslifiar son kantisme, dont l'évê-
que de Strasbourg l'avait hlànié, il définit en ces termes ce que
cette philosophie avait été pour lui : a Voici en quoi nous
trouvions que les antinomies kantiennes avaient été utiles à
l'étude de !a j)hi' -•iphie. Persuadés que nous étions qu'il n'y
a point de science n:élaphysique possible pour la raison aban-
donnée à cllc-mcme et réduite à ses seuls moyens de connaître,
convaincus que sans principes et sans données supérieures,
(03) Phil. du clin.<(ian)Sinc, T. II. p. '270.
(uT) De rcuseigacmcnl, p. 2(3 ; PInl. du christ., T. II, p. 32.
(fiS) Philosophie morale, fnris, 1842, p. VIII.
(Cr»*) J)<,'s idées soinblables à colles do Bautain, appuyées aussi sur le
kanlismo. eî désignées s-ius h; nom général de. f'déismf, ont encore été rc-
remn^ent oonibUtues par l'Eglise cstliolique. Sur ces questions, voy. la
bibliograpliic donnée dans le long ariicle Foi-Fidéisnic, du iJiclionuairc
apoloytli(iac de la [ci cidholiquc, Paris, 'I9il.
(60) Philosophie morale, Paris. 1842, p. VIH.
\
vicTôn corsiN — riii-oijOKi; Jourri-.OY 017
elle ne pouvail arriver par le raisonnement à aucune conclu-
sion définitive dans les grandes questions métaphysiques, nous
pensions que c'était rendre un service signalé à la science et à
la religion tout à la fois, que de démontrer ainsi par le fait
l'impuissance du rationalisme se combattant lui-même et se
neutralisant par ses propres efforts. Nous avons cru qu'il y avait
là une réponse péremptoire à la prétention orgueillease de la
raison moderne qui a voulu fonder par elle-même et à elle
toute seule la science et la religion, et nous trouvions remar-
quable que cette démonstration a posteiiori de l'incapacité de
la raison pour les choses métaphysiques, fût justement pro-
clamée par un sectateur de cette communion chrétienne qui a
déclaré la raison juge souverain et en dernier ressort de toutes
les vérités. Voilà ce qui nous a frappés dans le travail de Kant,
et ce en quoi nous avons pu le trouver utile. Nous ne l'avons
approuvé que sous ce point de vue et pas au delà. Qu'après
cela ses antinomies soient insoutenables dans la réalité, nous
en convenons volontiers; car ce sont de pures abstractions, et la
raison humaine ne s'est jam.ais trouvée effectivement dans
l'état 011 Kant la suppose. C'est pourquoi il l'appelle raison
pure ou considérée d'une manière toute spéculative. D'ailleurs
Kant s'est réfuté lui-même, et après avoir refusé à la raison
en tant que spéculative, une portée objective pour la science, il a
été obligé de la lui accorder en tant que raison pratique, pour
fonder la morale; inconséquence grave qui trahit le vice de
son système » (67).
Ainsi Bautain s'était flatté de faire du kantism.e un soutien
du catholicisme (68). Mais pour cela il n'en avait retenu que
(67) Lettre à Monseigneur Lcpappe de Trêvern, évêqiie de Slra^bourg,
1837, p. 19-20.
(08) Merlan, dans son Parallèle de nos deux philosophies nationales,
se moquant des efîorts de ccr-ains cattioiiques allemands pour adapier le
kantisme à leurs dogmes, avait dit qu'il leur resterait toujours la ressource
d'assurer sur ce que Kant a limité la puissance de la raison « la nécessité
de soumettre la raison à la foi el aux décrets de l'Eglise » (p. 79). Du temps
de Bautain, Henri Heine parla pareillement des chrétiens d'i\llema,sne qui
croyaient Kant avec eux.
3l8 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
la partie spéculative, en tant que négative, conslituce par la
Critique de la raison pure; il en avait séparé la partie pra-
tique, à laquelle appartient précisément la philosophie reli-
gieuse de Kant, et par laquelle cet « homme qui passe pour
le plus grand logicien des temps modernes » s'est fait « une
des lumières de la Réforme » (69). Avec la Critique de la
raisoti pratique, pensait Bautain, Kant est revenu au principe
de la souveraineté de la raison, il s'est rallié à une religion qui
n'admet que ce que la raison approuve, il est rentré dans le
protestantisme. Mais ce retour était injustifiable. La morale
rationnelle qu'il a donnée pour base à sa Religion n'est pas la
vraie morale. La vraie morale, celle qui doit régner sur tout
le monde, doit pouvoir être comprise de tout le monde, être
populaire ; telle est la morale de ëÉvangile, tandis que celle
de Kant se formule en « phrases solennelles » qui ne seront
jamais comprises tout au plus que par des philosophes (70).
Enfin et surtout, Bautain trouvait que c'était contredire la
première Critique que de donner à la raison considérée dans
son usage pratique plus de valeur objective qu'on ne lui en a
reconnu pour son usage spéculatif; puisque l'usage pratique
de la raison, la conscience morale, non plus que son usage
spéculatif, ne nous fait sortir de la sphère de notre subjec-
tivité (71).
Celte façon de représenter le rapport des deux Critiques
concordait avec ce qu'en disait Cousin, à cela près que, pour
Bautain, c'est à tort que Kant a accordé à la raison pratique
une puissance qu'à juste titre il refusait à la raison spécula-
tive; au lieu que selon Cousin le tort de Kant est d'avoir re-
fusé à la raison spéculative cette même puissance qu'il recon-
naissait justement à la raison pratique. Cette opinion qui veut
que les deux Critiques soient inconciliables, répandue en
(69) Philosophie morale, p. VII.
(70) La morale de VEvangile comparée aux divers systèmes de morale,
1855, p. 250, 200. Ici Bautain fait à la morale de Kant le mCme reproche
que Portails.
(71) Ibid., p. 240, 248,
VICTOR COrSIN - — THÉODORE .TOUFFROY 3ig
France par Cousin plus que par aucun autre, y fut encore
favorisée par l'ouvrage d'Henri Heine sur l'Allemagne, qui
commença de paraître dans la Revue des Deux-Mondes, et qui
relevait, d'une manière divertissante, dans le kantisme com-
me dans les autres aspects de l'esprit germanique, ce que
M™* de Staël n'avait pas voulu y voir. l\ conseillait aux Fran-
çais de bien considérer la Critique de la raison pure comme la
seule œuvre de Kant vraiment importante. C'est là, leur disait-
il, que Kant a manifesté sa pensée révolutionnaire, qui a tout
changé dans la spéculation philosophicjue en Allemagne. Sans
doute, on a entendu dans ce pays de « bons chrétiens » pro-
clamer Kant de leur parti, se figurant qu' « il n'avait renversé
toutes les preuves philosophiques dé l'existence de Dieu que
pour faire comprendre au monde qu'on ne peut jamais arri-
ver par la raison à la connaissance de Dieu, et qu'on doit alors
s'en tenir à la religion révélée ». Mais ce n'est là qu'une falsi-
fication; il n'y a nul compte à tenir de ceux qui en ont été
dupes. Le vrai résultat du criticisme, c'est la ruine de toute
espèce de théologie, achevée par le livre môme de Kant sur la
religion, pour quiconque en saisit bien le sens; c'est l'athéisme.
Le criticisme fut ainsi une révolution au regard de laquelle
toute autre paraît un événement de peu de conséquence. Les
Français avec Robespierre n'ont tué qu'un roi; les Allemands
avec Kant ont tué Dieu. iMais après la tragédie, la farce :
dans sa seconde Critique, par prudence ou par humanité,
Kant a voulu ménager les consolations que le vulgaire reçoit
de ses croyances; il ne put que donner aux hommes éclairés
sujet de mettre une fois en doute sa sincérité, par tout ce qu'il
écrivit pour sauver les dogmes qu'à leurs yeux il avait à jamais
anéantis.
Parce qu'Henri Heine s'était appliqué, tout du long de son
ouvrage, à faire de l'Allemagne un tableau totalement diffé-
rent de celui que M™* de Staël en avait tracé aux Français, il a
pu s'imaginer, en abordant le kantisme, qu'il allait leur en
révéler une tendance jusqu'alors insoupçonnée d'eux et leur
3 30 LA FOUMATION DK I.'lNI'LUfiNCE KANTIENNE EN FRANCE
développer là-dcssns une opinion de nature à les surprendre;
mais il ne fit guère plus que leur redire ce qui, au fond, avait
déjà été l'opinion de certains adversaires français du kan-
tisme, tels que Dcgérando, et l'agrémenter de plaisanteries
assez semblables à celles dont Mérian avait semé son Parallèle,
ou à celles par lesquelles les revues et les journaux français
avaient accueilli les livres de Villors et de Kinker.
CONCLUSION
La philosophie kanlicnnc propronient dite, celle dont Kant
fut le créateur, et qu'il mil au jour pendant les années de sa
vie qu'on a coutume d'appeler la période critique, est conte-
nue essentiellement dans la Critique de la raison pure, dans
la Critique de la raison pratique et dans la Critique du juge-
ment. Ses autres ouvrages de la même période qui doivent être
considérés comme importants, doivent l'être comme apparte-
nant à trois groupes, entre lesquels ils se répartissent selon
qu'ils ont, respectivement, avec telle de ces trois œuvres
capitales plus de rapports qu'avec les deux autres. De même
qu'ils durent à ces rapports presque tout l'intérêt qu'on y porta
en Allemagne, ils valaient la peine d'être connus en France
soit en ce qu'ils donnent, comme les Prolégomènes et les Fon-
dements de la métaphysique des mœurs, des éclaircissements
sur la philosophie nouvelle présentée dans les trois Critiques,
et servent à y introduire; soit en ce qu'ils sont, comme la Mé-
taphysique de la nature, la Métaphysique des mœurs et la
Religion, des développements des principes qu'elles avaient
examinés, expliqués et justifiés, et montrent les applications
qu'on peut en faire.
Sans trop dépriser ce qu'un très petit nombre d'entre eux
en savaient dès avant i835, nous pouvons dire que la Critique
du jugement était restée inconnue des philosophes français
durant toute l'époque que nous avons étudiée. Ce n'est pas
qu'on manquât d'exposés assez étendus de la dernière Critique;
c'est que ceux dont on disposait manquaient de clarté, leurs
auteurs, Buhle et Schôn, s'étant attachés à reproduire, en des
extraits, les paroles de Kant, au lieu d'exprimer librement ce
qu'ils croyaient avoir- été sa pens6<:
32 2 LA FORMATION DE l'inFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
La Critique de la raison pratique et les autres écrits de
Kant qui s'y rapportent immédiatement pour constituer avec
elle sa philosophie pratique, furent l'objet de travaux français
moins détaillés que ceux qui traitaient de la première Critique.
C'est cependant par ce côté de la doctrine kantienne qu'on prit
d'elle, en France, l'opinion la plus avantageuse : cette philoso-
phie pratique gagna même quelques suffrages parmi ceux, tels
que Massias, chez qui la philosophie spéculative de Kant
n'avait, pour ainsi dire, nul accès. Le résumé très sommaire
que Villers avait donné provisoirement de la seconde Critique
— auquel vint s'ajouter plus tard l'éloge éclatant inspiré à
M'"® de Staël par la pensée qu'il lui avait découverte — avait
suffi pour qu'on arrivât à reconnaître assez généralement à
celte partie du kantisme beaucoup d'élévation; et, comme i)
s'agissait de morale, n'était-ce pas y reconnaître ou tout au
moins y pressentir beaucoup de vérité ? Mais cette impression,
la plus propre à exciter le désir de pénétrer plus avant dans la
nouvelle doctrine morale, ne pouvait être produite avec autant .
de force et de clarté par les quelques pages où Villers avait
résumé la philosophie pratique, que si, au lieu de commencer
ce résumé par la théorie de la liberté transcendentale, il avait
suivi le môme ordre que Kant dans les Fondements de la méta-
physique des mœurs, ordre selon lequel on part de la cons-
cience morale commune, pour passer, par l'analyse de celle-ci,
aux principes d'une morale .philosophique, et, de là, à la théo-
rie de la liberté transcendentale, ou explication de la possibi-
lité de l'impératif catégorique qui se fait entendre à tout
homme dans la conscience morale et que ces principes expri-
ment (i) Outre que cet ordre, présentant le fait à exijliquer
avant l'explication, eût fait paraître cette théorie plus com-
préhensible, il eût montré que celte analyse de la conscience
morale, ainsi que l'établissement de ses principes, suivant les-
(i) C'est à pou prés ce que fit remarquer à Villers rnutour d'un compte
rendu de son livre dans \'Allgc)nei7ie Littcralur-Zcilung, léna, 6 et 7 août
1802, p. 303-504
CONCLUSION âaâ
quels elle juge, et de leurs rapports avec la raison, conservent
un sens, quoi qu'on vienne ensuite à penser de cette théorie;
qu'ils ont indépendamment de cette dernière une valeur, un in-
térêt. Il est probable que Cousin n'ait pas encore su bien distin-
guer qu'il convenait, dans une étude attentive aux détails, de
commencer, de cette façon, par considérer séparément de la troi-
sième les deux premières sections des Fondements de la méta-
physique des mœurs, jointes à tout ce qui y correspond dans
la Critique de la raison pratique et dans les autres ouvrages
de Kant sur la philosophie pratique; cependant c'est en tant
qu'il se conforma, sriemmcnl ou non, à une semblable mé-
thode, qu'il arriva à se faire de la morale kantienne une inter-
prétation plus claire, qui se propagea en France plus largement
que ce qu'on avait pu en apprendre dans le livre de Villers,
sans être pour cela aussi superficielle que ce qu'en avait dit
M™® de Staël, et qui fut telle qu'il y vit plus d'une idée bonne
à retenir pour construire sa morale éclectique. Il aperçut, jus-
qu'à un certain point, que la grande impression produite par
la morale kantienne à tous ceux qui l'examinent d'un peu près,
leur vient de ce qu'ils approchent par là des concepts moraux
pris dans toute leur pureté, dégagés de tout ce qui tient plus
ou moins de l'intérêt, des inclinations, de la crainte ou de l'es-
pérance, de toutes choses auxquelles les empiristes voulaient
réduire le fait de la conscience morale ou avec lesquelles le
mêlaient et le confondaient certains philosophes et théolo-
giens qui subordonnaient la morale aux dogmes religieux, au
lieu d'en faire le vrai fondement de la croyance qui peut légi-
timement s'y attacher. Il eut recours autant aux Écossais qu'à
Kant pour soutenir que la véritable philosophie de l'expérience
n'est nullement cet empirisme qui, alors qu'il faudrait obser-
ver le fait, l'anajyser, en découvrir toute l'originalité, s'efforce
de le détruire, de le faire disparaître en l'absorbant dans une
théorie qui vise à tout assimiler à la sensation, aux désirs sen-
sibles, à tous les états de lesprit composés de sensations et de
ces désirs. Mais, après avoir montré que la conscience morale
324 LA FORMATION DE LINFLUENCE KANTIENNE EN FIVANCE
est un fait si hétérogène à ces états et aux mobiles et motifs
qui en dérivent, qu'elle leur est parfois directement opposée,
Cousin se tourna contre les Écossais, mais toujours avec Kant,
pour montrer que le sentiment moral, tout irréductible qu'il
est aux autres données sensibles, doit s'expliquer par autre
chose que lui-même et dont il tient précisément son caractère
moral; que ce scnliment, en tant que moral, résulte d'un juge-
ment porté sur la valeur morale des actions à l'occasion des-
quelles nous l'éprouvons, jugement qui se règle sur le rap-
port qu'a leur motif avec une idée ou un principe rationnels.
Cousin soutenait qu'en dernière analyse ce jugement repose
sur l'idée rationnelle du bien, tout en admettant l'infaillibilité
et la rationalité du principe kantien de l'universalisation des
maximes. L'attitude qu'en cela l'école éclectique prenait à
l'égard de la morale kantienne, se dessinait plu» nettement
chez Jouffroy : il acceptait ce principe comme un critère
infaillible pour discerner, d'avec les maximes et les actions
mauvaises moralement, celles qui sont moralement bonnes;
il en faisait le premier principe de la méthode à suivre pour
découvrir, par l'élude de ces maximes et de ces actions, la
vraie nature du bien; mais il regardait l'idée du bien, auquel
les maximes et les actions ainsi discernées participent, comme
le motif qui détermine la volonté bonne, la volonté raisonna-
ble, à suivre ces maximes et à accomplir ces actes : c'était,
pour lui, de l'idée du bien que ce principe tenait toute sa
force impérative, quoique la connaissance du bien, auquel
tendent les actions que le devoir nous ordonne, dépendît de la
connaissance du devoir et de la connaissance des obligations
qui découlent de son principe.
Comme les éclectiques se donnaient l'air, par leurs affir-
mations, de eoncevoir pour la formule kantienne de ce prin-
cipe un sens qui les convainquît de pouvoir définir par elle
toutes les obligations morales, on avait bien lieu de regretter
qu'ils n'eussent point dit comment se résolvaient pour eux les
difficultés qui avaient empêché les idéologues de lui reconnaî*
CONCLUSION 325
tre une telle poi t(^e. SI Jonc on fait à Cousin un mérite d'avoir
enseigné que nicine pour une philosophie s'établissant sur
l'observation et sur l'analyse des idées il y a plus à retenir
de la morale rationaliste de Kant que de la philosophie empi-
rique, il faut avouer, en revanche, qu'il s'est trop peu soucié
de ces difficultés, inhérentes au formalisme, qui faisaient dire
à Portails que le principe de la morale kantienne n'est d'aucun
usage, ne détermine rien s'il n'est complété d'une façon ou
d'une autre, et que, par tout ce qu'il laisse ainsi à définir, se
prête à tous les abus. La signification de ce principe de l'uni-
versalisation est demeurée, de la sorte, très incertaine chez les
philosophes français au début du dix-neuvième siècle; à tel point
qu'il ne nous a été permis que de conjecturer ce qu'elle était
pour ceux qui en proclamaient hautement la parfaite clarté et
l'entière validité.
Les écrits français relatifs au kantisme les plus étendus
et les plus nombreux portaient sur la Critique de la raison
pure. Une critique de la raison spéculative, qui prétend décou-
vrir les conditions sans lesquelles toute connaissance néces-
saire serait impossible, et fixer les limites au delà de'squelles
aucune connaissance n'est possible, devait être appréciée se-
lon la plus ou moins grande rigueur des raisonnements qui
fondent de telles décisions. L'idéalisme transcendental, en quoi
consiste la critique kantienne, ayant pour objet la certitude
apodictique de la connaissance, n'a de sens que par sa preuve,
c'est-à-dire par ce qui tend à rendre évidente la liaison néces-
saire de cette certitude avec l'idéalité transcendentale de la
cho§e apodictiquement certaine. Les différentes manières de
l'interpréter n'ont de valeur que dans la mesure où elles sont
différentes tentatives pour faire concevoir cette idéalité de ma-
nière qu'une telle liaison apparaisse. Les auteurs des premiers
exposés français ont su généralement qu'il ne suffisait pas de
donner des indications rapides sur cette partie du kantisme,
pour faire comprendre l'importance et la difficulté du pro-
blème qui y était posé — celui de la possibilité des jugements
326 LA FORMATION DE L INÎ'l.I ENCL RAN'IIENNE EN FnANCE
synthétiques a priori — et pour persuader que l'idéalisme
transcendcntal marque au moins un pas vers sa solution. Ce
qu'ils en montraient faisait assez voir qu'on ne devait point
se contenter d'une étude simplement descriptive du système ;
mais aucun n'arriva à en refaire l'argumentation de manière
qu'elle apparût avec une réelle force démonstrative. La crainte
d'être infidèles au texte original leur ôtait la liberté de l'élu-
cider. Ils y auraient porté plus de lumière, si, abordant les
endroits, tels que la Dédaclion transcendentale, où se trouvent
les arguments qui sont ceixsés valoir également pour toutes
les catégories, ils avaient essayé de montrer ce que ces argu-
ments signifient pour chacune d'elles, ou simplement pour
l'une d'entre elles, et comment ils contribuent à rendre compte
de la nécessité et de l'universalité du principe a p/iori corres-
pondant à la catégorie considérée. Ainsi, c'est en prenant cons-
tamment l'exemple de la catégorie de cause et du principe de
causalité, que nous avons pu marquer les points à partir des-
quels sont en défaut leurs explications du kantisme ou les
explications de la possibilité des jugements synthétiques
a priori qu'ils croyaient avoir vues chez Kant. Suivant la même'
méthode, nous tentons d'esquisser, dans un appendice, une
interprétation qui, sans différer radicalement de celles qui re-
présentaient pour les philosophes français de ce temps le cri-
ticisme, ait plus de solidité ; c'est-à-dire une interprétation
sur laquelle ils eussent pu juger celte théorie de la connais-
sance plus favorablement qu'ils n'ont fait, tout en laissant
cette théorie le plus possible semblable à ce qu'ils en savaient.
Le vice des seules interprétations qui étaient alors connues
en France excuse l'éloignement qu'on y témoignait généra-
lement pour le kantisme ; mais c'est plutôt la confusion et
l'obscurité des ouvrages où elles étaient exposées qui justifient
l'oubli où ceux-ci sont tombés ; car ce même vice, le même
défaut de solidité, n'est pas étranger aux façons dont la phi-
losophie de Kant a été par la suite le plus fréquemment traitée,
et le moyen de l'atténuer que nous proposons ne vaut pas
CONCLUSION 327
moins pour les interprétations qui ont été les plus divulguées,
que pour les exposés par lesquels elles ont commencé à l'être
en France.
Il serait difficile d'apporter à l'histoire des interpréta-
tions populaires du kantisme, à leur examen critique, et sur-
tout à leur perfectionnement, un soin qui excédât leurs mé-
rites ou leur importance : elles ne représentent rien de moins
que le résultat du travail le plus malaisé que Kant ait désiré
qui se fît sur son œuvre. Kant, en effet, et bien qu'il n'ait pas
daigné s'y employer lui-même, a souhaité que ses idées fus-
sent vulgarisées. (2). Ce qu'il blâmait dans les a philosophes
populaires », c'était d'exiger que la spéculation philosophique
fût subordonnée à la vulgarisation de ses démarches et de ses
découvertes, que la première se pliât aux commodités de la
seconde, que celle-là n'allât point où l'on ne pût qu'à grand-
peine élever celle-ci. Ce qu'il blâmait, en somme, c'était de
vouloir qu'on philosophât toujours de telle sorte que la vulga-
risation ne fût d'aucun mérite, c'était de rendre inutile une
« vulgarisation philosophique » (3) en ne tolérant qu'une
philosophie vulgaire. Approuvant cette vulgarisation qui ne
doit jamais peser sur les destinées des sciences philosophiques,
mais, au contraire, se régler sur elles, Kant ne pouvait qu'ap-
prouver une diffusion d'une autre sorte, intéressant une moins
grande multitude, tendant cependant à une sorte de popularité
et dont on ne saurait aucunement refuser de faire cas, si ce
n'est par le plus étroit esprit de secte ou de corps, par cet es-
prit de boutique dont Henri Heine s'est moqué, par cette
arrogance dans laquelle ce même écrivain disait que le? phi-
losophes allemands ont donné trop volontiers et à laquelle
il serait assurément très ridicule de se croire pleinement au-
torisé de ce que Kant déniait le droit d'écrire sur les ques-
tions qu'il avait traitées à ceux qui trouvaient qu'il l'avait
(21 Fondcvicnts de la métaphysique des moeurs, trad. Delbos, p. 116-117.
(3) Ibid., p. 117.
SaS LA FORMATION l)E l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
fait trop peu claircniciU (4), ou de ce qu'il n'a jamais su
garder une bien bonne opinion des hommes qui sont devenus
ses contradicteurs (5). La philosophie serait dans une situa-
tion singulière par rapport aux autres sciences, s'il fallait que
lui fût interdite la popularité dont nous voulons parler et qui
leur convient si bien qu'elle est un facteur de leurs progrès.
De même qu'il est légitime et même nécessaire à ces progrès
qu'une théorie scientifique paraissant avoir quelque valeur
ne se communique pas seulement de son inventeur aux hom-
mes adonnés au même ordre de recherches que lui, mais que,
pour qu'elle reçoive dans d'autres branches du savoir et des
arts toutes les applications dont elle est capable et développe
ainsi tout ce qu'elle renferme en puissance, elle soit commu-
niquée à la fois avec une grande exactitude et à un grand
nombre d'hommes cultivant des sciences et pratiquant des
arts très divers (tels que l'art médical, les arts industriels, etc.),
et qu'elle soit, en ce sens, popularisée ; — de même, si un sys-
tème philosophique n'est pas une simple affaire d'école ; s'il
est autre chose que ce que Schweighauser croyait de celui de
Kant en le jugeant uniquement bon à occuper des profes-
seurs de philosophie et à exercer la subtilité de leurs élèves ;
s'il est propre à enrichir et à féconder ce qu'il y a de philo-
siophique dans chacun des aspects de toute l'activité humaine,
ce système doit pouvoir être popularfsé dans le sens que nous
venons de désigner. Mais pour les systèmes qui n'ont jamais
cessé d'être diversement interprétés et qui en cela ne parais-
sent pas se transmettre, même aux hommes spécialement ver-
sés dans le genre de spéculations auquel ils appartiennent,
avec autant d'exactitude qu'une théorie mathématique, phy-
sique ou biologique se transmet aux praticiens qui en exécu-
tent les applications ; pour ce» systèmes, disons-nous, il ne
peut être question que d'une popularité apparentée à la vul-
garisation par une commune imprécision. Refuser, sous pré-
texte qu'elles sont inexactes et souvent imprécises, de tenir
(4) Préface des Prolégomènes.
<5) Fr. Paulsen, Immanuel Kant, Sluttgart, 1898, p. 231, noie.
CONCLL'SION S2Q
Compte des interprc^tations populaires des systèmes philoso-
phiques, ce serait donc méconnaître que c'est par elles qu'ils
influent sur le développement de la pensée et de l'action hu-
maines, que c'est grâce à elles et dans la mesure de ce qu'elles
valent intrinsèquement (c'est-à-dire indépendamment de ce
que les idées qu'elles présentent sont ou non l'image fidèle
des doctrines qu'elles sont censées représenter) que les philo-
sophes n'ont pas travaillé exclusivement pour eux-mêmes. Il
est même fort douteux que les plus grands d'entre eux eus-
sent pu sans elles travailler toujours efficacement les uns
pour les autres. C'est assez souvent par elles qu'ils tiennent les
uns aux autres, s'il est vrai que les penseurs les plus origi-
naux n'aient pas eu tous, relativement à l'histoire de leur
science, une érudition impeccable, et que par suite il leur
soit arrivé d'apprécier l'œuvre de leurs prédécesseurs d'après
des interprétations plus ou moins défectueuses qui se trou-
vaient répandues de leur temps, — quand ils ne s'en sont
pas forgé chacun quelqu'une, par laquelle, à moins qu'ils
n'y prissent garde, ils risquaient de s'isoler davantage les
uns des autres comme du reste des hommes. On se tromperait
donc assez souvent sur la filiation des systèmes philosophiques,
on se représenterait fort mal l'influence que leurs auteurs ont
reçue les uns des autres, si l'on négligeait l'histoire des inter-
prétations communes ou populaires de ces systèmes. Et cela
paraît vrai de Kant, pour les rapports de son système avec
ceux qui l'ont précédé, autant qu'il est reconnu que, par
exemple, sa façon de critiquer Descartes supposait à ce der-
nier d'autres opinions que celles qu'il a eues ; que sa réfuta-
tion de l'idéalisme de Berkeley ne laissait pas d'en impliquer
une altération préalable ; qu'il appréciait la philosophie de
Leibniz, celle cru'il avait le plus étudiée, surtout d'après ce
que Wolf et les wolfiens en avaient répandu en Allemagne ;
qu'il comprenait peu de chose à Spinoza (6) ; que, en un
(fi) N. K. Smith, Commentant, p. GOl. On a môme été jvisqu'à dire que
de l'histoire de la philosophie il avait tout oublié ou ignoré, hormis les
connaissances les plus courantes dans son siècle. Voy. Lovcjoy, Kant and
the english Platonists, p. 271 et 280.
330 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
mot, sa doctrine se rattachait moins directement aux doctri-
nes du passé qu'à des interprétations de celles-ci plus ou
moins infidèles, tantôt propres à lui même, tantôt communes
à ses contemporains.
Les interprétations du kantisme que nous avons étudiées
n'ont certes pas trouvé, du moins en France et à l'époque
oi!i elles ont apparu, à féconder des esprits de la même classe
que celui que nourrirent chez Kant ses connaissances sur l'his-
toire de la philosophie. Elles ont eu cependant sur la philo-
sophie française une inllucnce effective, qui, avec Cousin, de-
vint assez manifeste pour faire, des derniers partisans de
l'idéologie qu'il comballail, des adversaires fort inquiets du
kantisme. Ils voyaient ({ue, pour pousser jusqu'à son ach^-
vem.ent la réaction, commencée par Royer-Collard et a..*
moyen de la philosophie écossaise, contre leur école qu'à
l'exemple de Villers, Cousin qualifiait de sensualiste, ce der-
nier s'appuyait sur les points de la philosophie de Kant qui
lui paraissaient confirmer celle des Écossais, — sur la res-
semblance qu'il apercevait entre ces deux philosophies étran-
gères, sans peut-être la concevoir aussi nettement que, de nos
jours, Andrew Scth l'a définie dans sa Scoilish philosophy (7).
Il est vrai que par la suite et afin de faire paraître la philo-
sophie moderne tolérable à des hommes timorés, enclins à
se rallier à la politique d'un clergé qui, voulant s'emparer
de l'enseignemen! -mblic, menaçait « de nous rejeter vers cette
époque de ténèbres oij les écoles carlovingiennes ne connais-
saient d'autre philosophie que la logique péripatéticienne ))(S),
Victor Cousin, en continuant de s'opposer à l'empirisme, se
réclama de plus en plus de Descartes, ou plutôt d'un oarié-
(7) Andrew Seth, Scottish philosophy, a comparison of the scoltish and
german answers to Hume, o'^ éclit., 18Q0. Sur la question de savoir si c'est
à bon droit que Kant accuse Reid d'avoir mal compris Ikune, voy. un cha-
pitre des Lectures on the philosophy ol Kant, par «Sidgwick, 1905.
(S') V. Cousin, Drfciise de rUnivcrsilé et de la philosophie, Paris, 1844,
p. 116.
CONCLUSION 33 1
sianisme alluni. se coiifou Ire avec celui de Bossuet. (9). QuiffiT
les systèmes allemands liés au kantisme, gour se retrancher
dans le cartésianisme, c'était peut-être rester dans le cou-
rant rationaliste de l'histoire de la philosophie que Villcrs
avait signalé, c'était certainement s'y diriger dans le sens con-
traire à celui qu'il avait donné pour le sens du progrès. Mais,
comme doivent l'accorder même ceux qui prisent peu sa j. ro-
pre contribution aux études kantiennes, Cousin n'en ava't p.is
moins laissé bien des germes de ce que ces études devinrent
en France. Les connaissances sur le kantisme qu'il avait ré-
pandues avaient aussi rempli deux de ses disciples, Tis«ot et
Barni, du désir de les parfaire, non moins vif et peut-être p!us
constant que ne l'avait été son ardeur à surpasser tout ce
qu'avant lui on avait écrit en ce genre. D'abord ils se placè-
rent en assez bonne voie d'y parvenir, en tant que c'était un
bon moyen pour faire connaître Kant aux Français que îe
leur traduire ses oeuvres principales ; et quel que soit le ju-
gement qu'il faille porter sur le résultat de leurs efforts, j1
n'en fut jamais fait de plus grands et de plus persévérants,
ni dans l'école éclectique ni au dehors, pour permettre r.ux
Français d'apprendre à connaître Kant en le lisant. Il est pos-
sible que cette connaissance, tirée de ces traductions, soit
peu exacte ; en tout cas, on ne doit point oublier qu'elle a été
l'un des facteurs les plus considérables de l'influence kantienne
en France, dans la seconde moitié du dix-neuvième .siècle. Il
n'est pas douteux, par exemple, que le fondateur du néo-cri-
ticisme français se soit beaucoup servi de plusieurs de i^es
traductions au moment où se forma sa doctrine, et plus que
dans ses dernières années, alors qu'il les conférait avec une
récente traduction anglaise.
Bien des motifs permettent de ne plus sou-crire aux ob-
jections des éclectiques contre la philosophie de Kant : on
peut estimer que ce qu'ils y ont trouvé le plus à reprendre
(0) Voy. surtout Du vrai, du beau et du bien, dans les dernières édi-
tions.
S32 t\ FOIAMAliCi.N UK L'iiM-LÛEiNCE KANTIENNE EN FlUNGE
n'en c?t pas le vrai défaut, et ne pas y reconnaîfe tous les
sophisme^ qu'ils ont cru y voir. Mais on n'aurait sujet de re-
procher à Cousin et à ses disciples de les avoir faites, réitérées
et développées, que si elles avaient visé à dissuader les lec-
teurs d'étudier directement, par eux-mêmes, la do;trine at-
taquée. Or ce ne fut assurément pas leur effet ni l'iiitenlion
de leurs auteurs. Elles n'avaient plus rien de cet esprit de
dénigrement qui avait accompagné ou accueilli les premiers
essais français sur Kant ; elles procédaient plutôt de l'esprit
convenable à tout examen critique sans lequel la meilleure
exposition impersonnelle d'un grand système philosophique se-
rait d'autant moins suffisante et explicite qu'elle supposerait,
à raison des matières traitées, plus d'effort de la part de celui
qui l'aurait faite et en exigerait encore beaucoup de ceux pour
qui elle serait faite ; puisque celui-là, négligeant de révéler par
ses propres réflexions sa pensée, aurait manqué à mettre en
œuvre tous les moyens de bien faire voir à ceux-ci ce qui l'eût
occupée, l'objet commun de leurs efforts. Nous avons remar-
qué que ce fut l'erreur de certains commentateurs, de '?rij-ie
qu'on pouvait suffisamment expliquer la philosophie de Kant
sans s'expliquer soi-même sur elle, sans montrer comment elle
se range dans l'esprit qui en fait l'acquisition, comment elle
s'y organise ; et nous avons vu dans cette erreur la raison
principale de ce que leurs exposés parurent, à la plupart des
lecteurs français, :''fléter un amas d'idées mal digérées, (l'est
de celte même erreur que les éclectiques furent préservés par
leur méthode, qui les amenait, après avoir analysé les doctri-
nes dont ils écrivaient l'histoire, à indiquer le choix qu'à leur
avis il fallait y faire et à déclarer les raisons de ce choix. Ce
qu'ils en rejetaient devenait ainsi l'objet d'une réfutation.
Leur réfutation du kantisme, qu'on est généralement conveim
de juger abusive, n'a pu lui nuire gravement auprès des Fran-
çais capables d'en poursuivre l'étude : ceux-ci devaient bien
avoir déjà observé que toute réfutation d'un système tel que
cehii de Kant est toujours relative à une certaine interpréta-
COXCLUSION 333
tion, dont elle est en quelque sorte le complément. A le bien
prendre, quand il s'agit d'une doctrine aussi illustre et si
peu sujette au décri, la sévérité d'une réfutation atteste avant
tout la sévérité de son auteur à l'égard de soi-même, à l'égard
de l'idée qu'il a su prendre de cette doctrine. Si parfois les
objections des éclectiques étaient tellement imprudentes et fu-
tiles qu'elles n'atteignaient pas même le kantisme tel qu'ils
l'avaient exposé, et qu'elles restaient encore fort au-dessous
de l'interprétation qu'ils en avaient donnée, ils ne faisaient
alors que dévoiler combien leur conception de la philosophie,
en général était faible et étroite, combien leur éclectisme était
étourdiment exclusif. Lorsqu'au contraire elles portaient ef-
fectivement contre quelques points de la doctrine qu'ils avaient
donnée pour celle de Kant, cela, pour la raison que nous ve-
nons de dire, laissait à tout esprit réfléchi à soupçonner leur
interprétation d'être fautive : ces objections devaient paraître
marquer les bornes de leur compréhension plutôt que des
points oij le criticisme manquât de solidité ; car ce qu'ils
avaient fait comprendre du système de Kant avait donné une
idée assez haute de son génie philosophique, pour qu'on eût
quelque peine à croire qu'elles en marquassent vraiment les
défaillances. Plus leurs objections se faisaient pressantes, plus
elles appelaient les philosophes à de nouvelles recherches et
leur en précisaient la direction ; loin donc que leur opposi-
tion au kantisme fût de nature à en arrêter l'étude en France,
elle obligeait de la poursuivre, de l'approfondir.
APPENDICE
La théorie kantienne de l'enlcndement, ou, pour mieux
dire, du rôle de l'enlendement dans la détermination de l'ex-
périence, peut se comprendre d'une manière simple, par la-
quelle celte théorie paraît bien plus rigoureuse que dans les
premiers exposés qui en ont été donnés en France, sans que
celte manière soit tout à fait étrangère à la façon de philo-
sopher la plus reçue chez ceux qui avaient étudié le criticisme
dans ces écrits.
Les idéologues repoussaient tous le kantisme, parce qu'ils
ne voulaient reconnaître aucun principe a priori. Quelques-uns,
ou tout au moins Daunou, lui reprochaient, en outre, de s'é-
chafauder sur des hypothèses invérifiables, consistant à sup-
poser à la pensée d'autres fonctions que celles qui apparais-
sent à l'observation intérieure, et, notamment, sur des hy-
pothèses relatives à l'action de ce qu'est l'esprit dans le mon-
de inconnaissable des choses en soi, exercée sur ce qu'il re-
çoit des choses en soi autres que lui-m^me. — L'éclectisme vint
dissiper les préventions contre l'idée d'une connaissance a
priori. De plus, il interpréta la théorie kantienne de la con-
naissance comme un sceplicisme qui, prélendant enfermer
toute la spéculation légitime dans les limites du monde des
phénomènes, n'attribue à la pensée rien qui ne soit de la na-
ture de ce qui se peut révéler à la conscience. Ce point du cri-
ticisme, interprété ainsi par les éclectiques, approchait donc de
ce qu'il aurait dû cire, au gré des idéologues.
L'idéalisme transcendental étant entendu d'une manière
semblable, il devient possible qu'il soit une théorie selon la-
quelle la connaissance a priori, non fondée sur l'expérience,
fonde l'expérience {autrement dit, une théorie selon laquelle
AfPKNDICK 335
la connaissance a priori, qui ne se règle pas sur l'expérience,
règle l'expérience) ; puisqu'une connaissance est un jugement,
et que juger est une des fonctions de l'esprit que nous pou-
vons avoir conscience d'exercer. Nous allons essayer d'indi-
quer comment peut s'établir et se justifier une interprétation
de cette sorte. Rappelons une fois de plus, mais sommairement,
la difficulté que cet idéalisme avait à résoudre ; nous verrons
ensuite quelle solution elle en reçoit quand on le conçoit
comme nous venons de k dire.
La thèse essentielle de l'idéalisme transcendental est que
« nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y
mettons nous-mêmes ». Selon Kant, le principe de causalité
est une connaissance a priori ; nous savons a priori qu'à tout
phénomène B correspond un phénomène A tel que chaque fois
que ce phénomène A arrive, le phénomène B suit. Donc, pour
cet idéalisme, c'est nous-mêmes qui mettons cette régularité
dans la succession des phénomènes, c'est nous qui faisons que
l'ordre dans lequel ils se succèdent est toujours le même. Mais,
comme Kant en a fait assez clairement la remarque (i), il est
fort difficile de le démontrer, même après qu'on a fait de la
causalité une catégorie ou forme de l'entendement ou de la
pensée ; au lieu qu'il est bien évident que les formes d'es-
pace et de temps des phénomènes leur viennent de nous, dès
qu'on a admis qu'elles sont les formes de la sensibilité. L'es-
pace et le temps étant les formes de notre sensibilité, le fait
que nous percevons les choses dans l'espace et le temps ré-
sulte de la nature de notre faculté de percevoir ; ces formes sont
imposées aux choses par notre sensibilité, donc par nous-mê-
mes. La causalité étant une forme de la pensée ou entende-
ment, il en résulte que nous pensons a priori (c'est-à-dire in-
dépendamment du fait que nous percevons des suites régu-
lières) que les phénomènes se succèdent régulièrement. Mais
penser n'est pas percevoir. Pour percevoir, il faut sentir ; et
penser n'est pas non plus sentir, autrement il n'y aurait pas
(1) Critique de la rais, pure, Kehrb., p. 106-108 ; Trem., p. 121-122.
336 LA FOnM\TIO.N HE 1,'lNFI.URNCF. KA^TIK^^E EN FRANCE
de pensée a priuri, iiidcpendanle de la sensation et de la per-
ception.On ne peut donc pas dire que notre pensée fasse la
régularité qu'il y a dans la succession de nos sensations, sans
laquelle il n'y aurait jamais de régularité dans la succession de
nos perceptions, sans laquelle nous ne percevrions jamais de
suites régulières de phénomènes. Et puisque les phénomè-
nes sont essentiellement des choses sensibles, comment affir-
merait-on que c'est noire pensée qui fait la régularité de leur
succession, comme l'idéalisme transcendental le prétend P
Rassemblons les raisons les plus forles, données par Kant
et par plusieurs de ses commentateurs, qui puissent soutenir
ce point capital de l'idéalisme transcendental, et nous aurons
par là indiqué comment doit s'entendre cette affirmation,
pour qu'elle soit légitime ou, du moins, vraisemblable.
Tout le monde sait distinguer l'ordre de la succession des
perceptions, qui est une suite d'états de conscience, d'avec
l'ordre de la succession des phénomènes réels, ou suite des
événements. Regardant une maison, nous voyons la porte,
puis les fenêtres, puis le toit ; Tordre dans lequel ces percep-
tions se succèdent ne représente pas une suite d'événements,
puisque en réalité la porte, les fenêtres, le toit, existent si-
multanément. Au contraire, si nous suivons des yeux un ba-
teau qui parcourt une rivière, l'ordre de succession des per-
ceptions de ses positions coïncide avec l'ordre dans lequel il
occupe successivement ces positions. Dans le premier cas, il
n'y avait qu'une succession subjective de perceptions ; dans le
second cas, il y a une succession objective d'événements (2).
Les perceptions seules ne suffisent donc pas à nous donner la
place dans le temps des phénomènes réels ; elles ne nous per-
mettent pas de décider si les choses que nous percevons les
unes après les autres se succèdent réellement ou si elles exis-
tent simultanément, ou si elles existent en effet les unes après
les autres, mais dans un ordre différent de l'ordre dans lequel
elles ont été perçues, comme cela arrive lorsque nous voyons
(2) Ibid., Kchrb., p. 181 et suiv. ; Trem., p. 2i-2 et suiv.
APPENDICE 337
au loin les mouvements d'une troupe et entendons ensuite la
voix de son chef qui les commande (3). Nos perceptions clant
■toujours successives, comment pouvons-nous donc savoir,
qu'est-ce qui nous fonde à dire, que tantôt leurs objets sont
simultanés, que tantôt ils se succèdent aussi et dans le même
ordre qu'elles, que tantôt ils se succèdent dans un autre or-
dre ? Qu'est-ce qui rend possible la connaissance de l'ordre
objectif des phénomènes ?
Puisque les perceptions ne peuvent à elles seules fon-
der cette connaissance, celle-ci doit reposer sur un princip-e
difi'érent d'elles, elle suppose une connaissance indépendante
de la perception, une connaissance qui ne se fonde pas sur
la perception, c'est-à-dire une connaissance a priori. Il faut
que nous sachions 0 priori quelque chose de l'ordre de la suc-
cession des phénomènes. Ce que nous en savons ainsi, c'est,
comme il a été dit plus haut, que tout phénom^ène arrive après
un autre phénomène après lequel il arrive toujours : tous les
phénomènes arrivent suivant « la loi de la liaison de la cause
et de l'effet ». — Il n'est pas besoin de rappeler qu'une telle
connaissance a pu s'acquérir au cours de l'expérience, acquisi-
tion qu'il appartient à la psychologie de décrire ; et que c'est
sa vérité qui ne peut se fonder sur l'expérience, non seulement
parce que notre expérience, toujours bornée à l'observation
de quelques faits, est impuissante à en vérifier l'universalité,
mais surtout parce que l'expérience des faits objectifs, dont ce
principe est la loi, est toujours fondée sur cette connaissance,
sur ce principe. Ainsi que nous allons le montrer, « nous
avons besoin de ce principe pour reconnaître quelle succes-
sion, en somme, est objective. » (4)
Comme ce que nous venons de dire permet déjà de le
soupçonner, et comme la suite achèvera de le faire voir, les
sens ne suffisent pas à nous donner un objet. L'objet, cor-
(3) A. Riehl, Philosophie der Grgemcart, ô^ édit., Il'OS, p. 1-23.
(^i) Riehl, Hclmhollz et Kanf, Revue de métaphysique et de morale,
1904, p. 500.
338 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
relatif du sujet, du « je pense », n'est jamais simplement sen-
ti ; il est pensé, c'est un concept de l'entendement (5). En tant
qu'objet du seul entendement pur, c'est un x ir^dctermina-
ble, c'est quelque chose dont nous ne pouvons rien savoir (6).
En tant qu'objet de l'expérience possible, existant dans l'espace
et le temps, c'est un phénomène que nous connaissons a priori
et que nous pouvons connaître a posteriori. Ce que nous sa-
vons a prioi'i de l'ordre des phénomènes, le principe de cau-
salité, et tous les principes de l'entendement, constituent en-
semble toute notre connaissance a priori des objets, notre
représentation a priori de la nature en général, le schème de
la nature (7). Cette représentation schématique est la règle
de l'enchaînement de tous les objets de l'expérience possible,
règle qui est leur unité, en laquelle consiste leur qualité d'ob-
jet, leur objectivité ; unité qui n'est autre que celle du a je
pense », l'unité de la conscience de soi ou du sujet. Nos percep-
tions ne peuvent être une représentation d'objets que dans leur
union ou leur accord avec cette représentation schématique.
Les schèmes purs s'alliant aux perceptions, les perceptions se
soumettant à ces schèmes, deviennent la « connaissance par
perceptions liées » ou expérience ou connaissance de la nature.
Comment toute la nature se soumet aux schèmes et aux
principes de notre entendement ; comment notre connaissance
indépendante de l'expérience règle l'expérience ; comment,
en particulier, nous imposons à tous les phénomènes la ré-
gularité selon laquelle nous savons a priori, par le principe
de causalité, qu'ils se succèdent ; c'est ce qu'il est maintenant
aisé de comprendre par les exemples que nous avons cités.
Nous ne pouvons regarder comme réel, comme objectif, nul
événement ou phénomène que nous ne regardions comme
conforme au principe de causalité, comme arrivant toujours
(5) Der Gcgenstand liegt nionials unmiltelbar ini Sinncseindruck, son-
dern wird durch die reinon Funklionen des Verstandes zu ilini hinzuge-
dacht. » Cassirer, Das Erkcnntnissproblcm, 2" édit., T. II, p. 681.
(C) Critique de. la rais, pure, Kehrb., p. 2j4 ; Trem., p. 264.
(7) Ibid., Kehrb., p. 222 ; Trem., p. 251.
APPENDICE SSg
et nécessairement après que certains autres sont arrivés. Si
nous sommes fondés à dire que réellement le commandement
du chef a précédé les mouvements de la troupe, c'est que
nous savons que le commandement a été l'une des causes, et
non l'effet, de ces mouvements, et que l'inversion de l'ordre
des perceptions a été l'effet de la différence entre la vitesse
de la propagation de la lumière et celle de la propagation
du son. Tant que nous ne possédons pas l'explication causale
des phénomènes, tant que nous ne leur avons pas assigné une
place dans un enchaînement nécessaire de toutes les choses,
nous ne sommes pas en droit d'affirmer qu'ils sont objectifs,
qu'il y a place pour eux dans l'ordre réel des choses, qu'ils
ne sont pas illusoires ; et tout jugement que nous portons
sur eux reste révisable (S). Un léger renflement que nous
voyons se former et se déplacer sur un voile, est un fait réel,
s'il est l'effet d'un soufle gonflant le voile ; c'est une illusion,
si l'ombre par laquelle un renflement est visible est l'effet
d'un corps opaque, mobile et interceptant partiellement la
lumière dont le voile est éclairé. Nous nous représentons comme
simultanées les parties de la maison que nos perceptions nous
donnent successivement, parce que nous croyons savoir que
cette succession apparente n'est que l'effet du mouvement de
nos yeux ou du changement de direction de notre regard ou
de notre attention (et aussi parce que nous pensons que le
toit, par exemple, agit sur les murs, sur lesquels il repose,
et que les murs réagissent sur le toit qu'ils supportent ; ce
que nous ne pouvons penser qu'au moyen du principe a priori
de la communauté ou « principe de la simultanéité suivant les
lois de l'action réciproque »). Expliquer une perception ou
apparence comme illusoire, c'est donc encore la rattacher
à d'autres phénomènes suivant des lois, et c'est cette explica-
tion seule qui nous autorise à tenir cette perception pour il-
(8) Creighton, Is the transcendendal Bgo an immcaning conception f
Philosoplncal Review, 1897, p. 165 et suiv.
54Ô La formation de l'influence kantienne en FRANCE
lusoire (9). C'est toujours par quelque principe a priori dé
l'entendement, que nous distinguons l'illusion de la réalité :
les phénomènes réels •sont cohérents, s'enchaînent dans un
ordre constant ; les apparences incohérentes, dont les objets
prétendus seraient contraires à cet ordre, sont des illusions,
des rêves. Bien plus, sans les schèmes et les principes o priori,
il n'y aurait pas même d'illusions, les perceptions seraient
moins qu'un rêve ; car aucune illusion, aucun rêve n'est abso-
lument incohérent : chaque illusion, de même que chaque
rêve, a au moins une certaine cohérence interne, en vertu de
laquelle nous les jugeons d'accord avec le schème, sans la-
quelle l'illusion, ou le rêve, n'aurait nul objet, ne nous présen-
terait rien que nous pussions prendre pour une réalité ; sans
laquelle, par conséquent, elle ne serait pas illusoire. Le schè-
me est la condition a priori de toute représentation d'objet,
vraie ou illusoire ; des représentations sont vraiment objec-
tives ou sont illusoires, selon la manière dont elles s'unissent
avec le schème, selon que les phénomènes qu'elles représen-
tent peuvent ou non s'insérer dans le système bien enchaîné,
unique, de la nature, — selon que, s'unissant au schème posé
a priori, comme des fils viennent s'insinuer et s'entrelacer
dans un canevas, elles le remplissent comme d'une broderie
unique, bien qu'immense et infiniment variée dans son des-
sin et ses nuances, ou qu'elles y brodent une multitude de
figures assez cohérentes en elles-mêmes, mais séparées les
unes des autres ou n'ayant entre elles que des rapports de
discordance. C'est donc toujours grâce à ce schème de la na-
ture, constitué et posé a priori par les principes de notre en-
tendement, qu'il existe des phénomènes réels et aussi des
apparences illusoires, et que nous faisons la distinction de
ceux-là d'avec celles-ci. De cette façon, par celle antériorité
logique de ces schèmes et de ces principes par rapport aux
phénomènes, s'explique la conformité de ces derniers aux
(9) Caird, The crilical philosophy o( Kant, T. I, p. 593, voy. sussi
p. 248 et suiv., 5-22, biH, ùU2, lui.
A^PE^DiCB i>4l
premiers. En ce sens on peut dire que la régularité de la suc-
cession des phénomènes leur est imposée par nous, (lo)
Mais toute cette explication laisse irrésolue la plus grande
difficulté. Elle fait bien comprendre que sans les catégories
et les principes a priori, les sens sont aveugles, ne nous font
percevoir aucun objet ; que, d'autre part, ces éléments a
priori sont eux-mêmes uniquement la forme vide des objets,
le schème de tous les objets ou d'une nature possibles ; et que
l'expérience des objets, la connaissance de la nature réelle,
n'existe que par l'union de ces éléments a priori et des don-
nées sensibles. Mais pour que nous connaissions par là des
objets (et, par conséquent, pour que nous connaissions notre
propre sujet, c'est-à-dire pour que nous ayons conscience de
nous-mêmes), il ne suffit pas qu'à notre pensée, possédant
originairement le schème de toute nature possible, des sensa-
tions quelconques soient données, il faut que des sensations
lui soient données dans un certain ordre. Chaque fois que
nous voyons un morceau de cire approcher du feu, nous le
voyons fondre. Si nous ne percevions pas des phénomènes
(tels que le rapprochement du feu et de la cire) après les-
quels nous en percevons invariablement certains autres (tels
(10) Cassirer, Das Eikennlnissproblem, T. II, p. 67-2-673.
La causalité dans la nature est l'enchaînement nécessaire qu'il y a
entre les phénomènes en tant qu'ils se succèdent, ou la liaison de leurs
changements ; c'est l'unilc de la pensée empreinte dans le changement ou
la succession. L'entendement, soumettant les phénomènes à sa loi de cau-
salité, en fait une suite ohjective, ramène leur succession à l'unité d'un ob.
jet ; il en fait un olijf^t, corrélatif nécessaire du sujet, par cela même qu'il
leur impose l'unité d'un objet, dons laquelle s'esprirne comme dans son
corrélatif ou comme par son reflet l'unité de la conscience de soi ou unité
du sujet ; unité de cohérence, ainsi que Villers l'appelait, qui est la forme
fondamentale de toute notre penrée, la loi universelle de toutes les fonc-
tions de notre entendement, dont les catégories sont, en quelque sorte, les
diverses déterminr.lions pures. Ce que sont les catégories, il est vrai, n'est
pas, selon Kant, tellement détcrminable par ce qu'est l'unité de la cons-
cience de soi, que nous puissions savoir pourquoi elles sont « de cette
sorte et de ce nombre « (C;i(., § 21). En le déclarant, Kant a peul-ctro,
pensé qu'elles sont déterminées aussi par quelque chose d'inconnai.->sabIe,
par le noumène auquel le sujcî — le « je pense » et son unité — est
attaché.
3^2 LA FOnMATION I)E l'inFLUENCE KANTIENNE EN FnANCE
que la fusion de la cire), notre concept de cause resterait
vide. Si nous cessions d'avoir de ces sensations (comme celles
au moyen desquelles nous percevons le rapprochement du
feu et de la cire) après lesquelles nous éprouvons toujours
certaines autres sensations (comme celles qui composent no-
tre perception de la fusion de la cire), une telle incohérence
de nos états, dont nous ne pourrions tirer aucune représen-
tation d'objets, serait la rupture de l'unité de notre cons-
cience, la dissipation de nous-mêmes dans ces sensations
éparses et incoordonnables. Le « je pense » ne les accompa-
gnerait plus comme leur sujet un et identique ; nous n'au-
rions plus conscience d'elles comme nôtres, comme d'états
nous appartenant ; car « j'aurais, dit Kant, un moi aussi
divers et d'autant de couleurs qu'il y a de représentations dont
j'ai conscience » (ii).
D'où vient donc cet ordre dans la succession de nos sen-
sations, cet ordre qui rend possible la perception des succes-
sions régulières, l'application du concept de cause et, par suite,
la connaissance des objets de la nature et la conscience de
nous-mêmes comme du sujet de toutes ces sensations ? Pour
cette question on peut imaginer au moins trois réponses dif-
férentes.
1° Cet ordre des sensations résulte de l'action de la chose
en soi, de même qu'en résulte tout ce que nous connaissons
d'elles par elles, c'est-à-dire tout ce que nous en connaissons
a posteriori.
2° Cet ordre vient de nous-mêmes. Il résulte d'un acte
que nous ne pouvons pas plus avoir conscience d'exercer que
s'il était un acte des choses en soi, il résulte d'un acte qui est
hors du temps comme le serait un acte des choses en soi ;
puisque autrement cet acte de l'esprit serait un phénomène et
supposerait, à son tour, un autre acte qui rendît compte de sa
régularité dans le temps, de la régularité de ses moments
(11) Cit. (h' In mis. pure, Kclirb., p. 061 ; Trem., p. 132, 2« édil. ;
voy. ;iussi Kclirl», p. iril ; Trem., p. 158, f^ édition.
'Successifs ou simultanés. L'acte qui produit cet ordre des sen-
sations est de la même nature, pour notre conscience, que
l'acte qui produit ces sensations elles-mêmes. L'un ne peut
pas se manifester à nous autrement que l'autre. Pour arriver
à concevoir qu'un tel acte soit néanmoins un acte de notre
esprit, il suffît de se rappeler que la suite de tous nos états,
y compris nos sensations, ne peut pas produire le moi auquel
ils appartiennent comme à leur sujet, la conscience une et
identique qui les enveloppe ; et que, par conséquent, le moi
suppose nécessairement un acte par lequel notre conscience
est engendrée de manière qu'elle tend (en toutes ses parties
successives ou simultanées) à ne former qu'une seule cons-
cience, un moi un et identique. Cela étant admis, il est fa-
cile de supposer que cet acte, qui peut être dit nôtre, soit
aussi ce qui fait que les sensations et tous les autres états
de conscience arrivent seulement dans l'ordre sans lequel la
conscience ne parviendrait jamais à cette unité et ne renfer-
merait jamais la représentation d'aucun objet. Ainsi, cet ordre
serait ce que nous imposons nous-mêmes à nos sensations ; il
serait ce qui résulte de ce que nous ne pouvons recevoir des
impressions que selon notre propre nature.
3° Cet ordre n'est vraiment expliqué par aucune des deux
hypothèses précédentes ; ni l'une ni l'autre ne peut être ri-
goureusement démontrée.
Nous pouvons remarquer tout de suite que si l'on veut,
malgré Kant, tenir pour absurde la notion de chose en soi,
la première réponse reviendra à dire que cet ordre doit s'expli-
quer de la même manière que tout ce qui est connu a pos-
teriori ; et, comme Kant explique par la chose en soi ce qui
est ainsi connu, que cet ordre est laissé sans explication dans
son système. Par là, la première réponse ne serait pas tout à
fait réduite à la troisième, puisque dans celle-ci on se garde
bien de soutenir que cet ordre doive recevoir la même expli-
cation que ce qui est connu a posteriori.
La seconde réponse, ou une autre semblable, est-elle se-
34/i LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCK
Ion ropiîiion de Kant ? L'acte qui y est défini n'ei?t-il pas ce
que Kant concevait et admettait comme la condition sans la-
quelle (( ce serait quelque chose de tout à fait accidentel que
des phénomènes pussent se ran^'er dans un enchaînement des
connaissances humaines ? » (ra) S'il faut entendre ainsi la
CrUiquc, cet acte est ce que des commentateurs ont appelé
« une opération qui a lieu dans les régions profondes de l'a-
perception transcendentale » (i3), « une action préconsciente
transcendentale de l'imagination productrice » (i/j), « les con-
ditions nouménales de l'unité de la conscience de soi » (i5).
Comme nous l'avons reconnu, il est peut-être [)lu3 facile
de faire paraître d'accord avec le texte de Kant une telle
intcrprélalion, que de donner la mcme apparence à une autre;
mais il est incomparahlement plus difficile de donner une
preuve satisfaisante d'un acte transcendental conçu d'une sem-
blable manière. Si, pour qu'il n'y ait rien d'accidentel dans le
fait que les phénomènes peuvent se ranger dans un enchaîne-
ment des connaissances humaines, il faut qu'il y ait un acte
qui fasse que nos sen?ations arrivent dans l'ordre que nous
avons dit, pourquoi supposerait-on, en outre, que cet acte et
ceux qui produisent les déterminations particulières des phé-
nomènes ne sont pas les actes d'une même chose ? Pour que
cette supposition devînt une vérité démontrée dans une phi-
losophie transcendentale, il faudrait démontrer que si cet acte
n'était pas nôtre, dans le sens que nous avons défini, nous
n'aurions pas une connaissance a priori de ce qui en résulte.
Quand on entreprend d'établir quelles sont les conditions
nécessaires d'une connaissance o prioj'i, on peut sans doute
commencer par supposer qu'il y a un acte inconnu dont dé-
pend la connaissance a priori, mais il n'est pas évident par là
que cet acte inconnu soit aussi l'acte, également inconnu, dont
(12) Crit. de la rais, pure, Kehrb., p. 151 ; Trem., p. ir»8, jre édit.
(15) E. Boutroux. Eludes d'Iiist. de la philos., p. 552-555.
(14) Vaihinscr, Die transcendentale Dedrihlion, p. 40 et suiv.
(15) N. K. Smith, voy. plus hniit, p. 171.
AÎ'PENJDIClî 34i>
•résulte la confonnll»'"' Jos phénomènes à cette connaîssance. Il
est assez peu i)ro!)l;iMc qu'on arrive jamais à rendre compte
d'une connaissance a priori par de tels actes transcendentaux
qui ne ressembleraient en rien aux fonctions que nous avons
conscience d'exercer (puisqu'ils feraient tout autre chose que
ce que ces fonctions produisent), et qui ressembleraient, en
tout ce qui s'en manifesterait à nous, aux choses en soi (puiS'
qu'ils feraient qu'à certains instants nos sensations sont
les mômes qu'à certains autres instants), choses par lesquelles
nous ne pouvons, selon Kant, nous rendre compte de la possi-
bilité d'une connaissance a priori.
Si l'on désespère de rien découvrir, dans la Critique ou ail-
leurs, qui prouve suffisamment, comme une condition né-
cessaire de la possibilité de la connaissance a priori, l'existence
d'actes transcendentaux ainsi entendus, devra-t-on -simple-
ment s'en consoler, de la manière que Paulsen conseille, en
se rappelant que Kant a avoué que lorsqu'il traite de certaines
questions liées à sa Déduction, trcnscendentale, il ne s'entend
pas très bien lui-même? (i6) Suivre ce conseil, ce serait retour-
ner à l'opinion que Daunou s'était faite sur ces difficultés, et on
serait amené à conclure, avec lui, que le criticisme repose,
en définitive, sur des suppositons gratuites, dont les prétendues
démonstrations se résolvent en des pétitions de principes. Au
contrai-re, l'idéalisme transcendental apparaîtra exempt de si
graves faiblesses, si l'on réussit à montrer qu'il n'a aucunement
besoin des hypothèses que nous venons de considérer. C'est ce
que nous allons tenter.
Nous voyons, par exemple, un corps solide se liquéfier,
sans voir le phénomène qui est cause de ce changement d'état ;
ou bien, pour prendre un autre exemple, nous voyons une ai-
guille qui se meut sur un cadran, tantôt à droite, tantôt à gau-
che, sans que nous percevions aucune différence entre l'état
(16) P.Tulsen, /. Kant, p. 170, note. Il ne convient peul-être pas de faire
grand état de cet aveu, la lelfre où il se trouve étant postérieure, de plus
de deux années, à la lettre où déjà Kant se plaignait à Selle de l'alfaiblisse-
ment de ses faculfés.
340 LA FOBMATION DE L'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
des choses à l'instant qui précède immédiatement celui où elle
tourne à gauche et l'état des choses à l'instant qui précède
immédiatement celui oii elle tourne à droite, si ce n'est quel-
ques différences aussi peu remarquables, pour la connaissance
de la cause, que celles qu'il y a toujours entre deux états de
choses suivis de mouvements se faisant dans le même sens. La
perception de tous ces mouvements, ou de la liquéfaction,
n'est pas tenue pour illusoire, parce qu'elle s'accorde avec tout
le reste de ce que nous apercevons, en ce sens que nous trou-
vons dans ce reste les effets de ces mouvements et les conditions
(physiques, psychologiques, etc.) qui doivent être réunies pour
que de tels mouvements soient perçus. Il se peut cependant
que nous soyons appelés à modifier ce jugement sur toutes ces
choses, mais il restera toujours que nous avons perçu quelque
changement sans en avoir perçu la cause ;. car s'il n'y avait
rien de réel dans le changement objectif que nous avons cru
percevoir, s'il n'y avait eu de changement que dans notre re-
présentation subjective, il s'ensuivrait encore évidemment que
nous avons éprouvé quelque changement sans en avoir perçu
la cause. Du fait que nous n'en percevons pas la cause, nous
ne devons pas moins affirmer que le changement a une cause.
Ce fait n'infirme nullement la vérité du principe de causalité.
(17). Au regard du seul principe a priori, il est donc indiffé-
rent que nous percevions ou non le phénomène qui est la cause
d'un changemenî ^ue nous percevons. On voit par là que si
nous percevons toujours certains jDhénomènes avec certains
autres phénomènes, si, en d'autres termes, il y a quelque ré-
gularité dans la suite de nos perception?, c'est un fait qui n'est
nullement nécessaire 0 priori et ne peut être connu a priori.
Ce fait n'exige donc aucune explication transcendentale. S'il
y a en nous quelque acte dont ce fait résulte, la philosophie
transcendentale n'a pas à le prouver ;puisque, si elle tentait
(17) « Comment prouver par rcxpérionce la non-réalité d'une cause,
alors que l'expérience ne nous apprend rien au delà do ceci, que rcttc
cause, nous ne l'apercevons pas ? » Fondements de la métaphysique des
mœurs, trad. Dcibos, p. loi,
APPE^DIG2 34?
de le faire, elle supposerait, ou elle viserait à établir, que le
fait résultant tic cet acte peut ètry connu a priori, ce qui est
faux (i8).
(18) Voici une objection qu'on pourrait nous faire, dont il importe de
montrer qu'elle ne peut rien contre notre explication.
Toutes les fois que nous percevons l'aiguille tourner à droite, il faut,
objectera-t-on, qu'il y ait, à l'instant immédiatement antérieur, dans notre
esprit de même que dans le monde extérieur, quelque chose qui n'arrive
pas lorsque c'est à gaucfle qu'elle va tourner. L'esprit comme phénomène,
considéré dans sa totalité, est fait non seulement d'états psychologiques
conscients, mais encore d'états psychologiques inconscients. Or, en vertu
des principes a priori de causalité, de communauté, etc., qui sont ensemble
ce qu'on peut appeler le principe du déterminisme, nous savons a priori
qu'il n'y a aucun changement en aucune des choses de la nature, qui ne
détermine quelque changement dans toutes les autres. Donc, de ce que
nous avons les mêmes perceptions quand l'aiguille va tourner à droite
que quand elle va tourner à gauche, il ne s'ensuit pas qu'il n'y ait aucune
différence dans nos états (pas plus qu'il, ne s'ensuit qu'il n'y ait aucune
différence dans les choses extérieures), il s'ensuit seulement que nous
avons de cette différence une perception inconsciente. Ainsi, l'irrégularité
qui paraît dans nos perceptions conscientes n'existe pas réellement dans
nos états mentaux pris dans leur totalité. Il y a en eux la même régularité
que dans tout le reste de la nature, dans tous les autres phénomènes. Et
comme cette régularité est connue a priori, l'idéalisme transcendcntal doit
l'expliquer par des actes transcendentaux de notre esprit, qui ne soient
aucune des propriétés ou fonctions que nous avons conscience d'avoir ou
d'exercer, ni aucune de celles qui sont inconscientes, celles-ci étant comme
celles-là du monde des phénomènes (c'est-à-dire des parties de la nature) ;
actes transcendentaux consistant à faire que tous nos états se produisent
seulement selon un ordre régulier.
A tout cela il faut répondre que l'idéalisme transcendcntal, pour rendre
compte de la régularité qu'il y a dans nos états, conscients ou inconscients,
pris ensemble, n'a pas à supposer des actes transcendentaux ainsi entendus.
Cette régularité de succession de nos états, dont certains sont inconscients,
étant une régularité qui n'apparaît pas, n'est pas celle dont nous avons
besoin, celle qu'il faut que nous percevions, pour arriver à connaître les
lois de la nature, ou simplement pour percevoir des objets. Ce dont nous
avons besoin, ce sont des suites régulières qui apparaissent, qui soient
perçues avec conscience ; ce qui peut nous manquer et nous manque en
effet quelquefois, comme le montre l'exemple de l'aiguille. Le fait que nous
percevons consciemment des successions régulières n'est pas connu a priori;
il pourrait ne jamais avoir lieu, sans que le principe de causalité fût
violé pour cela. Ce fait contingent par rapport à notre connaissance a priori,
ce fait qui par conséquent n'exige pas d'explication transcendentale, ou plu-
tôt les sensalions qui le constituent et qui ne sont pas moins contingentes,
nous permettent de construire, avec les schèmes et les principes a priori,
comme nous l'avons expliqué, toute notre connaissance de la nalure, c'est-à-
dire l'expérience, la nalure elle-même. L'expérience, la nature, sont né-
cessairement conformes aux schèmes, «aux principes a priori, qui en sont les
conditions premières ; tout y est d'une régularité parfaite. Nous ne pou-
3/jS LA rOU.MAÏION DE l'iNFLUEXCE kantienne en FRANCE
Lorsque les psychologues, les physiologistes ou les physi-
ciens voudront donner une explication naturelle de ce que nous
percevons constamment certains phénomènes avec certains au-
tres, il ne leur suffira pas de recourir au seul principe de cau-
salité, ils auront encore recours à quelques lois particulières.
Or, les lois particulières, selon Kant, ne sont pas connues
a piioii, aucun acte transcendental ne suffît à les déterminer
(19) ; Kant en donne une explication transcendante, il sou-
tient qu'elles sont déterminées par les choses en soi. On dira
donc que la philosophie transcendentale prouve que c'est de
la nature des choses en soi (qui sont les causes absolues de nos
sensations, taudis que les choses naturelles en sont seulement
les causes phénoménales, et, en ce sens, apparentes) que dé-
pend la régularité de nos perceptions, si l'on admet, avec
Kant, la réalité des choses en soi ; sinon, il faudra dire qu'elle
prouve simplement que cette régularité ne résulte d'aucun
acte transcendental.
En résumé, de quelque manière cjue les sensations arri-
vent, nous pouvons toujours affirmer, et nous affirmons né-
cessairement, qu'elles ont des causes, qu'elles font partie de
vons cnnnnUro la naliire qu'on nous réglont sur ces principes, c'est-à-dire en
considérant qu'elle ne comporte nulle lacune et que celles que les per-
ceptions peuvent parfois nous présenter doivent être comblées par d'autres
])hénomènes qui sont perçus dans d'autres circonstances ou qui ne l'ont
jamais été, t^îs que cpux que supposent les théories physiques afin de faire
régner partout cet e ''aînernent parfait, ou tels que les phénomènes in-
conscients que les ps';ciiologues supposent d'une pareille façon. les ptiéno-
mènes psychologiques inconscients sont donc, pour la connaissance hu-
maine, ce que sont les phénomènes extérieurs non perçus. A l'égard de
notre connaissance a priori, c'est un fait contingent, avons-nous dit, que
ceux-ci ne soient pas perçus consciemment ou que certa'ns d'entre eux
arrivent à l'être, et c'est aussi un fait contingent que ceux-là soient ïjicons-
cients ou que rertni"s d'entre eux arrivent à poindre dans la conscience ;
c'est également un fait contingent que la régularité qu'il y a nécessaire-
ment dans les phénomènes de l'une et de l'autre sorte soit ou ne soit pas
perçue. L'idéalisme transcendental peut donc expliquer la possibilité de savoir
a priori qu'il y a une même régularité dans les uns et dans les autres,
c'est-à-dire qu'il peut soutenir que c'est nous-mêmes qui la leur imposons,
exactement de la mêm.e manière que nous avons indiquée, sans recourir
à des actes transcendentaux entendus comme nous venons de le dire.
(19) Crit. de la raison pure, J(chrb., p. 681 ; Trem., p. 165, 2« édit.
VPPKNDICE 3^9
la suite des causes et des effets ; ainsi, elles se trouvent tou-
jours conformes au principe a priori de causalité. Nous ne
connaissons donc rien a priori de l'ordre de nos sensations ;
et, par conséquent, cet ordre n'est en rien produit par un acte
transccndcntal, un acte transcendental étant un acte que la
philosophie transcendentale prouve comme la condition néces-
saire de la possibilité de connaître a priori ce qu'il produit
Kant a dit : « C'est nous-mêmes qui introduisons l'ordre
et la régularité dans les phénomènes que nous appelons Na-
ture, et nous ne pourrions les trouver s'ils n'y avaient pas
été mis originairement par nous ou par la nature de notre
esprit. » (20). Cela peut se comprendre à l'aide de la conclu-
sion que nous venons d'établir, jointe à la façon dont nous
avons entendu l'action législatrice de la pensée. Quelles que
soient nos perceptions, nos sensations ou la suite de nos états,
nous affirmons nécessairement que les changements que nous
nous représentons au moyen d'elles ont leur cause ; nous de-
vons affirmer qu'ils sont des effets d'autres événements, quand
même nous ne percevons pas ceux-ci. Ainsi, et comme nous
l'avons dit, par le principe nécessaire de causalité nous po-
sons une réalité phénoménale plus étendue que la portée de
nos perceptions, une réalité indépendante de leur vicissitude,
une réalité objective, une nature. Nous concevons cette nature,
ses objets, les événements objectifs, non seulement comme
indépendants de nous, mais encore comme déterminant nos
sensations, qui par là font elles-mêmes partie de la nature,
puisqu'elles s'y trouvent liées par le même principe qui lie
entre elles toutes les choses appartenant à la nature. Mais nous
n'avons motif de penser que nous connaissons les objets, que
lorsque nous parvenons à nous les représenter non seulement
dans leurs lois universelles et nécessaires, mais encore dans
leurs propriétés empiriques, dans leurs lois particulières, de
sorte que nous puissions nous expliquer comme la conséquen-
ce de toutes ces lois la suite des sensations diverses qu'ils dé-
(20) ILid., Kchrb., p. 13i ; Trrn., p. 1G3, !'•« édit.
35o LA FORMATIOλ DE l'iNPLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
terminent on nous. Dans ces propriétés empiriques des objets,
dans ces lois particulières de la nature, qui sont évidemment
autant d'exemples de la conformité à des lois ou au principe
de causalité, nous retrouvons donc, par l'expérience, la régu-
larité que nous imposons nécessairement à la nature.
Mais de ce que nous avons mis originairement nous-mêmes
l'ordre et la régularité dans la nature, il ne s'ensuit pas que
nous puissions les retrouver : cette possibilité dépend de ce
que sont les lois parliculières, ou de ce qui fait ce qu'elles 'sont.
Si nos sensations étaient tout à fait incohérentes, si, leur or-
dre n'ayant rien de constant, elles n'offraient jamais de suites
se répétant ou suites régulières, notre entendement exigerait
néanmoins que la nature fût régulière, et elle le serait par
cela morne ; il exigerait toujours que la nature fût conforme
à des lois, mai? nous n'en connaîtrions aucune. Tout ce que
nous dirions de ces lois particulières, si nous étions encore
capables de dire quelque chose, se réduirait à ceci : elles sont
telles qu'elles déterminent en nous un si grand désordre que
nous ne pouvons pas arriver à les connaître.
Que nous puissions nous représenter des lois particulières,
c'est donc une chose contingente, en ce sens que cela ne ré-
sulte pas nécessairement de ce que notre entendement impose
ses lois a priori, à la nature. On dira, par suite, qu'en la ré-
gularité des sensations (qui pourrait être plus ou moins grande)
consiste une sorte d'accord ou d'harmonie entre nos sensa-
tions et nos facultés intellectuelles ; ou bien — si l'on consi-
dère, dans une explication naturelle, que cette régularité est
la conséquence de ce que sont les lois particulières' — on dira
qu'il y a un accord, une harmonie, entre les lois particulières
et notre faculté de connaître. Or, dans la Critique du jugement,
Kant parle d'un accord entre les lois particulières de la nature
et les lois universelles de l'entendement, accord que la pensée
humaine, selon lui, ne peut mieux s'expliquer que par la fi-
nalité de la nature. Cet accord n'est pas celui-là même dont
nous venons de parler ; c'est un accord dont l'absence ne nou3
APPENDICE 35l
empêcherait pas tant de connaître les lois particulières que
d'en faire un système où les moins générales fussent rangées
sous d'autres plus générales, celles-ci sous d'autres plus géné-
rales encore, etc. Mais cet accord, dont parle Kant, et celui
que nous avons défini offrent assez d'analogie entre eux pour
que l'un et l'autre reçoivent de sa philosophie une explication de
la même sorte. Ainsi, on dira que l'un, de même que l'autre, ne
peut s'expliquer, pour l'entendement humain, autrement que
comme le résultat d'une appropriation à une fin (21) ; que
celte explication, à laquelle nous sommes réduits en vertu de
la nature discursive de notre entendement, n'a pas même la
valeur objective propre aux phénomènes (22) et ne nous dé-
couvre point la nécessité de cet accord ; et qu'il ne pourrait
être compris vraiment que par un entendement intuitif, pour
lequel n'existerait plus « la contingence de laccord de la na-
ture avec l'entendement » (28). En effet, cet accord, que nous
constatons, ou le désaccord, s'il existait, est ou serait néces-
saire ; puisque l'existence de l'un ou de l'autre dépend de ce
sont les lois particulières, et que ces lois, par cela même qu'elles
sont des lois, « doivent être regardées comme nécessaires en
vertu d'un principe, quoique inconnu pour nous, de l'unité
du divers » (24). Ce principe, au dire de Kant, réside dans le
substratum suprasensible de la nature, qui est l'être en soi,
inconnaissable pour nous ; c'est-à-dire le substratum intelli-
gible de la nature, dont seule une intuition intellectuelle pour-
rait faire voir comment ce que sont les lois particulières en
est nécessairement déterminé (20).
On songera sans doute à opposer à cette interprétation
que, telle qu'elle la représente, la puissance législatrice attri-
buée dans ÏAnalytiquetranscendentalekVenlendement, laissant
contingent l'accord que nous avons défini et dont l'existence
(21) Crit. du ingénient, traci. Barni, T. I, p. 59.
(22) Ibid., T. II, p. 92.
(25) Ibid., T. II, p. 89.
(24) Ibid., T. I, p. 27.
(•25) Ibid., T. II, p. 110, 117.
352 LA FOHMATlOiN DE l'iXFLUENCR KANTUÎNNE EN PKANCE
n'est connue que d'une manière empirique, toujours sujette
à révision, laisse fort précaire la possiijilité oii nous sommes
de faire usage de notre entendement, ce qui semble ])ien con-
traire à l'intention de Kant. Mais, sans avoir besoin de soute-
nir que VAnalylique ne mène pas vraiment jusqu'au but que
Kant se flattait d'atteindre, on peut répondre qu'il a été lui-
même conduit à reconnaître que l'usage de l'entendement hu-
main dépend de l'ju'cord qu'il déclare contingent pour cet
entendemcnl même (26) ; et que, d'ailleurs, les principes qui
postulent cette harmonie indispensable à l'usage de notre fa-
culté de connaître ne sont pas des principes constitutifs, quoi-
que fondés dans la raison et non dans un « dessein intéressé » ;
ce qui revient à dire que cette harmonie n'est pas l'ordre, la
régularité que déterminent les principes de l'entendement et
que nous mettons dans la nature (27).
Un entendement qui connaîtrait la nécessité de l'accord
que nous trouvons entre nos facultés et les lois particulières,
accord qui a son principe dans l'être en soi,- serait un enten-
dement intuitif, c'est-à-dire un entendement qui se donnerait
à lui-même toutes ses intuitions par la seule conscience de soi-
même, et dont les représentation^ mêmes feraient exister tout
ce qu'il se représenterait en elles (28).
Notre entendement, qui ne produit aucune intuition et
ne peut que penser, ne connaît comme nécessaire que la léga-
lité de la nature — c'est-à-dire sa conformité à des lois, sa ré-
gularité — et non quelles sont ces lois ni les conséquences de
ce qu'elles sont. Il la connaît comme nécessaire, parce que la
régularité de la nature n'existe que par la représentation qu'il
en a (par le schèrae), la nature et sa régularité n'existant ni
en soi ni dans l'intuition sensible, laquelle ne donne à l'enten-
dement que les déterminations qu'il rapporte aux objets de la
nature en les unissant à son schème, mais ne peut donner les
(26) Crit. de la rais, pure, Kchrb., p. ?09-5i0 ; Trer.i., p. 529.
C27) Ibid., Kchrb., p. 508, 509, 517 ; Trciïi., p. 528, 521», 555.
(2i?) Ibid., Kehrb., p. 061, 6Ci ; Treni., p. 155, 156-157, 2« édit.
APPENDICE 353
objets eux-mêmes, ou la ratura, ni par conséquent les conte-
nir. La régularité que les intuitions sensibles contiennent, qui
existe, pour ainsi dire, hors de toute représentation que l'en-
tendement possède indcpeiidammcnt d'elles, ne peut exister
par aucune représentation de cette sorte, et elle ne pourrait exis-
ter par l'entendement que s'il pouvait faire autre chose que
penser, s'il pouvait produire la similitude que présentent entre
elles certaines intuitions qui suivent certaines autres intuitions
semblables entre elles.
Ainsi, de ce que la régularité de la nature existe lors même
qu'elle n'apparaît pas (lorsque nous percevons un changement
sans en percevoir la cause), on peut comprendre que notre
pensée soit législatrice de la nature, sans lui supposer pour
cela un autre pouvoir que celui de penser.
Toute l'interpréta lion que nous venons d'exposer se df
duit logiquement de ces deux propositio'ns de Kant, qui, selon
son intention la plus évidente, définissent son idéalisme et en
marquent les limites : i° (( Nous ne connaissons a priori des
choses que ce que nous y mettons nous-mêmes »; 2° « Mais
fournir plus de lois que celles sur lesquelles repose une nature
en général considérée comme conformité des phénomènes aux
lois dans l'espace et dans le temps, c'est à quoi ne suffit pas
le pouvoir qu'a l'entendement pur de prescrire des lois a priori
aux phéinomènes par de simples catégories » (29).
Cependant nous ne pensons pas qu'une telle intei'préta-
tion permette d'oublier toutes les autres, pas plus qu'aucune
de celles-ci puisse l'exclure de toute considération. Il y a
certes, dans la Critique, de quoi soutenir comme plus exactes
historiquement des interprétations contraires à celle que nous
présentons; c'est-à-dire comme reproduisant toutes les dé-
marches de sa pensée, tout ce qu'il a tenté en vue de justifier
la confiance qu'il avait, et dont ses œuvres témoignent, en la
stabilité de l'accord des données sensibles avec les conditions
sans lesquelles ne pourrait se former aucune représentation
(21)) Ibid., Kehrb., p. (38I ; Ticir,., p. VCo, 2" cùlt.
as
35j4 la f ' RMATION DE L*INFLUENCE KANTIENNE EN PRANCE
empirique de la nature,, aucune connaissance de ses lois par-
ticulières, — confiance qui, il faut le dire, ne se justifie
pas très bien par la théorie que nous avons exposée, quoique
celle-ci soit tirée rigoureusement des thèses capitales de son
criticisme.
Il nous semble du moins qu'une telle interprétation, en
comparaison de celles par lesquelles on a essayé, au début du
dix-neuvième siècle, de faire apprécier des Français le système
de Kant, eût présenté l'avantage de le rendre moins étranger
à la façon dont ils entendaient alors la spéculation philoso-
phique. Elle approche de cette rigueur que Villers avait
annoncée comme la qualité primordiale du criticisme, mais
qu'il n'avait pas su communiquer a son exposé et qu'on regret-
tait également de ne pas trouver chez Kinker. Elle permet de
comprendre la théorie kantienne de la connaissance autrement
que comme une théorie supposant dans l'entendement (aussi
caché que peut nous l'être une chose en soi) un « génie trans-
cent^ental et formateur )>, et se réduisant, ainsi que Daunou
l'avait remarqué chez Kinker, à une explication par un pouvoir
de faire ce qui est à expliquer. En montrant ce que l'idéalisme
transocndenlal devient quand on l'affranchit de toute suppo-
sition semblable, elle le présente exempt de ce qui faisait pa-
raître aussi singulière que Degérando l'a jugée la prétention
d'expliquer par cet idéalisme la certitude apodictique des con-
naissances a priori. Enfin, puisque ainsi elle le montre se gar-
dant autant d'affirmer que de nier de la pensée aucune pro-
priété de faire ce qui est impossible aux fonctions que nous
avons conscience d'exercer, elle le montre fidèle à la discipline
dont nul philosophe critique, d'après Cousin et la plupart de ses
disciples, ne pouvait s'écarter sans inconséquence.
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE (i)
Ampère, Fragments publiés par Barthélémy Sainl-Hilaire,
sous le titre : Philosophie des deux Ampère, Paris, 1866.
Voy. ci-dessous les documents qui concernent également
Maine de Biran.
Frédéric Aacillon, Mélanges de littérature et de philosophie,
Paris, 1809.
Louis Anc.llon, Jadiciuin de judiciis circa argumeniuin car-
tesianum pro exislentia Dei ad nostra usque letnpora latis,
Berlin, 1792.
Mémoire sur les fondements de la métaphysique, Aca-
démie de Berlin, 1799, publié en i8o3.
Essai ontologique sur iàme, Académie de Berlin, 1796,
publié en 1799.
Barcuou de PexNhoë.n, Histoire de la philosophie allemande de-
puis Leibniz jusqu'à Hegel, Paris, i836.
Sur Barcuou de PeiNhoën :
Balzac, Louis Lambert.
Picavet, Barchou de Penhoën, dans la Grande encyclo-
pédie.
Bautain, De l'enseignement de la philosophie en France, au
dix-neuvième siècle, Strasbourg, i833.
Philosophie du christianisme, Paris et Strasbourg, i835.
(1) Il ne faut pas voir dans ce simple index une table bibliographique
complète de l'introduction du kantisme en France. Une telle table for-
merait une liste au moins aussi longue que celle qui a été donnée par
M. Tronchon pour Herder en France, laquelle compte, en 70 pages, 855
titres. On en trouverait les premiers éléments, pour la dresser, dans les
ouvrages de M. Wittmer et dans ceux de M. Tronchon. — Pour le présent
index nous avons seulement retenu les écrits d'où nous avons tiré les
matériaux utiles à notre sujet. — Tous ces anciens écrits se trouvent soit
à la Bibliothèque nationale, soit dans les bibliothèques que nous désignons
à la suite de certains titres. .\ous donnons les cotes que portent à la
Bibliothèque nationale certains ouvrages rares qui n'y sont pas encore
catalogués.
.^56 LA FORMATION DE l'iNFLUENCE KANTIENNE EN FRANCE
Lettre à Monseigneur Lepappe de Trévern, évêque de
Strasbourg, 1837.
Philosophie morale, Paris, 18I12.
La morale de l'Évangile comparée aux divers systèmes
de morale, Paris, i855.
Frédéric Bérard, Doctrines médicales de Montpellier, Mont-
pellier, 1819.
Doctrine des rapports du physique et du moral, pour
servir de fondement à la physiologie dite intellectuelle et
à la métaphysique, Paris, 1823.
Maine de Biran, Œuvres, édit. Cousin, Paris, iS/ji.
Œuvres, édit. Naville, Paris, 1809.
Fragments du Journal intime, édités par E. Naville, dans
sa Notice sur un manuscrit inédit de Maine de Biran,
Paris, i85i.
Fragments contenus dans : E. Naville, Maine de Biran,
sa vie et ses pensées, Paris, 1807; 2® édit., 1874.
Quelques lettres inédites de Maine de Biran et de P. -A.
Stapfer, Revue chrétienne, 1875.
Ecrits réunis par A. Bertrand sous le titre : Science et
psycliologie, Paris, 1887.
Lettres inédites de Maine de Biran à A. -M. Ampère, Re-
vue de métaphysique et de morale, 1893.
Conversation avec MM. Degérando et Ampère, le 7 juH-
let i8i3, à Nogeni-sw-Marne, sous des berceaux de ver-
dure, publ. par M. Pierre Tisserand, dans la Revue de
métaph. et de morale, iqoô.
Note sur un mémoire de Selle, MSS.-NS. i35 (manus-
crits de l'Institut).
Commencement d'une nouvelle rédaction de l'Essai sur
les fondements de la psychologie, MSS.-NS. i36.
Sur Maine de Biran :
Kônig, Maine de Biran, der franzôsische Kant, Philoso-
phische Monatshefte, 1889.
Du même auteur, Die Entwickelung des Causalpro-
blems, 1S90, T. II, chap. sur M. de Biran.
Blessig, Fragments de lettres de Blessig et de Miiller à l'abbé
Grégoire, publ. par A. Gazier, Revue philosophique, 1888,
T. II, p. 56-59.
BuHLE, Histoire de la philosophie moderne, trad. A. J. L.
Jourdan, Paris, 1816, T. VI.
Sur BuHLE : • , .
Victor Cousin, compte rendu de cette Histoire, Archivea
philosophiques, 1817.
IlSiDliX BIBLIOGRAPHIQUE 357
Castillon, Mémoire sur la question de l'origine des connais-
sances humaines, Académie de Berlin, 1801, publ. en i8o4.
Victor Cousin, Du vrai, du beau et du bien, i" édit., Paris,
i83G, et les nombreuses éditions suivantes, refondues.
Fragments philosophiques, y édit., Paris, i838.
Traduction du Manuel d'histoire de la philosophie, de
Tennemannn (faite en collaboration avec Viguier), Paris,
iSSg.
Cours de l'histoire de la philosophie, Paris, i84i.
Cours d'histoire de la philosophie morale au dix-hui-
tième siècle, pendant l'année 1820, Paris, 1842.
Défense de l'Université et de la philosophie, Paris, 18/44.
Cours d'histoire de la philosophie moderne, Paris, 1846.
Philosophie de Kant, 3^ édit., Paris, 1857. La première
édition de cet ouvrage est la troisième partie du Cours
d'histoire de la philosophie morale..., 1842.
Fragments et souvenirs, y édit., Paris, 1807.
Premiers essais de philosophie, 4^ édit., Paris, 1862.
Leçons sur Kant, rédigées par Barni (manuscrit de la
Bibliothèque Victor Cousin).
Correspondance (Bibliothèque Victor Cousin).
Sur Victor Cousin :
Paul Janet, Victor Cousin et son œuvre, Paris, i885.
Barthélémy Saint-Hilaire, Victor Cousin, sa vie et sa cor-
respondance, Paris, i8()5.
Daunou, Note jointe à l'Arrêt burlesque. Œuvres de Boileau,
édit. Daunou, 1825, T. III.
Discours préliminaire sur la vie de La Harpe, dans l'édit,
Daunou du Cours de littérature, de La Harpe, Paris, 1826.
Cours d'études historiques, Paris, iS49. T. XX.
Annotations manuscrites sur l'Exposition de Kinker (Bi-
bliothèque do l'Université de Paris).
Degérando, Génération des connaissances humaines, Berlin,
1802.
Histoire comparée des systèmes de philosophie, relati-
vement aux principes des connaissances humaines, Paris,
i8o4, 2" édit., 1822 et i847-
Bapport historique sur les progrès de la philosophie de-
puis 1780 ; et sur son état actuel ; présenté à l'Empereur,
en son Conseil d'Etat, le 20 février 1808, par la classe
d'histoire et de littérature ancienne de Vlnstitut. Ce rap-
port a été publié en 1810, dans le recueil de Dacicr, Rap-
port sur les progrès de l'histoire et de la littérature... Degé-
rando l'a fait réimprimer à la fin du tome IV de son His-
toire, 2® édit., 2^ série.
Sur Degérando :
35S LA FORMATION DE l'iNFLUK.N'CE KANTIENNE EN FRANCE
Notice des travaux de la classe des sciences morales et
politiques pendant le dernier trimestre de l'an IX, par
le citoyen Lévesque, secrétaire, Mnnileur universel, 27 ven-
démiaire, an X.
De Gersflorf, Kant jur/é par Vlnstitut. Observations sur
ce jugement, par un disciple de Kant, et remarques sur
tous les trois, par un observateur impartial. Magasin en-
cyclopédique, 1802, T. IV.
Du même auteur, Sur les notions du temps et de l'espace,
Mao-asin encyclopédique, iSo3, T. T. Réponse de Dco^é-
rando à cet article. Magasin encyclopédique, i8o3, T. V.
Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, T. XII., chap. sur Ca-
mille Jordan.
Lettres de la baronne de Gérando, Paris, 18S0.
Edouard Herriot, M"^ Bécamier et ses amis, Paris, igo/i.
Hamy, Les IJumboldf et les Gérando, à propos de quel-
ques autographes. Académie de Lyon, 1906.
Destutt de Tracy, De la métaphysique de Kant, mémoire lu
le 7 floréal de l'an X, Académie des sciences morales et
politiques, T. TV.
Eléments d'idéologie, Paris, i8n5, T. III.
Engel, Sur la réalité des idées générales ou abstraites, Acadé-
mie de Berlin, 1801.
Griesinger, Traduction : Comment le sens commun juge-i-il
en matière de morale ? (i" section des Fondements de la
métaphysique des mœurs). Magasin encyclopédique, 1798,
T. HT, p. 65-72.
Traduction : Conjectures sur Ip développement progres-
sif des premiers hommes, Magas. encycl., 1798, T. III,
p. 73-87.
Traduction : De Végoisme (extrait de V Anthropologie) ,
Magas. encycl., 1799, T. V, p. 192-195.
GuizoT, Pédagogie de Kant, Annales de l'Éducation, 181 2,
T. IV.
Compte rendu des Leçons de philosophie, de J. S. Flotte,
Annales de l'éducation, i8i3, T. VI.
Henri Hei?je, L'Allemagne, publiée d'abord dans la Revue des
Deux-Mondes, décembre i83/i.
Hoehne (J.) (Wronski), Philosophie critique découverte par
Kant. fondée sur le dernier principe du savoir, Marseille,
an XI,' i8o3 (R. 3S.673).
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE 35g
Programme du cours de philosophie transcendentale,
Paris, 1811. (Bibliothèque Victor Cousin).
Messianisme, Paris, i83i.
Sur Hoehne-Wronski, voy., à la Bibliothèque polonaise, une
bibliographie po'ycopiée concernant ses œuvres, celles de
sa femme et celles de quelques-uns de ses disciples ou bio-
graphes.
JouBERT, Pensées et correspondance , !x^ édit., Paris, i864.
JouFFROY (Th.) Préface de la traduction des Œuvres de Reid,
i836.
Cours de droit naturel, 2® édit., Paris, i8^3.
Sur JouFFROY :
Tissot, Th. Jouffroy, sa vie et ses écrits, Paris, 1875.
Camille Aymonier, Th. Jouffroy, Pontarlier, 1919.
Keil (A.), Notice sur la philosophie et les ouvrages de M. Kant,
Magasin encyclopédique, 1796, T. III.
KiNKER, Essai d'une exposition succincte de la critique de la
raison pure, traduit par J. le F., Amsterdam, 1801, (R.
12.061).
Le dualisme de la raison humaine ou le criticisme de
Kant amélioré, Amsterdam, i85o-i852. (R. 4ooo9-4ooio).
Sur KiNKER :
Compte rendu de VEssai d'une exposition..., dans le
Journal des Débats, 12 ventôse, an X, et Spectateur du
nord, avril 1802.
Cocheret de la Morinière, Notice jointe au Dualisme de
Kinker.
A. Le Roy, L'Université de Liège, Liège, 1869, p. 3oo-
391.
Lalande (Jérôme Le Français de), Notice sur Sylvain Maréchal
avec des Suppléments pour le Dictionnaire des athées,
i8o5. (Cette Notice porte pour nom d'auteur : Jérôme de
la Lande).
Laverne (ou Léger-Marie-Philippe Tranchant, comte de la
Verne) :
Sous le pseudonyme Phil. Huldiger, traduction : Théo-
rie de la pure religion morale, considérée dans ses rap-
ports avec le christianisme, suivie d'Eclaircissements sur
la théorie de la religion morale, avec des considération.^^
générales sur la philosopliie de Kant, dans le Conservateur
de François (de Ncnfehâteau).
L. M. 'p. de Laverne, Lettre à M. Charles Villers, relati-
vement à son Essai sur l'esprit et l'influence de la Réfor-
36o LA FORMATION DE l/l.Vn V.nscr. KANTIENNE EN FRANCE
matlon de Luther, Pari?, an XII (i8o/i). (H. 15.787).
L. M. P. de Lavcrne, Voyage d'un observatcMr de la
nature et de l'homme, dana les montannea du c«nton de
Frihourçf, et dans les diverses parties du pays de Vaud,
en 1793, Paris, an XII, i8o/i.
Lezay-Marnésia (Adrien de), Traduction anonyme du Projet
de paix perpétuelle, Paris, 170^.
Massias, Du rapport de la nature à l'homme et de l'homme à
la nature, Paris, iSîîi-.tS.
Le prohlrmc de l'esprit humain, Paris, iS?.h.
Lettre à M. Stapfer sur le svsfhne de Kant et sur le pro-
blème de l'esprit humain, Pari?, 1S27.
Sur Massias :
Th RnyvSsen, Massias, dans la Grande encyclopédie.
Mercikh (Sébastien) :
l\otire des frnvau.r de la classp des scicn^'^es morales et
politiques, pendant le premier trimestre de Van A', par le
C. Lévesque, secrétaire, Mairasin encyclopédique, 1801,
T. V., p. 25o-252.
Entrefilé! inséré dans le Journal des Débats, le 21 plu-
viôse, an X.
De Vacte du moi, dans le Ma-fj^asin encvclopédique. 1802,
T. II, p. 79-83.
Sur Mkkcter :
Charles Monselet, Les oubliés et les dédainnés, Paris,
188.5.
Vov. anssi : Décade philo'^ophique, 10 et 20 floréal, an
Vîîl (T. XXV), p. 28S et 3or).
Méri\^. Paraît rie historiaue de nos d^ux r>hUosor>hies natio-
nales. Académie de Berlin, 1707, pnbl. en 1800.
MotlNIER :
J-oseph Monnier, T.rifrr sur ht philorop^'ie rie Kant, O?»
mensonqe, Map"psin cncvrlopériane, 1700, T. TTÏ, p. 33-3/(.
Edouard Mounîer et A!i.'?ust(' Ouvau, manuscrite sur la
,j^hilo'?oph!e de Kant. appartenant à la Société Ednenne,
à A.Ttun. niasse .T, cote 77 ter, et liasse X, cote i bis).
Sur les Monnier et Anflf. Duvau :
J. Roidoî,. Notice sur Joseph et Edouard Mounier, Mé-
moires de la Société Ednenne, Autun, t8.S5.
Charles .Toret, Un nro^ei^^eur à VInsfitu.t du Belvédère,
Aunusfe Duvau. traducteur, critique, biographe, nMurn-
liste. Revue j^erm.inique, 1007.
MûLLEB, voy. ci-dessus Blessig.
Index bibliographique 36 i
Peyer-Imiioff, Traduction des Observations sur le sentiment du
beau et du sublime, Paris, 1796.
PoRTALis, De l'usage et de l'abus de l'esprit philosophique du-
rant le dix-huitième siècle, Paris, 1820 ; 3® édition, i834-
Sur PoRTALis :
Frégier, Portalis, philosophe chrétien, Paris, 1861.
ScHÔN, Philosophie transcendentale ou système d'Emmanael
Kant, Paris, i83i (R. 5o.795).
J.-C. Schwab, Sur la correspondance de nos idées avec les
objets, Académie de Berlin, 1788-89, publ. en 1793.
Sur la proportion entre la moralité et le bonheur, rela-
tivement à un nouvel argument pour l'existence de Dieu,
Académie de Berlin, 1798, publ. en 1801.
G. ScHWEiGHAusER, SMr l'état actuel de la philosophie en Alle-
magne, Archives littéraires de l'Europe, i8o4, T. I.
G. -G. Selle, De la réalité et de l'idéalité des objets de nos con-
naissances, Académie de Berlin, 1786-87, publ. en 1792.
Précis d'un mémoire sur les lois de nos actions, Aca-
démie de Berlin, 1788-89.
M"* DE SxAiiL, Œuvres complètes, Paris, 1820.
Mémoires, Paris, 1861.
Souvenirs épistolaires de M""® Récamier et de M™' de
Staël, Mémoires de l'Académie de Metz, i863-64.
Sur M"« DE Staël :
Henry Crabb Robinson, Diary, réminiscences and cor-
respondence, Londres, 1869, T. I.
J.-M. Carré, il/™® de Staël et H. Robinson, d'après des
documents inédits, Rev. d'hist. littér. de la France, 1912.
Haussonville, M"*® de Staël et M. Necker, d'après leur
correspondance inédite, Rev. des Deux-Mondes, déc. igiS.
P. -A. Stapfer, Mélanges, Paris, i8/|,i.
De natura, conditore et incrementis reipublicœ ethicœ,
Berne 1797. (R. ii.^Sr).
Compte rendu d'un livre de Ma?sias, Revue encyclopé-
dique, T. XXXIII, 1827.
Kant, dans la Biographie universelle.
Briefwechsel, Bàle, 1891.
Sur Stapfer :
Viuet, Introduction aux Mélanges.
R. Luo-inhfjhl, P.-A. Stapfer, 'Varh, 1888.
Louis Bourbon, La pensée religieuse de P.-A. Stapfer,
Cahors, 1899.
SCa t\ rouMATio^ dm i,'i.\rLUE>..':i: K.\^THv^•^E en FRA^CE
E. Naville, Pestalozzi, Slapfer et Maine de Biran, Biblio-
thèque universelle, avril, i8ç)o.
Henri Dartig'ue, Paul Stapfer, Paris, 1918.
Thurot, De l'enlcndement et de la raison, Paris, i83o.
Valette, De l'enseignement de la philosophie à la Faculté des
Lettres, et en particulier des principes et de la méthode
de M, Cousin, Paris, 1828.
Vanderbourg, Trad. d'un fragment de Jacobi sur la morale
de Kant, dans Le Mercure étranger, i8i3, T. I, p. 2ii-2i3.
V1LLER8 :
(Attribuées à Villers), Lettres westphaliennes, écrites par
Monsieur le comte de R. M. à Madame de H..-, Berlin,
1797. (Bibliothèque universitaire et régionale de Stras-
bourg).
Notice littéraire sur M. Kant et sur l'état de la méta-
physique en Allemagne nu moment où ce philosophe a
commencé d'y faire sensation. Spectateur du Nord, 1798,
et dans le Conservateur, de François (de Neufchâteau) 1800.
Traduction : Idée de ce que pourrait être une histoire
universelle dans les vues d'un citoyen du monde, Spec-
tateur du Nord, 1798, et dans le Conservateur.
Critique de la raison pure, Spectateur du Nord, 1799,
et dans la 2^ édit. de la Philos, de Kant-
Philosophie de Kant, ou principes fondamentaux de la
philosophie transcendentale, Metz, 1801, (R i2o38) ; 2*
édit., Utrecht, i83o (Bibliothèque de l'Université de Paris).
Philosophie de Kant, aperçu rapide des bases et de la
direction de cette philosophie, fructidor, an IX, 1801 ;
réimpression dans les Kantstiidien, T. III, 1899, p. 1-9.
Kant jugé par l'Institut, et observations sur ce juge-
ment, par un ''iciple de Kant, Paris, an X, 1801 (Rp 1807).
Lettre de Charles Villers à Georges Cuvier sur une nou-
velle théorie du cerveau par le docteur Gall, Metz, 1802.
(Bibliothèque de l'Institut.)
Essai sur l'esprit et l'influence de la Réformation de
Luther, 180I1.
Emmanuel Kant, Archives littéraires de l'Europe, i8o4,
T. I.
Sur Villers :
Compte rendu de la Philosophie de Kant, Edinburg
Review, janvier, i8o3, p. 203-280.
Schelling, Œuvres, i" partie, T. V, p. 18/1-202.
Vaihinger, Briefe aus dcm Kantkreise, Altpreussische
Monafsschrift, T'. XVII.
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE 363
Vaihinger, compte rendu dos Briefe an Villers, Philo-
sophische Monatshefte, T. XVI, 1880.
Voy. aussi les ouvrages que nous indiquons au début
du chap. III, note 3.
Wronski, voy. Hoehne.
Ecrits anonymes :
Etat présent de la philosophie en Allemagne, Magasin
encyclopédique, T. XVIII, 1798.
Lettre au C. Millin sur une question d'idéologie (signée
P. S.), Magasin encyclopédique, T. XXVII, 1799, T. III,
p. 33-34.
Traduction : Traité du droit des gens, dédié aux sou-
verains alliés et à leurs ministres, extrait d'un ouvrage de
Kant, Paris, i8i4.
OUVRAGES GENERAUX
SUR LES ÉCRITS INDIQUÉS CI-DESSUS
BARTHOLivièss, Histoire philosophique de l'Académie de
Prusse, Paris, i85o.
A. CouNSON, De la légende de Kant chez les romantiques fran-
çais, (Mélanges Godefroid Kurtli, Liège, 1908).
Fr. PiCAVET, Les idéologues, Paris, 1891.
H. Tronchon, La fortune intellectuelle de Herder en France,
Paris, 1920.
Bibliographie, complément de l'ouvrage précédent.
L. VViTTMER, Charles de Villers, un intermédiaire entre la
France et l'Allemagne, et un précurseur de M™* de Staël,
Genève et Paris, 1908
Quelques mots sur Charles Villers et quelques docu-
ments inédits. Bulletin de l'Institut national genevois,
T. XXXVIII, 1909.
Voy. aussi les ouvrages que nous indiquons au début du cha-
pitre II, note I.
Ouvrages sur Kant (i)
É. BouTRoux, Études d'histoire de la philosophie, Paris, 1897.
Cours sur Kant, Revue des cours et conférences,
1894-96.
(t) Ici nous indiquons les ouvrages qui nous ont le plus servi pour
comparer les anciennes interprétations françaises à de plus récentes.
oC4 LA FOUMAllON DE l'iM LUENCE KANTIENNE EN FRANCE
Ed. Caiud, The critical philosophy of Immanuel Kant, Glas-
gow, 1889.
E. CvssiREn, Das Erkenntnissproblem, 2® édit., Berlin, 1911.
L. CouTURAT, De l'infini mathématique, Paris, 1896.
La philosophie des mathématiques chez Kant, Revue de
mclaphysique et de morale, 190^.
V. DKLnos, La philosophie pratique de Kant, Paris, 1905.
Sur la notion de l'expérience dans la philosophie de
Kant, Bibilotlièque du congrès de philosophie, Paris,
1902.
KôMG, Maine de Biran, der franzôsische Kant, Philosophische
Monatshefte, 1889.
Die Entwickelunq des Causalproblems, Leipzig, 1888-90.
Kant und die ISuturwissenschaJt, Brunswick, 1907.
Otto Ltebmann, Gedanken und Thatsachen, 190^.
A.-O. LovEJOY, Kant and the enqlish platonists (Essays philo-
sophical and psychological in honor of William James,
1908).
NoRMAiN Kdmp Smith, A commentary to KanVs critique 0/ pure
reason, Londres, 19 18.
Fr. Paulsen, Immanuel Kant, Stuttgart, 1898.
Radulescu-Motru, Zur Entwickelunq von Kant's Théorie der
I^'aturcausalitat, Philosophische Studien, 189^.
La conscience tran^ccndentale, Revue de métaphysique
et de morale, I9i3.
Renotjvier, Critique de la doctrine de Kant, Paris, 1906.
RiEHi., Der philosophische Kritizisnius, 2* édit., Leipzig, 1908.
HelmhoUz et Kant, Revue de métaphysique et de mo-
rale, 190/j.
Philosophie der Geqenvjart, 3* édit., Leipzig, 1908.
H. Vaihinger, Commentar zu Kants Kritik der reinen Vernunft,
Stuttgart, 1881-1892.
Die trcns^. ' lentale Deduktion der Kategorien, Halle,
1902.
J. Wat«o\, Kant and his enqlish critics, Glasgow, 1881.
The philosophy of Kant explained, Glasgow, 1908.
Index BTBLT00BAt>niQtJË 365
Œuvres de Kant
Pour les citations de la Critique de la raison pure, nous
indiquons les pagres de l'édition allemande de Kehrbach et celles
de la traduction française de Tremesaygues et Pacaud (édil.
de 1909). — Nous désignons simplement par Kani's Schriften
l'édiiion des œuvres complètes de Kant donnée par l'Académie
de Berlin.
TABLE DES MATIERES
PREFACE 3
Chapitre Premier. — L'Académie de Berlin 7
Chapitre II. — L'introduction de la philosophie kan-
tienne en France 33
Chapitre III. — Charles Villers 5i
Chapitre IV. — Destutt de Tracy, Daiinou et l'Exposition
de Kinker 1 25
Chapitre V. — Degérando. M"® de Staël 197
Chapitre VI. — A. -M. Ampère, Maine de Biran 287
Chapitre VII. — Portails, Massias, Stapfer, Frédéric Bé-
rard, Schôn 261
Chapitre VIII. — Victor Cousin, Théodore Joufjroy .... 286
CONCLUSION 321
APPENDICE 334
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE • 355
K.'T-'^'
m^
-«JÏCsa»"*- ■*—
-v.:,j-*'TBWi(v,v^- . --t >.
University of Toronto
Library
DO NOT
REMOVE
THE
GARD
FROM
THIS
POCKET
Actne Library Gard Pocket
Under Pat "Réf. Index File"
Made by LIBRARY BUREAU