Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lafriquepolitiquOObonn
/?
L'AFRIQUE POLITIQUE
EN 1900
DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RESERVES
E.-L. BONNEFON
CAPITAINE DU GENIE, BREVETE D ETAT MAJOR
L'AFRIQUE POLITIQUE
EN 1900
PARIS
Henri CHARLES-LAVAUZELLE
Éditeur militaire
10, Rue Danton, Boulevard Saint-Germain, 118
MEME MAISON A LIMOGES
D"
PRÉFACE
Il n'y a pas longtemps que F « informe Afrique » est décou-
verte, et déjà les ouvrages parus sur le continent jadis mysté-
rieux remplissent les bibliothèques.
Tantôt, c'est le récit des explorateurs, aux pages imprévues,
aux aventures surprenantes, aux appréciations inédites.
Ici, c'est le livre d'un savant aux observations précises, aux
déductions scientifiques ou aux théories audacieuses.
Ailleurs, l'historien s'attache à la vérité fugitive et propose
à l'avenir les enseignements du passé.
Partout le chercheur et le philosophe apportent leur contri-
bution à l'étude de l'Afrique et essaient de percer les ténèbres
qui voilent ce côté de la planète humaine.
Mais ce qui n'existe qu'imparfaitement, c'est un ouvrage
donnant la récapitulation annuelle des faits les plus récents
en les accompagnant des appréciations qui fixent, en quelque
sorte, la conclusion du passé et la préface de l'avenir. Un tel
ouvrage serait assurément utile, et c'est cette idée qui a in-
spiré l'étude qui va suivre.
Cette étude n'a pas de prétentions. Simple résumé des faits
les plus récents, recueillis aux sources qui ont paru les plus
sûres, et réunis en un faisceau serré qu'on pourra embrasser
d'un coup d'œil, son but est de rassembler les données poli-
tiques et géographiques fournies par le labeur incessant des
pionniers africains pour en tirer des conclusions relatives à
L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
l'avenir des sociétés européennes fondées sur les divers points
du continent noir.
Ailleurs, on trouvera des notions historiques plus ou moins
complètes, et nombreux sont les travaux de géographie et
d'exploration qui donnent, des pays africains, une idée sou-
vent nette, mais parfois seulement nuageuse.
Plus rares sont les appréciations d'ensemble, qui permettent
de dégager des événements présents l'idée du lendemain, de
prévoir la destinée des races et l'avenir réservé aux colonies
hâtivement semées çà et là sur la vaste étendue de l'Afrique.
Certes, la guerre du Transvaal est de nature à changer bien
des choses sur le continent noir. Il n'a pas paru nécessaire,
pour arrêter cette étude, d'attendre que toutes ses consé-
quences politiques se soient manifestées. 11 a semblé utile, au
contraire, de fixer la situation de l'Afrique au printemps de
1900, afin d'établir un terme précis de comparaison qui per-
mettra, en un moment quelconque de l'avenir, de mieux se
rendre compte du chemin parcouru.
Avant tout, et sur toutes les questions, on s'est placé au
point de vue des avantages que la France peut retirer des
choses de l'Afrique.
Au milieu des luttes internationales et des discussions inté-
rieures, en regard des hésitations de notre politique, des har-
diesses et des empiétements de nos rivaux, on a cherché à
discerner de quel côté se trouvent nos véritables intérêts, et
dans quelle direction il faut en poursuivre le succès.
La politique d'un grand peuple doit être faite de prévoyance
et d'esprit de suite. Une grande nation, vraiment respectueuse
de ses traditions et soucieuse de son influence, doit travailler
pour l'avenir encore plus que pour le présent.
C'est dans cette idée que l'on a essayé de déterminer
la conduite à tenir en présence des situations que la France
s'est créées en Afrique, ainsi que le moyen d'augmenter.
PREFACE /
pour nos neveux, le patrimoine constitué depuis trop peu
de temps et recueilli ça et là, un peu au hasard des événe-
ments.
Peut-être aura-t-on fait œuvre utile en contribuant à mettre
davantage en lumière cette parole si vraie de Prévost-Paradol :
« L'avenir de la France est en Afrique. »
E.-L. B.
20 Mars 1900.
INTRODUCTION
Derniers faits importants de l'histoire africaine. — L'expansion européenne. —
La colonisation, nécessité humaine. — Rôle de l'Amérique et de l'Extrême-
Orient à la fin du xix6 siècle. — L'Afrique, annexe économique de l'Europe. —
Lutte du fétichisme, du mahométisme et du christianisme en Afrique. — Facultés
colonisatrices des Européens et en particulier des Anglais. — Mise en exploitation
de l'Afrique.
L'Afrique, tirée de sa léthargie depuis un demi-siècle à
peine, a vu se développer, par brusques soubresauts, des évé-
nements dont la répercussion a été profonde sur l'orientation
politique et économique des peuples de l'Europe.
La France s'est trouvée mêlée à la plupart de ces événe-
ments; mais, de toutes les nations qui se sont occupées des
choses africaines, aucune n'y a pris part au même degré que
l'Angleterre. On peut constater, en effet, que toutes les ques-
tions soulevées en Afrique ont été les conséquences de la
politique anglaise, surveillante attentive et jalouse du désir
d'expansion qui s'est emparé, depuis vingt ans, de la plupart
des puissances européennes.
Poussée par des influences étrangères désireuses de voir son
activité et son attention détournées des choses de l'Europe, la
France commença son expansion coloniale par la conquête
de la Tunisie, bientôt suivie de celle du Tonkin. A ce moment,
le gouvernement allemand, occupé à consolider et à équilibrer
son édifice politique, ne songeait pas encore à créer entre ses
10 l'afrique politique en 1900
peuples, par l'acquisition de colonies communes, un nouveau
motif d'unité. Il en était encore à méditer la parole prononcée
par le prince Bismarck après la guerre franco-allemande :
« Je ne veux pas de colonies ! Pour nous autres Allemands,
des possessions coloniales seraient exactement ce qu'est la
pelisse pour certaines familles nobles de Pologne qui n'ont pas
de chemises. » (1871.)
Mais les vœux politiques, même sincèrement énoncés, ne
tiennent pas contre la nécessité et l'enchaînement des faits.
L'Allemagne, à force d'observer et d'analyser l'état d'esprit
colonial des peuples voisins, entraînée surtout par son déve-
loppement économique, finit par se persuader que les raisons
qui forçaient l'expansion des autres s'appliquaient à elle-même,
et elle suivit, mais de plus loin, l'action commune.
L'Italie l'avait déjà précédée, autant par l'inquiétude que
lui causait l'émigration de ses agriculteurs que par suite de
son désir de gagner l'amitié de l'Angleterre, sa nouvelle
alliée.
La voie de la Russie était tracée en Asie. La Hollande, l'Es-
pagne et le Portugal avaient assez à faire en cherchant à con-
server les épaves d'un domaine colonial qu'on s'apprêtait à
leur disputer. Mais la Belgique ne tardait pas à entrer en scène,
et le roi Léopold se faisait reconnaître, au moment opportun,
la possession des immenses territoires du Congo.
L'expansion européenne se produisait ainsi tout à coup, par
suite de causes multiples, les unes tenant à la nature même
de l'homme, d'autres prenant leur source dans la situation
politique et économique créée dans le monde par la guerre de
1870-1871; d'autres enfin provenant de l'excès de civilisation
de l'Europe, de sa surproduction industrielle, et de la partici-
pation aux affaires européennes des pays d'Amérique et
d'Extrême-Orient.
INTRODICTIOX 11
11
La faim, qui, suivant le proverbe, fait sortir le loup du bois,
jette aussi les nations en dehors de leurs frontières habi-
tuelles.
Tant que les peuples sont restés isolés, repliés sur eux-
mêmes, sans posséder les communications nécessaires pour
entrer en contact intime et faciliter les échanges matériels
et moraux, l'humeur naturellement vagabonde des hommes
ne trouvant guère à s'exercer qu'à travers les mers. Du choc
des intérêts et des relations de toutes sortes jaillissaient des
civilisations diverses, qui prenaient naissance et se dévelop-
paient tout le long du rivage des mers; tandis qu'ailleurs,
livrés à un isolement plus complet encore, certains peuples
orientaient leur génie dans une direction particulariste et ne
demandaient qu'à leurs propres ressources, matérielles et
morales, la satisfaction de leurs besoins et la réalisation de
leur idéal.
Alors on pouvait diviser l'humanité en deux groupes plus
ou moins confondus de populations commerçantes, les navi-
gateurs et les agriculteurs : les uns, poussés par la nécessité
et l'espoir du gain, cherchant à procurer à leurs semblables le
supplément de denrées qu'un sol parfois ingrat ne pouvait
leur fournir; les seconds, avides de recevoir et de transmettre
par voie d'échanges les produits qu'ils ne cultivaient pas eux-
mêmes.
Durant de longues périodes de siècles, l'humanité vécut
ainsi en casiers parfois distincts, chaque nation conservant
son individualité propre et sa civilisation particulière, sans
trop s'inquiéter d'établir par terre, avec les peuples voisins,
des relations que la précarité des voies de communication
rendait difficiles à entretenir.
Mais du jour où, sous des impulsions diverses : curiosité,
nécessité, soif de jouissances et désir de conquêtes, les moyens
de transport se furent perfectionnés, les besoins de l'homme
12 l'afrique politique en 1900
civilisé augmentèrent rapidement; et, du contact des peuples,
de leurs rapprochements, de l'échange de leurs idées et de
l'adaptation mutuelle de leurs habitudes naquit une civili-
sation cosmopolite qui devait, par la force des choses, devenir
de plus en plus raffinée et exagérée.
Peu à peu, les peuples que la nature avait fait cultivateurs
devinrent industriels, autant par désir d'utiliser, au profit de
leur fortune, leur main-d'œuvre, leur habileté et les produits
de leur sol, que par ]a nécessité qui s'imposait à eux de s'affran-
chir des tributs économiques payés à l'étranger.
Plus tard, l'appât du gain tiré des exportations détermina,
par l'enchaînement logique des faits, une surproduction indus-
trielle qu'il fallut écouler, et l'on vit naître, dès lors, les sys-
tèmes économiques de protection ou de liberté des échanges,
qui tendent de plus en plus à régler, quoique diversement, les
rapports extérieurs des peuples civilisés.
Cette nécessité de satisfaire à des besoins factices de plus
en plus impérieux amena l'homme civilisé, sous le vernis
duquel on retrouve si facilement le barbare, à imposer par la
force sa volonté et ses sentiments égoïstes. Sous prétexte de
civiliser les races dénommées « inférieures », il ne songea, le
plus souvent, qu'à leur faire absorber les produits de son
industrie et qu'à exiger au rabais, en échange d'une civi-
lisation mal adaptée et d'une valeur parfois contesta-
ble, les denrées de leur pays et même les produits de leur
travail.
Ces races primitives ne s'y trompèrent pas toujours, et les
révoltes qui soulevèrent souvent, contre les Européens, les
peuplades de leurs possessions africaines suffisent à le dé-
montrer.
Ce besoin d'expansion, qui s'est traduit par une sorte d'in-
stinct colonisateur imposé à la plupart des peuples de l'Europe,
dérive donc directement de l'héritage du passé et des condi-
tions politiques et économiques particulières à l'ancien monde.
11 faut aussi se souvenir qu'il a eu, comme nouveau et très
actif stimulant, les relations multiples créées entre des socié-
tés rivales et aussi, pour beaucoup, la crainte que certaines
1NTR0DICTI0N 13
races ont fait naître au sujet de l'avenir des nations euro-
péennes.
III
L'Extrême-Orient et l'Amérique constituent, pour la sécu-
rité économique sinon politique de l'Europe, un danger qui
s'affirme tous les jours plus menaçant.
L'Amérique, agricole et industrielle, ne fait plus mystère,
depuis longtemps, de son intention de nous chasser, lorsque
son organisation économique sera achevée, des marchés amé-
ricains et de venir ensuite jusqu'en Europe faire concurrence
à nos produits. La doctrine de Monroe, considérée comme un
axiome politique par tout bon citoyen des États-Unis, est une
arme commerciale aussi bien que politique, et l'exclusion des
Européens du territoire américain est considérée comme devan t
être le prélude de l'invasion de l'Europe par les produits
d'outre- mer. On s'est depuis longtemps inquiété des symp-
tômes divers qui précèdent les grandes luttes, et la guerre
hispano-américaine n'a été qu'une escarmouche précédant
des batailles plus décisives.
Le danger, de ce côté, est au moins aussi redoutable et
peut-être plus immédiat que celui qu'on cherche à conjurer
en Extrême-Orient, où les victoires du Japon et les compéti-
tions européennes ont eu le double effet de donner confiance
aux Japonais dans leurs destinées, en stimulant en eux des
ambitions exagérées, et de réveiller la torpeur de l'empire
chinois en lui prouvant qu'après tout la civilisation euro-
péenne peut avoir de bons côtés.
On se rappelle les dures conditions de paix imposées par les
Japonais à leurs voisins : le paiement d'une forte indemnité,
l'occupation provisoire des pays conquis, la cession de For-
mose et des Pescadores, l'abandon de toute visée sur la Corée.
L'orgueil des Chinois abattu et leur dynastie ébranlée gra-
vement, on a vu le gouvernement japonais, bien placé pour
connaître la psychologie de l'Ame chinoise, prendre une offen-
14 l'afriqle politique en 1900
sive diplomatique non moins énergique que son action mili-
taire et rêver d'établir sa suprématie en Chine sans montrer
trop d'égards pour les intérêts européens.
Cette manifestation de la politique japonaise, inattendue et
alarmante pour l'Europe, lui a imposé l'obligation de sur-
veiller plus attentivement que jamais les faits et gestes de ce
peuple intéressant, énergique et considéré jusqu'ici comme
peu redoutable.
Plus alarmant encore est l'essor que menace de prendre
l'industrie japonaise. Si l'empire du Soleil-Levant s'est senti
de taille à reconstruire l'édifice vermoulu de l'empire chinois,
et à guérir, pour en faire son serviteur, l'homme malade de
l'Extrême-Orient, il s'est montré également décidé à utiliser
les deux civilisations qu'il s'est données, celle de l'Orient et
celle de l'Occident, pour créer un outillage et des moyens
industriels dont la mise en action s'est déjà révélée par des
coups sensibles portés au commerce de l'Europe (1).
A l'heure actuelle, les Japonais sont partout au delà des
Indes. Ils cherchent, tout autant que l'Europe, à envahir la
Chine au point de vue commercial par les procédés européens,
comme ils l'ont envahie militairement en mettant de côté les
préceptes chinois qui les avaient si longtemps guidés. « On ne
fait pas un clou avec du bon fer, dit un proverbe chinois, ni
un soldat avec un honnête homme. » Les Japonais ont préféré,
à cette maxime orientale, les procédés occidentaux, et le ré-
sultat a été de leur donner une écrasante supériorité sur leurs
voisins. Profitant en même temps, dans l'ordre industriel, des
qualités de leur race, habituée à se contenter de peu et à vivre
de maigres salaires, ils se gardent de rien emprunter à l'Occi-
dent en ce qui concerne le bien-être de l'ouvrier et le relève-
ment de son moral. Grâce à une main-d'œuvre abondante et
d'un bon marché inouï, ils en sont venus à menacer, aux
(1) Certains diplomates japonais considèrent déjà l'Europe comme une collecti-
vité vieillie et usée. Le comte Okuma a prononcé jadis les paroles suivantes :
« L'Europe montre déjà des symptômes de décrépitude; le siècle prochain verra
ses constitutions en morceaux et ses empires en ruine. »
INTRODUCTION 15
Indes, le commerce anglais des cotonnades. Leur houille va
jusqu'à Aden faire concurrence aux charbons anglais et on
prévoit le jour où ils en exporteront jusqu'en Europe (1). Aux
Philippines où leur nombre augmente et augmentera sans
cesse malgré l'invasion américaine, aux îles Sandwich où
leurs 20.000 émigrants ont réclamé des droits politiques, en
Australie où ils sont accueillis comme commerçants et comme
ouvriers, les Japonais transportent les procédés de la mère
patrie et se font les propagateurs de ses produits (2).
Depuis longtemps, ils sont arrivés au Tonkin, en Cochin-
chine, à Java; ils ont établi au Siam des colonies agricoles, et,
aux Indes, des comptoirs commerciaux.
Leurs compagnies de navigation sont en train de remplacer
les navires européens dans les mers de Chine et, depuis long-
temps, le pavillon japonais a fait son apparition dans les ports
européens (3).
Pendant ce temps, la Russie perfectionne son industrie,
termine le transsibérien, continue sa vigoureuse poussée en
Asie, inquiète partout l'Angleterre et s'apprête à se donner
des débouchés exclusifs.
(t) Aux Indes, la consommation du charbon japonais a atteint 11G.000 tonnes
(1893). 108 kilog. de ce charbon ont un pouvoir calorifique égal à 100 kilog. de
Cardiff, mais son prix, aux Indes, est 50 p. 100 moins cher. Le Cardiff est devenu,
en Extrême-Orient, un combustible de luxe. Le charbon japonais va aux Etats-
Fuis et jusqu'en Australie. A Singapour, il vaut 12 à 13 francs, alors que le char-
bon anglais est payé 25 francs.
(2) Les cotonnades anglaises sont particulièrement menacées. Dans les dix der-
nières années, les exportations de cotonnades entraient pour 25 p. 100 dans les
exportations générales de l'Angleterre, représentant un chifïre de 1.300 millions.
L'Inde absorbait 30 à 40 p. 100 de ce chiffre; elle s'est mise à lutter contre l'An-
gleterre et est en train de ruiner les fabricants du Lancashire. Le Japon, à son
tour, est venu exporter ses cotonnades dans l'Inde, dont il menace la fabrication.
67 fabriques du Lancashire ont perdu environ 10 millions en 1893, tandis que
37 fabriques japonaises donnaient de 8 à 28 p. 100 de dividendes en employant
5,780 ouvriers payés 0 fr. 43 par jour et 19,219 ouvrières payées 0 fr. 21. Ces sa-
laires, payés en argent, ne représentaient, au cours du change, que 0 fr. 22 et
0 fr. 10 par jour.
(3) L'importation des soies, d'Extrême-Orient en France, est de 325.225 kilog.,
alors que celle de tous les autres pays est de 285,000 kilog. Alors même que la
hausse de la main-d'œuvre japonaise ait été de 100 pour 100 depuis 18%, le kilog.
de soie ne revient qu'à 60 francs au Japon tandis qu'il est de 90 francs en Fiance.
(Séance du Sénat du 3 février 1899.)
16 l'afrique politique en 1900
Tous ces indices sont autant de menaces pour l'avenir
industriel de l'Europe occidentale, et la fermeture possible
des marchés de l'Extrême-Orient aux objets manufacturés
de l'Occident crée aux nations européennes l'obligation de
chercher ailleurs des débouchés nouveaux.
Telles sont les causes des précautions prises par toutes les
puissances occidentales, en face du réveil économique depuis
longtemps prévu de la race jaune, pour assurer la sauvegarde
de leurs intérêts matériels ou moraux. Il n'est pas jusqu'aux
questions religieuses qui ne viennent prendre parti dans la
lutte.
On avait remarqué, déjà avant la guerre sino-japonaise,
les efforts tentés par le sultan de Constantinople pour lier des
relations avec le Japon. La protection des musulmans qui
peuplent les provinces méridionales du Céleste-Empire, qui
en forment la partie la plus énergique et qui, depuis l'insur-
rection des Taïpings, sont tenus en suspicion par les Chinois,
fournissait au sultan un terrain d'entente facile avec les
Japonais. Ainsi s'expliquent les envois d'ambassadeurs entre
deux pays qui semblaient, au premier abord, n'avoir rien de
commun, et le voyage de ce navire de guerre destiné à
montrer au Japon le pavillon du commandeur des croyants,
et qui trouva, pendant la traversée, une fin si tragique.
Une action analogue a été envisagée par la papauté, qui,
effrayée peut-être de l'infériorité numérique des diverses
communautés chrétiennes en regard des masses humaines
disciplinées par les religions asiatiques, cherche à grouper,
dans une alliance commune, sous le patronage du pontife
romain, les chrétiens de toute origine et de toute race.
C'est là une grande idée, digne du cerveau d'un Léon XIII;
mais ses conséquences, si intéressantes soient-elles à envi-
sager, ne sauraient être analysées dans cette étude spéciale
aux choses africaines.
INTRODl'CTIOX 17
IV
De tous les pays qui ont, à des époques diverses, tenté les
navigateurs et les explorateurs, le premier reconnu, au moins
dans sa partie septentrionale, et celui qu'on a mis le plus de
temps à explorer dans ses détails, est certainement l'Afrique.
C'est cette partie du monde qui est aujourd'hui désignée
pour servir de débouché à l'Europe, autant à cause de sa
proximité que par suite de la facilité relative avec laquelle
ses populations se laissent dominer.
Dès les origines, « l'informe Afrique » (1) a subi l'empreinte
de l'Europe après celle de l'Asie. Des conquêtes successive-
ment entreprises par l'Europe chrétienne et par l'Asie musul-
mane devait naître fatalement le conflit qui depuis long-
temps déjà est passé à l'état aigu. De ces deux religions
d'essence supérieure, toutes les deux civilisatrices à des
degrés divers, le nègre fétichiste subit d'abord l'influence de
la religion musulmane; et la propagation du mahométisme
en Afrique eut pour premier effet de faire luire un rayon
civilisateur sur cette « terre des monstres ».
On s'est demandé pour quels motifs les populations des
plateaux du Soudan se distinguent des autres peuplades
nègres de l'Afrique par leur beauté physique. On a vu, dans
ce fait, le résultat de la salubrité relative du pays, situé en
dehors des limites de la forêt dense dont les miasmes défor-
ment et abâtardissent les races autochtones. Mais on y a
constaté aussi l'effet produit par l'influence d'une religion su-
périeure telle que la religion de Mahomet, si souvent décriée,
malgré ses facilités d'adaptation aux besoins moraux et ma-
tériels des peuples primitifs et méridionaux.
Ce puissant instrument d'une civilisation relative n'a-t-il
pas été capable de répandre une certaine grâce et un sourire
(1) Elisée Reclus, Géographie universelle.
Afrique polit.
18 l'afrique politique en 1900
particulier sur les branches de la souche nègre commune
qu'il a pu atteindre et civiliser? C'est ce qu'ont pu constater
des explorateurs tels que les Stanley, les Monteil, les
Binger, qui ont trouvé partout les peuples musulmans de
l'Afrique dans un état de civilisation plus avancée que les
races noires fétichistes.
On ne peut s'empêcher de remarquer, en effet, que, là où le
mahométisme n'a pas pénétré, le fétichiste obéit toujours à
des pratiques hideuses; il tue et souvent dévore son ennemi
vaincu. Le musulman se contente de le réduire en esclavage
et de le faire servir à ses besoins et à ses plaisirs. Le chrétien
relève l'homme à terre et lui rend sa liberté.
L'introduction du mahométisme en Afrique a donc été, il
faut le reconnaître, un premier bienfait pour les peuplades
autochtones et fétichistes, qui ont pu, sous son influence,
acquérir un assez haut degré de civilisation. Si les Arabes
chasseurs d'esclaves ont soulevé l'indignation du monde
civilisé, on ne peut en rendre leur religion entièrement res-
ponsable.
Aujourd'hui se livre en Afrique une lutte sans merci entre
les deux religions, lutte dont l'issue ne saurait être douteuse.
Là-bas l'ennemi de l'Européen c'est le musulman , tant que
son fanatisme ne saura pas s'accommoder de transactions
avec le roumi, et qui doit, ou disparaître par refoulement, ou
modifier sa religion. Sur ce dernier point, il ne semble pas
que la tâche soit impossible et que l'on ne puisse arriver un
jour à faire vivre côte à côte, grâce à une réforme religieuse
ou à un retour vers la religion primitive dégagée de fana-
tisme, des populations qu'il serait impossible de mettre en ce
moment sur le même pied d'égalité ou même simplement au
contact.
Jusque-là, l'Européen est condamné à conserver à l'égard
du musulman l'attitude du vainqueur. Le temps, ce grand
dissolvant de toutes choses, aidé par la raison et la fusion des
idées, parviendra peut-être à rapprocher deux fractions hu-
maines que les siècles, encore moins que les hommes, ont
séparées de plus en plus jusqu'à nos jours.
INTRODUCTION 19
Mahomet, qui a donné le Coran comme une loi immuable, a
conseillé aux musulmans de vivre en paix avec les chrétiens.
Dieu ne vous défend pas d'être bons et équitables envers ceux
qui n'ont point combattu contre vous à cause de votre religion et
qui ne vous ont point bannis de vos foyers. Tu reconnaîtras que
ceux qui sont le plus disposés à aimer les fidèles sont les hommes
qui se disent chrétiens. [Le Coran.)
Déjà, en 1841, le maréchal Bugeaud obtenait des ulémas de
Kairouan la consultation (1) suivante :
Quand un peuple musulman, dont le territoire a été envahi par
les infidèles, les a combattus aussi longtemps qu'il a conservé
l'espoir de les en chasser, et quand il est certain que la continuation
de la guerre ne peut amener que misère, ruine et mort pour les
musulmans, sans même chance de vaincre les infidèles, ce peuple,
tout en conservant l'espoir de secouer leur joug avec l'aide de Dieu,
peut accepter de vivre sous leur domination, à la condition
expresse qu'il conservera le libre exercice de sa religion et que les
femmes et les filles seront respectées.
Il y a de nombreuses années, la société asiatique de France
recevait d'Abd el Kader un ouvrage musulman qui contenait
les lignes suivantes :
Tous les prophètes, depuis Adam jusqu'à Mahomet, se sont ac-
cordés sur les points fondamentaux : tous ont proclamé l'unité de
Dieu et l'obligation de lui rendre un culte Les modifications
survenues à diverses époques portent sur des principes de circon-
stance, sur des dispositions qui ont été utiles en un moment et qui
ne le sont pas dans un autre On voit qu'au fond ces trois reli-
gions (chrétienne, juive, musulmane) n'en font qu'une, et (pie les
distances qui les séparent ne portent que sur des points de détail.
On pourrait les comparer aux enfants d'un même père qui sont nés
de mères différentes. Si les musulmans et les chrétiens voulaient
m'en croire, ils se mettraient d'accord et se traiteraient en frères
pour le fond et pour la forme.
(1) Par l'intermédiaire de Léon Roches, interprète en chef île l'armée d'Afrique,
qui obtint des docteurs de Kairouan la fettoua (consultation) ci-dessus avec l'aide
de Tedjini et de ses mokadems i 19 août 1841 . De Kairouan, Roches partit, sous
l'habit musulman, pour aller soumettre la fettoua à l'approbation des docteurs du
Caire et de La Mecque- Il L'obtint au Caire le6 aovembre 1841 el à La Mecque en
janvier I8i2, malgré l'opposition faite par Senoussi dans l'assemblée [medjelès]
des ulémas de La Mecque.
20 l'afrique politique en 1900
Ces deux consultations, qui semblent se compléter l'une
l'autre, sont assurément remarquables : elles ont aussi le
mérite d'ouvrir un vaste cbamp d'espérances à tous ceux qui
ne croient pas à la fatale irréductibilité de la religion mu-
sulmane.
On peut dire que tous les peuples sont colonisateurs.
Gela résulte de l'amour du changement, de la curiosité de
l'inconnu et du désir de bien-être que tout homme a au cœur.
Les migrations des peuples antiques et l'expansion coloniale
moderne sont, à ce point de vue, des phénomènes du même
ordre.
Ce qui manque à certains peuples, ce sont les institutions
propres à activer l'émigration. Et ce qui le démontre, c'est que
les Français, après avoir été au xvne et au xvme siècle,
parmi les premiers colonisateurs du monde, paraissent avoir
perdu momentanément leurs facultés migratives. Or, les qua-
lités de la race sont restées les mêmes ; mais, entre les Français
qui ont fondé les sociétés du Canada et de la Louisiane, et ceux
du temps présent, il y a la différence créée par les institutions
de deux époques distinctes. Les Anglais, qui ont conservé
précieusement leurs traditions, leurs lois et leurs mœurs (l)r
sont restés ce qu'ils étaient autrefois au point de vue coloni-
sateur. Leurs qualités de peuple migrateur se sont même
perfectionnées proportionnellement, pourrait-on dire, au dé-
veloppement de leurs facultés commerciales.
Aujourd'hui, l'Angleterre est beaucoup moins une nation,
au sens élevé du mot, qu'une agglomération d'intérêts parti-
culiers puissamment soutenus, sur tous les points du monde,
par une solidarité qui fait le fond de la politique anglo-
saxonne. La protection efficace dont jouit le citoyen anglais
(1) En premier lieu la liberté de tester.
INTRODUCTION 21
envers et contre tous, mise en parallèle avec l'indifférence
que la plupart des autres États manifestent pour les intérêts
particuliers de leurs nationaux, est une des raisons qui provo-
quent le plus l'émigration des Anglais.
Ceux-ci, disséminés en sociétés plus ou moins nombreuses
sur tous les points du globe, sans jamais perdre de vue le sol
natal et les intérêts généraux de leur immense empire, se
sont habitués peu à peu à n'être étrangers nulle part et à
considérer le monde comme une grande annexe de leur petite
patrie.
C'est ce sentiment- qui inspirait, en juin 1896, la conclusion
suivante d'un discours du leader de l'impérialisme, M. Cham-
berlain :
L'avenir de l'Angleterre dépendra surtout de la population an-
glaise d'au delà des mers. Nos compatriotes nous quittent en
nombre de plus en plus grand pour se rendre dans des pays
lointains, et nous souhaitons que les terres où ils se rendent soient
aussi anglaises que celle qu'ils quittent, et qu'eux-mêmes conti-
nuent à entretenir nos aspirations communes pour la grandeur de
la race britannique. Les forces qui tendent à la cohésion de l'em-
pire sont supérieures à celles qui tendent à le désagréger.
On a dit maintes fois que tout succès d'un peuple étranger
sur le terrain colonial était considéré par les Anglais comme
un empiétement sur leurs droits; et il est juste de remarquer
qu'il n'a pas manqué, en Angleterre même, d'esprits éclairés
et généreux pour dénoncer ce travers du caractère britan-
nique.
On rapporte que sir Charles Dilke, causant avec un homme
politique anglais des traités africains conclus en 1894, se
serait écrié : « On n'a pas confiance en nous ! » Ce mot rap-
pelle la parole prononcée par Wellington, en 1818, au Con-
grès d'Aix-la-Chapelle : « Notre nation est honnête, mais
nos diplomates manquent de probité politique. »
L'histoire de l'Angleterre et, sans remonter bien loin dans
le passé, les récents événements d" Egypte, du Venezuela, du
Transvaal, sans parler des mille incidents soulevés par la
politique britannique, donnent à cette parole une confirma-
l'afrique politique en 1900
tion éclatante. Il n'est pas jusqu'aux atteintes portées aux
droits des nations plus faibles, telles que le Portugal et les
Boers, qui n'aient soulevé jusqu'en Angleterre l'indignation
de la partie la plus saine de la population.
On a attribué à lord Salisbury, alors lord Cranbourne, les
paroles suivantes, prononcées à propos des affaires du Dane-
mark, en 1863 :
L'Angleterre a une échelle mobile pour sa politique étrangère.
Elle empoche sans mot dire les affronts des puissances de premier
ordre, et elle tend même l'autre joue à un nouveau soufflet. Elle se
tait et rumine son ressentiment avec les États ses égaux. Au con-
traire, avec les faibles, elle se plaît à tirer une vengeance éclatante
et à leur demander compte de tous les ennuis dont elle n'a pas osé
se faire dédommager par leurs auteurs.
L'aventure de Fachoda fournit la confirmation de ces appré-
ciations, de même que le développement en Chine du conflit
anglo-russe et la guerre du Transvaal.
Il est piquant, en tous cas, de voir l'homme politique qui
jadis dénonçait au monde les vices de la diplomatie de son
pays jouer plus tard le rôle que l'on sait dans les questions
coloniales récentes. Quantum mutatus.,.1
Le chef du parti opposé, M. Gladstone, faisait profession
d'idées analogues :
Nous sommes impopulaires dans le monde entier, disait-il. Les
Français ne nous aiment pas. Les Hollandais nous haïssent, et,
d'ailleurs, c'est naturel. Les Allemands nous ont montré, à propos
de l'affaire du Transvaal, comment ils étaient disposés pour nous.
Or, quand un homme est délesté par tous ses voisins, on ne peut
s'empêcher de se demander ce qu'il a fait pour le mériter. Et de
même je ne peux m'empêcher de me demander si cette impopu-
larité de l'Angleterre n'est pas, en grande partie, sa faute. Avcz-
vous remarqué que, ces temps derniers, l'Angleterre s'est plusieurs
fois soumise à un arbitrage international et que toutes les fois la
décision des arbitres a été contre elle? C'est là, pour moi, un sujet
de réflexion des plus affligeants (1).
(1) Propos de Gladstone, recueillis par M. Vollemache.
Le même recueil contient d'autres idées intéressantes de Gladstone :
h L'avenir est, pour moi, un mystère. Impossible de deviner ce qui va venir. »
u Ni la démocratie ni la science ne m'effrayent autant, pour l'avenir, ipiw
INTRODUCTION 23
Sans parler des revirements de la politique anglaise dans
le conflit sino-japonais, de l'action diplomatique engagée à
propos de l'Egypte, ces paroles reportent le souvenir vers
les divers litiges soulevés un peu partout, dans ces derniers
temps, suivant les nécessités des intérêts anglais.
On n'a pas oublié l'ultimatum au Portugal et la délimitation
forcée de ses territoires africains; le litige avec le Brésil au
sujet de l'île de la Trinité; le conflit avec le Venezuela, pour
les territoires aurifères de la Guyane; le bombardement de
certaines localités ottomanes du golfe Persique, et bien d'autres
actes, récemment complétés par la guerre du Transvaal.
La politique anglaise, toujours renouvelée des mêmes pro-
cédés, a valu à l'Angleterre un empire africain dont on n'eût
pas osé soupçonner le futur développament, il y a seulement
vingt-cinq ans.
A cette époque, elle ne possédait, sur le continent africain,
que l'étroite colonie du Cap, avec quelques comptoirs sur la
Gambie, en Sierra Leone, sur la côte de Guinée, et sur celle
des Somalis.
Ces possessions étaient, en somme, de minime importance,
et l'Angleterre avait préféré porter ses regards vers d'autres
régions plus renommées par leurs ressources et leurs des-
tinées commerciales immédiates.
Le développement des colonies anglaises d'Afrique a com-
mencé le jour où, par crainte de voir les Indes lui échapper,
l'Australie et le Canada s'émanciper, les marchés de l'Ex-
trême-Orient passer aux mains de ses rivaux, elle a été
forcée de comprendre la nécessité de créer de nouveaux et
importants débouchés à son commerce.
■ Certaines de ces raisons ont également déterminé d'autres
l'amour de l'argent. C'est là qu'est, à mon avis, le plus grand mal et le pire
danger. »
L'expansion coloniale ne saurait comprendre M. Gladstone parmi ses partisans :
« J'ai toujours soutenu, disait-il, que nous sommes liés à nos colonies par des
liens d'honneur et de conscience. Mais l'idée que des colonies ajoutent quoi que
ce soit à la force de la mère patrie, c'est là, pour moi, une idée aussi stupide que
les plus sombres superstitions du moyen Age. »
Mornons nous à enregistrer ces paroles, suns rechercher si elles ont été con-
formes aux actes des divers ministères présidés par M. Gladstone.
24 l' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
puissances européennes, la France, l'Allemagne, le Portugal,
à créer des colonies africaines ou à augmenter l'étendue de
leurs possessions, tandis que l'ambition poussait l'Italie en
Abyssinie et que le roi des Belges faisait l'acquisition du
Congo.
Cette expansion si brusque des intérêts européens en
Afrique est l'œuvre des vingt dernières années et restera
une des caractéristiques de la dernière partie du xixe siècle.
Déjà, avant la guerre du Transvaal, les colonies étaient fon-
dées, les protectorats établis, les sphères d'influence détermi-
nées, toutes les côtes étaient occupées, et il semblait qu'il n'y
avait plus place, en Afrique, que pour les compétitions riva-
les, mais pacifiques, de voisins mal délimités.
L'action britannique dans le Sud de l'Afrique est venue
ouvrir à la diplomatie des aperçus nouveaux et créer des
inconnues redoutables.
Si le commerce de l'Afrique a augmenté dans des propor-
tions considérables, il ne faut pas se dissimuler que nous
sommes encore bien loin du moment où le continent pourra
être livré tout entier aux entreprises des Européens.
Les voies de communications, ce puissant moyen de civi-
lisation et de pacification que les Romains, nos maîtres en
colonisation, employaient avant tout autre, sont encore à
l'état embryonnaire. Des essais remarquables ont cependant
été tentés, mais on constatera que les Français se sont mon-
trés, sur ce point spécial, bien plus timides que leurs rivaux.
C'est cependant dans les routes et les chemins de fer que
l'on est d'accord pour trouver le moyen le plus rapide et le
plus sûr de répandre les produits et les idées, de faciliter
l'accès des régions à conquérir, de frapper l'esprit des indi-
gènes et de leur donner une haute idée de la puissance ma-
térielle et de la valeur intellectuelle, sinon morale, de leurs
conquérants.
Plus encore par les chemins de fer que par la force, on
parviendra à faire reculer la barbarie et à prendre action sur
cette matière malléable et instable qu'est la population nègre.
INTRODUCTION 25
On verra, dans le cours de cette étude, que cette question a
été envisagée, au point de vue français tout au moins, avec
des détails qui nous attireront peut-être le reproche d'avoir
été trop audacieux dans nos idées. Ce reproche n'est pas pour
nous déplaire, car nous avons l'idée arrêtée que bien du
temps et bien des forces ont déjà été perdus, et que, nous
trouvant en retard sur nos voisins, nous devons, pour ré-
tablir 1" équilibre, doubler les étapes et redoubler d'énergie.
Notre extension territoriale, réalisée à la fois pour con-
server notre situation dans le monde et pour empêcher nos
rivaux de prendre notre place, a attiré aussi toute notre
attention, et nous l'avons longuement envisagée.
Ainsi que l'a dit le général Philebert, « la solution géo-
graphique est aussi la solution politique, commerciale, mili-
taire. C'est la forme du terrain qui jalonne les conditions de
prépondérance et d'autorité. »
Ce précepte de stratégie coloniale nous a souvent guidé
dans l'étude de l'avenir de nos possessions; et son applica-
tion continue, réalisée par ceux qui ont la charge de nos
destinées, serait de nature à nous assurer, sur le continent
noir, la grande situation que nous devons tenir autant de
nos traditions que des droits acquis par l'énergie de nos
explorateurs et par le sang de nos soldats.
L'AFRIQUE POLITIQUE
EN 1900
ÉTUDE SUCCESSIVE DES RÉGIONS AFRICAINES
Les géographes, pour étudier l'Afrique, ont divisé le conti-
nent en Afrique septentrionale, occidentale, orientale, cen-
trale, australe. Ces diverses dénominations concordent assez
peu avec la forme même de cette partie du monde.
L'Egypte, par exemple, appartient autant à l'Orient qu'au
nord de l'Afrique, et on ne sait trop s'il faut placer le Came-
roun dans l'Afrique centrale ou occidentale.
Il y a, pensons-nous, une autre méthode à employer pour
étudier l'ensemble du continent : c'est de suivre ses côtes, de
faire le périple de ce bloc de territoires et, tout en conservant
les anciennes divisions, de parler de l'hinterland en même
temps que l'on envisage le littoral.
Telle est la marche que nous suivrons dans notre étude, en
commençant par les pays les plus rapprochés de l'Europe,
c'est-à-dire par l'Afrique septentrionale, et en continuant par
les côtes occidentales, australes et enfin orientales.
On étudiera l'Egypte en dernier lieu, en la rattachant aux
territoires orientaux, tels que l'Abyssinie, avec lesquels elle
a eu, de tout temps, des contingences politiques d'un intérêt
spécial, et on commencera immédiatement par la Tripolitaine
et le pays de Barka.
er
CHAPITRE r
AFRIQUE SEPTENTRIONALE
Coup d'œil très général et très sommaire sur l'Afrique septentrionale, partout
étudiée. Questions à envisager spécialement dans ce volume.
L'Afrique septentrionale, qui comprend, avec le Sahara, les
pays africains baignés par la Méditerranée, n'est, de nos
jours, malgré les différences de coutumes et de religion, et à
cause de la facilité des communications et de la multiplicité
des contacts, qu'une sorte de prolongement de l'Europe.
Parmi ces contrées, le Sahara se distingue, il est vrai, par des
caractères nettement tranchés, des populations très particu-
lières, une civilisation et une histoire encore peu connues.
Mais, des cinq pays qui s'étendent en bordure de la Méditer-
ranée, l'Algérie, la Tunisie, l'Egypte, gravitent dans l'orbite
de l'Europe; la Tripolitaine, tous les jours plus investie et
plus fréquentée, ne peut tarder à tomber sous la dépendance
immédiate d'une puissance européenne. Le Maroc, seul, quoi-
que fort entamé, cherche à conserver, avec un soin jaloux,
mais sans trop y réussir, sauf dans l'intérieur, les mœurs d'un
autre âge et l'isolement où il parait se complaire.
Ces régions, déjà très étudiées, et dont les moindres événe-
ments sont chaque jour reproduits et analysés par toute la
presse, nous paraissent nécessiter, dans l'ensemble de notre
étude, un examen moins prolongé que les pays plus lointains
et moins connus. On trouvera sur chacun d'eux des ouvrages
30 l'afrique politique en 1900
spéciaux, traitant longuement les questions qui les con-
cernent. Aussi, nous nous bornerons, pour ne pas agrandir
indéfiniment le cadre de cette étude, à envisager rapidement
les derniers et plus importants événements qui s'y sont
déroulés. Mais nous insisterons, par contre, d'une manière
plus particulière, sur les relations de ces pays avec les autres
régions de l'Afrique, et nous ferons une exception en ce qui
concerne les récents événements d'Egypte, question brûlante
qui passionne une partie de l'Europe et que nous étudierons
en même temps que l'Abyssinie.Ces événements, qui forment,
comme ceux du Transvaal, un épisode saillant de l'histoire
de l'Afrique, méritent, en effet, d'être étudiés à la fois dans
leur genèse, dans leurs détails et dans leurs conséquences.
TRIP0L1TAIXE 31
Tripolitaine et pays de Barka.
Tripolitaino. — Belle situation. — Rivalités européennes. — Relations avec le
Soudan. — Intérêts de la France.
Pays de Barka. — Son isolement. — Avenir possible.
Tripolitaine.
Comme tous les pays soumis à la domination turque, la
Tripolitaine continue à se complaire dans un isolement relatif
que parait respecter, pour le moment, l'accord tacite des na-
tions intéressées.
Sa belle situation, dans un enfoncement de la côte, les
relations de commerce et d'alliances qu'elle a établies avec le
Bornou et le Sahara central devraient en faire un pays privi-
légié, pour peu qu'une administration sage et prévoyante sût
tirer parti de ses ressources et favoriser les éléments de pros-
périté qu'elle possède.
A défaut de la Tunisie, les Italiens ont depuis longtemps
jeté leur dévolu sur la Tripolitaine, et il est certain qu'au lieu
de tenter la fortune en Erythrée, ils eussent volontiers essayé
de prendre pied à Tripoli si leur diplomatie avait pu endormir
la vigilance de la Turquie, de la France et aussi de l'Angle-
terre, qui, en raison de son installation à Malte, aime peut-
être mieux voir Tripoli colonie française que possession ita-
lienne.
Cestce qui parait résulter de la Déclaration franco-anglaise
du 21 mars 1899, qui attribue à la France l'arrière-pays de la
Tripolitaine, indispensable pour assurer la jonction de nos
territoires africains et sur lequel ni la Porte ni l'Italie n'a-
vaient de droits réels à faire valoir.
32 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Cette Déclaration, dont nous donnons plus loin le texte (1),
et qui, avec la Convention du 14 juin 1898, forme, pour l'a-
venir, la base de nos droits africains vis-à-vis de l'Angleterre,
souleva, au premier moment, les protestations de la Turquie
et l'émotion de l'Italie. L'opinion publique italienne ne fut cal-
mée, malgré le rapprochement économique franco-italien et
la présence de notre escadre aux fêtes de Cagliari, qu'après les
explications fournies par notre ambassadeur et le discours
prononcé au Sénat, le 24 avril 1899, par le ministre des
affaires étrangères, l'amiral Canevaro. Il convient de citer ici
les passages principaux de ce discours, qui précise l'attitude
de l'Italie à l'égard de ce nouveau traité :
Après l'occupation de la Tunisie, il devint évident que le dessein
de la France était d'étendre son influence au delà des confins méri-
dionaux du be'ylicat, en avançant dans les régions où l'hinterland
algérien se confond avec l'hinterland tripolitain.
La Turquie, au contraire, tandis qu'il lui répugnait de négocier
avec la France pour ne pas définir clairement les limites de la Tri-
politaine et dans la crainte que les négociations ne pussent paraître
la reconnaissance de la France sur la Tunisie, ne faisait rien pour
prendre possession de l'hinterland tripolitain, de sorte que la
France put, sans être troublée, continuer à étendre largement son
influence vers le Sud.
La Convention anglo-française du o août 1890 ne précisait pas la
limite vers l'Est entre le Soudan français et les régions du Niger;
toutefois, on devait retenir que l'influence française pouvait arriver,
de ce côté, jusqu'à la ligne de l'extrémité sud-ouest de la Tripoli-
taine, jusqu'à Baroua.
La Tripolitaine perdait ainsi une de ses voies de commerce avec
le centre de l'Afrique.
La France déclarait vouloir respecter les droits de la Turquie ;
mais, au fond, cette expression impliquait seulement le respect des
droits du sultan sur le Fezzan et non sur l'hinterland de la Tripoli-
taine.
Une note de la Porte, de novembre 1890, exagérait tellement
l'hinterland sur lequel le sultan croyait avoir droit qu'elle était de
nature à froisser les droits acquis selon la théorie même de l'hin-
terland par la France, l'Allemagne et l'Angleterre. Celles-ci ne
(1) Voir l'Appendice.
TR1P0L1TA1NE 33
pouvaient pas attacher d'importance aux prétentions turques et
réglèrent leur situation autour du lac Tchad par l'accord du 15
mars 1894, délimitant les confins entre le Cameroun et le Congo
français, et assurant pratiquement à la France la côte orientale et
septentrionale du Tchad.
Le prétendu hinterland de la Turquie diminuait considérable-
ment; la voie restait ouverte à la France vers les régions du Nil.
Aussi, en 1894, essaya-t-on de rappeler l'attention de la Turquie
sur la situation créée par l'accord franco-allemand; maison n'obtint
rien. Depuis lors, il était naturel que le Soudan français et le Congo
français cherchassent à se réunir du Nord et de l'Est sur le Tchad,
en étendant ainsi l'influence française à tout l'hinterland tripoli-
tain, en traversant les routes des caravanes qui joignent la côte de
Tripoli avec le centre de l'Afrique.
Effectivement, la France ne tardait pas à obtenir de l'Angleterre
ce qu'elle avait obtenu de l'Allemagne. Un troisième accord franco-
anglais, du 14 juin 1898, reconnaissait à la France, comme incluses
clans sa zone d'influence, les rives du nord-est et du sud-est du
Tchad jusqu'au Chari.
Ce rapide exposé montre que l'Angleterre, depuis 1890, indiquait
qu'elle se désintéressait complètement relativement à l'hinterland
tripolitain, tandis que la France le voyait ouvert devant elle sans
contestation de personne. Pendant tout ce temps, la Turquie se tai-
sait, et, au lieu de faire d'une façon quelconque acte de présence
dans les oasis principales de l'hinterland tripolitain, elle se préoc-
cupait uniquement de défendre vers la merle vilayet qu'elle croyait
menacé par nous, s'y armait et s'y fortifiait, croyant à des visées
ambitieuses de l'Italie.
Ainsi nous nuisait ce fait que, loyalement, ouvertement, nous té-
moignions plus d'intérêt à la Turquie que les autres gouvernements.
Telle était la situation lorsque survinrent la victoire anglaise
d'Omdurman et l'arrivée du commandant Marchand à Fuchoda,
faisant craindre le péril terrible d'une guerre franco-anglaise qui
pouvait être évitée seulement en délimitant les réciproques sphères
d'inlluence en Afrique, de façon à satisfaire les intérêts et l'amour-
propre réciproques des deux puissances. Aussitôt je prévis la pro-
babilité d'une atteinte portée définitivement à l'hinterland de la
Tripolitaine et je fis les démarches opportunes.
Mais il était depuis longtemps trop tard.
Survint ainsi soudaine, mais non inattendue, la Convention t\u
21 mars, et quoiqu'elle engage seulement l'Angleterre et la France,
cependant elle causa une grande impression en Italie. Le gouver-
nement s'en préoccupa également, bien que conscient qu'il n'y
Af. polit. 3
34 l'afriqle politiqub ex 1900
avait pas faute ou imprévoyance de sa part. Ce fait serait arrivé
quel qu'eût été le ministère au pouvoir, car il était la conséquence
inéluctable de la politique suivie en Afrique par toutes les puis-
sances intéressées pendant les neuf dernières années.
Pour arriver à la conclusion finale, il manquait seulement une
occasion propice. Celle-ci fut l'appréhension d'une grande guerre
qu'on voulait éviter à tout prix.
Et nous ne devons pas trop nous plaindre s'il en est résulté pour
l'hinterland tripolitain un préjudice futur incertain, que, d'ailleurs,
nous ne pouvions pas empêcher.
Le gouvernement n'a pas manqué de demander à la France et à
l'Angleterre d'amicales explications, qu'elles nous ont fournies am-
plement, de manière à écarter tout doute sur leurs intentions et en
les accompagnant de témoignages d'amitié.
Les assurances qui ont été données établissent qu'il n'y a à
redouter dans le présent ni dans l'avenir aucune entreprise de la
France et de l'Angleterre contre la Tripolitaine, que rien ne sera
fait pour entraver les communications entre la Tripolitaine et les
régions centrales de l'Afrique.
Tripoli paraît aujourd'hui à l'abri des entreprises italien-
nes. Au surplus, toute tentative sur Tripoli ne manquerait
probablement pas de trouver la France préparée à prendre
des gages à proximité de la Tunisie et du Sahara, où Ghada-
mès et Rhat seraient entre nos mains d'utiles positions.
Ces deux localités, centres d'un commerce important, sont
les points de départ ou les lieux de passage de caravanes assez
nombreuses. Elles sont occupées par des garnisons turques
isolées qui conservent, au milieu de populations indépen-
dantes, l'autorité tout au moins nominale des sultans.
Leur rôle, relativement important, sera examiné lorsque
nous nous occuperons du Sahara et de ses voies de commu-
nication.
Tripoli, malgré un port médiocrement aménagé, tient une
place prépondérante dans le commerce transsaharien. C'est
la principale place de soudure entre le commerce européen
et celui du Sahara, entre notre civilisation et les sociétés du
Soudan. Tripoli possède un outillage spécial pour le commerce
du Sahara, ainsi qu'un personnel habitué aux relations avec
TRIPOLITAINE 35
le Soudan. C'est le point d'arrivée de toutes les marchandises
provenant des régions avoisinant le lac Tchad, et c'est là que
leurs prix sont débattus et fixés, comme dans une véritable
bourse de commerce. Tandis que Tripoli est une des têtes de
ligne du commerce du Sahara et le terminus de celui du Sou-
dan central, Rhat et Ghadamès sont surtout des places de
transit entre le Sahara et Tripoli, Gabès ou l'Algérie.
Il en est de même de Mourzouk, qui n'est, en quelque sorte,
qu'un lieu de passage et de ravitaillement des caravanes
venant du Bornou.
Le mouvement commercial entre Tripoli, Ghadamès, Rhat et le
Soudan n'a jamais dépassé, même dans les années considérées
comme les plus favorisées, le chiffre de 10 à 11 millions, importa-
tions et exportations. Ce chiffre, en 1893, a atteint la somme de
7 millions environ. Il s'est abaissé, en 1896, à 5.700.000 francs en-
viron (1).
En 1808, le commerce d'ensemble de Tripoli s'est élevé à
9.500.000 francs aux importations, dont 1.800.000 francs de
marchandises françaises, et à 9.938.000 francs aux exporta-
tions, dont 3.500.000 francs environ pour la France.
Au milieu des tentatives qui sont faites par l'Algérie et la
Tunisie, aussi bien que par l'Egypte, pour détourner le com-
merce du Sahara et du Soudan, l'administration turque de
Tripoli ne trouve d'autre moyen que la résistance passive
pour conserver à ses négociants le monopole du commerce
de ces régions.
Les protestations de la Turquie à l'égard de la Déclaration
anglo-française du 21 mars 1899 ont abouti cependant à l'en-
voi à Tripoli, au mois de mai suivant, d'un nouveau gouver-
neur turc qui s'est empressé, dès son arrivée, de prêcher la
fidélité au sultan et de promettre des réformes. En même
temps, les garnisons étaient renforcées; de Constantinople on
agissait sur les Senoussias pour les pousser vers le Soudan, et
(1) Rapport du consul de France à Tripoli. Le commerce soudanais, qui était
tombé à 3 millions et demi en 181)7, s'est relevé à près de o millions en 1898.
36 l'afrique politique en 1900
de Tripoli on entrait en relations avec Rabah, notre ennemi
soudanais. On étudiera plus loin le développement de ces
intrigues.
On peut estimer aux quatre cinquièmes du commerce
transsaharien la part de la Tripolitaine. Aussi, tous les
moyens sont-ils bons pour empêcher les étrangers de venir,
non seulement prendre leur part des transactions, mais, sur-
tout, examiner les moyens de détourner le transit.
En 1893, des négociants français firent des tentatives pour
nouer des relations suivies avecGhadamès. Ils n'eurent guère
à se louer de l'attitude des autorités turques. On eût pu, dès
ce moment, obtenir de la Porte l'établissement d'un consul
français à Ghadamès et l'ouverture de ce marché à nos négo-
ciants algériens. On se borna, paraît-il, à demander le dépla-
cement d'un fonctionnaire turc hostile aux intérêts français.
Mais la tentative fut renouvelée. Nous pouvons, aujour-
d'hui, obtenir le passage par Rhat et Ghadamès pour les cara-
vanes venant de la Tunisie comme pour celles venant de
Tripoli.
Gabès est le point d'attache désigné de ces caravanes; au
mois de mars 1896, on a relevé l'arrivée à Gabès de l'une
d'elles, venant de Rhat par Ghadamès.
La même année, on a constaté l'entrée, de ce côté de la
Tunisie, d'importants envois de marchandises, là où les
années précédentes il ne se faisait aucun trafic.
L'établissement de ces relations pacifiques, qui se dévelop-
pent d'une manière lente mais continue, est un heureux pré-
sage au point de vue de la possibilité d'attirer à nous et de dé-
velopper la confiance entre les populations du Sahara et nos
indigènes algériens et tunisiens. L'établissement, souvent
conseillé, de quelques habitants de Tripoli dans nos posses-
sions serait un moyen utile d'augmenter les relations et d'as-
surer leur développement. Mais, à Tripoli comme ailleurs,
quels que soient les procédés employés, ils devraient être
soutenus par une politique ferme et par l'assurance que la
France est décidée à ne laisser porter aucune atteinte, soit à
PAYS DE BARKA 37
son prestige, soit à la personne ou aux biens de ses nationaux
et de ses protégés.
Nous aurons l'occasion de reparler du pays de Tripoli
lorsque nous envisagerons les conditions de développement
des contrées voisines.
Pays de Barka.
A la Tripoli taine se rattache, au point de vue politique,
l'ancienne Cyrénaïque, ou pays de Barka, contrée très diffé-
rente de la région de Tripoli.
C'est un plateau fertile et verdoyant aux cimes dépassant
1.000 mètres, nommé par les Arabes « la Montagne Verte »,
et dans lequel les anciens Grecs mettaient l'un des empla-
cements supposés du jardin des Hespérides. Le climat y est
analogue à celui de l'Italie, et le contraste entre cette région
et les pays sahariens qui l'entourent l'a fait considérer par
les nomades comme un lieu de délices.
Ce pays est cependant l'un des moins peuplés et l'un des
plus délaissés du littoral de la Méditerranée, bien qu'il com-
prenne la vaste région heureusement située au nord de la
dépression qui, de la frontière d'Egypte, va, par l'oasis de
Faredgha ou de Syouah, rejoindre la Grande Syrte. On n'y
compte pas plus de 300.000 habitants.
On sait combien étaient nombreuses, autrefois, les rela-
tions de la Cyrénaïque avec le reste du monde ancien ; aussi
doit-on s'étonner que l'influence de l'Europe n'ait pas plus
puissamment agi sur cette partie du monde africain si rap-
prochée de la Grèce qu'elle était considérée, sous les Ro-
mains, comme en faisant partie.
C'est que la Cyrénaïque n'est, en quelque sorte, qu'une
île sans débouchés. Entourée par la mer et par le désert,
son avenir est limité par le degré de prospérité que la fécon-
dité de son sol peut lui donner. Elle n'a pas, comme Ja
Tunisie, qui lui fait face, ou comme sa voisine, la Tripoli-
38 l'afrique politique en 1900
taine, l'avantage d'avoir derrière elle tout un continent dont
elle est l'entrepôt. Elle aura peut-être, dans l'avenir comme
par le passé, quelques ports qui seront autant d'escales
avantageuses pour le commerce; mais, ne se trouvant pas
sur la grande route des échanges, elle risque d'être tou-
jours éclipsée par les pays voisins de l'Est et de l'Ouest.
On a parlé à diverses reprises de l'occupation du pays de
Barka par l'Italie. Certes, cette puissance y trouverait
d'autres avantages immédiats, comme colonie de peuple-
ment, que dans l'Erythrée; mais il ne faut pas oublier que
c'est, au même degré que Tripoli, une dépendance de la
Turquie, et qu'à ce titre les puissances soucieuses de l'inté-
grité de l'empire ottoman ne sauraient souscrire sans condi-
tions à son occupation par un tiers.
La Déclaration anglo-française du 21 mars 1899 arrête au
15° de latitude nord la délimitation de la sphère d'influence
française. L'Angleterre, a-t-on dit, eût peut-être été bien
aise d'aller plus loin et d'amener une brouille, à ce sujet,
entre la France et l'Italie. La diplomatie française, en tous
cas, a été sagement inspirée, tout en réservant la solution
de la question d'Egypte, de ne donner aucun motif de suspi-
cion à la Turquie comme à l'Italie. Il a été ainsi possible de
faire accepter à cette dernière puissance, qui, plus que jamais,
avait, suivant l'expression de Michelet, « mal à l'Afrique »,
ce que les événements avaient rendu indispensable, tout en
lui laissant l'espérance d'une place à prendre sur le littoral
méditerranéen.
Il est utile de rappeler à ce sujet la thèse brillamment
soutenue par M. Francis Charmes, dans un article du Journal
des Débats :
Nous avons respecté les droits de la Porte et les espérances de
l'Italie. Et, s'il en avait été autrement, nous aurions eu, nous aussi,
des réserves à faire sur un arrangement qui aurait violé l'intégrité
de l'empire ottoman et blessé les sentiments d'une nation amie.
L'intégrité de l'empire ottoman est un des principes de notre poli-
tique, et, quant à l'amitié de l'Italie, nous avons suffisamment
montré quel prix nous y attachions pour ne pas en relâcher les
PAYS DE BARKA 39
liens au moment même où nous avons eu la bonne fortune de les
resserrer d'une manière plus étroite et plus intime.
Nous n'avons jamais eu la plus petite ambition du côté de la
Tripolitaine.
Aussi, n'est-ce pas tant de la Tripolitaine qu'on parle dans les
journaux italiens que de son hinterland : on nous accuse de nous
en être attribué une partie. Il faudrait, pourtant, s'entendre une
bonne fois sur le sens du mot « hinterland », introduit depuis
quelques années dans le vocabulaire du droit des gens, mais qui
est resté singulièrement vague et imprécis. Où finit l'hinteiiand
d'un pays? Quelle en est l'étendue? Quelle en est la direction nor-
male?
Tout le monde parle de l'hinterland, personne ne le définit. Dans
le cas actuel, que doit-on entendre parla? L'hinterland de la Tripo-
litaine, c'est le Fezzan, et nous n'y avons pas touché. Soit, dira-t-on ;
mais il ne suffit pas d'avoir le Fezzan comme hinterland de la Tri-
politaine; il faut encore avoir celui du Fezzan, et, après ce second
hinterland, on en demandera un troisième, et ainsi de suite sans
jamais s'arrêter. Nous sommes dans le désert, et on s'en aperçoit:
l'hinterland ainsi compris est un mirage qui fuit toujours devant
les yeux. Eh bien! suivons-le. L'hinterland de la Tripolitaine n'est
pas du tout dans la direction du lac Tchad ; il ne s'étend pas en
droite ligne du nord au sud, mais du nord au sud-est, entre les
montagnes du Tibesti et le désert de Lybie. C'est là que sont, à tra-
vers les terres, les racines profondes de la Tripolitaine.
Qu'on nous pardonne le mot : la Cyrénaïque est le bon morceau
de la Tripolitaine.
Si la Tripolitaine a un avenir, comme nous aimons à le croire, ce
sera grâce à la Cyrénaïque; or, la Déclaration du 21 mars ne s'est
occupée de son hinterland, aussi loin qu'on voudra le pousser, que
pour l'exclure formellement des régions dévolues à la France.
La ligne qui a été tracée de l'extrémité méridionale de la Tripo-
litaine et du Fezzan jusqu'au M'Bomou se divise en deux tronçons
parfaitement distincts. La coupure est au 15° de latitude. Au sud
du 15°, la France et l'Angleterre ont pris des engagements réci-
proques à l'est et à l'ouest de la ligne. Nous abandonnons les terri-
toires de l'est à l'Angleterre, elle nous abandonne les lerriloires de
l'ouest. Mais, au nord du 15°, il n'en est plus de même. La ligne
tracée par la Déclaration borne nos possessions à l'ouest ; à l'est,
40 l'afrique politique en 1900
la Déclaration est volontairement muette,- et rien n'est changé à
l'état de choses actuel.
Inutile d'ajouter que le gouvernement anglais aurait préféré le
contraire. Il a lutté contre notre circonspection ; mais nous n'avons
pas cédé. Tout l'hinterland de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque a
été maintenu aux détenteurs actuels de la province ou à leurs héri-
tiers, s'ils doivent en avoir. Et alors que peut-on nous reprocher à
Constantinople et à Rome? On nous reproche d'avoir pris le Ka-
nem, le Ouadaï, le Borkou, le Tibesti : c'est la vérité. Mais ils ne
font pas partie de l'hinterland de la Tripolitaine.
Qu'on nous pardonne cette longue citation; mais on ne
saurait mieux dire, et les Italiens devraient être satisfaits de
ces explications aussi bien que des sentiments que nous nour-
rissons à leur égard.
Telle qu'elle est, la Cyrénaïque est donc destinée à rester,
au moins pour quelque temps encore, la proie convoitée
par certains.
Son régime politique n'est d'ailleurs point nettement défini.
Le sultan da Constantinople donne bien l'investiture au
moutessarif de Benghazi; mais, en réalité, il n'y a d'autre
autorité dans le pays que celle du cheikh des Senoussias,
dont le délégué à Benghazi a reçu le pouvoir d'exercer la
justice.
On repariera plus loin des Senoussias, dont un des centres
de puissance est situé dans l'oasis de Djerboub, pays qui
dépend nominalement de l'Egypte, mais qui se rattache
davantage à la Cyrénaïque. Entre les deux pays il n'existe d'ail-
leurs qu'une frontière imaginaire, dont le point dj départ est
au golfe de Saloum. A l'intérieur du pays les populations
reconnaissent bien l'autorité des fonctionnaires turcs, mais
ceux-ci sont à la dévotion du cheikh des Senoussias. qui trou-
verait à lever dans le pays un grand nombre de partisans.
Les points les plus remarquables di la Cyrénaïque sont ses
ports : Benghazi, qui fait avec la France un commerce assez
développé; Derna, le golfe de Bomba, désigné comme devant
servir à l'établissement d'un des grands ports militaires de
l'avenir; Marsa-Soussa, où les Turcs auraient l'intention de
PAYS DE BARKA 41
créer un port servant de débouché à une région qu'on peuple
d'émigrés musulmans venus de Crète.
Tobrouk est le port de ravitaillement et le débouché des
Senoussias et de l'oasis de Djerboub.
Tous ces ports entre les mains d'une puissance européenne
pourraient prendre un certain développement; abandonnés
aux Turcs, ils ne font qu'un commerce local de minime im-
portance.
42 l'afrique politique en 1900
L'ordre des Senoussias.
Historique. — Son expansion. — Son rùle en Afrique.
De tous les ordres musulmans auxquels la France se heurte
en Afrique, un des plus importants, comme aussi des plus
irréductibles, est celui des Senoussias.
La fondation de l'ordre des Senoussias date de 1843. Elle est
due au cheikh Senoussi el Medjahiri, originaire du Dahra
algérien, qui, réfugié d'abord à La Mecque, se retira ensuite en
Cyrénaïque, où il fonda sa première zaouïa à El-Beïda. Bientôt
accoururent autour de lui des fugitifs musulmans de tous les
pays, qui augmentèrent sa puissance au moment même où
son influence s'étendait rapidement dans les pays environ-
nants.
Vers 1855, se trouvant sans doute trop près de l'Europe et
craignant la surveillance des Turcs, il se transporta à Djer-
boub, dans l'oasis de Faredgha, placée sous l'autorité nomi-
nale du khédive, mais, en réalité, indépendante.
Là, le mahdi fortifia sa puissance, étendant partout en
Afrique ses intelligences et le renom de sa sainteté.
En 1859, son fils lui succéda et augmenta encore l'impor-
tance de Djerboub, où il éleva de vastes constructions servant
à la fois de couvents, de casernes pour 3.000 gardes du corps,
d'arsenaux et d'entrepôts. En relations avec l'Europe par le
port de Tobrouk, il se procurait facilement tous les renseigne-
ments et toutes les armes nécessaires, tandis que, dans la Cyré-
naïque, les fonctionnaires turcs lui obéissaient beaucoup plus
qu'au sultan et que, d'un signe, il aurait pu y lever une armée.
Admirablement placés au point de passage obligé des cara-
vanes de pèlerins qui, du nord ou du centre de l'Afrique, se
rendent à La Mecque, les Senoussias se trouvaient, par cela
même, en contact continuel avec les délégués du monde mu-
LES SENOUSSIAS 43
sulraan de l'Afrique entière et pouvaient ainsi transmettre,
rapidement et sûrement, le mot d'ordre à leurs affiliés, dis-
persés un peu partout dans le Soudan, le Sahara et l'Afrique
du Nord.
C'est ainsi que des zaouï'a ou couvents se fondèrent sur les
principales routes du Sahara, dans le but de surveiller et de
tenir au pouvoir du mahdi de Djerboub toutes les routes du
Soudan.
En même temps, les mokaddems senoussias parcouraient
les pays musulmans au pouvoir des infidèles, pour prêcher,
non point la révolte ouverte, mais l'exil volontaire et la sou-
mission absolue aux ordres du cheikh de Djerboub.
Le but avoué des Senoussias est, en effet, de former une
confédération de tous les ordres religieux musulmans et de
les rendre indépendants de toute autorité temporelle. Tout en
réprouvant la violence, ils se sont rendus redoutables par
leur organisation, leur discipline et leur solidarité.
Il est vrai que la religion senoussienne prescrit de refuser
l'obéissance au sultan s'il s'écarte de la voie religieuse; elle
défend de parler au juif et au chrétien, et, si le chrétien ou le
juif ne paie pas tribut, elle ordonne de le traiter en ennemi et
même de le tuer. Il y a peu de Senoussias en Algérie, et ce-
pendant la France est à peu près la seule puissance jusqu'ici
combattue par eux.
Aujourd'hui, les Senoussias ont des adhérents partout, du
Congo à la Méditerranée et du Sénégal à l'Euphrate, et l'on
estime à plus de deux millions le nombre des fidèles qui
suivent la doctrine, paient l'impôt et reçoivent le mot d'ordre
de leur cheikh El Mahdi Ou!d Si Mohammed es Senoussi.
En même temps que la conquête spirituelle, les Senoussias
faisaient aussi la conquête réelle et complète de certains
pays africains. Le pays de Barka était presque immédiatement
devenu leur fief, ainsi que les oasis voisines. Une zaouï'a im-
portante, fondée à El-Istat, dans l'oasis de Koufra. fut chargée
de surveiller les routes de l'Egypte au Tchad et de Tripoli à
Khartoum. Bientôt le Ouadaï tout entier, travaillé par des émis-
saires, tomba sous le pouvoir du madhi, dont l'autorité s'éten-
44 l'afriquë politique en 1900
dit également sur le Kanem et jusqu'au delà du Baguirmi.
Mais il vint se heurter, dans le Soudan égyptien, à l'influence
d'un autre mahdi, celui qui devait soulever contre l'Egypte le
Kordofan et le Darfour. Repoussé de ce côté, il continua sa
propagande à travers le Sahara, fondant d'importantes
zaouïas à Rhat, à Insalah, et chercha à gagner spécialement
les Touareg, qui sont jusqu'ici les maîtres incontestés du
commerce du Soudan.
Actuellement, les Senoussias tiennent sous leur domina-
tion effective ou indirecte le Sahara oriental avec la Cyré-
naïque, une partie de la Trjpolitaine, le Kanem et le Ouadaï.
Mais, bien que leur influence s'exerce puissamment sur les
Touareg, au delà de la route de Tripoli au Tchad, il semble
cependant que des signes de décadence se soient déjà mani-
festés et que la propagande ne soit plus aussi active que par le
passé.
Le voyageur Duveyrier disait des Senoussias :
La confrérie est l'ennemie irréconciliable et absolument dange-
reuse de la domination française dans le nord de l'Afrique et de
tous les projets tendant soit à étendre notre influence, soit à aug-
menter la somme de nos counaissances sur le continent au nord
de l'équateur.
Bien d'autres appréciations plus alarmantes encore ont été
émises sur les visées du prophète et de ses partisans.
On a vu la main des Senoussias clans le massacre de la mis-
sion Flatters et dans la résistance des Touareg à toute tenta-
tive faite par la France pour pénétrer le Sahara.
On leur a attribué la résistance de Laghouat en 1852, la ré-
volte des Ouled-Sidi-Cheikh en 1879-1881, l'insurrection de
Mahmadou Lamine au Sénégal en 1886, l'assassinat de Dour-
naux-Duperré (1874), de Flatters (1881), de Palat (1886).
La police des Senoussias est admirablement faite. Tout visi-
teur est signalé à Djerboub longtemps à l'avance, et des postes
de courriers à mehara sont organisés sur toutes les routes
du désert.
Mais il faut reconnaître, d'un autre côté, que leurs progrès,
LES SENOUSSIAS 4Î>
peu sensibles dans le Sud algérien, ont été à peu près nuls en
Tunisie, que les Touareg-Azdjers ne se sont point montrés
trop rebelles à l'influence française et que, dans ces derniers
temps, MM. Méry, d'Attanoux et Foureau ont pu accomplir
leurs missions sans trop d'obstacles visibles de la part des
Senoussias. Le colonel Monteil, qui les a approchés le plus
près, en parle comme d'une secte purement religieuse et peu
dangereuse au point de vue politique. Il signale, cependant,
le fait que la tribu nomade des Ouled-Sliman est entièrement
gagnée au nouveau prophète et qu'elle constitue un moyen de
propagande actif et énergique sur tous les pays voisins de la
route de Tripoli au Tchad. D'ailleurs, n'y aurait-il pas un in-
dice de crainte, de la part du mahdi, dans ce fait qu'il se
serait définitivement retiré de Djerboub dans l'oasis de Kou-
fra, où il vient de fonder une nouvelle zaouïa, après avoir
installé son fils à sa place à Djerboub? Cette intention sem-
blerait dénoter le souci de reporter plus au Sud, hors des
atteintes du roumi, le centre de la propagande religieuse,
sans paraître, cependant, rien abandonner des conquêtes
passées.
L'absence de renseignements sur ce personnage mysté-
rieux ne permet pas de tirer des conclusions certaines au
sujet de son action réelle sur les pays africains et de ses inten-
tions futures.
On a prétendu que son changement de résidence lui avait
été inspiré par la politique anglaise, désireuse de contrecarrer
l'influence française et de faire surveiller plus étroitement les
routes du Soudan par les Senoussias, mieux placés pour cela
à Koufra qu'à Djerboub.
Les Anglais paraissent, en effet, avoir eu des intelligences
particulières avec le cheikh des Senoussias. Tout récemment,
à la fin de 1898, un voyageur anglais, M. White, a pu, sans trop
de difficultés, visiter l'oasis de Jupiter Ammon et en donner
une description. Ces intelligences pourraient bien ne pas
durer longtemps. Au mois de novembre dernier, on a annoncé
le départ du mahdi de Koufra pour le Soudan occidental; on
a ajouté qu'il était poussé par les Turcs et accompagne de
46 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
nombreux partisans. Cette offensive, suivant de près l'action
de Rabah contre le Baguirmi et le Ouadaï, la marche de la
mission Foureau-Lamy et le massacre de la mission Breton-
net, témoigne que des événements importants ne tarderont
pas à se produire aux environs du Tchad.
Quoi qu'il en soit, la divergence même des opinions
émises au sujet du prophète indique la nécessité de surveil-
ler ses agissements et de les combattre par tous les moyens
et, notamment, par la concurrence des sectes musulmanes
que la France a pu rallier à ses vues et à son influence.
TUNISIE 47
Tunisie.
Succès de la politique française en Tunisie. — Situation économique du pays.
Son rôle méditerranéen. — Le port de Bizerte. — L'Italie en Tunisie.
Le succès de la colonisation française en Tunisie tient à de
très nombreuses causes.
C'est d'abord le régime autonome, parfois réformateur,
mais, le plus souvent, sagement conservateur, accordé au
pays; l'homogénéité du territoire tunisien, qui ne présente
point, comme en Algérie, trois zones distinctes, la similitude
de ces contrées avec certaines régions du sud de la France et
la salubrité de son climat. C'est ensuite l'heureuse situation
du pays, orienté vers deux bassins de la Méditerranée et sus-
ceptible de subir plus facilement les influences étrangères, le
grand développement des côtes, et, enfin, l'existence d'une
population tranquille et sans fanatisme, qui sait vivre à côté
de l'Européen et qui accueille avec un intérêt évident les ma-
nifestations multiples de la civilisation.
Il semble, aujourd'hui, que la Tunisie est définitivement
entrée dans l'orbite de la France.
Le moment n'est cependant pas encore venu où l'opinion
italienne, prise dans son ensemble et mise en présence du
fait accompli, reconnaîtra sans arrière-pensée les bons effets
du protectorat français en Tunisie; mais on constate que toute
année qui se termine contribue à asseoir plus solidement l'in-
fluence française dans ce pays (1).
(1) Population civile française en Tunisie :
En 1880 708 habitants.
1891 10.030 —
1896 10.534 —
1899 20.000 — environ.
Non compris les sujets français musulmans ou israélites qui n'ont pas qualité
de citoyens français.
11 y a en Tunisie 90.000 étrangers, en grande partie Italiens et Maltais.
La superficie de la Tunisie est de 13 millions d'hectares, dont la moitié impro-
pres à la culture.
48 l'afriqle politique en 1900
On doit cet heureux résultat à la sagesse du régime poli-
tique imposé à la Tunisie et aux conséquences directes de la
tranquillité ininterrompue dont elle a joui depuis l'occupation
française.
Une rapide esquisse des conditions économiques actuelles
de la Régence donnera la mesure de sa prospérité.
La loi du 19 juillet 1890, qui a ouvert le marché français aux
produits tunisiens, a donné un vif essor au commerce de la
Régence.
De 5 millions en 1886, les exportations passaient, dès 1894,
à 26 millions. En 1895, un an environ avant la conclusion du
nouveau traité italo-tunisien, le mouvement général des im-
portations et des exportations atteignait 85 millions, dont
65 millions pour la France, 10 millions pour l'Italie, 12 mil-
lions pour l'Angleterre (6 millions pour Malte).
En 1899, le commerce général s'est élevé à 105.211.701 fr.,
dont 55.778.241 pour les importations qui sont, comme les
exportations, en progression constante.
Pour 2 millions d'habitants, le budget tunisien est d'environ
25 millions (1). Les impôts, qui rentrent régulièrement, chose
si rare en pays musulman, laissent annuellement un excédent
de 10 p. 100. On ne demande, d'ailleurs, au contribuable que
13 francs environ par tète (90 francs en France), et l'indigène
est heureux de recevoir, en retour, des travaux publics dont
la dotation, pendant les seize premières années du protectorat,
a dépassé 100 millions.
Avec cette dépense, qui n'a rien coûté à la France, on a
pu terminer à peu près l'outillage des côtes, construire des
phares, achever les ports de Tunis, de Sfax et de Sousse,
creuser des ports de pèche, créer le port de Bizerte, qui n'aura
pas coûté moins de 12 millions au budget tunisien. A l'inté-
rieur, le réseau ferré a été considérablement augmenté par la
construction récente des lignes de Tunis à Sousse (152 kilo-
(1) Pour 1899, le budget tunisien s'est élevé à 2't. "33.100 francs aux recettes et à
pareil chiffre aux dépenses.
TUNISIE 49
mètres), de Tunis à Zaghouan (48 kil.), de Sousse à Moknine.
La ligne de Sfax à Gafsa (244 kil.) est terminée (1) et s'annonce
comme devant changer la face des régions traversées, con-
trées arides, autrefois couvertes de forêts d'oliviers par les
Romains; les phosphates de Gafsa qu'elle déversera sur le
port de Sfax, commencé en 1896 et inauguré en mai 1899, sont
considérés comme un élément de richesse inouïe, attirant
dans un pays, jadis déshérité, la main-d'œuvre européenne et,
avec elle, toutes les ressources de la civilisation (2).
Le voyage entrepris en Tunisie, au mois de mai 1899,
par M. Krantz, ministre des travaux publics, à l'occasion de
l'inauguration du monument de Jules Ferry, cet illustre
parmi nos coloniaux, a pu donner lieu à des manifestations
diverses; il aura toutefois produit ce résultat de mettre davan-
tage en lumière les effets obtenus, non seulement par le sys-
tème du protectorat qui assure au pays la richesse, le prestige
et une tranquillité inconnue en Algérie, par l'augmentation
du commerce qui a triplé depuis quinze ans et a atteint
90 millions en 1898, mais aussi par le développement déjà
prévu pour les travaux de l'avenir.
C'est ainsi que la ligne de Gafsa à Tozeur est décidée, ainsi
qu'un tronçon de Moknine à Sfax, et que des propositions ont
été adressées à l'administration au sujet des lignes de Kai-
rouan à Thala et de Pont-du-Fahs au Kef.
Si, comme on l'a dit, l'œuvre de la colonisation est contenue
(1) Le chemin de fer de Sfax à Gafsa, commencé en septembre 1897, a été
terminé le 1" janvier 1899. Ses 244 kilomètres, effectués d'après la méthode em-
ployée pour le Transsibérien, ont été construits avec une vitesse qui a dépassé,
sur certains points, l.'jOO mètres par jour. C'est un heureux précédent pour le
Transsaharien.
(2) Les gisements de phosphates s'étendent de Tamerza à l'oued Stah, à 20 kilo
mètres ouest de Gafsa, sur 50 kilomètres de long et 10 kilomètres de large et sur
une couche de 2 à 4 inètres. Ils ont été découverts, en L885, par .M. Thomas, qui
en avait déjà signalé dans le sud de la province d'Alger, ainsi qu'à Téb»ssa. où
l'exploitation, commencée en 1892, fournit 200.000 tonnes par an. On évalue a
7 millions de tonnes la quantité de phosphates existant dans la région de Gafsa.
La Compagnie des phosphates, au capital de 18 millions, a reçu, en échange d<
la concession des gisements et de 30.000 hectares de terrain, la charge de con-
struire le chemin de fer sans garantie ni subvention et l'obligation de payer
1 franc de redevance par tonne de phosphate exporté'.
Ai. polit. 4
50 l'afrique politique en 1900
presque en entier dans un programme de travaux publics, la
Tunisie s'est vraiment réservé, avec l'aide de la France, un
avenir plein de promesses.
Un des événements politiques les plus importants de ces
dernières années a été, en Tunisie, l'ouverture du port de
Bizerte à la marine militaire et marchande.
Le lac de Bizerte a 12 kilomètres de diamètre avec des fonds
permanents de 10 à 12 mètres. Il est séparé de la mer par une
langue de sable de 2 kilomètres de large, supportant des bat-
teries dont les feux sont dirigés vers la haute mer, et percée
d'une passe de 120 mètres de large et de 9 mètres de fond.
Deux jetées de 1 kilomètre de long protègent l'entrée du port
contre les sables, et comprennent un avant-port d'une sur-
face de 100 hectares.
Pour la première fois, en 1895, nos cuirassés ont pu pé-
nétrer dans ce vaste lac intérieur.
Ce fait, dont le retentissement a été profond en Italie
comme en Angleterre, a eu pour résultat de nous créer une
situation militaire favorable et enviée dans le bassin occi-
dental de la Méditerranée.
L'Angleterre, par Gibraltar, Malte, Chypre et l'Egypte,
coupait à chaque pas les communications entre les divers
bassins de cette mer.
L'Italie, avec la Sicile, la Sardaigne et Pantelleria, rêvait
toujours de Bizerte, qui lui eût permis d'élever entre les
deux bassins de la Méditerranée une barrière de forteresses.
La France a pu heureusement et sans complications mener
à bien une entreprise qui a pour résultat de rétablir l'équi-
libre des forces dans cette partie de l'Afrique. A l'occupation
de Malte et aux menaças italiennes, elle a répondu par l'amé-
nagement et la fortification du port de Bizerte, devenu non
seulement une rade de refuge, mais aussi une position offen-
sive de premier ordre. Relié par une voie ferrée au chemin
de fer de Tunis a Constantine, le lac de Bizerte, possédant des
communications assurées avec l'intérieur, débouchant vers
la mer par une passe fortifiée, tenu à l'abri de toute attaque
TUNISIE 51
venant du large, forme un des points stratégiques les plus
remarquables de la Méditerranée.
Déjà utilisé par le commerce, il a vu son tonnage aug-
menter rapidement, grâce à l'outillage moderne dont il com-
mence à être doté. Déjà il fait concurrence à Tunis et attire
de son côté les produits de la vallée de la Medjerdah, en
même temps qu'il rend plus courte la route de Marseille à
Tunis. On peut, dès maintenant, lui prédire de brillantes
destinées au point de vue commercial. Il en est de même au
point de vue militaire, après les expériences qui ont été faites
depuis le 13 mai 1896, date à laquelle trois cuirassés, deux
croiseurs et sept torpilleurs de haute mer sont entrés et ont
évolué dans le lac, établissant ainsi la valeur de ce nouveau
point d'appui et de l'accroissement de puissance qu'il donne
à la France en Méditerranée. Le souvenir du voyage effectué
en octobre 1898 par M. Lockroy, ministre de la marine, est
encore présent à l'esprit de nos militaires et de nos marins
et fournit la preuve nouvelle de toute l'importance qu'on
attache, dans nos sphères gouvernementales, au développe-
ment du port de Bizerte (1).
L'organisation de Bizerte a été complétée au commence-
ment de 1899 par l'envoi de renforts tirés momentanément de
la métropole et par la nomination d'un capitaine de vaisseau
comme commandant de la marine en Tunisie. Cet officier su-
périeur relèverait, en temps de guerre, du contre-amiral com-
mandant de la marine en Algérie. Tout récemment la place de
Bizerte a reçu un gouverneur militaire et il est prévu, pour
elle, dans le plan général de défense des côtes, un crédit de
38 millions.
(1) Les forces militaires françaises stationnées en Tunisie comprennent uni-
division de troupes de toutes armes.
Ces forces s'élèvent à environ Li.OOO hommes et sont à peine suffisantes pour dé-
fendre le pays contre les corps d'armée stationnés en Sicile et dans l'Italie méri-
dionale et contre les 10 à 15.000 Anglais constamment maintenus à Malte.
La transformation progressive de Bizerte en port militaire entraînera vraisem-
blablement la progressive augmentation de ces effectifs. Il faut y ajouter la garde
baylicale, qui compose à elle seule toute l'armée tunisienne et n prend un ba-
taillon d'infanterie, une batterie d'artillerie et un détachement de cavalerie.
l'afriqi'E politique en 1900
Non moins important, dans les annales tunisiennes, ait
point de vue à la fois politique et économique, est le renou-
vellement, conclu le 28 septembre 1896, pour une période de
neuf années, du traité de commerce italo-tunisien.
Le traité précédent, conclu en 1868 pour une période de
vingt-huit ans, venait à expiration le 1er octobre 1896, et son
renouvellement était pour l'Italie un sujet de préoccupations
que justifiait assez l'importance des produits échangés autant
que les intérêts des nombreux Italiens émigrés en Tunisie (1).
La question capitale à envisager était, pour la France, l'aboli-
tion des capitulations, qui devait entraîner, par le fait, la re-
connaissance par l'Italie du protectorat français. Ce résultat
fut obtenu par des concessions consenties ou continuées au
commerce italien.
Le statu quo est maintenu pour le régime des écoles
italiennes, de la pêche, du cabotage. Des avantages sont
accordés au sujet des tarifs douaniers, et des stipulations
particulières règlent les points relatifs à la navigation, le
traitement des sujets des deux nations en matière d'établis-
sement et de trafic, le service consulaire et les extraditions.
La Correspondance de Vienne, qui passe pour recevoir des
communications officieuses de certains gouvernements euro-
péens, commentait, en octobre 1896, la conclusion de cet
accord dans les termes suivants, en envisageant cet événe-
ment sous son véritable point de vue :
Le point principal des négociations entamées à Paris concerne
les capitulations existantes à Tunis et datant du temps de la domi-
nation turque. Or, le gouvernement français est d'avis que, main-
tenant que l'ordre règne à Tunis, grâce à l'administration française,
lesdites capitulations n'ont plus de raison d'être. L'Autriche-Hon-
grie, l'Allemagne et la Russie ont déjà renoncé aux anciennes capi-
tulations, la première en échange de la renonciation par la France
(1) En ce qui concerne seulement la culture de la vigne, le nombre des viticul-
teurs italiens a passé de 80 à 2~t> de 1891 à 1898. Il vient de se fonder deux So
ciétés siciliennes qui ont acheté 3.000 hectares où vont être installées 200 familles
italiennes.
TTNISIE 53
•à l'application à ses vins de la clause bien connue du traité austro-
italien.
Ce qu'il y avait de plus difficile dans cette affaire, c'était de mettre
d'accord la France et l'Italie, surtout alors que le cabinet Crispi, en
raison de l'importance de la colonie italienne à Tunis, ne voulait
pas pendant longtemps se rendre aux exigences de la France. Mais,
depuis l'avènement du cabinet di Rudini et surtout depuis que le
marquis Visconti Venosta se retrouve à la tête de la Consulta, les
dispositions de l'Italie ont pris une tournure plus amicale. En se
décidant à renoncer aux capitulations, l'Italie a certainement fait
un grand sacrifice et a prouvé clairement combien elle désire entre-
tenir des relations amicales avec la France, dans l'intérêt de la paix
européenne. Dans le nouveau traité de commerce italo-lunisien,
tous les intérêts et tous les droits garantis d'une manière générale
par les anciennes capitulations devaient être spécifiés et définis,
comme cela est d'usage dans les traités entre des puissances civili-
sées. Il y a là l'aveu tacite de l'Italie que la Tunisie est traitée comme
un territoire français et, par là, parait éliminée une des divergences
les plus délicates qui existaient entre les deux pays voisins.
Deux années se sont écoulées depuis l'accord italo-tunisien
conclu avec l'espoir et sous la condition tacite de voir cesser
les revendications italiennes.
Il a suffi que la France se soit trouvée engagée avec l'An-
gleterre, dans le conflit de Fashoda, pour qu'un homme d'État
italien crût le moment venu, en octobre 1898, de raviver les
espérances de ses compatriotes.
Au cours d'un voyage accompli en Sicile par trois ministres
de la péninsule, M. Nasi, ministre des postes et télégraphes,
a prononcé, à Trapani, en face de la côte africaine, un dis-
cours dont les idées furent désavouées quelques jours plus
tard, mais dont nous croyons devoir citer les passages es-
sentiels :
Ce qui doit être un sujet de profonde émotion pour l'àme de tout
Italien, c'est la présence parmi nous de représentants de la colonie
italienne de Tunis. Mes collègues — qui ont pu recueillir la preuve
que la pensée par moi affirmée plusieurs fois dans le Parlement
n'était pas l'expression d'un vain sentimentalisme, ni le désir de
maintenir ouverte une question déjà fermée — mes collègues, dis-
je, peuvent constater aujourd'hui que cette colonie est une conti-
54 l'afrique politique en 1900
nuation de notre patrie et que, si la terre qu'elle habite ne nous
appartient pas, cependant son àme est à nous, et que les nombreux
et grands intérêts que nous avons là-bas méritent respect, tutelle et
défense.
Il est vain de récriminer vis-à-vis des faits accomplis, mais le
passé ne doit pas être sans enseignements pour l'avenir. J'ai dit à la
Chambre que, même si le nombre de nos ressortissants était
moindre ou tout à» fait minime, les questions qui ont trait à
Tunis seraient toujours d'un grand intérêt italien. L'histoire de
tous les temps enseigne que l'Italie ne peut avoir de sécurité si elle
n'est pas protégée du côté de la mer et qu'elle n'y peut être en sû-
reté si notre défense n'est pas proportionnée aux dangers qui peu-
vent surgir là où autrefois s'élevait Carthage.
Nous nous réjouissons avec vous, représentants de la colonie
tunisienne, que vous ayez conservé cette idée et ce sentiment
italiens.
Tandis que toutes les puissances se disputent la possession de
terres lointaines, ce serait non seulement commettre une impar-
donnable erreur, mais se rendre coupable de lèse-patriotisme que
d'abandonner la défense de nos colonies, notre droit d'exercer une
part d'influence dans le monde et d'assurer à nos courants d'émi-
gration sécurité, prospérité et respect.
La réponse à ce discours ne se fit pas longtemps attendre.
Peu de jours après était signé à Paris le nouveau traité de
commerce conclu entre la France et l'Italie.
Cette esquisse trop rapide suffit à montrer les remarquables
résultats obtenus en Tunisie par une politique prudente et
ferme.
On a fait pressentir les conséquences qui pouvaient en
découler au point de vue des questions méditerranéennes. On
verra plus loin quels effets on peut en attendre en ce qui
concerne le développement de. l'influence française dans les
territoires de l'intérieur.
ALGÉRIE 55
Algérie.
Condition actuelle de l'Algérie [commerce, chemins de fer, population, etc.). —
Les tendances séparatistes. — Besoins et demandes des colons. — Ce que l'Al-
gérie coûte à la France. — L'ordre des Tidjania. — L'armée d'Afrique. — La
pénétration vers le Sud.
L'Algérie, si bien nommée « la France nouvelle » (1), néces-
siterait un ouvrage spécial. Il serait trop long d'analyser les
événements récents qui ont pu se passer dans cet intéressant
pays. On n'en retiendra que ce qui a trait à sa situation d'en-
semble, à ses relations avec les pays voisins et au rôle que
l'Algérie, prolongement de la France, pourra jouer dans les
événements futurs.
Quelles que soient les appréciations, souvent intéressées,
que l'on a portées sur notre colonie, les faits sont là pour dé-
montrer que son développement prend tous les jours une
extension plus grande.
La France ne saurait trop se féliciter des résultats obtenus,
au point de vue agricole, par la constitution des vignobles
algériens, l'exploitation des céréales, l'élevage des moutons,
l'extraction des produits des mines et les perfectionnements
des moyens de production agricoles et industriels.
C'est, comme partout ailleurs, par la construction d'un im-
portant réseau de routes et de quelques voies ferrées, encore
trop peu nombreuses, que l'on a le plus développé la produc-
tion et le commerce algériens.
Dans son rapport distribué au Sénat en 1895, M. Labiche,
rapporteur de la commission de l'Algérie, signalait les avan-
tages inappréciables que la colonie avait tirés du développe-
ment de son réseau ferré.
Il) Edmond Aboul.
56 l'afrique politique ex 1900
En matière de colonisation, ajoute-t-il, il est difficile d'espérer
des résultats immédiats; on travaille surtout pour l'avenir. En ce
qui concerne l'Algérie, l'avenir ne s'est pas fait attendre bien long-
temps.
En 1865, époque où les premiers tronçons du réseau ferré ont été
construits, le commerce général se chiffrait par 265.814.224 francs,
les importations dépassant les exportations de 39 p. 100.
En 1886, le réseau actuel étant presque entièrement terminé, ce
commerce atteignait 418.567.014 francs, les importations ne l'em-
portant plus que de 11 p. 100 sur les exportations.
En 1893, année que nous avons signalée comme ayant été moins
favorable, le chiffre total du commerce s'élevait à 432.326.51 6 francs,
et, malgré la moins-value de la production algérienne, l'impor-
tance des exportations ne le cédait encore que de 19 p. 100 à celle
des importations.
En 1890, les exportations, s'élevant à 293.029.623 francs, ont dé-
passé les importations, qui n'ont atteint que 272.947.618 francs (1).
M. Labiche concluait en invitant le gouvernement à encou-
rager par tous les moyens la construction des voies ferrées et
les procédés de colonisation.
Les chemins de fer, indispensables au point de vue écono-
mique, ne sont pas moins nécessaires en ce qui concerne l'état
social d'une colonie qui doit se préoccuper de l'absorption des
divers éléments européens composant sa population (2).
Une page du rapport cité plus haut donne, malgré son opti-
(i) D'une statistique présentée au congrès de géographie d'Alger par la chambre
de commerce de cette ville (mars 1899), il résulte qu'en 1898 les entrées dans le
port d'Alger ont été de 4.077 navires (dont 917 français et 225 anglais), représen-
tant un tonnage de 3.430.022 tonnes. En 1888, le mouvement des entrées avait été
de 2.529 navires, avec un tonnage de 1.310.000 tonnes. En 1898, les sorties ont été
de 4.074 navires, jaugeant 3.437,320 tonnes. Le total des entrées et des sortie
pour 1898 atteint donc C.8G7.342 tonnes.
2 En 1840, on ne comptait encore qu'une population rurale de 1.580 individus,
qui exploitaient une superficie de 2.743 hectares. En 1891, les Européens, sans
compter l'armée, étaient en Algérie au nombre de 483.475, dont 267.672 Français.
Voici les résultats du recensement de 1896 :
Français 317.937) „
Européens 210.210 ] ol1 '
Marocains, Tunisiens 17.022
Israélites 48.763
Indigènes 3.71Î3.60G
Total 4:359.538
ALGÉRIE 57
misme, une idée assez nette de cette dernière question, qui
préoccupe les esprits, en France comme en Algérie.
De 1886 à 1891, la population française a progressé de
48.601 personnes, et la population étrangère de 12.600 seule-
ment. Cette différence doit êtra attribuée, d'après M. Labiche,
d'une part à l'émigration, d'autre part aux naturalisations.
Les inquiétudes parfois manifestées sur le développement de
l'immigration des étrangers en Algérie n'ont pas de raison d'être;
on peut, en effet, se rendre bien vite compte que l'esprit français
agit d'une manière prépondérante sur la masse des étrangers qui
sont venus collaborer avec nos nationaux à l'œuvre de coloni-
sation.
La loi du 26 juin 1889 sur la naturalisation a produit des effets
remarquables : c'est la règle générale que les fils d'étrangers, sur-
tout dans la population espagnole, de beaucoup la plus nombreuse
en Algérie, acceptent l'obligation du service militaire, sans hési-
tation, tout naturellement pourrait-on dire, et deviennent ainsi
Français. Les exceptions sont rares. Le plus grand nombre, pour
ne pas dire la presque totalité des fils d'étrangers, encore aujour-
d'hui à l'âge de minorité, seront alors, depuis longtemps, devenus
Français, et, avec eux, les enfants qui naîtront d'eux.
Les étrangers établis dans la colonie sont, au surplus, il faut bien
le reconnaître, des auxiliaires utiles et même, dans l'état actuel des
choses, des auxiliaires indispensables de la colonisation française.
Dans la province d'Oran, les Espagnols sont les ouvriers précieux
d'une industrie considérable qui permet de tirer parti de ces
immenses territoires où ne pousse que l'alfa, de ce qu'on a appelé
la « mer d'alfa ». C'est à ces mêmes Espagnols qu'il faut également
attribuer la plus grosse part dans les cultures irriguées qui font la
fortune des plaines du Sud de la Mina et de l'Habra, comme les
cultures maraîchères, si florissantes sur certains points du littoral,
sont l'œuvre d'émigrants des Baléares, de l'Italie méridionale, de
la Sicile.
Ces constatations sont justes dans leur ensemble. Mais beau-
coup d'Algériens ne se font pas faute de protester contre la
concurrence de la main-d'œuvre étrangère et d'émettre des
craintes sur le danger que fait courir à la prédominance fran-
çaise l'existence des groupements espagnols et italiens de la
colonie. On est parti de là pour attaquer la loi de 1889 et de-
mander sa suppression ou sa modification. Il est certain que
58 l'afrique politique en 1900
l'état des choses existant actuellement est digne d'attirer l'at-
tention du législateur, aussi bien en ce qui concerne la ques-
tion israélite, quil est impossible de nier, qu'en ce qui touche
celle des étrangers, bien moins aiguë, mais non moins impor-
tante.
Tous ces éléments ép irs ont fait redouter la formation d'une
population aux allures particulières, avant tout algérienne,
c'est-à-dire plus dévouée à ses intérêts immédiats qu'aux
intérêts généraux de l'Algérie et de la France.
Cette crainte pourrait être fondée si la métropole se refusait
obstinément à donner à l'Algérie la part de libertés qui lui est
nécessaire. Mais, quelles que soient les tendances de la popu-
lation algérienne d'origine européenne, on doit observer qu'en
raison du nombre des indigènes qui ne sauraient s'assimiler
pour le moment, de la proximité de la mère patrie et, surtout,
de la nécessité de recourir à l'armée de la métropole pour
assurer l'existence de la colonie, celle-ci ne peut songer à
manifester les sentiments d'autonomie qu'on lui prête, autre-
ment qu'en demandant l'augmentation progressive et lente de
ses prérogatives.
Il est un fait remarquable que l'histoire met en lumière et
qui est digne de fixer l'attention : c'est le peu d'aptitude que
les populations du nord de l'Afrique ont montré, pendant le
cours des siècles, à se gouverner elles-mêmes.
A part quelques petites sociétés particulières, telles que
celles qui occupent des massifs montagneux comme la Ka-
bylie et le Riff, lensemble du pays a toujours été conquis,
dominé et même converti par le premier passant venu. Il
faut remonter aux rois numides pour trouver les traces d'un
gouvernement un peu important d'autochtones indépendants.
Depuis lors, les Carthaginois, les Romains, les Barbares,
les Arabes, les Turcs et, enfin, les Français ont successive-
ment imposé leur domination à des populations qui, prises
dans le détail, montrent cependant des qualités guerrières
remarquables.
ALGÉRIE 59
Il faut en chercher la raison dans la configuration du pays,
qui ne se prête pas à la constitution d'une nationalité particu-
lière et vivace.
Sur les côtes, pas de ports naturels commodes et sûrs, —
terra infelix carenis — sauf Bizerte, placée d'ailleurs dans une
situation excentrique, et qui, par suite de la déviation des
grands courants commerciaux, ne peut guère espérer, malgré
les imposants souvenirs légués par Garthage, recueillir, au
point de vue social, l'héritage de l'antique métropole.
Au Sud, le Sahara, cette autre mer vaste et continue, aux
rares archipels, se laisse pénétrer par les explorateurs et les
commerçants, mais ne possédera jamais que de petits grou-
pements organisés, vivant séparément et probablement inca-
pables de se fondre entre eux ou avec les voisins.
Entre la mer et le Sahara, une série d'escaliers à peu près
parallèles à la côte, séparant le pays en zones trop étroites, le
divisant en plusieurs casiers distincts, déterminés par les
érosions transversales des oueds et par les soulèvements de
quelques massifs jetés çà et là. Dans ces casiers se sont déve-
loppées des populations qui, indépendantes ou conquises, ont
conservé des caractères les distinguant, à la fois, des agglo-
mérations voisines et des conquérants de passage.
Ces caractères expliquent les différences persistantes obser-
vées entre les nations arabe et kabyle, qui, sans se mélanger
ni se superposer, ont donné elles-mêmes naissance à d'autres
groupes particuliers.
L'extrême diffusion des moyens de communication pourra
seule apporter un remède à cet état de choses, créé par des
causes primordiales qui ont marqué d'une empreinte particu-
lière les quatre provinces françaises de l'Afrique du Nord et
ont fait naître les caractères bien tranchés qui les distinguent
entre elles.
Pour les mêmes causes, la conquête et la défense de ces
pays doit s'envisager par théâtres d'opérations distincts.
On n'y trouve pas, en effet, comme dans la plupart des pays
60 l'afriqle politique en 1900
de l'Europe, un objectif décisif ou un massif formant réduit,
dont la conquête entraîne celle du pays tout entier; on y
constate, au contraire, plusieurs échiquiers correspondant à
des réduits distincts et obligeant le conquérant à procéder
par approches successives et par opérations séparées et par-
fois divergentes. L'histoire de nos expéditions en Algérie est
là pour démontrer ce fait que l'avenir ne peut manquer d'en-
registrer de nouveau (1).
Il résulte de là qu'on trouverait difficilement, dans l'Afrique
du Nord, les éléments naturels qui concourent d'habitude à
la formation d'une grande nation, en admettant même que les
peuples qui l'occupent soient capables de se fondre en un tout
homogène.
Trop de raisons s'opposent à une fusion, même éloignée,
entre musulmans et chrétiens. Le mélange, plus facile, qui
est en train de s'opérer entre Européens de nationalités diffé-
rentes amènera sans doute, comme on l'a dit plus haut,
l'avènement d'une société mixte dont le caractère général
dérivera, avec prédominance des mœurs et des idées fran-
çaises, des tendances particulières aux trois peuples qu'on
a appelés des nations latines.
Quelles seraient les conditions d'existence d'une pareille
minorité livrée à elle-même, en présence d'une masse indi-
gène pour longtemps encore irréductible et mécontente?
(1) Si Anvers a pu être un pistolet armé au cœur de l'Angleterre, Gibraltar et
Malte sont deux canons braqués sur l'Algérie. A Malte, l'Angleterre entrelient de
10 à 15.000 hommes. A Gibraltar sont des réserves en quantité indéterminée. Ces
forces peuvent être jetées, en moins de vingt-quatre heures, soit sur Raschgoun,
soit sur Bizerte. D'où la nécessité d'entretenir dans l'Afrique du Nord une armée
«ntière et, pour ce qui a trait au temps présent, l'obligation de lui conserver les
quelques renforts envoyés de France au début de 1899 et trop tôt rappelés, quoi-
qu'on partie. D'où aussi la nécessité de surveiller étroitement les tentatives déjà
manifestées par les Anglais d'établir des postes stratégiques en Sicile, en Sardai-
gne et aux Baléares. Que l'on n'oublie pas cette parole, prononcée par un agent
étranger, en Algérie, — et non des moindres : « L'Angleterre ambitionne l'Al-
gérie! » Le mot a été dit au moment de la tension politique de décembre 1898.
Il u'est pas inutile de rappeler à ce sujet que le projet de défense coloniale,
soumis au Parlement, prévoit une dépense de t millions pour organiser la dé-
fense mobile navale au cap Matifou et à Mers-el-Kébir et pour allonger la forme
de radoub d'Alger.
ALGÉRIE 61
La réponse ne saurait être douteuse, pas plus que la con-
clusion des constatations qui précèdent.
Les difficultés que la nature a opposées à la création d'une
nationalité puissante clans l'Afrique méditerranéenne, diffi-
cultés encore aggravées par l'existence d'une mosaïque de
peuples à tendances et à religions différentes, s'opposent plus
efficacement que la force aux idées séparatistes émises par
certains et récemment reproduites pendant les crises de la vie
publique algérienne.
Si, à la faveur d'événements quelconques, une séparation
venait à se produire entre la métropole et la colonie, la ques-
tion de l'indépendance de celle-ci se poserait immédiatement,
et il ne faudrait pas de longues années pour constater qu'elle
ne se serait affranchie d'une tutelle naturelle et bénigne que
pour retomber lourdement sous la dépendance économique
ou politique de protecteurs plus exigeants.
L'exposé et l'analyse des besoins, des demandes et des dé-
sirs des colons algériens exigerait des volumes entiers. On
se bornera ici à préciser les principaux, dont l'énoncé seul
jette un jour assez vif sur les conditions actuelles de la colo-
nie. Nous le trouvons dans le résumé suivant, exposé par
M. Etienne, député d'Oran, à l'occasion du vote du budget de
1899, au rapporteur du budget de l'Algérie (décembre 1898) :
1° Utilité de rattacher l'Algérie au ministère des colonies;
2° Loi de 1889 sur la nationalité ;
3° Décret Crémieux; abrogation de la loi de 1889 et du décret
Crémieux, mais, pour l'avenir, sans etïel rétroactif;
4° Police des grandes villes algériennes à placer sous l'autorité
exclusive des préfets;
o° Jury algérien; création de cours d'appel à Oran et à Constan-
tine;
6° Politique à suivre dans le Sud pour l'occupation du Touat;
7° Rapports avec le Maroc; expansion pacifique;
8° Création de points d'appui et de ports de refuge, tels que Mers-
el-Kebir, Arzew et Raschgoun;
9° Création de centres et suppression des formalités pour abrège
02 l'afriqle politique en 1900
les délais trop longs; 60 hectares à accorder à chaque coloo au lieu
de 3o; maintien du système des concessions et des ventes;
10° Création de routes, conduites d'eau, canaux, barrages, plan-
tations d'arbres et reboisement;
11° Autorisation à accorder au gouverneur pour traiter directe-
ment des achats de terres aux indigènes pour la création et l'agran-
dissement des centres, et pour statuer sur la désatïectation des
dotations communales;
12° Seconder le renouvellement du privilège de la Banque de
l'Algérie (ces pouvoirs appartiennent actuellement au ministre);
création des caisses agricoles;
13° Accorder à l'Algérie le privilège des bouilleurs de cru, comme
en France;
14° Réduction des tarifs de chemins de fer;
15° Rachat des Compagnies de chemins de fer algériens; consti-
tution de deux réseaux au lieu de cinq actuellement existants;
question des gares et des haltes à construire ;
16° Question du phylloxéra;
17° Forêts de chênes-liège à exploiter;
18° Chemins de fer de pénétration d'Aïn-Sefra à Djenien-bou-
Resg et prolongements; le Transsaharien; ligne d'Aïn-Temouchent
à Marnia et de Tlemcen à Raschgoun;
19° Question de la sécurité; déplacement des tribus d'un dépar-
tement dans les autres; augmentation des brigades de gendarme-
rie;
20° Impôts arabes; réformes à introduire conformément au rap-
port Clamageran au Sénat;
21° Enseignement des indigènes devant porter uniquement sur
la langue française; procédés de culture à leur apprendre;
22° Multiplier les soins médicaux dans les tribus et rendre la
vaccination obligatoire; créer des ambulances dans les tribus;
23° Création de points d'eau dans le Sud ;
24° Colonisation française sur les hauts plateaux ;
2o° Établissement du homestead pour les indigènes et les colons;
26° Création de chambres d'agriculture par décret.
Notre programme serait plus simple. A notre avis, l'Algérie
ne pourra se développer largement et sans entraves qu'à la
condition de calquer son régime sur celui que l'Angleterre
accorde à ses grandes colonies : Canada, Cap, Australie.
Il est question de lui accorder l'autonomie de son budget,
réforme indispensable à l'essor de toute colonie. Qu'on aille
plus loin encore dans cette voie féconde et bientôt les W. Lau-
ALGÉRIE 63
rier et les Cicil Rhodes naîtront en Algérie, ad majorera
Galliœ gloriam!
Combien l'Algérie coùte-t-elle à la France?
Entre les affirmations contraires des parties intéressées à
rejeter du budget de la métropole sur celui de la colonie, ou
inversement, des dépenses régulièrement afférentes à l'un ou
à l'autre pays, on peut cependant se faire une opinion à peu
près exacte. Au budget de 1899, on a demandé pour l'Algérie
une subvention de 73.370.449 francs, soit une différence en
moins, sur l'exercice 1898, de 368.513 francs.
Lors du vote du budget de 1897, on a indiqué le chiffre
d'une vingtaine de millions comme étant le montant du dé-
ficit du budget algérien. On en a déduit que ce déficit devrait
être comblé par un relèvement des impôts dans la colonie, et
un calcul approximatif a paru faire ressortir que l'échelle des
taxes françaises appliquées à l'Algérie augmenterait ses re-
cettes de 44 millions.
Il était évident que ces affirmations soulèveraient des pro-
testations. Bien que les chiffres ci-dessus n'aient pas été con-
testés, les Algériens ont expliqué que les 20 millions de
déficit correspondaient, à peu près exactement, au montant
de la garantie d'intérêts payée aux Compagnies de chemins
de fer. Cette garantie d'intérêts tend à diminuer tous les
ans, par suite des recettes croissantes des voies ferrées, et
l'on sait que, dès 1899, la Compagnie du P.-L.-M. algérien
n'en réclame plus. On doit conclure de là que, dans un
certain avenir, les recettes de l'Algérie réussiront à couvrir
entièrement ses dépenses.
Quant à l'augmentation des impôts en Algérie, on ne sau-
rait l'envisager rigoureusement avant quelques années, sous
peine de causer de graves préjudices à une industrie et à un
commerce naissants. Le chiffre de 44 millions précité doit,
d'ailleurs, être considéré comme un maximum que des dis-
cussions sérieuses ont ramené à 28 et même à 11 millions
seulement.
64 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Cette différence de traitement s'explique facilement par la
différence de richesse entre la métropole et la colonie, qui
interdit l'adoption du même régime d'impôts.
D'ailleurs, comment espérer attirer de nouveaux colons
français en Algérie si on ne leur fait pas entrevoir un ré-
gime de faveur?
Il serait intéressant de rechercher, par contre, ce que l'Al-
gérie rapporte à la France. On ne saurait mieux faire à cet
égard que de citer le passage suivant du discours prononcé
par M. Laferriére, le 11 décembre 1899, lors de l'ouverture de
la session du conseil supérieur de gouvernement :
En ce qui concerne la situation matérielle de la colonie — et si
Ton fait abstraction de la dépression passagère que la mauvaise ré-
colte de 1899 aura produite — les derniers résultats constatés sont
des plus satisfaisants.
Le mouvement général des échanges, qui était de 572 millions en
1897, s'est élevé l'année suivante à 588 millions, dont plus des
trois quarts, 457 millions, sont des échanges avec la métropole.
Pour la première fois les exportations dAlgérie en France
(232 millions) ont dépassé les importations de France en Algérie
(225 millions), de sorte que notre compte commercial avec la mé-
tropole non seulement se balance, mais présente un solde créditeur
de 7 millions.
Il serait intéressant d'évaluer combien ces 457 millions de mar-
chandises circulant entre la France et l'Algérie rapportent au
Trésor, soit à raison des recettes dont les compagnies de transports
peuvent avoir à tenir compte à l'État, soit par les droits directe-
ment perçus sur les connaissements, lettres de voiture, correspon-
dances postales ou télégraphiques auxquelles ces échanges donnent
lieu. Si ces calculs étaient possibles, ils montreraient qu'un élé-
ment appréciable vient ainsi s'ajouter aux recettes que le Trésor
effectue dans la colonie et contribuent à atténuer les sacrifices qu'il
fait pour elle.
Ces sacrifices s'atténuent d'ailleurs chaque année par la seule
progression des recettes prévues au budget. Cette progression qui,
depuis une période déjà longue, a été d'environ 1 million et demi
par an, sera cette année de plus de 4 millions.
Ce rapide exposé de la prospérité algérienne, tous les jours
ALGÉRIE 65
grandissante, suffit à démontrer l'importance que la France
doit attacher au développement de sa colonie.
L'année 1897 a été marqués, en Algérie, par un événement
religieux qui a donné aux indigènes l'occasion d'affirmer
d'une manière tout au moins officielle leurs sentiments de
loyalisme à l'égard de la France. A cet égard, il ne saurait
passer inaperçu.
Le 20 avril 1897, mourait, à Guemar, dans l'oued Sauf, Si
Ahmed ben Mohamed Tedjini, chef suprême de la confrérie
religieuse des Tidjania, dont les ramifications s'étendent jus-
que dans le centre de l'Afrique. A l'occasion de ce décès, une
cérémonie fut organisée, le 4 mai suivant, dans la grande
mosquée d'Alger, et là, en présence des autorités françaises
et des chefs religieux arabes, le grand muphti, après avoir
prononcé l'oraison funèbre du défunt, protesta de ses senti-
ments de loyauté et de dévouement à la France. La réponse
du gouverneur général, M. Cambon, mérite d'être citée :
Je vous remercie des paroles que vous venez de prononcer. Je les
transmettrai à M. le Président de la République.
Nous sommes venus ici pour nous associer aux sentiments que
vous avez éprouvés en apprenant la mort de Si Ahmed Tedjini,
chef de l'ordre des Tidjania. Cet ordre considérable, dont les mem-
bres dominent en Tunisie, jusqu'au Bornou et au Sokoto, s'est tou-
jours montré dévoué à la France.
Dès 1838, le père de celui que vous pîeurez aima mieux voir sa
ville prise, sa zaouïa ruinée, ses palmiers coupés que de s'accom-
moder avec le plus grand de nos ennemis et. jusque clans cette
extrémité, refusa de se rencontrer avec lui. Son lils, Si Ahmed
Tedjini, après un moment d'erreur, ne cessa depuis de nous donner
des témoignages de son active fidélité.
Un de ses mokaddems, Abd el Kader ben Hameïda, accompa-
gnait le colonel Flatters et fut massacré avec lui. J'ai pu éprouver
moi-même combien le concours de Tedjini nous était assuré dans
les lointaines régions qui s'étendent jusqu'au Niger.
Il avait épousé une Française. Il vivait à Kourdann, et là où ne
se trouvait, il y a quelques années, qu'une source perdue, des jar-
dins, des prairies, d'immenses plantations avaient remplacé le
sable. Il projetait, pour les pèlerins qui viennent en foule à sa zaouïa,
Afr. polit. 5
66 l'afriquk politique en 1900
la création d'un hospice qu'il voulait confier aux Pères Blancs. Il
servait la civilisation par son exemple et lui préparait la route.
Je ne doute pas que les successeurs de Si Ahmed Tedjini ne con-
tinuent ces traditions de dévouement qui remontent déjà à près de
soixante années. Ils trouveront partout, pour leurs fidèles, la pro-
tection et la hienveillance de la République. La France connaît ses
serviteurs: elle les aime et elle les défend; et aujourd'hui, nous
sommes venus près de vous pour montrer qu'elle sait honorer leur
loyauté.
Mohammed ben Belkassem prit ensuite la parole au nom
de son oncle, le marabout d'El-Hamel, cheikh de l'ordre des
Rahmanya, et s'exprima ainsi :
La mort de ce défunt ne frappe pas seulement les frères de son
ordre: elle attriste en même temps tous les membres des autres
confréries algériennes, ainsi que le montre notre présence ici, sans
distinction de secte.
Le fait de vous être associé à cette imposante cérémonie comp-
tera, Monsieur le Gouverneur général, parmi les actes de votre
gouvernement dont le souvenir restera éternellement gravé dans
les cœurs de tous les musulmans.
Ce ne sont là, il est vrai, que des paroles officielles. Mais,
quand on réfléchit, d'une part, à la fidélité constante de l'or-
dre des Tidjania et, d'autre part, aux sentiments de loyauté
proclamés par les sectes musulmanes plus récemment ralliées
à notre cause, on se prend à ne plus désespérer de la possi-
bilité d'amener des rapprochements de plus en plus intimes
entre Européens et musulmans, sous la réserve, toutefois, du
respect réciproque des intérêts, des mœurs et des croyances.
Les indigènes se rendent d'ailleurs compte, chaque jour da-
vantage, que nous sommes « les gardiens de Dieu » en Afri-
que, et l'inauguration récente du monument du cardinal La-
vigerie à Biskra, en février 1900, n'a suscité dans leurs
esprits que du respect et même de la sympathie.
L'armée française d'Afrique, héritière des gloires de la con-
quête, comprend un effectif total de plus de 55.000 hommes,
répartis en 39 bataillons d'infanterie (zouaves, tirailleurs,
ALGÉRIE 67
infanterie légère, compagnies de discipline et régiments étran-
gers), 37 escadrons (chasseurs d'Afrique et spahis), 15 bat-
teries, 5 compagnies du génie, 9 compagnies du train, 5 com-
pagnies de gendarmerie et divers corps accessoires. Avec les
troupes de Tunisie, l'effectif total s'élève à environ 70.000 hom-
mes et serait porté à 100.000 hommes environ par la mobilisa-
tion des réserves.
Ces ressources pourraient encore être augmentées en fai-
sant un plus large appel au recrutement des indigènes. Mais
on ne saurait guère compter, ainsi qu'on l'a prétendu parfois,
sur l'organisation de réserves indigènes pour augmenter dans
de fortes proportions l'effectif du temps de guerre. Cela tient
à la nature même et aux habitudes de l'indigène, qui doit,
pour entrer dans les régiments de tirailleurs, contracter un
engagement de quatre ans.
A l'issue de cet engagement, ou bien il quitte l'armée, faute
de goûts militaires suffisants, et l'on ne pourrait guère plus
compter sur lui comme réserviste, ou bien, le plus souvent, il
rentre dans ses foyers pour quelque temps, puis revient con-
tracter un nouveau rengagement de quatre ans ou des renga-
gements successifs dans l'espoir d'obtenir une retraite qu'on
ne lui donne qu'au bout de vingt-cinq ans de service. A ce
moment, l'indigène qui s'est engagé aux environs de sa ving-
tième année atteint 45 ans; c'est un homme rompu à la disci-
pline et capable d'un profond dévouement; mais il est déjà
presque toujours usé pour la guerre de campagne et est vrai-
ment mur pour la retraite. Bien que les tirailleurs qui quittent
le service après quatre ou huit ans soient relativement nom-
breux, il serait illusoire de compter sur un très grand nombre
de réservistes indigènes.
Aussi, certains militaires ont pensé à recourir aux res-
sources de la population indigène, non plus en organisant
le système des réserves, mais plutôt en établissant un sys-
tème de milices, c'est-à-dire en demandant à chaque tribu
un contingent déterminé. Ce système offrirait le double
avantage de donner un recrutement d'hommes choisis et
08 l'afrique politique en 1900
d'enlever à l'insurrection éventuelle des éléments précieux
servant à la fois d'otages et de soldats.
Cette préoccupation et les discussions qu'elle a engendrées
montrent qu'on a, dans les sphères militaires, le sentiment
très vif de la valeur des races kabyle et arabe et des res-
sources de premier ordre que le recrutement indigène, s'il
était développé, pourrait fournir, non seulement à la défense
de notre empire africain, mais aussi à nos entreprises colo-
niales et au développement de notre pénétration en Afrique.
Le problème de la pénétration s'est posé de plusieurs fa-
çons, suivant le but qu'on a voulu atteindre.
On l'étudiera plus loin et dans son ensemble. Mais, avant de
l'envisager, il convient d'indiquer rapidement quelle est la
situation de la France dans le Sud algérien.
Trois voies ferrées en exécution ou en projet s'allongent sur
la carte comme autant de tentacules vers le Sahara. Ce sont
les lignes d'Oran à Aïn-Sefra, poussée sur Djenien-bou-
Resgh; d'Alger à Laghouat, qui s'arrête à Berrouaghia; de
Constantine à Biskra, qu'on demande depuis longtemps à
prolonger sur Tonggourt et Ouargla.
Dans son discours, déjà cité, du 11 décembre dernier, M.
Laferrière consacre un important passage à la question des
lignes de pénétration :
Si, maintenant, nous jetons les yeux sur l'ensemble du réseau
d'intérêt général, nous constatons, non sans regret, qu'il reste sta-
tionnaire depuis plusieurs années, — non au point de vue des re-
cettes, qui ont augmenté déplus de 7 millions depuis 1893, — mais
au point de vue de l'étendue exploitée, qui n'a pas augmenté de-
puis cette époque et qui reste limitée à 2.90o kilomètres.
Il est juste de reconnaître que plusieurs lignes d'intérêt général
sont à l'élude, et quelques-unes prêtes pour l'exécution : tel est le
chemin de fer de Tlemcen à Maghnia et à la frontière du Maroc;
telle aussi la ligne de Biskra à Ouargla qui inaugurera une nou-
velle forme de concession combinant l'exploitation d'un chemin de
fer avec la mise en valeur d'une partie des territoires traversés.
J'aurais voulu pouvoir mentionner parmi les entreprises les plus
prochaines le chemin de fer de Berrouaghia à Laghouat, que tant
ALGÉRIE 69
de mécomptes ont retardé. Le gouvernement général et le dépar-
tement d'Alger ont multiplié leurs démarches pour hâter son exé-
cution. J'espère qu'elles ne seront pas infructueuses, surtout si le
conseil supérieur veut bien y joindre l'autorité de ses vœux
Nous avons été plus favorisés à l'ouest de la colonie : le chemin
de fer du Sud oranais, longtemps arrêté à Aïn-Sefra, est à la veille
d'atleindre Djenien-bou-Rezg, à plus de 500 kilomètres de la mer.
De là, et sans aucune interruption des travaux, il sera poussé à
31 kilomètres plus loin, à notre nouveau poste de Zouhia, à qui j'ai
donné, il y a un an. le nom du grand explorateur français Du-
veyrier. Nous n'aurons plus alors qu'à franchir le col qui sépare
celte région de celle de l'Oued-Zousfïana pour assurer de ce côté
notre pénétratiou saharienne et un facile accès vers les populeuses
oasis du Touat. Aussi ai je cru devoir solliciter du gouvernement
l'autorisation de pouvoir mettre à l'étude ce nouveau tronçon de
voie ferrée.
Pour assurer la construction de ces lignes, réaliser la prise
de possession éventuelle des oasis du Sud, mettre un terme
aux incursions et aux déprédations des coureurs arabes,
touareg ou marocains, trois postes, sans compter Fort-Lalle-
mand dans le Sud constantinois, ont été occupés et fortifiés
dans ces derniers temps.
Hassi-Inifel, dans le haut oued Mya, signalé depuis long-
temps comme un point indispensable pour assurer la sur-
veillance du pays, fut occupé et organisé dès le milieu de
1892. Puis, à la suite de l'émotion produite au Touat par cette
occupation et afin de bien fixer nos intentions dans l'esprit
des indigènes, l'organisation de deux autres postes fortifiés
fut décidée : Hassi-el-Homeur (fort Mac-Manon), commencé
en 1893, sur la route de Timmimoun, et Hassi-Chebbaba (fort
Mtribel), dans la direction d'Insalah.
Ces bordjs sont constitués par une enceinte carrée, crénelée
et bastionnée, contenant, sur une de ses faces, une entrée orga-
nisée défensivement et, sur chacune des trois autres, un pa-
villon pour le logement et le matériel de la garnison.
Ils sont gardés par un certain nombre d'hommes de troupes
sahariennes, troupes essentiellement mobiles, composées
d'indigènes encadrés par des Français, connaissant le pays et
70 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
ses habitants, et dont l'organisation, décidée en 1895, a fait
faire un grand pas à la question de la pénétration française
vers le Sud. Tout récemment, pour assurer le ravitaillement
de la mission Foureau-Lamy, un poste a été établi à Temas-
sinin, à environ 1.000 kilomètres de la côte. Nous aurons
l'occasion d'en reparler à propos de la pénétration du
Sahara (1).
Le récent discours de M. Laferrière contenait tout un plan
d'occupation et de pénétration sahariennes :
Après la mission Foureau-Lamy qui a traversé le Sahara tout
entier, escortée de forces algériennes qui ont partagé avec elle l'hon-
neur de porter notre drapeau dans l'Air et jusqu'au Tchad, nous
venons d'assister au départ de la mission dirigée par M. le profes-
seur Flamant Cette mission sera bientôt suivie d'une
importante expédition scientifique et commerciale qui s'organise
en France pour explorer la région du Hoggar et les gisements
miniers qu'on espère y découvrir.
Oui, protection est due à tous ces pionniers de la science et de la
civilisation : non seulement une protection passagère pendant le
parcours des régions les plus mal hantées, mais encore une protection
permanente qui ne peut résulter que d'une bonne police du Sahara,
assurée par l'occupation des points géographiques et stratégiques
qui commandent la zone dangereuse.
Cette mesure suffirait sans doute pour que les agres-
seurs se résignent à demander l'aman, ainsi qu'un dissident plus.
(I) On s'est occupé, depuis 1896, d'assurer les communications télégraphiques
transversales de nos postes du Sud et de perfectionner le réseau optique qui
couvre l'Algérie de ses cinquante-sept postes.
Les lignes électriques nouvelles récemment créées sont, dans l'ordre de leur
établissement, celles de :
1° Biskra - Touggourt - Ouargla -Ghardaîa ;
2° Djenienbou-Resgh - Ain Sefra - Géry ville ;
3° Géryville-Aflou-El-Ousseukh;
4° Biskra -El-Oued-Tozeur, tout récemment terminée et déjà prolongée jusqu'à
Gabès.
o° El G oléa - Fort-Miribel (février-mars 1900) avec prolongement probable sur
Insalah.
Ces lignes complètent notre réseau algérien et donnent la possibilité d'établir,
dans le sens transversal, des communications rapides, à la lisière du désert, de la.
Méditerranée à la frontière du Maroc.
ALGÉRIE 71
illustre vient tout récemment de le faire dans une autre région du
Sud. En cas de résistance, ils seraient facilement rejetés au delà de
la ligne de protection et d'expansion sahariennes que cette occupa-
tion permettrait d'établir.
Cette ligne reporterait à trois degrés au Sud celle qu'on avait
provisoirement tracée en jalonnant le désert de quelques bordjs
isolés les uns des autres et trop facilement tournés par quiconque
veut passer outre. Elle aurait derrière elle le massif du Tadmait
qui cesserait d'être un obstacle pour devenir un point d'appui ; elle
serait adossée sur un parcours de près de trois cents kilomètres
aux oasis qui forment sur ce point la verte lisière du Sahara algé-
rien. Reliée à l'est à Temassinin que sa position au croisement de
plusieurs roules de caravanes avait désignée comme point de départ
de la mission Foureau-Lamy, appuyée à l'ouest à l'Oued-Saoura,
elle serait à la fois une ligne stratégique et politique.
Elle le serait plus encore, car elle offrirait une base d'opérations
et de ravitaillements, soit aux explorateurs, soit aux entreprises
industrielles et commerciales qui auraient le Sahara pour objectif.
Ces paroles, vraiment françaises, allaient bientôt être sui-
vies d'un événement attendu impatiemment depuis des an-
nées : l'occupation d'Insaiah.
La mission Flamant, partie d'Ouargla le 28 novembre,
escortée par le capitaine Pein et 130 goumiers, arrivait le
9 décembre à Hassi-Inifel et le 26 décembre à Foggaret-ez-
Zoua, où elle était bien accueillie. Le surlendemain, près
d'Iguesten, elle était attaquée par 1.200 indigènes d'Insaiah,
leur tuait oO hommes et en blessait 64 parmi lesquels El-
Mahdi-Badjouda, notre principal ennemi, et plusieurs notables
du parti antifrançais du Tidikelt qui restaient entre nos mains.
A cette nouvelle, l'escadron de spahis sahariens du capi-
taine Germain, qui se tenait à portée de la mission prêt à la
secourir, rejoignait le capitaine Pein et s'installait avec lui
dans la casbah d'Insaiah.
Les deux officiers réunissaient ainsi 192 combattants. Le
5 janvier ils étaient attaqués par 2.000 indigènes auxquels ils
tuaient 150 hommes et en blessaient 200. Ce succès amenait
immédiatement la soumission de tout le pays.
Le 13 janvier un premier renfort de goumiers arrivait à
Insalah, suivi, le 18, par les 200 tirailleurs du commandant
72 l'afriqoe politique en 1900
Baumgarten, venus de Miribel et cleMac-Mahon. On pouvait
dès lors s'implanter solidement dans le pays en attendant
une colonne plus importante, en formation à El-Goléa, d'où
elle arrivait le 15 mars. En même temps une ligne télégra-
phique optique, bientôt suivie par une ligne électrique, était
poussée jusqu'à Miribel.
Cette occupation, obtenue sans coup férir, grâce aux habiles
dispositions prises par le gouverneur général et à l'énergie
des capitaines Pein et Germain, mettait fin à nos hésitations
sahariennes et annonçait une politique plus active que
M. Laferrière allait, le 2 février, affirmer à l'inauguration de
la ligne de Djenien-bou-Rezgh. En raison de la situation poli-
tique de l'Europe, le moment est heureusement choisi, le
Maroc ne paraît guère en état de s'opposer à nos entreprises
et tout permet d'augurer de féconds résultats de l'action
engagée par les deux colonnes qui, d'EI-Goléa et de Djenien-
bou-Rezgh, se dirigent sur le Touat.
Telle est, très sommairement exposée par ses côtés prin-
cipaux, la situation actuelle en Algérie. On n'a pas voulu,
pour ne pas agrandir démesurément le cadre de cet ouvrage,
étudier plus profondément les questions de race, de religion,
d'administration et de politique intérieure, importantes,
cependant, à envisager lorsqu'on entreprend l'étude des
choses d'Algérie. Il a paru suffisant d'appeler l'attention
sur quelques faits permanents et sur quelques récents événe-
ments, afin de poser des bases pour l'étude de la pénétration
du Sahara, qu'on pourra désormais entreprendre et exposer
plus loin d'une manière générale.
MAROC 73
Maroc.
Condition actuelle du Maroc. — Compétitions européennes. — Le changement
de règne. — Intérêts de la France. — Importance politique cl stratégique du
Maroc.
Un des événements les plus remarquables survenus au
Maroc dans ces derniers temps a été le changement de règne
qui s'est produit au moment même où la guerre menaçait
d'éclater entre ce pays et l'Espagne.
On se souvient des efforts faits parles Espagnols pour main-
tenir leur situation sur la côte de la Méditerranée, en face des
tribus du Riff, fanatiques et hostiles à toute domination. Les
événements de Melilla nécessitèrent l'envoi d'une petite ar-
mée, et l'on crut un moment, en Europe, que l'Espagne allait
donner le signal du démembrement de l'empire marocain.
Déjà la rade de Tanger voyait accourir des vaisseaux de
guerre représentant la plupart des flottes de l'Europe, et cha-
cune des nations intéressées au partage de ces régions prenait
ses dispositions pour prélever un lambeau des territoires con-
voités.
La sagesse de l'Espagne et la cordiale entente qu'elle noua
à cette occasion avec la France réussirent à contrecarrer les
visées intéressées de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Italie.
Le Maroc put continuer à vivre, mais il dut fournir des ga-
ranties à l'Espagne et lui payer une contribution de guerre
dont le dernier versement ne fut exécuté qu'en juin 1896.
Ces concessions étaient à peine proportionnées aux dé-
penses et aux efforts faits par l'Espagne pour maintenir ses
droits sur la côte du Maroc. Mais nos voisins, alors aux prises
avec les difficultés qui devaient aboutir à l'abandon de
74 L' AFRIQUE POLITJQL'E EX 1900
Cuba, ne jugèrent pas à propos de s'engager à fond au Maroc,
surtout vis-à-vis des puissances européennes mises en éveil
et prêtes à profiter immédiatement de tout désastre infligé aux
Marocains et de tout prétexte fourni à leur intervention.
L'Espagne jugea plus opportun de laisser les choses dans le
statu quo et de remettre à des temps plus favorables la réali-
sation de ses visées sur le Maroc.
La France, de son côté, ayant tout à craindre de l'appétit
de ses rivaux, ne fit aucune difficulté de se ranger à l'avis du
cabinet espagnol. Grâce à cette entente et aux mesures éner-
giques prises par le nouveau sultan, la paix fut rétablie, et
l'influence française et espagnole fut consolidée à la cour de
Fez.
Aujourd'hui, le Maroc ne maintient encore son indépen-
dance que grâce au jeu de bascule, cher aux gouvernements
d'Orient, qui lui permet de mettre aux prises la rivalité des
divers représentants de l'Europe. Autant le sultan songe peu
à résister sérieusement à toute démarche collective des con-
suls, autant il s'ingénie, à l'exemple du sultan de Constanti-
nople, et d'ailleurs avec succès, à opposer les uns aux autres
les intérêts particuliers et les demandes isolées. C'est tantôt
l'un, tantôt l'autre des ambassadeurs européens qui s'enor-
gueillit dune concession arrachée ou d'une réparation
obtenue.
Mais ces succès de détail n'ont qu'une importance très rela-
tive, surtout en ce moment où la récente intronisation du
nouveau sultan, successeur de Mouley Hassan, oblige la cour
chérifienne à ne pas trop se fier à la fidélité de tribus toujours
turbulentes et à concentrer toute son attention sur les ques-
tions intérieures et sur la consolidation du nouveau règne.
Ce changement de règne ne s'est pas effectué sans de grosses
difficultés. Geiles-ci menaçaient même, dès le début, d'être
bien plus considérables qu'elles ne l'ont été en réalité. La
mort de Mouley Hassan, survenue pendant les négociations
avec l'Espagne, fit craindre, un moment, une explosion de
compétitions. Mais les sombres prévisions qui accueillirent
cette nouvelle ne se réalisèrent pas, et la transmission du
MAROC 75
pouvoir put s'effectuer sans trop de difficultés, mais non sans
troubles intérieurs.
Les tribus marocaines, qui ne reconnaissent pas toujours
volontiers l'autorité du sultan et qui ne lui paient l'impôt que
lorsqu'il vient le réclamer à la tête d'une armée, crurent le
moment venu de s'affranchir de l'obéissance réclamée par un
prince jeune et sans expérience.
Ce fut aussi le moment choisi par les ministres européens
pour renouveler leurs réclamations et recommencer leurs
compétitions.
C'était, d'un côté, l'indemnité due à l'Espagne dont le
paiement sa trouvait en retard; ailleurs, les réclamations de
l'Allemagne au sujet de violences exercées sur ses natio-
naux; enfin, les exigences de l'Angleterre et de l'Italie.
Il faut reconnaître qu'au milieu de toutes ces difficultés, les
conseillers de Mouley Abd el Aziz ont su déployer de l'énergie
et de l'habileté.
La répression des révoltés s'est effectuée, quoique avec len-
teur, et quelques concessions, prudemment ménagées, ont
apaisé les exigences étrangères. On signalait encore, au mois
de janvier 1900, la répression sanglante d'une rébellion des
tribus de Mesfioua, à l'est de Marakech.
Une des plus importantes parmi les révoltes intérieures
a été celle du Tafilalet, provoquée, à la fin de 1898, par un
conflit entre le sultan et son oncle Mouley-Rechid, gouver-
neur du pays. Après des vicissitudes diverses et de longs
pourparlers, la rébellion fut apaisée, au moins momentané-
ment, et, comme d'habitude en pays marocain, par des con-
cessions réciproques.
- Cette révolte tirait surtout sa gravité de ce fait que certains
chefs religieux combattaient l'Empereur en lui reprochant de
ne pas réunir les conditions exigées par le Coran, et aussi de
ce que le Tafilalet est le berceau de la famille impériale et le
point de départ de plusieurs invasions qui se sont autrefois
déversées sur le Moghreb. Toute insurrection dans ce pays
prépare ou mûrit les rébellions voisines et cause des alarmes
justifiées à la cour de Fez et bien au delà du Maroc.
76 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Cinq puissances européennes se disputent l'influence dans
l'empire du Maroc : la France, l'Allemagne, l'Angleterre,
l'Espagne et l'Italie, cette dernière beaucoup moins à cause
des intérêts peu importants qu'y possèdent ses nationaux que
par suite de son désir de surveiller le maintien de l'équilibre
méditerranéen et de se créer, autant que possible, des titres à
faire valoir au jour du partage éventuel.
L'Allemagne a vu, depuis plusieurs années, son commerce
augmenter au Maroc. Ses négociants, ses industriels ont en-
tamé, ici comme ailleurs, la lutte commerciale avec les autres
nations, et sa diplomatie a secondé son action économique.
On a parlé récemment de la cession à l'Allemagne de divers
points de la côte atlantique. Il ne paraît pas que ces bruits
aient eu un fondement sérieux, car ils n'ont pas été suivis
d'effet; quoi qu'il en soit, la protection énergique donnée aux
négociants allemands et l'envoi de missions auprès du sultan
sont la pour montrer le désir de l'Allemagne de ne point
laisser régler sans elle la question marocaine.
On a déjà envisagé le rôle de l'Espagne. Portés à considérer
le Maroc comme le prolongement de leur territoire et ses
habitants comme les descendants de ces Maures qui tinrent si
longtemps la péninsule sous leur domination, les Espagnols
considèrent toute expédition au sud de Gibraltar comme une
sorte de croisade destinée à venger leurs ancêtres. Les Maro-
cains sont vraiment leurs ennemis héréditaires, et toute con-
quête au Maroc est une sorte de réparation du passé. C'est
dans ces sentiments intimes de l'âme espagnole qu'il faut
chercher l'origine des guerres qui ont donné à l'Espagne ses
possessions marocaines. C'est de là que dérivait cette idée
que le Maroc est un champ réservé aux conquêtes espagnoles
et un terrain interdit aux autres peuples.
Après de longues et patientes années passées à consolider
ses conquêtes au Maroc et à surveiller, avec une attention
constante, les desseins de ses rivaux, l'Espagne se trouve,
aujourd'hui, à la suite de la guerre américaine et de ses dis-
sensions intérieures, dans l'impossibilité finale de s'opposer
aux tentatives de ses adversaires. En d'autres temps, elle eût
MAROC 77
pu prendre l'initiative d'un partage à deux et s'entendre avec
la France pour ouvrir le règlement de cet héritage. Demain,
elle sera forcée d'assister, les mains liées, à l'action qui s'ac-
complira à ses portes, sans trop savoir si l'on voudra bien
tenir compte de ses droits et de ses traditions (1).
La France n'a pas à se réjouir de ce nouvel état de choses;
elle doit plutôt y voir la preuve qu'il n'y a rien à gagner à re-
tarder indéfiniment la solution des questions déjà mûres et
que, faute d'être réglées par elle, ces questions pourraient
finir par être résolues sans elle.
Au Maroc, comme partout, la politique anglaise s'est fait,
dans ces derniers temps, remarquer par son habileté et sa
décision. Depuis quelque temps, un syndicat anglais, opérant
sous le nom de Compagnie de l'Afrique Nord-Ouest, avait
établi des comptoirs au cap Juby, lorsqu'en 1895 le gouver-
nement marocain, désireux de faire constater ses droits,
acheta les établissements de la Compagnie et, malgré les
revendications de l'Espagne, fit reconnaître par l'Angleterre
sa souveraineté sur les territoires situés entre l'oued Draa et
le cap Bojador. Mais, par le même traité, il reconnaissait lui-
même aux Anglais un droit de préemption sur ce territoire.
Depuis lors, un port marocain a été ouvert au cap Juby.
Mais les tentatives anglaises ont repris sur d'autres points. En
1897, un autre syndicat se formait. C'était le Globe Venture Syn-
dicale, qui affréta le navire belge la Tourmaline, pour faire
du commerce, surtout celui des armes, sur la côte du Sous.
Bien accueillis par les habitants, les Anglais furent dis-
persés, au commencement de 1898, par les forces marocaines,
et quelques-uns, faits prisonniers, furent amenés à Tanger et
remis au consul d'Angleterre, après engagement pris par
ce dernier de les faire passer en jugement.
(1) L'Espagne a essayé depuis longtemps, mais sans succès, malgré l'occupation
de l'enclave d'Uni, d'étendre ses possessions au nord du cap Bojador. Au mois de
janvier 1900 on s'est plaint, aux Coites, de ce que le .Maroc s'est toujours refusé
de mettre l'Espagne en possession du port de Santa-Cruz-de-la-Mar-Pequena, qui
lui a été reconnu, en 1861, par le traité de Oued-el-Raz. Celle question va faire
l'objet de nouvelles revendications auprès du sultan.
78 l'Afrique politique en 1900
Leur chef, le major Spilsbury, fut, en effet, traduit devant
le jury à Gibraltar et acquitté, après des débats qui révélè-
rent des faits intéressants sur le rôle joué dans cette affaire
par les autorités anglaises. C'est un nouvel exemple, ajouté
à tant d'autres, du système d'immixtion commerciale em-
ployé par l'Angleterre et ordinairement suivi, quand la proie
est assurée, d'une intervention diplomatique et militaire.
La France est placée, au Maroc, au point de vue immédiat,
en face de deux questions principales : l'extension de son in-
fluence par l'intermédiaire de son protégé, le chérif d'Ouazzan,
chef religieux dont l'autorité est reconnue en Algérie comme
au Maroc, et le règlement de la question de frontières à
laquelle se rattache l'affaire du Touat qui est en train de se
liquider à notre satisfaction.
La question du Touat est née, on peut le dire, du désir de la
France de ne pas procéder brusquement à son extension vers
le Sud et de la crainte de faire naître trop tôt des complica-
tions dangereuses.
Avant que le Maroc eût cessé de se montrer rebelle à l'in-
fluence française, les questions de frontières se réglaient sur
place, entre autorités locales, sans bruit et sans secousses.
Les événements de 1870 ont eu leur répercussion jusque sur
nos frontières d'Algérie.
Depuis lors, en effet, sous des influences diplomatiques
diverses, le gouvernement marocain, au lieu de laisser faire,
comme par le passé, la police des frontières par l'autorité
française, et de régler à l'amiable et suivant les usages cons-
tants des nomades, les litiges habituels, s'est efforcé de trans-
porter ces questions sur le terrain politique, où il n'a cessé,
suivant la coutume orientale, de soulever des contestations
et de créer des malentendus.
C'est ainsi que prit naissance la question de Djenien-bou-
Resgh, occupé par nos troupes en 1885. Après des pourparlers,
le Maroc reconnut, en novembre 1885, la légitimité de cette
occupation, mais il attendit un an pour la notifier aux popu-
lations des environs.
MAROC 79
Aujourd'hui, les questions du Sud ne se règlent plus sur
place; c'est à Tanger et à Fez qu'il faut, pour les moindres
faits, entamer d'interminables négociations. Encouragé par
notre condescendance, le gouvernement marocain ne tarda
pas à élever des prétentions sur des territoires situés au Sud
même de l'Algérie.
Jadis, on eût coupé court, par une occupation au moins
momentanée, à des prétentions injustifiées. On s'avisa de
négocier : pendant ce temps, le sultan du Maroc intervenait
au Touat, y affirmait ses droits religieux et politiques et y
installait des caïds. L'autorité marocaine était reconnue et
les négociations continuèrent.
Il faut bien reconnaître qu'aucune nécessité urgente ne
poussait la France à brusquer les choses et à provoquer un
dénouement qui, par la force des circonstances, devait s'im-
poser avant longtemps.
Depuis quelque temps, l'attention s'était d'ailleurs reportée
plus au Nord, du côté du littoral, où les Kabyles du Rifï ne
cessent de s'agiter, depuis l'avènement de Mouley Abd el Aziz,
et de faire acte d'indépendance et de brigandage. Sur les
côtes, en 1896 et 1897, des bateaux de commerce appartenant
au Portugal, à la France, à l'Espagne, à l'Italie furent pris et
pillés par les pirates rifïains. Des indemnités demandées au
Maroc furent payées et le nouveau sultan, poussé surtout par
l'Espagne, dont les possessions étaient menacées, dut pro-
mettre l'envoi d'une expédition pour châtier les rebelles.
Quelques troupes ont été envoyées, en effet, vers le Rifï, où
l'action marocaine est en train, en ce moment, de s'exercer
péniblement.
Du côté de la frontière française, des événements assez
graves se sont produits en 1897, 1898 et 1899. L'ambassade
marocaine qui fut envoyée en France en mai 1897, et qui y
fut reçue avec de grands honneurs, n'avait pas encore quitté
Tanger que des troubles graves éclataient entre l'amel
d'Oudjda et ses administrés, toujours pour des questions
d'impôts. Les tribus kabyles des environs, après avoir obligé
80 l'afrique politique en 1900
l'amel à se réfugier dans Oudjda, vinrent l'y assiéger et se
livrèrent, en territoire français, à des déprédations qui ame-
nèrent des escarmouches avec nos troupes et nos auxiliaires.
La situation de l'amel était des plus critiques, lorsque, à
défaut de troupes, le sultan lui expédia un chef religieux,
qui, à force de diplomatie et en promettant aux rebelles une
remise d'impôts, réussit à les calmer.
Les troubles ont, d'ailleurs, repris dans le courant des années
1898 et 1899, et, malgré le débarquement, au mois de novembre
1898, à l'embouchure du Kiss, la rivière frontière, d'un déta-
chement de soldats marocains venus de Tanger pour soutenir
l'autorité du sultan, ils se continuèrent et durent encore.
Tous ces incidents de frontières nous obligent à une atten-
tion continuelle, mettent nos troupes en mouvement et
donnent lieu à de constantes réclamations à la cour de Fez.
Les tribus marocaines, réduites d'ailleurs à un état de misère
navrant, sont hors d'état de payer les contributions réclamées
par leurs autorités, et lorsque, comme au printemps de 1898,
elles sont poussées sur notre territoire par la famine, elles
donnent à nos indigènes algériens l'occasion d'établir une
comparaison suggestive entre les résultats amenés par des
guerres continuelles et les bienfaits de la paix française.
La France, on l'a déjà dit, n'a pas un intérêt immédiat à
voir se résoudre la question marocaine. Son rôle paraît
devoir se borner, de ce côté, à un état de défensive et de vigi-
lance diplomatique, tout en se tenant prête à répondre, par
une action énergique, précise et décisive, à toute entreprise
tentée par une puissance quelconque sur les domaines de
l'homme malade de l'Occident (1).
(1) Il convient cependant de rappeler ici le vœu émis, le 23 novembre 1899, par
la Société de géographie d'Alger :
« La Société de géographie appelle l'attention des sociétés françaises de géogra-
phie, des associations pour les études coloniales et du public français sur l'intérêt
considérable qu'il y aurait à placer immédiatement l'empire du Maroc sous le
protectorat de la France.
» Le protectorat d'une puissance européenne s'impose aujourd'hui. La France
est seule à pouvoir le réaliser dans les meilleures conditions, avec les moyens
dont l'Algérie peut disposer de suite dans ce but, et le régime nouveau serait
favorablement accueilli par le sultan et par son peuple. »
MAROC 81
La diminutio capitis subie récemment par l'Espagne oblige
cette puissance à une expectative semblable, favorable à nos
intérêts; et il y a lieu, semble-t-il, d'accueillir avec satisfac-
tion la nouvelle de la réception cordiale qui vient d'être faite
par le sultan du Maroc à l'ambassade russe envoyée auprès de
lui, au mois de mai 1899.
Le Maroc, puissance religieuse avant tout, dernier vestige
des royaumes musulmans indépendants du nord de l'Afrique,
cherche naturellement à réunir dans son orbite toutes les
tribus de même religion qui gravitent autour de lui. Il n'y a
pas longtemps que l'empereur du Maroc était écouté et obéi
jusqu'à Tombouctou et jusqu'aux rives du Sénégal. Mais, d'un
côté, l'activité française et, de l'autre, l'esprit turbulent des
tribus sahariennes, retenues seulement par l'ascendant reli-
gieux des envoyés du sultan, eurent vite fait de détacher du
Maroc les populations les plus éloignées.
La limite entre l'Algérie et le Maroc a été tracée, d'un com-
mun accord, de la mer à Teniet-Sassy, vers le chott El-Gharbi.
Au sud de ce point, il n'y a pas de frontière entre les deux pays.
La France n'y reconnaît aucun droit au Maroc, sauf le droit
du premier occupant.
Les droits que les Marocains revendiquent, ils les tiennent
de conquêtes passées et d'une occupation aujourd'hui tombée
dans l'oubli; celle-ci s'exerçait autrefois aussi bien sur le
Touat que sur les peuplades musulmanes qui parcourent le
Sahara entre l'Atlas, l'Océan et le Niger.
Quelques-unes de ces tribus paient encore une redevance
au sultan de Fez, mais presque toutes oublient leur ancienne
sujétion pour ne plus se reconnaître que ses subordonnés spi-
rituels.
Le Maroc surveille cependant avec jalousie, comme on l'a
vu, l'accès de ses côtes et cherche à s'opposer à toute prise de
possession, de la part des étrangers, d'un point quelconque de
son littoral.
Un coup d'oeil jeté sur la carte d'ensemble de l'Afrique ré-
Afr. polit. 6
l'afrique politique ex 1900
vêle immédiatement l'importance politique et stratégique du
Maroc. Ce n'est pas seulement à cause de sa situation sur l'une
des rives du détroit de Gibraltar et de l'importance de ses
deux façades maritimes que les débris du Maroc sont si con-
voités par diverses puissances; c'est aussi par ce fait que ce
pays se trouve au point de transition de deux continents, de
deux inondes différents, et que sa position à l'angle nord-
ouest de l'Afrique lui donne un rôle privilégié dans la future
répartition du commerce et des influences.
Le Maroc au pouvoir exclusif de l'Espagne ou de l'Angle-
terre, c'est la Méditerranée fermée brusquement sinon au
commerce général, tout au moins aux libres mouvements de
nos flottes. C'est la France définitivement coupée en deux au
point de vue de ses communications maritimes entre ses côtes
de l'Océan et de la Méditerranée.
Le Maroc ou ses côtes septentrionales aux Anglais, c'est,
avec la possession de l'Egypte et du Cap, l'enserrement plus
étroit du continent entre les sommets de l'immense triangle
africain, tous au pouvoir de l'Angleterre. Celle-ci, possédant
déjà le fond de ses golfes principaux, ceux de Guinée, de Zan-
zibar, de Zeïlah avec Aden, jouirait alors d'une influence
prépondérante sur toutes les côtes intermédiaires. Ce serait
l'achèvement de l'investissement de l'Afrique, et on comprend
de reste que catte perspective, si favorablement envisagée par
les Anglais, ne soit pas du goût des autres nations euro-
péennes qui ont des intérêts au delà de la Méditerranée.
Telle est la raison des luttes apparentes ou cachées qui se
livrent autour du trône du sultan du Maroc; tel est aussi le
motif qui doit poussjr la France à surveiller avec une extrême
attention les intrigues étrangères dans ce coin de l'Afrique,
à n'y permettre aucune atteinte à son prestige, et à se tenir
prête à y prévenir, par la force ou la diplomatie, toute inter-
vention étrangère. C'est une nécessité vitale pour son empire
d'Afrique. D'ailleurs, les événements se précipitent, et une
solution, là comme autre part, interviendra peut-être à bref
délai.
LK SAHARA 83
Le Sahara.
Le Sahara obstacle relatif. — Description sommaire. — Les Touareg. — Expan-
sion française. — Projet d'expédition du gênerai Philebert. — Les Transsaha-
riens. — Routes du Sahara. — Les chemins de fer de l'avenir.
Plus on connaît le Sahara et moins on est effrayé de l'ob-
stacle qu'il oppose à la pénétration.
C'est, évidemment, en l'état actuel des choses, une for-
midable barrière; mais, si elle a de tous temps arrêté les
migrations des peuples et partagé l'Afrique en deux parties
sans contacts intimes, les infiltrations continuelles qui se
sont produites, d'un bord à l'autre de son immense surface,
servent à démontrer qu'il n'est point aussi inhabitable qu'on
l'a cru jusqu'ici.
Le Sahara est une réunion confuse de déserts et de régions
habitées. Ses limites elles-mêmes ont varié avec les apprécia-
tions des géographes. Les uns lui donnent pour limites
l'Océan, l'Atlas, la Méditerranée, le plateau de Barka, le Nil,
une ligne allant de Khartoum au Tchad et à Tombouctou,
puis le cours du Niger et du Sénégal; d'autres le rejettent
en dehors des limites des États riverains de la Méditerranée
et de ceux du Soudan.
Du Nil à l'Océan, sur 5.000 kilomètres, et de l'Atlas au Sou-
dan, sur 1.500 kilomètres, le Sahara donne asile à 500.000
habitants environ sur une superficie de 7 à «S millions de kilo-
mètres carrés et à une altitude moyenne de 350 mètres.
Ce qui donne à l'immense étendue du Sahara son caractère
d'unité, malgré la différence du relief, c'est la rareté ou le manque
absolu d'eau vive dans toutes les parties du'territoire, à l'exception
des régions de montagnes dont les hauts sommets pénètrent dans
les couches supérieures de l'air. Ce n'est pas dans le sol lui-même,
c'est dans les régions aériennes qu'il faut chercher l'origine du
Sahara.
84 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Ces étendues blanches qui partagent en deux le continent afri-
cain ne sont pour ainsi dire qu'un rellet du ciel qui les éclaire.
Évidemment, le grand désert africain est dû à ces mêmes causes
qui ont amené la formation d'autres déserts dans le continent
d'Asie.
Le Sahara prolonge seulement vers l'ouest la zone des territoires
presque entièrement dépourvus de végétation arborescente qui tra-
verse la Mongolie, le Touran, l'Iran et l'Arabie.
C'est à la sécheresse des vents qu'est due l'existence de cette
longue bande de déserts, d'environ 12.500 kilomètres, traversant
obliquement tout l'ancien monde avec ses bandes parallèles de
steppes et d'avant-déserts. Humboldt a donné à l'ensemble des dé-
serts d'Asie et d'Afrique le nom de « lit des vents polaires »,
comme si les courants aériens qui, dans la zone tropicale, de-
viennent les vents alizés, suivaient régulièrement, à travers les
deux continents, le chemin indiqué par la traînée blanche des
sables. 11 n'en est pas tout à fait ainsi (Elisée Reclus.)
Le savant géographe qui a écrit ces lignes soutient, comme
M. l'ingénieur Rolland, que le Sahara n'est point un fond de
mer desséchée, car, « en dehors du Sahara berbère, on n'a
pas trouvé de débris d'origine marine dans les autres régions
du désert : craies et roches arénacées, granits, gneiss, por-
phyres et basaltes, qui font saillie sur la surface inégale du
Sahara, ne portent d'autres traces que celles de l'action des
airs, des pluies et du soleil ».
D'autres géographes ont l'opinion contraire, basée sur
l'existence des salines parsemées dans le désert, et le colonel
Monteil n'a pu expliquer la formation des dalhoh du Soudan,
immenses lits de fleuves aujourd'hui à sec, que par l'hypo-
thèse d'une mer saharienne brusquement déversée dans
l'Atlantique, à la suite du soulèvement qui s'étend encore de
l'Ouganda au Touat.
Peut-être la vérité se trouve-t-elle entre les opinions ex-
trêmes.
On peut imaginer que le Sahara fut un vaste lac salé très
peu profond, desséché par l'action simultanée des soulè-
vements géologiques et des éléments aériens, et dont la
surface, ravagée ensuite pendant de longs siècles par les
météores, n'a conservé aucune trace des dépôts sédimen-
SAHARA 85
taires que le vent a pu réduire en poussière et disperser de
tous côtés.
Les futures explorations du Sahara et les observations
scientifiques que l'avenir nous réserve donneront sans doute,
un jour, la solution de ce problème.
La seule population du Sahara qui, par le nombre, sinon
par la puissance, soit digne d'intérêt, est celle des Touareg.
Leur origine se perd dans les légendes. Ils seraient de race
berbère et on a trouvé sur leur territoire des silex taillés et
autres instruments de pierre. Le terme arabe « Touareg », qui
signifie les « abandonnés » de Dieu, à cause du temps qu'ils
mirent à adopter la religion de Mahomet, n'est pas le nom
que ces populations se donnent à elles-mêmes. Elles s'ap-
pellent Imoghah, Imajirhen, Imocharh, etc., termes dont le
radical éveille l'idée d'indépendance.
Elisée Reclus les divise en quatre tribus ou confédérations :
celles des Azdjers et des Hoggars ou Touareg du Nord; celles
des Kel-Owi et des Aouelimiden ou Touareg du Sud.
Ce sont les Azdjers, qui habitent entre Rhat et l'Igharghar,
qui se sont montrés les moins sauvages et les plus hospita-
liers; parmi eux, la tribu dominante est celle des Oraghen; la
plus civilisée est celle des Ifoghas, l'alliée des Français.
Les Hoggars constituent une confédération guerrière habi-
tant une région montagneuse entre les Azdjers et le Touat. Ils
sont au nombre d'environ 30.000, divisés en une trentaine de
tribus.
Les uns et les autres portent le costume des anciens Gau-
lois et quelques-uns ont les yeux bleus. Leurs armes habi-
tuelles sont le glaive, la lance et le fusil, « l'arme de la traî-
trise ». On sait que leur principale industrie est la guerre et le
pillage, ou la mise à rançon des caravanes qui sont obligées
d'emprunter leur territoire.
Les Kel-Owi habitent l'Air ou Asben et les régions voisines:
ils se sont fortement mélangés avec la race noire et ont des
relations suivies avec les Haoussas.
Les Aouelimiden occupent le Sahara entre les Hoggars et
86 l'afrique politique en 1900
le Niger: ils ont même fortement empiété au sud du fleuve et
se divisent en de nombreuses tribus qui dominent les envi-
rons de Tombouctou.
Ces quatre confédérations occupent tout le centre du Sahara,,
sur une superficie égale à trois ou quatre fois celle de la France
et qui contient des régions très différentes, mélange de déserts
arides, de montagnes parfois arrosées et boisées et d'oasis
cultivées.
A l'est, dans le Sahara oriental, on ne trouve, en dehors de
la Tripolitaine, que les Oulad-Sliman, nomades pillards, pro-
pagateurs de la doctrine des Senoussias, les populations Tou-
bous et celles des oasis de Koufra et du Borkou.
A l'ouest, dans le Sahara occidental, vivent, sur le littoralr
quelques tribus berbères et, à l'intérieur, les Arabas Bérabich
et Kounta, ces derniers, marabouts renommés pour leur sa-
gesse, dispersés partout et paraissant jouir d'une certaine
influence sur les Hoggars; puis, les Oulad-bou-Sba, grands
pillards, les Oulad-Delim, les Berbères de l'Adrar, dominés
par les Yahia-ben-Othman, et les Maures riverains du Sénégal.
Toutes ces populations, très divisées entre elles, sont en
partie dominées par les Français du Sénégal, qui ont déjà
imposé leur protectorat à celles de l'Adrar.
On voit, par cette rapide énumération, que les seules popu-
lations qui tiennent réellement le Sahara et qui présentent
quelque cohésion sont les Touareg.
Qui est maître des Touareg est maître du Sahara et de ses
routes. Celui qui a intérêt à dominer ce pays, et c'est le cas de
la France, doit donc, ainsi que l'enseignent toutes les tac-
tiques, s'attaquer au point fort, dont la chute entraîne la pos-
session de tous les autres.
C'est aujourd'hui sur les Touareg que doit porter l'action
française. Et le temps est d'autant mieux venu de la faire
sentir que ceux-ci se trouvent tous les jours dans la dépen-
dance plus étroite des Senoussias. depuis que leur mahdi.
poussé, dit-on, par les Anglais, a transporté plus près du
centre du Sahara, dans l'oasis de Koufra, le siège de son in-
fluence. De là il aurait, paraît-il. signifié tout récemment aux
SAHARA 87
Touareg de refuser tout passage aux étrangers quels qu'ils
soient.
Il y a près de quarante ans, dès la fin de la conquête de l'Al-
gérie, le maréchal Randon était déjà d'avis de commencer
l'œuvre de pénétration et d'ouvrir vers le Sud l'ère des expé-
ditions militaires. Cet avis ne fut pas partagé et, malgré l'opi-
nion de beaucoup d'officiers d'Afrique qui sentaient que la
résistance à notre action avait son principal point d'appui
vers le sud de la colonie, aucune suite ne fut donnée aux pro-
positions venues d'Algérie.
Que vous le vouliez ou non, disait alors le général Margueritte,
la force des choses, comme l'expérience l'a prouve, vous poussera
en avant et vous obligera à marcher. Vous irez, bon gré mal gré,
jusqu'au poiut d'où vous assurerez l'ordre, la paix et le libre transit
des caravanes.
Parole de prévoyance et d'expérience qui pourrait s'appli-
quer encore aujourd'hui à l'Algérie comme au Soudan et qui
nous dicte le programme que nous devons appliquer au centre
comme au sud du Sahara.
Depuis une quinzaine d'années, les routes qui avaient été
ouvertes devant Duveyrier et quelques autres voyageurs se
sont refermées à la suite de la propagande des Senoussias (1),
de la jalousie des négociants musulmans de Ghadamès. pous-
sés par les Anglais et les Italiens, et de ceux d'In-Salah, sou-
tenus par le Maroc.
Divers événements, survenus dans ces derniers temps, ont
aussi contribué à arrêter la pénétration vers le Sud. Ce sont
les pillages continuels des Touareg, l'insurrection de Bou-
Amama, le massacre de la mission du colonel Flatters, du
lieutenant Palat et, tout récemment (8 juin 189G), de la
mission de Mores.
Le marquis de Mores, parti de Tunis pour Rhat et, de là,
pour le Soudan, en mission à la fois politique et commerciale,
(1) Dès 1897, on a reçu en Algérie, par la voie d'Ain S, fia, <lr< lettres apportées
de Tombouctou par caravane.
l'aerique politique en 1900
emmenait avec lui quelques commerçants et une escorte de
cinq hommes seulement. A 150 kilomètres au sud du dernier
poste français en Tunisie, près de Sinaoun, sur la route de Gha-
damès, dans le pays de la peur, il tomba dans une embuscade
et fut tué avec presque tous ses compagnons.
Ce désastre a été attribué à diverses causes : d'abord l'an-
nonce que la mission portait avec elle de grandes richesses,
qu'elle allait essayer d'établir des relations avec Rhat, la
rivale de Ghadamès, enfin, l'état politique du Sahara.
C'était, en elïet, le moment où Rabah était victorieux au
Soudan, où l'entrée des Français à Tombouctou était connue
dans le Sahara, ainsi que les craintes des gens du Touat de
voir arriver une colonne française. Enfin, les entreprises des
Anglais au Soudan avaient fait craindre aux Touareg de voir
le commerce du sel passer aux mains de l'Angleterre, qui
l'aurait fourni au Soudan par la voie du Niger.
Remarquons que cette dernière crainte est, au contraire,
de nature à rallier les Touareg à notre désir de créer un
mode de transport rapide entre leur pays et le Soudan.
Le massacre de la mission de Mores paraît avoir été le fait
de coupeurs de route ordinaires, soudoyés peut-être par les
négociants de Ghadamès et par d'autres intéressés, mais non
la suite d'un complot politique dans lequel auraient trempé
les Azdjers.
La crainte des représailles," qui fut la conséquence de ces
événements, eut pour efïet de rendre les Touareg moins ac-
cueillants et de rapprocher du Maroc les tribus du Touat et
des régions voisines. Dans ces dernières années cependant, la
mission de MM. d'Attanoux et Foureau a pu pénétrer chez les
Azdjers et essayer de renouer les relations d'amitié consacrées
par le traité de Ghadamès.
On a reconnu que les dispositions des chefs azdjers étaient
toujours favorables, que le massacre de la mission du marquis
de Mores ne leur était pas imputable et qu'il serait possible,
avec quelque esprit politique, de nouer avec leurs tribus des
relations commerciales suivies.
Mais, s'il est possible de s'entendre avec les Azdjers, il n'en
SAHARA 89
est pas de même du côté des Hoggars. Cette race de guerriers
et de pillards, plus encore que le reste des populations musul-
manes de l'Algérie, ne nous a jamais laissés faire un pas en
avant sans une lutte acharnée. « Pour pénétrer le Sahara, dit
encore le général Margueritte, il faut la force ; le peuple mu-
sulman ne nous a jamais laissés faire un pas en avant sans
avoir l'excuse de céder à la force. »
C'est en se fondant sur cette opinion et sur son expérience
personnelle que le général Philebert proposait, dès 1886, un
projet de mission dont le triple but était :
1° De venger le massacre de la mission Flatters, dont l'im-
punité était très défavorablement appréciée dans tout le
Sahara;
2° De faire échec aux Senoussias, qui venaient d'installer
leurs zaouias à Rhat et à Insalah;
3° D'imposer la paix aux Hoggars et de saisir un point d'où
la protection et le libre parcours des caravanes fussent as-
surés.
Ce devait être une mission armée se présentant sous des
dehors pacifiques, mais possédant une organisation suffisante
pour s'imposer par la force. Elle se serait composée de 1.500
fusils, 1 batterie, 100 cavaliers et 2.000 chameaux portant
100 jours de vivres et conduits par 450 convoyeurs.
Son point de départ eût été Metlili; son objectif Idelès, sur
l'Igharghar, où la colonne se fût établie et ravitaillée. De là
elle se fût rendue à la Sebkha d'Amadghor pour y construire
un fort, y saisir les salines et y faire revivre l'ancien marché
signalé par Duveyrier. L'expédition, partant le 15 octobre de
Metlili, eût atteint Amadghor le 1er février suivant et serait
rentrée fin avril pour éviter la chaleur de l'été.
Exposé dans ses détails avec la haute compétence de l'au-
teur, ce projet séduit par la simplicité relative des moyens
mis en œuvre autant que par l'importance des résultats à
obtenir.
Idelès est en effet une localité du pays des Hoggars qui
90 l'afrique politique en 1900
possède, à environ 1.500 mètres d'altitude, de l'eâu excel-
lente en abondance; son climat est réputé meilleur que celui
de Laghouat et d'Ouargla.
Quant à la Sebkha d'Amadghor, c'est un des points straté-
giques les plus remarquables du Sahara, et l'existence de
l'ancien marché, signalé par Duveyrier au temps où les
Touareg étaient réunis en une seule nation, en marque toute
l'importance. C'est là que les Kel-Owi venaient s'approvi-
sionner du sel qu'ils vont aujourd'hui chercher dans l'oasis
de Bilmu. C'est aussi le point-limite du parcours des Azdjers
et des Hoggars, aussi bien qu'une dépression remarquable
entre le Tassili et le massif des Hoggars, entre le bassin de
l'Igharghar et le bassin des fleuves sahariens qui coulaient
autrefois vers le Niger.
Pour y parvenir, on devait négocier encore plus que
combattre, s'assurer l'amitié et, s'il est possible, la coopé-
ration des Azdjers ennemis des Hoggars, gagner les chefs des
Hoggars ou soutenir les prétentions de certains autres chefs
dépossédés, enfin nouer des intelligences avec les Aouelimi-
den pour empêcher la retraite des Hoggars au cas où ils vou-
draient en venir aux mains avec nous.
Ce programme, on le voit, vise avant tout la soumission des
Touareg, car le général Philebert fait remarquer, dans son
projet de 188G, que la question du Touat et la possession d'In-
salah dépendent avant tout de la chute de la puissance des
Touareg. Il estimait, sans doute à tort, que l'attaque d'Insalah
serait de nature à faire naître des complications avec le Maroc
et même avec l'Espagne. Or, on se rappelle que, depuis 188G, le
gouvernement français a nié hautement les prétentions du
Maroc sur le Touat.
La question a donc pris une tournure nouvelle, surtout en
ce moment où le Maroc subit un recul d'influence et où M. le
gouverneur général de l'Algérie vient de démontrer que l'oc-
cupation du Touat n'était, comme on l'a dit, qu'une question
de police saharienne.
Le Touat, mot berbère signifiant « les oasis », est une vaste
SAHARA 91
dépression couverte de palmiers et qui comprend sous sa dé-
nomination le Gourara, le Tidikelt et diverses autres vallées.
Sa vallée maîtresse est celle de l'oued Messaoura, dont les
eaux se perdent dans le sable, en amont du Touat, et qui de-
vait être, autrefois, un affluent du Niger.
Le Touat, centre d'un commerce important avec le Maroc,
l'Algérie, les Touareg, Tombouctou, joue, à l'ouest du massif
des Hoggars, le même rôle que la région d'Amadghor à
lest. C'est une région dont le rôle stratégique s'exerce à la
fois sur les Hoggars et le Maroc et qui, entre nos mains, de-
viendra le centre du rayonnement de la puissance française
vers l'ouest et vers le sud.
Si Insalah et les nombreux villages qui l'entourent ont une
grande importance au point de vue des routes de caravanes
qui y aboutissent, nous devons signaler aussi, plus à l'est,
entre le pays des Chaambas et celui des Hoggars, la localité
d'Amguid, revendiquée par les uns et les autres. On y trouve
de l'eau courante, des terrains cultivés, et, de là, une route
mène à Tombouctou par Timissao, ville autrefois importante
où l'on trouve encore les restes d'un fort marocain.
L'attention se porte d'ailleurs de plus en plus vers le Sud
algérien. On a vu, lorsqu'on a parlé de l'Algérie, que la ques-
tion des trois chemins de fer de Djenlen-bou-Resgh, de La-
ghouat et de Ouargla était à l'ordre du jour, et que la créa-
tion des troupes sahariennes et la construction des forts
Miribel, Mac-Manon et d'Hassi-Inifel dénotaient la volonté
de mettre fin aux incursions des nomades et de pousser plus
avant vers le Sud. On sent, en Algérie, que le moment est
venu de consolider définitivement notre puissance en ces ré-
gions. Aussi a-t-on noté avec plaisir le plan d'occupation
récemment exposé par M. Laferrière au conseil supérieur de
gouvernement, et appris avec soulagement le succès de nos
entreprises au Touat.
Tous les projets d'extension vers le sud n'ont au fond
d'autre objet que d'ouvrir les routes du Soudan, et de pré-
92 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
parer le moyen de pousser vers le sud le Transsaharien pro-
jeté depuis si longtemps.
C'est cette idée qui a provoqué l'envoi de la mission
Foureau-Lamy, tout autant que le désir de placer l'Angle-
terre vis-à-vis du fait accompli en ce qui concerne la jonc-
tion de nos possessions soudanaises et congolaises.
Le commandant Lamy, des tirailleurs algériens, et l'explo-
rateur Foureau, chef de mission, quittaient Biskra au mois
d'octobre 1898, avec 180 tirailleurs, deux pièces, un déta-
chement du génie et un millier de chameaux. Le 18 no-
vembre, ils atteignaient Temassinin, précédés par le capi-
taine Pein et le lieutenant de Thézilliat, qui, chargés du
ravitaillement, y construisaient un fort. Le 25 novembre, la
mission quittait Temassinin, arrivait à Tikhammar, à 70 kilo-
mètres au nord de la Sebkha d'Amadghor, le 20 décembre,
à Afara le 1er janvier 1899, et à Tadent le 17 janvier.
De Tadent, MM. Foureau et Lamy, accompagnés par trente
Chaambas, allaient visiter, à 140 kilomètres de là, le point
nommé Tadjenout et non Bir-el-Gharama, où fut massacrée
la mission Flatters et où ils ne trouvèrent aucun vestige du
désastre.
La mission repartait de Tadent le 26 janvier et, après la
pénible traversée du Tanezrouft, atteignait Assiou le 1er fé-
vrier et, le lendemain, In-Azaoua, où était construit le fort
Flatters.
Peu après, elle en repartait pour l'Air, à dix jours de
marche, où elle doit séjourner et où sera établie, sans doute,
une sérieuse base d'opérations.
Pendant ce temps, le capitaine Pein poussait une pointe
à deux jours d'Amguid, rentrait à Temassinin le 7 décembre
et en repartait le 31 pour organiser la ligne d'étapes.
Suivant une autre route que celle de la mission, il gagnait
successivement Tikhammar, puis Afara et, enfin, Tadent. où
il recueillait le lieutenant de Thézilliat, qui rentrait d'accom-
pagner un convoi à Assiôu. Il revenait ensuite, par la Sebkha
d'Amadghor et Amguid, à Temassinin, et, enfin, le 27 mars,
il rentrait à Ouargla.
SAHARA. 93
Toutes ces marches ont été accomplies au milieu d'un pays
où les Touareg avaient fait le vide et ne s'étaient pas montrés;
pays difficile parfois, où l'on rencontre des montagnes éle-
vées, et où la ligne de partage des eaux de la Méditerranée
fut franchie à 1.3S2 mètres d'altitude.
Des correspondances déjà reçues de la mission, il résulte
cependant ce fait que le pays, bien que l'eau y soit rare,
ne s'oppose en rien, malgré les difficultés qu'on y rencontre,
à l'établissement d'une voie ferrée, d'un tracé même facile.
Les renseignements ultérieurs fournis par la mission nous
fixeront entièrement au sujet d'un itinéraire que l'on con-
sidère de plus en plus comme devant être suivi par le pre-
mier des Transsahariens à exécuter.
Les bruits fâcheux répandus sur la mission au moment de
la déclaration de guerre du Transvaal ont été heureusement
démentis. Après avoir eu quelques difficultés de ravitaille-
ment à surmonter dans l'Air, la mission a pu poursuivre sa
marche en avant, entrer à Zinder au mois de décembre 1899,
et continuer vers le Tchad.
Pendant ce temps, les missions Voulet -Chanoine et Gentil-
Bretonnet, avec lesquelles la jonction avait été projetée aux
environs du Tchad, subissaient des destins divers.
M. Bretonnet, après avoir soutenu contre les masses de Ra-
bah une lutte héroïque et disproportionnée, était massacré
avec ses compagnons et ses 30 Sénégalais. Cet événement
découvrait la mission Gentil et empêchait, tout au moins mo-
mentanément, sa marche en avant.
Le lieutenant Pallier, après avoir déployé son énergie à
s'assurer de la succession des capitaines Voulet et Chanoine,
s'emparait de Zinder, qu'il faisait occuper par 2(10 tirailleurs,
avant de rentrer au Soudan.
C'est là, il est vrai, une étape de plus vers notre objectif;
mais ces événements n'ont pas été sans diminuer les chances
de la mission Foureau-Lamy. dont les forces, jugées déjà à
peine suffisantes, ont à remplir une tâche aussi glorieuse que
difficile.
11 nous reste à signaler, en terminant ce chapitre, la mis-
94 l'afrique poljtiqie ex 1900
sion saharienne, organisée par le Matin sous la direction de
M. Blanchet, pour étudier le tracé du Transsaharien. Cette
mission a déjà commencé au nord du Sénégal une étude pré-
liminaire à ses opérations principales, qui s'exécuteront dans
le Sud algérien à l'automne de 1900.
LES TRANSSAHARIENS
De très nombreux projets de voie ferrée se dirigeant de la
Méditerranée vers le Soudan ont été déjà élaborés. Leurs
points de départ se trouvent en Algérie et en Tripolitaine.
Dès 1885, le voyageur Rohlfs conseillait à l'Italie de prendre
possession de Tripoli. « Qui possède Tripoli possède le Sou-
dan! » s'écriait-il, et il faisait valoir les avantages d'une voie
ferrée qui. partant de Tripoli ou du port de Braïga, près de
la Cyrénaïque, se dirigerait sur Mourzouk et de là sur le
Tchad par la route des caravanes. Ce tracé, jalonné par de
nombreuses oasis, ne présenterait point de grandes difficultés
et utiliserait la distance la plus courte de la Méditerranée au
Soudan.
Plus à l'ouest, outre le tracé Rolland-Philebert, qui est un
des plus récents et des mieux étudiés, on a proposé les
tracés suivants, issus, pour la plupart, d'El-Goléa, cette loca-
lité ayant été préalablement reliée à Alger ou à Constantine.
Tnicé Largeau : El-Goléa, Insalah et, de là, d'un côté sur
Rhat et Kouka, et de l'autre sur le Touat et Tombouctou.
Tracé Duponchel : El-Goléa, Insalah, le Touat, Tombouctou,
Médine, Saint-Louis.
Tracé Pouyanne : El-Goléa, Insalah, le Touat, Inzize, Te-
missao, puis d'un côté sur Tombouctou et de l'autre, en
aval, sur Igomaren.
LES TRANSSAHARIENS 95
Tracé Déporter: Alger, El-Goléa, Insalah, Assiou, Agadès,
Kano, avec bifurcation au nord d'Assiou, vers le Bouroum.
Tracé Broussais : Alger, Insalah, Bouroum, avec embran-
chement de l'Adrar vers le Tchad.
Tracé Bouty-Sabatier : Djenien-bou-Resgh, oued Messaoura,
Taourirt, Tosaye (Niger).
Tracé Mairette: Aïn-Sefra, Igli, Taourirt, Bouroum.
Tracé Mac Costhy : A diriger vers le point du Niger où se
fera le partage des routes entre le Sénégal, le Dahomey et le
Tchad.
Tracé Kramer: Aïn-Sefra, Touat, Tombouctou.
Tracé Beau de Bâchas : Alger, Temassinin, Idelès, l'Air et,
de là, d'un côté sur Kouka et de l'autre sur Sokoto et Boussa.
Tracé Soleillct : Alger, Laghouat, El-Goléa, Insalah, Inzize,
Tombouctou, Médine, Saint-Louis.
Tracé Bolland-Philebert (1890) : Biskra, Ouargla, Mokhanza,
Aïn-Taïba, El-Biod, Amguid, avec deux bifurcations : sur le
Tchad par Amadghor, Bir-el-Gharoum, Assiou, Kouka, avec
variante par Bilma et Mosena; sur le Niger par Timissao et
Bouroum.
Tracé /'. leroy-Beaulicu (1898) : Biskra. Ouargla, Amguid,
Zinder.
Chacun de ces tracés, et nous en omettons, répond à une
idée spéciale et aussi à des besoins différents ; nous n'avons
à nous occuper ici que de l'idée française.
Aussi, pénétré de la nécessité du Transsaharieu au point
de vue national, on serait tenté de dire, avec M. Edmond
Blanc, que le meilleur transsaharien est celui qui se fera.
Mais il faut se souvenir que, depuis que cette parole a été
prononcée, les événements ont marché, le problème s'est
posé avec des données de plus en plus précises, et la nécessité
d'une voie de communication rapide dans une direction dé-
terminée s'est tous les jours affirmée davantage.
Tout récemment, sous la pression des événements du haut
Nil, M. Paul Leroy-Beaulicu, dans des pages émues, poussait
son vigoureux cri d'alarme et développait les grandes lignes
96 L' AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
du Transsaharien nécessaire. Peu après, le gouverneur gé-
néral de l'Algérie admettait l'obligation de construire les
voies sahariennes, amorces des futurs transsahariens. Pres-
que au même moment, s'ouvrait le Congrès de géographie
d'Alger, le Congrès du Transsaharien, ainsi qu'on l'a appelé.
Là, dans des discussions étendues et parfois passionnées,
toutes les opinions se sont produites pour mettre en lumière
tantôt les intérêts généraux du pays, tantôt les rivalités
locales, aussi bien que pour soulever discrètement le voile
qui cache les inquiétudes étrangères et le secret désir de
voir avorter toute tentative d'exécution immédiate. On y a
même prononcé, à voix basse, le terme d'enterrement défi-
nitif du projet. Qu'on se rassure. On n'enterre pas aussi faci-
lement une grande idée française. Les faits, dans un avenir
prochain, espérons-le, se chargeront de répondre.
Tout a été dit sur le Transsaharien. Qu'on l'ait discuté au
point de vue commercial, cela était nécessaire. Il est incom-
préhensible qu'on le discute encore au point de vue straté-
gique et politique. Ce sera, suivant l'heureuse expression de
M. Paul Leroy-Beaulieu, notre porte-respect à l'égard des
Anglais, l'arme qui nous évitera de futures capitulations.
Il s'agit, en effet, avant tout, de conserver et de défendre
notre Afrique. Et l'on ne peut y parvenir qu'en se donnant
la possibilité de déverser à ses extrémités le trop plein da
forces que possède l'Algérie. C'est en Algérie, voisine de la
France, que se trouve notre base d'opérations africaine. C'est
de là qu'il nous faut, par les moyens les plus rapides, diriger
nos forces, défensives d'abord, mais aptes à l'offensive, sur
les points faibles ou dangereux des territoires étrangers.
En pareil cas, la question politique prime toutes les autres.
La question commerciale sera plus tard résolue. Est-ce que
les Anglais s'en préoccupent lorsqu'ils font suivre par le rail
toutes leurs expéditions coloniales sans exception? Nous en
avons eu la preuve en Afghanistan, dans l'Achantiland, dans
l'Est africain. Ils viennent encore de nous en donner un
exemple remarquable au Soudan égyptien, où 800 kilo-
AFRIQUE NORD OUEST
Les chemins de fer de l'avenir.
/
Ayù R A fi
ytfozzr'JcozzA.
"ottlSoizcèdzl. * JYrutetozzJit
Gocfo * %
•a *7 ' '
'Karvo
\B~ilmjcL
-^—— Lianes construites
+ -H++ Lignes d'intérêt immédiat
Lignes futures
2000 Kil.
Afr. polit.
98 l'afrique politique en 1900
mètres de voie ferrée ont été construits, dit-on, pour 30 mil-
lions. D'après leur système, le chemin de fer fait la conquête,
crée le commerce, et le commerce accompagne ensuite le
chemin de fer. Telle est la vérité.
Il faut s'inspirer de ces principes et se dire résolument que
le Transsaharien doit être, avant tout, stratégique et poli-
tique. Dès lors, arrière les rivalités locales! C'est là une ques-
tion de vie nationale.
Les chemins de fer sahariens, mis en avant par M. Lafer-
rière, constituent une œuvre algérienne; le Transsaharien
est une œuvre française à exécuter par la métropole.
Le Transsaharien est donc nécessaire. Mais quel est celui
qu'il faut choisir parmi tous les tracés proposés?
Pour le déterminer, nous allons essayer de jeter les bases
logiques du futur réseau Nord-Africain. Mis en présence du
lot qui leur a été réservé en Afrique, les Français de nos
jours ont le devoir de prévoir largement l'avenir, en vue de
constituer fortement l'empire africain, qui sera plus tard le
principal, sinon le seul, de nos débouchés.
Il s'agit ici, en définitive, d'esquisser une vue d'ensemble
du réseau qui, mis à exécution avec persévérance, servira à
lier plus étroitement le faisceau de nos possessions et à leur
donner la possibilité de desservir les régions principales
en attendant que leur développement progressif permette
d'y créer les lignes secondaires. Cela fait, il nous sera
possible de déterminer l'ordre d'urgence à adopter pour
l'exécution des futurs Transsahariens.
La première des questions à envisager est celle des routes
actuellement suivies par les caravanes.
Sans compter les voies transversales qui les relient entre
elles, les routes les plus fréquentées du Sahara suivent les
directions ci-après :
1° Ouadaï, Borkou, Koufra, basse Egypte ou Cyrénaïque;
2° Tchad, Mourzouk, Tripoli, avec embranchements d'un
côté sur Rhat et Ghadamès, de l'autre sur le pays de
Barka;
LES TRANSSAHARIENS 99
3° D'Agadès partent cinq routes: sur Kouka, Kano, Sokoto,
Gogo sur le Niger, et sur Assiou. De ce point des routes
mènent à Rhat. Amguid etlnsalah;
4° De Gogo à Timissao et Insalah;
5° De Tombouctou à Arouan, Taoudeni, Insalah. D" Arouan
partent des routes qui, à travers le Tanezrouft, doivent
aboutir chez les Hoggars.
De Taoudeni, deux routes se dirigent, par Eglif, l'une sur
El-Harib, l'autre sur Ifni ;
6° Du Sénégal à l'Adrar et de là au Maroc.
Ces routes nous indiquent le chemin à faire suivre aux
voies ferrées de l'avenir.
Actuellement, trois chemins de fer algériens amorcent les
futures lignes transsahariennes, et les trois provinces de la
colonie sont toujours en rivalité aiguë pour obtenir le pro-
longement immédiat, vers le Sahara, de la ligne que cha-
cune possède.
En s'élevant au-dessus de ces rivalités, l'homme indépen-
dant peut se faire une opinion fondée sur l'étude du pays et
sur celle des nécessités géographiques.
Si de l'Algérie on veut atteindre le Niger et le Congo, l'exa-
men de la carte montre que le passage vers le Sud est barré
par deux massifs montagneux : le Tassili des Azdjers et le
massif des Hoggars. Entre ces massifs, ou auprès d'eux, se
trouvent les deux dépressions du Touat et d'Amadghor,
suivies de tout temps par les caravanes et qui offrent les com-
modités les plus grandes pour le passage des voies ferrées, en
même temps que les plus grands avantages stratégiques.
Donc, en dehors de toute considération de parti, puisque
les voies ferrées de l'avenir doivent traverser ces dépressions,
considérons-les provisoirement chacune comme le point de
départ d'une ligne à diriger vers le Soudan.
Du Touat, le point du Soudan le plus rapproché est Tom-
bouctou; c'est également le point le plus facile à atteindre par
une voie ferrée qui, passant à l'ouest du massif des Hoggars,
suivrait, par les vallées qui descendent vers le Niger, la route
100 l'afriqle politique ex 1900
actuelle des caravanes, par Taoudeni et Arouan. Or, des trois
lignes algériennes, c'est évidemment celle de la province
d'Oran qui, aboutissant à Djenien-bou-Resgh, peut, le plus
facilement et dans le délai le plus rapproché, atteindre le
Touat. C'est, en outre, la ligne la plus courte qui aboutisse à
la Méditerranée. A ces divers points de vue, on peut dire, en
toute logique, que, pour atteindre Tombouctou, la ligne la
plus avantageuse est celle d'Oran -Touat -Tombouctou.
De la dépression d'Amadghor, les pays soudanais les plus
faciles à atteindre sont les marchés de Zinder et de Kano, et le
Tchad. Par la rive orientale du Tchad on atteindrait ensuite,
en remontant le Chari, le coude de l'Oubangui vers son con-
fluent avec le Congo. Les deux directions de Kano et du Tchad
passent par l'Air, centre des populations Kel-Owi sédentaires.
Si maintenant on regarde vers le Nord, la ligne la plus
courte pour gagner la mer d'Algérie en partant d'Amadghor
est la ligne Temassinin-Ouargla-Philippeville. Donc, toutes
considérations de politique intérieure mises à part, une
deuxième ligne transsaharienne serait celle de Philippeville -
Constantine- Ouargla-Temassinin- Amadghor -l'Air ; de là,
vers le Niger et le Soudan d'un côté, et, de l'autre, vers le
Tchad et le Congo.
Entre ces deux lignes, le département d'Alger se trouverait,
en apparence, sacrifié (1); il y aurait moyen de lui offrir une
compensation en traçant convenablement la ligne d'Oran -
Tombouctou. De Djenien-bou-Resgh à Tombouctou, la ligne
droite passe un peu en dehors du Touat et laisse Insalah à
300 kilomètres à l'est. Pour ne pas imposer à la voie un trop
(I) Les Algériens eux-mêmes comprennent qu'il faut enfin aboutir et qu'il est
nécessaire de faire taire les querelles locales pour concentrer noire attention et
nos forces sur une des lignes projetées. En décembre 1898, la cbambre de com-
merce d'Alger, faisant acte d'une profonde sagesse politique, a voté une résolu-
tion demandant la construction immédiate du Transsaharien par Ouargla, mais
émettant, en môme temps, le vœu de l'achèvement de la ligne do Berrouaghia à
Laghouat. Cette dernière voie pourrait être achevée en moins de deux ans, à la
condition d'employer la méthode russe et de détacher en Algérie deux de nos
compagnies de sapeurs de chemins de fer. De nouvelles démarches viennent d'être
faites au mois d'août 1890, par les délégués de l'Algérie auprès des membres du
Gouvernement.
LES TRANSSAHARIENS 101
grand détour, on lui laisserait suivre le cours du Massaoura.
Elle desservirait ainsi le Touat occidental, et, arrivée à hau-
teur d'Insalah, à environ 150 kilomètres de cette localité, elle
irait rejoindre Taoudeni et Tombouctou par la route des cara-
vanes.
La ligne d'Oran à Tombouctou tenue ainsi hors de por-
tée des Hoggars, on pourrait prolonger la voie ferrée Alger -
Laghouat sur El-Goléa et Insalah, lui donnant ainsi à desser-
vir le Touat occidental et le territoire des Hoggars, avec, plus
tard, la faculté de la relier, à travers le Touat, à la ligne de
Tombouctou.
Du côté du Tchad, pour nous maintenir sur ie terrain des
actes diplomatiques qui laissent le Sokoto dans la sphère
d'influence anglaise et pour ne pas emprunter les territoires
allemands du Tchad, la voie ferrée se dirigerait de l'Air, d'un
côté sur le Chari par la rive orientale du Tchad, de l'autre sur
Zinder, un des marchés du Bornou, et enfin sur Say, où elle
se raccorderait au réseau soudanais constitué par les artères
Say-Cotonou, Say-Bamako et Tombouctou-Kong-Côte d'Ivoire.
Plus tard, on aurait à étudier des embranchements sur
Figuig, l'oued Dràa, l'Adrar et le Sénégal et, à l'Est, de Temas-
sinin sur Ghadamès et Gabès.
Nous sommes donc conduits, par la logique même des faits,
à définir deux Transsahariens bien distincts, correspondant à
deux idées spéciales. Lequel est le plus nécessaire?
C'est incontestablement celui du Tchad. « Ce serait une
folie, disait Schirmer, de construire un chemin de fer gigan-
tesque de 2.600 kilomètres pour atteindre Tombouctou. Mais
restent les royaumes du Tchad. Ceux-là sont riches. »
Il y a quelques années seulement, la discussion était encore
possible. Après Fachoda, la question est résolue.
Qu'on jette les yeux sur ce que les Anglais nous ont laissé
de territoire africain. Le point faible, quoique dominant, de
cet empire déchiqueté et déséquilibré est au Tchad. C'est là le
résultat de faits récents, dont les conséquences se feront long-
temps sentir et qui nous dictent les résolutions à prendre.
102 l'afrique politique ex 1900
C'est vers le Tchad que doit être dirigé notre effort défensif.
C'est aussi de ce côté que doit porter notre offensive, car, s'il
est vrai que l'on ne se défend bien qu'en attaquant, il est non
moins certain que c'est en partant du Tchad que nous pour-
rons porter les coups les plus rapides et les plus décisifs à nos
adversaires de l'Est ou de l'Ouest.
Un Transsaharien dirigé sur un point autre que le Tchad
serait donc, comme le dit M. P. Leroy-Beaulieu, un anachro-
nisme. D'ailleurs, notre Sénégal-Soudan possède aujourd'hui
des forces suffisantes pour sa défense, et il est inutile, pour le
moment, de renforcer ce point fort de notre empire.
Le but immédiat est donc le Tchad, d'où, en suivant la rive
orientale, à une distance assez grande, le tracé se dirigera
vers Massenya et l'Oubangui. Le point de départ sur la Médi-
terranée doit être le port le plus rapproché de Marseille. C'est
Philippeville. Le tracé intermédiaire , autant que possible
direct comme une voie romaine, passera par Biskra, Tug-
gourt, Temassinin, Tadent, l'Air, pour se diriger de là sur le
Tchad, sur Zinder, sur Say.
On voit que ce tracé se rapproche assez de Rhat et de Gha-
damès pour englober dans sa sphère d'action ces deux en-
claves turques. Passant entre les deux grandes tribus toua-
reg, nos amis les Azdjers et nos ennemis les Hoggars, il les
divise, les sépare davantage et permet d'agir sur elles par ac-
tion directe a courte distance.
On doit arriver à ce résultat de constituer les Azdjers gar-
diens, sous leur responsabilité collective, du chemin de fer
d'Ouargla à l'Air, en leur donnant, si c'est nécessaire, la pré-
pondérance sur les Hoggars, qu'ils surveilleront et exploite-
ront à notre profit.
De l'Air au Tchad et au delà, le rôle de la voie ferrée a été
défini plus haut. De l'Aïr à Zinder, d'un côté, et à Say, de
l'autre, on aura deux lignes d'investissement du Soudan an-
glais; en même temps, une ligne de jonction, celle de Sayr
reliant l'Algérie au Soudan, permettra, pour un temps, de
remplacer la voie d'Oran à Tombouctou.
LES TRANSSAHARIENS 103
Tel doit être notre programme immédiat, qui aura pour
nombreux et féconds résultats :
1° De créer la possibilité de jeter en moins de vingt jours
10.000 Algériens sur le Tchad, menaçant Khartoum et pou-
vant agir sur les Soudans anglais et allemand en combinant
leurs efforts avec les troupes de notre Soudan;
2° De nous donner un point central de puissance dans l'Air,
véritable réservoir de nos forces et de nos moyens d'action sur
tous les Soudans;
3° De constituer une vaste région menaçante pour le Niger
anglais, celle d'entre Aïr-Say, jalonnée par des postes qu'il
faudra rares et très forts;
4° De placer à Say ou environs le centre offensif du Soudan
français sur le Sokoto-Bornou. Là, certains établissements mi-
litaires s'imposeront. Ce sera un des points de soudure de nos
empires algérien et soudanais, de même qu'au Tchad se
trouve la soudure de notre Afrique du Nord et de nos terri-
toires congolais.
Plus tard, il y aura lieu de compléter ce réseau et de par-
venir, dans un délai rapproché, à la réalisation du programme
indiqué par la carte ci-jointe.
Ce programme donne à Alger, métropole africaine, deux:
transsahariens divergeant vers nos deux centres de puis-
sance : Sénégal-Soudan et Tchad-Congo. Des transversales
joignent les deux lignes principales : l'une près des points de
départ : Touat-Ouargla-Gabès; l'autre à l'arrivée au Soudan :
Say-Aïr-Tchad. La mer, qui relie les points de départ, Oran-
Alger-Philippaville, relie aussi les points extrêmes depuis la
côte occidentale d'Afrique jusqu'à l'embouchure du Congo.
En sorte que, l'Algérie devenue réellement ïemporium de
tout le commerce de cette partie du continent, sera plus que
jamais la tête de notre puissance africaine.
Il nous reste à dire quelques mots des moyens d'exécution.
On a diversement évalué le prix de revient du Transsaharien,
même avant d'en avoir établi le tracé tout au moins approxi-
matif.
104 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
En choisissant décidément le tracé Biskra-Temassinin-Aïr,
et de l'Air au Tchad, à Zinder et à Say, nous nous donnons la
possibilité de nous dégager des abstractions et de soumettra
ce tracé à une analyse rapide., résumée d'une étude plus com-
plète des procédés d'exécution et du prix de revient (1).
Les procédés d'exécution seront ceux déjà employés pour
les chemins de fer transcontinentaux ou désertiques, aux
États-Unis, au Canada, en Australie, en Transcaspie, en Si-
bérie, sur le haut Nil et dans le Sud africain rhodésien.
On emploiera la direction et les méthodes militaires pour
obtenir la rapidité, l'unité d'action, le prestige, l'économie.
II ne s'agira plus d'enquêtes et d'expropriations. Il s'agira
d'un chemin de fer de conquête à faire exécuter par la main-
d'œuvre militaire et pénitentiaire, dirigée par nos sapeurs de
chemin de fer, main-d'œuvre peu payée, sinon gratuite et.
imposée : c'est là une idée qui nous choque et qui nulle part
n'a gêné les Anglais.
La voie, à largeur de lm,055, permettra de franchir de fortes
rampes et des courbes serrées, tout en donnant l'avantage
d'un poids moindre de matériel à transporter, d'une réduction
dans l'effectif des travailleurs et d'un rendement très suffi-
sant. Elle sera d'ailleurs entièrement métallique, les traverses
en bois ne durant pas dans le Sahara.
La construction se fera par la méthode bien connue de nos
officiers du génie : un train, portant et logeant les travailleurs
et le matériel, et précédé à longue distance par le groupe de
construction de la plate-forme, s'avance jusqu'à l'extrémité du
rail. Le matériel, rails et traverses, est assemblé, posé par
parties successives, et la locomotive continue à avancer en se
tenant toujours en tête du rail. Des expériences nombreu-
ses, aujourd'hui acquises, permettent de compter sur un
avancement minimum de 1.600 mètres par jour dès le début
des travaux.
La voie suivra le terrain, sans ouvrages d'art. On la recti-
(1) Voir le Transsaharien par la main-d'œuvre militaire, par l'auteur. Chez
Lavauzelle, 1900.
LES TRANSSAHARIENS 105
fiera plus tard, lorsqu'on aura construit les ouvrages d'art
indispensables.
Le travail ainsi entrepris donnerait environ 40 kilomètres de
voie par mois, soit 400 kilomètres par an. Il faudrait environ :
Six ans pour aller de Biskra à l'Aïr (2.400 kilomètres);
Deux ans et dami pour aller de l'Air à Mao (Tchad)
(1.000 kilomètres);
Trois ans pour aller de Mao à l'Oubangui (1.300 kilomètres);
Un an et demi pour aller de l'Aïr à Zinder (500 kilomètres);
Daux ans et demi pour aller de l'Aïr à Say (900 kilomètres).
Déduction faite du tronçon de Mao à l'Oubangui, qui pour-
rait, peut-être, s'exécuter séparément en partant de notre co-
lonie du Congo, il faudrait environ huit ans pour terminer le
réseau partant de l'Aïr vers Biskra-Mao-Zinder et Say.
Tous ces chiffres paraissent être largement calculés et pour-
ront, par l'habitude de la construction, être sensiblement
réduits.
Quant aux dépenses, elles peuvent être ramenées aux trois
termes suivants : personnel, matériel, transports. En pré-
sence des renseignements précis fournis par la première
partie de la mission Foureau-Lamy, il est possible de fixer
le détail des frais à attribuer à l'une ou à l'autre de ces trois
catégories de dépenses. La vitesse de construction aura aussi
une influence capitale sur la dépense totale. Si l'on se reporte
à l'étude citée plus haut, on verra qu'en serrant de près le
problème et en calculant largement les dépenses, on arrive,
en moyenne, au chiffre probable de 44.000 francs par kilomè-
tre. Le prix du réseau aur quatre branches : Aïr-Biskra-Mao-
Zinder-Say, d'une longueur totale de 4.800 kilomètres, s'élè-
verait dès lors à 210 millions. Nous pouvons prendre ce chiffre
comme une première et large approximation, en attendant
que les études en cours permettent de préciser davantage les
éléments du problème. C'est à peu près le crédit récemment
alloué à l'Indo-Chine française pour la construction de ses
voies ferrées. Ce n'est que le double du prix de l'Exposition
universelle de 1900. Pour notre empire africain, qui est à nos
portes, où gît notre avenir, que ne devrait-on pas faire!
CHAPITRE II
AFRIQUE OCCIDENTALE
Nous placerons dans ce chapitre l'étude des pays de
l'Afrique occidentale française et des colonies européennes
de la côte de Guinée.
Nous étudierons ensuite, dans le chapitre suivant, l'hin-
terland de ces régions, formé par le Soudan entre le Sénégal
et le Nil.
108 l'afrique politique en 1900
Afrique occidentale française.
Organisation récente. — Avantages et inconvénients. — Centralisation. — Déli-
mitation. — Enclaves étrangères. — - Débouchés et voies ferrées à créer.
Le décret du 16 juin 1895 plaçait nos colonies de 1* Afrique
occidentale sous l'autorité d'un gouverneur général, qui était
en même temps gouverneur de la colonie du Sénégal.
Ce haut fonctionnaire réunissait sous sa direction le Séné-
gal, le Soudan, la Guinée française et la Côte d'Ivoire. Le Daho-
mey continuait à dépendre d'un gouverneur spécial, qui était
cependant tenu d'adresser ampliation de ses rapports au gou-
vernement général de l'Afrique occidentale, où se trouvaient
centralisés les pouvoirs civils et militaires.
Cette organisation, qui groupait nos colonies de l'Afrique
occidentale dans la main du même chef, était de nature à faire
cesser les rivalités qui se sont souvent manifestées entre les
gouverneurs de ces colonies, au grand détriment de l'expan-
sion française dans ces régions. Elle permettait aussi d'es-
pérer une unité de vues plus complète facilitant le développe-
ment de notre influence et s'opposant plus efficacement aux
empiétements de nos rivaux.
Enfin, la coordination des affaires et leur transmission simul-
tanée au ministère des colonies permettaient une plus grande
liaison des efforts et une plus grande rapidité des solutions.
On a reproché à cette nouvelle organisation de grouper des
colonies fort éloignées et n'ayant aucun lien commun, d'obli-
ger le gouverneur général à des voyages incessants, d'entraver
l'initiative des gouverneurs en sous-ordre, enfin de favoriser,
aux dépens des autres colonies, le Sénégal, placé directement
sous les ordres du gouverneur général.
Certaines de ces critiques étaient fondées. Il eût peut-être
AFRIQUE OCCIDENTALE FRANÇAISE 109
été préférable de voir le Sénégal doté d'un gouverneur par-
ticulier, et Dakar, future capitale de l'Afrique occidentale,
devenir la résidence du gouverneur général. Mais nous ne
devons pas oublier que les réformes ne valent que par les
hommes qui savent les appliquer. A ce titre, l'idée de grouper
nos colonies de l'Ouest africain sous la main d'un gouverneur
unique nous paraît être une idée féconde qui ne peut man-
quer, si elle est bien appliquée, de produire d'heureux ré-
sultats.
Sous le régime du décret du 16 juin 1895 et grâce à l'habile
direction du général de Trentinian, le Soudan français a pu,
pendant plusieurs années, s'acheminer vers de brillantes
destinées, sans nécessiter d'autres expéditions que quelques
opérations de police heureusement et sagement conduites.
Le décret du 17 octobre 1899 (1), promulgué dans des cir-
constances troublées et sous l'influence de préoccupations du
moment, rattache aux colonies voisines, Sénégal, Guinée,
Côte-d'Ivoire, Dahomey, les portions du Soudan les plus
voisines, et constitue le reste du Soudan en deux territoires
militaires placés sous l'action directe du gouverneur général.
Ce décret, ardemment désiré au Sénégal, a été longuement
discuté et critiqué. Il est à désirer que les résultats à venir
confirment les succès déjà acquis au Soudan. Mais on ne
saurait passer sous silence, parmi tant d'opinions déjà
énoncées, la protestation adressée au Ministre des colonies
par un groupe de négociants dont plusieurs, habitant le Sé-
négal, se trouvaient particulièrement bien placés pour appré-
cier les futurs effets du nouveau régime.
Cette protestation se termine par les lignes suivantes :
En attendant que le moment soit venu de rendre cette organisa-
tion définitive, l'état actuel des choses doit, à notre sens, être pro-
visoirement maintenu, parce que ce n'est que grâce à l'ascendant
exercé sur les noirs par une autorité vigilante et énergique, avec
les petites forces consacrées au maintien de la paix et de la sécurité
(1) Voir à l'appendice.
UO l'Afrique politique ex 1900
dans un pays aussi vaste que le Soudan, ce n'est que grâce à cette
organisation militaire, encore indispensable dans un pays soumis
d'hier à peine, que les hommes que nos maisons emploient peu-
vent circuler sans péril et sans crainte dans la région entière.
L'indigène ne comprend pas les raffinements administratifs, qui
nous sont familiers ; et dès qu'il ne se verra plus commandé par
les soldats qui l'ont vaincu, il reprendra immédiatement ses
instincts naturels — pillards, meurtriers et anarchiques — maî-
trisés présentement, mais pas extirpés. Et l'on se trouvera en face
d'une situation analogue à celle qui s'est produite à Madagascar,
quand, peu de temps après la conquête matérielle, on a voulu
substituer une autorité civile et morcelée à l'action militaire : on
aura une insurrection du Soudan.
Espérons que ces sombres prédictions ne se réaliseront
pas, dût-on pour cela apporter au nouveau décret des modi-
fications et des tempéraments de nature à satisfaire les
intérêts du commerce français.
L'Afrique occidentale française contient plusieurs enclaves
appartenant à diverses nations. Là, comme partout ailleurs,
nous trouvons au premier rang les Anglais.
Ces enclaves sont au nombre de six :
La Gambie anglaise;
La Guinée portugaise;
La colonie anglaise du Sierra-Leone;
La République de Libéria;
La colonie anglaise de Cape-Coast (Achantiland);
Le Togoland allemand.
Nous les étudierons chacune en leur temps. Il faut cepen-
dant remarquer, sans plus tarder, que ces diverses enclaves
occupent sur l'Océan une étendue de côtes considérable et
qu'elles comptent, pour développer leur vie commerciale, sur
la nécessité où se trouveront les pays français de l'intérieur
de chercher à travers leurs territoires les débouchés les plus
courts, les plus rapides et les plus économiques. De là ressort
plus clairement encore la nécessité de concentrer les efforts,
afin de lutter contre cette prétention de nos rivaux de com-
AFRIQUE OCCIDENTALE FRANÇAISE 111
mander nos débouchés. Il est nécessaire qu'au moyen de com-
munications judicieusement établies, d'après un plan d'en-
semble bien conçu, nous nous affranchissions des entraves
créées par l'existence des deux barrages formés, d'une part,
par la colonie de Sierra-Leone et la Libéria et, d'autre part,
par l'Achantiland et le Togoland.
D'ailleurs, comme nous le verrons plus loin, le temps sera
bientôt venu où il faudra envisager de haut la question des
voies ferrées et doter ces nouveaux territoires, non pas de
lignes jetées au hasard des besoins ou des intrigues du mo-
ment, mais de grands troncs destinés à jouer le rôle de collec-
teurs par rapport aux diverses voies terrestres ou fluviales
actuellement existantes.
Ces grandes lignes joindront ainsi les points d'attache
des voies ferrées de moindre importance qui, semblables à
des artères secondaires, feront pénétrer la vie, par le com-
merce et l'influence française, au cœur de ces pays si favorisés
par la nature.
C'est là une question vitale sur laquelle on ne saurait trop
attirer l'attention et dont nous avons d'ailleurs parlé lorsque
nous avons envisagé la liaison, depuis longtemps désirée, de
l'Algérie avec le Sénégal et le Soudan.
112 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Sénégal.
Développement et régime de la colonie. — Les Maures de la rive droite du Sé-
négal. — Divisions administratives. — Dakar, future capitale. — Occupation
militaire.
Le Sénégal, une de nos plus anciennes colonies, a pris,
dans ces dernières années, un développement de plus en
plus accentué. Il faut l'attribuer à l'heureuse situation de ce
pays, placé à l'extrémité occidentale de l'Afrique, autant
qu'à ce fait qu'il sert actuellement de débouché au Soudan
français.
Grâce au chemin de fer de Dakar à Saint-Louis, au cours
inférieur du Sénégal, navigable une grande partie de l'année,
et à la voie ferrée de Kayes à Badoumbé qu'on est en train de
pousser jusqu'au Niger, nous posséderons avant peu une
voie de communication continue, et relativement commode
et rapide, entre Tombouctou et Dakar, point de relâche de
huit lignes de paquebots appartenant à diverses nationalités.
Et cependant, malgré ces avantages et l'extension toujours
croissante de ses relations, le Sénégal ne peut se défendre, et
avec raison, d'une certaine inquiétude à la pensée que tout
le commerce du Soudan pourrait être détourné par une voie
ferrée remontant le Niger et aboutissant en un point favo-
rable de la Guinée française-.
Ce projet, déjà mis en avant par le capitaine Brosselard-
Faidherbe et établi dans ses détails par le capitaine du génie
Salesses, est en ce moment en bonne voie d'exécution. Lors-
qu'il aura été réalisé, le Sénégal devra se créer d'autres res-
sources et chercher, dans son propre développement, une
compensation lui permettant de lutter contre la concurrence
qui aura pour effet d'éloigner de son territoire une partie du
transit du Soudan.
SÉNÉGAL 113
On a déjà pensé à obvier à ces inconvénients en reliant
Dakar à Timbo (800 kilomètres) par une voie ferrée. Mais ce
projet est trop grandiose pour être exécuté avant d'autres
lignes dune utilité beaucoup plus immédiate.
Pour le moment, Saint-Louis est le siège du gouvernement
général de l'Afrique occidentale, Dakar le port le plus fré-
quenté de toute la côte, et Rufisque le centre du commerce
des arachides.
Les populations, longtemps turbulentes et aujourd'hui pa-
cifiées, se livrent avec confiance à la culture et au commerce,
tandis que nos écoles se remplissent et que la langue fran-
çaise se répand tous les jours davantage (1).
Le régime civil n'est pas partout établi dans la colonie.
Dans certaines régions, troublées jusqu'à ces derniers temps,
on a maintenu le régime de l'administration militaire, sous
la direction d'officiers de l'infanterie de marine.
La Casamance et ses territoires constituent également un
district rattaché au Sénégal, qui est complètement pacifié et
dont les indigènes ont accepté, depuis deux ans, le principe
de l'impôt personnel, grâce à l'influence que nous a donnée
le poste installé, en 1895, à Handallahi.
Il y a lieu de signaler, dans cette région, l'ouverture ré-
cente, motivée par l'extension du commerce, de plusieurs
bureaux télégraphiques rattachant la vallée de la Casamance
au réseau général. Dès la fin de 1896, la longueur des fils
posés à partir de Sedhiou atteignait plus de 500 kilomètres.
Dans le Bondou, on avait construit 200 kilomètres de lignes,
ouvrant ainsi la voie aux lignes qui relient au Sénégal le
Soudan, la Guinée, la Côte d'Ivoire et le Dahomey et forment
un réseau de 8.000 kilomètres.
Le 24 février 1899, a été terminée la ligne télégraphique
de Louga à Richard-Toll, longue de 119 kilomètres et exé-
cutée en dix-sept jours, à raison de 6 kilom. 500 par jour.
(1) Parmi les produits exportés du Sénégal en 1895, on cite les suivants, qui
sont les plus importants : arachides, 7.500.000 francs; caoutchouc, 580.000 francs;
gommes, 2.500.000 francs ; or, 98.000 francs.
Afr. polit. 8
114 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
La colonie du Sénégal commence au cap Blanc, dont l'hin-
terland est occupé par de nombreuses tribus maures. La
principale de ces agglomérations, toutes de faible densité,
occupe le pays de l'Adrar, gouverné par le roi Soueyd-
Ahmet-Ould-Aïda, qui a accepté, le 8 août 1892, un traité
de protectorat, aux termes duquel la France s'interdit cepen-
dant toute ingérence dans les affaires intérieures du pays.
Plus au Sud, vers les rives du Sénégal, les Maures ont
accepté depuis plus longtemps notre domination à cause de
l'obligation où ils se trouvent de venir, sur les rives du Sé-
négal, demander à nos postes de commerce une partie des
denrées qui leur sont indispensables.
Depuis 1896, le pays était troublé, de ce côté, par les luttes
incessantes survenues entre les Ouled-Abeiri et les Djeidouba,
soutenus, les premiers par les Trarza, les seconds par les
Brakna. Ces luttes, qui supprimaient le commerce, avaient
pu être arrêtées, au début de 1897, par notre intervention, et
une convention de paix avait été signée à Saint-Louis. Mais la
guerre avait repris depuis lors et nécessité Tinter vention du
gouverneur général, qui, dans un grand palabre tenu à Dagana
le 23 mai 1898, réussit à concilier les intérêts opposés.
Il a été convenu, conformément aux traités existants, que
les Brakna restent responsables de l'escale de Podor et les
Trarza de l'escale de Dagana ; leur frontière est délimitée, et
ils s'engagent à assurer la liberté des routes et le commerce
par caravanes.
Toute cette contrée au nord du fleuve ne va pas tarder, sous
le nom de Mauritanie occidentale, à former un territoire placé
sous les ordres d'un administrateur spécial.
Quant au pays compris dans la boucle du Sénégal jusqu'à
la Gambie anglaise, il est depuis longtemps pacifié, et il se
développe rapidement, grâce à une paix qui, depuis des
siècles, était inconnue aux habitants de ces régions.
Le Sénégal est divisé en deux arrondissements : Saint-
Louis et Dakar-Gorée. Il comprend aussi des territoires d'ad-
ministration directe, ou pays possédés, et des pays de protec-
SÉNÉGAL 115
torat. Ces divers territoires sont distribués en un certain
nombre de cercles, qui sont :
Le cercle de Saint-Louis, comprenant divers pays protégés;
Le cercle de Dagana, avec les protectorats de Dimar et du
Oualo oriental;
Les cercles de Podor et de Kaëdi ;
Le cercle de Dakar-Thiès, avec les protectorats du Cayor,
du* Baol et de Serrères ;
Le cercle de Sine-et-Saloum, avec les protectorats du même
nom ;
Le cercle de la Casamance (Sedhiou et basse Casamance)
avec deux administrateurs, à Sedhiou et Carabane, et divers
protectorats.
Les pays de la rive droite du Sénégal, ou pays des Maures
Trarzas, Braknas, Oulad-Ely, Oulad-Aïd, Dowich, sont ratta-
chés pour le moment à la direction des affaires politiques de
Saint-Louis.
Le décret du 17 octobre 1899 attribue en outre au Sénégal
les cercles de Kayes, Bafoulabé, Kita, Salandougou, Bamako,
Ségou, Djenné, Nioro, Gombou, Sokolo et Bougouni.
En même temps les budgets de ces cercles ainsi que ceux
des deux territoires militaires conservés au Soudan sont
incorporés au budget du Sénégal (1).
Le budget local, pour l'année 1899, s'est élevé à 4.378.865 fr.
La subvention demandée à la métropole, pour la même année,
a été de 3.929.367 francs.
Le port de Dakar est de création récente, mais il tend à
prendre tous les jours un plus grand développement. Il est
vaste et son entrée ne présente aucune difficulté. Il est signalé
aux navires par le phare des Manuelles ou du cap Vert, de
1er ordre, à feu tournant, élevé à 113 mètres d'altitude et lan-
çant ses rayons à 30 milles en mer. Il possède deux dépôts de
charbon, et les navires peuvent y refaire leurs approvisionne-
ments (au prix d'environ 40 francs la tonne). Enfin, on y
(1) Voir à l'appendice.
116 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
trouve des ateliers de réparations pour les navires. De grands
travaux, évalués à 14 millions, et devant durer cinq ans, sont
entrepris pour améliorer le port récemment devenu l'un des
points d'appui de la flotte, et en faire le meilleur point de
relâche de la côte occidentale d'Afrique.
Au point de vue militaire, les limites du point d'appui de
Dakar partent du cap Rouge, passent à 5 kilomètres au delà
de Thiès, rejoignent le marigot de Tanina et aboutissent à
60 kilomètres du cap Vert.
Dans son discours du 3 décembre 1898 au conseil général
du Sénégal, M. Chaudié, gouverneur général, a signalé les
travaux importants à exécuter au Sénégal : l'amélioration du
service des eaux de Saint-Louis, Dakar et Rufisque; la con-
struction de routes autour de ces trois villes ; l'établissement
d'un wharf à Saint-Louis et le déplacement de la gare, la con-
struction du port militaire de Dakar et d'un chemin de fer de
pénétration au Baol, etc.
Il terminait son exposé de la situation par les paroles sui-
vantes :
J'ai terminé, Messieurs; qu'il me soit cependant permis, après
vous avoir exposé tant de choses à faire, de vous marquer ici les
événements mémorables qui, ayant modifié si heureusement et si
profondément la situation politique du Soudan, ne peuvent man-
quer d'avoir la répercussion la plus favorable sur nos propres
affaires. La prise de Sikasso, la mort du fama Babemba, la des-
truction de la puissance de Samory, tombé lui-même entre nos
mains, sont des événements qui doivent faire époque dans l'his-
toire de l'Afrique occidentale.
Désormais, on peut regarder comme irrévocablement vaincues
les dernières résistances des populations indigènes et définitive-
ment close l'ère des expéditions guerrières. Toute notre énergie va
se tourner vers les œuvres de la paix.
Les travaux du chemin de fer du Sénégal au Niger seront poussés
avec un redoublement d'activité, et l'achèvement du réseau télé-
graphique qui doit joindre Saint-Louis aux chefs-lieux de toutes
les colonies françaises de l'Afrique occidentale se poursuit rapide-
ment. Déjà les lignes du Sénégal et du Soudan vont, d'un moment
à l'autre, être raccordées avec celles du Dahomey.
SÉNÉGAL 117
On peut présager, à bref délai, la jonction du Soudan à la Côte
d'Ivoire.
Plus près de nous, au sud de la Gambie, notre infatigable direc-
teur du service des postes et télégraphes travaille à la ligne qui
nous reliera incessamment, d'une manière directe et sûre, à Kona-
kry, par Sine, Handaliahi et Boké.
Ainsi, en moins de trois ans, aura été accompli l'achèvement
d'une entreprise dont le succès, il y a quelques années, aurait paru
purement chimérique.
Au nombre des futurs produits du Sénégal et du Soudan, il
faut citer l'or, qui se trouve partout en abondance dans les
terrains d'alluvions des affluents du Sénégal. « Le sol tout en-
tier du Bambouk est un immense placer d'or (capitaine du
génie Ancelle) ». On trouve aussi l'or en quantité dans le
Bouré. Plus on se rapproche de la Falémé, plus l'abondance
de la poudre d'or et la grosseur des pépites augmentent. Le
docteur Karl Futterer n'hésite pas à déclarer que « si l'Angle-
terre avait eu le Soudan, elle ne se serait jamais portée sur le
Transvaal et l'Australie. » (L'Afrique et sa production aurifère,
parK. Futterer.)
Nous devons terminer cette rapide esquisse des conditions
actuelles du Sénégal en indiquant quel est, actuellement,
l'état de nos forces militaires dans le pays.
Les troupes qui occupent le Sénégal sont sous les ordres
d'un commandant supérieur des troupes.
Elles comprennent :
Infanterie. — 1° Le 14e régiment d'infanterie de marine, à
3 bataillons de 4 compagnies;
2° 1 régiment de tirailleurs sénégalais, à 3 bataillons de
4 compagnies de 150 hommes;
Les 8 premières compagnies tiennent garnison au Sénégal
■et dépendances;
3° 1 compagnie de disciplinaires des colonies.
Cavalerie. — 1 escadron de spahis sénégalais (rattaché au
1er régiment de spahis).
Artillerie. — 1 direction d'artillerie, 1 détachement d'où-
118 l'afrique politique en 1900
vriers (70 hommes), 1 compagnie de conducteurs d'artillerie
(100 hommes), 2 batteries.
Mentionnons également les services administratifs, le ser-
vice de santé. Deux conseils de guerre (à Saint-Louis et Da-
kar) et un conseil de revision (Saint-Louis).
L'insalubrité du Sénégal a été fort exagérée. Pendant six
mois de l'année, de décembre à mai, le climat est sec et assez
frais, mais il souffle souvent un vent d'Est désagréable et fati-
gant. Pendant cette saison, entièrement privée de pluies, la
température varie de 11° le matin à 25° dans la journée.
Elle se tient, au contraire, entre 27 et 30° (40° au soleil) pen-
dant la saison des pluies qui dure du mois de mai au mois de
décembre. C'est la saison la plus dangereuse pour les Euro-
péens qui, par contre, supportent bien la saison sèche.
GUINEE FRANÇAISE 119
Guinée française.
Occupation du Fouta-Djallon. — Délimitation avec la Sierra-Leonc. — Population.
Commerce. — Administration.
La Guinée française ou « Rivières du Sud », interposée
entre la Gainée portugaise et la colonie anglaise de Sierra-
Leone, sert de débouché immédiat au massif du Fouta-Djallon
et, par sa proximité du bassin du haut Niger, est destinée
sans doute à un avenir brillant.
C'est au Fouta-Djallon que s'est produit, en 1896, un évé-
nement important : l'occupation de Timbo et l'installation,
dans cette ville, d'un résident français.
Voici dans quels termes le gouverneur général annonçait,
en avril 1896, aux populations de son gouvernement, la réus-
site d'une première tentative faite pour obtenir la reconnais-
sance du protectorat français à Timbo :
Le Gouverneur général est heureux de porter à la connaissance
des habitants de l'Afrique occidentale française que la ville de
Timbo, capitale du Fouta-Djallon, a été occupée sans coup férir
le 18 mars. A son arrivée devant la ville, M. de Beckman, admi-
nistrateur principal des colonies, a été accueilli par Bokar-Biro,
avec ses frères, ses fils et une suite nombreuse accompagnée de
l'almamy. M. de Beckman et le capitaine Aumar, à la tête de ses
tirailleurs, ont traversé toute la ville et sont ailes occuper un
groupe de cases situées à proximité et préparées pour les re-
cevoir.
Dans l'entrevue qui a suivi, M. de Beckman, en présence des no-
tables et des anciens, a exposé à Bokar-Biro le but de sa mission,
et l'intention formelle du Gouvernement français d'assurer la paix
du Fouta-Djallon par l'institution d'un résident français à Timbo.
Bokar-Biro a répondu en exprimant devant tous son entente com-
plète avec les Français.
Cette occupation, qui paraissait définitive, produisit une
120 l'afrique politique en 1900
certaine impression, en raison de la facilité avec laquelle elle
s'était accomplie. Mais cette impression fut de courte durée.
Le Fouta-Djallon, appelé aussi « Suisse africaine », est le
nœud orographique de l'Afrique occidentale. C'est un pays
riche, bien arrosé et jouissant, par suite de son altitude,
d'un climat assez sain pour permettre l'acclimatement des
Européens. Il est habité par une population d'environ
400.000 musulmans, les Peulhs, race énergique, la plus
intelligente de ces contrées, et qui paraît être d'origine
berbère.
Cette région a été visitée souvent par des missions pa-
cifiques et traversée par nos colonnes, notamment en 1881,
1887 et 1890.
Isolé des États de Samory et de la colonie de Sierra-Leone,
à la suite des campagnes des colonels Archinard, Humbert et
Combes, le Fouta-Djallon ne pouvait manquer de tomber en
notre possession dans un temps plus ou moins éloigné.
Au point de vue politique, le pays est divisé entre deux
almamys; le traité passé par le docteur Bayol, en 1881, ré-
glait nos rapports avec ces deux chefs. Depuis lors, les rela-
tions entre les autorités françaises et les almamys du Fouta
étaient devenues, sinon hostiles, au moins assez tendues, et,
dans ces derniers temps, la situation devint telle qu'une expé-
dition parut nécessaire à bref délai. On crut pouvoir la rem-
placer par des négociations et résoudre la question par le
traité du 13 avril 1896, qui suivit l'occupation relatée ci-
dessus.
Mais, peu de temps après, Bokar-Biro, étant parvenu, sui-
vant les usages du pays, au terme de ses fonctions d'al-
mamy (1), résolut de soutenir le candidat hostile à la France.
Une expédition fut alors décidée et confiée au capitaine
Aumar.
Trois compagnies étaient mises à sa disposition :
(1) Pour éviter les guerres civiles, il avait été établi que chacune des deux dy-
nasties rivales des Sorya et des Alfaya régnerait alternativement pendant deux
ans.
GUINÉE FRANÇAISE 121
La 8e compagnie de tirailleurs sénégalais (Ouassou) ;
La 3e compagnie de tirailleurs soudanais (Faranah et Son-
goya) ;
La 2e compagnie de tirailleurs soudanais (Kouroussa et
Toumanea).
Le capitaine Aumar coupa la retraite à Bokar-Biro, vers la
Sierra-Leone, en faisant occuper la frontière par des postes
fournis par la 3e compagnie. Puis il porta la 2e compagnie de
Toumanea sur Sokatora, à 12 kilomètres de Timbo, et lui
prescrivit de se trouver à Timbo le 1er novembre 1896.
En même temps, il ordonnait à la 8e compagnie d'être à
Séré, à quelques kilomètres de Timbo, le 30 octobre. Lui-
même partait de Songoya avec le reste de la 3e compagnie,
était rejoint en route par Oumarou-Bademba, le futur al-
mamy, et ses partisans, et ralliait la 8e compagnie à Séré,
le 31 octobre. Le lendemain, il entrait à Timbo, où le rejoi-
gnait, le soir même, la 2e compagnie.
Bokar-Biro s'était enfui, poursuivi par nos reconnaissances.
Le capitaine Mùller, de la 8e compagnie, marcha vers lui
avec 80 hommes, l'atteignit, le 14 novembre, à Poredaka, au
nord-ouest de Timbo, attaqua ses 800 hommes, en tua 150 et
n'eut lui-même que trois blessés. Bokar-Biro, poursuivi par
nos partisans, était bientôt atteint, et sa tête était apportée à
Timbo le 20 novembre.
Oumarou-Bademba fut solennellement proclamé almamy,
le 10 décembre 1896, par notre résident, M. de Beckman, sous
le protectorat français (1).
Comme conséquence de l'organisation effective de ce pro-
tectorat, nos établissements de la Guinée vont se trouver
directement reliés (2) à nos postes du haut Niger, de manière
(1) En novembre 1897, un frère de Bokar-Biro a assassiné l'almamy Sori-Yelli,
de la famille des Sorya. On dut envoyer une section de tirailleurs, qui fit justice
de lassassin.
(2) Le 28 janvier 1897, Timbo était relié à Konakry par une ligne télégraphique.
Une autre ligne relie Kouroussa à Faranah et Konakry.
Le réseau, construit en trois ans par la colonie, a atteint une longueur de
900 kilomètres.
122 l'afrique politique ex 1900
à faciliter davantage les relations entre nos deux groupes de
possessions, jadis isolés l'un de l'autre.
C'est en même temps un coup droit porté à la colonie an-
glaise de Sierra-Leone, qui, jusqu'ici, avait eu pour ainsi dire
le monopole du commerce avec les contrées du haut Niger.
Celles-ci sont déjà avantageusement desservies par les
comptoirs de la Guinée française. Le port de Konakry voit sa
prospérité augmenter rapidement. Grâce à son aménagement
et aux nouvelles voies de communication, les caravanes du
Nord et de l'Est, qui, auparavant, se dirigeaient sur la Sierra-
Leone, sont aujourd'hui ramenées vers Konakry, où les
magasins sont devenus insuffisants. Les paquebots d'Anvers
viennent eux-mêmes d'abandonner le port de Freetown pour
celui de Konakry.
L'occupation de Timbo sert de préliminaire à l'ouverture
des voies de communication à créer entre la Guinée française
et le haut Niger. Déjà une route relie Konakry et Boké au
Fouta-Djallon, et, sous la direction du capitaine du génie
Salesses, on a étudié le tracé d'un chemin de fer partant de
Konakry et aboutissant à Kardamania, à 30 kilomètres en aval
de Kouroussa, sur le Niger, en passant par la région de Timbo.
Le tracé, de 550 kilomètres de long, à pente maxima de
25 millimètres et à courbes minima de 75 mètres dans la
vallée de la Benty, atteint son point culminant à 800 mètres
d'altitude au col de Koumi, près de Timbo. Les travaux vien-
nent d'être commencés, et l'on se propose de les poursuivre
avec activité en suivant le projet présenté par le capitaine
Salesses, après la brillante reconnaissance exécutée par cet
officier entre Konakry et le Niger. Par décret du 18 août 1899
la colonie a été autorisée à emprunter 8 millions pour assurer
l'exécution rapide de cette voie ferrée.
Pendant longtemps, il a été difficile de s'entendre avec le
gouvernement anglais au sujet de la délimitation de nos terri-
toires et de la colonie de Sierra-Leone. Malgré la convention
du 10 août 1881, qui posait le principe de la délimitation des
colonies de la Côte de l'Or et de la Sierra-Leone, les Anglais
GUINÉE FRANÇAISE 123
ne tenaient guère à régler ces questions de frontières tant que
la lutte de Samory contre la France n'aurait pas pris fin par la
défaite de l'un ou le découragement de l'autre. La Sierra-
Leone vivait, en effet, principalement du commerce des armes
à feu et des spiritueux fournis à Samory, et toute délimitation
ayant pour objet de renfermer la colonie dans des limites pré-
cises aurait eu, du même coup, pour effet de porter le plus
grand préjudice au commerce anglais.
En 1892, cependant, le capitaine Kenny, du côté anglais, et
l'administrateur Lamendon, du côté français, furent délégués
pour régler sur place la question de frontière. Le capitaine
Kenny ayant refusé de s'entendre avec son collègue français,
on put craindre que la délimitation ne fût indéfiniment
retardée. Mais, après la défaite et l'exode de Samory, après le
malheureux incident de frontière qui amena entre les troupes
anglaises et françaises la collision où périt le lieutenant Marix,
les Anglais ne se refusèrent plus à admettre une délimitation
effective. D'ailleurs, les Français avaient mis à profit le temps
perdu, et les officiers envoyés par le colonel Combes avaient
pu opérer, sur le terrain, des levés qui servirent de base à une
discussion plus précise.
Par une convention datée du 21 janvier 1895, une ligne de
démarcation fut établie sur la carte.
La France restait maîtresse de tout le bassin du Niger et
gardait le poste d'Érimankoro, ainsi que les routes reliant nos
postes littoraux au Fouta-Djallon.
Cette convention ne laissa pas de soulever, dans la colonie
de Sierra-Leone, des* critiques nombreuses, qui eurent pour
résultat de retarder considérablement l'envoi de la commis-
sion désignée pour procéder au tracé définitif de la frontière.
Cette commission put cependant partir de Freetown le
16 décembre 1895 pour Tembi-Koundo, près des sources du
Niger, où elle arrivait le 13 janvier 1896.
La mission française était composée du capitaine Passage,
de l'infanterie de marine, et de deux lieutenants; la mission
anglaise, du lieutenant-colonel Trotter, chef de la section topo-
graphique du War-Office, et de trois capitaines. Les travaux,
124 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
rapidement conduits, permirent de fixer définitivement les
limites de la Sierra-Leone, d'après les bases posées par les
arrangements intervenus entre les deux gouvernements
les 10 août 1889, 21 juin 1891 et 21 janvier 1895. Le premier
de ces arrangements avait déjà délimité la Gambie anglaise,
ainsi qu'on lindiquera à propos de cette colonie.
Cette délimitation, jointe à celle qui a imposé à la Répu-
blique de Libéria des limites déterminées, a eu pour effet de
préciser et de resserrer la zone d'action de nos rivaux et de
permettre à l'activité française de s'exercer largement sur des
territoires reconnus comme siens et sans crainte de contesta-
tions futures.
La population de la Guinée française proprement dite s'élève
à environ 48.000 habitants. Celle du Fouta-Djallon est d'envi-
ron 400.000 habitants.
La subvention demandée à la métropole, pour les dépenses
de la colonie, s'élève, pour 1899, à 900.000 francs.
Le mouvement commercial de la Guinée augmente sans
cesse. De 2.700.000 francs en 1888, il a passé, dès 1892, à
10.400.000 francs, dont 6.100.000 francs pour les importa-
tions. Les relations avec le Fouta-Djallon ont encore activé
les échanges, qui tendent de plus en plus à abandonner la
voie de Sierra-Leone pour prendre celle de Konakry.
Le transit par Sierra-Leone, qui, en 1896, était de 46 p. 100
du commerce total, tombait à 3,50 p. 100 en 1898.
Les territoires qui forment la Guinée française sont des
pays de protectorat, sauf l'île de Tombo, annexée en 1888, et
qui contient Konakry, chef-lieu de nos établissements.
Ils sont divisés en cinq cercles possédant chacun un admi-
nistrateur :
1° Ile de Tombo, chef-lieu Konakry, résidence du gouverneur;
2° Cercle de Rio-Nunez, chef-lieu Boké;
3° Cercle de Rio-Pongo, chef-lieu Boffa ;
4° Cercle de la Dubreka, chef-lieu Dubreka;
5° Cercle de la Mellacorée, chef-lieu Bentv.
GUINÉE FRANÇAISE 125
En outre, le décret du 17 octobre 1899, relatif à la réorgani-
sation de l'Afrique occidentale, a attribué à la Guinée fran-
çaise les territoires suivants détachés du Soudan :
Cercles de Dinguiray, Siguiri, Kouroussa, Kankan, Kissi-
dougou et Beyla.
L'importance de ces territoires est grande, non seulement
par suite de leur étendue et de leur commerce, mais surtout
par la situation du massif du Fouta-Djallon. Remarquable à
des titres divers, ce massif, nœud hydrographique important,
est destiné à servir de sanatorium à nos colons et surtout de
réduit défensif à toutes nos possessions à l'ouest du Niger.
Timbo sera probablement une des grandes villes de l'avenir;
il suffît de jeter les yeux sur la carte pour prévoir son
rôle militaire futur, au cas où un ennemi, venu de l'Atlan-
tique, aurait réussi à prendre pied sur les côtes et à menacer
sérieusement l'intérieur de nos possessions. Au point de vue
militaire, aussi bien qu'au point de vue topographique, le
Fouta-Djallon peut être considéré comme un des nœuds prin-
cipaux de l'Afrique occidentale.
126 l'afrique politique en 1900
Côte d'Ivoire.
Généralités. — Situation de la colonie. — Campagnes contre Samory. — Délimi-
tation avec le Libéria et la Côte d'Or. — Chemin de fer de Kong.
La Côte d'Ivoire s'étend, avec une façade de 600 kilomètres
sur l'Océan, entre la République de Libéria et la colonie an-
glaise de Cape-Goast (Achantiland).
Son gouverneur réside à Grand-Bassam, chef-lieu de la co-
lonie, qui va être transféré à bref délai, en raison de son climat,
à Abidjean (Bingerville), où un port intérieur va être créé en
face de Petit-Bassam et mis en communication avec la mer.
Les travaux doivent être entrepris dès 1901.
La Côte d'Ivoire est habitée par deux races distinctes : les
Ochnis et les Agnis, qui se subdivisent en nombreuses tribus;
l'une des plus importantes est celle des Kroumens, ou hom-
mes de Krou, qui ont fourni de nombreux travailleurs au
chemin de fer du Congo et qui occupent une certaine étendue
de côtes, tant sur le territoire de la Côte d'Ivoire que sur
celui de la République de Libéria.
A l'est du Cavally et de la nouvelle frontière de la Répu-
blique de Libéria s'étendent de vastes contrées, encore presque
inexplorées, tandis que, dans l'hinterland de Grand-Bassam et
de Grand-Lahou, se trouvent des pays, tels que le Baoulé, l'In-
démé et surtout le Djimini, qu'on peut citer, d'après le colonel
Monteil, parmi les plus fertiles du monde.
L'importance de la Côte d'Ivoire a été mise en lumière par
l'exploration du capitaine Binger dans la boucle du Niger,
suivie de plusieurs autres missions, parmi lesquelles il faut
citer : celles du capitaine Marchand et du capitaine Manet; la
mission, toute récente, du lieutenant Blondiaux (mai 1897-
janvier 1898) dans le haut Cavally, qui a démontré que les
cote d'ivoire 127
rivières du Soudan méridional appartiennent au bassin de la
Sassandra et non du Cavally; l'exploration de MM. Pauly et
Bailly-Forfillère, si malheureusement terminée (voir le cha-
pitre Libéria) le 16 mai 1898.
Plus récemment, le 25 novembre 1898, partait de Marseille
une nouvelle mission, confiée à M. Hostains et aux lieute-
nants d'Ollone et Macassé et chargée de déterminer le cours
du haut Cavally. La mission devait fonder un poste à Taté,
à 50 kilomètres de la mer, au point où le Cavally cesse d'être
navigable, puis se diriger sur Grabo, Graoro et le pays des
Pagnons anthropophages.
Le même jour s'embarquait, à Marseille, la mission du capi-
taine du génie Houdaille, chargée de l'étude de voies ferrées
sur le territoire de la Côte d'Ivoire. On en reparlera plus loin.
Abandonnée en 1872, par suite de nécessités budgétaires,
la @ôte d'Ivoire fut de nouveau occupée en 1889 et reçut un
résident. Le décret du 10 mars 1893 consacra l'autonomie de
la colonie, qui s'étendit jusqu'au Cavally. Dès le mois d'avril
1893, un administrateur était installé à Bettié, à environ
100 kilomètres au nord de Grand-Bassam, et le colonel Mon-
teil créait, en 1894, les postes de Tiassalé, Toumodi, Kouadio
Kofi et Satama, à environ 100 kilomètres de Kong.
Le décret récent du 17 octobre 1899 a attribué à la Côte
d'Ivoire les cercles d'Odjenné, Kong et Bouna qui arrondis-
sent sensiblement son domaine primitif au détriment du Sou-
dan français. Constatons que la Côte d'Ivoire, depuis longtemps
troublée par des révoltes continuelles et peu réprimées, n'avait
nul besoin de ces adjonctions pour ajouter à ses difficultés.
Le commerce de la colonie s'accroît chaque année. En 1898,
les exportations ont atteint 5.047.156 francs, — en progrès de
328.500 francs — entièrement réservées à la France et à ses
colonies ; les importations se sont élevées à 5.598.742 francs, —
en progrès de plus de 900.000 francs — dont 1.045.146 francs
pour la France.
De riches gisements aurifères ont été découverts sur les
428 l'afrique politique en 1899
rives de la Comoé et l'exploitation forestière prend une rapide
extension. Depuis l'entente intervenue avec la Compagnie de
Kong, à laquelle on a dû supprimer le monopole du commerce
des bois, celui-ci a quintuplé. Mais, en retour, la Compagnie a
reçu une concession de 300.000 hectares et une somme de
1.300.000 francs, payable par la colonie et par annuités de
125.000 francs. Par contre, la Compagnie est chargée, à ses
frais, des études du chemin de fer de Grand-Bassam à Kong,
au sujet duquel elle conserve un droit d'option.
L'hinterland de la Côte d'Ivoire a été le théâtre des derniers
épisodes de la lutte entreprise, depuis 1878, contre Samory.
Samory est né à Sanankoro (haut Niger) vers 1837. Fils d'un
marchand, il suivit en captivité sa mère, faite prisonnière au
cours d'une razzia et travailla pour la délivrer. Puis il revint à
Bissandougou, où il s'enrichit par le commerce et où, après
avoir battu, en 1873, un de ses compétiteurs, il fut choisi
comme souverain. Son prestige lui attira une foule de parti-
sans, avec lesquels il commença ses conquêtes dans la vallée
du Niger dès 1878. C'est vers cette époque qu'il entra en con-
tact avec les Français.
En 1881, le colonel Combes linvite à ne pas passer le Niger;
mais Samory n'en tient nul compte et vient assiéger et dé-
truire Keniéra avant que le colonel Borgnis-Desbordes, arrivé
devant la ville seulement en février 1882, ait pu la secourir.
Samory s'était rejeté vers le Sud, d'où il continuait à menacer
nos postes. En 1883, il s'attaque à notre ligne d'étapes de
Kayes à Bamako, nous livre plusieurs combats, puis semble
vouloir faire la paix avec nous.
Son système de domination n'est d'ailleurs édifié que
sur une série de pillages qui lui procurent ses vivres, ses
esclaves et même ses soldats. Partout où il passe, il ne laisse
que des ruines, et ses facultés administratives ne se manifes-
tent que dans l'organisation de son armée. Pour être tran-
quilles en Sierra-Leone, les Anglais lui fournissent des armes
et des munitions, et il espère, en négociant avec nous, se faire
payer la paix qu'il violera le lendemain. Aussi ne fait-il
côte d'ivoire 129
aucune difficulté d'envoyer à Paris son fils Karamoko et de
signer avec nous des traités qu'il n'exécute pas. Diplomate
aussi habile que bon général, il conclut une ligue avec deux
de nos ennemis, le sultan de Ségou, Ahmadou, et Abd el
Boubakar, le chef du Fouta, et nous oblige à briser cette
alliance en plusieurs campagnes mémorables.
Les années de 1889 à 1893 sont marquées par des opérations
qui forment une suite d'épopées auxquelles les colonels Archi-
nard, Humbert et Combes attachent leurs noms.
Chassé du haut Niger, Samory se jette vers le Sud-Est. Tou-
jours obligé de s'appuyer, pour avoir des armes, sur une co-
lonie européenne, il ne quitte les Anglais de la Sierra-Leone
que pour aller se tailler un nouvel empire aux confins de la
nouvelle colonie anglaise de l'Achantiland. Son entrée à Kong
porte un coup sensible à notre prestige. Aussi envoie-t-on
contre lui, en 1893-94, le colonel Monteil, qui est rappelé du
Congo pour lui être opposé.
A ce moment, Samory, suivi par une foule de captifs,
véritable chef d'un empire ambulant, avait été signalé par le
capitaine Marchand, alors en mission dans le haut Cavally,
marchant vers l'Est, dans la direction de Kong ou, peut-être
même, de nos possessions de l'intérieur de la Côte d'Ivoire. Il
avait déjà atteint le Djimini et l'occupait en partie lorsque le
colonel Monteil arriva au contact de ses sofas.
Ce fut un spectacle d'un haut intérêt que celui qui fut alors
fourni par ces deux adversaires, aussi habiles comme chefs
que comme diplomates : l'un récemment vaincu et ayant
encore tout à craindre et tout à sauver, l'autre obligé de
masquer, par son habileté et sa valeur française, l'infériorité
de ses forces et la difficulté de ses opérations.
a Tu voudrais que je quitte ce pays, qui est le plus beau du
monde! » répondait Samory aux sommations qui lui étaient
faites d'évacuer le Djimini. Il allait en être chassé, après plu-
sieurs brillants engagements où, de part et d'autre, furent
déployées des qualités militaires remarquables; lorsque, à
Satama, le 18 mars 1894, un ordre de rappel fut notifié au
colonel Monteil. Celui-ci avait déjà poussé jusqu'à Dioulassou,
Air. polit. 9
130 l'afrique politique en 1900
à une centaine de kilomètres de Kong, et avait failli enlever,
après une marche rapide, la smala de ce nouvel Abd el Kader.
La retraite fut difficile. Samory, ardent a la poursuite, fut
cependant obligé de s'arrêter devant les coups répétés que
Monteil, quoique blessé, ne cessait de lui porter. Elle fut aussi
pénible pour le prestige français, tandis qu'elle augmentait
l'autorité de Samory et le laissait maître incontesté, pour le
moment, de la région de Kong.
Depuis lors, Samory essaya de continuer à subsister entre
les Français du Soudan et de la Côte d'Ivoire et les Anglais
de l'Achantiland, négociant avec les uns et les autres et trom-
pant tout le monde. C'est alors que furent envoyées à Samory
les missions anglaises du capitaine Houston (printemps 1896),
de sir Maxwell (automne 1896) et du lieutenant Henderson
(janvier-mai 1897). On connaît le sort de cette dernière dont
on reparlera plus loin. N'ayant pu atteindre Samory parla Côte
d'Ivoire, on chercha à l'entamer par le Nord, au moyen de
nos troupes du Soudan.
Après la prise d'Ouaghadougou et l'établissement du pro-
tectorat français sur le Mossi, des colonnes avaient été pous-
sées vers le Sud, et l'une d'elles, commandée par le lieutenant
Voulet, s'était trouvée en contact, à Sati, en novembre 1896,
avec les sofas de Samory, qui commençaient à entamer le
Gourou nsi. A ce moment, l'almamy, engagé entre les co-
lonnes anglaises de l'Achantiland et nos troupes, s'était retiré
sur la rive droite de la Volta noire, où il occupait, près de nos
postes, une partie du Lobi. Il avait envoyé au commandant
Caudrelier, qui administrait la région, des émissaires pour
lui annoncer son désir de vivre en paix. Ses ouvertures furent
accueillies, et il fut convenu qu'il évacuerait Bouna, que le
capitaine Braulot reçut l'ordre d'occuper avec une compagnie
indigène. Celui-ci était en marche lorsque, près de Bouna, le
20 août 1897, il fut traîtreusement attaqué par Sarankemory,
un des fils de Samory. qui le tua et détruisit presque entière-
ment sa colonne.
Samory n'avait plus qu'un an a attendre son châtiment.
Le commandant Caudrelier descendait vers le Sud et faisait
côte d'ivoire 131
occuper Bondoukou et Kong, dont on se rappelle l'héroïque
défense, exécutée par le lieutenant Demars, en face de 2.000
sofas de Samory.
. Plus tard, dès que le commandant Pineau, chargé par le
lieutenant-colonel Audéoud, lieutenant-gouverneur du Sou-
dan par intérim, de faire tomber Sikasso, se fut acquitté de sa
tâche (1er mai 1898), il se retourna vers le Sud, à la fois pour
poursuivre les fugitifs de Sikasso et pour ravitailler Kong.
Bientôt il se heurta aux sofas de Samory, les refoula et se porta
sur le Djimini et le Diamala, où Bouaké fut occupé tandis que
nos contingents de la Côte d'Ivoire renforçaient Bondoukou.
A ce moment, deux lignes de postes jalonnaient nos commu-
nications entre le Soudan et la Côte d'Ivoire : l'une, le long de
la Bandama, avecKhemoko, Diamrikoro. Kong, Bouaké, Koua-
diokofi, Toumodi, Tiassalé; l'autre, le long de la Comoé, avec
Lokkoso, Bouna, Bondoukou, Assikasso, où l'ordre venait
d'être troublé par les indigènes anglais, et Grand-Bassam.
Engagé au milieu de cette toile d'araignée, Samory, crai-
gnant continuellement nos attaques, se décida à un nouvel
exode.
Abandonnant la région de Kong, il se rejeta vers l'ouest à
la fin de mai 1898 et fut rejoint par son lieutenant, Bilali, qui
venait, avec ses 2.000 sofas, de se faire battre à Tiémou par
le commandant Pineau, en cherchant à menacer Tombougou,
un de nos postes du Soudan méridional.
Samory, continuant sa marche avec 50.000 émigrants en-
viron, dont 10.000 à 12.000 sofas, et cherchant à échapper au
commandant Pineau, alla se heurter aux troupes du comman-
dant de Lartigue, qui administrait, à Odjenné, le Soudan mé-
ridional.
La colonne du lieutenant-colonel Bertin cherchait alors à
occuper Tiémou. pour relier nos postes du Soudan méri-
dional à ceux de la ligne de la Bandama.
Le 20 juin, Samory abordait la Sassandra et la traversait.
Le commandant de Lartigue, avec 250 hommes, atteignait, le
20 juillet, à Doué, au sud de Mgaoué, une troupe de 4.000 sofas,
qu'il repoussa d'abord, mais devant laquelle il dut ensuite se
132 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
retirer sur Touba. A ce moment Samory S3 trouvait à Tounga-
radougou, sur la rive droite du Bafing, où il vivait péniblement
de razzias exécutées sur les Ouobès et les Dioulas, anthropo-
pliages de la forêt dense, qui demandèrent notre intervention.
Le commandant de Lartigue fit surveiller et harceler Sa-
mory par de petites colonnes légères, restant lui-même avec
le gros de ses forces à Beyla. Une de ces colonnes, compre-
nant à peine 200 hommes, commandée par le lieutenant
Wœlfïel et soutenue par la compagnie du capitaine Gaden,
apprenant qu'un fort groupe de sofas allait traverser le Ca-
vally, à 60 kilomètres au sud de N'Zô, se mit à sa poursuite,
l'atteignit, le 9 septembre, à Tiafeso, l'accula à un marigot et
fit mettre bas les armes à 2.000 sofas.
Le reste de la bande, poursuivi par nos troupes, fut sou-
tenu par Sarankemory, qui, après six heures d'un combat
où Bilali trouva la mort, fut mis en fuite. Les trophées de
cette journée furent 5.000 prisonniers et une grande quantité
d'armes et de munitions. Peu après, 20.000 fugitifs faisaientleur
soumission. Toutes ces opérations nous coûtaient un seul blessé.
Samory ne tardait pas à nous faire des offres de soumission
qui furent repoussées. Des défections se produisaient parmi
ses sofas; traqué par nos troupes et par les populations de
la contrée, il était menacé de la famine; à moins de circon-
stances exceptionnelles, il ne pouvait manquer de tomber
entre nos mains. Après le combat de Tiafeso, il s'était enfui
vers l'Est, puis s'était replié dans les montagnes, au sud de
Doué. Le commandant de Lartigue rassembla ses forces (deux
compagnies) à Fanha et les lança sur Samory, qu'elles attei-
gnirent le 29 septembre à Guélémou et qu'elles firent prison-
nier avec le reste de ses sofas, ses femmes et ses fils, y com-
pris Sarankemory et Moktar.
Ces opérations, exécutées, malgré la saison, avec une vi-
gueur remarquable, ont eu un énorme retentissement dans
tout le Soudan occidental, dont la pacification doit être, au-
jourd'hui, considérée comme terminée. Nous avons tenu à
les rapporter dans leur ensemble, en raison de la grande
importance de cet événement et de l'influence salutaire que
côte d'ivoire 133
n'ont pas manqué d'exercer, dans toutes ces régions, la dé-
faite et la capture de notre vieil ennemi, qu'on a été jusqu'à
surnommer le Napoléon noir (1).
(1) Le Journal officiel de l'Afrique occidentale française a publié, le 24 novem-
bre, le rapport du gouverneur général sur les opérations de la colonne qui a dé-
truit l'armée de Sainory.
« Le 11 septembre dernier, après l'affaire de Tiaféso, le capitaine Gaden et le
lieutenant Wœlffel se portaient sur N'Zô, où le chef de bataillon de Lartigue,
commandant la région sud, les rejoignait, le 17, par Fanha, avec un renfort de
125 fusils. Les renseignements recueillis dans le pays faisaient présumer que
Samory, avec les débris de ses forces, cherchait encore à passer le Cavally pour
gagner le pays libérien. L'état des chemins, rendus extrêmement difficiles par l'hi-
vernage et jonchés de cadavres que laissaient derrière elles les bandes en déroute
de l'almamy, empêchant la marche d'une colonne quelque peu importante, le
commandant dut se contenter de former, pour continuer la poursuite, une solide
reconnaissance de 215 fusils dirigée par le capitaine Gouraud, assisté des capi-
taine Gaden, lieutenant Jacquin, lieutenant Mangin, docteur Boyé, adjudant Brail,
sergents Maire, Bratières et Lafon. D'autre part, des instructions très précises
étaient données aux postes et détachements de la région pour que Samory ne pût
s'échapper et le commandant de Lartigue, avec 200 tirailleurs, assisté du lieute-
nant Wœlffel, des sergents Tanières, Ariste et Berthet, se tenait prêt à fermer
aux bandes les routes du Sud et de l'Ouest.
)) La reconnaissance se mit en route le 24 septembre ; le 26, elle ramassait, à
Deniféso, une centaine de fugitifs errants et abrutis par les souffrances. L'état du
pays était d'une indicible horreur; dans les chemins défoncés, coupés de marigots
vaseux, l'air était empesté par les émanations des cadavres abandonnés; tous les
villages, sans exception, où trois mois auparavant les bandes féroces de Samory
avaient promené la terreur, étaient à l'état de ruines lamentables, le plus souvent
complètement rasés, encombrés d'ossements, de cadavres décomposés, au milieu
desquels restaient encore quelques habitants hébétés et décharnés.
» Guidée par un sofa fait prisonnier dans la brousse, la reconnaissance poursuit
sa route et arrive le 28 dans un immense campement que l'almamy et tous les
siens n'ont quitté que trois jours auparavant. Ayant appris là, par de vieilles cap-
tives abandonnées, que Samory s'était dirigé vers le Nord, 1»' capitaine Gouraud
en informe aussitôt le commandant de Lartigue, et s'engage résolument sur la
piste des bandes. Un autre sofa déserteur fournit des renseignements précieux :
Samory n'est qu'à une quinzaine de kilomètres en avant, près du lieu appelé Gué-
lémou; les bandes sont complètement désorganisées, sans aucun service de sûreté,
sauf une petite arrière-garde commandée par Maeé-Amara, (ils de l'almamy.
Dans ces conditions, le capitaine Gouraud, avec un remarquable esprit d'initiative,
décide de risquer un coup d'audace et de surpri-i' en essayant de pénétrer dans le
camp même de Samory, pour s'emparer de sa personne. Des ordres minutieux
sont donnés pour l'exécution do ce plan et en assurer la réussite complète.
« Le 29, au petit jour, le bivouac est levé; l'arrière-garde de .Maeé-Amara,
tournée par l'escouade du caporal Fodé-Sankaré, est enlevée sans coup férir;
vers 8 heures, le lieutenant Jacquin et le sergenl Bratières, avec une section,
atteignent et traversent les premières huttes du campement, où une foule sans
firmes, plus étonnée que craintive, les regarde défiler, pendant que les tirailleurs,
tout en passant, crient à ces gens de se rassurer et de se taire. La section traverse
de même le village des femmes et débouche brusquement au beau milieu de l'im-
mense campement de l'almamy. La surprise est complète.
» Prévenu par la rumeur qui s'est élevée dans le camp à l'apparition des tirait-
134 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Samory, dirigé sur Kayes et Saint-Louis, a été embarqué
pour le Congo, avec Sarankémory, et interné dans un de nos
postes de l'Ogooué, à N'Djolé.
La délimitation de la Côte d'Ivoire, du côté de la colonie de
leurs, Samory, qui lisait le Coran devant sa case, s'est enfui précipitamment et,
dans son saisissement, n'a pas eu le temps de prendre une arme dans sa case,v où
se trouvaient pourtant plusieurs fusils et un revolver chargés.
» Au bout de quelques minutes de course, le caporal auxiliaire Faganda Toun-
kara aperçoit le premier l'almamy, reconnaissable à sa haute taille et à sa ché-
chia rouge serrée d'un turban blanc, qui fuit à toutes jambes, courant comme un
jeune homme et cherchant un cheval.
» Les tirailleurs précipitent leur course, en tète le sergent Bratières, le caporal
Faganda Tounkara, les tirailleurs auxiliaires Bandia Tounkara et Filifing Keita.
Celui-ci arrive le premier sur l'almamy, qui lui échappe par un brusque crochet.
Tout en courant, les tirailleurs crient : « Ilo! llo! (halte) Samory! » Il continue à
fuir; à son tour. Bratières lui crie: « llo! llo! Samory! » Voyant un blanc, Sa-
mory, à bout de forces, s'arrête, et Bratières le saisit; il s'assied à terre et dit aux
tirailleurs : « Tuez-moi ! »
» Le lieutenant Jacquin arrive à ce moment avec le reste de la colonne; Samory,
prisonnier, est emmené à sa case. Il était temps: de toutes parts, les sofas pre-
naient les armes et la situation aurait pu devenir critique. Mais Samory fait un
signe, toute fuite s'arrête; en un clin d'œil, la nouvelle est connue de tout le camp
et met fin à toute lutte.
» Pendant ce temps, les autres fractions de la reconnaissance avaient occupé les
diverses parties du campement ; les marabouts, chefs de bande et griots viennent
se rendre successivement. Un cavalier est envoyé à Moktar et à Sarankémory,
qui se trouvent à 12 kilomètres de là, et leur porte l'ordre de venir faire leur sou-
mission, sous peine de voir mettre à mort leur père et leur mère. A 1 heure, ils
sont au camp, apportant leurs armes et leurs munitions. Pendant ce temps, les
patrouilles circulent, rassemblant les fusils et les cartouches, les bœufs, les che-
vaux; le trésor de l'almamy est découvert et les caisses qui le contiennent sont
amenées au camp et inventoriées.
« La journée du 30 septembre est employée à détruire les armes, cartouches et
barils de poudre, qu'il est impossible d'emporter. Tout est brisé, noyé ou brûlé,
puis la colonne se remet en marche; au centre, Samory, Sarankémory, Moktar
et les porteurs du trésor; à l'arrière, les marabouts, les chefs et les griots.
« Quant à la grande foule des sofas, des femmes et des captifs, évaluée à 50.000 per-
sonnes, elle est dirigée sur Touba, sous la protection d'une escouade de tirail-
leurs.
» Le 3 octobre, au moment où le commandant de Lartigue venait de recevoir, à
N'Zô, une lettre par laquelle Samory, avant sa capture, faisait des propositions de
paix, la nouvelle lui parvenait presque simultanément de l'éclatant succès de la
reconnaissance du capitaine Gouraud; il se mettait immédiatement en route; les
deux colonnes se rejoignaient, le 9, à Quéaso, puis, marchant à un jour d'inter-
valle l'une de l'autre, arrivaient, le 17, à Beyla. Depuis, Samory, sous la garde du
lieutenant Jacquin et du sergent Bratières, a été dirigé sur Kayes ; le 5 novembre,
il est passé à Kankan et, le G, à Siguiri. Son voyage se poursuit sans incident.
)) Ainsi s'est trouvée terminée la carrière de celui qui, pendant plus de quinze
ans, n'avait établi et conservé sa puissance néfaste qu'en portant la ruine et la
mort dans les régions les plus riches du Soudan. »
cote d'ivoire 135
Cape-Coast, a été l'objet de longues et difficultueuses négocia-
tions entre la France et l'Angleterre. Un premier arrange-
ment fut signé le 10 août 1889, à la suite duquel une com-
mission de délimitation fut nommée ; elle commença ses
opérations en 1892, mais ne put aboutir. Deux autres arran-
gements sont intervenus, le 26 juin 1891 et le 12 juillet 1893,
et les deux puissances se sont enfin mises d'accord pour
signer, le 14 juin 1898, la convention générale de délimitation
de tous les territoires appartenant aux deux nations dans cette
partie de l'Afrique (1).
La frontière suit d'abord la rivière Tanoé, laisse Bondoukou
à la France et, à partir du 9° de latitude, suit la Yolta noire
jusqu'au 11° de latitude. Elle se maintient ensuite aux envi-
rons dece 11°, en laissant Gambaka à l'Angleterre. Le capitaine
Gouraud vient d'être désigné, du côté français, pour délimiter
la nouvelle frontière.
Du côté de la République de Libéria, les difficultés de déli-
mitation ont été bien moins grandes que du côté des colonies
anglaises.
Le tracé de nos frontières avec cet État a précédé notre en-
tente avec l'Angleterre, et l'arrangement du 8 décembre 1892
a posé les bases de la délimitation des possessions françaises
et libériennes.
La frontière suit le rio Cavally jusqu'à 20 milles au sud du
confluent du Fédédougou, laissant à la France le bassin du
Fédédougou, ainsi que le bassin entier du Niger et de ses
afïluents.
La garnison de troupes régulières qui occupe la Côte
d'Ivoire a été réduite, depuis 1896, à une seule compagnie de
marche de tirailleurs sénégalais. Par suite de cette réduction,
on a dû organiser des milices locales destinées à remplacer les
(1) Malgré la précision de cette délimitation, les incidents de frontière sont
nombreux. Au printemps de 1898, Assikasso, située en plein territoire français,
fut attaquée par des indigènes venus en grand nombre de l'Achantiland, et ce
n'est qu'après un lom,r investissement df soixante-deux jours qu'une petite co-
lonne française put la débloquer et repousser les assaillants.
136 l'afrique politique en 1900
troupes régulières. Ce sont des troupes de police qui, même
après la capture de Samory, ne paraissent point devoir suffire
à assurer la tranquillité complète du pays. Les rébellions n'y
sont pas rares, et, tout récemment, au mois d'avril 1899, nos
tirailleurs ont eu à réprimer une révolte sérieuse des Tepos, à
Blidouba et Olodio, entre le Cavally et la rivière Toupa.
L'action française devait s'exercer dans ce même pays par
l'envoi de la mission de MM. Hostains et d'Ollone, qui remon-
tait le Cavally marchant vers le Soudan, en étudiant une voie
de communication entre les deux régions, à la rencontre de la
mission des lieutenants Wœlffel et Mangin. Celle-ci, partie du
Soudan, devait continuer les travaux du lieutenant Blondiaux
en descendant le Cavally. Le ministre des colonies a ordonné,
en octobre 1899, l'arrêt de la mission Wœlffel. Quant à la mis-
sion Hostains, elle a pu arriver à N'zô au mois de décembre
dernier.
Les voies de communication de la colonie ont pris, dans ces
derniers temps, une rapide extension. Dès 1896, les chefs indi-
gènes de l'Indénié ont fait ouvrir une route de 140 kilomètres
déjà suivie par les caravanes. Les voies fluviales, nombreuses
et d'un parcours généralement facile, permettent d'ailleurs
d'assurer, dans de bonnes conditions, la pénétration du pays.
Une ligne télégraphique relie les escales de la côte et avec
elles la ligne côtière de Cape-Coast, du Togo et du Dahomey.
Grâce à la ligne dahoméenne qui atteint Ouaghadougou, on
peut communiquer avec nos postes du Soudan et du Sénégal.
Du côté de Kong, la ligne télégraphique partant de Grand-
Bassam atteignait, au mois d'avril, les confins de l'Indénié,
se dirigeant sur Bondoukou.
Dans le projet des communications futures destinées à don-
ner la vie au Soudan occidental, l'existence de la Côte d'Ivoire
joue un rôle de premier ordre. Possédant dans son hinterland
le marché séculaire de Kong et les riches contrées de la boucle
du Niger, il est naturel de supposer que la première des pré-
occupations d'un gouvernement soucieux de développer le
commerce de la métropole et les richesses de ses colonies
côte d'ivoire 137
sera de pousser à l'exécution d'une voie ferrée reliant la Côte
d'Ivoire au marché de Kong.
Nous verrons, en parlant de la colonie anglaise de Sierra-
Leone, qu'une voie ferrée s'impose parmi celles de l'avenir.
C'est celle qui. partant du haut Niger, viendrait déboucher sur
le Cavally.
On a déjà vu que la Compagnie de Kong a assumé l'obliga-
tion de faire étudier une voie ferrée partant de Grand-Bassam
pour aboutir à Kong. Il y aurait intérêt à tracer cette ligne à
faible distance de la frontière de l'Achantiland pour attirer
vers les territoires français les produits de ce pays. Elle pour-
rait se diriger ensuite du côté de Bondoukou, marché impor-
tant, avant d'arriver à Kong, d'où elle se prolongerait vers
le Dafina, dans la direction de Tombouctou, remplaçant ainsi
les caravanes qui, de temps immémorial, circulent entre le
Sahara et la région de Kong.
Cette voie ferrée aurait, entre Grand-Bassam et Kong, une
longueur d'environ 500 à 600 kilomètres et ne pourrait man-
quer de constituer la plus sérieuse concurrence aux mouve-
ments du commerce qui, de l'intérieur de la boucle du Niger,
se dirige vers la colonie anglaise de Cape-Coast.
La mission du capitaine du génie Houdaille a été chargée
d'étudier les tracés de cette voie future. Partie de Grand-
Bassam au mois de janvier 1899, elle dut, pendant quelque
temps, s'arrêter devant l'attitude des indigènes. Après avoir
poussé dans les régions au nord de Grand-Bassam de nom-
breuses reconnaissances, le capitaine Houdaille s'est décidé
pour un tracé à variantes, voisin de la rivière Mé, allant de
Momni à Abidjean et à Grand-Bassam par Petit Alépé, de
Momni à Bouapé et de ce dernier point à Bettié, à Darosso et
à Goliéso. Au mois de juin 1899, on annonçait le retour sur la
côte, à Jacqueville, de la mission, qui s'apprêtait à rentrer en
France, sa tache brillamment accomplie.
A la Côte d'Ivoire, comme dans la Guinée, l'activité fran-
çaise paraît donc être entrée dans une période pleine de pro-
messes pour l'avenir commercial de ces régions.
138 l'afrique politique ex 1900
Dahomey et dépendances.
Administration. — Missions récentes et délimitation avec la colonie anglaise de
Lagos. — Organisation civile et militaire. — Commerce. — Avenir.
Après les deux remarquables campagnes du général Dodds
(1892-1894), qui amenèrent la chute puis la capture de
Behanzin, le Dahomey fut divisé en divers royaumes indé-
pendants, et Ago-li-Agbo, frère de Behanzin, proclamé roi
d'Abomey.
Tout le pays fut placé, par le général Dodds, sous le régime
des arrêtés du 29 janvier et du 4 février 1894, qui posèrent
les bases de l'administration. Puis le général rentra en
France, léguant le pouvoir civil à M. Ballot, nommé gou-
verneur du Dahomey par décret du 22 juin 1894.
Dès ce moment commença une série ininterrompue d'ex-
plorations, qui eurent pour résultat de reculer vers le Nord
les limites de l'influence française et de fixer, par des traités
conclus avec les rois indigènes, les limites des colonies euro-
péennes voisines.
Les plus importantes de ces missions furent celles du
commandant Decœur (1), qui signa, à Nikki, un traité de
protectorat, le 25 novembre 1894; des lieutenants Baud et
Vergoz (2); des lieutenants Baud et Vermeersch (3), qui, partis
de Garnotville, poste créé à la fin de 1894, avec environ
50 hommes, allèrent aboutir à Grand-Bassam, après avoir
(1) Itinéraire : Garnotville, Séméré, Wangara, Nikki, Garnotville, Wangara,
Kouandé, Maka (31 décembre), Sausané-Mango, Pâma, Gourma, Say (31 janvier-
4 février 189-3), cours du Niger, Léaba, Carnotville (20 mars).
[2j De Maka, après avoir quitté le commandant Decœur, sur Lamboudji. Baki-
jnagru, Kodjar-Bikini (Niger) et Say, où ils retrouvèrent le commandant Decœur.
(3) Carnotville (20 mars 1805), Kirikri, Sausané-Mango, Oua (1er mai), Bonna-
Nasian, Grand-Bassam (12 juin).
DAHOMEY ET DÉPENDANCES 139
contourné par le nord les possessions allemandes et an-
glaises.
A la fin de 1894, le capitaine Toutée partit du Dahomey et
se dirigea vers le Niger, par Kishi et Kayoma, pour aboutir
à Badjibo (février 1895). De là, il remonta le Niger jusqu'à
Say, poussa sur Zinder (150 kilomètres en amont) et rentra
à Kotonou le 1er août 1895. Au cours de ce remarquable
voyage, il fonda, sur le moyen Niger, le poste d'Arenberg,
qui, plus tard, devait être cédé à l'Angleterre.
Grâce à ces missions la France put opposer à ses voisins
des traités de protectorat qui lui permirent d'établir ses
droits à l'égard des empiétements des colonies de Lagos,
du Togoland et de la Côte d'Or. Déjà, la Compagnie royale
du Niger avait lancé vers Nikki plusieurs explorateurs, dont
le principal, le capitaine Lugard, le conquérant de l'Ouganda,
avait failli devancer nos missions; tandis que, parties du To-
goland, des missions allemandes cherchaient à remonter vers
le Nord et à reculer les limites du protectorat allemand. Il
était temps, pour la France, de prendre position et de se créer
des droits pour les délimitations à venir.
Ces droits étaient déjà suffisamment établis, dès la fin de
1894, pour permettre au gouvernement français d'entamer
avec l'Angleterre des pourparlers concernant la délimitation
des colonies voisines du Dahomey et du Lagos.
Le 15 janvier 1896, comme conséquence du traité relatif
au Siam, un arrangement franco-anglais fut conclu, aux
termes duquel les deux gouvernements convenaient de nom-
mer chacun une commission chargée de fixer la délimitation
la plus équitable de leurs possessions dans la région à
l'ouest du Niger.
Mais ce n'est qu'au cours des laborieuses négociations enta-
mées à la fin de 1897 et en 1898 que l'on put arriver pénible-
ment à élaborer la convention du 14 juin 1898 (1). Aux termes
de cette convention, la frontière suit la rivière Ocpara jus-
qu'au 9e degré de latitude, puis se dirige vers le Nord en lais-
(1) Voir à l'Appendice.
140 l'Afrique politique en 1899
sant : à l'Angleterre, Tabira, Okouta, Boria, Téré, Ghani,
Dekala; à la France, Nikki, et atteint le Niger à dix milles
en amont de Guiris, port d'Ilo.
On indiquera, à propos du Togoland, les limites adoptées
entre cette colonie et le Dahomey, à la suite du procès-verbal
du 1er février 1887 et de la convention du 23 juillet 1897.
Ces résultats ont été obtenus, à force d'énergie et de talents,
par les explorations et les conquêtes, la plupart pacifiques,
accomplies par nos officiers d'infanterie de marine depuis
l'année 1895.
C'est au capitaine Baud que fut confiée la plus féconde de
ces missions. Accompagné par le capitaine Vermeersch, il
partit du Dahomey au commencement de 1897, se dirigeant
sur Carnotville. Là, il dut attendre que M. Ballot, gouverneur
du Dahomey, eût réglé la question de la frontière du Togo, au
delà de laquelle les Allemands avaient occupé quelques-uns
de nos postes. Il repartit vers le Nord et atteignit Gourma au
moment où le roi du pays, Betchandé, se débattait contre ses
vassaux.
En quinze jours, les troupes de Betchandé, commandées
par nos officiers, battirent les rebelles et s'emparèrent de
Doucouma et de Tigba. A ce moment arrivait de l'Ouest le
leutenant Voulet, qui venait de conquérir brillamment le
Mossi avec quelques blancs et 200 indigènes. Il fut tout sur-
pris de se rencontrer à Tigba avec des Français, alors qu'il
pensait y trouver des Allemands ou des Anglais (25 février
1897).
Les forces réunies des deux missions terminèrent la guerre
par la prise de Bilanga.
Pendant ce temps, le lieutenant de vaisseau Bretonnet occu-
pait la rive du Niger d'Ilo à Boussa, et le capitaine Betbeder,
avec une compagnie indigène et un peloton de spahis, entrait
à Say après avoir rejeté notre vieil ennemi Ahmadou-Scheikou
de l'autre côté du Niger.
Le capitaine Ganier, avec une compagnie de Sénégalais,
reçut alors la mission d'assurer la jonction entre MM. Baud
DAHOMEY ET DÉPENDANCES 141
et Bretonnet. En avril et mai 1897, le Borgou fut occupé et
une section laissée à Kouandé avec le lieutenant Aymès, pen-
dant que le reste de la mission poussait vers le Nord. Mais le
pays se souleva tout entier contre nos troupes, qui durent
demander des renforts au Dahomey. Ces renforts furent con-
duits par le capitaine Vermeersch, qui, arrivé depuis peu à
Porto-Novo, en repartait aussitôt avec le titre de résident au
Borgou, battait les Baribas à Kouandé et débloquait la ville.
Il y fut rejoint par le capitaine Ganier et par les compagnies
Dumoulin et Duhalde, venues du Sénégal.
Ces forces, réunies sous le commandement du capitaine
Ganier, battirent à trois reprises les Baribas et, le 13 no-
vembre, enlevèrent Nikki.
Le commandant Ribour, arrivé avec de nouveaux renforts,
prit alors le commandement supérieur du haut Dahomey et
battit à Allio (31 décembre 1897) les Baribas, qui firent leur
soumission. Il fut alors possible de se relier d'un côté avec
les postes du Niger, et de l'autre avec ceux du Gourma.
De ce côté, le capitaine Baud, après avoir pacifié le pays,
pénétrait dans la région du Dendi, attaquait avec 50 hommes,
le 3 novembre, à Madécali, 2.000 indigènes et les battait,
mais était blessé grièvement. Le Dendi occupé et pacifié,
le capitaine Baud rentrait au Dahomey par le Borgou.
Pendant que ces opérations s'accomplissaient, les Anglais,
inquiets de nos succès, levaient dans le bas Niger environ
6.000 Haoussas qui, sous les ordres du colonel Lugard,
procédèrent à l'occupation méthodique du pays en s'avançant
vers le Borgou. Après s'être heurtés à nos postes, ils s'éta-
blirent en face de nous, et c'est dans cette situation respective
des forces des deux nations que fut signée la convention du
14 juin 1898.
Cette convention est loin de donner satisfaction à la
France, qui ne conserve même pas ses conquêtes, le pays des
Baribas étant divisé entre les deux nations, et tout le pays
occupé par le lieutenant de vaisseau Bretonnet cédé à l'Angle-
terre. Mais elle a l'avantage de nous donner enfin des limites
précises et de permettre à notre colonisation de s'exercer sans
142 l'àfrïqce politique ex 1900
contestations nouvelles. Le commandant Toutée a été désigné,
au mois de février 1900, parle gouvernement français, pour
faire partie de la commission chargée de délimiter le haut Da-
homey. Cette commission opère en ce moment de concert
avec une délégation anglaise. Partie le 20 février de Cotonou,
elle est arrivée à Tchaourou, point initial des opérations, le
8 mars dernier.
Le décret du 22 juin 1894 a réglé l'administration du Daho-
mey, qui est placée sous la direction de M. Ballot, gouverneur
civil, secondé lui-même par un certain nombre de fonction-
naires.
Le territoire du Dahomey et dépendances est divisé en pays
de trois catégories et comprend :
1° Des territoires annexés;
2° Des territoires protégés ;
3° Des territoires d'action politique.
Les territoires annexés comprennent les cercles de Grand-
Popo, Ouidah et Kotonou.
Les territoires protégés sont : les royaumes de Porto-Novo,
d'Allada, d'Abomey ; les républiques des Ouatchis et des
Ouéré-Kitou. A chaque protectorat est attaché un résident.
Les territoires d'action politique sont ceux du haut Daho-
mey. L'arrêté du 15 août 1898 les divise en quatre cercles :
1° Cercle du Gourma, comprenant les provinces de Fada-
N'Gourma, de Pâma, de Matiacouali, deKodiar, de Botoa et
dépendances;
2° Cercle de Djougou-Kouandé , avec les royaumes de
Kouandé, de Djougou, le pays des Kafiris et dépendances;
3° Cercle du Borgou, avec les provinces de Nikki, de Para-
kou et dépendances;
4° Cercle du moyen Niger, comprenant le Bouay et le Kandi,
le pays de Baniquara et les territoires de Zabérma ou Dendi.
Le décret du 17 octobre 1899 rattache au Dahomey les can-
tons de Kouada ou Nebba au sud de Liptako et le territoire de
Say, comprenant les cantons de Djennaré, de Diongoré, de
Folmongani et de Botou.
DAHOMEY ET DÉPENDANCES 143
Le chef-lieu de la colonie est Porto-Novo, ville de 35.000 ha-
bitants (1), qui possède de nombreux comptoirs.
Après Porto-Novo, le centre commercial le plus important
est Grand-Popo. Viennent ensuite Kotonou et Ouidah.
Les échanges, qui. en 1892, ne dépassaient pas 14 millions,
se sont élevés à plus de 20 millions en 1895 et sont revenus à
14 millions en 1897, soit :
Importations 8.242.000
Exportations 5 . 779 . 000
On doit constater que le commerce avec l'Allemagne est
plus important qu'avec la métropole. C'est ainsi que, pendant
le premier trimestre de 1898, les exportations se sont élevées
à 1.823.866 francs et les importations à 2.101.596 francs. Sur
ces chiffres, on constatait, au titre des importations, la somme
de 900.000 francs environ pour l'Allemagne et de 361.269
francs pour la France. Sur 108 navires arrivés au Dahomey,
47 étaient sous pavillon allemand et 31 seulement sous pa-
villon français. Venait ensuite le commerce anglais, avec
30 navires. Il y a là une situation qui mérite de fixer l'at-
tention, car elle a persisté pendant l'année 1898.
En 1898, le commerce s'est élevé à 17.530.000 francs, dont
9.990.000 francs pour les importations et 7.540.000 francs
pour les exportations. Sur ces chiffres, le commerce avec la
France s'élevait seulement à 4.140.000 francs environ. Le
mouvement des entrées a été de 433 navires, dont 156 alle-
mands. 133 anglais et 111 français.
Par ordre d'importance, les marchandises importées pro-
viennent de l'Allemagne, du Lagos, de la France et de l'Angle-
terre; celles exportées ont été dirigées sur le Lagos, la France,
l'Allemagne.
Le commerce a encore augmenté pendant le premier tri-
mestre 1899. On a relevé :
(1) Le climat du Dahomey, peu sain, sauf sur quelques points des côtes, com-
prend deux saisons bien distinctes : la saison des pluies, du li> mars au 15 août,
et la saison sèche, du lij août au 15 mars. La température moyenne oscille au-
tour de 30 degrés et peut s'élever jusqu'au maximum de 38 degrés.
144 l'afrique politique en 1900
Aux importations, 2.800.000 francs., dont 716.000 francs
pour la France ;
Aux exportations, 3.925.000 francs, dont 875.000 francs
pour la France.
La subvention demandée à la métropole pour les dépenses
de Tannée 1899 s'est élevée à 1.885.000 francs, dont 300.000
francs pour frais d'occupation du haut Dahomey.
L'organisation militaire du Dahomey a fonctionné jusqu'à
la fin de 1895 sous les ordres d'un chef de bataillon ou d'un
lieutenant-colonel d'infanterie de marine, qui portait le titre
de commandant supérieur des troupes. Celles-ci compre-
naient un bataillon de deux compagnies de tirailleurs haous-
sas (environ 160 hommes par compagnie), une section d'artil-
lerie et des services divers. Un conseil de guerre fonctionnait
à Porto-Novo.
Depuis le 1er janvier 1896, cette organisation a cessé d'exis-
ter. Un arrêté du 29 décembre 1894, pris par le gouverneur
civil, a supprimé les troupes régulières d'infanterie et d'artil-
lerie, pour ne conserver qu'une seule compagnie de Haoussas,
entretenue par le service local. Le même arrêté prescrivait de
remettre au service local tous les bâtiments militaires, ainsi
que le matériel (sauf le matériel de guerre), les approvision-
nements et les deux canonnières de la colonie. L'effectif mili-
taire se trouvait ainsi réduit au minimum. Plus tard, la com-
pagnie de tirailleurs haoussas fut elle-même supprimée; le
service de la colonie est assuré aujourd'hui par des milices
locales. Nous conservons cependant dans le haut Dahomey
deux compagnies de tirailleurs sénégalais et une compagnie
d'auxiliaires.
La population dahoméenne, divisée entre plusieurs chefs,
paraît être, heureusement, d'humeur pacifique, et s'accom-
mode bien de l'administration et de la paix françaises.
Grâce à la richesse et à la tranquillité du pays, le Dahomey
promet de devenir une colonie d'exploitation précieuse. Mais
son importance s'augmente encore de ce fait que cette étroite
bande de terre, d'environ 80 kilomètres de largeur, est des-
tinée à nous donner accès, par le nord-est, vers les territoires
DAHOMEY ET DÉPENDANCES 145
de la boucle du Niger et à servir de débouché aux produits de
ces vastes contrées.
Si, dans un avenir encore incertain, nous ne réussissons
pas à absorber les colonies étrangères voisines, le Dahomey
servira très probablement de point d'arrivée à la grande voie
ferrée française qui, allant de l'Algérie au Soudan, cherchera
son terminus sur l'Atlantique.
Dans le courant de 1899, le commandant du génie Guyon, à
la tête d'une mission d'officiers et de sapeurs du génie, a été
chargé d'étudier un chemin de fer de pénétration partant de
Cotonou. Les travaux de la mission étaient à peu près achevés
au mois d'octobre. A ce moment, les études de détail compre-
naient 180 kilomètres entre Cotonou et Atchéribé. De là, la
ligne se dirigera sur Carnotville et probablement vers Say. On
estime que la dépense ne dépassera pas 50.000 francs par kilo-
mètre, chiffre qui pourrait encore être abaissé si l'on se déci-
dait à tirer parti des ressources offertes par notre régiment
de sapeurs de chemins de fer.
Le 16 décembre 1899, le comité des travaux publics des
colonies a décidé, conformément aux propositions du com-
mandant Guyon, de faire exécuter l'infrastructure par la colo-
nie et la superstructure par une société financière.
En présence de l'activité des possessions anglaises du
Lagos et du Niger, le premier tracé à recommander pour
son prolongement vers le Nord est celui qui se dirigerait
sur un point du Niger rapproché de la frontière anglaise, en
amont d'Ilo. Cette voie ferrée pourrait ainsi drainer les pro-
duits venant par la voie fluviale du Niger, ainsi qu'une partie
de ceux du Sokoto, sans compter ceux de la boucle du Niger
et des pays de la rive gauche du bas Niger, que la convention
du 14 juin 1898 a abandonnés à l'Angleterre. Sa longueur serait
d'environ 500 kilomètres. Nous posséderions ainsi le meilleur
moyen de faire pénétrer notre influence dans le Soudan cen-
tral et d'y lutter avec avantage contre l'influence anglaise.
Au point de vue de la stratégie commerciale, le Dahomey
est donc pour la France une conquête précieuse tout autant
qu'un pays de grand avenir.
Afr. polit. 10
146 l'afrique politique ex 1900
Gambie anglaise.
La Gambie anglaise est une étroite bande de terre située de
part et d'autre de la rivière Gambie et dont la délimitation n'a
été accomplie que dans ces derniers temps.
La ligne frontière, d'après la convention du 10 août 1889,
part de Jinnak-Creek, au nord de la Gambie, suit le parallèle
de ce point jusqu'au grand coude que fait le fleuve vers le
nord et se dirige, de là, jusqu'à Yartabenda, en laissant à l'An-
gleterre une bande de 20 kilomètres le long de la Gambie.
Sur la rive gauche, le tracé part de l'embouchure de la
rivière San-Pedro, dont elle suit la rive gauche jusqu'au
13° 30' de latitude. Elle emprunte le parallèle de ce point
jusqu'à Sandeny. Le tracé remonte alors vers la Gambie, en
suivant le méridien de Sandeny jusqu'à une distance de
10 kilomètres du fleuve. De là, elle va jusqu'à et y compris
Yartabenda, en se tenant toujours à 10 kilomètres du fleuve.
La Gambie anglaise, enserrant le cours du fleuve sur tout
son parcours navigable, est une enclave éminemment favo-
rable au commerce anglais, qui s'exerce bien plus sur les
protégés français des territoires voisins que sur les indigènes
de la colonie elle-même.
Par sa longueur de plus de 300 kilomètres, interposée
entre nos possessions, elle forme un couloir des plus gênants
pour notre influence, ainsi que pour toutes nos voies de
communication, qui, partant de Dakar ou de Saint-Louis et
se dirigeant vers le Fouta-Djallon ou la Casamance, seraient
bien plus utiles que nuisibles à la prospérité de la Gambie
anglaise. Pour ces raisons, il serait éminemment utile à
l'avenir du Sénégal qu'un arrangement pût intervenir,
tendant à une cession de cette enclave à la France, par voie
d'échange ou par voie d'achat.
GAMBIE ANGLAISE 147
Il est, en tout cas, possible d'influer à cet égard sur la déci-
sion de nos rivaux, en agissant sur nos indigènes pour dé-
tourner leurs produits vers les ports français. On peut y
arriver également en enserrant la Gambie au milieu de voies
divergentes destinées à drainer vers Dakar et la Casamance
tous les produits qui ne se trouvent pas à proximité immé-
diate de la Gambie.
Il appartient à la colonie du Sénégal, autant qu'au gouver-
nement français, de s'inquiéter a ce sujet de l'avenir, et de
prendre des mesures efficaces pour sauvegarder ses intérêts.
Il semble d'ailleurs que les Anglais ne se font plus de grandes
illusions sur l'avenir de leur colonie. C'est ainsi qu'on a
annoncé, à la fin de 1898, qu'ils nous céderaient volontiers
cette enclave, moyennant des avantages à leur accorder sur
d'autres points du globe.
Le chef-lieu de la colonie est Sainte-Marie-de-Bathurst.
Des ports commerciaux s'échelonnent le long du fleuve,
qui est navigable jusque vers Georgetown, à 280 kilomètres
de son embouchure.
Les indigènes, généralement calmes, ont cependant obligé
les Anglais à réprimer, en 1895, un soulèvement local, par
l'envoi d'une petite colonne.
Depuis lors, la colonie anglaise n'a fait parler d'elle qu'au
point de vue commercial.
Sainte-Marie-de-Bathurst est reliée à Dakar et à Carahane
par le cable qui suit la côte d'Afrique. Un second câble la
relie directement : d'un côté, avec les îles du Cap-Vert, et,
de l'autre, avec Freetown et les colonies anglaises de la côte
occidentale d'Afrique.
148 l'afrique politique ex 1900
Guinée portugaise.
La Guinée portugaise s'étend entre nos possessions de la
Gasamance (Sénégal) et des rivières du Sud.
Son chef-lieu est Boulam, et elle comprend les îles Bissagos
et Orango. C'est un pays arrosé par de nombreuses rivières
et d'une très grande fertilité.
Ses limites ont été déterminées par la convention franco-
portugaise du 12 mai 1886.
Au nord, la ligne frontière part du cap Roxo, en se tenant
à égale distance de la rivière Casamance et du rio de Cacheu,
jusqu'à l'intersection du 17°30' de longitude ouest (Paris)
avec le parallèle 12° 40'. Entre ce point et le méridien 16°,
la frontière se confond avec le parallèle 12° 49'.
A l'Est, elle suit le méridien 16° jusqu'au parallèle 11°40\
Au Sud, elle part de l'embouchure du Cajet, se tient à égale
distance du rio Componi et du rio Cassini et aboutit à l'inter-
section du méridien 16° et du parallèle 11° 40'.
Par arrêté du 20 janvier 1900, pris par le gouverneur général
de l'Afrique occidentale, une mision a été chargée de procéder,
de concert avec une mission portugaise, à la délimitation des
territoires des deux nations. La mission française, dirigée par
le capitaine Payn, devait se rendre, à bref délai, sur la fron-
tière à délimiter.
Aucun événement important n'a été signalé dans ces der-
niers temps au sujet de la Guinée portugaise.
Au commencement de 1897, les Portugais ont eu à ré-
primer une révolte des indigènes, qui, inquiétante au début,
n'a pas tardé à s'apaiser (1).
(1) Le câble côtier anglais de l'Afrique occidentale relie Carabane à Bissao,
Boulam et Victoria.
GUINÉE P0RTLGA1SE 149
Depuis lors, la colonie a pu se développer paisiblement.
La Guinée portugaise forme, dans les possessions fran-
çaises, une enclave gênante, qui permet aux négociants por-
tugais d'attirer les produits des territoires français voisins.
Nous pourrions appliquer à cette colonie les considérations
déjà émises au sujet de la Gambie anglaise, en ce qui con-
cerne l'utilité que trouverait la France à s'assurer la posses-
sion de ce territoire portugais. Il semble qu'on pourrait y
parvenir par voie d'achat, en assurant toutefois au commerce
portugais déjà existant certains avantages de nature à ne pas
faire regretter à ses détenteurs l'autonomie actuelle de la
Guinée portugaise.
C'est là une question qui, dès aujourd'hui, mérite de fixer
l'attention.
150 l'afrique politique en 1900
Colonie anglaise de Sierra-Leone.
Délimitation. — L'exode de Samory. — Action commerciale des Anglais.
Expropriation pacifique des enclaves étrangères.
La colonie anglaise de Sierra-Leone, comprise entre la Ré-
publique de Libéria et la Guinée française, est le siège d'un
commerce très important qui, malgré la délimitation récente
de la colonie, draine encore aujourd'hui, au profit des négo-
ciants de Liverpool, une partie des produits du haut Niger et
du Fouta-Djallon (1).
C'est de la Sierra-Leone que Samory tirait ses approvision-
nements en armes et en munitions pour lutter contre les
Français.
Tant que i'almamy s'est maintenu à portée immédiate de la
colonie anglaise, il a pu, au grand bénéfice des Anglais, re-
nouveler ses ressources, plusieurs fois anéanties par les Fran-
çais. Du jour où les colonnes françaises ont pu l'isoler de la
Sierra-Leone, il a été obligé de chercher un autre asile, et son
choix s'est naturellement porté vers les pays situés à proxi-
mité d'une autre colonie anglaise, celle de Cape-Coast (Achan-
tiland). Telle est, peut-être, la principale raison de l'exode de
Samory, dont la puissance, fondée sur l'unique emploi de la
force, n'a pu se maintenir par ses propres ressources et a
été constamment obligée de demander un point d'appui à
l'étranger.
On a pu croire que la présence de Samory vers les sources
du Niger et l'impulsion qu'il y donnait, sous diverses formes,
au commerce anglais de la Sierra-Leone, avaient été les
causes directes du refus des Anglais de délimiter leur colonie.
Il est, en tout cas, assez curieux de remarquer que la fuite
(1) Voir le chapitre relatif à la Guinée française.
COLONIE ANGLAISE DE S1ERRA-LEOXE 151
de l'almamy a coïncidé avec leur décision de souscrire enfin
aux conditions depuis longtemps stipulées par la convention
du 10 août 1889.
Après un premier essai de délimitation, tenté en 1892,
avant l'exode de Samory, les commissaires français et anglais
n'ayant pu s'entendre, on continua les négociations relatives
aux frontières.
Lorsque le rappel précipité de la colonne Monteil, le 18
mars 1895, eut délivré Samory de toute inquiétude immé-
diate, l'arrangement du 21 janvier 1895 venait d'être signé.
Cet arrangement confirmait, dans ses grandes lignes, la con-
vention du 10 août 1889, et il fut décidé qu'une commission
anglo-française serait envoyée pour délimiter à bref délai la
frontière commune. Cette délimitation est aujourd'hui un fait
accompli.
La commission, partie de Freetown le 16 décembre 1895,
s'est dirigée (voir le chapitre relatif à la Guinée française)
vers le point de Tembi-Koundo, près duquel les trois fron-
tières du Soudan français, de la Sierra-Leone et de la Répu-
blique de Libéria viennent s'attacher. Après avoir aborné la
frontière dans le massif de Tembi-Koundo, où la branche
principale du Niger, le Tembi-Ko, prend sa source, la com-
mission s'est dirigée vers le Nord, puis vers l'Ouest, et le
29 mars elle se trouvait à Yomaya, par 10° environ de lati-
tude. De Tembi-Koundo à Colière, elle a suivi la ligne de par-
tage des eaux du Niger, et de Colière à Yomaya le parallèle 10°,
en déterminant l'abornement au moyen d'observations astro-
nomiques.
De Yomaya, qui reste à la France, à Ouélia, la frontière
est formée par un escarpement de 400 mètres de haut. Le
25 avril, la commission arrivait à la Grande-Scarcie et termi-
nait ses travaux, le 1er mai 1897, à Kiragba, après avoir posé
206 bornes-frontières.
xVu cours de son voyage, la commission a trouvé dans le
pays les traces des dévastations de Bilali, lieutenant de Sa-
mory. On se rappelle que Bilali, poursuivi par le colonel
Combes, avait été rejeté hors du Soudan français, dont la
HJ2 l'afriqoe politique en J 900
frontière, non encore délimitée, était gardée par nos avant-
postes. Les Anglais, inquiétés par le voisinage des bandes de
Samory, envoyèrent contre elles, en décembre 1893, le co-
lonel Ellis. dont la colonne vint se heurter, pendant la nuit,
à Waïma, à la section du lieutenant Maritz. Le combat san-
glant qui s'engagea par erreur coûta la vie à ce dernier,
ainsi qu'à trois officiers anglais.
La commission de délimitation a traversé un pays fertile et
sain, bien arrosé, dans lequel affluaient les marchandises ve-
nant du territoire français.
Les débuts de l'année 1898 ont été marqués, dans la Sierra-
Leone, par une insurrection qui a menacé un moment de
prendre de graves proportions. Le gouverneur de la colonie
ayant décidé de frapper d'un impôt variant de 5 à 10 shellings
les cabanes des indigènes, ceux-ci, qui ne payaient aupara-
vant que 2 francs par tète, se soulevèrent d'abord dans les dis-
tricts de Sherbro et de Mendi-Timini. Bientôt la rébellion, que
ne pouvaient réprimer les forces de police de la colonie,
s'étendit sur la plus grande partie du pays et exigea l'envoi de
renforts tirés du West-India Régiment. Au nombre de plus de
5.000, les révoltés, commandés par un chef énergique, Baï
Bouré, massacrèrent des colons isolés et firent subir aux An-
glais des pertes assez sensibles. Retranchés dans la brousse,
entre Karene et Port-Lakko, ils réussirent à atteindre le mois
de mai, pendant lequel commence la saison des pluies, sans
avoir pu encore être réduits. Cette situation, très préjudiciable
au commerce local, amena des plaintes fort vives, de la part
des négociants de Liverpool, contre la mauvaise administra-
tion du pays. Par contre, le commerce de la Guinée française
y trouva un élément favorable de développement.
Les opérations furent en partie interrompues par la saison
des pluies, et ce n'est qu'au mois de novembre 1898 qu'on put
enfin réussir à capturer Baï Bouré. Depuis lors, les Anglais
ont encore augmenté leurs forces dans le pays, afin d'assurer
son occupation et sa pacification définitives.
Les plaintes des commerçants anglais s'étaient d'ailleurs
déjà manifestées dès le moment où la fuite de Samory avait
COLONIE ANGLAISE DE SIERRA-LEONE 153
fait cesser en grande partie le trafic des armes et munitions.
Afin de donner aux transactions une nouvelle activité, la
construction d'une voie ferrée traversant la colonie et se
dirigeant vers le territoire français fut résolue et poussée
rapidement. Elle se trouve aujourd'hui achevée dans la pre-
mière partie de son parcours, jusqu'à Sangotown, à 50 kilo-
mètres de la côte, et les travaux sont poussés vers les sources
du Niger. Mais il ne semble pas que les premiers résultats
obtenus au moyen de cette voie ferrée aient été de nature à
faire prévoir, pour l'ensemble du commerce, un essor consi-
dérable et immédiat. Les négociants de Freetown continuent
à se plaindre de la concurrence que leur fait la Guinée fran-
çaise, et, fait assez significatif, certains d'entre eux seraient
allés s'établir à Konakry (1).
Cette situation défavorable ne manquera pas de s'aggraver
le jour où le chemin de fer de Konakry au Niger sera ouvert
au commerce, et plus encore lorsque l'investissement com-
mercial de la Sierra-Leone et de la République de Libéria sera
assuré par l'établissement d'un chemin de fer ou, tout au
moins, d'une bonne route suivant, à l'intérieur du pays, les
frontières de ces deux enclaves.
Cette nouvelle et importante voie de communication conti-
nuerait la précédente, à partir du Niger et, passant vers Mou-
sardou, viendrait aboutir, sans quitter le territoire français,
au point où le Cavally commence à devenir navigable. Par-
courant des pays qui ont été prospères avant la venue de Sa-
mory, et dont la fertilité est restée la même qu'autrefois, cette
voie aurait l'avantage de donner accès à des régions d'altitude
assez grande, dans lesquelles les Européens trouveraient cer-
tainement des points favorables à leur acclimatement. A ces
titres divers, elle mérite d'attirer l'attention pour le jour, pro-
chain peut-être, où la France sera décidée à résoudre, fran-
chement et suivant un plan d'ensemble, le problème des voies
de communication de notre Afrique.
(1) Le commerce de la Sierra-Leone oscille aux environs de II millions de
francs. De 1881 à 1885, sa moyenne a été de 38G.H7 livres sterling; de 1890 à
1893. de 435.175 livres sterling.
154
l'afrique politique en 1900
République de Libéria.
Situation actuelle. — Délimitation. — Compétitions et convoitises étrangères.
La République de Libéria a été délimitée, du côté des posses-
sions françaises, par l'arrangement du 8 décembre 1892. Cet
arrangement attribue à la France la rive gauche du Cavally,
avec le bassin de son affluent le Fédédougou. Vers le nord, la
frontière se dirige, de l'intersection du 7° de latitude et du 10°
de longitude, sur l'intersection du 11° de longitude avec le
parallèle de Tembi-Koundo, sur la frontière de la Sierra-
Leone. Mais il est entendu que ce tracé assure à la France le
bassin entier du Niger et de ses affluents, ainsi que les loca-
lités de Naalah et de Mousardou.
Bu côté de la Sierra-Leone, la frontière commune a été
délimitée par une commission qui a terminé ses travaux au
mois d'avril 1896.
Il y a peu d'événements importants à relever dans ces der-
niers temps au sujet de la République de Libéria.
Du côté du Cavally, vers la frontière française, on a signalé,
au mois de février 1896, des troubles survenus entre les Libé-
riens et les indigènes du pays de Krou. Ces troubles, assez
souvent répétés, étaient quelquefois motivés par les tracasse-
ries des autorités libériennes. Cette fois les Kroumens auraient
été les agresseurs, et les Libériens se sont vu obligés d'en-
voyer sur les lieux la canonnière Roektown.
Les Kroumens, qui habitent les deux rives du Cavally,
acceptent volontiers d'être engagés comme travailleurs pour
les régions voisines : Côte d'Or, Côte du Niger, Congo, etc.
Leur recrutement, qui est fait par navires anglais et alle-
mands, s'est trouvé entravé par suite d'un impôt de capitation
RÉPUBLIQUE DE LIBÉRIA 155
dont les autorités française et libérienne frappaient tout émi-
grant. Ce fut l'origine des incidents survenus à la fin de Tannée
1897 entre les deux canonnières libériennes et des navires
anglais qui essayèrent d'embarquer des Kroumens malgré les
autorités du pays. A trois reprises, des navires anglais essuyè-
rent le feu des canonnières, motivant ainsi de la part du
Foreign Office des réclamations qui aboutirent à la reconnais-
sance, pour les Anglais, du droit de recrutement des Krou-
mens dans les « ports d'entrée » de la République, sans paie-
ment d'aucun impôt. Mais, depuis lors, au grand scandale des
négociants de Liverpool, les Libériens n'ont pas hésité à
vendre à une maison allemande le monopole de l'emploi des
Kroumens.
Un autre motif d'intervention anglaise fut donné par les
troubles qui éclatèrent à Grand-Bassam, en octobre 1897, entre
des négociants de la Sierra-Leone et une société de Libériens
qui s'était formée pour les expulser du pays. Des magasins
anglais avaient été brûlés et des sujets britanniques molestés.
Le gouverneur de la Sierra-Leone, où l'on suit avec attention
tous les événements de la République, se présenta devant
Mourovia sur une canonnière et exigea une indemnité qui fut
aussitôt payée.
Enfin, tout récemment, quelques Libériens, s'étant établis
et fortifiés sur le fleuve Melia, en territoire anglais, furent
délogés de leur position, après un combat de quatre jours,
du 13 au 17 décembre 1898, et refoulés au delà de la frontière.
La République de Libéria, quoique indépendante de fait,
reste, par la tradition de sa fondation, sinon sous la tutelle,
au moins sous la surveillance des États-Unis.
Il ne serait pas impossible que la République américaine
cherchât dans l'avenir à se procurer le bénéfice d'une auto-
rité plus directe sur les Libériens. Déjà les missionnaires pro-
testants américains se sont établis dans le pays et, franchis-
sant la frontière française, se sont trouvés à portée, au
commencement de 1899, du soulèvement que nous avons du
réprimer dans le pays des Tepos. Aussi l'arrangement franco-
libérien du 8 décembre 1892 a-t-il sagement visé le cas d'un
Jo6 l'afrique politique en 1900
transfert d'autorité à une puissance étrangère, en stipulant
formellement que la France n'entend s'engager, au point de
vue de ses frontières et de sa zone d'action, que vis-à-vis de
la République libérienne libre et indépendante, et qu'elle fait
toutes ses réserves soit pour le cas où cette indépendance se
trouverait atteinte, soit pour le cas où les Libériens feraient
abandon d'une partie quelconque des territoires qui leur sont
reconnus par l'arrangement dont il s'agit.
Cet arrangement a été rendu exécutoire par le décret du
J3 août 1894, rendu en exécution de la loi du 31 juillet 1894.
Les réserves signalées plus haut ont leur raison d'être et
visent le cas où les Américains ou les Anglais menaceraient
tout ou partie du territoire libérien.
C'est afin de reconnaître les pays traversés par la frontière
franco-libérienne que la mission de MM. Pauly et Bailly-For-
fillère partit de Konakry à la fin de décembre 1897, pour
essayer d'atteindre Grand-Bassam en reliant ainsi la Guinée
à la Côte d'Ivoire.
Après avoir quitté Kissédougou le 23 février 1898, les
explorateurs entrèrent dans un pays troublé, où ils durent
lutter contre les indigènes. Ils allaient sortir du pays des
Toucas pour gagner le Cavally, lorsque le 16 mai 1898 ils furent
massacrés à Zolou, entre les rivières Loffa et Saint-Paul.
Ils ont pu constater, au cours de leur voyage, que les Anglais
essayaient de pénétrer le territoire libérien par le Nord.
La mission Hostains, partie de Marseille le 25 novembre 1898
avec les lieutenants d'Ollone et Macassé et une quinzaine de
sapeurs du génie, devait compléter les résultats obtenus par
MM. Pauly et Bailly-Forfillère. On sait qu'elle devait remonter
le Cavally à la rencontre de la mission du lieutenant Wœlffel,
venue du Soudan, et que cette dernière mission a été arrêtée
par ordre du ministre des colonies, au mois d'octobre 1899.
La mission Hostains a atteint N'zô au mois de décembre
suivant.
L'action directe sur le territoire et les côtes de la Répu-
blique ne leur paraissant pas suffisante, les Anglais ont essayé,
vers le mois de mars 1898, de faire négocier un emprunt aux
RÉPUBLIQUE DE LIBÉRIA 157
Libériens. Ceux-ci, déjà très endettés, surtout envers la Hol-
lande, qui a construit leurs deux canonnières, n'ont pas adopté
cette idée avec empressement et se sont retournés vers les
maisons allemandes, désireuses d'obtenir le monopole du
recrutement des Kroumens. Aussitôt la chambre de com-
merce de Liverpool protestait contre ces négociations auprès
du gouvernement anglais et suggérait l'idée d'une politique
plus active vis-à-vis de la République nègre.
Ces protestations aboutissaient bientôt à la concession, en
faveur des Anglais, du monopole du caoutchouc. Les négociants
hollandais, possesseurs de nombreuses factoreries en Libéria,
protestaient alors à leur tour en se réclamant du traité signé
avec la Hollande en 1862.
Ces incidents sont assez significatifs et témoignent de la sur-
veillance attentive des Anglais sur la Libéria.
On doit s'attendre à voir l'Angleterre essayer d'établir
sa suprématie au Libéria, au désavantage des États-Unis, de
l'Allemagne, et surtout de la France, qui a cependant paru, en
installant, le 6 décembre 1897, un consul à Monrovia, adopter
dans ce pays une ligne de conduite conforme à l'importance
de ses intérêts.
158 l'afrique politique en 1900
Colonie anglaise de Cape-Coast et protectorat
de TAchantiland.
L'occupation anglaise. — Expédition de 189o contre les Achantis. — Préparation.
— Exécution. — Conséquences. — Missions anglaises ultérieures. — Délimita-
tion.
La colonie anglaise de Cape-Coast, dont l'hinterland est
formé par le royaume des Achantis et les pays du centre de la
boucle du Niger, contient deux séries distinctes de factoreries :
celles qui appartenaient aux Anglais avant 1871, et celles qui,
à cette date, furent cédées par les Hollandais, soit : Apolonia,
Secundi, Axim, Dixcowe, Elmina, Chama, Bantry.
Maîtres de tout le littoral sur une longueur de 500 kilomè-
tres, entre la Côte d'Ivoire et le Togoland, les Anglais résolu-
rent, dès 1870, d'implanter leur domination sur l'Achanti-
land, et de pousser leur influence le plus loin possible vers le
Nord.
L'événement capital de ces deux dernières années dans ces
parages a été leur troisième expédition contre les Achantis.
La deuxième expédition, entreprise en 1873-74 par sir
Garnet Wolseley, s'était terminée, comme on le sait, par la
prise et l'incendie de Coumassie. Elle eut pour consécration le
traité de Fommomah (1874), par lequel les Anglais, entre autres
conditions, imposèrent au roi Koffî l'abolition des sacrifices
humains, une indemnité d'environ cinq millions, la recon-
naissance de leur protectorat sur les tribus de la côte, la con-
struction d'une route de la rivière Prah à Coumassie, et la
promesse de favoriser le commerce sur cette route.
Ce traité ne fut jamais exécuté par les Achantis, et, de leur
côté, les Anglais, par crainte d'être obligés à une expédition
nouvelle, ne s'empressèrent pas d'en exiger l'exécution.
COLONIE ANGLAISE DE CAPECOAST 159
Leurs possessions immédiates sur le littoral, qui consis-
taient en une bande de terrain de 100 à 120 kilomètres de
large, suffisaient pour le moment à l'activité de leurs com-
merçants, et il fallut des circonstances particulières pour les
obliger à renouveler leur expédition de 1874.
Il est certain que les motifs ne manquaient pas, n'y eût-il à
envisager que la non exécution des nombreuses clauses du
traité de Fommomah. Mais à toutes ces raisons, qu'on avait
laissées de côté pendant plus de vingt ans, s'ajoutait le désir
des Anglais de s'étendre vers le Nord, dans la boucle du Niger.
Il s'agissait aussi de ne pas se laisser enfermer dans l'Achan-
tiland, en raison des traités passés avec les chefs de l'intérieur
par les diverses missions françaises qui, depuis celle du capi-
taine Binger, s'étaient approchées du royaume des Achantis.
On aurait pu, il est vrai, laisser sommeiller, pour quelque
temps encore, ce désir d'extension territoriale. Mais, a la fin
de 1894, un fait se produisit qui servit de raison déterminante
à l'envoi presque immédiat d'une expédition.
Ce fut la marche de Samory vers les frontières de l'Achan-
tiland. Si l'on se reporte à ce qui a été dit au sujet de l'exode
de Samory, lorsque nous avons parlé de la colonie anglaise
de Sierra-Leone, on ne sera pas étonné des bonnes relations
constantes que l'almamy a toujours entretenues avec les
Anglais.
Que Samory, repoussé des environs de la Sierra-Leone, ait
fait choix, de lui-même, des territoires voisins de cette autre
colonie anglaise de Cape-Coast pour continuer la lutte contre
les Français, ou bien qu'il ait été poussé à cette décision par
les négociants anglais désireux de ne pas perdre leur meilleur
client soudanais, il n'en est pas moins vrai que, malgré leur
amitié pour l'almamy, les Anglais n'ont pu, sans un profond
sentiment de défiance, envisager l'éventualité d'un nouveau et
puissant royaume nègre venant s'installer auprès et peut-être
même à la place du royaume des Achantis.
Bien que le rappel de la colonne Monteil les ait momenta-
nément délivrés de la crainte de voir Samory, refoulé par les
Français, faire la conquête de l'Achantiland et leur barrer la
160 l'afrique politique en 1900
route de l'intérieur, ils ont fort sagement pensé que le mo-
ment était venu de brusquer une décision qu'il n'y avait plus
lieu de retarder.
Tel est, croyons-nous, le vrai motif de l'expédition inopi-
nément entreprise par les Anglais à la fin de 1895.
La décision une fois prise, l'expédition fut préparée avec cet
esprit de large prévoyance qui a fait de nos rivaux des maî-
tres en fait de guerres coloniales.
Éclairés par les souvenirs de la campagne de 1873-74 contre
le roi Koffi, les Anglais se sont attachés à ne rien livrer au
hasard, et la préparation de cette campagne peut être consi-
dérée comme remarquable.
Sous ce climat brûlant et meurtrier, la meilleure saison
pour toute opération militaire est la saison sèche, qui dure
d'octobre à février. C'est le moment qui fut choisi par les
Anglais pour envoyer, le 10 octobre 1895, le capitaine Donald
Stewart auprès de Prempeh, roi des Achantis, pour lui signi-
fier un ultimatum.
Prempeh parut d'abord accepter les conditions anglaises;
mais les négociations échouèrent sur le point principal : l'ad-
mission d'un résident anglais à Coumassie.
Sans plus insister pour la réussite de sa mission, l'envoyé
anglais rentra aussitôt à Cape-Goast, et les préparatifs de l'in-
vasion commencèrent.
Le royaume des Achantis se trouvait depuis longtemps dans
une période de décadence telle que son roi lui-même ne pou-
vait se faire d'illusion sur l'issue de la lutte qu'il venait d'ac-
cepter.
Effrayé des conséquences de son refus, Prempeh expédia
aussitôt à Londres des ambassadeurs chargés de notifier
l'acceptation de toutes les conditions imposées par les An-
glais. Mais, sous le prétexte que ces ambassadeurs n'avaient
pas pris l'avis de sir Maxwell, gouverneur de la Côte d'Or,
M. Chamberlain, ministre des colonies, refusa d'abord de les
recevoir, puis, après les avoir entendus, les fit embarquer
brusquement pour Cape-Coast-Castle, où ils arrivèrent le
17 décembre.
COLONIE ANGLAISE DE CAPE COAST 161
Pendant ce temps, l'expédition, qu'on voulait engager mal-
gré tout, était activement préparée. Le plan des opérations fut
élaboré dans un conseil auquel assistèrent, avec le généralis-
sime anglais lord Wolseley, plusieurs généraux, parmi les-
quels sirR. Buller, qui commandait en 1873-74 l'une des trois
colonnes d'opération contre les Achantis. Le colonel sir Fran-
cis Scott, chef de la police militaire de la Côte d'Or, auquel ve-
nait d'être confiée la direction de l'expédition, arriva à Londres
le 20 octobre 1893, pour assister à ce conseil et recevoir toutes
les indications nécessaires au développement du plan de cam-
pagne qu'il fut chargé d'exécuter.
Le corps expéditionnaire se composait de 1.600 combattants
dont 900 hommes de troupes noires, troupes de police haous-
sas, détachement du \Yest-India Régiment en garnison à
Sierra-Leone. Un bataillon du West-Yorkshire (18 officiers, 400
hommes), amené d'Aden, servait de réserve. Des détache-
ments d'artillerie (6 pièces) et du génie, compris dans l'effectif
ci-dessus, étaient joints à la colonne. Toutes les troupes étaient
armées de la carabine Martini Henry, dont étaient déjà pour-
vus les Haoussas.
L'état-major comprenait 55 officiers.
Le service des étapes était assuré par une vingtaine d'offi-
ciers.
Deux princes de la famille royale prenaient part à la cam-
pagne : le prince Henri de Battenberg, gendre de la reine
Victoria, qui devait mourir le 20 janvier des suites d'une ma-
ladie contractée au cours des opérations, et le prince Christian-
Victor de Schleswig-Holstein, petit-fils de la reine.
On sait combien les autorités militaires anglaises s'appli-
quent à ménager les forces de leurs hommes au cours des
campagnes coloniales. Le soldat anglais ne porte que le strict
nécessaire, et, d'habitude, une foule de porteurs ou de bêtes de
somme suivent les colonnes en portant les objets de campe-
ment, les vivres et les munitions. Les précautions prises dans
la campagne contre les Achantis paraissent avoir dépassé tout
ce que l'on avait vu jusqu'ici. On enrôla plus de 10.000 por-
teurs pour le service des transports et de l'arrière.
Afr. polit. 11
162 l'afriqle politique en 1900
Le corps expéditionnaire était, en outre, abondamment
pourvu de tous les engins propres à assurer son hygiène :
tentes à parois simples et doubles, filtres perfectionnés, ma-
chines à glace, machines électriques, etc.
Des baraquements avaient été installés sur la route de mar-
che, afin d'éviter aux troupes de camper pendant une partie
du trajet. Les communications télégraphiques furent assurées
au moyen d'une ligne permanente établie pendant la marche.
Les vivres et les munitions étaient empaquetés dans des
boites en fer-blanc dont l'extérieur affectait la forme des
épaules des porteurs, sur lesquelles elles étaient fixées au
moyen de bretelles.
Le service sanitaire, sous les ordres du docteur Taylor,
très au courant des guerres coloniales, comprenait un nombre
considérable de médecins et d'infirmiers.
Le matériel médical avait été expédié à profusion, ainsi que
les médicaments de toute espèce.
Outre les ambulances de première ligne, un hôpital d'éva-
cuation était établi à Cape-Coast-Castle, et, à Accra, le Coro-
mandel était aménagé en « idéal hospital ship » .
Trois bâtiments, outre le Manilla qui transportait le West-
Yorkshire, servaient au transport du corps expéditionnaire.
D'autres bâtiments avaient été affrétés pour le transport du
matériel de toute sorte et avaient déposé sur la côte soixante
jours de vivres pour l'effectif entier.
Le chef de l'expédition débarqua à Cape-Coast-Castle le
13 décembre. Dès ce moment, le gouverneur de la colonie
avait pris ses mesures pour aménager la ligne d'opérations
qui, du chef-lieu de la colonie, se dirigeait vers Prahson, où
un pont permanent fut établi sur le Prah par les Royal-Engi-
neers et, de là, sur Coumassie.
La distance à parcourir était de 280 kilomètres. Les
Achantis n'avaient fait jusqu'alors aucune résistance, et il
n'y eut pas un coup de fusil tiré.
Le 25 décembre, les troupes noires étaient concentrées sur
le Prah, où arrivaient, les 3 et 5 janvier 1896, les deux batail-
lons anglais, les West-Yorkshire et le Spécial Service Corps,
COLONIE ANGLAISE DE CAPE-COAST 163
recruté dans huit régiments anglais différents. Le passage du
Prah s'effectuait sans incident, et le 13 janvier toute la co-
lonne atteignait l'Adra, à 13 kilomètres de Coumassie. Le 17,
Coumassie était occupée sans résistance.
A Coumassie, le roi Prempeh fut pris comme otage et, s'il
faut en croire les journaux anglais eux-mêmes, soumis à des
traitements humiliants avant d'être déporté en Sierra-Leone.
Après avoir définitivement brisé la puissance des Achantis,
sir Francis Scott se hâta, avant la saison des pluies, de
prendre les mesures nécessaires pour rapatrier le corps expé-
ditionnaire. Dès la fin de janvier, les évacuations commen-
cèrent, et avant le 1er mars, les troupes avaient partout rega-
gné leurs garnisons.
Les pertes des Anglais dans cette campagne furent seule-
ment causées par les maladies. On n'a pas donné leur chiffre
exact, mais on a cependant signalé ce fait, que sir Francis
Scott était rentré en Angleterre à la fin du mois de février
1896, en même temps que 180 malades hospitalisés à bord du
Coromandel.
Telle est, rapidement esquissée, l'expédition quia eu pour
effet de placer sous l'autorité directe de l'Angleterre un terri-
toire africain grand comme le quart de la France.
Au point de vue humanitaire, on ne saurait que féliciter les
Anglais du résultat obtenu, bien que l'on ait dit que, dans
cette circonstance, la question d'utilité commerciale avait
primé toutes les autres.
Avant le départ de l'expédition, on avait déjà annoncé
qu'une compagnie à charte serait fondée pour assurer l'ex-
ploitation de l'Achantiland et employer ses ressources à
étendre la zone d'influence de la métropole. Ce projet n'a pu
être réalisé.
Encore sous l'influence des procédés employés par la Com-
pagnie du Niger envers les indigènes de Brass, et par la
Bristish South Africa Company (Chartered) à l'égard des
Matabélés et du Transvaal, l'opinion publique anglaise, peu
susceptible cependant en matière commerciale, s'est refusée
à admettre l'institution d'une nouvelle compagnie à charte.
164 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Il convient d'ailleurs d'ajouter qu'elle a été confirmée dans
ses sentiments généreux par l'action des négociants de Li ver-
pool, qui, possédant presque tout le commerce de la Côte d'Or,
craignaient, à juste titre, de se voir remplacer par une asso-
ciation analogue à la Royal Niger Company.
Leurs craintes furent dissipées à la suite de la déclaration
faite, le 24 mars 1896, à la Chambre des communes, par le
ministre des colonies, M. Chamberlain.
Quelques semaines après la prise de Coumassie, le gouver-
nement de la Côte d'Or recevait de Samory, toujours présent
à Bondoukou (voir les chapitres relatifs à la Sierra-Leone et à
la Côte d'Ivoire), un envoi de poudre d'or avec une lettre
renouvelant aux Anglais ses protestations d'amitié et ses
offres de services.
Peu après, une mission anglaise se rendait auprès de lui,
et au même instant on apprenait en France que l'almamy
venait de nous faire des propositions de paix, en envoyant
des émissaires aux autorités de la Côte d'Ivoire.
Ces divers faits parurent, au moment où ils se produisirent,
assez contradictoires pour qu'on n'attachât point une grande
importance aux ouvertures de Samory.
Celui-ci, d'ailleurs, ne se fit pas faute de démentir, dès le
mois de juillet 1896, les propositions de soumission qui lui
avaient été attribuées. Il ne manqua pas de revendiquer son
indépendance à l'égard des Européens, quels qu'ils fussent, et
son intention de rester le souverain maître de son nouvel
empire. En sorte que nous continuâmes à rester de ce côté
dans l'expectative, à la grande déception de nos protégés de
Kong et au grand bénéfice de notre vieil ennemi.
Les Anglais n'eurent d'ailleurs, pas plus que nous, à se
louer de Samory. Outre les raisons politiques énumérées plus
haut, et malgré la réussite de l'expédition contre Prempeh
et les colonnes volantes lancées vers le Nord, il devint bientôt
évident que les incursions des gens de Samory avaient pour
effet immédiat de détourner le commerce de l'Achantiland.
C'est ce qui motiva l'envoi de plusieurs missions auprès de
COLONIE ANGLAISE DE CAPECOAST 163
Samory et de ses lieutenants, entre autres celle du capitaine
Houston, au printemps de 1896. et du gouverneur sir Maxwell,
à l'automne de la môme année. Ces missions n'eurent aucun
succès et l'on se décida à envoyer une nouvelle ambassade,
avec des moyens plus importants.
Cette mission, confiée au lieutenant Henderson, auquel on
adjoignit plusieurs officiers et une forte escorte, quitta Accra
le 20 novembre 1896 et se dirigea vers l'intérieur, où elle passa
des traités avec plusieurs chefs. Au nord de Coumassie, elle
trouva Baoulé détruit par les bandes de Sarankemory; un
messager, qui lui fut envoyé, rapporta une réponse évasive. Le
7 janvier 1897, la mission atteignait Oua; une garnison y fut
laissée, et l'on repartit pour Daoukita, à 50 milles vers l'Ouest,
où l'on s'arrêta. La mission y fut attaquée, le 20 mars, par
7.000 Sofas et obligée, après quatre jours de siège, à regagner
Oua, qui fut attaqué le 3 avril.
La mission, qui avait perdu avant son arrivée à Oua environ
1.500 livres sterling, deux canons, des armes et des munitions.
se débanda; une partie de son personnel regagna péniblement
la côte; le reste, avec les Européens, fut recueilli dans le Gou-
rounsi par les officiers français qui occupaient ce pays et qui
facilitèrent son retour par Gambaka. Quant au lieutenant
Henderson, après diverses vicissitudes, il fut conduit auprès de
Samory, qui le reçut à Djimini et le renvoya peu après à la
côte (mai 1897).
Ce désastre, venant après le rappel de la colonne Monteil.
augmenta le prestige de Samory, en même temps que les diffi-
cultés opposées aux officiers français qui luttaient contre ses
bandes. Les tentatives contre la puissance de Samory ne se
renouvelèrent pas du côté del'Achantiland: les Anglais laissè-
rent à la France toute la peine, en même temps que toute la
gloire de la capture du vieux conquérant.
Ce n'est que dans le courant de 1898 que les gouvernements
français et anglais ont pu, après de longues négociations, s'en-
tendre au sujet de la délimitation de l'Achantiland. Les arran-
gements déjà signés sur cette question les lOaoùt 1889, 26 juin
1891 et 12 juillet 1893 ont été confirmés par la convention du
166 l'afrique politique en 1900
14 juin 1898 (voir le chapitre relatif à la Côte d'Ivoire), qui n'a
été ratifiée par le Parlement français qu'au mois de mai 1899.
Les résultats immédiatement obtenus après la conquête
n'ont d'ailleurs pas été des plus encourageants, non pas en ce
qui concerne le commerce côtier, qui est resté florissant, mais
au point de vue de l'empressement des indigènes à se rallier
au nouvel état de choses.
Coumassie s'est dépeuplée. Le chiffre des habitants est tombé
de 25.000 à 2.000. Le trésor de Prempeh, longtemps recherché,
n'a pu y être découvert. Enfin, il a fallu réprimer plusieurs
révoltes locales. Toutes ces difficultés n'ont cependant pas
rebuté l'initiative anglaise, qui a dirigé, dès le mois d'avril
dernier, une nouvelle expédition contre le pays de Quam,
dont le roi se réclamait de la protection française.
Le commerce de la colonie de la Côte d'Or mérite, par
son importance, les sacrifices que les Anglais se sont im-
posés. Dès 1895, il dépassait 45 millions, à peu près également
partagés entre les importations et les exportations. Il ne peut
manquer de prendre une plus grande extension dès que les
chemins de fer de Cape Coast-Coumassie, de Accra-Pong et
de Apam-Insuan auront été construits et que le cours de la
Volta, déjà reconnu, aura pu être régularisé et livré, sur tout
son parcours, à la navigation.
Dans cette colonie, comme dans bien d'autres colonies
anglaises, le commerce allemand a acquis une importance
qui inquiète d'autant plus ses rivaux que la démarcation
de l'Achantiland et du Togoland n'est pas encore un fait
matériellement accompli .
Nous avons vu, à propos de la Côte d'Ivoire, les difficultés
qui ont précédé l'arrangement réglant les limites de cette
colonie et de l'Achantiland. Les mêmes difficultés se sont pré-
sentées entre l'Angleterre et l'Allemagne lorsqu'il s'est agi de
délimiter le Togoland. Les deux pays n'ont pu s'entendre pen-
dant longtemps au sujet de l'attribution à l'un d'eux des terri-
toires de Salaga, qui restaient toujour indivis.
Il a fallu que l'Angleterre, engagée à fond au Transvaal,
COLONIE ANGLAISE DE CAPE-COAST 167
sentit la nécessité d'une concession aux Allemands, pour
consentir, au mois de novembre dernier, à une transaction
relative aux questions de Samoa et du Togoland. Par le même
traité qui abandonne à l'empire d'Allemagne la grosse part
de Samoa, les limites du Togoland sont fixées à la rivière
Dako jusqu'au 9° de latitude. Au delà, une ligne se dirigeant
vers le Nord séparera les deux pays, en laissant le Manpoursi
et Gambaka à l'Angleterre, Yendi et les territoires de Chakosi
à l'Allemagne.
La France, en travaillant à la chute de Samory, a travaillé
en même temps, au point de vue des résultats immédiats, beau-
coup plus pour l'Achantiland que pour la Côte d'Ivoire. C'est
en effet la colonie anglaise qui, grâce au chemin de fer de
Coumassie, va pouvoir la première attirer vers la côte, par les
voies rapides, non seulement le commerce des territoires an-
glais, mais aussi celui d'une bonne partie des possessions fran-
çaises voisines. Les localités d'Oua et Gambaka sont déjà
reliées au réseau télégraphique de la colonie.
L'unique réponse à faire à la politique économique de l'An-
gleterre est la construction du chemin de fer de Kong, tracé le
plus près possible de la frontière anglaise et prolongé le plus
loin possible vers le Nord. On a vu, à propos de la Côte d'Ivoire,
que la question est engagée : il faut souhaiter qu'elle aboutisse
le plus tôt possible.
168 l'afriqce politique en 1900
Togoland.
Délimitation. — Ellorts des Allemands. — Prospérité de la colonie.
Politique coloniale allemande.
Le Togoland allemand ne possède sur la mer qu'une façade
d'environ 60 kilomètres, encore n'a-t-elle été assurée à l'Alle-
magne que par la convention franco-allemande du 24 décembre
1885, aux termes de laquelle la France cédait, par voie
d'échange, les droits qu'elle avait sur Togo, Petit-Popo et
Porto-Seguro. La convention spécifiait que la frontière parti-
rait d'un point à déterminer entre Petit-Popo et Agoué.
Une commission technique, nommée pour délimiter le
Dahomey et le Togoland, fut chargée de jalonner le méridien
0°41' ouest, accepté par les deux parties comme frontière jus-
qu'au 9° de latitude nord. Cette commission clôtura ses tra-
vaux le 15 avril 1893 à Zebbé.
Elle attribua à la France le cours de la rivière Mono, sauf
quatre milles situés entre Tophi et Sagougé.
Du côté de la colonie anglaise de Cape-Coast, la frontière
part de Lomé, se redresse parallèlement à la côte, et va rejoin-
dre la Volta ; elle en remonte le cours, puis celui du Dako jus-
qu'au 9° de latitude. Une ligne, à déterminer sur le terrain et
se dirigeant vers le Nord, séparera les territoires anglais et
allemands en laissant à l'Angleterre le Mampoursi et Gam-
baka. Tel est le dernier résultat obtenu par l' Allemagne, au
mois de novembre dernier, grâce au traité anglo-allemand
relatif à la question de Samoa. On a signalé, il est vrai, que
de nouvelles contestations pourraient bien surgir au sujet de
l'interprétation des termes de ce nouveau traité.
De nombreuses missions allemandes ont cherché à étendre
TOGOLAXD 169
vers le Nord les limites de cette colonie, etune véritable course
aux traités de protectorat s'était engagée, dès la fin de la guerre
du Dahomey, entre les explorateurs français et allemands.
Aussi, afin démettre un terme aux contestations que soulevaient
constamment les traités passés avec les indigènes, le gouver-
nement allemand décida, dans les derniers mois de 1895, de
faire de sérieux efforts pour acquérir des droits incontestables
sur les pays de l'hinterland.
Les missions Grùner, de Carnap et Zech reçurent pour in-
structions de procéder à la reconnaissance de l'hinterland en
même temps qu'à son occupation effective au moyen de postes
destinés à marquer une prise de possession réelle.
La plus importante de ces missions, celle du docteur Grùner,
envoyée par la Société coloniale allemande, à laquelle l'empe-
reur a conféré les droits delà personne morale, procéda à l'oc-
cupation du pays et s'établit à Sansanné-Mango, à l'automne de
1896, bien qu'un traité eût été passé, en 1895, au nom de la
France, avec le chef du pays.
Pendant que le lieutenant de Carnap remontait vers le Nord-
Ouest et pénétrait au Gourma et dans le Mossi, la mission an-
glaise du capitaine Stewart s'emparait, au mois de décembre
1896, de Gambaka, capitale du Mampoursi, où les Allemands
avaient déjà un poste. Après des pourparlers, suivis d'une pro-
testation du docteur Grùner, il fut convenu que les Anglais
resteraient à Gambaka jusqu'à ce que les deux gouvernements
se fussent entendus au sujet de la possession du Mampoursi. Il
n'est pas inutile de rappeler que la France possédait déjà des
droits sur le Mampoursi, aux ternies du traité passé, le 20 avril
1895, par le lieutenant Baud avec les chefs de ce pays.
Le même officier avait traité vers la même époque avec le
chef de Sansanné-Mango. Afin de joindre à nos droits les avan-
tages de la possession effective, la mission du garde principal
Molex fut envoyée du Dahomey pouroccuper Sansanné-Mango.
Elle s'y heurta, le 25 décembre 1897, au poste allemand et dut
rétrograder sur Kabo.
A la fin du mois de décembre 1897, on apprenait que les Alle-
mands avaient planté leur pavillon à Bafilo et dans le pays
170 l'afrique POLITIQUE EN' 1900
d'Adyé ou Kinki. Ces pays avaient été placés sous notre pro-
tectorat par le lieutenant Baud, en mars et avril 1895.
Le gouverneur du Dahomey n'eut pas de peine à démontrer
la validité de nos droits sur le pays d'Adyé, où se trouvait le
lieutenant de Teck avec 40 hommes, et à obtenir l'évacuation
de Bafilo, en le faisant occuper par la mission Baud, qui se
dirigeait vers le Gourma, amenant ainsi le retrait des deux
hommes de garde laissés dans ce poste par le lieutenant de
Seefried.
Ces divers incidents amenèrent des négociations entre les
gouvernements français et allemand. Grâce à un large esprit
de conciliation, les diplomates des deux pays établirent la part
des droits de la France dans le haut Togoland et de l'Allemagne
dans le Gourma ; on put aboutir à la signature de la convention
conclue à Paris le 23 juillet 1897 et ratifiée le 12 janvier 1898.
Cette convention fixe les limites du Togoland, du Dahomey et
du Soudan français (1).
(1) En voici le texte :
Article premier. — La frontière partira de l'intersection de la côte avec le
méridien de l'île Bayol, se confondra avec ce méridien jusqu'à la rive sud de
la lagune, qu'elle suivra jusqu'à une distance de 100 mètres environ au delà de la
pointe est de l'île Bayol, remonlora ensuite directement au nord jusqu'à mi-dis-
lance de la rive sud et de la rive nord de la lagune, puis suivra les sinuosités de la
lagune, à égale distance des deux rives, jusqu'au thalweg du Mono, qu'elle suivra
jusqu'au 7e degré de latitude nord.
De l'intersection du thalweg du Mono avec le 7e degré de latitude nord, la fron-
tière rejoindra par ce parallèle lé méridien de l'île Bayol. qui servira de limite
jusqu'à son intersection avec le parallèle passant à égale distance de Bassila et de
Penesoulou. De ce point, elle gagnera la rivière Kara, suivant une ligne équidis-
tante des chemins de Bassila à Bafllo par Kirikri et de Penesoulou à Séméré par
Aledjo, et ensuite des chemins du Sudu à Séméré et d'Aledjo à Séméré, de ma-
nière à passer à égale distance de Daboni et d'Aledjo ainsi que de Sudu et d'Aledjo.
Elle descendra ensuite le thalweg de la rivière Kara sur une longueur de 5 kilo-
mètres et, de ce point, remontera en ligne droite vers le Nord jusqu'au 10e degré
de latitude nord, Séméré devant, dans tous les cas, rester à la France.
De là, la frontière se dirigera directement sur un point situé à égale distance
entre Djéet Gandou, laissant Djé à la France et Gandou à l'Allemagne, et gagnera
le IIe degré de latitude nord en suivant une ligne parallèle à la route de Sansanné-
Mango à Pâma, et distante de celle-ci de 30 kilomètres. Elle se prolongera
ensuite vers l'Ouest sur le 11e degré de latitude nord jusqu'à la Voila blanche, de
manière à laisser en tout cas Pougno à la France et Koun-Djari à l'Allemagne.
Puis elle rejoindra, par le thalweg de cette rivière, le 10" degré de latitude nord,
qu'elle suivra jusqu'à son intersection avec le méridien 3° 32' ouest de Paris il"32'
ouest de Greenwich\
Art. 2. — Le gouvernement français conservera pour ses troupes et son matériel
TOGOLAXD 171
La frontière suit les rivières Mono etKara, laisse à la France
Séméré, Djé, Pâma, Pougno, et suit au Nord le 11e parallèle,
puis la Volta blanche, abandonnant à l'Allemagne Bafilo, San-
sanné-Mango et Gambaka.
Conformément à la convention du 23 juillet 1897, les deux
puissances ont nommé des commissions de délimitation de
leurs territoires. Des difficultés, provoquées par la mission
allemande Kersting qui opérait dans le pays, s'élevèrent au
commencement de Tannée 1899 entre le commissaire fran-
çais, le commandant Plé, et le chef de la mission allemande.
M. de Massow. Le litige, soumis aux deux gouvernements, fut
rapidement résolu, et dès le mois de mai 1899 la commission
reprenait ses travaux.
Des difficultés, survenues cette fois avec les indigènes, ont
amené, au mois d'août 1899, la coopération, très remarquée
en Europe, des troupes françaises et allemandes, qui brisèrent
rapidement toute résistance et permirent aux commissions de
délimitation de continuer paisiblement leurs travaux. Ceux-
ci se sont terminés au mois de novembre 1899.
de guerre le libre passage par la route de Kouandé à la rive droite de la Volta par
Sansanné-Mango et Gambaka, ainsi que de Kandé à Pâma par Sansanné-Mango,
pour une durée de quatre années à partir de la ratification du présent arrange-
ment.
An-r. 3. — La frontière déterminée par le présent arrangement est inscrite sur
la carte ci-annexée.
Aht. 4. — Les deux gouvernements désigneront des commissaires qui seront
chargés de tracer sur les lieux la ligne de démarcation entre les possessions
françaises et allemandes en conformité et suivant l'esprit des dispositions géné-
rales qui précèdent.
Art. 5. — En foi de quoi, les délégués ont dressé le présent protocole et y ont
apposé leurs signatures.
Fait à Paris, en double expédition, le 9 juillet 1897.
les délégués français : Les délégués allemands :
René Lecomte, G. Bingek. F. de Mcller, A. Zimmermann,
Krnst Vohsen.
La présente convention sera ratifiée et les ratifications en seront échangées à
Paris dans le délai de six mois ou plus tôt, si faire se peut.
Fait à Paris, le 23 juillet 1897, en double exemplaire.
G. Hanotaux,
Munster.
172 l'afrique politique ex 1900
La colonie du Togoland vaut d'ailleurs la peine que le gou-
vernement allemand s*inquiète de son développement. Le
commerce allemand, si important dans les colonies euro-
péennes voisines, y grandit constamment et ses factoreries
deviennent tous les jours plus prospères. On a dit que
Behanzin dans sa lutte contre les Français avait tiré ses
armes et ses munitions des colonies voisines. On a
répété qu'à plusieurs reprises il aurait reçu des missions
allemandes, et même obtenu l'appui effectif d'aventuriers
européens pour diriger son artillerie. Quoi qu'il en soit,
depuis la soumission du Dahomey, le commerce des armes
a diminué au Togoland sans que le chiffre total des échanges
ait paru s'en ressentir (1).
La colonie est en relations suivies avec le port de Ham-
bourg. Les compagnies hambourgeoises, entrées en concur-
rence active avec les lignes anglaises, sur toute la côte de
Guinée, menacent sérieusement le pavillon anglais au Togo-
land et au Cameroun.
La subvention allouée à la colonie, pour l'année 1900, sur
le budget métropolitain, s'élève à 270.000 marcs.
Le Togoland est, en somme, une colonie d'exploitation en
bonne voie de prospérité. Bien quelle ne puisse plus espérer
aujourd'hui attirer sur ses côtes le commerce de la plus
grande partie de la boucle du Niger, les territoires soumis à
son influence, directe ou éloignée, sont assez vastes pour lui
assurer un certain avenir.
Il dépendra évidemment de l'activité déployée par les
colonies voisines, que le commerce allemand soit plus ou
moins vite confiné dans les étroites limites du Togoland, qui
ne sera plus alors qu'une enclave sans valeur considérable.
Ce sera le moment pour la France de rechercher la compen-
sation à offrir pour désintéresser l'Allemagne de la possession
d'une colonie qui compléterait heureusement nos territoires
voisins.
(1) Depuis 1896 les communications télégraphiques du Togoland sont raccordées
à celles du Dahomey.
TOGOLAXD 173
Nous avons rappelé, dans notre introduction, la parole par
laquelle le prince de Bismarck refusait, en 1871, toute acquisi-
tion de colonies. Depuis lors, le temps s'est chargé de modifier
les idées. A propos de cette première colonie allemande étu-
diée dans cet ouvrage, il n'est pas inutile de rappeler quelques
passages du discours prononcé au Reichstag, le 11 décembre
1899, par le ministre des affaires étrangères, à l'occasion de la
discussion sur le projet d'augmentation delà flotte allemande :
Au xixe siècle, a dit M. de Biilow, c'est l'Anglelerre qui a étendu
toujours plus loin sa puissance coloniale, la plus grande que le
monde ait vue depuis le temps des Romains. La France a pris pied
ferme dans le nord et l'est de l'Afrique et a acquis en Indo-Chine
un nouvel empire. La Russie a avancé en Asie, dans une marche
victorieuse, jusqu'au haut plateau du Pamir et jusqu'à l'océan Paci-
fique. Il y a quatre ans, la guerre sino-japonaise, et il y a un an et
demi à peine la guerre hispano-américaine ont précipité les événe-
ments, entraîné des changements profonds et étendus, éhranlé de
vieux Etats, fait naître de nouveaux etgraves ferments qui risquent
de se développer. Personne ne peut prévoir quelles conséquences
aura la guerre qui met depuis quelques semaines en feu l'Afrique
australe. Le premier ministre anglais a dit, il y a quelque temps
déjà, que les États forts deviendraient plus forts et les États
faihles plus faihles. Tout ce qui est arrivé depuis qu'il a tenu ce
langage en prouve la justesse. Sommes-nous encore à la veille d'un
nouveau partage de la terre, tel que le poète le prévoyait il y a un
siècle? Je ne le crois pas; j'aime mieux ne pas le croire; mais, en
tous cas, nous ne pouvons pas souffrir qu'une puissance étrangère
quelconque, un Jupiter étranger, vienne nous dire :« Que faire? Le
monde est partagé. » Nous ne voulons empiéter sur aucune puis-
sance étrangère, mais nous ne voulons pas davantage qu'on nous
marche sur les pieds et qu'on nous pousse de côté, ni en politiqne
ni en affaires.
La puissante vitalité du peuple allemand nous a mêlés aux
affaires du monde, nous a entraînés dans la politique universelle.
Vis-à-vis de la Greater Britain et de la nouvelle France, nous avons
droit à une plus grande Allemagne
Dans toutes les conventions relatives à des questions coloniales,
conventions dont chacune n'a porté jusqu'ici que sur un point spé-
cial, nous sommes aujourd'hui arrivés facilement en ce qui concerne
la France à une entente équitable. La Russie a également fait
preuve à notre égard du même esprit de courtoisie amicale, que
nous lui rendons pleinement. Quant aux bonnes relations que nous
174 l'afrique politique ex 1900
entretenons avec les États-Unis, le président Mac Kinley en a témoi-
gné avec chaleur dans son dernier message et le caractère de ces
relations nous cause une sincère satisfaction.
Quant à l'Angleterre, nous sommes tout disposés à vivre en paix
et en bonne intelligence avec elle, en prenant pour base de nos
relations une entière réciprocité et des égards réciproques.
Les trente dernières années ont apporté à l'Allemagne beaucoup
de bonheur, de puissance, de prospérité. Cela est de nature à exciter
l'envie : l'envie joue un grand rôle dans l'histoire des peuples.
L'Allemagne est enviée sous le rapport politique comme sous
le rapport économique. 11 y a dans le monde des groupes, des cou-
rants intéressés; peut-être certains peuples trouvent-ils que l'Alle-
mand était jadis plus maniable, plus agréable pour ses voisins;
autrefois, en dépit de notre haute culture intellectuelle, les étran-
gers nous considéraient leurs inférieurs en politique et en condi-
tion sociale, nous regardaient de haut, comme font d'arrogants
gentilshommes à l'égard de modestes précepteurs.
Ces temps d'impuissance et d'humilité ne doivent plus revenir.
Nous ne voulons plus redevenir les valets des autres hommes.
Le moyen d'engager la lutte pour la vie, sans être pourvu d'ar-
mements puissants, lorsqu'on est un peuple de soixante millions
d'âmes, situé au milieu de l'Europe, et qu'on lance partout ses
antennes sur le terrain économique, n'a pas encore été trouvé.
Dans le siècle qui vient, le peuple allemand est destiné à être soit
marteau, soit enclume. Au nom des plus hauts intérêts de notre
pays, je vous demande d'accueillir avec bienveillance le projet
d'augmentation de la flotte.
Le ministre d'un puissant empire ne pouvait prononcer
d'autres paroles. Elles ont retenti au loin comme l'expression
de la volonté et de l'ambition du gouvernement allemand.
COLONIE ANGLAISE DE LAGOS 175
Colonie anglaise de Lagos.
Attitude des indigènes. — Expédition contre les Ilorins. — Occupation
et délimitation du pays.
La colonie de Lagos, rivale du Dahomey, étend son influence
sur les pays des Egbas, du Yoruba et des Ilorins, jusqu'au 9°
de latitude Nord ainsi que sur le Bénin et quelques territoires
voisins du Niger.
La superficie de sa zone d'action est d'au moins trois fois
celle du Dahomey proprement dit et le commerce y est déjà
assez actif pour que l'on ait commencé la construction d'une
voie ferrée qui, de Lagos, se dirige sur Abéokouta et, de là, sur
Ibadan (à 130 kilomètres de Lagos) et le pays des Ilorins.
Les débuts de l'occupation britannique ont été marqués par
les soulèvements de la plupart des populations indigènes, et
principalement des Ilorins, qui ont obligé les Anglais à plu-
sieurs petites expéditions dont le but a été autant la pacifica-
tion du pays que l'occupation effective des territoires menacés
par l'influence française.
Longtemps avant l'année 1895, les agents de la Royal
Niger Company s'étaient livrés, dans le pays des Ilorins, à
des manœuvres ayant pour but de détourner vers le Niger
le commerce du Yoruba, au grand détriment et malgré les
protestations des négociants de Lagos.
Déjà, en différentes circonstances, les peuplades indigènes
de ces régions avaient manifesté, sans que l'on y prît garde,
leur mécontentement des procédés employés par les Anglais
à leur égard.
Au nombre des griefs articulés tant par les Ilorins que par
les autres indigènes, il est curieux de citer le trafic de l'alcool,
176 l'afrique politique en 1900
préconisé depuis longtemps comme un des meilleurs moyens
d'équilibrer le budget de la colonie.
L'opinion des indigènes se traduisit, dans le courant du
mois de janvier 1896, par une pétition signée de 12.000 habi-
tants de Lagos, Ibadan et Abéokouta, sans distinction de reli-
gion, et adressée au Parlement britannique après avoir été
présentée à l'évêque Tugwell.
Ayant reconnu, dit cette pétition, que le trafic des spiritueux,
gin, rhum et autres liqueurs empoisonnées, introduit dans l'Afrique
équatoriale de l'Ouest, comme dans le reste de ce continent, y pro-
duit d'immenses maux physiquement, moralement et intellectuel-
lement; convaincus que le moment est venu de frapper un coup
décisif pour mettre fin à un tel négoce, les soussignés s'engagent à
appuyer toute tentative de le supprimer qui pourra être faite en
Afrique ou en Europe.
C'est, comme on le voit, une véritable ligue de tempérance
fondée par les indigènes qui, dans la circonstance, ne le cèdent
en rien comme civilisation à la race supérieure qui prétend
les convertir.
Il n'est donc pas étonnant que les procédés des fonction-
naires de Lagos, joints aux agissements de la Royal Niger
Company, aient eu pour résultat d'exaspérer les Ilorins, qui,
par leur position, se trouvaient soumis de deux côtés diffé-
rents aux tentatives civilisatrices des uns et des autres.
D'autres raisons plus immédiates ont été données pour
expliquer le soulèvement des Ilorins, musulmans fanatiques,
qui peuvent mettre sur pied 1.000 cavaliers et 10.000 fantas-
sins, en partie armés de fusils à tir rapide.
La cause directe paraît être la conduite tenue par le résident
anglais à Ibadan. Celui-ci avait été installé en 1895 dans ce
poste, à 130 kilomètres de Lagos, avec le consentement des
indigènes, auxquels on avait fait accepter le projet de la voie
ferrée qui. doit traverser leur pays.
Le résident avait avec lui 100 Haoussas et deux pièces d'ar-
tillerie. Le chef d'Oyo, dans le Yoruba, ayant refusé de lui
rendre un Haoussa fugitif, il saisit ce prétexte pour marcher
sur Oyo. Malgré les protestations des missionnaires euro-
COLONIE ANGLAISE DE LAGOS 177
péens, il bombarda la ville et ordonna d'attacher son chef à un
poteau et de lui appliquer la bastonnade.
La population de Lagos s'émut à cette nouvelle, et les trois
journaux de la ville, tous rédigés par des noirs, réclamèrent
contre l'officier britannique. Celui-ci fut mandé à Lagos par
le gouverneur, qui, ayant jugé ses explications suffisantes, le
maintint à son poste. Ce fait eut pour résultat d'aliéner aux
Anglais la population du pays yoruba.
A la suite d'une révolution survenue dans le courant de
l'année 1895, l'émir des Ilorins, partisan des Anglais, ayant
été vaincu par un rival, se fit sauter dans sa maison avec ses
esclaves. Le nouvel émir, très hostile aux Anglais, déclara
qu'il refusait d'entrer en relations avec eux, et qu'il mettrait
à mort leurs envoyés.
A la suite d'un incident de frontière survenu, au commen-
cement de 1896, entre les Ibadans et les Ilorins, le capitaine
Mugliston fut envoyé avec 50 Haoussas et 1 canon Maxim
établir un poste et créer un fort àOdo-Otin, sur la frontière
des deux peuplades. Le 31 mars 1896, le fort d'Odo-Otin était
assailli par 2.000 Ilorins, qui furent dispersés par l'artillerie,
mais qui revinrent à la charge le 3 avril. Il fallut renforcer la
garnison d'une centaine d'Haoussas, ce qui ne l'empêcha pas
d'être attaquée de nouveau le 5 avril. Les Ilorins furent encore
repoussés, et l'on s'occupa de renforcer considérablement les
forces anglaises du pays.
En même temps, la Compagnie du Niger faisait construire
des forts dans le pays des Ilorins, et ceux-ci étaient exclus
du commerce avec Lagos par ordre du Colonial Office et mal-
gré les réclamations des négociants anglais. Après plusieurs
défaites infligées aux Ilorins, ceux-ci demandèrent à repren-
dre le commerce, ce qui leur fut refusé. L'année 1896 se ter-
mina sans amener de solution.
Après la défaite de l'émir du Noupé (1) à Ladi et l'entrée des
(1) Le docteur Crû nor, parti du Togoland, avant atteint le Gando, signait, le
îi avril i89o, avec le sultan de ce paya dont le Noupé et l'Ilorin sont tributaires,
un traité de protectorat au profit de l'Allemagne. Les cercles coloniaux allemands
ont récemment entrepris de pousser leur gouvernement à revendiquer les béné-
fices de ce traité.
Afr. polit. 12
178 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Anglais à Bicla, on pensait que les Ilorins, isolés cette fois, se
soumettraient définitivement. Leur attitude hostile ne se mo-
difia cependant pas et leur armée s'avança, au contraire, aux
environs d'Odo-Otin, qui fut aussitôt renforcé. Ce n'est qu'au
mois de février 1897 qu'une partie des troupes qui avaient
opéré avec le major Arnold contre l'émir du Noupé, ayant été
envoyée contre les Ilorins, se rencontra à Lanoua avec les en-
voyés de l'émir des Ilorins qui venaient annoncer sa soumis-
sion. L'émir, après avoir signé un traité, fut réinstallé en
fonctions sous le protectorat anglais.
C'est vers la même époque qu'avait lieu l'expédition du Bé-
nin, organisée à la suite du massacre de la mission Philips par
le protectorat des Côtes du Niger, et dont on reparlera plus
loin.
Cette politique active des Anglais, inaugurée sous la pres-
sion des négociants de Lagos et de Liverpool, était encore jus-
tifiée par l'énergie déployée par les Français dans l'hinterland
du Dahomey.
Après l'occupation, au commencement de 1897, d'Ilo et de
Boussa par le lieutenant de vaisseau Bretonnet, on s'émut for-
tement en Angleterre de ce que Ton appelait les empiétements
français au Niger, et la chambre de commerce de Liverpool
demanda, au mois d'août 1897, au premier ministre britan-
nique, d'adopter une politique plus énergique.
Le gouvernement anglais décida de procéder à l'occu-
pation effective de l'hinterland, et il prépara, dès le mois de
septembre, l'envoi de forts contingents de troupes qui devaient
être placées sous les ordres du major Lugard, enrôlé pour la
circonstance. On annonça que ces troupes allaient marcher
contre les Ilorins; mais ceux-ci étaient déjà soumis, et l'on
n'ajouta pas foi à cette nouvelle.
Au même moment, toutes les troupes disponibles à Lagos
étaient dirigées vers le Nord avec la mission de fonder des
postes et d'occuper tout le pays non encore muni de garni-
sons françaises. Des troupes étaient levées dans la colonie,
où l'on formait un régiment yoruba ; on préparait la for-
mation d'un 3e West India Régiment, et on annonçait en
COLONIE ANGLAISE DE LAGOS 179
Angleterre le départ de renforts importants en officiers, trou-
pes et matériel.
C'était le moment où s'ouvraient à Paris les négociations
pour la délimitation des possessions françaises et anglaises de
l'Ouest africain. Il fallait se créer des droits pour les faire va-
loir à rencontre des prétentions françaises, et occuper les pays
convoités, alors que le Yoruba même n'était pas encore pacifié.
Au mois de septembre 1897, en effet, s'était produite à Flé-
cha, station du Yoruba, à l'ouest de Chaki, une rencontre entre
un détachement anglais et un fort contingent indigène. Les An-
glais durent se retirer sur Chaki. Flécha est cependant vers le
7e parallèle, tandis que Nikki, déjà occupé par les Français, se
trouve à peu près sous le 10°. C'est cette zone intermédiaire
qu'il s'agissait d'occuper.
Les Anglais y employèrent environ 5.000 hommes, qui
furent répartis du Niger à la frontière du Dahomey. Des ren-
contres eurent lieu entre Français et Anglais, notamment à
Saki et Kishi, sur des territoires revendiqués par les Anglais
comme placés, dès 1894, sous le protectorat britannique par le
major Lugard.
Au mois d'octobre 1897, la situation paraissait inquiétante,
malgré la modération montrée, de part' et d'autre, par les com-
mandants des troupes en présence. Étant donné l'état des
esprits des deux côtés de la Manche, une collision eût pu avoir
de graves conséquences. On le comprit en, Europe, et des
instructions furent données pour que l'occupation du pays
n'amenât aucune complication.
Malgré ces circonstances, les négociations engagées à Paris
entre les plénipotentiaires français et anglais n'avançaient
pas. Les polémiques des journaux, qui discutaient passionné-
ment les prétentions contraires, n'étaient pas faites pour faci-
liter la tâche des deux gouvernements. Ce n'est que le 14 juin
1898 que fut signée la convention réglant la délimitation des
possessions anglaises et françaises. Cette convention, soumise
a la ratification dans les six mois, ne put, à cause des événe-
ments de Fachoda et de leur répercussion sur l'état des rela-
tions des deux pays, être ratifiée dans le délai prescrit : un
180 l'afrique politique en 1900
nouveau délai de six mois dut être fixé, d'un commun accord.
La ratification du Parlement français a pu enfin être votée au
mois de mai 1899.
Cette convention est peu avantageuse pour la France en ce
qui concerne la délimitation de l'hinterland de Lagos. Après
avoir accordé à 1" Angleterre l'évacuation de Fort-Arenberg,
fondé par le commandant Toutée, on lui cédait toute la rive
droite du fleuve, de Boussa à Ilo inclus, et on se retirait à dix
milles en amont d'Ilo. De là, la frontière descendait vers le
Sud en laissant Nikki à la France, et rejoignait vers Carnotville
le 9° de latitude. On abandonnait nombre de postes occupés
par nos troupes, qui avaient ordre de se replier vers le Nord-
Ouest.
Par contre, l'Angleterre donnait à bail à la France, pour
une durée de trente années, deux enclaves à déterminer sur
le cours du bas Niger. Enfin, par l'article 9 de la convention,
les deux parties s'accordaient réciproquement des avantages
commerciaux dans certaines de leurs possessions.
La colonie de Lagos est donc délimitée, on peut le dire, au
mieux des intérêts anglais. Son exploitation, commencée de-
puis longtemps, ouvre de belles perspectives aux négociants
britanniques.
Depuis dix ans, le commerce y a pris un vigoureux essor :
de 925.000 livres sterling, chiffre atteint en 1888, il s'est élevé,
en 1898, à 1.900.000 livres. Le développement du Dahomey a
cependant causé des inquiétudes aux négociants de Lagos,
qui ont vu, en 1897, le trafic du caoutchouc, de fhuile de
palme et des amandes diminuer d'environ 2.150.000 francs.
Ces chiffres montrent assez l'importance très justifiée
que les Anglais attachent à leur colonie. Aussi n'ont-ils
pas hésité à envisager la construction d'une voie ferrée, qui,
partie de Lagos, atteint déjà, mais non sans opposition des
indigènes, Abéokouta, la capitale industrielle et commerciale
des Egbas, et sera poussée rapidement à travers le Yoruba. Le
réseau télégraphique a été considérablement développé, dans
le courant de 1898, par un détachement d'officiers et de soldats
COLONIE ANGLAISE DE LAGOS 181
du génie anglais mis à la disposition du commandant des
troupes de la colonie.
Toutes ces mesures ont eu pour résultat de créer à proxi-
mité du Dahomey une colonie aujourd'hui en pleine voie de
prospérité commerciale. Il y a là pour la France à la fois une
indication et un avertissement.
Sans imiter les procédés anglais, nous devons nous inquié-
ter plus que jamais d'augmenter les relations du Dahomey
avec la métropole et de développer le transit vers les côtes.
Là, comme ailleurs, la mesure la plus urgente est l'ouverture
des voies de communication et surtout la construction d'une
voie ferrée partant du Dahomey et aboutissant au Niger, aux
environs d'Ilo.
182 l'afrique politique ex 1900
Territoires anglais du Niger.
La Compagnie royale du Niger et le protectorat des cotes du Niger. — Luttes
avec les indigènes. — Zone d'influence et pénétration anglaise au Sokoto et au
Bornou. — Délimitation.
Les territoires anglais du Niger inférieur se trouvaient
encore, au milieu de 1898, placés sous l'administration du
protectorat des côtes du Niger et de la Royal Niger Company.
Ce n'est qu'à partir du 1er janvier 1899 que l'administration
du protectorat des côtes du Niger a été transférée du Foreign
Office au Colonial Office. Les territoires du bas Niger devien-
nent ainsi une colonie britannique. Quant à la Royal Niger
Company, son avenir, longtemps incertain, paraît être enfin
définitivement réglé.
Ses territoires sont passés, comme on le verra plus loin, aux
mains du gouvernement britannique qui les a répartis entre le
Lagos, le protectorat des côtes du Niger et la Nigeria.. Le Lagos,
augmenté du Bénin, a été étendu vers le Niger, et, au Nord,
jusqu'au 9° de latitude.
Le protectorat des côtes du Niger, ou Nigeria du Sud, s'étend
jusqu'aux approches de la Benoué. Quant à la Nigeria du Nord
elle englobe, en amont d'Idda, sous le gouvernement du co-
lonel Lugard, tout le reste du Soudan dont la possession est
reconnue, par traités, à l'Angleterre. Sa capitale est momen-
tanément fixée à Géba.
Lorsque, en 1884, des maisons françaises cédèrent à la Royal
Niger Company, après les avoir offerts au gouvernement
français, les trente-deux comptoirs qu'elles possédaient sur
le cours inférieur du fleuve, on commençait à peine à se
douter, en France, du mouvement qui devait bientôt amener
TERRITOIRES ANGLAIS DU NIGER 183
les peuples de l'Europe à se partager, sous forme de zones
d'influence ou d'acquisitions réelles, tout le continent africain.
Il eût été cependant facile, à ce moment, de prévoir l'im-
portance que devrait forcément acquérir plus tard l'embou-
chure d'un fleuve, qui, par lui-même ou par ses affluents,
sert aujourd'hui de voie commerciale ou de ligne de péné-
tration vers les pays les plus riches du continent.
Les Anglais ne s'y trompèrent pas, et la « Royal Niger
Company », fondée pour monopoliser le commerce du Niger
et de ses affluents, put, sans difficultés, se tailler, au milieu
des riches contrées du Niger inférieur et de la Benoué, un
véritable empire africain.
Fondée en qualité de compagnie à charte, sous les auspices
de hauts personnages de l'aristocratie anglaise, la Royal Niger
Company fut investie de prérogatives administratives et com-
merciales qui la constituaient, sinon en gouvernement régu-
lier, tout au moins en représentant du gouvernement anglais
dans les régions du Niger.
On peut dire de cette compagnie ce qu'on a dit plus tard de
la compagnie à charte du sud de l'Afrique (Bristish South
Africa Company chartered). Elle formait, sous l'apparence
d'une organisation purement commerciale et accessoirement
administrative, un outil de pénétration éminemment favo-
rable aux intérêts anglais. Ces compagnies à charte, dont on
attendait de si grands résultats et qui furent si puissamment
favorisées à leur début, suscitèrent dans la suite de formi-
dables rivalités, et furent sur le point de tomber, sous le poids
de leurs fautes, dans un discrédit peut-être exagéré. Ce qui
devait se passer, en 1896, pour la Chartered, n'a pas manqué
de se produire également, et sous l'influence des mêmes
causes, pour la Royal Niger Company.
On peut dire que toute l'existence de cette compagnie n'a
été qu'une longue suite d'injustices souvent sanglantes,
d'actes tyranniques à l'égard des indigènes, de mauvaise foi
et de duplicité arrogante vis-à-vis des Européens qui s'avi-
saient de chercher à développer leurs relations avec les pays
du bas Niger.
184 l'afrique politique en 1900
Au mépris de la liberté commerciale proclamée par les
traités, la Royal Niger Company n'eut pas de préoccupation
plus active que celle d'empêcher, par tous les moyens, les
étrangers et même les sujets britanniques de faire du com-
merce sur le cours des deux fleuves.
L'acte général de Berlin (26 février 1885) stipulait, en effet,
la liberté du commerce sur le Niger. La Royal Niger Company,
interprétant cette convention suivant ses intérêts, déclara que
la liberté commerciale existait réellement sur les eaux du
Niger, mais que, suzeraine des rives, elle avait le droit d'em-
pêcher les négociants de débarquer pour faire du commerce.
Cette interprétation souleva partout les plus ardentes récla-
mations. Les plaintes les plus vives furent articulées par les
négociants de Liverpool, qui se heurtèrent à de puissantes
influences mises au service de la Compagnie.
On se rappelle les démêlés de la Royal Niger Company avec
le lieutenant de vaisseau Mizon (1), les résultats obtenus par
(1) Le lieutenant de vaisseau Mizon vient de mourir au mois de mars 1899.
Dans une notice parue à l'occasion de la réunion du Congrès de géographie
d'Alger, M. l'administrateur des colonies Possel retraçait ainsi l'œuvre de Mizon :
« La carrière coloniale de M. Mizon a commencé en 1880, au moment de l'occu-
pation du haut Ogoué où il fondait la station de Franceville, au point choisi par
M. de Brazza dans sa première exploration du pays devenu depuis le Congo fran-
çais. En 1881, M. Mizon partait de ce poste et le reliait à la côte par un itinéraire
venant aboutir à Setté-Cama.
» Après cette première exploration, M. Mizon reprenait son service dans la
marine jusqu'en 1890, où il proposait la voie de pénétration du Niger et de la
Bénoué pour atteindre le Tchad.
» Chacun se rappelle les difficultés qui lui furent créées dans ce voyage par la
Royal Niger Company. Il n'en fut pas moins forcé de modifier son itinéraire à
partir de Yola et de se diriger vers le Sud à travers l'Adamaoua, refaisant, à
douze ans de distance, l'itinéraire de Flegel, en reliant ainsi le bassin du Niger à
celui du Congo par la Sauga. Au retour de ce voyage, M. Mizon, abandonnant
définitivement la carrière maritime, entrait dans l'administration des colonies
en qualité d'administrateur en chef, et il fut chargé à ce titre de la colonie de
Mayotte, où il resta plusieurs années.
» C'est dans ce poste que la confiance du ministre est venue le chercher pour en
faire le gouverneur des établissements français de la côte des Somalis : c'est en
se rendant à ce poste que la mort est venue le surprendre à l'âge de 46 ans, alors
qu'il venait d'arriver à Zanzibar.
» M. Mizon était un savant comme on en rencontre fréquemment dans notre
admirable corps d'officiers de marine; il a rapporté de ses nombreux voyage»
une série d'observations astronomiques qui font loi pour la cartographie des pays
qu'il a parcourus.
» La Société de géographie de Paris lui avait décerné sa grande médaille d'or
en 1896. »
TERRITOIRES ANGLAIS DU NIGER 18.")
l'énergie de cet officier, l'influence qu'il sut acquérir auprès
du sultan de l'Adamaoua, et la confiscation par la Compa-
gnie du Sergent-Malamine, l'un des bateaux de l'officier fran-
çais; enfin, les réclamations de la France au sujet de ces actes
et des entraves apportées à la libre navigation du Niger.
Le gouverneront britannique a toujours éludé la solution de
la plupart de ces questions, mais le moment est enfin venu où
la Compagnie du Niger, en butte aux plaintes de la France, à la
jalousie des armateurs de Liverpool, aux objurgations du gou-
vernement anglais et aux révoltes constantes des indigènes,
s'est vue obligée de céder la place au gouvernement anglais
lui-même.
La zone d'opérations de la Royal Niger Company s'étendait
nominalement, d'après les cartes anglaises, sur tous les pays
au sud de la ligne Say-Baroua, qui, d'après les conventions
anglo-françaises du 5 août 1890 et du 14 juin 1898, limite la
zone d'influence anglaise.
Il n'est pas inutile de rappeler que cette délimitation, con-
firmée en 1898, fut élaborée en 1890 sans documents précis, et
sur la croyance que le Sokoto avait déjà accepté ou était près
d'accepter le protectorat anglais. La mission Monteil, envoyée
au delà du Niger pour créer des relations avec ces pays,
connus seulement par les récits de l'explorateur Barth, acquit
la certitude de l'indépendance du Sokoto, ainsi que de celle du
Bornou, et démontra qu'aucun traité, sauf celui obtenu par le
capitaine Monteil lui-même, n'avait jusqu'ici été accordé à
d'autres Européens par le sultan de Sokoto. Bien plus, une
mission anglaise envoyée vers le Bornou par la Royal Niger
Company, pour y gagner de vitesse le capitaine Monteil, ne
put y pénétrer et dut rétrograder sur l'ordre formel du sultan
du Bornou.
D'un autre côté, le lieutenant Mizon démontrait, vers la
même époque, l'indépendance derAdamoua et du Mouri, dont
les sultans, tout en l'accueillant cordialement, ne dissimulèrent
pas leurs sentiments peu amicaux pour la Compagnie du Niger,
déjà réputée pour ses procédés à l'égard des indigènes.
En fait, la Royal Niger Company a pu étendre l'influence
186 L' AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
britannique dans le Soudan central, mais elle en est arrivée à
se trouver elle-même resserrée au milieu d'États indépendants
désireux d'éviter toutes relations politiques avec elle. Cette
situation, jointe au désir, assez naturel de la part d'une société
financière, de distribuer de gros dividendes, a déterminé la
Compagnie à suppléer à la difficulté qu'elle éprouvait d'étendre
son action vers le Nord et vers l'Est par une pression plus
énergique exercée, au point de vue administratif et surtout
commercial, sur les indigènes du bas Niger.
C'est ce qui explique les soulèvements fréquents qu'elle pro-
voqua, et la réprobation qu'elle inspira à tous ceux qui, par
leurs positions diverses, purent faire connaissance avec ses
procédés de civilisation.
Dès 1894, la Compagnie du Niger s'était attaché le capitaine
Lugard, fameux par sa campagne de l'Ouganda, mais qui,
malgré son énergie, ne put parvenir à précéder les missions
envoyées dans le pays de Nikki pour y passer, au nom de la
France, des traités de commerce et de protectorat.
A ce moment, la Compagnie, quoique très désireuse d'éten-
dre son influence sur la rive droite du Niger, se trouva con-
trainte, par ses fautes mêmes, de surveiller plus étroitement
les indigènes soumis à son action.
A plusieurs reprises, dans le courant des années 1894 et
1895, elle dut réprimer les révoltes des indigènes, qui se
voyaient obligés d'apporter, souvent malgré eux, et en échange
d'alcool, leurs produits aux factoreries anglaises.
On ne peut guère se dispenser, puisque la question de la
vente de l'alcool se présente ici, de mentionner le coup d'épin-
gle récemment porté à la France par M. Chamberlain.
C'est un fait indiscutable que la Compagnie du Niger ne s'est
nullement privée de faire absorber d'abondantes quantités
d'alcool aux indigènes. Les négociants allemands sont fixés
sur ce point comme ceux de Liverpool.
Aux interrogations posées à la Chambre des communes,
M. Brodrick répondait naguère par des paroles consolantes.
A ce moment cependant, la presse anglaise apprenait que de
Rotterdam et de Hambourg il avait été expédié au Niger, en
TERRITOIRES ANGLAIS DU NIGER 187
1877, environ 2.200 tonnes et, en 1898, environ 3.200 tonnes
de gin.
A une députation reçue tout récemment par M. Chamber-
lain, celui-ci répondait que la Nigeria n'importait que des
quantités de gin relativement faibles, et que cette importation
avait déjà baissé de 25 p. 100 dans la Côte d'Or et de 20 p. 100
au Lagos; mais qu'il n'hésitait pas à dire que la vente énorme
des spiritueux au Dahomey, qui était de plus de 5 millions de
gallons en 1896, constituait le vrai nœud de la situation dans
l'Ouest de l'Afrique.
La thèse était hardie. Malheureusement, le gouvernement
belge, qui avait fourni le chiffre cité par M. Chamberlain au
moment même où siégeait à Bruxelles la commission interna-
tionale chargée de s'occuper de la vente des spiritueux en
Afrique, avait parlé de litres et non de gallons (un gallon vaut
5 litres). M. Chamberlain, au dire de ses ennemis, aurait con-
fondu !
Les indigènes qui, au Lagos, protestaient par voie de pétitions
contre l'introduction de l'alcool, n'hésitèrent pas, sur les rives
du Niger, à entrer en révolte ouverte. Une des plus graves
parmi ces révoltes fut celle des indigènes de Brass.
Par la position de leur pays aux bouches du Niger, ceux-ci
se trouvaient en dehors de la juridiction de la Compagnie, qui
leur notifia cependant l'interdiction d'exporter leurs produits
chez les indigènes voisins avec lesquels ils avaient conservé
l'habitude de trafiquer. De là naquit une exaspération qui se
traduisit par un soulèvement.
Les indigènes, dirigés par Koko, roi de Brass, se portèrent
sur les factoreries d'Akassa, qui furent entièrement pillées. La
révolte ne put être réprimée, à la fin de 1895, que par l'envoi
contre le roi Koko d'une petite expédition. Celui-ci ayant
refusé de souscrire aux conditions qui lui furent signifiées, sa
déchéance fut prononcée, mais on signalait encore au mois
d'avril 1896 l'hostilité persistante des indigènes à l'égard delà
Boyal Niger Company.
Ces faits, joints à d'autres abus graves et nombreux, furent
exploités en Angleterre par les négociants de Liverpool, adver-
188 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
saires intéressés des privilèges de la Compagnie. On ne se fit
pas faute d'agir sur le gouvernement pour l'obliger à sévir.
La Compagnie, au dire de certains de ses anciens agents, aurait
exigé d'eux un contrat secret les obligeant, sous peine d'amen-
des considérables, à ne faire aucune révélation sur ses diverses
opérations.
Le gouvernement anglais parut enfin s'émouvoir de toutes
les plaintes portées contre la Compagnie, et un commissaire,
sir John Kirk, reçut, à la fin de 1895, la mission de faire une
enquête sur le soulèvement des indigènes de Brass.
Le rapport sur cette enquête, que l'on attendait impatiem-
ment en Angleterre, ne fut pas immédiatement divulgué, et,
lorsque, au mois de mars 1896, il fut présenté au Parlement, les
suppressions qu'il avait subies lui enlevaient tout caractère
menaçant à l'égard de la Compagnie.
Celle-ci eut toutefois des craintes assez vives, et son direc-
teur, sir Taubmann Goldie, partit pour le Niger dans le but,
dit-on alors, de procéder, en vue d'un retrait possible du pri-
vilège, à l'inventaire des biens de la Compagnie. Mais les
espérances des adversaires de la Royal Niger Company ne
furent pas de longue durée. Ses protecteurs tout-puissants
réussirent, une fois de plus, à lui assurer l'impunité.
Bien que le protectorat des côtes du Niger n'ait point fait
autant parler de lui, il a dû cependant procéder, à l'égard des
indigènes, à des opérations de police de quelque importance.
Deux d'entre elles sont surtout intéressantes.
Le 8 mars 1896, des troubles éclataient à Bakana, sur la ri-
vière du Nouveau-Calabar, dans le protectorat des côtes du
Niger. Les indigènes démolirent le consulat anglais, résis-
tèrent aux ordres du protectorat et tentèrent même de piller
les factoreries de Bakana. On eut quelque peine à réduire
les révoltés et à faire rentrer dans le devoir les populations
surexcitées.
Ces troubles n'étaient pas faits pour augmenter le prestige
britannique auprès des peuples indépendants des bords de la
Benoué et du bas Niger. Ils eurent à ce moment, comme on l'a
TERRITOIRES ANGLAIS DU NIGER 189
vu déjà, leur répercussion sur la situation dans la colonie de
Lagos, où les Ilorins commençaient à prendre parti contre les
Anglais. Le contre-coup allait aussi se faire sentir du côté du
Bénin et amener l'expédition qui se termina par la déposition
du roi Nana (1).
Ce monarque, bien placé entre la colonie du Lagos, le pro-
tectorat des côtes du Niger et la Royal Niger Company, pour
juger de la diversité des procédés britanniques, s'était rendu
compte du danger qu'il y avait à nouer avec les Anglais des
relations trop intimes et s'était cru assez fort pour interdire
tout commerce et refuser d'abolir les sacrifices humains.
Une mission anglaise lui ayant été expédiée, il refusa en-
core d'accueillir ses propositions et l'obligea à quitter le pays.
Une deuxième ambassade, la mission Philips, envoyée
pour faire des remontrances à Nana, fut attaquée et massacrée.
Le protectorat des côtes du Niger dut alors, dans les der-
niers jours de 1896, organiser une expédition pour punir le
roi du Bénin. L'avant-garde de cette expédition, composée
de 250 hommes environ sous le commandement du colonel
Hamilton. arriva le 9 janvier à Siri, où elle fut rejointe par
l'amiral Ravvson, et de là marcha sur Ologbo et sur Bénin.
Malgré un échec qui coûta aux Anglais des pertes sensibles,
l'expédition réussit à battre les indigènes, à entrer dans Bénin
et à s'emparer du roi Nana, qui fut déporté à Old-Calabar. Le
22 février, les troupes anglaises quittaient Bénin, l'expédition
terminée, en y laissant, ainsi qu'à Ologbo, une garnison de
Haoussas. Mais le pays était loin d'être pacifié et ce n'est qu'au
mois de juin 1899 que le fils de Nana, Okoto, se décidait à faire
sa soumission.
Pendant que ces événements se déroulaient dans les terri-
(1) Budget du protectorat des eûtes du Niger en 1897 :
Recettes 129.000 livres.
Dépenses 128.000 —
Les dépenses militaires atteignirent 154.000 livres. Il n'y avait à cette époque que
214 Européens dans la colonie.
190 l'afrique politique en 1900
toires du bas Niger, la Royal Niger Company poussait active-
ment la pénétration vers le Sokoto et entamait la conquête du
Noupé. Dès le mois d'octobre 1896. des renforts en hommes et
en matériel étaient embarqués en Angleterre et dirigés sur
Akassa et Lokodja.
Le major Arnold était enrôlé pour prendre le commande-
ment dune expédition qui, tenue secrète, était, disait-on, di-
rigée contre les Ilorins. Le but véritable était Bida, capitale du
Noupé, et l'émir de ce pays, qu'on trouvait trop lent à
souscrire aux prétentions anglaises (1).
Le major Arnold avait sous ses ordres environ 600 Haoussas,
6 maxims, une pièce de 9 livres et une de 12 livres. Il était
accompagné par sir Taubmann Goldie, directeur de la Com-
pagnie; plusieurs canonnières et bateaux blindés servaient
aux transports.
L'expédition ne rencontra d'obstacles que devant Bida, où
l'émir avait réuni une armée pour s'opposer à l'invasion.
Bida était la principale place forte de l'émir foulah. Le
26 janvier 1897, les Anglais arrivaient devant la ville et y
étaient attaqués au lever du soleil par l'armée foulah, qui oc-
cupait les crêtes en avant de Bida. Une forte reconnaissance
envoyée du camp anglais sur la position ennemie fut obligée
de se replier vers le camp, qui fut investi.
Vers le milieu de la journée, l'artillerie, qui venait d'arriver
avec le reste des forces anglaises, ouvrit le feu sur les masses
ennemies, qui commencèrent à se retirer. Le combat ne se
termina qu'à la nuit.
Le lendemain, 27 janvier, le bombardement de Bida com-
mença dès 10 heures du matin. A4 heures du soir, les Foulahs
se retiraient et les Anglais pénétraient dans la ville.
L'émir Abou Bokhari, le cinquième de la dynastie foulah,
qui avait conquis le pays, était en fuite vers le Sokoto avec
une partie de son année. Il fut déposé et remplacé par l'émir
(1) On a vu plus haut, à propos de Lagos, que les cercles coloniaux allemands
tentent de pousser leur gouvernement à revendiquer le protectorat du Gando,
dont le Xoupé est tributaire.
TERRITOIRES ANGLAIS DU NIGER 191
Mohammed, qui accepta le contrôle de la Compagnie. Celle-ci
retira aussitôt ses troupes, qui furent alors dirigées contre les
Ilorins, dont elles obtinrent la soumission sans combat au
mois de février 1897.
Au mois de mars suivant, Abou Bokhari marchait sur Bida.
rentrait dans sa capitale et chassait Ternir imposé par les
Anglais.
La Royal Niger Company préféra à une expédition nouvelle
l'envoi d'une ambassade au sultan de Sokoto, dont dépend le
Noupé. Celui-ci répondit aux Anglais, qui demandaient la des-
titution de Bokhari, que l'émir était le vrai souverain du
Noupé et qu'il devait conserver le trône.
La Compagnie se retourna alors vers Bokhari, pour tenter
de reprendre les relations commerciales, mais elle se heurta
à un refus complet. Elle revint à la charge à la fin de 1897 et
envoya une nouvelle mission au sultan de Sokoto pour lui
demander, moyennant un subside, de renoncer au Noupé. Le
sultan refusa d'abandonner une partie quelconque de son
empire.
Telles étaient les relations des Anglais avec le Sokoto, lors-
que, au commencement de 1898, ils réussirent à faire accep-
ter au sultan un subside annuel de 75.000 francs pour obtenir
en échange des avantages commerciaux. A l'automne de 1898,
les Anglais ont fini par faire admettre la présence d'un rési-
dent à Sokoto. Mais le sultan a refusé d'y recevoir des troupes
anglaises. On est loin, comme on le voit, de constater que les
Anglais ont obtenu du Sokoto un traité de protectorat quel-
conque et autre chose qu'une sorte de tolérance commerciale
payée par un subside qui ressemble fort à un tribut aux
yeux des indigènes. C'était d'ailleurs le système employé
auprès des souverains du Niger par la Compagnie lorsqu'elle
ne pouvait imposer sa volonté par la force. On vient, en outre,
d'annoncer qu'une mission religieuse dirigée par l'évêque Tug-
well, était partie de Liverpool, au mois de décembre 1899, à
destination de Kano.
Du côté du Bornou, les Anglais se sont heurtés à la nouvelle
192 l'afrique politique en 1900
puissance édifiée par Rabah, le conquérant du pays. On a
parlé en 1897 d'opérations à engager contre Rabah avec l'aide
du sultan de Sokoto, mais les événements n'ont rien confirmé
de ce bruit. Aujourd'hui, Rabah est occupé du côté du Ba-
guirmi, au grand profit des Anglais, qui ont assez à faire
d'organiser les territoires hâtivement occupés vers le bas
Niger, et qui, au moment des affaires du Transvaal, ne voient
pas sans intérêt l'action entamée par Rabah contre les Français.
Vers le Sud- Est, l'Adamaoua reste toujours réfractaire à la
pénétration anglaise. A Yola, capitale de l'Adamaoua, la Com-
pagnie du Niger ne possède qu'un ponton à peu près délaissé,
et le sultan de l'Adamaoua, sans aucun respect pour la con-
vention de délimitation anglo-allemande, fait des razzias d'es-
claves sur les territoires voisins sans qu'il soit possible de les
lui interdire (1).
Tous les pays, même les plus voisins de la côte, sont loin
d'ailleurs d'accepter la domination britannique. A Lagos, les
indigènes s'étaient opposés à la cession gratuite de leurs
terres pour le passage du chemin de fer aux environs d'Abéo-
kouta. Pour éviter une révolte, on a décidé de prendre les
terres a bail. Dans le Bénin, des opérations de police ont dû
être entreprises au commencement de 1899. Peu de temps
avant, à l'automne de 1898, le lieutenant Kating avait été
massacré avec quatorze hommes à Xelva, sur le Niger. Au
mois de décembre 1898, les troupes de la Compagnie brûlaient
Igbo, Ouitcha et plusieurs autres bourgades. A Igbo, village
situé à 20 kilomètres du Niger, ce n'est qu'après trois jours de
résistance que le roi consentit à se rendre et à accepter une
amende. Enfin, le 9 janvier 1900, deux mille indigènes ont
attaqué, près deLokodja, une troupe anglaise et lui ont infligé
des pertes sensibles.
En définitive, la situation de l'Angleterre sur le Niger est à
(1) Pour la délimitation avec l'Allemagne, voir l'article relatif au Cameroun.
TERRITOIRES ANGLAIS DU NIGER 193
consolider de toutes parts. C'est ce que l'on a fort bien compris
en Angleterre, où, après avoir posé, au printemps de 1898, les
bases d'une entente avec la Royal Niger Company, le gouver-
nement a aussitôt prévu !' augmentation de ses forces sur le
fleuve.
Au mois d'août dernier, la Chambre des communes votai-t le
rachat de la charte de la Royal Niger Company non sans avoir
demandé des explications sur l'attitude de M. Chamberlain,
ministre des Colonies, fortement intéressé dans les affaires de
la Compagnie. Le scandale qui en résulta n'empêcha pas le
vote d'une somme de 865.000 livres sterling destinée, pour
250.000 livres, à payer les dettes de la Compagnie et, pour le
surplus, à indemniser celle-ci de la perte de ses droits. La
Compagnie reste simplement commerciale. Elle abandonne au
gouvernement, à partir du 1er janvier 1900, ses privilèges éco-
nomiques et territoriaux, ses bâtiments, ses concessions. Par
contre, pendant 99 ans elle ne paiera que la moitié des impôts
britanniques sur les concessions minières.
Dès le mois d'octobre 1897, un grand nombre d'officiers et
de sous-officiers, envoyés d'Angleterre, furent chargés d'orga-
niser 5.000 indigènes, y compris le régiment yoruba de Lagos
(800 hommes), qui passe au service de la Nigeria. La Compagnie
du Niger n'entretenait que 1.000 a 1.500 Haoussas qui seront
incorporés dans les forces britanniques. A ce moment, les
forces anglaises organisées dans la Nigeria comprenaient seu-
lement deux bataillons d'infanterie, cent hommes d'infanterie
montée, trois batteries, une compagnie du génie avec une sec-
tion de télégraphie et les services accessoires. Ces troupes sont
surtout occupées à surveiller la frontière française, du Daho-
mey au Sokoto. 2.500 hommes seront affectés à la Nigeria du
Nord et à peu près autant à Lagos et à la Nigeria du Sud.
- Ainsi se termine la domination de la Royal Niger Com-
pany sur les territoires soumis à son action. La libre naviga-
tion du Niger va sans doute devenir une réalité. La France,
plus intéressée qu'aucune autre puissance à cet événement,
doit se féliciter de ce qu'elle n'aura plus devant elle une com-
Afr. polit. 13
J94 l'afriqle politique en 1900
pagnie en quelque sorte insaisissable, et sur laquelle le gou-
vernement anglais lui-même ne possédait qu'une action in-
suffisante.
On a vu, a propos de la colonie anglaise de Lagos, que la
convention du 14 juin 1898 (voir l'appendice) avait délimité
les sphères d'influence française et anglaise sur le Niger. La
ligne Say-Baroua a été précisée au nord de Sokoto et du
Bornou. La capitale du Sokoto reste aux Anglais" avec un ter-
ritoire d'un rayon de 100 milles autour de la ville. Par contre,
Zinder reste à la France ainsi que les territoires touareg, « où
le coq gaulois peut gratter à son aise », suivant l'expression de
lord Salisbury.
Le principal avantage de cette convention, au point de vue
français, est de clore l'ère des contestations avec l'Angleterre.
Celle-ci y gagne des territoires où son influence est encore ab-
solument nulle et dans lesquels la période d'occupation effec-
tive ne peut manquer d'être longue, malgré les forces que les
Anglais accumulent sur le Niger inférieur.
LE CAMEROUN 195
Le Cameroun.
Occupation. — Missions dans lintériour. — Délimitation. — Essais
de colonisation.
Le Cameroun, compris entre les territoires de la Compagnie
anglaise du Niger et le Congo français, a été occupé par la
mission Nachtigal, au nom de l'Allemagne, le 14 juillet 1884,
peu de jours avant l'arrivée d'un navire anglais envoyé pour
y proclamer le protectorat de l'Angleterre.
Pays d'une grande fertilité, d'un relief assez fort, dans le
massif du mont Cameroun, pour que les Européens puissent y
séjourner, il constitue une colonie d'avenir. Mais il est habité
par des populations guerrières qui se sont soulevées à plu-
sieurs reprises contre les Allemands et leur ont infligé des
échecs tels que le massacre de la mission du capitaine
Gravenreuth, en novembre 1891. Le pays n'a pu être entiè-
rement pacifié par la suite, malgré une mission du docteur
Zintgrafï, et, à l'heure actuelle, l'autorité de l'Allemagne
n'est guère reconnue à plus de quelques journées de
marche vers l'intérieur.
Malgré les difficultés soulevées par l'attitude des popula-
tions, les Allemands ont essayé d'envoyer plusieurs missions
d'exploration dans l'hinterland du Cameroun. L'une d'elles a
même pu pénétrer dans l'Adamaoua et nouer des relations
avec le sultan de Yola.
Grâce aux droits que les Allemands ont prétendu tenir de
ces missions, ils ont pu demander d'un côté aux Anglais, de
l'autre à la France la délimitation de leurs possessions.
Par un premier traité conclu avec l'Angleterre, une ligne
fictive partant des environs de Old-Calabar, passant par Yola
qui est laissé aux Anglais, et aboutissant à la pointe sud du
Tchad, sépare le territoire du Cameroun de la zone d'influence
106 L 'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
anglaise. Ce traité, conclu sans tenir compte des droits que la
France avait acquis à la' suite des explorations du lieutenant
Mizon et des conventions passées par cet officier avec certains
chefs indigènes, n'a de valeur qu'autant qu'il engage les deux
parties contractantes. Vis-à-vis des tiers, et en particulier
de la France, il est-sujet à revision.
Cependant, dès le mois de janvier 189G, une commission
anglo-allemande, chargée de fixer les frontières dans le voisi-
nage d'Old-Calabar, avait terminé sa tâche, qui devait consti-
tuer le point de départ d'une convention de délimitation. Cette
commission avait constaté que le pays traversé par la limite
commune était des plus beaux et des plus fertiles. Mais ce
n'est là qu'une délimitation partielle exécutée dans le voisi-
nage de la côte. Le temps n'est pas encore venu de pousser
cette délimitation plus avant dans l'intérieur.
Du côté du Congo français, la convention du 4 février 1894
a fixé les limites des zones d'influence française et allemande.
D'après cette convention, l'Allemagne prend pied sur la
Sangha; mais, par réciprocité, elle donne accès à la France
sur le cours supérieur du Mayo-Kebbi, affluent de la Bénoué.
Dans le bassin du Chari, les limites sont assez mal fixées : la
France a, de ce côté, accordé à l'Allemagne un large accès
sur le cours du Chari, et le tracé bizarre de la frontière future
(les plénipotentiaires allemands l'avaient dénommée : le bec
de canard) coupe les possessions françaises des rives du Tchad
sur une assez grande longueur. C'est là un désavantage sé-
rieux, eu égard aux voies de communication que l'avenir impo-
sera plus tard entre le Congo français, le Sahara et l'Algérie.
La colonie du Cameroun est donc délimitée sur tout son
périmètre. Mais ce fait ne donne aux Allemands aucune auto-
rité sur les populations comprises dans leur zone d'influence.
On sait déjà que le sultan de l'Adamaoua, dont les États se
trouvent partagés entre la France, l'Allemagne et l'Angleterre
ne paraît pas vouloir souscrire volontiers à ces arrangements,
et, d'un autre côté, l'invasion de Rabah et son installation au
Baguirmi et au Bornou menacent de couper pour longtemps
encore les Allemands des bords du Tchad.
LE CAMEROUN 197
Malgré ces difficultés, l'Allemagne paraît vouloir donner
une nouvelle impulsion à ses explorations.
L'expédition du capitaine de Carnap, forte de 200 hommes
partie de Yaundé, sur le haut Nyong, arriva le 25 décembre
1897 sur la haute Sangha prèsd'Ouesso. C'était le première fois
que les Allemands traversaient leur territoire. De là la mission
a gagné Brazzaville.
Dès la fin de l'année 1898, le gouvernement allemand, se-
condé par la Société coloniale allemande et regrettant son
abstention prolongéedepuis 1894, a fait annoncer l'envoi d'une
forte expédition pour imposer définitivement sa domination
dans l'hinterland jusqu'au Tchad.
En attendant, deux avant-gardes sont parties depuis quel-
que temps déjà, se dirigeant l'une de Matadi, par le ter-
ritoire français, pour occuper la haute Sangha, l'autre de
la côte vers l'intérieur. Au mois de novembre dernier, on a
annoncé que cette dernière venait de prendre d'assaut, le
25 août et pour la deuxième fois, la capitale du chef de Tibati,
et qu'elle se disposait à pousser plus avant dans l'intérieur.
On peut donc s'attendre, à bref délai, à voir le conflit engagé
entre les Allemands et le sultan de l'Amadaoua.
La prospérité du Cameroun paraît s'affirmer. Dès 1890, son
commerce atteignait déjà 10 millions, et, vers 1896, les com-
pagnies de navigation allemandes ont obligé une compagnie
anglaise à se retirer de la lutte et à renoncer à la concurrence
maritime. Malgré les dispositions peu amicales des indigènes
et le manque de main-d'œuvre, on a réussi des essais de
culture (1), mais on a dû demander à plusieurs reprises,
au Dahomey et à la côte d'Ivoire, un certain nombre de tra-
vailleurs, qui n'ont d'ailleurs pas été très satisfaits des trai-
tements auxquels on les soumettait et qu'on a dû rapatrier.
L'Allemagne se heurte, en définitive, au Cameroun, aux
difficultés inhérentes à toute colonisation nouvelle; mais il est
(1) Il existe au Cameroun un jardin d'essai remarquable par son entretien et
la variété de ses produits.
198 l'afrique politique ex 1900
à prévoir que l'énergie qu'elle déploie pour supprimer les
difficultés lui permettra d'atteindre avant peu des résultats
appréciables.
La mise en valeur du Cameroun va se produire dès que les
expéditions en cours auront permis l'exploitation du pays. On
annonçait, en décembre 1898, la concession par le gouverne-
ment allemand à la Compagnie du Cameroun méridional (Sud-
Kamerun-Gesellschaft) des territoires compris entre le 12° de
longitude, le 4° de latitude et les frontières du Cameroun; puis,
en juillet 1899, la concession de la Compagnie du nord-ouest
du Cameroun s'étendant sur 80.000 kilomètres carrés.
Le chiffre de la subvention prévue au budget métropolitain
pour Tannée 1900 et qui s'élève, pour le Cameroun, à 1.197.700
marcs, démontre tout l'intérêt qu'on attache en Allemagne au
développement progressif de cette colonie qui va être visitée
au printemps de 1900 par une mission chargée de faire con-
naître ses ressources économiques.
Il n'est pas inutile, à propos du Cameroun, de citer
quelques chiffres, qui donneront une idée assez nette de l'im-
portance de l'empire colonial allemand en Afrique.
Les possessions africaines de l'Allemagne ont une super-
ficie d'environ 2.133.000 kilomètres carrés, environ trois fois
l'étendue de l'Allemagne continentale. Elles renfermaient, au
1er janvier 1897, 3.913 Européens, dont 2.182 Allemands. De
ces pays, le Togoland était le seul qui se suffît à lui-même.
Dans l'ensemble de ces possessions, les Allemands entre-
tiennent seulement 962 soldats métropolitains, 2.650 soldats
indigènes et quelques forces de police.
Les dépenses totales pour 1899 se sont élevées à 11 mil-
lions et demi, en augmentation de 1.475.000 francs sur l'exer-
cice précédent. Le commerce total s'est élevé, en 1897, à
41 millions, dont 28 millions d'importations. La part de l'Alle-
magne dans l'ensemble du commerce de ses colonies afri-
caines est de 42 p. 100.
CHAPITRE III
LE SOUDAN
Divisions. — La mer saharienne. — Théories géologiques.
Le Soudan est le vaste pays compris, au sud du Sahara,
entre l'Océan et le Nil.
Il est limité au nord par les régions désertiques du Sahara,
au sud par la lisière de la grande forêt tropicale. C'est un
plateau d'une altitude moyenne de 500 mètres, présentant, sur
toute son étendue, certains caractères généraux et uniformes
qui en font une région d'aspect particulier et de physionomie
nettement tranchée.
Le pays est généralement plat et propre à la culture des
céréales et à l'élevage. Ses populations sont les plus belles de
la race noire, au triple point de vue physique, moral et intel-
lectuel, et leur civilisation est beaucoup plus avancée qu'on
ne le croyait il y a peu de temps encore. Les mœurs y sont
ordinairement douces, et la barbarie noire ne fait son appa-
rition qu'au delà de ses limites méridionales.
Les rivières du Soudan prennent naissance à une faible
altitude et ne sont alimentées que par des pluies régulières.
Le climat comprend deux saisons distinctes : cinq mois de
pluies persistantes, de juin à octobre, et les sept autres mois
d'une sécheresse continue.
200 l'afrique politique en 1900
Le Soudan, ainsi défini par ses caractères généraux, peut,
au point de vue géographique, se partager en trois régions :
1° Le Soudan occidental, de l'Océan à la branche inférieure
du Niger;
2° Le Soudan central, du Niger au lac Tchad;
3° Le Soudan oriental, du lac Tchad au Nil.
La première région comprend : le Sénégal et le Soudan
français.
La deuxième région forme l'empire du Sokoto, le royaume
de Bornou et quelques contrées voisines.
La troisième région comprend le Baguirmi, le Kanem, le
Ouadaï, le Darfour et le Kordofan.
Telle est, dans son ensemble, la vaste région qui s'offre à la
pénétration européenne et que tous les peuples de l'Europe
occidentale, sauf les Hollandais et les Autrichiens, ont investie
de tous côtés pour s'en approprier les lambeaux.
Tel qu'il est, le Soudan, qui se distingue par son aspect par-
ticulier des régions voisines, se rattache cependant à elles par
sa formation géologique.
On a souvent admis que le Sahara n'est autre chose que le
fond d'une mer intérieure aujourd'hui desséchée. Cette hypo-
thèse, fondée sur l'aspect général de la région, sur les gise-
ments de sel marin qu'on y rencontre et sur certains autres
caractères qu'on a cru y découvrir, s'est trouvée étayée par
de nombreuses observations, au nombre desquelles il faut
citer celles du colonel Monteil.
Cet explorateur, cherchant à expliquer la formation des
« dalhols », espèces de très larges lits de cours d'eau, à berges
peu élevées, qu'on rencontre plus spécialement sur la rive
gauche du Niger, dans le Sokoto, et essayant, d'autre part, de
se rendre compte de l'origine de palmiers d'un genre parti-
culier rencontrés dans certaines régions du Soudan et absents
dans les autres, s'est arrêté à une explication qui paraît plau-
sible en ce qu'elle accorde les faits observés avec des théories
LE SOUDAN 201
déjà émises (1), ainsi qu'avec les légendes et traditions con-
servées par les Nègres et les Maures.
Ces traditions admettent la jonction, aux temps préhistori-
ques, des deux Nils, celui des Noirs et celui des Égyptiens,
alors que d'autres traditions considèrent le Tchad comme le
déversoir d'une branche du Nil.
Le colonel Monteil pense qu'à un âge relativement peu éloi-
gné, le Sénégal, le Nil et le Niger possédaient un cours qui a
dû changer, alors que le Chari se déversait dans le lac Tchad,
pour en sortir ensuite et se jeter dans le Nil. A cette époque,
le Sahara était recouvert par une vaste nappe d'eau salée qui
baignait sans doute le massif de l'Atlas.
C'est alors que se produisit un soulèvement dont l'axe est
resté jalonné dans la direction de l'Ouganda au Touat par les
accidents orographiques actuels.
La mer saharienne, brusquement déplacée, s'écoula alors
dans deux directions différentes : d'un côté vers le Nil et la
Méditerranée, de l'autre vers le bassin du Niger. De ce côté, les
eaux se dirigèrent brusquement, et sous un énorme volume,
vers les golfes du Niger, en écrètant le relief du pays, et en se
creusant de très larges lits, séparés par des plateaux peu éle-
vés, aux berges légèrement saillantes. Ce fut l'origine des
dalhols rencontrés fréquemment dans le Sokoto et sur toute
la rive gauche de la branche orientale du Niger.
Cette hypothèse du colonel Monteil parait être vérifiée par
l'aspect général du Soudan central; on peut ajouter qu'elle
s'accorderait avec la tradition et permettrait peut-être d'iden-
tifier le soulèvement du Sahara avec l'effondrement de ce
continent mystérieux de l'Atlantide que les légendes préten-
dent avoir existé entre les Açores et Sainte-Hélène, et dont
nous retrouvons les témoins dans les Canaries, prolongement
de 1 Atlas, et dans les îles du Cap-Vert, derniers vestiges du
soulèvement du Fouta-Djallon.
(1) Rennel, voulant déterminer le cours réel du Niger, a une époque où on ne
connaissait pas son cours inférieur, reprit une hypothèse de d'Anville, d'après
laquelle le Niger se dirigerait de Tombouctou vers le Tchad.
Mungo-Park supposait que le Niger n'était autre qu'un affluent du Congo.
202 l'afrique politique ex 1900
Quoi qu'il en soil, ce phénomène géologique, dû peut-être à
une oscillation de la croûte terrestre autour d'un axe situé
vers les rivages actuels de l'Océan, a profondément modifié
le régime primitif des cours d'eau du Soudan. C'est à lui que
nous devrions les cours sinueux et tourmentés du Sénégal, du
Niger, du Nil et peut-être du Congo lui-même.
En tout cas, cette hypothèse fournit une explication plau-
sible de la formation du continent africain, et, en l'absence de
vérifications plus positives et absolument scientifiques, elle
mérite d'être signalée.
Nous allons étudier rapidement les diverses parties du
Soudan en nous plaçant principalement au point de vue de
l'avenir de l'expansion européenne dans cette vaste région.
SOUDAN OCCIDENTAL 203
Soudan occidental.
Régions administratives. — Occupation militaire. — Occupation de Tombouctou.
— Les Touareg. — Mission hydrographique du Niger moyen, — Traités de
protectorat. — Missions et conquêtes. — Défense du Soudan. — Voies ferrées.
— Ressources du Soudan. — Rôle commercial de Tombouctou. — Avenir du
Soudan.
Le Soudan occidental comprend, ainsi qu'on l'a dit, le Sé-
négal, déjà examiné, et le Soudan français avec les pays de la
boucle du Niger.
A peine entamé vers le Sud par les Anglais et les Alle-
mands, il offre à la pénétration française un vaste champ
d'action déjà sillonné par de nombreuses et fructueuses explo-
rations. Investi de tous côtés et partout pénétré par l'activité
française, conquis en partie par nos troupes, reconnu par
nos officiers, mais encore peu entamé par nos commerçants,
le Soudan occidental parait devoir justifier de belles espé-
rances, autant par sa valeur propre que par sa situation
rapprochée de la France et par sa liaison éventuelle avec nos
possessions de l'Afrique septentrionale.
Le Soudan français était placé, par le décret du 16 juin 1895,
sous l'autorité d'un lieutenant-gouverneur, subordonné au
gouverneur général de l'Afrique occidentale.
Son territoire était divisé en six régions, comprenant cha-
cune un certain nombre de cercles et de résidences, sous l'au-
torité militaire.
C'étaient, en dehors du cercle de Kayes, la capitale adminis-
trative du pays, résidence du lieutenant-gouverneur et de son
état-major :
1° La région du Sahel, avec les cercles de Nioro, Gombou
et Sokolo;
2° La région ouest : cercles de Bamako et Satadougou;
204 l'afrique politique en 1900
3° La région sud : cercles de Siguiri, Kouroussa, Bougouni,
Kankan, Beyla et résidences de Dinguiray et de Kissidougou ;
4° La région nord-est : cercles de Bandiagara, de Dori, Say,
Djenné et résidence du Mossi;
o° La région nord : cercles de Tombouctou, Sumpi, Ras-el-
Mâ;
6° La région Niger-Volta : cercles de San, Ségou, Ouagha-
dougou,Kouri, Sikasso, Bobo-Dioulassou,Djebougou, Adjenné,
Kong et Bouna.
Le décret du 17 octobre 1899 a complètement changé toute
cette organisation.
Au moment même où le général de Trentinian, lieutenant
gouverneur du Soudan français, obtenait, par des moyens pa-
cifiques et une administration habile, les résultats que l'on
sait, les territoires du Soudan étaient partagés au profit des
colonies voisines.
L'administration militaire, le porte-respect de la France
vis-à-vis des noirs à peine soumis, était remplacée par l'autorité
civile qui cependant n'a pas donné jusqu'ici, tout au moins à
la Côte d'Ivoire et en Guinée, des gages bien décisifs à la paci-
fication.
On a déjà parlé, à propos des colonies côtières, des craintes
que faisait naître pour l'avenir l'application du décret du
17 octobre 1899. Nous n'y reviendrons que pour résumer les
dispositions de ce décret (1).
Les territoires du Soudan français ont été distribués comme
il suit :
Au Sénégal, les régions ouest, la région du Sahel, avec les
cercles de Kayes, Bafoulabé, Kita, Ségou, Bougouni et Djenné;
A la Guinée, la région sud moins le cercle de Bougouni;
A la Côte d'Ivoire, les cercles d'Odjenné, Kong et Bouna;
Au Dahomey, les cantons de Kouala ou Nebba au sud de Lip-
tako et le territoire de Say comprenant les cantons de Djennaré,
Diongoré, Folmongani et Botou.
(1) Voir h l'Appendice.
SOUDAN OCCIDENTAL 20î
Deux commandements militaires subsistent sous l'autorité
immédiate du gouverneur général :
Le premier comprend les cercles de Tombouctou, Sumpi,
Goundam, Bandiagara, Dori et Ouahigouya;
Le second est formé par les cercles de San, Ouaghadougou,
Kouri, Sikasso, Bobo-Dioulassou et Djebougou.
En outre, l'autonomie financière du Soudan cesse. Les bud-
gets des deux territoires militaires sont incorporés au budget du
Sénégal. Quant à l'armée du Soudan, elle sera répartie, suivant
les besoins, entre les diverses colonies ou territoires.
Elle comprend encore :
1 régiment de tirailleurs soudanais à 18 compagnies répar-
ties dans les divers cercles ou formées en colonnes mobiles
(125 à 1G0 hommes par compagnie);
1 escadron de spahis soudanais avec des pelotons d'auxi-
liaires répartis au Mossi, au Gourounsi et sur la Volta, ainsi
que des compagnies de tirailleurs auxiliaires;
1 batterie d'artillerie de marine avec des détachements ré-
partis suivant les besoins;
1 compagnie auxiliaire d'ouvriers d'artillerie;
1 compagnie de conducteurs soudanais chargés des convois
des lignes d'étapes ;
1 détachement du génie chargé delà construction et de l'ex-
ploitation du chemin de fer de Kayes au Niger, mais trop peu
nombreux pour les besoins de la colonie;
Divers services : artillerie, génie, services administratifs et
de santé;
Une flottille de canonnières du Niger, ayant Koulikoro pour
port d'attache.
Outre ces éléments, on a tout récemment organisé un pelo-
ton de 32 mehara dans la région nord, ainsi qu'un escadron
et 7 compagnies de gardes-frontières de 100 à 300 indigènes
dans les diverses régions.
Nous n'entreprendrons point de faire ici l'historique com-
plet de cette conquête invraisemblable du Soudan, à laquelle
nous avons été poussés, on peut le dire, par la force des
206 L' AFRIQUE POLITIQUE EN* 1900
circonstances. Nous nous bornerons à attirer l'attention sur
les faits les plus récents dont la conclusion s'impose d'elle-
même.
C'est le général Faidherbe qui,, le premier, posa les bases
d'un système de pénétration. Comprenant que la colonie du
Sénégal ne pouvait prospérer qu'à la condition d'être le dé-
bouché d'une partie du Soudan complètement pacifiée, il éla-
bora un programme dont l'exécution, à peine ébauchée sous
son administration, fut reprise, en 1878, par le colonel Brière
de Flsle.
La mission Galliéni, envoyée à Ségou, n'ayant pu obtenir
de résultats pacifiques, le colonel Borgnis-Desbordes com-
mença, dès 1883, en trois brillantes campagnes, la conquête
du Soudan. Ce pays devint alors le théâtre des exploits des
Frey, des Humbert, des Archinard et des Combe, qui, en
douze ans, au prix d'efforts gigantesques et trop peu connus,
ont réussi à donner à la France un empire plus grand que la
métropole.
Ce fut aussi le pays des conquérants africains, fondateurs
d'empires éphémères, El Hadj Omar, Ahmadou, Samory, qui,
s'appuyant sur des races guerrières, ont pu, aidés par le cli-
mat et les hésitations de la France, résister pendant longtemps
à une race supérieure, secondée par toutes les ressources de la
civilisation.
Au nombre des événements les plus glorieux et les plus
féconds de ces dernières années, il faut citer, à la louange du
lieutenant-colonel Bonnier, la conquête de Tombouctou.
Cinq années qui ont passé sur cet épisode n'ont réussi
qu'à confirmer les justes prévisions de l'officier distingué et
énergique qui paya de sa vie, à Dongoï, le prix de sa conquête.
La prise de Tombouctou, accomplie avec de faibles moyens,
ne fut point, comme le craignirent ceux qui jugeaient de loin
les choses du Soudan, le signal d'une levée générale des
Touareg et des noirs.
L'emporium saharien une fois occupé, les populations
voisines ou lointaines apprirent, à leurs dépens, qu'à défaut
de la diplomatie la France pouvait imposer ses volontés par
SOUDAN* OCCIDENTAL 207
la force. Le lieutenant-colonel Bonnier et, après lui, le colo-
nel du génie Jofïre avaient donc vu juste le jour où, s'élan-
çant vers le point de soudure des relations des peuples du
Sahara et du Soudan, ils réussirent à les séparer pour les
mieux dominer.
Ce n'est pas que Tombouctou soit une métropole commer-
ciale ni une position stratégique extraordinaires. On l'a con-
staté et souvent répété, ce n'est qu'un lieu d'échange des cara-
vanes, qu'un point de contact, qu'une place de rendez-vous
séculairement adoptée par les populations situées de part
et d'autre du Niger.
Ce n'est qu'une sorte de relais dans lequel les marchandises
venant du Nord et se dirigeant vers le Sud, ou inversement,
changent de moyen de transport.
Si le chameau pouvait vivre dans la boucle du Niger, Tom-
bouctou ne serait qu'une hôtellerie. La nécessité en a fait un
relais, une place de transbordement, et, par suite, une place
d'échanges. C'est là que les denrées du Soudan et surtout le
mil, transporté par pirogues, prennent, sur le dos des cha-
meaux, la place du sel du Sahara, indispensable aux noirs, et
de là se dirigent surtout vers le Touat et le Maroc.
C'est là aussi que s'exerçait l'influence séculaire des Toua-
reg Iguellad, Kel-Antassar, Tengueriguif, Irreganaten, Kel-
Temoulaï, Iguadaren, Aouellimiden qui vivaient aux dépens
du commerce des caravanes.
Après l'occupation (12 février 1894) et la mise en état de
défense de Tombouctou, le colonel Jofïre, pour venger le
massacre de Dongoï, marcha contre les Touareg.
Il battit successivement les Irreganaten à Takayegourou
(10 mars 1894), les Tengueriguif à Dahouré, Goro-Sansan
(18-28 mars), les Iguellad à Fati et les Kel-Temoulaï à Aghelah
(juin 1894).
- Pendant ce temps nos reconnaissances battaient les Kel-
Antassar en plusieurs rencontres.
En même temps, outre les deux compagnies noires qui
occupaient Tombouctou, une troisième compagnie était en-
voyée à Goundam et une quatrième à El-Oualadji et Saraféré.
208 l'afrique politique en 1900
Malgré ces mesures et la présence dîme batterie d'artillerie
et d'un escadron de spahis soudanais, N'Gouna, chef des Kel-
Antassar vint, en juillet 1895, piller Douekiré. Aussitôt pour-
chassé, il fut battu au mont Farasch, au lac Faguibine, et
aurait été alors probablement définitivement réduit sans les
ordres de temporisation imposés par le gouverneur civil du
Soudan.
Sous l'habile administration de son successeur, le colonel
de Trentinian, qui reçut le titre de lieutenant-gouverneur du
Soudan, les mesures prises par le commandant Réjou, com-
mandant le cercle de Tombouctou, réussirent à amener la
soumission momentanée de N'Gouna, et à assurer la pacifica-
tion des environs de Tombouctou.
Au cours de ces événements, les reconnaissances de nos
officiers ont conduit à d'importantes découvertes géographi-
ques. C'est ainsi que de grands lacs ont été reconnus à l'ouest
et au nord de Tombouctou, et qu'une bonne carte du pays a
pu être dressée.
En décembre 1895, le commandant Réjou partit de Goun-
dam en reconnaissance, passa par Sumpi où il étudia la
création d'un poste et, de là, se portant vers le Nord, reconnut
le lac Daouna et le lac Faguibine qu'il contourna vers l'Ouest
et le Nord, releva les monts Tahakim et Tinegadda et rentra à
Goundam par Farasch, après avoir constaté la tranquillité
du pays.
Les seuls adversaires que nous ayons de ce côté sont les
Touareg qui, poussés par les Hoggars, nos ennemis du
Sahara, nous ont imposé une surveillance stricte et conti-
nuelle.
Notre situation dans ces régions est, en effet, à peu près
analogue à celle que nous avions sur le Sénégal au début de
notre occupation. De même que nous avons dû y tenir en
respect les Maures de la rive droite et protéger les populations
noires de la rive gauche, de même, sur le Niger, notre mission
consiste à protéger nos sujets Sonrhaïs contre leurs ennemis
séculaires, les Touareg, qui empiètent encore sur les territoires
de la rive droite.
SOUDAN OCCIDENTAL 209
Notre autorité est, d'ailleurs, chaque jour reconnue davan-
tage; au cours d*une reconnaissance dirigée contre les Kel-
Antassar an mois de novembre 1898, le chef N'Gouna a été
tué près d'Emmela, au nord-est du lac Faguibine, et cet
événement, en nous débarrassant d'un de nos principaux
ennemis, ne peut que contribuer à pacifier la région et à
ouvrir le Niger à la navigation. Le fleuve lui-même a dû livrer
ses secrets à nos explorateurs qui, dès 1896, ont entrepris sa
reconnaissance.
Le 3 janvier 1896, une mission hydrographique dirigée par
le lieutenant de vaisseau Hourst, et composée du lieutenant
Bluzet, de l'enseigne Baudry et du Père Hacquart, partait de
Gourao et arrivait peu après à Kabara, port de Tombouctou,
qu'elle quitta le 21 janvier pour descendre le Niger.
La mission était à bord du Jules-Davoust, petit bâtiment en
aluminium, ponté, de 11 mètres de long, pesant 950 kilo-
grammes et pouvant porter quatorze hommes.
Le 26 janvier elle était à Kagha, sur la rive droite du Niger,
à 35 kilomètres de Kabara, où elle était bien reçue. De là elle
continuait sa route et arrivait à Say, après avoir pacifique-
ment reconnu le cours du Niger moyen.
Après cinq mois de séjour à Say où fut construit un poste,
la mission continuait la descente du Niger, passait devant
le fort Arenberg fondé par le commandant Toutée, et arrivait
à Forcados après un voyage de dix mois pendant lequel pas
un coup de fusil ne fut tiré et pas un homme ne fut perdu.
La mission rentrait en France, au mois de décembre 1896,
après avoir démontré la navigabilité du Niger sur un trajet
de 1.600 kilomètres, presque entièrement compris dans la
limite de l'action française, et rapportant une foule de précieux
renseignements sur des contrées jusqu'alors inconnues. Ces
-renseignements viennent d'être encore complétés à la suite
des missions accomplies, en 1899, par M. Baillaud et par le
capitaine Granderye.
Du côté du Macina, le colonel Archinard avait, dès 1893,
Afr. polit. 14
210 l'afriqle politique ex 1900
placé un résident avec une compagnie de Soudanais auprès
d'Aguibou, nommé par lui roi de cette région.
Le commandant Destenave, nommé en 1894 résident à
Bandiagara, capitale du Macina, réussissait, au commence-
ment de 1895, à soumettre pacifiquement le Djilgodi, pays à
l'est du Macina, et au mois de mai 1895 il signait à Ouahi-
gouya, capitale du Yatenga, un traité plaçant ce pays, qui
forme la partie nord du Mossi, sous le protectorat de la France.
Déjà le commandant Monteil, au cours de sa mission, avait
conclu des traités avec leBoussoura, le Dafina, le Liptako, le
Yagha, le Gueladjio, enserrant le Mossi qu'il n'avait pu enta-
mer, dans un cercle de possessions françaises.
En 1896, la situation de ces contrées de la boucle du Niger
était la suivante.
Le Mossi, royaume assez civilisé, ayant pour capitale
Ouaghadougou, était la résidence d'un roi ayant le titre de
naba (chef) des nabas, qui régnait sur un territoire d'environ
100.000 kilomètres carrés de superficie.
C'était un pays prospère, le seul du Soudan dans lequel les
villages ne fussent pas fortifiés, et qui s'adonnait à la culture
et à l'élevage. On y comptait, d'après le colonel Monteil, de
dix à quinze habitants par kilomètre carré.
Le Mossi était alors le but de nos efforts; il était aussi visé
par les Anglais qui cherchaient à s'interposer de ce côté au
milieu de nos possessions de la boucle du Niger.
A l'ouest de ce pays s'étendaient le Dafina et les États de
Tiéba, protégés par la France et gouvernés par Babemba, fils
de Tiéba. Tous ces pays, ainsi que ceux de Kong, formaient une
région ininterrompue placée sous notre protection au moment
où du côté opposé, dans l'hinterland du Dahomey, nous cher-
chions à effectuer la délimitation de notre zone d'action et des
sphères d'influence anglaise et allemande.
A l'est et au sud du Mossi, on trouvait le Gourounsi, le
Gourma, la région de Say et plus au sud le Borgou qui ne
devaient pas tarder à recevoir la visite de nos troupes.
On sait combien fut active, depuis 1895, la politique afri-
caine de nos rivaux anglais et allemands : il s'agissait pour
SOUDAN OCCIDENTAL 211
nous, avertis comme nous l'étions, de prendre position dans la
boucle du Niger et d'établir nos droits sur les régions convoi-
tées par nos adversaires. Grâce à la politique active et con-
tinue adoptée par le colonel de Trentinian nous avons pu y
parvenir.
Vers le milieu de l'année 1896, le lieutenant-gouverneur de
Trentinian confia au commandant Destenave la mission d'oc-
cuper toute la région au nord du 10e parallèle et d'effectuer sa
jonction avec les missions du capitaine Baud et du lieutenant
de vaisseau Bretonnet, parties du Dahomey, et déjà étudiées
dans le chapitre relatif à ce pays.
Pour assurer l'exécution de ce programme le lieutenant
Voulet reçut l'ordre de préparer la marche du commandant
Destenave en occupant le Mossi et le Gourounsi.
Parti de Bandiagara, le 30 juillet 1896, avec 200 hommes, le
lieutenant Voulet, accompagné du lieutenant Chanoine, occu-
pait Ouahigouya, capitale du Yatenga, le 17 août, et y installait
notre protégé Bakaré, qui en avait été chassé peu de temps
avant; le 24 août il entrait à Goursi, la ville sainte du Yatenga.
Le Yatenga était conquis et l'on se trouvait en présence du
Mossi.
Le naba de Yako, dépendant du Mossi, qui avait pris parti
contre Bakaré et l'avait chassé de Ouahigouya, fut lui-même
chassé de Yako, à la fin d'août. Le naba des nabas, Bokary-
Koutou, ne put lui-même empêcher le lieutenant Voulet d'en-
trer à Ouaghadougou, où, le 1er septembre, une garnison était
installée. Après une pointe poussée sur le Gourounsi, ainsi
qu'il est dit plus loin, le lieutenant Voulet rentrait à Ouagha-
dougou, le 1er novembre, donnait le gouvernement du Mossi
à Kouka, un des frères de Bokary-Koutou, pacifiait le Mossi et
procédait, le 27 janvier 1897, à l'investiture solennelle de
Kouka, en qualité de naba des nabas.
C'est en marchant au-devant de la mission Baud que le
lieutenant Voulet rencontra, à Tingourkou, la mission du
capitaine anglais Donald Stewart qui, partie de Coumassie,
cherchait à passer des traités avec les chefs du pays.
Bien que Tingourkou fût une dépendance du Mossi, les
212 l'afrique politique ex 1900
deux officiers tombèrent d'accord pour neutraliser cette
localité.
Les Anglais rentrèrent à Gambaka. tandis que le lieutenant
Youlet, reprenant la direction du Nord-Est, allait faire sa
jonction, à Tigba, avec l'expédition du capitaine Baud, qui
continuait la conquête du Gourma (voir le chapitre relatif au
Dahomey). Sa mission terminée, le lieutenant Voulet rentrait,
à la fin de février 1897, à Ouaghadougou. Le commandant
Destenave venait d'y arriver le 20 février.
Du côté du Gourounsi et du pays de Kong, la lutte ne se
termina réellement qu'après la capture de Samory.
On a vu qu'après leur entrée à Ouaghadougou (1er septembre
1896), les lieutenants Voulet et Chanoine avaient poussé aus-
sitôt vers le Sud où ils s'étaient heurtés aux forces de Baba-To,
alors en compétition avec Hamaria, chef des noirs autoch-
tones du Gourounsi. Ce pays avait été conquis, vers 1860, par
un chef sonrhaï, Gandiari, venu du Zaberma, au nord du
Sokoto. Conformément aux principes de notre politique qui
tend à l'expulsion, au bénéfice des autochtones, des nom-
breux conquérants de tout ordre, Toucouleurs, Touareg ou
Sonrhaïs, qui ont fait de la boucle du Niger le théâtre de leurs
dévastations, le lieutenant Voulet prit le parti de Hamaria,
battit Baba-To et le refoula derrière le Poplogon, affluent de
la Volta (octobre 1896). Puis, croyant le pays pacifié, il se
porta vers le Gourma, à la rencontre du capitaine Baud, et
rentra, comme il a été dit, à Ouaghadougou, au moment où
le commandant Destenave venait d'y arriver.
Le lieutenant Chanoine, mis à la disposition du comman-
dant Destenave, reçut l'ordre d'opérer une reconnaissance au
Gourounsi, pour y soutenir Hamaria et y devancer les Anglais.
Il y battit Baba-To et fut bientôt renforcé par le capitaine Seal,
que le commandant Destenave, avant de poursuivre sa mar-
che vers l'Est, avait nommé résident au Mossi.
Le capitaine Seal s'apprêtait à continuer la lutte contre
Baba-To, lorsqu'il rencontra, à Léaba, le 22 avril 1897, la
mission du capitaine anglais Campbell, et signa avec cet
officier une convention qui fixait le Poplogon comme limite
SOUDAN OCCIDENTAL 213
commune aux deux nations. 11 fut en même temps convenu
que Baba-ïo serait désarmé par les Anglais, qui oublièrent
cette partie de la convention. Le capitaine Seal, ayant ainsi
poussé jusqu'à la limite du territoire français, se retira vers
le Nord, sa mission terminée.
C'est au cours de ces événements que nos troupes se heur-
tèrent aux sofas de Samory, qui entamaient déjà la conquête
du Gourounsi et qui se retirèrent aussitôt vers le Sud. Vers la
même époque (avril 1897), la mission Henderson ayant été
dispersée par les sofas, les débris de la colonne anglaise
vinrent se réfugier auprès de nos troupes, qui leur facili-
tèrent le retour sur Gambaka.
Avant de reparler de la colonne Destenave, terminons
l'étude des événements survenus sur ce théâtre d'opérations.
Il fallait s'assurer des pays à l'ouest du Mossi et s'opposer à
la marche de Samory vers le nord du pays de Kong. C'est
dans ce but qu'une colonne, comprenant quatre compagnies
de tirailleurs, un peloton de spahis et trois pièces d'artillerie,
fut formée à Ségou et dirigée sur San et le pays des Bobos,
qu'elle atteignit en mars 1897. Commandée d'abord par le
commandant Valet, puis par le capitaine Hugot et, enfin, par
le commandant Caudrelier, elle s'emparait de Mansara, ville
des Bobos, qui firent leur soumission (23 avril), fondait un
poste à Borono et occupait Diébougou (mai 1897).
De là, le commandant Caudrelier lançait deux colonnes :
l'une, de 90 hommes, avec le capitaine Hugot, se rendit au
Gourounsi, en passant par Diefessi (27 mai), par Léo, Dassouna
et Fûnnsi (31 mai), où elle prenait le contact avec Baba-To,
venu du territoire anglais. Le 6 juin, Baba-To était battu à
Douce et le capitaine Hugot allait occuper Oua.
La deuxième colonne, sous les ordres du capitaine Braulot,
comptait aussi environ 90 hommes. Elle avait pour mission
d'occuper le Lobi et Bouna. Avant d'atteindre ce dernier point,
elle rencontra Sarankémory, qui, après des pourparlers ami-
caux, offrit au capitaine Braulot de l'escorter jusqu'à Bouna.
Celui-ci, trop peu défiant, accepta cette proposition, fut attiré,
214 l'afrique politique en 1900
pendant la route, dans un guet-apens et massacré avec tout
son monde (20 août 1897).
Malgré cet événement, qui eut en France un douloureux
retentissement, le commandant Caudrelier continua l'exécu-
tion de son programme, qui avait pour but l'occupation mé-
thodique du pays et l'investissement de Samory. Une ligne de
postes fut établie pour joindre nos troupes du Lobi à celles
de la Côte d'Ivoire et une garnison prit possession de Kong.
C'est à Kong qu'eut lieu un des faits les plus mémorables des
campagnes du Soudan : la défense de la place, par le lieute-
nant Demars, contre les 3.000 Sofas qui la bloquèrent du 12
au 27 février 1898. La garnison ne dut son salut qu'à l'arrivée
du commandant Caudrelier, qui put, en quatre combats,
bousculer les Sofas pour parvenir devant Kong (1).
(1) Voici l'ordre du jour adressé aux troupes du Soudan, à la suite de ce fait
d'armes, par le lieutenant-colonel Audéoud, lieutenant gouverneur par intérim
du Soudan :
(( OnDRE GÉNÉRAL N° 43
)) Le lieutenant-colonel, lieutenant gouverneur et commandant supérieur, a
l'honneur de porter à la connaissance des troupes du Soudan français l'héroïque
fait d'armes accompli par la garnison de Kong.
« Cette garnison, commandée par le lieutenant Demars, de l'infanterie de marine,
et composée du lieutenant Méchet, des sous-officiers d'infanterie de marine Cor-
vaisier et Rouchier, adjudants; Vaucher, sergent-major; Corbizier, Wauzel et
Lardin, sergents, et de 164 indigènes, est investie par environ 3.000 Sofas de
Samory, le 12 février.
» Plusieurs assauts sont donnés au poste et repoussés avec pertes cruelles pour
l'ennemi. L'eau manque dans le poste; il faut en chercher au marigot, ce qui
donne lieu chaque fois à des combats meurtriers. Il faut rationner les défenseurs,
qui finissent par ne plus boire que 2o centilitres d'eau par jour, quantité qui doit
leur suffire pour résister à une chaleur intense et aux fatigues d'attaques conti-
nuelles.
» Les tirailleurs sont continuellement interpellés par les assaillants, qui leur
promettent, au nom de l'almamy, des récompenses importantes s'ils trahissent
leur chef. Ces propositions n'ont d'autre résultat que de déchaîner la colère des
tirailleurs contre leurs ennemis.
» MM. Demars et .Méchet ont grand'peine à calmer leur surexcitation, qui les
incite à sortir du poste pour se jeter sur un ennemi si nombreux que sa masse
seule aurait raison de leur bravoure.
« Jusqu'au 27 février, les souffrances sont inouïes.
» La garnison subit stoïquement les pertes suivantes : 1 Européen blessé,
2 tirailleurs tués, 1 tirailleur disparu, 19 tirailleurs blessés, 3 employés ou ré-
fugiés tués, 5 employés ou réfugiés blessés, 20 morts de soif.
)) Tous les animaux morts de soif.
» Pas une défaillance morale n'est à signaler!
» Le 17 février, le commandant Caudrelier, commandant la région Niger-Volta,
SOUDAN OCCIDENTAL 215
Pendant que ces événements se passaient sur les frontières
de l'Achantiland, l'attitude de Babemba, faina de Sikasso,
nous obligeait à une expédition inattendue.
Sous l'influence des excitations de Samory, qui, se sentant
à bout, cherchait à susciter contre nous toutes les diversions
possibles, Babemba envoyait des lettres insolentes au gou-
verneur du Soudan, refusait le tribut et exerçait des razzias
sur nos protégés. Le capitaine Morisson, envoyé pour con-
naître ses intentions, fut obligé de quitter précipitamment Si-
kasso (1er février 1898) et faillit être massacré avec son escorte
pendant son retour.
Dans l'état où se trouvaient alors les esprits au Soudan, une
solution énergique s'imposait. Une colonne de 1.400 combat-
tants, avec de l'artillerie, sous les ordres du lieutenant-
colonel Audéoud, fut concentrée sur la Bagoë, d'où elle
partit le 10 avril 1898 pour détruire la puissance de Babemba.
Elle parvint à Sikasso, dit le colonel Audéoud dans un ordre du
jour adressé aux troupes du Soudan, sans être inquiétée, le fama
surpris n'ayant pas eu le temps de réunir ses troupes. La colonne,
du 15 au 30 avril, eut à livrer quatorze combats de jour et de nuit,
soit qu'elle eût à résister à des attaques d'ennemis résolus et intré-
apprend, entre Diebougou et Lokosso, L'investissement de Kong. Avec .200 fusils
et deux pièces de 80 de montagne, et après une marche dont la rapidité et l'au-
dace rappellent le brillant exploit du colonel Combes en 1884 à Nafadié, et pen-
dant laquelle il a eu à livrer quatre combats, le commandant Caudrelier arrive
devant la ville, met en fuite les assaillants et dégage la garnison, dont les forces
physiques étaient presque à bout.
» Le poste est rendu imprenable, sérieusement approvisionné en vivres; l'eau
est rendue facile à se procurer: l'ennemi est rejeté à 30 kilomètres de la ville
dans toutes les directions, et, le 6 mars, la colonne de secours reprend la route
de Lokosso, après avoir assuré au Soudan la possession définitive de la ville de
Kong.
» Le lieutenant-colonel renonce à exprimer par des mots l'impression qu'il a
ressentie en recevant ces nouvelles.
. )) La défense <ie Kong restera impérissable dans le souvenir de- Soudanais el
'a France peut être Bère de produire de pareils soldats.
» Le journal du siège sera polygraphié et lu aux troupes el envoyé dans tous
les postes du Soudan, où il sera conservé dans If s archives à une place d'honneur-
» Kati, le î\ mai 1898.
» Le lieutenant-colonel, lieutenant-gouverneur
et commandant supérieur des troupes,
» Signé : Audéoud. »
21fi L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
pides, soit qu'elle eût à conquérir des positions nécessaires à l'at-
taque définitive.
Le 1er mai, l'assaut fut donné.
Malgré la puissance, sans égale au Soudan, des fortifications de
Sikasso, ville de 30 à 40.000 habitants, entourée d'un mur de 9 kilo-
mètres de longueur et de 7 mètres d'épaisseur à la base, doublé
intérieurement d'une autre enceinte presque aussi importante et
après préparation d'artillerie ayant duré de 4 heures du soir à
5 heures du matin, les colonnes d'assaut, grâce à l'entrain et à la
bravoure remarquable de tous, furent maîtresses de la ville et du
tata particulier de Babemba vers 3 heures de l'après-midi.
Le fama fut trouvé mort au milieu de ses derniers fidèles.
L'écrasement de sa puissance était complet. Son armée, évaluée
à 2.000 cavaliers et 10.000 fantassins, dont un grand nombre armés
de fusils à tir rapide, était détruite et en fuite en proie à la plus
grande terreur.
Les pertes de la colonne étaient les suivantes :
Européens tués, 2; blessés, 8.
Militaires indigènes tués, 29; morts des suites de leurs bles-
sures, 18; blessés, 146, sans compter les porteurs, ouvriers, etc.
Ce brillant fait d'armes, ajouté à tant d'autres, eut dans tout
le Soudan un retentissement considérable et contribua puis-
samment à assurer les succès de nos colonnes et à asseoir
notre domination.
Dès le lendemain de la prise de Sikasso, le commandant
Pineau fut lancé dans le Sud, avec la mission de pourchasser
les fugitifs et de ravitailler notre garnison de Kong. Son ac-
tion, combinée à l'Est avec celle du commandant Caudrelier,
à l'Ouest avec celle du commandant de Lartigue, eut pour
effet, ainsi qu'on l'a vu dans le chapitre relatif à la Côte
d'Ivoire, de précipiter la fuite de Samory et d'amener sa ruine
définitive et sa capture.
Revenons, maintenant, aux événements accomplis dans la
partie nord de la boucle du Niger par la mission du comman-
dant Destenave.
Le commandant Destenave devait marcher de Bandiagara
sur Say, affirmer sur sa route la domination française et as-
surer l'autorité de nos partisans.
SOUDAN OCCIDENTAL 217
Il partit de Bandiagara, le 8 janvier 1897, avec trois compa-
gnies (Bizot, Seal, Betbeder) de 110 hommes, deux pelotons
de spahis (Beynaguet, Imbert), une section de 80mm (Béroud),
tandis que le capitaine Minvielle organisait une quatrième
compagnie à Bandiagara.
Après plusieurs combats, le pays des Samos fut soumis,
et, le 13 février, la colonne partait de Yaba pour Ouaghadou-
gou, où elle entrait le 20 février. Après y avoir laissé une gar-
nison d'une compagnie et d'un peloton de spahis, avec une
pièce de 80ram, et nommé le capitaine Seal résident au Mossi,
le commandant Destenave repartait pour le Yatenga et con-
centrait sa colonne à Ouahigouya, où un poste était construit
pour soutenir notre partisan Bakaré. La colonne en repartait,
le 13 avril, pour Dori. « Qui possède Dori, dit la tradition, tient
le pays jusqu'à Say et commande jusqu'à Sokoto. » •
La marche, effectuée sur deux colonnes marchant à 15 kilo-
mètres environ d'intervalle, amène nos troupes, le 23 avril, à
Aribinda, où un fort est construit. Le 30 avril, elles entraient
à Dori, sans combat. Une garnison de 60 fusils, 30 sabres et
une pièce de 80mm y est laissée, avec les lieutenants Bellevue et
Hugot, attendant la compagnie Minvielle, qui y arrive peu
après.
Le 2 mai, la colonne, réduite à la compagnie Betbeder, le
peloton Beynaguet et une pièce d'artillerie, marche sur Say.
Au bruit de notre marche, notre vieil ennemi Ahmadou,
fils d'El Hadj Omar, qui, après la perte de ses États, s'était re-
tiré sur le Niger, en amont de Say, s'alliait avec les Touareg
pour s'opposer à notre invasion. On ne lui laissa pas le temps
d'organiser la résistance. Le 4 mai 1897, la mission entrait à
Zebba, capitale du Yagha. y laissait une garnison (une section)
et poussait Ahmadou au delà du Niger.
Le commandant Destenave revient alors à Dori pour orga-
niser ses conquêtes et, sans perdre de temps, pousse sur Say
le capitaine Betbeder et le lieutenant Beynaguet.
L'occupation de Say se fit sans encombre (19 mai 1897). Les
populations, fatiguées de la domination de leurs oppresseurs
et se rappelant la modération de nos missions antérieures
218 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
(Monteil, Toutée, Baud, Hourst) nous accueillirent comme des
libérateurs.
La mission du commandant Destenave était accomplie. Il
ne restait plus qu'à pacifier les régions conquises.
Le capitaine Minvielle, nommé résident à Dori, dut aller
châtier les Touareg et leur tua 140 hommes, le 6 juin, à
Diagourou. Malheureusement, nous y perdions le lieute-
nant Bellevue, tué dans une charge. Ce combat ruinait,
au Dori, les espérances de notre ennemi Madidou, chef des
Aouellimiden.
Au printemps de 1898, le capitaine de Coma, successeur du
capitaine Minvielle, surprend les Touareg Logomaten après
une marche de 150 kilomètres exécutée en trois jours, et en
débarrasse la région.
Ay Mossi, le naba détrôné Bockary Koutou continue ses
intrigues, soutenu par les Anglais. Il oblige le capitaine Seal à
plusieurs reconnaissances, à la suite desquelles il est refoulé
sur le Boussansé. Après une période de calme constatée au
mois d'août 1897, le commandant Destenave, qui pacifiait le
Yatenga à son retour de Dori, est obligé de se porter sur le
Boussansé pour y soutenir le capitaine Seal. Après une série
de reconnaissances, il force Bockary Koutou à fuir à Gam-
baka, où il est accueilli par les Anglais. Débarrassé de ce côté,
le commandant reconnaît la nouvelle frontière franco-an-
glaise et fonde des postes sur tout son parcours; puis il pé-
nètre dans le Dahomey, arrive à Pâma le 5 mars et rentre à
Ouaghadougou le 22 mars 1898.
Du côté de Say, le capitaine Betbeder tranquillise les popu-
lations et les rallie autour de nous. Mais le lieutenant Beyna-
guet est obligé, le 22 juin 1897, de prévenir, à Adaré, une
attaque des indigènes qu'il châtie énergiquement deux jours
après.
Toutes ces opérations n'étaient, en déiinitive, que des actes
de police. Le pays était conquis, et, grâce à l'habileté et à la
modération de nos officiers, on peut dire que, malgré des
révoltes inévitables, il est satisfait de l'avenir que nous lui
réservons. On n'a eu en eiïet à signaler depuis dix-huit mois
SOUDAX OCCIDENTAL 219
que les tournées de police du capitaine Teissonnière dans le
Tierla (août-novembre 1898), du capitaine Modest dans le Lobi
(fin 1898), du colonel Pineau dans le Niénégué (décembre 1898-
mars 1899), du capitaine Amman dans le Kipirsi (février 1899),
du capitaine Benoit et du lieutenant Pruneau dans le Bouaké
(décembre 1898) où ils eurent à soutenir un siège contre les
indigènes, et enfin (avril-mai 1899) du capitaine Boutiq au
Yatenga.
Say une fois occupé et mis à l'abri des incursions des popu-
lations de la rive gauche du Niger, il restait à leur apprendre
à nous connaître. C'est à ce moment que le capitaine du génie
Cazemajou reçut la mission de reconnaître la région, au nord
de la ligne Say-Baroua, que la convention franco-anglaise du
1er avril 1890 laissait dans notre sphère d'influence.
Le capitaine Cazemajou traversa le Niger à Carimana, en
décembre 1897, accompagné de l'interprète Olive et d'une ving-
taine de fusils, passa à Argoungou (1) à la fin de janvier 1898,
et à Sokoto, puis se dirigea ensuite sur l'Adar. Il était à Koussi
au mois de mars. De là, il marcha sur Zinder, où il fut attaqué
par les gens du pays, surexcités par les Touareg et, parait-il,
par un agent senoussi. Les deux Français furent assassines.
et le reste de la mission ne dut son salut qu'à l'extrême
énergie déployée par ses cadres indigènes. Les débris de la
petite troupe, qui eut six morts et huit blessés, furent re-
cueillis à Say, avec les papiers de la mission, et l'on s'occupa
immédiatement de réparer la fâcheuse impression causée, au
delà du Niger, par cet événement.
Une nouvelle mission fut formée, sous les ordres des capi-
taines Voulet et Chanoine, en vue de reconnaître en détail les
divers points de la ligne Say-Baroua et de se relier à la mission
Foureau-Lamy.
Partis de France à l'automne de 1898, ils arrivaient le 2 jan-
vier 1899 à Sansanné-Haoussa, à 150 kilomètres au nord de
(1) Le capitaine Cazemajou a passé avec le chef d' Argoungou, le 19 janvier 1898,
un traité de protectorat qui lixait le youlbi N'Kabbi pour limite à noire influence.
220 l'afriqle politique en 1900
Say, le capitaine Voulet ayant suivi la voie fluviale et le capi-
taine Chanoine, la voie de terre de Ségou sur Say.
Au mois de mars, la colonne comprenant les lieutenants
Joalland et Pallier, le docteur Heinric, 3 sergents européens.
50 tirailleurs et 20 spahis réguliers, environ 200 auxiliaires et
un millier de porteurs, se portait au-delà du Niger; puis,
chassée par le manque d'eau, elle revenait vers le fleuve pour
en repartir en marchant cette fois sur Argoungou. Le 15 avril,
elle se trouvait à Boro-Biré, d'où elle continuait sa marche en
livrant des combats et se frayant un passage par la force.
C'est vers cette époque que le gouvernement ayant eu con-
naissance de certains faits reprochés aux chefs de la colonne,
de cruautés regrettables qui, en ces pays primitifs, accompa-
gnent toujours l'état de guerre, et sont parfois ignorées des
cadres européens, chargea le lieutenant-colonel Klobb de pro-
céder à une enquête et au besoin d'arrêter et de renvoyer au
Soudan les chefs de la mission.
Parti de Say, le 11 juin, avec le lieutenant Meynier, 35 tirail-
leurs et quelques auxiliaires et porteurs, le lieutenant-colonel
Klobb arrivait à Dosso le 15 et à Doundahé le 25 juin.
Le 13 juillet, après diverses péripéties et un échange de cor-
respondances, le capitaine Voulet, ayant interdit au colonel
Klobb d'avancer, quitta la mission sans lui dévoiler ses
projets et se porta, avec quelques tirailleurs au-devant du
colonel.
Il le rencontra le 14 juillet près de Tessaoua et, bien que le
colonel Klobb ait refusé de se défendre, il ne craignit pas de
faire ouvrir le feu contre lui. Le malheureux colonel tomba
frappé mortellement tandis que le lieutenant Meynier était
grièvement blessé.
Revenu vers la mission après avoir recueilli le lieutenant
Meynier, le capitaine Voulet, auquel se serait joint le capitaine
Chanoine, aurait manifesté le projet de fonder un empire afri-
cain, laissant ses compagnons libres de rentrer au Soudan.
Une scission se produisit aussitôt dans la colonne. Bientôt
Voulet et Chanoine furent abandonnés même par les tirailleurs
sur lesquels ils avaient cru pouvoir compter; ayant cherché à
SOUDAN OCCIDENTAL 221
user de rigueur pour les ramener, ils furent massacrés l'un
après l'autre aux environs de Mairgui.
Le lieutenant Pallier rallia alors tout le personnel de la mis-
sion et décida de poursuivre sa marche sur Zinder.
Il y entra sans grandes difficultés, y établit un poste et y laissa
un fort détachement avec le lieutenant Meynier. Puis, tandis
que le lieutenant Joalland poussait vers le Tchad, le lieutenant
Pallier regagnait Say, où il arrivait le 14 novembre, ramenant
péniblement les tirailleurs dont la fidélité avait paru douteuse.
Du côté de Tombouctou, l'année 1897 a été signalée par la
mort du lieutenant de Chevigné, tué, le 18 juin, par le rezzou
formé par Abbidin, marabout kounta, qui avait réuni autour
de lui 3.000 hommes des Tguadaren et des Kel-Temoulaï.
Diverses reconnaissances furent depuis lors dirigées contre les
Touareg.
Au mois de mai 1898, une colonne de 300 tirailleurs et de
èiO spahis, refoula les Iguadaren vers le désert. Une compa-
gnie de tirailleurs, laissée à Bamba après cette petite expédi-
dition, y fut attaquée, le 14 juin, par Abidin, à la tête des
Kountas et des Iguadaren qui se retirèrent après trois heures
de lutte. Après un nouveau combat à Zamgoï, les Iguadaren
firent leur soumission. Le poste de Bamba fut définitivement
organisé en octobre 1898.
A ce moment, le commandant Crave partait de Dori, mar-
chant à la rencontre du lieutenant-colonel Klobb qui descen-
dait le Niger, venant de Tombouctou. Il se heurtait aux
Touareg, les rejetait, après plusieurs combats acharnés, au
delà du Niger, et installait des postes à Douasou et Zinder. Le
25 décembre il faisait sa jonction vers Ansongo, avec la co-
lonne Klobb.
Le programme assigné aux deux colonnes était le suivant :
protéger la mission Voulet jusqu'à son départ du Niger et
chasser les Touareg au delà du fleuve. Elles devaient se réunir
entre Say et Zinder et soumettre les tribus riveraines du Niger.
Cette mission fut remplie entièrement. Outre les postes créés
par le commandant Crave, le colonel Klobb fondait, après plu-
222 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
sieucs combats, ceux de Gao, Taoussa et Ansongo, de manière à
interdire aux Touareg tout accès vers le Niger.
L'année 1899 a vu, de ce côté, la pacification se continuer.
Les Kel Antassar paraissent s'être soumis comme les Allay ;
les Kountas paient tribut, et l'on n'a eu à signaler, en fait d'o-
pérations de police récente, que la dispersion opérée près de
Fafa, le 19 juin dernier, par le capitaine Henrys, d'un rezzou
formé par Madidou et Abidin, la répression, au mois de mai.
de la petite révolte de Kentadji et les succès obtenus par le co-
lonel Septans et le capitaine Moll à la fin de 1899.
Vers le Nord-Ouest, la mission confiée à M. Coppolani par le
général de Trentinian a eu un plein succès et amené la sou-
mission des Maures Medjdouf et Alloueh. Cette soumission, ac-
compagnée de celles des Sidi Mahmoud, des Oulad Embarek
et des Oulad Nacer, parait devoir assurer la pacification de
toute la région habitée ou parcourue par les tribus maures.
Cette région prendra le nom de Mauritanie occidentale et sera
administrée par M. Coppolani.
Tels sont, trop brièvement énumérés, eu égard à l'intérêt
qu'ils présentent, les derniers événements qui viennent
d'asseoir définitivement notre domination sur les rives du
Niger.
Le Soudan est conquis. Il faut maintenant l'occuper et sur-
tout le conserver. Ce n'est pas du jour au lendemain que ses
populations, quel que soit leur désir de vivre en paix sous
notre domination, se rallieront à nous sans arrière-pensée. Il
y aura encore des ambitions à abattre, des révoltes à étouffer
et, plus encore, des attaques étrangères à repousser.
L'étude de la défense du Soudan contre une invasion étran-
gère ne saurait sembler prématurée. Il suffira de se reporter
aux événements de la fin de 1898 qui ont amené l'apparition
d'une escadre anglaise devant Dakar, de se rappeler l'àpreté
des revendications de nos rivaux et de jeter les yeux sur
les enclaves étrangères semées parmi nos possessions d'Afri-
que pour ne plus envisager l'avenir avec autant de sécurité.
D'ailleurs depuis un an on n'est pas resté inactif au Soudan.
SOUDAN OCCIDENTAL 223
Sept compagnies de gardes-frontières ont été formées et on a
procédé à l'organisation et à l'encadrement de 14.000 hommes
de réserve parmi des indigènes choisis ou d'anciens tirailleurs.
Pendant l'année 1900 des renforts en personnel et en maté-
riel ont été dirigés sur le Soudan. Un supplément de 23 officiers
et de 66 sous-officiers y a été envoyé et l'année 1900 verra en-
core se développer de ce côté nos ressources militaires.
Nous sommes vulnérables au Soudan par nos côtes, par
une révolte possible de nos sujets et par les enclaves étran-
gères.
Des révoltes locales seront évidemment toujours à craindre,
mais il n'y a guère lieu de prévoir, à moins de fautes considé-
rables, une insurrection d'ensemble.
Nos côtes se défendront d'elles-mêmes par les points forts
qu'on y établira en des situations à déterminer par leur im-
portance actuelle, par les moyens de communication qu'elles
tiennent et interdisent, par les garnisons qu'on leur donnera :
Saint-Louis, comme capitale, situé à l'embouchure du Séné-
gal; Dakar, par sa merveilleuse situation maritime et straté-
gique, Konakry et les bouches des principaux fleuves côtiers
de la Guinée sont autant de points remarquables qu'il s'agit
de protéger et d'interdire à l'ennemi.
Si, comme précaution immédiate, on ajoute à ce pro-
gramme que les voies pénétrantes devront être peu nom-
breuses, à grand rendement, et aboutir aux points protégés;
que ces voies, les seules possibles pour un envahisseur, seront
autant de défilés faciles à défendre — surtout dans la traversée
de la forêt dense — ou à détruire momentanément, on recon-
naîtra que. même avec des ressources assez faibles, il sera
facile d'obliger l'ennemi a reporter ailleurs que sur nos côtes
ses tentatives de débarquement et d'invasion.
Les enclaves étrangères offrent, d'ailleurs, à l'ennemi bien
plus de commodité et de ressources. Il est inutile d'insister
sur un pareil sujet, qui a déjà éveille l'attention de nos officiers.
Il suffira de faire remarquer qu'une invasion possible ne devra
pas trouver en défaut nos services de renseignements, que les
routes d'invasion, toujours peu nombreuses, devront être
224 L 'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
reconnues et étudiées et les garnisons placées à proximité.
Celles-ci gagneront à ne point être éparpillées sans nécessité et
à être concentrées en des points stratégiques convenablement
choisis dans les régions remarquables, telles que le Fouta-Djal-
lon, les pays de Bissandougou et Mousardou, ceux de Kong et
Bondoukou, la région montagneuse entre le Gourounsi et le
Gourma, les contrées de Garnot ville et de Nikki.
Tout plan de défense militaire ou d'exploitation commer-
ciale comporte un programme de voies de communication
conçu avec ensemble et continuité.
Déjà, nous possédons, outre les voies fluviales, deux grandes
voies de pénétration ouvertes au moyen de la main-d'œuvre
indigène, par le lieutenant-colonel de Trentinian. L'une, de
Saraféré près Tombouctou à la frontière du Dahomey, mesure
10 mètres de largeur et 900 kilomètres de longueur. L'autre
va de Mopti sur le Niger à Say et mesure 800 kilomètres. Ces
routes précèdent les chemins de fer à venir. Nous continuons,
en outre, à construire lentement et péniblement, faute de cré-
dits, la voie ferrée de Kayes à Bamako et Koulikoro.
Les travaux ont été commencés en 1881. En 1898, on avait
construit 176 kilomètres seulement. Afin de réduire les dé-
penses et de mettre de l'ordre dans les travaux, on a fait appel,
en 1893, au concours du génie militaire. Depuis lors, les
recettes, qui, en 1893, étaient de 129.660 francs, ont monté, en
1899, à 452.000 francs. Dans son rapport, présenté à la com-
mission du budget de 1900, M. Le Hérissé a fait connaître que
la voie avait été poussée en 1899 à 41 kilomètres au delà
d'Oualia, c'est-à-dire à 217 kilomètres de Kayes. Il est à espérer
qu'en raison des mesures de construction simultanée récem-
ment prises au moyen de la main-dœuvre supplémentaire
fournie par les sofas de Samory, la ligne entière pourra être
livrée en 1904. On aura donc mis vingt-trois ans à construire
536 kilomètres. A ce compte-là, le Transsaharien exigerait plus
d'un siècle et demi.
Ce fait montre encore davantage la nécessité de dresser un
plan d'ensemble pour la construction de nos chemins de fer
SOl'DAN OCCIDENTAL
m\
coloniaux et pour les crédits à leur consacrer, qu'on les
demande au budget de la métropole ou à des emprunts colo-
niaux.
En tout état de cause, les voies ferrées, construites dès le
début à la largeur de 1 mètre, devront suivre les voies natu-
relles sans trop s'inquiéter de desservir telle ou telle localité
dont le transit peut être sujet à déplacement.
C'est ainsi que, faisant suite aux voies transsahariennes déjà
entrevues, une ligne partant de Tombouctou aboutirait à
Kong et de là à Abidjean; la voie de Kayes au Niger conti-
nuerait vers Sikasso, Ouaghadougou, Say et Zinder; elle serait
rejointe sur le Niger par la ligne venant d'un côté de Konakry
et de l'autre du Cavally et de Mousardou; à Say aboutirait
la ligne qui, partie de Cotonou, passerait à Nikki et près d'Ilo.
Cette œuvre des artères principales terminée, les intérêts
particuliers fixeraient le programme ultérieur : d'ici là les
enclaves étrangères, commercialement investies et peut-être
pacifiquement tombées en notre pouvoir, ne seraient plus un
obstacle au développement d'ensemble de notre Afrique et
contribueraient, au contraire, à sa grandeur et à sa prospé-
rité.
*
* t *
Arrosé par plusieurs grands fleuves et par un grand nom-
bre d'affluents, le Soudan français se prête à la culture de
presque tous les produits tropicaux.
Dévasté de tout temps par la guerre la plus sauvage, il n'est
pas étonnant que les voyageurs qui ont examiné superficielle-
ment certains côtés du pays n'y aient pas trouvé, au premier
coup d'oeil, les éléments d'une prospérité immédiate. Cette
prospérité, reposant sur les ressources du pays et sur l'abon-
dance de la main-d'œuvre indigène, ne peut manquer de
prendre un sérieux essor le jour où le pays, complètement
pacifié, sera en mesure de se livrer, sans crainte des pertur-
bations politiques, à l'agriculture et au commerce.
Outre leurs richesses agricoles, ces régions possèdent des
Afr. polit. 15
226 l'afrique politique en 1900
gisements miniers qui n'attendent, pour être mis en valeur,
que l'établissement de voies de communication sûres et
faciles.
Les alluvions de nombreuses rivières contiennent de l'or.
Le sol tout entier du Bambouk est un immense placer d'or.
La Falémé, les marigots qui s'y déversent, les moindres ruis-
seaux roulent des paillettes d'or. Outre l'or, le Bambouk renferme
des gisements de plomb argentifère, des minerais de cuivre, d'étain
et de fer. (Capitaine Ancelle.)
Dans son ouvrage L'Expansion coloniale de la France (1886),
M. de Lanessan s'exprime ainsi :
L'or existe en abondance dans les territoires d'alluvions que tra-
versent les affluents du Sénégal; il est surtout abondant dans le
Bambouk, qui est en même temps l'un des territoires les plus fer-
tiles. Il est surtout abondant dans le Bouré. Plus on se rapproche
de la Falémé, plus l'abondance de la poudre d'or et la grosseur des
pépites augmentent.
On a vu plus haut quel était le rôle véritable et spécial qu'il
convient d'assigner à Tombouctou dans le commerce du
Soudan.
Tombouctou, avec ses trois ports de Kabara, Day et Ko-
riumé, reçoit du Nord le sel provenant des mines de Taou-
deni, sur la route du Maroc, dans le désert d'El Djouf.
A cette denrée s'ajoutent les dattes et le tabac du Touat.
Les caravanes viennent du Maroc (par Arouan), du Touat,
de Ghadamès et de Mourzouk, portant à dos de chameau
leurs produits jusqu'à Tombouctou. Là, elles sont déchargées
dans des pirogues et des chalands, qui les transportent sur le
Niger, où on les livre dans diverses escales aux caravanes de
la boucle du fleuve. Celles-ci, en échange, confient aux ba-
teaux le mil et autres denrées du Soudan.
Dans les docks et magasins de Tombouctou se produit donc
un simple transbordement de marchandises, un va-et-vient
nécessité par la nature différente des pays situés au nord et au
sud de la ville : plaines de sable d'un côté et, de l'autre, con-
trées fertiles arrosées par de nombreux cours d'eau.
SOUDAN OCCIDENTAL 227
C'est aujourd'hui sur les douanes du Sénégal qu'il faut
compter, outre les subventions de la métropole, pour doter
les travaux publics qui s'imposent dans la colonie (1). C'est
ainsi qu'en 1898 le Soudan a été autorisé à emprunter environ
920.000 francs, remboursables en quatre ans, pour continuer
le chemin de fer de Kayes au Niger. Les annuités nécessai-
res à l'amortissement doivent être prélevées, jusqu'à con-
currence de 250.000 francs par an, sur le produit des douanes
du Sénégal.
Les recettes des douanes vont d'ailleurs se ressentir de l'état
de paix qui commence au Soudan. Dès 1896, le commerce de
Tombouctou dépassait un demi-million par trimestre. De ses
oscillations on peut tirer des conclusions sur les variations du
commerce général du pays, et de son accroissement continu
on peut déduire que l'amélioration des transactions est en
bonne voie.
Ces régions ne sont, d'ailleurs, qu'imparfaitement recon-
nues. Maintenant qu'il s'agit de les mettre en état d'exploita-
tion, il est nécessaire de fournir à nos négociants des don-
nées certaines sur les ressources du pays. C'est à ce travail
d'ensemble que s'est livrée la mission technique qui a
quitté la France, au mois de novembre 1898, sous la direction
du général de Trentinian, lieutenant- gouverneur du Soudan.
A la veille de son départ, le général caractérisait lui-même
son rôle comme il suit :
Ma tâche est double, a-t-il dit. D'une part, elle consistera à main-
tenir la paix absolue dans les immenses territoires définitivement
conquis, à être très économe des deniers de l'Étatet à hàler le jour,
déjà proche, où la colonie paiera toutes ses dépenses.
D'autre part, dans un délai très court, faire sortir du Soudan des
centaines de tonnes de caoutchouc, de gomme, d'arachides, de
(1) Budget de 1899 :
Sénégal. — Recettes : 3.929.367 francs. Dépenses : même chiffre.
Soudan. — Recettes : 2.725.o00 francs. Dépenses : même chiffre.
Commerce du Soudan (moyenne des dernières années) :
Importations par le Sénégal : il. 808.000 francs;
Exportations (Europe et Sénégal) : 2.702.000 francs.
228 l'afrique politique en 1900
coton, de ce coton qui abonde depuis Tombouctou jusqu'au Fouta-
Djallon, depuis Kayes jusqu'à Say — et qui vaut celui d'Amérique
et d'Egypte — enfin commencer l'exportation des produits du sol
et du sous-sol, que mes collaborateurs, hommes distingués et pra-
tiques, vont à coup sur mettre très vite en lumière.
Le général de Trentinian concluait en demandant rétablis-
sement de voies de communication et de moyens propres à
développer l'attachement des indigènes. xVvecson passé et ses
talents, le général de Trentinian ne pouvait manquer, comme
le général Galliéni à Madagascar, de mettre en lumière et de
faire davantage apprécier les qualités administratives de nos
officiers.
Tel est, considéré à grands traits, le Soudan occidental. Il
suffît, pour juger de son rôle à venir, de jeter les yeux sur
une carte d'Afrique, et de constater combien est heureuse la
situation de cette bosse du continent africain, envisagée dans
ses rapports avec les continents voisins d'Europe et d'Amé-
rique.
Dans le va-et-vient des échanges qui s'effectuent, et que
l'humanité développera tous les jours davantage entre l'Eu-
rope et l'Amérique du Sud, entre l'Afrique et l'Amérique du
Nord, les ports et refuges de la côte occidentale d'Afrique ne
peuvent manquer d'acquérir une situation privilégiée et un
rôle prépondérant. Ils le devront non seulement à leur com-
merce de transit, mais plus encore à ce fait qu'ils seront les
entrepôts des denrées produites par une terre privilégiée et
favorisée de toutes manières.
Le rôle de cette partie de l'Afrique sera peut-être plus
considérable encore au point de vue politique à cause de sa
proximité de la vieille Europe et de l'heureuse situation stra-
tégique dont on vient de parler.
On a calculé que le Sénégal et le Soudan avaient coûté à la
France, juqu'en 1898, environ 200 millions. Il faudrait mettre
SOUDAN OCCIDENTAL 229
en regard ce que ces pays lui ont rapporté aux points de vue
de sa richesse, de son prestige et de son avenir.
Toutes ces considérations sont de nature à faire ardemment
désirer l'acquisition plus complète encore et l'incorporation
définitive de ces vastes contrées du Soudan occidental à la
patrie française. Les sacrifices réellement minimes en compa-
raison des résultats à obtenir, que l'on fait aujourd'hui
pour arrondir le domaine de la France en ces régions, se
trouvent amplement justifiés par l'examen que nous venons
de faire de la valeur de ces territoires. Et s'il était nécessaire
de les justifier davantage, il suffirait de rappeler ces mots
d'un penseur aux larges vues :
Le jour où cet immense territoire sera organisé, traversé par çles
voies de communication, où il sera vraiment devenu une France du
Soleil, qui sait, avec ses immenses réserves d'hommes de guerre,
de quel poids la mère pairie pourra peser même dans la vieille
Europe! (Elisée Reclus.)
230 l'afrique politique en 1900
Soudan central.
Division du pays. — L'Empire du Sokoto. — Zones d'influence française et anglaise.
— Le Bornou. — Les conquêtes de Rabah. — L'Adamaoua. — Partage du pays
entre l'Angleterre, la France et l'Allemagne. — Rôle possible de l'empire de
Rabab.
C'est le pays compris entre la branche orientale du Niger et
le lac Tchad prolongé par le cours du Chari.
Il comprend trois pays principaux :
Le Sokoto;
Le Bornou;
L'Adamaoua.
Ce sont trois pays musulmans, qui entretiennent ensemble
et avec leurs voisins de nombreuses et fréquentes relations
commerciales. Leur civilisation, révélée d'abord par Barth,
puis encore plus complètement par le colonel Monteil, est
beaucoup plus avancée que celle de tous les pays environ-
nants. Nous en reparlerons plus loin en même temps que
nous étudierons leurs populations et leurs conditions d'exis-
tence.
Celles-ci paraissent devoir être bientôt profondément mo-
difiées, autant par l'influence de jour en jour croissante
que les Européens acquièrent dans ces régions, que par suite
de la révolution politique provoquée dans ces derniers temps
par les événements du Soudan égyptien.
On connaît assez mal encore les conditions dans lesquelles
Rabah, le conquérant du Baguirmi, a pu s'installer au Bor-
nou ; mais le fait seul du développement de sa puissance
peut avoir sur la politique soudanaise des Anglais, des Alle-
mands et des Français une influence prépondérante.
Un empire relativement fort, venant grouper autour du
Tchad des peuples jadis en décadence, et qui demain peut-
SOUDAN CENTRAL 231
être retrouveront leurs instincts guerriers d'autrefois, tel est
le fait qui pourrait modifier radicalement les visées des puis-
sances européennes sur ces pays, considérés naguère comme
voués à une domination facile.
Il manquait à ces peuples un gouvernement un peu éclairé,
la conscience de leur force et l'énergie nécessaire pour assurer
leur indépendance. Rabah, l'ancien marchand d'esclaves,
doit-il continuer à rester semblable aux autres conquérants
soudanais, portant comme Attila la dévastation sur son pas-
sage, et considérant les peuples comme un bétail à exploiter ;
ou bien aura-t-il la conscience ou mieux l'intuition du rôle
qu'il pourrait être appelé à jouer, et que les circonstances lui
ont jusqu'ici imposé? L'avenir nous l'apprendra, tandis que
le présent et même le passé restent encore pour nous plongés
dans une demi-obscurité, qui nous empêche de tirer des évé-
nements de ces dernières années des conclusions précises.
En tout état de cause, il n'est pas inutile de revenir rapi-
dement sur l'histoire de ces pays, et de montrer comment
elle a pu contenir le germe des événements qui continuent à
se dérouler autour du Tchad.
232 l'afrique politique en [900
Le Sokoto.
Les renseignements les plus précis qui nous sont donnés
sur l'histoire, la géographie et la politique de ces contrées
sont contenus dans le récit des voyages du colonel Monteil.
En attendant que des missions ultérieures nous donnent sur
ces régions des aperçus nouveaux, c'est à l'ouvrage de l'émi-
nent explorateur qu'il faut faire appel pour exposer briève-
ment les conditions actuelles des populations du Soudan
central.
Le premier groupement politique important que l'on ren-
contre à l'est de la boucle du Niger est l'empire du Sokotô
qui paraît encore comprendre le Kabbi, le Koui, le Zanifara,
le Katsena, le Kano, le Gober, le Marodi, le Kasaoura, le
Messaou, le Hadeidjia, le Baoutêtu, le Goudjba, le Zozo et le
Djerma.
Au commencement du siècle, un marabout de race peul,
nommé Othman, souleva les Foulas contre les Haoussas et
fonda un vaste empire qu'il divisa en deux tronçons attribués
à chacun de ses fils. A l'un échut le Gando, vaste pays à che-
val sur le Niger, entre le Sokoto et le Mossi. Le second obtint
l'empire du Sokoto ou de Wourno, qui s'étend jusqu'au Bornou
et à l'Adamaoua. Ce dernier pays est, nominalement tout au
moins, tributaire du Sokoto.
Tout ce pays est habité par la race haoussa, dominée depuis
le commencement du siècle par les Peuls, race intéressante et
dont il convient de parler pour se rendre compte des événe-
ments qui viennent de se dérouler au Soudan.
Les Peuls, appelés aussi Pouls, Foulbé, Foullahs, Fellatahs,
Fellani, Foulfouldé, se retrouvent partout disséminés entre
l'Atlantique et le Tchad. Leur origine première se perd dans
les légendes. Viennent-ils d'Asie, du plateau central asiatique,
LE SOKOTO 233
comme le pensait le général Faidherbe, ou bien des bords du
Nil, comme on l'a soutenu? Il est difficile de le savoir. Plus ré-
cemment, ils ont fondé, vers lexive siècle, un vaste empire sou-
danais, et ils se disent originaires du Fouladougou au nord-est
de Kita.
Musulmans tolérants, ils ont à un haut degré l'instinct de la
domination, et ils se distinguent des noirs par leur teint rouge
brique, leur visage ovale, leur nez aquilin, leurs attaches fines,
leur front large et élevé. Ils ont une réputation d*intelligence
partout établie, et ils prétendent descendre de la race blanche.
Pasteurs et nomades, ils se sont mélangés un peu partout
aux peuples qu'ils ont conquis, et, par leur croisement avec les
Ouolofs, ils ont donné naissance aux Toucouleurs ou Torodos,
considérés par les Peuls eux-mêmes comme la race noble par
excellence.
Dans le Sokoto, ils tiennent sous leur domination lesHaous-
sas, qui peu à peu se sont désafïectionnés d'eux, et qui ont
nécessité, en 1892, une expédition par laquelle l'empereur
Aliderraman a pu rétablir son autorité sur les pays entre le
Sokoto et le Niger.
La puissance de cet empire paraît donc assez superficielle,
et il n'est pas étonnant que les Anglais de la Compagnie du
Niger aient pu espérer établir sans difficulté leur influence sur
ces vastes contrées. Ils y croyaient d'autant plus que les
Haoussas, race énergique et très adonnée au commerce, ont
paru envisager sans trop de méfiance leurs entreprises com-
merciales.
Le commerce est très développé dans le Soudan central. La
métropole de ce pays, au point de vue des relations des
négociants entre eux, est Kano, importante ville d'environ
60.000 habitants, qui est le point de passage de tous les mu-
sulmans soudanais qui se rendent à La Mecque, et qui reçoit
chaque année dans ses murs une population flottante de près
de deux millions de voyageurs.
Dans tout le Soudan on est habitué à tirer des traites paya-
bles à Kano, où se tient un marché quotidien.
Kano est le centre du commerce de la kola, qui, venue de la
231 l'afrique politique en 1900
côte ouest, est portée par les caravanes jusqu'à Khartoum et
au delà.
Un traité de commerce a été passé par le capitaine Monteil
avec l'empereur du Sokoto, par lequel il fut accueilli favorable-
ment en 1891. A ce moment, paraît-il, aucun traité ne le liait
aux Anglais, bien que ceux-ci, lors des négociations entamées
à Paris en 1890,. aient affirmé posséder des droits sur cet
empire.
Le traité anglo-français du 5 août 1890, établissant la ligne
Say-Baroua comme limite de la zone d'influence des deux
nations, fut édifié sur cette affirmation qui fut depuis lors re-
connue mal fondée. Ce traité était donc vicié dans son prin-
cipe: il est d'ailleurs certain que les Anglais n'ont pas mieux
réussi depuis 1892 que par le passé à établir un semblant d'in-
fluence sur le Sokoto. Les récents événements qui se sont dé-
roulés sur le Niger, et que nous avons relatés plus haut, en
sont la preuve manifeste.
La France, grâce au traité Monteil (28 octobre 1897), était
cependant, dès 1895, en bonne situation pour répondre de ce
côté aux exigences anglaises, et la mission hydrographique
du Niger, envoyée de Tombouctou vers Say et le bas fleuve,
nous donnait un titre à ajouter à ceux que nous possédions
déjà.
Entre le Mossi et la Benoué, s'étend le pays de Gando, qui
faisait autrefois partie de l'empire du Sokoto et qui semble ne
plus tenir à lui que par des liens très relâchés. On a déjà
parlé des prétentions allemandes sur le Gando. C'était en quel-
que sorte, dans ces derniers temps, un État tampon entre le So-
koto et la Compagnie du Niger, dont les relations commer-
ciales et les expéditions se sont exercées uniquement sur les
indigènes du bas fleuve et nullement dans la direction du
Sokoto, de l'Adamaoua ou du Mouri.
Cette dernière contrée, visitée, comme on le sait, par le lieu-
tenant Mizon, qui y a été bien accueilli par le sultan, paraît
être aujourd'hui un État indépendant, bien qu'il soit nomina-
lement tributaire du Sokoto. Il est situé entre le Sokoto, le
Bornou et l'Adamaoua.
LE SOKOTO 233
A la suite des démêlés de la Compagnie du Niger avec le
lieutenant Mizon, le gouvernement français, interprétant
rigoureusement le traité anglo-français du 5 août 1890, a
renoncé aux avantages accordés par le sultan du Mou ri au
lieutenant Mizon.
Dès lors, la Compagnie du Niger a pu se livrer sans empê-
chement, de ce côté aussi bien que vers l'Adamaoua, à tous
ses désirs d'expansion commerciale. Mais ses efforts n'ont été
jusqu'ici couronnés que d'un succès relatif. En définitive, le
Sokoto, qui a accepté de recevoir un résident ou plutôt un
ambassadeur anglais, a refusé énergiquement tout envoi de
troupes britanniques. Le sultan s'y considère comme entière-
ment indépendant et, malgré le départ tout récent de la mis-
sion religieuse de l'évêque Tugwell qui se rend à Kano, il
s'écoulera vraisemblablement quelque temps encore avant que
les visées anglaises prennent la forme d'une intervention.
A l'heure actuelle, et malgré les fautes passées, la France est
plus près du Sokoto que l'Angleterre.
236 l'afrique politique ex 1900
Le Bornou.
Les Peuls du Sokoto appellent le Bornou la Terre du men-
songe. Les deux pays diffèrent, en effet, en de nombreux points.
Tandis que le Sokoto est un pays policé, habité par des popula-
tions bienveillantes, le Bornou est peuplé par la race kanori et
par des Arabes, gens vaniteux, défiants et peu hospitaliers.
Au moment du passage de la mission Monteil, qui entra dans
le Bornou au mois de mars 1892, la dynastie, régnant depuis le
commencement du siècle, était représentée par Scheik Ashim,
prince faible, dominé par son entourage et peu estimé par ses
sujets.
Environ une année auparavant, une mission anglaise
venue des bords du Niger avait essayé de pénétrer jusqu'à
Kouka. Mais le sultan du Bornou, effrayé de l'appareil mili-
taire de cette mission et préférant son isolement aux béné-
fices qu'il pouvait retirer du contact des Anglais, leur défendit
l'entrée de son royaume, et la mission dut rétrograder sans
avoir obtenu le moindre résultat.
Le Bornou était alors en pleine décadence; les vassaux ne
payaient plus le tribut, et les gens du Ouadaï faisaient la loi
sur le marché de Kouka. la capitale du Bornou. Cependant, les
relations commerciales continuaient à se développer avec les
pays voisins, le Sokoto, l'Adamaoua, les pays au sud et à l'est
du Tchad, ainsi qu'avec Tripoli, le débouché traditionnel de
cette partie du Soudan du côté de l'Europe.
A ce moment, le capitaine Monteil put voir, à Kouka, le fils
du roi du Baguirmi, venu pour demander, à Scheik Ashim,
des secours contre un marchand d'esclaves, nommé Rabah,
qui, à la tète de bandes nombreuses et assez bien armées,
menaçait les pays du Chari.
Ce Rabah commençait alors les conquêtes qui devaient le
conduire sur le Tchad, et de là dans le Bornou, où était déjà
LE BORXOL 237
parvenue sa renommée, et où le capitaine Monteil put re-
cueillir, sur son origine, des renseignements qui furent plus
tard confirmés par M. Gentil, l'explorateur du Tchad.
Lorsque Gordon Pacha, délégué du Khédive, eut occupé
Khartoum, son premier soin fut de donner la chasse aux
marchands d'esclaves qui, à la tète de bandes nombreuses,
pillaient les pays du Chari et du Bahr-el-Ghazal, pour aller,
de là, vendre à Khartoum le produit de leurs razzias.
Une de ces bandes, comprenant plusieurs milliers d'hommes
en partie armés de fusils, était commandée par un certain
Zobéir, appelé aussi Siber ou Ziber, possesseur de vastes
territoires dans le Bahr-el-Ghazal et qui avait eu l'occasion de
rendre des services aux Égyptiens pendant leur conquête.
Appelé au Caire pour y recevoir l'investiture avec le titre de
bey, il laissa ses forces à son fils Suleyman qui, à la suite
d'une révolte contre les Égyptiens, fut battu et tué par eux
ainsi que ses principaux lieutenants.
Pendant que Zobéir était retenu prisonnier au Caire, où il se
trouve encore, Rabah, son frère de lait, qui était à la fois l'es-
clave et le conseiller de Suleyman, réussit, avec quelques
centaines d'hommes, à échapper aux Égyptiens, établis à Dem-
Ziber, et entama la conquête du Dar-Fertit et du Dar-Banda
en s'étendant jusque vers Bangasso.
Après la chute de Khartoum et la fondation de l'empire du
mahdi, Rabah espéra reprendre ses relations commerciales
avec la capitale du Soudan égyptien. Mais tous les envois
qu'il faisait vers Omdurman étaient confisqués par le mahdi,
en sorte qu'il se trouva emprisonné sur son territoire sans
pouvoir se procurer les munitions qui faisaient sa principale
force.
Il s'adressa sans succès aux sultans du Baguirmi, du Ouadaï
et essaya de s'approvisionner au Bornou. Puis, craignant de
s'attaquer à l'Adamaoua, il se jeta sur le Dar-Runga, alors
tributaire du Ouadaï, et soumit son chef, le sultan el Senoussi
el Bekir, à qui il ordonna de faire massacrer, au mois de mai
189L, la mission Crampel parvenue à El-Kouti.
238 l'afriqle politique en 4900
Renforcé par les approvisionnements de Senoussi et par
l'armement de la mission Crampel, Rabah, n'osant pas encore
se mesurer avec le sultan Yousouf du Ouadaï, se tourna contre
le Baguirmi, pays en pleine décadence.
Ses forces qui, au début, ne comptaient pas plus de 300
fusils, s'étaient fortement augmentées. Aussi pouvait-il, dès
1893, aller attaquer Gaourang, sultan du Baguirmi, qu'il assié-
geait dans Maïnfa, ville du Ghari, pendant cinq mois. Une
armée envoyée par le sultan du Ouadaï, au secours de son
vassal du Baguirmi, fut battue sans grandes difficultés, et
Gaourang, incapable d'une plus longue résistance, alla se réfu-
gier dans sa capitale Massenya.
Rabah n'osa pas l'y poursuivre et continua à descendre vers
le Bornou.
Voici, d'après le Temps, l'historique, donné par M. Gentil,
des opérations ultérieures de Rabah :
La résistance des Baguirmiens contraignit Rabah à se porter vers
le Nord-Ouest et à se diriger sur le Bornou.
En route, il se rencontra avec Ayatou, fils révolté du sultan de
Sokoto, qui lui donna son concours. Ayatou était installé à Balda,
dans le Mandara, au nord-est de la haute Benoué. Les forces unies
de Babah et de Ayatou se mesurèrent à Kouka avec tous les con-
tingents que le sultan du Bornou, Kiari, avait pu rassembler. Les
Bornouans furent défaits et Kouka dévasté. Cela se passait en dé-
cembre 1893.
A la suite de cette conquête, où Babah ne voulut pas faire une
large part à son allié, Ayatou se sépara du conquérant et revint à
Balda, où il se trouve encore.
Rabah organisa alors ses nouvelles conquêtes et plaça sa capitale
à Dikoua, la seconde ville du Bornou, forte de 15.000 âmes, située
à proximité du lac Tchad.
Voulant s'assurer en même temps une ligne de retraite vers le
Sud, dans le cas où il serait menacé par une coalition du sultan de
Sokoto, de Ayatou et des Bornouans, Babah établit des garnisons
à Goulfey, sur le Chari, à Koussouri et à Logon, ces deux dernières
villes sur le fleuve Logone. Comme toute cette région dépendait du
Baguirmi, les chefs dépossédés se réfugièrent à Massenya, auprès
de Gouarang. Mais le Baguirmi dut subir cette conquête de Babah,
car il ne lui était pas possible, avec les misérables forces dont il
disposait, d'envoyer une expédition contre l'ennemi, qui aurait eu
de graves difficultés, d'ailleurs, pour traverser le Chari.
LE BORNOC 239
Tranquille du côté du Baguirmi, n'osant pas s'attaquer à l'Ada-
maoua et ne se souciant pas de provoquer le Sokoto en marchant
sur son ancien allié Ayatou, Babah songea, l'an dernier, à reprendre
ses conquêtes dans le nord-est du lac Tchad. A cet effet, il envoya
son fils Fadel Alla attaquer le pays de Zinder, qui se trouve au
nord du Bornou, dans la sphère d'influence que les conventions
anglo-françaises de 1890 et de 1898 ont reconnue à la France.
Fadel Allah conquit facilement le pays de Zinder; seulement, il
ne s'y maintint pas, et, quand nous étions au Baguirmi, nous avons
appris le retour à Dikoua du fils de Babah, ramenant de nombreux
fusils et des esclaves.
A notre descente du Chari, où nous nous bornions à faire la
reconnaissance hydrographique du fleuve, nous avons été très bien
reçus par les habitants du Goulfey et de la rive gauche, qui virent
en nous des libérateurs. Bien que nous n'ayons jamais commis
le moindre acte d'hostilité, les garnisons que Babah entretenait
dans l'ancienne province occidentale du Baguirmi jugèrent prudent
de se retirer. Elles n'ignoraient pas, d'ailleurs, que nous étions les
« frères » du malheureux Crampel, et elles pensaient que nous
venions pour tirer vengeance de l'assassinat de notre compatriote.
A peine étions nous revenus à Massenya, après notre voyage sur
le Tchad, que nous avons appris la réinstallation des troupes de
Babah à Goulfey et Koussouri, où elles se livrèrent à des repré-
sailles injustifiées sur les habitants.
Nous avons quitté Massenya le 21 novembre 1897, et, à ce moment,
toute la région était en paix.
La paix ne fut pas de longue durée. Vers le milieu de 1898,
Rabah, qui, paraît-il, disposerait aujourd'hui de 4 canons et
de 8.000 fusils, traversa le Chari et se lança à la conquête
du Baguirmi. Gaourang, se trouvant dans l'impossibilité de
lui résister, incendia Massenya, et, suivi de notre résident,
M. Prins, et de ses douze Sénégalais d'escorte, se retira vers
le Sud, du côté de Korbol, à proximité de nos postes du haut
Oubangui. M. Prins arriva le 1er septembre à Gribingui, où
des mesures de protection durent être prises aussitôt (1).
Ces mesures furent insuffisantes pour intimider Rabah.
Continuant son invasion du Baguirmi, il réussissait, vers le
(1) Une ambassade de Gaourang et du sultan El Senoussi, envoyée en France h
la fin de 1898, repartit de Marseille le 25 décembre, conduite par M. Bretonnet,
pour regagner l'Oubangui et de là le Chari.
240 l'afrique politique en 1900
mois de juillet 1899, à faire prisonnier M. de Béhagle, qui
poursuivait sa mission commerciale dans le pays, et, parait-il,
le condamnait à mourir de faim.
Peu après, il marchait contre M. Bretonnet, de la mission
Gentil, chargé d'organiser les forces de Gaourang et de pro-
téger la vallée du Chari, et l'atteignait le 18 juillet à Niellim.
Là, après un combat désespéré contre 7 à 8.000 hommes,
M. Bretonnet était massacré avec toute son escorte composée
des lieutenants Durand-Autier et Braun, du maréchal des logis
Martin et d'une trentaine de tirailleurs. Mais peu de temps
après, le 2 décembre 1899, attaqué lui-môme avec ses 12.000
hommes, dans son camp fortifié de Kouna, par les 320 tirail-
leurs du capitaine Robillot, il subissait une défaite complète
et se sauvait presque seul vers le Nord.
Ces événements ont eu un grand retentissement dans les
contrées du Tchad, et il est à redouter que Rabah ne reconstitue
ses forces à bref délai. Ce qu'il interdit en ce moment, c'est
notre pénétration vers le Ouadaï et le Kanem, c'est-à-dire
dans le pays dont la possession nous permet d'espérer la jonc-
tion de l'Algérie et du Congo.
Des mesures sérieuses doivent être envisagées par le gou-
vernement français dans cette partie de l'Afrique, sous peine
de voir l'influence de la France perdue dans ces régions.
L'invasion du Baguirmi et la retraite de Fachoda sont deux
événements qui ont entre eux plus de rapports qu'on ne serait
tenté de le croire au premier abord. Ils constituent, pour notre
prestige, deux échecs retentissants qui compromettent sérieu-
sement notre action future au delà même des frontières de ces
pays.
Le temps des hésitations est passé : il faut aviser, sans
retard, au relèvement de notre influence dans les contrées du
Tchad.
ADAMAOUA 241
Adamaoua
On se rappelle les voyages du lieutenant Mizon, ses démêlés
avec la Compagnie du Niger et sa découverte de l' Adamaoua. Il
parut alors étonnant aux Européens d'entendre annoncer qu'il
existait au centre de l'Afrique, derrière le rideau formé par les
populations barbares de la côte de l'Océan, un État relative-
ment civilisé et assez hospitalier.
L' Adamaoua, royaume peul et musulman, a été, depuis le
lieutenant Mizon, reconnu à diverses reprises par des missions
anglaises et allemandes. Mais il ne semble pas que ces diverses
missions aient pu, d'un côté comme de l'autre, nouer autre
chose que des relations commerciales avec le sultan de l'Ada-
maoua ni aboutir à de sérieux traités de protectorat.
Malgré cela, le traité anglo-allemand du 1er juillet 1890 a
délimité, comme nous l'avons déjà vu, les sphères d'influence
de l'Angleterre et de l'Allemagne dans ces régions, et plus
tard le traité du 4 février 1894, entre la France et l'Alle-
magne, est venu déterminer les zones d'action des deux pays
sur les bords du Chari et dans la haute vallée de la Sangha.
A l'heure actuelle, l'Adamaoua se trouve ainsi disloqué
diplomatiquement en trois parties attribuées à la France,
à l'Allemagne et à l'Angleterre. On ne sait trop ce que peuvent
penser de cette répartition le sultan de Yola et ses sujets,
qui sont d'ailleurs, tout au moins nominalement, tributaires
du Sokoto.
Un pareil fait serait de nature à justifier toutes les défiances
à l'égard des Européens. De plus, le voisinage de Rabah et la
constitution, près de l'Adamaoua, d'un vaste empire musul-
man pourraient avoir pour eflet, pour peu que le fanatisme,
ordinairement peu prononcé, de ces pays, soit exploité contre
Air. polit. 16
2i2 l'afrique politique en 1900
les blancs, d'arrêter, pour de nombreuses années peut-être,
l'expansion européenne dans cette partie de l'Afrique.
D'ailleurs, les traités passés entre les puissances étran-
gères pour la possession de ces contrées sont loin d'être dé-
finitifs. Là, plus qu'ailleurs en Afrique, il convient de mettre,
à la place du terme « protectorat » ou possession indirecte,
l'expression plus exacte de « sphère d'influence », en la rédui-
sant encore aux proportions modestes d'une zone d'action
commerciale plutôt que d'une zone d'influence politique
impliquant l'idée d'une prise de possession pour une époque
plus ou moins éloignée.
Si les Anglais n'ont pu, jusqu'ici, prendre pied à Yola, les
Allemands ont déjà essayé d'engager une action vigoureuse
dans l'hinterland du Cameroun. La mission qu'on annonce
comme devant comprendre un nombreux effectif a-t-elle
pour objectif l'Adamaoua ou les territoires occupés par Rabah?
L'avenir nous l'apprendra, et il sera intéressant d'en suivre le
développement et de noter les événements qui vont se pro-
duire dans ces régions.
L'Adamaoua une fois conquis par les Allemands, ceux-ci,
qui cherchent avec raison à y précéder les incursions de
Rabah, s'y trouveront en présence du conquérant africain et
dans l'obligation de le rejeter soit vers le Bornou, soit vers le
Baguirmi.
Cette dernière hypothèse doit trouver les Français du haut
Oubangui prêts à protéger efficacement leurs populations du
Tchad. Aussi semble-t-il, ainsi qu'on l'a dit plus haut, que
le moment est venu pour nous d'imiter les Allemands et de
procéder avec plus d'énergie et de moyens d'action à l'occu-
pation des contrées qui nous sont attribuées.
Il n'est pas non plus inutile de continuer les bonnes rela-
tions nouées par nos missions avec les pays de l'Adamaoua.
Ceux-ci n'ont point encore été entamés autrement que par la
diplomatie. Le fait qu'ils ont été jusqu'ici respectés par Rabah
démontre la force de résistance qu'on leur a attribuée et jus-
tifie l'importance de l'expédition allemande qui va sans doute
les visiter.
ADAMAOUA 243
* 5
Tout ce qui vient d'être exposé d'après les missions euro-
péennes envoyées entre le Niger et le Tchad et les divers
renseignements recueillis sur cette région montre que le
Soudan central se trouve aujourd'hui en décomposition poli-
tique, entamé qu'il est de toutes parts par les Français, les
Anglais, les Allemands et en dernier lieu par l'invasion de
Rabah.
Les deux principaux blocs politiques qui paraissent encore
un peu intacts, le Sokoto et l'Adamaoua, seront-ils la proie
des Européens, ou continueront-ils à se tenir à l'écart et à
s'isoler dans leur islamisme? C'est ce qu'un avenir peut-être
prochain va nous révéler.
La nécessité d'acquérir des débouchés nouveaux, qui pousse
les Européens hors de leurs limites coloniales, fait prévoir,
comme on l'a vu, une action plus énergique en vue de la prise
de possession immédiate des territoires convoités par ces trois
puissances.'
La mieux placée des trois pour profiter des circonstances
est certainement l'Angleterre. Elle est maîtresse du cours des
grands fleuves, et par cela même de la ligne la plus courte
d'opérations politiques. On prévoit déjà le jour où le Sokoto.
pris entre elle et Rabah, tombera définitivement sous sa do-
mination.
Ne se produira-t-il pas plus tard une collision entre les
Anglais ou les Allemands et les bandes de Rabah? Ou bien
l'habileté diplomatique de nos voisins ne transformera-t-elle
pas en réalité le bruit, récemment répandu, que Rabah
n'agissait que sous l'impulsion et au profit d'une puissance
européenne?
L'ancien marchand d'esclaves, devenu le maître des con-
trées du Tchad, consentira-t-il à devenir définitivement l'agent
des Anglais, comme Tippoo-Tib au Congo s'est fait l'agent des
Belges; ou bien réussira-t-il, mieux que Samory, à fonder, en
face des empiétements européens, une puissance capable de
leur résister?
244 l'afriqle politique en 1900
Tels sont les problèmes qui se posent en ce moment. Ils ont
récemment donné lieu à de vives discussions et fait émettre
une hypothèse qui s'est changée en une véhémente accusation
portée contre l'Angleterre. Cette puissance aurait, dit-on,
conçu un vaste plan d'ensemble en allumant la guerre à la fois
en Egypte, en Abyssinie, au Tchad, vers les grands lacs, et jus-
qu'au Transvaal.
Elle aurait eu ainsi non seulement la pensée de conquérir
le Soudan, mais l'idée plus grandiose encore de sectionner le
continent africain en un damier dont elle abandonnerait les
cases extrêmes à ses adversaires, en se réservant de les
enserrer entre des possessions britanniques qui s'étendraient
de l'Egypte au Cap et de Zanzibar aux bouches du Niger.
Ces vastes pensées nous font envisager avec quelque mélan-
colie le rôle modeste de la France dans ce partage du conti-
nent noir, ainsi que la réserve qu'elle oppose à l'ambition de
rivaux plus audacieux, et de concurrents animés d'un esprit
de suite qui leur procure de précieux avantages.
SOUDAN ORIENTAL 245
Soudan oriental.
Limites. — Bassin du Nil. — Bassin oriental du Tchad. — L'Empire de Rabah. —
Baguirmi, Ouadai et Kanein. — Rôle attractif du Tchad. —Coup d'œil d'ensemble
sur le Soudan. — Ambitions anglaises, françaises et allemandes.
Le Soudan oriental est le pays compris entre le Tchad et le
Nil. Il est borné, au nord, par le Sahara et, au sud, par les
hauteurs qui servent de limites aux bassins du Nil et du Ghari.
Outre les territoires tombés momentanément sous la domi-
nation réelle ou apparente des derviches, il renferme aussi le
Baguirmi, le Ouadaï et le Kanein, pays voisins du Tchad, et
qui, par leur éloignement, ont réussi à éviter la domination du
khédive aussi bien que celle du mahdi.
Ces vastes territoires forment deux régions distinctes,
autant qu'il est permis d'en juger d'après les rares explora-
teurs qui les ont parcourus et les renseignements qu'on pos-
sède sur eux.
Là, comme partout ailleurs, les dominations se sont établies
d'après les indications de la géographie. Celle-ci partage le
Soudan oriental en deux régions : le bassin du Nil et le bassin
oriental du Tchad.
Le bassin du Nil comprend, dans le Soudan oriental, le Bahr-
el-Ghazal, le Kordofan et la plus grande partie du Darfour.
Tous ces territoires, conquis autrefois par les Égyptiens,
sont tombés, après des péripéties diverses, et malgré les
efforts de Gordon et d'Emin Pacha, au pouvoir des Derviches,
qui établirent le siège de leur empire à Khartoum, autrefois
métropole commerciale, devenue aujourd'hui, après la con-
quête anglaise, capitale politique de tout le pays. C'est le pays
des Arabes chasseurs d'esclaves et traitants d'ivoire, le refuge
du fanatisme musulman exaspéré par l'invasion toujours
montante des mœurs et des idées européennes.
246 l'afrique politique ex 1900
Toute cette région constitue, par son rôle politique, autant
que par sa situation géographique, un territoire distinct qui,
de tout temps, a subi l'influence de l'Egypte et a réagi sur le
bassin du Nil inférieur.
Son histoire est liée à celle de l'Egypte et de l'Abyssinie
beaucoup plus qu'à celle des autres peuples voisins.
Aujourd'hui, plus encore que par le passé, l'action de
l'Egypte, et par elle l'influence européenne, est redevenue
prépondérante dans cette partie du Soudan. Mais c'est par
l'intermédiaire de l'Angleterre que cette influence tend à s'éta-
blir désormais. Les événements qui viennent de se dérouler
dans la vallée du Nil font des pays de l'Afrique Nord-Orien-
tale, Egypte, Abyssinie, Soudan, un échiquier politique dis-
tinct qu'il convient d'envisager dans un coup d'œil d'ensemble.
Aussi nous remettrons l'étude politique du Soudan égyptien
au moment où nous traiterons de l'état actuel de l'Egypte, et
nous bornerons notre examen du Soudan oriental à l'étude
du bassin oriental du Tchad.
Le Tchad, dont l'existence a été révélée à l'Europe il n'y a
pas un siècle (1823-24), par la mission anglaise de Denham
et Clapperton, venue de Tripoli, est un lac sans issue, ali-
menté surtout par le Chari.
D'après diverses hypothèses, ce lac est de formation récente;
avant que se produisit le soulèvement qui traverse le Sahara
et le Soudan, du Touat à l'Ouganda, le Chari se serait déversé
dans le Nil aux environs de Berber ou de Dongola. Il est plus
simple de supposer que le Chari se jetait dans la mer Saha-
rienne, un peu au nord ou peut-être même sur l'empla-
cement actuel du Tchad.
Quoi qu'il en soit, le Tchad est aujourd'hui une sorte de
marais, un lac dont la profondeur ne dépasse guère six
mètres, qui a été reconnu par Overweg, le seul Européen qui
SOL'DAN ORIENTAL 247
ait pu le parcourir avant l'explorateur Gentil, qui, pour la
première fois en 1897, fit flotter les couleurs françaises sur ces
flots mystérieux. M. Gentil confirma les données précédem-
ment acquises et reconnut quelques-unes des nombreuses îles,
habitées par la population indépendante des Boudouma, qui
parsèment cette vaste nappe d'eau.
Sur ses rives orientales sa configuration est peu connue,
bien qu'on sache qu'elles sont habitées par des populations
assez denses.
Le Kanem, qui s'étend de ce côté et qui est dominé par les
Ouled-Sliman, adeptes des Senoumas, et par le Ouadaï, est fort
imparfaitement connu par des renseignements rares et sou-
vent peu dignes de foi. Il est pour la France d'une importance
capitale en raison de sa situation centrale et de la jonction
qu'il lui procure avec ses territoires du Congo. Sa conquête et
son occupation paraissent d'ailleurs assez faciles, car il ne
constitue pas par lui-même un organisme politique d'une bien
grande puissance.
Le Baguirmi, qui s'étend au sud du Kanem, sur les rives du
Chari, est mieux connu depuis que les missions françaises ont
réussi à le pénétrer et à le faire entrer dans notre orbite. C'est
un pays plat, bien arrosé, habité par une population adonnée
à l'élevage et à la culture. Sa richesse est caractérisée ainsi
par Elisée Reclus : « Grâce à la fécondité du sol et à la richesse
de la flore, le bassin du Tchad, les vallées et les plaines qu'ar-
rose le Chari deviendront peut-être un jour la partie la plus
prospère des Indes africaines. »
D'après les renseignements fournis par MM. de Béhagle et
Gentil, le Baguirmi serait aujourd'hui dans un état de déca-
dence lamentable. Ses tributaires s'affranchissent de sa domi-
nation et sa population y est réduite à un état misérable.
Le sultan Gaourang, qui règne sur ce pays, est un jeune
homme dominé par ses eunuques et ses esclaves. La popula-
tion libre, en butte à une tyrannie odieuse, a émigré en partie,
abandonnant le pays aux esclaves qui le cultivent et aux
tribus nomades qui le pillent.
248 l'afrique politique ex 1900
Autrefois le Baguirmien excellait dans la teinture et le tis-
sage, et c'est en étoffes qu'était payé le tribut imposé par le
suzerain,, le sultan du Ouadaï. Aujourd'hui c'est une industrie
ruinée et abandonnée et le tribut d'étoffes a été remplacé par
un tribut d'esclaves. Chaque année 3.000 esclaves de 12 à 15
ans sont prélevés sur les tribus sauvages du pays et expédiés
au Ouadaï à pied, sans vivres, en convois lamentables qui
sèment les cadavres sur la route. Malgré son état de décadence,
le Baguirmi semble avoir retenu sous sa domination, jusqu'à
l'invasion de Rabah, les territoires du Dar-Runga, gouvernés
par le sultan El Senoussi el Bekir. Mais celui-ci paraît aujour-
d'hui s'être affranchi de tout lien de vassalité et s'être rallié à
la cause française. Il ne faudrait cependant pas trop s'y fier et
l'on a prétendu tout récemment que Rabah avait pu compter
sur lui comme intermédiaire dans ses négociations avec le
Ouadaï et le mahdi chassé de Khartoum.
Le Ouadaï, placé dans notre sphère d'influence par la décla-
ration du 21 mars 1899, paraît être, d'après les peu nombreux
renseignements qu'on possède sur le pays, une des meilleures
acquisitions que nous ayons faites dans ces derniers temps.
De tous les explorateurs qui l'ont visité, trois seulement en
sont revenus pour nous laisser quelques aperçus sur le pays.
Ce sont les voyageurs européens Nachtigal et Mateucci et le
Tunisien Mohamed ben Omar. De leurs récits il résulte que le
Ouadaï est habité par une population d'environ 3 millions
d'habitants, fortement mélangée d'Arabes, sur une superficie
plus grande que la France. Cette population, qui est intelli-
gente, fanatique et belliqueuse, domine le Borkou, le Kanem
et le Baguirmi et commerce avec le Bornou et le Darfour. Elle
paraît fortement imprégnée de l'influence des Senoussias,
contre laquelle devra entrer en lutte toute puissance euro-
péenne désireuse d'acquérir une autorité quelconque dans le
pays.
On a annoncé, au mois de novembre dernier, que le grand
chef de l'ordre des Senoussias avait quitté l'oasis de Koufra
pour se diriger vers le Soudan à la tête de nombreux partisans.
SOUDAN ORIENTAL 249
Marche-t-il au secours du Ouadaï menacé par Rabah, ou, sol-
licité par ce dernier, va-t-il rendre aux Anglais le service de
se joindre à cet ennemi de l'expansion française? On le saura
vraisemblablement avant peu; mais cette nouvelle action,
hostile à nos intérêts, place la mission Gentil dans une situa-
tion encore plus délicate.
Le Ouadaï, d'après sa réputation, est un pays fertile et bien
arrosé. Sa partie septentrionale est un pays de transition entre
le Sahara et le Soudan, pays couvert d'herbes et propre à
l'élevage. Sa partie méridionale appartient au Soudan. L'en-
semble du pays présente un contraste heureux avec le Darfour,
contrée sablonneuse et aride. Les principaux articles de son
commerce sont l'ivoire, la gomme et les plumes d'autruche.
On lui prédit, pour l'avenir, de brillantes destinées au point de
vue de la culture du coton.
La convention du 21 mars 1899 (1) n'a pas exactement déli-
mité le Ouadaï. Il y a place de ce côté-là pour des difficultés à
venir, car il importe à la France de ne pas laisser réduire
encore la largeur de l'étroite bande de terres comprise entre
le Cameroun et le Darfour, qui nous permet de faire com-
muniquer nos territoires du Tchad avec ceux du Congo.
C'est là une question qu'il est nécessaire d'envisager au
point de vue stratégique. Le Darfour est peu utile à l'Angle-
terre, et la France ne peut se désintéresser de son avenir.
Une entente sur ce point de nos frontières communes serait
désirable, dût-elle intervenir par voie de concessions réci-
proques.
Le Bornou et le Baguirmi ont été, comme on l'a vu, le
théâtre des opérations de Rabah, lorsque celui-ci, chassé du
Dar-Banda et du Dar-Fertit par le manque de munitions,
chercha à s'ouvrir un chemin vers les marchés du Bornou et
du Sokoto. Devenu conquérant par nécessité, il réussit à fon-
der un empire qui englobe une partie du Bornou et du Ba-
il) Voir à l'Appendice.
250 l'afrique politique e.v 1900
guirmi et dont nous aurons l'occasion de reparler à propos du
Congo français.
A la vérité, l'homogénéité de cet empire est loin d'être com-
plète, et, sauf l'absolutisme de son gouvernement et la com-
munauté de religion, on ne saurait lui reconnaître les
caractères qui font les dominations durables. Tel qu'il est
cependant il s'impose à la crainte des sociétés voisines, et
aussi, comme on l'a dit à propos du Soudan central, à la sur-
veillance des nations européennes qui possèdent, à proximité,
des établissements commerciaux ou des colonies naissantes.
Après la conquête du Dar-Runga, un frère du sultan El
Senoussi vint demander asile au Baguirmi. Rabah en profita
pour déclarer la guerre à ce pays et l'envahir. On sait que le
sultan du Ouadaï, voulant porter secours à son vassal, fut
battu et obligé de se retirer. Depuis lors, Rabah, occupé à la
conquête du Bornou, se serait désintéressé des affaires du
Ouadaï, dont le sultan n'attend que le moment favorable pour
reprendre, sur le Dar-Runga, le Baguirmi et le Kanem, rava-
gés par les bandes de Rabah, son ancienne autorité.
On a lu plus haut le récit de l'invasion du Bornou par
Rabah, qui, à cette occasion, aurait reçu, comme ailleurs
Samory, le titre pompeux de Napoléon des noirs. On a dit, non
sans vraisemblance, que des émissaires anglais envoyés vers
lui auraient réussi à éviter son entrée à Kano, tandis que des
envoyés de l'État indépendant du Congo auraient, à la même
époque, obtenu pour les Belges la liberté d'action du côté du
Bar-el-Ghazal.
Il est certain que les troupes de Rabah, lancées sur Kano,
furent retirées et que, dès ce moment, recommença l'action
du conquérant vers les pays du Chari, action lente et inter-
mittente, il est vrai, car il était, avant tout, nécessaire d'orga-
niser et d'asseoir le nouvel empire.
Rabah y déploya un véritable talent d'organisateur. Trans-
portant sa capitale à Dikoa, il essaya de rétablir le commerce
avec Tripoli et y parvint assez facilement. Dès lors, les armes
et les munitions, qu'il pouvait d'ailleurs se procurer par
l'Ouest, ne lui manquèrent pas et sa puissance en fut grande-
SOUDAN ORIENTAL 231
ment augmentée. L'administration du pays était régularisée,
ainsi que la rentrée des impôts, et il est à croire que, dès ce
moment, le commerce des esclaves dut reprendre avec Tripoli
un nouvel essor.
En même temps, Rabah cherchait à donner à sa puissance
despotique un certain caractère religieux. Il y parvenait en
s'attachant un marabout fameux du nom de Chafatou, venu du
Sokoto et établi au sud du Tchad, où il avait su acquérir une
grande et rapide influence.
Bientôt la domination du conquérant parut être assez soli-
dement assise pour lui permettre de songer à de nouvelles
conquêtes. Le massacre tout récent de la mission Bretonnet,
avant-garde de la mission Gentil, démontra suffisamment
l'intention de Rabah de repousser toute entente avec la France,
qu'il considère avec raison comme sa principale ennemie du
moment.
Il est certain qu'il possède encore, malgré sa récente défaite
de Kouna, une armée puissante, peut-être 10 à 12.000 hom-
mes, avec une cavalerie entreprenante et une artillerie nom-
breuse et à coup sur perfectionnée. Une partie de cette armée
doit être occupée, il est vrai, à garder ses conquêtes, mais il
lui est cependant possible de réunir un sérieux contingent
avec lequel, tout en masquant nos postes du haut Ghari, il
pourrait exécuter sans difficulté la conquête du Ouadaï.
Ainsi pourrait se constituer autour du Tchad un empire
nouveau, réunissant le Bornou, le Baguirmi, le Dar Runga, le
Kanem, le Ouadaï et le Darfour et coupant définitivement nos
possessions du Congo de toute communication avec nos terri-
toires au nord du Tchad. Nous ne savons trop ce que pense
de cette éventualité le cheikh des Senoussias, mais ce n'est
pas avec les quelques tirailleurs que nous possédons au
Congo qu'il sera possible de faire échouer un plan aussi vaste,
qui intéresse et réunit contre nous à des degrés divers nos ri-
vaux européens, arabes ou indigènes.
On ne pourra y parvenir que par un efiort militaire immé-
diat, car tout retard contribue à raffermissement de la puis-
sance de Rabah. 11 faudra retenir et faire entrer définitive-
2o2 l'afrique politique ex 1900
ment clans nos vues le Dar Runga, promettre un appui sérieux
au Baguirmi, au Kanem et au Ouadaï, agir sur le Bornou et
l'Adamaoua, dans la mesure où les traités nous y autorisent,
en un mot, négocier et combattre. Si la tâche est difficile, il ne
faut pas oublier qu'elle est la conséquence de nos fautes pas-
sées; à l'heure actuelle, sur le Tchad, la France est en train
d'apprendre à ses dépens, une fois de plus, ce qu'il en coûte
de réparer une erreur.
*
* 3
L'empire de Rabah, s'il a le grave inconvénient d'être fondé
sur une conquête imparfaite, possède aussi l'avantage d'être
situé presque entièrement dans le bassin du Tchad.
Et cet avantage ne résulte pas seulement de la possession
des richesses naturelles que produit la vallée du Chari ou les
pays du Baguirmi et du Bornou, mais surtout du rôle attractif
que joue le Tchad sur les pays environnants.
Un bassin fermé, tel que celui du Tchad, jouit, partout où il
se trouve, de la propriété de concentrer sur lui les mar-
chandises ou les idées provenant de sa périphérie, et cela non
seulement en vertu de la loi physique de la gravitation, qui
commande aux hommes de se servir pour leurs échanges des
cours des fleuves, « ces chemins qui marchent », mais aussi
par suite de cette loi géologique et militaire en vertu de
laquelle celui qui est maître de la plaine possède la montagne.
La vallée attire le montagnard comme la mer attire les
fleuves, et ce phénomène, plus sensible dans les régions mon-
tagneuses, conserve ses effets dans les pays relativement plats
tels que ceux du bassin du Tchad.
Le lac africain joue donc, comme dans les autres bassins
fermés, son rôle de pôle de convergence, et c'est dans ce fait
qu'il faut voir, bien plus que dans la facilité qu'offre une
nappe d'eau aux communications, la raison de l'importance
instinctive que les Européens ont attribuée, après les indi-
gènes, à l'existence du Tchad et à sa possession éventuelle.
SOUDAN ORIENTAL 253
Qui possède le Tchad doit, par une nécessité fatale, posséder
le bassin de ses affluents, c'est-à-dire non seulement le
Baguirmi, mais le Bornou, le Ouaclaï et le Kanem, et faire
rayonner, sur les lointains pays du Sahara, une influence
proportionnée à l'intensité commerciale et aux besoins d'ex-
pansion qui se manifesteront sur les rives du lac.
C'est dans ce fait qu'il faut chercher, croyons-nous, la
raison d'être de la course au Tchad, entreprise parles explora-
teurs, négociants ou conquérants qui, du Soudan occidental
comme du Niger inférieur, du Cameroun, du Congo et de Tri-
poli, ont cherché de tout temps à atteindre les rives du lac
africain.
Leur ardeur se trouvait encore aiguillonnée par le mystère
dont était enveloppée l'existence du lac, et il n'est pas étonnant
que les riverains, témoins de l'avidité des blancs à courir vers
cette nappe d'eau, se soient figuré et aient répété de bonne foi
que les blancs cherchaient à atteindre le Tchad pour y dé-
couvrir et y exploiter des trésors imaginaires cachés au fond
des eaux.
Ces trésors sont seulement allégoriques; les vraies richesses
du Tchad ne sont point cachées sous sa nappe liquide, mais se
trouvent constituées par les ressources des pays riverains,
par l'attraction que le lac exerce sur les populations environ-
nantes, et par les facilités que son existence donne à leur
groupement social et à leur facile domination.
*
On peut maintenant jeter un coup d'œil d'ensemble sur le
Soudan et examiner brièvement le rôle apparemment dévolu
aux puissances qui s'en vont, et à celles qui attendent le
moment favorable pour entrer en scène.
D'un côté, nous avons des royaumes en décadence ou sans
défenses efficaces, ou prêts à se donner, avec, dans ces
derniers temps, l'inconnue qui résulte des conquêtes de Rabah
et de leur répercussion lointaine.
254 i/ AFRIQUE POLITIQL'E EN 1900
De l'autre, nous voyons trois puissances, la France, l'Angle-
terre, l'Allemagne, avides de prendre chacune la plus grande
part de ces riches contrées.
Le partage est déjà fait diplomatiquement; mais de graves
questions restent encore à résoudre, autant pour régulariser
les traités déjà conclus et pour mieux délimiter les zones
d'influence que pour parer à l'imprévu et chercher à établir
sur ces régions une domination effective.
Les trois nations européennes investissent chacune le
Soudan de plusieurs côtés différents :
La France, par la côte occidentale de l'Algérie et, plus au
Sud, par le Congo ;
L'Angleterre, par le bassin du Niger, par le bassin moyen
du Nil et, accessoirement, par les grands lacs;
L'Allemagne, par le Cameroun et, d'une manière plus loin-
taine et seulement problématique, par ses territoires de l'Est
africain.
De ces trois situations, la plus favorable est incontestable-
ment celle de l'Angleterre.
Du côté du Niger, en effet, on a vu que déjà elle touchait au
Bornou et par là au Tchad. Du côté du Nil, elle s'apprête, après
la conquête du Soudan égyptien et la destruction des Der-
viches, à faire la conquête du Darfour et sans doute aussi à
occuper le Bahr-el-Ghazal. Après la chute de Khartoum, elle
ne trouvait plus, interposés entre ses deux blocs de posses-
sions africaines, que les débris des bandes derviches et l'em-
pire récent et sans doute fragile fondé par Rabah.
Dans les conférences laborieuses qui précédèrent, au milieu
du bruit des armes, la convention du 21 mars 1899, ce ne fut
pas un des moindres arguments des diplomates britanni-
ques que celui qui consistait à mettre sous nos yeux l'état
des forces anglaises sur le Nil et le Niger en face du néant de
notre occupation du Baguirmi et du Bahr-el-Ghazal.
C'est une nécessité de premier ordre pour la France, comme
pour l'Allemagne, de veiller attentivement aux événements
qui se déroulent autour du Tchad.
Cette nécessité semble avoir été comprise par les Allemands,
SOUDAN ORIENTAL 25b'
si l'on se rapporte aux récents événements du Cameroun et
aux bruits d'après lesquels la mission militaire dont nous
avons déjà parlé serait chargée, non seulement de recon-
naître, mais d'occuper effectivement les régions de l'hinterland
du Cameroun.
Quant à l'action de la France, quelle doit-elle être?
Après l'événement de Fachoda et la retraite de la mission
Marchand, nos efforts doivent se porter vers l'occupation
effective des pays au sud et à l'est du Tchad. Déjà des missions
sont à l'œuvre, et le moment n'est pas éloigné où les Anglais
seront les premiers à comprendre l'intérêt qu'ils auront à
proposer la délimitation du Soudan égyptien, du côté du
Ouadaï. Quoi qu'il en soit des conséquences des derniers évé-
nements africains, on ne peut s'empêcher d'envier l'activité et
l'énergie de nos rivaux, qui, occupés sur tous les points du
globe par des questions vitales, trouvent dans leur ténacité et
leur patriotisme le moyen de faire face aux embarras du pré-
sent et de tenir toujours plus haut le drapeau de la métro-
pole.
En vérité, on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de leur
ardeur à poursuivre un résultat cherché, ou de leur volonté
toujours plus affirmée de ne rien abandonner et d'étendre
constamment leurs conquêtes.
CHAPITRE IV
LES PAYS DU CONGO
Congo français.
Délimitation. —Situation générale. — Opération vers le Tchad : missions Gentil,
Bretonnet et de Behagle. — Opérations vers le Nil : missions Liotard et .Mar-
chand. — La question de Fachoda. — Considérations générales.
Le Congo français est cette longue bande de terrain qui
setend de l'Océan au Bahr-el-Ghazal et se trouve étranglée,
entre laSangha et l'Oubangui. par les territoires du Cameroun
allemand et du Congo belge.
Ses limites, aujourd'hui bien définies, ont été fixées, vers le
Cameroun, par les traités franco-allemands du 24 décembre
1885 et du 4 février 1894, et, du côté de l'État indépendant du
Congo, par les conventions du 5 février 1885, du 29 avril 1887
et du 14 août 1894. (Voir le chapitre relatif à l'État indépen-
dant du Congo.)
La petite enclave portugaise de Cabinda a été délimitée par
une convention franco-portugaise passée dès 1886. Du côté du
Congo belge, les frontières suivent le cours du Congo, de l'Ou-
bangui, du M'Bomou, et la France s'est réservé le droit de
poursuivre sur la rive gauche de ce dernier cours d'eau les
reljelles qui tenteraient de se réfugier sur le territoire du Congo
belge.
Du côté du Cameroun, la convention du 24 décembre 1885
avait fixé des limites astronomiques qui furent précisées sur
les cartes par le traité du 4 février 1894.
Afr. polit. 17
258 L' AFRIQUE POLITIQUE EK 1900
Ce traité donne accès à l'Allemagne sur la Sangha; il a eu
pour résultat de rétrécir encore davantage la largeur de notre
bande d'accès vers l'intérieur, qui ne compte plus que 300 kilo-
mètres entre la Sangha et le Congo. Déplus, la frontière affecte
sur le cours du Chari une forme bizarre très préjudiciable à
nos communications futures avec le Sahara et l'Afrique du
Nord.
Malgré les désavantages résultant du tracé de la fron-
tière vers le Chari, il est regrettable que Ton n'ait pas pu,
même au prix d'une cession supplémentaire de terrains de ce
côté, adopter pour limite commune une ligne oblique laissant
dans notre zone d'action une partie des territoires de la rive
droite de la Sangha, de manière à augmenter la faible largeur
du défilé entre Congo et Sangha, qui paralyse nos mouvements
vers l'intérieur.
On est aussi porté à se demander sur quels droits les Alle-
mands ont basé leurs prétentions sur le cours du Chari. Leurs
missions y sont à peine parvenues alors que nous pouvions
leur opposer les droits résultant des missions Mizon, Maistre et
Dybowski.
Quoi quil en soit, nos limites ayant été définies avec l'Alle-
magne, notre action s'est portée naturellement, après 1894, du
côté du Baguirmi, du Darfour et du Bahr-el-Ghazal.
Dès 1892, M. de Brazza nouait des relations avec le sultan
du Baguirmi; mais, depuis lors, ces relations ont subi des vi-
cissitudes nombreuses.
Les efforts de nos explorateurs se sont portés vers deux di-
rections différentes : du côté de la haute Sangha pour chercher
à rétrécir la zone d'influence des Allemands, et vers le haut
Oubangui pour empêcher les empiétements des Belges et sur-
veiller les agissements des Anglais vers le Bahr-el-Ghazal.
•Ces deux actions divergentes ne comprenaient pas la sur-
veillance du Dar-Banda etduDar-Fertit, d'où est partie l'expé-
dition de Rabah contre le Baguirmi et le Bornou.
Actuellement, notre autorité est reconnue à la fois dans le
bassin de la Sangha et sur le haut Oubangui, où nous avons un
peu partout fait acte de prise de possession effective.
OPÉRATIONS VERS LE TCHAD 259
Entre ces deux directions de la haute Sangha et du haut
Oubangui, nos explorations se sont exercées, surtout depuis
1895, de manière à relier nos possessions antérieures et à pous-
ser plus avant vers le Baguirmi et le Ouadaï notre zone d'oc-
cupation ou de protectorat.
Avant de parler des dernières explorations effectuées dans
l'hinterland du Congo, il convient de rappeler que la colonie
estplacée, par décret du 1er octobre 1897, sous l'administration
d'un gouverneur de lre classe, commissaire général du Congo
français, assisté d'un lieutenant-gouverneur pour le Congo.
Les territoires de rOubangui sont eux-mêmes placés sous l'au-
torité d'un lieutenant-gouverneur, qui dépend du commis-
saire général. L'ensemble de ces territoires est occupé par un
certain nombre de compagnies de tirailleurs sénégalais, outre
une force de police spéciale au Congo, créée en 1898, et com-
posée de gardes régionaux placés sous les ordres des admi-
nistrateurs.
260 l'afrique politique en 1900
OPÉRATIONS VERS LE TCHAD
Nous ne ferons que rappeler les missions qui ont établi notre
influence dans les bassins de la Sangha et du Chari et aux-
quelles sont attachés les noms de deBrazza, Crampel(l),Mizon,
Dybowski, Maistre. Nous nous occuperons plus spécialement
des missions récentes dirigées par MM. de Behagle, Bretonnet
et Gentil.
Mission Gentil. — La mission Maistre (1892-93) avait pénétré
du Congo dans le bassin du Chari et de là dans celui de la
Benoué en suivant le cours de la Kémo.
M. Gentil, ancien enseigne de vaisseau et administrateur au
Congo, ayant reçu la mission de faire l'exploration du Chari
et du Tchad, partit de Brazzaville, le 15 octobre 1895, avec le
Lèon-Blot, petit vapeur démontable, d'un tirant d'eau de 0m,40;
accompagné d'environ 50 fusils, il remonta le Congo, puis
l'Oubangui et la Kémo et enfin la Toumi, affluent de droite de
la Kémo, jusqu'à Krébedgé, où fut fondé un poste par 5° 46' de
latitude nord, et où la mission dut quitter la voie fluviale.
On attendit trois mois à Krébedgé pour se procurer des por-
teurs, et, après avoir démonté le Lèon-Blot, on se mit en marche
vers le bassin du Chari, dans lequel la mission pénétra par la
vallée de la Nana. La rivière n'étant pas navigable, on établit
sur ses bords, en octobre 1896, lecampdesUngouras et ons'oc-
cupa de chercher une autre voie de pénétration.
On la trouva dans un affluent du Gribingui, au mois d'avril
1897. On repartit sur le Léon-Blot remonté et, par le Gribingui
(1) C'est à El-Kouti, dans le pays du Dar Runga, que Crampel fut assassiné en mai
1891 par un lieutenant de Rabah.
OPÉRATIONS VERS LE TCHAD 261
etleChari, on arriva au Tchad le 1er novembre 1897. Après
avoir reconnu une partie du Tchad, la mission, manquant de
moyens suffisants pour pousser plus avant, rebroussa chemin
et rentra au Congo par le Gribingui.
Les résultats de ce voyage furent des plus importants. Outre
les renseignements géographiques rapportés sur les pays du
Chari et sur le Tchad, la mission avait pris contact, sur les rives
du Chari, avec les bandes de Rabah, qui, craignant de ne pou-
voir se maintenir au Bornou, avait fait occuper, pour lui servir
de places de retraite éventuelle, les localités de Goulfey, de
Koussouri et Logone. La mission fut bien accueillie dans ces
villes, dont les garnisons, craignant nos représailles au sujet
du massacre de la mission Crampel, s'étaient retirées à rap-
proche de nos explorateurs. Le sultan du Baguirmi, bien dis-
posé à notre égard, signa un traité de protectorat. M. Prins
fut installé auprès de lui en qualité de résident avec douze
Sénégalais comme escorte.
La mission avait obtenu ces résultats pacifiquement. Mais à
peine était-elle de retour sur le Gribingui (1) que Rabah, dési-
reux de réparer le préjudice causé à son prestige par le passage
des Européens, faisait sa rentrée dans le bassin du Chari et dé-
truisait les villes qui avaient accueilli M. Gentil et son second
M. Huntzbùchler; en même temps il poussait devant lui les
forces de Gaourang, sultan du Baguirmi, qui, ne pouvant lui
résister, en était réduit à évacuer sa capitale, Massénya, avec
M. Prins et son escorte età se retirer, vers le mois de juin 1898,
sous la protection de nos postes du Sud.
La mission Gentil, habilement et énergïquement conduite, a
réussi à faire flotter sur le Tchad, pour la première fois, un va-
peur européen et à y porter le pavillon français, déjà montré
par Monteil aux Bornouans de Kouka.
Outre les résultats politiques qu'elle a obtenus, elle a eu pour
effet d'ouvrir la route à la mission de Béhagle et de faciliter
son action.
(1) Voir le récit des événements survenus après le retour de la mission dans le
chapitre relatif au Soudan central.
262 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Mission de Bêhagle. — La mission commerciale conduite par
MM. de Béhagle, Bonnel de Mézières et Mercuri a été organisée
dès la fin de 1896. Elle avait été précédée par la mission Maistre
(1892-93); au cours de laquelle M. de Béhagle (1), qui en faisait
partie, avait laissé sur le Chari un indigène algérien lettré,
Ahmed Medjekam, chargé de préparer les voies de la future
mission.
Le but de celle-ci était de parvenir dans la région du Tchad,
d'y installer des Algériens lettrés dont l'influence devait se
développer sur les pays voisins, et de regagner l'Afrique du
Nord en passant par l'Air.
Quatre indigènes soudanais, recrutés à Tunis, d'où ils ne
pouvaient pas parvenir à regagner leur pays, firent partie de
la mission, qui comprenait en outre six indigènes algériens
lettrés. Partie d'Oran à la fin d'avril 1897, la mission arrivait
àLoango, d'où, avec 20 tonnes de marchandises et 200 porteurs,
elle gagna Brazzaville le 1er novembre en suivant la voie du
Kouilou. Après deux mois d'attente, elle en repartit, le 1er jan-
vier 1898, avec 150 charges et 85 hommes, qui furent portés en
cours de route au nombre de 135 hommes choisis.
M. Bonnel de Mézières, rentré en France au mois de novem-
bre 1897 pour y organiser une nouvelle mission, en re*
partait au mois de mai 1898 pour le Congo, accompagné de
quatre explorateurs commerciaux et scientifiques attachés à
la mission.
Dès le mois d'octobre 1897, au moment d'atteindre Brazza-
ville, M. de Béhagle, apprenant les bruits alarmants qui circu-
laient sur le sort de la mission Marchand, offrit à M. Liotard le
concours des moyens dont il disposait. Cette offre généreuse
était heureusement sans objet, car ces bruits se trouvaient
sans fondement.
Au mois de mars 1898, la mission était à Bangui, d'où elle
partait pour remonter l'Oubangui. Une lettre de M. de Béhagle
(1) MM. de Béhagle et Bonnel de Mézières avaient fait partie de la mission
Maistre, qui avait le Tchad pour objectif, mais qui, faute de bateau, ne put y
parvenir.
OPÉRATIONS VERS LE TCHAD 2G3
à la Société de géographie d'Alger, partie du Gribingui au
mois de mai, donnait sur la mission les détails suivants :
Les eaux du Gribingui, dit-il, seront hautes vers le milieu de juin.
Le 15 de ce mois, je descendrai le Gribingui, et, dans les premiers
jours de juillet, je serai au Baguirmi.
J'ai mis neuf mois pour monter de la côte au nord de l'Oubaugui
et au Gribingui, où mes charges sont rendues au complet.
J'attends la montée des eaux, et cette attente ne sera pas inutile.
A Bangui, où j'ai séjourné un mois, j'ai employé mon monde à la
répression des cannibales boujies, puis j'ai fait, par terre, le che-
min de Bangui à Ouadda, qui n'avait jamais été fait, reconnaissant
trois tribus nouvelles: les Magba, les Abanda, les Badda-Badda;
ensuite, j'ai étudié la vallée de la Kemo et celle de la Toumi.
J'en rapporte les éléments d'une carte appuyée sur de nombreux
relèvements de montagnes et d'observations astronomiques.
Toutes les données anciennes sur ces rivières en seront changées,
car la Kemo, après avoir fait du nord-nord-est, s'infléchit tellement
à l'est qu'elle vient voisiner avec l'Oubangui à moins d'une heure
de marche et à 20 kilomètres dans l'est de son confluent. C'est, au
contraire, la Toumi qui vient du nord sur tout son parcours navi-
gable.
Si Lakdar est resté à Brazzaville avec mon Maure saharien ; Sa-
lem el Dulal Ali est au poste de Krebedjé (haute Toumi), où Mer-
curi a construit deux bastions en pierre, et je me retrouve sur
l'Oubangui, attendant VA ntoinette, qui doit m'apporter cent charges
ces jours-ci. Aussitôt, je rallie tout mon monde, et je gagne en hâte
le Gribingui.
Le 19 juillet 1898, M. de Béhagle était au poste de Gribingui,
d'où le vapeur de la colonie, le Léon-Blot, devait le conduire
au Baguirmi. Il comptait s'y trouver vers le commencement
d'août, y fonder des comptoirs commerciaux en novembre et
en repartir pour l'Air, où il pensait arriver en février 1899.
Ces prévisions ont été modifiées par l'invasion de Rabah au
Baguirmi. C'est, en effet, par une lettre de M. Mercuri, datée,
le 9 août, du camp de Czà, sur la rive gauche du Ba-Bousso, à
quatre jours de marche de Korbol, qu'on apprenait la fuite de
Gaourang et l'incendie de Massenya.
Ces événements eurent pour effet d'immobiliser M. de Bé-
264 l Afrique politique ex 1900
hagle pendant quelque temps. Puis, au commencement de
l'année 1809, confiant dans ses propres forces et espérant pou-
voir reprendre ses opérations vers le Nord, il regagna la val-
lée du Chari. Vers le mois de juillet, il était capturé par les
bandes de Rabah et conduit au sultan qui, a-t-on dit, ordonna
sa mort. Cette nouvelle parvenait en Europe à la fin du mois
d'octobre, presque en même temps que celle du massacre de
la mission Bretonnet.
Mission Gentil-Bretonnet. — On a vu, à propos du Soudan
oriental, quelle était la situation sur les bords du Chari à la
fin de l'année 1898. M. le lieutenant de vaisseau Bretonnet,
l'explorateur du Niger, nommé administrateur des colonies,
était à ce moment à Paris, où il venait de conduire les ambas-
sadeurs de Gaourang et d'El-Senoussi. Le 25 décembre, il
s'embarquait avec eux à Marseille pour regagner l'Oubangui
et de là le Chari, où il devait précéder de quelques semaines
M. Gentil, nommé commissaire du gouvernement au Chari.
Ce dernier devait disposer de deux compagnies : l'une re-
crutée au Sénégal, l'autre d'abord destinée à la relève de la
mission Marchand et commandée par le capitaine Julien. Les
capitaines Robillot, de Cointet et de Lamothe, l'administrateur
Pinel et le docteur Sibut, décédé peu après à Loango, étaient
adjoints à la mission.
xV la fin du mois de mars 1899, M. Bretonnet atteignait la
Nana, où il était renforcé par la compagnie Julien et d'où il
signalait les apparences favorables de la situation sur le
Chari. A la fin de mai, il arrivait à N'Délé, capitale du Dar
Runga. Il en repartait le 31 mai pour El-Kouti, et de là pour
Togbao, où il arrivait le 15 juin, tandis que le reste de la mis-
sion Gentil se concentrait à Gribingui. A ce moment Rabah se
trouvait à Kouna, à une journée de marche de Niellim, que
M. Bretonnet avait choisi en raison de sa forte situation, et où
il disposait, avec les lieutenants Braun et Durand-Autier,
d'une trentaine de Sénégalais, de 3 canons et des 400 fusils de
Gaourang.
C'estlà qu'il fut attaqué, le 18 juillet, par Rabah dirigeant en
OPÉRATIONS VERS LE TCHAD 265
personne, avec 7 à 8.000 hommes sous ses ordres, l'assaut de
la position. Le petit détachement fut anéanti. Un sergent indi-
gène, seul, parvint à s'échapper et à porter la nouvelle du dé-
sastre à M. Gentil, qui se trouvait à Gaoura, le 16 août, pres-
sant sa marche pour secourir son avant-garde.
Il emmenait avec lui la compagnie Julien, forte d'environ
125 hommes, que M. Bretonnet avait cru pouvoir laisser en
arrière. Estimant qu'avec d'aussi faibles forces il ne pourrait
affronter les masses de Rahah, il établit à Gaoura un poste for-
tifié où il fit venir sa deuxième compagnie commandée parle
capitaine de Cointet. A la fin d'août, le poste de Gaoura, placé
sous le commandement du capitaine Robillot, était défendu par
280 fusils et 2 canons, force suffisante pour tenir en échec les
bandes de Rabah fort éprouvées par les pertes subies à Niel-
lim. En arrière, d'autres forces étaient concentrées à Gri-
bingui.
Au mois de novembre, ses forces ayant été portées à
320 fusils, le capitaine Robillot marchait sur Kouna et, le
2 décembre, attaquait le camp fortifié de Rabah, défendu par
12.000 hommes, dont 2.500 fusils et 3 canons. Après un combat
acharné qui lui coûta 2 ou 3.000 hommes, Rabah, blessé,
s'enfuit presque seul vers le Nord.
Cette victoire, qui eut un grand retentissement dans les con-
trées du Tchad, nous coûtait 13 tués et 110 blessés, parmi
lesquels le capitaine Robillot. Ses effectifs étaient aussitôt ren-
forcés et le sultan du Baguirmi, réfugié à Laï, venait se join-
dre à lui dans son campement fortifié de Tounia.
Pendant que nos explorateurs poussaient vers le Tchad,
nous ne restions pas inactifs sur la Sangha. Le poste d'Ouesso
y avait été fondé par MM. Fourneau et Gaillard, dès 1891, et,
en 1892, M. de Rrazza nouait des relations avec le sultan de
Ngaoundéré, Abou ben Aïssa. Ngaoundéré a cependant été
revendiqué par l' Allemagne, à qui cette localité a été attribuée
par la convention du 4 février 1894.
266 l'afrique politique ex 1900
Mission Fourneau- Fondère. — Au mois d'août 1898, le
ministre des colonies confia aux administrateurs coloniaux
Fourneau et Fondère la mission d'étudier une voie ferrée
entre Libreville et le bassin de la Sangha. La mission quitta,
le 15 octobre, Loango, pour se rendre, par terre, à Brazza-
ville, avec le lieutenant Fourneau, 35 tirailleurs sénégalais
et 180 porteurs.
Tandis que le lieutenant Fourneau, réquisitionné par le
lieutenant-gouverneur, était occupé à soumettre les Ballalis
révoltés, la mission continuait sur Brazzaville, où elle arri-
vait le 4 novembre et d'où elle se dirigeait par fractions suc-
cessives sur Ouesso. Elle était concentrée dans ce poste le
10 février 1899 et en partait le 14, se dirigeant vers l'ouest.
Le 4 mars, elle atteignait la Mambili, large de 50 mètres,
affluent de la Mossaka. Le 9, après une route pénible, elle
arrivait à An-Goukou, village des Bakotas, qui s'étendent
jusqu'à l'Ivindo. Le 16, elle franchissait, par une pente in-
sensible, la ligne de partage des bassins du Congo et de
l'Ivindo; puis elle prenait la direction du nord jusqu'au 21 mars
et ensuite marchait vers l'ouest. Le 2 avril, elle atteignait
l'Obombé; là elle se scindait en deux groupes : l'un, avec
M. Fondère, reconnaissait l'Ivindo, arrivait le 27 avril à Boue
et le 10 mai au passage du N'Iona; l'autre groupe, avec
M. Fourneau, quittait Kandjamar le 20 avril, marchait vers
l'ouest et rejoignait M. Fondère au passage du N'Iona.
De là, la mission gagnait le cours du Bokooué, et tandis que
M. Fondère, par la route fluviale, regagnait Libreville le
29 mai, M. Fourneau atteignait le Gabon par voie de terre
le 10 juin.
Les terrains reconnus paraissent se prêter au tracé d'une
voie ferrée dont l'établissement nous affranchirait en partie
du tribut payé aux Belges pour le passage sur leur ligne du
bas Congo.
OPÉRATIONS VERS LE ML 267
OPÉRATIONS VERS LE NIL
lia question «le I acliodn.
L'expansion française vers l'Oubangui et le Nil date de 1885.
Elle a été la conséquence naturelle de l'acquisition du Congo
français, due à 1 habileté et à l'influence de M. de Brazza.
En 1886, M. Ponel remontait l'Oubangui et fondait le poste
de N'Koudja. Plus tard étaient organisés les postes de Mod-
zaka (1888), de Bangui (1890) et des Abiras (1891).
Au mois de décembre 1891, M. Liotard, pharmacien des
colonies, fut envoyé sur l'Oubangui avec la mission de dé-
fendre les territoires revendiqués par la France contre les
empiétements des Belges, qui étaient installés à Bangasso et
poussaient les indigènes à interdire aux Français l'accès de
leur pays. Des excès avaient déjà été commis auprès de nos
postes, lorsque M. Liotard reçut, à la fin de 1892, le secours
de la mission du duc d'Uzès, qui était accompagné du lieute-
nant Julien et de 50 Sénégalais. Les Boubous furent battus en
février 1893 et notre influence rétablie dans la région.
Les négociations entamées par la France avec l'État du
Congo, au sujet de la fixation d'une frontière commune, ayant
été rompues au mois de décembre 1892, on se décida à occu-
per effectivement les pays de l'Oubangui et à renforcer les
moyens d'action de M. Liotard.
Une mission, organisée sur l'initiative de M. Delcassé, fut
confiée, en mai 1893, au commandant Monteil. L'avant-garde
de la mission, composée de 3 officiers, 7 sous-officiers français
et 220 Sénégalais, partit de Brazzaville le 2 novembre 1893,
sous les ordres du capitaine Decazes. et rejoignit M. Liotard,
qui put, grâce à ce renfort, maintenir les droits de la France
en face des indigènes et des Belges.
Ceux-ci, à l'annonce de l'envoi de la mission Monteil, firent
des offres de conciliation, qui eurent pour effet de retarder le
départ de l'expédition. Les négociations, entamées en avril
268 l'afriqie politique ex 1900
1894, n'aboutirent pas; tout au contraire, le Congo s'entendait
avec les Anglais et, par le traité du 14 mai 1894, obtenait la
cession à bail de toute la rive gauche du Nil au sud du 10e pa-
rallèle, jusqu'au bassin du Congo.
Ce traité souleva aussitôt les réclamations de la France
et de l'Allemagne et motiva l'envoi immédiat de la mission
du commandant Monteil, qui fut investi, par décret du 16 juil-
let, de l'administration des territoires du haut Oubangui. En
même temps, le Parlement votait les crédits nécessaires pour
prendre des « mesures conservatoires » dans ces régions, et
un bataillon était envoyé au Congo.
Devant cette attitude, l'État du Congo se décidait à re-
noncer aux bénéfices du traité passé avec l'Angleterre et à
limiter son action aux cours de l'Oubangui et du M'Bomou,
ainsi qu'au 27° 40' de longitude et au parallèle 5° 30'.
Il renonçait aussi à toute occupation du Bahr-el-Ghazal.
Le traité du 14 août 1894 fut rapidement exécuté. Les Belges
évacuèrent les territoires au nord de l'Oubangui, qui furent
aussitôt occupés par les trois compagnies de Sénégalais des
capitaines Vermot, Ditte et Hossinger. Le commandant Mon-
teil, déjà arrivé au Congo, était rappelé avec la majeure partie
de l'expédition et désigné pour marcher contre Samory.
M. Liotard reprenait, comme lieutenant-gouverneur du
haut Oubangui, l'administration du pays et occupait, le
10 juillet 1895, le centre de Zemio, après avoir placé sous
notre autorité les tribus N'Sakarras et Azandés.
Continuant son œuvre de pénétration vers le Nil, il prenait
possession, en février 1896, de Tamboura, capitale d'un sultan
azandé, y était bien accueilli, et employait l'année 1896 à
organiser le pays et à le relier avec nos territoires de l'Ouest.
Cette organisation achevée, il se dirigeait vers le Nord, fon-
dait un poste à Rabet et allait occuper, le 17 avril 1897, le
centre important de Dem-Ziber, l'ancienne capitale du Bahr-
el-Ghazal.
C'est alors qu'interviennent les opérations de la mission du
capitaine Marchand.
OPÉRATIONS VERS LE ML 2G9
lia mission Marchand.
Partie de Marseille le 25 juin 1896, la mission Marchand
débarquait le 23 juillet à Loango. Le capitaine Marchand avait
avec lui les capitaines Baratter, Germain, Mangin, le lieute-
nant de vaisseau Morin, le lieutenant Largeau et, plus tard, le
lieutenant Fouque. l'enseigne Dyé. le docteur Émily, l'inter-
prète Landeroin, 15 sous-officiers, 150 Sénégalais, 2 vapeurs
et 3 chalands démontables. De Loango à Brazzaville, les popu-
lations étaient alors soulevées, et il fallut déployer la plus
grande énergie pour concentrer le personnel et le matériel
sur le Congo. La mission, retardée par une maladie du capi-
taine Marchand survenue en cours de route, ne put quitter
Brazzaville, par le Congo, que le 1er mars 1897.
Arrivé peu après sur le haut Oubangui, à Rafaï, où il ren-
contra M. Liotard, le capitaine Marchand s'entendit avec lui
pour marcher vers l'Est, tandis que le lieutenant gouverneur
se porterait vers le Nord pour occuper Dem-Ziber.
Il s'agissait de prendre les voies fluviales, puis de transpor-
ter la flottille et le matériel à travers les plateaux qui séparent
les bassins du Congo et du Nil. Cette opération s'effectua au
prix de difficultés inouïes.
A partir du 8 août 1897, date du départ de Zemio, on fit re-
monter le M'Bomou, puis le Bokou, jusqu'au confluent de la
Méré, à 80 kilomètres de Tamboura, par le convoi de la mis-
sion et par la flottille, tantôt naviguant, tantôt glissant sur des
troncs d'arbres établis sur des routes qui contournaient les
rapides ou les chutes. Enfin, le 10 septembre, la mission était
concentrée à Fort-Hossinger (Tamboura), sur la Soueh, où le
matériel arrivait en octobre.
Entre temps, le capitaine Marchand avait poussé une recon-
naissance jusqu'aux environs de Lado, pour s'assurer de l'état
politique du pays, puis, avec quelques hommes, s'était em-
barqué en pirogue sur la Soueh, pour déterminer le pojnt où
la rivière devient navigable. De ce point, nommé Kodjoli, il
270 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
descendit jusqu'au confluent du Ouaou,. puis rejoignit le reste
de la mission le 13 septembre.
A Kodjoli, point fixé pour l'embarquement de la mission,
il fonda un poste, créa un atelier de réparations pour la flot-
tille et fit construire une route de 160 kilomètres de longueur
pour relier Kodjoli au poste de Méré, au confluent de la Méré
et du Bokou. Peu après étaient construits Fort-Desaix (no-
vembre 1897), un peu en amont du confluent du Ouaou, puis
le poste des Rapides, destiné à relier Fort-Desaix à Fort-
Kodjoli.
De Fort-Desaix, où il transporta le centre de ses opérations,
le capitaine Marchand entra en relations amicales avec les
Dinkas, nation qui paraît comprendre de cinq à huit millions
d'indigènes, et procéda à l'occupation méthodique du pays en
envoyant des garnisons à M'Bia, Ayak-Roumbek, Djou-
Ghattos, Bahr-el-Arab, Meschra-el-Reek. Le pays était divisé
en trois cercles : ceux du Bahr-el-Ghazal, du Rohl et du
Soueh.
Dès le 12 janvier 1898, le capitaine Baratier et l'interprète
Landerouin étaient partis pour reconnaître les marais du
Bahr-el-Ghazal. Cette reconnaissance, exécutée malgré des
difficultés naturelles inouïes, conduisit le capitaine Baratier
jusqu'au lac No. Il rentra à Fort-Desaix le 26 mars, rapportant
des renseignements qui permirent à la mission de se mettre
en route peu de temps après.
Pendant ce temps, le lieutenant Largeau exécutait la recon-
naissance du Bahr-el-Homeur et du Ouaou.
La mission avait été considérablement affaiblie par l'obli-
gation de détacher les garnisons que nous avons énumérées.
Dans une lettre écrite de Fort-Desaix, le capitaine Marchand
rendait compte des difficultés vaincues et de celles qu'il entre-
voyait pour l'avenir.
J'ai maintenant dans le bassin du Bahr-el-Ghazal , c'est-à-dire
du Nil, une situation de toute-puissance, sept chalands ou boats
d'acier, un vapeur sous pression, quinze pirogues creusées par mes
tirailleurs, pouvant me conduire où je veux dans le bassin du Nil,
où le premier vapeur français est entré à cette heure, malgré tant
OPÉRATIONS VERS LE NIL 271
d'obstacles et d'hostilités. Et, tant que je serai vivant, tant qu'il
restera un officier, un sergent de la mission française, notre pavil-
lon restera dans le bassin du Nil
Il ne faudrait pas croire pourtant que tout est agréable dans
notre situation. Nous mourons de faim d'abord, et depuis long-
temps c'est la chasse à peu près exclusivement qui nous soutient.
Vous savez que c'est la faim qui est la cause du désastre de l'expé-
dition Dhanis dans notre voisinage. Les sauterelles ont ravagé le
peu de plantations faites par les indigènes bougobarris, sur les-
quels nous nous appuyons, et mes propres plantations sont rava-
gées. Comment allons-nous atteindre le Nil? Serons-nous obligés
de manger l'embach des marécages? Et encore s'il ne s'agissait
que de passer vite avec mes bateaux, ce serait peu.
Mais le problème est bien autrement difficile. Ici, on ne passe
pas. Le passage ne constitue pas un droit sur le pays traversé. Il
faut occuper effectivement, et alors chaque nouveau poste créé dans
ces immenses régions presque dépeuplées, chaque centaine de ki-
lomètres en avant, constituent un travail colossal, une lutte inces-
sante contre l'impossible. Pourtant, le triomphe final est à ce prix.
Et malgré tout, quelque obstacle nouveau qui se dresse sur notre
route, nous triompherons. Il le faut pour la grandeur de la patrie.
Malgré tout, la mission, renforcée par 100 tirailleurs venus
de Dem-Ziber, et comptant alors 150 Sénégalais avec des con-
tingents indigènes, quitta Fort-Desaix le 4 juin 1898 pour
gagner Meschra-el-Reck, d'où elle repartit le 17 juin pour
effectuer la traversée des marais du Bahr-el-Ghazal. Le 10 juil-
let, le capitaine Marchand arrivait à Fachoda, où, le 23 août,
la mission était rassemblée.
A peine installée, elle était attaquée, le 25 août, par une
expédition de Derviches comprenant deux bateaux à vapeur
et plusieurs chalands montés par 1.200 hommes avec de
l'artillerie. Le combat dura toute la journée et se termina par
la fuite des bateaux et des chalands, dont quelques-uns furent
coulés. 700 Derviches restaient sur le terrain.
Celle opération, qui avait pour effet de débarrasser le pays
schillouk de la domination derviche, fut suivie, le 3 septem-
bre, de la signature d'un traité par lequel le sultan des Schil-
louks plaçait son pays sous le protectorat de la France.
Le 10 septembre, on apprenait au Caire l'occupation de
Fachoda, qui était déjà connue depuis plusieurs jours à Khar-
272 l'afrique politique ex 1900
toum, par le sirdar Kitchener. Sur des ordres venus de Lon-
dres, le sirdar embarquait, le 9 septembre, sur cinq canon-
nières, trois bataillons égyptiens de 600 hommes chacun, 100
Highlanders et plusieurs pièces d'artillerie, et remontait le
Nil vers Fachoda pour y reconnaître la petite troupe d'Euro-
péens dont on n'avait encore pu déterminer la nationalité. Le
15 septembre, à Renkh, à 300 milles au sud d'Omdourman, les
Anglais rencontrèrent les Derviches qui avaient attaqué Fa-
choda le 25 août, et, après un combat assez court, s'emparè-
rent de leur bateau et de leur campement.
Le 19 septembre, après avoir échangé une lettre avec le
capitaine Marchand, le sirdar se présentait devant Fachoda.
L'entrevue fut des plus courtoises ; elle est ainsi relatée dans
un pro memoria remis le 27 septembre par l'ambassadeur
d'Angleterre à M. Delcassé. ministre des affaires étrangères :
Le sirdar arriva à Fachoda le 19 septembre et reçut MM. Mar-
chand et Germain à son bord. Au cours de la conversation qui s'en-
suivit, M. Marchand informa le sirdar qu'il était muni d'instruc-
tions de son gouvernement d'occuper le Bahr-el-Ghazal jusqu'à
sa jonction avec le Bahr-el Djebel, ainsi que le pays des Schillouks
sur la rive gauche du Nil blanc, jusqu'à Fachoda.
Sir Herbert Kitchener répondit qu'il ne pouvait reconnaître
l'occupation française, quelle qu'elle soit, d'aucune partie de la
vallée du Nil, et protesta contre cette occupation par un écrit qu'il
laissa entre les mains de M. Marchand.
Finalement, il hissa le drapeau égyptien sur un des bastions des
fortifications en ruines de la ville, à environ 500 mètres au sud du
drapeau français. Puis, le sirdar ayant laissé à Fachoda une gar-
nison composée d'un bataillon de troupes égyptiennes avec quatre
canons et une canonnière, sous le commandement du major Jack-
son, se dirigea, le 20 septembre, vers le Sud, et établit un poste sur
la rivière le Sohat.
En passant par Fachoda, à son retour vers le Nord , le sirdar
informa M. Marchand, par écrit, que le pays était sous l'autorité
militaire et que, par conséquent, tout transport de matériel de
guerre sur le fleuve était interdit.
Le chef de la tribu des Schillouks nie avoir conclu aucun traité
avec M. Marchand.
Si la défaite des Derviches par les troupes anglo-égyptiennes, à
Omdourman, avait eu lieu quinze jours plus tard, l'expédition
française aurait été totalement détruite.
OPÉRATIONS VERS LE NIL 273
Quoi qu'il en soit de cette dernière appréciation, que l'ave-
nir a démentie, et malgré le ton arrogant des journaux anglais
qui sommaient leur gouvernement d'exiger, avant toute négo-
ciation sur le principe de la possession de Fachoda, l'évacua-
tion de ce poste par le capitaine, devenu, depuis le 30 sep-
tembre, le commandant Marchand, le gouvernement français
obtint l'autorisation de communiquer avec Fachoda par la
voie du Caire. Bientôt, le capitaine Baratier partait de Fachoda
pour renseigner son gouvernement, et le commandant Mar-
chand lui-même se rendait au Caire, où il arrivait au com-
mencement de novembre.
On se rappelle l'émotion soulevée des deux côtés de la
Manche, pendant les mois d'octobre et de novembre, par les
négociations diplomatiques engagées entre les deux gouver-
nements. Devant les exigences du gouvernement anglais ap-
puyées par la mobilisation de la flotte britannique, le cabinet
français se résigna à donner l'ordre d'évacuation de Fachoda...
Le capitaine Baratier rejoignit au Caire le commandant
Marchand, et tous les deux rentrèrent à Fachoda le 4 dé-
cembre.
Pendant ce temps, les troupes françaises et anglaises étaient
restées en présence à Fachoda, sans qu'aucun incident eût
surgi. Ce fut une sorte de blocus pendant lequel les Anglais
poussaient sur le Bahr-el-Ghazal à 15 kilomètres de Meschra-
el-Reck et y plantaient le drapeau égyptien. Au confluent du
Sobat, le poste anglo-égyptien établi par le sirdar Kitchener
avait remplacé les deux drapeaux abyssins que la mission
avait trouvés le 8 juillet, lors de son passage. Les troupes
abyssines avaient passé par là peu de temps auparavant et
avaient dû se retirer devant l'insalubrité du pays.
Plusieurs routes se présentaient pour rentrer en France.
Par le Congo, on n'y songea pas, non plus que par l'Egypte ou
par Souakim. On se décida, malgré la fatigue, à traverser
l'Abyssinie.
Déjà, malgré le blocus, le capitaine Mangin était parti de
Fachoda le il novembre, à i) heures du soir, avec 50 Sénc-
Afr. polit. 18
274 l'afrique politique ex 1900
galais, sur une baleinière descendant le Nil. Le lendemain, il
s'engagea dans la rivière Yal, la remonta jusqu'à Ouali, et se
dirigea de là sur Ouitou, à 100 kilomètres vers le Nord. Puis il
se rabattit vers l'Est, arriva le 21 novembre au djebel Grabit,
renvoya alors à Fachoda trente de ses Sénégalais, et poussa
vers les Beni-Chongouls, vassaux de Ménélik, par Aïkan,
Sourkoum et Bâcher. Arrivé chez les Beni-Chongouls le 20
novembre, il en repartait le 6 décembre pour l'Abyssinie et
arrivait le 13 à Lalo, sur la route du Sobat à Addis-Ababa, où
il obtenait les moyens de rejoindre le commandant Marchand.
Celui-ci lui avait envoyé, le 10 décembre, le lieutenant
Fouque avec 40 hommes, pour l'informer de l'évacuation. Le
lieutenant, arrivé chez les Beni-Chongouls, y reçut un accueil
sympathique et rencontra peu après, le 9 janvier, à Guédamé,
sur la route de Goré, une forte troupe abyssine qui le retint
prisonnier pendant quelques jours. Bientôt après, il rejoignait
le reste de la mission, en marche sur Addis-Ababa.
Le 11 décembre, à 9 heures du matin, à Fachoda, le pavillon
français était amené avec les honneurs militaires. Les Fran-
çais évacuaient le fort, salués par le bataillon égyptien et em-
portant dix mois de vivres, les deux canons, 300.000 cartou-
ches et 1.200 projectiles.
La flottille, remontant le Nil et le Sobat, arriva le 20 dé-
cembre au poste de Nasser, fondé par le sirdar au confluent
de la Djouba et du Baro. Remontant le Baro, déjà reconnu par
la mission Bonchamps, on dut, le 11 janvier 1899, s'arrêter à
Itchop, chez le chef des Yambas. On laissa la flottille sous sa
surveillance et on reprit par terre la route d'Ethiopie.
Les ordres donnés par Ménélik pour la réception de la mis-
sion furent exécutés. Le 24, on arrivait à Bouré, premier poste
abyssin, où l'on rencontrait les docteurs Chabaneix et de Cou-
valette, envoyés par M. Lagarde, notre ministre auprès de
Ménélik, avec des approvisionnements. Le dedjaz Tessama
tint à garder la mission quinze jours à Goré, et, de ce poste
jusqu'à Addis-Ababa, où l'on arriva le 10 mars, ce fut une
sorte de marche triomphale où se manifestèrent la sympathie
et l'admiration des Abvssins.
OPERATIONS VERS LE ML 2/0
Après une brillante réception faite à la mission par le négus,
celle-ci repartit pour Djibouti, où elle entrait le 17 avril. Deux
jours après, embarquée au complet à bord du D'Assas, elle se
dirigeait vers la France, où l'attendait la réception chaleureuse
que méritaient ses exploits.
La retraite de Fachoda fut douloureuse pour le commandant
Marchand et ses vaillants subordonnés. Le temps pendant
lequel elle s'accomplit, du mois de décembre 1898 au mois
d'avril 1899, ne le fut pas moins pour tous les cœurs français.
L'Angleterre avait à venger sur un tiers, selon la doctrine
politique reprochée par lord Salisbury lui-même à son pays,
doctrine que nous rappelons dans notre Introduction, les mé-
comptes de sa politique coloniale et les déceptions de sa diplo-
matie en Extrême-Orient. Elle avait à restaurer son prestige,
ébranlé par plusieurs échecs vis-à-vis de l'Allemagne, de la
Russie et même de l'Amérique. En s'en prenant à son ennemie
héréditaire et en profitant des discordes intérieures de la
France, elle faisait coup double. Elle n'y manqua pas.
Impitoyable dans ses exigences, faisant parade d'une puis-
sance qu'il eut été intéressant d'éprouver, elle fit durement
expier à la France la gloire de ses officiers et refusa d'ad-
mettre aucun des droits acquis par leur valeur et leur ténacité.
Ces droits, énoncés dans les documents diplomatiques pu-
bliés sur la question de Fachoda dans les deux livres bleus
anglais et dans le livre jaune français présentés aux parle-
ments des deux pays pendant les mois d'octobre et de novem-
bre, ont été contestés de l'autre côté de la Manche au moyen
d'arguments intéressants à rappeler.
L'exposé de ces droits et des arguments qui leur furent op-
posés est contenu tout entier dans trois documents diploma-
tiques d'une importance particulière.
Le premier de ces documents, tiré du second livre bleu
publié à la fin d'octobre, est le compte rendu, adressé par lord
Salisbury à sir Edmund Monson, de la conversation qu'il eut à
Londres avec M. de Courcel, notre ambassadeur, le 5 oc-
tobre 1898. Nous en extrayons le passage suivant :
276 l'afrique politique ex 1900
Je fis remarquer, dit lord Salisbury, qu'une occupation comme
celle de Marchand, avec une escorte de cent hommes, ne pouvait
conférer aucun droit, et qu'en fait, sans l'arrivée de la flottille an-
glaise, l'escorte de Marchand aurait été détruite par les Derviches.
L'expédition Marchand était une expédition secrète dans un ter-
ritoire déjà possédé et occupé, et au sujet duquel la France avait
plusieurs fois été prévenue que toute prise de possession de terri-
toire dans cette région ne pourrait pas être acceptée par la Grande-
Bretagne.
Le traité anglo-allemand qui fut communiqué au gouvernement
français, et dont les clauses concernant le Nil ne furent jamais for-
mellement contestées, constitua un premier avertissement. Le se-
cond fut donné par l'accord conclu avec le roi des Belges donnant
à ce dernier, pour sa vie durant, l'occupation des territoires jusqu'à
Fachoda. Cet accord existe encore et est encore en pleine vigueur.
Il n'a jamais été annulé ni répudié par l'Angleterre. Il est vrai que
le roi des Belges a été amené, sans aucun assentiment de la part de
la Grande-Bretagne, à promettre au gouvernement français de ne
pas profiter de ce traité au delà d'une certaine limite; mais cette
concession de la part du roi des Belges n'a pas amoindri la signifi-
cation de cet acte en tant qu'il constitue l'affirmation par l'Angle-
terre des droits anglais contre les objections soulevées par le gou-
vernement français contre cet arrangement. Les droits du khédive
sur ces territoires furent expressément déclarés encore en exis-
tence.
Vint alors, en 1895, le discours de sir Edward Grey, discours qui
fut suivi, en 1897, par une note formelle de l'ambassadeur anglais
à Paris, informant le gouvernement français que le gouvernement
anglais adhérait aux déclarations faites par son prédécesseur dans
ce discours.
Si la France avait eu l'intention, pendant tout ce temps, de met-
tre en question nos revendications et d'occuper une portion de ce
territoire pour son propre compte, elle aurait dû ne pas garder le
silence.
En tout cas, si la France croyait devoir essayer, malgré ces aver-
tissements, de se créer un droit sur ce vaste territoire, vers lequel
elle envoyait une expédition secrète d'une poignée d'hommes, elle
ne devait pas être surprise que sa revendication ne fût pas reconnue
bonne.
M. deCourcel développa l'importance d'un accord entre les deux
pays sur cette question et insista sur la conclusion de cet accord
sans délai; il insista sur l'intensité du sentiment qui prévalait en
France.
Lord Salisbury insista sur ce que l'intensité du sentiment en
Angleterre n'était pas moins considérable.
OPÉRATIONS VERS LE NIL 277
M. de Courcel ne fit aucune proposition précise, mais il indiqua
vaguement un désir que, des deux côtés, on laissât entendre que
des négociations avaient lieu sur la question de délimitation entre
les territoires revendiqués par les deux pays, et il considérait
comme possible que, si nous agissions ainsi, Marchand pourrait
s'en retourner par le chemin par lequel il était venu.
M. de Courcel ne lit pas toutefois de proposition à ce sujet, et il
indiqua assez clairement que la délimitation devrait donner à la
France une bande considérable de territoire sur la rive gauche du
Nil.
Je ne donnai aucune espérance sur la réalisation de cette indi-
cation.
M. de Courcel insista plusieurs fois sur l'injustice pour la France
d'être exclue du Nil, alors que l'Allemagne et la Belgique y étaient
admises.
Je lui fis remarquer que la possession d'une partie des bords du
lac Victoria-Nyanza devait être difficilement considérée comme
étant une possession sur les bords du Nil et que, quels que fussent
les droits de l'État du Congo au-dessous de Lado, où commençait le
Nil navigable, ces droits avaient été donnés au roi des Belges seule-
ment sa vie durant.
L'entretien se termina sans aucune conclusion, car je n'avais
aucune communication à faire, si ce n'est à répéter la revendica-
tion de notre droit, et le baron de Courcel ne suggéra aucun arran-
gement par lequel ce droit pût être concilié avec les prétentions ou
les désirs de la France.
Les deux autres documents sont contenus dans le livre
jaune distribué au Parlement français à peu près à la même
date, fin octobre, que le second livre bleu anglais.
Le premier livre bleu avait été publié le 10 octobre.
M. de Courcel l'avait aussitôt transmis à Paris en le résumant
comme il suit :
Il appert manifestement de cette publication que la contestation
entre la France et l'Angleterre, relativement aux territoires du
haut Nil, est déjà ancienne, chacune des deux puissances ayant
émis la prétention de comprendre ces territoires dans sa sphère
d'influence respective.
La note adressée par M. Decrais au gouvernement anglais le
8 août 1894 constate le désaccord entre les points de vue des deux
gouvernements à propos de l'arrangement conclu par l'Angleterre
avec l'État indépendant du Congo, arrangement dont le roi Léopold
278 l'afrique politiqie ex 1900
a d'ailleurs abandonné en partie les stipulations à la suite des
observations du gouvernement français.
Dans la conversation que j'ai eue avec lord Kimberley, le
1er avril 1895, à la suite des déclarations de sir Edward Grey (1)
dans le Parlement anglais, et de la protestation que je m'étais em-
pressé d'élever contre ces déclarations, le ministre des affaires
étrangères anglais a formellement reconnu qu'une négociation était
encore pendante entre nos deux gouvernements au sujet des terri-
toires du haut Nil.
Il s'est même fondé expressément sur celle circonstance pour
justifier le langage de sir Edward Grey, en arguant que l'Angleterre
aurait un juste motif de se plaindre si, pendant que la négociation
était ouverte, une expédition française pénétrait dans le territoire
qui faisait l'objet du débat. Lord Kimberley a ajouté que, du côté
du Sud, où se trouvaient alors les troupes anglaises, aucun mouve-
ment n'avait eu lieu de la part de l'Angleterre au delà de l'Ounyoro
vers le Nord, et qu'aucune instruction n'avait été donnée pouvant
autoriser un semblable mouvement. En fait, a-t-il déclaré, le statu
quo n'avait pas été modifié par l'Angleterre.
Le discours prononcé par M. Hanotaux au Sénat le 5 avril 1895 et
réimprimé dans le Blue Book, qui vient d'être mis en distribution,
rappelle les antécédents de la discussion entre la France et l'Angle-
terre, la prétention anglaise consignée dans la convention anglo-
allemande de 1890 et les réserves constanles de la France.
Enfin, la dépêche de M. Hanotaux à sir Edmund Monson, du
24 décembre 1897, rappelle la protestation immédiate opposée aux
déclarations parlementaires de sir Edward Grey et l'existence
préexistante entre les deux gouvernements de France et d'Angle-
terre d'un litige concernant les questions du haut Nil.
Nous devons souhaiter que l'opinion anglaise, mieux renseignée
désormais, comprenne qu'il ne suffit pas de traités conclus soit
avec l'Allemagne, soit avec d'autres tierces puissances, lesquels ne
sauraient être opposables à la France, ni de la déclaration unilaté-
rale d'un sous-secrétaire d'État anglais dans une Chambre du
Parlement britannique, pour créer à l'Angleterre un droit supérieur
à nos propres prétentions. Si les Anglais réclament les territoires
du haut Nil comme rentrant soit dans leur sphère d'intluence, soit
dans celle de l'Egypte, les Français ne sont pas moins fondés à
^1) Sir Edward Grey avait déclaré que le gouvernement anglais considérerait
comme un acte « non amical » toute expédition dirigée par la France sur le cours
du Xil. Cette déclaration, qui date du 28 mars 1893, portait que, « par suite des
revendications de l'Egypte dans la vallée du Xil. la sphère d'intluence britannique
couvre tout le cours du Xil (the whole Xile waterway) ».
OPÉRATIONS VERS LE NIL 270
réclamer de même, comme appartenant à leur sphère d'influence,
des territoires qui sont la continuation de leurs possessions de
l'Afrique centrale et qui leur ouvrent un débouché sur le Nil.
Entre ces deux prétentions concurrentes, entre ces deux sphères
d'intérêt rivales, une délimitation est évidemment devenue indis-
pensable. C'est la conclusion qui ressort naturellement du nouveau
JHue Book anglais, et les deux gouvernements intéressés arriveront
avec d'autant plus de facilité et de promptitude à ce résultat dési-
rable qu'ils se laisseront moins influencer par l'eiïervescence des
passions populaires.
Le troisième document est le compte rendu de l'entrevue
du 12 octobre entre lord Salisburv et M. de Courcel.
Londres, \± octobre 1898.
Aujourd'hui, de nouveau, j'ai eu avec lord Salisbury une longue
conversation.
Le ministre anglais n'admettait pas qu'on contestât son droit de
revendiquer la possession des territoires ayant autrefois appartenu
à l'Egypte et par conséquent de qualifier d'illégale la présence du
commandant Marchand à Fachoda.
J'ai dit qu'à mon avis nous avions le droit d'envoyer nos expédi-
tions jusqu'à ce point, si les territoires occupés ou traversés par
nous étaient sans maîtres ; mais que, si la légitimité des préten-
tions égyptiennes était reconnue, il n'était pas prouvé que la pré-
sence de nos troupes dût nécessairement y déroger, ni qu'elle fût
plus incompatible avec l'autorité du khédive que la présence des
troupes anglaises dans d'autres parties de territoires plus incon-
testablement égyptiennes.
Lord Salisbury répondit qu'une occupation mixte de l'Egypte
offrirait des inconvénients.
Je lui rappelai alors que l'Angleterre, lorsque ses troupes étaient
entrées dans l'ancienne province équatoriale, n'y avait pas rétabli
le pouvoir ni le pavillon du khédive. J'ajoutai qu'en ce qui concerne
la région du Bahr-el-Gbazal, elle n'avait guère été sous la domi-
nation de l'Egypte que pendant trois ou quatre années, ce qui était
bien peu pour fonder la légitimité inaliénable qu'on prétendait
nous opposer.
Lord Salisbury me parla alors de la domination du mahdi, qu'il
devait considérer comme dévolue aux troupes anglo-égyptiennes
par suite de la conquête d'Omdourman.
Je répliquai que, si l'on invoquait le droit de conquête, il ne
280 L'AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
s'agissait plus de questions de droit, mais de questions de fait;
qu'enfin Fachoda n'avait pas été conquis sur le mahdi puisqu'il était
occupé actuellement par une troupe française, qu'à plus forte
raison, on De pourrait pas parler de domination du mahdi sur le
Bahr-el-Ghazal, où nous avons pénétré il y a plusieurs années et où
de nombreux postes français ont été établis. Ces territoires forment
le prolongement naturel du Congo et de l'Oubangui, et le comman-
dant Marchand avait pu y circuler sans rencontrer de troupes
mahdistes, car, à ma connaissance, il n'avait eu d'engagement avec
les Derviches que sur le Nil même.
Lord Salisbury me fit observer alors que nos effectifs dans les
pays dont nous parlions étaient trop faibles pour constituer une
occupation véritable, que nous n'étions pas réellement maîtres du
pays ni capables de le défendre contre les revendications de
l'Egypte.
Je répliquai qu'à la vérité notre autorité dans les territoires de
l'Oubangui et du Bahr el-Ghazal, comme probablement aussi dans
une grande partie de nos territoires du Congo et du Centre africain,
n'était représentée et soutenue que par une faible proportion d'Eu-
ropéens accompagnés d'indigènes bien armés et bien dressés en
assez petit nombre pour assurer leur mobilité, et qui, suivant les
circonstances, pouvaient se renforcer des réserves locales levées
parmi les tribus amies.
Tel était l'usage constant des nations européennes en Afrique,
et ce système avait été non seulement trouvé le plus pratique, mais
universellement admis comme suffisant pour fonder des droits
d'occupation effective. Nous étions organisés de la sorte pour faire
face à toutes les exigences normales et locales de notre occupation
Mais nous n'avions pas songé à réunir des forces suffisantes pour
combattre une armée européenne ou des troupes équipées et con-
duites par des Européens.
Si lord Salisbury voulait dire que le sirdar disposait de forces
supérieures à celles du commandant Marchand et pouvait l'obliger
à se retirer devant lui jusqu'où il lui conviendrait de le pousser,
je ne contesterais pas une assertion aussi évidente, mais alors il
fallait quitter le terrain de la diplomatie. Je m'empresse de dire que
lord Salisbury se défendit d'avoir exprimé une semblable pensée.
En ce qui concerne la province de Bahr-el-Ghazal, lord Salisbury
me dit que, ce territoire faisant précisément l'objet de contestations
entre nous, il devait demander que nous nous retirions jusqu'à la
ligne de partage des eaux, sauf à nous à faire les excuses de droit
que nous jugerons utiles.
Sans vouloir reprendre une stérile discussion juridique, je fis
observer au premier ministre que la ligne de partage des eaux
dans cette contrée constituait une donnée scientifique dont la
OPÉRATIONS VERS LE NIL 281
reconnaissance sur le terrain devait être fort difficile : pendant une
grande partie de l'année le pays, inondé, devenait marécageux ; des
filets d'eau s'échappaient les uns dans la direction du Congo, les
autres vers le Bahr el-Ghazal et le Nil, sans que l'on pût parler de
délimitation naturelle. Nous nous trouvions ainsi ramenés à la
nécessité d'une délimitation amiable pour définir la sphère de nos
protections et de nos droits réciproques.
Lord Salisbury me pressa alors, avec insistance, de lui faire des
propositions si mes instructions m'y autorisaient. Je lui disque,
quoique je n'eusse pas d'instructions nouvelles, je me croyais auto-
risé par vos directions antérieures à revendiquer pour les terri-
toires français du bassin du Congo la possession de leur débouché
nécessaire sur le Nil, qui était la vallée du Bahr-el-Ghazal; qu'il me
semblait de l'intérêt commun de la France et de l'Angleterre de ne
pas intercepter cette voie naturelle du trafic de l'Afrique centrale
dont, au besoin, l'usage pourrait être garanti au commerce au
moyen de stipulations spéciales, analogues à celles qui avaient été
conclues pour les territoires du Niger. Nous serions arrivés aussi à
définir complètement nos sphères respectives et à terminer la
délimitation des territoires entre le lac Tchad et le Nil, la seule qui
soit incomplète en Afrique depuis notre dernière convention. Si
nous nous mettions d'accord sur ces propositions, la question de
Fachoda ne serait plus une cause de difficultés et disparaîtrait
d'elle-même.
Lord Salisbury me dit qu'il réfléchirait au désir que je lui mani-
festais de voir un accès réservé à la France sur le Nil par le Bahr-el-
Ghazal, mais qu'en tout cas il aurait besoin de se concerter avec
les autres membres du cabinet dont plusieurs étaient actuellement
éloignés de Londres.
Nous avons tenu, malgré leur longueur, à citer les docu-
ments diplomatiques qui précèdent, parce qu'ils ne se bornent
pas à discuter les événements du passé, mais surtout parce
qu'ils engagent l'avenir en donnant un aperçu intéressant sur
la nouvelle manière diplomatique anglaise.
Tous les arguments, même les meilleurs, ne pouvaient pré-
valoir contre l'orgueil britannique. Le moment était favorable.
Ce fut un spectacle intéressant de voir avec quelle unanimité
les partis anglais s'accordèrent pour en profiter. La France,
trop défiante de ses forces, céda sur tous les points et accepta
la déclaration du 21 mars 1899, additionnelle à la convention
du 14 juin 1894. (Voir l'appendice.)
l'afrique politique en 1900
Par cette déclaration, la France est exclue de la haute vallée
du Nil et, si on lui concède le Ouadaï et quelques déserts
du Sahara, on lui impose, par contre, le régime de la porte
ouverte dans la plus grande partie de ses territoires du Congo
et du Tchad. La façon dont la Royal Niger Company a compris
la liberté du commerce est un exemple de la réciprocité que
nous devons attendre de nos voisins sur ce point spécial.
Outre la possession du Ouadaï, qu'il nous reste à conquérir et
sur lequel il faut reconnaître qu'aucun des deux pays ne pos-
sédait de droits, les deux avantages principaux de cette nou-
velle convention sont, avec la délimitation désormais fixée de
notre empire africain, la jonction assurée de nos deux tron-
çons de territoires et la nouvelle situation qui nous est créée
à l'égard de la Tripoli taine.
On a vanté, par contre, la valeur de la possession du Bor-
kou et du Tibesti, dont nous sommes encore bien éloignés.
L'Angleterre n'a pas acheté trop cher, par la cession de ces
régions, l'avantage de nous délimiter du côté de la basse
Egypte, et, malgré les déclarations répétées faites par le gou-
vernement français au sujet de la question d'Egypte et de
celle du Nil moyen, qui doivent rester absolument intactes,
l'opinion anglaise a accueilli avec satisfaction cette partie de
la déclaration qui lui a paru être comme un pas de plus fait
par la France en dehors de la vallée du Nil.
Quant au Bahr-el-Ghazal, cause principale du désaccord
franco-anglais, il est piquant de signaler comment le Times,
analysant les termes de la déclaration, apprécie les avantages
de sa possession et comment il dévoile les vrais mobiles de
l'action engagée par la diplomatie anglaise :
La convention abandonne à l'influence anglaise tout le Bahr-el-
Ghazal et toutes les anciennes provinces de l'Egypte à l'ouest du
Nil, c'est-à-dire tout le bassin du haut Nil jusqu'aux grands lacs.
D'après le rapport de sir W. Garstin, le territoire situé juste au-
dessus de Khartoum, autour du Nil blanc, n'est, sur une grande
étendue, comme on le savait d'ailleurs, qu'un marais pestilentiel;
il est douteux que toutes les ressources et toute la persévérance du
génie anglo-égyptien puissent, en une génération, améliorer ce sol.
OPÉRATIONS VERS LE ML 283
Les portions du Soudan situées plus loin, tout en étant moins
désolées, ne peuvent promettre des résultats matériels avantageux.
Mais ce qui incitait l'Angleterre à réclamer la possession du bassin
du haut Nil, ce n'était pas l'espoir de profits matériels, c'étaient
des considérations politiques et militaires. « Le Nil, c'est l'Egypte,
et l'Egypte, c'est le Nil. » Comme tutrice de l'Egypte, l'Angleterre
devait se préoccuper de tenir le Nil depuis la mer jusqu'aux grands
lacs. Enfin, il est bon de se rappeler qu'au delà de ces districts ra-
vagés par la malaria, s'étendent des pays dont l'Egypte a toujours
tiré les plus guerrières et les plus capables de ses magnifiques
troupes de soldats noirs.
Au point de vue commercial, la France obtient l'accès au Nil,
c'est-à-dire égalité de traitement pour les Anglais et les Français
depuis le 5e degré jusqu'au delà du 14e degré de latitude nord ; l'An-
gleterre, de son côté, obtient des droits analogues sur les routes de
caravanes entre le bassin du Nil et le lac Tchad, ainsi que sur le
M'Bomou et dans le bassin du haut Congo.
Il est vrai que cette liberté de commerce n'est stipulée que
pour trente années et que, d'autre part, l'acte de Berlin place
le bassin du Congo sous le régime de la liberté commerciale.
Ainsi que le dit le Times, le Bahr-el-Ghazal n'est point une
contrée privilégiée; mais l'arrière pays du Bahr-el-Ghazal,
les régions de Dem-Ziber, de Tamboura et autres pays tra-
versés par les affluents du Bahr-el-Ghazal ont une certaine
valeur. Placés derrière une ligne de marais souvent impéné-
trables, ces pays ne seront jamais d'une grande utilité pour
l'Angleterre, qui a attaché à leur possession la valeur d'une
satisfaction d'amour-propre. Pour la France, au contraire, ils
eussent été avantageux en ce qu'ils arrondissaient notre do-
maine déjà trop étroit, et qu'ils font partie politiquement,
quoique dans un bassin différent, de nos possessions du haut
Oubangui. Leur évacuation portera, il serait puéril de le dis-
simuler, un coup sensible à notre prestige et à nos intérêts
dans cette partie de l'Afrique.
Il est vrai que le Ouadaï vaut bien le Bahr-el-Ghazal et même
le Darfour, et, si les Anglais nous l'ont abandonné, c'est qu'ils
reculeront encore quelque temps avant d'entreprendre la
conquête des régions à l'ouest de Khartoum. Il y a apparence
que nous ne tarderons pas à entrer au Ouadaï: dès lors, il
284 l'afrique politique en 1900
valait mieux nous abandonner ce pays sous couleur de con-
cession ou de compensation que de se voir obligé d'en enre-
gistrer, dans un délai plus ou moins éloigné, la possession,
devenue effective à la suite des initiatives françaises. La dis-
cussion reste encore ouverte au sujet de la large bande à
travers laquelle il s'agira de délimiter le Ouadaï et le Dar-
four.
Ainsi qu'on l'a dit plus haut, c'est là une question d'un
sérieux intérêt au point de vue français; les pays anglais,
s'enfonçant profondément au milieu de la région française,
seraient un centre d'action éminemment favorable à une
action politique ou religieuse.
Il ne faut pas oublier que les Senoussias, avec leurs cen-
tres religieux de Siouah et de Koufra, verront leur influence
augmenter, dans ces régions, à la suite de la chute du madhi
d'Omdourman. Cette confrérie, aujourd'hui investie sur tout
un côté de sa sphère d'influence, par le tracé de nos nouvelles
frontières, ne peut manquer, si elle possède vraiment une
vitalité puissante, de nous faire sentir, à brève échéance, les
résultats de son action.
Du Tibesti et du Borkou, il y a peu de chose à dire. On a
considéré leur massif montagneux comme « un rempart na-
turel de la ligne de jonction de nos possessions méditerra-
néennes avec le centre africain », sans se rendre compte que le
meilleur rempart naturel est, de ce côté, formé par le désert,
principal obstacle à toute menace militaire. De leur valeur
économique, il serait imprudent de parler en ce moment où
l'on ne connaît, pour ainsi dire, ces territoires que de nom.
Il y a mieux à dire du tracé de la nouvelle frontière jusqu'au
tropique. Ce tracé a soulevé les réclamations des tiers, de
l'Italie et de la Porte. L'émotion s'est naturellement calmée,
et, dans le chapitre relatif à la Tripolitaine et à la Cyrénaïque,
on a suffisamment indiqué le véritable caractère que prend
notre occupation au nord du lac Tchad. Il est certain qu'un
jour ou l'autre on reparlera de joindre à la frontière tunisienne
cette extrémité du tracé indiqué dans la déclaration du 21 mars
1899. Ce jour-lîi, la conversation, si elle s'engage avec l'Italie,
OPÉRATIONS VERS LE ML 285
•
se développera sur un terrain d'entente qu'il ne sera probable-
ment pas malaisé de trouver.
Il nous resterait à examiner la situation créée parles nou-
velles conventions au sujet de l'action des Belges sur le Bahr-
el-Ghazal. Nous en renvoyons l'étude au prochain chapitre,
relatif au Congo belge, où elle a sa place marquée (1).
Nous ne parlerons pas davantage des conventions franco-
anglaises. L'analyse que nous en avons faite suffît, pour le
moment, à démontrer tous les avantages que l'Angleterre en
a tirés. Mais il semble que, malgré sa complète victoire diplo-
matique, elle ne soit pas sans inquiétude sur ce que lui réserve
l'avenir. Le monde, qui a vu la France humiliée, a le pressen-
timent que tout n'est pas fini de ce côté. Quant aux Français,
vaincus par leurs dissensions et non par l'ennemi, ils devront
se rappeler que l'union devant l'étranger est un dogme social,
et qu'en politique internationale le droit ne suffît pas si l'on
n'a pas la force.
*"*
La mise en valeur de nos territoires du Congo, qui s'est
depuis longtemps imposée à l'attention du gouvernement
français, paraît prendre, depuis peu de temps, une forme plus
définie.
Ce qui nuit et ce qui nuira pour longtemps encore à la pros-
périté de ces vastes régions, c'est, même avant l'insécurité, l'ab-
sence de voies de communication commodes. De nombreuses
concessions ont été récemment accordées au Congo et dans
l'Oubangui. Mais il faut se souvenir, bien que le prix des
transports ait beaucoup baissé dans ces derniers temps, qu'il
n'y a pas longtemps encore, en 1896, le transport d'une tonne
de marchandises, dans le haut Oubangui, dépassait 2.000
(1) Depuis la retraite delà mission Marchand, le Bahr-el-Ghazal a été occupé
par les 10% 11e et 12e compagnies de tirailleurs du capitaine Roulet, qui a dû
déployer pour Installation de -ses postes une extrême énergie. A la fin de 1899,
le poste de Gaba-Schamba a été, après une brillante occupation, évacué par le
lieutenant de Tonquedec, qui s'est retiré sur Khartoum avec ses 3j tirailleurs.
Il y est parvenu au mois de janvier 1900 et, de là, a gagné le Caire et Marseille.
286 l'afrique politique en 1900
francs. On s'est fondé là-dessus pour déclarer que tout com-
merce y était impossible, sans s'apercevoir que là où rien n'est
organisé rien ne peut prospérer.
Ces chiffres démontrent seulement la nécessité, si souvent
proclamée, de hâter la création de voies de communication
rapides, autant pour desservir ces lointains territoires que
pour tâcher de nous passer du chemin de fer belge du bas
Congo. D'ailleurs, ce que la France cherche à se procurer
dans ces régions, c'est surtout un territoire de réserve pour
l'avenir, et non une contrée de rapport immédiat. Il faut
aussi remarquer que toute action militaire assurant la paix
dans le haut Oubangui contribue, par contre-coup, à la pacifi-
cation des territoires voisins du Congo et du Tchad, et qu'au
point de vue de la pacification nous sommes actuellement en
assez bonne posture.
Malgré des circonstances défavorables, il se fait cependant
un certain commerce par les voies fluviales entre le haut Ou-
bangui, la haute Sangha et le Congo proprement dit. Mais il
faut reconnaître que c'est le Congo qui en fournit la plus
grosse part, de même que c'est le Congo qui absorbe la plus
grande partie des ressources mises par la métropole à la dispo-
sition de l'ensemble de la colonie.
A propos de la subvention de 2.428.000 francs pour le Congo
français, M. Doumergue exposait ainsi la situation financière
de la colonie, dans son rapport sur le budget des colonies
établi à la fin de 1898 :
Cette situation n'a pas été brillante jusqu'à ce jour. Le rapporteur
du budget de l'exercice 1898, l'honorable M. Riotteau, en signalait
le désordre l'année dernière. Il vous faisait connaître, en même
temps, que la colonie avait un arriéré supérieur à la somme de
± millions de francs. Nous avons dû nous préoccuper de rechercher
quelles mesures avaient été prises pour le combler.
Des renseignements qui nous ont été fournis, il résulte que le
déficit aurait été couvert à l'aide du crédit supplémentaire de
1.400.000 francs qui a été volé en cours d'exercice. Une enquête
plus exacte sur la situation financière de la colonie aurait permis
de constater, en effet, que l'arriéré n'était pas aussi élevé qu'on
l'avait cru tout d'abord. Une pareille constatation démontre assez
OPÉRATIONS VERS LE ML 2*7
quel état de désordre et d'anarchie a régné jusqu'à ce jour dans
l'administration du Congo français.
Sur les 1.400.000 francs de crédits supplémentaires, il restait, à
l'heure où votre commission a eu à examiner le budget des colo-
nies, un boni apparent de 1.140.000 francs. Mais ce boni est
destiné à disparaître quand auront été réglées la dette du haut
Oubangui envers le contingent des tirailleurs sénégalais qui y
est stationné et certaines dépenses engagées pour le compte de la
mission Marchand.
Il ne faut pas oublier, en effet, que, sur le budget local du Congo
français, une somme de 1 million est affectée annuellement à la
dotation du haut Oubangui.
A part quelques travaux d'assainissement à Libreville et la con-
struction d'une ligne télégraphique entre Loango et le cap Lopez,
d'une part, qui est terminée, et Loango et Brazzaville, pour laquelle
un crédit de 50.000 francs était inscrit au budget local de 1898, on
ne trouve guère de travaux publics au Congo. On n'y rencontre pas
davantage, il faut le dire, trace d'une administration organisée, en-
core qu'il y ait bon nombre de fonctionnaires.
Nous devons reconnaître, cependant, qu'on se préoccupe enfin
de l'organisation administrative du Congo. Il est, en outre, ques-
tion de créer un impôt de capitation à percevoir sur les indigènes
des diverses régions. Dans le bassin de la Sangha, dans la région
de Loango et de Brazzaville, quelques résultats ont déjà été obtenus
à cet égard. La milice, en voie de réorganisation, va être augmentée
d'un deuxième bataillon. Entin, on parle de réunir, en un seul corps
des agents du Congo, l'ancien personnel des divers services.
Notre domination au Congo français est toutefois, à l'heure ac-
tuelle, plus fictive que réelle. Nous ne possédons, sur une étendue
d'environ 1.800.000 kilomètres carrés, qu'un petit nombre de postes
dont l'action ne peut se faire sentir que dans un faible rayon. Il y a
donc lieu d'éviter toute action inconsidérée que pourrait compro-
mettre cette situation précaire.
Il n'en faut pas moins prévoir le moment où le budget des dé-
penses de la colonie devra s'augmenter, pour remédier à cette
situation. Aussi votre commission ne saurait trop engager le gou-
vernement à se préoccuper, d'ores et déjà, des moyens d'accroître,
par une intelligente mise en valeur et par une bonne organisation
administrative, économique et financière, les ressources locales de
la colonie. Il ne saurait être question, en etïet, d'exiger de la métro-
pole des sacrifices supérieurs à ceux qu'elle consent aujourd'hui.
Le but est plutôt de les réduire.
La situation commerchilç du Congo se résume, depuis 1893, par
les chiffres ci-après :
288 l'afrique politique en 1900
Importations. Exportations. Totaux.
1893 3.166.371 2.345.014 5.511.385
1894 4.604.953 5.992.697 10.597.650
1895 5.648.881 4.948.783 10.597.664
1896 4.796.613 4.745.844 9.542.457(1)
Ce tableau est quelque peu poussé au noir. Les travaux
publics, notamment, ne sont pas entièrement délaissés au
Congo.
Une voie mixte de communication par terre et par eau
reliera bientôt Loango à Brazzaville. On remonte le Niari-
Kouilou jusqu'à Kakamœka, point extrême de la navigation
(74 kilomètres). Cette section possède déjà une ligne télégra-
phique. A Kakamœka commence la route de Brazzaville, com-
mencée en 1897 par la Société commerciale et industrielle du
Congo français et pour laquelle la colonie alloue une subven-
tion quinquennale de 80.000 francs.
La culture a pris, dans ces derniers temps, un certain déve-
loppement au Congo, par suite de l'emploi de la main-d'œuvre
pénale annamite.
En 1888, on a commencé à expédier 100 forçats annamites à
Libreville. L'essai réussit peu, et la nostalgie fit périr 42 con-
damnés. En 1894, un nouvel envoi de 100 forçats permit d'en-
treprendre des déboisements et des assèchements. En 1896.
on a essayé de développer la culture par la main-d'œuvre an-
namite, en créant des postes de culture et de ravitaillement
sur les principales voies de communication. Dans ces postes,
des conci3ssions sont accordées aux condamnés avec une
liberté relative, et les voyageurs peuvent y trouver quelques
moyens de ravitaillement et de bien-être. On cherche aujour-
d'hui à développer cette expérience qui a produit jusqu'ici
d'heureux résultats.
;i) Voici les résultats pour 1897 et 1898 :
Importations. Exportations. Totaux.
1897 3.572.462 53.278.017 8.850.479
1898 4.8ii.23'é- i3.G9o.30i 10.539.538
OPÉRATIONS VERS LE NIL . 289
Libreville, érigée récemment en point d'appui de la flotte,
est reliée à Saint-Thomas et de là à l'Europe par un cable
sous-marin. C'est le port principal de la colonie, sur l'estuaire
du Gabon qui forme une immense rade (23 milles sur 10) où
viennent se déverser de nombreux cours d'eau. Il y règne un
climat relativement sain. La température maxima y est de
30°, et l'année se divise en deux saisons : la saison sèche, du
15 mai au 15 septembre, et la saison des pluies, le reste de
l'année.
Dans la colonie du Congo proprement dite, la tranquillité
est parfois troublée par les incursions des Pahouins qui se
soumettent cependant peu à peu à l'administration française.
Jusqu'en 1895, la colonie possédait un corps de tirailleurs
gabonais qui fut alors supprimé et remplacé par des mili-
ciens. Un arrêté du gouverneur, en date du 30 mars 1897, a
décidé que la milice comprendrait un bataillon de 630 hommes
répartis en quatre compagnies sous les ordres des admi-
nistrateurs.
On a parlé plus haut de la création d'un deuxième bataillon
de milice.
Notre colonie du Congo, avec ses dépendances, offre un
immense champ d'activité à l'exploitation, sinon à la colo-
nisation française. Nous avons indiqué plus haut le sens dans
lequel devait être orientée l'expansion de ce pays dont les
richesses diverses, si on ne les gaspille pas comme au Congo
belge, seront une précieuse réserve pour l'avenir.
Une quarantaine de concessions ont été accordées tout
récemment, dans ces pays, à plusieurs compagnies. La plus
grande, celle du Haut-Oubangui, comprend 15 millions d'hec-
tares, la plus petite porte sur 1.200.000 hectares. L'ensemble
de ces sociétés représente un capital de 65 millions.
Dans le système général des possessions françaises en
Afrique, le Congo a son rôle naturellement tracé.
En admettant qu'aucun incident international ne vienne,
Afr. polit. 19
290 l'afrique politique en 1900
soit obliger la France à user de son droit de préemption sur
le Congo belge, soit provoquer le partage de l'État indépen-
dant, le Congo français, livré à lui-même, pourra acquérir
une prospérité d'autant plus grande que sa situation au
centre de l'Afrique est plus avantageuse, et qu'il ne peut
manquer d'être relié un jour à nos autres possessions de
l'Afrique occidentale.
Malgré les difficultés opposées à nos projets par le voisi-
nage du Cameroun allemand et de la Nigeria britannique,
l'action de ces enclaves est en partie neutralisée, au point de
vue de nos communications futures, par la prise de pos-
session des territoires à l'est du Tchad sur lesquels il nous
est possible de créer, malgré nos adversaires, la liaison par
voie ferrée du Congo français avec l'Afrique du Nord.
Ainsi qu'on l'a dit à propos du Sahara, la tâche, quoique
malaisée, n'est pas au-dessus de nos forces. Son exécution
permettrait de relever notre prestige dans ces régions, et nous
donnerait en même temps l'outil le plus précieux pour asseoir
définitivement notre domination sur le centre de l'Afrique.
Par la mainmise sur le Tchad, et par les avantages que
nous donnerait l'occupation d'une position centrale au milieu
des possessions européennes voisines, nous nous assurerions
le moyen le plus efficace de faire rayonner l'influence fran-
çaise, d'attirer le commerce des pays voisins et de maîtriser
les empiétements ou les tentatives d'expansion commerciale
de nos rivaux.
Tel doit être l'objectif constant de notre action dans ces
régions.
ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO 291
État indépendant du Congo.
Conventions internationales. — Considérations générales. — Arabes du Nord et
Arabes du Sud. — Expéditions militaires de 1896 à 1899. — L'alïaire Stokes. —
Le chemin de fer du bas Congo. — Avenir du Congo.
Sur une étendue trois ou quatre fois égale à celle de la
France, lÉtat indépendant du Congo occupe une des régions
de l'Afrique qui comptait, il y a seulement vingt ans, parmi
les moins connues. Ses limites ont été réglées par de nom-
breuses conventions internationales (1), et sont précisées
aujourd'hui sur tout son périmètre, notamment du côté du
Congo français, où le Congo, l'Oubangui et le M'Bomou ser-
vent de frontière.
On a déjà parlé du traité du 12 mai 1894 par lequel les
Anglais cédaient à bail au roi des Belges les territoires du
Bahr-el-Ghazal et de la province équatoriale d'Emin pacha,
qui appartenaient autrefois à l'Egypte, et qui, depuis long-
temps, étaient passés sous l'autorité du Mahdi d'Omdourman.
Cette cession, portant sur des provinces conquises par un
tiers, souleva les réclamations de la France et de l'Allemagne,
et le roi des Belges dut renoncer presque aussitôt au bénéfice
du traité. Il s'engagea vis-à-vis de la France, par le traité du
1 4 août 1894, à ne pas occuper les territoires au nord de Lado,
et une délimitation précise fixa au cours du M'Bomou et à la
ligne de partage des eaux du Nil, les frontières de l'État du
Congo.
1. Convention de Berlin de I880.
2. Acte général de Berlin du 26 février 1885.
3. Conventions entre le Portugal et le Congo, du 14 février 188iî et du
25 mai 1891.
4. Traité anglo-congolais du 12 mai 1894.
;j. Traité franco-congolais du 14 août 1894.
6. Traités franco-congolais, du :j février 18813 et du 29 avril 1887.
292 l'afrique politique e>t 1900
Bien que la France, souscrivant aux conditions de la décla-
ration du 21 mars 1899, ait abandonné le Bahr-el-Ghazal,
le traité du 14 août 1894 ne reste pas moins en vigueur et il
est probable que, dans un avenir peu éloigné, les diplomates
seront encore obligés de s'en occuper.
Quant aux réclamations de l'Allemagne, elles furent apai-
sées par la suppression de la clause qui attribuait à l'Angle-
terre une bande de terrain de 25 kilomètres de large, destinée
à relier l'Ouganda à ses possessions de l'Afrique australe, et à
lui donner la possibilité de réaliser son rêve, de joindre
l'Egypte, par une voie ferrée et une ligne télégraphique, à la
colonie du Cap.
On a dit très justement que le Congo belge, appelé aussi
Congo léopoldien, n'est autre chose que le territoire dévolu à
une compagnie a charte, dont le président est le roi des
Belges et dont la charte est contenue dans l'acte de Berlin.
Cette situation donne, en réalité, tous les droits à l'État
indépendant sous la réserve de laisser le commerce libre pour
toutes les nations dans le bassin du Congo. Le roi des Belges,
qui est souverain absolu dans ces régions, a pu obtenir de
l'Europe l'établissement de droits d'entrée et de sortie sur les
marchandises; sauf cette restriction, le commerce est libre.
Pour mieux établir cette liberté du commerce aux yeux du
monde, les territoires du Congo ont été en quelque sorte par-
tagés en deux parties : l'une, dite domaine privé du souverain,
est sa propriété particulière qu'il fait exploiter comme il l'en-
tend. Ce sont les régions des Bangalas, du lac Léopold II et
des Stanley Falls. L'autre partie du domaine public est
ouverte à tous et en particulier à des sociétés d'exploitation
dont quelques-unes sont en pleine prospérité. Cet état de
choses transforme pour le moment l'État du Congo en une
simple affaire commerciale et fait du roi des Belges, ainsi
qu'on l'a dit, le plus grand marchand d'ivoire et de caoutchouc
du monde entier.
En fait, il s'entend admirablement à mettre en valeur ses
immenses domaines, grâce à sa ténacité, à son activité, à
ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO 293
sa grande situation, à ses alliances de famille et à sa qua-
lité de souverain absolu d'un empire neutralisé par l'Eu-
rope. Il est d'ailleurs juste de reconnaître que ses grandes
qualités lui ont été indispensables pour venir à bout des diffi-
cultés de toute nature qui ont assailli le jeune État dès sa fon-
dation. Il a fallu jouer de sa neutralité, profiter des rivalités
européennes, vaincre des insurrections, et par-dessus tout
conquérir le pays sur les traitants arabes qui l'exploitaient
depuis des siècles avec plus ou moins d'intensité.
Depuis la conquête du Soudan par l'Egypte, des expéditions
de marchands arabes s'étaient organisées dans le but de se
procurer de l'ivoire et des esclaves sur les territoires du Bahr-
el-Ghazal. Peu à peu, des postes fortifiés, appelés zaribas,
s'étaient fondés sur les principales routes de la contrée et, de
proche en proche, les esclavagistes avaient atteint le haut
Oubangui, soumettant le pays à une sorte d'organisation féo-
dale grâce à laquelle ils avaient pu se rendre les maîtres
absolus de cette région.
En même temps que cette invasion se produisait parle Nord,
une autre invasion, celle des Arabes du Sud ou de Zanzibar,
faisait des progrès incessants du côté du haut et du moyen
Congo. Dès 1870, on les trouvait sur le Tanganyika, où ils
avaient fondé, à Oujigi, une station commerciale importante.
Vingt ans après, ils s'étaient avancés jusqu'au delà du haut et
du moyen Congo, où ils se trouvaient en lutte incessante avec
les Belges. Ceux-ci, désespérant de les soumettre définitive-
ment, ne trouvèrent rien de mieux que de s'attacher le prin-
cipal des traficants arabes, Tippoo-Tib, en le nommant gou-
verneur de la province des Stanley-Falls, ce qui le rendait
maître de tout le pays entre ce point et le Tanganyika.
Ce fut là une action analogue à celle accomplie par Gordon-
Pacha, lorsqu'il se vit obligé de traiter de puissance à puis-
sance avec un des chefs arabes du Nord, le traficant Zobeïr,
dont le favori Rabah devait devenir par la suite un des plus
fameux conquistadores africains.
Depuis l'établissement du mahdisme, les Arabes du Nord
294 l'afrique politique en 1900
avaient vu leur puissance considérablement diminuer, par la
fermeture de leurs débouchés du côté de l'Egypte, par les
exactions du mahdi, qui arrêtait et dépouillait leurs caravanes,
et par les expéditions des Derviches vers le Sud.
Repoussés vers le Chari et craignant de manquer d'armes
et de munitions, ils se jetèrent du côté de l'Ouest, et, conduits
par Rabah, ils réussirent, comme on l'a déjà vu, à se tailler un
empire du côté du Tchad.
Quant aux Arabes du Sud, traqués de tous côtés par les
Belges et les Allemands, ils essayèrent, sinon de se maintenir
dans leurs États éphémères, tout au moins de sauver leur com-
merce en demandant seulement à leurs ennemis européens de
se montrer tolérants. C'est ainsi que la traite continua par la
côte de Zanzibar, trouvant par là des débouchés clandestins
aux « opérations » conduites par les Arabes de part et d'autre
du Tanganyika.
Mais, si les Belges, éprouvés par des expéditions meur-
trières vers le haut et le moyen Congo, avaient laissé un
moment de répit aux Arabes de cette région, ils n'en avaient
pas moins été obligés de tourner leurs efforts contre les Der-
viches, qui, par leurs empiétements dans le haut Oubangui,
menaçaient déjà leurs frontières du nord-est et leur faisaient
craindre une jonction avec Tippoo-Tib, sur la fidélité duquel
il eût été téméraire de trop compter.
Depuis 1887, après le départ d'Émin pacha, les Derviches,
malgré leur marche en avant, n'avaient pas pu empêcher les
Belges d'arriver à Lado, ni les Anglais de pousser jusqu'à
Ouadelaï. Mais, des infiltrations s'étant produites vers TOuellé,
l'État du Congo décida de se débarrasser définitivement du
voisinage des mahdistes. Ceux-ci, attaqués le 18 décembre
1894 sur le Niéré, puis vers le confluent de l'Akka, furent
repoussés et de nouveau battus le 23 décembre de la même
année. Le gros de leurs forces, environ 4.000 hommes, battit en
retraite vers le Nord, sur Doura, tandis qu'un gros parti allait
s'enfermer dans la place forte du Legarou.
Les Belges, secondés par Pokko, frère du chef Nyam-Nyam
Semio, alors protégé du Congo, s'emparèrent du Legarou après
ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO 295
plusieurs assauts. Au commencement de janvier 1895, les Der-
viches abandonnaient la lutte et se retiraient sur Redjaf.
L'année 1895 s'est passée de ce côté sans incidents bien
graves. Au mois de mars 1896, s'est répandue la nouvelle delà
coopération des troupes du Congo à l'expédition anglaise du
Soudan. Cette nouvelle n'avait pas besoin d'être démentie aussi
énergiquement qu'on l'a fait pour paraître peu vraisemblable.
Les Belges, en effet, s'étaient interdits, vis-à-vis de la
France, par le traité du 14 août 1894, toute expansion au nord
deLado. Ils avaient d'ailleurs à ce moment d'autres occupa-
tions. On annonçait, au commencement de 1896. que des trou-
bles graves avaient éclaté dans l'Arouhouimi, où l'on craignait
toujours la défection de Tippoo-Tip, malgré la surveillance exer-
cée par un résident belge installé auprès de lui.
Plusieurs fonctionnaires congolais avaient été massacrés, et
l'on avait de sérieuses maisons de croire à l'extension de cette
insurrection.
Ces craintes se réalisèrent en effet. Le 1er mars 1896, le ma-
jor Chaltin quittait Nyangara avec 500 hommes et pénétrait
dans les États du chef M'Bili, qui fut défait en trois combats et
se réfugia chez son voisin X'Doruma, sultan d'une tribu
azandé. Ce chef disposait de forces nombreuses, environ 5.000
guerriers, en partie armés de fusils, et avait pu imposer
aux Égyptiens et aux Derviches.
Dans un premier combat, N'Bima, frère du sultan, fut battu
malgré une belle résistance; le 5 avril 1896, X'Doruma, attaqué
par les Belges devant sa capitale, fut vaincu après une bataille
acharnée et malgré l'emploi d'une tactique habile qui faillit dé-
concerter ses adversaires. Repoussé après avoir perdu un
millier des siens, il abandonna la lutte, et le pays fut pacifié
pendant quelques mois — au moins en apparence. On ne se
dissimulait pas que cette campagne devait avoir une suite. Il
fallait, en effet, refouler les Derviches, qui, malgré leur défaite
de Dongu, à la fin de 1894, s'infiltraient encore vers le Sud.
Le baron Dhanis fut chargé d'organiser, vers le milieu de
1896, une expédition qui devait avoir le Nil pour objectif. Pen-
dant que le major Chaltin, avec 700 hommes, poussait vers le
296 L'AFRIQUE POLITIQUE EX 1000
haut Nil et occupait Redjaf (17 février 1897), le baron Dhanis
préparait la concentration de sa colonne, qui exigea pendant
deux mois l'interruption du trafic sur le Congo. En mars 1897
il était à Kilo, où il signalait la révolte de son avant-garde.
Celle-ci. déjà arrivée à Ndirji, dans l'Ouellé, et comprenant
un bataillon, s'était soulevée contre ses officiers et les avait
massacrés en partie. Les Batélélas qui la composaient se diri-
geaient vers le Sud pour rentrer dans leur pays, d'où il fallait
les couper, sous peine de voir les territoires du haut Congo
entrer en insurrection. Déjà, à la fin de 1886, le commandant
Michaux, chargé par le baron Dhanis de poursuivre dans le
pays boisé, entre le Lomami et le Lualaba, les rebelles battus
en 1895 par le commandant Lothaire, leur avait infligé, le
12 novembre 1896, une sanglante défaite, à Kahoa. Il s'agissait
d'empêcher à tout prix la rébellion de s'étendre et les révoltés
de se réunir.
Le baron Dhanis, obligé de renoncer à son expédition vers le
Nil, marcha contre les révoltés. Mais il fut paralysé par une
nouvelle rébellion qui éclata dans sa colonne et subit un échec
à la suite duquel il effectua une retraite de 150 kilomètres sur
Kilonga-Longa et de là sur Avakubi. Par bonheur, les révoltés
ne songèrent pas à profiter de leur succès et continuèrent leur
exode vers le Sud ; puis ils se cantonnèrent, en avril et mai 1897,
sur la Semliké, qui réunit le lac Albert-Edouard à l'Albert-
Nyanza.
Le commandant Henry avait réussi, par son ascendant mo-
ral, à ramener 600 hommes au devoir. Il reçut l'ordre de partir
d' Avakubi au commencement de mai et d'aller occuper Ki-
longa-Longa, à 110 kilomètres à l'ouest, tandis que le baron
Dhanis se portait sur les Stanley-Falls et de là sur Xyangoué
pour barrer la route aux rebelles.
Le commandant Henry occupa Kilonga-Longa sans diffi-
culté et, le 4 juin, en repartit pour marcher contre les révol-
tés. Ceux-ci avaient déjà poussé leurs excursions au delà de
la frontière de l'État indépendant et avaient assiégé dans le
poste anglais de Katue le lieutenant congolais Samaes, qui s'y
était réfugié avec 40 hommes. Aidé par les 17 hommes qui
ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO 297
composaient la garnison anglaise du poste, le lieutenant
Samaes repoussa les rebelles et rejoignit le commandant
Henry à Mukupi.
Au mois de juin, les routes de Nyangoué et de Kassongo
ayant été occupées par le baron Dhanis, le commandant Henry
continua son mouvement contre les révoltés, les atteignit, le
15 juillet 1897, sur la Lindi, près du lac Albert-Edouard, leur
tua 400 hommes et les rejeta dans les montagnes qui bordent
le lac, où les 800 rebelles qui restaient trouvèrent un refuge.
Ne pouvant percer sur Nyangoué pour rentrer dans leur pays,
ils s'y cantonnèrent et purent y subsister malgré les défaites
qui leur furent infligées en avril 1898 et, plus tard, dans le cou-
rant de la même année, par les petites expéditions envoyées
contre eux.
L'une d'elles, dirigée par le lieutenant Stevens avec
200 hommes, fut attaquée et battue à Sungula le 4 novembre
1898. Cinq blancs furent tués ainsi que presque tous les indi-
gènes. Après cette victoire, les rebelles marchèrent sur Ka-
lambaré, dont la garnison (800 hommes) se joignit à eux. Une
nouvelle expédition devint nécessaire. Le baron Dhanis
marcha sur Kalambaré, que son avant-garde, commandée
par M. Sund, trouva inoccupé, le 30 décembre 1898. Puis il
poussa les rebelles vers l'Est et installa ses troupes à Sungula.
Il y fut attaqué le 20 juillet 4899. Après un combat de plu-
sieurs heures, les Batélélas, renonçant à se faire jour, prirent
la fuite vers les régions à l'est de la Luama, désolées par la
famine et la variole. Ils avaient laissé sur le terrain 100 morts
et 60 fusils, tuant aux Congolais 25 noirs.
Cette victoire n'a point amené la fin de cette longue rébel-
lion, qui continue encore avec des alternatives diverses. Du 8
au 12 octobre 1899, deux combats ont encore été livrés par le
lieutenant Heeg aux Batélélas, qui ont eu 90 tués. Mais ce n'est
toujours là qu'un épisode de la lutte.
Du côté de la Mongalla, les cannibales lkidjas s'étant sou-
levés à la fin de l'année 1898, le major Lothaire fut chargé
de les réduire et s'en acquitta assez rapidement. Parti avec
298 l'afrique politique en 1900
250 hommes, il infligea aux Budjas, qui l'avaient bravement
attaqué, une sanglante défaite, à la suite de laquelle le pays fit
sa soumission.
On a vu plus haut que le commandant Chaltin avait occupé
Redjaf le 17 février 1897. Parti de Dunga le 14 décembre 1896
avec 700 hommes, 500 auxiliaires et un canon, il atteignit le
Nil à Bedden, le 14 février 1897. Le 17 février il attaquait
Redjaf, ville de 10.000 habitants, possédant un beau port, et
seule place forte de la région. Elle était occupée par 4.000 Der-
viches, qui prirent position hors de Redjaf pour arrêter les
Congolais. Battus à deux reprises, les Derviches évacuèrent
Redjaf, abandonnant trois canons et une grande quantité
d'armes et de munitions. Le commandant Chaltin poussa
aussitôt sur Lado, mais n'y trouva que des ruines au milieu
de marécages.
Les Derviches se retirèrent vers le Nord, mais sans cesser
d'observer les Congolais qui durent être renforcés, vers la fin
de 1897, par des renforts partis de Matadi au mois de juin.
L'année 1898 n'a été signalée, dans la province équatoriale,
que par des événements de peu d'importance. Les incursions
des Derviches ont été facilement refoulées, et le commandant
Henry, venu des environs du lac Albert-Edouard, après la pre-
mière défaite des rebelles, a été chargé, à la fin de 1898, d'oc-
cuper la position de Lado.
En 1899, le pays est resté calme sous le commandement du
major Hanolet qui disposait, à Redjaf et dans les postes voi-
sins, d'un effectif d'environ 2.000 hommes. Au mois d'octobre
dernier, on annonçait le départ, de Djabbir, sur l'Ouellé, du
major Chaltin qui se disposait à aller relever le major Hanolet
et à prendre le commandement de la région.
Plus récemment, au mois de janvier 1900, on a appris l'arrivée
à Khartoum du commandant Henry et de 42 Congolais en
même temps que du lieutenant de Tonquedec et de ses 35 Sé-
négalais et d'une patrouille anglaise venant de l'Ouganda.
Telle est la situation sur le haut Nil, où l'on a craint un
ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO 299
moment, après la victoire du sirdar Kitchener, une attaque
des Derviches fuyant devant l'armée anglo-égyptienne. Cette
éventualité ne s'est point réalisée et les Congolais, occupant
dans cette région tous les territoires qui leur sont dévolus par
les traités, attendent encore le bon vouloir de l'Angleterre
pour être fixés sur le sort définitif réservé aux territoires du
Bhar-el-Ghazal.
Les succès de la politique du roi des Belges ont été dus au-
tant aux qualités militaires des officiers congolais qu'à l'orga-
nisation donnée aux troupes de l'État indépendant.
Cette organisation est réglée par un décret du 30 juillet 1891.
La durée du service est de cinq ans; le recrutement est assuré
par des engagements volontaires et par des levées ordonnées
par le gouverneur dans des districts déterminés.
Après leurs cinq ans de service, les soldats doivent servir
deux ans dans la réserve. Rentrés dans leurs villages, ils y
sont l'objet de faveurs spéciales qui attirent sous les drapeaux
un nombre croissant d'indigènes. Le nombre des engagés
volontaires a atteint 4.00Û hommes en 1897. Des camps
d'instruction, au nombre de sept, échelonnés sur le Congo,
reçoivent les recrues. Outre les troupes régulières, qui
comptent environ 12.000 hommes, dont 4.000 volontaires, on
doit citer les contingents auxiliaires, convoqués suivant les
besoins, et qui, bien encadrés, ne manquent pas de valeur.
Environ 80 bouches à feu, de divers modèles, constituent l'ar-
tillerie de l'armée congolaise.
Au point de vue de la politique extérieure, il n'est pas inu-
tile de rappeler quelques incidents qui provoquèrent contre
l'État du Congo les réclamations d'autres puissances euro-
péennes. C'est d'abord l'exécution sommaire du négociant an-
glais Slokes, ordonnée par le commandant Lothaire.
Au cours d'une expédition dirigée par cet officier dans le
bassin du Lomami, une révolte avait été apaisée par la défaite
des rebelles à Gando, les 12 et 13 septembre 1895. Grâce aux
efforts et à l'énergie du commandant Lothaire, la rébellion
300 l'afrique politique ex 1900
prit fin rapidement; mais, ayant acquis la preuve qu'une
alliance existait entre les insurgés et Stokes . qui les fournis-
sait d'armes et de munitions, il lança un mandat d'arrêt
régulier contre lui et le fit juger et exécuter dans les vingt-
quatre heures.
Cette exécution d'un Anglais, même coupable, sur le ter-
ritoire du Congo, produisit en Angleterre l'émotion d'usage.
Le gouvernement anglais exigea aussitôt la mise en jugement,
pour abus de pouvoir, du commandant Lothaire. Celui-ci fut
jugé à Borna, le 22 avril. Sur les témoignages fournis contre
Stokes, le ministère public renonça à l'accusation, et le com-
mandant Lothaire fut acquitté le 27 avril.
Déjà, avant le procès, le gouvernement anglais avait exigé
qu'en cas d'acquittement il pourrait poursuivre l'affaire en
appel devant le consseil supérieur de l'État du Congo, siégeant
à Bruxelles. Devant les témoignages fournis à Borna et qu'il
jugea contradictoires, il obligea le gouvernement belge à faire
appel du jugement. Le procès, commencé le 3 août 1896, se
termina par un acquittement.
Les procédés militaires et commerciaux du commandant
Lothaire avaient déjà été très attaqués, même au Congo, et les
traitements infligés aux serviteurs et à la femme indigène de
Stokes avaient déterminé l'Allemagne à demander à l'État du
Congo une indemnité qui fut distribuée aux victimes, origi-
naires de l'Est africain allemand. Ce fait fut suivi peu après
d'un autre incident plus grave.
Une caravane d'indigènes allemands ayant été pillée dans le
Manyéma, l'État du Congo reçut une note de protestation, aux
termes de laquelle l'Allemagne demandait une nouvelle in-
demnité, en menaçant de dénoncer la convention de Berlin à la
première récidive. Quelques jours avant, à l'occasion de l'af-
faire Stokes et des attaques portées, à l'audience, contre l'ad-
ministration allemande de l'Est africain, le gouvernement
allemand avait cru devoir faire des représentations au gou-
vernement belge. Celui-ci répondit que la question ne concer-
nait nullement la Belgique, mais seulement le gouvernement
congolais.
ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO 301
Tout récemment encore, à la fin de 1898, on signalait un
autre motif de discorde à propos de la délimitation des fron-
tières entre le lac Tanganyika et le lac Kifu. Certains terri-
toires ont été revendiqués, à la fois, par les Allemands et les
Congolais, et ont donné lieu à des concentrations de troupe
effectuées par les Allemands à Maniema et à un renforcement
du poste belge du lac Kifu. Le différend vient d'être réglé au
mois de janvier 1900, lors du voyage à Berlin de M. Beernaert,
président de la Chambre des représentants de Belgique, par une
cession réciproque de territoires.
On a vu plus haut que le Congo n'est lié à la Belgique que
dans la personne du roi des Belges. Au début de la constitution
de l'État indépendant, c'est le roi des Belges qui, sur sa cas-
sette particulière, comblait les déficits de son nouvel État (1).
De leur côté, les Belges, par crainte des charges que pour-
rait leur faire supporter le Congo, s'étaient refusés, malgré
plusieurs tentatives faites auprès du Parlement, à sanctionner
une union plus étroite des deux pays et à prononcer l'an-
nexion de l'État indépendant. Les conseillers du roi des
Belges, au contraire, s'étaient toujours efforcés de faire sub-
stituer à l'union personnelle, surtout au point de vue finan-
cier, une union plus intime avec la Belgique, qui aurait ainsi
débarrassé son souverain de la crainte de voir la France ré-
clamer plus tard le droit de préemption que les traités lui
reconnaissent sur le Congo. Ces tentatives d'union auront
d'autant plus de chances de réussir que l'État indépendant du
Congo deviendra plus prospère. Son avenir, au point de vue
économique, paraît mieux assuré depuis que se perfectionne
l'exploitation du chemin de fer du Congo. De 24 millions en
1895, le commerce total a passé à 31 millions en 1896 et à .
41 millions en 1897.
A plusieurs reprises, la Belgique a dû venir en aide à l'État
(1) Le budget de 1898 s'élevait à 14.7G5.000 francs aux recettes et à 17.2o0.00O
francs aux dépenses, avec un déûcit prévu de 2.500.000 francs.
302 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
du Congo, notamment à l'occasion de la construction du che-
min de fer de Matadi à Léopoldville. Cette ligne, destinée à
relier l'Océan avec le bief navigable du Congo, en amont de
Stanley -Pool, et à supprimer l'inconvénient des rapides qui
empêchent la navigation au-dessous de Léopoldville, a été
étudiée dès 1885 et entreprise en 1889. D'une longueur totale
de 425 kilomètres environ, elle traverse, dans la première
partie de son tracé, des terrains montagneux et rocheux qui
en ont rendu l'exécution fort difficile. La voie s'élève jusqu'à
500 mètres d'altitude avant de redescendre sur Léopoldville.
Elle devait, dans le principe, être livrée le 31 décembre 1894,
mais on a dû plus tard reporter le délai de livraison au 31
décembre 1896, et elle n'a été définitivement inaugurée
qu'en juin 1898.
Les travaux ont été, en effet, des plus pénibles. Il a fallu
emprunter la main-d'œuvre à toutes les colonies voisines,
recruter au Dahomey des travailleurs « libres » fournis par
Behanzin et, plus tard, avoir recours aux Chinois, puis aux
Kroumens, aux Sierra-Léonais et aux Sénégalais. Sur 4.500
ouvriers employés sur les chantiers dans les deux premières
années (1890-1892), 900 ont été victimes du climat.
Les dépenses, évaluées au début à 25 millions, ont dépassé
finalement 65 millions. Le prix kilométrique de la ligne,
évalué à 60.000 francs, s'est élevé à 100.000 francs vers la fin
des travaux et a atteint, en certaines parties, 240.000 fr. (1).
Déjà la Belgique avait souscrit 10 millions pour ce chemin
de fer et lui avait prêté cinq autres millions sur hypothèques.
A la suite d'une enquête ordonnée sur place, en 1895, par le
Parlement belge, qui a toujours soutenu le chemin de fer du
Congo, une convention, du 11 juin 1896, vint encore garantir
10 millions d'obligations à émettre par la Compagnie du che-
min de fer. Le surplus du capital fut fourni grâce à la foi et à
la ténacité des fondateurs.
(1) Le chemin de fer du Congo aura aussi à compter, un jour, avec la concur-
rence du futur chemin de fer du Congo français, entre la côte et Brazzaville. Des
projets ont déjà été élaborés pour sa construction par nos ofliciers du génie.
ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO 303
Au mois de juin 1896, la ligne était déjà terminée sur envi-
ron 130 kilomètres de longueur. Le reste du tracé était d'ail-
leurs moins difficile à exécuter, et on augmenta considérable-
ment la rapidité de la construction, qui fut terminée à la fin
de 1898.
Dès les premiers mois de l'exploitation, le rendement kilo-
métrique de la ligne atteignit 21.000 francs, alors que 8.000
francs environ suffisaient pour couvrir le service de la dette.
L'avenir du chemin de fer paraît donc assuré, d'autant plus
que la Compagnie possède, tout le long de la voie, une bande de
terrain de 200 mètres de part et d'autre de la ligne, et qu'elle
a reçu une dotation de 600.000 hectares, dont 500.000 dans la
région de la Bousira Mamboyo et 100.000 sur les rives du
Congo et de ses affluents (1).
La réussite de cette exploitation est d'un heureux augure pour
la future voie ferrée qui, à travers le territoire français, con-
duira les marchandises du Congo moyen à la côte Atlantique.
Le principe delà construction de nouveaux chemins de fer
a été tout récemment posé : de Stanley-Falls, une ligne de 450
kilomètres se dirigerait vers l'Ituri et, de là, d'un côté vers le
lac Albert, de l'autre vers le Tanganyika. Soit, en tout, 1.400
kilomètres. Une mission d'ingénieurs a déjà été envoyée dans
la région. On estime les dépenses à 150 ou 200 millions et la
durée du travail à dix années.
Un coup d'œil jeté sur la carte suffit à démontrer la grandeur
(1) A l'assemblée générale de la Compagnie du chemin de fer du Congo, le 18
janvier 1899, le colonel Thys a donné les chiffres suivants pour les recettes en-
caissées en 1898 :
Mois d'août 801.472 fr. 49
— de septembre 991 .059 fr. 9o
— d'octobre 846.000 francs.
— de novembre 745.000 francs.
correspondant à une recette annuelle de i0.152.^(.'7 francs.
Les Belges ne négligent pas les lignes télégraphiques.
Deux grandes lignes sont en construction marchant l'une vers l'autre : la pre-
mière part de Borna et atteint la station de l'Equateur; la seconde part du Tan-
ganyika et atteindra bientôt le Congo.
On a inauguré, le 10 janvier 1900, la section de Borna à Luki du chemin de fer
du .Mayumbé.
304 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
du travail et l'importance politique qu'on attache à son exécu-
tion. Il y a là un exemple que la France devrait suivre de son
côté, non seulement au Congo, mais dans bien d'autres contrées.
Il est intéressant de citer, à propos de la salubrité du Congo
et des régions voisines, le compte rendu suivant, donné par le
Temps, d'une des séances du congrès d'hygiène de Bruxelles
(1897) :
« Le congrès d'hygiène et de climatologie médicale a en-
tendu aujourd'hui une intéressante communication sur la
situation sanitaire du Congo. C'est le résultat d'une enquête
ouverte à la requête de la Société royale de médecine de Bel-
gique et confiée à une commission de six membres spécialistes
de haute compétence, qui ont consacré deux ans à ce travail.
Il en résulte que les régions considérées comme les plus meur-
trières ne présentent pas tous les dangers que l'on croit et
qu'avec un régime hygiénique strictement appliqué il est pos-
sible d'atténuer les effets de l'insalubrité. Au bas Congo, où
l'on mourait jadis dans des proportions effrayantes, les décès
diminuent d'année en année, grâce à l'amélioration des con-
ditions alimentaires. Certains agents de l'État ou des sociétés
commerciales y ont séjourné jusqu'à douze années à peu près
impunément.
» Il en est de même dans les régions du haut fleuve. On ne
pense pas cependant que le Congo puisse être autre chose
qu'une simple colonie d'exploitation et non de peuplement, à
l'exception de quelques plateaux très salubres. On croit que
le séjour doit être interrompu par des retours au pays et des
cures d'altitude.
» Dans le Congo français, la proportion de la mortalité di-
minue également, et M. Kermorgant, délégué du ministère
des colonies de France, donne sur la situation des détails typi-
ques. Il pense, lui aussi, qu'au moins tous les deux ans les
colons doivent rentrer en Europe pour se débarrasser des
fièvres paludéennes et autres principes morbides dont ils sont
infestés : hématurie, insolation, albuminurie, fièvre typho-
malarienne, polynévrite. »
ÉTAT INDÉPENDANT DU CONGO 305
Quelles qu'aient été les difficultés rencontrées parles Belges
au Congo, on doit reconnaître qu'ils ont fait preuve, pour les
surmonter, d'une énergie et d'une ténacité remarquables.
Avec des ressources faibles, ils ont su créer une véritable
armée indigène, environ 150 postes fortifiés, constituer plu-
sieurs grandes Compagnies d'exploitation, dont quelques-unes
sont très prospères, et refouler, presque partout, les mar-
chands d'esclaves, qu'ils sont, sur d'autres points, encore
obligés de supporter.
Entourés par les possessions des autres puissances euro-
péennes, ils ont résisté énergiquement à toutes les tentatives
d'empiétement; et, si l'on a reproché au roi des Belges de vou-
loir réserver à sa dynastie, à l'exemple de la maison de Bra-
gance, un royaume éventuel, la civilisation doit lui savoir gré
d'avoir conquis, avec une rapidité et une décision remar-
quables, quoique avec des procédés parfois trop énergiques,
un immense territoire précédemment voué à la barbarie.
Certes, l'avenir du Congo belge est encore incertain. Son
gouvernement triomphera-t-il à lui seul des difficultés du
présent et des incertitudes de l'avenir, ou bien sera-t-il défini-
tivement contraint de placer la Belgique entre l'éventualité
d'un abandon et la nécessité d'une annexion?
La France aura-t-elle l'occasion d'exercer le droit de
préemption qui lui est reconnu? Ou bien y aura-t-il dans ces
régions de l'Afrique un nouveau partage à effectuer entre des
nations toujours plus avides?
Telles sont les questions qu'il est permis de se poser.
Pour le moment, le gouvernement de l'État indépendant,
trouvant dans ses limites une zone d'action suffisante pour
absorber toute son attention et toute son énergie, parait ne se
préoccuper que de la question de l'exploitation du pays. L'ère
des difficultés diplomatiques semble provisoirement terminée
pour cet État, à moins, toutefois, que l'imprudence de ses
gouvernants ou les compétitions de ses voisins ne viennent
inopinément compromettre sa sécurité ou menacer son exis-
tence.
Afr. polit. 20
CHAPITRE V
L'AFRIQUE AUSTRALE
Continuant le tour du continent africain, on va aborder
maintenant l'étude des pays de l'Afrique australe.
Sous cette dénomination, on comprendra les possessions
portugaises de l'Afrique australe, la colonie du Gap, la Rho-
désia, le protectorat du Nyassaland, l'État libre d'Orange et le
Transvaal.
Ces pays, qui sont le théâtre d'événements importants et
qui sont en train de se développer avec rapidité, donneront
lieu à une étude quelque peu détaillée, notamment en ce qui
concerne les tentatives d'établissement de la domination
britannique sur les territoires situés entre le fleuve Orange
et le Zambèze.
On complétera l'étude de cette région par quelques consi-
dérations rapides sur l'importance stratégique et sur l'avenir
de Madagascar, notre nouvelle colonie de l'océan Indien.
308 L'AFRIQUE POLITIQIE EN 1000
Possessions portugaises de l'Afrique australe.
Le litige anglo-portugais. — L'Angola. — Compagnie de Mossamédès. — Le
Mozambique. — Défiance du Portugal. — Expédition dans l'intérieur. — Che-
mins de fer. — Développement des ports. — Visées de l'Angleterre.
Les Portugais, qui ont rêvé un moment de constituer dans
l'Afrique autrale un vaste empire colonial allant de l'Atlan-
tique à l'océan Indien, ont dû à leur faiblesse, autant qu'à leur
inertie, de voir l'Angleterre, par un coup audacieux, couper
en deux les territoires qu'ils s'étaient attribués, mais qu'ils
avaient négligé d'occuper, comptant sur les traités passés par
leurs négociants avec les indigènes.
Malgré les droits créés par ces traités et ceux que les Portu-
gais tenaient des nombreuses explorations faites dans l'inté-
rieur du pays par Serpa Pinto, Capello, etc., les Anglais
exigèrent, par un ultimatum brusquement notifié en janvier
1889, la reconnaissance des possessions acquises par des mis-
sions protestantes établies entre le Zambèze et le Limpopo.
On se rappelle l'émoi causé en Europe par l'envoi d'une
escadre anglaise devant Lisbonne. Les Portugais, forcés de
céder, signèrent le mudus vivendi du 14 novembre 1890, puis
le traité du 28 mai 1891, fixant les limites de leurs deux colo-
nies, désormais distinctes, de l'Angola et du Mozambique.
Angola.
Les limites de l'Angola sont fixées : avec le Congo, par les
conventions du 14 février 1885 et du 25 mai 1891; avec les
possessions anglaises, par le traité du 28 mai 1891, et, avec le
Sud-Ouest africain allemand, par la convention du 30 dé-
cembre 1886. Depuis le conflit survenu avec l'Angleterre
POSSESSIONS PORTUGAISES 309
en 1889, les limites orientales du Congo portugais n'avaient
pu être exactement définies. Ce n'est qu'en 1896 qu'un arran-
gement est intervenu, fixant pour frontière commune le cours
du haut Zambèze et du Kabompo.
Ce n'est pas ici le lieu d'entreprendre l'étude des quatre pro-
vinces (Congo, Loanda, Benguela, Mossamédès) de l'Angola et
du territoire de Cabinda, enclavé dans le Congo français et
l'État indépendant du Congo.
Les événements récents qui s'y sont déroulés sont de peu
d'importance. C'est une colonie qui fait peu parler d'elle, mais
qui prouve les aptitudes colonisatrices des Portugais et la faci-
lité qu'ils possèdent de se mêler aux indigènes et de les domi-
ner. Avec de faibles moyens, et peu ou point secondés par
leur gouvernement, les colons portugais ont tiré de ces im-
menses territoires un parti qui a pu paraître médiocre dans
son ensemble, mais qui n'en reste pas moins honorable pour
un pays privé de grandes ressources.
Un des premiers chemins de fer de l'Afrique australe a été
créé par les Portugais entre Saint-Paul-de-Loanda et Ambaca,
sur une longueur de 300 kilomètres, et ils songent très sérieu-
sement à la mise en valeur des pays situés plus au Sud, dans
la province de Mossamédès.
Une Compagnie territoriale, dite Compagnie de Mossamédès,
fondée en 1894, a obtenu du gouvernement portugais, sur la
frontière du Sud-Ouest africain allemand, la concession d'un
territoire égalant en superficie la moitié de la France. Ce ter-
ritoire, encore incomplètement reconnu, mais sur lequel des
missions se trouvent à l'heure actuelle, a déjà révélé des ri-
chesses territoriales et minières qui ont donné lieu à la créa-
tion de compagnies filiales. Un chemin de fer se dirigeant
vers l'intérieur est déjà projeté et amorcé à l'état de route
reliant Mossamédès à Humbé.
Le calme, un moment troublé de ce côté en 1897, y est au-
jourd'hui rétabli et la tranquillité de la région permet d'au-
gurer favorablement de l'avenir de la Compagnie.
L'attention s'est également portée sur les territoires du
Congo portugais, plus voisins du haut Zambèze. Un syndicat,
310 l'afrique politique en 1900
fondé avec l'aide de capitaux anglo-allemands, et auquel ap-
partiendrait M. Gecil Rhodes, aurait acquis de ce côté 45.000
kilomètres carrés du gouvernement portugais et 125.000 kilo-
mètres carrés dans le Damaraland allemand. Ces acquisitions,
mieux que toute description, démontrent la valeur de ces
pays, hier encore inexplorés.
Un autre syndicat, également anglo-allemand, s'est proposé
de relier, par voie ferrée de 450 kilomètres, Benguela ou un
port des environs à Caconda, et de là à Cabongo, moyennant
la concession de mines et de terrains de culture.
Diverses nouvelles, auxquelles on ne doit accorder qu'un
caractère tendancieux, ont été lancées depuis qu'à l'automne
de 1898 on a annoncé la conclusion d'un arrangement secret
entre l'Allemagne et l'Angleterre au sujet du partage éventuel
des territoires portugais de l'Afrique australe.
Plus positive est la convention signée à Berlin, à la fin du
mois d'octobre 1899, au sujet de la construction et de l'exploi-
tation d'une voie ferrée traversant la province de Mossame-
dés, le Damaraland, le Mgamiland, et aboutissant au Trans-
vaal. Deux opinions opposées relatives à ce futur railway sont
intéressantes à signaler. Le Times s'exprimait ainsi :
Une ligne reliant le Transvaal par la Rhodesia à Great Fish bay
donnerait accès vers l'Atlantique aux grands centres miniers du
Transvaal en un point qui est de 1.300 milles moins éloigné d'Eu-
rope que le Cap. D'autre part, traversant diagonalement l'Afrique
allemande du Sud-Ouest, elle donnerait un immense essor au dé-
veloppement des possessions allemandes, et spécialement à l'ex-
ploitation des richesses minérales qu'on attribue aux territoires du
Nord-Ouest allemand.
De son côté, un journal de Capetown, YOns Land, écrivait à
ce sujet :
Lorsque la construction du chemin de fer du Bechouanaland fut
discutée au parlement du Cap, le gouvernement anglais et M. Cecil
Rhodes affirmèrent qu'on n'autoriserait la construction d'aucune
ligne pouvant faire concurrence à la première.
Si maintenant M. Cecil Rhodes propose de construire une ligne
POSSESSIONS PORTUGAISES 311
allant de Boulouwayo à la côte occidentale de l'Afrique en traver-
sant le territoire allemand ou portugais, il oublie la promesse en
vertu de laquelle le chemin de fer du Bechouanaland, appartenant
à la colonie du Cap, ne doit pas avoir de concurrent.
Bien que les questions douanières relatives à ce chemin de
fer aient été déjà débattues, sa construction ne peut manquer,
comme on vient de le voir, de soulever bien des questions
économiques et politiques.
Le Congo portugais parait donc être entré comme tant
d'autres territoires africains, dans une période d'exploitation
sérieuse. Plus heureux que le Mozambique, il est assez à
l'écart pour ne pas tenter pour le moment l'appétit de voisins
ambitieux.
Y a-t-il cependant lieu de croire aux bruits qui ont récem-
ment couru et qui tendaient à faire admettre l'éventualité d'un
agrandissement vers le Sud et vers l'Est, du Congo portu-
gais, moyennant la cession si convoitée du Mozambique à
l'Allemagne et à l'Angleterre? C'est une question qui, si elle
a été soulevée, est encore du domaine de la diplomatie. Un
pareil arrangement, alors même qu'il ne serait pas du goût
du Portugal, favoriserait trop d'intérêts et d'appétits pour ne
pas paraître assez vraisemblable (1).
Mozambique.
La frontière de la colonie du Mozambique, tracée d'une
façon bizarre, au gré des Anglais désireux de se réserver les
régions aurifères de l'intérieur, enserre en des limites étroites
une vaste étendue de cotes divisées entre deux provinces :
celle de Mozambique, au nord du Zambèze, et celle de Lou-
renço-Marquès.
(1) L'Angola est relie à l'Kurope et au Cap par le cable de la cùte occidentale
d'Afrique qui atterrit à Mossamédès, Benguela. Novo-Redondo et Saint-Paul de
Loanda.
312 l'afrique. politique ex 1900
Les événements qui ont suivi l'invasion du Transvaal par le
docteur Jameson, au début de 1896, ont attiré aussitôt l'atten-
tion sur le Mozambique.
A la fin de 1895, au moment même où M. Cecil Rhodes
commençait à troubler l'Afrique australe tout entière par ses
tentatives d'expansion exagérée, une révolte de Cafres éclatait
dans la province de Lourenço-Marquès. Le major Musino
d'Albuquerque, à la tête de 48 cavaliers, pénétrait dans le
camp de Gugunhana, le chef de la rébellion, et le faisait pri-
sonnier au milieu de ses vassaux stupéfaits. Depuis lors il ne
se produisit plus, pendant plusieurs mois, que des rébellions
sans importance et facilement réprimées, après la déporta-
tion de Gugunhana aux Açores.
Lors de l'enquête faite au sujet de ces événements, le gou-
vernement portugais crut découvrir l'action d'une mission
protestante établie dans le pays où la révolte avait pris nais-
sance. C'était une mission des Églises libres de la Suisse ro-
mande qui possède deux centres d'action dans cette partie de
l'Afrique, l'un au Transvaal, l'autre dans la province de Lou-
renço-Marquès, avec les trois stations principales de Lourenço-
Marquès, Rikatia, Antioka-Mandkasi et plusieurs annexes.
Cette mission comprenait sur le territoire portugais quatorze
personnes des deux sexes dont l'expulsion fut décidée. Ce fait
amena des réclamations de la Suisse auprès du gouvernement
de Lisbonne. Après une enquête supplémentaire, les mission-
naires suisses, accusés d'avoir poussé les noirs à la révolte
pour favoriser les visées de M. Cecil Rhodes, furent proclamés
innocents et l'arrêté d'expulsion rapporté.
La fin de Tannée 1896 fut marquée par une expédition di-
rigée contre les tribus namarras qui occupaient la région entre
le rio Munapo et la baie de Fernao Yelloso, et qui, n'ayant
jamais été définitivement soumises, entravaient les relations
entre l'hinterland et la côte.
Une colonne, formée à Natule et comprenant 450 hommes
avec une section d'artillerie, marcha le 19 octobre 1896 sur
Naguema. Malgré deux succès remportés sur les indigènes à
Mojenga elle dut rentrer le lendemain à Natule.
POSSESSIONS PORTUGAISES 313
Des renforts ayant été expédiés du Portugal, le gouverneur
général, major d'Albuquerque, organisa, en février 1897, une
colonne près des postes de Natule et de Matibane, au moyen
de deux compagnies d*infanterie portugaise, un demi-escadron
de cavalerie, deux sections d'artillerie et une troupe d'auxi-
liaires, environ 600 Européens et 400 indigènes. On devait re-
monter le fleuve Mucati et établir un poste chez les Xamarras.
Le départ eut lieu le 1er mars; la colonne, attaquée presque
chaque jour, poussa jusqu'à Ibrahimo. y fonda un poste et
rentra à Natule.
Le 23 mars, elle repartit de Matibane, traversa, le 30, le rio
Sanhuti et fonda, le 1er avril, un poste à Itaculo. Puis elle fut
ramenée à Mossuril.
Le 20 mai, le major quitte Ibrahimo avec 130 Européens et
200 auxiliaires et cherche à rejoindre les Namarras dans les
fourrés deMatula; mais, après un vigoureux combat, il rentre
le jour même à Ibrahimo. Les Xamarras, épuisés, finissent par
faire leur complète soumission le 1er juin 1897.
Vers la même époque un soulèvement éclatait parmi les in-
digènes du Ga/aland contre lesquels le Transvaal dut mobi-
liser quelques troupes pour faire respecter son territoire. Des
révoltes partielles avaient lieu également dans le district du
Zambèze. Ces rébellions peu importantes furent apaisées sans
difficulté dès le mois d'août 1897, mais elles motivèrent de la
part de la métropole des envois de troupes qui vinrent ren-
forcer à propos les garnisons de la colonie.
Depuis lors on n'a eu à signaler que des troubles locaux
sans importance. On peut donc considérer que la colonie du
Mozambique est aujourd'hui à peu près complètement pacifiée
et que le moment est venu pour le Portugal de mettre en
œuvre les moyens nécessaires à son développement et à son
exploitation.
Il n'hésiterait peut-être pas à y consacrer les sommes néces-
saires s'il n'avait lieu de craindre pour l'avenir de sa colonie,
menacée au nord par les Allemands, au sud et à l'ouest par
les Anglais.
Depuis que ces derniers ont jeté leur dévolu sur le Transvaal
314 l'afrique politique en 1900
et rêvé de classer les Boërs parmi leurs sujets, ils ont pour-
suivi avec leur ténacité habituelle l'investissement de ces
pays et ont constamment mis en discussion la question de la
baie de Delagoa. La presse anglaise n'a pas manqué, dans cette
circonstance, de faire le jeu de son gouvernement et de pré-
parer les esprits aux éventualités désirées.
C'est ainsi que furent démentis, dès le mois de mars 1896,
presque aussitôt que répandus, les bruits mis en circulation
de l'achat de la baie de Delagoa par l'Angleterre et du débar-
quement de matelots allemands envoyés, disait-on, au secours
du Transvaal.
Les journaux anglais, prenant en effet leurs désirs pour des
réalités, ne se firent pas faute d'annoncer la cession par le
Portugal, au prix de 125 millions, de la baie de Delagoa, le plus
beau port de cette partie de l'Afrique, et le terminus du
chemin de fer du Transvaal. Cette cession eût porté en outre
sur une étendue de côtes de 480 kilomètres et sur une profon-
deur de 160 kilomètres.
Cette nouvelle fut bientôt suivie d'une autre tout aussi ten-
dancieuse, d'après laquelle l'Allemagne se serait proposé de
demander la neutralisation de Lourenço-Marquès.
Le Portugal répondit en faisant annoncer sa décision de
renforcer ses troupes du Mozambique pour bien marquer sa
volonté de conserver en sa possession exclusive la baie de
Delagoa.
Depuis lors les bruits de môme nature n'ont pas cessé de se
renouveler à diverses époques, et, pour y couper court défini-
tivement, le gouvernement portugais se crut obligé d'envoyer,
au commencement de 1898, le major d'Albuquerque en
mission à Paris, à Londres et à Berlin, pour déclarer, au nom
du Portugal, que ce pays entendait maintenir tous ses droits
sur le Mozambique.
Le port de Lourenço-Marquès vaut en effet la peine qu'on
s'occupe de lui, car il a pris une importance qui touche non
seulement aux intérêts des Anglais et de la colonie du Cap,
mais aussi, d'une manière indirecte, à ceux des Français, de-
puis que ces derniers sont définitivement installés à Madagas-
POSSESSIONS PORTUGAISES 315
car. L'acquisition de la grande île a créé entre la France et les
républiques boërs des liens d'intérêt qui risqueraient d'être
rompus si, par un nouveau coup de force, l'Angleterre, isolant
de la mer le Transvaal et l'Etat libre d'Orange, les plaçait par
cela même sous sa dépendance complète. Devant le flot,
montant sans cesse, des invasions anglaises en Afrique, il est
de l'intérêt de la France de s'entendre avec les États boërs et
de contribuer, par son appui, à la conservation de l'équilibre
politique de l'Afrique australe. Cet intérêt est aussi celui du
Portugal, dont toutes les sympathies sont allées au Transvaal
dans la lutte que ce pays a eu à soutenir contre l'ingérence
anglaise.
Dans le but d'aider le Transvaal dans la crise économique
traversée par l'industrie minière de ce pays, et afin de lui pro-
curer la main d' œuvre nécessaire, le Portugal a consenti à
permettre l'émigration de travailleurs noirs recrutés sur son
territoire. Dix mille noirs étaient déjà, dès le mois d'avril 1896,
acheminés sur le Witwatersrand, et, par réciprocité, le
Transvaal s'engageait à faire respecter par les compagnies
anglaises établies, dans le pays les contrats de travail passés
par elles avec les indigènes.
Lors des événements de 1889, qui amenèrent la délimitation
des territoires du Mozambique, les Anglais poussés par la
Bristish South Africa Company (Chartered) exigèrent le par-
tage du Manica dont ils s'attribuèrent la plus riche partie.
Ils imposèrent en outre au Portugal l'obligation de relier le
Manica (qu'on croit être le pays d'Ophir des anciens) à la cote
par une voie ferrée remontant le Pongoué. Ce chemin de fer a
été poussé deFontès-Villa, en amont de Beïra, jusqu'à Chimoio.
Au début de 1896, la voie atteignait Umtali, sur le territoire an-
glais, et on prévoyait déjà, étant donné l'activité apportée aux
travaux, qu'elle arriverait à Salisbury en 1897; la locomotive
n'y est entrée qu'en mai 1898. La Chartered possède donc, pour
ses territoires delà Rhodesia (pays des Matabélés et de Khama)
un débouché assuré vers l'océan Indien. Cette ligne a déjà été
empruntée, pendant l'année 1896, pour le transportdes renforts
et du matériel de guerre expédiés sur Buluwayo à l'occasion
316 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
de la révolte des Matabélés. Outre cette ligne et le chemin de
fer projeté de Salisbury à Blantyre par Tété, sur le territoire
portugais, le Mozambique est traversé par l'importante ligne
de Lourenço-Marquès à Pretoria.
Ce chemin de fer est en exploitation depuis le commen-
cement de 1895. C'est, en raison de la proximité de Pretoria, la
ligne la plus favorablement tracée pour desservir le Transvaal;
mais sa construction s'est heurtée au mauvais vouloir des
Anglais, désireux d'obliger la république sud-africaine à faire
ses échanges par le territoire de la colonie du Cap.
La voie fut construits par deux compagnies, l'une néerlan-
daise (1) sur le territoire transvaalien, l'autre anglo-améri-
caine en territoire portugais. Cette dernière compagnie étant
tombée entre les mains des Anglais, la défiance des Portugais,
toujours en éveil depuis 1891, les a conduits à demander, au
sujet de difficultés relatives à la concession, l'arbitrage de la
Suisse. On annonce que la sentence arbitrale va être rendue
incessamment.
Cette voie ferrée a coûté 107 millions, soit 174.000 francs
par kilomètre. Elle franchit de très fortes^ pentes, et dans
quelques sections elle possède un rail central à crémaillère
qui lui permet de gravir des rampes de 5 centimètres.
Afin d'éviter la concurrence désastreuse que cette ligne était
en mesure de faire aux chemins de fer du Cap, l'Angleterre a
obligé le Transvaal à lui imposer des tarifs très élevés.
Malgré cela cette voie ferrée transporte le cinquième des mar-
chandises du Transvaal (2).
Deux embranchements s'en détachent : l'un vers les mines
de Barberton, l'autre part de Komati, vers la frontière du
Transvaal, pour aboutir à Leydsdorp. Les travaux de cette
(1) Celte compagnie a un capital d'environ 175 millions et exploite au Transvaal
un réseau d'un millier de kilomètres.
(2) Dès 1895 la valeur des marchandises transportées a été d'environ un million
de livres sterling. Les recettes de la ligne ont été de 24.347 livres sterling en 1894,
de 29.849 livres sterling en 1895 pendant le premier semestre. Pendant le deuxième
semestre 1895, les recettes ont été de 80.418 livres sterling et les dépenses de
46.728 livres sterling.
POSSESSIONS PORTUGAISES 317
, a
dernière ligne, qui doit avoir 350 kilomètres de long, ont été
entrepris par la Compagnie franco-belge et commencés en no-
vembre 1893.
Les points extrêmes des deux chemins de fer qui aboutis-
sent à la côte portugaise sont Lourenço-Marquès et Beïra.
Ces deux ports sont en train de prendre le plus grand déve-
loppement.
Lourenço-Marquès, au fond de la magnifique baie de De-
lagoa, n'a malheureusement pas été doté de moyens suffisants
pour le commerce de transit qu'on y fait. Malgré l'établisse-
ment tout récent d'une jetée, le débarquement des marchan-
dises est insuffisamment assuré, et beaucoup de navires vont
débarquer à Durban ou à East-London , dans la colonie du Cap.
Une des marchandises principales est le bois destiné aux
mines du Transvaal, qui provient des États-Unis, de Norvège
et d'Australie. *
Les importations, en 1895, ont atteint 1.200.000 livres
sterling et les exportations 31.000 livres. De janvier en no-
vembre 1895 les recettes de la douane se sont élevées à
75.000 livres sterling.
Une concurrence a été créée dans ces derniers temps à la
ligne de Lourenço-Marquès à Pretoria. C'est la voie ferrée de
Durban à Johannesburg, qui a été inaugurée le 15 décembre
1895, et qui profite des avantages que le port de Durban, quoi-
que médiocre, s'efforce d'offrir au débarquement des transports
maritimes. Bien que la distance de Durban à Johannesburg
(775 kilomètres) soit supérieure à celle de Lourenço-Marquès
au même point (634 kilomètres) la ligne anglaise à tarifs
réduits peut lutter avantageusement avec la ligne portugaise.
On a parlé plus haut de la ligne de Béïra à Chimoio qui est
prolongée sur Umtali et livrée jusqu'à Salisbury.
Cette ligne est destinée à faire une concurrence redoutable
aux lignes de la colonie du Cap. De Londres à Salisbury, par
Capetown, il faut 34 jours; par Beïra, 33 seulement. Une ligne
de jonction a été nécessaire pour relier Beïra à Fontès-Yjlla,
tête de ligne actuelle. Cette ligne a été terminée à la fin de
189G.
318 L'AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
La ville de Beïra a pris dans ces dernières années un déve-
loppement considérable, bien que les Portugais ne fassent
guère d'efforts pour aménager son port.
De 440 livres sterling en 1892, le transit a passé, en 1895,
à 143.000 livres dont les neuf dixièmes pour les marchandises
anglaises.
Il est intéressant de constater à ce propos que le fret d'Alle-
magne à Beïra coûte meilleur marché que celui d'Angleterre
au même point.
La ligne télégraphique de Beïra à Salisbury est livrée depuis
le mois d'octobre 1895, et la Compagnie de Mozambique
projette un chemin de fer destiné à relier Beïra au Zambèze
et au Chiré.
Après ce qui vient d'être dit, il serait injuste de reprocher
au Portugal, dont les* ressources sont si faibles, de n'avoir
rien fait pour sa colonie. Les travaux de chemins de fer
l'exploitation des mines et du territoire, l'aménagement des
ports de Beïra et de Lourenço-Marquès, tout cela aurait été
sans doute terminé bien plus tôt si l'Angleterre n'avait mis
trop souvent obstacle à la marche paisible et continue des
travaux et des réformes dans la colonie portugaise. Ses
intérêts exigent que les territoires au sud du Zambèze passent
sous sa domination. Le rapide développement d'une partie de
la Rhodesia, et, plus encore, la volonté tous les jours mieux
affirmée d'absorber les républiques boërs, commandent aux
Anglais la politique d'impatience et de mauvais vouloir qu'ils
n'ont cessé de suivre à l'égard du Portugal, trop gênant pour
eux dans cette partie de l'Afrique.
Si les Boërs sont coupés de la mer, ils tombent sous la
tutelle économique de l'Angleterre qui, maîtresse des côtes,
les amènera progressivement à l'absorption politique. Pour
ce résultat, la possession de Lourenço-Marquès est néces-
saire, et il n'est pas de sacrifices trop étendus pour y par-
venir. Après avoir essayé d'un partage, on a proposé une
acquisition amiable par voie d'achat ou de location.
Les derniers bruits répandus tendent maintenant à laisser
POSSESSIONS PORTUGAISES 319
supposer la conclusion d'un accord anglo-allemand d'après
lequel on offrirait au Portugal, en échange du Mozambique,
une compensation territoriale du côté de Mossamédès; tandis
que les Allemands prendraient possession des territoires au
nord du Zambèze, les Anglais s'adjugeraient les régions au
sud du fleuve.
Il semble que, dans tout cela, on tient peu de compte des
intérêts des autres peuples. Si l'Allemagne a paru aban-
donner les Boërs aux Anglais, après les avoir soutenus,
comme on se le rappelle, on a vu que les Boërs ne consen-
tent guère à s'abandonner eux-mêmes. Quoi qu'il en soit,
le moment semble venu où ces questions ne peuvent man-
quer de recevoir une solution prochaine. La France a laissé
ses rivaux se partager le sultanat de Zanzibar. Assistera-
t-elle, toujours inactive et distraite, au partage du continent
voisin de Madagascar sans réclamer pour les intérêts qu'elle
possède au Transvaal comme au Mozambique?
320 l'afrique politique ex 1900
Sud-Ouest africain allemand.
On entend par là les territoires voisins d'Angra-Pequena et
de Walfish-bay sur lesquels la maison Lûderitz, de Ham-
bourg, avait, bien avant 1884, établi des comptoirs. Ce sont
les pays situés entre le fleuve Orange et le Kunene, délimités
à l'est par le traité de Berlin du 1er juillet 1890, et placés sous
le protectorat allemand par déclaration du 29 avril 1884.
Ces territoires du Damaraland et du Namaqualand n'ont
pas donné jusqu'ici aux Allemands les avantages qu'ils se
proposaient d'en retirer. Sur 150 kilomètres environ, à partir
de la côte, le terrain est stérile, et se relève ensuite en un
plateau de 900 mètres d'altitude moyenne, susceptible d'être
cultivé. Les missions envoyées dans ce pays y auraient, dit-on,
découvert des richesses minières importantes.
Quoi qu'il en soit, les résultats commerciaux ont été mé-
diocres et Ion n'a guère eu à se louer de l'initiative déployée
dès le début. Quant à la prise de possession du pays, elle a
été entravée par de nombreuses révoltes des indigènes, favo-
risés peut-être en sous main par la colonie du Cap qui, bien
qu'ayant conservé le meilleur mouillage de la côte, celui de
YYalfish-bay, ne peut se consoler de l'acquisition faite par
l'Allemagne de ce vaste territoire.
Au commencement de 1896 de graves désordres se produi-
sirent dans la colonie. Les Hereros, tribu du Damaraland.
s' étant révoltés, le gouverneur, le major Leutwein, qui avait
sous ses ordres 800 hommes environ de troupes indigènes
encadrées par des Européens, jugea ses forces insuffisantes et
demanda des renforts en Europe.
Après divers engagements, deux combats eurent lieu, les
19 et 20 avril, près de Siegfeld, dans lesquels le capitaine von
Estorff battit les révoltés. Le 6 mai, le major Leutwein, avec
350 hommes. 3 pièces, et soutenu par un parti d'indigènes,
SUD OUEST AFRICAIN ALLEMAND 321
infligea aux rebelles une nouvelle défaite sur les bords de
l'Epukiro et prit la place forte de leur chef Kahimena. Les
Allemands auraient subi, dans ces combats, d'assez fortes
pertes, parmi lesquelles il faut compter deux lieutenants et
deux sous-officiers tués.
Après ces engagements, la révolte put être considérée
comme terminée. Quelques rébellions se produisirent encore
dans le courant de 1897, notamment au mois de décembre,
vers le nord de la colonie, Enfin, au commencement de 1898,
le major Mùller réussit à battre les Hottentots au Grootberg,
le 26 février. Un mois après, les indigènes, commandés par le
chef Hendrick Witboï, faisaient leur soumission.
Malgré la vaste étendue de leurs possessions, on est en
droit de se demander si les sacrifices faits par les Allemands
sont en proportion des bénéfices qu'ils en retireront.
Derniers venus au partage de l'Afrique, ils se sont em-
pressés de mettre la main sur ces pays qui étaient encore
res nullius.
Faut-il voir dans ce fait une prise de possession définitive,
ou bien l'intention, une fois ce territoire conquis, d'en faire
l'objet d'un échange par lequel l'Angleterre, désireuse d'ar-
rondir ses possessions du Cap, lui céderait, sur un autre
point du globe, un pays mieux approprié à la colonisation ?
Il est certain que les arrangements entre Européens n'ont
pas encore pris fin de ce côté, et que les territoires allemands,
utiles à la colonie du Cap au point de vue des débouchés qu'ils
procurent, donneront lieu à de nouvelles conventions, quelle
que soit l'issue de la guerre au Transvaal.
Si les bruits que l'on a rapportés plus haut au sujet des
colonies portugaises viennent à se confirmer, on assistera, de
ce côté du continent africain, dans le cas de la victoire des
Anglais, à une nouvelle répartition des territoires qui, de
toute façon, risquera de n'être pas avantageuse pour le Por-
tugal.
On s'est déjà inquiété en Allemagne, en dehors des sphères
Afr. polit. 21
322 l'afrique politique en 1900
officielles, des suites de la guerre du Transvaal en ce qui con-
cerne la colonie allemande.
Au mois de décembre dernier, la Société coloniale alle-
mande adressait au chancelier de l'Empire un mémoire du
duc de Mecklembourg, son président, dans lequel se trouve le
passage suivant :
En effet, si, dit le mémoire, ce sont les Anglais qui ont le dessus
au Transvaal, il ne saurait faire doute que, suivant leur tradition,
les Boers chercheront une nouvelle patrie et émigreront dans les
possessions allemandes. 11 est probable qu'ils consentiront à se
soumettre aux obligations du service militaire allemand. Il faudra,
dans ce cas, avoir des cadres militaires suffisants pour les recevoir,
et il faudra surtout prendre les mesures nécessaires pour que l'or-
dre ne soit pas troublé dans la colonie. Si, au contraire, ce sont les
Boers qui ont le dessus, il ne saurait faire de doute que les entre-
prises britanniques auront immédiatement les colonies allemandes
pour objectif et que l'expansion anglaise, refoulée du côté du
Transvaal, cherchera à se répandre du côté des colonies allemandes.
Dans un cas comme dans l'autre il importe que l'Allemagne ait des
forces suffisantes pour parer à toute éventualité.
En attendant, les Allemands paraissent tenir à développer
leur colonie et à encourager l'immigration des colons germa-
niques, et surtout des femmes. Ils donnent leur attention aussi
aux travaux publics. Un chemin de fer a été entrepris pour
relier le port de Swap-Kopmund à Windhock dansl'hinterland.
Les travaux sont poussés avec activité. 130 kilomètres sont
déjà livrés, et cette ligne, qui est destinée à se prolonger plus
tard jusqu'aux confins de la Rhodesia, permettra de drainer
vers la côte les produits d'une des meilleures parties de la
colonie. Le port de Swap-Kopmund, en voie d'amélioration,
fait de sérieux progrès et verra alors son importance considé-
rablement accrue au grand détriment du territoire anglais de
Walfish-bay, situé dans son voisinage immédiat.
Malgré des précédents peu encourageants, les Allemands
se mettent donc en situation de profiter, lentement et sans
bruit, dans cette partie de l'Afrique, des avantages que
l'avenir pourra leur offrir. Le chemin de fer dont on a parlé à
propos de l'Angola, partant de la baie des Tigres pour aboutir
SUD-OUEST AFRICAIN ALLEMAND 323
au Transvaal en traversant le territoire allemand, est consi-
déré comme devant fournir un des plus précieux éléments de
prospérité de cette région, qui va, paraît-il, recevoir, au prin-
temps de 1900, la visite d'une mission commerciale chargée
de rechercher et de faire connaître ses ressources.
324 l'afrique politique en 1000
État libre d'Orange.
Situation générale. — Les conventions avec la République sud-africaine.
Les événements du Transvaal ont profondément remué ce-
petit peuple boer de l'État libre d'Orange, qui s'est rapproché
de ses frères d'au delà du Vaal pour défendre son indépen-
dance.
Son rôle est difficile. Entouré de tous côtés par les possessions
anglaises, desservi par les ports et par les chemins de fer
anglais, il se trouve sous la dépendance économique de cette
même nation qui a obligé autrefois ses ancêtres à émigrer de
la colonie du Gap pour chercher plus au Nord la satisfaction de
leurs sentiments de liberté.
Il trouve heureusement dans la colonie du Cap elle-même
un appui sérieux auprès «de l'élément boer, des Afrikanders,
qui rêveront toujours l'émancipation de la tutelle anglaise et
la fondation des États-Unis de l'Afrique australe. Mais cette
solution, qui aurait pour effet d'englober le Transvaal et l'État
libre d'Orange dans une vaste confédération, ne parait pas,
pour le moment, exercer une grande attraction sur ces deux
États, qui préfèrent de beaucoup et désirent conserver, à tout
prix, leur autonomie actuelle.
C'est à ce sentiment qu'il faut attribuer le rapprochement
plus intime qui s'est effectué entre les deux républiques sœurs
dès l'accomplissement de l'équipée du docteur Jameson.
Au mois de février 1896, M. Steyn, candidat des Boërs, était
élu à une grande majorité président de l'État libre d'Orange.
Lors de l'ouverture de la session de l'Assemblée législative ou
Volksraad de cet État, au mois d'avril, le nouveau président
prononça un discours dans lequel il annonçait le projet de
poser les bases d'une union plus étroite avec le Transvaal. Il
ÉTAT LIBRE D'ORANGE 325
faisait connaître aussi que toutes les mesures avaient été prises
pour parer à une invasion de l'État libre d'Orange, et deman-
dait la punition des aventuriers coupables de l'envahissement
•duTransvaal. A l'une des séances de cette session du Volks-
raad étaient venus assister le docteur Leyds, secrétaire d'État
du Transvaal, et le généralJoubert, commandant des forces de
cet État. Diverses mesures intéressant les deux peuples y fu-
rent discutées. Telles la dénonciation des traités avec la
Chartered (British South Africa Company); le refus d'entrer
en pourparlers avec cette compagnie ; le vote de crédits destinés
à l'achat de pièces d'artillerie et de munitions diverses.
Vers le milieu du mois de mars 1896, M. Krûger, président
de la République du Transvaal, eut à Viljoensdrift une entrevue
avec M. Steyn, préludant ainsi à l'entente entre les deux États
par une entente entre les deux présidents. Une nouvelle visite
de M. Krûger eut lieu à Bloemfontein, en mars 1897. Cette
visite a été rendue à Pretoria, par M. Steyn, au mois de sep-
tembre 1898. C'est au cours de la visite faite par M. Krûger à
Bloemfontein que furent signées les conventions établissant
des rapports plus étroits entre les deux républiques. Ces con-
ventions constituent un véritable traité d'alliance offensive et
défensive suivi d'un protocole accordant les droits civiques
aux citoyens des deux républiques sur le territoire de la répu-
blique sœur, et d'un accord créant un conseil de dix membres
nommé par moitié par chaque nation et chargé de discuter
.toutes les questions d'intérêt commun.
Voici le texte de ces conventions :
La République sud-africaine et l'État libre d'Orange, en raison
des nombreux liens de sang et d'amitié qui unissent les deux peu-
ples, et pour rendre communs les intérêts des deux pays en les
unissant plus étroitement par un traité, désirent créer dans ce but
une union fédérative entre les deux États. Mais, sachant d'autre
part que pareille union ne peut entrer en vigueur et se réaliser
qu'au bout de quelques années, et animés néanmoins du désir de
formuler, dès maintenant, l'expression de ce désir et de ce sentiment
qui poussent les deux pays à une union fédérative, ils sont, en at-
tendant la réalisation de cette union, convenus de ce qui suit :
326 l'afrique politique en 4900
1° Il existera une paix et une amitié perpétuelles entre la Répu-
blique sud-africaine et l'État libre d'Orange ;
2° La République sud-africaine et l'Etat libre d'Orange s'engagent
à se soutenir mutuellement de toute leur force disponible et par
tous les moyens possibles dans le cas où l'indépendance de l'un
d'eux serait menacée ou attaquée, à moins que l'État qui doit four-
nir le soutien ne démontre le mal fondé de la cause de l'autre État.
Il est entendu entre les gouvernements des deux États qu'il est
désirable qu'ils se tiennent aussi promptement que possible mu-
tuellement au courant des affaires qui pourraient compromettre la
paix et l'indépendance de l'un ou des deux pays.
Fait et signé àBloemfontein, ce 17 mars 1897.
M.-T. Steyx, S.-J.-P. Kruger,
Président d'État de l'État libre d'Orange. Président d'État
de la République sud-africaine.
PROTOCOLE
Lors de la signature du traité d'alliance politique ci-dessus entre
le gouvernement de la République sud-africaine et l'État libre
d'Orange, il a en outre été convenu ce qui suit :
1° Les droits, privilèges et devoirs des officiers et citoyens de
l'État qui accorde son appui à l'autre, ainsi que les conditions de
l'approvisionnement en vivres, munitions, etc., seront réglés d'un
commun accord entre les deux gouvernements, sous la réserve de
l'approbation du premier Volksraad de la République sud-africaine
et du Raad de l'État libre d'Orange ;
2° Les commissions des deux États, pénétrées du désir de favo-
riser par tous les moyens la réalisation d'une union plus intime
entre la République sud-africaine et l'État libre d'Orange, prenant
en considération que les citoyens des deux États par l'alliance poli-
tique actuellement existante sont déjà tenus de se prêter un mutuel
appui en cas de danger, et considérant par suite qu'il est désirable
de facilitera leurs citoyens respectifs l'obtention des droits politi-
ques dans l'autre pays, s'engagent à proposer à leurs gouverne-
ments de recommander à la représentation nationale d'accorder
dans l'autre pays les droits civiques dans toute leur étendue aux
citoyens des deux États et aux descendants légitimes qui jouissent
dans leur pays de tous les droits politiques, le tout sur la présenta-
tion d'un certificat délivré par les autorités compétentes dû pays
qu'ils quittent, établissant qu'ils sont fidèles citoyens jouissant de
tous leurs droits politiques dans leur pays et après avoir prêté ser-
ment de fidélité et avoir rempli les formalités, satisfait aux dispo
ÉTAT LIRRE D'ORANGE 327
sitions qui seraient arrêtées par la suite par les représentations
nationales respectives. Sont aussi compris dans la rubrique de des-
cendants légitimes les descendants légitimes de citoyens des deux
pays actuellement décédés, mais qui jouissaient au moment de leur
décès de tous les droits politiques de leur pays ;
3° Les deux commissions s'engagent à recommander à leurs gou-
vernements respectifs de sou mettre à l'approbation du premier Vois-
in raad de la République sud-africaine et au Volksraad de l'État libre
d'Orange un projet de loi tendant à l'institution d'un conseil de
délégués, ainsi qu'il est convenu entre les parties.
M. T. Steyn, S.-J.-P. Kriger,
Président d'État de l'État libre d'Orange. Président d'Étal
de la République sud-africaine.
Bloemfontein, ce 17 mars 1807.
Cet ensemble de conventions a eu pour résultat d'instituer
une véritable alliance fédérale entre les deux républiques.
Mal accueilli par les Anglais, les Afrikanders du Cap virent
au contraire dans ce traité l'amorce d'une fédération des États
de l'Afrique du Sud. à laquelle beaucoup d'entre eux ne ca-
chent pas leur sympathie.
Survenant au moment même où la pression de l'Angleterre
devenait plus forte, où des menaces de guerre étaient proférées,
où des forces anglaises de terre et de msr étaient expédiées
dans l'Afrique australe, ces conventions eurent un effet salu-
taire sur l'esprit des Boërs et de leurs amis, en même temps
qu'ils surexcitèrent vivement l'animosité du parti anglais de
la colonie du Cap contre le parti adverse de YÂfrikamder Bond.
Plus récemment encore, au début de 1899, une conférence
fédérale était tenue entre les délégués de l'État d'Orange et du
Transwaal à la suite de laquelle les propositions suivantes
étaient formulées :
Établissement d'une organisation combinée d'enseignement supé-
rieur et des universités.
Établissement d'une cour d'appel commune pour les deux pays.
La monnaie transvaalienne au ni cours légal dans l'État libre, qui
partagera avec le Transvaal le droit de contrôle de la frappe moné-
taire.
Les citoyens de chaque Étal jouiront des droits de citoyen com-
plets dans les deux pays.
328 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1930
L'usage de la langue hollandaise sera maintenu dans les deux
États.
Les deux États auront des armements semblables.
Il y a, comme on le voit, une tendance de plus en plus pro-
noncée à resserrer les liens qui unissent les deux républiques.
Tous ces faits dénotaient l'intention arrêtée, de la part des
deux républiques, d'unir leurs efforts pour résister à l'ennemi
commun qui menace leur existence même. La France, tou-
jours sympathique aux faibles, a vu favorablement ces dispo-
sitions, en raison de l'intérêt quelle a toujours témoigné à ces
deux petits États, et des devoirs que lui impose, dans cette
partie de l'Afrique, la possession de Madagascar.
La crise anglo-transvaalienne a mis à l'épreuve les dispo-
sitions de l'État libre d'Orange à l'égard de la république
sœur. Sans hésitation, l'opinion publique de l'État libre s'est
prononcée, suivie par le gouvernement, en faveur d'une
alliance effective.
Dès le début de la guerre, les Boers de l'État libre, se souve-
nant de leurs origines et soucieux de leur avenir, ont apporté
à leurs frères le vigoureux appui de toutes leurs forces.
On sait quelle a été la conséquence de leurs efforts et les
succès auxquels ils ont participé. On examinera dans le cha-
pitre suivant le développement et l'enchaînement des faits qui
ont forcé les Boers de l'État libre d'Orange à sortir de leur
réserve traditionnelle.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 320
L'Afrique australe britannique et le Transvaal.
La colonie du Cap et M. Cecil Rhodes. — La Chartered. — Le transvaal et les
Uitlanders. — L'équipée de Jameson. — Historique de l'expédition. — Insur-
rections indigènes dans l'Afrique australe. — La question des Hindous. —
Prospérité du Transvaal. — Les chemins de fer, les mines, etc. — Événements
politiques et militaires de 1897 à 1900.
Les événements qui se sont déroulés dans l'Afrique australe,
depuis le mois de novembre 1895, ont eu pour résultat de con-
fondre intimement l'histoire politique de la colonie du Cap,
du Transvaal et de la Compagnie britannique sud africaine
plus ordinairement appelée « la Chartered ».
Ces événements nous obligent à rappeler brièvement la
situation de ces régions au moment où s'est préparée et exé-
cutée, à la fin de décembre 1895, l'invasion du Transvaal.
La colonie du Cap, dont la politique était dirigée, en 1895,
par M. Cecil Rhodes, compte, avec ses annexes, environ
500.000 Européens ou créoles, dont un tiers de luthériens
d'origine anglaise, les deux autres tiers d'origine hollandaise
ouboër et de religion calviniste (1).
C'est dans ce dernier élément de la population que se recru-
taient en majeure partie les adhérents de l'Âfrikander Bond
(Union des Africains), ligue fondée par l'élément hollandais
(1) Population de l'Afrique Australe :
Population Population
blanche. nègre.
Colonie du Cap 430.000 1.600.000
.Natal bO.000 530.000
Hhodesia 10.000 1.000.000
Transvaal 250.000 850.000
Orange 80.000 200.000
Totai 820.000 4.180.000
Le Basoutoland renferme, en outre, environ 250.000 individus, et le Souaziland
environ 70.000. Soit au total 4 millions et demi de nègres.
330 l'afrique politique en 1900
contre la prépondérance anglaise, dans le but de créer une
vaste confédération sud-africaine avec la coopération du
Transvaal et de l'État libre d'Orange.
Ces deux États n'acceptaient cependant cette idée qu'avec
une certaine méfiance, bien que le parti des jeunes Boërs se soit
récemment formé, au Transvaal, pour pousser à la réalisation
de ce plan. Mais les vieux Doërs continuent la résistance, en
exigeant l'exclusion de l'élément anglais des conseils de la
future confédération.
Le parti anglais, tout en repoussant la formule des Afrikan-
ders « l'Afrique aux Africains! » accepte d'ailleurs cette idée
de confédération sud-africaine, mais sans renoncer à la supré-
matie qu'il exerce en raison de la grande majorité qu'il a pos-
sédée, jusqu'à ces derniers temps, dans le Parlement du Cap.
M. Cecil Rhodes, parvenu au rang de premier ministre du
Cap, après avoir, depuis le jour où il abordait dans la colonie,
malade et peu fortuné, connu les alternatives des mauvais
jours et d'une éclatante fortune politique (1), avait, eu la
suprême habileté d'inspirer confiance aux Afrikanders sans
éveiller la susceptibilité de l'Angleterre. Partageant en cela
les désirs de beaucoup de ses compatriotes anglais devenus
citoyens du Cap, il rêvait de voir le Transvaal enrichir le
domaine de la colonie, mais par une annexion pure et simple
et non par la création, désirée à la fois par une fraction du
parti anglais et les Afrikanders, d'une grande république des
Etats-Unis de l'Afrique du Sud.
Cet homme d'État dont l'habileté avait, pour certains, paru
toucher au génie, et qui avait été, à la suite de ses succès
(1) Fils d'un clergyinan, M. Cecil Rhodes fit ses études à Oxford, et vint ensuite
demander au climat salubre du Cap la guérison d'une maladie réputée incurable.
Là, il se lança dans des spéculations qui lui donnèrent une immense fortune, en
même temps qu'il se mêlait activement à la politique de la colonie. Tour à tour
impérialiste vis-à-vis des Anglais, Afrikander en face des Boërs, il a su se servir
des uns et des autres au point de devenir premier ministre et d'occuper le poste
le plus élevé de la colonie.
C'est ainsi qu'il a conservé six ans le pouvoir avec l'appui de M. Hofmeyr, le
fondateur de Y Afrikander Bond, tandis qu'il obtenait à Londres, avec la coopéra-
tion des plus hauts personnages anglais, l'octroi d'une charte qui plaçait sous
son entière autorilé au sud du Zambèze un pays plus grand que la France.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 331
continus, surnommé le Napoléon de l'Afrique du Sud, avait
acquis sur ses concitoyens des deux partis, anglais et boër,
une sorte de dictature morale qui faisait de lui l'arbitre
reconnu, même par le gouvernement anglais, de la direction
à donner à la politique sud-africaine.
C'est que l'Angleterre, dans la crainte de voir se relâcher
les liens qui unissent le Cap à la mère patrie, et dans son
désir d'éviter les conflits d'intérêts et de sauvegarder l'unité
de l'empire, se rend très bien compte que les tendances sépa-
ratistes de la colonie du Cap résultent encore moins du désir
d'indépendance ou d'autonomie cher à toute société organisée
sur des bases distinctes, que de la composition même de cette
race nouvelle, produite par la fusion de deux peuples, et
adaptée à un sol particulier et à des mœurs spéciales.
Les colons anglo-saxons n'ont pu, en effet, résister à l'in-
fluence du milieu et à la transformation qui devait fatalement
s'opérer en eux en présence du nombre des Afrikanders d'ori-
gine hollandaise, de leur rudesse et de leur ténacité qui les a
fait comparer à nos paysans bretons ou normands.
Tandis que le plus grand nombre fusionnait avec l'élément
boër, une minorité intransigeante fondait un parti anglo-afri-
cain, espèce de ligue des patriotes anglais qui voit, dans la
politique des Boërs et dans l'existence des républiques sœurs,
un danger pour l'Angleterre, et qui pousse l'administration
anglaise a ne céder sur aucun point aux exigences de l'élé-
ment néerlandais.
M. Cecil Rhodes sut, au début, se tenir à égale distance de
ces deux partis, discerner, lui Anglais devenu citoyen d'une
nouvelle patrie, les raisons des tendances séparatistes mani-
festées dans la colonie, et trouver le moyen de subordonner à
son ambition personnelle les intérêts généraux de la colonie
qu'il administrait.
C'est ce qui lui permit, après avoir édifié une immense for-
tune dans l'exploitation des mines de diamants de Kimberley,
de tirer de nouveau parti de sa situation pour fusionner à son
profit les diverses compagnies minières dont la concession
332 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1000
avait été accordée aux Anglais dans le pays des Matabélés, du
Machona et de Khama.
La Brilish South Africa Company Chartered, fondée par lui.
en octobre 1889 (1), sous les auspices de puissantes person-
nalités, commença par pousser l'Angleterre à déposséder les
Portugais des territoires de jonction de leurs colonies de l'An-
gola et du Mozambique ; puis elle suscita la première guerre
des Matabélés et provoqua les atrocités qui l'accompagnè-
rent; elle souleva enfin l'indignation de l'Afrique australe et
de l'Europe par sa tentative d'invasion du Transvaal.
Ce petit État, affamé d'indépendance, n'avait pas vu sans
crainte et sans mélancolie s'abattre sur son territoire la nuée
de chercheurs d'or qui, depuis 1885, sont venus l'assaillir de
tous les points du monde. Tandis que des richesses immenses
sortaient d'une terre d'abord réservée à l'élevage et que des
villes surgissaient par enchantement au milieu des fermiers
boërs étonnés, les étrangers ou Uitlanders en grande majorité
anglais, attirés sur le sol de la république, prenaient con-
science de leur force numérique et réclamaient au Transvaal
des droits de citoyens.
Une telle prétention, admise sans contrôle, eût été presque
immédiatement, en raison du petit nombre des Boërs, le signal
de l'annexion à l'Angleterre. Sous la pression des événements,
le gouvernement du Transvaal accorda quelques concessions
qui ne furent pas jugées suffisantes, et, dans le courant de
1895, une campagne fut entreprise à Johannesburg pour aug-
menter l'agitation et pour pousser la situation à l'état aigu.
Secrètement soutenus par le gouvernement du Cap et par
M. Cecil Rhodes, les uitlanders réclamèrent l'augmentation de
(1) Au mois de juillet 1895, les administrateurs de la Chartered étaient :
Le duc d'Abercorn, président; le duc de Fife, vice-président;
M. Cecil J. Rhodes, administrateur-directeur; M. Alfred Beit, M. Horace
Farquhar, Lord Gifford, Comte Grey, M. Georges Cawston, M. Rochefort Maguire,
administrateurs.
Le conseil d'administration possédait, au 6 juillet 1896, la vingtième partie des
actions, qui étaient alors au nombre de deux millions, détenues par 14.781
porteurs.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 333
leurs droits civiques, la suppression des monopoles tels que
ceux de l'alcool et de la dynamite, enfin une réduction géné-
rale des tarifs des douanes et des chemins de fer.
Le gouvernement transvaalien et son président M. Kriï-
ger (1) se montrèrent assez disposés à accorder des conces-
sions, mais ils firent dès le début leurs réserves sur l'oppor-
tunité des réformes et sur la nécessité de ne les effectuer
qu'après y avoir mûrement réfléchi et en les entourant des
garanties exigées par la population boër, peu disposée à se
laisser dépouiller de ses droits de souveraineté par les nou-
veaux venus.
Cette hésitation fut prise aussitôt comme prétexte par les
uitlanders et par le parti anglais du Cap pour proclamer que
les Boërs cherchaient à temporiser pour en venir finalement
à refuser toute réforme.
Le comité dit des réformes, déjà organisé à Johannesburg,
la capitale des mines, fit aussitôt appel aux ennemis du Trans-
vaal, au Cap comme en Angleterre.
L'appel n'avait pas besoin d'être formulé bien haut pour
recevoir une réponse.
Telle était la situation vers le milieu de 1895. Les mines
d'or du Transvaal, prônées partout avec exagération, avaient
amené la formation d'une foule de compagnies dont certaines
ne possédaient pas môme un hectare de terrain dans le Wit-
(I) Stephanus-.Iohanes-Paulus Krûger est né le 10 octobre 182a. 11 est Président
depuis 1882, et jouit d'une très grande influence sur les Boërs. Il est simple et
sans prétentions, religieux, tenace et résolu. C'est un intrépide cavalier qui a été
deux fois marié; il a eu un seul enfant de son premier mariage, et seize enfants
du second.
Le Président exerce le pouvoir, secondé par un conseil exécutif composé de sept
membres : un vice-président; un commandant général, le général Joubert; un
secrétaire d'État, le docteur Leyds; un sous-secrétaire d'État, et les trois mi-
nistres des mines, des télégraphes et des postes.
Le corps législatif ne comprenait qu'un seul Volksraad avant 1890; sur les
réclamations des uitlanders, on lui adjoignit, en 1890, le second Volksraad. Celui-
ci présente des motions que le premier Volksraad adopte ou repousse.
Le 1er Volksraad comprend ±\ membres, bourgeois d'avant 1890, protestants,
âgés de 30 ans et propriétaires de terres.
Le 2" Volksraad comprend aussi 21 membres qui doivent être protestants, rési-
der et posséder au Transvaal.
334 l'afriqle politique en 1000
watersrand. Les titres, émis souvent au-dessus du pair, avaient
pu, grâce aune réclame effrénée, être placés en Angleterre, en
France et en Allemagne à des cours hors de proportion avec
leur valeur réelle. Et la hausse continuait toujours, menée
par des syndicats de financiers qui avaient pour seul but de
passer au public des titres dont l'unique valeur était quel-
quefois faite d'espérance.
Au nombre de ces valeurs étaient les actions de la British
South Africa Company, la Gharteredqui, avant même que l'ex-
ploitation de ses territoires fût commencée, se trouvait cotée à
des prix dont les brusques variations dénotaient toute l'exagé-
ration. Mais le public savait que le directeur de la Compagnie
était M. Cecil Rhodes, dont on connaissait l'énergie et le scepti-
cisme, et les journaux financiers ne se faisaient pas faute de pro-
clamer que de puissants personnages soutenaient, à Londres,
le premier ministre du Cap et tenaient en échec les décisions
mêmes du gouvernement britannique. Une baisse considéra-
ble succédant à une hausse continue allait fournir aux spécu-
lateurs l'occasion attendue de réaliser d'énormes bénéfices.
Telles furent, en réalité, les causes de la conspiration qui
aboutit à l'invasion du Transvaal. Les aspirations des uitlan-
ders, les intérêts mêmes de l'Angleterre, la tranquillité des
Boërs, la paix du monde, toutes ces raisons furent d'un faible
poids en regard du coup de Bourse désiré, qui devait, à lafois,
enrichir les spéculateurs anglais aux dépens des porteurs du
continent, donner un plus grand élan à la spéculation sur la
Chartered, et faire entrer, de gré ou de force, le Transvaal,
avec ses mines, au nombre des territoires soumis à l'exploi-
tation de la British South Africa Company.
L'affaire fut d'ailleurs fort bien conduite. Elle aurait abouti
si l'on s'était attaqué à un peuple autre que les Boërs, nation
simple, saine, croyante et courageuse.
Les uitlanders promettaient leur appui. Des armes et des
munitions depuis longtemps expédiées à Johannesburg étaient
gardées en dépôt dans certaines mines, des enrôlements
étaient conclus, et le président de l'Union nationale de Johan-
nesburg se faisait fort de recruter 10.000 hommes parmi les
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 331)
Anglais du Transvaal et d'entraîner les Américains et les
Allemands. En même temps, les forces de police de la Char-
tered étaient mobilisées. Des dépôts de vivres et de munitions
étaient mystérieusement échelonnés sur le chemin de Johan-
nesburg, et le chef de la cavalerie rhodésienne (1), lieutenant-
colonel de l'armée anglaise, désigné pour commander, sous la
direction du docteur Jameson, l'expédition en préparation, se
faisait lui-même agent recruteur et donnait les derniers ordres
pour les préparatifs (2).
(1) Force de police destinée à la garde de la Rhodésia c'est-à-dire des pays
administrés par la Chartered sous la direction de M. Cecil Rhodes.
(2) Voici, d'après une dépèche de Pretoria publiée par le Temps, le résumé des
documents tombés, après la défaite de Jameson, entre les mains des Boërs du
Transvaal :
« Au nombre des documents compromettants pour la Compagnie à charte, et
tombés entre les mains du gouvernement transvaalien, figurent en première ligne
une série d'instructions adressées le 9 décembre 1895 par sir John Willoughby aux
fonctionnaires de cette compagnie à Fort-Salisbury et à Boulouwayo, en prévi-
sion de tout événement. Cet officier, lieutenant-colonel des horse guards, comman-
dait la cavalerie rhodésienne; il fut le chef militaire de la colonne Jameson. Dans
une lettre adressée à YActing administrator de Fort-Salisbury, il mande à ce
fonctionnaire que. s'il lui télégraphie le mot « Salisbury », cela signifiera qu'il
faut mobiliser les escadrons de la cavalerie rhodésienne du Machonaland et du
Malabéléland: s'il télégraphie le mot « Boulouwayo », c'est qu'on aura besoin
seulement de ceux du Matabéléland.
» Les capitaines Napier et Spreckly reçoivent pleins pouvoirs pour prendre
toutes les dispositions nécessaires; au second, Willoughby mande que, s'il lui télé-
graphie le mot « Salukwe », il faudra faire télégraphier par l'agence Reuteret les
autres agences que la cavalerie rhodésienne est en marche et se dirige vers le
Sud. Willoughby prévient, de plus, les commissaires civils à Boulouwayo et à
Fort-Salisbury que les hommes de la cavalerie rhodésienne qui voudraient pren-
dre part à une expédition vers le Sud, sur l'appel de Jameson, doivent signer un
contrat devant le juge territorial de la Rhodésia nommé Vincent, qu'une solde
extraordinaire leur sera payée par Jameson et qu'ils peuvent compter sur 1.125
francs pour trois mois de service,. tous leurs frais étant payés et leur retour gra-
tuit assuré s'ils l'exigent.
» Plusieurs cartes de la région de Pretoria, tracées sur le papier officiel de la
Compagnie, ont été trouvées; une d'elles a été faite en novembre par le major
White; une autre indique la route à suivre pour aller à Pretoria de l'endroit
ainsi désigné : « Irène Estatc out store », par une autre voie que le chemin
de fer.
» Le gouvernement du Transvaal possède aussi des télégrammes adressés de
Mafeking au docteur Jameson pendant le séjour que lit celui-ci à Johannesburg en
novembre. Il existe une dépêche adressée de Mafeking par le major White à la
Chartered à Capelown pour annoncer l'arrivée de selles. De Mafeking encore,
Jameson télégraphie le 4 décembre à M. (îardner Williams, administrateur de la
Compagnie de Beers, à Kimberley, pour lui demander cent caisses de cartouches;
le 10 décembre, Jameson télégraphie à Stevens, secrétaire adjoint de la Compa-
gnie du Cap, de prévenir Cecil Rhodes que M. Newton, fonctionnaire impérial,
336 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
La concentration des forces anglaises se fit à Mafeking, à
l'extrême frontière transvaalienne. Ces forces comprenaient
600 à 700 hommes avec 8 canons Maxim, 2 pièces de 7 et une
de 12.
M. Cecil Rhodes était tenu au courant de tous les préparatifs,
et les frais de l'expédition, couverts en principe par la Char-
tered, donnaient lieu à des souscriptions considérables de la
part des principales mines du Witwatersrand.
Ainsi qu'il arrive pour tous les complots, les organisateurs,
arrivés aux termes de leurs préparatifs, après avoir fixé au
mois d'avril ou de mai l'invasion projetée, furent poussés
malgré eux par les circonstances. La crainte de voir leurs
plans divulgués (1), jointe à la hâte que l'on avait à Londres,
où tout était connu des spéculateurs intéressés à l'affaire, de
voir entamer les opérations, fit décider la marche bien avant
la date primitivement fixée. Une dépêche du Times pressant
les organisateurs de commencer l'attaque fut le signal déter-
minant.
Le 29 décembre, un télégramme de M. Cecil Rhodes arriva
à Mafeking ordonnant de marcher immédiatement sur Johan-
nesburg. La nouvelle de la marche arriva presque aussitôt à
Pretoria, où l'on commençait à s'inquiéter des mouvements de
veut l'accompagner à Johannesburg, et que la durée de la marche est évaluée à
soixante heures.
» Le 10 novembre 1895, Stevens écrit sur papier oŒ::cl de la Compagnie au
major White, à Mafeking, de prendre livraison de trois maxims et de 230.000 car-
touches et de les garder jusqu'à l'arrivée de Jameson. Stevens prévient de même
White de l'envoi d'une centaine d'hommes des « Duke Edimbourg » ou fusiliers
volontaires du Cap.
» Enfin, plusieurs documents portent le cachet de la colonie impériale du Bet-
chuanaland, dont le secrétaire et receveur général, M. Newton, est nommé
dans ceux que je viens de citer. »
(1) Extrait du carnet trouvé après le combat de Krûgersdorp sur le major
White :
« L'expédition a reçu la coopération des riches capitalistes Phillips, Farrar,
Bailey, etc.; tous les arrangements sont entre les mains de Cecil Rhodes
» Lettre reçue du colonel Rhodes (frère de Cecil Rhodes) dit que l'argent peut être
tiré sur la Compagnie du Sud africain ou sur Cecil Rhodes
« 20 décembre. — Reçu dépèche du colonel Rhodes disant qu'il enverra un télé-
gramme chilîré quand il faudra se mettre en marche. Répondu que nous ne re-
cevrons d'ordres que de Cecil Rhodes. »
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 337
troupes sur la frontière ainsi que de l'agitation à Johannes-
burg. Malgré la rapidité de la marche de Jameson, qui fut
rejoint à peu de distanc3 de M ifeking par une colonne partie
de Pitsani, les Boërs purent réunir, sous les ordres du général
Joubert, 900 hommes devant les flibustiers anglais, tandis
que, qu3lqu35 jours après, les forces transvaalienn3S s'éle-
v.èrent autour de Johannesburg à plus de 12.000 hommes.
On connaît l'épilogue de la marche de Jameson. Gomme à
Majuba, le tir des Boërs eut les honneurs des journées des
31 décembre 1895 et 1er janviar 1896. Jameson, après avoir
perdu, dit-on, 130 tués et de nombreux blessés, n'ayant reçu
de Johannesburg aucun des secours promis par les uitlanders,
se rendit avec ses troupes aux Boërs, dont les pertes furent
insignifiantes (1).
(1) Voici d'après la Deutsche Wochenzeitung d'Amsterdam le récit de la bataille
de Krûgersdorp :
« Le 29 décembre, écrit-on à ce journal, lorsque arriva à Pretoria la nouvelle
de la marcbe en avant de Jameson, des Hollandais ou des Allemands se réunirent
aussitôt pour constituer un corps de volontaires. Cent cinquante Allemands furent
autorisés officiellement à réquisitionner des chevaux, et ils formèrent un esca-
dron avec Neumann pour chef et MM. Krantz et Wogel pour lieutenants, qui.
avec l'aide des Hollandais, se chargea d'assurer l'ordre à Pretoria et dans les
environs de la capitale.
)) Le lendemain, 1er janvier, dès l'aube, on vit arriver une colonne de Boërs, au
nombre de quelques centaines, commandés par le feldcornet Frichard. Ils avaient
fourni une course de dix heures sur leurs petits chevaux nerveux, sans quitter
la selle. Quels gaillards que ces Boërs! Parmi eux se trouvaient des vieillards de
70 ans qui avaient tenu à maatrer à leurs fils comment on ne fuit jamais. L'un
d'eux avait oublié sa veste : « Je n'ai eu que le temps, disait-il, de mettre les
)) mains sur rnm gilet et mes culottes et de réciter un Pater avec ma femme el
i mes enfants. » Hans Botha, qui, en 1881, avait reçu neuf balles anglaises dans
le corps, faisait aussi partie de cette troupe, et il expliquait sa présence à Joubert
en lui disant gaiement : « J'ai encore place entre les cicatrices pour une balle ou
» deux, i)
» La colonne, après un court instant de repos, galopa vers Krûgersdorp, où se
trouvaient réunis en tout 900 Boërs. 300 d'entre eux surveillaient les derrières de
Jameson, tandis que les autres l'attiraient vers le défilé de Krûgersdorp.
» Le '.il décembre, vers t heures de l'après-midi, la colonne de Jameson ren-
contra les premières patrouilles des Boërs, mais elle continua tranquillement sa
marche jusqu'au défilé de Krûgersdorp. Là, il eut été facile de l'anéantir avec un
seul canon, mais l'artillerie de Joubert n'était pas encore arrivée.
» A 4 heures précises, le premier coup de feu partit de la troupe de Jameson
contre des Boërs qui s'étaient postés derrière des rochers. Une fusillade nourrie
éclata, et le premier Boër blessé fut précisément Botha, l'homme aux neuf balles,
qui, ne perdant pas son sang-froid, s'écriait : « Maintenant, au moins, c'est un chiffre
rond ! »
» La première attaque de Jameson échoua et lui coûta plusieurs cavaliers. Il
Afr. polit. 22
3.38 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Ces événements provoquèrent en Europe une émotion con-
sidérable, qui fut encore augmentée par l'envoi au président
Krûger d'un télégramme dans lequel l'empereur d'Allemagne
félicitait les Boërs d'avoir pu, sans avoir besoin du concours
des puissances amies, protéger leur territoire et infliger à leurs
envahisseurs une retentissante défaite.
L'émoi ne fut pas moins grand en Angleterre, où la presse
se divisa immédiatement en deux partis. A la tête de l'un
d'eux, le Times et nombre de journaux de Londres essayèrent
de justifier la conduite de Jameson, cachant bien soigneuse-
ment le rôle joué par M. Cecil Rhodes, de reprocher aux Boërs
leur manque de civilisation et de couvrir d'injures l'Allema-
gne et son empereur, qui venait prendre parti dans une
querelle intéressant seulement l'Angleterre. Les journaux
allemands répondirent vigoureusement, et l'on put craindre
un moment, en voyant les Anglais constituer une escadre
volante considérable, la rupture des relations entre les deux
pays.
Par contre, un courant opposé se formait en Angleterre
même, dans la presse provinciale, soutenue par certains jour-
naux de Londres, tels que le Truth.
Des explications nombreuses furent demandées au gouver-
nement par les membres du Parlement, et M. Chamberlain,
ministre des colonies, aidé par M. Curzon, après avoir désa-
revint aussitôt à la charge, mais le tir précis des Boërs flt de tels ravages dans sa
troupe que ce fut bientôt un sauve-qui peut général. Les Boërs entreprirent aus-
sitôt la poursuite des fuyards et firent de nombreux prisonniers.
» Cependant, l'obscurité survint, et Jameson résolut de se diriger vers Johan-
nesburg, d'où des bandes armées s'avançaient à son secours; mais il rencontra la
troupe des Boers commandée par Frichard, venant de Pretoria, qui l'arrêta, tandis
que Malan, avec environ 300 Boërs, refoulait la colonne qui venait de Johannes-
burg pour se joindre à Jameson.
)) Le Ie' janvier dans la matinée, la bataille recommença. Tout à coup arriva
l'artillerie boër avec le commandant Prétorius. Elle se mit en batterie à 800 mè-
tres des flibustiers de Jameson, et elle se disposait à faire feu quand elle vit arbo-
rer un drapeau blanc, qui n'était autre qu'une chemise de Jameson lui-même.
» C'était le dernier acte de la tragédie.
» Le 2 août, Jameson, prisonnier, faisait son entrée à Pretoria dans une voiture
fermée attelée de quatre chevaux. Brisé et comme en proie à un songe, il descendit
de voiture pour entrer dans la prison, clôturant ainsi dignement sa vie d'aven-
turier. »
AFRIQUE AUSTRALE RRITANN1QUE. — TRAXSVAAL 339
voué Jameson au grand scandale de la presse chauvine, fut
obligé, quelque temps après, et poussé, a-t-on dit, par de hautes
influences, d'atténuer la faute commise et d'essayer de justi-
fier en partie l'acte de flibusterie qui soulevait l'indignation
de l'Europe.
A Pretoria, au contraire, le président Krùger faisait preuve
de la plus haute magnanimité. Affectant de ne voir dans les
flibustiers anglais que des instruments inconscients, il les fit
mettre presque aussitôt en liberté provisoire. Jameson et ses
compagnons, parmi lesquels quatorze officiers anglais, furent
bientôt reconduits à la frontière de Natal avec la promesse de
la part de l'Angleterre de les traduire en jugement.
Mais, se montrant, par contre, justement sévère pour les
instigateurs du mouvement, qu'il avait sous la main, il
ordonna l'arrestation de quatre des principaux financiers ou
directeurs de mines (1) qui étaient les plus compromis par
les papiers trouvés sur Jameson et son entourage. Il en fut
de même de ceux des uitlanders, au nombre d'une soixan-
taine, qui avaient pris les armes et s'étaient le plus com-
promis pour porter secours à Jameson.
Celui-ci, embarqué pour l'Angleterre, où il arriva vers la
fin de février 1896, fut l'objet, à Londres, d'ovations enthou-
siastes. Traduit en jugement avec ses complices, il fut mis en
liberté sous caution en attendant sa comparution devant le
jury, qui, de renvoi en renvoi, ne se produisit qu'à la fin de
juillet 1896. La condamnation qui le frappa, quinze mois de
prison sans travail forcé, fut diversement appréciée et consti-
tua une satisfaction à peine suffisante pour la conscience pu-
blique (2).
A Pretoria, les choses traînèrent moins en longueur. Malgré
les clameurs de la presse anglaise, malgré la concentration de
troupes britanniques ordonnée sur les frontières du Trans-
(1) MM. Lionel Phillips, Percy Farrar, Hays Hammond et le colonel Rhodes,
frère de Cecil Rhodes.
(2) Ses complices furent condamnés aux peines suivantes : le colonel YVilloughby,
10 mois de prison; le major White, 7 mois; le colonel Raleigh Grey, le major
Coventry et le colonel White, chacun '.'> mois.
340 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1000
vaal pour maîtriser la révolte des Matabélés, les chefs réfor-
mistes, arrêtés dès le commencement de janvier, étaient
conduits à Pretoria et laissés dans une demi-liberté. Une in-
struction sévère fit découvrir les motifs et les influences
qui avaient fait agir les envahisseurs. Les quatre principaux
accusés, ayant reconnu leur culpabilité, furent condamnés à
mort le 28 avril, et des peines sévères frappèrent leurs soixante
complices. Mais la clémence du président Krùger vint encore
s'exercer en leur faveur, et celui-ci répondit par un nouvel
acte de magnanimité aux récriminations de la presse anglaise.
Les quatre principaux condamnés furent mis en liberté sous
la condition de payer chacun une amende proportionnée à
leur fortune et de ne plus s'occuper de politique au Transvaal.
Il en fut de même des autres réformistes, qui n'eurent à subir
qu'une amende ou une courte détention.
Le principal coupable restait impuni. M. Cecil Rhodes, après
avoir donné dès les premiers jours de janvier sa démission de
premier ministre du Cap, partait pour l'Angleterre, où ses
explications ne parurent pas suffisantes au gouvernement,
mais où sa situation réussit encore à imposer. Après quel-
ques journées de séjour à Londres, il repartit brusquement
pour le Cap, recruta en passant 200 Soudanais en Egypte et
vint débarquer à Beïra, d'où, à la fin de mars, il gagna Salis-
bury dans le territoire de la Compagnie Sud africaine. Il avait
à peine mis le pied en Afrique qu'une révolte éclatait parmi
les Matabélés, autour de Boulouwayo, capitale de la Rhodésia.
On attribua aussitôt en Europe la cause de la révolte à
quelque machination nouvelle de M. Cecil Rhodes, et les ras-
semblements de troupes ordonnés pour écraser la révolte
parurent dirigés beaucoup plus contre le Transvaal que contre
les Matabélés.
Mais les Boërs n'avaient besoin d'aucun avertissement pour
se tenir sur leurs gardes (1). Soutenus par leurs frères du
(1) Voici, d'après une correspondance du Temps (avril 1895), un résumé des pré-
cautions prises au Transvaal dès le lendemain de l'invasion :
« L'attentat de Jameson a provoqué plusieurs mesures militaires au Transvaal.
Le corps d'artillerie, qui ne se composait jusqu'à présent que de 120 hommes,
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 341
Cap et de l'Etat libre d'Orange, ils pouvaient, grâce à leur
énergie et aux mesures prises, attendre avec confiance les
événements.
*
* *
L'insurrection des Matabélès commença au milieu du mois
de mars 1896, vers le moment où M. Cecil Rhodes débarquait
à Beïra, de retour d'Angleterre.
Les causes apparentes, énumérées par le révérend Helm,
missionnaire au Matabéléland depuis vingt ans, furent :
1° La décision de la Compagnie Sud africaine de s'emparer
des troupeaux des indigènes, puis de se contenter de 45 p. 100
de tout ce qui restait de leurs troupeaux;
2° Les mauvais traitements subis par les noirs;
3° Le retour de Mabelé, frère de Lo Bengula, qui avait été
banni du pays;
4° La nouvelle de l'invasion du Transvaal.
La révolte prit naissance dans les monts Matoppo, par le
massacre de plusieurs blancs, dont les survivants se réfugièrent
à Gouëlo et Boulouwayo, qui furent aussitôt bloqués. Les loca-
lités du pays s'organisèrent en toute hâte; les blancs furent
doit être porté à 430. et des commandes importantes en canons ont été faites au
Creusot et à l'usine Krûpp. Le nombre des volontaires à cheval et à pied se double
en ce moment, et les forces de police atteignent déjà 1.200 hommes pour toute la
République.
» Des travaux de fortifications mettront en outre le Transvaal à l'abri d'un
nouveau coup de main et lui permettront de se défendre en attendant la mobi-
lisation, relativement lente, des forces boërs, qu'on évalue à 25.000 hommes. Ces
préparatifs militaires irritent au plus haut point les impérialistes anglais, qui ne
se gênent guère pour proclamer que. le Transvaal devant à tout prix devenir une
possession anglaise, il est indispensable d'agir avant que le pays soit en mesure
d'opposer une résistance redoutable.
» Ce langage ne parait pas trop émouvoir les Boërs....
» En attendant, ils ne paraissent pas partager le malaise inquiet qui règne en
général parmi les uitlanders; leur dernière victoire leur a donné pleine confiance
en eux-mêmes. On raconte même à ce sujet une curieuse anecdote. Après la red-
dition de Jameson et de ses hommes, deux jeunes Boërs, le martini au poing,
discutaient, sur la grand'place de Pretoria, sur les couleurs du drapeau anglais,
sans arriver à se mettre d'accord. Passe un ancien : ils l'arrêtent et lui soumettent
l'objet de la discussion : « .Mes enfants, leur dit le vieux Burgher, je ne crois pas que
)) le drapeau anglais ait plusieurs couleurs. Je l'ai vu à trois reprises, à Bronkhorst-
» Spruit, à Majuba-hill et enfin à Vlokfonteiu, et chaque fois il était blanc! »
342 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
armés pour remplacer les troupes de police indigènes, environ
600 hommes, qui avaient déserté en masse pour passer à l'en-
nemi avec leurs armes; Boulouwayo fournit immédiatement
400 volontaires, qui entamèrent la campagne avec 150 hom-
mes envoyés de Fort-Salisbury.
La situation, fort exagérée dès le début par la presse de
Londres, servit de prétexte à l'envoi, du Cap et d'Angleterre,
de troupes qui furent concentrées sur la frontière du Trans-
vaal, et tenues prêtes à agir soit contre les noirs, soit contre les
Boërs. Le roi Khama prêta ainsi son concours, tandis que les
Machonas, autrefois les esclaves des Matabélés, se joignaient
à eux, et que le présidant Krûger, dans l'intérêt supérieur de
la civilisation, offrait aux Anglais, qui d'ailleurs refusèrent ses
avances, d'autoriser le recrutement de volontaires boërs au
Transvaal.
Dès le 4 avril, la rébellion s'aggravait; on constatait déjà
le massacre de 200 blancs, et on était sans nouvelles de
250 colons; le télégraphe était coupé au nord et au sud de
Boulouwayo, et M. Cecil Bhodes, revenu d'Angleterre à Sa-
lisbury, n'osait quitter cette dernière localité. Pendant ce
temps, la peste bovine éclatait dans la Rhodésia et venait
ajouter aux difficultés de la situation.
Au Cap, le haut commissaire anglais, sir Hercules Robin-
son, autorisa, dès le commencement d'avril, le colonel Plumer
à lever 500 hommes et à les concentrer à Mafeking; puis,
après avis du commandant des troupes du Cap, le colonel
Goodenough, il recruta 250 Bassoutos et proposa l'envoi de
300 hussards et de 150 hommes d'infanterie montée de Natal
avec 7 canons Maxim.
Pendant ce temps, l'insurrection s'étendait jusqu'à com-
prendre environ 10.000 insurgés, dont 2.000 armés de fusils
modernes, dans les monts Matoppo. Mais leur action, toute
locale et sans coordination, redoutait de s'exercer contre les
colonnes anglaises et contre les voies de communication, car
les nouvelles ainsi que les renforts arrivaient à Boulouwayo
sans difficulté.
Le 25 avril, un bataillon anglais (650 hommes) s'embarquait
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 313
d'Angleterre pour le Cap avec une compagnie d'infanterie
montée, et sir Frédéric Carrington, major général, alors à
Gibraltar, était désigné pour exercer le commandement en
chef contre les Matabélés; mais il restait subordonné au major
général sir Richard Martin, commandant militaire permanent
des territoires situés au sud du Zambèze.
Le 24 avril eut lieu un combat à 15 kilomètres de Boulou-
wayo. Un fort parti de Matabélés fut dispersé par 700 hommes,
arrivés de Mafeking avec le colonel Plumer.
A ce moment (mai 1896), on avait réuni à Boulouwayo 3.200
hommes et 25 canons. Environ 1.600 hommes avaient été tirés
delà Rhodésia, 900 envoyés de Mafeking, et 600 de Salisbury,
accompagnés par M. Cecil Rhodes, qui arriva à Boulouwayo
le 30 mai. Là, il trouva lord Grey, récemment nommé son
adjoint, d'autres ont dit son surveillant, dans l'administration
de la Rhodésia.
A peine arrivé, il fit connaître ses intentions par un discours
dans lequel il revendiqua, vis-à-vis des colonies voisines, l'au-
tonomie de la Rhodésia et où il agita contre l'Angleterre le
spectre des États-Unis de l'Afrique australe, en demandant
une alliance défensive avec le Cap.
Quant aux Matabélés, poursuivis par de nombreuses co-
lonnes et mal dirigés, ils furent traqués et massacrés sans
pitié de toutes parts. Sir Frederick Carrington commença, en
juin, les opérations par une offensive vigoureuse.
Le 6 juin, il dégage Boulouwayo par un combat près de la
rivière Umgusa, puis se porte vers les monts Matoppo et
enlève plusieurs camps des rebelles.
Il change ensuite de tactique. Manquant de vivres et de
moyens de transport, il investit les révoltés par une ligne de
forts, d'où il les inquiète par d'incessantes reconnaissances.
Enfin, il attaque, en août, les derniers camps des rebelles,
sur lesquels le colonel Plumer remporte, le 5 août, un
succès décisif à Sikombo. A ce moment, les révoltés, épuisés
par la lutte, écoutent les propositions de paix qui leur sont
faites par Cecil Rhodes, espérant éviter ainsi une répression
impitoyable.
344 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Les tueries ordonnées par certains officiers anglais finirent
par scandaliser l'opinion publique, bien que M. Chamberlain,
ministre des colonies, eût déclaré qu'elles étaient motivées
par la nécessité d'en finir au plus tôt avec la rébellion. C'est
au nom de la même nécessité que s'effectua la concentration
continuelle des" troupes à Mafeking, malgré les assurances
données aux Boërs, et l'envoi, le 15 juin, du Cap à Beïra, à
destination de Salisbury, d'un fort détachement d'infanterie
montée.
Il est insupportable, disait la Gazette de Voss dès le 9 mai, de
parler encore de la politique coloniale de la Grande-Bretagne, qui
est fondée tout entière sur des tromperies et des mensonges; nous
nous bornerons donc à celte seule remarque : nous ne croyons plus
que la révolte des Matabélés ait été aussi sérieuse qu'on la repré-
sentait. Toutes les dépèches ont été fabriquées par la Compagnie,
sans quoi lord Grey n'eût pu gagner si facilement Boulouwayo.
L'importance de celte insurrection locale a été exagérée pour que
des troupes britanniques pussent être amenées sous ce prélexle sur
la frontière du Transvaal.
Il est certain qu'au début la presse anglaise avait exagéré
l'importance de l'insurrection; mais la longueur des opé-
rations entreprises et, vers le milieu de juin, la participation
à la rébellion des Machonas, puis des Ghazes, vinrent démon-
trer que le mouvement avait pris d'assez sérieuses pro-
portions. Cependant, en présence des efforts faits de toutes
parts (1), de la rigueur de la répression, et des renforts conti-
nuellement envoyés, on ne pouvait plus douter, dès le mois
d'août, de l'écrasement de l'insurrection.
(1) On télégraphiait de Suez aux journaux égyptiens du 12 juin :
« Hier, ont été embarqués ici, à bord d'un paquebot allemand, pour le compte
de M. Cecil Rhodes, 24 ânes égyptiens de la grande race blanche. Ces animaux,
dont l'expédition a été faite par la maison Large et C'% du Caire, seront débar-
qués à Beïra pour rejoindre ensuite les 200 soldats soudanais dont je vous signa-
lais le départ clandestin il y a quelques mois. Il est à noter que l'exportation des
baudets de la race blanche dite « du Hedjaz » est défendue en Egypte. Néanmoins,
l'expédition d'hier sera suivie de plusieurs autres. »
C'est là un fait secondaire qui montre une fois de plus que les Anglais, lorsque
leur parti est pris, ne négligent aucun moyen capable d'assurer le succès.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 345
Les négociations entamées avec les chefs indigènes, après le
combat de Sikombo et la petite expédition du major Ridley
sur la rivière Gouaï, se poursuivirent sans succès jusqu'à la
fin d'août.
Mais, lorsqu'on vit les chefs rebelles refuser de rendre leurs
armes et faire des approvisionnements de vivres, il fallut se
rendre à l'évidence et recommencer la campagne. Elle eut
encore pour principal théâtre les monts Matoppo; après deux
mois de résistance, qui furent marqués, en septembre, par de
petites opérations dans la forêt de Somabula, entre les rivières
Glewo et Schangani, au nord de Boulouwayo, par l'épisode des
cavernes de Limbalotza et, en octobre, par la prise du kraal
de Wedza, à l'est de la capitale, les rebelles firent en partie
leur soumission. Au commencement de 1897, le pays était
pacifié à peu près complètement ; la campagne avait duré
huit mois.
On y avait employé plus de 5.000 Anglais et autant d'auxi-
liaires indigènes. Outre les colons massacrés, elle coûta aux
Anglais environ 130 tués et 170 blessés. Quant aux Matabélés,
on a évalué à 40.000 le nombre de ceux qui survécurent
sur les 120X00 que comptait leur peuple avant cette guerre
d'extermination.
*
* *
Cette insurrection eut une rapide et profonde répercussion
sur les populations indigènes de l'Afrique australe. Les Ma-
chonas, peuple énergique, voisin des Matabélés, avaient suivi
leur exemple dès le mois de juin et bloqué Salisbury. Cette
révolte, qui donna de graves soucis au gouvernement local,
ne s'apaisa que vers la fin de 1896, par la soumission d'une
partie des chefs rebelles et par la fuite de certains d'entre eux
sur le territoire portugais.
Au moment où ces révoltes étaient réprimées, une autre
rébellion éclatait, en décembre 1896, dans le district des Taungs.
sur le territoire de la colonie du Cap, entre le Griqualand et le
TransvaaI. Un millier d'indigènes, conduits par le chef Gali-
346 L 'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
choué, attaquèrent les forces de police et tuèrent quelques
Anglais. La rébellion fut attribuée par les Anglais aux agisse-
ments des Boërs, qui durent eux-mêmes, pour protéger leur
territoire contre les révoltés, concentrer quelques troupes sur
leur frontière. Des renforts ayant été expédiés contre les
insurgés, ceux-ci se retirèrent dans les montagnes, où ils
subsistèrent quelques mois. La capture de leur chef termina
la révolte et fit cesser toute inquiétude dans cette région.
Au nord du Zambùze, entre le fleuve et le Nyassa, sur la
rive droite du Chiré, les Agonis s'insurgeaient également à la
fin de 1896 (octobre) et, sous la conduite de leurs chefs, atta-
quèrent les villages et les missions le long du haut Chiré. Les
Anglais dirigèrent contre eux 500 hommes, Sikhs du Pendjab
et indigènes, et invitèrent les Portugais à coopérer avec eux.
les territoires révoltés étant coupés par la frontière anglo-
portugaise. Ces forces mirent rapidement fin à l'insurrection,
qui se termina, au mois de décembre, par la capture et l'exé-
cution de son chef.
Mais la révolte, insuffisamment réprimée, reprit au mois
de mai 1898. Les Agonis, au nombre de 7.000 hommes armés
de fusils, se soulevèrent dans la région des monts Domboué,
où ils furent attaqués par 100 Anglais et 100 Sikhs envoyés
de Zomba et accompagnés d'auxiliaires indigènes.
Après des alternatives diverses, il fallut, en 1899, organiser
une expédition mixte, les forces anglaises coopérant avec une
troupe portugaise. Au mois d'août dernier les Portugais fai-
saient leur jonction avec les Anglais et les forces réunies
s'apprêtaient à attaquer le principal chef indigène.
De ce côté la colonisation fait de rapides progrès. Le mou-
vement de la navigation augmente considérablement sur le
Chiré. Le commerce s'est élevé, pour l'année finissant le
31 mars 1899, à 100.000 livres aux. importations et 40.000 aux
exportations.
Afin de venir à bout des rébellions indigènes on dût consti-
tuer deux bataillons indigènes de 800 hommes, commandés
par des cadres sikhs et anglais.
Dans son rapport de 1899, le commissaire du protectorat
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 347
de l'Afrique centrale signalait l'arrivée du télégraphe trans-
africain à l'extrémité sud du Tanganyika. Les Belges s'occu-
paient aussi, tout dernièrement, de relier le Tanganyika à la
ligne télégraphique de Borna à Kwamouth.
Tels sont les quelques faits qui se sont produits ces der-
niers temps dans ces régions. De son côté, le Transvaal a eu
à lutter contre deux chefs indigènes qui l'ont obligé, dans
le courant da 1898, à deux petites expéditions.
Par une convention anglo-transvaalienne du 10 décembre
1894, le Souaziland a été placé sous la protection du Transvaal,
et celui-ci s'est engagé à y maintenir et à y assurer la justice.
Ubunu, roi du pays, s'étant rendu coupable de plusieurs
crimes et ayant refusé de comparaître devant une cour de
justice, 1.300 Boërs, avec deux canons, furent dirigés sur Bre-
mersdorp, capitale du pays, au mois de juin 1898. Bien qu'il
disposât de 20.000 guerriers, Ubunu n'osa pas faire de résis-
tance et s'enfuit au Zoulouland, en territoire britannique. Dès
le milieu de juillet, les Boërs commençaient à rentrer au
Transvaal, et la question de l'extradition d'Ubunu donnait lieu,
entre l'Angleterre et le Transvaal, à une nouvelle convention
réglant les droits de justice de ce dernier pays dans le
Souaziland.
Le district du Zoutpansberg fut le théâtre, au mois d'oc-
tobre 1898, d'une révolte dirigée par Mpéfou, chef des Magatos.
Des contingents boërs durent être levés et, sous le comman-
dement du général Joubert, furent dirigés vers le Zout-
pansberg. Ils furent attaqués, à la fin d'octobre, parles rebelles,
qui ne furent repoussés dans leurs montagnes qu'après un
sérieux combat. Un premier plan de campagne, qui consistait
à entourer d'un cercle de postes le pays des Magatos, fut mo-
difié, et, grâce à l'arrivée des renforts, on se décida à attaquer
Mpéfou dans sa forteresse. Le 16 novembre 1898, celle-ci était
prise après un vif combat précédé d'un bombardement par
l'artillerie boër. Peu de temps après, la rébellion était définiti-
vement terminée. Mpéfou, abandonné par ses partisans, les
uns capturés par les Boërs, les autres fugitifs dans la Rho-
désia, traversa lui-même, au mois de décembre, la frontière
348 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
transvaalienne et se rendit aux autorités anglaises, qui l'inter-
nèrent à Boulouwayo.
* *
Pendant qu'au Matabéléland Cecil Rhodes essayait, tout en
détournant l'attention de l'Europe et du Transvaal, de réprimer
la révolte des noirs et d'organiser l'exploitation de la Rho-
désia, le cabinet anglais hésitait toujours, malgré les demandes
réitérées de la presse européenne et du gouvernement du
Transvaal, à prendre des mesures judiciaires à l'égard de
l'ancien premier ministre du Cap. Soit par crainte des consé-
quences de l'arrestation de Cecil Rhodes et de l'opinion du
parti anglais au Cap, soit à cause des influences mises au
service de ce personnage, on continuait à laisser totalement
impunies les atteintes au droit des gens révélées par la publi-
cation des documents possédés par le gouvernement du
Transvaal. Alors que Jameson était poursuivi comme exécu-
teur de l'invasion d'un État ami, l'instigateur et l'organisateur
du mouvement conservait son titre de conseiller privé de la
reine et restait le directeur de la Compagnie à charte.
Cette hésitation du gouvernement anglais à sévir contre la
Compagnie et contre certains de ses administrateurs finit
par lasser la patience du gouvernement transvaalien. Le
secrétaire d'État du Transvaal, le docteur Leyds, adressa,
au milieu du mois de juin, deux importantes et instantes
dépêches au gouvernement du Cap, pour demander que
l'Angleterre se décidât à faire la lumière et la justice. Ces
dépêches, aussi modérées dans la forme que fermes dans le
fond (1), venant après les nombreuses leçons de magnanimité
(1) Voici le texte de ces documents diplomatiques, adressés par le docteur Leyds,
secrétaire d'Etat au Transvaal, au gouvernement du Cap :
N° 1. «' J'ai l'honneur de mander à Votre Excellence, pour l'information du
gouvernement britannique, qu'en se plaçant au point de vue de la prospérité et
de la paix de l'Afrique australe, le gouvernement transvaalien doit exprimer sa
conviction que les preuves en la possession et à la disposition du gouvernement
britannique justifient complètement et nécessitent la mise en accusation de
MM. Cecil Rhodes, Alfred Beït et Rutherfort Harris, comme cela a déjà été fait
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 349
et d'habileté diplomatique données par le président Krûger,
mirent le comble à l'exaspération de la presse anglaise, qui
s'empressa de voir dans cet acte une tentative faite par
1* Allemagne pour pousser les Boërs contre l'Angleterre. L'en-
voi de ces dépêches finit cependant par produire l'effet désiré
de toutes parts, et, le 24 juin, la démission de M. Gecil Rhodes
de ses fonctions d'administrateur de la Chartered était un
fait accompli.
Mais ce n'était là qu'une mesure temporaire. L'homme
indispensable ne devait pas tarder à reprendre ses titres et
ses fonctions, et à s'imposer, comme par le passé, aux popu-
lations de l'Afrique australe.
L'opinion anglaise était cependant loin d'être unanime à
admirer les hauts faits du parti anglais de la colonie du Cap.
Sous la pression des membres de l'opposition, la Chambre des
communes fut contrainte de nommer une commission d'en-
quête de quinze membres chargée de faire la lumière sur les
faits qui précédèrent l'invasion de Jameson. Cette commission,
qui se réunit pour la première fois le 16 août 1896, poursuivit
son enquête jusqu'au mois de juillet 1897. Elle cita devant
pour le docteur Jameson et ses complices. Dans l'intérêt de l'Afrique australe
tout entière, le gouvernement transvaalien se sent obligé de recommander avec
insistance cette mesure au gouvernement britannique. J'ai aussi l'honneur de
prier Votre Excellence de vouloir bien communiquer par câble cette dépêche au
gouvernement de la reine, à Londres. )>
X° IL « Mon gouvernement constate avec beaucoup de regrets les retards
apportés à l'enquête annoncée sur la complicité et la responsabilité de la Com-
pagnie à charte dans le fait de l'invasion du docteur Jameson et de sa bande
sur le territoire boër. Mon gouvernement croit de son droit et de son devoir d'in-
sister pour que l'enquête ait lieu sans délai, non seulement parce qu'il es! la
partie lésée, mais encore au nom de ses intérêts dans le bien-être général de
l'Afrique australe, intérêts qui, on l'a anirmé à maintes reprises, sont égale
ment chers au gouvernement de la reine.
v Mon gouvernement est convaincu aussi de l'absolue et urgente nécessité de
transférer des mains de la Compagnie à charte dans celles du gouvernement bri-
tannique le contrôle complet et l'administration civile et militaire des territoires
jusqu'ici confiés à la Compagnie. J'ai pour instruction d'insister sur ce point au
nom de mon gouvernement et de prier Votre Excellence de transmettre par
câble cette dépêche à Londres. »
La presse de Londres, presque entière, répondit par des outrages à la demande
de la petite république sud africaine.
350 l'afrique politique ex 1900
elle tous ceux qui, par leurs actes ou leurs fonctions, avaient
eu une part quelconque dans l'entreprise montée par
M. Rhodes, et notamment miss Flora Schaw, la rédactrice
coloniale du Times, dont la déposition révéla des détails
piquants et des mœurs politiques singulières.
Mais, malgré les efforts des deux membres les plus indé-
pendants de la commission, sir William Harcourt et M. La-
bouchère, il apparut clairement que certains membres n'a-
vaient d'autre désir que de faciliter les confessions des accusés.
M. Chamberlain lui-môme ne réussit guère à éloigner les
soupçons qui pesaient sur lui et que sa déposition ne parvint
pas à dissiper.
Celle-ci se produisit au moment même où le ministre des
colonies demandait au Parlement (1er mai 1897) de lui accorder
200.000 livres pour renforcer dans l'Afrique australe les forces
de terre et de mer de l'Angleterre. La situation avec le Trans-
vaalse trouvait alors tendue à l'excès; les Afrikanders ne dis-
simulaient pas leurs préférences, et il paraissait nécessaire,
par le déploiement de forces imposantes, de relever le prestige
de la métropole. On parla d'envoyer 30.000 hommes au Cap et
on commença effectivement à diriger quelques troupes sur la
colonie; une forte escadre fut concentrée à Durban, d'où six
navires furent envoyés à Delagoa-bay.
Tous ces préparatifs ne réussirent pas à émouvoir les Boërs
et le Volksteem, de Pretoria, trouva la meilleure réponse aux
provocations anglaises : « En cas de guerre, dit-il, toute
l'Afrique du Sud se porterait au secours des Boërs, et à Pre-
toria il y a assez de fusils et de munitions pour armer tous les
Afrikanders. D'ailleurs, l'Angleterre a en ce moment assez
d'affaires sur les bras, et il lui faudrait 60.000 hommes pour
faire la guerre dans l'Afrique du Sud. Enfin, tout en désirant
conserver la paix, le Sud africain s'est préparé à la guerre.
Voilà les raisons pour lesquelles nos amis les Anglais ne tirent
pas les premiers. »
Le gouvernement anglais s'était en effet renseigné sur les
précautions prises par les Boërs, et M. Chamberlain, pour
justifier sa demande de crédit, avait pu affirmer au Parlement,
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 351
sans être démenti, que le Transvaal venait de dépenser
125 millions en armements.
* *
Avant de poursuivre le récit des événements qui ont amené
la guerre anglo-boër, il est utile de s'arrêter ici pour jeter un
coup d'œil rapide sur la situation économique de l'Afrique du
Sud au commencement de la lutte.
Une des questions brûlantes, dans l'Afrique australe, est
celle de l'émigration indienne. La question indienne est dans
ces régions le pendant de la question juive en Algérie. Les
Hindous, encouragés par les Anglais, dont certains, tels que
sir Harry Johnston, commissaire au Nyassaland, rêvent de
réaliser cette formule : « L'Afrique australe doit être l'Amé-
rique des Indiens », ont émigré en grand nombre sur les ter-
ritoires anglais aussi bien qu'à Madagascar et au Transvaal.
Cet exode, qui menace les intérêts des ouvriers et des
commerçants européens, a amené à plusieurs reprises d'éner-
giques protestations accompagnées de violences et de mauvais
traitements à l'égard des immigrants.
La colonie du Natal s'est montrée particulièrement réfrac-
taire à l'entrée des Hindous sur son territoire et s'est attiré à
ce sujet de sévères admonestations, restées d'ailleurs sans
résultat, de la part de la presse britannique.
Le 6 février 1899, alors que le gouvernement anglais adres-
sait à la France des notes diplomatiques au sujet des mesures
prises à l'égard de ses sujets hindous à Madagascar, M. le
Myre de Vilers crut devoir adresser au ministre des colonies
une lettre, reproduite par toute la presse, dans laquelle il fai-
sait ressortir clairement la législation restrictive en vigueur
dans les colonies anglaises en vue de remédier au mal asiatique.
Là fin de cette lettre est caractéristique :
Dans la Rhodésia, dit M. Le Myre de Vilers, on ne fait pas tant
de façons et les non-désirables disparaissent d'une manière ou d'une
autre.
Au Transvaal, les lois de la République sud-africaine édictent que
,3.'j2 l'afrique politique e\ 1900
les gens de couleur devront habiter des quartiers spéciaux (loca-
tions) et ne pourront exercer ailleurs un commerce quelconque. De
riches Indiens, ayant protesté contre cette mesure, furent déboutés
par la cour de Middelbourgh et se réclamèrent du gouvernement
britannique, en leur qualité de sujets de la reine. D'autre part, les
english bars, qui redoutent la concurrence des Indiens, sollicitè-
rent près de leur consul le maintien de l'interdiction.
Grand embarras du Foreign Office, qui, ne sachant comment
sortir de cette difficulté, eut recours, d'accord avec le président
Krùger, à un arbitrage devant le premier juge de la République
d'Orange. Ce magistrat, M. Melius de Villiers, décida, par un avis
motivé du o avril 1895, que la question ne pouvait être réglée que
parla haute cour de la République sud-africaine.
Pour y parvenir, un riche Asiatique, Tayeb Hadji Kahn Moha-
med, introduisit une instance devant le tribunal suprême de Pre-
toria, avec l'espoir de voir supprimer l'ostracisme dont ses compa-
triotes étaient victimes. La cour, après de longs débats, décida, le
8 août dernier, que les gens de couleur ne pouvaient habiter et
commercer en dehors de la location, que le colportage même leur
était interdit.
Ces différents faits prouvent surabondamment que, du moment
où les intérêts des Anglais métropolitains sont en cause, le gouver-
nement de la reine ne se préoccupe guère des libertés qu'il réclame
près des autres puissances en faveur de ses sujets.
Quelle que soit la sévérité des mesures qu'adoptera le général
Galliéni pour entraver l'envahissement de Madagascar par les In-
diens et réprimer la mauvaise conduite de ces Asiatiques, elles se-
ront moins rigoureuses que celles appliquées par la Grande-Bretagne
dans ses propres colonies.
Le libéralisme anglo-saxon ne s'exerce pas, on le voit, de la
même façon sous toutes les latitudes et en particulier des deux
côtés du canal da Mozambique.
*
* *
L'examen des faits récents survenus dans l'Afrique australe
ne serait pas complet si l'on n'enregistrait ici les modifications
imposées à l'administration de la Chartered dans le courant
de 1898. Le 7 février, le gouvernement anglais faisait accepter
par la Compagnie le principe d'une charte nouvelle, qui fut
établie et publiée au mois d'octobre suivant. Les principales
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 353
modifications portent sur les relations entre la Compagnie et
les indigènes, dont les différends seront réglés à l'avenir par le
ministre des colonies. Celui-ci nomme un résident en Rho-
désia et laisse à la Compagnie le droit de désigner deux admi-
nistrateurs, l'un pour le Matabéléland, l'autre pour leMachona-
land; il peut révoquer ces administrateurs, exerce un droit de
veto sur les décisions de la Compagnie et conserve sous son
contrôle direct les forces armées sur le territoire de la Rho-
désia.
La tactique suivie à l'égard de cette compagnie est, on le
voit, la même que pour la Royal Niger Company.
Les compagnies à charte anglaises semblent n'avoir d'autre
but que de permettre l'occupation à peu de frais des pays
convoités, de dégager la responsabilité du gouvernement
britannique et de préparer les voies à l'administration an-
glaise. Ces résultats obtenus, elles passent, avec ou sans
indemnité, sous le contrôle direct de la Couronne, et, tout
en conservant leurs privilèges commerciaux, cèdent à l'ad-
ministration métropolitaine des territoires à demi conquis
qui sont dès lors incorporés dans l'ensemble des colonies
anglaises.
* *
On a vu par ce qui précède qu'il n'a pas dépendu de la
tlhartered et de M. Chamberlain que le domaine de la cou-
ronne britannique ne se fût arrondi, dès 1896, par l'acquisition
du Transvaal.
Certes, l'absorption de la République sud-africaine serait un
beau succès en raison du prodigieux développement pris par
cette contrée depuis un petit nombre d'années.
Pour le mettre en lumière, il nous suffira de citer les trois
rapports successifs établis par le consul de France au Trans-
vaal, M. Aubert, sur la situation de ce pays en 1895, 1896 et
1897 et parvenus en France vers le milieu des années sui-
vantes.
Air. polit. 23
354 l'afrique politique en 1900
En 1895 :
La prospérité dont jouit depuis plusieurs années la République
sud-africaine n'a fait que s'accentuer en 1895; le commerce et l'in-
dustrie, loin de s'arrêter dans leur essor, y ont pris un développe-
ment inconnu jusqu'alors. L'immigration augmente et est princi-
palement composée d'éléments sérieux, actifs, intelligents Tout
semble donc contribuer à rendre ce pays le plus prospère et le plus
florissant de l'Afrique du Sud. La valeur des importations dans la
République sud-africaine a été, en 1895, de 245.407.000 francs, soit
une augmentation de 80 millions de francs comparativement à 1894
et de 111 millions comparativement à 1893. Ces importations se
sont réparties de la façon suivante :
La colonie du Gap, grâce à ses trois ports, Capetown, Port-Eliza-
beth et East-London, et à ses vastes ressources agricoles, a contribué
pour la plus large part au trafic du Transvaal. Elle a importé, en
1895, pour 172.704.000 francs de marchandises, contre 110.598.000
francs en 1894 et 87.645.000 francs en 1893.
Natal a vu baisser ses importations en 1895. Elles ont été de
24.559.000 francs, soit 500.000 francs de moins qu'en 1894. Delagoa-
bay, par contre, a importé pour 24.978.350 francs en 1895, contre
11.620.000 francs en 1894.
Les relations avec la République d'Orange ont plus que doublé
en 1895. Elle a importé pour une valeur de 23.165.000 francs de
produits agricoles et industriels, tandis qu'elle n'en avait écoulé
que pour 11.351.000 francs en 1894. La situation financière de la
République est particulièrement prospère. En 1895, les recettes
budgétaires se sont élevées à 108.972.000 francs, supérieures de
de 5.834.550 francs aux dépenses, de sorte qu'au 1er janvier dernier
le trésor possédait un excédent total de 30.666.265 francs (1).
Le commerce français fait des progrès incontestables dans la
République sud-africaine, mais il est malheureusement impossible,
de les chiffrer
L'année 1895 a vu naître 536 nouvelles compagnies au capital
nominal de 77.545.470 livres sterling, pour l'exploitation des ri-
chesses de toute nature de l'Afrique du Sud et plus particulière-
ment du Transvaal.
Quant aux entreprises du Matabéléland et du Machonaland, les
derniers événements n'ont que trop confirmé mes appréciations :
elles sont aux mains de 142 compagnies
(1) Colonie du Cap (budget de 1898-99) : Recettes, 6.477.000 livres; dépenses,
7 millions de livres.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 355
En 1896 :
Malgré tous les désastres qui l'ont frappée, malgré toutes les
difficultés qu'elle a éprouvées en 1896, la République sud-africaine
continue à jouir de l'ère de prospérité que la découverte des mines
d'or a inaugurée pour elle.
Ni l'invasion Jameson, ni la révolution de Johannesburg et le trou-
ble dans les affaires qui en ont été les conséquences, ni la peste
bovine qui a décimé et décime encore son bétail, ni la famine qui
a frappé les districts septentrionaux, par suite du manque des
récoltes, n'ont pu enrayer son commerce ni entraver son industrie
en 1896.
Les ressources ont cependant des bornes, et parce qu'un pays
est florisssant il ne s'ensuit pas que les émigrants, si nombreux
qu'ils soient, y trouvent toujours le pain assuré. Delà le désappoin-
tement, les mécomptes, le découragement qui se rencontrent chez
les nouveaux venus et qu'entretiennent les politiciens ambitieux,
les spéculateurs aux abois et les ouvriers qui redoutent la concur-
rence et un abaissement de salaires.
La valeur des importations dans la République sud-africaine a
été, en 1896, de 332.203. 250 francs, soit une augmentation de 107
millions comparativement à l'année précédente.
La progression est d'ailleurs constante depuis quelques années,
ainsi que l'indique le relevé suivant des importations : en 1886,
12.349.775 francs; en 1887, 41.919.225; en 1888, 61.417.160; en
1889, 86.574.650; en 1890, 92.472.950; en 1891, 65.073.900; en 1892,
87.470.000; en 1893, 134.292.525; en 1894, 161.005.375; en 1895,
245.407.600; en 1896, 352.203.250.
Les importations du Transvaal en 1896, valeur en francs, se sont
réparties comme suit d'après leur provenance et la voie d'importa-
tion qu'elles ont suivie :
t, Par Par Par
rrovenance. le Cap. Natal. Delagoa-bay.
Europe 143.573.575 35.969.850 40.002.300
Autres pays d'outre-mer 7.324.425 2.890.825 1.848.475
Cap 49.532.725 » »
Natal » 36.16o.150 »
Delagoa-bay » » ll.JS7.800
200.430.725 75.025.825 53.138.375
Les lignes internationales mettant le Transvaal en communica-
tion avec le Cap, Natal et Delagoa-bay ont été complétées, en 1895,
par l'ouverture de celle de Natal. Depuis, le réseau international a
356 l'afrique politique en 1900
été prolongé de Krugersdorp à Potchefstroom pour être continué
jusqu'à Klerksdorp, et l'embranchement de Kaapmenden à Barter-
son a été terminé. La construction de la ligne du Selati est toujours
suspendue; mais on espère que la présence en Europe du secrétaire
d'État permettra de mettre fin aux contestations auxquelles cette
ligne a donné lieu. La ligne Pretoria-Pietersburg est commencée.
On étudie le tracé de celle de Lydenburg. Le réseau ferré du Trans-
vaal, qu'exploite la Compagnie hollandaise sud-africaine, a fait l'an
dernier une recette de 74.120.075 francs; le nombre des voyageurs
transportés a été de 1.070.598.
Pas plus que les autres années, je ne puis évaluer l'importance
du commerce français au Transvaal. 11 est cependant hors de doute
que les relations directes entre la France et l'Afrique du Sud ont
pris un développement inconnu jusqu'à présent, grâce aux efforts
des Compagnies des Chargeurs réunis, qui ont établi un service
mensuel du Havre et de Bordeaux à Delagoa-bay, par le cap de
Bonne-Espérance, et des Messageries maritimes, qui desservent
maintenant la côte Est, en correspondance avec les vapeurs de la
Réunion à Marseille.
Ces entreprises ne peuvent manquer de favoriser notre commerce
et de contribuer à nous assurer la place que nous devrions occuper
dans le trafic de l'Afrique du Sud. Je ne doute pas qu'elles n'arri-
vent, avec la persévérance et des améliorations progressives dans
leurs services, à obtenir d'aussi bons résultats que les Anglais et les
Allemands, qui nous ont devancés depuis longtemps dans ces pa-
rages.
L'afïluence des Français au Transvaal, que j'ai signalée dans mon
dernier rapport, a déjà, m'affirme-t-on, exercé une certaine in-
iluence sur le commerce en général et, en particulier, sur celui des
nouveautés, des modes, des articles" de fantaisie, pour lesquels le
goût français est sans rival. J'ai même — chose inouïe en Afrique —
enlendu des commerçants étrangers se vanter auprès de moi d'avoir
des articles français.
C'est là un signe certain du progrès fait par la France dans l'es-
time du commerce. Reste maintenant à nos commerçants d'en tirer
profit.
En 1897 :
L'année 1897 s'était bien annoncée pour le Transvaal : les esprits,
si facilement excitables, s'étaient apaisés ; le commerce avait pris
un développement inconnu jusqu'alors, et les négociants ont cru,
par suite, pouvoir augmenter leur stock de marchandises dans des
proportions considérables. Ils l'ont, toutefois, regretté et en ont
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 357
éprouvé les conséquences lorsque, vers la fin de l'année, s'est fait
ressentir le contre-coup des ravages causés par la peste bovine, de
l'appauvrissement général de la population rurale qui en est résulté
et surtout de la campagne menée en Europe, contre le gouverne-
ment et le pays, par un groupe de financiers peu scrupuleux, mé-
contents de voir que leurs manœuvres financières n'avaient plus de
succès auprès du public, et désireux de décharger sur autrui la res-
ponsabilité de leurs actes.
Quant à l'industrie, elle ne s'est pas arrêtée dans ses progrès;
c'est ce qui me confirme dans mon opinion qu'il ne faut douter ni
des ressources, ni de l'avenir du Transvaal.
La crise actuelle est, d'ailleurs, la quatrième qu'il traverse depuis
une douzaine d'années et chaque fois il s'en est relevé plus vivace
et plus prospère. Il est vrai que ces crises ont augmenté chaque fois
d'intensité; mais cela provient de ce que, au lieu de rester pure-
rement économiques, elles se sont compliquées de questions poli-
tiques, au fur et à mesure que le Transvaal prenait une position
plus prépondérante en Afrique australe et excitait, par suite, plus
de jalousies et de convoitises.
En 1897, les importations ont été de 339.695.675 francs. Le
trafic par la colonie du Cap a diminué de 30 p. 100, dont ont
bénéficié les lignes de Natal et de Delagoa-bay.
La production des mines d'or, qui était de 91 kilogrammes
en 1884 et de 13.394 kilogrammes en 1890, a passé à 77.547
kilogrammes en 1896. En 1897, il a encore augmenté de
23.554 kilogrammes. Le nombre des ouvriers y était alors
de 78.689, dont 68.780 noirs. Les dividendes payés par les
Compagnies aurifères du Ranci ont été de 70.425.125 francs,
donnant ainsi la mesure de la prospérité de l'industrie de
l'or.
En 1898, le progrès continuait. L'industrie minière gagnait
plus de 16 millions de livres, soit 4 millions et demi de plus
qu'en 1897. La production de l'or au Transvaal était alors de
28 1/2 p. 100 par rapport à celle du monde entier.
La proximité de notre nouvelle possession de Madagascar
et les intérêts français engagés au Transvaal donnent à ces
appréciations une portée considérable. Nous y reviendrons
d'ailleurs lorsque nous aurons l'occasion de parler de notre
358 l'afrique politique en 1900
nouvelle colonie de l'océan Indien et du rôle qu'elle est
appelée à jouer à proximité de l'Afrique australe.
* *
Les chemins de fer de l'Afrique australe ont pris dans ces
dernières années un énorme développement. A l'ancien réseau
de la colonie du Cap, prolongé récemment par la ligne qui
traverse l'État libre d'Orange pour aboutir à Pretoria, il faut
ajouter plusieurs voies ferrées en construction ou en projet.
La ligne de Durban à Johannesburg a été ouverte le 15 dé-
cembre 1895, en concurrence avec la ligne de Lourenço-
Marquès. Cette ligne, grâce à des tarifs appropriés, cherche
à s'assurer le monopole des transports de la province d'Hei-
delberg.
A l'Ouest, et longeant la frontière de lÉtat libre d'Orange et
du Transvaal, la voie ferrée qui s'arrêtait à Mafeking a été
prolongée sur Boulouwayo. Le prolongement de Yryburg sur
Boulouwayo a été commencé en mars 1896. 930 kilomètres ont
été construits en dix-huit mois, à raison d'une moyenne de
1.600 mètres par jour.
La Compagnie du chemin de fer de Betchouanaland, qui a
inauguré la ligne le 5 novembre 1897, est au capital de
50 millions et calcule le prix delà ligne au taux de 75. 000 francs
par mille (1.609 mètres). Cette ligne est prolongée de Bou-
louwayo sur Salisbury (286 milles).
Cette dernière localité, qui n'existait pas il y a six ans, et
qui compte actuellement, comme la première, plusieurs mil-
liers de blancs, est également reliée par un chemin de fer,
terminé en mai 1899, avecUmtali (160 milles), point où aboutit
la ligne de Beïra. Celle-ci, qui s'arrête à Foutesvilla, est pro-
longée jusqu'à Beïra par une ligne de jonction. On prévoit
aussi deux lignes partant de Salisbury et devant aboutir, l'une
au lac Bangouelo, dans le nord de la colonie, l'autre à
Blantyre par Tété.
La ligne de Beïra à Umtali a été construite par la Compagnie
Beïra-Railway; celles de Umtali à Salisbury, par la Machoua-
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 359
land Railway; celle de Mafeking à Boulouwayo par la Bet-
chouanaland Railway.
Des propositions ont été faites à l'État libre d'Orange au
mois de mai 1896, par le gouvernement du Cap, désireux d'ac-
quérir le monopole des chemins de fer de cet État et de con-
struire le réseau projeté par cette république. Ces propositions
ont été repoussées, l'État d'Orange refusant de laisser aug-
menter encore l'influence anglo-saxonne sur son territoire.
Il faut aussi mentionner le prolongement de la ligne de
Potchefstroom dans la direction de Klerksdorp, ainsi que l'em-
branchement allant de la ligne de Pretoria à Lourenço-Marquès
sur les mines de Barberton, vers la frontière portugaise.
De Pretoria, une voie ferrée, livrée en mai 1899, se dirige
vers Pietersburg pour desservir les districts du nord du
Transvaal.
Une autre ligne en projet doit se diriger vers le Zout-
pansberg.
Les recettes des chemins de fer du Cap, en 1895, ont dépassé
les prévisions dans des proportions considérables, laissant un
excédent qui a été destiné à améliorer le matériel et à con-
struire des fortifications à Port-Élisabeth et à East-London.
Quant au réseau télégraphique, il se développe très rapide-
ment. C'est par le télégraphe que M. Cecil Rhodes se propose
de donner la première réalisation de sa formule : « Du Cap au
Caire ». La ligne, poussée de Boulouwayo au Zambèze, a depuis
longtemps franchi le fleuve et atteint Kota-Kota, sur la rive
gauche du Nyassa. Vers le milieu de 1898, elle était poussée à
100 kilomètres au nord de Kota-Kota, d'où un embranchement
devait aller au fort Alston, à 100 milles à l'ouest du lac. A
l'heure actuelle elle atteint le Tanganyika. Blantyre possédait
déjà un fil téléphonique et devait, à bref délai, être relié à
Zomlia.
La direction donnée à cette ligne montre que les Anglais
cherchaient alors à éviter le territoire allemand et visaient,
pour leur télégraphe comme pour leur chemin de fer en pro-
jet, le passage à travers l'État du Congo. Ces visées subirent
360 L AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
un brusque changement à la fin de 1898, soit que des diffi-
cultés de tracé aient été constatées sur la rive occidentale
du Tanganyika, soit qu'on ait craint de se heurter à des
complications diplomatiques résultant de l'opposition mise
par l'Allemagne à l'exécution du traité anglo-congolais du
12 mai 1894, qui accordait à bail à l'Angleterre une bande de
terrain destinée à faire passer télégraphe et chemin de fer le
long du territoire allemand.
Puisque l'Allemagne s'opposait à toute cession à bail du ter-
ritoire congolais, il était aussi rationnel de s'entendre directe-
ment avec elle qu'avec l'État du Congo.
M. Cecil Rhodes essaya d'abord d'obtenir du cabinet anglais
une garantie d'intérêt pour le chemin de fer tracé en territoire
britannique ou tout au moins pour la partie de la ligne située
au sud du Zambèze. Il ne put y parvenir.
Il partit alors pour Bruxelles, où il fut reçu, au mois de
février 1899, par le roi des Belges, avec lequel il négocia, a-t-on
dit, le passage à travers le Congo. Quelques jours après, au
mois de mars, il était reçu à Berlin par l'empereur d'Alle-
magne, qui lui montrait les dispositions les plus favorables.
Une convention anglo-allemande était conclue au sujet du
passage d'une ligne de la Compagnie télégraphique transafri-
caine à travers les territoires allemands. Quant à la question
du chemin de fer, tout en réservant les droits absolus de sou-
veraineté de l'Allemagne, l'empereur se serait montré disposé
à permettre sa construction et son raccordement avec le
réseau allemand projeté et même, paraît-il, à lui accorder une
garantie de l'État, mais à la condition que l'Angleterre agirait
de même sur son territoire.
M. Cecil Rhodes quittait Berlin le 14 mars, sans avoir obtenu
une réponse décisive. A de nouvelles tentatives faites pour
obtenir la garantie de l'État anglais, le chancelier de l'Échi-
quier, sir Michael Hicks Beach, répondait, le 27 avril, que le
gouvernement ne garantirait qu'une partie de la ligne déjà
construite et que la garantie d'un intérêt de 2 3/4 p. 100 s'ap-
pliquait à la voie ferrée du Bechouanaland.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 361
A l'assemblée générale de la Chartered, le 2 mai, M. Cecil
Rhodes faisait la proposition suivante :
N'oublions pas qu'il y a 1,217 kilomètres à construire de Bou-
louwayo àla frontière allemande. Le pays ne nous est pas inconnu;
nous avons fait des inspections rapides, et tout le tracé a été suivi jus-
qu'au Tanganyika; je puis affirmer que la ligne peut être construite
au prix de 62.000 francs environ par kilomètre, ce qui fait 75 millions
pour la ligne entière. Nous avons reçu une proposition tendant à
la construction des premiers 241 kilomètres pour 12 millions.de
francs, ce qui fait environ 50,000 francs par kilomètre. Gomment
ferons-nous pour obtenir l'argent nécessaire, c'est-à-dire les 75 mil-
lions de francs? La proposition acceptée par les directeurs est
celle-ci : « Nous proposons de faire un emprunt de 75 millions de
francs à 4 p. 100.» Si je dis « nous », j'entends parlàlaBechouanaland
Railway Company; mais le capital devra être garanti par la Char-
tered Company, puisqu'en réalité c'est la Chartered qui le fait.
Mais je désire faire remarquer que l'argent n'est pas demandé
pour quatre ou cinq années, car nous ne pouvons construire plus
de 320 kilomètres environ par an. Nous sommes encore à environ
1.449 kilomètres des frontières de notre territoire; nous pouvons
donc supposer qu'il faudra quatre ans à quatre ans et demi pour
achever la ligne. Des Compagnies des mines d'or, nous avons déjà
reçu assez d'argent pour construire les 240 premiers kilomètres.
Le projet de M. Cecil Rhodes a été adopté à mains levées. Il
ne reste plus qu'à en attendre la réalisation.
* *
On a déjà parlé du bruit fait autour de l'entente anglo-alle-
mande conclue, dit-on, à la fin de 1898 et visant principale-
ment les territoires du Sud africain. Il y a seulement dix ans,
les Anglais se trouvaient, dans cette partie du continent, en
présence de deux voisins gênants : les Portugais, dont les pos-
sessions s'étendaient nominalement de l'Atlantique à l'océan
Indien, et les Allemands, qui rêvaient de joindre leurs posses-
sions naissantes de l'Est africain à leurs territoires atlan-
tiques.
Le programme de la voie impériale « du Cap au Caire ».
déjà élaboré depuis longtemps, se trouvait menacé dans son
362 l'afrique politique en 1900
avenir par ces deux rivaux des ambitions anglaises. On sait
par quelle habile stratégie diplomatique les difficultés du
moment furent résolues.
Le Portugal dut céder, aux menaces britanniques, les terri-
toires du Nyassa et ceux qui devaient former la Rhodesia, et
admettre la séparation de ses possessions en attendant de nou-
velles exigences.
Quant à l'Allemagne, on lui fit une belle part en face de
Zanzibar, mais en délimitant soigneusement son lot. On attei-
gnait ainsi la ligne des Lacs formée par le Nyassa, le Tanga-
nyika, le lac Kivu, l'Albert-Édouard et l'Albert-Nyanza, qui,
avec les cours d'eau intermédiaires, donnaient une ligne inin-
terrompue de communications rejoignant le Nil.
La solution du problème était complétée par la conclusion
du traité du 12 mai 1894, qui accordait à l'Angleterre une
bande de terrain de 25 kilomètres de largeur le long de la
frontière germano-congolaise. On sait ce qu'il advint de ce
traité, ainsi que de la clause qui donnait à bail à l'État du
Congo les territoires du Bahr-el-Ghazal.
Ce simple exposé du plan britannique suffit à expliquer
l'action des Anglais sur les divers points de l'Afrique, depuis
une quinzaine d'années, les délimitations parfois incompré-
hensibles de leurs possessions, leur désir inexplicable, au
premier abord, de posséder tel ou tel territoire, le but de la
plupart des missions britanniques, leur politique en Egypte,
dans l'Ouganda, en Abyssinie, au Congo, et enfin leurs refus
persistants et leur intransigeance absolue dans la question de
Fachoda.
Ce plan gigantesque, qui s'est développé avec un si bel esprit
de suite, cet empire sud-africain si étendu cachent cependant
d'irrémédiables faiblesses. Malgré le loyalisme apparent des
colonies de l'Afrique australe, des tendances séparatistes se
sont manifestées avec une intensité redoutable. Les aspira-
tions nationales sont plus fortes que les habiletés diplomati-
ques, et l'impérialisme britannique pourrait bien, plus tôt
qu'on ne le pense à Londres, avoir à compter avec cet autre
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 363
idéal rêvé par les Afrikanders : la constitution des États-Unis
de l'Afrique australe.
On s'est arrêté plus haut, dans le récit des conflits anglo-
transvaaliens, à l'année 1897. La véritable cause de ces conflits,
celle qui devait fournir plus tard encore de nouveaux motifs
de discussion diplomatique, était le refus nettement formulé
par les Boërs de reconnaître les droits de l'Angleterre à la
suzeraineté sur le Transvaal.
La convention de Londres du 27 février 1884, qui est l'acte
diplomatique le plus récent réglant les rapports des deux
pays, réserve, par son article 4, au gouvernement britanni-
que, un droit de sanction ou de désapprobation sur les
traités conclus par la République sud-africaine avec les puis-
sances étrangères autres que l'État d'Orange. Lors de la dis-
cussion de ce traité, le mot suzeraineté avait été, d'un commun
accord, rayé du texte de la convention et lord Salisbury lui-
même proclamait, en 1884, devant la Chambre des lords, le
droit du Transvaal de régler souverainement sa politique inté-
rieure et extérieure, exception faite du cas où il aurait à con-
clure des traités avec un État étranger. Or le Transvaal ne de-
manda point l'autorisation de l'Angleterre, qui, de son côté, ne
fit aucune objection lorsqu'il adhéra à la convention de Genève
et lorsqu'il conclut, le 3 novembre 1893, avec le Portugal, et, le
9 novembre 1895, avec les Pays-Bas, des traités d'extradition.
Le Livre bleu publié au mois d'avril 1897, au moment où les
relations avec le Transvaal étaient très tendues, renouvelait
sur ce point les réclamations de M. Chamberlain, qui, dans le
même document, ne se faisait nullement scrupule de critiquer
certaines lois votées par le Volksraad.
La réponse du Transvaal à la thèse de M. Chamberlain fut
caractéristique. Le gouvernement boër proposa de recourir à
un arbitrage toutes les fois qu'il y aurait interprétation diver-
gente du texte de la convention de 1884. Cette offre fut re-
poussée, et il y a tout lieu de croire que, si la guerre n'a pas
.364 L' AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
éclaté dans l'Afrique centrale au printemps de 1897, ce résultat
est dû surtout à l'attitude des Afrikanders de la colonie du
Cap.
Le conflit anglo-boër était donc passé à l'état aigu en 1897.
L'Angleterre avait de bonnes raisons de penser qu'elle s'était
placée dans une mauvaise posture, à la fois vis-à-vis des Boërs
et des Afrikanders. Il lui fallait un succès pour réparer son
prestige. Elle le demanda à M. Cecil Rhodes.
À la suite d'un débat sur le sectionnement électoral de la
colonie, nécessité par l'augmentation toujours croissante du
nombre des électeurs, le parti anglo-saxon, auquel appartenait
le premier ministre, sir Gordon Sprigg, fut, le 20 juin 1898,
mis en minorité au Parlement de Gapetown. La dissolution du
Parlement fut prononcée, et de la campagne électorale ouverte
au mois d'août, sous les auspices et avec l'aide de M. Cecil
Rhodes, résulta, au mois d'octobre suivant, un Parlement
dans lequel les deux partis anglais et afrikander s'équili-
braient avec une voix de majorité au profit de ce dernier
parti.
M. Schreiner, du parti afrikander, nommé premier ministre
le 14 octobre 1898, fut cependant obligé d'accepter, avant
toute autre, la discussion sur un nouveau sectionnement élec-
toral, qui lui fut imposée à une voix de majorité, un membre
afrikander ayant voté avec l'opposition. La presse dévouée à
M. Rhodes triompha bruyamment, espérant que le nouveau
sectionnement imposé au gouvernement aurait pour effet de
donner la majorité aux Anglo-Saxons et de porter M. Rhodes
au pouvoir.
Il n'en fut pas ainsi. A la suite des élections générales qui
suivirent, au commencement de 1899, la réforme électorale,
le parti de Y Afrikander Bond conquit sur le parti anglais, dit
progressiste, une majorité d'une dizaine de voix. Ce fut, avec
l'affermissement de M. Schreiner, l'écroulement des projets
de M. Cecil Rhodes, qui, ne pouvant plus faire de la colonie du
Cap le pivot de sa politique, dut penser à s'appuyer désormais
sur les parties septentrionales de la colonie, dont les intérêts
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 365
généraux sont, d'ailleurs, en opposition avec ceux delà partie
méridionale.
Cet événement ne tarda pas à être suivi, comme on devait le
penser, d'une politique plus agressive à l'égard du Transvaal.
Les Anglais, ne pouvant plus essayer de s'appuyer sur les po-
pulations et le gouvernement du Cap, résolument acquis au
Transvaal, devaient essayer de brusquer la situation pour
amener, à un moment favorable, la liquidation de cette vieille
question.
C'est alors qu'on vit reparaître les réclamations anglaises au
sujet des questions économiques relatives à l'exploitation des
mines, aux monopoles, aux tarifs de transport et surtout aux
droits politiques des uitlanders.
La prétention de ces derniers, énergïquement repoussée par
le Transvaal, d'acquérir, dans un temps très court, la natio-
nalité et les droits électoraux des Boërs sans être tenus
d'abandonner leur nationalité d'origine, était aussi inaccep-
table pour le gouvernement du président Kriiger que favo-
rable aux vues ambitieuses du gouvernement anglais. C'eût
été, en effet, l'absorption rapide des Boërs transvaaliens par
les uitlanders, et la mainmise de l'Angleterre, effectuée sans
grande secousse, sur l'indépendance du pays.
Au mois de mai, une pétition signée de 21.000 noms d'uit-
landers était adressée à M. Chamberlain. En voici le passage
essentiel :
Nous avons le nombre : sur 270,000 habitants blancs du Transvaal,
nous comptons pour 200,000 individus. Nous payons les sept hui-
tièmes de l'impôt. Si le Transvaal est riche, c'est à nous qu'il le
doit. Sans nous, le veldt serait désert; sans notre labeur acharné,
la place où s'élèvent nos colossales usines servirait encore de pâture
à un maigre troupeau, sous la conduite d'un pâtre misérable. C'est
ce pâtre ignorant et grossier qui nous domine aujourd'hui, qui
nous dicte des lois, qui, étranger lui-même, il y a moins de cin-
quante ans, à ce sol que son indolence n'a jamais fécondé, prétend,
maître injuste et brutal, disposer de nos personnes et de nos for-
tunes, parce que notre arrivée sur cette terre est postérieure à la
sienne de moins d'un demi-siècle. Cela est injuste. Nous réclamons
le droit de participer au vote des lois qu'on nous applique.
366 l'afmque politique en 1900
Mais aussitôt 14.000uitlanders signaient une contre-pétition
adressée au président Krûger et désavouant la précédente.
M. Chamberlain n'en prononçait pas moins, au Parlement
anglais, des paroles agressives qui n'étaient guère de nature à
calmer les inquiétudes dans l'Afrique du Sud. La situation se
compliquait de plus en plus et entrait dans une phase critique.
Une tentative fut faite pour l'améliorer. M. Stevn, président
de l'État libre d'Orange, en invitant le président Krûger et sir
Alfred Milner, haut commissaire de l'Afrique centrale et gou-
verneur du Cap, à venir conférer à Blœmfontein, essayait
d'amener une entente, jugée par certains comme impossible.
Cette action du président Steyn se produisant après la con-
clusion du traité d'alliance du 23 mars 1896 entre l'Orange et
le Transvaal, et au moment où, sous la pression des événe-
ments, l'union allait encore se resserrer entre les deux Répu-
bliques, pouvait à bon droit être considérée comme une
suprême tentative en faveur de la paix. On ne parut pas lui
donner en Angleterre autant qu'au Cap sa véritable impor-
tance.
A ce moment même on apprenait en Europe la découverte,
à Johannesburg, d'un nouveau complot anglais. Sept personnes
étaient arrêtées comme prévenues de haute trahison et défé-
rées au tribunal boër. L'instruction de l'affaire fit connaître
qu'on devait s'emparer du fort de Johannesburg et le garder
en attendant l'arrivée des Anglais. Deux mille hommes avaient
été enrôlés et devaient aller chercher des armes au Natal.
L'émotion produite par la découverte de ce complot n'em-
pêcha pas l'entrevue de Bloemfontein. Elle eut lieu le 31 mai.
Les questions suivantes furent discutées : Le monopole de la
dynamite, l'annexion du Souaziland demandée par le Trans-
vaal, le paiement d'une indemnité justifiée par l'invasion de
Jameson, l'adoption du principe de l'arbitrage entre les deux
pays et enfin les droits électoraux des uitlanders.
Les questions du monopole de la dynamite et de l'annexion
du Souaziland furent, d'un commun accord, écartées comme
secondaires. Celle de l'indemnité pour l'invasion de Jameson
fut admise par sir Alfred Milner, qui déclara que des instruc-
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 367
tions allaient arriver de Londres pour proposer de lui appli-
quer l'arbitrage.
Ce principe de l'arbitrage fut d'ailleurs réclamé par M. Krû-
ger pour toutes les questions litigieuses intéressant les deux
pays, et il en fit une question sine qua non de tout accord à
intervenir. Sir Alfred Millier répondit que le gouvernement
anglais ne consentirait jamais à l'intervention d'une puissance
étrangère entre lui et le Transvaal.
Mais la question la plus importante était celle des droits
électoraux des uitlanders, qui amena des débats prolongés.
Sir Alfred Milner fit à ce sujet les propositions suivantes :
1° Que le nombre des années de séjour nécessaires pour l'acqui-
sition de ce droit soit fixé à cinq ans avec effet rétroactif;
2° Que le serment de naturalisation soit modifié;
3° Qu'une représentation équitable soit accordée au Volksraad à
la nouvelle population ;
4° Que la naturalisation donne immédiatement le plein droit de
vote.
Le président Kriïger, au contraire, offrit :
1° De fixer la durée du séjour nécessaire pour la naturalisation à
deux ans, tandis que le plein droit de vote ne serait acquis que cinq
ans après;
2° Que toutes les personnes qui se sont fixées dans le pays avant
1886 auront ce droit après deux ans;
3° Que la population des mines soit plus largement représentée
au Volksraad;
4° Qu'une des conditions de la naturalisation soit la possession
d'une propriété ayant une valeur d'au moins 150 livres sterling ou
l'habitation d'une maison ayant une valeur locative d'au moins 150
livres sterling ou la jouissance d'un revenu d'au moins 200 livres
sterling;
o° Que, de plus, une des conditions pour la naturalisation soit, de
la part de ceux qui la demandent, la preuve fournie d'avoir possédé
la jouissance des droits civiques dans le pays où ils ont séjourné
antérieurement;
6° Que la formule de naturalisation soit conforme à celle de l'État
libre d'Orange;
7° Que toutes les propositions au président soient subordonnées
à l'acceptation par le gouvernement anglais du principe de l'arbi-
368 L'AFRIQUE POLITIQUE EX 1899
trage dans les différends qui pourraient s'élever entre les deux
pays.
Les propositions de M. Krùger furent trouvées insuffisantes
et la conférence prit fin sans qu'une entente eût pu intervenir.
Ce fut une déception pour les amis de la paix. Ce fut aussi le
signal du renouvellement des violences de la presse anglaise.
La conférence n'avait cependant pas été inutile.
On y avait délimité un terrain d'entente sur lequel il était
encore possible de négocier.
Malgré des paroles imprudentes prononcées en Angleterre,
tout espoir d'arrangement n'était pas encore perdu. Si la
presse anglaise jugeait à propos de partir en guerre contre le
Transvaal, le gouvernement anglais, désireux de temporiser
pour gagner le moment de la séparation des Chambres, trou-
vait encore des paroles pacifiques.
A Pretoria, le président Krùger, mettant ses promesses en
action, présentait au Volksraad, le 13 juin, un texte de loi
contenant toutes les propositions faites à sir Milner. En agis-
sant ainsi, il restait fidèle à son caractère, et donnait satis-
faction aux instances faites auprès de lui à la fois par les
Afrikanders du Cap, désireux d'éviter le conflit, et par les
Boërs de l'État libre d'Orange qui, décidés à prendre parti
pour leurs frères du Transvaal, avaient de justes raisons de
craindre la guerre plus encore que le président Krùger.
Le Volksraad, soucieux de sa responsabilité, ne voulut pas
prendre de décision sans consulter les Burghers. Le résultat
de la consultation pouvait être prévu d'avance; les Boërs,
dans leur ensemble, surtout le parti des jeunes Boërs, tout en
approuvant les propositions du président Krùger, déclarèrent
qu'on ne saurait aller plus loin dans la voie des concessions.
Il y avait là une indication pour l'Angleterre, et cette mani-
festation de l'opinion boër, peu sujette aux variations, aurait
dû préciser la limite des exigences anglaises.
D'un autre côté, l'élément afrikander du Cap se tournait de
plus en plus vers le Transvaal, donnant tous les motifs de
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 369
craindre, en cas de guerre, l'explosion de graves difficultés
dans la colonie.
Mais aucun fait, si important fût-il, ne semblait plus de
nature à arrêter le gouvernement anglais.
L'opinion du ministre des colonies paraissait arrêtée. En
présence de la lutte de la race hollandaise contre les Anglo-
Saxonsdans l'Afrique australe, c'était une nécessité impériale
de faire disparaître les deux foyers autour desquels se ral-
liaient les Afrikanders. Le Transvaal et l'État libre étaient de
trop. La fusion des races ne pouvant s'opérer qu'après la
disparition de ces deux états, celle-ci devait être obtenue
d'une manière ou d'une autre. Si la diplomatie n'amenait
pas la soumission définitive des Boërs, la guerre devrait y
pourvoir.
Les négociations continuèrent; mais, des deux côtés, les
préparatifs militaires reprenaient avec activité. On annonçait
d'Angleterre l'envoi de 50.000 hommes, et, dans les deux
républiques, on se préparait à tout événement.
Une nouvelle tentative fut cependant faite en faveur de la
paix.
Le Ier juillet, deux ministres transvaaliens se rencontraient
à Blœmfontein avec MM. Hofmeyret Herholdt, les chefs afri-
kanders du Cap, tandis que M. Fischer, membre du conseil
exécutif d'Orange, se rendait à Pretoria auprès du président
Krûger.
De ces conférences sortit la nouvelle que les concessions du
Transvaal allaient être augmentées, et une sérieuse détente se
produisit lorsqu'on apprit, au milieu de juillet, le vote parle
Volksraad des propositions qui lui avaient été précédemment
soumises et qui étaient amendées de manière à abaisser à
sept années, avec effet rétroactif, le délai de séjour nécessaire
pour obtenir la nationalité boër.
L'accalmie ne dura pas. On trouva bientôt en Angleterre
que les concessions faites par le président Krûger étaient peu
claires et d'ailleurs insuffisantes, et la campagne de presse
recommença.
Le 28 juillet, à la tribune anglaise, retentissaient les dis-
Air, polit. 24
370 l'afrique politique en 1900
cours alarmants de lord Salisbury et de M. Chamberlain. Ce
dernier émettait la prétention de constituer une commission
anglo-boër pour examiner la loi votée par le Volksraad.
C'était une intrusion de l'Angleterre dans les affaires inté-
rieures de la République et le Transvaal ne pouvait accepter
une pareille condition, interdite d'ailleurs par les traités
existants.
Cette proposition fut présentée, le 2 août, au gouvernement
transvaalien. C'était l'acculer à un refus pur et simple. Mais,
tout en refusant, le président Krûger se déclarait, le 19 août,
prêt à accepter les propositions formulées à Bloemfontein par
sir A. Milner, c'est-à-dire la franchise électorale au bout de
cinq ans et huit sièges au Raad, à la condition qu'il ne fût plus
question de la suzeraineté anglaise.
Une telle preuve de condescendance, donnée en faveur de
la paix, aurait dû clore l'ère des difficultés. Mais le Parlement
britannique venait d'entrer en vacances, laissant M. Cham-
berlain sans contrôle. Les événements paraissaient devoir se
précipiter.
Le 8 septembre, contrairement aux coutumes observées en
l'absence du Parlement, un conseil de cabinet était tenu à
Londres et une nouvelle note envoyée au Transvaal.
On sommait la République sud-africaine d'accorder aux
uitlanders, sans conditions, la franchise électorale au bout de
cinq ans, et le quart du nombre des sièges du Raad.
Or. la première concession avait été, comme on l'a vu,
offerte, le 19 août, par le président Krûger, et celui-ci, en
consentant à accorder aux uitlanders dix sièges des Raads, ac-
cédait en définitive aux demandes anglaises.
On exigeait en outre l'égalité des citoyens de race hollan-
daise et anglaise dans les Raads, notamment au point de vue
de l'usage de la langue anglaise.
Le président Krûger, dans sa réponse du 17 septembre,
s'en tint à sa note du 19 août. Les exigences anglaises étaient
acceptées, mais toujours à la condition que l'Angleterre re-
noncerait à sa prétention de suzeraineté et s'engagerait à ne
plus intervenir dans les affaires intérieures de la République.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 371
Il y avait donc une restriction dans l'acceptation. Le Trans-
vaal refusait de se soumettre.
A cette réponse de la République sud-africaine, M. Cham-
berlain répondit, le 22 septembre, par un télégramme adressé
à sir A. Milner, dans lequel, tout en protestant de son désir de
ne pas gêner l'indépendance du Transvaal, il se déclarait
résolu à s'opposer à la prétention de la République d'être
considérée comme un État souverain international. Après
avoir insisté sur l'étendue de la franchise à accorder aux
uitlanders, il ajoutait : « Le gouvernement de Sa Majesté est
donc obligé de reprendre, sur nouveaux frais, l'examen de la
question et de formuler ses propres résolutions pour un
règlement définitif de la situation qui a été créée dans le sud
de l'Afrique par la politique dans laquelle a persisté pendant
un grand nombre d'années le gouvernement de la République
sud-africaine. Le gouvernement vous communiquera le résul-
tat de ses délibérations dans une dépêche ultérieure. »
En attendant la réunion du conseil de cabinet convoqué pour
le 29 septembre, en vue de formuler le dernier mot des exi-
gences anglaises, les Afrikanders, dans toute l'Afrique du sud,
prenaient résolument parti pour leurs frères du Transvaal,
donnant à l'Angleterre toutes les raisons de craindre, comme
jadis en Amérique, un soulèvement général de la colonie.
En même temps le Volksraad de l'État libre d'Orange adoptait
le 21 septembre, à l'unanimité, la décision de soutenir le
Transvaal.
L'opinion anglaise avait cru jusqu'au dernier moment pou-
voir se faire illusion sur l'attitude de l'Etat libre. Aussi cette
décision donna-t-elle à certains journaux l'occasion de pousser
des cris d'alarme sur l'imprévoyance de la politique de
M. Chamberlain et de formuler des doutes sur la bonne
organisation de l'armée anglaise (1).
(1) Le Temps signala au mois d'août une répercussion inattendue produite en
Angleterre par les événements du Transvaal :
« L'agitation des uitlanders au Transvaal a son contrecoup sur la situation des
étrangers en Angleterre, notamment à Manchester, où la communauté israélite
est très nombreuse :
« Il existe 3o.000 étrangers à Manchester, a déclaré un israélite influent à un
372 l'afrique politique ex 1900
On était à ce moment entièrement fixé, à Londres, sur les
éventualités possbiles.
Elles parurent redoutables. Le conseil de cabinet du 29 sep-
tembre, désireux d'attendre la réponse du Transvaal à la dé-
pêche du 22 septembre, décida de remettre ses décisions à un
prochain conseil fixé au 3 octobre.
Ce conseil ne fut pas tenu. On avait de bonnes raisons de
temporiser. Les préparatifs continuèrent et, le 7 octobre, dans
un conseil privé tenu à Balmoral, la reine signait l'appel des
réserves et donnait son consentement à la convocation du par-
lement pour le 17 octobre.
Dès que ces graves nouvelles lui parvinrent, le président
Krûger, désireux, à bon droit, de s'assurer à l'égard des An-
glais de l'offensive stratégique, adressa, à la date du 9 octobre,
au gouvernement britannique un ultimatum dans lequel il de-
mandait :
a) Que tous les points du différend mutuel soient réglés par le
moyen d'un arbitrage amical ou par tout autre moyen amiable qui
pourrait être fixé d'accord entre le gouvernement boër et le gou-
vernement de Sa Majesté ;
b) Que les troupes qui se trouvent sur la frontière de cette Répu-
blique soient retirées immédiatement ;
c) Que tous les renforts de troupes qui sont arrivés dans le sud
)) reporter du Manchester Guardian. Fort peu d'entre eux peuvent se faire natu-
» raliser à cause des droits excessifs exigés par le fisc. En 1885, le gouverne-
)) ment libéral a abaissé ces droits de 5 à 1 livre sterling; mais le parti tory, en
)> revenant au pouvoir, a remis en vigueur le chiffre ancien de 5 livres sterling,
» qui, avec les autres frais, monte actuellement à 8 et même 10 livres sterling. Au
)) Transvaal, ce droit n'est que de 2 livres sterling.
» Ajoutez à cela que l'uitlander est uniquement allé au Transvaal pour faire sa
» « pile d'écus » avec l'espoir de retourner un jour en Europe, tandis que les
» uitlanders d'ici sont, la plupart, fixés en Angleterre sans esprit de retour.
)) Nous payons des taxes et des droits, partant nous devons avoir voix au cha
)) pitre. En ce qui concerne l'instruction de nos enfants, non seulement nous devons
» pourvoir aux frais de leur instruction religieuse, mais nous devons encore
)) payer une lourde taxe pour les écoles publiques anglaises, c'est-à-dire que nous
» devons contribuer aux frais de l'instruction religieuse des enfants des autres. »
» Le Guardian ajoute que les israélites tiendront un grand meeting à Manchester
au mois d'octobre où ils soumettront leur demande au gouvernement. Etant
donné tout l'intérêt que le gouvernement a témoigné aux uitlanders duTransvaal,
les israélites de Manchester espèrent qu'il ne fera pas la sourde oreille aux griefs
des uitlanders en Angleterre. »
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 373
de l'Afrique depuis le 1er juin 1899 soient retirés du sud de l'Afri-
que dans une limite de temps raisonnable, à fixer d'accord entre
les deux gouvernements, et avec assurance et garantie de la part
du gouvernement du Transvaal qu'aucune attaque ou hostilité ne
seront dirigées contre une portion quelconque des possessions du
gouvernement britannique par la République au cours des futures
négociations, dans une période qui sera fixée ultérieurement entre
les deux gouvernements.
Le gouvernement du Transvaal, en conformité de cet accord,
sera préparé à retirer des frontières les burghers, arrivés de la Ré-
publique ;
d) Que les troupes de Sa Majesté, qui sont en ce moment en
route par mer, ne seront débarquées en aucune partie du sud de
l'Afrique.
En même temps, il fixait au 1 1 octobre, à 5 heures du soir,
la date à laquelle la non-réception d'une réponse affirmative
serait considérée comme équivalant à une déclaration de
guerre. Le 10 octobre, le gouvernement anglais donnait l'or-
dre à sir A. Milner de communiquer au Transvaal la réponse
suivante :
Le gouvernement de Sa Majesté a reçu avec un grand regret les
demandes péremptoires du gouvernement de la République sud-
africaine transmises par votre télégramme du 9 octobre.
Vous informerez le gouvernement de la République sud-africaine,
en réponse, que les conditions posées par le gouvernement de la
République sud-africaine sont telles que le gouvernement de Sa
Majesté juge impossible de les discuter.
Deux jours après, les Boërs entraient en campagne. La poli-
tique anglaise les avait convaincus de la nécessité de prévenir
leurs adversaires.
*• *
En Angleterre, l'opinion publique, savamment travaillée,
se livrait déjà à des manifestations chauvines que la foule exa-
gérait, tandis que les esprits vraiment éclairés ne cessaient de
signaler l'erreur qu'allait commettre le Royaume-Uni en
essayant de créer une nouvelle Irlande dans l'Afrique du sud.
374 l'afrique politique en 1900
Après les chefs du parti libéral et plusieurs membres indé-
pendants du Parlement, des hommes éminents de la presse,
crurent devoir dénoncer les dessous de cette guerre chère à
M. Chamberlain et qui n'avait pas d'autre but que de permet-
tre à la Chartered de faire à la face du monde une faillite ho-
norable. L'opinion publique elle-même, surtout en province,
faisait sérieusement ses réserves.
Liverpool, la ville du coton, paraissait se désintéresser du
conflit qui ne touchait pas à son commerce tout spécial. On y
était d'autant plus à l'aise pour critiquer sévèrement la poli-
tique du gouvernement.
A Manchester, à Leeds, et dans nombre d'autres villes, les
protestations furent plus vigoureuses. Mais le peuple de Lon-
dres paraissait définitivement acquis aux idées de M. Cham-
berlain, le héros du jour, et manifestait son ardeur belliqueuse
dans de bruyants meetings.
A l'étranger, la politique anglaise était partout désap-
prouvée. Les Hollandais poussaient leur reine à faire, auprès
de l'empereur d'Allemagne, une démarche en faveur de leurs
frères d'Afrique.
Ailleurs, les gouvernements se réservaient, observant les
événements. Aux États-Unis, on refusait toute intervention
malgré une vigoureuse poussée de l'opinion, contraire à
V étranglement du Transvaal.
Dans les colonies anglaises on était, suivant les latitudes et
les races, plus ou moins chaud pour la guerre.
Tandis qu'on se préparait à expédier de l'Inde des renforts
encore estimés trop nombreux, par crainte des concentrations
russes signalées en Turkestan, les communautés austra-
liennes faisaient des offres de troupes, acceptées avec empres-
sement par le gouvernement britannique.
Au Canada, malgré les invitations du parti conservateur,
le gouvernement de sir Wilfrid Laurier se réservait encore au
sujet de la formation d'un corps de volontaires canadiens.
De divers points du globe arrivaient à Londres des expres-
sions de loyalisme confondues avec les nouvelles des immenses
préparatifs de guerre faits par l'Angleterre.
i
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE — TRANSVAAL 375
De Malte, de Gibraltar, on signalait des envois de troupes:
d'Italie et de la Nouvelle-Orléans, des achats considérables de
mulets; à Chicago, on demandait des chevaux; à diverses
usines américaines, on commandait des wagons pour ren-
forcer le matériel des lignes sud-africaines. Enfin, on rappe-
lait sur toutes les lignes commerciales les steamers affrétés
par le gouvernement pour le transport des troupes et du maté-
riel.
*
* *
11 en fallait plus d'une centaine pour contenir le person-
nel et les approvisionnements de l'armée que l'Angleterre
avait décidé de mobiliser dès le début de la guerre.
Au 1er mai 1899, les troupes anglaises détachées dans F Afri-
que du Sud comprenaient :
6 bataillons et demi d'infanterie ;
2 régiments de cavalerie ;
4 batteries plus 2 compagnies d'artillerie de place ;
1 compagnie du génie ;
Des services auxiliaires.
Soit environ 8.300 hommes.
Dès le mois de juillet on admettait, en Angleterre, le renfor-
cement de cette petite armée. Au mois d'août, on expédiait au
Cap : 2 bataillons d'infanterie et 3 compagnies du génie ; puis,
au mois de septembre, on y envoyait 4 bataillons d'infanterie
provenant chacun d'Angleterre, de Malte, de Crète et d'Egypte,
et 3 batteries. On appelait au même instant, de l'Inde au Natal,
4 bataillons, 3 régiments de cavalerie et 3 batteries. Peu
après, de nouveaux renforts portaient l'ensemble des troupes
britanniques combattantes, présentes dans l'Afrique australe
à la fin d'octobre, à :
16 bataillons et demi d'infanterie et une brigade navale ;
5 régiments de cavalerie ;
12 batteries;
5 compagnies du génie.
376 l'afrique politique en 1900
Ces forces ne constituaient qu'un premier échelon. Dès la fin
de septembre, le gouvernement anglais décidait l'envoi au Cap
de tout un corps d'armée, et donnait le commandement en
chef à sir Red vers Buller avec, pour chef d'état-major général,
le général sir Archibald Hunter. Déjà, au commencement d'oc-
tobre, sir George White avait pris le commandement des trou-
pes du Natal, destinées, suivant toutes probabilités, à recevoir
le premier choc des Boërs (1).
La mobilisation, ordonnée le 29 septembre, fut consacréa
\iaiYArmy Ordcr du 7 octobre. L'Angleterre mettait à la dispo-
sition de sir Buller 3 divisions d'infanterie et 1 division de ca-
valerie formant un total de 47.000 hommes — dont 9.000 poul-
ies lignes d'étapes — 11.000 chevaux, 14.000 à 15.000 mulets,
près de 3.000 voitures et 114 pièces. Ces forces constituaient :
32 bataillons d'infanterie;
8 régiments de cavalerie;
19 batteries dont 4 à cheval ;
8 compagnies du génie et services auxiliaires.
Ces unités étaient ainsi réparties, dans le principe, en ce
qui concerne les Field forces ou troupes de campagne propre-
ment dites :
lre division : Général-lieutenant lord Methuen.
Brigade de la garde : Général-major sir Colville.
Brigade anglaise : Générai-major Hildyard.
2e division : Général-major sir C. F. Cléry.
Brigade de Highlanders : Général-major Wauchope.
Brigade de tirailleurs : Général-major Lyttelton.
3e division : Général-major sir W. F. Gatacre.
Brigade irlandaise : Général-major Fitz Roy Hart.
Brigade de fusiliers : Général-major Barton.
A chaque division comprenant 4 bataillons par brigade
étaient rattachées 3 batteries divisionnaires, 1 compagnie d'in-
fanterie montée et 1 compagnie du génie.
(1) Voir les excellents articles publiés sur « la Guerre au Transvaal » par la
France militaire depuis le début de la campagne.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 377
Division de cavalerie : Général-lieutenant J. D. P. French.
lre brigade (3 régiments) : Général-major Babington.
2e brigade (3 régiments) : Général-major Brabazon.
Ce corps d'armée fut encore renforcé au commencement de
novembre par 3 bataillons .et 1 batterie, soit environ 3.000
hommes. Avec les 24.000 hommes de troupes anglaises qui
se trouvaient déjà dans le sud de l'Afrique et qui fournissaient
au Natal une quatrième division de troupes de campagne on
atteignait ainsi pour l'ensemble des forces, vers le 1er décem-
bre, un chiffre d'environ 75.000 hommes.
Il faut y ajouter : la Naval Brigade de l'escadre du Cap
(1.100 hommes) fournissant des détachements aux trois grou-
pements de forces britanniques constitués en face des Boërs à
la fin de novembre;
Les forces de police de la colonie du Cap et de Natal ;
Les formations diverses de volontaires de la colonie;
Les détachements offerts par les autres colonies britanni-
ques : lanciers de la Nouvelle-Galles du Sud, volontaires de
Victoria et de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, du Canada,
etc.
L'ensemble de ces forces s'élevait à environ 92.000 hommes,
présents dans l'Afrique australe au 10 décembre ou bien près
d'y arriver, dont 17.000 hommes environ de Local Forces et
de contingents coloniaux.
Ce formidable effort, le plus considérable dans l'histoire
britannique, avait nécessité l'épuisement complet de l'armée
anglaise métropolitaine, vers laquelle on avait fait refluer tous
les détachements coloniaux dont on avait pu disposer. L'ar-
mée active avait fourni à sir R. Buller près de 29.000 hommes;
l'appel des réserves du 17 octobre avait donné environ 25.000
hommes et on avait dû ordonner aussitôt un appel de la milice,
puis des volontaires pour combler les vides dans les garnisons
de la métropole et occuper les stations de la Méditerranée.
Malgré les difficultés de la mobilisation et grâce aux efforts
demandés aux compagnies de chemins de fer, l'embarquement
des troupes s'exécuta rapidement. Les cent quinze transports
affrétés commencèrent dès le 20 octobre à quitter les ports
378 l'afrique politique en 1900
anglais; à la fin de novembre toutes les troupes du général
Buller, avec les divers services, étaient débarquées dans
l'Afrique australe.
Mais à ce moment de nombreux revers étaient déjà surve-
nus. Le général en chef, obligé par les circonstances d'opérer
la dislocation de ses forces dans trois directions différentes,
provoquait l'envoi au Cap d'une 5e division composée, sous le
commandement de sir Charles Warren, de deux brigades de
4 bataillons (colonels Woodgate et Coke), d'un régiment de
hussards, de 3 batteries, d'une compagnie du génie et de ser-
vices auxiliaires : soit environ 11.500 hommes.
On décidait en même temps l'envoi d'un parc de siège de
30 pièces (environ 1.200 hommes), ce qui portait à près de
13.000 hommes le chiffre des renforts, et l'on parlait déjà de
former une 6e et même une 7e et une 8e division.
L'envoi de la 5e division devait porter à près de 105.000
hommes l'effectif, au 1er janvier 1900, de l'armée anglaise de
l'Afrique du sud.
-*
* *
Pendant que s'effectuaient, en Angleterre, la mobilisation et
l'embarquement des troupes, au milieu d'une nation travaillée
par la presse, trompée souvent par des nouvelles tendan-
cieuses, énervée par l'attente des résultats et par le blâme
presque unanime de la presse étrangère, la diplomatie ne res-
tait pas inactive.
Depuis le mois de septembre, la visite de l'Empereur d'Alle-
magne à la cour d'Angleterre, annoncée dans les journaux
allemands pour le mois de novembre, avait provoqué dans
tout l'empire une opposition qui donnait la mesure des senti-
ments peu amicaux de la population à l'égard des Anglais. Il
fallut, pour motiver cette visite, trouver des motifs de famille
dont la convenance ne réussit guère à convaincre l'opinion.
En réalité, TEmpereur, peu habitué à se laisser influencer par
l'opinion populaire, méditait déjà sur une ligne de conduite
capable de lui assurer les bénéfices d'une neutralité coûteuse
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 379
pour l'Angleterre en même temps que l'avantage des appa-
rences de relations cordiales avec la Russie et avec la France.
Les intérêts allemands furent seuls pris en considération.
Depuis longtemps le télégramme adressé au président Kruger
après l'attentat de Jameson avait été oublié, et il n'apparut pas
que la visite des reines de Hollande à Berlin, peu après l'ulti-
matum du Transvaal, ait révélé, de la part de Guillaume II,
autre chose que de bonnes intentions.
Cette politique utilitaire, si bien comprise en Angleterre
même, où le sentiment ne joue son rôle que dans les moments
d'embarras ou d'inaction, se traduisit assez brusquement le
matin même de la visite à Berlin de la famille impériale de
Russie, par la publication du traité anglo-allemand réglant la
situation des deux pays aux îles Samoa et au Togoland. En
réalité, ce ne fut là qu'un succès d'apparence pour la diplo-
matie allemande. A Samoa, les situations respectives étaient
délimitées et l'Allemagne n'avait pas à se plaindre de son lot;
mais au Togoland les avantages de la convention allaient à
l'Angleterre.
La publication de ce traité survenant au moment de l'entre-
vue des deux empereurs fut diversement interprétée: les uns
la considérèrent comme une faute, d'autres comme un coup
de maître de la diplomatie de M. de Bulow. Ses résultats furent
peu appréciables.
Peu de jours après, Guillaume II se rendait à la cour an-
glaise. Toutes les précautions furent prises pour donner à
cette visite le caractère intime d'une entrevue de famille; et
malgré les tentatives faites par quelques personnages britan-
niques pour donner à l'Empereur l'occasion de manifester ses
vues, le voyage s'effectua sans que la diplomatie allemande ait
été dévoilée ou compromise. Même au retour, lors du passage
parla Hollande, il ne transpira delà visite rendue aux deux
reines que de vagues récits relatifs à des projets matrimo-
niaux : toute occasion nouvelle de manifester aux Boërs une
réelle et effective sympathie et de donner aux Hollandais une
satisfaction désirée fut soigneusement écartée.
Décidément les intérêts allemands étaient bien gardés et les
380 L' AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
allures mystérieuses de la politique germanique faisaient con-
traste avec le nouveau jeu diplomatique inauguré par M. Cham-
berlain.
On signala cependant une combinaison économique et poli-
tique à la fois, dont le Portugal devait faire tous les frais. Il
s'agissait delà construction d'une voie ferrée partant duTrans-
vaal, traversant la Rhodesia et l'Ouest Africain allemand et
venant aboutir en un point — on a cité la baie des Tigres —
de la province de Mossamédès. On vit dans ce projet, et peut-
être à tort, l'intention de l'Allemagne non seulement démettre
en valeur des territoires délaissés, mais aussi d'empiéter sur
le voisin portugais, possesseur d'une contrée réputée pour ses
mines.
Ce fut là une des nouvelles les plus positives jetées en pâ-
ture à l'opinion après l'entrevue de Guillaume II et de M.
Chamberlain. Il y fut cependant question d'autres éventualités ;
et lorsque, peu de jours après, le ministre anglais des colonies
lança, dans son discours de Leicester, son appel en faveur
d'une alliance entre l'Angleterre, l'Allemagne et les États-
Unis, il apparut à bon nombre d'esprits réfléchis que les con-
versations tenues en Angleterre par l'Empereur allemand
avaient pu faire naître chez certains hommes d'État britanni-
que de trop longs espoirs et de trop vastes pensées.
Ce discours souleva des tempêtes dans la presse des deux
mondes. Il n'était pas besoin de tant de paroles pour faire con-
stater une fois de plus l'habileté pratique de la politique alle-
mande, le désir des Anglais de maintenir, même en la payant
d'un bon prix, la neutralité de l'Empereur et la volonté bien
arrêtée à Berlin de faire payer cette neutralité le plus cher pos-
sible.
La Russie, de son côté, paraissait pratiquer les mêmes sen-
timents. Ses intérêts en Chine et sur les frontières de l'Inde,
où elle concentrait des troupes, semblaient l'occuper exclusi-
vement et, malgré la poussée de l'opinion en faveur des Boërs,
cette guerre n'avait l'air de l'intéresser qu'au point de vue de
sa lointaine répercussion sur les choses d'Europe et d'Asie.
L'Espagne, peu aimée des Anglais depuis la guerre améri-
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 381
caine, s'appliquait à panser ses blessures et à porter remède à
sa fièvre intérieure : l'Italie, toujours inquiète, cherchait tou-
jours sa voie; l'Autriche, préludant à une décomposition plus
complète par des déchirements intérieurs, ne songeait plus qu'à
apaiser la tempête des partis, tous les jours plus violente; la
Hollande, faible et impuissante, ne pouvait, malgré ses désirs,
qu'émettre des vœux et formuler des souhaits.
Même aux États-Unis, qui avaient paru dès le début être
poussés vers l'Angleterre, l'opinion allemande et irlandaise
imposait au gouvernement une réserve à laquelle ses embarras
coloniaux n'étaient d'ailleurs point étrangers.
Quant à la France, elle réservait son opinion, interrogeait
ses intérêts et préparait ses forces.
*
* *
Les Boërs n'avaient donc pas à compter sur l'Europe, mal-
gré la justice de leur cause, malgré les efforts patriotiques ten-
tés auprès des gouvernements du continent par le docteur
Leyds, le représentant éminent du Transvaal en Europe.
Ils pouvaient au moins compter sur leurs frères de l'A-
frique australe. On a vu que l'appui de l'État libre d'Orange
s'était offert longtemps avant le dernier conflit diplomatique.
Au Natal la minorité afrikander ne ménageait pas ses sym-
pathies, mais se trouvait obligée, par son infériorité numé-
rique, d'attendre l'arrivée des troupes du Transvaal pour se
joindre à elles. En attendant, là comme au Cap, les éléments
d'information ne manquaient pas et le service des renseigne-
ments des deux républiques put constamment y trouver de
précieuses indications.
Au Cap, les chefs du parti afrikander, MM. Schreiner, pre-
mier ministre, et Hofmeyr ne réussissaient plus, dès le mois
d'octobre et malgré leur loyalisme, à retenir dans le devoir le
parti hollandais. Tenus en suspicion par le parti anglais, leur
autorité sur les Afrikanders paraissait diminuer chaque jour.
Déjà à la fin d'octobre, après les défaites anglaises autour de
Ladysmith, les fermiers boërs du Natal s'étaient joints en
382 l'afrique politique en 1900
foule à l'armée du Transvaal, tandis que, tout autour des fron-
tières de l'État d'Orange, les défections se multipliaient. Ace
moment le général Joubert, qui allait recevoir le concours des
talents militaires du colonel de Villebois-Mareuil, pouvait
écrire en Europe que les deux républiques disposaient de
50.000 hommes et qu'il n'était pas nécessaire de compter sur
un soulèvement des Afrikanders : sur ce chiffre, les fermiers
insurgés contre l'Angleterre comptaient déjà pour un nombre
important. Ce nombre s'accrut encore dans le courant des
mois suivants et, vers la fin de novembre, les Anglais se virent
obligés de prendre de sérieuses précautions contre l'insurrec-
tion afrikander. Dans toute la région au sud du fleuve Orange,
et notamment autour de Stormberg et de Naauwport, les forces
des généraux French et Gatacre étaient tenues en échec et un
nombre considérable de Cafres, plus de dix mille, a-t-on dit,
étaient employés à maintenir la sécurité des voies ferrées.
C'était là une intervention déguisée de l'élément noir dans le
conflit, intervention également redoutée par les deux partis
surtout en ce qui concernait la grande et belliqueuse nation
des Basoutos déjà sollicitée par les Anglais.
Ce n'était pas trop de toute une armée pour maintenir
intactes les voies de communication et l'on y consacra dès
le mois de novembre des effectifs considérables qui réduisi-
rent d'autant le chiffre des forces anglaises à opposer aux
Boërs.
Ceux-ci, au contraire, maîtres de leurs lignes d'opérations
établies sur leur territoire dans trois directions différentes,
pouvaient porter en face de l'envahisseur la presque totalité
de leurs forces. Les deux républiques, mettant sur pied tous
les hommes valides de 16 à 60 ans, avaient pu réunir dès le
milieu d'octobre près de 40.000 hommes y compris un corps
allemand et des compagnies d'Irlandais et de Suédois. En ajou-
tant à ce chiffre l'appoint fourni par les volontaires du Cap,
du Natal et de plusieurs pays d'Europe, on atteignait au mois
de novembre l'effectif cité plus haut d'environ 50.000 com-
battants réellement disponibles pour les opérations de cam-
pagne. Celles-ci, conduites par les Anglais dans un pays fort
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 383
difficile, avec des troupes braves, il est vrai, mais habituées à
une vie confortable exigeant de- nombreux convois, devaient
nécessairement demander, pour aboutir à un résultat favo-
rable, un temps très long et des forces considérables.
Pour venir à bout de 50.000 hommes braves, habiles au tir,
formant des troupes d'une mobilité remarquable et combat-
tant dans une région difficile, il est nécessaire, à toute époque
et en tout pays, de disposer d'un effectif au moins double.
C'est donc 100.000 Anglais qu'il fallait mettre en première
ligne, tandis que la garde des lignes d'opérations et des gar-
nisons devait exiger, même en pays à peu près tranquille,
environ 30.000 hommes. Mais si l'on ajoute, aux difficultés à
vaincre, celles qui peuvent résulter de l'insurrection d'au
moins 40.000 insurgés afrikanders dispersés sur un immense
territoire, coupant partout routes et voies ferrées, inquiétant
les garnisons et les troupes d'étapes, et risquant d'affamer les
troupes de campagne, ce n'est plus 30.000 hommes mais bien
80 à 100.000 Anglais qu'il aurait fallu mettre en ligne pour
permettre aux opérations de première ligne de prendre tout
leur développement. On était donc en droit d'évaluer à près
de 200.000 hommes l'effectif nécessaire pour entamer cette
guerre dans le cas probable où l'insurrection prendrait une
grande extension parmi les Afrikanders (1). On pouvait pré-
voir cette insurrection dès la fin de novembre : un mois
plus tard elle éclatait un peu partout, et l'Angleterre s'a-
cheminait malgré elle, en envoyant ses troupes par paquets
successifs, vers l'effort militaire devenu indispensable à son
prestige.
(1) Vers le 20 novembre le gouvernement anglais notifiait aux cabinets euro-
péens que l'état de guerre existait avec le Transvaal et l'Orange depuis le
H octobre. L'Angleterre reconnaissait donc les Boërs comme belligérants et par
suite le Transvaal comme un pays indépendant, nue devient alors la souveraineté
britannique qui fut la cause effective, sinon avouée, de la guerre-?
384 L'AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
* *
Le délai fixé par l'ultimatum du Transvaal expirait le 11 oc-
tobre à 5 heures du soir. Le même jour, les troupes des deux-
républiques se dirigeaient vers les frontières, tandis qu'à l'in-
térieur du pays la mobilisation, mettant sur pied toute la po-
pulation mâle et même des femmes et des enfants, se poursui-
vait activement. Le 12, les Boërs occupaient le défilé de Laing's
Neek et passaient les frontières à l'est et à l'ouest.
C'est vers le Natal que le général Joubert, instruit par le
passé, décida de porter son principal effort. Il y avait déjà là
quelques rassemblements de troupes anglaises dont le général
White venait de prendre le commandement et dont l'effectif,
renforcé par une brigade des troupes des Indes, allait bientôt
atteindre environ 15.000 hommes, y compris quelques corps
irréguliers. Les Boërs leur donnèrent le temps de prendre
l'offensive. Le général White concentrait environ 12.000 hom-
mes à Ladysmith, bifurcation importante des lignes de l'O-
range et du Transvaal, et poussait en avant, avec les généraux
Simons et Yule, une forte avant-garde qui recueillait sur la
ligne Glencoe-Dundee, le 18 octobre, la garnison de Newcastle.
Le même jour, les Boërs de l'Orange, traversant le massif du
Drakensberg, attaquaient les postes avancés du général White
à Besters et à Acton-Homes. Les Boërs dessinaient donc deux
offensives convergeant sur Ladysmith. Il eût été naturel, pour
le général anglais, de chercher à se débarrasser, en opérant
par la ligne intérieure, de l'attaque venue de l'ouest et de se
porter ensuite vers l'attaque du nord. Il y songea peut-être,
mais on ne lui laissa pas le temps de l'exécution. Le 20 oc-
tobre, les Transvaaliens attaquaient Glencoe, mais étaient re-
poussés par le général Simons, qui était mortellement blessé.
C'était un succès tactique; mais l'attaque des Boërs masquait
un vaste mouvement tournant qui les amenait le lendemain
devant Elandslaagte, où ils trouvèrent le général White ac-
couru en toute hâte pour secourir son lieutenant. Les Boërs,
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 38.J
encore peu nombreux, furent repoussés, tout en infligeant
aux Anglais de fortes pertes, surtout en officiers.
Pendant ce temps, le général Yule, qui avait pris le com-
mandement à Glencoe, se retirait sur Dundee. Menacé par des
forces supérieures, il dut, le 22, pour éviter d'être coupé de sa
base, abandonner ses blessés et ses bagages et effectuer une
retraite rapide sur Ladysmith en faisant, par un temps af-
freux, un large détour vers l'est. Ses troupes étaient sauvées,
grâce à un nouveau et sanglant combat livré par le général
White à Rietfontein, le 24 octobre; mais elles n'arrivaient à
Ladysmith que le 26 octobre, épuisées et incapables, pour plu-
sieurs jours, d'un effort sérieux.
Pendant ce temps, les Orangistes avaient continué, malgré
quelques engagements, leur mouvement au sud de Ladysmith.
Le général White, obligé pour recueillir son avant-garde de
porter ses efforts vers le nord, contre l'ennemi le plus pres-
sant, se laissait investir vers le sud et couper de sa ligne de
communication.
Le 30 octobre, le cercle d'investissement se resserrant de
plus en plus, il rassemble ses forces et tente vers le nord une
sortie qui aboutit au désastre de Nicholson's Neck où deux ba-
taillons et une batterie capitulent en rase campagne.
Le 31 octobre, Ladysmith était investi de toutes parts et les
Boërs commençaient à dresser leurs batteries de siège.
Cette première entrée en contact avait coûté aux Anglais
plus de 2.500 tués, blessés ou prisonniers et livré de nom-
breux trophées aux troupes républicaines.
Le 2 et le 3 novembre, les Anglais tentaient quelques sorties
vers l'ouest et le nord, tandis que les Boërs complétaient l'in-
vestissement par l'occupation de Nelthorpe et de Pieter et
poussaient un parti sur Colenso — qui était évacué à temps
par les Anglais. Le général YVolf Murray recueillait et con-
centrait à Eastcourt toutes les troupes britanniques et se bor-
nait à lancer en avant des reconnaissances en trains blindés
très peu efficaces, tandis que les Boërs, sans trop se laisser
absorber par le siège de Ladysmith, poussaient leurs partis
successivement sur les lignes de la Bushman-River et de la
Afr. polit. 23
380 l'a?bique politique ex 1900
Mooï-River, en meltant hors de service les voies ferrées et en
menaçant Pietermaritzburg.
De ce côté, les Anglais furent réduits à l'impuissance jus-
qu'à ce que, vers la fin de novembre, les renforts débarqués à
Durban purent permettre une nouvelle offensive.
Sur les frontières occidentales, les Transvaaliens s'étaient,
dès le 12 octobre, présentés devant Mafeking et, après quel-
ques engagements, avaient coupé la voie ferrée au sud de la
place, refoulé la garnison commandée par le colonel Baden
Powel et assuré l'investissement par plusieurs combats livrés
dans le courant d'octobre et plus tard, le 10 novembre, à
Oléfantfontein.
Le 15, Kimberley était investi de la même façon, après l'ar-
rivée de M. Cecil Rhodes désireux de se mesurer avec les
Boërs à la tête d'une troupe levée et équipée à ses frais, pour
défendre la ville des Diamants, où il avait commencé l'édifica-
tion de sa fortune. Le colonel Kekewich y commandait les
forces anglaises s'élevant à 3 ou 4.000 hommes.
De ce côté, les Boërs commencent par saisir Modder-River-
Station et Spytfontein. Le 24 octobre et le 4 novembre, plu-
sieurs engagements ont lieu autour de la ville qui se trouve
cernée par environ 6.000 Boërs. A Kimberley comme à Mafe-
king, les Anglais continuent le jeu des reconnaissances en
trains blindés, auxquels ils renoncent après plusieurs mésa-
ventures qui démontrent le peu d'efficacité de ce procédé de
guerre.
Dès la fin d'octobre, les Orangistes envahissent la colonie
du Gap, au sud du fleuve Orange. Bientôt ils occupent Coles-
berg, Burghersdorp et Stormbarg (26 novembre), provoquant
dans toute la région le soulèvement des Afrikanders et pous-
sant devant eux les garnisons anglaises.
Les nouvelles qui parviennent à Capetown, des rives de
l'Orange et de Kimberley, sont telles qu'elles produisent une
fâcheuse influence sur le général en chef et l'amènent à mo-
difier son plan d'opérations primitif et à ordonner une nou-
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRAXSVAAL 387
velle et imprévue répartition de ses troupes. Au fur et à me-
sure de l'arrivée des transports à Capetown, on dirige les trou-
pes à la hâte et sans respecter Tordre de bataille primitif sur
trois théâtres d'opérations : au Natal, pour débloquer Ladys-
mith; dans la région Stormberg-Naawport, pour menacer
Bloemfontein, et vers Kimberley, pour y secourir M. Cecil
Rhodes.
Au Natal, le général Cléry prend le commandement d'envi-
ron 30.000 hommes, répartis en trois groupes, vers le 15 no-
vembre : les troupes débarquées à Durban et dirigées aussitôt
vers le nord-ouest, environ 13 à 14.000 hommes (brigades
Hiklyard et Barton, la moitié de la brigade Lyttelton, troupes
divisionnaires et troupes d'étapes); les troupes qui se trouvent
entre Pietermaritzburg et Eastcourt, o à 6.000 hommes, et les
troupes de Ladysmith, 10 à 13.000 hommes.
Les 18 ou 20.000 hommes immédiatement disponibles pour
débloquer Ladysmith sont concentrés, après quelques légers
engagements, au camp de Frère, à peu de distance de Colenso,
où les Boërs se retirent derrière la Tugela, organisant au nord
de la rivière une forte position défensive et continuant le blo-
cus de la place. Le général en chef sir Redvers Buller vient
prendre la haute direction des troupes au commencement de
décembre; elles sont alors réparties entre les brigades Hil-
dyard, Hart, Lyttelton et Barton.
Du côté de Kimberley, lord Methuen, à la tête d'une colonne
d'environ 12.000 hommes, a pour mission apparente de déblo-
quer la ville des Diamants, de dégager M. Cecil Rhodes et, si les
circonstances sont favorables, de pousser sur Bloemfontein. 11
dispose d'une Naval Brigade, de la brigade de la garde (géné-
ral Colville) et de la 9e brigade (colonel Pôle Carrew).
Entre ces deux forces, les généraux Gatacre et French occu-
pent, avec une dizaine de mille hommes, le premier le pays
au sud de Stormberg, le second les environs de Naawport.
L'armée anglaise est ainsi répartie en trois théâtres d'opéra-
tions, sans liaison réelle entre les trois groupes de forces qui
agiront isolément et se feront battre séparément.
Lord Methuen quitte Orange-River le 21 novembre, rejoint
388 l'afrique politique en 1900
les Boërs à Belmont, le 23, et les refoule péniblement vers le
nord en perdant 300 hommes. Le 25, à Enslin ou Graspan, les.
Boërs lui mettent encore 200 hommes hors de combat. Le 28,
au passage de la Modder-River, lord Methuen perd encore
500 hommes, et il se trouve le lendemain en face des positions
de Spytfontein, fortement organisées par le général boër
Cronje. Obligé d'employer plusieurs bataillons pour garder sa
ligne d'opérations menacée par les commandos boërs qui, de
Jacobsdal, tentent des coups de main jusque vers Belmont, il
essaie cependant, les 10 et il décembre, à Maggersfontem,
l'attaque des positions boërs; mais il est repoussé après un
sanglant combat qui lui coûte 3.000 hommes et l'oblige à se
retirer sur Modder-River (1).
A la même date, le 10 décembre, le général Gatacre, ayant
tenté l'attaque de Stormberg, se laisse surprendre et est re-
poussé avec une perte d'environ 750 hommes, dont 650 pri-
sonniers. Cette défaite provoque une nouvelle extension de la
rébellion des Afrikanders; et, tandis que les généraux Gatacre
et French se débattent au milieu de l'insurrection et cherchent
à tenir tête à l'invasion boër, on apprend le nouvel échec subi,
le 15 décembre, par le général Buller au passage de la Tugela,
Les renforts anglais débarqués à Durban à la fin de novem-
bre s'étaient aussitôt portés sur Eastcourt, où le général Hil-
dyard, surpris par l'offensive du général Joubert, avait été un
(1) Voici, d'après le correspondant du Daily Mail à De Aar. un aperçu du cli-
mat sud-africain au mois de novembre :
« Pour être parfaitement heureux, dit-il, dans la contrée qui s'étend du Cap au
Zambèze, il faudrait n'avoir pour tout costume, le jour, qu'une feuille de figuier
et, pendant la nuit, posséder toute la garde-robe fourrée d'un Lapon. Je me dé-
pouille pendant la journée de tout ce que la loi me permet, et je plante ma tente
à l'ombre; la nuit, je m'enveloppe d'une couverture de laine, de deux autres cou-
vertures ordinaires et d'une ample fourrure, et, malgré cela, j'ai le plaisir de
m'en tendre claquer des dents jusqu'au lever du soleil.
a Au quartier général de De Aar, nous jouissons de ce qu'on appellerait com-
mercialement un « complet assortiment » de températures. En vingt-quatre
heures, nous passons par tous les caprices possibles de l'atmosphère. Parfois,
nous en avons six variétés à la fois : sous un soleil éclatant souille d'abord un
vent antarctique, puis survient un simoun soudanais qui nous apporte un nuage
de sable qui obscurcit Le soleil et dessèche tout. A cela succède un orage tropical,
et. pour clore la journée, un éblouissant coucher de soleil comme aucun peintre
n'en saurait reproduire sur sa toile.»
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 389
moment bloqué. Après un léger combat, le 23 novembre, à
Willow Grange, le général Hildyard, renforcé par la brigade
Barton, occupait, le 26, la position de Frère, à 10 milles de
Colenso, poussant devant lui, en une retraite volontaire, les
•quelque 20.000 hommes du général Joubert et du colonel de
Villebois-Mareuil, qui se retranchaient derrière la Tugela.
Le 28, les Anglais poussent jusqu'à Colenso, et, après avoir
constaté la force de la position ennemie, ils se retirent sur
Chieveley, où ils concentrent 20 à 25.000 hommes.
Les jours suivants se passent en reconnaissances et en ten-
tatives pour entrer en communication avec Ladysmith, où
l'on exécute, les 8 et 11 décembre, deux petites sorties avec
quelque succès.
Le 15 décembre, le général Buller se décide à forcer le pas-
sage de la Tugela. Après avoir livré, l'avant-veille, un combat
d'artillerie pour essayer, mais en vain, d'obliger les Boërs à
démasquer leurs positions, il porte deux brigades (Hildyard à
droite, Hart à gauche) à l'attaque des deux gués de Colenso, la
brigade Lyttelton reliant ces deux offensives et la brigade
Barton restant en réserve.
Les deux attaques, peu préparées et mal éclairées, échouent
devant le feu des Boërs, qui essaient aussitôt de déborder la
droite anglaise. Le général Buller est alors obligé de se retirer
sur son camp de Chieveley, après avoir perdu 11 canons et
environ 3.000 hommes tués, blessés ou prisonniers.
La nouvelle des défaites britanniques produisit partout une
émotion considérable. Dans toute l'Afrique australe, ce fut,
-chez les Anglo-Saxons, un désappointement profond, dont fut
en partie victime le gouvernement de M. Schreiner. Les preu-
ves de loyalisme qu'il fournissait chaque jour, peu appréciées
par le parti anglais, étaient sévèrement jugées par la masse
afrikander qui se détachait de plus en plus et entrait en rébel-
iion tous les jours plus ouverte. Dans les provinces du Nord,
e'est par milliers que les Hollandais allaient rejoindre les
390 i/afrique politique en 1900
Boërs; à la fin de décembre, tandis que le général Buller était
immobilisé sur la Tugela, que lord Methuen temporisait sur
la Modder, les généraux Gatacre et French se voyaient con-
traints, dans la région de Stormberg-Xaawport, de prendre
de sérieuses mesures contre l'insurrection. Celle-ci gagnait
tous les jours du terrain, et sir A. Milner pouvait commencer
à entrevoir le moment où l'afrikandérisme, menacé par lui de
destruction, allait lever le drapeau de l'indépendance.
La guerre allait exiger des efforts décisifs. On ne s'y trompa
point en Angleterre, où la fête du Christmas fut célébrée avec
quelque mélancolie. Des conseils de paix venaient du conti-
nent. On fut à peu près unanime, de l'autre côté du détroit, a
ne pas s'y arrêter. La grande masse de l'opinion, peu atteinte
d'ailleurs par les calamités d'une guerre qui n'éprouvait pour
le moment que l'aristocratie, d'où sortaient les officiers, et la
plèbe, qui fournissait les soldats, se déclarait prête à pousser
la lutte jusqu'à la victoire définitive.
Ainsi soutenu, le gouvernement pouvait négliger toute
opposition. Il ne pouvait cependant se soustraire aux em-
barras d'une situation que toute la richesse britannique ne
suffisait pas à dénouer. Les dix millions de livres sterling
votés en octobre avaient été rapidement épuisés et les calcu-
lateurs les plus optimistes n'évaluaient pas à moins de deux
ou trois milliards la somme nécessaire pour continuer la
lutte pendant quelques mois encore. Mais si les ressources ne
manquaient pas, l'or immédiatement disponible se faisait
rare sur la place de Londres. Il était cependant immédiate-
ment nécessaire pour solder les dépenses engagées non seule-
ment dans l'Afrique australe, mais dans le monde entier,
partout où se poursuivaient les achats de matériel. La crise
monétaire qui sévissait en Allemagne y empêchait toute
exportation d'or.
Déjà on jetait les yeux sur la Russie et sur la Banque de
France; et l'on rappelait avec complaisance qu'au mois de
novembre 1890 celle-ci avait pu, sans trop se gêner, prêter
son appui, sous la forme de 75 millions d'or, à la Banque
d'Angleterre.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRAXSVAAL 391
Mais ce qui manquait plus encore, c'étaient les soldats. L'ar-
mée active était épuisée; la réserve, la yeomanry, la milice
ne pouvaient fournir que des éléments insuffisants; les enrô-
lements tentés à l'étranger se heurtaient à une désaffection
générale. On dut, après Colenso, faire appel aux contingents
coloniaux et, dans la métropole, aux engagements, provoqués
dans la catégorie des volontaires. Les souscriptions af-
fluaient, mais non les hommes, et si la cité de Londres put
mettre sur pied un corps d'un millier de volontaires, ce ne fut
pas sans leur offrir une solde et des avantages peu ordinaires.
Les colonies offrirent quelques maigres corps de troupes.
C'était, au Canada, un millier d'hommes, partout ailleurs de
plus faibles contingents qui ne partaient point sans quelques
protestations d'une partie de l'opinion. Il ne fallait point faire
beaucoup de fond sur la persistance et l'intensité du senti-
ment impérialiste en dehors de la métropole et ce ne fut pas
là un des moindres étonnements que l'on eut à enregistrer.
On se refusait à toucher à l'armée des Indes. Ce n'était pas
trop de 65.000 Anglais pour garder cet empire bouillonnant.
Que deviendraient-ils eux-mêmes en face de la moindre
offensive russe"? Ailleurs, aux Antilles, en certains autres
points, on pouvait encore distraire quelques-uns des vingt-cinq
bataillons échelonnés sur la ceinture du globe tandis que la
milice irait remplacer dans la Méditerranée les bataillons
dirigés sur le Cap. Ce n'étaient là que des expédients destines à
fournir des troupes mal amalgamées, d'une solidité contes-
table, et qui, là où la garde anglaise avait échoué, ne devaient
point paraître capables de qualités plus grandes.
La 5e division (général Warren) avait débarqué en Xatalie
à partir du 20 décembre, avec des effectifs de guerre à peu
près complets. La 6e division, placée sous les ordres du gé-
néral Kelly-Kenny, s'embarquait du 15 au 31 décembre sans
pouvoir atteindre son effectif de guerre. Une 7e division (gé-
néral Tucker) se formait au môme moment. Elle devait com-
prendre 10.300 hommes, 1.800 chevaux et 18 pièces, et l'on
était obligé d'y faire entrer des hommes de la yeomanry et des
volunteers. Mais on ne considérait pas ces deux catégories <l<'
392 l'afrique politique en 1900
soldats citoyens comme capables de fournir à bref délai, la
première plus de 5.000 hommes, la seconde plus de 15 à
20.000 hommes vraiment utilisables.
Pour former la 8e division (général sir Leslie Rundle), on
allait faire appel à ces mêmes éléments, mélangés avec des
bataillons rappelés des colonies et remplacés par des troupes
locales et des bataillons de milice.
Ces mesures, décidées dans leur principe lors du conseil de
cabinet tenu à Londres le 16 décembre, au lendemain de la
défaite de la Tugela, venaient s'ajouter à d'importantes déci-
sions relatives au haut commandement des troupes de cam-
pagne.
Tout en conservant à sir Red vers Buller le commandement
des troupes du Natal, on décidait de confier la direction des
opérations au field-marschall lord Roberts of Candahar,
commandant les troupes d'Irlande, et à lui adjoindre lord
Kitchener comme chef d'état-major.
Lord Roberts s'embarquait à Southampton le 23 décembre,
accompagné des vœux de l'Angleterre. A Gibraltar, il devait
rencontrer lord Kitchener et élaborer avec lui, en cours de
traversée, le plan de campagne réparateur. Il allait trouver
dans l'Afrique australe, à son arrivée, les 105.000 hommes
que nous avons déjà énumérés, augmentés, vers le 20 janvier,
de l'effectif de la 6e division, mais diminués d'un effectif au
moins égal de tués, blessés, prisonniers ou malades. A ces
forces, comprenant, il est vrai, les troupes des villes bloquées
et les troupes de communication, devaient s'ajouter dans le
courant de février une quarantaine de mille hommes fournis
par la 7e division, par divers contingents coloniaux et par des
renforts expédiés d'Angleterre.
* *
La bataille de Colenso termin3 la première phase de la cam-
pagne. Une accalmie va se produire, précédant la deuxième
phase des opérations, qui se terminera elle-même après Spion-
kopje. A peine arrivé au Cap, lord Roberts aurait, paraît-il,
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRAXSVAAL 393
imposé à ses lieutenants la temporisation en attendant le
résultat des opérations que le général Buller allait entre-
prendre en Natalie. Sur la Moclder, lord Methuen ne procède
dès lors quà de petites opérations.
Le 31 décembre, le colonel Pilcher, qui garde sa ligne d'opé-
rations, quitte Belmont avec 500 hommes, repousse les Boërs
à Sunnyside, et entre, le 1er janvier, à Douglas qu'il ne tarde
pas à évacuer. Quelques jours après, le général Babington,
qui a déjà cherché à agir vers l'Ouest, pousse une reconnais-
sance sur Jacobsdal avec deux régiments de cavalerie (7e et 9e
lanciers) et une batterie. Il est flanqué à droite par le colonel
Pilcher et à gauche par le major Byrne. Le 10 janvier, il
rentre au camp de la Moclder sans avoir obtenu de résultat.
Le 16 janvier, nouvelle démonstration de lord Methuen
contre la ligne de bataille des Boërs fortement retranchés sur
la route de Kimberley. Tout se réduit à une canonnade.
Au sud du fleuve Orange, le général Gatacre occupe avec
5.000 hommes environ le camp de Sterkstrom. Il n'en sort,
vers le 10 janvier, que pour détacher un millier d'hommes et
deux batteries en reconnaissance sur Molteno.
Le général French, qui se trouve autour de Naawport avec
6.000 hommes et 3 batteries, repousse, le 15 décembre, une
attaque dirigée sur ses avant-postes. Le 29, apprenant que
Colesberg n'est occupé que par quelques Boërs, il marche sur
Arundel, rejette un poste boër sur Bensburg et cherche à
tourner Colesberg par l'ouest. Le 1er janvier, il attaque la
ville, mais ne peut s'en emparer. Le 4, il essuie une attaque
des Boërs, qui tentent de tourner sa droite. Le 6, le bataillon
de Sufïolk entame une attaque de nuit sur une position enne-
mie; il est repoussé avec une perte de 160 hommes.
Les Anglais sont réduits de ce côté à l'impuissance en atten-
dant des renforts. Malgré l'occupation de Slingersfonlein, le
9 janvier, le général French voit ses avant-postes attaqués
par les Boërs les 13 et 15 janvier. Le 24 et le 25, il tente
une attaque sur Plesses-Poort et ne peut que reconnaître la
position ennemie. Nouvelle reconnaissance infructueuse le
30 janvier sur Bietfontein, où les Boers organisent une po-
394 l'afrique politique en 1900
sition défensive pour le cas où ils seraient forcés d'évacuer
Colesberg.
Pendant ce temps, lord Roberts concentre de grands appro-
visionnements à De Aar et Rosmead, et envoie la 6e division
(général Kelly Kenny) à Thébus, de manière à relier les géné-
raux French et Gatacre. Il groupe de ce côté, vers la fin de
janvier, une vingtaine de mille hommes.
Vers la Rhodesia, le colonel Plumer a eu quelques engage-
ments avec les postes boërs, à Sekwani le 23 novembre, et sur
la rivière Crocodile le 30 novembre.
A Mafeking, une sortie de la garnison, le 26 décembre, s'est
terminée par un sanglant insuccès.
A Kimberley, une petite sortie est tentée vers l'ouest le
22 décembre, et les 17, 23 et 26 janvier la place subit de vio-
lents bombardements qui causent à la garnison des pertes
sensibles.
C'est en Natalie qu'un effort décisif allait être tenté.
Tandis que la garnison de Ladysmith, en proie à la famine,
à la maladie et à la démoralisation, subissait toutes les initia-
tives des Boërs, le général Buller remettait en ordre, au camp
de Aiceveley, ses forces battues à Colenso.
Le 26 décembre, le général Warren, arrivé à Pietermaritz-
burg, lui amenait 8.000 hommes de la 5e division. Il groupait
alors l'ensemble de ses troupes, environ 30.000 hommes, en
deux divisions commandées par les généraux Cléry et Warren.
Le 6 janvier, pour soutenir une sortie tentée à Ladysmith, à
la suite de laquelle les Boërs attaquèrent Cesar-Camp et les
hauteurs de Wagon-Hill et infligèrent aux Anglais une perte
d'environ 500 hommes, la division Cléry fit une démonstra-
tion sur Colenso, mais ne tarda pas à se replier devant l'offen-
sive esquissée par l'ennemi.
Le 11 janvier, ses préparatifs terminés, le général Buller se
décide à prendre l'offensive et à tenter un mouvement tour-
nant vers l'ouest de Ladysmith. Il y emploie la division War-
ren, le général Cléry servant, avec les brigades Barton et
Lyttelton, de pivot de manœuvre. Lord Dundonald, avec l'in-
fanterie montée et une batterie, forme une avant-garde qui se
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 395
saisit, le 11 janvier, des hauteurs de Zwartskop dominant le
gué de Potgieters-Drift. Le lendemain, il passe la Tugela à
Potgieters-Drift et pousse vers Acton-Homes. Derrière lui, le
général YVarren quitte le camp de Frère le 11, suivi par un
immense convoi, et marche sur Springfield.
Le 16, il est à Tritchards-Drift, tandis que la brigade Lyttel-
ton passe à Potgieters-Drift, et que la brigade Barton main-
tient les Boërs à Colenso.
Le 17, il franchit la Tugela avec les trois brigades YVood-
gate (brigade de Lancashire), Hart (brigade irlandaise) et
Hildyard (brigade anglaise).
Sous la protection des pièces de marine placées à Zwarts-
kop, la brigade Lyttelton progresse, le 18, sur la rive gauche,
tandis que le passage s'achève et que lord Dundonakl pro-
nonce son offensive vers l'ouest.
La position ennemie a son centre à Spionkopje, hauteur
escarpée précédée par le plateau de Tabamyama, sur lequel
les Boërs ont établi une avant-ligne.
Une première attaque est tentée sur cette avant-ligne , le
19 janvier, sans amener de résultat.
Le lendemain, la ligne anglaise, Woodgate à droite, Hart et
Hildyard à gauche, Lyttelton au pivot, refoule péniblement,
avec de fortes pertes, les postes boërs, et gagne trois milles au
delà de la rivière. La journée du 21 est employée à repousser
les Boërs sur leur position principale, qui est attaquée pen-
dant les journées des 22 et 23. Le 24, à l'aube, l'assaillant
prend pied sur le Spionkopje, où il se cramponne pendant
une partie de la journée, mais qu'il est finalement obligé
d'évacuer sous le feu et les attaques des Boers. Le 25 au matin,
sir R. Buller donne l'ordre de la retraite au sud de la Tugela,
sauf pour la brigade Lyttelton, qui est momentanément lais-
sée sur ses positions.
Outre le général Woodgate, mortellement blessé sur le
Spionkopje, l'opération a coûté aux Anglais environ 2 à 3.000
hommes tués, blessés ou prisonniers.
Les jours suivants, on se contente de mettre de l'ordre dans
396 L'AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
ies unités et d'interdire aux Boërs toute tentative au sud de la
Tu gel a.
* *
La deuxième phase des opérations s'achève donc, pour les
Anglais, par un échec encore plus retentissant que celui de
Colenso. Le sang-froid de l'opinion anglaise eut peine à y
résister. Jusque-là la presse britannique avait su communi-
quer à la nation sa remarquable discipline, qu'il se fût agi de
répondre aux attaques de la presse étrangère ou de discuter
les réparations dues pour les saisies des navires français, amé-
ricains et allemands effectuées dans les eaux portugaises sous
le soupçon de contrebande de guerre nécessaire à réprimer.
Les paroles énergiques de M. de Bùlow, prononcées le 19
janvier à la tribune du Reichstag, précédant de peu de jours
la défaite de Spionkopje, l'attitude tous les jours plus hostile
de la presse européenne, l'action entamée par la Russie en
Perse et en Chine, tout cela formait un faisceau de circon-
stances qu'il était pénible d'enregistrer et que les quelques
marques de sympathie recueillies aux États-Unis ne suffi-
saient pas à contrebalancer.
L'opinion était émue profondément, mais elle se raidit dans
son orgueil, et, une fois de plus, le sentiment public soutint
la politique de M. Chamberlain.
Le Parlement était convoqué le 30 janvier. On s'attendait à
des débats passionnés. Ils le furent, en effet, de la part de per-
sonnalités brillantes de l'opposition; mais celle-ci, profondé-
ment divisée, ne réussit qu'à montrer son impuissance et à
faire le jeu de M. Chamberlain. La partie la plus intéressante
de ces discussions prolongées fut le duel oratoire qui s'enga-
gea entre sir ^Yilliam Harcourt et le ministre des colonies et
dans lequel on vit le gentilhomme libéral essayer, avec son
esprit cultivé et vigoureux, avec son éloquence fine et pres-
sante, de confondre l'ancien radical passé aux tories.
On espérait entendre évoquer avec des preuves positives
les circonstances de l'équipée Jameson et le rôle joué par
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 397
M. Chamberlain. L'arme mise aux mains de l'opposition fut
maniée sans vigueur et retomba sans force.
Plus instructive fut l'intervention de sir Charles Dilke qui
amena les explications ou plutôt la défense du War Office,
présentée par M. YVyndham, et qui jeta la lumière sur les
intentions futures.
Après avoir envisagé l'effort accompli par l'Angleterre et
défendu l'administration de la guerre, M. Wyndham annon-
çait l'acceptation des offres, faites à ce moment parles colonels.
de 4.700 cavaliers et de 2.400 fantassins. Il déclarait en outre
que vers le 25 février il y aurait 180.000 hommes et 410 canons
en face des Boërs; enfin il évaluait les forces ennemies à
60.000 combattants possédant 110 pièces.
Ces assurances purent calmer l'opinion; elles ne parurent
pas encore suffisantes à certaines personnalités militaires qui
demandaient, sans trop savoir où l'on pourrait trouver des
soldats, que les forces de l'armée d'opération fussent portées
à 280.000 hommes, au moyen de deux levées de 50.000 hom-
mes chacune, à exécuter dans le délai d'un mois. C'était faire
état trop largement des ressources du pays ainsi que l'avenir
allait le montrer (1).
(1) A la séance de la Chambre des communes du 8 février, M. Wyndliam fit la
déclaration suivante :
« La composition des forces anglaises dans l'Afrique du Sud est, en cliitïres
ronds, la suivante :
Armée régulière 128.000
.Marine royale 1 .000
.Milice. . ./. 0.000
Yeomanry 15.000
Volontaires 10.000
Taoupes coloniales 2G.000
Total 170.000
i Sur ces ÎT'.I.OOO hommes, 20.000 ont été levés dans l'Afrique du Sud, et 6.000
dans d'autres colonies. J'ai déjà donné en partie ces chiffres à la Chambre : je
puis néanmoins ajouter qu'il a été décidé d'envoyer 17 bataillons supplémentaires
de milice et 3.000 hommes supplémentaires pris dans la yeomanry, ce qui por-
tera le total de la milice à 20.000, le total de la yeomanry à 8.000, et le grand
total des forces de toute espèce à 101.000 .l'exclus de ce chiffre toutes les indispo-
nibilités, c'est-à-dire les hommes portés jusqu'ici comme tués, blessés ou man-
quants. De plus il faut déduire de ce total un nombre d'hommes important pour
avoir le chillre net des soldats de la ligne de combat, o
Ces chiffres comprenaient l'effectif de la 8a division, qui n'étaitpas encore embar-
quée au commencement de mars.
398 l'afrique politique en 1900
*
Après la défaite de Spionkopje et jusqu'à la capitulation du
général Cronje, se déroule la troisième phase de la campagne.
Elle comprend tout le mois de février.
Au commencement de février, la répartition des troupes
anglaises est la suivante :
Front oriental.
Dans Ladysmith : 10 à 12.000 hommes, dont 4.000 valides,
incapables d'un effort sérieux.
Général Buller : 24 bataillons et 8 corps auxiliaires (colo-
niaux), 3 régiments de cavalerie, 11 batteries, 2 compagnies
du génie.
Front central.
Général Gatacre : 9 bataillons et 5 corps coloniaux, 3 batte-
ries et 1 compagnie du génie.
Général French : 7 bataillons, un groupe d'infanterie montée,
6 corps auxiliaires, 5 régiments de cavalerie, 4 batteries 1/2,
4 compagnies 1/2 du génie.
Front occidental.
Général lord Roberts, de Capetown à l'Orange : 16 bataillons,
6 corps auxiliaires, 9 batteries, 4 compagnies d'artillerie et
4 compagnies 1/2 du génie.
Général lord Methuen, sur la Modder : 14 bataillons, 4 corps
auxiliaires, 3 régiments de cavalerie, 6 batteries, 5 compagnies
1/2 du génie.
Le 9 février, lord Roberts rejoint lord Methuen sur la
Modder. Déjà l'ordre de se replier avait été donné au général
Macdonald, qui, avec sa brigade de highlanders, le 9e lanciers
et 2 batteries, avait été, le 2 février, faire une démonstration
au gué de Koodoosberg. Cette démonstration donne lieu, le 7
février à un combat assez sérieux qui exige l'envoi du reste de
la brigade Babington avec 2 batteries, pour protéger, le 8 fé-
vrier, la retraite du général Macdonald.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 399
* . —
Dès son arrivée, lord Roberts concentre sur la Modder,
par voie ferrée, toute la cavalerie disponible, forme une divi-
sion à 3 brigades et 13 batteries, et en donne le commande-
ment au général French, qui reçoit la mission de délivrer
Kimberley.
Le général French part de Modder-River, le 1 1 au soir, passe
par Ramdau, surprend le passage de la Kiet à Watterval et
Dekiel Daft, et se porte, le 13, sur la Modder, qu'il traverse
après avoir canonné les positions boërs à Klif-Drift et Roude-
val-Drift. Le 14, continuant son mouvement à l'extrême gauche
des Roërs, il pousse droit sur Kimberley et, après un engage-
ment avec les troupes d'investissement, il entre le 15 au soir,
non sans avoir subi de fortes pertes, dans la ville des Dia-
mants. M. Cécil Rhodes est délivré.
Derrière le général French s'avancent les troupes des 6e, 7e
et 9e divisions, cette dernière nouvellement formée sous les
ordres du colonel Colville. Jacobsdal est occupé le 15 février.
A ce moment le général Cronje, voyant son flanc gauche
menacé par l'infanterie anglaise, se décide à abandonner ses
positions au nord de la Modder et à se replier vers Blœmfon-
tein. Tandis qu'il fait filer son artillerie et ses convois devant
lui, il soutient avec une arrière-garde, à partir du 16 février,
des combats incessants contre des forces écrasantes. Dès le 18,
arrêté à Koodoosrand, près de Paardeberg, par une attaque
simultanée des forces des généraux Kitchener. Macdonald et
French, il est peu à peu enveloppé par l'armée anglaise tout
entière, environ 40 à 45.000 hommes. Après huit jours de com-
bats continuels pendant lesquels il inflige aux Anglais des
pertes considérables, le général Cronje, manquant de vivres et
de munitions et n'ayant pu être dégagé par les attaques des
commanders Devvet et Delarey, se rend à lord Roberts le
27 février, avec 4.000 hommes environ et quelques pièces
légères.
Le général French, après avoir, depuis la fin de janvier, exé-
cuté quelques petites opérations sur le front des Boërs de
Golesberg à Slingersfontein, est rappelé sur la Modder River
400 l'Afrique politique ex 1900
avec sa cavalerie qui est transportée par chemin de fer. Dès le
4 février les Boërs reprennent l'offensive, refoulent l'ennemi
successivement sur Rensburg, le 12 février, puis sur Arundel
où le général Cléments, venu de Thebus, les tient en échec jus-
qu'au 25 février.
Mais déjà, sur tous les théâtres d'opérations, les chefs boërs
ont reçu l'ordre d'envoyer des renforts au-devant de l'armée
de lord Roberts. Ils sont dès lors obligés de garder la défensive
et bientôt de se retirer devant les Anglais.
D'Arundel le général Cléments pousse sur Rensburg, puis,
sans grande résistance, sur Colesberg, où il entre le 28 février,
et de là sur Norvals Pont.
Le général Gatacre, jusque-là immobilisé, se dirige le 23
sur Stormberg en livrant quelques combats. Aux environs de
Dordrecht les faibles forces boërs sont attaquées par les 2.000
coloniaux de Brabant qui réussissent à occuper cette localité
le 18 février et essaient sans grand succès de pousser plus
avant.
Devant Ladysmith, sir Redvers Buller se décide à une troi-
sième tentative pour forcer le blocus.
Le 5 février, sous la protection de 72 pièces placées sur la
rive droite de la Tugela, il dirige son attaque contre la position
de Spionkopje-Doorn-Kloof. La 11e brigade, à gauche, passe
à Potgieters-Drift et se dirige sur Brakfontein; la brigade Lyt-
telton, à droite, passe au gué de Molen et marche sur les hau-
teurs de Vaal-Krantz, soutenue par la brigade Hildyard. Les
collines entre Vaal-Krantz et Brakfontein sont occupées par
les Anglais.
Le 6 février dans la journée, les Boërs renforcés dirigent
une contre-attaque vers Vaal-Krantz et refoulent la brigade
Ly tlelton qui est relevée par la brigade Hildyard. La 1 Ie brigade,
ramenée dès la veille sur la Tugela, se maintient péniblement.
Le lendemain, les forces anglaises continuent la lutte sans
succès. Dans la nuit sir R. Buller se décide à replier ses
troupes derrière la Tugela sous la protection de la brigade
Hildyard.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 401
Repoussé du côté de l'ouest, le général Bùller fait une nou-
velle tentative devant Colenso.
Le 14 février, il attaque l'avancée occupée par les Boërs au
sud de la Tugela, de Colenso à Hlangwane et à Monte Cristo.
Lord Dundonald fait des démonstrations à l'extrême droite
tandis que les brigades Lyttelton à droite, Hildyard au centre,
Hart à gauche, prennent pied sur Hussard-Hill. Les 15 et 16,
lutte d'artillerie et combat de front; le 17, la croupe du Cin-
golo est enlevée.
Le 18, pendant que la brigade Lyttelton prononce son mou-
vement vers l'est, le général Hildyard prend pied sur Monte
Cristo. Le lendemain la brigade Hart s'empare de Hlangwane,
entre à Colenso et pousse son avant-garde au delà de la Tugela.
Les Boërs se retirent sur Ladysmith, abandonnant leur place
d'armes formant tête de pont au sud de la Tugela.
Leurs effectifs étaient déjà fortement diminués depuis plu-
sieurs jours par suite des envois de troupes dirigés sur l'Etat
libre. Ne tenant plus à enlever Ladysmith dont la garnison,
réduite par la famine et la maladie, allait se trouver pour
longtemps incapable de participer aux opérations, le général
Joubert se décidait à lever le siège et, sous la protection d'une
arrière-garde commandée par le général Bosha, il évacuait ra-
pidement son matériel et ses convois.
Le 21 février, le général Buller attaque avec trois brigades la
dernière position boer s'étendant au nord de la Tugela, de
Groblers Kloof à Piéters Hill. Après un premier insuccès
devant Groblers Kloof, la bataille continue le 22. Le 23,
nouvel échec; les Anglais sont rejetés au delà du ruisseau
Langerwacht Spruit qui longe la position boer et cherchent
sur la Tugela, en aval du confluent du ruisseau, un nouveau
passage où le génie jette un pont de bateaux. Le 27 février, le
général Barton franchit la Tugela et cherche à déborder la
gauche des Boers, tandis que les 4e et 11e brigades repren-
nent l'attaque de front.
Ces attaques ne trouvent devant elles que de faibles partis
qui se retirent dans la soirée.
La route de Ladysmith se trouvait libre. Les Anglais
Afr. polit. 26
402 l'afrique politique ex 1900
n'étaient plus qu'à 20 kilomètres de la place assiégée. Le len-
demain, 28 février, lord Dundonald, lancé en avant avec une
colonne légère, pénétrait dans la place à 6 heures du soir. Les
Boers, faisant le vide, se repliaisnt dans les deux directions
d'Elangslaagte et des passes de Van Reenen.
Le siège de Ladysmith avait duré cent vingt et un jours.
La garnison, réduite à un état lamentable, était depuis long-
temps incapable de coopérer aux opérations. Sa délivrance
était due aux événements survenus sur un autre échiquier
bien plus qu'aux efforts du général Buller dont l'armée, réduite
à 22.000 hommes, avait éprouvé, dans ces opérations, des
pertes totales s' élevant à plus de 8.000 hommes (1).
Les succès des Anglais, quoique chèrement achetés, cau-
sèrent dans tout l'empire britannique une joie débordante.
Mais ils ne servirent qu'à augmenter encore les prétentions du
gouvernement anglais. On ne parla plus que de l'annexion des
deux Républiques et les idées pacifiques suggérées par toute
l'opinion européenne ne trouvèrent à Londres aucun écho.
M. Chamberlain venait, dans la séance du 20 février, de
remporter encore une victoire à la Chambre des communes à
l'occasion d'une discussion soulevée à propos d'une nouvelle
enquête sur le raid Jameson. De Kimberley, M. Cécil Rhodes,
après avoir proclamé, dans un discours retentissant, que le
drapeau britannique était « le plus grand actif commercial du
monde », s'était rendu au Cap où sa présence avait encore
surexcité les passions.
A la Chambre des lords, le 1er mars, le ministre de la guerre
avait annoncé, au milieu des applaudissements, l'envoi de
nombreux renforts. La 8e division, toujours en voie de forma-
tion, devait commencer, vers le 10 mars, son embarquement.
Les difficultés du recrutement devenaient tous les jours plus
sérieuses; quant aux dépenses, elles atteignaient déjà bien
près de deux milliards.
(1) De son côté, sur un effectif de 12.000 hommes la garnison de Ladysmith
avait perdu 3.000 hommes tués ou morts de maladie.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 403
Au dehors, en présence d'une guerre qni se continuait
depuis cinq mois et menaçait de durer longtemps encore, les
sympathies se refroidissaient davantage. La Russie était tou-
jours menaçante en Turkestan. La France silencieuse, l'Alle-
magne réservée. En Amérique l'opinion devenait chaque
jour plus hostile. En Italie, il n'était plus question d'une
coopération, même lointaine : « Cherchons à être pratiques,
comme le sont les Anglais! Que celui qui veut notre amitié
la paie ! » s'écriait un des organes les plus importants de
la péninsule ; et cette parole reflétait fidèlement le sentiment
italien.
Au Canada, en Australie, les protestations contre les envois
de troupes se faisaient tous les jours plus violentes. Au Cap,
enfin, l'insurrection s'étendait constamment, ajoutant aux
difficultés de l'armée d'opérations et causant des alarmes jus-
tifiées.
Telles étaient les conditions dans lesquelles allait s'ouvrir,
le 1er mars, la deuxième période de la campagne.
*
La capitulation de Paardeberg paraissait devoir être le point
de départ d'opérations militaires très actives.
Au lieu de voir les Anglais pousser plus avant, menacer
Bloemfontein et prendre les Boers en flagrant délit de con-
centration, on assiste, au contraire, pendant quelques jours,
à un arrêt à peu près complet des hostilités.
Plusieurs causes donnent l'explication de ce fait : en pre-
mier lieu la fatigue des troupes anglaises, les pertes subies,
l'épuisement de la cavalerie, que lord Roberts et lord Kitchener
se proposent d'utiliser très largement; ensuite une ligne
d'étapes à organiser, des effectifs à reconstituer, des renforts
à recevoir; enfin, des attaques de partisans à repousser et
une insurrection à réprimer qui s'annonce tous les jours plus
redoutable.
Le général en chef, au milieu de ces difficultés, ne peut brus-
404 L'AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
quer les solutions. Il concentre ses troupes, appelle ses ren-
forts et songe à rappeler du Natal une partie du corps du
général Buller. Autour de Ladysmith, en effet, les Boers, retirés
dans le Drakensberg et vers Glencoe, ne paraissent point
décidés à changer leur défensive monotone et improductive
en une tactique plus profitable. Sur l'Orange on songe à opé-
rer la concentration des forces des généraux Cléments, Gatacre
et Brabant. Du côté de Mafeking, qui continue à résister péni-
blement, on va coopérer à Faction engagée vers le Nord par le
colonel Plumer, en détachant de Kimberley une partie des
troupes de lord Methuen.
Pendant que le général Cronje attirait sur lui tous les efforts
de l'armée anglaise, le corps principal des Boers, fort d'envi-
ron 9.000 hommes, s'était retiré vers le Nord, au delà du Vaal,
emmenant avec lui tous ses convois et son artillerie de siège.
Le général Joubert, après avoir confié la direction des opéra-
tions du Natal au général Botha, se mettait en mesure de con-
centrer ses forces sur une position déjà reconnue au nord de
Bloemfontein. Cette petite capitale, sans valeur stratégique,
allait, avec raison, être abandonnée à l'ennemi.
Dès le lendemain de la capitulation de Paardeberg, les
présidents des deux Républiques avaient pris le parti de
demander la paix, autant pour provoquer une intervention
européenne que pour obliger l'Angleterre à dévoiler ses
conditions.
Dans une dépêche datée de Bloemfontein, 5 mars, et conçue
en des termes élevés et mystiques, ils offraient à l'Angleterre
de conclure la paix sur les bases de la reconnaissance de l'indé-
pendance incontestable d'États jouissant de la souveraineté inter-
nationale.
Le marquis de Salisbury répondit, le 11 mars, par un aveu
du vrai caractère de la guerre. Le gouvernement anglais, pre-
nant le rôle de conquérant, rejetait sommairement les propo-
sitions des présidents, déclarant n'être pas « disposé à recon-
naître l'indépendance, soit de la République du sud de
l'Afrique, soit de l'État libre d'Orange ».
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 403
C'était repousser à l'avance, ainsi que le faisait remarquer
M. Delcassé à la tribune française, toute intervention étran-
gère.
La médiation des puissances, sollicitée par les deux prési-
dents, se heurta, en effet, de toutes parts à une fin de non
recevoir tristement énoncée et poliment exprimée. Les Boers
n'avaient plus qu'à se résoudre à une guerre sans merci.
Pendant que ces négociations se déroulaient sans résultat,
lord Roberts, décidé à marcher sur Bloemfontein, faisait
reconnaître, le 2 mars, une position prise par quelques partis
boers vers Poplar Grove sur un front étendu de 4 milles au
nord et de 10 milles au sud de la Modder.
Le 7 mars il passe à la décision. Au nord de la rivière, la
9e division (Colville) forme la gauche; au centre marche la
7e division (Tucker) et à droite la 6e (Kelly-Kemy) soutenue
par la brigade des gardes (Pôle Carre w) en réserve. A l'extrême
•droite opère la division de cavalerie du général French qui,
sans attendre l'action de l'infanterie, exécute un large et
pénible mouvement tournant à la suite duquel les Boers, qui
résistent une partie de la journée, s'évanouissent vers le
Nord et vers l'Est abandonnant un canon.
L'armée anglaise se repose les jours suivants sans être
inquiétée. Le 10, après avoir reconnu, à quelques milles dans
l'Est, la nouvelle position prise par les Boers à Drietfontein,
lord Roberts se dirige contre eux, de Poplar Grove, sur trois
colonnes :
A droite, la 7e division marche sur Pétrusberg ; le centre est
formé par la 9e division et la brigade des gardes; la gauche
par la 6e division; à chaque colonne est attachée une brigade
de cavalerie.
Le combat est engagé, sans attendre l'infanterie, par la cava-
lerie et les troupes montées de la colonne du centre. La 6e di-
vision, qui arrive après une longue marche, s'engage aussitôt
et après un très vif combat qui coûte 400 hommes aux
Anglais, réussit à refouler les Boers. Ceux-ci résistent
cependant jusqu'à la nuit sans être menacés dans leur re-
406 L' AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
traite par la cavalerie anglaise, épuisée par les fatigues de la
journée.
Le lendemain les 40.000 hommes de lord Roberts campent
à Aasvogel sur le Kaal Spruit. Le 12, ils remontent le cours
du Kaal Spruit, marchant vers le sud-est, pendant que la
cavalerie du général French va occuper la voie ferrée à
6 milles au sud de Blœmfontein. Dans la nuit, tandis que
lord Roberts campe à 15 milles de la ville, le général French
s'empare, après un léger combat, des hauteurs dominant la
gare.
Le 13 mars les Anglais entrent à Blœmfontein et lancent
quelques partis à la rencontre de l'ennemi qui paraît vouloir
faire occuper une première ligne de défense à 35 milles vers
le Nord, près de Brandfort.
Mais lord Roberts se préoccupe beaucoup moins des Boers
que de la nécessité où il se trouve de changer sa ligne d'opé-
rations, trop exposée et trop difficile le long de la Modder, et
de lui substituer la voie ferrée de Blœmfontein au Cap. Dès le
15 mars au matin il lance en chemin de fer 2.000 hommes
avec le général Pôle Carrew qui ne tarde pas à opérer sa
jonction avec les forces du général Gatacre parvenues à
Spruigfontein.
Du côté du fleuve Orange, en effet, la première partie du
mois de mars n'a pas été, pour les Anglais, moins profitable
que sur la Modder. D'un côté comme de l'autre, les Boers
combattent sans combiner leurs opérations, ils paraissent
manquer d'unité de direction et se bornent à la défensive qui
leur est d'ailleurs imposée par suite de l'envoi vers le nord
d'une partie de leurs effectifs.
Après des engagements sans importance, le général Clé-
ments entre à Colesberg, pousse sur Norvals Pont, passe
l'Orange en bateau le 15 mars, construit un pont et progresse
vers le nord.
Le général Gatacre, arrêté quelque temps devant Storm-
berg, entre le 7 mars à Bughersdorp. Constamment renforcé,
il arrive le 11 mars devant Béthulie dont il occupe le pont
après un léger combat. De là, il pousse sur Springfontein où
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 407
il est rejoint par le général Pôle Garrew et d'où il se relie aux
troupes du général Cléments qui, de Norvals Pont, marche
sur Philippolis et Fauresmith.
A droite, le général Brabant, qui dispose de 1.800 hommes,
a livré, les 3, 4 et 5 mars, des combats acharnés aux Boers
entre Dordrecht et Jamestown. Le 12, il arrive devant Allwal
North où a lieu un nouvel engagement. Les Boers se retirent
sur Rouxville.
Sur ce théâtre d'opérations, la concentration des forces
britanniques, avec le général Brabant en flanc-garde, paraît
être assurée le 20 mars, dans la région de Springfontein,
donnant ainsi à lord Roberts la libre disposition des voies
ferrées de Blœmfontein sur le Cap, Port-Elisabeth et East-
London en attendant de pouvoir coopérer avec l'armée prin-
cipale.
Vers Mafeking, les deux colonnes de secours subissent des.
échecs, celle du Sud au passage du Waal et celle du Nord, les
15 et 18 mars, autour de Labatsi.
Au Natal, les deux partis se tiennent sur la défensive et il
n'y a à signaler qu'un engagement de peu d'importance, sur-
venu le 9 mars à Itelpmaaker au nord-est de Ladysmith. Les
Boers fortifient les positions du Biggarsberg et tiennent vers
l'Est les défilés du Drakensberg. Dans le Zoulouland, une
petite colonne anglaise, qui avait atteint Melmoth le 22 février,
est repoussée vers la Tugela.
Vers le nord-ouest de la colonie du Cap l'insurrection n'a
cessé de s'étendre. D'abord localisée vers Prieska et Kenhart.
elle a envahi le Griqualand-West et les districts de Gordonia,
Calvinia, Carnarvon et Victoria-West. Les troupes du colonel
Adye, qui marchent contre les révoltés, subissent un échec
le 6 mars. Lord Kitchener, envoyé de ce côté en attendant
une autre mission, y organise aussitôt la répression des
insurgés qu'on estimait atteindre le chiffre de 3 ou 4.000 hom-
mes et qui commençaient à inspirer de vives alarmes.
Telle était, le 20 mars, la situation réciproque des belligé-
rants. A ce moment, les forces anglaises dans l'Afrique
australe n'étaient pas loin, y compris les renforts embarqués,
408 l'afrique politique en 1900
d'atteindre 200.000 hommes dont 35.000 coloniaux (1). Grâce
à ce formidable effort, les affaires des Anglais avaient pu être
rétablies non sans de fortes pertes, évaluées à ce moment à
15.000 hommes.
Le territoire de l'Etat Libre était, il est vrai, envahi sur une
grande étendue, mais les forces des Boers se trouvaient, la
capitulation de Paardeberg mise à part, à peu près intactes.
Si leur ténacité et leur énergie étaient secondées par l'union
de toutes leurs forces, on pouvait dire, à juste titre, que la
guerre ne faisait que commencer pour les Anglais dont les
opérations devaient rencontrer des difficultés peut-être gran-
dissantes.
*
* *
Il serait téméraire, alors même que les événements se des-
sinent dans l'Afrique australe, de se livrer, au sujet de l'avenir
de ces pays, à des conjectures ou à des pronostics prématurés.
Ces graves questions, qui tendent à fixer le sort de tout un
peuple, ne pourraient se résoudre en un jour, quand bien
même la balance des faits militaires pencherait en faveur de
l'un ou de l'autre des deux belligérants.
Il ne semble guère probable aujourd'hui, l'examen impar-
tial des faits paraît le confirmer, que l'Angleterre puisse rem-
plir le programme rêvé par certains hommes d'État britan-
niques, l'absorption des deux Républiques, ou même l'idéal
plus modeste proposé par sir A. Milner, la destruction de
l'afrikandérisme. Alors même que les Anglais mettraient à
exécution leur décision de pousser jusqu'au delà de Pretoria,
en admettant ce résultat obtenu et les Boers réduits à merci,
(1) Les troupes coloniales provenaient de :
Sud- Afrique 22.000 hommes.
Australie 3.8.iO —
Canada 2.800 —
Inde, Nouvelle -Zélande 1 .110 —
Troupes demandées à l'Australie et au Canada à la
lin de février -i.OOO —
Total 34.760 hommes.
AFRIQUE AUSTRALE BRITANNIQUE. — TRANSVAAL 409
il ne serait pas moins nécessaire de procéder pendant long-
temps à T occupation méthodique du pays et d'y consacrer
peut-être 60 ou 80.000 hommes. Ce serait une grosse partie
de l'armée d'opérations actuelle pour longtemps immobilisée
et l'Angleterre a autre chose à en faire, à moins de transformer
son organisation militaire au prix de sacrifices budgétaires
et d'embarras sociaux dont il est difficile de se faire une idée
exacte. Grâce à cette occupation militaire elle pourrait se
rendre à peu près maîtresse des populations, exalter la pré-
pondérance des Anglo-Saxons, essayer de comprimer et de
réduire à néant le rôle politique des Afi ikanders. Mais, à moins
de supprimer ces derniers comme des Matabélés ou de les
exporter, il faudra toujours compter avec leur nombre et avec
les qualités de leur race, leur patriotisme, leur ténacité, leur
énergie. Après avoir entamé une grande guerre pour éman-
ciper les Uitlanders, pourra-t-on se refuser à laisser aux Afri-
kanders quelques droits politiques? Ce serait soulever les
réclamations de l'opinion en Angleterre même et aux colonies.
Mais alors, malgré tous les sectionnements électoraux et les
répartitions provinciales, l'opinion afrikander, renforcée par
les éléments boers des deux Républiques annexées, fera balle
contre l'Anglo-Saxon désormais tenu à l'écart et détesté à
l'égal de tout conquérant. Sans aller jusqu'à prédire, comme
tel homme politique de Hollande, que dans dix ans l'Afrique
australe ne sera plus aux Anglais, même victorieux, il est
permis de demander jusqu'à quel point les auteurs de cette
guerre ont pensé servir la gloire de l'empire britannique.
Voilà pour l'hypothèse de la victoire anglaise décisive et
définitive. Mais aujourd'hui que les Boers, après avoir étonné
le monde par leur longanimité, l'ont surpris davantage par
leur décision et leurs victoires, il ne parait pas hors de propos
d'envisager le cas où, aidés par l'insurrection afrikander, ils
seront parvenus, si le succès favorise leur ténacité, à lasser
leurs ennemis et à les obliger à conclure une paix quel-
conque.
Ce jour-là verrait la fin des espérances de M. Cecil Rhodes
et marquerait le commencement de la suprématie désormais
410 L' AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
incontestable de la race hollandaise sous l'égide protectrice
des deux Républiques. Alors pourrait se continuer, librement
et pacifiquement, l'évolution plus rapide vers l'idéal politique
des États-Unis de l'Afrique du Sud, au grand dommage de la
puissance britannique dans le reste du monde.
De quelque façon que se déroulent les événements, il n'est
guère facile de distinguer ce que la politique anglaise peut
avoir à gagner à la guerre actuelle.
MADAGASCAR 411
Madagascar.
Rôle politique et stratégique.
Coup d'œil général sur les suites de la conquête. — Négociations avec l'Angle-
terre et les États-Unis. — Rôle stratégique de Madagascar. — L'océan Indien,
mer britannique. — Insuffisance des stations stratégiques françaises. — Mada-
gascar, Suez et le Cap.
De nombreux ouvrages ont été écrits sur Madagascar, sa
géographie, son histoire, sa conquête. Il est inutile de revenir
ici sur des détails que l'on trouvera exposés ailleurs. Nous ne
dirons quelques mots de la grande île, région asiatique plutôt
qu'africaine, que pour signaler rapidement le rôle qu'elle est
appelée à jouer, elle et ses annexes, aussi bien dans l'océan
Indien qu'en regard des pays situés de l'autre côté du canal
de Mozambique.
On est encore sous l'impression du remarquable rapport du
général Galliéni, qui a précisé, en les imposant à l'attention de
la France, les conditions dans lesquelles, au cours des der-
nières années, il a accompli l'œuvre de pacification et de civi-
lisation vainement tentée avant lui.
Aussi nous ne jetterons qu'un coup d'œil des plus som-
maires sur les événements accomplis depuis tantôt quatre
ans.
La conquête était à peine terminée que le régime civil était
substitué au régime militaire. En même temps, sans tenir
compte des vœux des populations, on maintenait à leur tête,
sur plus d'un point, les gouverneurs hovas partout détestés.
412 l'afrique politique en 1S99
Le résultat de cette politique, inaugurée au moment mùme
où l'on rapatriait la plus grande partie du corps expédition-
naire, fut loin d'être conforme à ce qu'on attendait.
Malgré les ordres donnés pour désarmer les Ho vas, ceux-ci
réussirent à conserver une partie de leurs armes, et, sous les
ordres de chefs choisis par eux ou de personnages déjà com-
promis, ils constituèrent des handes qui réussirent à tenir la
campagne devant nos troupes, et à porter le trouble aux en-
virons mêmes de la capitale.
Les désordres produits par les rebelles et les plaintes de plus
en plus vives des Européens mal protégés et des indigènes
soumis aux gouverneurs hovas attirèrent l'attention sur la
méthode administrative adoptée à Madagascar.
Dans l'organisation première, fondée sur la superposition
des résidents français aux gouverneurs hovas, on eût dû s'in-
spirer des essais faits dans nos autres colonies. Les résidents,
mis à la tète de circonscriptions administratives d'une trop
grande étendue, auraient pu être avantageusement secondés
par des commandants de territoires militaires.
Peut-être aussi eût-il été possible de faire un emploi plus
large des troupes indigènes, solidement encadrées par des élé-
ments français, de manière à réduire le plus possible l'effectif
des troupes blanches destinées à la garde de la colonie.
Ces critiques, très nettement formulées à la fois dans la mé-
tropole et à Madagascar, aboutirent à l'établissement, sous les
ordres du général Galliéni, d'une administration qui a fait
aujourd'hui ses preuves et qu'il serait téméraire de modifier
avant longtemps.
Tandis que la France se heurtait à Madagascar à toutes sortes
de difficultés intérieures, sa diplomatie cherchait à faire
admettre parles puissances étrangères la thèse d'après laquelle
les produits français devaient jouir, à Madagascar, d'un trai-
tement de faveur.
De longues négociations ne suffirent pas à amener les An-
glais et les Américains à reconnaître que, la souveraineté de
l'île ayant changé de mains, les traités antérieurs se trouvaient,
MADAGASCAR 413
par ce fait, abolis. Il fallut substituer à la théorie du protec-
torat celle de l'administration directe de la France, et Ton dut
faire voter par les Chambres (juillet 1896) une loi qui déclarait
Madagascar colonie française.
Cette décision ne parut avoir, sur le moment, aucune fâ-
cheuse répercussion sur l'esprit des indigènes, et elle permit
à la France de mieux prendre en mains l'administration de
l'île et de la faire servir à la pacification et au développement
de sa nouvelle colonie.
Les lois d'acquisition et de vente des terres ne tardèrent pas
à être modifiées dans le sens où on les comprend en Europe;
on étudia les moyens de faciliter la colonisation et la prospec-
tion des mines; des travaux publics et des voies de communi-
cation furent entrepris et le temps ne paraît plus bien éloigné
où la capitale sera reliée à la côte par une voie ferrée.
Le bruit de la découverte de mines d'or avait attiré dans
l'île, dès le mois de mai 189G, une certaine quantité de mineurs
venus surtout du Transvaal, et l'on s'apprêtait à donner une
plus grande extension aux exploitations et aux concessions,
lorsqu'éclata, au mois de juin suivant, une recrudescence de la
rébellion qui, sans compromettre l'avenir de la colonie, eut
pour effet de retarder la colonisation et de faire passer, par la
suppression de la dynastie nova, le gouvernement de l'île
entière entre les mains de l'administration française.
L'agitation ne cessa point entièrement pour cela ; les révoltes
"des indigènes, autrefois soumis nominalement aux Hovas, les
résistances des Hovas eux-mêmes, les querelles de religion,
les démùdés suscités par les Hindous, sujets britanniques, nous
causèrent des difficultés qui, aujourd'hui encore, ne sont pas
complètement aplanies. Malgré tout, la colonie, grâce à une
administration ferme et vigilante, ne cesse de faire des progrès
et de justifier nos espérances.
L'attention de la France s'est portée sérieusement sur sa nou-
velle conquête, qui peut devenir pour elle une colonie d'exploi-
tation et de peuplement, en même temps qu'une possession de
haute importance au point de vue stratégique.
414 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Madagascar occupe, par rapport au continent, une situation
analogue à celle des îles Britanniques en face de l'Europe, ou
du Japon vis-à-vis de l'Asie. Avec les Comores tout auprès
d'elle, qui bouchent le canal de Mozambique, et qui se trouvent
dans une position analogue à celle des Pescadores entre For-
mose et la Chine, elle est destinée à jouer un rôle de premier
ordre dans la lutte pour la domination de l'océan Indien.
Du détroit de Malacca au détroit de Bab-el-Mandeb, le
littoral asiatique est possédé, presque sans solution de conti-
nuité, par l'Angleterre. Avec l'Australie à l'Est et leurs
territoires de l'Afrique orientale et australe, les Anglais in-
vestissent de toutes parts l'océan Indien qu'on pourrait juste-
ment qualifier de mer britannique.
La diplomatie anglaise a consenti à ne pas occuper les
côtes ingrates du sud de l'Arabie, et à céder aux Italiens quel-
ques rivages déserts de la presqu'île des Somalis. Elle a été
obligée, en 1890, de reconnaître à l'Allemagne les territoires de
Zanzibar et à la France le protectorat de Madagascar. Mais
l'impérialisme britannique ne saurait considérer ces conces-
sions comme définitives, ni se résoudre à admettre un partage
d'influence ou une domination contestée.
Madagascar, sentinelle permanente de l'océan Indien, avec
ses ports spacieux et ses baies profondes, est destinée à acca-
parer une grande part du transit qui, des Indes ou de l'Aus-
tralie, se dirige vers l'Afrique australe.,
Sa position, qui commande le détroit de Mozambique, et qui
permet de surveiller à la fois Zanzibar et le Cap, est des plus
heureuses au point de vue stratégique.
La fertilité de son sol, sa proximité de la côte africaine, d'où
elle peut tirer l'appoint des travailleurs noirs, son climat
favorable aux Européens sur les hauts plateaux, toutes ces
conditions réunies permettent d'espérer pour File un heu-
reux avenir.
Mais les avantages stratégiques de la grande île sont actuel-
lement neutralisés en partie par l'Angleterre, qui tient d'un
côté le canal de Suez et de l'autre côté le passage du cap de
Bonne-Espérance.
MADAGASCAR 41.">
Ces circonstances font de Madagascar une colonie qui, en
temps de guerre maritime, devrait se suffire à elle même.
C'est une raison de plus pour l'organiser sérieusement dès le
temps de paix de manière à lui permettre d'attendre les secours
que tenteraient de lui porter les flottes françaises.
Cette considération, jointe au désir de posséder dans l'océan
Indien un lieu de refuge éventuel, a conduit les administra-
tions de la marine et des colonies à ériger la magnifique sta-
tion de Diégo-Suarez en point d'appui de la flotte, en lui adjoi-
gnant un vaste territoire compris au nord de la ligne joignant
Soavimandriana au port Rafala, avec les annexes de Nossi-Bé
et de Sainte-Marie. Le projet de défense des colonies affecte à
l'organisation de ce point d'appui un crédit supplémentaire
de 10.500.000 francs.
Nos vaisseaux, pour atteindre Madagascar, se trouvent dans
la nécessité de demander leur charbon ailleurs qu'à des ports
français. Obock et Djibouti possèdent bien des dépôts de char-
bon, mais de là à Madagascar, la distance est trop grande pour
être parcourue sans ravitaillement, par la plupart de nos
navires. Du côté de l'Atlantique, la situation est encore plus
mauvaise. Parti de Madagascar, le navire qui rentre en Europe
ne trouve à toucher une terre française qu'au Congo et ensuite
en Guinée et au Sénégal.
Les Anglais, au contraire, ont échelonné avec le plus grand
soin les escales de leurs flottes. Du Cap en Angleterre, on
trouve, par l'ouest, les divers points de refuge ou de ravitail-
lement de Walfish-Bay, de Sainte-Hélène, de Freetown et de
Gibraltar; tandis que vers l'est, on rencontre Natal, Mahé,
Zanzibar, Aden, Port-Saïd et Malte.
La marine française est bien moins favorisée à ce point de
vue, et c'est là une lacune de notre organisation navale qui, en
cas de guerre maritime, ne manquerait pas de causer l'isole-
ment de Madagascar et de livrer ses côtes aux insultes de l'en-
nemi. Un port muni d'un arsenal, tel que Diégo-Suarez, répond
donc pour la France à une nécessité maritime, et il serait ju-
dicieux de compléter l'organisation stratégique de Madagascar
parla création d'un point d'appui analogue vers son extrémité
416 l'afrique politiqle en 1900
méridionale, soit à Fort-Dauphin, soit dans la baie de Saint-
Augustin.
Tel qu'il est, cependant, l'ensemble formé par Madagascar et
ses annexes de la Réunion et des Comores, barre la route aux
flottes anglaises allant du Cap aux Indes. A ce point de vue,
nous possédons clans l'océan Indien, en quelque sorte le contre-
poids du canal de Suez. Et dans le cas où celui-ci viendrait à
être obstrué, notre station navale de la mer des Indes prendrait
aussitôt une importance capitale. A ce titre, on ne saurait trop
veiller aux intérêts maritimes de l'île, et il serait utile de lui
affecter en tout temps une force navale suffisante pour lui per-
mettre de jouer convenablement le rôle qui lui est dévolu.
CHAPITRE VI
AFRIQUE ORIENTALE
Dans l'Afrique orientale on comprendra l'étude de l'Est afri-
cain allemand et anglais, la péninsule des Somalis, FAbyssinie
et enfin l'Egypte.
Cette dernière contrée se rattache trop, en raison des événe-
ments politiques récents, aux régions de l'Afrique orientale et
de FAbyssinie, pour qu'on songe à l'étudier autrement qu'en
envisageant ses rapports avec ces divers pays.
L'importance des faits qui viennent de se passer en Egypte
et en Abyssinie, nous obligera à les développer avec quelques
détails, et à établir en quelque sorte l'introduction des événe-
ments importants que l'avenir paraît réserver.
Afr. polit. 27
418 l'a?rique politique en 1899
Est africain allemand.
Historique. — Occupation militaire. — Communications. — Avenir.
La colonie de l'Est africain allemand a été délimitée par le
traité du 1er juillet 1890. Elle se trouve comprise entre l'océan
Indien et les lacs Victoria, Albert-Edouard, Alexandra, Tan-
ganyika et Nyassa. Son territoire dépasse en superficie celui de
l'Allemagne entière, et est un des plus fertiles de l'Afrique.
De nombreuses explorations l'avaient parcourue jusqu'au
moment (1884) où le docteur Peters et le comte Pfeil firent l'ac-
quisition, d'accord avec des chefs indigènes, d'un territoire
grand comme le quart de la France, qui fut aussitôt exploité
par la Deutsche Ostafrikanische Gesellschaft, compagnie à charte
autorisée par l'empereur d'Allemagne.
A partir de 1888, de nombreux soulèvements se produisirent
dans la colonie, à cause de la suppression de la traite. Ils né-
cessitèrent les expéditions de Wissmannen 1889, 1890 et 1891,
à la suite desquelles la compagnie à charte, dont les ressour-
ces étaient épuisées, abandonna l'administration à l'empire
allemand. Le territoire fut divisé en cinq districts sous l'au-
torité immédiate de l'empire.
Depuis 1891, des expéditions militaires, renouvelées tous les
ans, ont pu maintenir à grand' peine une sécurité relative dans
le pays. Celles de 1891 et 1892 sont restées tristement célèbres
par la défaite de la mission Zalewski, par les Ouahéhés, près
du Nyassa, et de la mission de Biilow dans le Kilimandjaro.
La répression fut partout énergiquement conduite; certains
agents allemands se signalèrent même par des agissements
qui retentirent jusqu'à la tribune du Reischtag.
Les Allemands aux prises, sur ces territoires, avec les Arabes
chasseurs d'esclaves de Zanzibar, rencontrèrent de grandes
difficultés pour organiser leur colonie et la rendre prospère.
EST AFRICAIN ALLEMAND 419
Privés du principal port du pays, Zanzibar, qui est tombé
dans le lot des Anglais, ils ont dû concentrer leurs efforts sur
les ports de la côte dont le meilleur est Dar-es-Salam.
Les révoltes répétées des indigènes les ont obligés à entre-
tenir un effectif de troupes indigènes qui s'élève à plus de 2.000
hommes et à 58 canons environ. Ces troupes sont réparties dans
plusieurs postes qui surveillent le pays, tâchent de maintenir
les communications et assurent la sécurité du commerce.
Celui-ci n'est d'ailleurs pas encore de très grande importance
(voir le chapitre relatif au Cameroun), car la mise en valeur
de la colonie ne pourra commencer, comme partout ailleurs,
que lorsque la tranquillité sera certaine.
Les principales difficultés que l'on y rencontre sont soule-
vées, comme au Congo belge, par les marchands d'esclaves
qui excitent les chefs du pays contre les Européens et qui
sont disposés à rester calmes dans la mesure du possible,
mais à la condition que l'on ferme les yeux sur leur trafic.
Celui-ci, malgré toute surveillance, s'exécute encore clandes-
tinement à l'intérieur comme dans certains ports de la côte.
Aux alentours du Tanganyika, les esclavagistes ont consti-
tué sur le territoire allemand, comme en territoire belge, des
repaires et des lieux de dépôt et, pour en débarrasser le pays
définitivement, il serait nécessaire d'engager de petites expé-
ditions. Mais, éclairés par l'expérience acquise par eux-
mêmes ainsi que par les Belges et les Anglais, les Allemands
cherchent, autant que possible, à ne pas brusquer la répres-
sion.
A plusieurs reprises ils se sont trouvés en conflit avec la
puissante tribu des Ouahéhés que l'on avait cru suffisamment
soumise, vers 1896, pour lui confier des fusils Maùser. Cette
tribu s'est encore soulevée en mars 1898 et a nécessité l'envoi
■d'une expédition de police (1). Mais on peut dire que ce ne sont
plus là que les dernières convulsions d'un pays qui ne tardera
(1) On vient d'annoncer, au mois de mars 1900, un soulèvement de la tribu îles
Arasha, dans le district du Kilimandjaro. Des mesures répressives ont été prises
•aussitôt.
420 l'afriqle politique en 1900
vraisemblablement pas à reconnaître qu'il n'a point perdu
à la disparition des chasseurs d'esclaves.
Au mois de juin 1896 le poste de consul allemand à Zanzi-
bar a été supprimé. Les fonctions de ce consul seront remplies
par le gouverneur de l'Est africain allemand.
Par l'article 7 de la convention anglo-allemande du 14 no-
vembre 1899 relative à la question de Samoa et du Togoland,
l'Allemagne renonce à ses droits d'exterritorialité à Zanzibar
pour le jour où les mêmes droits seront abolis pour les autres
nations.
En attendant, les Allemands essaient, avec quelque succès,
de développer le commerce de la colonie en créant des voies
de communication terrestres et fluviales. Depuis longtemps ils
ont concédé, de Tanga à Korogoué, un chemin de fer qui doit
être prolongé jusqu'au lac Victoria. Mais les Anglais, qui font
aux Allemands une concurrence redoutable par le port de
Zanzibar, les ont devancés par l'établissement delà voie ferrée
de Mombasa au lac Victoria à laquelle on travaille en ce mo-
ment avec activité.
Cette question des chemins de fer de l'Est africain allemand
est entrée, depuis quelque temps, dans une période d'activité
nouvelle.
Déjà au mois de novembre 1898 le conseil colonial allemand
demandait la prolongation jusqu'à Mombode la ligne de Tanga
à Mouhésa et bientôt après le Reichstag décidait la reprise de
cette ligne concédée à une compagnie.
Peu de temps après se produisit, au mois de mars 1899, la
visite de M. Cecil Rhodes à l'empereur Guillaume qui attira
l'attention des coloniaux allemands sur les anciens projets de
liaison de Ragamoyo et de Dar-es-Salam au Tanganyika et au
Nyanza. Les projets de M. Cecil Rhodes donnèrent lieu, à ce
moment, dans les sphères politiques allemandes, à des discus-
sions dans lesquelles la question fut envisagée uniquement au
point de vue des intérêts allemands. Ceux-ci, de l'avis général,
exigent la construction d'une ligne centrale déjà étudiée de
EST AFRICAIN ALLEMAND 421
Bagamoyo et de Dar-es-Salam à Tabora et bifurquant, de là,
sur Ujiji et sur le Nyanza.
C'est une longueur de voie ferrée de 1.800 kilomètres envi-
ron et c'est sur ce réseau que l'on tolérerait le raccordement
de la voie impériale de M. Cecil Rhodes, en réservant soi-
gneusement tous les droits de souveraineté de l'Allemagne.
L'empereur d'Allemagne, s'il est vrai qu'il ait exigé en
échange de la garantie d'intérêt allemande pour la partie du
Transafricain tracée sur son territoire une concession sembla-
ble du gouvernement anglais pour la ligne de la Rhodésia,
aurait ainsi marqué son intention de n'avoir affaire, en
territoire allemand, qu'à une compagnie concessionnaire
telle qu'il eut pu s'en former en Allemagne ou ailleurs pour
le même objet. Cette compagnie faisant œuvre utile aux
intérêts allemands, son concours lui était acquis à l'avance,
sous les réserves nécessaires. Ce furent des considérations
analogues qui amenèrent la conclusion d'une convention
anglo-allemande au sujet du passage du télégraphe anglais à
travers la colonie.
Il semble, d'ailleurs, que l'opinion anglaise s'est beaucoup
refroidie au sujet du Trans africain; et le refus récent du gou-
vernement anglais d'accorder une garantie d'intérêt quelcon-
que indique suffisamment son désir de reporter sur des œuvres
plus utiles ses encouragements et ses ressources. Les Alle-
mands ne paraissent d'ailleurs pas avoir besoin du concours
de l'Angleterre pour la construction de leur réseau africain
qui ne tardera vraisemblablement pas à être sérieusement
entrepris.
Le 16 octobre dernier, en effet, le conseil colonial émettait
l'avis que le gouvernement allemand devrait se charger de
construire lui-même son réseau africain. Un emprunt à 3 1/2 0/0
doit être émis à bref délai et une somme de 12 millions de
marcs sera consacrée à pousser la ligne, d'ici trois ans, jus-
qu'au pays d'Oukami.
Le gouvernement allemand montre, par cette décision, sa
ferme volonté de conserver son entière liberté d'action et de
422 l'afrique politique ex 1900
réserver soigneusement ses droits de souveraineté dans sa
nouvelle colonie.
Pour l'exécution de ces voies ferrées, le capitaine Leue
demande, dans la Colonial Zeitung, qu'on s'arrête au projet
d'un chemin de fer colonial, d'un pionierbalm à voie étroite,
« construit de la même manière et aussi vite que les chemins
de fer en pays ennemi en temps de guerre ». Il en évalue le
prix à 30.000 marcs le kilomètre.
C'est ce qu'on a proposé plus haut pour le Transsaharien en
élevant cependant son évaluation à 44.000 francs par kilo-
mètre.
*
L'Afrique orientale allemande est, en définitive, une colonie
en voie de formation. Les difficultés qu'on a rencontrées dans
l'Ouest africain se sont retrouvées, comme en tous pays neufs,
dans l'Afrique orientale. Des deux côtés deux compagnies
d'exploitation, essayant d'opérer elles-mêmes, ont abouti à
des échecs, et l'administration a dû être assumée par le gou-
vernement métropolitain. Ce n'est pas avant quelques années,
malgré toute l'activité et toutes les aptitudes commerciales
des Allemands, que cette colonie pourra prendre son essor et
se suffire à elle-même.
Cependant, comme on l'a dit, le pays est des plus riches et
dans certaines parties, notamment sur les pentes du Kilimand-
jaro, les Européens peuvent vivre et s'acclimater. Mais ce qui
manque, à l'heure actuelle, c'est la confiance des indigènes et la
soumission des Arabes. La période de pacification et même de
conquête est loin d'être terminée, et le commerce s'accommode
mal des troubles et de l'insécurité.
Lorsqu'elle sera pacifiée et entièrement soumise, cette riche
contrée, heureusement située et bien entourée par sa ceinture
de grands lacs, ne peut manquer de devenir prospère et
d'avoir devant elle un bel avenir.
EST AFRICAIN ALLEMAND 423
Déjà les Allemands ont à peu près réglé leurs questions de
frontières avec les colonies. voisines : il leur reste à s'entendre
avec les Anglais au sujet de la possession de Zanzibar qui ne
peut manquer, tôt ou tard, de leur revenir par voie d'achat ou
de compensation.
On a dit que le mystérieux accord anglo-allemand de 1898
réglait cette question en même temps que celle de Delagoa-
bay. De ces deux possessions, l'une, en effet, vaut l'autre. Si
Lourenço-Marquès est utile à l'Angleterre dans sa lutte
contre le Transvaal, la possession de Zanzibar ne l'est pas
moins à l'Allemagne pour le développement de sa grande
colonie de l'Est africain. Par tradition, et pour longtemps
encore, Zanzibar restera l'emporium des marchandises de
ces régions. Les Allemands l'ont bien compris dès leur pre-
mier établissement, et plus tard encore, lorsqu'ils ont ac-
cueilli le sultan de Zanzibar détrôné par les Anglais, et qui,
réfugié chez eux, est un prétendant naturellement désigné.
Là, comme sur d'autres points de l'Afrique, nous assisterons
peut-être à bref délai à d'importants changements.
424 l'afriqie politique en 1900
Est africain anglais.
Délimitation. — Événements de Zanzibar, de l'Est africain anglais et de l'Ouganda.
— Expéditions Mac Donald, Martyr et Cavendish. — Le chemin de fer de Mom-
basa. — Avenir du pays.
Les territoires de l'Est africain anglais sont aussi heureuse-
ment situés et peut-être aussi riches que la colonie allemande
voisine. La colonie anglaise a de plus l'avantage de posséder
Zanzibar et de se trouver à proximité des Indes, d'où l'Angle-
terre lire sans compter des soldats et des colons pour ses pos-
sessions africaines.
Depuis la fin de 1896, tous les territoires anglais de l'Est
africain, excepté l'Ouganda et les îles de Zanzibar et Pemba,
sont placés sous une administration unique appelée protec-
torat anglais de l'Est africain. Ces territoires ont été délimités,
du côté de l'Allemagne, par le traité du 1er juillet 1890,
et du côté de l'Italie par les conventions du 23 mars et du
15 avril 1891.
Dès 1885, la Compagnie britannique de l'Est africain fut
fondée, dans un but à la fois commercial et politique, au
capital de 50 millions et dotée, le 3 septembre 1888, d'une
charte royale lui permettant d'exploiter les territoires dépen-
dant en partie du sultan et de Zanzibar.
C'était l'époque où le docteur Peters rejoignait dans l'Ou-
ganda Émin pacha et le gagnait à l'idée de fonder un empire
allemand s'étendant du Cameroun à Zanzibar. Les Anglais
s'émurent et dépêchèrent dans l'Ouganda la mission Jackson
et Gedge qui y arriva en avril 1890 et décida le docteur Peters
à s'éloigner.
A ce moment intervint le traité du 1er juillet 1890 qui déli-
mitait les sphères d'action de l'Allemagne et de l'Angleterre
dans ces régions.
EST AFRICAIN ANGLAIS 425
Depuis lors, l'activité anglaise s'est développée sur plu-
sieurs points différents : à Zanzibar ; dans l'Est africain anglais
proprement dit, c'est-à-dire entre la côte et le lac Victoria;
dans l'Ouganda et de là vers le Nil et le lac Rudolf.
Le traité du lor juillet 1890 abandonnait aux Anglais les îles
de Pemba et de Zanzibar, et un demi-protectorat avait été
aussitôt imposé au sultan Saïd Ali. Celui-ci succédait à ses
deux frères, Saïd Khalifa et Saïd Bargasch, le Louis XIV de
Zanzibar, décédé le premier en 1888.
Après la mort de Saïd Ali, le trône devait revenir, d'après
la loi musulmane, à Saïd Khaled, fils de Saïd Bargasch. Les
Anglais lui préférèrent Saïd Ahmed ben Souani. La mort de
ce dernier étant survenue le 25 août 1896, Saïd Khaled, qui
avait de bonnes raisons de craindre d'être de nouveau évincé
du trône, s'empara du pouvoir, malgré l'intervention du
consul et du résident anglais et se proclama indépendant.
Les Anglais concentrèrent aussitôt six vaisseaux à Zanzibar
qui fut bombardé le 27 août, et occupé après un léger com-
bat. Saïd Khaled s'était réfugié au consulat d'Allemagne,
d'où, au grand scandale de la presse anglaise, il fut transporté
sur le continent, en territoire allemand. Malgré les réclama-
tions de l'Angleterre, l'héritier légitime du trône de Zanzibar
s'y trouve toujours, prêt à jouer son rôle au moment favo-
rable.
Peu de temps après, l'Angleterre proclamait son protectorat
sur Zanzibar, après avoir désintéressé l'Allemagne et la
France. Celle-ci, en échange de l'abandon de tous ses droits
sur Zanzibar, faisait admettre sa liberté d'action à Madagascar.
Notons en passant que, par l'article 7 de la convention anglo-
allemande du 14 novembre 1899, l'Allemagne a renoncé à ses
droits d'exterritorialité sur Zanzibar pour le jour où ces mêmes
droits seraient abolis pour les autres nations.
Au commencement de 1896, s'était produite, entre la côte et
le lac Victoria, la révolte des chefs arabes M'Bruck ben Rachid,
Aziz et Selem ben Zambi.
Au commencement de 1896, s'était produite, entre la côte
426 L'AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
et le lac Victoria, la révolte des chefs arabes M'Bruck ben Ra-
chid, Aziz, et Selem ben Zambi.
Déjà, les années précédentes, l'attitude hostile des indigènes
avait donné de graves soucis à la Compagnie de l'Est africain,
qui. pour exploiter la région, avait réclamé l'aide du gouver-
nement anglais en vue de la construction d'un chemin de fer
de 900 kilomètres allant de Mombasa au lac Victoria. Les
offres du gouvernement n'ayant pas été trouvées suffisantes,
la Compagnie déclara son intention d'évacuer l'Ouganda où le
capitaine Lugard était en train d'établir le protectorat et de
ruiner l'influence française.
Malgré l'émotion causée par cette nouvelle en Angleterre,
où s'ouvrit aussitôt une souscription en faveur de la Compa-
gnie, celle-ci maintint sa décision d'évacuer ses établisse-
ments le 1er janvier 1893. Aussitôt le gouvernement anglais,
en remplacement du capitaine Lugard, qui venait de rentrer
en Europe, dépêcha dans l'Ouganda sir Gérald Portai, qui
y recueillit l'héritage de la Compagnie. Celle-ci fut remplacée,
dans les premières semaines de 1893, par l'administration
britannique.
Le gouvernement direct ne réussit pas plus que la Compa-
gnie à charte à rallier les indigènes. Il fallut réprimer quel-
ques révoltes et former de petites expéditions; la principale,
effectuée en 1896, eut pour résultat la défaite des chefs arabes
cités plus haut.
Les indigènes ayant incendié la station de Malindi, les An-
glais firent venir aussitôt de Bombay un régiment entier de
Sikhs du Pendjab. Ces troupes, arrivées le 15 mars à Mom-
basa, se joignirent aux forces de la colonie pour marcher
contre les révoltés et les refouler sur le territoire allemand.
Les rebelles étaient battus à Mjira, Simba, Cabina et à Takka-
Ungu où Aziz était grièvement blessé. Quant à M'Bruck, il
passa avec 1.100 hommes en territoire allemand, et le gouver-
neur de la colonie, M. de Wissmann, lui assigna une rési-
dence au sud de Tanga.
De l'Ouganda et du décousu de la politique française en ce
EST AFRICAIN ANGLAIS 427
pays, il y aurait beaucoup à dire, si le cadre de cet ouvrage le
permettait. On se bornera à rappeler qu'après avoir obtenu le
retour du docteur Peters qui y travaillait pour l'Allemagne,
l'Angleterre s'y trouva en face des Pères Blancs de MgrHirth. A
ce moment, les populations de l'Ouganda étaient divisées en
trois partis : le roi Mouanga avec les catholiques auxquels on
donnait le nom départi français, les protestants qui arboraient
le drapeau anglais, et enfin les musulmans.
Le capitaine Lugard, expédié dans l'Ouganda avec 300
hommes, y arrivait dans les derniers jours de 1890, ralliait
les catholiques et les protestants qu'il jetait sur les musul-
mans, et, ceux-ci une fois mis hors de cause par leur défaite du
7 mai 1891, il se mettait à la tète des protestants, et, en 1892,
massacrait les catholiques et obligeait Mouanga à fuir dans le
pays des Boudous. Rappelé par le capitaine Lugard, Mouanga
signait, au mois de mars 1892, un traité de protectorat avec
l'Angleterre. Le capitaine Lugard, rentré en Angleterre, fut
remplacé dans l'Ouganda par sir Gerald Portai qui continua
son œuvre et prit la direction de l'administration anglaise en
mars 1893, au moment où la Compagnie à charte évacuait ses
établissements.
L'Ouganda, abandonné par la France, qui finit cependant
par recevoir une petite indemnité pour les Pères Blancs,
passait ainsi sous la domination anglaise. Cet abandon, con-
sommé au moment même où nous eussions pu revendiquer
nos droits avec succès, eut, pour notre politique dans
l'Afrique centrale, des conséquences graves. Là, comme
partout, les indigènes, toujours simplistes, acceptèrent, comme
la meilleure, la religion du plus fort, et l'influence de la
France y fut d'autant mieux anéantie que nos nationaux
eux-mêmes restaient sans protection.
Au moment où les Anglais viennent de remettre en question
leurs intérêts à Madagascar et reparlent des persécutions imagi-
naires infligées à leurs missionnaires et à leurs sujets hindous,
il n'est pas inutile de rappeler le traitement infligé dans
l'Ouganda aux missions et aux intérêts français. Combien
vives eussent été les réclamations anglaises si, à l'exemple du
428 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
capitaine Lugard, un Français eût, en territoire neutre, mo-
lesté les missions britanniques et massacré leurs partisans !
En même temps qu'il semait la division dans l'Ouganda,
le capitaine Lugard faisait la conquête de l'Ounyoro et couvrait
les deux pays d'un réseau de postes destinés à affirmer la
domination anglaise. L'occupation de ces postes fut confiée
aux anciens soldats d'Émin pacha, levés dans le pays.
Cette conquête de l'Ounyoro n'alla point sans quelques dif-
ficultés.
Le roi Kabaréga, inquiet pour lui-même après les trai-
tements qu'il avait vu infliger à son voisin Mouanga, avait
mis ses forces en mouvement et menaçait l'Ouganda. Il fallut,
dans le courant de 1893, diriger contre lui le major Owen,
qui le battit et occupa le pays par des postes fortifiés. Ces
postes formaient, avec ceux de l'Ouganda, deux lignes con-
tinues partant de Kibero, sur le lac Albert, l'une allant vers
le lac Victoria (postes de Kitanva, Hoïma, Kafou et Nakamba)
et l'autre vers le Nil (postes de Masindi et Mrali, près du lac
Kiodja). Une mission, sous les ordres du major Cunningham,
fut dirigée, le 8 janvier 1895, de Kibero sur Ouadelaï et, de là,
sur Doufilé où elle arrivait le 14 janvier, après avoir reconnu
le cours du Nil, puis elle rentrait à Hoïma.
Depuis 1895, le pays était resté à peu près calme; mais
Mouanga, très aimé de son peuple, ne pouvait se résoudre au
sort qui lui était fait. On avait installé auprès de lui deux
premiers ministres, l'un catholique, l'autre protestant,
chargés de le surveiller, qui signalèrent, dès le commence-
ment de 1897, les intrigues que le roi nouait avec ses parti-
sans dans le Boudou. On n'y prit pas garde, mais bientôt on
apprit la fuite de Mouanga, qui, parti le 6 juillet 1897, en canot,
sur le lac Victoria, fut rejoint, au Boudou, par une foule de
partisans de toutes religions et même par des contingents des
pays voisins.
Le major Terron se trouvait alors vers le Nord, d'où il fut
rappelé pour marcher contre Mouanga. Il le rejoignit, accom-
pagné d'un bataillon de Soudanais et d'une armée de Bagandas
estes fidèles, et lui livra, le 20 juillet, une bataille achar-
EST AFRICAIN ANGLAIS 429
née, à la suite de laquelle il le repoussa sur Malongo, où il lui
fit subir, le 29 juillet, une nouvelle défaite. Mouanga, aban-
donné de ses partisans, qui se dispersèrent, se réfugia en
territoire allemand.
Une accalmie se produisit alors. Les Anglais en profitèrent
pour organiser, sous le commandement du major Mac-Donald,
une expédition forte de plusieurs centaines de Soudanais qui
devait descendre le Nil, tacher de rejoindre l'expédition anglo-
égyptienne envoyée vers Khartoum, ou tout au moins essayer
une diversion sur les derrières des Derviches.
Cette expédition allait se mettre en marche en octobre 1897,
lorsque les Soudanais qui la composaient, anciens soldats
d'Émin pacha, mécontents des marches continuelles qu'on
leur faisait exécuter depuis longtemps d'un bout à l'autre de
la région des Lacs, se révoltèrent au nombre d'environ 200.
C'étaient de bons soldats, habitués depuis longtemps à la
vie militaire, mais dont on avait abusé en les tenant con-
stamment en expédition. Envoyés d'abord vers le Congo pour
empêcher les rebelles de l'expédition Dhanis d'entrer sur le
territoire britannique, ils avaient été ensuite dirigés successi-
vement vers le Boudou, puis à 500 kilomètres de là, à Kar-
rondo, du côté de Mombasa, pour rétablir l'ordre, ensuite, de
nouveau vers le Boudou et, enfin, vers le lac Baringo pour
servir d'escorte au major Mac-Donald dans les régions du
Nil.
Fatigués par ces courses continuelles, ils se révoltèrent, se
firent livrer le fort Loubouas par leurs camarades et s'y
enfermèrent après avoir massacré leurs officiers anglais.
Le major Mac-Donald, réunissant les forces qu'il put se
procurer, vint les y assiéger le 19 octobre, et, jusqu'au 28 no-
vembre, ce furent des combats continuels qui coûtèrent de
grosses pertes aux Anglais. Il fallait empêcher les rebelles de
passer le Nil et de rejoindre le reste des troupes soudanaises
de l'Ouganda, environ 1.G00 Soudanais, sur lesquels il était
téméraire de compter.
Le 9 janvier, pendant la nuit, les rebelles quittèrent le fort
Loubouas et passèrent le Nil, marchant du côté de Mengo,
430 l'afrique politique en 1900
capitale de l'Ouganda. La marche du lieutenant Harrisson,
envoyé au-devant d'eux, fit changer leurs projets. Ils se
dirigèrent vers l'Ounyoro, par la rive droite du Nil, afin d'y
retrouver le roi Kabarega. Rejoints par le lieutenant Har-
risson, le 23 février, au fort M'Ruli, à lest du lac Kiodja, ils y
essuyèrent, après une bataille acharnée, une défaite san-
glante qui calma les inquiétudes des Anglais.
La situation, à ce moment, était, en effet, critique. Ils ne
restait plus dans l'Ouganda en effervescence que 850 Sou-
danais fidèles, et Kabarega montrait les dispositions les plus
hostiles. On avait dû demander 800 hommes de renfort de
troupes indiennes qui n'arrivèrent qu'après la victoire du
lieutenant Harrisson.
Les rebelles, rejetés dans les marais du lac Kiodja, se dis-
persèrent et rejoignirent plus tard l'Ounyoro.
Cette campagne avait coûté aux Anglais plus de 500 hom-
mes, et il fut heureux pour eux que l'Ouganda eût été pacifié
à l'avance. Aucun mouvement ne s'y produisit. Seule la gar-
nison de Kampala avait donné quelques inquiétudes depuis la
défaite de Mouanga, mais elle n'avait pas tardé à faire sa sou-
mission.
L'expédition Mac-Donald fut alors reprise. Malgré de
nouvelles révoltes qui ensanglantaient l'Ouganda depuis le
mois de juillet 1898, les débris de la première mission Mac-
Donald, réorganisés sous le commandement du major
Martyr, se mirent en route pour descendre le Nil dans le
courant du mois d'août. A ce moment, l'Ounyoro, comme
l'Ouganda, entrait en rébellion, et les pays du nord de l'Ou-
ganda étaient ravagés par les révoltés, qui se dispersèrent
devant les troupes anglaises pour se reformer dans l'Ounyoro,
sous la direction de Kabarega. Malgré cette révolte, les troupes
anglo-indiennes, descendant le Nil, arrivaient au commen-
cement d'octobre à Doufilé, après avoir passé à Ouadelaï et
fondé des postes plus à l'est, à Fatiko et Faradjok. De son côté,
au mois de novembre 1898, le major Mac-Donald était chargé
d'établir deux lignes de postes allant, d'une part, du haut Nil
EST AFRICAIN ANGLAIS 431
aulacRuclolph et, d'autre part, du lac Rudolph à la rivière
Sobat et au Nil de Fachoda. La jonction du Soudan égyptien à
l'Ouganda paraissait ainsi assurée.
Le major Martyr, après avoir poussé jusqu'à Bedden, par
la voie du Nil, avec 600 hommes, prit ensuite la rive gauche
du fleuve et fit sa jonction, à Redjaf, avec le commandant
Hanolet, des troupes congolaises. Mais il ne put pousser bien
au delà de ce point à cause de l'impossibilité de naviguer sur
le Nil, couvert de sedd, masses d'herbages infranchissables
aux bateaux. Il se contenta, ainsi qu'il l'annonça au mois de
septembre dernier, de fonder des postes le long du Nil, jalon-
nant ainsi sa ligne de communication avec l'Ouganda. De
Fachoda à Redjaf, sur 350 milles environ, le pays est donc
resté jusqu'à ce jour inoccupé par les Anglais.
Pendant ce temps, l'Ounyoro et l'Ouganda restaient insou-
mis.
Les rebelles, dirigés par Kabarega et Mouanga, et les Sou-
danais révoltés tenaient la brousse, épuisaient les troupes
anglo-indiennes par une guerre de guérillas. Une expédition
anglaise, celle du capitaine Kirk-Patrick, était massacrée à la
sortie du lac Albert. Les forces anglaises, commandées par le
colonel Evatt, réussirent cependant à atteindre les deux chefs
rebelles, et, après une lutte qui coûta 300 hommes aux révol-
tés, les firent prisonniers. Il est probable que le pays va faire
sa soumission, bien qu'on ait signalé un centre de résistance
sérieux dans la forêt de Boudouga, près du lac Albert.
Tout récemment le gouvernement de l'Ouganda a été confié
à sir Harry Johnston qui cumule les pouvoirs civils et mili-
taires et sur lequel on compte pour rehausser, dans cette par-
tie de l'Afrique, le prestige de l'Angleterre compromis par les
révoltes locales aussi bien que par les insuccès de la guerre du
Transvaal.
On voit, par ce qui précède, qu'avec une politique plus
ferme et plus continue, l'Ouganda aurait pu devenir une pos-
session française.
432 l'afrique politique en 1900
L'Ouganda à la France, c'était l'Angleterre coupée de
l'Egypte vers le Sud, ou n'y accédant que par une étroite
bande de territoires peu connus et contestés par l'Abys-
sinie. C'était une position de flanc éminemment efficace
pour une action intérieure vers le Congo et l'Est africain
tout entier. Les Anglais ne s'y sont pas trompés : leur
hâte à refouler l'influence française, leur ténacité à orga-
niser et à pacifier le pays sont la meilleure preuve du prix
qu'ils ont attaché dès le début à la possession de la région
des Lacs.
L'Ouganda est aujourd'hui possession anglaise, et l'Angle-
terre, on peut en être sûr, ne manquera pas de tirer parti de
toutes les richesses de ce pays.
Au nord de l'Ouganda commencent les territoires jadis sou-
mis à la domination égyptienne. Ce sont ces territoires dont
l'Angleterre nous a interdit l'occupation sous les prétextes
énumérés dans un chapitre précédent, en réalité pour at-
tendre le moment favorable de les occuper elle-même.
Du côté de l'Abyssinie et du fleuve Djouba, il ne semble pas
que l'activité anglaise se soit beaucoup exercée jusqu'ici, bien
que la Compagnie de l'Est africain se fût réservée, lors des con-
ventions de délimitation avec l'Italie, le droit de pousser ses
opérations au delà de la Djouba. Il n'y a à signaler dans ces
régions qu'une révolte des Ogaden du Jubaland, péniblement
réprimée en 1898.
En résumé, grâce à sa belle position et à la possession de
Zanzibar, qui tend à se développer de plus en plus, les pos-
sessions de l'Est africain anglais paraissent avoir un bel ave-
nir, malgré les déceptions causées par les premiers essais de
colonisation. L'émigration indienne, favorisée par les An-
glais, permettra peut-être de donner le premier élan à la colo-
nie. La voie ferrée de Monbasa au lac Victoria servira à
drainer les denrées des pays voisins; puis, prolongée jus-
qu'au Nil, elle permettra d'établir une ligne mixte de
communication des bords de la Méditerranée à ceux de
EST AFRICAIN ANGLAIS 433
l'océan Indien, en attendant son raccordement avec le réseau
égyptien (1).
Les travaux, commencés à la fin de 1890, sont entrés depuis
1896 dans une période d'exécution active, malgré les difficul-
tés rencontrées dans le recrutement des ouvriers. On a dû, en
avril 1896, faire venir à grands frais 1.100 coolies de llnde, les
indigènes fournissant un travail insuffisant. Depuis lors les
coolies tirés de l'Inde se sont élevés à 13.000. Depuis longtemps
une route relie Mombasa à Port-Alice sur le lac Victoria et
250 kilomètres de voie ferrée étaient déjà terminés à la fin de
1898, dépassant, à l'altitude de 500 mètres, la rivière Tsavo.
A la suite de nombreuses reconnaissances, la longueur totale
de la ligne a pu être réduite à 880 kilomètres et il a été décidé
de faire aboutir la ligne à Port-Florence.
La partie la plus facile, de Mombasa à Nyrobi,dans une con-
trée assez plane, a progressé rapidement malgré le climat; on
a pu poser le rail à une vitesse qui atteint 2.250 mètres par
jour et le prix du kilomètre s'est établi, en moyenne, à environ
72.000 francs. Actuellement la plate-forme s'avance jusqu'à
Kikuyu ; mais, à partir de Nyrobi, localité désignée conime
devant être le futur point de raccordement du Transafricain,
le pays devient beaucoup plus difficile : les altitudes dépassent
3.000 mètres, exigeant des funiculaires, et de nombreux ouvra-
ges d'art vont devenir nécessaires.
Malgré l'active impulsion donnée aux travaux, on ne saurait
compter sur une excessive rapidité d'exécution en raison du
terrain, du climat et de la turbulence des indigènes ; ceux-ci,
décimés par la variole et la famine qui, sur une population
d'un million d'individus, leur a enlevé depuis un an plus de
60.000 personnes, éprouvés d'autre part par la peste bovine
qui ruine leurs troupeaux, obligent la compagnie du chemin
de fer à une surveillance incessante et onéreuse.
(1) Exercice 1897-98. — Importations : t. 464. 826 roupies contre 3.92o.y97 en
1890-9"; exportations : 1.089.266 roupies contre 1.172.02b" on 181». 97.
Revenus du même exercice... 7!>!>.17.'> francs.
Dépenses 3.343.075 —
Sur 196. (530 tonneaux entrés dans le port de Mombasa en 1897-98, 42.400 étaient
de provenance allemande.
Atr. polit. 28
434 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 11)00
Quoi qu'il en soit, la zone de la mouche tsétsé est aujourd'hui
traversée et les chevaux peuvent parvenir dans l'Ouganda ; la
ténacité anglo-saxonne fera le reste, s'imposant une fois de
plus en exemple aux Français, figés devant leur Transsaharien,
d'exécution bien plus facile et bien moins dispendieuse.
Tel qu'il est, l'Est africain britannique est un pays utile au
développement du plan de domination africaine cher aux
Anglais. Avant la déclaration du 21 mars 1899, ceux-ci pou-
vaient espérer joindre le Darfour à leurs possessions du Niger,
et des tentatives avaient déjà été prévues dans ce but. Il a fallu
se limiter et abandonner le Ouadaï à la France. On a renoncé
par cela même, mais non sans arrière-pensée, à enserrer les
territoires africains entre les branches d'une étoile triangu-
laire formée par des zones de pays anglais, ayant pour centre
le Soudan égyptien et pour extrémités l'Egypte, le Niger et
l'Est africain.
L'ambition britannique, quoique réduite, est encore colos-
sale. L'Abyssinie et le pays des Somalis sont investis étroite-
ment et menacés de se trouver bientôt, comme le Transvaal,
dans la dépendance économique, sinon politique, de l'Angle-
terre. Comprimées entre ce bloc de possessions et les territoires
de l'Afrique australe, entre la Nigeria et le Maroc, où les An-
glais menacent de prendre pied, les autres colonies européen-
nes auront certainement du mal à se développer et seront elles-
mêmes peu à peu menacées d'une absorption tout au moins
partielle.
Ce jour-là , les Anglais pourront envisager avec moins
d'amertume la perte des Indes, qui seront peut-être tombées
avant longtemps dans la servitude économique des peuples de
l'Extrême-Orient. Ils auront trouvé, par la possession de
l'Afrique, le moyen de les remplacer en vue d'assurer les dé-
bouchés nécessaires à leur industrie et à leur commerce.
RÉGION DES SOMALIS 435
Région des Somalis.
Zones d'influenee anglaise et italienne.
C'est la région, de forme triangulaire, qui a pour base le
fleuve Djouba et pour sommet le cap Guardafui.
Si l'on en retranche le protectorat anglais de la côte méri-
dionale du golfe d'Aden, tout ce vaste pays se trouve placé
dans la sphère d'influence italienne. Cette influence s'est d'ail-
leurs peu fait sentir jusqu'ici, sauf par la conclusion de trai-
tés de protectorat avec quelques chefs du pays et notamment
avec le sultan d'Hopia (1889).
La zone italienne est délimitée, du côté de l'Est africain an-
glais, par les conventions des 23 mars et 15 avril 1891, avec
cette réserve que la Compagnie anglaise de l'Afrique orientale,
qui depuis lors a cessé ses opérations, avait le droit de pour-
suivre ses entreprises commerciales dans la région italienne.
Celle-ci renferme deux catégories de territoires : ceux qui
bordent l'océan Indien et qui, près de la mer, sont couverts
de dunes et, plus à l'intérieur, sont arides et souvent dessé-
chés ; l'hinterland, qui renferme les riches contrées du pays
des Gallas et du Harrar, pays abyssins, et la région du Kafla.
Le plateau d'Ogaden, qui s'étend entre les deux régions et qui
a une altitude moyenne de 1 .000 mètres, est à peu près désert.
Jusqu'ici, l'Italie n'a pour ainsi dire rien fait pour cette
nouvelle colonie, qui ne parait pas présenter de grands élé-
ments d'avenir. Elle est d'ailleurs étroitement limitée parles
possessions anglaises de Zeïla et Berbera, et les territoires
français d'Obock-Djibouti, servant de débouchés à la presque
totalité du commerce de l'intérieur.
Les territoires anglais sont délimités par le protocole du
5 mai 1894, qui fixe des limites précises à la sphère d'influence
436 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
italienne, mais qui lui cède tous les droits que l'Angleterre
possédait sur l'hinterland, et en particulier sur le Harrar, par
suite d'une convention antérieure avec la France. On verra
plus loin ce que pense Ménélik de ce traité.
Les divers ports de la côte anglaise sont les débouchés natu-
rels du pays des Somalis. Ce sont les ports de Zeïla, Bulhar,
Bernera et Karam, qui font chaque année un commerce d'en-
viron 12 millions.
Ces régions sont, par leur situation, un peu extérieures à
l'Afrique, à laquelle elles se rattachent par l'Abyssinie et par
les territoires voisins du fleuve Djouba. Leur fertilité intermit-
tente, la faible densité de leur population, encore sauvage, ne
permettent pas de penser qu'ils pourront se développer sans
de sérieux efforts.
La mission Rennel Rodd, envoyée auprès du négus, a eu pour
effet de faire admettre par Ménélik la délimitation de la côte
anglaise des Somalis et la cession à l'Angleterre d'une bande
de terrain de 50 à 60 kilomètres le long de la côte. Celle-ci était
sous la dépendance du ministère des Indes, qui en a transmis,
en septembre 1898, l'administration au Foreign Office.
On n'est pas sans inquiétudes, en Angleterre, sur le sort de
cette colonie, pressée entre la zone italienne, le Harrar et la côte
française des Somalis. Le développement du port de Djibouti
et, plus encore, le chemin de fer de Djibouti à Harrar et prolon-
gements menacent sérieusement les ports anglais de la côte et
notamment le port de Zeïla. Cest dans ces faits, autant que
dans l'importance stratégique de notre possession d'Obock.
qu'il faut chercher les motifs du désir des Anglais de se faire
céder cette colonie.
La question de cette cession, lancée à travers l'opinion
comme celle de Terre-Neuve, au moment des affaires de
Fachoda, trouve en Angleterre des partisans d'autant plus
nombreux qu'il s'agit non seulement de la possession des
rives du détroit de Bab-el-Mandeb, mais plus encore de l'inves-
tissement de l'Abyssinie.
Au mois de septembre dernier, des troupes britanniques
envoyées d'Aden et de l'Inde débarquèrent dans la colonie.
RÉGION DES SOMALIS 437
Un mahdi s'était, parait-il, révélé aux populations de l'inté-
rieur qui se montraient réfractaires à l'influence anglaise. Cer-
taines personnes virent dans ce déploiement de forces le résul-
tat de la crainte inspirée aux négociants anglais par les suites
de la guerre du Transvaal, la menace d'une intervention et
l'activité déployée dans la construction du chemin de fer du
Harrar.
Ce rassemblement de troupes qui pourrait, en se portant
vers notre colonie, priver facilement notre marine de son prin-
cipal point de ravitaillement dans ces parages, mérite d'atti-
rer l'attention sur la nécessité de renforcer les défenses actives
et passives de notre nouveau point d'appui.
Les troupes anglaises, qui parurent à Ménélik avoir un tout
autre objectif que le mahdi signalé à l'attention de l'Europe,
furent activement surveillées par les o.OOOAbyssins du dedjaz
Berrato. Depuis lors les insuccès subis au Transvaal ont tout
fait rentrer dans l'ordre sur la frontière abyssine.
Du côté de la zone italienne, il n'y a que peu d'événements à
signaler dans ces dernières années. La possession même de
l'hinterlandest contestée par Ménélik, qui pense à reconstituer
de ce côté le territoire éthiopien et à reconquérir les antiques
frontières de son empire. Ces territoires ont fait l'objet de plu-
sieurs explorations italiennes qui ont eu des destins divers.
Une de ces missions, sous les ordres du capitaine Boltego,
avait pour objet de rechercher les moyens d'attirer vers Lugh
le commerce des régions des lacs Rudolph et Stéphanie. La
mission se dirigea d'abord de Sancurar, d'où elle partit le 22
février 1896, sur le Daka, puis chez les Amar. Elle remontait
■ensuite vers le Nord et, par le lac Pagadi, atteignait le fleuve
Omo en juillet 189G.
Elle échappait ensuite à la poursuite du sultan Djimma et du
ras Uold Ghirghiz et se réfugiait vers le lac Rudolph. De là, elle
se rendit au nord du lac Stéphanie, remonta le Sagan, puis con-
tinua vers le Nord par la rive ouest du lac Rudolph. Elle se diri-
gea ensuite sur Sajo et de là sur Gobo, où elle fut détruite le
17 mars 1897 par une attaque des gens du degiasmac de Lega.
Deux officiers italiens seulement échappèrent, mais presque
438 l'afriqle politique ex 1900
tout le personnel de la mission, 60 personnes sur 86, fut
massacré. Les deux officiers survivants furent remis à Ménélik,
qui ordonna, le 22 juin, leur rapatriement. La plupart des
collections recueillies par la mission put être sauvée.
Vers la même époque, M. Cecchi, consul général d'Italie à
Zanzibar, accompagné de deux officiers, effectuait une tournée
sur la côte somali. A environ 20 kilomètres de Magadoxo,
dans la nuit du 26 au 27 octobre 1897, son campement fut
assailli par un millier de Somalis et presque tout son per-
sonnel massacré. Quelques indigènes et deux marins italiens
réussirent à s'échapper.
Une petite expédition, organisée pour venger cet échec, fut
envoyée contre les Somalis. Après avoir dispersé les indigè-
nes, non sans éprouver des pertes, et brûlé plusieurs villages,
elle regagna la côte, rapportant quelques objets provenant de
l'expédition Cecchi.
Ces événements ont montré que les Somalis sont, ainsi qu'on
en avait déjà eu des preuves, réfractaires à toute influence
étrangère. Le sultan de Zanzibar, autrefois maître de la côte, en
fit souvent l'expérience, et il semble qu'il faudrait des moyens
plus puissants que ceux employés par les Italiens pour venir
à bout de ces populations et leur imposer une civilisation
qu'elles ne paraissent pas beaucoup apprécier.
CÔTE FRANÇAISE DES S0MAL1S 439
Côte française des Somalis et dépendances.
Obock et Djibouti. — Leur importance. — Avenir de la colonie.
Par décret du 20 mai 1896, le territoire d'Obock, ainsi que
les protectorats de Tadjourah et des pays danakils, sont réunis
au protectorat de la côte des Somalis au point de vue adminis-
tratif, judiciaire et financier. Ils forment ensemble une colonie
appelée Côte française des Somalis et dépendances.
Le chef-lieu de la colonie est Djibouti, la meilleure rade de la
côte, qui est devenue, depuis le 12 novembre 1895, l'escale de
la Compagnie des Messageries maritimes (ligne de la Réunion
par la côte d'Afrique et Madagascar).
Obock avait pris de l'importance dans ces dernières années,
comme point de ravitaillement. Il servait de dépôt de vivres,
d'eau et de charbon à notre marine militaire, à qui les Anglais
avaient refusé du charbon à Aden, pendant la campagne contre
la Chine en 1884. Cette escale, importante au point de vue stra-
tégique, a été tout récemment érigée en point d'appui de la
flotte.
Les communications avec l'intérieur sont plus importantes
par Djibouti que par Obock, et le mouvement commercial de
Djibouti augmente tous les jours. Le cable d'AdenàObock par
Perim est continué jusqu'à Djibouti. Mais les caravanes venant
des pays voisins du Nil Bleu, et même du Harrar, prennent
encore le chemin de Zeïla et Berbera. On a cependant établi
une ligne de caravanes avec le Choa, et l'on espère pouvoir, le
chemin de fer aidant, détourner des territoires anglais la plus
grande partie de leur commerce de transit.
La mission Lagarde, envoyée au négus au mois de mars
1897, a pu obtenir un traité de commerce qui autorise M. Ilg à
créer la Compagnie impériale des chemins de fer éthiopiens
440 l'afrique politique en 1900
et à construire la ligne de Djibouti à Harrar avec prolongement
sur Entotto, le Kaffa et le Nil Blanc. Les détails de ce traité sont
exposés dans le chapitre relatif à l'Abyssinie. Le chemin de
fer a été poussé activement depuis sa concession, et il est ter-
miné actuellement sur une longueur de 130 kilomètres.
Cette voie ferrée excite les plus vives appréhensions des An-
glais, et sa contruction n'est pas étrangère aux bruits récem-
ment répandus de l'acquisition de notre colonie, ardemment
désirée par l'Angleterre. Mais les propositions anglaises, si elles
se produisent officiellement, ne peuventmanquer d'être repous-
sées, car, par sa situation même et surtout depuis le développe-
ment pris par notre Indo-Chine et par Madagascar, la posses-
sion de la côte des Somalis devient de plus en plus indispensable
au rayonnement de notre influence et à la libre action de nos
flottes.
La colonie tire en effet de sa situation au débouché de la mer
Rouge, à proximité d'Aden et de Perim, une haute importance
stratégique. Elle est délimitée au Nord par le cap Doumeïrah
dans le sultanat de Raheita. Le cap Doumeïrah est une position
importante, située en face de Perim, et dominant la passe oc-
cidentale, de 11 milles de large, du détroit de Bab-el-Mandeb.
La passe orientale, large de 2 milles, est la plus fréquentée, et
est dominée du côté de l'Arabie par le promontoire de Cheik-
Saïd, qui a été acheté en 1868 par une Compagnie marseillaise
et qui est occupé par quelques soldats turcs.
Voici sur le détroit de Bab-el-Mandeb des renseignements
intéressants tirés d'une notice de M. Romanet du Caillaud :
Le détroit de Bab-el-Mandeb, par lequel la mer Rouge s'ouvre
sur l'océan Indien, a 14 milles de large ; l'île anglaise de Perim est
en travers et la partage en deux passes. La grande passe, du côté
de l'Afrique, ail milles; mais, les fonds se relevant près de la côte,
elle n'est navigable que sur une largeur de 7 milles. La petite passe,
entre Perim et la côte arabique, n'a qu'un mille et demi ; elle est
la plus sûre et la seule utilisée en toute saison.
L'île de Perim, que les Anglais occupent depuis 1859, est un
rocher absolument aride, en forme de croissant. Son port, ouvert
du côté du sud, offre, il est vrai, des profondeurs de 8 à 15 mètres,
mais le point culminant de Perim n'a que 65 mètres d'altitude. Or
CÔTE FRANÇAISE DES SOMALIS 441
le point culminant du massif de Bab el-Mandeb, situé à peu de
distance de la petite passe, a 270 mètres de haut. Le Bab-el-Mandeb
domine donc absolument la petite passe.
A l'ouest du mont Mankhali, le promontoire oriental qui forme
la baie de Cheik-Malou a des sommets fort remarquables : l'un, de
50 mètres, esta 75 mètres de la mer; l'autre, de 91 mètres, est à
200 mètres ; puis, en s'éloignant de la rive, on trouve les cotes de
99 et de 137 mètres.
L'éperon occidental de cette même baie de Cheik-Malou n'est
autre que le cap Bab-el-Mandeb.
Son extrémité est une île reliée au continent à marée basse ; on
l'appelle l'île aux Huîtres ou l'île du Pilote. C'est là que se trouve le
tombeau de Cheik-Malou. Le sommet de cette île est de 17 mè-
tres.
Le premier sommet du cap Bab-el-Mandeb, distant de 160 mètres
de la mer, est à une altitude de 61 mètres.
La France est maîtresse de la rive africaine du détroit de Bab-el-
Mandeb ; le territoire d'Obock s'étend jusqu'au cap Deumeïrah et
comprend le cap Sejarn et les îles Subach, clefs de la grande passe
du côté du continent. Quant au massif de Bab-el-Mandeb, il sur-
plombe, pour ainsi dire, la position de l'île anglaise de Perim.
Le centre de la rade de Perim est à 5 milles (soit 9 kilomètres) du
mont Mankhali. De ce côté, cette rade n'est protégée que par une
colline de 50 à 60 mètres de haut, défilé bien impuissant contre
les batteries à longue portée établies sur un sommet de 270 mètres.
Un établissement de marine militaire unique au monde pourrait
être créé dans la lagune qui s'étend au nord-est de Cheik-Saïd.
Le fond de cette lagune est sablonneux et serait facilement appro-
fondi ; on pourrait donc y creuser un vaste bassin intérieur de
1.500 hectares et au delà, si c'était nécessaire.
Une jetée, dirigée de l'est à l'ouest, protégerait l'entrée du côté
de la mer Bouge contre l'envahissement des sables poussés parla
mousson du nord.
Un canal de 2 kilomètres, creusé dans le sable, rétablissant
l'ancien détroit, pourrait relier ce bassin à l'océan Indien.
Là encore, pour obvier aux ensablements creusés par la mousson
du sud, une jetée devrait être créée.
C'est ainsi que Cheik-Saïd peut devenir une station navale de
premier ordre.
A la suite d'un dissentiment survenu, au mois de novembre
1898, entre agents français et italiens, au sujet de la délimi-
tation de la frontière à partir du ras Doumeïrah, des pourpar-
lers furent engagés entre les deux gouvernements et abouti-
442 l'afriqle politique en 1900
rent aussitôt à une entente aux termes de laquelle le versant
sud du ras Doumeïrah appartiendrait à la France. Une com-
mission de délimitation fut nommée et, du côté français, le
lieutenant Blondiaux désigné pour opérer l'abornement. Les
travaux de la commission se terminaient, au mois d'août 1899,
par le tracé d'une frontière suivant la ligne des hauteurs du
cap Doumeïrah, mais laissant encore en litige l'île Doumeïrah
située en face du cap.
Au Sud, le territoire français se termine au ras Djibouti et au
puits d'Hadou. Il comprend les protectorats de Tadjourah,
d'Ambalo, de Sagallo. du Gubet-Kharab et de la côte de
Djibouti.
Sa superficie totale est d'environ 120.000 kilomètres carrés,
par suite des conventions passées avec les indigènes, et sa po-
pulation est d'environ 200.000 habitants.
Le grand ennemi de la colonie est la chaleur, qui s'élève à
Obock jusqu'à 48° et descend rarement au-dessous de 17°. La
bonne saison dure d'octobre au mois de mai; la température
oscille alors autour de 25°. Il pleut cependant assez souvent à
Obock.
Un décret du 3 mars 1886 a créé à Obock un dépôt de con-
damnés aux travaux forcés de race arabe; puis on y a prévu
l'envoi de tous les condamnés africains ou indiens. Un autre
décret du 22 octobre 1887 y a réglé la transportation annamite.
On a renoncé depuis lors à y interner des arabes au milieu d'un
pays musulman. Les détenus ont exécuté dans la colonie des
travaux d'utilité publique tels qu'une digue, un quai, des jar-
dins et l'hôtel du gouverneur.
La proximité de l'Abyssinie, du Harrar et du pays des Gallas
donne à notre colonie d'Obock une importance toute spéciale.
Nos bonnes relations ininterrompues avec Ménélik et l'éloi-
gnement dont fait preuve l'empereur pour les Italiens et les
Anglais nous permettront d'attirer vers le golfe de Tadjourah
les denrées des pays voisins. On a eu l'occasion de parler plus
haut des convoitises anglaises et des craintes qu'avait fait naître
le débarquement de troupes, récemment opéré, au mois de sep-
tembre dernier, dans la Somalie britannique. Cet avertisse-
CÔTE FRANÇAISE DES SOMALIS 443
ment ne doit pas être perdu, en raison des nombreuses précau-
tions qu'il est nécessaire de prendre dans ces parages actuel-
lement livrés à la domination anglaise.
La route de Djibouti à Harrar est fréquentée par les cara-
vanes, et celle d'Abyssinie au golfe de Tadjourah, parla vallée
de l'Haouach, est une des meilleures du pays. La création d'une
voie ferrée de pénétration augmentera encore l'importance de
la colonie. Tous nos soins doivent tendre aujourd'hui, non
plus à agrandir un territoire dont les limites sont fixées, mais
surtout à le défendre et à en faire le débouché le plus commode
de l'Abyssinie.
Au point de vue stratégique, Djibouti tend à devenir pour la
France ce qu'Aden est pour l'Angleterre, mais avec un climat
meilleur et des ressources agricoles plus considérables. Son
importance se développera rapidement, en même temps que
les relations avec nos possessions de l'Extrême-Orient et de
l'océan Indien.
444 l'afriqle politique en 1900
Erythrée et Ethiopie.
Historique sommaire. — Expédition italienne de 1895-96. — L'armée du négus. —
Amba-Alaghi. — Makallé. — Adoua. — Adigrat. — Kassala. — Influence des
événements d'Abyssinie sur la politique européenne. — Politique des Français,
Anglais et Italiens en Abyssinie. — Importance et développement de l'empire
d'Ethiopie.
Les événements qui se sont déroulés dans la colonie ita-
lienne d'Erythrée, en 1895 et 1896, ont eu sur la politique
européenne une influence telle que nous sommes tenus de les
énumérer avec quelques détails.
La politique des peuples de l'Europe est actuellement si en-
chevêtrée, les conflits d'intérêts touchent à des questions si
nombreuses qu'un succès ou un échec d'une nation quel-
conque dans une entreprise coloniale a une répercussion im-
médiate et forcée sur sa politique générale.
C'est ce qui s'est produit lors des entreprises de l'Italie en
Erythrée; c'est aussi ce qui a déterminé cette puissance à
écouter les conseils de l'Angleterre, puis à favoriser les des-
seins des Anglais en Egypte. Plus tard, l'Allemagne se serait
vue obligée, dit-on, en considération de son alliée, à demander
pour elle l'appui de l'Angleterre au Soudan et à se rapprocher
du gouvernement britannique, malgré l'antagonisme créé
entre les cabinets de Berlin et de Londres à l'occasion des
affaires du Transvaal. Cette action des Anglais au Soudan aura
eu pour point de départ les visées de la politique coloniale
italienne et pour résultat la mobilisation diplomatique de
l'Europe entière.
Nous n'entrerons pas dans les détails des premiers événe-
ments qui ont eu pour théâtre l' Abyssinie et l'Erythrée. Il
nous suffira, avant d'arriver aux faits de 1895-1896, d'énu-
mérer brièvement les événements antérieurs.
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 445
C'est le désir de jouer un rôle colonial comme grande puis-
sance, désir légitime d'ailleurs, bien qu'on l'ait qualifié de
mégalomanie, joint à la considération des pertes de forces
résultant d'une émigration intensive (1), qui décida l'Italie,
vers 1884, à chercher des prétextes pour mettre le pied en
Afrique.
A ces motifs, il faut joindre le souvenir de l'occupation de
la Tunisie, la volonté d'augmenter le prestige de l'armée ita-
lienne et de donner confiance au pays, appelé, suivant le désir
de ses gouvernants, à jouer, un jour ou l'autre, un grand rôle
militaire en Europe.
A l'achat de la baie d'Assab par la Compagnie de navigation
Rubattino, en 18G9, succéda, jusqu'en 1884, une longue pé-
riode de recueillement. A ce moment, les Anglais, pour obte-
nir la coopération des Italiens du côlé du Soudan et, plus
encore, leur assentiment — d'aucuns ont dit leur complicité —
dans l'occupation de l'Egypte, les poussèrent à Massaouah, où
ils débarquèrent en février 1885, malgré les protestations du
khédive, que renouvela le sultan, le 13 août 1888.
On doit rappeler ici que les Italiens refusèrent de recon-
naître les droits de la France sur Zoula et Adulis, et que leur
politique trouva à ce moment en Allemagne un appui efficace.
En 1887, premier contact avec les Abyssins, qui, refusant
d'entrer en pourparlers avec les Italiens, bloquent Massaouah,
battent les envahisseurs à Dogali (le 25 janvier 1887) et à Sa-
ganeiti (en août 1888). A ce moment, 20.000 Italiens furent
envoyés à Massaouah, et les généraux Gêné, Saletta, Asinari,
San-Marzano et Baldissera se succédèrent en une année sans
améliorer la situation de la colonie.
C'est à ce moment que la mort du négus Jean, tué par les
(1) L'émigration italienne en 1895 s'est élevée au chiffre de 20;{.781 personnes
contre 22'.').'.S23 en 1894. Plus de 200.000 personnes sont parties pour l'Amérique,
dont lli.OOO pour le Brésil, H. 000 pour les États-Unis et 41.000 pour la Répu-
blique Argentine
Les régions qui donnent le plus d'émigrants sont la Yénétie (113.000), la
Campagne romaine (32.000), le Piémont (26.000), la Lombardie (20.000j. C'est la
Sardaigne qui en fournit le moins (150). Ce sont donc les provinces les plus
riches qui fournissent le plus fort contingent.
446 l'afrique politique en 1900
Derviches à Metemmeh, le 10 mars 1889, et les visées, bientôt
couronnées de succès, de Ménélik sur la tiare d'Abyssinie
donnèrent un nouvel élan aux entreprises des troupes ita-
liennes. Elles occupèrent, en 1889 et 1890, Keren, Asmara et
Adoua, et étendirent leur protectorat depuis Ras-Kassar jus-
qu'au territoire français d'Obock, sur environ 1.100 kilo-
mètres de côtes.
Sur leurs instances, une mission envoyée par Ménélik en
Italie, sous la direction du ras Makonnen, conclut le traité
d'Ucciali (29 septembre 1889). La clause principale de ce
traité, qui devait être le motif des expéditions futures, était
ainsi conçue, dans son texte abyssin ou amharique (art. 17) :
Le roi des rois d'Ethiopie peut demander l'aide du royaume d'Ita-
lie pour les alïaires qu'il aurait avec les autres royaumes d'Europe.
La traduction donnée par le texte italien était :
S. M. le roi des rois d'Ethiopie consent à se servir du gouverne-
ment de S. M. le roi d'Italie pour traiter les aiïaires qu'il aura avec
les autres puissances ou gouvernements.
C'est de l'interprétation de cet article 17 que sont venues les
difficultés entre l'Italie et Ménélik. Ce dernier, qui travaillait
à assurer son autorité en Abyssinie, évitait à ce moment toute
contestation avec les Italiens. Cependant, l'extension de la
colonie jusqu'au Mareb et surtout l'interprétation du traité
d'Ucciali firent naître d'interminables difficultés. C'est à ce
moment que les Italiens, par les conventions du 15 avril et
du 24 mai 1891, délimitèrent avec l'Angleterre, qui reconnut
leur protectorat sur l'Abyssinie, leurs territoires de la pres-
qu'île des Somalis et se préparèrent à l'action militaire qui,
sous les auspices de M. Crispi, revenu au pouvoir, n'allait pas
tarder à s'engager.
Le général Baratieri, envoyé à Massaouah, saisissait l'occa-
sion d'une incursion des Derviches pour les battre à Agordat
en décembre 1893 et occuper Kassala en juillet 1894. C'est le
moment que choisit Ménélik pour dénoncer le traité d'Ucciali.
Le général Baratieri se retourna alors contre le ras Man-
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 447
gâcha, l'ancien rival de Ménélik, alors devenu un de ses plus
fidèles lieutenants, et le battit à Coatit (15 janvier) et à Senafé
(19 janvier 1895).
Ces deux victoires lui valaient, en Italie, une popularité
immense, et M. Crispi lui télégraphiait :
Je me félicite avec toi el avec l'Italie pour les victoires rempor-
tées sur les Abyssins. Nous devons louer non seulement la valeur
des soldats, mais aussi la stratégie du capitaine, qui sut, en vrai
garibaldien, vaincre avec des forces minimes un ennemi plus fort.
Baratieri était rentré à Massaouah lorsqu'il apprit que
Mangacha avait repris la campagne. Il revint alors vers Adi-
grat, place forte située à un nœud remarquable de commu-
nications, s'en empara et poussa un détachement jusqu'à
Autalo et Makallé. Se tournant ensuite vers Adoua, il alla y
faire une entrée triomphale, après avoir proclamé AgosTafari
roi du Tigré à la place de Mangacha.
Le général Baratieri, revenu en Italie, y fut accueilli avec
enthousiasme. A ce moment même, on signalait comme un
fait connu de tous le bruit de la marche de Ménélik accou-
rant du Choa avec toutes ses forces pour venger les défaites
subies par son lieutenant et arrêter les empiétements des
Italiens dans le Tigré, patrie de l'impératrice Taïtou (1).
Un député italien, M. Colajanni, qu'on peut citer parmi les
(1) Voici quel était, à la date du 1er décembre 1895, l'effectif des troupes en
Erythrée [Revue militaire de l'étranger, décembre 1895] :
Troupes ( 1 bataillon de chasseurs
italiennes, i 3 bataillons d'infanterie
„, [8 bataillons d infanterie.
Troupes \ .
» escadron de cavalerie
indigène*, f a . . a,
\ 2 batteries de montagne 24
/ 1 compagnie de carabiniers
Troupes ) i compagnie de canonniers
mixtes, jl compagnie du génie,
compagnie du train.
/!
613 hommes
1.800 —
9.600 hommes
( 72 Italiens)
13b
( 10 — )
248 —
( 22 )
174 hommes
( 80 Italiens)
209
(100 — )
204
(140 — )
203
l 59 — |
Kllectif 13.210 hommes.
Les 16, 18 et 20 décembre 1893, partirent d'Italie cinq bataillons et de l'artil-
lerie qui furent suivis à bref délai par sept autres bataillons et deux batteries,
en sorte que l'effectif ci-dessus se trouva augmenté de 8.000 hommes.
448 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
plus clairvoyants politiques de la péninsule, analysant les
conditions auxquelles fut soumise la politique africaine de
l'Italie, n'hésite pas, en adversaire déclaré des entreprises
coloniales, à déclarer que l'Italie n'était nullement préparée
à entamer la politique d'expansion qui devait l'amener au
désastre d'Adoua.
Il s'appuyait sur l'opinion du ministre Mancini, qui, en
1881, avait dit au Parlement italien : « L'idée de n'im-
porte quelle politique coloniale paraît inféconde, indigne de
nous. »
Il est vrai que Mancini se convertit plus tard, puisqu'il
déclarait au Sénat, en 1885, que l'Italie était « mûre et prépa-
rée pour la politique coloniale II ne lui convient pas de
mener la vie d'une humble Cendrillon ménagère ».
Commençant ses expériences coloniales par l'Erythrée,
l'Italie ne devait pas tarder à s'apercevoir qu'elle se heurtait
à des difficultés redoutables.
Le peuple abyssin, affamé d'indépendance, n'a jamais été ni
conquis ni soumis par personne. Ces montagnards énergiques
et belliqueux ont résisté, grâce à leurs traditions et à leur
sentiment national, à tous les conquérants qui ont voulu,
pendant le cours des siècles, se lancer à l'assaut de leurs
montagnes. L'Egypte ancienne et les Romains renoncent
à sa conquête. Les Arabes et les musulmans se heurtent à
l'Ethiopie nombre de fois sans parvenir à l'entamer sérieu-
sement. Les Anglais eux-mêmes, après avoir mené contre
les Abyssins une coûteuse expédition, se retirent rapidement
de leurs montagnes, évitant avec soin de s'engager à fond.
Plus près de nous, les Égyptiens essuient des désastres sans
précédents aux abords de l'Abyssinie, donnant ainsi la me-
sure de la valeur et de l'organisation, alors peu connue, des
habitants de l'Ethiopie.
Il est inutile de revenir ici sur le système féodal, souvent
décrit, de l'empire abyssin. Mais on lira sans doute avec inté-
rêt lesdétails suivants, donnés par M. Ilg, un ingénieur suisse,
qui est un des agents de Ménélik en Europe, et qui fut un mo-
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 449
ment son ministre des affaires étrangères, au sujet de l'armée
du négus (1).
Les délégués du négus exercent l'autorité administrative et
militaire. Le commandement suprême est exercé par l'empe-
reur (négus negesti), secondé par un grand connétable (ligne
megnas).
Un maréchal (ras) commande l'unité principale et a sous ses
ordres les généraux (dedjamatsch). L'unité tactique est le
bataillon d'environ 1.000 hommes. Son chef (schalleka) est
secondé par des capitaines (weto alleka) qui commandent à
des compagnies de 100 hommes et ont sous leurs ordres deux
lieutenants (amsa alleka) et environ dix chefs d'escouade
(alleka).
Un général commande de quatre à six bataillons. Un ras
dispose de 15.000 à 20.000 hommes.
L'armée est composée de réguliers renforcés par des milices
(guindevel) et des troupes irrégulières (panno) peu discipli-
nées.
Le négus peut, en cas de besoin, ordonner la levée en niasse
(je-ager-tor) de tous les hommes valides. Le soldat s'habille
et s'équipe lui-même; il ne reçoit de l'État qu'un fusil et un
sabre.
L'artillerie comptait, en 1895, quatre batteries de six pièces
de 55 millimètres portées à dos de mulet.
Les services administratifs sont réduits au strict minimum,
l'armée étant toujours suivie par un nombre considérable de
mulets porteurs, de femmes et d'enfants qui jouent le rôle
de pourvoyeurs. Il n'est pas rare aussi que chaque soldat
emmène son mulet, animal qui, en Abyssinie, plus encore
qu'en Europe, est d'une sobriété extraordinaire et n'exige
aucun soin.
€'est la monture nationale, et c'est grâce à elle que les ar-
mées abyssines, quoique nombreuses et encombrées de non-
valeurs, possèdent une mobilité étonnante. Les cavaliers
(1) Conférence faite à Zurich par M. Ilg, en avril 18%.
Air. polit. 29
450 L'AFRIQUE POLITIQl'E EN 1900
choans eux-mêmes emmènent leurs mulets et ne montent à
cheval qu'au moment du combat.
Le négus, en cas de guerre, indique à chaque gouverneur
de province le nombre d'hommes qu'il doit fournir et leur
assigne un rendez-vous. Tel est, dans sa simplicité, le système
d'organisation de l'armée qui fit affluer vers le Tigré, dès le
milieu de 1895, les contingents des provinces de l'Ethiopie.
Ménélik, parti du Choa pour se mettre à la tête de cette armée,
se trouva bientôt le chef de 100.000 hommes, en avant des-
quels les troupes du ras Makonnen, formant une avant-
garde de plus de 15.000 hommes, surprirent, le 7 décembre, à
Amba-Alaghi, les 1.200 indigènes du major Toselli (1). La
défaite des Italiens fut complète et un petit nombre échappa au
massacre. Le général Arimondi, le vainqueur d'Agordat, qui
commandait à Makallé, n'eut même pas le temps de secourir
le major Toselli, qui fut tué ainsi que tous ses officiers, sauf
quatre d'entre eux qui réussirent à s'échapper. Après s'être
porté vers Amba-Alaghi, le général Arimondi rétrograda sur
Makallé et de là sur Adigrat, laissant dans le fort de Makallé
le major Galliano avec un millier d'hommes (2).
(1) Le détachement Toselli comprenait un bataillon indigène et deux sections
d'artillerie de montagne.
(2) Voici une lettre adressée par Ménélik lui-même à un de ses amis d'Europe
qui donne les détails du combat d'Amba-Alaghi :
« Nous Ménélik II, par la grâce de Dieu rofdes rois d'Ethiopie, à M. X...
)) Comment te portes-tu, mon ami? moi, par la grâce de Dieu, je vais bien ainsi
que mes armées.
» Longtemps, j'ai agi avec lenteur, n'étant pas grandement troublé par les
vexations des Italiens et les outrages dont quotidiennement ils souffletaient mes
ras fidèles et loyaux, en leur offrant honteusement de trahir, pour des sommes
d'argent, leur patrie; j'espérais, en agissant ainsi, éviter l'effusion du sang chré-
tien et je pensais que je pourrais patiemment attendre qu'il leur vint de bons
conseils de sagesse de la part des autres puissances européennes. Tu l'espérais
également.
M ô'ant aperçu que ma patience était considérée comme pusillanimité, tandis
qu'elle faisait croire à leur force, je me suis porté vers Ascianghi. Ils sont venus
pour m'y surprendre. Avant que les chefs des troupes que j'avais envoyées en
avant fussent arrivés, l'avant-garde des troupes italiennes, jugeant l'occasion
favorable, se porta rapidement en arrière et occupa le défilé d'Alaghi; l'avant-
garde du ras Mangascia campa aussitôt à Agba. Les Italiens, ayant reconnu le
campement, commencèrent à tirer de loin, et nos soldats, surexcités, sans même
attendre l'arrivée de leurs principaux chefs, engagèrent le combat. C'était le
28 hedar (1 décembre), Dieu nous donna la victoire; les Italiens furent tous
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 451
Pendant que les Italiens se concentraient à Adigrat et à Ada-
gamus, le ras Makonnen investissait Makallé et coupait les con-
duites d'eau qui alimentaient le fort. Il fut bientôt rejoint par
Ménélik avec toutes ses forces.
L'investissement de Makallé et l'impossibilité où se trouvait
le général Baratieri de porter secours au major Galliano, à
cause de la disproportion des forces en présence (1), causèrent
en Italie une énorme impression. On commença à se rendre
compte des difficultés de la situation et des efforts nécessaires
pour en triompher. Ne pouvant admettre la supériorité des
Abyssins, les Italiens préférèrent croire que la France et la
Russie s'employaient à fournir aux négus des armes, des mu-
nitions et même des officiers. Ces bruits, que le gouverne-
ment de M. Crispi laissa s'accréditer, firent naître une cam-
pagne de presse à laquelle les journaux français et russes
eurent la sagesse de ne pas prendre part.
Déjà, après le désastre d'Amba-Alaghi, le général Baldissera
avait été pressenti par le gouvernement italien sur la question
de savoir s'il accepterait de prendre le commandement des
troupes d'Afrique. Mais il exigeait qu'on lui donnât 50.000
hommes, qui représentaient pour l'exercice 1895-1896 une
dépense d'environ 150 millions. Or. le gouvernement n'avait
demandé aux Chambres que 20 millions pour terminer la
campagne. Plutôt que de faire connaître la vérité au pays,
M. Crispi préféra se passer des services du général Baldissera.
détruits. Huit officiers italiens, dont le major Toselli, furent tués; quatre furent
faits prisonniers.
» Le général Baratieri (les Abyssins croyaient à ce moment que le général
Baratieri était à la tète de la colonne de secours, tandis qu'il s'agissait du com-
mandant Galliano', étant venu à leur secours, ne put résister à l'élan de nos
troupes victorieuses et s'enfuit à Makallé pour y chercher aide. Nos troupes l'ont
poursuivi; il est resté dans le fort. Antalo est également tombé entre nos mains
.-ans combat sérieux, et nous y avons pris beaucoup de fusils, de munitions et
deux canons.
» Et maintenant nous sommes en joie. Donne connaissance île ces nouvelles à
tous nos amis aOn qu'ils se réjouissent avec nous.
)) Que Dieu soit loué et nous conserve sa sainte garde!
» Écrit en mon campement d'Ascianghi, le t> lehsas ISSN jj décembre IN'.O >\<-
l'an de grâce. »
(1) Les forces italiennes réunies à Adigrat, vers le lo janvier, étaient évaluées à
•10.000 hommes.
452 l'afriqie politiqie en 1900
Makallé, étroitement bloqué par Ménélik et manquant
d'eau, résista jusqu'au 21 janvier. Depuis le commencement de
janvier, des négociations avaient été entamées pour l'évacua-
tion du fort. Elles furent menées à bien par l'explorateur Fel-
ter, qui était autrefois allé à la cour de Ménélik. On ne connaît
pas exactement les conditions de la capitulation. On sait cepen-
dant que les Italiens obtinrent de se retirer avec armes et
bagages à Adigrat et que Ménélik leur prêta des mulets pour
faciliter leurs transports. Ce qu'on ignore, ce sont les condi-
tions imposées par Ménélik, qui aurait, dit-on, exigé plusieurs
millions. Les troupes italiennes furent accompagnées dans
leur retraite par le ras Makonnen et encadrées pendant la
marche par les troupes abyssines. En arrière s'avançait le
le gros de l'armée du négus, manœuvrant derrière son avant-
garde.
Le major Galliano rejoignit le corps du général Baratieri à
Adagamus, le 30 janvier, avec des troupes fort éprouvées par
les fatigues du siège, pendant que Ménélik marchait sur Hau-
sen, nœud de communication important, à 40 kilomètres au
sud-ouest d' Adigrat.
Les premiers jours de février sécoulèrent, des deux côtés,
dans l'expectative, les Italiens cherchant à améliorer leur
ravitaillement et la défense d'une ligne d'étapes longue de
180 kilomètres, entre Asmara et Adigrat. Ménélik poussa ses
troupes sur Adoua et s'y installa, tandis qu'en première ligne
les ras Makonnen, Mangacha et Aloula harcelaient les Italiens
et tâchaient de les attirer en dehors de leurs positions.
Vers le milieu de février, Ménélik ayant poussé des contin-
gents vers le Mareb, Baratieri vit dans ce mouvement une
menace pour sa ligne de retraite et, d'Adigrat, détacha le
colonel Stevani sur Maïmerat, avec trois bataillons et une
batterie (18 février). Debra-Damo reçut aussi une garnison.
Pendant ce temps, les bandes indigènes à la solde de
l'Italie, travaillées par les émissaires de Ménélik, firent brus-
quement défection (13 février). Le 17 février au matin, un
convoi italien, se retirant du Sud-Ouest sur Adigrat, fut
attaqué par les bandes du ras Sebat et du ras Agos Tafari, qui
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 453
essayèrent de s'emparer du col d'Alequa. Les Italiens
avouèrent 97 morts, 30 blessés et 40 prisonniers.
Cette défection, peu importante par elle-même, eut pour
effet de détacher des Italiens les populations encore indécises
du Tigré, qui virent dans la trahison des deux ras le signe du
déclin de la fortune des envahisseurs de leur pays.
Presque au même moment, un autre convoi était attaqué et
enlevé entre Asmara et Adigrat, sur la ligne de communica-
tion, trop longue pour être efficacement gardée.
Sur la demande du général Baratieri, secondé d'ailleurs par
l'opinion publique, des renforts importants étaient organisés
pour être expédiés à Massaouah. Quatre bataillons étaient
déjà partis de Naples, et suivis, les 17 et 19 février, par six
autres bataillons, deux batteries, une compagnie du génie et
plusieurs centaines de mulets.
En même temps, on se décidait à confier la direction des
opérations au général Baldissera, qui partit aussitôt dans le
plus grand secret. Les vides creusés dans l'armée italienne
depuis le mois de décembre avaient motivé le rappel sous les
drapeaux de 33.000 hommes de la classe 1875 et de 25.000
hommes de la classe 1874, et le départ du général Baldissera
indiquait, à lui seul, que l'envoi des renforts allait continuer.
On décidait, en effet, l'envoi d'une division entière sous le
commandement du général Heusch. Cette division, compre-
nant 12.000 hommes, fut armée du nouveau fusil à petit
calibre. Avec les renforts accessoires, elle devait porter à
50.000 Italiens le chiffre des troupes d'Afrique, non compris
les auxiliaires indigènes (1).
Pendant ce temps, les manœuvres de Ménélik continuaient
autour d' Adigrat par un lent mouvement tournant menaçant
de plus en plus la ligne d'opérations italienne. Le Mareb était
franchi, et l'ancien champ de bataille de Gundet occupé, dès
le 24 février, par les troupes de Mangacha et d'Olié. Le major
Ameglio et plusieurs bataillons étaient aussitôt envoyés vers
I Ce chitïre no f^t jamais atteint. Raldissera n'eut jamais plus de 41.000 Ita
liens à sa disposition.
4oi l'Afrique politique en 1900
Gundet, où l'ennemi se tint sur la défensive, tandis que les ras
Agos et Sebat se dirigeaient vers l'est et le nord d'Adigrat et
tombaient sur la ligne d'opérations italienne. Au même in-
stant, Ménélik faisait annoncer l'envoi de 10.000 hommes pour
occuper l'Aoussa, du côté d'Assab, dont le gouverneur deman-
dait aussitôt des renforts.
Le 25 février, le ras Sebat livrait un combat, au nord-est
d'Adigrat, au colonel Stevani, qui dégageait momentanément
la ligne de communication. Au même moment, pour soutenir
l'action des bataillons envoyés vers le Mareb, et pour inquiéter
Ménélik, Baratieri faisait une démonstration vers Adoua avec
quatorze bataillons. Mais, après avoir constaté les fortes posi-
tions des Abyssins, les Italiens rentrèrent à Adigrat.
Toutes ces manœuvres sans résultat inquiétaient de plus en
plus l'opinion italienne, qui réclamait des mesures énergiques.
Lors de l'embarquement des dernières troupes de la division
Heusch, le 29 février, le roi d'Italie se rendit à Naples pour
encourager les troupes. On avait déjà annoncé le départ du
général Baldissera et fait prévoir l'envoi de nouveaux ren-
forts. Le roi était à peine revenu de Naples que le télégraphe
apportait la nouvelle du désastre d'Adoua.
Depuis la reddition de Makallé, Baratieri, comprenant que
ses forces étaient insuffisantes pour l'offensive, n'eut plus
qu'une pensée : se faire attaquer par Ménélik et se réserver,
pour lui infliger une défaite, les avantages d'une position
fortement organisée. Aussi, nous le voyons, pendant tout le
mois de février, manœuvrer devant son adversaire, qui, de
son côté, imbu de la même idée, cherchait à profiter de sa
supériorité numérique pour menacer les communications de
Baratieri, l'affamer et l'obliger à attaquer.
Ce fut cette dernière tactique qui réussit, grâce à l'avantage
que possédait Ménélik de pouvoir s'approvisionner plus faci-
lement que son adversaire et surtout de pouvoir attendre.
Le 26 février, l'armée italienne faisait des démonstrations
entre Adigrat et Adoua; le 27, le général Baratieri était à Sau-
ria, d'où il faisait opérer une reconnaissance offensive. Le
colonel Stevani surveillait toujours la ligne de retraite vers
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 455
Debra-Damo. où il avait battu la veille le ras Sobat, qui était
venu menacer la ligne d'étapes. Le major Ameglio s'opposait
vers Gundet aux mouvements excentriques des Choans.
Pour intimider Ménélik, le général Baratieri fit incendier tout
le pays. Mais, n'ayant plus même six jours de vivres à sa dis-
position, ne trouvant pas la sécurité pour ses ravitaillements
et ne comptant plus sur des renforts, il dut, le 28 février, se
décider soit à la retraite, soit à une démonstration offensive
qui pût lui permettre de se retirer ensuite en conservant
l'honneur des armes.
Le 28 au soir, il réunit en conseil les généraux; tous se pro-
noncèrent contre la retraite. Dans la nuit, le général Baratieri
se décida à l'offensive et prépara son ordre de mouvement (1).
Ménélik était resté dans la conque d' Adoua, tenant son armée,
estimée par Baratieri à 80.000 hommes au moins, sous la pro-
tection d'avant-gardes placées sur les routes d'Abba-Garima,
de Meriam-Sciavitu et de Darotacle. C'est à ces avant-gardes
que se heurtèrent les Italiens.
Les colonnes italiennes (le général da Bormida à droite, le
général Arimondi au centre, le général Albertone à gauche, le
général Ellena en réserve) partirent le 29. à 9 heures du soir.
(1) Voici cet ordre de mouvement, daté du 29 février 1S% :
« Ce soir, le corps d'opérations marchera de Sauria dans la direction d'Adoua,
formé de la manière suivante :
» Colonne de droite: général da Bormida. — Colonne du centre: général Ari-
mondi. — Colonne de gauche : général Albertone. — Réserve : général Ellena.
» Les colonnes da Bormida, Arimondi, Albertone quitteront leurs campements
à 9 heures du soir. La réserve partira une heure après la colonne du centre.
» La colonne de droite suivra la route du col de Zala, du col Guedam et du col
Rebbi-Arienne.
» La colonne du centre et la réserve suivront la roule Addi-Dichi, Gandabta,
Rebbi-Arienne.
)) La colonne de gauche, la route de Sauria, Addi-Cheras, Chidane-Maret.
)) Le quartier général marchera en fête île la réserve.
)i Objectif : la position formée par les cols de Chidane-.Maret et Rebbi-Arienne,
entre les monts Semaïata et le mont Esciacio, laquelle sera occupée par les bri-
gades Arimondi, Albertone, da Bormida.
» La colonne Arimondi, si deux brigades sont suflîsantes, prendra position en
réserve derrière les deux autres brigades. )>
Suivent les ordres au sujet des vivres et bagages, qui doivent former une colonne
par Maï-Entiscio. On peut reprocher à cet ordre de manquer de précision, de ne
pas prévoir la liaison des colonnes, la coordination des mouvements, les fronts
456 l'Afrique politique en 1900
A 6 h. 30 du matin, le général Albertone, qui s'était impru-
demment avancé sur la route d'Abba-Garima, à 7 kilomètres
au delà du point fixé, sans se relier au général Arimondi, en-
gagea le combat. A 8 h. 30, il demandait des renforts au général
Baratieri, qui, arrivé au mont Raïo, donna des ordres pour le
faire appuyer par la brigade da Bormida. Cette brigade se laisse
attirer dans une direction contraire, avançant isolée pendant
5 kilomètres.
Les brigades Albertone et da Bormida, entourées de toutes
parts, furent presque détruites par les attaques furibondes des
Abyssins. Ceux-ci, rampant comme des panthères, se précipi-
taient à l'arme froide sur les Italiens, qui eurent à peine le
temps de se servir de leurs armes. Les fuyards empêchèrent le
tir de l'artillerie et jetèrent le désordre dans les brigades Ari-
mondi et Ellena, qui s'avançaient au secours des deux autres.
Dès 9 h. 30 du matin, la déroute était complète, et la poursuite,
énergiquement menée par la cavalerie galla, empêcha tout
ralliement. Baratieri se retira presque seul sur Adi-Caïé, où
il arriva le 2 mars à 9 heures du matin après avoir parcouru
120 kilomètres.
successifs à occuper pendant la marche, les haltes aux cours d'une opération
aussi difficile qu'une marche de masse pendant la nuit.
Les troupes dont disposait le général Baratieri sont énumérées ci-après :
Troupe
Officiers
ludions
Indigènes
Pièces
8
1G
10
1) Brigade da Bormida :
7 bataillons, 4 batteries
}"
156
4.132
800
24
2) Brigade Arimondi :
5 bataillons 1/2, 2 batteries
!•■
119
3.576
500
1-2
3) Brigade Albertone :
4 bataillons, 4 batteries
!••
85
287
4.920
16
4) Brigade Ellena :
1 batons, 2 batties à tir rapide
!••
138
4.220
1.100
12
1 compagnie du génie
4
510
180
»
»
Tôt ai
12.441
20.251
7.330
64
On a dit que Baratieri avait déjà appris la nouvelle de son remplacement et le désir
du gouvernement d'obtenir une victoire pour la rentrée du Parlement le 3 mars.
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 457
Les Italiens perdirent 10.500 hommes tués ou blessés, 2.000
prisonniers, toute leur artillerie et leurs bagages. Leur armée
n'existait plus, et, les jours suivants, les fuyards qui avaient
pu échapper à la cavalerie galla et aux gens du pays, arrivèrent
peu à peu à Asmara (1).
La colonie d'Erythrée était à la discrétion de Ménélik, qui
dédaigna de pousser ses succès plus avant.
La nouvelle de la bataille d'Adoua, parvenue en Italie, y
produisit une émotion indescriptible. Des troubles affectant
une forme subversive pour la monarchie se produisirent dans
un grand nombre de villes du royaume, et M. Crispi, sous la
pression de l'opinion publique, dut démissionner le 4 mars.
Après de nombreuses tentatives pour former un ministère
suivant ses goûts, le roi, malgré sa volonté arrêtée de pour-
suivre la guerre et de relever, avec l'honneur militaire, le
prestige de l'armée italienne, se vit obligé, devant les troubles,
qui devenaient, surtout à Milan, de plus en plus sérieux, et
devant les manifestations de la Chambre, de cesser d'écouter
les suggestions de M. Crispi et de faire appel au général Ricotti.
Celui-ci se chargea, le 9 mars, de former un cabinet. La prési-
dence en fut confiée au marquis di Rudini, partisan bien connu
de la Triple alliance, mais également désireux de diminuer les
dépenses et de modérer les ambitions des « africanistes ».
On ne pouvait cependant pas cesser les hostilités aussitôt
après un désastre. Des pourparlers furent engagés avec l'Alle-
magne et l'Autriche au sujet de la continuation de la guerre.
140 millions furent votés par le Parlement. Et une impulsion
plus vive fut donnée aux envois des renforts, malgré les déser-
tions nombreuses qui dénotaient le peu d'enthousiasme des
troupes. En même temps, des négociations étaient ouvertes
avec Ménélik, auprès duquel le général Baldissera, arrivé à
Asmara vers le 10 mars, envoya aussitôt le major Salsa.
Il) Le général Baratieri fut traduit le 8 juin devant un conseil de guerre sié-
geant à Adoua et présidé par le lieutenant général Delmaino. Défendu par le capi-
taine du génie Cantoni, il fut seulement reconnu coupable d'avoir engagé la
bataille du 1er mars dans des conditions qui rendaient la défaite inévitable. 11 fut
acquitté le 11 juin. 11 était plus à plaindre qu'à blâmer.
458 l'afrique politique ex 1900
Celui-ci trouva, aux environs d'Adoua, le négus, qui s'était
contenté de faire poursuivre les Italiens par des avant-gardes,
et de les livrer aux vengeances des gens du pays. Les Choans
avaient poussé jusque près d'Asmara, sans essayer d'entamer
cette place, que l'on fortifiait en toute hâte.
A peine arrivé au camp choan, l'officier italien y assistait à.
une revue de 80.000 hommes passée par Ménélik, qui tint à lui
faire constater l'état de ses troupes, de son armement et de ses
approvisionnements.
Les pourparlers, engagés à la fois pour conclure la paix et
pour obtenir la délivrance du major Prestinari, qui après la
bataille d'Adoua s'était laissé enfermer avec un millier d'hom-
mes et 300 malades dans Adigrat, parurent tout d'abord faire
des progrès rapides. Ménélik acceptait, contre la renonciation
des Italiens au traité d'Ucciali, de reconnaître leur domination
jusqu'au Mareb. Mais, devant les nouvelles exigences des Ita-
liens, qui voulaient constituer le Tigré en royaume indépendant
sous un roi désigné par eux, les négociations furent rompues
vers le 20 mars, et le général Baklissera dut alors s'occuper de
rechercher les moyens de délivrer Prestinari.
Dès son arrivée à Massaouah, le général Baldissera, dans
l'attente d'une offensive menée à fond de la part des Choans,
avait pris toutes les mesures pour organiser la défense de la
place en y faisant même concourir le feu des navires de guerre
ancrés dans la rade. En même temps, il donnait l'ordre de
concentrer les restes de l'armée à Asmara; puis, devant l'inac-
tion de Ménélik, il se rendit dans cette dernière place et recon-
stitua les restes épars de l'armée du général Baratieri, avec
lesquels il put reformer six bataillons indigènes et quelques
bataillons italiens. Enfin, il prit ses mesures pour tâcher de
secourir Kassala, menacé par les Derviches, et de délivrer
Adigrat, étroitement investi par les Abyssins.
Le 17 février, la division du général Heusch, récemment
débarquée à Massaouah, et comprenant environ 12.000 hom-
mes, venait renforcer les troupes d'Asmara. Le général Baldis-
sera disposait alors son armée de manière à protéger Mas-
saouah en prenant Asmara pour pivot de son aile droite.
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 459
D'Asmara, une croupe montagneuse descend vers Arkiko,
sur la mer Rouge. Le général Balclissera s'en servit pour y
organiser une longue position défensive, sur laquelle il plaça :
une division à Asmara, une brigade à Ghinda et une brigade
à Saati. Arkiko était le point d'appui de gauche de cette ligne,
qui n'avait pas moins de 87 kilomètres de long.
Le mois de mars s'écoula ainsi, et Ménélik, jugeant inutile de
profiter de ses succès, fit annoncer au contraire son intention
de retourner dans le Choa pour y passer la saison des pluies.
Pendant ce temps, la diplomatie ne restait pas inactive en
Europe. Les nouvellistes n'hésitèrent pas à attribuer à l'em-
pereur d'Allemagne une démarche tentée auprès de l'Angle-
terre pour inviter cette puissance à agir au Soudan en faveur
des Italiens. L'Angleterre aurait saisi, dit-on, avec empresse-
ment cette occasion de rallier l'Ai lemagne à sa politique égyp-
tienne, et l'on chercha à voir dans ces faits l'explication de la
décision brusquement prise, le 13 mars, d'entamer une cam-
pagne contre les Derviches. En môme temps, on annonçait
l'envoi du colonel anglais Slade à Massaouah et à Kassala,
pour y préparer, disait-on, entre ces deux points, la construc-
tion d'un chemin de fer dont on estimait déjà les dépenses à
125 millions.
Cependant, le général Baldissera, inquiet sur le sort d'Adi-
grat, dont les vivres commençaient à s'épuiser, rassemblait à
Asmara environ 20.000 hommes et entamait vers le Nord la
marche qui devait le rapprocher du major Prestinari (1). Cette
marche, menée avec lenteur et prudence, commença après
qu'on eut appris que Ménélik avait décidé son retour au Choa.
Laissant devant les Italiens le ras Mangacha et le ras Aloula
avec les bandes des ras Agos et Sebat, environ 40.000 hom-
mes, il se dirigea sur Makallé, où il séjourna pendant les pre-
(l)Verslel5avrillesforcesitaliennessecomposaienl deiO.i'OO hommes, dont 10.000
indigènes, et 38 pièces avec 9.300 chameaux et mulets. Elles étaient réparties entre
les deux divisions Del-Maïno et Hcuscli,qui comprenaient ensemble cinq hrigadesà
deux régiments, uncbrigade à trois régiments et les bandes indigènes du lieutenant-
colonel Capelli. Le régiment alpin comptait quatre bataillons, les autres régiments
trois bataillons.
460 l'afriqie politique en 1900
miers jours d'avril. De là il reprit, précédé par les prisonniers
italiens d'Adoua, le chemin du Choa.
. Le général Baldissera, tout en entamant, pour éviter une
bataille, des négociations avec le ras Mangacha, occupa, pen-
dant les premiers jours d'avril, la ligne Goura-Saganéiti-
Houlat. Plus tard, il organisa un camp retranché à Senafé, au
moment où les Abyssins se trouvaient à Debra-Damo. Enfin,
il poussa ses forces sur Adi-Caïé, et delà il marcha sur Adigrat
en trois colonnes.
La colonne principale suivait la route d'Adi-Caïé sur Adigrat,
flanquée sur sa droite par les contingents indigènes du lieute-
nant-colonel Capelli. Plus à l'est, le régiment Paganini était
poussé d'Adi-Ugri sur Adoua pour y attirer le ras Aloula.
Le 2 mai, l'avant-garde, commandée par le colonel Stevani,
a une légère escarmouche, à Gunaguna, avec les bandes des
ras Agos et Sebat. Elle est renforcée et continue sa marche, le
3, sans incident. Le 4 mai, les Italiens arrivent à Chersaber, à
une heure d' Adigrat et, sans pousser plus loin, peuvent com-
muniquer sans interruption avec la place.
Les Abyssins s'étaient retirés sans combat au sud d'Adigrat,
les négociations continuant constamment avec eux. Le détail
de ces négociations n'a pas été connu; elles se prolongèrent,
au sujet des prisonniers italiens, pendant toute la première
quinzaine de mai. Enfin, le 18 mai, Adigrat fut évacué, le
matériel détruit, et Baldissera reprenait le chemin de Sénafé,
où il arrivait le 1er juin. De là, il rentrait à Massaouah, où déjà
des mesures étaient prises pour rapatrier le corps expédition-
naire, fort éprouvé par les maladies. La colonie était laissée
presque entièrement à la garde des troupes indigènes (1).
(1) Vers le milieu de juin, les troupes d'occupation indigènes étaient réparties
entre Adi-Caié (un bataillon), Adi-Ugri (un bataillon), Asmara (un bataillon), Kas-
sala (un bataillon), Keren (deux bataillons), Arkiko (un bataillon).
Les bataillons indigènes sont de quatre compagnies de 300 hommes, chaque
compagnie divisée en trois centuries commandées par des lieutenants.
A ces troupes, il faut ajouter: trois bataillons italiens (Massaouah-Saganeiti, etc.),
un escadron italien (Keren), une batterie indigène (Keren), deux batteries italiennes
(Annaria et Adi-Caié), une compagnie de canonniers (Asmara), trois compagnies
du génie (Keren. Asmara, Adi-Caié), et une compagnie du train (Asmara).
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 461
Du côté de Kassala, les Derviches avaient, déjà avant la
bataille d'Adoua, inspiré des craintes au général Baratieri.
Celui-ci avait envoyé de Keren une petite colonne au secours
du major Hidalgo, qui défendait la place avec 2.000 hommes.
L'arrivée de ce renfort n* avait pas empêché les Derviches de
tourner Kassala par l'est, d'attaquer Sabderat le 8 mars, et de
renouveler leurs attaques, les 18 et 19 mars, avec 3.000 hommes
environ. La place manquait de vivres. Le colonel Stevani fut
alors détaché sur Agordat avec une forte colonne et chargé
d'escorter une caravane de ravitaillement qu'il fit entrer à
Kassala à la fin de mars.
Le 2 avril au matin, les Derviches, au nombre de 5.000,
attaquaient un bataillon laissé à Sabderat. Le colonel Stevani
accourut avec 2.500 hommes et quatre pièces et rejeta l'en-
nemi sur Tucruf en lui tuant 800 hommes, mais en perdant
lui-même 300 tués ou blessés.
Le 3 avril, les Italiens renouvelaient l'attaque sur Tucruf,
sans parvenir à déloger les Derviches de leurs positions. Le
colonel Stevani informa le général Baldissera de son intention
de renouveler l'attaque le lendemain. Mais celui-ci, voulant
se tenir à Kassala sur la défensive, rappela le colonel Stevani
et ses troupes à Agordat. Les Derviches, de leur côté, crai-
gnant une nouvelle attaque, se retirèrent sur Osobri, renon-
çant momentanément à toute offensive sur Kassala.
Les événements que l'on a brièvement exposés, comme les
faits antérieurs, comme l'histoire tout entière de l'Abyssinie,
sont là pour démontrer que l'Ethiopie est un pays que l'Italie
ne peut vaincre ou assimiler qu'au prix d'efforts excessifs et
au grand détriment de sa puissance en Europe.
C'est, en effet, ce qu'ont déclaré, à de nombreuses reprises,
ceux des hommes politiques italiens qui ont pu, sans parti
pris, se faire une opinion sur cette grave question. La poli-
tique coloniale italienne a, d'ailleurs, toujours été beaucoup
plus une question dynastique et militaire qu'une question
ministérielle ou nationale. De tous les premiers ministres qui
se sont succédé au pouvoir, qu'ils se soient appelés Rudini,
462 l'afrique politique ex 1900
Cavallotti, Giolitti, Brin, Cairoli, Zanardelli ou Baccarini, aucun
n'a jamais voulu prendre la responsabilité de cette politique.
M. Crispi lui-même a renié l'occupation de Massaouah et la
désignation du général Baratieri comme gouverneur de l'Ery-
thrée. Par contre, aucun ministre n'a eu le courage de deman-
der l'abandon de la politique coloniale. C'est aussi un fait
reconnu que le Midi de l'Italie, contrairement à ce qu'on
pense dans le Nord, a toujours été seul partisan de l'expédi-
tion africaine.
Le Nord de l'Italie plus cultivé, plus riche, dit M. Colajanni,
ayant un développement industriel plus considérable, a une grande
aversion pour le militarisme et pour la politique coloniale. Le
Midi, avec sa misère économique et intellectuelle, avec des traces per-
sistantes et considérables du régime féodal dans l'organisation de
la propriété foncière et son influence sociale des classes diri-
geantes, est au contraire plus militariste et africaniste. Au Nord,
les idées républicaines et socialistes font des progrès rapides; au
Sud, réside la force de la maison de Savoie, qui, heureusement,
n'exploite pas cet état de choses. Cette différence dans l'évolution
sociale des diverses régions de l'Italie explique pourquoi dans le
Midi les antipathies contre la France sont plus marquées que dans
le Nord, bien que ce dernier ait le plus souffert de la rupture des
relations commerciales franco-italiennes. Ce fait explique aussi le
phénomène Crispi, ce chancre rongeur de l'Italie contemporaine qui
puise ses forces dans le Midi.
Telles sont, brièvement énumérées, les causes de la conti-
nuation de la politique africaniste.
Son principe se trouve dans le désir légitime de l'Italie de
se montrer une grande nation, et aussi, on l'a déjà dit, dans
l'impulsion donnée par l'Angleterre aux espérances ita-
liennes (1).
(1) A titre documentaire, il n'est pas inutile de reproduire, pour fixer certaines
causes particulières du désastre d'Adoua, les passages suivants d'un discours
adressé par le général Pedotti, commandant la plus haute école militaire de
l'Italie, aux officiers de cette école, au mois d'août 1896 :
« L'année a été attristée par de si douloureux événements, là-bas, en Afrique,
que le cœur de tout citoyen et de tout soldat italien en a saigné, en saigne encore.
L'Italie tout entière en fut angoissée et profondément remuée. L'armée fut frappée
en pleine poitrine. Xous eûmes a la fin la consolation d'apprendre que, au bout
ERYTHRÉE ET ÉTB]0P1E 463
Il n'y avait plus, pour les Italiens, qua essayer de sauver
par la diplomatie les débris de leur colonie. La question du
protectorat sur l'Abyssinie était, par la force des choses,
abandonnée. Il ne restait plus qu'à obtenir l'élargissement des
2.300 prisonniers conservés par Ménélik, et un traité délimi-
tant, au mieux des intérêts de l'Italie, le territoire de l'Ery-
thrée.
Le pape Léon XIII s'entremit pour obtenir la libération des
prisonniers. Il demanda à Ménélik, par une lettre du 11 juin,
portée au Ghoa par M»r Macaire, de rendre la liberté aux Ita-
liens qu'il retenait encore. Ménélik, par une lettre digne et
respectueuse remise le 1er octobre à M§r Macaire, refusa a de
sacrifier une seule garantie de la paix qui se trouvait entre
ses mains ». Ce refus était motivé par l'attitude imprévue du
gouvernement italien, qui, après avoir déclaré, au mois de
juin, la cessation de l'état de guerre, avait fait saisir et con-
du compte, nos soldats et nos officiers s'étaient valeureusement battus et avaient
su mourir héroïquement.
» Mais qui en doutait? N'en a-t-il pas toujours été ainsi? Et pourtant la victoire
n'a pas été pour nous... pas même cette fois-ci, alors que nous en avions tant
besoin, qu'elle nous était si nécessaire pour notre prestige et notre renom.
» Laissons à d'autres, et fasse le Ciel qu'ils soient peu, les doutes, les inquié-
tudes, les énervements. Nous, soldats, gardons-nous de céder à aucune espèce de
scepticisme et de défiance.
» Mais, si c'est là, d'un côté, pour nous, un devoir imprescriptible et sacré, il est
aussi de notre devoir d'examiner, d'étudier, maintenant que l'ouragan est passé,
de scruter avec calme et sérénité d'esprit, avec impartialité de jugement quelles
sont les causes véritables, les causes réelles de ces malheureux événements; il
est de notre devoir d'en tirer tous les enseignements dont, hélas! ils sont féconds.
« Eh bien, en faisant cet examen, on voit avec une douleur, grande certes, que,
parmi ces causes multiples, il en est une qui prime les autres : c'est justement le
manque de discipline dans les esprits et les c<mrs.
» En vérité, nous n'avons pas prouvé, là-bas, en Afrique, qui' nous possédons
cette discipline, que nous la possédions autant qu'il faudrait.
« A la place de cette qualité — je voudrais me tromper! Combien je le vou-
drais! — à sa place, nous possédons des éléments funestes de désunion, un indi-
vidualisme exubérant, une tendance a faire chacun ce qu'il veut et à dépasser les
autres, à tout tirer à soi, à accaparer tout le mérite, toute la gloire. Funeste
aveuglement d'esprit, produit par une confiance excessive et injustifiée en soi-
même peut être, mais aussi certainement produit par un sentiment qui n'a rien
de beau, qui est l'opposé de l'altruisme et du désintéressement qui doit constituer
essentiellement -la vie militaire. »
Ce sont de belles et nobles paroles, à méditer dans tous les pays.
464 l'afriqle politique en 1900
duire à Massaouah, au commencement d'août, le Doelwyk,
navire hollandais qui portait 50.000 fusils à Ménélik.
Les négociations pour la paix avaient été entamées aussitôt
après la bataille d'Adoua, par le major Salsa; elles s'étaient
continuées, par l'intermédiaire de M. Ilg, et n'avaient donné
aucun résultat au mois de septembre. A ce moment, l'opinion
publique italienne, émue par les bruits de reprise de la guerre
et de concentration de troupes abyssines, obtint le départ, en
qualité de négociateur, du major Nerazzini.
La colonie, malgré des réductions d'effectifs, se trouvait
alors à l'abri d'un coup de main. Des fortifications avaient été
élevées sur la ligne du Mareb et 10 millions alloués pour les
construire. Des voies de communication avaient été créées :
la route d'Asmara à Keren avait été rendue carrossable, celle
de Massaouah à Arkiko avait été améliorée et prolongée jus-
qu'à Zoula. On avait aussi étudié le prolongement du chemin
de fer de Saati sur Asmara et la construction de la ligne de
Massaouah à Keren.
Les négociations avec Ménélik aboutirent au traité signé le
26 octobre à Addis-Ababa. Voici le texte du télégramme adressé
par le major Nerazzini à son gouvernement et reçu à Rome,
via Zeïla, le 15 novembre :
Addis-Ababa, 26 octobre.
J'ai signé aujourd'hui le traité de paix et une convention pour la
libération des prisonniers.
La cérémonie a été solennelle.
Le traité de paix commence par la formule générale exprimant
le désir de rétablir l'ancienne amitié.
Suivent les articles :
Article premier. — Cessation de l'état de guerre. Il existera
entre les deux pays une amitié et une paix perpétuelles.
Art. 2. — Le traité d'Ucciali est aboli.
Art. 3. — L'indépendance absolue de l'Ethiopie est reconnue.
Art. 4. — Les parties contractantes n'étant pas d'accord sur la
délimitation définitive des frontières, et étant désireuses de ne pas
interrompre pour cette divergence les négociations de paix, il reste
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 46.!>
convenu que, dans le délai d'un an depuis la date du traité, des
délégués spéciaux des deux gouvernements fixeront la frontière
d'un commun accord. En attendant, le statu quo ante sera respecté
et la frontière sera Mareb-Belesa-Muna.
Art. 5. — Jusqu'à délimitation définitive de la frontière, legouver-
ment italien s'engage à ne pas céder de territoire à une autre puis-
sance, et, s'il voulait abandonner spontanément une portion quel-
conque du territoire, celle-ci rentrerait sous la domination de
l'Ethiopie.
Art. 6. — Pour favoriser les rapports commerciaux et industriels,
un accord ultérieur pourra être conclu.
Art. 7. — Le présent traité sera communiqué aux puissances par
les parties contractantes.
Art. 8. — Le traité sera ratitié dans le délai d'un mois depuis la
date de la convention.
Pour la libération des prisonniers, le traité stipule :
Les prisonniers sont déclarés libres. Ménélik les renverra tous
du Harrar pour les faire partir pour Zeïla aussitôt la ratification du
traité reçue par télégramme.
La Croix-Rouge italienne pourra envoyer sa section jusqu'à Gil-
dessa (Djaldessa), pour aller à la rencontre des prisonniers.
Le plénipotentiaire italien ayant spontanément reconnu les fortes
dépenses faites par le gouvernement éthiopien pour l'entretien et
la concentration des prisonniers, il est convenu que le rembourse-
ment en est dû au gouvernement abyssin.
L'empereur déclare qu'il n'en établit pas la somme, s'en re-
mettant entièrement à l'équité du gouvernement italien.
En marne temps, Ménélik prescrivait de diriger vers la côte
les prisonniers italiens, qui arrivèrent à Harrar au commen-
cement de décembre 1896 et furent, de là, rapatriés par la voie
de Zeïla.
Dans la séance du 15 mai 1897, M. di Etudiai, président du
Conseil, demandant à la Chambre italienne un crédit de
19 millions pour l'Erythrée (exercice 1897-189N). posait les
conditions auxquelles la politique italienne s'est à peu près
conformée depuis lors dans ces régions.
Après avoir rappelé le passé, déclaré que l'Italie se refusait
à l'abandon de Massaouah, il évaluait à deux corps d'armée et
à 80 millions les ressources nécessaires pour attaquer le
Choa. Et il terminait en déclarant qu'il y avait lieu :
Air. polit. 30
406 i/ AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
1° De réduire au minimum les effectifs d'occupation, en
limitant celle-ci à Massaouah, s'il était possible;
2° De ne céder aucun des territoires italiens, et de placer le
pays sous l'autorité de chefs indigènes;
3° De faire cesser le plus tôt possible l'occupation provi-
soire de Kassala en rétrocédant cette place à l'Egypte ;
4° De résoudre avec Ménélik la question des frontières.
Les divers points de ce programme ont été réalisés ou sont
sur le point de l'être. La réduction des effectifs a permis de
procéder à des économies sensibles. Le commerce a repris et
s'est élevé en 1897 à 9.500.000 francs aux importations, dont
1.900.000 francs pour les produits italiens, et à 1.980.000 francs
aux exportations. Le budget de la colonie pour l'exercice 1899-
1900 a été fixé à 10.587.000 francs, dont 8.130.800 francs à la
charge de l'Italie.
La colonie a été divisée en cinq zones : 1° le Samhar (avec
Assab et les côtes); 2° l'Oculé-Cusaï ; 3° Saganeiti-Gura;
4° Seraé-Hamasen; 5° Keren.
La question de Kassala, négociée avec l'Angleterre, a donné
lieu à un arrangement suivi d'une rétrocession effectuée à la
fin de 1897.
Quant à la question de frontières, il y a lieu de prévoir que,
à moins d'exigences exagérées, de la part de l'Italie, elle ne
rencontrera pas d'obstacles du côté du négus.
Ménélik a continué, depuis la guerre d'Erythrée, à déve-
lopper pacifiquement son empire.
Après avoir repris la plénitude de ses droits de souveraineté
à l'égard de l'Italie et de l'Europe, il a placé l'Angleterre en
face d'une situation nouvelle résultant de la suppression
même du protectorat italien déjà reconnu par cette puissance.
C'est ce qui a motivé l'envoi, au printemps de 1897, d'une
mission anglaise placée sous la direction de M. Rennel Rodd,
secrétaire à l'agence britannique du Caire. A M. Rodd étaient
attachés plusieurs officiers destinés par leur haute stature à
donner à Ménélik une haute idée de la nation anglaise. Une
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 467
parait pas que ce procédé diplomatique ait beaucoup influencé
le roi des rois d'Ethiopie.
Sa réponse aux demandes anglaises fut un chef-d'œuvre de
diplomatie qui condense ses réclamations et pose les bases de
ses prétentions sur les territoires voisins de son empire.
Après avoir apprécié à sa valeur la démarche de l'Angle-
terre, Ménélik déclarait qu'il connaissait l'histoire de son pays
et qu'il acceptait d'oublier le passé et de nouer des relations
d'amitié et de commerce avec les Anglais. Il proposait ensuite
de délimiter les frontières anglaises vers le Harrar et l'Ogaden
sur la base, admise par l'Italie et la France, d'une bande de
-50 à 60 kilomètres à laisser à l'Angleterre.
Quant à la délimitation des frontières sur les autres points,
Ménélik déclarait qu'elle lui paraissait difficile.
Au nord-est, l'Erythrée italienne n'était pas délimitée, et,
■d'après le traité du 26 octobre 1896, conclu avec l'Italie, cette
puissance devait restituer à l'Ethiopie tout ce qu'elle abandon-
nerait de ses territoires, y compris Kassala. Il ne pouvait donc
ouvrir de négociations à ce sujet avec les Anglais.
D'ailleurs, le roi Jean, son prédécesseur, avait conclu, le
3 juin 1884, avec l'Egypte, et en présence d'un délégué
anglais, l'amiral Hevvett, un traité qu'il ne demandait qu'à
observer, si l'Italie, l'Angleterre et le Khédive l'observaient de
leur côté. Or, disait Ménélik, l'Italie a fait connaître son inten-
tion de remettre Kassala à l'Egypte. Le roi des rois ajoutait
qu'il n'y avait plus lieu de conclure des traités que l'on n'ob-
servait pas et qu'il désirait, à l'avenir, ne plus en conclure
avec l'Angleterre seule, mais à la fois avec ses autres voisins,
l'Egypte, l'Italie et la France, et leur donner la sanction de tous
les États intéressés aux choses de l'Afrique.
Ménélik constatait ensuite que l'Angleterre avait abandonné
à l'Italie, par des traités successifs, outre le protectorat de
l'Ethiopie, des territoires lui appartenant dans les pays des
Somalis et du Nil Bleu, qu'elle avait donné Kassala à l'Italie,
bien que cette ville appartint à l'Ethiopie et qu'après avoir
convenu avec la France de neutraliser le Harrar elle l'avait
abandonné ensuite à l'Italie.
468 l'afrique politique ex 1900
Tous ces traités, qui, pour le roi des rois, n'ont jamais existé,
ont été supprimés par celui du 26 octobre 1896 signé par
l'Italie. A l'avenir, il n'en conclura plus qui ne soient soumis
à la sanction des trois puissances citées plus haut et aussi de
l'Allemagne et de la Russie. Il est nécessaire que les six grandes
puissances définissent les limites de l'Ethiopie et du Soudan,
qui, appartenant à l'Egypte, fait partie de l'empire ottoman,
dont l'intégrité est la base du concert européen. Quant à ses
prétentions du côté du Soudan égyptien, Ménélik s'en réfère à
ses déclarations antérieures.
Cette réponse faisait le procès de la politique anglaise dans
ces régions et mettait au point la situation de l'Ethiopie vis
à vis de l'Angleterre. Elle ne fut pas, comme on le devine,
du goût des journaux anglais.
Après quelques négociations, Ménélik accorda à M. Rennel
Rodd les deux premières concessions visées dans sa réponse,
la délimitation du Harrar, ainsi qu'un traité de commerce et
d'amitié en six articles, dans lequel les conditions suivantes
étaient stipulées : les routes seraient ouvertes au commerce,
et les sujets anglais recevraient, en matière d'impôts, les avan-
tages accordés aux autres étrangers; le matériel destiné à
l'État éthiopien devrait passer par Zeïla en franchise; enfin,
Ménélik s'engageait à ne pas tolérer sur son territoire le pas-
sage des armes destinées aux Derviches, qu'il considérait
comme ses ennemis.
Les Anglais durent se contenter de ces conditions et re-
mettre à des temps meilleurs l'occasion d'obtenir de plus
grands avantages.
Ménélik a toujours paru avoir, en effet, la préoccupation de
bien déterminer ses frontières. Depuis des siècles, les souve-
rains d'Ethiopie ont revendiqué les territoires s'étendant à
l'est du Nil Blanc, depuis la Nubie au nord jusqu'aux limites
actuelles de l'Est africain anglais. On retrouve dans l'histoire
plusieurs traces de ces revendications et des prises de pos-
session qui en furent la conséquence. On a dit à ce sujet qu'une
île située au confluent du Sobat et du Nil portait le nom arabe
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 469
de Djzeiret-el-Habech, l'île des Abyssins. On a parlé aussi du
souvenir des luttes entre Abyssins et musulmans et rappelé
l'idée des souverains éthiopiens, renouvelée de desseins remon-
tant, dit-on, à la plus haute antiquité, de détourner le cours
du Nil dans le but d'affamer les musulmans d'Egypte.
C'est afin de procéder à l'occupation effective des territoires
revendiqués par l'Ethiopie que Ménélik a envoyé ses lieu-
tenants rayonner autour du massif abyssin. Des expéditions
ont été lancées au nord-ouest vers les Beni-Chougoul entre
les deux Nils, à l'ouest sur le Sobat, au sud chez les Gallas-
Boranas, près du lac Rudolph, qui se sont soumis, et enfin
dans l'Ogaden, où, après un échec subi en mars 1897, la domi-
nation éthiopienne fit de nouveaux progrès.
Vers le Sobat, le degamatch Demassie, accompagné par
quelque dix mille hommes, a relevé le drapeau abyssin. Du
côté du lac Rudolph, M. de Léontieff, nommé par le négus
gouverneur des provinces équatoriales, vient de conduire
2.000 hommes, dont une compagnie de tirailleurs sénégalais,
à l'occupation du pays; l'expédition partie d'Addis-Ababa en
juin 1899 atteignait le 20 août le lac Rudolph, et organisait
aussitôt le pays qui se soumettait sans difficultés.
A la fin de Tannée 1898, au moment où la France et l'An-
gleterre se trouvaient en conflit aigu à propos de la question de
"Fachoda, on apprenait en Europe la nouvelle de la révolte du
ras Mangacha, gouverneur du Tigré.
Ce prince, qui joue par rapport à Ménélik le rôle féodal
qu'avait autrefois un duc de Bourgogne vis-à-vis du roi de
France, poussé, dit-on, par des influences étrangères, avait
choisi, pour refuser l'obédience, le moment précis où Ménélik,
inquiet de la marche des Anglais sur Khartoum, avait à pré-
voir les mesures nécessaires à la sauvegarde de son territoire.
Le roi des rois ne perdit pas de temps. Il chargea le ras
Makonnen de porter les premiers coups à Mangacha, et, à la
tête d'une armée de 80.000 hommes, il se dirigea vers le Tigré
pour soutenir son lieutenant. Celui-ci ne lui donna pas le
temps d'arriver. Dès le mois de janvier 1899, l'insurrection
470 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
était réprimée après quelques engagements. Mangacha, con-
duit près de son suzerain, une pierre sur les épaules, avec le
cérémonial d'usage, fit humblement sa soumission. Makonnen
fut installé à sa place comme gouverneur du Tigré et Ménélik
rentra à Addis-Ababa, à temps pour y recevoir magnifique-
ment le commandant Marchand.
La marche de Ménélik vers le Nord n'avait pas été sans
inquiéter fort les Italiens et les Anglais. Ceux-ci venaient de
se rencontrer au sud-est de Khartoum avec les postes éthio-
piens et avaient tout à craindre du contact d'une armée abys-
sine. Ménélik rentra au Choa à temps pour les tranquilliser.
Depuis lors, les troubles ont continué à être fomentés dans
le Tigré, où le fils de Mangacha, activement surveillé par
Makonnen, tient encore la campagne.
Au milieu de toutes les intrigues qui se sont produites et
dénouées dans les dernières années à la cour de Ménélik, la
France a continué à jouer son rôle traditionnel de désinté-
ressement et d'amitié.
Au moment où les Anglais formaient la mission Rennel
Rodd, une mission française, sous les ordres de M. Lagarde,.
gouverneur de notre colonie d'Obock, partait pour Addis-
Ababa, où elle arrivait le 7 mars 1897. Amicalement reçue par
Ménélik, à qui elle apportait les présents du gouvernement
français, elle séjournait quelque temps auprès du roi des rois
et obtenait de lui, au mois d'avril, un traité de commerce et un
traité d'alliance renouvelant et confirmant le traité signé en
juin 1843.
Ce traité détermine la frontière entre notre colonie d'Obock
et l'Ethiopie et fixe à 8 p. 100 les droits à payer pour les mar-
chandises françaises.
Le traité de commerce a trait surtout au chemin de fer de
Djibouti à Harrar et prolongements. Il donne à M. Ilg le droit
de créer la Compagnie impériale des chemins de fer éthio-
piens, qui a pour but de construire les lignes de Djibouti à*
Harrar, à Entotto, à Kaffa et au Nil Blanc.
Pour la ligne de Djibouti à Harrar, la concession est de
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 471
quatre-vingt-dix-neuf ans, à dater de la fin des travaux.
Aucune autre compagnie ne sera autorisée en Ethiopie. Une
ligne télégraphique, qui sera doublée si besoin est, doit
suivre la voie ferrée. La Compagnie reçoit toutes les terres
parcourues par le chemin de fer sur une largeur de 1.000
mètres. Le chemin de fer, à l'expiration de la concession,
deviendra propriété de l'État, qui reçoit une somme de
100.000 écus en actions de la Compagnie.
Le télégraphe est aujourd'hui posé jusqu'à Entotto, et le
chemin de fer, dont les 80 premiers kilomètres sont en ter-
ritoire français, est terminé sur une longueur de 130 kilo-
mètres. Les Anglais se sont émus de la construction de cette
voie ferrée, qui, au dire d'un de leurs journaux, serait destinée
à amener la ruine des ports anglais de la côte somali et no-
tamment de Zeïla.
Les traités conclus par M. Lagarde, survenant au moment
même où la mission Rennel Rodd se présentait à Ménélik,
suffisent, en regard du traité anglo-éthiopien, à caractériser la
différence d'influence acquise par les deux pays en Abyssinie.
Déjà Ménélik avait pu apprécier nos diplomates et nos
explorateurs : la faveur témoignée à l'un d'eux, le prince Henri
d'Orléans, et à son compagnon russe, M. de Léontieff , les faci-
lités données à leurs missions et les privilèges qui leur furent
accordés en Abyssinie sont autant de marques de la bienveil-
lance de l'empereur à l'égard de ces personnalités brillantes et
de leurs pays d'origine.
Au moment même où M. Lagarde se trouvait auprès de
l'empereur, arrivaient à Addis-Ababa, le 23 avril, le prince
Henri, M. Bonvalot et le marquis de Bonchamps. Une ca-
ravane avait été préparée à Djibouti pour conduire les explo-
rateurs vers le Nil Blanc. Des difficultés survenues entre le
prince Henri et M. Bonvalot amenèrent M. de Bonchamps à
prendre la direction de la mission. Accompagné de MM. Michel,
Bartholin et Potter, M. de Bonchamps quitta Addis-Ababa le
17 mai, tandis que M. Lagarde dirigeait vers le Nil, par une
autre route, le capitaine Clochette, de l'artillerie de marine,
qui résidait depuis longtemps auprès de Ménélik et lui avait
472 l'afrique politiqi e en 1903
rendu, ainsi qu'à l'influence française, les plus signalés ser-
vices.
Le but de la mission de M. de Bonchamps était de recon-
naître les pays entre les plateaux abyssins et le Nil et de tendre
la main à la mission Marchand.
A la fin de juin, M. de Bonchamps arrivait à Goré, chez le
dedjaz Thessama, où il retrouvait le capitaine Clochette, qui
devait suivre la rive droite du Sobat pendant que la mission
de Bonchamps marcherait droit au Nil. De Goré, la mission
arriva à Bouré; mais elle ne put atteindre le Sobat, par suite
de la mauvaise volonté des chefs abyssins, qui, ne comprenant
pas les ordres données par Ménélik, obligèrent M. de Bon-
champs à revenir à Goré, où le capitaine Clochette venait de
mourir à la fin d'août 1897. La bienveillance de Ménélik ayant
levé toutes difficultés, la mission, renforcée par le personnel
attaché au capitaine Clochette, se remit en marche, traversa
le Baro au delà de Bouré et suivit la rivière jusqu'au Sobat
supérieur. Là, M. de Bonchamps, abandonné par une partie
de son personnel noir et ne possédant pas de bateaux pour
descendre la rivière, dut, le 24 décembre, revenir sur ses pas.
11 était à Goré en février 1898; il y retrouva le dedjaz Thes-
sama, et rentra le 5 avril à Addis-Ababa.
Le dedjaz Thessama avait déjà reçu de Ménélik l'ordre de
pousser vers le Nil. Accompagné de MM. Febvre et Potter, du
colonel russe Artamonofl et de 5.000 Abyssins, le dedjaz s'est
dirigé vers le Sobat, qu'il a descendu, ainsi que le Nil, en se
portant vers le Nord.
Arrivé au confluent du Nil et du Sobat vers le mois de juin
1898, il y plantait le drapeau éthiopien; puis, ne pouvant, à
cause du climat défavorable aux Abyssins des hauts plateaux,
se maintenir sur le Nil Blanc, il regagnait la région monta-
gneuse, où il recueillait à Goré, au mois de février 1899, la
mission Marchand tout entière.
Depuis que l'Angleterre est engagée dans l'Afrique australe,
elle a laissé sommeiller la question d'Ethiopie. La délimitation
des frontières avec le Soudan est toujours pendante et les
Anglais espèrent que Ménélik leur donnera le temps de la
ERYTHRÉE ET ETHIOPIE 473
résoudre à leur profit. Le capitaine Harrington, représentant
de l'Angleterre, vient de rejoindre Addis-Ababa, chargé d'une
nouvelle mission et de nombreux cadeaux pour le négus et
son entourage. Il y aura retrouvé M. Lagarde, ministre de
France, soucieux, ainsi que son collègue de Russie, de ne
laisser porter aucune atteinte aux intérêts de l'Europe en
Ethiopie.
L'Abyssinie paraît avoir, dans l'est du continent africain,
un grand rôle à remplir. La puissance de Ménélik, longtemps
ignorée, s'est brusquement révélée par le coup de foudre
d'Adoua.
On avait espéré que l'Erythrée deviendrait rapidement une
colonie de peuplement en même temps que Massaouah aurait
été Vemporium de produits de l'Abyssinie et du Soudan. Ces
espérances ont duré l'espace d'une campagne, et l'Italie s'est
retrouvée meurtrie, avec des défaites à réparer, une armée à
relever et une colonie à reconstituer.
L'Angleterre elle-même attend avec quelque anxiété que
Ménélik dévoile ses projets, et cherche à s'attirer les bonnes
grâces de l'empereur et à remplir son rôle au Soudan égyp-
tien, tout en ménageant soigneusement les susceptibilités du
roi des rois.
La France et la Russie paraissent en ce moment en bonne
situation dans ces régions, où l'échec de Fachoda pourrait
bien être vengé par d'autres que par des Français.
L'Abyssinie a grandement gagné aux derniers événements.
Grâce à l'Italie et aussi aux rivalités européennes, Ménélik et
son peuple ont pris confiance en eux-mêmes et dans les des-
tinées de leur pays. L'Europe ne les effraie plus, et leur édu-
cation militaire s'est trouvée faite en même temps que le
prestige de l'empereur victorieux créait l'unité de la nation.
Ces faits sont dignes de fixer l'attention sur ce pays. Un
facteur nouveau, inconnu jusqu'ici, vient de naître en Afrique,
et les conséquences de son apparition sont de nature à mo-
difier, de plusieurs façons et sur bien des points, l'équilibre
des forces dans les parties voisines du continent.
474 l'afrique pozitique en 1900
Une des erreurs des Abyssins, qui tient à la prudence ou à
la magnanimité de Ménélik, a été de ne pas pousser leurs
succès à fond. On a voulu y voir une lacune intellectuelle de
l'esprit éthiopien. C'est là certainement une exagération.
Si l'esprit militaire et politique de ce peuple a consenti,
pour le moment, à s'accommoder de succès brillants, il est vrai,
mais à demi productifs, il n'est pas dit qu'il en soit de même
à l'avenir. En tout cas, cette idée se trouve contredite par la
vigueur, par l'effrayante énargie de sa tactique du champ de
bataille, grâce à laquelle il a su pousser aux dernières limites
les conséquences immédiates du combat et faire subir à
l'envahisseur les désastres les plus cruels parmi ceux que
1 histoire mentionne.
La politique italienne en Erythrée doit être faite mainte-
nant de recueillement et de prudence. Ménélik n'ayant pas de
fils, sa mort sera peut-être le signal d'une désagrégation dont
l'Italie pourra profiter. Jusque-là, elle devra patienter. Que
sera, d'ici là, la politique anglaise? Probablement ce que
Ménélik lui-même la fera. Car il possède, pour le moment,
l'initiative militaire et politique, et il pourrait bien s'en servir
pour faire de l'histoire à sa manière.
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 47»
Egypte et Soudan égyptien.
Occupation anglaise. — Expéditions contre les Derviches en 1890. — La caisse de
la dette. — Les forces du mahdi. — Préparation de l'expédition. — L'armée
égyptienne. — Occupation de Souakim par les troupes des Indes. — Opérations
vers Souakim et Dongola. — Expéditions de 1897 et 1898. — Occupation du Soudan.
— Politique anglaise en Egypte. — L'Egypte et les Indes. — Les voies ferrées.
— La mission des Anglais en Egypte.
Les événements qui ont eu l'Egypte pour théâtre, depuis
l'intervention anglaise, ont influé profondément, non seule-
ment sur l'avenir de cette partie de l'Afrique, mais aussi sur
les rapports réciproques des peuples de l'Europe.
A ces titres, ils méritent qu'on les développe au double
point de vue de l'action diplomatique engagée par l'Angle-
terre et des expéditions récentes qu'elle a entreprises contre
l'empire du mahdi de Khartoum.
Depuis leur descente en Egypte, les Anglais ont compté sur
la lassitude créée par la durée de leur présence aux bords du
Nil, autant que sur les événements imprévus qui pouvaient
surgir en Europe, pour transformer leur mission temporaire
en une prise de possession définitive.
Les réclamations répétées de la France avaient trouvé
devant elles les divers ministères anglais proclamant leur
désir de rester fidèles à la parole donnée concernant l'éva-
cuation, mais retardant constamment l'échéance, par suite,
disait-on, de la nécessité d'établir sur les bords du Xil un état
de choses conforme aux intérêts collectifs de l'Europe, au
bien-être de l'Egypte et aux nécessités de la civilisation.
La Turquie, bien que puissance suzeraine, était incapable
d'engager une action décisive; constamment ballottée entre
des intérêts contraires, elle n'agissait que par impulsion et
trouvait à peine le temps de s'intéresser aux destinées de son
ancienne possession.
476 L' AFRIQUE POLITIQUE EX 1900
Quant à la France, obligée de subordonner à des intérêts plus
puissants ses désirs d'intervention, elle se voyait contrainte
d'attendre l'occasion favorable de se prononcer. Et l'Angle-
terre, continuant son jeu de bascule politique, tirait profit des
divisions du continent pour éterniser une occupation profi-
table à ses intérêts immédiats.
Cette situation pouvait se prolonger indéfiniment, car il
était toujours possible de trotiver des raisons pour démon-
trer que l'Egypte était incapable de se gouverner et de se
protéger elle-même. Parmi ces raisons, l'une de celles qui
ont été le plus souvent mises en avant était la nécessité im-
posée à l'Angleterre de donner la sécurité aux frontières
méridionales de l'Egypte. De cette vague formule on pouvait
tirer cette conséquence, que la sécurité complète ne pourrait
être assurée qu'à la condition de détruire la domination du
mahdi, représentée comme une menace latente pour les pos-
sessions du khédive.
Cette menace devenait cependant tous les jours moins
effrayante, car l'empire du khalife, bien que doué d'une
sérieuse force de résistance, se trouvait évidemment incapable
d'entreprendre contre l'Egypte la moindre action offensive.
On se rendait déjà compte, en Europe, que l'Angleterre ne
lâcherait sa conquête que contrainte par la force. Aussi, lorsque
se répandit, à la fin de janvier 1896, la nouvelle que la Turquie
avait demandé à l'Angleterre l'évacuation de l'Egypte, ce fut
dans la presse anglaise et européenne le signal d'une grosse
émotion.
L'Egypte était calme et prospère; le mahdisme, de l'avis
même des Anglais, était en décadence, et les raisons ordinai-
rement données par l'Angleterre avaient perdu de leur valeur.
Aussi, comme le dit alors un journal anglais, la nouvelle
de l'indiscrète demande de la Turquie fut « la plus sérieuse
information que l'on ait publiée depuis dix ans ». On attri-
bua à l'action occulte de la France et de la Russie la raison
de l'initiative prise par la Turquie.
Ce fut un feu de paille. Les événements d'Abyssinie vinrent,
au moment voulu, créer une utile diversion à l'attention de
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 477
l'Europe et donner à l'Angleterre de nouvelles raisons pour
justifier son occupation.
Et, lorsqu'après le désastre d'Àdoua la Triple alliance de-
manda, dit-on, pour l'Italie, la coopération des Anglais, ce
fut avec empressement que le cabinet britannique offrit son
aide pour agir du côté de Kassala, car il comprit aussitôt
qu'après un pareil service rendu à la Triple alliance celle-ci
ne penserait plus à lui demander compte de sa présence en
Egypte.
Comme tout se tient en politique, on n'a point manqué
d'établir une corrélation entre la question d'Arménie, la mau-
vaise humeur qu'elle provoqua de la part du sultan contre
les Anglais et le soulèvement qui se produisit plus tard en
Crète, et que l'on mit sur le compte de la politique britan-
nique.
Il est possible qu'il n'y ait là que des coïncidences fortuites,
mais il est à remarquer que le soulèvement des Cretois est
venu à point pour absorber l'attention de la Turquie et la
distraire de toute idée d'action sur les bords du Nil.
D'après les déclarations de M. Curzon à la Chambre des
communes, ce fut le 10 mars 1896 que le cabinet anglais reçut
une dépêche du gouvernement italien demandant une diversion
pour dégager Kassala. Suivant une version que l'on n'a point
démentie, l'initiative de cette demande serait venue de l'Alle-
magne, qui aurait suggéré à l'ambassadeur d'Angleterre à
Berlin l'idée d'une expédition anglo-égyptienne au Soudan.
Les réflexions du cabinet anglais ne furent pas longues; le
projet qu'on lui proposait entrait à ce moment trop bien dans
ses vues pour n'être pas accepté avec empressement.
Aussi, dès le 12 mars, une expédition sur Dongola était
décidée, et l'on informait le soir môme lord Cromer, l'agent
britannique au Caire, et sir Kitchener, le sirdar de l'armée
égyptienne, de la décision du gouvernement anglais. On a dit
que ces deux représentants de l'Angleterre en Egypte ne
furent même pas consultés par leur gouvernement.
On a constaté aussi que ce n'est que le 13 mars, après que le
sirdar eut donné, par télégraphe, les premiers ordres de pré-
478 l'afrique politique en 1900
paration de l'expédition, que lord Cromer en informa le
premier ministre égyptien. Quant au khédive, on ne lui donna
avis que dans la soirée de l'expédition que son armée allait
entreprendre.
Le cabinet anglais avait en effet ses raisons de ne pas con-
sulter lord Cromer, dont les sentiments étaient déjà connus,
ainsi que le prouve la phrase suivante, insérée dans son rapport
annuel sur les événements égyptiens de l'année précédente :
Il ne s'est rien produit qui présente un intérêt spécial, par rapport
à l'administration militaire, dans l'année qui vient de s'écouler. A
l'exception d'une petite attaque sur un village du district de Ouadi-
Halfa et d'une insignifiante incursion du côté de Tokar, les forces
des Derviches, dans le voisinage immédiat des avant-postes égyp-
tiens, bien que l'effectif en soit considérable, ont maintenu une atti-
tude strictement défensive.
Au point de vue exclusivement égyptien, la nécessité d'une
expédition au Soudan ne paraissait donc point immédiate.
Quant à la diversion à exécuter en faveur des Italiens, si
elle se trouvait amplement motivée par les demandes adressées
à l'Angleterre, d'autres raisons étaient venues convaincre
celle-ci de la convenance qu'il pourrait y avoir à motiver le
prolongement de l'occupation, mais aussi de la nécessité
d'empêcher tout empiétement des Italiens du côté du Soudan.
Dans le cas où la paix eût été conclue avec Ménélik, les
Italiens auraient fort bien pu chercher du côté des Derviches
une compensation motivée par leurs échecs et leurs pertes
territoriales.
L'Angleterre avait bien autorisé l'occupation de Kassala par
les Italiens à un moment où elle était incapable de l'occuper
elle-même; mais elle avait pris soin de mentionner que,
Kassala ne se trouvant pas dans la sphère d'influence ita-
lienne, cette occupation n'avait qu'un caractère provisoire. Ce
que l'Angleterre ne pouvait permettre, c'était une extension
des possessions italiennes aux dépens du Soudan égyptien,
qu'elle considérait toujours comme sa propriété éventuelle;
et elle se décidait alors, ne pouvant guère agir autrement, à
mettre la main sur des territoires jadis dédaignés.
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 479
En définitive, les causes de l'intervention anglaise au Soudan
sont les suivantes :
1° Le désir de déférer aux demandes de la Triple alliance, et
de ranger définitivement de son côté, dans la question
d'Egypte, l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie;
2° Le moyen d'assurer son occupation en Egypte en saisis-
sant un nouveau motif de la prolonger ;
3° La nécessité de ne pas laisser tomber en d'autres mains
les territoires du Soudan égyptien nécessaires à son projet de
chemin de fer transafricain, alors si en faveur auprès de l'opi-
nion anglaise;
4° La possibilité, si la fortune lui souriait, de pousser
jusqu'à Khartoum et de prendre définitivement possession du
Soudan.
*
* *
Avant tout, l'Angleterre avait à envisager la question diplo-
matique. Déjà la diplomatie avait mis de son côté trois grandes
puissances. La Turquie était occupée ailleurs, et il était facile
de lui susciter d'autres embarras sur plusieurs points de son
empire.
La Russie était tout entière aux fêtes du couronnement du
czar, et, jusqu'au mois de juin, on avait de ce côté-là un répit
assuré.
La France paraissait irréductible; mais on pouvait essayer
de lui susciter à elle-même des difficultés diplomatiques ou
coloniales. Elle était d'ailleurs sérieusement engagée à Mada-
gascar.
Les autres puissances ne pouvaient être ni utiles ni nui-
sibles; la Belgique cependant pouvait aider les Anglais par
une diversion engagée du côté du Congo. Des propositions
furent faites dans ce sens au roi des Belges ; mais justement l'État
du Congo venait de terminer, en 1895, une campagne heureuse
contre les Derviches, et, d'autre part, ses engagements avec la
France lui interdisaient d'opérer au nord de Lado. Les ouver-
tures de l'Angleterre ne furent pas accueillies avec empresse-
480 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
ment, et l'on ne tarda pas à démentir les bruits, habilement
lancés par la presse anglaise, de la coopération des Belges à
l'attaque du Soudan égyptien (1).
Il serait trop long d'énumérer les nombreux incidents qui
vinrent se greffer sur les événements du mois de mars 1896.
Il nous suffira de mentionner les débats du Parlement anglais,
les polémiques entre la presse française, anglaise et allemande
et les protestations de l'opinion publique en Egypte.
II fallait aussi trouver de l'argent pour payer les dépenses
de l'expédition.
L'Angleterre, se plaçant toujours, vis-à-vis des puissances,
sur le terrain d'une expédition entreprise dans l'intérêt de
l'Egypte et dont l'exécution devait être assurée par l'emploi
presque exclusif des troupes égyptiennes, soutint que l'Egypte
seule devait en faire les frais.
Dès l'annonce de l'action entreprise au Soudan, l'opinion
publique égyptienne s'était vivement alarmée, prévoyant bien
que les frais en seraient supportés par l'Egypte seule. Le khé-
dive, sous la pression des Anglais, et désireux d'ailleurs de
reconquérir les territoires du Soudan, n'avait pas paru faire
de difficultés pour adopter les avis de lord Cromer.
Aussi, dès que la décision du cabinet de Saint-James eut été
prise, une demande fut .adressée à toutes les grandes puis-
sances afin d'obtenir leur assentiment pour affecter 500.000
livres, prélevées sur la caisse de la Dette égyptienne, aux frais
de l'expédition. Le conseil des ministres khédiviaux décidait,
en même temps, que le budget égyptien supporterait toutes les
(1) Le Mouvement géographique, de Bruxelles, avait publié, au mois de mars
1896, une étude qui donnait les renseignements suivants sur le madhisme :
« Les madhistes ont été chassés du Bahr-el-Ghazal, à la suite d'un soulèvement
des indigènes dinkas, originaires d'une région dans laquelle les partisans du kha-
life ne possèdent plus que la vieille zériba de Dem-Ziber. Sur le Nil, ils ont aban-
donné Ouadelaï et Lado. Leur camp le plus méridional sur le fleuve est Bor, situé
au nord du Gc degré de latitude.
» Quant à l'État du Congo, ses troupes n'occupent aucun point de l'enclave de
Lado, ni sur le Xil môme, ni dans l'intérieur. Mais il est fortement établi sur le
haut Ouellé, où le fort de Dangu, le point le plus oriental de sa ligne de défense,
est gardé par des canons et plus de 1.000 hommes de troupe, sous les ordres du
commandant Chaltin. »
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 481
dépenses, et que l'on demanderait à la commission internatio-
nale de la Dette publique (1) un premier crédit de deux millions
et demi.
Les grandes puissances à qui l'Angleterre s'était adressée
lui accordèrent sa demande, à l'exception de la France et de la
Russie, qui refusèrent l'autorisation d'engager sur les fonds
égyptiens, dont elles avaient le contrôle, une expédition qui ne
paraissait pas pour le moment nécessaire.
Les délégués des puissances à la commission de la Dette
partagèrent leurs votes de la mime façon, et alors la question
se posa de savoir si l'unanimité des délégués était nécessaire
pour accorder l'autorisation demandée.
Le gouvernement égyptien trancha cette question dans le
sens de la négative et requit la caisse de la Dette de verser im-
médiatement une partie de la somme totale qu'il réclamait.
Le versement fut effectué; mais l'opération fut aussitôt atta-
quée par le syndicat des porteurs de titres français devant le
tribunal mixte du Caire (2). En même temps, le Conseil légis-
latif du Caire, dont les opinions reflètent celles des indigènes,
protestait contre l'emploi des fonds provenant de la caisse de
la Dette.
L'impression qui résulta de cette protestation fut grande
dans les sphères indigènes, et elle suffit à démontrer combien
l'expédition était impopulaire parmi les Égyptiens.
Le syndicat des porteurs français était appuyé par une
action parallèle engagée par les commissaires français et
russe de la caisse de la Dette; mais cette action fut aussitôt
combattue par les autres commissaires ainsi que par le gou-
vernement égyptien.
Le procès commença le 13 avril. Après de longs débats, le
tribunal se déclara compétent, contrairement à la demande
du gouvernement égyptien, et, le 8 juin, il rendit un jugement
(1) Cette commission est composée de six délégués, nommés chacun par l'une
des six grandes puissances.
(2) Ce tribunal connaît des contestations entre sujets égyptiens et étrangers. Il
comprenait cinq juges: le président était Français; les juges étaient l'un Hollan-
dais, l'autre Portugais, les deux autres Égyptiens.
Afr. polit. 31
482 l'afrique politique en 1900
donnant raison sur tous les points à la thèse de la France et
de la Russie. 11 déclara que la décision de la commission de la
Dette avait été prise en violation des statuts de cette institution
et condamna le gouvernement égyptien à la restitution des
sommes déjà perçues.
Tous ces incidents eurent naturellement leur répercussion
en Angleterre, où une partie de l'opinion était nettement défa-
vorable à l'entreprise soudanaise. La question du Transvaal
n'était pas réglée, la révolte des Matabélés commençait, les
difficultés avec le Venezuela et les États-Unis étaient loin d'être
terminées, et l'opposition trouvait dangereux d'avoir à faire
face a de nouvelles questions surgissant en Egypte.
La presse anglaise, séparée en deux camps, était prise à
partie par les journaux français et russes. Quant à la presse
de la Triple alliance, elle se tenait, sauf celle de l'Italie qui se
montrait enthousiaste, dans une réserve pleine de réticences
et même de froideur.
Au Parlement anglais, les questions adressées aux ministres
sur leurs intentions devenaient de plus en plus fréquentes, et
lord Salisbury, ainsi que MM. Chamberlain et Curzon, qui
avaient la charge d'y répondre, ne réussissaient pas plus à
satisfaire la curiosité des questionneurs qu'à démontrer la
nécessité de l'expédition, à justifier les actes de leur gouverne-
ment et à éviter des demi-révélations qui les placèrent plus
d'une fois en contradiction avec leurs précédentes déclarations.
La publication d'un livre vert, que le nouveau ministère ita-
lien dut effectuer pour éviter à ce moment l'exagération des
attaques de M. Crispi, mit au jour des documents qui placèrent
M. Curzon et le cabinet britannique dans une posture assez
délicate à l'égard du gouvernement italien et de l'opposition
anglaise (1). Il fut question un moment du rappel de l'ambas-
(1) Au nombre de ces documents certains visaient la demande adressée, en dé-
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 483
sadeur d'Italie, et il fallut de hautes interventions pour éviter
une explosion de susceptibilités qui eût été désastreuse pour
l'avenir immédiat de la politique anglo-italienne.
D'autres questions étaient aussi soigneusement tenues dans
l'ombre par le cabinet anglais : telles l'attitude de lord Cromer
et sa répuguance cachée à affirmer, contrairement à son opi-
nion antérieure, l'utilité de l'expédition, la nature des négo-
ciations entamées avec la Triple alliance et, enfin, les explica-
tions demandées par le sultan sur la nature de l'expédition.
Dès le début, le sultan n'avait pas manqué de demander, à
la fois, à l'Angleterre et au khédive, en quoi devaient consister
les opérations projetées contre les Derviches. Des deux côtés
on s'en tira par des explications évasives sur la nécessité de
reconquérir une province perdue.
De tous ces faits résultait clairement l'impression que l'ex-
pédition, engagée pour tenter une diversion en faveur des
Italiens, avait réellement pour but d'empêcher que Kassala,
évacué par l'Italie, ne tombât à la charge de l'Egypte, de
réduire définitivement le madhisme et de reconquérir le Sou-
dan (I).
Le programme était vaste et, pour plusieurs motifs, justi-
cembre 1895, par l'Italie, appuyée par l'Allemagne, de débarquer une expédition
à Zeïla, pour prendre, par le Harrar, l'Abyssinie à dos.
Le gouvernement anglais avait toujours évité de s'expliquer sur cette demande
qui mettait en cause la France et ses droits sur le Harrar.
Dans la séance du 2 juin I89G, M. Curzon fut obligé d'avouer que le cabinet
anglais s'était montré disposé à accéder aux demandes de l'Italie, mais sous cer-
taines restrictions qui empêchèrent d'y donner suite.
(1) Au moment où le Tinte» se faisait remarquer parmi les journaux anglais
pour l'exagération de ses idées de conquête, le Daily Chronicle se lit un malin
plaisir de reproduire un leading article paru dans ce journal le 22 février 1884.
« Le général Gordon, disait alors le Times, a clairement expliqué au gouverne-
ment anglais et au peuple anglais quelles étaient ses vues personnelles sur la
politique à suivre au Soudan : « Je dois dire que ce serait une iniquité de recon-
» quérir ces populations et de les faire passer sous la domination de l'Egypte.
)).sans la garantie d'un bon gouvernement futur. Il est évident que nous ne pour-
)) rons pas les soumettre sans une dépense exagérée en argent et en hommes.
» Le Soudan est une possession inutile, l'a toujours été et le sera toujours.
» Aucun de ceux qui ont vécu au Soudan n'a pu retenir cette réflexion : Quelle
» possession inutile est ce pays ! l'eu d'hommes sont capables de supporter son
» effrayante monotonie et son climat mortel. » Telle est, ajoutait le Tinte*,
l'opinion réfléchie de l'homme qui connaît le mieux le Soudan et qui l'a étudié
avec des yeux plus clairvoyants que n'importe quel Européen ou Oriental. »
484 l'afrique politique en 1900
fiait l'aversion des Égyptiens et leur crainte de voir engager
leurs finances dans des opérations sans but avoué et sans
résultat certain.
Le madhi, qu'on allait combattre, et le Soudan, qu'on allait
envahir, étaient deux forces qui, mises au service l'une de
l'autre, avaient déjà fait reculer plusieurs tentatives d'invasion.
Si le fanatisme des Derviches effrayait la race timide des
fellahs, la rigueur du climat du Soudan était bien faite pour
intimider les soldats britanniques. On avait proclamé, à la fin
de 1895, que le madhisme n'était plus qu'un organisme en
décadence; mais, à certains signes qui s'étaient manifestés
depuis que l'expédition était résolue, il avait paru que le
prophète Abdullah possédait encore une puissance capable
de s'opposer énergiquement à toute tentative d'invasion (1).
Slatin-Pacha, l'ancien gouverneur du Darfour, évadé d'Om-
durman, après douze ans de captivité, évaluait alors à 4.000
fusiliers, 5.000 lanciers, 2.000 cavaliers le nombre des Der-
viches cantonnés dans les régions voisines de Dongola. Mais
ce n'était là qu'une faible partie des forces du khalife, qui com-
prenaient 40.000 fusiliers, dont 22.000 armés de remingtons,
(1) Le khalife Abdullah el Taachi a succédé au madhi Es Sayid Abdullah Ibn
es Sayid Hamadulla, qui mourut le 22 juin 1893. Il reçut de lui une proclamation
d'investiture ainsi conçue :
« .Moi, le madhi, je dis d'Abdullah : Il est de moi comme je suis de lui. Observez
à son égard la même révérence que vous m'avez témoignée ; soumettez-vous à
ses ordres comme aux miens; croyez en lui comme en moi. Ne vous défiez jamais
de ses paroles ou de ses actes : il est gardé par le « Khudr )>, sa force repose en
Dieu et en ses prophètes. Si quelqu'un d'entre vous profère une mauvaise parole
ou entretient une mauvaise pensée contre lui, vous subirez la destruction : vous
perdrez ce monde-ci et le monde à venir. »
Abdullah est issu de la tribu noire des Taachi, la plus noble des tribus Bagga-
ras, qui sont la terreur du Soudan. Les Baggaras, qui sont renommés pour leur
bravoure, ont formé l'appui le plus précieux du premier madhi. C'est eux qui
formaient la garde du khalife et qui dominaient le Soudan, après avoir fait le vide
autour d'eux, chassé leurs ennemis et opprimé les tribus suspectes, arabes et noirs
sédentaires.
Ces derniers sont les Oulad Ballad du Sennaar, du Kordofan et du Darfour.
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 485
€4.000 lanciers, 6.600 cavaliers et 75 canons. En outre, on
comptait 30.000 soldats noirs irréguliers.
Les centres principaux du Soudan égyptien étaient : Om-
durman, résidence du madhi (où étaient les arsenaux et une
fabrique de cartouches), sous le commandement de son frère
Yakoub; El-Obeid, El-Fasher et Sakkha, sous les ordres de
Mahmoud; Berber, sous le commandement d'Osman Digma;
Ghedaref et Adarama, sous celui d'Ahmel Fehdil; Dongola, où
commandait, en 1895, Yunes ed Deghem, avec environ 8.000
hommes. 4.000 irréguliers et 8 pièces.
Dès le moment où l'expédition fut résolue, Abdullah eut
tout loisir de renforcer ses postes avancés vers l'Egypte et de
concentrer ses forces. Attendrait-il les Anglais à Dongola ou
les attirerait-il vers le Sud en se retirant sur Khartoum ? Cette
dernière tactique, la plus redoutée au point de vue des résul-
tats à proclamer, aurait été aussi la plus défavorable pour les
envahisseurs, car elle les aurait mis, sans combat, aux prises
avec toutes les difficultés d'un pays sans ressources et d'un
climat meurtrier.
Campagne de 1896. — L'ordre de préparer définitivement
l'expédition fut transmis le 16 mars, dans la nuit, à sir Her-
bert Kitchener, sirdar des troupes égyptiennes.
A ce moment, les troupes qui occupaient l'Egypte étaient de
deux sortes :
1° L'armée égyptienne: 13 bataillons dont 4 de Soudanais,
10 escadrons, 5 batteries, soit environ 13.000 hommes sous le
commandement du sirdar ;
2° Les troupes anglaises : 3 bataillons d'infanterie, 1 esca-
dron de dragons, 1 batterie, 1 compagnie du génie, soit 4.200
hommes, commandés par le général Knowles. Toutes ces
troupes étaient en garnison au Caire, sauf un bataillon à
Alexandrie et des postes à Assouan et à Ouady-Halfa.
L'armée égyptienne, tenue en médiocre considération par
les Anglais, est cependant l'héritière de belles traditions mili-
486 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
taires. Formée par un Français, le colonel Selves, c'est elle
qui, sous Ibrahim pacha, battit les Turcs à Konieh et à
Nezib, et décida l'indépendance de l'Egypte. Les bataillons
égyptiens ont une belle allure, quoique formés de fellahs,
paysans timides qui, sous les armes, paraissent cependant
susceptibles d'acquérir de sérieuses qualités militaires, sur-
tout s'ils sont encadrés par des officiers européens. Les batail-
lons noirs sont plus estimés et constituent une troupe
excellente. On a dit que la préoccupation des Anglais était
de ne pas dépasser une certaine limite dans l'œuvre de réor-
ganisation et de perfectionnement de cette armée, et qu'ils
avaient le souci constant de ne pas former des chefs de valeur,
et de ne donner que des rôles secondaires aux officiers égyp-
tiens, qui ne peuvent dépasser le grade de lieutenant-colonel.
L'armée égyptienne occupait, en temps normal, le Caire,
Korosko, Assouan, Ouady-Halfa, et quelques autres points
secondaires.
Les préparatifs de l'expédition commencèrent dès la récep-
tion, par le sirdar, de l'ordre transmis par lord Cromer.
Aussitôt, la flottille des bateaux Cook fut réquisitionnée et
des approvisionnements envoyés à Ouady-Halfa. L'armée
égyptienne seule devait, dans le principe, fournir le corps
expéditionnaire, qui fut porté à 12.000 hommes au mois d'avril
par la convocation de deux classes de réservistes.
L'armée anglaise devait servir de soutien aux Égyptiens et
n'entrer en ligne qu'en cas de besoin. Cependant, on avait
prévu le remplacement, en Egypte, des bataillons du corps
d'occupation qui seraient envoyés à Ouady-Halfa, au moyen
de troupes tirées de Malte et de Gibraltar et remplacées elles-
mêmes par des bataillons venus d'Angleterre.
Le 22 mars, le sirdar Kitchener quittait le Caire pour Ouady-
Halfa, avec un bataillon anglais, qui y était relevé par le ba-
taillon d'Alexandrie. Il était accompagné de son état-major,
dans lequel le service des renseignements était dirigé par le
major Wingate, avec Slatin-pacha pour adjoint. Sir Kitchener
arrivait le 30 mars à Sarras. Les ordres étaient donnés pour
concentrer le corps expéditionnaire à Ouady-Halfa. où l'on
EGYPTE ET SOI DAN ÉGYPTIEN 487
comptait, le 20 avril, 10 bataillons. 7 escadrons, 600 mehara
et de l'artillerie. Déjà, le 20 mars. Akascheh avait été occupé
par les meharistes, bientôt rejoints par de la cavalerie. On put
alors entreprendre, avec une compagnie du génie, les travaux
de réfection du chemin de fer, déjà entamé en 1884, entre'
Ouady-Halfa et Akascheh. Ce dernier point était fortifié, des
postes échelonnés à Semneh. Ouady-Atir. Àmbigol, Tangour
et Souki, sur le tracé de la voie ferrée, qu'on décida de pousser
jusqu'à Abou-Fatmeh, à 64 kilomètres de Dongola. Une ligne
télégraphique entreprise jusqu'à Akascheh devait être ache-
vée le 25 avril.
Le 23 mars, une faible reconnaissance des Derviches était
repoussée à Akascheh, et on apprenait que le madhi renforçait
ses troupes de Dongola par un corps venu d'Omdurman.
8.000 hommes y étaient concentrés avec Mahmoud Oudi
Chara, et 4.000 hommes étaient poussés sur Souardeh, sous les
ordres de Hamouda, un des chefs derviches les plus renommés.
Au commencement d'avril, l'expédition, sur des ordres
venus de Londres, éprouva un temps d'arrêt.
L'opposition faite par la France et la Russie au prélèvement
des fonds de la caisse de la Dette et l'attitude peu décidée de
l'Italie donnèrent au cabinet anglais des hésitations qui furent
d'ailleurs de courte durée. Le khalife venait de proclamer la
guerre sainte, et on annonçait une levée de 120.000 Derviches,
en même temps que du côté de Souakim venaient se produire
quelques menus faits qui dénotaient l'esprit d'offensive tou-
jours professé par Osman Digma. le vieil ennemi des Anglais
et des Italiens.
* *
A la fin de mars, des engagements avaient eu lieu dans les
monts Erkowitz, au sud-ouest de Souakim, entre les Arabes
alliés et Osman Digma, qui avait avec lui environ 3.000 hom-
mes dont 200 fusils. Après avoir tenté de saisir les passes de
Kor-VYintry, qui mènent à Souakim, il fut repoussé et rentra
dans les montagnes. Il revint à la charge peu après, tandis
488 l'afrique politique en 1900
que des bandes nombreuses couraient le pays entre Assouan
et Berber. Mais il éprouva, le 10 avril, près de Tokar, un échec
à la suite duquel les garnisons de Tokar et de Souakim (trois
bataillons), réunies le 15 avril sous les ordres du colonel Lloyd,
le refoulèrent vers le Sud-Ouest (1).
Les hostilités continuèrent avec Osman pendant tout le mois
d'avril sans amener aucun résultat, mais l'émotion causée en
Angleterre par cette diversion amena le gouvernement
anglais à décider l'envoi à Souakim d'une brigade venue des
Indes.
Cette décision, prise sans l'assentiment du Parlement, sou-
leva de vives réclamations. On prétendit que le cabinet britan-
nique n'avait pas le droit, sans autorisation du Parlement, de
faire sortir des Indes des troupes indigènes, qui dans le cas
d'un transport sur le sol anglais pouvaient faire courir des
dangers à la métropole. On passa outre, mais M. Curzon af-
firma à cette occasion que le cabinet anglais n'avait point l'in-
tention d'employer sur le Nil les troupes des Indes; celles-ci
étaient destinées seulement à remplacera Souakim les troupes
égyptiennes appelées du côté de Dongola. En même temps, il
croyait devoir déclarer qu'il n'existait aucun accord entre
l'Italie et l'Angleterre au sujet d'une action commune au
Soudan.
Le 22 mai, le colonel Egerton partait de Bombay avec un
bataillon d'infanterie, débarquait à Souakim peu de jours
après et y prenait le commandement. A la fin de mai on avait
rassemblé à Souakim environ 2.900 hommes de troupes des
Indes (deux régiments d'infanterie, un régiment de lanciers,
une batterie., une compagnie du génie) qui furent portées au
milieu de juin à l'effectif de 4.340 hommes.
Cet envoi de troupes causa un certain émoi aux Indes, à la
suite de l'intention manifestée par le gouvernement anglais de
faire payer les frais d'opérations au budget indien. En Angle-
terre et ailleurs, ce rassemblement de troupes fit croire, con-
(1) La voie ferrée de Trinkitat à El-Keb fut achevée dans les premiers jours de
juin.
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 489
trairement aux dires de M. Curzon, à la volonté arrêtée de
diriger les opérations de Souakim sur Kassala.
Ces bruits étaient confirmés au même instant par l'insis-
tance du général Baldissera à demander au gouvernement
italien l'évacuation de Kassala. Mais aucun fait ne se pro-
duisit immédiatement à l'appui de cette opinion. D'ailleurs
l'excessive température du mois de juillet allait bientôt inter-
rompre les opérations.
Du côté du Nil, on avait fait de grands efforts pour consti-
tuer un service de sûreté de première ligne avec les tribus
arabes des bords du fleuve. Celles-ci, craignant les représailles
des Derviches, n'avaient pas répondu avec un grand empres-
sement aux invitations des Anglais. Cependant, sur la rive
droite, les tribus arabes entre Korosko et Abou-Hamed avaient
promis leur concours, ainsi que les Kababish et les Foggaras.
Le 1er mai, avait lieu une escarmouche entre les Derviches
et les Égyptiens (trois escadrons et un bataillon) aux environs
d'Akasheh. Depuis lors, la concentration des troupes avait
continué, et au commencement de juin on y avait rassemblé
dix bataillons (répartis en trois brigades, l'une de quatre, les
deux autres de trois bataillons), quelques escadrons et deux
pièces.
Le 7 juin, après une marche de nuit, ces forces surprirent
les Derviches qui s'étaient avancés à Ferkeh, à 20 milles au
sud d'Akasheh, sous les ordres de Hamouda. Le combat de
Ferkeh fit honneur aux troupes égyptiennes, qui infligèrent
des pertes sérieuses à l'ennemi (d'après les Anglais 800 tués
ou blessés, 450 prisonniers).
Le lendemain, Souardeh était occupé par la cavalerie et les
méharistes.
Une température torride interrompit alors les opérations.
A ce moment, la distribution des forces des belligérants était
la suivante :
Dans la vallée du Nil, de 10.000 à 12.000 Anglais et Égyp-
tiens (sirdar sir Kitchener);
A Souakim et Tokar, 4.300 Indiens (colonel Egerton);
A Kassala, 2.000 Italiens et indigènes (major Hidalgo).
490 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
En face de ces trois groupements on trouvait, vers le milieu
de juillet, y compris les renforts envoyés ou sur le point de
rejoindre (1) :
A Dongola et Debbeb, environ 20.000 Derviches (Mahmoud
Oudi Chara ou Yunes ed Deghem);
A Adarama, 8.000 à 10.000 hommes (Osman Digma) ;
Sur la ligne de l'Atbara à Gos-Rejeb (Ahmed Fehdil), à Oso-
hri (Ahmed Ouled Ali) et à El-Fascher (Nourel Taachi), de
8.000 à 10.000 hommes;
Au centre, à Omdunnan, les forces restantes du mahdi,
commandées, dit-on, par Yakoub, couvertes par le désert et par
les lignes de l'Atbara et du Nil, se tenaient prêtes à se porter,
suivant les circonstances, sur le point menacé.
Cette dislocation des forces des Derviches, rationnelle au
point de vue stratégique, était certainement inquiétante pour
les Anglais; aussi se produisit-il, après le combat de Ferkeh,
un temps d'arrêt que le sirdar mit à profit pour organiser le
poste de Souardeh, où il établit deux bataillons, deux esca-
drons et une batterie. A ce moment, le chemin de fer atteignait
Ferkeh et les communications télégraphiques venaient d'être
assurées. Des reconnaissances étaient poussées vers le Sud, et
le Camel-Corps, avec deux escadrons de cavalerie, prenait
pied à Keddem, d'où s'enfuyait Osman Izrac.
Il restait une centaine de kilomètres à parcourir pour parve-
nir à Dongola. but fixé pour l'expédition pendant la campagne
de 1896.
Pendant que les Derviches se montraient à Hafir et à Kerma
(en face d'Hafir, sur la rive droite), le sirdar concentrait ses
troupes à Fereig, à 85 kilomètres de Dongola et à 36 kilomètres
de Kerma. Lui-même y arrivait le 4 septembre. De là, l'armée
anglo-égyptienne, suivant les deux rives du Nil et soutenue
par la flottille, se porta sur Burgneh, et de là sur Kerma, qui fut
occupé sans résistance le 19 septembre. Hafir, bombardé par
(1) D'après les dépèches anglaises, avant même le combat de Ferkeh, le khalife
décida de faire face de tous côtés à ses ennemis. Il donna l'ordre d'assiéger de
nouveau Kassala et envoya 12.000 hommes à Dongola et 6.000 hommes à Osman
Disma.
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 491
l'armée du sirdar et par ses canonnières, fut occupé le même
jour après un léger combat. Les canonnières, dépassant l'ar-
mée, remontaient, jusqu'à Dongola, le Marakah des Mameluks,
le Doungou des Nubiens et le Dongola-el-Djedidieh des Arabes,
appelé aussi El-Ordeh (le campement) par les Turcs.
Le sirdar, après avoir fait passer presque toute son armée
sur la rive gauche, fit poursuivre les Derviches qui se reti-
raient sur Dongola. Lui-même, avec toutes ses forces, environ
15.000 hommes, campait, le 22 septembre, à 8 kilomètres de
Dongola. Le 23, à 5 heures du matin, il se mit en marche : les
lre et 2e brigades avec deux maxims en tête, appuyées par les
quatre canonnières; venaient ensuite un détachement anglais
puis les 3e et 5e brigades, la cavalerie et le Camel-Corps et en-
fin l'artillerie.
Après un court combat d'infanterie et une charge de la cava-
lerie, les Derviches se retirèrent vers le Sud, poursuivis vers
Debbeh, après avoir abandonné 500 prisonniers et une grande
quantité d'approvisionnements. Peu après, Debbeh était occupé
ainsi que Merawi et Korti. Le 9 octobre, le sirdar repartait pour
Le Caire.
La campagne de 189G était terminée.
*
* *
Campagne de 1897. — Pendant le reste de l'année 1896 et le
début de l'année suivante, on s'occupa de préparer la cam-
pagne de 1897. La province de Dongola était restée occupée
par 12.000 Égyptiens. Ces troupes furent portées à 20.000
combattants par l'envoi de renforts successifs, qui les complé-
tèrent à 13 bataillons égyptiens de 800 hommes, 6 bataillons
noirs à 1.200 hommes, 10 escadrons de 120 sabres, 7 batteries
de 6 pièces et 3 compagnies de mehara à 80 hommes sans
compter les pionniers et services accessoires. L'ensemble, qui
ne comprenait que des indigènes, s'élevait à plus de 35.000
hommes, 42 pièces et 7.000 animaux.
Les communications étaient déjà assurées avec Le Caire par
la voie ferrée du Caire à Assouan, par le cours du Nil, puis
492 l'afrique politique en 1900
par le chemin de fer de Ouady-Halfa à la troisième cataracte.
En outre, une autre voie ferrée devait relier à travers le désert
Ouady-Halfa à Abou-Hamed, sur une longueur de 230 milles,
et être terminée au moment où le corps expéditionnaire attein-
drait ce dernier point. On projetait en même temps une autre
ligne destinée à relier Souakim à Berber.
Le sirdar Kitchener arrivait à Merawi le 13 juillet. Le 29,
l'avant-garde partait de Merawi et entrait à Abou-Hamed, le
7 août, après un assez vif combat. A cette nouvelle, le mahdi
ordonnait la concentration de ses troupes sur Metemmeh, où
son lieutenant Mahmoud rassemblait une armée. Osman Digma
reçut l'ordre d'abandonner les environs de Souakim, et Berber
fut évacué. Les tribus arabes auxiliaires du sirdar s'en empa-
rèrent aussitôt, le 7 septembre, et, le 12, le général Hunter,
commandant lavant-garde, y pénétrait, bientôt suivi par sir
Herbert Kitchener. Les canonnières étaient aussitôt lancées
jusqu'au confluent de l'Atbara, que l'une d'elles remontait à
40 kilomètres en amont.
Bientôt on apprenait la retraite d'Osman Digma, qui traver-
sait l'Atbara le 23 septembre, se rendant à Metemmeh, et la
soumission de la plupart des tribus à l'est du Nil. A la fin de
septembre, la voie ferrée était poussée à 15 milles d' Abou-
Hamed, qu'elle devait atteindre en octobre, pour être conti-
nuée de là sur Berber. Cette place était déjà reliée aux postes
du Nil par le télégraphe de campagne.
Le 13 octobre, le sirdar rentrait au Caire et partait de là pour
l'Angleterre.
A la fin d'octobre, les canonnières poussèrent une recon-
naissance à 64 kilomètres au delà de Metemmeh, rapportant
des renseignements sur les troupes derviches qui occupaient
cette place. Avec quelques escarmouches d'avant-postes, cette
reconnaissance clôtura les opérations de la campagne.
Il restait à régler la question de Kassala. Des pourparlers
avaient été engagés depuis le mois de juillet avec l'Italie pour
affranchir cette puissance des charges de l'occupation. L'Italie
consentit à tenir cette place jusqu'après la fin de la campagne
de 1897. Ce n'est que lorsque les troupes égyptiennes se furent
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 493
solidement installées à Berber que l'Italie se trouva dégagée,
par l'arrivée à Kassala d'une troupe anglo-égyptienne, de la
responsabilité onéreuse de l'occupation de cette place.
*
* *
Campagne de 1898. — Au début de la campagne de 1898, le
sirdar Kitchener disposait, entre l'Atbara et Abou-Hamed, de
13.000 hommes environ, comprenant les forces égyptiennes
(9.000 fantassins, 900 cavaliers et chameliers et 4 batteries)
et les troupes anglaises stationnées au camp de Darnali, au
sud de Berber, sous les ordres du général Gatacre, et comptant
4 bataillons ( Warwikshire , Lincoln, Seaforth et Cameron
Highlanders), environ 3.000 hommes.
Au mois de mars, on avait poussé le chemin de fer jusqu'à
100 kilomètres de Berber et décidé de le continuer vers l'At-
bara et Khartoum (1).
La concentration de l'armée anglo-égyptienne s'effectua sur
l'Atbara, d'où elle remonta le Nil sous la protection des canon-
nières. Le 26 mars, profitant de dissentiments qui s'étaient
élevés entre l'émir Mahmoud et Osman Digma, le sirdar lan-
çait sa flottille sur Chendi avec trois bataillons égyptiens, qui
enlevaient la ville et détruisaient les ouvrages fortifiés. Mah-
moud s'était dirigé vers l'Atbara et Berber par la rive droite
du Nil, espérant surprendre l'armée anglo-égyptienne. Sur-
pris lui-même, il était allé s'établir dans un camp à Dakheïla,
sur l'Atbara, attendant l'attaque du sirdar. Après une marche
effectuée dans la nuit du 7 au 8 avril, celui-ci se présenta avec
13.000 hommes, 12 maxims et 24 pièces devant le camp fortifié
de Mahmoud, qui disposait de forces à peu près égales. Après
avoir fait bombarder le camp ennemi, il le prit d'assaut, fai-
sant 4.000 prisonniers, parmi lesquels Mahmoud lui-même, et
s'emparant d'un butin considérable. Les Derviches eurent
3.000 tués, tandis que les troupes du sirdar perdaient 500
(1) On annonçait, en décembre 1898, que If chemin do for serait prolongé le
plus tôt possible d'Omdurman sur le conlluont du Sobat.
494 l'afrique politique en 1900
hommes tués ou blessés, dont 112 Anglais. Le sirdar rentrait
peu après à Berber, et la marche en avant fut ajournée au
mois de juillet.
On avait décidé, devant la résistance des Derviches et les
nouvelles venues d'Omdurman, de renforcer le corps expédi-
tionnaire de quatre bataillons anglais tirés de Malte et de Gi-
braltar et de détachements égyptiens prélevés sur les garni-
sons du Nil.
A la reprise des hostilités, à la fin de juillet, la composition
de l'armée du sirdar était la suivante :
1° Une division anglaise (général Gatacre), comprenant :
lre brigade (général Wanchope) :
1er bataillon Cameron Highlanders ;
1er i— Seaforth Highlanders;
1er — Warwikshire ;
Ier — Lincolnshire.
2e brigade (général Littleton) :
1er bataillon Northumberland;
2e — Lancashire ;
1er — Grenadiers-Guards;
2e — Rifle-Brigade.
Cavalerie : 21e lanciers.
Artillerie : 2 batleries.de campagne;
1 batterie de mortiers ;
2 canons Maxim.
Soit 7.500 hommes.
2° Un corps égyptien (général Hunter), comprenant 4 bri-
gades d'infanterie, 900 cavaliers et chameliers et 4 batteries.
Soit 15.000 hommes.
3° Les canonnières (commodore Keppel).
L'ensemble de ces forces s'élevait à environ 23.000 combat-
tants, auxquels il faut ajouter les troupes d'étapes, pionniers,
auxiliaires, etc.
Le quartier général était établi au camp de l'Atbara, où se
trouvaient trois batteries, la cavalerie et la moitié du Camel-
Corps.
La lre brigade anglaise était à Darnali.
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 493
La 2e brigade anglaise se dirigeait du Caire vers l'Atbara.
Deux brigades égyptiennes étaient à Berber avec deux bat-
teries.
Le reste des troupes à Kamir et environs.
Au commencement d'août, la marche fut reprise vers Khar-
toum. L'artillerie et quelques détachements d'infanterie furent
embarqués sur la flottille, tandis que le reste des troupes pre-
nait par la rive gauche du Nil.
On s'attendait à une action sérieuse à Metemmeh; mais,
arrivé au défilé de Shabluka, signalé par les reconnaissances
comme la position la plus dangereuse, sur le Nil, avant Khar-
toum, on constata que les Derviches avaient abandonné la
lutte et s'étaient retirés sur Omdurman.
Le 26 août, le corps expéditionnaire était concentré à He-
gaia. Il en repartait aussitôt, précédé par les auxiliaires indi-
gènes, et arrivait devant Omdurman le 2 septembre. Les Der-
viches, au nombre de 35.000, y attendaient l'attaque du sirdar.
Celui-ci, grâce à l'armement et à la discipline de ses troupes,
battit complètement les troupes du mahdi dans un combat
qu'un journal anglais a appelé « une grande bagarre plutôt
qu'une bataille ». Malgré le grand courage dont ils firent
preuve, on a dit que les derviches laissèrent sur le terrain
10.000 des leurs, parmi lesquels Yakoub, le fils du mahdi.
Cette victoire fit tomber entré les mains du sirdar Omdur-
man, centre de la puissance du mahdi, avec son arsenal, ses
approvisionnements et de nombreux prisonniers.
Le khalife fugitif fut traqué par les troupes anglo-égyptien-
nes, tandis que les canonnières remontaient les deux Nils.
Les communications télégraphiques étaient aussitôt établies
avec Le Caire, et des postes avancés établis autour de Khar-
toum et d'Omdurman.
Pendant que le sirdar Kitchener, à la nouvelle de l'arrivée
d'Européens à Fachoda, remontait le Nil avec des forces impo-
santes et prenait contact avec le commandant Marchand (voir
le chapitre relatif au Congo français), on s'occupait de pour-
suivre le mahdi et de réduire les Derviches, qui, sous le com-
496 l'afrique politiqie en 1900
mandement d'Ahmed Fedil, tenaient encore la province de
Ghedaref.
Battu une première fois par le colonel Parson, Ahmed Fedil
subissait, le 26 décembre, une nouvelle défaite à Rosaires. Il
réussissait à s'échapper et à se rapprocher du Nil, qu'il es-
sayait, au mois de janvier 1899, de traverser du côté de
Kosseiros, pour se joindre aux forces du khalife.
Celui-ci s'était retiré à Serquellah, d'où, ne se trouvant pas
en sûreté au milieu de ses partisans, il avait, au mois de mai,
pris la direction du Sud, pour s'éloigner davantage de Khar-
toum et des petites expéditions lancées autour de cette place
malgré les maladies qui décimèrent au mois de mars l'armée
anglo-égyptienne.
Du côté du Darfour, on avait tenté sans grand succès de
nouer des relations. Vers l'Abyssinie, une reconnaissance qui
remontait le Nil Bleu fut arrêtée à Famaka par les autorités
éthiopiennes et obligée de se retirer. L'Abyssinie paraissait
bien gardée, sinon sur le Nil Blanc lui-même, au moins au
pied des plateaux, là où le climat commence à devenir favo-
rable aux Abyssins. Il n'est pas inutile de rappeler, au moment
où les forces anglo-égyptiennes traitent en pays conquis les
territoires de la rive droite du Nil, les termes de la lettre
adressée par Ménélik, en 1891, aux chefs d'État européens :
Partant de Tomat, la limite de l'Ethiopie embrasse la province de
Ghedaref et arrive jusqu'à la ville de Kargay, sur le Nil Bleu. En
indiquant aujourd'hui les limites actuelles de mon empire, je
tâcherai, si Dieu veut m'accorder la vie et la force, de rétablir l'an-
cienue frontière de l'Ethiopie jusqu'à Khartoum et jusqu'au lac
Nyanza avec les pays gallas.
Les Anglais ont réussi à faire évacuer Fachoda. Le négus se
montrera-t-il aussi accommodant à leur égard que le gouver-
nement français? Nous le saurons avant peu.
L'Angleterre menace en effet de plus en plus les territoires
du négus. Ne pouvant faire suivre au Transafricain la rive
-du Nil, marécageuse et enfiévrée, elle paraît décidée à en
EGYPTE ET SOI DAN ÉGYPTIEN 497
rejeter le tracé au pied des plateaux éthiopiens, de manière
à les investir plus étroitement encore.
Après la campagne de 1898, toute l'activité anglaise se re-
porta sur les questions commerciales et sur celle des chemins
de fer. Du khalife qui paraissait à bout de forces, du Darfour,
du Korclofan et même de l'Abyssinie il ne fut plus question.
Tout au plus, pour entretenir la curiosité anglaise, fit-on annon-
cer, au printemps et à l'été de 1899, la formation d'une expé-
dition contre le khalife en même temps qu'on déclarait le
Bahr-el-Ghazal inutilisable. Après le chemin de fer du Nil,
qui a atteint Omdurman au mois de janvier 1900, on s'occupait
de son prolongement et aussi de la ligne de Souakim à
Berber (1).
D'ailleurs les événements du Transvaal vinrent dériver l'at-
tention vers des sujets plus importants. Il semblait qu'on allait
laisser s'endormir les questions du Soudan égyptien, lorsqu'on
apprit brusquement en Europe, à la fin de novembre 1899, la
défaite définitive et la mort du khalife.
Au commencement de 1899, Ahmed Fedil avait réussi à tra-
verser le Nil Blanc avec quelques troupes et à rejoindre le
mahdi. A ce moment celui-ci paraissait posséder une armée de
5.000 hommes traînant après elle un grand nombre de femmes
et d'enfants. Un moment, au mois d'octobre dernier, après di-
verses vicissitudes, il parut dessiner une vague offensive sur
Khartoum. C'était plutôt une reconnaissance. Dès la fin de sep-
tembre des troupes égytiennes évaluées à 2 brigades d'infan-
terie, 3 batteries avec des détachements de cavalerie et de
méharistes, se mettaient en mouvement avec le dessein d'en-
tamer une action contre le khalife. On annonçait leur concen-
tration à 150 milles au sud-ouest d'Omdurman et à 70 milles
environ du camp du khalife.
Le 22 novembre, le colonel Wingate, qui surveillait dans le
(1) On a annoncé l'inauguration, le 26 août dernier, par le sirdar Kitche-
ner, du pont de l'Atbara, fourni par des maisons américaines, qui en avaient
obtenu l'adjudication. A ce moment les officiers et soldats du génie anglais avaient
posé 587 milles de rails au nord du pont et [-22 au sud. Bel exemple à suivre pour
notre futur Transsaharien!
Afr. polit. 38
498 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Kordofan, avec quelques troupes, les mouvements des dervi-
ches, atteignait Ahmed-Fedil à Nelisa et le battait en lui tuant
400 hommes. Ce succès arrivait à point pour consoler les An-
glais de leurs premiers échecs au Transvaal.
Deux jours après, grâce à une marche de nuit, le colonel
Wingate, bien renseigné sur les mouvements ennemis, rejoi-
gnait le khalife à Oum-Debrikat et mettait ses troupes en
déroute dans un combat où il trouva la mort.
Le récit que donne le colonel de la mort du khalife est dra-
matique :
Aussitôt que les troupes anglo-égyptiennes eurent emporté le
camp des derviches, on apprit qu'Abdullahi et la plupart de ses
émirs se trouvaient parmi les morts. Le colonel Wingate se dirigea
immédiatement vers le lieu où gisait, disait-on, le khalife. En
route, un jeune garçon de quinze ans, saisissant la main du ma-
jor Watson, lui dit : « Le khalife est mort. Je suis son fils. » Puis il
conduisit l'officier anglais près du cadavre de son père.
Le corps du khalife était étendu, enroulé dans une peau de mou-
ton criblée de balles. Sur son cadavre étaient tombés ses deux prin-
cipaux émirs, Ali Wad Helu et Ahmed Fedil. Puis autour de lui
gisaient dix ou douze autres émirs, et tous les hommes de sa
garde du corps.
Le colonel Wingate contemplait l'imposant spectacle de ces
braves étendus dans l'immobilité de la mort, lorsque d'un monceau
de cadavres émergea un petit homme qui n'était autre que Yunis
Deghemi, l'ancien émir de Dongola.
Il conta comment les derviches, n'ayant pu réussir à tourner les
Anglo-Égyptiens et commençant à se débander devant le terrible
feu de ceux-ci, le khalife appela ses émirs et leur dit : « Je ne fuirai
point. Je mourrai ici. Je vous prie de rester près de moi, et nous
mourrons ensemble. » Ils y consentirent, et avec la garde du corps
se placèrent devant leur chef.
Le khalife s'assit sur sa peau de mouton et, avec ses compagnons,
attendit tranquillement la fin.
Le colonel Wingate a fait enterrer sur le lieu même où ils étaient
tombés Abdullahi et ses fidèles, par leurs propres gens et avec leur
cérémonial. Les derniers défenseurs du mahdisme reposent dans
un site magnifique à peu de distance de l'île d'Abba qui en fut le
berceau.
Les forces des derviches étaient anéanties. Osman Digma
avait pu fuir avec quelques partisans et, après avoir passé le
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 499
Nil, s'était réfugié près de Tokar. C'est là qu'il fut pris, peu de
jours après, et envoyé à Suez.
Le 20 janvier 1900, El Obeid était occupé et l'influence an-
glaise essayait aussitôt d'entamer le Darfour.
Ces événements survenaient à point pour sauver les Anglais
des graves complications que les insuccès subis au Transvaal
auraient pu amener au Soudan. L'Egypte dégarnie de troupes
anglaises et le corps d'occupation réduit à moins de 2.000
hommes, les esprits allaient s'échauffer aux récits des défaites
britanniques et le Conseil législatif du Caire, appelé, au mois
de janvier, à voter sur les dépenses du Soudan, allait procla-
mer, aux applaudissements des Égyptiens, que le Soudan
faisait partie intégrante de l'Egypte.
Au même instant l'attitude des troupes égyptiennes de
Khartoum causait de graves soucis à l'administration anglaise
et partout le long du Nil on sentait, à des signes divers, que le
prestige britannique risquait, quelle que fût l'issue de la guerre
du Transvaal, de rester gravement compromis, alors même
qu'il n'y eût à craindre aucune action panislamique du côté des
Turcs ou des Senoussias.
*
Pendant que ces événements se déroulaient sur le Nil, les
Anglais continuaient en Egypte leur politique d'absorption (1).
(1) Un correspondant militaire anglais, M. Oppenheim, qui a suivi les opéra-
tions du Soudan, a fait ressortir, dans la Nineteentli Century, les facilités de la
guerre de Khartoum. Il signale que le succès de la campagne qui aboutit à la
victoire d'Omdurman est dû à la sagesse d'une préparation qui a pu être soignée
jusque dans ses plus infimes détails. Le sirdar a eu la possibilité de complète-
ment maîtriser le facteur temps : il lui était aisé de prévoir, six mois à l'avance,
à quel jour du mois d'août et de septembre la pleine lune ou la crue du fleuve
favoriserait l'opération qu'il projetait.
"Au Soudan, un large lleuve sert de ligne de communication, ligne que le désert
même préserve de tout péril, fleuve que sillonnent avec une relative facilité de
lourdes embarcations, efficacement protégées par les maxims des canonnières.
Du dernier point déconcentration au sud de la sixième cataracte, les deux
divisions n'ont qu'à parcourir 40 milles pour gagner leur champ de bataille.
Elles exécutent cette manœuvre, posément, à raison de 8 milles par jour et
dans une formation on ne peut plus avantageuse : le front de marche s'étale sur
rjOO L'AFRIQUE POLITIQIE EN 1900
Peu à peu. mais de façon continue, l'administration égyp-
tienne passait entre leurs mains, et ils pouvaient disposer,
sans soulever les réclamations de l'Europe, de ce que l'on
a pu appeler le capital de l'Egypte. C'est ainsi qu'ils alié-
naient, après avoir épuisé toutes les ressources dont ils
pouvaient légalement disposer, les bateaux de la Khedivieh,.
entreprise maritime du gouvernement égyptien desservant
la Syrie, la Grèce et la Turquie. Cette atteinte aux droits
de l'Egypte, qui en d'autres temps eût soulevé de nom-
breuses oppositions, s'accomplit, au mois de janvier 1898,
sans trop de réclamations de la part de l'opinion publique
européenne.
Peu à peu les Égyptiens oublient la France. La langue
française recule devant la langue anglaise. En 1889, la pro-
portion du nombre des étudiants était d'environ 74 pour 100'
pour le français, 26 pour 100 pour l'anglais. En 1898, cette
proportion sest abaissée à environ 35 pour 100 pour la langue
française, alors qu'elle remontait à 65 pour 100 pour la langue
anglaise.
Les entreprises anglaises se développent partout avec une
importance et une rapidité croissantes. La National Bank,
banque anglaise, émet déjà des banknotes, tandis que les entre-
prises françaises, frappées d'anémie, en butte à une concur-
rence énergique, renoncent à la lutte ou sont menacées d'une
liquidation prochaine (1).
Au Soudan, la convention anglo-égyptienne du 19 jan-
vier 1899 a posé les bases d'une sorte de condominium sur
lequel l'Egypte ne se fait aucune illusion. Les deux drapeaux
sont hissés côte à côte : un seul d'entre eux représente la
prés de 10 milles; les bagages suivent sans relard, car la profondeur est insi-
gnifiante. (France militaire.)
Il est certain qu'on ne saurait comparer les difficultés de la guerre soudanaise
avec celles auxquelles l'armée anglaise s'est heurtée au Transvaal.
(1) Le commerce de l'Egypte a atteint G00 millions en 189". Les importations
ont atteint environ 2o0 millions ; celles d'Angleterre ont augmenté de 12 millions
pendant que celles de France diminuaient de 2 millions. Depuis sept ans, les im-
portations belges et allemandes ont quintuplé et augmentent encore.
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 501
Téalité dominante. Le collège anglais de Khartoum, bientôt
édifié, symbolisera à brève échéance cette domination, que la
France a perdue, que l'Egypte subit et à laquelle elle s'habitue
tous les jours davantage (1).
L'Egypte, que les anciens considéraient comme une terre
d'Asie, s'est de plus en plus rapprochée de l'Europe, surtout de-
puis que l'œuvre française du canal de Suez a été achevée. La
création de cette nouvelle voie de communication fut, encore
plus que la situation stratégique de l'Egypte, le motif détermi-
nant de l'occupation de ce pays par les Anglais. Comprenant
aussi qu'un événement imprévu de la politique européenne
peut les obliger à évacuer le pays, ils font en ce moment leurs
efforts pour créer entre la Méditerranée et les Indes une nou-
velle voie de communication encore plus rapide que celle du
canal.
Habitués à escompter à l'avance les succès de leur diplo-
matie, ils rêvent déjà de se réserver, par le protectorat de
la Perse et de la Turquie d'Asie, le moyen de posséder, le
long des rivages du golfe Persique, un chemin de fer anglais
qui viendrait déboucher en face de Chypre, possession an-
glaise.
Les Anglais ont la vague inquiétude de ne pouvoir conserver
indéfiniment leur situation en Egypte. Ils sentent que la durée
de leur occupation serait à la merci d'une entente de l'Alle-
magne avec la France et la Russie. Ils se souviennent que cette
entente s'est récemment produite en Extrême-Orient, et que
pour l'Egypte elle dépend seulement de concessions récipro-
ques. Aussi sa mission sur les bords du Nil, dont elle parle si
souvent, ne paraît-elle avoir d'autre but que de préparer à ce
(1) Pour tout ce qui concerne les principes politiques qui ont guidé les Anglais
dans l'établissement île leur domination au Soudan, se reporterau chapitre relatif
à la mission Marchand (Congo français).
502 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
pays un avenir tel qu'il se trouve incapable de porter ombrage
à ses intérêts, si elle se trouve obligée d'en sortir même pour
y céder la place à une puissance européenne.
Pour cela, il est nécessaire qu'elle possède le Soudan avec
la côte de la mer Rouge, que le chemin de fer de la Méditerranée
aux Indes soit achevé et que les territoires traversés soient
placés sous la tutelle anglaise, même au prix d'un partage, avec
les Russes, de la Perse et de la Turquie.
Ce jour-là, le canal de Suez ayant été lui-même préalable-
ment neutralisé, l'évacuation de l'Egypte aura fait un pas déci-
sif. Ce jour-là aussi, les Anglais auront pris soin de détourner
d'avance vers d'autres rivages le commerce que fait l'Egypte
avec le Soudan. Le projet d'une voie ferrée reliant Rerber
à Souakim a récemment fait jeter un cri d'alarme sur les bords
du Nil. On y comprend que la construction de ce chemin de
fer aurait pour effet immédiat de rejeter vers Souakim, devenue
ville anglaise, et de là sur les vaisseaux anglais, les marchan-
dises du Soudan.
Cette voie ferrée aurait encore un autre résultat non moins
désastreux pour l'Egypte : celui de permettre le transport, par
la voie la plus rapide, des pèlerins musulmans qui, de l'Afrique
centrale, se dirigent vers La Mecque, sans emprunter, comme
aujourd'hui, le territoire égyptien à moins que ce résultat
ne soit obtenu par un moyen encore plus simple : la création,
déjà rêvée par le mahdi de Djerboub, mais alors sous les
auspices de l'Angleterre, d'une métropole saharienne ou sou-
danaise du culte de Mahomet et d'une cité sainte rivale de La
Mecque. Cela fait, et l'exploitation du Soudan complétée par
l'établissement de la voie ferrée de Mombassa à Khartoum,
l'Egypte, décapitée en partie de son rôle commercial et dé-
pouillée du transit universel, ne serait plus qu'un pays agri-
cole qu'on pourrait livrer à ses destinées sans inconvénient
pour les intérêts de l'Angleterre, dont « la mission en Egypte »
serait alors véritablement accomplie.
La France n'est pas la seule puissance intéressée à ces ques-
tions. Même sans attendre la liquidation de la Turquie et de la
Perse, il y a lieu de penser que l'équilibre nouveau qu'on essaie
EGYPTE ET SOUDAN ÉGYPTIEN 503
d'établir en Extrême-Orient rappellera l'attention sur la ques-
tion des grandes voies de communications maritimes. Les évé-
nements peuvent donner naissance à des complications su-
bites du côté de l'Egypte, et ailleurs encore; les groupements
politiques peuvent changer, et la question d'Egypte, dont la
solution a paru s'éloigner, pourrait bien donner lieu à des sur-
prises prochaines.
CONCLUSION
Chaque région, étudiée séparément, a donné lieu à une con-
clusion partielle. On se bornera ici à jeter sur l'Afrique un coup
d'œil d'ensemble après avoir procédé à un examen général et
rapide des résultats donnés par les méthodes de colonisation
française et anglaise.
Les nombreux traités conclus depuis vingt ans au sujet des
délimitations africaines ont abouti à la reconnaissance des
zones d'influence, désormais fixées, tout au moins dans leurs
lignes générales.
On ne saurait affirmer, cependant, que le choc des intérêts
contraires n'amènera pas des bouleversements et des disloca-
tions. L'ère des compétitions est loin d'être définitivement
close, les affaires du Transvaal en sont le témoignage, et il
n'est point malaisé de dénoncer dès maintenant les régions sur
lesquelles porteront les contestations futures.
Ce qui semble préoccuper le plus l'opinion française, avide
de résultats immédiats, ce n'est pas tant le souci de conserver
et de consolider l'empire colonial si rapidement acquis que le
désir légitime, quoique prématuré en certains points, de le
mettre en valeur et de procéder sans délai à son exploitation.
Celle-ci ne saurait être efficacement assurée sans méthode et
sans continuité, et l'on sait combien, jusqu'à ce jour, ces qua-
lités nous ont fait défaut.
Les méthodes de colonisation successivement employées
506 l'afrique politique en 1900
par l'administration française ont en surtout le mérite d'être
multiples et variées.
On a tenté bien des moyens, mis en pratique de nombreuses
conceptions : on ne paraît avoir suivi nulle part, sans tâtonne-
ments, une ligne de conduite fondée sur la connaissance
approfondie des pays et des races.
Il est des principes généraux qu'on peut appliquer à coup
sûr à tout gouvernement, à tout essai de colonisation; il en
est d'autres qui, discutables et contestés même dans la métro-
pole, doivent être rejetés sans hésitation dans des colonies
nouvellement créées.
L'homme d'État éminent qui, soucieux de l'avenir et pré-
voyant les nécessités futures, a eu la gloire de jeter les bases
de notre puissance coloniale, Jules Ferry, dans son rapport
sur l'organisation du gouvernement général de l'Algérie, po-
sait des principes d'administration qu'on peut considérer
comme applicables à toute colonie.
Il repoussait avec force l'idée d'assimilation des indigènes,
s'élevait hautement contre la pensée de gouverner de Paris
nos diverses colonies et demandait en leur faveur une large
décentralisation.
Ce sont les mêmes principes que suivent les Anglais
dans leur administration coloniale et qu'ils appliquent de
longue date au Canada, au Gap et ailleurs.
Nos voisins, disait Jules Ferry, ont tiré de leurs longues et nom-
breuses expériences coloniales la conclusion qu'il faut laisser
beaucoup d'indépendance administrative aux pouvoirs locaux.
A ceux-ci la libre initiative, au pouvoir métropolitain le contrôle.
C'est cette même pensée qui inspire la conclusion donnée
par M. Edmond Demolins au tableau qu'il trace de la prétendue
supériorité des Allemands (1) :
Dans le premier moment, ces énormes mécanismes donnent à
une société toutes les apparences extérieures de la puissance poli-
(1) A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons, par Edmond Demolins,
préface de la 2e édition, page xv.
CONCLISIOX Îj07
tique et de la puissance sociale, parce qu'ils centralisent brusque-
ment et brutalement dans une seule main toutes les forces vives de
la nation, lentement constituées par les régimes antérieurs Mais
précisément parce que ce régime centralise toutes les forces vives,
il finit par les atrophier, par les stériliser, et alors arrive la pro-
fonde et parfois irrémédiable décadence L'empire d'Allemagne,
s'il persiste dans la voie où il est engagé — ce qui est très probable —
n'échappera pas à cetle loi fatale Et, pendant que la race anglo-
saxonne grandira de plus en plus par les œuvres fécondes et sans
cesse renouvelées de l'initiative privée et du self-government, la
vieille Allemagne perdra de jour en jour, par l'excès de la puis-
sance politique, ses fortes vertus qui ont fait et qui font encore sa
puissance sociale.
Cette erreur de la centralisation, combinée avec notre mé-
connaissance des races conquises et des nécessités sociales
qui s'imposent, avec notre sensiblerie d'êtres trop civilisés,
avec notre tendance à appliquer à nos sujets, sans discerne-
ment, des principes sociaux que nous ne sommes pas même
parvenus à nous assimiler, nous a conduits à la plupart de nos
déceptions coloniales (1).
C'est ainsi que, dans nos plus récentes conquêtes, on a pré-
maturément supprimé le régime militaire, sans attendre que
le temps ait complété l'œuvre de la pacification en faisant dis-
paraître les germes de révolte, sans consulter les enseigne-
ments du passé, le plus lointain comme le plus proche, et
sans étudier, pour les mettre en pratique, les procédés de
conquête et de colonisation romains ou britanniques.
C'est ce qui nous laisse aller, sous la pression de belles for-
mules ou d'idées admises sans discussion, à franciser nos
indigènes, à vouloir, par l'école, « les élever graduellement
jusqu'à nous », idée féconde en surprises futures et que les
Anglais se gardent soigneusement d'appliquer.
L'exemple de leurs colonies leur apprend tous les jours que
(1) Dans un récent rapport sur les colonies françaises, adressé au Forcign
Office, sir Austin Lee, attaché commercial à l'ambassade d'Angleterre à Paris,
cite avec soin le chiffre des fonctionnaires que nous entretenons dans nos colo-
nies : Martinique, 973; Guadeloupe, 1.152; la Réunion, 904; Sénégal, 020; Guinée,
241 pour 42 colons; Côte d'Ivoire, 348 pour 51 colons; Dahomey, 553 pour 33 co-
lons; Congo, 580; Tahiti. 235.
508 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
des races si différentes de la nôtre, imbues d'un mode de
penser que nous ne leur enlèverons pas, puisant leur morale
dans des religions que nous avons peine à comprendre, sont
incapables d'adapter à leur cerveau, avant de très longues
années, nos principes sociaux, et ne prennent, à notre premier
contact, que nos vices apparents. C'est un fait partout reconnu
que l'indigène, frotté de notre civilisation, a perdu la moralité
et les qualités de sa race, sans rien acquérir des vertus de la
race conquérante.
Il suffît, pour s'en rendre compte, de parcourir l'Algérie,
qui est à nos portes, et de comparer les indigènes des villes à
ceux de la campagne. Ce résultat a fait naître le scepticisme au
sujet des effets produits par l'instruction publique aux colonies.
Il n'a pas peu contribué à rendre les Anglais implacables en ce
qui concerne la sujétion de leurs indigènes.
On a distingué avec raison les colonies d'exploitation des
colonies de peuplement. Mais on ne saurait donner à ces
termes un sens absolu. Un peuple ne fonde pas de colonies
sans attacher à cette fondation l'idée d'exploitation.
Toutes les colonies sont des pays d'exploitation; mais cer-
taines d'entre elles, particulièrement favorisées, peuvent
devenir des colonies de peuplement. Dans les unes comme
dans les autres, la race conquérante doit conserver, avec un
soin jaloux, le prestige sans lequel toute domination devient
éphémère.
Mais nous avons beau chercher sur la carte du monde,
nous n'y trouvons nulle part des colonies d'éducation. Les
hommes qui s'expatrient ne sont généralement pas des rê-
veurs— Primo vivere, deinde philosophari — et jusqu'ici les
nations, même les plus policées, n'ont eu, sans doute, ni le
temps ni les moyens de s'appliquer, autrement qu'en paroles,
à une œuvre aussi élevée.
Partout les races en présence ont obéi à ce principe supé-
rieur et éternel qui commande à l'une de subjuguer l'autre,
et nous ne constatons de fusion véritable que là où cette fu-
CONCLUSION 500
sion était déjà préparée par des similitudes et non pas rendue
impossible par des dissemblances.
On pourra multiplier les écoles, prodiguer les faveurs et les
emplois, développer les besoins des indigènes et leur faire
absorber nos produits, faire luire à leurs yeux l'éclat de notre
civilisation, on n'empêchera pas les races, quels que soient
les rapprochements lentement obtenus, de se heurter un jour
pour la domination ou pour l'indépendance.
Nos idées françaises, résultat de la philosophie de plusieurs
siècles pendant lesquels notre race a vécu repliée sur elle-
même, ont besoin de se modifier au contact des autres sociétés
humaines.
La Déclaration des Droits de l'Homme ne s'est pas imposée
sans discussions et sans luttes, en Europe même, au milieu
de sociétés similaires. Brusquement appliquée aux pays
d'outpe-mer, elle y serait incomprise et amènerait sûrement
la faillite de toute colonisation. Et, d'ailleurs, en vertu de quels
principes, puisés parmi ceux qu'elle pose, chercherait-on à
l'imposer?
La centralisation excessive dont souffre l'administration de
nos colonies n'a pas eu seulement pour effet de dénaturer la
compréhension de leurs besoins; elle a aussi développé, par
une loi fatale, l'abus de la réglementation, qui use les carac-
tères, comprime les initiatives et étouffe la prospérité.
Ici, on décrète des impôts comme dans la métropole, sans
crainte de stériliser les germes de développement les plus pré-
cieux de toute colonie, sans se rappeler la parole profonde de
lord Chatham au Parlement britannique : « Milords, îst une
doctrine que je porterai avec moi jusqu'à la tombe : un pays
ne possède pas, sous le ciel, le droit d'imposer ses colonies;
cela est contraire à tous les sentiments de justice et de poli-
tique; il n'est point de nécessité qui puisse le justifier. »
Ailleurs, on hésite à employer le moyen de colonisation
reconnu, par les autres peuples, comme le moins coûteux,
sinon le meilleur ; la constitution de grandes compagnies
d'exploitation coloniale.
510 l'afrique politique en 1900
Ce n'est pas par de tels procédés qu'on développera les
colonies et les facultés colonisatrices d'une nation.
Il serait facile d'opposer à ce manque de méthode les pro-
cédés anglais, dont on a pu constater plus haut l'efficacité, la
permanence et la continuité. Il nous suffira d'en signaler
rapidement les résultats.
Sir R. Giffen, le statisticien anglais, en établissant, au mois
de février 1899, devant l'Institut royal des colonies, le bilan de
l'empire britannique depuis 1871, donnait les chiffres sui-
vants, qu'il est utile de méditer.
La population totale de l'empire est de 407 millions d'âmes,
soit le quart de celle du globe; les Anglais comptent dans ce
total pour 50 millions, les sujets anglais pour 357 millions,
augmentant de 112 millions depuis 1871.
Le commerce total s'est élevé, en 1897, à 35 milliards dont
26 milliards pour les pays anglais, 9 milliards pour les pays
sujets, et en augmentation de 11 milliards depuis 1871.
Les impôts de tous les pays britanniques ont produit, la
même année, 6 milliards et demi.
Si, maintenant, après ce formidable exposé de la prospérité
britannique, on veut savoir comment les populations d'origine
européenne apprécient la domination anglaise, il nous suffira
de citer — citation dont on excusera la longueur, en raison de
son intérêt — ces paroles d'un Canadien français, sir Wilfred
Laurier, premier ministre du Canada (1) :
Oui, si l'empire britannique s'est élevé aux magnifiques propor-
tions qu'il présente au monde, et que la France, seule, je crois, de
toutes les nations de l'Europe, consciente de sa force et de sa gran-
deur, a su reconnaître et apprécier, il ne s'est élevé, il ne s'est
maintenu, il ne saurait se maintenir que sur les larges assises de la
liberté, de la liberté civile, politique et religieuse, de la liberté qui
sait respecter les croyances, la langue, lés institutions, les lois, les
coutumes de tous les éléments divers qui, sur tous les points du
(1) Discours prononcé, le 19 juillet 1897, au banquet de la chambre de com-
merce anglaise de Paris, auquel assistaient, avec sir Wilfred Laurier, premier
ministre du Canada, sir Gordon Sprigg, premier ministre du Cap, et M. G. -H. Reid,
premier ministre de la Nouvelle-Galles du Sud.
CONCLUSION 511
globe, reconnaissent la suzeraineté de la couronne portée aujour-
d'hui avec tant d'éclat par Sa Majesté la reine-impératrice.
En parcourant cette ville, belle entre toutes les villes, j'ai remar-
qué sur la plupart de ses édifices publics la fière devise que les
armées de la République promenèrent à travers l'Europe : Liberté,
Egalité, Fraternité. Eh bien, tout ce qu'il y a dans cette devise de
vaillance, de grandeur et de générosité, nous l'avons aujourd'hui
au Canada : c'est là notre conquête.
La Liberté, nous l'avons absolue, complète, plus complète — par-
donnez à ma fierté nationale l'affirmation que j'en fais — plus com-
plète que dans n'importe quel autre pays au monde; liberté pour
notre religion, avec son culte, ses cérémonies, ses prières, ses cou-
tumes; liberté pour notre langue, qui est langue officielle comme
la langue anglaise; liberté pour toutes ces institutions que nos
ancêtres apportèrent de France, et que nous regardons comme un
héritage sacré.
L'Égalité, nous l'avons. Et quelle autre preuve vous en donnerais-
je que, dans ce pays, en majorité de race anglaise et de religion pro-
testante, les dernières élections générales ont porté au pouvoir un
homme de race française et de religion catholique qui a toujours
affirmé haut sa race et sa religion?
La Fraternité, nous l'avons. Il n'y a pas parmi nous de domina-
tion de race sur race. Nous avons appris à respecter et aimer ceux
que jadis nous avons combattus, et à nous en faire respecter et
aimer. Les vieilles inimitiés ont cessé; il n'y a plus de rivalité, il
n'y a que de l'émulation. Et je dois rendre cette justice à mes com-
patriotes de race anglaise que notre fierté nationale comme descen-
dants de la France, ils la comprennent, ils l'apprécient, ils l'admi-
rent, et qu'ils n'en ont que plus de respect pour nous. De nos
anciennes luttes, il nous reste à nous, descendants de la France,
une relique que nous conservons avec un amour passionné. C'est un
drapeau de la France, non pas de la France d'aujourd'hui, mais de
l'ancienne monarchie. Il existe parmi nous une tradition soigneu-
sement conservée, que ce drapeau flotta victorieusement tout un
jour sur les remparts de Cavillon, lorsque le marquis de Montcalm
y repoussa les assauts répétés de l'armée anglaise. Ce drapeau, qui
rappelle une victoire française, nous le promenons solennellement
dans nos cérémonies religieuses, dans nos processions patrioti-
ques, et jamais nos compatriotes d'origine anglaise n'ont songé à
s'en offenser, ou à nous en faire un reproche. Si ce n'est pas là la
fraternité, messieurs, qu'est-ce donc que la fraternité?
A cette apologie du régime accordé à leurs colonies de peu-
plement, on pourrait opposer, il est vrai, les traitements infli-
gés par les Anglais aux indigènes de leur empire. En dehors
512 l'afriqle politique ex 1900
même de l'Afrique, où nous avons relevé des faits pénibles
pour la réputation britannique, on pourrait citer bien des
exemples, parmi lesquels celui des Indes.
Bien des esprits, en Angleterre, considèrent avec quelque
mélancolie l'avenir réservé à l'empire indien en constatant le
travail souterrain qui se fait dans cette vaste agglomération de
300 millions d'Hindous, en général avides d'instruction et de
diplômes, prenant peu à peu conscience d'eux-mêmes, cher-
chant partout un appui, ayant au cœur la haine silencieuse de
l'orgueil britannique et du particularisme anglo-saxon.
L'empire noir de la France, aussi bien que son Indo-Chine,
devra devenir autre chose qu'une parodie de l'empire des
Indes.
Il ne faut pas voir seulement dans ces vastes contrées, con-
quises par nos armes et par notre influence, des territoires
d'exploitation analogues à ceux que les Belges sont en train
d'épuiser au Congo. Tout a une fin, même les ressources natu-
relles des plus vastes empires. L'expérience tentée au Congo
léopoklien a pu se développer jusqu'à ces derniers temps
dans des conditions à peu près favorables. Les révoltes conti-
nuelles, multiples, toujours furieuses, qui se produisent de-
puis peu, suffiraient à démontrer que la patience humaine,
même celle de nègres vaincus et épouvantés, a des limites
étroites.
La France doit laisser à d'autres cette politique aux profits
momentanés. Qu'elle reste fidèle, avec des idées plus rassises, à
son passé, à ses traditions, à ses initiatives généreuses, tout en
maintenant avec force et modération — suaviter in modo, for-
titer in re — les sujétions imposées. Qu'elle cesse de s'aban-
donner et de s'abaisser elle-même et quelle considère avec
confiance, l'esprit tendu vers l'avenir, les résultats acquis
dans ce dernier quart de siècle, au prix de sacrifices que l'his-
toire jugera sans doute insignifiants.
N'est-ce pas un spectacle réconfortant que celui de nos
domaines du Soudan et du Congo, conquis par quelques héros,
soumis sans efforts véritables et déjà facilement administrés"?
N'est-il pas encourageant de constater que toutes ces popula-
CONCLUSION 513
tions ont appris à aimer nos officiers, ces administrateurs-nés
des peuples primitifs, qui leur apportent, avec une admi-
nistration dont la justice et la douceur sont pour eux chose
toute nouvelle, le bénéfice de la disparition des conquérants
habitués à ne leur laisser le choix qu'entre l'oppression ou la
suppression?
C'est là qu'il faut chercher la raison véritable de la fidélité
constante, ininterrompue, témoignée aux blancs venus de
France par leurs serviteurs ou leurs auxiliaires noirs, ainsi
qu'on l'a rappelé à propos de la mission Cazemajou : « C'est
une chose connue de toute l'Afrique, que jamais un interprète,
jamais un noir dévoué à un Français ne doit revenir sans le
corps de son blanc ou sans son blanc vivant (1). »
A ce point de vue des dévouements provoqués et obtenus,
des grands horizons découverts sur la psychologie nègre,
l'œuvre de la France en Afrique mérite qu'on fonde sur elle de
solides espérances, car elle paraît devoir être vraiment civili-
satrice, féconde et durable.
Mais il ne s'agit pas seulement d'acquérir des colonies, il
faut savoir les conserver pour les faire servir à la grandeur de
la patrie.
Notre histoire est pleine de souvenirs des établissements
fondés par des Français sur tous les points du globe qui, par
la suite, ont été abandonnés ou cédés ii prix d'argent ou annexés
par d'autres puissances. L'exemple de l'Espagne, du Portugal,
de la Hollande, est là pour nous prouver que les colonies ne
se défendent pas toutes seules, que les liens qui les attachent
à la métropole se relâchent à la longue, que le patriotisme y
revêt, sous la pression des intérêts, une forme nouvelle, que
le loyalisme s'y refroidit fatalement et que le séparatisme —
puisqu'il faut employer cet affreux mot nouveau — émergeant
(1) Discours de M. le comte d'Agoult, député du Sénégal. Séance de la Chambre
du 19 janvier 1899.
Afr. polit. 33
ol4 l'afriqie politique en 1900
en un jour des bas-fonds égoïstes, y devient peu à peu la
religion nouvelle.
C'est une destinée qu'il serait puéril de méconnaître, un
enseignement qu'il serait imprudent de négliger. Les colonies
sont comme les enfants naturels d'un père aux instincts trop
puissants. Les soins attentifs qui leur sont prodigués dès leur
jeune âge ont pour effet de les constituer en vigoureux reje-
tons qui ne peuvent se défendre d'envisager par la suite, avec
une secrète jalousie, les traitements de faveur accordés aux
enfants légitimes. Devenus grands et forts, il leur tarde de s'af-
franchir des liens trop lourds qu'on a le tort de leur imposer.
Les entraves, les obstacles accumulés ne servent qu'à leur faire
paraître la sujétion plus odieuse et, sans empêcher les destins
de s'accomplir, n'aboutissent qu'à rendre la méfiance plus pro-
fonde, la séparation plus complète, les souvenirs plus amers.
Les Anglais ne méconnaissent pas cette loi d'évolution so-
ciale. Ils sont dans la vérité. Leurs colonies pourront aban-
donner la métropole : ils en auront fait auparavant des collec-
tivités pareilles à la mère-patrie par la laugue, par les idées,
par les besoins, par les tendances.
Qui pourrait nier, dès lors, que la puissance, l'influence, la
grandeur commerciale de la métropole ne soient pas constam-
ment accrues par ces sociétés jetées à travers le monde et qui
continuent, malgré toute scission, à graviter autour de leur
centre d'attraction naturelle?
La séparation des États-Unis a pu être un rude coup
porté à l'orgueil du peuple anglais. La diminution de gran-
deur et d'influence subie par l'Angleterre a été rapidement
réparée.
L'Amérique du Nord est devenue un creuset dans lequel,
chaque année, viennent se fondre et s'amalgamer intimement
des milliers d'immigrants : un flambeau aux puissantes radia-
tions projetant à travers le monde le rayonnement des mœurs
et des idées anglo-saxonnes.
Demain, le Canada, le Cap, l'Australie se détacheront à leur
tour, comme des fruits mûrs, de la souche commune. Ils res-
teront quand même ce qu'on les aura faits : des pays britanni-
CONCLUSION olo
ques ; et le citoyen anglais pourra, plus que jamais, voguer à
travers le monde, en affirmant partout que nulle part il n'est
étranger.
De même que les peuples appelés latins se tournent tou-
jours, par tradition et par instinct, vers la Rome antique pour y
chercher leurs aspirations et leurs modèles, ainsi ces sociétés
nouvelles tourneront leurs préférences et leurs affinités vers
le peuple qui a cimenté leur édifice soc:al et façonné leur cer-
veau dans le moule de son propre génie.
C'est une loi naturelle des sociétés humaines. Il leur faut
aboutir à la décrépitude et à la mort. Si, durant le cours de
leur existence plus ou moins éphémère, elles ont eu la force de
pousser autour d'elles des rameaux vigoureux, la puissance de
les diriger convenablement, la philosophie d'envisager leur
avenir sans amertume, leur postérité sera digne d'elles, les
continuera vaillamment et perpétuera à travers les âges le
souvenir de leur grandeur et de leur civilisation.
Notre France moderne n'aura-t-elle pas la hauteur de vues
nécessaire pour réaliser par la réflexion le rôle grandiose que
Rome accomplissait autrefois par instinct, sans posséder les
enseignements de l'histoire, en obéissant simplement à la loi
de son expansion naturelle?
En Afrique, ce rôle lui est facilité par la proximité du pays,
par la situation même des régions conquises, qui peuvent lui
fournir de merveilleuses colonies de peuplement sur toute la
côte méditerranéenne et sur quelques points du rivage atlan-
tique; par la nature des indigènes, qui se laissent gouverner
facilement à la condition de toujours les traiter avec justice,
mais en sujets et non en électeurs; par la constitution même
de son empire colonial, formant aujourd'hui un bloc qu'il suffit
de consolider et d'embellir davantage.
Dans le Nord, l'Algérie est une magnifique base d'opérations
futures, un centre de puissance qui doit rester à tout moment
intangible. Près de la Tunisie, qui s'assimilera facilement, la
Tiipolitaine ne nous est pas fermée. Quant au Maroc, quelles
516 L'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
que soient les compétitions étrangères, nous devons plus que
jamais nous préparer à lui imposer nos volontés au moment
opportun: c'est une nécessité nationale d'où dépend la liberté
de nos mouvements à venir.
Ce bloc de possessions se défendra par lui-même. Il suffira
de lui donner, avec les libertés nécessaires, les moyens de dé-
velopper ses vastes ressources militaires et, le moment venu,
de savoir les utiliser.
Entre cette Afrique méditerranéenne et nos possessions du
Sénégal-Soudan , s'étendent les espaces du Sahara tous les jours
pénétrés davantage. Nous en avons parlé assez longuement
pour faire admettre l'impérieuse nécessité du Transsaharien
militaire, si amèrement et si sournoisement combattu, de cet
outil indispensable de défense et d'attaque, sans lequel notre
empire soudanais et congolais, semblable, lui aussi, à une
statue au socle d'argile, pourra être sapé, disloqué, émietté par
des attaques multiples et faciles.
Entre le Maroc et le Sénégal, l'Espagne possède quelques
rivages : c'est pour elle un territoire d'attente, un pied pris
dans le Moghreb en vue des liquidations futures. Il deviendra
possible un jour de s'entendre avec l'Espagne au sujet du rio
de Oro, qui n'apporte d'ailleurs aucune entrave à notre action
ni à notre développement.
Il n'en est pas de même des enclaves étrangères de la côte
occidentale d'Afrique.
La Gambie anglaise, la Guinée portugaise, la Sierra-Leone
elle-même deviendront, il est vrai, de moins en moins nuisi-
bles à notre action et pourront, sans secousse, passer sous
notre domination pour peu que nous ayons la volonté arrêtée
de surveiller leurs destinées. La question commerciale résou-
dra la question politique, le jour où ces colonies, économique-
ment investies, seront devenues des territoires peu productifs
pour leurs possesseurs.
La République de Libéria, protégée de loin par les Améri-
cains, visée par les Anglais comme un complément de leur
Sierra-Leone, donnera lieu auparavant à des difficultés pro-
bables. Mais tous ces territoires n'ont pas pour nous l'impor-
CONCLUSION 517
tance menaçante de l'Achantiland et du Togoland, bases
d'opérations funestes pour notre boucle du Niger, vastes con-
trées permettant une concurrence commerciale active, cen-
tres d'une résistance efficace contre notre influence et notre
domination.
La Nigeria et le Cameroun forment plus loin un bloc de
précieuses régions fermées à notre activité, séparant en deux
parties éloignées nos territoires du Niger et du Congo et don-
nant à notre empire africain les allures déséquilibrées d'un
homme infirme, boiteux ou manchot.
Les empires ainsi fondés par le hasard de conquêtes impro-
visées sont comme un héritage tombant entre les mains d'un
prodigue. Ils ne peuvent prétendre à une durée certaine. Il faut
en prendre notre parti. La leçon de Fachoda nous a préparé
un avenir nuageux qu'il faudra éclaircir un jour ou l'autre,
peut-être pas au moment opportun.
Il faut nous y préparer avec ténacité, en envisager les suites
avec virilité et, le moment venu, parler haut et ferme, en vrais
fils de la Gaule. A quoi nous servirait de mettre en valeur, en
ce moment, ces régions du Congo-Chari, d'y dépenser nos
hommes et nos ressources si, par notre inertie future, nous
les destinions d'avance à la conquête étrangère?
Les leçons du passé et notre situation actuelle nous dictent
la conduite à tenir dans ces régions. Ce sont des territoires
d'attente qu'il faut relier fortement à l'Algérie, notre centre
de puissance, par un Transsaharien venant de l'Air, sur le
Tchad et vers le Ouadaï, aboutir en des points formant de
solides bases d'opérations offensives.
La défense du Congo doit se concevoir au Kaiiem-Ouadaï, et
toute entreprise contraire sera une perte de forces et un avan-
tage donné à l'adversaire.
Du Congo belge il n'y a qu'à retenir, pour le faire valoir en
temps utile, le droit de préemption dévolu à la France et qu'il
surveiller attentivement les manœuvres et les compétitions
qui ne peuvent manquer de se produire à bref délai.
Les colonies portugaises, menacées par plusieurs, ont des
destins obscurs. Un avenir prochain verra peut-être leur dis-
518 LAFRIQIE POLITIQUE EN 1900
location sans que la France se soit assuré, dans l'Angola, au
moins le dépôt de charbon qui lui est indispensable entre Li-
breville et Diégo-Suarez.
Dans l'Afrique australe, la partie est engagée entre Anglais.
Allemands et Boers, et la situation ne saurait tarder à se dé-
nouer d'une manière peut-être inattendue.
Dans l'Est africain, l'Angleterre et l'Allemagne pacifient et
développent leurs territoires; l'Italie reste inactive, et le négus
se demande avec inquiétude quelle situation lui est réservée
par les récents événements.
Sur le Nil, les Anglais affermissent leur occupation, enser-
rent davantage le pays dans leurs filets, s'apprêtent ouverte-
ment à en exclure l'influence et les entreprises françaises et
constituent le Soudan en gardien menaçant de leur conquête
égyptienne.
Comme nous le disions plus haut, l'ère des difficultés n'est
pas près de se clore en Afrique. Les conventions déjà conclues
ne sont que le prélude des traités à venir.
L'Histoire se répète souvent, et la Paix n'est pas de ce
inonde. PJus que jamais les Français du xxe siècle auront le
devoir d'envisager froidement les éventualités redoutables et
de s'écrier, prêts à tout, comme les Romains à l'approche des
flottes carthaginoises ou du tumulte gaulois : Caveant con-
sulat !
APPENDICE
Convention anglo-française du 14 juin 1898.
Le Gouvernement de la République française et le Gouverne-
ment de Sa Majesté la Reine du Royaume Uni de La Grande-Bre-
tagne et d'Irlande, Impératrice des Indes, ayant résolu, dans un
esprit de bonne entente mutuelle, de confirmer le Protocole avec
ses quatre Annexes, préparé par leurs Délégués respectifs pour la
délimitation des possessions françaises de la Côte d'Ivoire, du Sou-
dan et du Dahomey et des colonies britanniques de la Côte d'Or et
de Lagos, et des autres possessions britanniques à l'ouest du Niger,
ainsi que pour la délimitation des possessions françaises et britan-
niques et des sphères d'influence des deux Pays à l'est du Niger,
les soussignés:
Son Excellence M. Gabriel Hanotaux. Ministre des affaires étran-
gères de la République française,
Et Son Excellence le Très honorable Sir Edmund Monson, Ambas-
sadeur de Sa Majesté la Reine du Royaume-Uni de la Grande-Bre-
tagne et d'Irlande, Impératrice des Indes, près le Président de la
République française, dûment autorisés à cet effet, confirment le
Protocole avec ses Annexes, dressé à Paris le 14 juin 1898, et dont
la teneur suit :
PROTOCOLE
Les soussignés, René Lecomte, Ministre plénipotentiaire, Sous
Directeur adjoint à la Direction des affaires politiques du Ministère
des Affaires étrangères ; Louis Gustave Binger, Gouverneur des
colonies hors cadres, Directeur des affaires d'Afrique au Ministère
520 L 'AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
des Colonies; Martin Gosselin, Ministre plénipotentiaire, Premier
secrétaire de l'Ambassade de Sa Majesté Britannique à Paris; Wil-
liam Everett, Colonel dans l'armée de terre de Sa Majesté Britan-
nique, et Assistant adjudant-général au bureau des renseigne-
ments au Ministère de la Guerre ; délégués respectivement par
le Gouvernement de la République française et par le Gouvernement
de Sa Majesté Britannique à l'effet de préparer, en exécution des
déclarations échangées à Londres le 5 août 1890 et le 15 janvier
1896, un projet de délimitation définitive entre les possessions
françaises de la Côte d'Ivoire, du Soudan et du Dahomey, et les
colonies britanniques de la Côte d'Or et de Lagos, et les autres pos-
sessions britanniques à l'ouest du Niger, et entre les possessions
françaises et britanniques et les sphères d'influence des deux Pays
à l'est du Niger, sont convenus des dispositions suivantes, qu'ils
ont résolu de soumettre à l'agrément de leurs Gouvernements res-
pectifs.
Article premier. — La frontière séparant les colonies françaises
de la Côte d'Ivoire et du Soudan de la colonie britannique de la
Côte d'Or partira du point terminal Nord de la frontière déterminée
par l'arrangement franco-anglais du 12 juillet 1893, c'est-à-dire de
l'intersection du thalweg de la Volta noire avec le 9e degré de lati-
tude Nord, et suivra le thalweg de cette rivière vers le Nord jusqu'à
son intersection avec le 11e degré de latitude Nord. De ce point elle
suivra dans la direction de l'Est ledit parallèle de latitude jusqu'à
la rivière qui est marquée sur la Carte n° 1 annexée au présent
Protocole, comme passant immédiatement à l'est des villages de
Souaga (Zwaga) et de Sebilla (Zebilla). Elle suivra ensuite le thalweg
de la branche occidentale" de cette rivière en remontant son cours
jusqu'à son intersection avec le parallèle de latitude passant par le
village de Sapeliga. De ce point la frontière suivra la limite septen-
trionale du terrain appartenant à Sapeliga jusqu'à la rivière Nouhau
(Nuhau) et se dirigera ensuite par le thalweg de cette rivière en re-
montant ou en descendant, suivant le cas, jusqu'à un point situé à
3.219 mètres (2 milles) à l'est du chemin allant de Gambaga à Tin-
gourkou (Tenkrugu), par Baukou (Bawku). De là, elle rejoindra en
ligne droite le point d'intersection du 11e degré de latitude Nord
avec le chemin indiqué sur la carte n° 1 comme allant de Sansanné-
Mango à Pâma par Djebiga (Jebigu).
Art. 2. — La frontière entre la colonie française du Dahomey et
la colonie britannique de Lagos, qui a été délimitée sur le terrain
par la Commission franco-anglaise de délimitation de 1895, et qui
est décrite dans le rapport signé le 12 octobre 1896 par les Com-
missaires des deux nations, sera désormais reconnue comme la
frontière séparant les possessions françaises et britanniques de la
mer au 9e degré de latitude Nord.
APPENDICE 521
A partir du point d'intersection de la rivière Ocpara avec le
9e degré de latitude Nord, tel qu'il a été déterminé par lesdits Com-
missaires, la frontière séparant les possessions françaises et bri-
tanniques se dirigera vers le Nord, et suivra une ligne passant à
l'ouest des terrains appartenant aux localités suivantes : Tabira,
Okouta (Okuta), Boria, Tere, Gbani, Yassikéra (Assigere) etDekala.
De l'extrémité Ouest du terrain appartenant à Dekala la frontière
sera tracée dans la direction du Nord, de manière à coïncider autant
que possible avec la ligne indiquée sur la Carte n° 1 annexée au
présent Protocole, et atteindra la rive droite du Niger en un point
situé à 16.093 mètres (10 milles) en amont du centre de la ville de
Guiris (Géré) [port d'Ilo], mesurés à vol d'oiseau.
Art. 3. — Du point spécifié dans l'article 2, où la frontière sépa-
rant les possessions françaises et britanniques atteint le Niger,
c'est-à-dire d'un point situé sur la rive droite de ce fleuve, à 16.093
mètres (10 milles) en amont du centre de la ville de Guiris (Géré)
[port d'Ilo], la frontière suivra la perpendiculaire élevée de ce point
sur la rive droite du fleuve jusqu'à son intersection avec la ligne
médiane du fleuve. Elle suivra ensuite, en remontant la ligne mé-
diane du fleuve jusqu'à son intersection avec une ligne perpendi-
culaire à la rive gauche et partant de la ligne médiane du débouché
de la dépression, ou cours d'eau asséché, qui, sur la Carte n° 2
annexée au présent Protocole, est appelé Dallul Mauri et y est indi-
qué comme étant situé à une distance d'environ 27.359 mètres (17
milles) mesurés à vol d'oiseau d'un point sur la rive gauche en face
du village ci-dessus mentionné de Guiris (Géré).
De ce point d'intersection, la frontière suivra cette perpendicu-
laire jusqu'à sa rencontre avec la rive gauche du fleuve.
Art. 4. — A l'est du Niger, la frontière séparant les possessions
françaises et britanniques suivra la ligne indiquée sur la Carte n° 2
annexée au présent Protocole.
Partant du point sur la rive gauche du Niger, indiqué à l'article
précédent, c'est-à-dire la ligne médiane du Dallul Mauri, la fron-
tière suivra cette ligne médiane jusqu'à sa rencontre avec la circon-
férence d'un cercle décrit du centre de la ville de Sokoto avec un
rayon de 160.932 mètres (100 milles). De ce point elle suivra l'arc
septentrional de ce cercle jusqu'à sa seconde intersection avec le
14e degré de latitude Nord. De ce second point d'intersection elle
suivra ce parallèle vers l'Est sur une distance de 112.652 mètres
(70 milles), puis se dirigera au Sud vrai jusqu'à sa rencontre avec le
parallèle 13° 20' de latitude Nord; puis vers l'Est, suivant ce paral-
lèle sur une distance de 402.230 mètres (250 milles) ; puis au Nord
vrai jusqu'à ce qu'elle rejoigne le 14° parallèle de latitude Nord;
puis vers l'Est sur ce parallèle, jusqu'à son intersection avec le mé-
.Wr. polit. 33.
522 l'afrique politique en 1900
ridien passant à 35' est du centre de la ville de Kuka; puis ce méri-
dien vers le Sud jusqu'à son intersection sur la rive Sud du lac
Tchad.
Le Gouvernement de la République française reconnaît comme
tombant dans la sphère britannique le territoire à l'est du Niger,
compris entre, la ligne susmentionnée, la frontière anglo-allemande
et la mer.
Le Gouvernement de Sa Majesté Britannique reconnaît comme
tombant dans la sphère française les rives nord, est et sud du lac
Tchad, qui sont comprises entre le point d'intersection du 14e degré
de latitude Nord avec la rive occidentale du lac et le point d'inci-
dence sur le lac de la frontière déterminée par la convention franco-
allemande du 15 mars 1894.
Art. o. — Les frontières déterminées par le présent Protocole
sont inscrites sur les Cartes nosl et 2 ci-annexées.
Les deux Gouvernements s'engagent à désigner, dans le délai
d'un an pour les frontières à l'ouest du Niger, et deux ans pour les
frontières à l'est de ce fleuve, à compter de la date de l'échange des
ratifications de la Convention qui doit être conclue aux fins de con-
firmer le présent Protocole, des Commissaires qui seront chargés
d'établir sur les lieux les lignes de démarcation entre les possessions
françaises et britanniques, en conformité et suivant l'esprit des sti-
pulations du présent Protocole.
En ce qui concerne la délimitation de la portion du Niger dans
les environs d'Ilo et du Dallul Mauri visée à l'article 3, les Commis-
saires chargés de la délimitation, en déterminant sur les lieux la
frontière fluviale, répartiront équitablement entre les deux Puis-
sances contractantes les îles qui pourront faire obstacle à la délimi-
tation fluviale telle qu'elle est décrite à l'article 3.
Il est entendu entre les deux Puissances contractantes qu'aucun
changement ultérieur dans la position de la ligne médiane du fleuve
n'affectera les droits de propriété sur les îles qui auront été attri-
buées à chacune des deux Puissances par le procès-verbal des Com-
missaires dûment approuvé par les deux Gouvernements.
Art. 6. — Les deux Puissances contractantes s'engagent récipro-
quement à traiter avec bienveillance («considération))) les chefs
indigènes qui, ayant eu des traités avec l'une d'elles, se trouveront,
en vertu du présent Protocole, passer sous la souveraineté de
l'autre.
Art. 7. — Chacune des deux Puissances contractantes s'engage à
n'exercer aucune action politique dans les sphères de l'autre, telles
qu'elles sont définies parles articles 1, 2, 3 et 4 du présent Protocole.
Il est convenu par là que chacune des deux Puissances s'interdit
de faire des acquisitions territoriales dans les sphères de l'autre,
APPENDICE 523
d'y conclure des traités, d'y accepter des droits de souveraineté ou
de protectorat, d'y gêner ou d'y contester l'influence de l'autre.
Art. 8. — Le Gouvernement de Sa Majesté Britannique cédera ;i
bail au Gouvernement de la République française, aux fins et con
ditions spécifiées dans le modèle du bail annexé au présent Proto-
cole, deux terrains à choisir par le Gouvernement de la République
française de concert avec le Gouvernement de Sa Majesté Britan-
nique, dont l'un sera situé en un endroit convenable sur la rive
droite du Niger entre Leaba et le confluent de la rivière Moussa
(Mochi) avec ce fleuve, et l'autre sur l'une des embouchures du
Niger.
Chacun de ces terrains sera en bordure sur le fleuve sur une
étendue de 400 mètres au plus, et formera un tènement dont la
superficie ne sera pas inférieure à 10 hectares, ni supérieure à
50 hectares. Les limites exactes de ces terrains seront indiquées sur
un plan annexé à chacun des baux.
Les conditions dans lesquelles s'effectuera le transit des mar-
chandises sur le cours du Niger, de ses affluents, de ses embran-
chements et issues, ainsi qu'entre le terrain ci-dessus mentionné
situé entre Leaba et le confluent de la rivière Moussa (Mochi), et le
point à désigner par le Gouvernement de la République française
sur la frontière française, feront l'objet d'un règlement dont les
détails seront discutés par les deux Gouvernements immédiatement
après la signature du présent Protocole.
Le Gouvernement de Sa Majesté Britannique s'engage à donner
avis quatre mois à l'avance au Gouvernement de la République
française de toute modification dans le Règlement en question, afin
de mettre ledit Gouvernement français en mesure d'exposer au
Gouvernement britannique toutes représentations qu'il pourrait
désirer faire.
Art. 9. — A l'intérieur des limites tracées sur la Carte n° ±,
annexée au présent Protocole, les citoyens français et protégés
français, les sujets britanniques et protégés britanniques, pour
leurs personnes comme pour leurs biens, les marchandises et pro-
duits naturels ou manufacturés de la France et de la Grande-Bre-
tagne, de leurs colonies, possessions et protectorats respectifs joui-
ront, pendant trente années, à partir de l'échange des ratifications
de la Convention mentionnée à l'article o, du même traitement
pour tout ce qui concerne la navigation fluviale, le commerce, le
régime douanier et fiscal et les taxes de toute nature.
Sous cette réserve, chacune des deux puissances contractantes
conservera la liberté de régler sur son territoire et à sa convenance
le régime douanier et fiscal et les taxes de toute nature.
Dans le cas où aucune des puissances contractantes n'aurait
notifié douze mois avant l'échéance du terme précité de trente
524 LAFRIQLE POLITIQUE EX 1900
années son intention de faire cesser les effets du présent article, il
continuera à être obligatoire jusqu'à l'expiration d'une année à
partir du jour où l'une ou l'autre des puissances contractantes l'aura
dénoncé.
En foi de quoi les Délégués soussignés ont dressé le présent Pro-
tocole et y ont apposé leurs signatures.
Fait à Paris, en double expédition, le quatorze juin mil huit cent
quatre vingt dix-huit.
Signé : René Lecomte.
Signé : G. Binger.
Signé : Martin Gosselin.
Signé : William Everett.
ANNEXE
Bien que le tracé des lignes de démarcation sur les deux cartes
annexées au présent Protocole soit supposé être généralement exact,
il ne peut être considéré comme une représentation absolument
correcte de ces lignes, jusqu'à ce qu'il ait été confirmé par de
nouveaux levés.
Il est donc convenu que les Commissaires ou Délégués locaux
des deux pays, qui seront chargés, par la suite, de délimiter tout
ou partie des frontières sur le terrain, devront se baser sur la des-
cription des frontières telle qu'elle est formulée par le Protocole.
Il leur sera loisible, en même temps, de modifier lesdites lignes
de démarcation en vue de les déterminer avec une plus grande exac-
titude et de rectifier la position des lignes de partage, des chemins
ou rivières, ainsi que des villes ou villages indiqués dans les cartes
susmentionnées.
Les changements ou corrections proposés d'un commun accord
par lesdits Commissaires ou Délégués seront soumis à l'approba-
tion des Gouvernements respectifs.
Signé : René Lecomte.
Signé : G. Binger.
Signé : Martin Gosselin.
Signé : William Everett.
DÉCLARATION ANGLO-FRANÇAISE 525
Déclaration anglo-française du 21 mars 1899.
L'article 4 de la convention du 14 juin 1898 est complété par les
dispositions suivantes, qui seront considérées comme en faisant
partie intégrante :
1° Le Gouvernement de la République française s'engage à n'ac-
quérir ni territoire ni influence politique à l'est de la ligne fron-
tière définie dans le paragraphe suivant, et le Gouvernement de Sa
Majesté Britannique s'engage à n'acquérir ni territoire ni influence
politique à l'ouest de cette même ligne.
2° La ligne frontière part du point où la limite entre l'État libre
du Congo et le territoire français rencontre la ligne de partage des
eaux coulant vers le Nil de celles qui s'écoulent vers le Congo et ses
affluents. Elle suit en principe cette ligne de partage des eaux
jusqu'à sa rencontre avec le 11e parallèle de latitude nord. A partir
de ce point, elle sera tracée jusqu'au 15e parallèle, de façon à sé-
parer en principe le royaume de Ouadaï de ce qui était en 1882 la
province du Darfour; mais son tracé ne pourra, en aucun cas, dé-
passer à l'ouest le 21° degré de longitude est de Greenwich
(18°, 40' est de Paris), ni à l'est le 23e degré de longitude est de
Greenwich (20°, 40' est de Paris i.
3° Il est bien entendu, en principe, qu'au nord du 15e parallèle,
la zone française sera limitée, au nord-est et à l'est, par une ligne
qui partira du point de rencontre du tropique du Cancer avec le
16e degré de longitude est de Greenwich (13°, 40' est de Paris),
descendra dans la direction du sud-est jusqu'à sa rencontre avec le
24e degré de longitude est de Greenwich (21°, 40' est de Paris) et
suivra ensuite le 24e degré jusqu'à sa rencontre au nord du 15e pa-
rallèle de latitude avec la frontière du Darfour telle qu'elle sera
ultérieurement fixée.
4° Les deux gouvernements s'engagent à désigner des commis-
saires qui seront chargés d'établir, sur les lieux, une ligne frontière
conforme aux indications du paragraphe 2 de la présente déclara-
tion. Le résultat de leurs travaux sera soumis à l'approbation de
leurs gouvernemenls respectifs.
11 est convenu que les dispositions de l'article 9 de la convention
526 l'afrique politique en 1900
du 14 juin 1898 s'appliqueront également aux territoires situés au
sud du 14°, 20' de latitude nord et au nord du 5e degré de latitude
nord, entre le 14°, 20' de longitude est de Greenwich (12° est de
Paris) et le cours du haut Nil.
Fait à Londres, le 21 mars 1899.
{L. S.). Signé : Paul Cambox.
(L. S.). Signé : Salisbury.
DÉCRET DU 17 OCTOBRE 1899 527
Décret du 17 octobre 1899
portant réorganisation du Soudan français.
Article premier. — Les territoires ayant constitué jusqu'à ce
jour les possessions du Soudan français cessent d'être groupés en
une colonie ayant son autonomie administrative et financière.
Les cercles de Kayes, Bafoulabé, Kita, Satadougou, Bamako,
Ségou, Djenné, Nioro, Gombou, Sokolo et Bougouni sont rattachés
au Sénégal.
Les cercles de Dinguiray, Siguiri, Kouroussa, Kankan, Kissidou-
gou et Beyla sont rattachés à la Guinée française.
Les cercles ou résidences d'Odjenné. Kong et Bouna sont ratta-
chés à la Côte d'Ivoire.
Les cantons de Kouala ou Xebba, au sud de Liptako, et le terri-
toire de Say, comprenant les cantons de Djennaré, Diongoré, Fol-
mongani et Botou, sont rattachés au Dahomey.
Les cercles ou résidences des circonscriptions dites : région du
nord et région du nord est du Soudan français, savoir ceux de
Tombouctou, Sumpi, Goundam, Bandiagara, Dori et Ouahigouya»
ainsi que les cercles ou résidences de la circonscription dite région
de Volta, savoir ceux de San, Ouaghadougou, Koury, Sikasso,
Bobo-Dioulassou etDjebougou, forment deux territoires militaires,
relevant de l'autorité directe du gouverneur général, placés sous la
direction de deux commandants militaires.
Art. 2. — Le gouverneur général de l'Afrique occidentale fran-
çaise est chargé de la haute direction politique et militaire des
sous-territoires dépendant du Sénégal, de la Guinée française, de
la Côte d'Ivoire et du Dahomey.
Art. 3. — Un officier général ou supérieur remplit à Saint-
Louis, auprès du gouverneur général, les fonctions de comman-
dant supérieur des troupes de l'Afrique occidentale. Son autorité
s'exerce, au point de vue militaire, et sous la haute direction du
gouverneur général, dans les colonies du Sénégal, de la Guinée
française, de la Côte d'Ivoire et du Dahomey.
Les troupes placées sous son commandement sont, selon les né-
cessités politiques, réparties entre ces diverses colonies.
528 l'afrique politique en 1900
Art. 4. — Les recettes et dépenses des cercles ou résidences de
l'ancienne colonie du Soudan français rattachés au Sénégal, y com-
pris ceux des deux territoires militaires, formeront un budget spé-
cial, incorporé, par ordre au budget du Sénégal, sous le titre de
budget du haut Sénégal et du moyen Niger.
Ce budget spécial est préparé, chaque année, par le gouverneur
général en conseil privé. Le gouverneur général ordonnance les
dépenses, mais il peut sous-déléguer les crédits qui sont à sa dis-
position.
Il est pourvu à l'exécution des engagements financiers pris par
l'ancienne colonie du Soudan français sur les ressources de ce
budget spécial.
Art. 5. — Les recettes et dépenses des territoires rattachés à
la Guinée française, à la Côte d'Ivoire et au Dahomey sont inscrites
respectivement aux budgets locaux de ces différentes colonies.
Art. 6. — Toutes les dispositions contraires au présent décret
sont et demeurent abrogées.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Préface 5
Introduction 9
Derniers faits importants de l'histoire africaine. — L'expansion européenne.
— La colonisation nécessité humaine. — Rôle de l'Amérique et de l'Ex-
trême-Orient. — L'Afrique annexe économique de l'Europe. — Lutte du
fétichisme, du mahométisme et du christianisme en Afrique. — Facultés
colonisatrices des Européens et, en particulier, des Anglais. — Mise en
exploitation de l'Afrique 9
CHAPITRE I
AFRIQUE SEPTENTRIONALE
Coup d'œil très général et très sommaire sur l'Afrique septentrionale, par-
tout étudiée. — Questions à envisager spécialement dans ce volume 29
Tripolitaine el pays de Barka.
Tripolilaine. — Relie situation. — Rivalités européennes. — Relations avec
le Soudan. — Intérêts de la France. — Pays de Rarka. — Son isolement.
— Avenir possible 31
L'ordre des Senoussias.
Historique. — Son expansion. — Son rôle en Afrique 42
Tunisie.
Succès de la politique française en Tunisie. — Situation économique du
pays. — Son rùle méditerranéen. — Le port de Bizerte. — Chemins de fer.
— L'Italie en Tunisie 47
Algérie.
Conditions actuelles de l'Algérie (commerce, chemins de fer, populations,
etc.). — Les tendances séparatistes. — Besoins et demandes des colons. —
Ce que l'Algérie coûte à la France. — L'ordre des Tidjania. — L'armée
d'Afrique. — Pénétration vers le Sud 5»
Maroc.
Conditions actuelles du Maroc. — Compétitions européennes. — Le chan-
gement de règne. — Intérêts de la France. — Importance stratégique du
Maroc 73
Le Sahara.
Le Sahara, obstacle relatif. — Description sommaire. — Les Touareg. —
Expansion française. — Projet d'expédition du général Philebert. — Les
Transsahariens. — Routes du Sahara. — Les chemins de fer de l'avenir. . 83
530 l'afrique politique ex 1900
CHAPITRE II
AFRIQUE OCCIDENTALE
Pages.
Organisation récente. — Avantages et inconvénients. — Centralisation. —
Délimitation. — Enclaves étrangères. — Débouchés et voies ferrées à
créer ICC.»
Sénégal.
Développement et régime de la colonie. — Les Maures de la rive droite du
Sénégal. — Divisions administratives. — Dakar, future capitale. — Occu-
pation militaire 112
Guinée française.
Occupation du Fouta-Djalon. — Délimitation avec la Sierra-Leone. — Popu-
lation. — Commerce. — Administration 119
Côte d'Ivoire.
Généralités. — Situation de la colonie. — Campagnes contre Samory. —
Délimitation avec la Libéria et la Côte d'Or. — Chemin de fer de Kong. . . 126
Dahomey et dépendances.
Administration. — Missions récentes et délimitation avec la colonie anglaise
de Lagos. — Organisation civile et militaire. — Commerce. — Avenir 138
Gambie anglaise 146
Guinée portugaise 148
Colonie anglaise de Sierra-Leone.
Délimitation. — L'exode de Samory. — Action commerciale des Anglais. —
Expropriation pacifique des enclaves étrangères 1 50
République de Libéria.
Situation actuelle. — Délimitation. —Compétitions et convoitises étrangères. 154
Colonie anglaise de Cape-Coast et Àchantiland.
L'occupation anglaise. — Expédition de 1895 contre les Achantis : prépara-
ration; exécution; conséquences. — Missions anglaises ultérieures. — Déli-
mitation 15S
Togoland.
Délimitation. — Efforts des Allemands. — Prospérité de la colonie. — Politi-
que coloniale allemande 168
Colonie anglaise de Lagos.
Attitude des indigènes. — Expédition contre les Ilorins. — Occupation et
délimitation du pays 1~5
Territoires anglais du Niger.
La Compagnie royale du Niger et le protectorat des côtes du Niger. — Luttes
avec les indigènes. — Zone d'influence et pénétration anglaise au Sokoto
et au Bornou. — Délimitation 182
Cameroun.
Occupation. — Missions dans l'intérieur— Délimitation. — Essais de coloni-
sation 195
TABLE DES MATIÈRES 531
CHAPITRE III
LE SOUDAN
Divisions. — La mer Saharienne. — Théories géologiques 199
Soudan occidental.
Régions administratives — Occupation militaire. — Occupation de Tom-
bouctou. — Les Touareg. — Mission hydrographique du Niger moyen. —
Traités de protectorat. — Missions et conquêtes. — Défense du Soudan. —
Voies ferrées. — Ressources du Soudan. — Rôle commercial de Tombouc-
tou. — Avenir du Soudan 203
Soudan central.
Division du pays. — L'empire du Sokoto. — Zones d'influence française et
anglaise. — Le Bornou. — Les conquêtes de Rabah. — L'Adamaoua. — Par-
tage du pays entre l'Angleterre, la France et l'Allemagne. — Rôle possible
de l'empire de Rabah 230
Soudan oriental.
Limites. — Bassin du Nil. — Bassin oriental du Tchad. — L'empire de Ra-
bah. — Baghirmi, Ouadaï et Kanem. — Rôle attractif du Tchad. — Coup
d'œil d'ensemble sur le Soudan. — Ambitions anglaises, françaises et alle-
mandes 245
CHAPITRE IV
LES PAYS DU CONGO
Congo français.
Délimitation. — Situation générale. — Opérations vers le Tchad. — Missions
Gentil, Bretonnet et de Béhagle. — Opérations vers le Nil. — Missions
Liotard et Marchand. — La question de Fachoda. — Considérations générales. 257
État indépendant du Congo.
Conventions internationales. — Considérations générales. — Arabes du Nord
et Arabes du Sud. — Expéditions militaires de 1890 à 1899. — L'affaire
Stokes. — Chemin de fer du bas Congo. — Avenir du Congo 291
CHAPITRE V
L'AFRIQUE AUSTRALE
Possessions portugaises de l'Afrique australe.
Le litige anglo-portugais. — L'Angola. — Compagnie de Mossamédès. - Le
Mozambique. — Défiances du Portugal. — Expéditions dans l'intérieur. —
Chemins de fer. — Développement des ports. — Visées de l'Angleterre. .. 308
Sud-Ouest africain allemand 320
État libl e d'Orange 321
532 L' AFRIQUE POLITIQUE EN 1900
Afrique australe britannique et Transvaal.
Pages.
La colonie du Cap et M. Cecil Rhodes. — La Chartered. — Le Transvaal et
les uitlanders. — L'équipée du docteur Jameson. — Historique de l'expé-
dition. — Insurrections indigènes dans l'Afrique australe. — L'Angleterre
et les Boërs. — Prospérité du Transvaal. — Les chemins de fer, les mines,
etc. — La guerre actuelle 329
Madagascar.
Coup d'oeil général sur les suites de la conquête. — Négociations avec l'An-
gleterre et les États-Unis. — Rôle stratégique de Madagascar. — L'océan
Indien, mer britannique. — Insuffisance des stations stratégiques françaises.
— Madagascar, Suez et le Cap 411
CHAPITRE VI
AFRIQUE ORIENTALE
Est africain allemand.
Historique. — Occupation militaire. — Communications. — Avenir 418
Est africain anglais.
Délimitation. — Evénements de Zanzibar, de l'Est africain anglais et de
l'Ouganda. — Expéditions Mac-Donald, Martyr et Cavendish. — Avenir du
pays 424
Région des Somalis. Zones d'influence anglaise et italienne 435
Cote française des Somalis et dépendances.
Obock et Djibouti. — Leur importance. — Avenir de la colonie 439
Erythrée et Ethiopie.
Historique sommaire. — Expédition de 1893-96. — L'armée du Négus. —
Amba Alaghi. — Makallé. — Adoua. — Adigrat. — Kassala. — Influence
des événements d'Abyssinie sur la politique européenne. — Politique des
Français, Anglais et Italiens en Abyssinie. —Importance et développement
de l'empire d'Ethiopie 444
Egypte et Soudan égyptien.
Occupation anglaise. — Expéditions contre les derviches en 1896. — La caisse
de la Dette. — Les forces du Mahdi. — Préparation de l'expédition. —
L'armée égyptienne. — Occupation de Souakim par les troupes des Indes.
— Opérations vers Souakim et Dongola. —Expéditions de 1897 et 1898. —
Occupation du Soudan. — Politique anglaise en Egypte. — L'Egypte et les
Indes. — La mission des Anglais en Egypte 4"5
Conclusion SOS
Appendice 519
Paris et Limoges. — Imprimerie militaire Henri Charles-La vauzei. le.
0IND1NS 3ICT. WZP 2 1 197L
/
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
DT Bonnefon, Edmond Louis
23 L'Afrique politique en
B65 1900
/i.