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?L-STEL DE CouLANOKs. - La Gauln romamo.
HISTOIRE
DES
INSTITUTIONS POLITIQUES
DE L'ANCIENNE FRANCE
LA GAULE ROMAINE
A LA MEME LIBRAIRIE
OUVRAGES DE M. FUSTEL DE COULANGES
Histoire des Institutions politiques de l'ancienne
France. Six volumes in-8, brochés :
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Fustel de Coulangcs), publiés avec une introduction, des notices et des
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annotés par M. C. Jullian. Un vol. petit in-16, cartonné. . 5 fr. •
Majoration temporaire de 25 o/o
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD. — 1315-11-22.
HISTOIRE
DES
INSTITUTIONS POLITIQUES
DE L'ANCIENNE FRANCE
PAR
^^iSjUSTEL DE COULANGES
Membre de l'Institut (Académie des sciences morales)
Professeur d'histoire en Sorbonne
LA GAULE ROMAINE
«EVU ET COMPLETE SUR LE MANUSCRIT ET D APHES LES NOTES DE L AUTEUR
PAR
CAMILLE JDLLIAN
Membre de l'Institut,
Professeur au Collège de France.
CINQUIEME EDITION
LIBRAIRIE HACHETTE
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARtS
1922
Droite de traduction u4 do repioduction réâorv'ds-
PRÉFACE
Ce volume est le premier de ceux que M. Fusle! de
Coulanges devait consacrer à V Histoire des institutions
politiques de l'ancienne France, tel qu'il avait conçu le
plan de son ouvrage sous sa forme définitive. Il traite
de l'état de la Gaule avant la conquête romaine et de
son organisation politique pendant les trois premiers
siècles de la domination impériale. Dans les deux pre-
mières éditions du tome P"" des Institutions (1875 et
1877), deux cents pages seulement étaient réservées à
ces sujets : le présent livre n'est donc pas une simple
réimpression, mais une refonte complète de la rédac-
tion primitive
' M. Fustel de Coulanges explique ainsi, dans une préface provisoire de
cette troisième édition, les motifs de ces changements :
(( Il faut que j'explique un changement qui frappera d'abord entre
cette édition et les précédentes. Celle-ci est plus étendue, et j'ai eu pour
cela deux raisons.
« La premièie est qu'en relisant mon livre, il m'a semblé que cer-
|:iines choses n'étaient pas suffisamment claires ; j'ai dû m'exprimer plus
longuement pour m'exprimer plus clairement.
(( J'ai eu une seconde raison, et j'ai quelque peine à m'en expliquer.
J'appartiens à une génération qui n'est plus jeune, et dans laquelle les
travailleurs s'imposaient deux règles : d'abord d'étudier un sujet d'après
toutes les sources observées directement et de près, ensuite de ne pré-
senter au lecteur que le résultat de leurs recherches; on lui épargnait
l'appareil d'érudition, l'érudition étant pour l'auteur seul et non pour le
VI PRÉFACE.
Tous les chapitres qui composent ce livre sont
l'œuvre intégrale de M. Fustel de Coulanges : aucun
changement n'a été apporté dans le texte aux idées ou
à l'expression; aucun fait nouveau n'a été ajouté,
aucune suppression n'a été faite. Nous avons ainsi, sur
la Gaule indépendante et la période du Haut-Empire,
la dernière pensée de l'historien, et telle qu'il l'avail
lui-même arrêtée dans sa forme.
La conclusion seule a dû être ajoutée. J'ai essayé d'y
résumer, aussi fidèlement que possible, les idées de l'au-
teur, telles qu'il les avait exprimées à la fin des diiïé-
rents chapitres.
On remarquera que dans la deuxième partie, consa-
crée à l'Empire romain^ il n'est question ni du régime
de la propriété, ni du droit des personnes, ni de l'état
lecteur ; quelques indications au bas des pages suffisaient au lecteur,
qu'on nivitait à vérifier. Depuis une vingtaine d'années les procodés
habituels ont changé : l'usage aujourd'hui est de présenter au lecteur
l'appareil d'érudition plutôt que les résultats. On tient plus k l'échafaudnge
qu'à la construction. L'érudition a changé ses formes et ses procédés; elle
n'est pas plus profonde, et l'exactitude n'est pas d'aujourd'hui ; mais
l'érudition veut se montrer davantage. On veut avant tout paraître érudit.
Plusieurs tiennent même beaucoup plus à le paraître qu'à l'être. Au lieu
qu'autrefois on sacrifiait volontiers l'apparence, c'est parfois la réalité
qu'on sacrifie. Au fond les deux méthodes, si elles sont nratiq'iôes loyale-
ment, sont également bonnes. L'une régnait il y a vingt-cinq ans, lorsque
j'ai écrit mes premiers ouvrages ; l'autre règne au jour présent. Je me
conforme au goût d'aujourd'hui, comme ces vieillards qui ne poussent
pas le mauvais goût jusqu'à s'obstiner dans les habitudes du passé. Mes
recherches changeront donc, non quant au fond, mais quant à la forme.
Ou plutôt, j'en fais l'aveu, elles ne changeront qu'en apparence, et voici
pourquoi : lorsque j'ai écrit mes premiers ouvrages, la première rédaction
était précisément dans le genre de celle-ci, longue, hérissée de textes et
pleine de discussion ; mais cette rédaction première, je la gardais pour
moi, et j'employais six mois à ral)réger pom* le lecteur. Aujourd'hui,
c'est celle rédaction première que je donnerai. »
FP.EFACE. VII
social de la Gaule. M. Fustel de Coulanges avait, dans
la seconde édition de son ouvrage, réservé à l'étude
de ces questions les derniers chapitres du livre sur
l'Empire romain. Nous n'avons pas cru devoir les
insérer dans le présent volume; il nous a semblé
qu'ils seraient à leur vraie place dans le tome suivant,
l'Invasion. L'auteur s'est visiblement reporté, pour les
écrire, aux derniers temps de l'Empire, au moment
même de l'arrivée des barbares ; on s'en rendra compte
en les lisant, il l'avoue lui-même au début*. D'ailleurs,
M. Fustel de Coulanges paraît avoir eu l'intention
d'adopter ce plan*, et de ne s'occuper, dans ce premier
volume, que de l'état politique de la Gaule sous le
Haut-Empire : on pourra constater, en lisant notre con-
clusion, que la disposition qu'il préférait, loin d'en-
lever à ce volume son unité, en fait ressortir l'idée
maîtresse. Le dernier chapitre que nous avons imprimé
ici, de la Justice, terminait naturellement ce livre,
et l'auteur y avait résumé dans les derniers mots la
pensée fondamentale de l'Empire romain. Ajoutons
enfin qu'à partir du chapitre sur le Droit de Propriété
k rédaction de l'œuvre n'a pas été remaniée de la
nème manière par M. Fustel de Coulanges.
La question des notes a été délicate à résoudre. Nous
en avons intercalé un grand nombre de nouvelles,
' (( Nous nous placerons par la pensée au milieu du iV siècle de l'ère
chiéiicnne, entre les règnes de Constantin et de Théodose )),2° édit.,
p. 2U.
- « Tout ceci serait mieux au 2* volume », a-t-il écrit en marge
d'un exemplaire annoté de la 2* édit., à propos des affranchis.
VIII PRÉFACE,
toutes rédigées, mais éparses dans les fiches laissées par
l'auteur. Nous en avons supprimé quelques-unes, qui
ne semblent pas aussi exactes qu'elles pouvaient l'être
il y a trois ans, avant l'apparition des derniers recueils
sur l'épigraphie de la Gaule (la rédaction de ce volume
date de 1887). Nous avons remanié quelques citations
et renvoyé, pour les inscriptions de la Gaule narbou-
naise, au recueil de M. Hirschfeld, que M. Fustel de
Coulanges n'avait pas eu le loisir d'étudier. Il nous a
paru inutile, pour les autres inscriptions, de rappeler
sans cesse le Corpus de Berlin, l'auteur ayant désiré
faire surtout connaître les recueils, plus accessibles,
d'Orelli-Henzen et de Wilmanns. Toutes les additions
sont mises entre crochets.
Il eût été facile de développer singulièrement les
notes relatives à la Gaule romaine. Les publications
récentes, en particulier celles de MM. Hirschfeld et
Allmer, offraient, un très grand nombre de nouveaux et
précieux matériaux : sur les noms des divinités gau-
loises, sur les noms de personnes, sur les tribus, sur
les colonies, on aurait pu ajouter des dissertations à
l'infini. Il est possible que M. Fustel de Coulanges eût
remanié une fois encore son volume à la suite de ces
publications : on ne nous eu voudra pas si nous
n'avons point tenté de le taire, et si nous avons tenu
à ne point toucher à la rédaction des noies laissées
. par l'auteur, dût-elle, à certains égards, paraître écourtée
ou trop ancienne. M. Fustel de Coulanges a écrit
lui-iiKMne qu'il ne regardait son œuvre que comme
PRÉFACE. n
provisoire*. En cela d'ailleurs sa modestie le trompait.
On pourra se donner le facile plaisir de compléter ses
statistiques et ses citations, ses théories et ses discus-
sions ne s'en trouveront ni amoindries ni fortifiées; et,
dans ce livre, c'est la pensée qui constitue l'œuvre
essentielle et le mérite permanent de l'historien.
C'est un de ir pour moi d'ajouter franchement que,
sur plus d'un point, je ne puis partager l'opinion de
l'auteur, par exemple sur la question des colonies, de
la disparition de la langue celtique, de l'organisation
municipale, de la fusion des races, des juridictions
provinciales. 11 ne m'a pas semblé bon d'ajouter,
même en note, un mot qui ressemblât à une réserve
personnelle. Je ne dois au public, en lui livrant cet
ouvrage, que la pensée de M. Fustel de Coulanges, et
je la lui dois complète, avec toute sa force et dans toute
sa puissance.
• Voyez le présent volume, p. 145.
Bordeaux, 1" juillet 1890.
Camiij.e Jui.lian.
INTRODUCTION
Nous n'avons songé en écrivant ce livre ni à louer ni à
décrier les anciennes institutions de la France ; nous nous
sommes uniquement proposé de les décrire et d'en marquer
l'enchaînement.
Elles sont à tel point opposées à celles que nous voyons
autour de nous, qu'on a d'abord quelque peine à les juger
avec un parfait désintéressement. Il est difficile à un homme
de notre temps d'entrer dans le courant des idées et des faits
qui leur ont donné naissance. Si l'on peut espérer d'y réus-
sir, ce n'est que par une étude patiente des écrits et des
documents que chaque siècle a laissés de lui. Il n'existe pas
d'autre moyen qui permette à notre esprit de se détacher
assez des préoccupations présentes et d'échapper assez à
toute espèce de parti pris pour qu'il puisse se représenter
avec quelque exactitude la vie des hommes d'autrefois.
Au premier regard qu'on jette sur ces anciennes institu-
tions, elles paraissent singulières, anormales, violentes sur-
tout et tyranniques. Parce qu'elles sont en dehors de nos
mœurs et de nos habitudes d'esprit, on est d'abord porté à
croire qu'elles étaient en dehors de tout droit et de toute
raison, en dehors de la ligne régulière qu'il semble que les
peuples devraient suivre, en dehors pour ainsi dire des
lois ordinaires de l'humanité. Aussi juge-t-on volontiers
XII INTRODUCTION.
qu'il n'y a que la force brutale qui ait pu les établir, et
qu'il a fallu pour les produire au jour un immense boulever-
sement.
L'observation des documents de chaque époque nous a
amené peu à peu à un autre sentiment. Il nous a paru que
ces institutions s'étaient formées d'une manière lente, gra-
duelle, régulière, et qu'il s'en fallait beaucoup qu'elles
pussent avoir été le fruit d'un accident fortuit ou d'un
brusque coup de force. Il nous a semblé aussi qu'elles ne
laissaient pas d'être conformes à la nature humaine; car
elles étaient d'accord avec les mœurs, avec les lois civiles,
avec les intérêts matériels, avec la manière de penser et le
tour d'esprit des générations d'hommes qu'elles régissaient.
C'est même de tout cela qu'elles sont nées, et la violence a
contribué pour peu de chose à les fonder.
Les institutions politiques ne sont jamais l'œuvre de la
volonté d'un liomme; la volonté même de tout un peuple ne
suffit pas à les créer. Les faits humains (|ui les engendrent
ne sont pas de ceux que le caprice d'une génération puisse
changer. Les peuples ne sont pas gouvernés suivant qu'il leur
plaît de l'être, mais suivant que l'ensemble de leurs intérêts
et le fond de leurs opinions exigent qu'ils le soient. C'est
sans doute pour ce motif qu'il faut plusieurs âges d'hommes
pour fonder un régime politique et plusieurs autres âges
d'hommes pour l'abattre.
De là vient aussi la nécessité pour l'historien d'étendre «es
recherches sur un vaste espace de temps. Celui qui bornerait
son étude à une seule époque s'exposerait, sur cette époque
même, à de graves erreurs. Le siècle où une institution appa-
raît au grand jour, brillante, puissante, maîtresse, n'est
presque jamais celui où elle s'est formée et oii elle a pris
sa force. Les causes auxquelles elle doit sa naissance, les
circonstances où elle a puisé sn vigueur et sa sève, appar-
tiennent souvent à un siècle fort antérieur. Cela est surtout
vrai de la féodalité, qui est peut-être, de tous les régimes
INTRODUCTION. xm
polili(]iics, celui qui a eu ses racines au plus profond de la
nature humaine.
Le point de départ, de notre étude sera la conquête de la
Gaule par les Romains. Cet événement est le premier de
ceux qui ont, d'âge en âge, transformé notre pays et imprimé
une direction à ses destinées. Nous étudierons ensuite olia-
cune des périodes de l'histoire en examinant toutes les faces
diverses de la vie publique*, pour savoir comment chaque
génération d'hommes était gouvernée, nous devrons observer
son état social, ses intérêts, ses mœurs, son tour d'esprit ;
nous mettrons en face de tout cela les pouvoirs publics qui
la régissaient, la façon dont la justice lui était rendue, les
c'iarges qu'elle supportait sous forme d'imj»ôts ou de service
militaire. En parcourant ainsi les siècles, nous aurons à
montrer ce qu'il y a entre eux, à la fois, de continu et de
divers : de continu, parce que les institutions durent malgré
qu'on en ait ; de divers, parce que chaque événement nou-
veau qui se produit dans l'ordre matériel ou moral les
modifie insensiblement.
L'histoire n'est pas une science facile; l'objet qu'elle
étudie est infiniment complexe ; une société humaine est un
corps dont on ne peut saisir l'harmonie et l'unité qu'à la
condition d'avoir examiné successivement et de très près
chacun des organes qui le composent et qui en font la vie.
Une longue et scrupuleuse observation du détail est donc la
seule voie qui puisse conduire à quelque vue d'ensemble.
Pour un jour de synthèse il faut des années d'analyse. Dans
des recherches qui exigent à la fois tant de patience et tant
d'clFort, tant de prudence et tant de hardiesse, les chances
d'erreur sont innombrables, et nul ne peut se flatter d'y
échapper. Pour nous, si nous n'avons pas été arrêté par
le sentiment profond des difficultés de notre tâche, c'est
que nous pensons que la recherche sincère du vrai a toujours
son utilité. N'aurions-nous fait que mettre en lumière quel-
ques points jusqu'ici nôgiligcs, n'aurions-nous réussi qu'à
xrv INTRODUCTION,
attirer l'attention sur des problèmes obscurs, notre labeur
ne serait pas perdu, et nous nous croirions encore en droit
de dire que nous avons travaillé, pour une part d'homme,
au progrès de la science historique et à la connaissance
de la nature humaine.
[1875]
fuSIEL DE C JL'I.ANGES.
LA
GAULE ROMAINE
LIVRE PREMIER
LA CONQUÊTE ROMAINE
CHAPITRE PREMIER
Qu'il n'existait pas d'unité nationale chez les Gaulois.
Nous ne voulons pas tracer ici une histoire des Gau-
lois ni un tableau de leurs mœurs. Nous cherchons
seulement quelles étaient leurs institutions politiques
au moment oîî Rome les a soumis.
La question, même réduite à ces termes, est difficile
à résoudre, à cause de l'insuffisance des documents. Les
sources gauloises font absolument défaut; les Gaulois
de cette époque ne nous ont laissé ni un livre ni une
inscription'. La principale et presque l'unique source
de nos informations est le livre de César. Polybe était
d'une époque antérieure, et il n'a guère connu que les
Gaulois d'Italie et ceux d'Asie Mineure, lesquels pou-
vaient n'avoir qu'une ressemblance très éloignée avec
' J'avoue n'avoir pas la hardiesse de ceux qui se servent de lois
LMlloises ou irlandaises du moyen âge pour en déduire ce que furent les
Gaulois d'avant notre ère. [Cf. p. 120.]
FusTEL DE Coui. \NGEs. — I^a Gaule romaine. 2
2 LA GAULE ROMAINE.
ceux qui vivaient en Gaule cinquante ans avant notre
ère. Diodore, Strabon, et plus tard Dion Cassius, n'ajou-
tent que peu de traits à ce que dit César.
Or César lui-même n'avait pas pour objet de noui
renseigner sur les institutions des Gaulois. Il écrivait
ses campagnes en Gaule. Il est un chef d'armée romaine,
il n'est pas un historien de la Gaule. Aussi n'a-t-il pas
décrit une seule des constitutions qu'il a pu voir en
vigueur dans les divers Etats gaulois. Il a seulement
quatre ou cinq pages sur les mœurs générales du pays.
Ce qui est plus précieux pour nous que ce tableau trop
général et nécessairement vague, ce sont quelques traits
épars dans le cours du récit; ici nous apparaissent des
faits précis et caractéristiques. C'est là, avec quelques
mots.de Strabon, le fondement unique de nos connais-
sances sur l'état politique de la Gaule à ce moment.
Ainsi, il faiit tout d'abord nous bien convaincre que
nous n'arriverons, sur le sujet que nous voulons étudier,
qu'à des connaissances fort incomplètes. Prétendre bien
connaître ces peuples serait une grande illusion. Nous
ne pouvons même pas retracer une seule de leurs
constitutions politiques. A plus forte raison faut-il
être très réservé quand on parle de leur droit, de leur
religion, ou de leur langue'.
Nous nous contenterons de dégager quelques vérités
,qui nous semblent ressortir des textes que nous avons.
* Quant aux travaux modernes, après les livres d'Araédée Thierry el
d'Henri Martin, on poui-ra consulter: Laferrièrc, Histoire du Droit fran-
çais^ 1847, t. 11; Chambellan, Études sur Vhisloire du Droit français,
1848; de Valroger, La Gaule celtique, 1879; Ernest Desjardins, Géo-
(iraphie de la Gaule romaine, 1875-1885; Glasson, Histoire du Droit
et des Inslitutions de la France, 1887 ; fViollet, Institutions politi-
ques de la France, t. 1, 1890'; enfin plusieurs travaux de M. d'Arbois
de Jubainville dans la Revue celtique et la Revue archéologique.
QU'IL N'EXISTAIT PAS D'UNITÉ NATIONALE CHEZ LES GAULOIS. 5
La première qu'on peut constater est que la Gaule,
avant la conquête romaine, ne formait pas un corps de
nation. Les habitants n'avaient pas tous la même ori-
gine et n'étaient pas arrivés dans le pays en même
temps*. Les auteurs anciens assurent qu'ils ne parlaient
pas tous la même langue. Ils n'avaient ni les mêmes
institutions ni les mêmes lois*.
Il n'y avait pas entre eux unité de race. On n'est pas
sûr qu'il y eût unité religieuse; car le clergé druidique
ne régnait pas sur la Gaule entière'. Certainement il
n'y avait pas unité politique.
On voudrait savoir si la Gaule avait des assemblées
nationales pour délibérer sur les intérêts communs du
pays. César ne signale aucune institution qui ressemble
à un conseil fédératif. Nous voyons, à la vérité, dans
quelques occasions, les députés de plusieurs peuples se
réunir en une sorte de congrès et se concerter pour
préparer une entreprise commune ; mais ce que nous
ne voyons jamais, c'est une assemblée régulière qui se
tînt à époques fixes, qui eût des attributions détermi-
» Voir Alex. Bertrand, Archéologie celtique et gauloise, 1876; De la
valeur des expressions KsXxol et Taldzon, dans h Revue archéologique,
1876; Celtes, Gaulois el Francs, 1873;Z,o Gaule avant les Gaulois, 1884;
d'Arbois de Jubainville, Les premiers habitants de l'Europe [2" édit.].
"^ César, De hello gallico, I, 1 : Lingua, institutis, legibus inter se
dijferunt. — Strabon, IV, 1 : 'OfioYXojxTouç où Tiâvra;. — Ammien
Marccllin, XV, 11 : Lingua, institutis, legibusque discrepantes.
5 E. Desjardins a essayé, avec une grande vraisemblance, de déterminer
le terrain du druidisme ; il en exclut l'Aquitaine, la Narbonnaise et les pays
voisins du Rhin {Géographie de la Gaule romairie, 1. 11, p. 519). — L'unité
du clergé druidique (César, VI, 13) n'est pas une preuve de l'unité reli-
gieuse de la Gaule; car dans la religion gauloise tout n'était pas drui-
dique. [Cf. p. 111.] M. d'Arbois de Jubainville semble croire qu'il y
ail eu à Lugudunum une fête religieuse du dieu Lug, qui avait été
commune à toute la Gaule. Celle hypothèse n'est appuyée d'aucun texte et
paraît plutôt démentie par l'ensemble des faits connus, [Nous reviendrons
là-dessus.l
4 LA GAULE ROMAINE.
nées et constantes, qui fût réputée supérieure aux
difterents peuples et qui exerçât sur eux quelque auto-
rité.
Les mots concilium Gallorum se trouvent, [il est vrai,]
plusieurs fois dans le livre de César. Il faut en cher-
cher le sens, et, comme la vérité historique ne se
dégage que d'une étude scrupuleuse dés textes, il est
nécessaire d'examiner tous ceux où cette expression se
rencontre.
César rapporte dès le début de son ouvrage* qu'après
sa victoire sur les Helvètes, des envoyés de presque toute
la Gaule, chefs de cités, se rendirent vers lui pour le
féliciter et lui demandèrent « qu'une assemblée de
toute la Gaule fût convoquée, en faisant savoir que
c'était la volonté de César qu'elle eût lieu ». Avec l'as-
senliment du général romain, « ils fixèrent un jour
pour cette réunion ». Il ne se peut agir, dans ce
passage, d'une assemblée régulière, légale, périodique;
si une telle institution avait existé, l'autorisation de
César n'était pas nécessaire, puisque César n'avait pas
encore commencé la conquête du pays et n'y exerçait
aucune espèce de domination. Ces Gaulois le priaient,
au contraire, de prendre l'initiative de la convocation
d'une sorte de congrès, uti id Cxsaris voluntale fa-
cere liceret ; et la suite du récit montre assez quelles
étaient leurs vues.
Ailleurs* César mentionne des assemblées de Gaulois
qu'il convoquait lui-même et devant lui : Principibus
cnjusqne civitatis ad se evocatis .
Assurément, ce n'étaient pas là des assemblées natio-
* De beîlo cjallico, I, 50.
* Pour se concilier la Gaule pendant une expédition en Germanie, V, 54.
QU'IL N'EXISTAIT PAS D'UNITE NATIONALE CHEZ LES GAULOIS. 5
nales. Il s'agit, au contraire, d'un usage tout romain.
C'était la règle qu'un gouverneur de province réunît,
deux fois par an, le conventus ou concilium provincia-
lium, c( l'assemblée des provinciaux* «; là il recevait
les appels, prononçait sur les différends, répartissait
les impôts, faisait coiinaitre les ordres de la Répu-
blique ou les siens. C'est cette habitude romaine <|uc
César transporta dans la province de Gaule. Deux fois
par an, il appelait à lui les chefs des cités; dans la
réunion du printemps, il fixait le contingent en
hommes, chevaux et vivres que chaque cité devait
fournir pour la campagne; à l'automne, il distribuait
les quartiers d'hiver et déterminait la part de chaque
cité dans la lourde charge de nourrir ses légions'.
Il n'y avait que les peuples alliés ou soumis qui
envoyassent à ces assemblées; César le dit lui-même;
l'an 55, « il convoqua, suivant sa coutume'', une
assemblée de la Gaule; tous les peuples s'y rendirent^
à l'exception des Sénons, des Carnutes et des Trévires,
dont l'absence pouvait être regardée comme un com
mencement de révolte*. »
Nous devons nous représenter le général romain
présidant cette assemblée qui n'est réunie que par son
commandement; il siège sur une estrade élevée et pro-
nonce ses ordres j ex siigyestu prormntiat; il transfère
l'assemblée où il veut; il la déclare ouverte ou levée,
suivant qu'il lui plaît^. Parfois, du haut de ce tri-
• [Cf. à la fin de ce volume, livre deuxième, les chapiUes sui' le con-
cilium et le conventus.]
* V, 27, etc.
^ Primo vere, ut instituerai.
* VI, 5.
• VI, 3 et 4.
0 LA GAULE ROMAINE.
bunal, la foule des Gaulois étant à ses pieds, il exerce
son droit de justice et prononce des arrêts de mort*.
De telles réunions ne ressemblent en rien à des assem-
blées nationales.
Que César ait lui-même, pour donner des instructions
générales, convoqué les représentants de tous les Etats,
par exemple quand il veut passer le Rhin et qu'il a
besoin dii concours de la cavalerie gauloise*, ou encore
quand, maître de presque toute la Gaule et devant y
marquer les quartiers d'hiver de son armée, il convoque
un concilium Gallorum à Amiens % cette obéissance des
Gaulois au vainqueur ne prouve pas qu'ils eussent l'ha-
bit u;!c d'assemblées de cette nature. Que Vercingétorix
ait formé des réunions de chefs de toutes les cités gau-
loises pour organiser la résistance, cela ne prouve pas
que le conseil fédéral fût une institution*.
On ne doit pas douter d'ailleurs que les Etats gaulois
ne pussent s'adresser des députa lions et former entre
eux des congrès. Ainsi, en 57, les peuples belges tien-
nent un concilium pour lutter contre Césai*, mais ce
concilium est si peu une assemblée régulière du pays,
que les Rèmes, qui sont Belges, n'y figurent pas, et ne
savent que par ouï-dire ce qui s'y passe^ Ailleurs*^,
Ambiorix dit qu'une ligue, conjuratio, s'est formée
entre presque tous les peuples et qu'une résolution
« VI, 44.
8 IV. 6.
5 V, 24.
* VII, 1 : Indictis inter se principes Galliae conciliis silvestribus ac
rernotis locis. — VII, 63. Dans un débat entre Vercingétorix et les
Éducns, totius Gallise concilium Bibracle indicitur ; eodem conveiiiunl
iindique fréquentes; multitudinis suffrayiis res permittitur. — VII,
7.5. Pendant le siège d'Alésia, Galli, concilio principum indicio, etc.
6 II, 1-4.
« V, 27. '
QU'IL N'EXISTAIT PAS D'UNITÉ NATIONALE CHEZ LES GAULOIS. 7
commune a été prise, esse Gallise commune concilium.
Ce sont là des réunions qui n'ont pas les caractères
d'une institution régulière et avouée : « Elles se tenaient
la nuit, dans des lieux écartés, au fond des forêts*. » La
réunion des guerriers qui se hut, l'an 52, dans le pays
des Garnutes, et dont les membres prêtèrent un serment
sacré sur les insignes militaires % n'est pas présentée
par César comme un conseil commun de la nation, et
l'on ne voit jamais que Vercingétorix agisse au nom
d'une assemblée.
L'institution d'un conseil fédéral n'est jamais men-
tionnée par César, et l'on sent assez que, si ce conseil
avait existé, il apparaîtrait vingt fois, par des actes ou
des protestations, dans cette histoire de la conquête.
Dira-t-on que c'était César qui l'empêchait de se
réunir? Mais dans le passage de son livre où il déciil
en historien les institutions de la Gaule, il n'aurait pas
pu oublier celle-là, qui eût été la plus importanle de
toutes à ses yeux. Strabon et Diodore en auraient fait
mention; on la verrait se montrer avant la conquêlc, à
l'occasion de l'affaire des Helvètes, par exemple. Aucun
écrivain ne parle de cette assemblée, aucun événement
ne nous la fait apercevoir ^
Les peuples de la Gaule se faisaient la guerre ou con-
cluaient des alliances, entre eux et même avec l'étran-
ger, comme font les États souverains. 11 n'y a pas
» VII, l.[Gf. lanote4delap. 6.]
2 [Cf. plus bas, [). 31, n. 2.]
' M. d'Arbuis de Jubainvillo croit à une fête religieuse pour toiilo la
Gaule, la fête du dieu Lug. Cycle myllioloiiique irlandais, p. 5, 158,
139; cl Revue de Droit, 1881, p. 195. — M. Glasson prétend, p. '295,
que (( les assemblées générales des peuples do la Gaule étaient populaires,
comme nous l'uppiend César lui-uième ». Mais César ne dit pas un mot
de cela.
8 LA GAULE ROMAINE.
d'exemple que, dans leurs entreprises, ils aient, dû
consulter une assemblée centrale ou recevoir d'elle des
instructions. Aucun pouvoir supérieur ne s'occupait de
régler leurs querelles ou de mettre la paix entre eux.
Quelquefois le clergé druidique se posait en médiateur,
ainsi que fit plus tard l'Eglise chrétienne à l'égard des
souverains du moyen âge*. Mais il paraît bien que son
action était peu efficace, car les guerres étaient conti-
nuelles. Le résultat le plus fréquent de ces luttes qui
ensanglantaient chaque année le pays* était que les
peuples faibles étaient assujettis par les peuples forts^
Il pouvait arriver quelquefois qu'une série de guerres
heureuses plaçât un de ces peuples au-dessus de tous les
autres; mais cette sorte de suprématie instable, qui n'é-
tait qu'un effet de la fortune des armes et qui se dépla-
çait avec elle, Reconstituait jamais une unité nationale.
CHAPITRE II
Du régime politique des Gaulois.
La première chose à constater est que César ne fait
aucune mention de tribus ni de clans. Un ne rencontre
dans son livre ni ces deux mots, ni aucun terme qui
* Strabon, IV, 4, § 4, édit. Didot, p. 164.
« César, VI, ib : Aide Cœsaris adventiim, aliquod bellutn fere (jiiol-
annis accidere solebat.
3 De là les peuples clients d'autres peuples, César, I, 31 : AMuos
eorumque clientes. — IV, 6 : Condritsi, qui sunt Treverorum clientes.
■ V, 39 : Eburones, Nervii alque lionim cUenles. — Vil, 75 : Eleuleli,
Cadurci, Gabali, Vellavi, qui sub imperio Arvernoriun esse consue-
runt — V, 39 : Ceitiwnes, Grudios, Levacos-, Pleumoxios, Geidumnos,
qtii omnes sub Nerviorum imjjeiio erunt.
DU REGIME POLITIQUE DES GAULOIS. 9
en ait le sens, ni aucune description qui en donne
l'idée. On peut faire la même remarque sur ce que
Diodore et Strabon disent des Gaulois.
Le vrai groupe politique chez les Gaulois, à l'époque
qui précède la conquête romaine, était ce que César
appelle du nom de civitas. Ce mot, qui revient plus de
cent fois dans son livre, ne signifiait pas une ville. Il
désignait, non une agglomération matérielle, mais un
être moral. L'idée qui s'y attachait, dans la langue
que parlait César, était celle que nous rendons aujour-
d'hui par le mot État. Il signifiait un corps politi-
que, un peuple organisé, et c'est en ce sens qu'il le faut
prendre lorsque cet écrivain l'applique aux Gaulois'.
On pouvait compter environ 90 États dans la contrée
qui s'étendait entre les Pyrénées et le Rhin*. Chacun
* Sur ce sens de civitas, les exemples sont nombreux dans César lui-
même. V, 54 : Senones, quse est civitas macjnse auctoritatis. — V, 3 :
Ireveri, hœc civitas equitalu valet. — Vil, 4 : Celtillus ab civitate
erat interfectus. — I, 4 : Cum civitas armis jus suum exsequi cona-
reiur. — I, 19 : Injussu civitatis. — V, 27 : Non voluntate sua, sed
coactu civitatis. — VI, 3 : Parisii confines erant Senonibus civitatem-
que patrum memoria conjunxerant. — V, 53 : Omnes civitates de hello
consultabant. — VI, 120 : Quse civitates commodius suam rem publicam
administrare existimantur, habent lecjibus sanctum si — Vil, 13:
Avarico recepto, civitatem Biturigum se in potestatem redacturum con-
fidcbat. — IV, 12 : In civilate sua reg?ium obtinuerat. — La différence
entre urbs et civitas est jjien marquée ici : Avaricum urbem quse prse-
sidio et ornamento sil civitati (Biturigum), VII, 15.
^ Il est impossible de donner avec certitude le nombre des peuples
avant César. César ne s'attache [)as à en donner une liste complète. Ce
nombre même pouvait varier suivant que tel petit peuple était considéré
comme indépendant ou comme subordonné. On compte ordinairement
50 peuples dans la partie dt la Gaule qui avait été conquise entre les
années 125 et 121 et qui foiinait la Provincia. Dans la Gaule restée indé-
pendante, comprenant l'Aquitaine, la Cclti(iue et la Belgique, on peut
compter 60 peuples ou civitates, dont voici les noms. [Nous écartons,
bien entendu, toutes les questions relatives à leur orthographe, pour les-
quelles nous renvoyons au; monographies spéciales; nous ne prétendons
pas non plus arrêter une nomenclature définitive.] 1° En Aquilaine,
Convense, Bigerrionenses, Benarnenses, Ituronenses, Tarbelli, Alu-
40 LA GAULE ROMAINE.
de ces Etats ou peuples formait un groupe assez
nomljj'eiix. Beaucoup d'entre eux pouvaient mettre
sur pied 10000 soldats, plusieurs 25 000, quelques-uns
50000'. Les Bellovaques pouvaient armer jusqu'à
100000 hommes, ou,, en ne prenant que l'élite, 60000*.
On peut admettre que la population d'un État variait
entre 50000 et 400000 âmes. Un peuple gaulois était,
en général, une collection plus grande qu'une ancienne
cité de la Grèce ou de l'Italie.
La civitas occupait un territoire étendu. Il était ordi-
nairement partagé en plusieurs circonscriptions, aux-
quelles César donne le nom latin de pagi'\ Dans ce
territoire on trouvait, le plus souvent, une ville capitale*,
renses, Elusotes, Ausci, Lactoralenses, Biluriges Vivisci, Vasates,
Nitiohroges, Cadurci, Ruteni, Gahali, Helvii, Vellavi, Arverni, Lemo-
vices, Peirocorii , Sanlones , Pictones , Biluriges Cubi; 2° dans la
Celtique : Turones, Andecavi, Namnetes, Vcneti, Osismi, Ciiriosolilœ,
Rcdones, Ambivariti ou Abrincatui, Uxelli, Viducasses, Lexovii, Aulerci
Eburoviccs, Aulerci Cenumani, Aulerci Diablintes, Cumules, Parisii,
Senones, JEdui, Liiujones, Sequani, Segiisiavi, Helvetii; 3° dans la
Belgique : Caletcs, Veliocasses, Ambiant, Bellovaci, Atrebates, Morini,
Menapii, Nervii, Viromandui, Suessiones, Rémi, Eburones, Treveri,
Leuci, Mediomatrici. — Nous ne plaçons pas dans celte liste quelques
peuples subordonnés, counne les Meldi, qui se rattachaient aux Parisii,
les Mandubii, que quelques-uns rattachent aux JEdui.
1 César, II, 4. On voit dans ce passage que les Suessions promettaient
de fournir 50 000 soldats, les Nerviens pareil nombre, les Anibiens 10 000,
les Morins 25 000, les Aduatuques 19000.
* César, 11, 4 : Hos passe conficere armala millia cenlum, "poUicilos
ex co numéro elecla sexaginta. — Ailleurs, VII, 75, César fournit
d'autres chiffres ; mais il laul faire attention que ce sont les chiffres d'une
seconde levée ; les Eduens donnent encore 55 000 hommes, les Arvernes
un même nombre, les Biturigiîs 12 000.
' César, I, ii'.Pagus Tigurinus pars civilaiis Helvetise. Oninis civitas
Helvelia in (jualtuor pagos divisa est. — IV, 2'2 : Pagi Morinorum. —
VI, 11 : In onitiihus ciiitaiibus atq%ie in omnibus pagis partibusque.
— VU, 64 : Pagos Arvernorum.
* César, VII, 15 : Avaricum piilclicrriniam urbem. — Quelquefois
César désigne cette capitale pai' le mot oppidum ; Bibracte, Gergovie, sont
appelées par lui oppidu (1, 25; VII, 4 et 54).
DU RÉGIME POLITIQUE DES GAULOIS. 11
plusieurs petites villes*, un assez grand nombre de
places fortes*; car il y avait longtemps que chaque
peuple avait pris l'habitude de se fortifier, non contre
l'étranger, mais contre le peuple voisin^ Lans le ter-
ritoire on trouvait encore une multitude de villages,
vici^, et de fermes isolées, sedificia^.
• César, VU, 15 : Viginti urbes Biturigiim. — VU, 23 : Ad defensio-
nem urhium.
- César, I, H : Oppida Md%iorum expugnari. — I, 28 : Oppida
Helveiiorum. — II, 4 : Suessiotntm oppida duodecim. — II, 29 :
Cxinctis oppidis Aduatucorum. — II, 6 : Oppidum Remorum, nomine
Bibrax. — 111,. 12 : Oppida Venetorum. — VI, 4 : Jubet in oppida
multitudinem convenire. — III, 14 : Compluribus expugnatis oppidis.
— M. Glasson (page 95) représente ces oppida comme de « simples
enceintes fortifiées, lieux de refuge en temps de guerre, inhabitées en
temps de paix ». César ne représente pas de cette façon les oppida gau-
lois. Dans son récit un oppidum est un lieu d'habitation, souvent une
petite ville, quelquefois même une grande ville. Exemples : Vesimlio,
oppidum maximum Sequanorum (1, 58) ; Noviodunum, oppidum JEduo-
rmn ad ripas Ligeris (VII, 55); Luletia, oppidum Parisiorum (VU, 57);
Bibrade, quod est oppidum apud Mduosmaximee auclorilatis (S\\, 55);
Alesia, oppidum Mandubiorum {\'\l, (Î8)\ Vellaunodunum, oppidum
Senouum (VU, 11). — Remarquez que César appelle Gergovie à la fois
oppidum et ui'bs (comparer VU, 4 et VU, 56); de même Alesia est qua-
lifiée oppidum et urbs dans le même chapitre (Vil, 68) ; Avaricum, qui
est un oppidum (VU, 15), est en même temps une urbs pulcherrima (VU,
15). — Dans les oppida vivait une population de marchands; ainsi
V oppidum Genabum (VIU, 5) était un centre commercial (VU, 3) ; dans
Voppidum Cabillonum il y avait des hommes qui habitaient negoliandi
causa (VU, 42) ; il y en avait dans beaucoup d'autres, mercalures in
oppidis vulgus circumsistit (IV, 5). César mentionne plusieurs fois une
population urbaine qu'il appelle oppidani (II, 33; VU, 15; VII, 58; Vlll,
27 ; VUI, 32).
^ Sur les murailles et les fossés de ces oppida, voir César, II, 12 ; II,
52; [et surtout] VU, 25. — César mentionne plusieurs fois des castella :
Cunctis oppidis castellisque (II, 29); caslellis compluribus (111, 1). U
appelle Aduatuca un caslellum (VI, 52).
* Les vici sont plusieurs fois menUonnés par César : I, 5; I, 11 ;
I, 28 ; VI, 43; VII, 17 ; VUI, 5. — U ne les décrit pas. C'étaient visi-
blement des agglomérations de paysans; VU, 17 : Pécore ex vicis adaclo.
\je vicus Oclodurus était visiblement un très gros bourg, [)uisqu'il put y
loger huit cohortes (III, 1).
' César appelle sedificia les habitations rurales : Vici alque sedi/icia
12 LA GAULE ROMAINE.
Il importe, au début de nos études, de faire attention
à cette répartition du sol. gaulois. Les siècles suivants
n'y ont apporté que de lentes et légères modifications.
Les trois quarts de nos villes de France sont d'anciennes
villes gauloises. Plus que cela, lés civitates elles-mêmes
ont conservé, jusqu'à une époque assez voisine de nous,
leurs anciennes limites. Les pagi ou pays subsistent
encore; les souvenirs et les affections du peuple des
campagnes y restent obstinément attachés. Ni les Ro-
mains, ni les Germains, ni la féodalité n'ont détruit ces
unités vivaces, dont les noms mêmes ont traversé les
âges jusqu'à nous.
La forme du gouvernement n'était pas partout la
même*. Chaque peuple, étant souverain, avait les insti-
tutions qu'il voulait avoir. Ces institutions différaient
aussi suivant le-s temps ; car la Gaule avait déjà traversé
plus d'une révolution et se trouvait dans une époque
d'instabilité.
La monarchie n'y était pas inconnue. César signale
des rois chez les Suessions, chez les Atrébates% chez les
Eburons% chez les Carnutes, chez les Sénons, chez les
Nitiobroges*, chez les Arvernes. D'ailleurs, il ne définit
pas avec précision cette royauté et ne dit pas quelle était
l'étendue de ses pouvoirs. Plusieurs régimes très divers
(III, 29 ; VI, 6 ; VI, 43 ; VU, 14) ; c'étaient des constructions légères, dont
Césnr ne parle guère que pour dire qu'il y faut mettre le feu. Quelquefois
pourtant Vœdificium était la vaste demeure d'un chef : Ambiorix, sedificio
ciicumdato silva, ul sunl fere domicilia Gallorum qui vitandi œstus
causa plerumquesilvarum atque fluminumpetwit propiiiquitates (VI, 30).
• César, I, 1 : Hi omnes... itistilutis... iiiter se diff'erunt.
2 César, II, 4; IV, 21.
^ César, V, 24 : Eburones, qui sub imperio Ambiorigis et Catuvolci
erant. — V, 38 : Ambiorix in Adualucos qui eranl ejus regno finilumi
proficiscilur. — VI, 51 : Catuvolcus, rex dimidiœ partis Eburonum.
♦ César, V, 25; V, 54; Vil, 31.
DU RÉGIME POLITIQUE DES GAULOIS. 15
peuvent porter le nom de royauté. Les rois dont il parle
paraissent avoir été électifs. Au moins ne parvenaient-
ils ail pouvoir qu'avec l'assentiment du plus grand
nombre. Il ne semble pas non plus que cette royauté
fut omnipotente. Peut-être n'était-elle pas autre chose
qu'une forme de la démocratie. L'un de ces rois dit un
Jour à César « que la multitude avait autant de pouvoir
sur lui que lui sur la multitude^ ». En général, cette
royauté apparaît, non comme une institution tradition-
nelle qui reposerait sur de vieilles habitudes ou sur des
principes de droit public, mais plutôt comme un pou-
voir révolutionnaire qui surgit dans les troubles publics
et qu'un parti crée pour vaincre l'autre parti*. Ainsi
Vercingétorix, au début de sa carrière, chassé de sa cité
« par les grands », y est ramené par un parti populaire
et y est proclamé roi par ce même parti ^
Chez la plupart des peuples, la forme républicaine
prévalait, et avec elle l'aristocratie *. La direction des
affaires appartenait à un corps que César appelle du
nom de sénat^. Par malheur il ne nous apprend pas
* César, V, 27 : Ambiorix {clixît).... non voluntate sua fecisse, sed
conclu civitatis, suaque esse ejusmodi imperia ut non minus haberet
juris in se multiiudo quam ipse in multitudinem. [Cf. p. 43.]
* Ainsi, après la mort d'indutioinare, Cingelorigi principatus atque
imperium est traditum (VI, 8).
5 César, VII, 4 : Vercingétorix... prohibetur a principibus... expel-
lilur ex oppido Gergovia... Coacta manu egentium ac perditorum...
rex ah suis appellatur.
* Strahon, IV, 4, 3 : 'Ap'.aTo-/.paTi/a\ r^aav aï irXsi'ouç tc5v TioXtTstâiv.
* César, VII, 55 : Magnam parlem senatus (chez les Éduens). — I,
51 : Omnem nobilitatem, omnem senatum, omnem equitatum amisisse
(iiK'ine peuple). — II, 5 : Omnem senatum ad se convenire jussit, prin-
cipumque liberos ad se adduci (chez les Reines). — Il signale ailleurs
un sénat chez les Sénons, V, 54; chez les Vénètes, III, 16; chez les
Éburovices et les Lexovii, III, 17; chez les JNerviens, II, 28; chez les
Bellovaques, VIII, 21.
U LA GAULE ROMAINE.
comment ce sénat était composé. Nous ignorons si l'on
y entrait par droit de naissance, par élection, par coop-
tation, ou de quelque autre manière*.
Le pouvoir était confié, là où il n'existait pas de rois,
à des chefs annuels. César les appelle du nom romain
de magistrats*. Ils étaient élus; mais nous ne connais-
sons pas assez les règles et les procédés de l'élection pour
pouvoir dire si la magistrature avait une source popu-
laire ou aristocratique. Il semble qu'il n'y ait eu, dans
beaucoup d'Etats, qu'un seul magistrat suprême % et
que ce magistrat ait exercé un pouvoir absolu jusqu'à
être armé du droit de vie et de mort*. Nul doute, quoi-
que César n'en parle pas, qu'il n'y eût au-dessous de
lui quelques magistrats inférieurs^.
On serait désireux de savoir si ces constitutions poli-
tiques des divers peuples étaient mises en écrit, ou si
elles se conservaient seulement à l'étal de coutume. Il
est certain que les Gaulois se servaient de l'écriture, er
particulier « pour les choses du gouvernement* ». Ils
* Quelques mots donnent à penser qu'en général il identifie le sénat
avec la nobilitas. Par exemple, 1, 31, lorsqu'il dit omnem nobilitotem,
omnem senatum JEduos amisisse, il parait employer les deux termes
comme à peu près synonymes.
* César, VI, 20 : Ad magisiratum. — Vli, 55 : Convictolitavim magis-
tratum.
5 César, Vil, 52 : Cum singuli magistratus antiquitus creari consues-
sent. — I, 16 : Liscus, qui sinnmo magistralui prxernt.
■* César, I, 16 : Magistralui... quem vergobretum appellant Mdui,
qui creatur annuus et vilœ necisque in suos habet poteslatem. — VII, 5'i :
Cum singuli magistratus regiam poteslatem annuam oblinere consues-
sent. — Mais notons toujours que ce que César dit des Éduens n'était
peut-être pas vrai des autres peuples, ni surtout de tous.
s Cela résulte des mots qui summo magistralui prœerat, I, 16, et
aussi du pluriel intermissis magistralibus, Vil, 33.
^ César, VI, 14 : In publicis rationibiis, grœcis litteris utuntur. —
Dans ce passage l'écrivain latin note que les druides ne se servent pas de
l'écriture, mais il ajoute aussitôt que les Gaulois savent écrire. — Ils se
DU REGIME POLiTlULE DES GAULOIS. Ift
avaient des registres publics. Ils savaient mettre en
écrit le recensement de leur population, et l'état nomi-
natif des habitants et des soldats*. Ils pouvaient donc
avoir aussi des lois écrites ^ Nous ignorons si César
s'est fait lire ces textes ou s'est fait rendre compte de
ces coutumes. Deux ou trois traits, qu'il rapporte en
passant, donnent à penser que ces constitutions étaient
rédigées avec un détail assez minutieux, comme il con-
venait à des peuples déjà avancés. Par exemple, la con-
stitution des Eduens fixait avec soin le mode d'élection
du magistrat, le lieu, le jour'; elle établissait que des
prêtres y devaient être présents*; la présidence de
l'assemblée électorale appartenait au magistral on
charge, et c'était lui qui proclamait l'élu ^ César ajoute
ce trait qui l'a frappé : la loi ne permettait pas à deux
servaient aussi de l'écriture pour les actes privés, în privatis rationîbus
(ibidem). Strabon ajoute que les Gaulois connaissaient l'usafic des contrats
écrits, IV, 1, 5, édit. Didot, p. 150 : "Qcjte xà au(j.6oXata iXkmi'^û
ypâoîtv. Mais par le mot IXArjvta-i Strabon entend-il dire qu'ils éciivaient
en langue grecque ou avec l'alphabet grec ?
1 César, I, 29 : In castris Helvetioriim tabulse repertse sunt litteris
grsecis confeclse, quihiis in Inhulis nominatim ratio confecta erat qui
mtmerus domo exisset eorum,qui arma ferre passent, et item separatim
pueri, senes miilieresque.
- Et César le donne à entendre dans ce passage : Civitates.,. habent
legibtis sanctum, si qiiis... (VI, 20). Le mot leges désigne d'ordinaire un
texte écrit. — Il emploie le même terme encore ailleurs, VII, 55, en par-
lant de la constitution des Éduens ; Vil, 76, en parlant de celle des Atré-
bates ; II, 5, en parlant de celle des Suessions.
3 César, VU, 55. II note comme une violation des lois que Cotus ait été
élu alio loco, alio tempore atque oportuerit.
* César, VII, 55 : Qui per sacerdotes more civitatis esset creatus.
Notons toutefois que ce passage prèle à une double interprétation, suivant
la manière dont on comprend les deux mots intermissis magistralibus. II
se pourrait qu'il s'agît ici d'une élection faite sous la direction des prêtres
h défaut des magistrats.
6 Cela ressort des mots : Fratrem a fratre renunliatum (ibidem). En
effet, Colus était le frère de Valetiacus, vergobret de l'année préccdeate
(VU, 52).
46 LA GAULE ROMAINE.
frères d'être magistrats du vivant l'un de l'autre ; elle
ne permettait même pas que deux frères siégeassent
ensemble au sénat*. Ces prescriptions semblent l'indice
de la jalousie mutuelle des grandes familles, attentives
à ne laisser aucune d'elles l'emporter sur les autres.
Une autre règle digne d'attention était que plusieurs
de ces peuples, les Eduens par exemple, séparaient net-
tement la magistrature suprême du commandement de
^armée^ Enfin, César rapporte ailleurs une particu-
larité qui nous paraît significative. « Ceux des Etats
qui savent le mieux se gouverner ont établi dans leurs
lois que, si un homme a appris des étrangers quelque
chose qui intéresse le bien public, il doit le faire savoir
au magistrat, mais n'en donner connaissance à aucune
autre personne. Les magistrats cachent les faits ou les
exposent au public suivant ce qu'ils jugent utile. Il
n'esl permis de parler des affaires publiques qu'en
conseiP. »
La lecture du livre de César montre assez que ces
règles si précises et si bien conçues n'étaient guère
1 César, VII, 53 : Cum leges duo ex una familia, vivo utroque, non
soliim mngistratus creari vetarent, sed etiam iîi senatu esse prohi-
berenl.
- (ielle règle nous paraît résulter de ce que dit César, VU, 35 : Quod,
legibus JEduorum, iis qui summum uuujistratum obtinerent. excedere
ex finibus non liceret. Aussi remarquons-nous un peu plus loin, au cha-
pitre 37, que, Conviclolitavis étant vergobret, ce n'est pas lui qui com-
mande l'armée : Litavicus exercitui prseficitur. — Sirabon, IV, 4, 5,
confirme ce que dit César : "Evx r)Yc[jLOva fjpouvxo Et; èvtauTÔv, œ; o' auTco;
eÎ; r.6Xz\i.ov £?; dsjîeBst'xvjTo (iTpaTï)fd;. Il ajoute ce détail, que le chef
militaire était élu ûr.o xoû uXj^Oou;.
^ César, VI, 20 : Quse civiiates commodius suam rempublicam admi-
nislrare exisliincuitur, habenl legibus sanctum, si quis quid de repu-
hlica a finitimis acceperil, uli ad magistratum déferai, neve cum quo
alio communicet... Magislratus quse visa sunl occullanl, quxque esse ex
usu judicuverunt multitudini produnt. De republica nisi per concilium
loqui non conceditur.
DU RÉGIME POLITIQUE DES GAULOIS. 17
observées. Mais nous devions les citer pour montrer que
les Gaulois, même en matière de gouvernement,
n'étaient plus une société primitive.
Ils connaissaient les impôts publics. César ne les
définit pas. Il laisse voir seulement qu'ils étaient de
deux sortes. Il y avait des impôts directs ; il les appelle
tributa^ et donne à penser qu'ils étaient déjà excessifs*;
tous les hommes libres y étaient soumis, à l'exception
des druides ^ Il y avait en môme temps des impôts
indirects; César les appelle portoria et vectigalia^, et
il n'est pas douteux qu'il n'entende par ces mots des
droits de douane ou des droits sur les transports. Ces
impôts étaient affermés à des particuliers qui, moyen-
nant une somme convenue qu'ils payaient à l'Etat, les
percevaient à leur profit et s'enrichissaient*. Le sys-
tème des fermes, qui a duré à travers tous les régimes
jusqu'en 1789, était déjà pratiqué chez les Gaulois.
Le service militaire était dû à l'Etat par tous les
hommes libres. Suivant César, les druides seuls en
* César, VI, 15 : Plerique magnitudine tributorum premuntur.
- César, VI, 14 : Druides... neque tributa una cum reliquis pendunt.
— M. Glasson, p. 105, pense que les nobles aussi étaient exempts; mais
aucun texte ne le dit. De ce que César parle du poids des impôts sur la
plebs (VI, 13), il ne suit pas que les nobles n'en payassent pas.
5 César, I, 18 : Portoria reliquaque Mduoruin vecligalia. — Portoria
se dit le plus souvent des péages au passage des rivières, aux ponts, ou
sur les routes, Vectiyalia pourrait avoir un sens plus étendu et s'appli-
(|uei', par exemple, aux revenus de terres publiques ou de terres des
[I Miples sujets, ou à des impôts payés par ces peuples. — Un autre passage
de Cés:ir, relatif aux Vénètes, III, 8, permet de croire qu'il y avait des
douanes à l'entrée des ports.
* César, I, 18 : Dumnorigem, complures annos, portoria reliquaque
omnia Mduorum vectigalia parvo prelio redempta habere. — Redimere
est en latin l'expression consacrée pour indiquer la prise en ferme d'un
impôt ou d'un revenu public (Gicéron, Drulus, 22; Digeste, XIX, 2, 29;
L, 5, 8, § 1).
FusTEL DE CouLANOEs. — La (iaulo romaine. 3
18 LA GALLE ROMAINE.
étaient exempts*. Le jour où le magistrat suprême
ordonnait la levée en masse, c'est-à-dire « la réunion
générale en armes* », tous les hommes en âge de com-
battre devaient se rendre au lieu indiqué. Le dernier
arrivé était ou pouvait être mis à mort'.
L'État exerçait-il un droit de justice sur ses membres?
On en a douté. D'une part, on ne peut nier que l'Etat
n'eût le droit de punir les crimes commis contre lui-
même. Ainsi, Orgétorix ayant voulu changer la consti-
tution pour se faire roi, nous voyons l'État helvète se
constituer en tribunal et se préparer à frapper de mort,
par le supplice du feu, l'accusé*. De même, un chef
des Trévires prononce une sentence de confiscation
* César, VI, 14 : Druides a bello abesse consuerunt..., mililise vaca-
tiotiejii habent. Le devoir de guerre pesait surtout sur les chevaliers;
VI, 15 : Omnes in bello versanhir. La plèbe y était visiblement sujette,
mais peut-être n'élait-ce que dans les cas de concilium armatum dont
nous allons parler [notes 2 et 3].
* César, V, 56 : Indutiomnrus... armatum concilium indicit; hoc,
more GaUorum, est initium belli ; quo, lege communi, omnes pubères
arniati convenire consuerunt.
^ Ibidem : Qui ex iis novissiinus convenit, in conspectu muUitudinis
omnibus cruciatibus affectus necatur. — Rien n'indique que ces concilia
armata fussent des assemblées délibérantes; concilium ic'\ n'a pas d'autre
sens que celui de réunion. Quand Strabon décrit certaines assemblées où
il était défendu d'interrompre l'orateur sous peine d'avoir l'habit coupé
en deux par le glaive de l'appariteur public, il ne parle pas de ces réu-
nions militaires, mais des auvsopia (Strabon, IV, 4, 3).
* César, I, 4 : Orgetorigem ex vinclis causam diccre coegeruni.
Damnatum pœnam sequi oportebat, ut igni cremaretur. Die constiluta,
Orgétorix ad judicium.... — On se trompe quand on se figure ici un
tril)unyl populaire ; de ce que l'auteur dit Helvetii, et plus loin civilas,
il ne suit pas que le judicium soit composé de tout le peuple helvète. La
preuve qu'il n'en était pas ainsi, c'est qu'il suffit qu'Orgétorix se présentât
avec sa familia pour que le tribunal le laissât échapper, ce qui n'eût pas
été possible si ce tribunal avait été le peuple entier. Puis nous voyons
l'Etat helvète, par ses mogistratus, convoquer à la hâte une grande mul-
titude qu'il faut aller chercher dans la campagne, ex agris.
DU REGIME POLITIQUE DES GAULOIS. 19
conire un personnage qui s'est allié aux Romains '.
Mais dans ces deux cas il s'agit visiblement de crimes
conire l'Etat : l'Etat poursuit et condamne. Le point
difficile est de savoir si, dans les crimes qui n'attei-
gnaient que des particuliers, ou dans les procès civils
que ceux-ci avaient entre eux, l'Etat se présentait comme
juge, ainsi que cela a lieu dans les sociétés modernes.
Ce problème est difficile à résoudre. César dit, en
effet, dans le passage où il parle des druides, qu'ils
jugeaient les procès et même les crimes entre particu-
liers \ On a conclu de là qu'il n'existait pas d'autres
tribunaux que ceux des druides. Mais si l'on examine
de près le passage de César, on y remarque deux choses.
En premier lieu César écrit le mot « presque », /ère, qui
n'est pas à négliger: «Ils jugent, dit-il, presque tous les
débats. » En second lieu, il ne dit pas que cette juri-
diction des druides fût obligatoire, et la manière dont il
s'exprime fait plutôt penser que c'était volontairement
que la plupart des hommes se présentaient devant eux^
Un détail qui n'a pas été assez remarqué est que les
* César, V, 56 : Cingetorigem, Csesaris secutum fidem, hostemjudicat,
bonaque ejus publicat.
* César, VI, 13 : Druides niagno sunt apud eos honore. Nam fere de
omnibus controversiis publicis privatisque constituunt ; et si quod est
admissiim facinus, si csedes fada est, si de hereditate, si de finibus
controversia est, iidem decernunt; prœmia pœnasque constituunt. —
Strabon répète ce qu'a dit César (IV, 4, 3).
' Il faut en effet tenir compte de la phrase qui précède : Magno hi
sunt apud eos honore. C'est après avoir signalé ce grand respect des
Gaulois pour les druides que César énonce que les druides jugent presque
tous les procès des Gaulois, — Cette association d'idées est encore plus
visible chez Strabon : « Les druides sont réputé:^ très justes, et à cause
de cela la confiance des hommes leur porte les procès », 8txat6xaTot
vo(x{ÇovTa'. )ca\ Stà touto Tuaretioviai Taç IStwTtxà; xpi'aetç xa\ ta; xoivâç.
Pour la même raison, on leur confiait aussi le jugement des poursuites en
matière de meurtre, xiç fovixàt ôixaç Toâroit IneTétparexo SwdÇetv
(Strabon, IV, 4, § 4).
20 U GAULE ROMAllNE.
druides n'avaient pas le droit de coercition, et ne citaient
pas à comparaître devant eux ; c'étaient les justiciables
qui d'eux-mêmes allaient à eux \ César remarque
même, comme une preuve du grand respect des hommes,
que « tous obéissaient à leurs jugements' ». Ce n'est
pas ainsi qu'on a l'habitude de parler d'une juridiction
obligatoire. Ajoutons enfin que, si quelqu'un refusait
de se soumettre à leur sentence, ils n'avaient pas le
droit de le saisir et de lui imposer la peine, et ne pou-
vaient que lui interdire les actes religieux '.
Tl y a d'ailleurs dans le même chapitre de César un
mot auquel il faut faire attention : « Si un homme,
après s'être présenté à leur tribunal, refuse de s'en
tenir à leur arrêt, ils le frappent de l'interdit; et dès
lors, si cet homme demande justice, justice lui est re-
fusée*. » Ces derniers mots ont une grande importance;
ils ne signifient certainement pas que l'homme se pré-
sente devant les druides, puisqu'il vient de repousser
leur arrêt; c'est visiblement à un autre tribunal qu'il
s'adresse cette fois; mais « la puissance de l'interdit
religieux, dit César, est si grande, que cette justice
* César, VI, 13 : Druides considunt in loco consecrato. Hue omnes
undique qui controversias hahetil conveniunt.
* Ibidem : Eorumque judiciis parent.
3 Ibidem : Sacrificiis interdiciuil. M. Glasson pense qu'ils avaient le
droit de prononcer unf peine: h liannissemont, la mutilation, la mort
(Glasson, p. 126j; l'auteur cite à l'appui (!ésar, Y, 55, 54 et 56 ; mais, si
l'on se reporte aux textes cités, on voit qu'il s'agit de jugements prononcés
par des magistrats ou par les États, et non pas par les druides. Quant aux
supplices des hommes in furto aut lalrocinio comprchensi, dont parle
Oésar, VI, 16, on voit bien que, ces criminels étant voués aux dieux, il
appartenait aux druides de procéder à leur exécution; mais on ne voit pas
si c'étaient eux qui avaient prononcé la peine.
* César, VI, 13 : Quibus est interdiclum, his omnes decedunt, aditum
ef'ugiunt, neque his petentibus jus redditur neque honos ullus com-
muuicatur.
DU RÉGIME POLITIQUE DES GAULOIS. 21
même lui est fermée' ». César fait donc au moins allu-
sion à un autre tribunal que celui des druides; il y
faisait déjà allusion par le mot : « Ils jugent presque tous
les procès ».
C'est donc aller trop loin que d'affirmer, comme on
a fait*, qu'il n'existait chez les Gaulois aucune justice
publique pour vider les procès et punir les crimes. Il
faut se borner à dire que la nature de ces tribunaux et
leur procédure nous sont inconnues, César n'ayant
jamais eu l'occasion d'en parler. Ce qu'on peut ajouter,
c'est que les hommes préféraient ordinairement la juri-
diction des druides à celle de l'État. Apparemment, la
justice publique était mal organisée; durement ou par-
tialement rendue, elle laissait opprimer le faible par le
fort, « le plébéien par le puissant' ». Elle inspirait peu
de confiance. Cela expliquerait à la fois la grande puis-
sance des druides et le développement des institutions
de patronage et de clientèle que nous verrons plus
loin*.
* La suite des idées de César dans la phrase est visiblement que nul ne
veut avoir de cont;ict avec un tel homme et que c'est pour cela que tout
tribunal se ferme devant lui, comme les maisons privées, comme les
comices même.
* D'Arbois de Jubainville, Des attributions judiciaires de l'autorité
publique chez les Celtes, dans la Revue celtique, t. VU, tirage à pai-t,
pages 2-5.
' César, VI, 13 : Injuria potentiorum premuntur,
* [C. 4, p. 35 et suiv.
22 LA GAULE IlOJlAlNE.
CHAPITRE III
Des diverses classes de personnes chez les Gaulois.
Cette société était fort aristocratique et les rangs y
étaient très inégaux.
Il y avait d'abord, au bas de l'échelle, les esclaves^
César et Diodore les mentionnent plusieurs fois. César
les appelle du même nom dont il appelait les esclaves
des Romains, servie et il ne remarque pas qu'il y ait de
différence entre la servitude en Gaule et la servitude en
Italie*. Il rappelle un usage qui n'était pas fort ancien :
un maître mort, on brûlait quelques-uns de ses esclaves
sur son bûchera En Gaule comme à Rome, l'esclave
était un objet de propriété ; le maître pouvait le vendre.
Les marchands italiens en achetaient volontiers, et, s'il
faut en croire Diodore, ces esclaves étaient si nombreux
et de si peu de valeur en Gaule, que leurs maîtres s'en
défaisaient au prix d'une mesure de vin*.
César signale une classe d'hommes qu'il appelle les
« débiteurs »®. Nous ne connaissons pas assez le droit des
* Chambellan l'a nié, pages 220-225.
* César parle trois fois desservi^ V, 45; VI, 49; VIII, 30.
' César, VI, 19 : Servi quos ah lis dileclos esse cousUibat, jiistis fiine-
ribus ima cremahanlur. Il ajoute que cela se passait peu de temps avant
son époque, paulo supra hanc memoriam.
* Diodore, V, 26 : IIo/.Xo'i tûv 'ItaXtxwv I[i.7i6pwv spaatov T]-fOûvTai trjv
Tojv raXaiôiv çuXotVi'av otSovTSç yàp oi'vou x£pap.tov àvxiXa(j.6âvouat Tiaîoa,
Toû 7ï6;-i.aroç oiiy.owv à(ii.£t6ô[j.£voi.
^ César, I, 4 : Orcjetorix omnes obœraios suos, quorum macinum nu-
merum habebat. [Cf. le volume sur les Origines du système fcudal,
p. 195.J
DES DIVERSES CLASSES DE PERSONNES CHEZ LES GAULOIS. 23
Gaulois pour savoir quelle était leur législation sur les
dettes. Les deux allusions qu'y fait César donnent à
penser que la dette menait presque inévitablement à
l'esclavage ou à un demi-esclavage ^ C'est ainsi qu'on
voyait de riches Gaulois traîner après eux des troupes de
« débiteurs », qui leur obéissaient « comme des esclaves
obéissent à un maître* ».
Les Gaulois connaissaient aussi la pratique de
l'affranchissement'.
Quant aux hommes libres, il est possible qu'ils
fussent égaux en droit et en théorie; mais dans la pra-
tique il y avait entre eux de profondes inégalités. César
parle plusieurs fois d'hommes très riches. Il nous
montre, par exemple, un Helvète qui a plus de dix mille
serviteurs à lui*, un Éduen qui est assez riche pour
lever à ses frais une nombreuse troupe de cavalerie ^
Ce qu'il montre plus souvent encore, c'est une noblesse
de naissance®. Presque jamais il ne nous présente un
* Ibidem, VI, \Z : Plerique, cum œre alieno premuntur..., sese in
servitutem dicant nobilibus.
- Ibidem : In hos eadeni sunt jura quse dominis in servos. — Peut-
être ne s'iigit-il ici que d'une servitude temporaire jusqu'au rembourse-
ment de la dette. Peut-être cette sorte de servitude excluait-elle le droit
de vente à l'étranger. Mais on ne peut faire, faute de renseignements, que
des conjectures.
3 César (ou Hirtius) en parle deux fois ; V, 45 : Hic (il s'agit d'un
Nervien) servo spe lihertatis persiindet ut litlrran ad Cœsarem déferai
— VIII, 30 : Drappelem Senonem, servis ad lihertalem vocntis, — Il ne
I écrit d'ailleurs ni les procédés ni les effets légaux de l'allraiichissement.
* César, 1, 4 : Orcjclorix omnem suam famiiiam, ad hoiiiinuni niillia
I ecem, undique coegit. — On sait que dans la langue latine le mot
familia désigne l'ensemble des esclaves, en y comprenant aussi quelque-
fois les serviteurs très voisins de l'esclavage.
s Ibidem, I, 18 : Dumnnrigem... suam. rem familiarem auxisse, et
facilitâtes magnas comparasse ; magnum numerum equitatus suo sttmptu
semper alere.
fi Ibidem, VII, 32 : Cotum atitiguissima familia natum, hominem
summse potenliae et magnse cognaliunis.
24 LA GAULE ROMAINE.
Gaulois sans nous dire quel rang il occupe dans cette
hiérarchie. Une remarque nous a frappé : On sait que,
dans la société romaine du temps de César, les rangs
étaient marqués par trois épithètes, toutes les trois
honorifiques, mais inégalement ; c'étaient celles de
honestus, de illustris et de nobilis. Or César applique
ces trois titres à des Gaulois*. Il a donc vu, ou tout au
moins il a cru voir dans cette société gauloise des degrés
analogues à ceux qu'il voyait dans son pays.
Quelle était l'origine première de cette noblesse? Il
ne le dit pas. Nous pouvons supposer qu'elle se ratta-
chait à l'antique régime du clan. En tout cas, elle
formait encore, au temps de César, une caste héré-
ditaire. César la désigne par deux noms également
usités à Rome, nobilitas^ et equitatus'% noblesse et
ordre équestre. Peut-être les deux mots, appliqués aux
Gaulois, n'étaient-ils pas tout à fait synonymes ; nous
inclinons à croire qu'ils désignaient les deux rangs
inégaux de la classe supérieure*.
* César, V, 45 : Nervins nomine Vertico, loco natus honesto. —
VII, 32 : Convictolitavem, illustrem adolescentem. — VI, 19 : Illustriore
loco natus. — VI, 13 : Nobilibus. — I, 2 : Nobilissiimis Orgetorix. —
I, 31 : Nobilissimi cujusque liberos. — I, 18 : Homini nobilissimo ac
potentissimo. — I, 7 : Nobilissimos civitatis (chez les Helvètes). — I, 31 :
ISobitissimos civitatis (chtîz les Séquanes). — I, 51 : Omnem nobilitatem
(chez les Éduens). — II, G : Iccius summa nobilitate (chez les Rèmes). —
VII, G7 : Très nobilissimi yEdni.
- Ibidem, 1, 31 : Omncm nobilitatem. — V, 6 : Ut Gallia onini nobi-
litate spoliaretur. — VII, 12 : Onmi nobilitate JEduorum interfecta. —
La nobililas est opposée à la plebs ; \, d : Ne omnis nobilitatis disccssu
plebs propler imprudenliam laberetur.
^ Ibidem. I, 51 : Omnem eqnitatum. — VII, 38 : Omnis equitatus. —
VI, 13 : Genns equitum. — VI, 15 : Alterum genus est equitum. — II
n'est sans doute pas liesoin d'aveitir que César emploie tour à tour le mot
equitatus dans le sens d'ordre équestre et dans le sens de cavalerie; ce
dernier revient même plus souvent dans des récits de bataille.
* La distinction est, à notre avis, assez marquée dans des phrases
DES DIVERSES CLASSES DE PERSONNES CHEZ LES GAULOIS. 25
Cette classe, si ron en juge par les exemples que
César présente, était en même temps la classe riche et
la classe guerrière. On voit bien qu'elle puisait sa force
à la fois dans le prestige de la naissance, dans la posses-
sion du sol et dans la pratique des armes*. Aussi avait-
elle la puissance dans ^État^ Elle composait en grande
majorité le sénat de chaque peuple, et il paraît bien que
toutes les magistratures, comme tous les commande-
ments militaires, lui appartenaient'.
A côté de cette noblesse guerrière, la Gaule avait un
corps sacerdotal. Les druides ont beaucoup frappé l'ima-
gination des anciens. Ils leur ont attribué une doctrine
secrète, qui aurait été très élevée et très spiritual iste*.
La critique historique a quelques motifs de douter de
l'existence de cette doctrine. La seule chose certaine et
comme celles-ci : Mduos omneni nobilitatem, omnem equitatum amisisse
(I, 51); omnis nosler equitatus, omnis nobilitas interiit (VII, 38).
' César, VI, 15 : Hi omnes in bello versantur ; atque eorum ut quisque
est génère copiisqiie amplissimus, ila plurimos circutn se ambados
clientesque habet. — Cette phrase rapproche les trois choses, belbim,
(jenus, copiée. Voir, d'ailleurs, comme exemples, les personnages de
Dumnorix, de Cotus, d'Indutiomare, d'Ambiorix, de Vercingétorix même.
- Tous les personnages que César présente comme puissants appar-
tiennent à cette classe, même ceux d'entre eux qui s'appuyaient sur la
plèbe, comme Dumnorix. — César rapproche souvent puissance et
noblesse : Homini nobilissimo ac potentissimo (1, 18) ; antiquissima
familia natum, hoinincm summœ potenlise {\l\ , 32). Il oppose les polenles
à la plebs (VI, 11 et 13), comme il lui op|)ose la nobilitas (V, 5). Il dit
;iussi que les Gaulois m; connaissent pas d'autre puissance que celle du
chevalier qui est assez riche pour se faire un nombreux entourage : liane
unam polentiam noverunt (VI, 15). — Il est clair d'ailleurs qu'il laut
faire une réserve pour les druides, et une aussi pour un parti populaire
dont nous parlerons plus loin, p. 40 etsuiv.
^ Cela ressort avec pleine évidence de ce que César dit de la plèbe,
VI, 13.
* César, VI, 14 : Volunt persuadere non interire animas, sed ah aliis
post mortem transite ad alios. — Diodore, V, 28 et 31 ; cet auteur les
qualifie de o 1X610 cpoixal ÔEoXdyoï. — Strabon, IV, 4, 4, édit. Didot, p. 1G4.
— Timagène cité par Ammien Marcellin, XV, 9. — Pomponius Mêla, 111, 1.
26 LA GAULE ROMAINE.
constatée est que les druides formaient entre eux un
clergé fortement organisé. Or une institution de cette
nature est digne de remarque, car on n'en trouve pas
d'autre exemple chez les anciens peuples de l'Europe.
Ce clergé n'était pas une caste héréditaire, comme
il s'en trouva dans l'Inde. Il n'était pas non plus une
simple juxtaposition de prêtres isolés, comme en Grèce,
ou de collèges indépendants, comme à Rome. Il était
une véritable corporation. Il avait ses dogmes, lesquels,
exprimés par des milliers de versS se transmettaient
par la mémoire et étaient d'autant plus sacrés aux yeux
de la foule qu'ils n'étaient pas écrits*. Il avait son long
noviciat, en sorte que nul n'entrait dans ce corps
qu'après un lent travail où son âme avait été modelée à
la volonté des supérieurs ^ Il avait sa discipline inté-
rieure et sa hiérarchie*. Il avait enfin un chef unique,
qu'il ne recevait pas de l'Etat et qu'il élisait lui-même^.
Ce clergé était indépendant de toute autorité publique.
Il se plaçait en dehors et au-dessus des peuples.
Cette forte organisation lui avait donné un grand
prestige aux yeux des hommes. Venu peut-être de l'île
* L'ensemble de ces dogmes est appelé par César disciplina, « ce qui
s'apprend » ; VI, 14: Maijnumihi mimernm versmim ediscere dicuntur.
- Cés;ir, VI, \k : Neqiic fas esse exisiimant ealitteris mandare...,
quod neque in vulçium discipJinain efferri veJint.
3 Ibidem, VI, 14 : MuUi in disciplinam convcniunt et a parentibus
propinquisfjite mitlunlur. Magnum numerumversnum ediscere dicuntur.
Itaque annos nonnulli vicenos in disciplina permanent.
* Strabon, IV, 4, § 4, distingue trois catégories : les bardes, qui
chantent les hymnes; les vates, qui accomplissent les cérémonies, et les
druides proprement dits, qui sont comme les directeurs et les professeurs
de toute la corporation.
^ César, VI, 15 ; Omnibus druidihus prpeesl unus, qui sumniam inter
eos habet auctoritalein. Hoc morluo, aul, si quis ex reliquis exccllit
dignilate, succedit, ont, si sunl plures pares, suffragio druidum; non-
nunquam etiam armis de prinvipalu contendunt.
DES DIVERSES CLASSES DE PERSONNES CHEZ LES GAULOIS., 27
de Bretagne*, il avait réussi à supplanter tous les sacer-
doces locaux; du moins n'en voyons-nous plus trace
dans les documents que nous ont laissés les anciens*.
Il s'était arrogé le monopole des choses religieuses, et,
ce qui surprenait fort un Romain, c'est qu'aucun acte
sacré, soit dans la famille, soit dans la cité, ne pouvait
être accompli sans la présence d'un druide'. Il semble,
non pas que toute la religion gauloise fût venue du
druidisme, mais que le druidisme à une certaine époque
ait mis la haute main sur toute la religion gauloise\
Le droit des druides allait jusqu'à exclure un homme
de la religion. Les anciens Grecs et les Romains avaient
connu cette sorte d'excommunication. Elle était le fond
de ce qu'ils appelaient àTipia ou infamia^. Mais, chez
eux, c'était l'État seul qui la prononçait. En Gaule, les
druides, s'ils avaient à se plaindre d'un homme ou
même d'un peuple, lui interdisaient tous les actes
* C'est du moins ce que dit César, VI, 13 : Disciplina in Britannia
reperta. Mais il ne l';iffiiine pas, exisiimalur.
- César ne mentionne des sacerdotes qu'une seule fois dans tout son
livre (VII, 53) : c'est un passage où il dit qu'un magistrat a été creatus
per sacerdotes more civitatis ; mais on ne saurait dire si les prêtres dont
il s'agit ici sont ou ne sont pas des druides.
3 César, VI, 13 : Illi (druides) rébus divinis intersunt, sacrijicia
publica ac privata procurant, religiones (les pratiques du culte) iiiter-
prelantur. — VI, 16 : Administris ad ea sacrijicia druidibus utuntur.
— Diodore, V, 31 , dit aussi que nul ne peut faire un sacrifice sans la
présence d'un druide.
* C'est l'expression de César : Rébus divinis prœsunt. Marquant la
difféience des Germains, il dit : Nrqnc druides habent qui rébus dit'inis
prœsint (VI, 21). — 11 nous paraît iinpossiljle de dire à quelle époque le
clergé druidique s'est constitué ; il est généralement admis qu'il n'est pas
d'un(! époque très ancienne. 11 est impossible aussi de déterminer, parmi
les divers dieux des Gaulois, ceux que le druidisme a créés. — Rappelons
aussi que, suivant toute probabilité, l'Aquitaine, la Narbonnaise et la
région du Rhin avaient échappé à l'action du druidisme. [Cf. p. 3, n. 3.j
* Nous avons montré cela dans la Cité antique, liv. III, c. 12-15.
28 LA GAULE ROMAINE.
sacrés*. Cette arme dans leurs mains était terrible, en
proportion de la foi que les hommes avaient en eux.
« Les hommes à qui le culte a été interdit sont mis au
nombre des impies et des scélérats ; on s'éloigne d'eux ;
on fuit leur approche et jusqu'à leur parole; on craint
d'être souillé par leur contact; pour eux il n'y a plus
de justice, et aucune magistrature ne leur est acces-
sible*. »
Avec cette grande force, grâce surtout à sa rigoureuse
discipline au milieu de populations peu disciplinées, ce
clergé avait acquis un pouvoir immense sur la société
laïque. Comme il était constitué monarchiquement au
milieu de la division universelle, il dominait tout. « Le
peuple tout entier leur était soumis ^ » Les textes ne
disent pas précisément que cette autorité des druides fût
établie par des lois, ni qu'elle fît partie de la constitu-
tion de l'Etat. Tout ce que nous savons, c'est qu'ils
étaient « en grand honneur* ».
Aussi s'étaient-ils fait donner des privilèges utiles.
Partout ils avaient l'exemption d'impôts pour leurs
biens et la dispense du service militaire pour leurs per-
sonnes^ Peut-être faisaient-ils partie des sénats locaux;
* César, VI, 13 : Qui aut privatus aut poptilus eorum decrelo non
stetit, sacrijicus interdicunt.
* Ibidem : Hxc pœna apud eos est gravissima. Quibus ita est intcr-
dictum, hi numéro impiorum ac sceleratorum habentur ; his omnes
decedunl, aditum sermonemqne defugiunt, ne quid ex contagione
incommodi accipiant, neque his petentibus jus reddilur, neque honos
ullus communicatur.
^ Diodore, V, 51 : Hav xô :tà^Oq; l/ojatv u;:Yi/.oov.
* César, VI, 13 : Magno hi {druidse) sunt apud eos {Gallos) honore.
— Strabon, IV. 4, § 4 : Dapà kS.qi xi^m^zvoi. — Diodore, V, 51 : rispiTTwç
TljXWfXEVOt.
S César, VI, 14 : Druides a bello abesse consuerunt, neque Iributa
cum reliquis pendunl ; niiUliœ vacationein omniumque rerum haben
immunilatem. [Cf. p, 19.]
DES DIVERSES CLASSES DE PERSONNES CHEZ LES GAULOIS. 20
tous les historiens modernes le soutiennent^; mais ni
César ni aucun auteur ancien ne Ta dit. Ils ^l'avaient
sans doute pas besoin de faire partie des sénats ni de
gérer les magistratures pour être tout-puissants*.
Ils rendaient la justice. Non que César dise qu'ils
eussent légalement le droit de juger; mais il présente
leur juridiction comme un fait presque général. « Ils
décident de presque tous les débats entre les peuples
comme entre les particuliers; s'est-il commis un crime,
un meurtre, s'élève-t-il une contestation sur un héri-
tage, sur des limites, ce sont eux qui jugent ; ils fixent
les indemnités et les peines'. A une époque fixe de
l'année, dans le pays des Carnutes, ils tiennent leurs
assises en un lieu consacré par la religion ; là accourent
de tous côtés tous ceux qui ont quelque débat, et, dès
que les druides ont décidé et jugé, on obéit*. » Ainsi,
les justiciables s'adressaient d'eux-mêmes aux druides.
La justice allait à eux. Et César admire, non sans
quelque surprise, ces prêtres qui, sans posséder ni
Vimperium ni le jus gladii, faisaient pourtant respecter
* Pour ne citer que les plus récents, c'est l'opinion de Desjardins (t. II,
p. 529 et 538) et de Glasson (p. 98) : « Le Sénat de chaque peuple était
composé de nobles et de prêtres. »
^ César, qui nomme beaucoup d'hommes puissants et beaucoup de
magistrats, ne dit d'aucun d'eux qu'il fût druide. — Les historiens
modernes disent volontiers que l'Éduen Divitiac était un druide ; mais
(iésar, qui a ('té en rapports constants avec lui, ne mentionne nulle part
cette particularité.
^ César, VI, 13 : Fere de omnibus controversiis publicis privatisque
conslilmuil, et si quod est admissum facinus, si csedes facla, si de
finibus controversia est, iidem decernunt ; prsemia pœnasque consti-
Luunt. — Strabou, IV, 4, § 4 : Tâç te îotojTtxà; -/.piast; mi xà; xo'.vàç...
Taç 06 cpovi/.à; 8r/a; [xocXtita toutoiç iTCîrEtpaTrTO Sr/.âÇetv.
* César, ibidem : Hi cerlo anni tempore, in finibus Carnutum, consi-
dunt in loco consecrato. Hue omnes undique qui controversias habent
conveniunt, eorumque decretis judiciisque parent. [Cf. p. 31, n. 2.]
30 LA GAULE ROMAINE.
leurs arrêts. Il explique cela : c'est que, si le justiciable
qui s'était présenté devant eux pouvait récuser leur
sentence* et se retirer libre, il emportait avec lui leur
excommunication, et l'existence lui devenait dès lors
impossible. On a pu dire que leur juridiction était sans
appel, en ce sens seulement que, l'appelant étant
excommunié, aucun autre tribunal ne pouvait plus
s'ouvrira lui*.
Telle était la puissance du clergé druidique, du
moins si l'on s'en rapporte à deux chapitres de César.
Mais il faut avouer que l'autorité de ces deux chapitres
est sensiblement affiiiblie par tout le reste du livre. Il
ne faut pas négliger de remarquer que, nulle part
ailleurs, César ne parle des druides. Dans cette histoire
de huit années oîî tous les intérêts de la Gaule étaient
en jeu, oii toutes les forces et les éléments divers du
pays ont eu à se montrer de quelque façon, les druides
ne figurent pas une seule fois. César mentionne bien
des discordes entre les Gaulois; les druides ne sont
jamais ni acteurs dans ces querelles ni médiateurs.
Plusieurs jugements sont signalés par César, pas un
qui soit rendu par eux. Le jour où deux Eduens se dis-
putent la magistrature suprême, ce n'est pas l'arbitrage
des druides qu'ils sollicitent, c'est l'arbitrage de César\
Dans plusieurs cités deux partis sont en présence; les
druides ne sont ni pour l'un ni pour l'autre, et n'inter-
* César, VI, 13 : Si quis eoriim décréta non stetit. — La phrase de César
marque bien que l'homme qu'ils ont condamné peut se retirer libre sans
exécuter l'arrêt.
2 Ibidem : Neque his petentibus jus redditur. [Cf. p. 20.]
' César, VII, 32 : Legali ad Cœsarem principes Mduorum vetiiunt
oratum ut civitati subveniat..., quod duo magistratum gérant et se
uterque eorum legibus crcatum esse dicat, etc.
DES DIVERSES CLASSES fifî PERSONNES CHEZ LES GAULOIS. 31
viennent même pas pour rétablir la paix*. Une question
plus haute encore s'agite, celle de l'indépendance ou
de la sujétion de la Gaule. Il est impossible de savoir
s'ils sont pour l'indépendance ou pour la sujétion.
César ne traite jamais avec eux; jamais il ne les com-
bat. Ils ne sont pas avec César; ils ne sont pas davantage
avec Vercingétorix. Dans celte grande assemblée où les
représentants des cités gauloises préparèrent l'insur-
rection générale et prêtèrent serment sur les enseignes
militaires, il n'y avait pas de druides*. Nous ne les
voyons ni à Gergoviè ni à Alésia.
Il y a donc quelques motifs pour faire quelques
réserves au sujet du rapport de César, et surtout pour
• Desjardins, Géographie de la Gaule romaine, t. II, p. 529, représente
« la noblesse et le sacerdoce ligués ensemble ». Cela ne s'appuie sur aucun
fait ni aucun texte. César dit, VI, 13, qu'il n'y a que deux classes qui
comptent, les chevaliers et les druides, mais il ne dit pas que ces deux
classes fussent alliées entre elles. Nous n'en savons rien.
* César, Vil, 1 et 2 : Principes Gallise indictis inter se conciliis,
silvestribus ac remotis lacis.... Profitentur Carnutes se nullum peri-
culum comniunis salutis causa recusare, et qtiotiiam in prœsentia
obsidibus cavere inter se non possint, ne i-es efferatur, ut jurejurando
ac fide sanciatur, petunt, collatis rnilitaribus signis, quo more eorum
gravissima cœrimonia continetur. -^ Les idées préconçues sont si puis-
santes sur certains esprits, qu'on a cru voir dans ce texte, où les druides
ne sont pas même nommés, une preuve de l'action des druides. Voici
comment Michelet commente. Histoire de France, t. I, p. 63. édit. de
1835 : « Les druides et les chefs de clan se trouvèrent d'accord pour h
première fois. Le signal partit de la terre druidique des Carnules, de
Gcnabum. » Il n'y a pas un mot de cela dans ces deux chapitres de César.
Il ne dit même pas que cette réunion secrète « au fond d'une forêt » ait
eu lieu sui" le territoire des Carnutes. Et à supposer même qu'elle ait eu
lieu sur leur territoire, le peuple des Carnules n'était pas plus soumis que
les autres à l'autorité des druides. César parle souvent d'eux et de leur
état intérieur ; il n'y montre jamais la main des druides. Que les assises
annuelles du druidisme se tinssent dans un endroit du pays des Carnutes,
cela ne prouve rien. En tout cas César ne dit même pas que ce soit chez
eux que se soit tenue cette fameuse réunion insurrectionnelle. Le serment
sur des enseignes militaires n'avait rien de druidique, car les druides a
bello abesse consuerant. [Cf. p. 28.]
S2 LA GAULE ROMAINE.
se mettre en garde contre les exagérations que les histo-
riens modernes ont édifiées sur ce seul rapport. Dire
que « les druides avaient une part immense dans le
gouvernement de la Gaule* » est aller trop loin. Il faut
s'en tenir à penser qu'ils avaient comme prêtres un
grand prestige, que beaucoup d'hommes leur portaient
leurs procès, que leur justice était préférée à celle des
États. En politique, ils avaient des privilèges utiles et
ils les préféraient peut-être à l'autorité légale. Nous
sommes sûrs qu'ils étaient exempts des charges pu-
bliques ; nous ne le sommes pas qu'ils fussent en pos-
session des pouvoirs publics. Leur indépendance à
l'égard des Etats est mieux prouvée que leur domination
sur ces Etats.
En dehors de la noblesse partout puissante et de
cette corporation druidique très forte dans son isole-
ment, les simples hommes libres ne formaient plus
qu'une « plèbe* ». César en parle comme d'une classe
méprisée et opprimée. « Elle ne compte pas, dit-iP;
elle n'ose rien par elle-même; elle n'est admise dans
aucun conseil; elle est traitée presque en esclave*. »
Les Gaulois avaient pourtant de l'industrie et du
commerce, c'est-à-dire de quoi former peu à peu une
plèbe riche vis-à-vis de la noblesse guerrière. Ils fabri-
quaient du drap, des toiles, des armes, des poteries, des
* Desjardins, Géographie de la Gaule, t. II, p. 529.
- César nomme la plebs, chez les Éduens (I, 3 et 17 ; VII, iS), chez les
Trévires (V, 5), chez les Bituriges (VII, 13), chez les Bellovaques (VIH, 7
et 21). Enfin (VI, 11 et 13) il en parle comme d'une classe qui existe dans
toute la Gaule, in omni Gallia.
5 César, VI, 15 : Eorum hominum qui aliquo sunt numéro gênera
sunt duo..., alterum druidum, allcriun equitum.
* Ibidem : Nam plebs psene servorum habetur loeo, quse nihil audet
per se, nullo adhibetur consilio.
DES DIVERSES CLASSES DE PERSONNES CHEZ LES GAULOIS. 33
chars, des bijoux. Mais cela constituait-il une classe
industrielle? Nous ne pouvons pas l'affirmer, puisque
les anciens ne nous font même pas savoir si tout ce
travail était fait par des mains serviles ou par des
mains libres. Ils avaient aussi des commerçants; César
les mentionne. Mais il nous est impossible de dire si
ces commerçants étaient nombreux, s'ils étaient riches,
et s'ils tenaient quelque place et quelque rang dans
l'Etat. Dans les choses gauloises nous sommes réduits à
beaucoup ignorer.
Il ne semble pas qu'il existât en Gaule, au temps de
César, une véritable classe urbaine, du moins une classe
urbaine qui eût quelque importance et qui comptât. Il
y avait beaucoup de villes, mais, à l'exception de quatre
ou cinq, elles étaient petites. Elles n'étaient pas des
centres de population. Nous remarquons que, lorsque
les magistrats voulaient rassembler un grand nombre
d'hommes, ils devaient aller les chercher dans les
champs'. Si César se présente inopinément devant une
ville, il ne trouve d'abord sur ses murailles qu'un très
petit nombre de défenseurs*. Les villes ne résistent qu'à
condition que la population des campagnes vienne s'y
entasser.
D'autre part, la classe des paysans propriétaires ne
paraît pas avoir été nombreuse. César signale, dans les
campagnes, des multitudes d'hommes qui ne possèdent
rien, qu'il appelle des « indigents et des hommes sans
aveu », egentes et perdili\ Le prolétariat était déjà un
* César, I, 4 : Quum muUUudinem hominum ex agris magislralus
cogèrent.
- Voir, par exemple, la capitale des Suessions, Noviodunum. César,
II, 12 : Id ex itîncrc uppiignare conatus, quod vacimm ab defensoribus
esse audiehal,... paucis defendenlibus, expiujnare non potuit.
^ César, III, 17 : MuUiludo perditorum hominum latronumque quos
FusTEL DE C0ULANGE9. — La fîaule romaine. *
34 LA GAULE ROMAINE.
fléau de la Gaule et la disposait à tous les troubles.
liCs riches propriétaires, — ceux que cite César appar-
tiennent tous à la noblesse, — occupaient ordinaire-
ment, au bord d'un cours d'eau ou à l'ombre d'un
bois, une sorte de vaste demeure seigneuriale, où ils
vivaient entourés d'une domesticité nombreuse*.
Nous pouvons d'après ces divers détails nous faire
une idée générale de la société gauloise : beaucoup de
paysans et très peu de classe urbaine; beaucoup
d'hommes attachés au sol et très peu de propriétaires;
-beaucoup de serviteurs et peu de maîtres; une plèbe
qui ne compte pas, un clergé très vénéré, une aristo-
cratie guerrière très puissante.
Il y a un trait des mœurs gauloises qui dénote com-
bien les rangs étaient marqués et les distinctions pro-
fondes. « Dans leurs repas, dit un ancien, la place
d'honneur est au milieu; celui-là l'occupe qui est le
premier par la valeur, par la naissance ou par la
richesse; les autres se placent plus ou moins loin de
lui suivant leur rang; derrière chacun d'eux, debout,
se tient l'écuyer qui portes ses armes; leurs gardes
sont assis en face de chaque maître, et des esclaves
servent à la ronde*. »
spes prœcinndi ah açiricultura et quotidiano labore revocabat. — VU,
4 : In agrls habel delectum egentinm ac perditorum. — VUI, 30 : Col-
leclis undique perditis hominibus.
* César, VI, 50 : Mdificio circumdato silva, ut sunt fere domicilia
GaUorum, qui, vitandi sestiis causa, plerumque silvarum atque flu-
minum petimt propinquitates. C'est dans un sedificium de cette nature
que vivait Ambiorix, entouré de comités et de familiares, qui étaient assez
nombreux pour arrêter un moment la cavalerie de César.
• Posidonius, dans Athénée, livre IV, c. 36.
DE LA CLIENTÈLE CHEZ LES GAULOIS. 35
CHAPITRE ÏV
De la clientèle chez les Gaulois *.
Un des traits qui caractérisent la société gauloise
avant la conquête romaine est qu'à côté des institutions
régulières et légales il existait tout un autre ordre
d'institutions qui étaient entièrement différentes des
premières et qui leur étaient même hostiles.
César donne à entendre très clairement que la con-
stitution ordinaire aux Etats gaulois était contraire aux
intérêts des classes inférieures. Il fait surtout remarquer
que les faibles trouvaient peu de sécurité. L'homme qui
n'était ni druide ni chevalier n'était rien dans la Répu-
blique et ne pouvait pas compter sur elle. Les lois le
protégeaient mal, les pouvoirs publics ne le défen-
daient pas. S'il restait isolé, réduit à ses propres forces,
il n'avait aucune garantie pour la liberté de sa personne
et pour la jouissance de son bien.
Cette insuffisance des institutions publiques donna
naissance à une coutume dont César fut très frappé et
qu'il a pris soin de signaler. Les hommes pauvres et
faibles recherchaient la protection d'un homme puis-
sant et riche, afin de vivre en paix et de se mettre à
l'abri de la violence^ Ils lui accordaient leur obéissance
en échange de sa protection. Ils se donnaient à lui, et
* [Cf. le volume sur les Origines du système féodal, p. 27 et p. 194
et suivantes.]
- César, Vf, 13 : Plerique, qiium aut œre aliéna aut magnitudine
trilntlofum aiU injuria potentiorum preniunlur, sese in servilulem
dicanl nobilibus.
36 LA GAULE ROMAINE.
à partir de ce jour ils lui appartenaient sans réserve.
Sans qu'ils fussent légalement esclaves, cet homme
avait sur leur personne autant de droits que s'ils
l'eussent été*. Il était pour eux un maître, ils étaient
pour lui des serviteurs. La langue gauloise les désignait
par le terme de ambacl^; César les appelle du nom de
clients, qui, dans la langue latine, exprimait l'idée
d'une sujétion très étroite^
Il décrit un genre d'association que toute la Gaule
* César, YI, 13 : In hos eadem omnia sunt jura quse dominis in servos.
— Encore ne faudrait-il pas prendre trop à la lettre la phrase de César.
Nous pouvons bien penser que ces serviteurs volontaires ne pouvaient pas
être vendus à des tiers par le maître auquel ils s'étaient librement donnés.
C'est aussi une question de savoir s'ils ne gardaient pas la faculté de
quitter ce maître, soit pour se donner à un autre, soit pour reprendre
leur liberté.
2 Idem, VI, 15 : Ambactos clientesque. — Le terme ambact paraît être
celtique. Un ancien texte, d'authenticité d'ailleurs fort douteuse (Festus,
édit. Millier, p. 4), donne à penser qu'Ennius l'aurait déjà connu, n lis
comme mot gaulois: Ainbactus apud Enniurn Uncjua gallica seivus
appellatur. Les Allemands d'aujourd'hui en font un terme germanique,
parce qu'il a quelque ressemblance avec l'allemand Amt (Grimin, Ge-
schichte der deutschen Sprache, p. 31-54; xMommsen, Histoire romaine,
t. III, p. 220 ; trad., t. Vil, p. 21). — Quoi qu'il en soit, la condition des
ambncli res,sovt bien de celte phrase de César, VI, 15 : Eqxiiles in bello
versanlur, atque eorum ut quisque est génère copiisque amplissimus, ila
plurimos circum se ambactos clientesque habel. On voit ici : 1° qu'il
faut être riche pour avoir des ambacli, ce qui fait supposer qu'ils sont
soldés ou rétribués de quelque manière ; 2° que ce sont les guerriers
qui ont des ambacti, et par conséquent que le service de ces ambacti
pouvait être d'entourer le chef à la guerre. Ce ne sont pas précisément
des esclaves, ce sont des soldats attachés à la personne du chef.
' Idem, I, 4 : Omnes clientes obxralosque suos conduxit. — VI, 15 :
Ambactos clientesque. — VI, 19 ; Servi et clientes. — VII, 4 : Convo-
catis suis clientibus. — VII, 40 iLitavicus cum suis clientibns. — Nous
sommes disposés à croire que la clientèle gauloise est plus ancienne que
César ne le dit et a une origine plus lointaine. Ses racines sont peut-être
dans le vieux régime du clan. Mais c'est là une conjecture qui, dans l'état
actuel de nos connaissances sur l'antiquité gauloise, ne peqt pas être
démontrée. Nous croyons donc plus prudent de nous en tenir à l'expli-
cation de César.
DE LA CLIENTÈLE CHEZ LES GAULOIS. 37
pratiquait. « Le but qu'on y cherche, dit-il, est que
rhomme de la plèbe trouve toujours un appui*. » Mais
il ne s'agit pas ici de cette sorte d'association par
laquelle des hommes égaux entre eux se soutiendraient
les uns les autres. Il s'agit de l'association du faible
avec le fort. Le faible se résigne à obéir; le fort com-
mande autant qu'il protège. Le pouvoir du protecteur
est presque sans limites : « Il décide et prononce sur
toutes choses^. » Il ne semble pas que ce chef fût
choisi par tous à la fois, le même jour, par une sorte
d'élection collective. C'était chacun individuellement
qui se donnait à ce chef. Il est clair que cette sujétion
personnelle et volontaire se portait naturellement vers
l'homme qui dans le pays jouissait de la plus haute
considération, et à qui sa naissance, sa richesse, sa
valeur guerrière assuraient l'un des premiers rangs.
Comme les faibles se préoccupaient uniquement d'avoir
un protecteur, ils s'adressaient à celui qu'ils jugeaient
le plus capable de les protéger, c'est-à-dire à l'homme
le plus riche ou le plus puissant du canton. En retour,
ils se soumettaient à lui. Les protégés étaient des
clients, c'est-à-dire des sujets. Une sorte de contrat étgit
conclu entre eux et lui. Ils lui devaient autant d'obéis-
sance qu'ils recevaient de protection. Ils cessaient de
lui obéir dès qu'il ne savait plus les défendre \
A côté de la subordination volontaire du faible au
* César, VI, 11 : iVe quis ex plèbe auxilii egeret.
* Ibidem : Earum factionum principes siint, quorum ad arbitrium
judiciiniKjue summa omnium reruni consdiorumque redeat. -^ On sait
que facUu, dans la langue latine du temps, signifiait une associaiiou, en
bonne ou en mauvaise part.
^ Cela ressort de cette phrase de César, VI, 11 : Suos quisque opprimi
et circumveniri non patitur, neque, aliter si facial, ullam inter suos
hahel auclorilatem.
58 LA GAULE ROMAINE.
fort, il y ayait la subordination, volontaire aussi, du
soldat à un chef. Tout personnage qui était noble et
riche pouvait réunir autour de soi une troupe d'hommes
de guerre*. Ces hommes n'étaient pas soldats de l'Étal;
ils Tétaient de leur chef. Ils ne combattaient pas pour
la patrie, mais pour sa personne. Ils ne recevaient d'or-
dres que de lui. Ils le soutenaient dans toutes ses entre-
prises et contre tous ses ennemis. Ils vivaient avec lui,
partageaient sa bonne et sa mauvaise fortune. Le lien
qui les unissait à lui était formé par un serment reli-
gieux d'une étrange puissance : ils lui étaient « voués^ ».
Aussi ne leur était-il jamais permis de l'abandonner.
Ils sacrifiaient leur vie pour sauver la sienne. S'il mou-
rait, leur serment leur interdisait de lui survivre^ Ils
devaient mourir sur son corps, ou, comme ses esclaves,
se laisser brûler sur son bûcher*.
La puissance d'un chef gaulois se mesurait au nombre
d'hommes qu'il attachait ainsi à sa personne. « Celui-
là est le plus grand parmi eux, dit Polybe, qui compte
le plus de serviteurs et de guerriers à sa suite^ »
« Ils se font sans cesse la guerre entre eux, dit César,
et chacun d'eux s'entoure d'une troupe d'ambacts et de
1 Diodore, V, 29 : 'Er^âfo^^xoii y.où ôspocTcoviaç iXeuGepou;, Ix tûv ttsvtjtwv
xaTaXsyovTEç, oT; TZOïpxrsr.i'JzaXi ypwvTat /.cnxà. xà; [xiuyâç.
- Cosar, lit, 22 : Cum devotis qiios ilU sohiiirios appellant, quorum
hœc est condUio uti omnibus in vita commodis una cum iis fruantur quo-
rum se amicitise dediderint. — Valère Maxime, It, 6 : Pro cujus saluie
spirilum devoverant.
3 César, III, 22 : Eumdem casum una ferant, aut sibi mortem con-
sciscnnl... Neque adliuc rcpertus est quisqiiam qui, eo intcrfecto cujus
se amicitise devovisset, mori recusarel. — Yalère Maxime. 11, 6 : ISefas
esse ducebanl prœlio superesse quurn is occidisset.
* Idem, VI, 19 : Clientes, funeribus confectis, una {cum patrono)
cremnhantur — Toutefois ce dernier usage n'existait plus au temps de
César.
» Polybe, II, 17.
DE LA CLIENTÈLE CHEZ LES GAULOIS. 59
clients dont le nombre s'accroît avec sa richesse; ils
ne connaissent pas d'autre moyen de puissance\ «
« Les grands emploient leurs richesses à soudoyer des
hommes ; ils entretiennent et nourrissent auprès d'eus
des troupes nombreuses de cavaliers*. »
Plusieurs de ces personnages figurent dans le livre de
César. C'est d'abord le riche et noble Helvète Orgélorix,
qui un jour « rassemble les 10 000 serviteurs qui
composent sa maison, sans compter un nombre mcal-
culable de clients^ ». C'est ensuite l'Eduen Dumnorix,
fort riche aussi, et qui tient à sa solde une troupe de
cavalerie*. C'est l'Aquitain Adiatun, qui ne compte pas
moins de 600 « dévoués » autour de sa personne ^ C'est
Luctérius, qui tient une ville entière « dans sa clien-
tèle® ». C'est encore Yercingétorix, qui dès son début
peut avec ses seuls clients se faire une armée ^
On conçoit aisément combien cette institution de la
clientèle était contraire aux institutions régulières de
l'État, et combien elle y portait de trouble. Des hommes
si puissants étaient rarement des citoyens soumis. Ils
pouvaient, comme Orgétorix, se soustraire à la justice
* César, VI, 15 : Eorum ut quisque est génère copiisqite amplissimus,
ita pliirimos ciraim se ambaclos clientesque habet : hanc imam gratiam
potentinmque noverunt.
- Idem, 11, 1 : Potentiores atque ii qui ad conducendos homines
facilitâtes hahebant. — I, 18 : Magnum numerum equiiatus suo sumptu
semper alere et circum se habere.
' Idom, I, A : Omnem suam familiam, ad hominum millia decem,
undhjue coegit, et omnes clientes obseratosque suos, quorum magnum
nwnerum habebat, eodem conduxit.
* Idem, J, 18.
* Idem, m, 22.
^ Idem, Vni, 32 : Oppidum Uxellodunum quod in clienteîa fuerat
ejus.
' Mem, VII, 4 : Yercingétorix summse potentise adulescens, cotivo-
calis suis clientibus,... ad arma concurritur.
40 LA GAULE ROMAINE.
publique et se mettre au-dessus des lois, ou bien,
comme Yercingétorix, expulser un sénat par la violence
et s'emparer du pouvoir \ Les lois et les magistrats élus
avaient moins de force que ces puissants seigneurs que
suivaient avec un dévouement illimité des milliers de
serviteurs et de soldats. Cbacun d'eux était une sorte de
souverain au milieu de la République. Les Eduens
avouèrent un jour à César que leur sénat et leurs magis-
trats étaient tenus dans l'impuissance par la volonté du
seul Dumnorix*. S'il se rencontrait chez un même peu-
ple deux chefs ayant une égale clientèle, c'était la guerre
civile^ S'il ne s'en trouvait qu'un, il dépendait de lui
de renverser la république et d'établir la monarchie*.
CHAPITRE V
D'un parti démocratique chez les Gaulois.
Il semble qu'il y ait une contradiction dans le livre
de César. Dans le chapitre où il présente la théorie
générale des institutions de la Gaule, il affirme que le
gouvernement était jartout aristocratique, que les druides
et les chevaliers étaient seuls comptés pour quelque
* César, I, 4; VII, 4.
* Idem, 1, 17 : Priva lim plus possimt quant ipsi magisiralus.
' Ainsi, le peuple des Éduens est partagé, à un certain moment, entre
Cotus et Convictolitavis : Divisum populum , suas cujusque eorum clieii-
ielas, ut pars cum parle civiiatis confligal, VU, 32.
* Exemples : Orgétorix (César, I, 5) ; Dumnorix (1, 18) ; Yercingétorix
(VU, 4).
D'UN PARTI DÉMOCRATIQUE CHEZ LES GAULOIS. 41
chose, et que la plèbe, presque esclave, n'avait aucune
part aux affaires publiques. Mais dans les chapitres oii
il raconte les événements, il laisse voir que cette plèbe
avait quelque importance, car les ambitieux la courti-
saient*. Plusieurs fois il la montre imposant sa volonté
ou contrecarrant celle des magistrats^ Elle s'agitait %
elle intervenait dans les affaires, elle décidait des plus
graves intérêts*. Elle était toujours assez forte pour
troubler l'Etat, et quelquefois assez pour y régner^
Comment cette classe avait-elle pris naissance? Com-
ment avait-elle grandi? L'historien ne nous l'apprend
pas. Il est possible que les druides, en rivalité avec les
nobles, lui aient prêté leur appui. On peut croire aussi
que les divisions des nobles entre eux lui furent favo-
rables.
Nous n'avons aucun renseignement qui nous indique
quelle était la nature de ses désirs ou de ses exigences.
Poursuivait-elle la conquête des droits politiques ou
seulement celle des droits civils qui lui manquaient
encore? Voulait-elle prendre part au gouvernement, ou
prendre part à la richesse et à la possession du sol?
* César, I, 3 : Dtimnorix maxime plebi acceptus erat. — I, 18 :
Dumnorigem magna apud plclem propter Uberalitatem gralia, cupidum
rcrum novarum. — VUl, 21 ; Correus, concitator mulliludinis.
- Idem, I, 17 : Esse nonnullos quorum auctoritas apud plehem plu-
rimum valeat, qui pvivalim plus possinl quam magistratus; hos mulli-
ludinem delerrere ne frunicnlum conférant.
^ Moin, VU, 13 : Plebeni concilalam. — VII, 42 : Plehem ad furorem
invpcUit.
* Idem, V, 0 : Ne nohilUalis discessu plebs propter imprudentiam
Idberclur. — Vil, 28 : ISe qua in aislris misericordia vulgi seditio ori-
rciur. — Vil, Aô : Propter inscienliam levilalemque vulgi. — Cliez IcsBel-
lovaijiies, nous voyons que, tant que vécut Corréus, concito/or mulliludi-
nis, uunquain senatiis lantuni poLuil quanlum imperita plebs (Vlli, 21).
^ César montre les Eburovices et les Lcxovii massacrant leur sénat
(111, 17).
12 LA GAULE ROMAINE.
L'historien ne le dit pas. Il y a pourtant une observation
qu'on peut faire. D'une part, César ne lui attribue
jamais l'expression d'un principe ou d'une théorie poli-
tique, et il ne la montre jamais non plus réunie en
comices populaires. D'autre part, il la montre presque
toujours s'attachant à un chef puissant, recevant ses
instructions, obéissant à ses ordres, n'agissant que pour
lui et en son nom, et le portant enfin très volontiers au
pouvoir suprême.
Entre les instincts de cette plèbe et l'ambition de ceux
qui voulaient régner, il y avait un lien étroit. Luern
était devenu roi des Arvernes en captant la faveur
de la foule par des distributions d'argent'. Dumnorix,
qui visait à s'emparer de la royauté chez les Eduens,
était cher à la plèbe^ Vercingétorix, avant de se faire
nommer roi, commença par chasser le sénat de sa cité
avec une armée « qu'il avait levée parmi les prolétaires
et les gens sans aveu^ ». C'était chez les Trévires et les
Éburons que le parti populaire était le plus fort; l'un
de ces peuples avait des rois, l'autre avait une sorte de
dictature à laquelle il ne manquait que le nom de
royauté*. César marque bien le caractère de ces petites
* Posidonius, dans Athénée, IV, 37 : Tbv Aouepvôv OTjixaYtoyouvTa tou?
oyXouç, a::£;pcLv ^puabv zolCç, àzoXoufloûaatç xwv KcXiwv [jLupiàat.
^ La grande |iO|iulai'ité et la grande ambition de Dumnorix sont éga-
lement marquées ici : César, 1, 17 et 18 : Dumiwrigem magna apud
plebem ijratia, cnpidum verum novarum,... facilitâtes ad largicndum
magnas comparasse. — I, 5 : Dumnorigi persuadet ut idem cona-
retur {id est, ut regmim occnparet)... regno occupato. — ^ V, 5 et 6 :
Hune [Dumnorigem] ciipidinn verum novarum, cvpidum imperii cognove-
ral.... Dumnorix dixerat sibi a Cœsare regnum civitatis deferri.
3 César, Yll, 4 : A Gobantiilione reliquisque principibus expellitur
ex oppido Gergovia.... In agris habet delectum egentium ac perdi-
torum Adversarios suas a quitus paulo ante erat ejeclus, expellit
ex civitate. Rex ab suis appellatur.
* Idem, V, 3: V, 24-27.
D'UN PARTI DÉMOCHATIQUE CHEZ LES GAULOIS. 43
royautés démocratiques lorsqu'il met dans la bouche
d'un de ces rois cette parole : « Telle est la nature de
mon autorité, que la multitude a autant de droits sur
moi que j'en ai sur elle^ » On ne doit reconnaître là
ni la liberté régulière ni la vraie monai^hie; il s'agit
de cette sorte de régime dans lequel la classe infé-
rieure, souveraine maîtresse, délègue toute sa force à
un monarque de son choix, qu'elle peut aussi ren-
verser à son gré et qu'elle brise aussitôt qu'elle le voit
s'écarter de ses volontés.
La société gauloise, au moment oh César l'a connue,
était une société très agitée. Elle possédait, à la vérité,
un régime légal et régulier qui était ordinairement la
République aristocratique sous la direction d'une classe
habituée au commandement. Mais à travers ce régime
légal se dressait, d'une part, la clientèle qui créait dans
chaque Etat quelques hommes plus puissants que
l'Etat, et d'autre part un parti démocratique qui, s'atta-
chant à ceux des grands qui le flattaient, travaillait à
fonder la monarchie ou la dictature populaire*.
Dans le continuel conflit de ces partis ou de ces
ambitions, aucune institution n'était solide, aucun
gouvernement n'était assuré'. Si l'on observe le détail
des événements que César raconte, et si l'on cherche à
démêler les pensées des hommes qui y prenaient part,
on s'aperçoit que la question qui divisait le plus la
Gaule, à cette époque, était celle de la démocratie. La
plus grande partie de l'attention des hommes était por-
tée de ce côté. Il semble bien que, dans cette géné-
« César, V, 27. [Cf. p. 15.]
* Idem, VI, H : Omnes civitales in parte» dîvisœ sunt duos.
* [Cf. p. 41, n. 0.]
U LA GAULE ROMAINE.
ration, le travail, la religion, le progrès matériel ou
moral, la grandeur même du pays et son indépendance
étaient choses qui préoccupaient peu les esprits. La
plupart des désirs, des efforts, des sentiments de l'âme,
étaient tendus vers le triomphe du parti. Les luttes
politiques remplissaient l'existence des hommes et la
troublaient.
CHAPITRE VI
Comment la Gaule fut conquise par César ^
« De toutes les guerres que Rome entreprit, aucune
ne fut plus courte que celle qu'elle fit contre les Gau-
lois. » C'est Tacite qui fait celte remarque^ L'Italie, en
* Nous ne raconterons pas les premières conquêtes des Romains en
Gaule, celles qui eurent lieu de 125 à 122 avant notre ère et qui eurent
pour el't'et la soumission de la province appelée depuis Narbonnaisc. Les
principales sources pour qui voudrait étudier ce sujet sont : 1° YEpilome
de Tite Live, liv. 6i ; 2° les Acta tmmiphalia capiiolina, qui rapportent
les triomphes de Sextius Calvinus sur les Ligures, les Voconces et les
Sallyes, de Q. Fabius Maximus sur les Allobroges et les Arvernes, celui de
Domitius Ahénobarbus sur les Arvernes ; Corpus inscriplionuin hiti-
narum, I, p. 460; 5° Strabon, JV, 1-2; 4° Florus, I, 37. — Ammien
Marcellin, XV, 12, résiune ainsi les faits : Hse rcgiones paulatim levi
sudore sub imperium venére romanum, primo tenlatœ per Fulviiiin,
dcindc prœliis parvis quassalœ per Sexlium, ad ullimum per FabiiiDi
Maximum domitse. — Florus explique la facilité de cette conquête :
contre les Sallyes, Rome eut l'appui de Massilia; contre les Allobroges et
les Arvernes, elle eut les Eduens. ■ — Rappelons que les Romains fondèrent
Aquiv Sextiœ en 122 (Tite Live, Epitome, Cl; Strabon, IV, 1), et Narlw
Marliusen 118(Velléius, I, 15;(^.icéron, ProFonleio, 4; ProClueiilio, 51.
- Tacite, Annales, XI, 24 : Si cuncla hella recenseas, nullum breviore
spalio quam adversus Gallos confectnm. — Tacite met ces paroles dans
la bouche de l'empereur Claude; mais Claude, dont le vrai discours nous
a été conservé, s'exprimait autrement : Gatiia Comata, in qua, si quis
COMMENT LA GAULE FUT CONQUISE PAR CÉSAR. 45
effet, et l'Espagne luttèrent pendant plusieurs généra-
tions d'hommes ; pour soumettre Carthage et même la
Grèce, Rome dut faire des prodiges d'énergie ou d'habi-
leté. La Gaule fut conquise en cinq campagnes \
On se tromperait beaucoup si l'on se figurait que
Rome eût employé toutes ses forces à cette conquête. La
vérité est qu'elle ne s'en occupa même pas. Le jour où
le sénat conféra à César ce qu'on appelait la province
de Gaule citérieure et ultérieure, c'est-à-dire le gou-
vernement de la Cisalpine et de la Narbonnaise, per-
sonne, pas même César, ne pensait à cette guerre. La
Province contenait quatre légions, jugées nécessaires à
sa défense*. Le sénat n'ajouta pas un soldat de plus
pour conquérir la Gaule. Rome ne fournit jamais à
César ni une légion ni aucune somme d'argent'. César
intuetur quod bello per decem annos exercuerunt divum Julium, idem
opponat centum annorum immobilem fidem.
* On compte ordinairement huit campagnes, et il est très vrai que
César est resté huit années en Gaule. Mais il faut déduire, visiblement, la
première année (an 58 av. J.-C), où il n'a fait que repousser la migration
des Helvètes et a délivré la Gaule du Germain Arioviste; cette année ne
doit certainement pas compter pour une campagne contre les Gaulois. On
peut déduire aussi la quatrième et la cinquième année, oîi il a combattu
les Germains et les habitants de l'île de Bretagne. Les seules campagnes
où il ait réellement fait la guerre aux Gaulois sont : celle de 57 av. J.-G.,
où il a surtout combattu les Belges, celle de 56, où il a soumis les Vénètes
et les Aquitains, celle de 53, où il a vaincu les Trévires et les Éburons,
celle de 52, où il a eu affaire à Vercingétorix, et enfin celle de 51, où il a
écrasé les Bellovaques, les Trévires et les Cadurques.
- Appien, Guerres civiles, II, 13; Dion Cassius, XXXVIII, 8. De ces
quatre légions, une était en Narbonnaise, trois en Cisalpine, celles-ci can-
tonnées près de l'Adriatique, quse circum Aquileiam hiemahant, César,
1, 10. — M. Desjardins (t. II, p. 355) dit que le sénat lui donna sep
légions, mais c'est qu'il préfère un texte d'Orose (VI, 7) à ceux d'Appius
et de Dion Cassius. D'ailleurs, si l'on rapproche les chapitres 8 et 10 du
livre I""" de César, on voit bien que le sénat ne lui a donné que quatre
légions, puisque, après en avoir levé lui-même deux nouvelles, il n'en a
encore que six.
' Dion Cassius, XLIV, 42 : Mt^te 3ûva{i,iv i^ioy^péoiv [jd^xe )(^pTiJ[iaTa
aùrâpxT] nap' ^[lôîv Xa6t6v.
46 LA GAULE ROMAINE.
fit la guerre de sa seule volonté, à ses frais, et avec ses
seules ressources de gouverneur d'une province.
Quelles furent ses forces militaires? Au début, le
jour où il se trouva en présence de 200 000 Helvètes,
il avait si peu songé à la guerre, qu'il ne disposait que
d'une seule légion'. Il fit venir à marches forcées ses
trois légions de Cisalpine et en leva deux autres en
toute hâte*. C'est avec ces six légions qu'il arrêta les
Helvètes et vainquit Arioviste. L'année suivante, il leva
deux légions nouvelles, puis trois autres quatre ans
après\ Il n'eut jamais plus de dix légions à la fois*. Il
ne dit nulle part combien elles comptaient de soldats.
A les supposer tout à fait complètes, et leurs auxiliaires
également au complet, cela ferait 120 000 hommes.
Si on les suppose quelque peu incomplètes, si l'on
défalque les morts, les malades, les non-valeurs, les
hommes employés aux convois ou à quelque garnison,
on jugera que César n'a jamais eu plus de 80 000 com-
battants.
Que la Gaule ait été conquise depuis les Pyrénées
jusqu'au Rhin, cela ne s'explique pas par les seuls
talents militaires de César. La supériorité de la civili-
* César, I, 7 : Erat omnino in Gallia vltcriore (la Narbonnaise) legio
una. — I, 8 : hiterea ea Icgione quam seciiin hahcbat.
^ Idem, I, 10 : /p.se in Italiain (c'est-à-diro en Cisalpine) magnis
itinevihus contc.ndit, ducisque ibi legiones conscribit, et très quse circum
Aquileiam hiemabant ex hibernis educit.
3 Idem, II, 2; VI, i ; VI, 32.
* II a six légions dans la campagne de 58 (I, 10 et I, 49) ; il en a huit
dans celles de 57-54 (II, 8; II, 19 ; V, 8) ; il en a dix dans celles de 55
et 52 (VI, 41; VU, 34; VU, 90). — L'énumération des légions dont, il
donne les numéros en différents endroits de son livre, en y comprenant
les deux que lui avaient prêtées Pompée, donne un total de onze ; mais il
faut croire ou que l'une d'elles avait été licenciée, ou que l'une d'elles était
restée dans la Provioce. Jamais oa ne lui en voit plus de dix.
COMMENT LA GAULE FUT CONQUISE PAR CÉSAR. 47
sation de Rome et de sa discipline a eu sans doute plus
de part à ces grands succès que le génie d'un homme,
et cependant cette explication est encore insuffisante.
Ce qui rend compte de la conquête de la Gaule, c'est
l'état intérieur de la Gaule.
Ne jugeons pas ces événements avec nos idées d'au-
jourd'hui. Transportons-nous au milieu de ce pays et
de celte époque. Observons d'abord comment les
Gaulois envisagèrent la conquête, sous quelle forme
elle se présenta à leur esprit, quels furent leurs senti-
ments et le cours de leurs pensées en présence du
conquérant.
Ils ne virent pas d'abord dans les Romains des enne-
mis; les légions entrèrent en Gaule en auxiliaires. Le
pays était menacé dans sa sécurité par un déplacement
des Helvètes. Contre ce danger il demanda l'appui du
proconsul romain qui commandait dans la province
voisine*. Les Helvètes vaincus, les députés de presque
toute la Gaule vinrent féliciter César : « Nous compre-
nons bien, lui dirent-ils, que vous avez agi dans
l'intérêt de la Gaule autant que dans l'intérêt de
Rome^ »
Débarrassés des Helvètes, les Gaulois retinrent encore
César et ses légions. Les députés des différents États le
supplièrent, « se jetant à ses pieds, les larmes aux
yeux », de ne pas les abandonne^^ Hs l'instruisirent
* César, 1, 11 : jEdui legatos ad Cxsarem mittunt rogatum auxilium
(contra Hehetios). Suivant Dion Cassius, XXXVIII, 32, les Séquanes
auraient joint leur demande à celle des Éduens. César était alors en
Narbonnaise et il ne paraît pas que, jusqu'à ce moment, il eût pensé à
autre chose qu'à empêcher les Helvètes de passer par la Province romaine.
- Idem , 1 , 30 : Bello Helvetiorum confedo , totius fere Gallix
legati ad Cœsarem convenerunt : intelligere sese (dicebant) eam rem
non minus ex usu terrse Gallix quam populi romani accidisse. [Cf. p. 4.]
' Idem, I, 31 : Eo concilio dimisso, principes civitatum ad Csesarem
48 LA GAULE ROMAINE.
alors des divisions et des embarras intérieurs de leur
malheureux pays. Quelques années auparavant, deux
ligues s'étaient fait la guerre, et l'une d'elles avait
appelé les Germains à son aide*. Les Suèves d'Arioviste,
appelés et sollicités par un parti, avaient donc franchi
le Rhin^ Ces barbares « avaient pris goût au sol fertile
et à la richesse des Gaulois' »; de jour en jour plus
nombreux, ils avaient impartialement rançonné leurs
adversaires et leurs alliés. Arioviste occupait en maître
le bassin de la Saône, et les Gaulois étaient trop divisés
pour pouvoir le repousser. « Si César ne les délivrait
pas de cette intolérable domination, il ne leur resterait
plus, disaient-ils, qu'à quitter eux-mêmes la Gaule et
à chercher, loin des Germains, une autre patrie et
d'au 1res terres*. »
César fit ce qu'on lui demandait de faire : il vainquit
Arioviste, refoula les bandes germaines au delà du
Rhin et affranchit la Gaule d'un maître étranger^ La
Gaule ressaisit-elle une indépendance déjà perdue? A
la domination d'Arioviste succéda naturellement celle
de César. Il ne semble pas que cela ait soulevé, d'abord,
aucune protestation. Il ressort même du récit de César
reverlerunt, petieruntque uti de sua omniumque salute cum eo aqere
liccvet. Sesc omîtes fientes Csesari ad pedes projecerunt. — I, 32 : Magno
fletu auxilium a Caesare petere cœperunt.
1 César, 1, 51 : Gallias totius faclioncs esse duas,... factum esse uti ah
Arvernis Sequanisque Germani mercede arcesserentur.
* Idem, ], 44 : Ariovistum transisse Rhenum, non sua sponte, sed
arcessitum a Gallis... Non nisi rogalus venit.
5 Idem, I, 51 : Quum agros et cnllum et copias Gallorwn homines
l'eri ac barbari adamassent.
* idem, I, 31 : ISisi si quid in Csesare populoque romano sit
auxilii,... domo emigrent, ^.liud domiciliian, alias sedes, remotas a
Germanis, pétant.
Il n'est pas douteux qu' Arioviste ne se regardât comme un maître :
COîniENT LA GAULE FUT CONQUISE PAR CESAR. 49
qu'à ce premier moment la Gaule lui obéit déjà, sans
f|u'ii lui eût fallu la conquéiir.
Les Gaulois ne voyaient pas dans César et dans les
Romains les ennemis de leur race. Le sentiment de la
diversité de race était alors un sentiment vague, qui
ne mettait dans le cœur des hommes ni amour ni
haine. Regardons quelle est la composition de l'armée
de César et cherchons, s'il est possible, quel sang
coulait dans les veines de ses soldats : nous y trouvons
beaucoup moins de Romains que de Gaulois. Les six
légions qu'il a levées en vertu de son pouvoir procon-
sulaire, il n'a pu les lever que dans sa province, c'est-
à-dire dans la Gaule cisalpine et dans la Gaule narbon-
naise\ Toutes les cohortes auxiliaires, qui doublaient
ses légions, lui vinrent des mêmes pays. Il a lui-même
conservé le souvenir de deux chefs allobroges, « qui lui
avaient rendu les plus grands services dans les guerres
Iii sua Gallia (César, I, 34); provmciom suam hanc esse Galliam
(I, 44).
' César le dit lui-même, I, 10 : Ipse in Italiam contenait, dvasqve
ibi legiones conscribit. Ici, in Ilaliam doit s'en!t>i;.'.ic de la Cisalpine
(comme II, 35; V, I; VI, 44), car il n'avait pas le droit de sortir de sa
province et l'on sait bien qu'il n'en sortit pas ; d'ailleurs, un peu plus
loin, 1, 24; il parle de ces mêmes légions : Duas legiones quas in Gallia
cileriore proxime conscripserat. — Les deux qu'il leva l'année suivante
Curent aussi composées de Cisalpins : Duas legiones in Gallia cileriore
iioias conscripsit (II, 2). De même encore en 54 : Unam legionemquam
j)roxime irans Padum conscripserat (V, 24). iS'otez même que lej deux
légions que PompéL- lui prêta en 53 étuicnt composées de Cisalpins : Qiios
ex Cisatpina Gallia sacramento roqavisset (VI, i). De même encore
(Il 52, il l'ait une lr\ée « dans sa piovince », delectum tota provincia
liabuil (VII, 1) ; cf. VIII, 54 : Legionein confectam ex delectu provincice
Cœsaris. — La Narbomiaise lui louruit beaucoup de soldats. I, 8 : Mililibus
gui ex Provincia conveneranl. III, 2i) : Multis viris forlibus Tolosa et
Narbone his regionibus notninalim evocatis. VII, 1 : Deleclmn
iola Provincia habere inslilnil. Vil, 15 : Prœsidia cohortium duo et
viginli ex ipsa coacla provincia. — La Province lui fournit aussi des ma-
rins pour combattre les Vénètes (III, 9).
Flstel de Coulanges. — La Oruilo romaine. 5
50 LA GAULK ROMAINE.
delà Gaule' «.Son lieutenant Ilirtius reconnaît cxpri^s-
sement qu'il a soutenu la guerre grâce aux troupes
auxiliaires que lui fournissait sa province^ Même la
Gaule proprement dite, ce pays qu'il conquérait, lui
fournit beaucoup de soldats et surtout de cavaliers.
Nous voyons dans son armée des troupes de Trévircs,
d'Atrébates, de Sénons, d'Eduens^ C'est avec la cava-
lerie gauloise qu'il fit la guerre aux Germains; dans son
expédition de Bretagne il emmena 4000 cavaliers gau-
lois*. Les peuples des Pictons et des Santons lui four-
nirent des vaisseaux^ A un moment, les Kduens lui
donnèrent toute leur cavalerie et 10 000 fantassins*.
Les Gaulois n'étaient pas non plus une nation; ils
n'avaient pas plus l'unité politique que l'unité de race.
Ils ne possédaient pas un système d'institutions et de
mœurs publiques qui fut de nature à former d'eux un
seul corps. Ils étaient environ soixante peuples que
n'unissait ni un lien fédéral, ni une autorité supérieure,
ni même l'idée nettement conçue d'une commune
patrie. La seule espèce de patriotisme qu'ils pussent
connaître était l'amour du petit Ktat dont chacun d'eux
faisait partie. Or ce patriotisme local, qui était en même
temps la haine du voisin, pouvait quelquefois conseiller
l'alliance avec l'étranger. Depuis près d'un siècle, les
* César, De hello cbili, III, 59 • Allohroijes duo fralrcs, quorum opéra
Csesar omnibus (jallicis bellis optima fortissimaque eral usus.
2 César (Uirtius), VIII, 47 : (Bcllinn) siislinnit fulcUlate atque ouxiliis
provinciae illius.
3 César, II, 24 : Equités Treveri qui auxilii causa ab civilale ad
Cœsarcm missi vénérant. De mcnic les Sénons, VI, b, et les Alréhales,
VI, 6. — Ailleurs nous le voyons fixer aux cités le continîont de cavalerie
qu'elles doivent fournir, équités imperat civitatibus, VI, 4.
* Idem. IV, 6; V, 5.
6 Idem, III, 11.
« Idem, VII, 54, 57-40; cf. Il, 5 et 10; VIII, 5.
COMMENT LA GAULE MIT CoNQUlSE PAP. CliSAR. Ôi
Éduens étaient les alliés de Uorne, tandis que les
Arvernes et les Séquanes appelaient les Germains'.
Dans l'intérieur même de chaque peuple, les esprits
étaient divisés. D'un côté était un parti composé des
classes élevées, qui avait une prédilection pour les insti-
tutions républicaines et s'etTorçait de les conserver. De
l'autre, un parti populaire faisait ordinairement cause
commune avec les puissants chefs de clientèle et joi-
gnait ses efforts aux leurs pour établir une sorte de mo-
narchie. Ces discordes tenaient une grande place dans
toutes les existences*; les intérêts, les convoitises, les
ambitions, les dévouements s'attachaient au parti plus
qu'à la patrie. Il n'est pas douteux que chaque homme
n'envisageât l'intervention de l'étranger suivant le bien
ou le mal qu'elle devait faire à sa faction. Il en fut
toujours ainsi dans toute société divisée en elle-
même.
On voit en effet, dans les récits de César, que le
général romain trouva dès le premier jour des alliés en
Gaule. Jamais il ne cessa d'en avoir. Plusieurs peuples
lui restèrent constamment attachés; ainsi les Rèmes,
les Lingons, et, sauf un court moment, les Eduens\
Même chez les peuples qui luttèrent le plus contre
César, il y eut toujours quelques personnages qui lui
furent obstinément attachés. On peut citer l'Arverne
• Strabon, IV, 5, 2 : 'Atoouot auyyeveî? 'Pwjiaftov â)vo[xaÇovTO xa\
JtpoarjXOov xrpb; cptX;av. Sr)zoavoi SI Trpb; rspfiavouî 7tpo(36-/_aSpouv TcoXXajctç,
xo'.vojvou/T£; aùxotç.
- Cé^ar, VI, 11 : Pxne in singulis domibus factiones sunl.
3 Pour les Rèmes, César, VII, 63; Vllf, 6-12 ; pour les Lingons, VII,
63 ; Vlll, 11 ; pour les Éduens, ils furent toujours fidèles jusqu'au moment
où leur vcrgobrct Convictolilavis reçut de l'argent de Vercingétorix pqur
abandonner César ; VII, 37 : Sollicilatus ah Arvernis pecunia; leur défec-
tion ne dura que quelques semaines.
52 LA GAULE ROMAINE.
Épasiiact, le Picton Duratius, le Nervien Vertico, le
Trévire Cingétorix*. D'autres commencèrent par s'atta-
cher aux Romains, comme l'Eburon Ambiorix, l'Atré-
bate Commius, l'Eduen Eporédorix, l'Arverne Yercin-
gétorix, et ne firent la guerre à César qu'après avoir été
ses amis*. Or l'historien romain ne dit jamais que ces
amis de l'étranger fussent des hommes vendus. César
n'avait pas la peine de les acheter : leur zèle était spon-
tané. Non seulement il n'a pour eux aucun signe de
mépris; mais ce qu'il dit d'eux donne l'idée d'hommes
honorables, qui étaient estimés et considérés même de
leurs compatriotes. Devons-nous dire que ces hommes
fussent des traîtres? Ils le seraient d'après nos idées;
ils ne l'étaient pas d'après les leurs. Au moins n'y
a-t-il pas ici ce genre de trahison qui fait qu'on livre
sciemment sa patrie. Ceux qui combattaient Rome et
ceux qui la servaient se croyaient peut-être également
patriotes; seulement ils comprenaient d'une manière
opposée l'intérêt de la Gaule.
On était pour Rome ou contre Rome suivant la
forme de gouvernement qu'on préférait. César indique
assez clairement quels sont ses amis et quels sont ses
adversaires. Il a toujours contre lui ces hommes qui,
ce étant assez puissants pour lever des armées à leurs
irais, visent à la monarchie, et qui savent bien que
l'aulorité romaine les empêchera d'atteindre ce butS).
» César, VIH, 44 ; V, 45 ; VI, 8 ; VIII, 26 : Duratius, qui perpétua in
amicilia manserat Romanorum. — VIII, 44 : Epasnactus Arvernus,
amicissUnus populo romano.
'-' Sur Aiiihiorix. Dion Cnssius, XL, 6; sur Coininiiis, IV, 21; sur
É|iOrcJori.\,,Cés;ir, VU, 51) et 55; sur Vorcingélorix, Dion Cassius, XL, 41.
'"• Cosar, II. 1 : A potentioribits alque Us qui ad conduccndos homines
l'acidlatcs liabcbant, vuhjo régna occupabantur, qui minus facile eain
rem imperio noslro consequi poterant. — U n'y a pas contradiction entre
COMMENT LA GAULE FUT CONQUISE PAR CÉSAR. h?,
L'[IelvL'le Orgétorix, l'Ecluen Dumnorix*, l'Éburon Air.-
biorix, le Trévire Indutiomare, l'Arverne Yercingétorix,
en un mot tous les chefs de grandes clientèles et tous
ceux qui aspirent à la monarchie, sont toujours contre
Rome. Il en est de même de tout le parti que César
appelle « la multitude » : soit qu'elle suive l'impul-
sion de ces chefs, soit qu'elle agisse spontanément,
elle se prononce toujours contre les Romains.
Au contraire, \ev, hommes que César appelle les prin-
cipaux des cités, les hommes honorables, ceux qui
composaient presque partout le sénat et qui dirigeaient
le gouvernement républicain, étaient naturellemenl
attirés vers l'alliance romaine. 11 n'y a rien là qui doive
surprendre : Rome apparaissait à ces hommes comme
le modèle du régime qui leur semblait le meilleur pour
une société et qu'ils voulaient constituer solidement en
Gaule ; elle était encore à cette époque un Etat républi-
cain qu'un sénat gouvernait et où les classes élevées
avaient une prépondérance incontestée. Rome, qui allait
bientôt perdre ce régime pour elle-même, devait pour-
tant, ainsi que nous le verrons plus loin, travailler à
l'établir et à le consolider pour longtemps dans toutes
les provinces, et particulièrement dans la Gaule; en
sorte que les hommes qui souhaitaient le triomphe du
gouvernement municipal et des institutions républi-
caines dans leur pays, et qui espéraient atteindre ce but
à la faveur de la suprématie et de l'hégémonie romaine,
ne se trompaient pas tout à fait dans leurs c^îculs.
rotte théorie générale de César et quelques cas particuliers où nous le
voyous établir un roi chez tel ou tel |ieu|)le (V, 25; V, 54).
* Céiar, I, 18 : Dumnorix, magna apud plebem çiralia, cupidus
t\-r:im novci ii::i,... iinpeiio jjopuli romani, de yccjno de&pciaie. Cf.
V, G et 7.
54 LA GAULE ROMAINE.
Telle était la situation des Gaulois en face de Rome :
d'un côté, un parti et des ambitions qui savaient n'avoir
rien à espérer d'elle ; de l'autre, un parti qui attendait
d'elle son complet triomphe.
Quelques exemples tirés du détail des faits mettront
cette vérité en évidence. Dès le début, l'État éduen est
gouverné par les classes élevées sous la forme républi-
caine; il appelle César. Pourtant César remarque à un
C3rtain moment que les Eduens tiennent mal leurs pro-
messes; il s'informe, et on lui apprend * qu'à ce mo-
ment même le parti populaire, sous la conduite d'un
chef ambitieux, s'agite dans l'Etat, paralyse le gouver-
nement légal et souffle la haine contre Rome. Chez les
Trévires il y a aussi deux partis : l'un, qui se compose
« des principaux de l'Etat », des classes élevées, de la
noblesse, recherche l'amitié de Rome; l'autre, qui
comprend « la plèbe » avec le puissant chef de bande
Indutiomare, est l'ennemi des Romains. Indutiomare
l'emporte et, dans une assemblée populaire % il fait en
même temps condamner à l'exil le chef de la faction
adverse et décider la guerre contre Rome. Les hommes
des classes élevées sont alors réduits à quitter le pays;
la plèbe et Indutiomare y sont les maîtres ^ Une victoire
de César change la situation ; l'aristocratie revient,
reprend le pouvoir et renoue l'alliance avec les Ro-
* César, I, 17 et 18.
* Idem, V, 56 : In eo concilio {Indtitiomarus) Cvuietorigem hoslem
pulicat bonaque ejus piihUcat. 11 s'agit ici d'un concilium annatum,
c'cst-à-diie d'une réunion de tous les guerriers; cela est fort dificrent de
quelques assemblées que César appelle comilio, populus, et qui paraissent
bien plus aristocratiques. [Cf. plus haut, p. 18. j
"^ Au chapitre 5 du livre V de César, le })arti qui est favorable à Rome
est désigné par les mots nobilitas et principes, l'autre parti par celui de
plcbs.
COMMENT LA GAULE FUT CONQUISE PAR CÉSAR. 55
mains \ Dans une autre partie de la Gaule, chez les
Lexuvii, le sénat veut garder l'alliance romaine ; mais
le parti populaire s'insurge, massacre les sénateurs et
commence aussitôt la guerre*.
Chaque fois qu'un peuple est vaincu, nous voyons
« les principaux personnages de ce peuple » se pré-
senter devant César, l'assurer qu'ils ont combattu
malgré eux et rejeter la responsabilité de la guerre sur
« la multitude ». Cette allégation se renouvelle trop
souvent pour qu'elle n'ait pas un fond de vérité; et
César en effet y ajoutait foi'.
Il y a une parole qui se rencontre souvent dans les
Commentaires : « Les Gaulois changent aisément de
volonté; ils sont légers et mobiles; ils aiment les révo-
lutions*. y> C'est que César avait remarqué qu'une dé-
claration de guerre était ordinairement précédée d'une
révolution intérieure. Le pouvoir se déplaçait inces-
samment, et l'amitié ou la haine d'une cité dépendait
du parti qui régnait.
On peut remarquer encore avec quel mépris César
parle des armées gauloises qui lui sont opposées. Il les
représente presque toujours comme un ramassis « de
vagabonds, de gens sans aveu, de voleurs et de pillards
qui préfèrent la guerre et le brigandage au travaiP ».
» César, VI, 8.
* Idem, III, M : Aulerci Lexoviique, senatu suo interfecto qnod
audores belli esse nolebanl, portas clauscrunl seque cum Viriduvice
conjunxcfunt.
5 Idem, II, 13 et 14; V, 27 ; VI, 13; VII, 45.
* Idem, III, 10 : Omnes Gallos novis rébus stiulere. — IV, 5 : In
consiliis capicndis mobiles, Jiovis pîerumque rébus student. — Y, 5i :
Tanlnm volunlaium commvlaliouem.
"' César, III, 17 : Mutliliido undique ex Gallia perdiloriun hominum
Udronumquc quos spcs prwdnndi sludiumtiuc beUandi ab aqyicullura
et quolidiaiio labore rcvuaibat. — V, 05 : Indulioiiuuus copias co(jerc,
56 LA GAULE ROMAINE.
Or le général romain n'avait aucun intérêt à rabaisser
ceux qu'il avait vaincus. Il dit les choses telles qu'il les
a vues. Les armées démocratiques de la Gaule lui ont
apparu comme une multitude confuse, sans organis?.-
tion, sans discipline, et qui commandait à ses cliefi
plus souvent qu'elle ne leur obéissait*.
Pendant qu'un parti était ouvertement et franche-
ment l'allié des Romains, l'autre ne dissimulait pas s;i
préférence pour les Germains, On peut remarquer en
effet que toutes les fois qu'un peuple gaulois fait la
guerre à César, il a commencé par envoyer des dépu-
tations au delà du Pihin et il a invité les Germains à
envahir la Gaule*.
exsuies damnalosque tola Gallia albcere. — VH, 4 : Habet delecium
egenlhun ne perdilorum. — Ilirlins, De bello gallico, VllI, 50 : Colleclis
perdids liominihus, servis ad Uherlatem vocalis, exsidihus omnium civi-
taium accilis, reccpiis latrociniis.
» César, III, 18; VU. 20. — U y a dans le De bello civili, I, 51, un
passage sur l'indiscipline ordinaire des années gauloises; l'auteur parle
d'un renfort qu'il avait fait venir de la Gaule : Vénérant eo sayitlarii ex
Rulenis, équités ex Gallia cum 7nultis carris magnisque impedimentis,
ul fert gallica consneludo; erant prseterea cujusque generis hominum
millia circiter sex cum servis liberisque ; sed nullus ordo, nullum im-
perium certum, quum suo quisque consilio ulerelur.
- De bello gallico, 111, 11 : Gerinani a Bclgis arcessiti. — IV, 6 :
Hissas legaliones a nonnullis civilaiibus ad Germanos, invitatosque eos
utiab Rlteno discedcrent omniaque quœ poslulassen! ab se fore parala.
— V, 2 : Germanos transrhenanos sollicitarc. — V, 27 : Magnam ma-
num Germanorum conducUim Rticnum transisse.. — V, .^5 : Treveriet
Induliomarus nullum tempus inlermiserunt quin trans Rhenum légat- s
mitlerent, civitates sollicilarenl, pecunias pollicercntur. — VI, 2 : Ger-
manos sollicitanl. — VI, 8 et 9 : Germani qui anxilio veniebant. —
Cf. Dion Cassius, XL, 31. — On se tromperait, d'ailleurs, si l'on croyait
que ces Germains eussent une haine particulière contr»; Rome; c'était
la solde ou l'espoir du pillage qui les attirait en Gaule : Germani mer-
cede arcessebantnr, I, 51 ; condnclam manum, V, '27 ; pecuniam polli-
ceri, VI, 2. Ils n'éprouvaient aucim scrupule à rançonner les Gaulois ; un
jour que César avai: déclaré (ju'il livrait au pillage le lerriloire des I.I)u-
rons, il vint une foule de Germains pour prendre part à la curée. —
\l'i iiiigéiurix n'avait pas de Germains d;ms son armée; César gardait alors
COMMENT LA GAULE FUT CONQUISE PAR CÉSAR. 57
Chacun était ainsi l'allié de l'étranger; entre les
deux peuples qui convoitaient la Gaule, chaque Gaulois
choisissait. Ce n'est pas que l'amour de l'indépendance
ne fût au fond des âmes ; mais il était moins fort que
les passions et les haines de parti. Il est probable que
des deux parts on parlait également de patriotisme ;
mais le vrai et pur patriotisme est le privilège des so-
ciétés calmes et bien unies.
Ce fut seulement dans la septième année de son
proconsulat que César vit la Gaule presque entière se
dresser contre lui. Jusque-là les Arvernes avaient été
dans son alliance. C'était un des plus puissants peuples
de la Gaule; au siècle précédent, ils avaient eu un
gouvernement monarchique et ils avaient fait la guerre
contre les Romains*; vaincus, ils n'avaient pas été
assujettis ; Rome leur avait seulement enlevé leur
royauté et l'avait remplacée par un gouvernement
sénatorial. Depuis ce temps ils étaient restés constam-
ment fidèles à l'alliance romaine; César ne les avait
jamais vus parmi ses adversaires; leurs principaux
citoyens, leurs sénateurs, Yercingétorix lui-même %
avaient recherché son amitié.
Yercingétorix appartenait à une de ces familles que
leur vaste clientèle rendait démesurément puissantes.
Son père Celtill avait voulu se faire roi ; mais le
sénat de Gcrguvie avait déjoué ses projets et l'avait mis
à mort^. Lui-même visait à la royauté. Un jour on le
avec soin la ligue du Rhin, et c'était lui, à son tour, qui prenait des Ger-
m;iins à sa solde (Vil, 13, 60, 67).
1 Strabon, IV, 2, 3; A|jpicn,Be//î/m gallicum, 12; Tite h\ve,Epitome,
61 ; César, 1, 45; Corpus viscr/plionum lalinanun, t. I, p. 461'.
- Dion Cassius, XI;, 41 ; 'Iv/ çtXi'oc r.o:£ tw Ka:aav. ÈY^yovc'..
' César, \il, 4 ; Qaod rcijnum a])pclebul, ab civiUilc cm' inlcrfectus
r.8 LA GAULE ROMAINE.
vit réunir ses nombreux clients et s'en faire une armée ;
le sénat de sa patrie le frappa d'un arrêt d'expulsion'.
On put le chasser de Gergovie, mais il n'en fut que plus
fort dans la campagne. Il rassembla autour de lui les
hommes que César appelle avec dédain des vagabonds
et des gens sans aveu, c'est-à-dire les hommes des
classes inférieures. A la tète d'une armée ainsi com-
posée, il rentra de force dans la capitale, chassa à leur
tour les sénateurs, et se fit proclamer roi*.
Le changement de gouvernement et la guerre contre
Rome étaient, pour ainsi dire, deux choses qui se te-
naient et qu'on ne pouvait pas séparer. L'ancien ami de
César devint aussitôt son adversaire. 11 chercha des
alliés; il en trouva presque partout; le moment était
propice pour une insurrection générale.
Il n'est pas douteux, en effet, que les Gaulois n'eus-
sent un attachement très profond pour la patrie et pour
l'indépendance; mais, pendant six années, cet attache-
ment avait été moins fort que leurs dissensions. Il n'est
rien de plus efficace pour terminer les luttes intestines
que l'assujettissement. Dès que les Gaulois se sentirent
conquis, leurs rivalités se turent, leurs volontés se
rapprochèrent. Au contact des étrangers qui mettaient
garnison dans les villes, qui imposaient des tributs, qui
commençaient à exploiter le pays suivant l'usage romain
• César, VU, 4 : Verchuietorix, sununœ potentiœ adulcsceiis, cnjus
palcr, quod re(jnum appelcbat, ab civitate erat interfeclus, convocalis
suis clieidibus, facile incendit. Cognito ejus consilio, ad arma conciti-
riliir ; proliihelur a Gohannilione reliquisque principibus:... expellilur
Cl ij/jiidu Ccigovia. [Cf. i)lus hauL, [i. 15.]
- (a'<.[u-, vu, 4 : E.vpcUHur ex oppido Geryovia.... In agris liabet delec-
liiiii riicniium ac pevdilorani, maynisque coaclis copiis adversanos suos
a (ji:i!>i(s crut cjeclus, e.rpellil ex civitate. Rex ab suis appellalnr.
— l'Iiilanjiic lionne aussi à Vcrcingclorix la qualilicatioa de fJaa-.X.j; (17e
de Ccsar, c. !27).
COMMENT LA GAULE FUT CONQUISE PAR CÉSAR. 59
et s'emparaient déjà de tout le commerce*, le regret, le
remords, la honte, la haine, prirent possession des
âmes. On avait été divisé dans la résistance, on fut à
peu près uni dans la révolte *.
César remarqua alors avec quelque surprise « le
merveilleux accord des volontés pour ressaisir l'indé-
pendance ». Vercingétorix, déjà roi des Arvernes, se fit
accepter comme dictateur suprême par presque tous les
peuples de la Gaule\ L'important était de donner l'unité
au pays. La Gaule devint une grande monarchie pour
lutter contre l'étranger. Comme un monarque ahsolu,
Vercingétorix fixait les contingents militaires des cités
et leurs contributions de guerre. Aucun pouvoir ne
limitait ni ne contrôlait le sien. Juge suprême en môme
temps que chef d'Etat, il avait le dioit de vie et de
mort sur tous. Sa volonté était celle d'un maître^.
L'indépendance nationale fut vaillamment défendue.
César rend justice au courage des Gaulois et aux qua-
lités militaires de leur chef; il laisse pourtant voir qu'il
était à peu près impossible qu'ils réussissent. On s'aper-
çoit à plusieurs traits de son récit que la Gaule n'était
» Ccsur, VU, 5; VII, 42.
^ On a supposé que le clergé druidique avait h ce moment prêché la
guerre sainte. La chose est possible ; toutefois, ni César ni aucun écrivain
n'en parlent. César n'indique nulle part que les druides lui fussent parti-
culièrement hostiles. Que le signal de l'insurrection soit parti du pays des
Curnutes, cela ne prouve pas que ce signal ait été donné par les druides.
Le serment prêté sur les enseignes militaires, suivant un usage commun à
Leaucoup d'anciens peuples, ne suppose pas l'intervention du clergé. [Cf.
plus haut, p. 5t .]
' César, VII, 4 : Omnium consensu ad enm defcriur hnperium. Plus
tard cette dictature lui fut renouvelée par une assemblée un peu tumnl-
tuaire; Céoar raconte comment il y lit intervenir inopinément la niiilli-
tude. 11 y avait apparemment un parti aristocratique qui eût désiré un
autre chef (César, VII, Oô).
* Idem, VII , 4.
60 LA GAULE ROMAlJiE.
pas aussi unanime qu'elle semblait l'être. Plusieurs
peuples, tels que les Rèmes et les Lingons, restaient
attachés à l'alliance romaine. Ni les Trévires ni les Bel-
lovaques ne voulurent se joindre à Vercingétorix; aucun
des peuples de l'Aquitaine ne figura dans sou armée.
Les Eduens envoyèrent d'abord leur contingent à César,
et, lorsqu'ils se ravisèrent, « ils n'obéirent qu'à contre-
cœur aux ordres du chef arverne* ». Chaque peuple
gardait ses jalousies.
Une autre cause de division et de faiblesse perçait
sous les dehors de l'union. La monarchie démocratique
de Yercingétorix soulevait des scrupules et des haines
dans beaucoup d'àmes gauloises. Cet homme comptait
si peu sur une obéissance volontaire, qu'il exigeait que
tous les États gaulois lui livrassent des otages\ Il ne
régnait qu'à force de se faire craindre. Il prodiguait les
supplices. La désobéissance à ses ordres était punie de
mort; la tiédeur et l'hésitation étaient des crimes capi-
taux; partout se dressaient des bûchers et des instru-
ments de torture; un régime de terreur planait sur la
Gaule^
* César, racontant l'assemblée générale de Bibracte, ajoute : Ab hoc
coiicilio Rémi, Lingoncs, Treveri ahfuerunt, illi quod amiciliam Romn-
novum scquehanlur, Treveri quod obérant lonyius (VII, 65). Quant aux
Bellovaques, ils voulaient bien faire la guerre à César, mais seuls et pour
leur propre coni|tle, se suo nomine alqiie arbilrio cmn Romanis bellum
yestitros dicebant veque cnjusquam imperio obiemperaturos (Vil, 75).
Aucun peuple aquitain n'est nommé (puii la liste des confédérés (Ml, 75).
Quant aux Éduens, on peut voir leurs bési talion j et leurs intrigues (VII,
.57 à 75), jusqu'à ce que inviti Vercingeloricji parent (Vil, 65).
* César, Vil, 4 : Omnibus civUalibus absides imper at.
^ Idem, VII, 4 et 5 : Summw diJicjcntiœ summam imperii severitaiem
addit: macjnitudine supplicii diibilantes coçjit: majore cominisso delicto,
igni atqne onniibns tormenlis necat; leviore de causa, auribus desectis
oui singiilis c/fos.sis ucntis, domum remitlil ut inagniludine pœnœ per-
tçrrcanl alios. Uis suppliciis coaclo c.vercilu....
COMMENT LA GAULE FUT GONQUESE PAR CESAR. 01
(les faits montrent assez clairement que l'union des
cœurs n'était pas complète. Beaucoup d'hommes redou-
taient également la victoire de Vercingétorix et sa dé-
faite. L'indépendance nationale n'était pas l'unique
objet des préoccupations; on ne voulait pas delà con-
quête romaine, mais on sentait qu'il existait un autre
danger que cette conquête. La monarchie à l'intérieur
était aussi odieuse à certaines âmes que la domination
de l'étranger, et Ton n'était pas sans inquiétude sur ce
que deviciidrait la Gaule au lendemain de la délivrance.
Les partis avaient fait trêve pour lutter contre l'étranger,
mais sous cette trêve ils vivaient encore et conservaient
leurs désirs et leure craintes, leurs passions et leurs ran-
cunes.
Vercingétorix, roi et dictateur, était entouré de toutes
les difficultés qui assiègent d'ordinaire les monarques
que la démocratie a portés au pouvoir. D'une part,
il avait à contenir par des supplices le parti adverse;
d'autre part, il avait à tenir tête aux exigences du sien.
Soupçonneux à l'égard de ses adversaires, il était soup-
çonné par ses partisans. Cette même foule qui l'avait
fait roi, dès son premier échec l'accusa de trahison :
« S'il avait été battu, disait-elle, c'est qu'il s'entendait
avec César; il ne visait qu'à être roi, et sans doute il
aimait mieux l'être par la volonté de César que par celle
de ses compatriotes'. » De tels discours montrent à quel
point les longues divisions politiques des Gaulois avaient
troublé leurs esprits. Dans un pareil état d'âme, vaincre
était impossible. Il manquait à Vercingétorix ce qui est
la condition du succès dans les grandes guerres : il lui
* César, YII^ 20 : Vercingétorix, quum ad suos redissel, prodilionis
insimiilalus quod castra propius Romanos movissel.... « Reijnum
Gallise malle Csesaris concessu quam ipsorum habei'e beneficio. »
02 LA GAULE ROMAINE,
mnnqnait de commander à une nation sans partis. Les
divisions qui existent dans une société se reproduisent
toujours de quelque façon dans les armées. Elles se tra-
duisent dans Tàme de chaque soldat par l'indécision,
l'indiscipline, le doute, la défiance, tout ce qui paralyse
le courage ou le rend inutile. Vercingétorix put bien
rassembler une armée nombreuse; mais quelles que
fussent son énergie, son habileté, sa valeur personnelle,
il ne paraît pas qu'il ait réussi à donner à cette armée
l'organisation et la cohésion qui eussent été nécessaires
en face des légions romaines. Pendant que les troupes de
César lui obéissaient sans jamais murmurer ni douter
de lui et que, non contentes d'être braves aux jours de
bataille, elles savaient accomplir d'immenses travaux
et endurer la faim « sans qu'on entendît sortir de leur
bouche un seul mot (pii fût indigiie de la grandeur ro-
maine* », le roi gaulois était réduit à haranguer ses sol-
dats, à leur rendre compte de ses actes, à leur prouver
péniblement qu'il ne les trahissait pas*. Les légions de
César montrèrent durant huit années de suite « ce que
pouvait la discipline de l'État romain^ »; les grandes
armées gauloises montrèrent le peu que peuvent les plus
brillantes qualités pour sauver un pays quand la disci-
pline sociale et la discipline militaire font défaut. Si le
nombre des hommes et leur courage avaient suffi pour
être vainqueur, Vercingétorix l'aurait été. Vaincu, il
tomba en homme de cœur*.
Avec lui, la Gaule perdit le peu d'unité qu'il avait pu
lui donner; les résistances partielles se prolongèrent
» Côsar, VII, 17.
* Mcm, YII, 20.
' Idem, VI, 1 : Docuit qiiid popiili rouiitni disciplina posset.
* Encore ne faut-il pas accepter les fléclainations qu'on a faites sur la
COMME^'T LA GWTLE FUT CONQUISE PAR CÉSAR. G"
sans siiccos pendant une campagne encore; puis louL se
soumit'.
Quelques mois après, le conquérant quittait la
Gaule, emmenant son armée -. i^a Gaule ne remua
pas^ Elle leva des soldats, mais ce fut pour les donner
à César. Elle servit son vainqueur dans la guerre civile.
Au début de cette guerre, Gicéron écrivait : « César est
bien fort en auxiliaires gaulois; IcsGaulois lui promettent
grandeur (l'iline avec laquelle il se rendit à César. Passons en revue les
divers récits de cette scène, dans César, Florus, Plutarque et Dion Cassius,
cl essayons d'en dégager la vérité. César dit, VII, 89, que, les Gaulois
étant à Jjout de ressources, Vercingétorix leur conseille « de céder à la
foitune et de le livrer lui-même, mort ou vif, à César » ; on députe au
vainqueur ; César pose ces conditions : les Gaulois livreront leurs armes et
leurs chefs : « alors, les chefs lui sont amenés, Vercingétorix lui est livré,
et les armes sont jetées en las à ses pieds ». — Florus, III, iO, ajoute
deux traits : l'un queVercingélorix o se présenta en suppliant », l'autre qu'il
prononça cette parole : Fortem vinnn, vir fortisshne, vicisti. — Plulan|ue
(Vie de Ci'sav, !27) représente Vercingéloiix monté sur son plus heau cheval,
paré de ses plus belles armes, caracolant devant César, enfin lui remet-
tant ses armes « et se tenant en silence à ses pieds ». — Le texte le plus
curieux est celui de Dion Cassius, XL, W : « Il se jeta aux genoux de
César et lui pressa les mains sans rien dire; tous les assistants étaient
émus de pitié; mais César lui reprocha la chose même sur laquelle le
Gaulois avait compté pour son salut, c'est-k-dire l'ancienne amitié qui les
avait unis; il lui fit sentir combien, après cette amitié, sa défection avait
été odieuse, et il le garda prisonnier. »
* L'Aquitaine ne fut définitivement conquise que plusieurs années
après. Voir Appien, V, 92 ; Dion Cassius, XLVIII, 49 et LIV, 32.
- Que César ait ramené de Gaule son armée, c'est ce qui ressort du De
bello civili, I, 8, legiones ex hihcrnis cvocat, comparé au De hello gal-
lico, Vlll, 54. Cela ressort aussi de plusieurs autres passages où l'auteur
montre que les li'gions de la guerre civile sont les mêmes qui ont combaCu
^1 Avaricum et à Alésia {De hello civili, III, 47 et 87 ; De hello africano, 7o).
On sait d'ailleurs qu'à la fin de la guerre des Gaules, César, qui venait de
rendre deux légions à Pompée, n'en avait plus que huit [De bello (jallico,
VIII, 54) en Gaule; elle; nortaient les numéros 7. 8. 9, 10, H, 12, 15,
14 ; or toutes ces iégious, sauf peut-être la onzième, se retrouvent avco
leurs numéros dans la guerre civile {De bello civili, I, 7, 15, 18, 46,
III, 45, i6, 65, 89; De bello africnno, 5i, 60, 62, 81, 89).
' Les seuls Bellova(|ues tentèrent un soulèvement, qui fut réprimé par
Décimus Brutus (Tite Live, Epilome, 114).
64 LA GAULE ROMAliS'B,
10000 fantassins et 6000 cavaliers entretenus à leurs
(rais pendant dix ans^ ». César, faisant le compte de ses
soldats romains, ajoute « qu'il avait un nombre égal de
Gaulois'; il les avait enrôlés en choisissant chez chaque
peuple l'élite des hommes^ >5, Étant en Espagne, il vit
venir à lui un nouveau renfort de 6000 Gaulois^ Il se
fit une légion composée exclusivement de Gaulois, la
légion de l'Alouette, et il l'instruisit à la romaine*.
Il compta jusqu'à 10000 cavaliers gaulois dans son
armée ^
* Cicéron, Ad Atticum, IX, 13.
2 César, De hello civili, I, 39 : Parem ex Gallta ntimerum, qwm tpse
paravcval, noniinalim ex omnibus civitatibus nobilissimo et foiii^siino
quoque evocalo.
' Idem, I, 51.
♦ Suétone, Vie de César, 24; Pline, XI, 37.
^ Appien, Guerres civiles, II, 49. — Plusieurs m'ont reproché ce
chnpitre, comme ils m'ont reproché de n'avoir pas parlé de Vcicin.m'loriv
avec tout Tenlhousiasme requis. Je réponds que c'est ici une qiicsliou de
méthode. Ceux qui pensent que l'histoire est un art qui consiste à para-
phraser quelques faits convenus, pour en faire profiter leurs opinions ou
politiques, ou religieuses, ou patriotiques, sont libres de prétendre que
les Gaulois '( ont dii » lutter longtemps et s'insurger incessamment contre
la domination étrangère; ils n'en peuvent pas donner la preuve, mais leur
[lalriotisme exige qu'il en ait été ainsi et leur sens historique est la diipj
dd leur patriotisme. Ceux qui pensent que l'iiisloire est une pure science,
cherchent simplement à voir la vérité telle qu'elle fut. Le patriotisme est
une grande chose; mais il ne le faut pas mêler à l'histoire du passé; il ne
faut |ias le mettre là où il ne fut pas. La science ne doit pas avoir d'autre
souci que la recherche du vrai. Nous désapprouvons les historiens alle-
mands (jui ont altéré l'histoire pour créer un Arminius légendaire et une
(iernianie idéale ; nous ne voudrions pas tomber dans une erreur sem-
l;l:;!.le.
DES PREMIERS EFFETS DE LA DOMINATION ROMAINE. 63
CHAPITRE VII
Des premiers effets de la domination romaine.
Rome ne réduisit pas les vaincus en servitude, et les
Gaulois conservèrent leur liberté civile*. Rome ne les
déposséda pas non plus de leurs terres. Il y eut sans
nul doule quelques confiscations; César ne manqua pas
de s'enrichir et d'enrichir ceux qui l'avaient servi*;
mais il n'y eut pas de spoliation générale.
Ne nous figurons pas la Gaule écrasée par son vain-
queur. Les documents historiques ne nous montrent
rien de pareil. « César, dit son lieutenant Hirtius, ne
songea qu'à maintenir les cités gauloises dans l'amitié
de Rome et à ne leur donner aucun motif de révolte;
par lui les cités furent traitées avec honneur, les prin-
cipaux citoyens furent comblés de bienfaits; il n'imposa
à la Gaule aucune charge nouvelle ; il s'attacha à relever
ce pays que tant de guerres avaient épuisé; et en lui
assurant tous les avantages de l'obéissance, il n'eut pas
de peine à le maintenir en paix\ »
* Nous ne voulons pas diic que la guerre n'ait fait beaucoup d'esclaves.
C'était la règle de ranli(|uilé. Les guerriers pris les armes à la main
élaient la propriété du vainqueur. "C'est ainsi qu'après la prise d'Alésia
chaque soldat eut un esclave pour sa part (VII, 89) ; encore César ren-
voya-t-il libres les prisonniers arvernes et éduens.
- César cite un exom]il(3 de cela. 11 enrichit deux Gaulois, qui l'avaient
bien servi, en leur donnant des terres enlevées h d'autres Gaulois (De
bello civili, 111, 59.) — Ou peut rappeler aussi ce passage de Suétone,
Vie de César, 54 : In Gallia fana templaque deum donis referUi expi-
lavil, urbes dirait, sœpiits ob pVcBdam quam oh delicluiii. Nous ne dou-
tons pas que ces sept campagnes n'aient été désastreuses pour le pays.
5 César (Hirtius), VIll, 49 : Unuin illud propositutn habebal continere
in amicilia civitates, nulli spem aut causam dare anuurum.... Uono-
FusTEL DE CoijLANGES. — La f aule ruinaine. 0
66 LA GAULE ROMATNE.
Suétone marque bien comment les Gaulois furent
traités. Toute la Gaule ne fut pas réduite en province;
plusieurs peuples, dit-il, furent à l'état de « cités alliées
ou de cités amies* ». Or, dans cette première liste de
peuples qui conservaient une sorte de demi-indépen-
dance, nous trouvons les Trévires, les Nerviens, les
Rèmes, les Suessions, les Éduens, les Lingcns, les
Bituriges, les Carnutes, les Arvernes, les Santons, les
Ségusiaves, et plusieurs autres; c'était un tiers de la
Gaule*. Le reste devint « province », c'est-à-dire terre
sujette et placée sous Yimperium du gouverneur. Mais
le pouvoir arbitraire n'est pas toujours et nécessaire-
ment l'oppression. Ce qui est certain, c'est que la Gaule
dut payer des impôts et fou'mir des soldats. Au dire de
Suétone, le total des impôts aurait été fixé par César au
chiffre de 40 millions de sesterces, qui équivaudraient
en poids à 8 millions de francs^ : chiffre très faible,
qui vraisemblablement ne comprenait pas toutes les
charges. Pour les levées de soldats, nous n'avons
aucun chiffre. Nous verrons bientôt quelques Gaulois
se plaindre du poids des impôts, mais déjà ils s'en
étaient plaints au temps de l'indépendance*, lisse plain-
rifice civitaies nppellando, principes maximis prœmiis afficiendo, nulla
oncra injungcndo, defessam lot adversis prœliis Galliam conditione
pdvcndi meliove facile in pace cnntinuit.
» Siiélone, César, 25 : Omtiem Galliam, pr^eter soci\s ac bene méritas
civiTATEs, in provincise formam rcdegit.
* La liste des populi liberi ou fœderati est dans Pline, Histoire nalu-
rcllc, IV, 17, § 105-109 ; pour la Narbonnaise, III, 4, § 31-57. — Des-
jaiJins croit que Pline a pris cette liste dans des documents ofliciels
contemporains d'Auguste.
3 Suétone, César, '25 : Ei quadrimjcnlics in singnlos annos slipendii
noinine imposuit. — Sur le sens des mots quadringenlies sesLcrlium
(lilléralement 400 fois 100 000 sesterces), voir Cicéron, Philippiques,
II, 37.
♦ Sur le poids des impôts au temps de l'indépendance, il y a deux traits
DES Pr.E^lIKRS EMETS DE LA DOMINATION ROMALNE. 67
dront aussi parfois de la conscription romaine, ddec-
tus^; pourtant les charges de cette conscription n'appro-
chèrent jamais de ce qu'avaient été les levées en masse
des temps antérieurs.
Il ne faut donc pas nous représenter la Gaule
opprimée, asservie, bouleversée par la conquête. Jugeons
ces événements, s'il est possible, non d'après les idées
de l'esprit moderne, mais d'après celles des générations
qui les virent s'accomplir. Il n'est pas probable que les
hommes aient regretté très vivement leur nationalité
perdue, car ils n'avaient jamais formé une nation. Ils ne
concevaient guère d'autres corps politiques que leurs
petits Etats ou leurs cités, et le patriotisme pour la plupart
d'entre eux n'avait pas d'objet plus élevé. Là était l'ho-
rizon de leurs pensées, de leurs devoirs, de leur amour,
de leurs vertus civiques. Leur âme ne se fût sentie
déchirée que si ces corps politiques avaient été brisés
par le conquérant. Non seulement Rome ne les détruisit
pas, elle leur laissa même, sauf de rares exceptions,
leur organisme et toute leur vie intérieure. Il n'y eut
presque aucun Etat gaulois qui disparut. Dans chacun
d'eux, les habitudes, les traditions, les libertés même se
continuèrent. La plupart des hommes, dont les pensées
caractéristiques dans le livre de César : l'un où il dit : Plerique magni-
tudine tributorum premunhir, VI, 13; l'autre où il montre Dumnorix
acquérant une énorme opulence par la perce|)tion des porloria et des
vecligalia des Éduens, I, 18. — Sous l'Empire, Tacite, Annales, Ul, 40:
Disserebant de coniinualione Iribulorum.
* Tacite, Histoires, IV, 20 : Dileclum iribulaque Gallise aspernantes.
— Noter que ces mots do Tacite ne doivent pas être pris à la lettre;
l'historien parle d'une panique qui se répand parmi les soldats romains,
de bruits qui les épouvantent ; l'un de ces bruits était que la Gaule entière
repoussait la conscription et l'impôt. La vérité qui se dégage du récit com-
plet est que la Gaule, même à ce moment, continua à fcurnir des soldats
à Rome.
68 LÀ GAULE RuJiADE
et les yeux ne dépassent jamais un cercle fort étroit, ne
s'aperçurent pas qu'il y eût un, grand changement dans
leur existence.
Il est vrai que chacun de ces Etats gaulois était désor-
mais subordonné à une puissance étrangère. (}uelqiies
âmes élevées durent en gémir; mais la majorité des
hommes s'accommoda volontiers de celle situation, ils
comparèrent le présent au passé et ils forent surtout
frappés de cette diftérence que le passé avait été plein
de troubles et de souflrances et que le présent était
calme et paisible. D n'y avait plus lieu de se combattre
pour des rivalités de cités. On ne parlait plus de se
déchirer pour la cause aristocratique ou pour la cause
populaire. L'indépendance avait été la guerre perpé-
tuelle; l'Empire romain fut la paix.
Il y a une expression qui se rencontre souvent dans
les écrivains de ce temps-là, et qui semble avoir été
fort usitée dans la langue ordinaire. Pour désigner
l'ensemble de l'Empire soumis à Rome, on disait la
paix romaine, paat romana\
A la distance où nous sommes de cette époque et en
la jugeant d'une manière trop absolue, il semble
d'abord que la Gaule échangeât un régime d'indépen-
dance contre un régime de servitude. Mais les Gaulois
savaient bien que, même avant que César les soumit,
l'indépendance avait été plus rare chez eux que la sujé-
> Piiûê, Histoire natwreUef WiU, 1, 3 : Immaua Romanss paai
WÊajesiate. — Senèque, De prorideniia, 4 : Oimies considéra godes in
quitus romana pax desinit. — Tacite, Annales, XII. 53 : AddUis qmi
paeem nasiram metuebant (i) s'agit ici de «{udqnes peuples bretons). —
Sjparljen, Badvianm, 5 : Badrianu* leneadae per orbeni romanmm paa
Ojteram intendit. — Ptafarque {De la forlmne des Romainsi appelle Rome
I l'aocre îmmobih? (pi fia kc cfaoses hamaioeâ longtemps baUues par ks
leuipcles tf .
DES PREMIERS EFFETS DE LA DOMINATION ROMAINE. 09
tion, et que de tout temps les plus faibles parmi eux
avaient dû se courber devant les plus forts. A-t-on
compté combien il y avait eu en Gaule de peuples qui fus-
sent vraiment libres et combien il y en avait eu qui fus-
sent sujets'? Ces peuples-clients, que César mentionne
maintes fois, étaient des peuples qui avaient perdu leur
indépendance. Avant d'être sous l'empire de Rome, ils
avaient été sous l'empire des Eduens, des Séquanes, des
Nerviensou des Arvernes. Ils leur avaient payé des tributs
et leur avaient fourni des soldats, ce qui était précisément
ce que Rome exigeait à son tour^ Après les victoires
de César, tous furent soumis à Rome comme la moitié
d'entre eux l'avaient été à d'autres peuples gaulois. Or
telle est la nature humaine, qu'on éprouva peut-être
plus de joie à ne plus obéir à des voisins que de dou-
leur à obéir à des étrangers. La suprématie romaine
parut compensée par la disparition des suprématies
locales. Subjugués par un côté, ils se sentaient affranchis
par un autre côté'.
* Ce que les Gaulois appelaient (( clienlèle n de ville à ville était une
véritaiile sujétion. Cela ressort de deux passages de César où clienleln et
imperium sont employés comme synonymes ; VH, 75 : Clientes Mduo-
rum... suh hnperio Arvernorum; VI, '12 : Novis clientibns compavalis
quod hi sequiore impevio se uti videbanl. — César ne donneras la liste
entière des peuples clients; il en mentionne seulement quelques-uns;
IV, G : Condrusi qui suut Treverovum clienlos ; V, 39 : Ceulroncs,
Grudios, Levacos, Pleiimo.rios, Geidiunnos, qui omncs suh impcrio
Nerviorum ernnl; Vil, 75 : Sequsiavi, Amhirarcli, Aulerci, clientes
Aiduorum; Eleuteti, Cadtirci, Gahah, Vellavi, sub imperio Arver-
norum; VI, 4 : Carnutes in clienlela Reniorum; VI, 12 : Magnse Mduo
rum clienteiœ. — Il v avait une population de Boïens sujette des Êduens,
Vil, 9.
- L'habitude du stipendium payé par les cités clientes aux cités maî-
tresses est mentionnée par César en deux endroits, I, 30 et V, 27. On
l'avait payé aussi h Arioviste, !, o(i, 44, 45. — L'habitude de fournir des
soldats est moins nettement exprimée par lui ; mais elle me paraît ressortir
de VII, 75.
' Plusieurs petits peuples gaulois, qui avaient été autrefois annexés à
70 LA GAULE ROMAINE.
11 faut se représenter ces hommes dans le cadre de
leur vie réelle et avec les pensées qui occupaient leur
esprit. Rome était pour eux une grandeur lointaine,
fort au-dessus de leurs rivalités et de leurs passions.
Ce qui était, bien plus que Rome, l'objet de leurs anti-
pathies, de leurs jalousies ou de leurs craintes, c'étaient
les supériorités locales et les grandeurs de voisinage.
L'homme qu'on détestait, c'était celui qui voulait ou
qu'on soupçonnait de vouloir se faire roi dans sa cité;
c'était celui qui dans le canton ou dans le village
exerçait un patronage impérieux ; c'était celui qui
contraignait les faibles à redouter sa force ou à
subir sa protection'; c'était le riche créancier qui
obligeait ses débiteurs à se faire ses esclaves; c'était
le chef de clients qui ne nourrissait un homme qu'à
la condition d'être servi, qui ne le protégeait qu'à
la condition d'être obéi. Voilà les dominations qu'on
redoutait; voilà ce qui aux yeux de ces hommes était la
vraie servitude, la servitude de chaque jour et de la vie
intime. Rome, par cela seul qu'elle mettait sa supré-
matie au-dessus de tous, empêchait ces petites tyrannies
de surgir. En lui obéissant, on était sûr de ne pas obéir
à l'homme qu'on connaissait et qu'on détestait.
Le principal résultat de la domination romaine fut
de faire disparaître les clientèles*. On ne vit plus « la
plupart des hommes obligés par leurs dettes, ou par
d'autres, rc])iirent leur autonomie sous les Romains ; par exemple, Stralion
remarque que les Villœi, qui a[)parlcnaienl autrefois aux Arvcrnes, ont
maintenant un gouvernement lilire (IV, 2, § 2, édit. Didot, p.- lôS). Ko
même, un peu plus tard, Anti[)oIis fut affranchie de Marseille (iljidi>iii,
IV, t, 9, p. 1551
* César, VI, 13 : Aut œre alieno aut injuria polenliorum premvnlur,
sese in serviluleni rlicanl vohilibus.
* [Cf. chapitre 4.]
SI LA GAULE A CHERCHÉ A S'AFFRANCHIR. 71
rénormilé des tributs, ou par la violence des puissants,
à se mettre d'eux-mêmes en servitude »*. On ne vit plus
quelques grands personnages entretenir autour d'eux
des ccnlaines de clients, « d'ambacts », de « dévoués »,
condamner les uns à les servir, les autres à donner leur
vie pour leurs querelles ou pour leur ambition. On
cessa de voir aussi les druides dispenser la justice,
punir les fautes, adjuger les héritages et disposer des
propriétés, interdire la religion à quiconque n'acceptait
pas leurs arrêts, écarter l'excommunié de la vie com-
mune, et lui refuser r;_.ccès même des tribunaux et
l'appui de la justice. Voilà les grands changements que
ces générations virent s'accomplir dans leur existence,
et c'est par eux qu'elles jugèrent la domination ro-
maine. Rome ne se présenta pas à leur esprit comme
un pouvoir oppresseur, mais comme une assurance
de paix et une garantie de liberté quotidienne.
CHAPITRE YIII
Si la Gaule a cherché à s'affranchir.
Il ne faut pas juger de la Gaule soumise aux Romains
comme de qnebpies nations modernes soumises à un
joug étranger. 11 ne faut pas la comparer à la Pologne
assujettie à la Russie, ou à l'Irlande sévèrement régie
par l'Angleterre. Toute coiiiparaison de cette nature
serait inexacte. Nous ne devons pas nous re|)résentcr
la Gaule asservie, frémissante dans cet esclavage, et
« (Cr. Il 11.1 dola 1). 70.]
72 LA GAULE ROMAIINE.
toujours prêle à briser ses fers. Les faits et les docu-
menls nous en donnent une tout autre idée.
Environ cent années après la conquête, l'empereur
Claude, dans une harangue au sénat, prononçait cette
parole : « La fidélité de la Gaule, depuis cent ans, n'a
jamais été ébranlée; même dans les crises que notre
Empire a traversées, son attachement ne s'est pas dé-
menti ^ »
On compte, à la vérité, quelques tentatives de soulè-
vement; il les faut étudier de près pour voir si elles
prouvent que la Gaule, prise dans son ensemble, voulut
cesser d'être romaine.
La première est celle qui eut pour chef le Trévire
Julius Florus et l'Eduen Julius Sacrovir. Ces deux
Gaulois portaient des noms romains et ils avaient pré-
cédemment brigué et obtenu le droit de cité romaine ^
Dans leur révolte, ils ne manquèrent pas de raviver le
souvenir de la vieille indépendance ; mais c'est surtout
en parlant du poids des impôts et des abus de la per-
ception qu'ils soulevèrent les hommes''. Il n'existait
pas de troupes romaines en Gaule, sauf une cohorte à
Lyon; la négligence ou les embarras de l'empereur
Tibère laissaient aux Gaulois tout le temps et tout le
loisir de s'insurger. Ils purent « discourir dans leurs
assemblées et leurs réunions* w, faire fabriquer des
armes ^ envoyer partout des émissaires. Cependant
* Discours de Claude, trouvé à Lyon : Ceniutn annorum immobilem
fidem, obsecjuiumque muUis ircpidis rehus nostris plus quant cxperlum.
— Tacite, Annales, W, 21 : Continua et fida pax. — Animien, XV, 12 :
Qallias Cœsar societati nostrœ fœderibns jun.rit seternis.
* Tacite, Annales, lit, 40 : Amhobus Roniana civitas olhn data.
' Ibidem : Disserehant de continuatione tribulorum, gravilate feiioris,
ssevilia py^esidcntiion.
* Ibidem : Pc? concilia cl cœlus sediliosa disserebant.
* Ibidem, III, 43.
SI LA GAULE A CIIEUCIIÈ A S AFFRANCHIR. 73
aucune cité, aucun des 04 gouvernements régul.eis do
la Gaule ne se déclara contre Rome. Les soldats gaulois
qui servaient l'Empire restèrent presque tous fidèles'.
Florus et Sacrovir n'avaient avec eux « que ce qu'il y
avait de plus turbulent et ceux à qui le manque de res-
sources ou la crainte de châtiments mérités par des
crimes faisait du désordre un besoin^ ^^- Il y eut peu
de peuples où ne fussent « semés les germes de la
révolte » : il faut pourtant que le nombre des insurgés
ait été bien faible ; car, « pour réduire le peuple de
l'Anjou, il suffit d'une seule cohorte venue de Lyon »;
quelques compagnies envoyées des légions de Germanie
« châtièrent les Turons' » ; « quelques pelotons de cava-
lerie eurent raison des Séquanes^ j). Le chef trévire ne
put grouper autour de lui, dans son pays lui-même,
« qu'un ramassis d'hommes qui étaient ses débiteurs et
ses clients^ ». Une aile de cavalerie conduite par un
autre Trévire nommé Julius Indus dispersa sans peine
« cette foule confuse® ». Sacrovir fut un peu jjIus heu-
reux : il réussit à se saisir de la ville d'Augustodunum^;
" Tacite, Annales, lit, 42 : Paiici corrnpti, plures in officio man-
sere. Les soldats dont pnrie ici Tacile avaient été levés chez les Trévircs.
Il signale ailleurs des coliorlos gauloises au service de Rome [Annales,
II, 17: Histoires, I, 70).
^ Ihidcni, Kl, 40 : Ferocissitno qnoqne assumpto aut quihus oh ecjes-
talem acmelum ex flagiliis ma.vinia peccandi necessiiuclo.
3 Ibidem, 111, 41; Ilf, 46 : Una cohors rebellem Turonum pro-
fligavit.
* Ibidem, III, 46 : Paucse iuvmœ profligavere Se(inanos.
^ Ibidem, 111, 42 : Vnhjus olnvralormn aut clientinm.
6 Ibidem, III, 42 : Julius Indus e civilate eadeni, discors Flori,
et oh id navandse operse avidior, incondilam multitudinem dis-
jecii.
'' 11 n'est pas exact que Sacrovir « ait enrôlé la jeunesse des écolci »,
ainsi qu'on l'a dit (Henri Martin, t. I, p. 22 i). Tacite dit qu'il « garda ces
jeunes gens en otage )), ce qui est fort dilïérent.
74 LA GAULE ROMAINE.
il pul rassembler jusqu'à 40000 Gaulois, mais dont les
qualrfe cinquièmes n'étaient armés que d'épieux et de
couteaux; les meilleurs d'entre eux, paraît-il, étaient
des gladiateurs bardés de fer, du genre de ceux que l'on
appelait crupcllaires. Deux légions écrasèrent facilement
celle mullilude qui ne combattit même pas; les gladia-
teurs seuls, sous leur épaisse armure de fer, tinrent
debout quelques instants ^ — Il nous paraît impossible
de reconnaître à ces traits une véritable insurrection
nationale. Si la Gaule eût voulu redevenir indépendante,
les choses sans doute se seraient passées autrement.
Tacite fait même remarquer que le gouvernement im-
périal donna peu d'attention à ces impuissantes émeutes,
qui furent peut-être « grossies par la renommée S>.
Caius Julius Vindex, qui se révolta à la fin du règne
de Néron, ne pensa pas à l'indépendance de la Gaule.
Ce Gaulois, originaire d'Aquitaine et descendant d'une
grande famille du pays, était sénaleur romain et gouver-
* Le récit de cette singulière bataille est dans Tacite, Annales, HT, 45-40.
Sacrovir avait mis en première ligne ses gladiateurs au milieu, ses cohortes
bien armées sur les ailes ; derrière, les ])an(les mal armées. Silius attaqua
de front; les ailes gauloises, c'est-à-dire les cohortes bien armées, ne
tinrent pas un moment, tiec cuuclaium apvd lalern; les gladiateurs seuls
retardèrent un instant le soldat romain, paiihim morœ altulere ferrati \
ces cnipcllaiies qu'une armure de fer conviait complètement [Aiinales,
III, 45) ne pouvaient ni fiapper ni fuir; l'épée du légionnaire n'avait pas
de prise sur eux ; il fallut les abattre avec la hache ou bien, à l'aide de
leviers ou de fourches, les lenverser à (erre a où ils restèrent comme des
masses inertes sans pouvoir se iclevcr ». Quant à la seconde ligne de
l'armée gauloise, Tacite n'en parle, même pas.
- Tacite, Annales, III, 4i : Cnncla, ut mos famie, in majus creiUla.
L'historien ajoute que Tibère affectait une grande sécurité, soit « par
fermeté d'iliiie, soit qu'il sîil que le mouvement se réduisait à peu de
chose ». Le mot de Velléius, (jikuiJ.t niolis bcllnm (II, 129), a peu de valeur
historique. Il est digne de leinarque que ni Suétone ni Dion Cassius n'ont
cru devoir parler de ces événeinentSi
SI LA GAULE A CIIERCUÉ A S'AFFRANCHIR. 75
neur de province \ Il n'avail pas lieu de souhaiter le
renversement de l'Empire ; il ne voulait que changer
d'empereur. Profitant de ce que les Gaulois avaient à se
plaindre de l'administration de Néron, il les excita à la
révolte. Les historiens anciens montrent avec une par-
faite clarté la vraie nature de ce soulèvement. Yindex
réunit les conjurés et commença par « leur faire prêter
serment de tout faire dans l'intérêt du sénat et du peuple
romain* ». Il les harangua; sans dire un mot de l'in-
dépendance gauloise, il leur énuméra les crimes de
Néron : il dépeignit surtout la vie privée de ce monstre
qui « déshonorait, disait-il, le nom sacré d'empe-
reur» ; il les adjura enfin « devenger lepeuple romain,
de délivrer de Néron l'univers entier^ »; puis il pro-
clama empereur Sulpicius Galha. Les Gaulois du Centre
acceptèrent le nouveau prince ; mais ceux du Nord lui
préférèrent Yitellius et s'armèrent ])our le soutenir \ De
liberté nationale il ne fut pas question.
Faut-il compter comme une révolte de la Gaule l'é-
meute soulevée par le Boicn Marie? Faut-il la présenter
comme un effort de la démocratie ou du druidisme?
• Dion Cassius, LXIII, 22 : BouXsur/); xôiv Twjiatwv... npoirjTt] xwv
FaXaioiv. — Suétone , Nero, 40 : Gallium provinciam pro prxlure
ohlinehal.
• /,on;ir;is, VI, 13: 'llpaOtaev aÙToùj xot'. ojpzto'je Tuavrot uTîèp t% [jouXrjç
xoH Toù ôt)[j.ou twv 'Poj[i.a'.'o-)v TTotrjTS'.v. On sait ijuc Zonaras est un ccrivain
fort postérieur à ces événements; mais on sait aussi que Zonaras s'est
servi de Dion Cassius, dont le vérilalilc teste nous manque sur ce point.
5 Dion Cas-<ius (abrégé par Xiphiiiu), LXlil, 2'2-25. Tacite ne nous
donne pas le récit de celte révolte; mais les allusions qu'il y fait {Histoiies,
I, 51), confirment le récit de Dion Cassius. Il en est de même de Suétone
(Galba, 9) et de Pline l'Ancien (XX, 57, 100). 11 n'y a pas en tout cela
un seul trait qui permette devoir en Viudex un partisan de l'indépendance.
• Tacite, Hisloircs, I, 51 : Pars Gallianim qux Rhcnum accolil, secnla
easdcm parles (le parti de Vitellius), ac lum accrrima instùjalrix ad"
versus Galbianos; hoc enim nomen, faslidilo Vindice, indidcranl.
76 LA GAULE ROMAINE.
Mieux vaut s'en tenir au récit de Tacite, le seul que
nous ayons sur cet événement. « Un certain Marie,
Boïen de la plus basse classe du peuple, osa, en simu-
lant l'inspiration divine, provoquer les armes romaines.
Il prétendait être libérateur des Gaules, il prétendait
être un dieu ^ » On aperçoit bien dans ces premiers
mots de l'historien que ce Marie avait le sentiment de
l'indépendance gauloise et probablement de la religion
nationale. Tacite ne prononce pourtant pas ici le nom
des druides, et la suite montre combien ce mouvement
était local et peu profond. « Il rassembla 8000 parti-
sans, et entraîna quelques cantons voisins des Eduens ;
mais cette cité à l'esprit très réfléchi arma l'élite de sa
jeunesse et, aidée de quelques cohortes Vi tel Hennés,
dispersa cette foule que la superstition avait rassemblée.
Marie fut pris ; le stupide vulgaire le croyait invulné-
rable; il n'en fut pas moins mis à mort^ »
La grande majorité des populations restait étrangère
à tous ces mouvements de la Gaule et ne semblait pas
penser à s'affranchir. Ce n'était pourtant pas la force
matérielle qui la retenait dans l'obéissance. Rome n'a-
vait pas d'armée pour la contenir. Quelques légions dé-
fendaient ses frontières contre les Germains; mais il
n'y avait pas de garnison dans l'intérieur du pays. Les
troupes de police elles-mêmes étaient composées de
Gaulois, entretenues et commandées par les autorités
municipales. Si la Gaule avait regretté son indépen-
* Tacite, Histoires, 11, 61 : Mariccus quidam, e pîebe Boiorum...
provocare arma roinann simulalione niiminum ausus est. Jamque
asserlor Galliarum eldcus, nom id sibi indiderat
* IbidiMîi : Concilis octo millibus hominum pro.vimos Mduorum pagos
trohebat, cum çiravissima civilas e.lecla jiivenlule, adjeclis a VilelHo
coliorlibus, fanalicam multiluditiein disjecit....
SI LA GAULE A CHERCHÉ A S'AFFRANCHIR. 77
dance perdue, il lui eût été facile de se soulever tout
entière avant que les légions romaines eussent été à
portée de combattre l'insurrection. Elle fut fidèle parce
qu'elle voulut l'être. Un historien de ce temps-là dit
d'elle : « La Gaule entière, qui n'est pourtant ni amol-
lie ni dégénérée, obéit volontairement à 1200 soldats
romains ^ »
La révolte de Civilis, au milieu des luttes entre Vitel-
lius et Yespasien, eut quelque gravité. Mais Civilis était
un Batave, c'est-à-dire un Germain*. C'étaient aussi des
Germains qui composaient son armée : Bataves, Fri-
sons, Caninéfates,Cattes, Tongres, Bructères, Tenctères,
Chauques, Triboques^ C'était toute l'avant-garde de la
Germanie qui « courait au pillage de la Gaule* ». Vel-
léda aussi était une Germaine et elle prédisait la victoire
aux Germains ^ Ils franchirent le Rhin, brûlant et sac-
cageant. Ils s'emparèrent de Cologne, ville que les
Romains avaient récemment fondée pour arrêter leurs
incursions et qui par ce motif leur était particulière-
ment odieuse ^
En tout cela il ne se' pouvait agir d'affranchir la
^ Josèphe, De bello judaico, II, 16.
* Tacite, Hisloires, lY, 1-2-13. Ce Germain était d'ailleurs au service de
Rome et avait obtenu un commandement de cohorte (ibidem, 16 et 3'2).
3 Ibidem, VI, 16, 21, 37, 61, 70, 79.
* Ibidem, IV, 21 : Excita ad prsedam famamque Germania. —
il)idem, 28 : Civilem hnmensis auctibus utiiversa Germania exlollebat.
5 Ibidem, IV, 61 : Veleda, virgo nationis Brucierœ, late impcvilabat,
velere apud Germanos more, quo plerasque feminarum fatidicas arbi-
Iranlnr Veleda prospéras res Germanis prsedixerat. — Tacite, Ger-
manie, 8 : Yeledam, diu apud plerosque iiuminis loco habilam. —
Nous ignorons absolument d'où est venue la singulière légende qui a fait
de Velléda une Gauloise.
s Ibidem, IV, 65 : Tratisrhenanis gentibus inmsa civilas opnleiitia
(luduque ; îieqiie aliuiii finem belli rebanlur quam si pwiniccna ea
sedes omnibus Germanis furet.
78 LA GAULE ROMAINE.
firaile; ces Germains n'étaient pas des libérateurs. Ils
étaient même plus dangereux pour la Gaule que pour
l'Empire. Civilis prétendit pourtant gagner les Gaulois
à sa cause. C'était, au jugement de Tacite, un ambi-
tieux qui voulait se faire roi des Gaulois et des Gci-
mains*. Pour attirer à lui les Gaulois, il leur parla de
liberté, fit luire à leurs yeux l'abolition des impôts et
du service militaire, leur rappela leur ancienne indé-
pendance et leur en promit le retour*.
Les Gaulois ne se laissèrent pas prendre tout de suite
à un piège si grossier. Leurs auxiliaires coururent
d'abord se joindre à l'armée romaine, et ils servirent
l'Empire avec zèle"'. Mais c'était le temps où l'Italie était
eu proie à la guerre civile; la bataille de Crémone avait
été livrée déjà, mais la Gaule l'ignorait et croyait servir
encore Yitellius vivant*. Bientôt on sut que l'Empire
avait un nouveau maître, Yespasien, dont le nom
même n'était pas connu de la Gaule; c'était la troi-
sième fois depuis une année qu'il fallait changer de
serment. En même temps on voyait Civilis et les Ger-
mains faire des progrès; ils avaient détruit plusieurs
légions ^ Il y eut alors un moment où beaucoup de
Gaulois penchèrent vers la révolte, refusèrent aux
Romains l'impôt et le service militaire% et « prirent
les armes, avec l'espoir de s'afTranchir ou l'ambition
* Tacile, Histoires, IV, 18 : In Gallias Germaniasque infestas, vali-
dixxlmririim nation um regno imminebat.
- Ibiik'in, 17 et 52.
3 Ibidem, IV, 25 : Affluentibus auxiliis Gallorum, qui primo rem
vnmanam enixe juvabant. Plus loin, c. 37, Tacile montre les Trévires
i'.illanl vaillamment contre les Germains.
* Ibidem, 57.
5 Mox, valescenlibus Germants (ibidem, 25).
* Deleclum tribulaque aspernantes (ibidem, 26).
SI LA r.AUr.E A CIIERCIIÉ A S'AFFRANCHIR. 7U
de commander* ». Un souffle de liberté et d'orgueil
national semble à ce moment avoir passé sur la Gaule*.
 la nouvelle de l'incendie du Capitole, on crut que les
dieux abandonnaient Rome el que l'empire du monde
allait passer à des nations transalpines; telles étaient
les prédictions des druides'. On ne voit pourtant pas
dans le récit de Tacite que la Gaule se soit insurgée;
mais il y avait dans les armées romaines des cohortes
gauloises; après avoir été jusque-là fidèles, ces cohortes
firent tout à coup défection. Les trois chefs gaulois
Julius Classicus, Julius Sabinus et Julius Tutor étaient
des officiers au service de l'Empire*. Se trouvant au
milieu de légions fort affaiblies par de récents revers,
ils s'entendirent avec Civilis, mirent à mort leur géné-
ral et forcèrent les restes de ces légions à s'insurger
comme eux. Ce fut une révolte militaire et non pas un
soulèvement de la population ^
Ces hommes parlaient de liberté ; ils se promettaient
de rétablir la vieille indépendance et même de fonder
un empire gauloise Le serment militaire, que les
soldats avaient l'habitude de prêter aux empereurs, ils
le firent prêter « à l'Empire des Gaules'' ». Cependant
l'un d'eux, Classicus, revêtit les insignes « de général
* Plerseque civitates adversus nos armatse, spe libertatis et cupidine
imperiUnuli (Tacite, Histoires, IV, 25).
^ Tacite, Histoires, 54 : Galli sustulerant animos.
^ Ibidem : Fatali igné siçjiium cœlestis irse datum et possessîonem
rerum Inuiiaiiarum transalpinis genlibus portendi druidœ canebant.
* Ibidem, 55.
s Voir Iniil le récit de Tacite, du chapitre 55 au chapitre 62.
® Tacite, Histoires, c. 55 et .^8.
' Ibidem, r)9-60 : Juravere qui aderanl pro imperio Gnlliarum... In
verha Galiiarum juravere. T toile ne parle ici que des soldats, soit ceux
des légions romaines, soit ceux des cohortes auxiliaires. 11 ne dit pas
qu'un serment de cette nature ait été prêté par la population gauloise.
80 LA GAIII.R ROMAINE.
romain », et un autre, Sabinus, « se fit saluer César* ».
Ces deux faits, attestés par Tacite, diminuent beaucoup
la valeur du serment prêté à l'Empire des Gaules.
L'historien ne dit pas non plus que la majorité de la
population se soit soulevée à l'appel des trois chefs. Il
fait bien voir que pendant plusieurs semaines il n'y eut
aucun soldat romain en Gaule, que par conséquent la
Gaule pouvait s'affranchir, si elle voulait, et qu'elle
était maîtresse de ses destinées; mais il ne dit nulle
part qu'elle se soit insurgée. Il la montre hésitante; on
devine bien que tout un parti pencha vers la révolte et
que quelques hommes individuellement prirent les
armes; mais, des quatre-vingts cités, il n'en nomme
que deux, celle des Lingons et celle des Trévires, qui
se soient décidées pour l'insurrection.
Cette insurrection fut réprimée d'abord, non par des
troupes romaines, mais par les Gaulois eux-mêmes.
Les ^'équunes, restés fidèles à Rome, s'armèrent pour
elle et mirent en déroute Sabinus et les Lingons*.
Quant à Civilis et à ses Bataves, ils refusèrent de
prêter serment « à la Gaule ». Ils aimaient mieux, dit
Tacite, se fier aux Germains. Ils annonçaient môme
qu'ils allaient entrer en lutte avec les Gaulois; ils
disaient tout haut que la Gaule n'était bonne qu'à
leur servir de proies
La fidélité des Séquanes et leur victoire, peut-être
aussi la crainte des Germains, ramenèrent la Gaule du
* Tacite, c. 59 : Classiciis sumptis romani imperii insignibus in castra
venit ; c. 67 : Sabinus Cœsarcm se salulari jubet.
* Idem, c. 67 : Sequanos civitalem nobis fidam.... Fusi Lingones,
5 Idem, c. Gl : Civilis ncque se neqiie qucmquam Balaviim in verba
(kdliarum adigil; fisiis Germanorum opibus... cerlandum adversus
Gallos de possessione rerum; c. 76 : Gallos quid aliud quam prœ-
da,n vivloribus.
SI LA GAULE A (;III',I',CI1IÎ A S'AFFUANCIIIR. 81
cô(é de Rome'. Les Rèmes, qui n'avaient pas fait défec-
tion, convoquèrent une asseml)Ié(Mles dépulés de toutes
les cités gauloises, « ])our délibérer en commun sur
ce qu'il fiiUait préférer, de l'indépendance ou de la
])aix^ ».
Alors se produisit un des événements les plus carac-
léi'istiqnes de toute cetle histoire. Les déj)utés des divers
peu[)les gaulois se réunirent en une sorte d'assemblée
nationale dans la ville qu'on appelle aujourd'hui
Reims. Là on délibéra avec une entière liberté sur le
choix entre la domination romaine et l'indépendance.
Jamais question plus haute n'a été posée devant une
nation et n'a été débattue avec plus de calme. Des
orateurs parlèrent en faveur de la liberté, d'autres pour
le maintien de la domination étrangère. Nous ne voyons
d'ailleurs à aucun indice que ceux-ci aient été accusés
d'être des traîtres, même par leurs adversaires, et il ne
semble pas qu'ils aient été moins attachés que les
autres à leur j)atrie. On discuta. Le grand nom de la
liberté et le souvenir de la vieille gloire furent évoqués;
les cœurs en furent émus. Mais quelques esprits plus
froids lirentvoir les dangers de l'entreprise : six légions
romaines étaient en marche. On se demanda surtout ce
que la Gaule, à supposer qu'elle réussît à s'aHranchir,
ferait de son indépendance, quel gouvernement elle se
donnerait, oii serait sa cnpitale, son centre, son unilé.
On montra les rivalités qui allaient renaître, les préten-
tions et les haines, la concurrence des divers peuples
* Tacite, c. G7 : Seqiianornm prospéra acie belli impetus slelit; resi-
phscerc civilales, fasque el fœdera respicere.
- ilu IciM : HcDii per Gallias edixere ut missis legalis in commune
consuUareiU Uberlas an pax placeret.
FusTKL UE CODi.ANUKs. — La (iaiilo romaine. '
8*2 LA GAULE ROMAINE.
et l'îinimosité des partis'. On fit entrevoir à quelles
incertitudes, à quelles fluctuations serait livrée la société
gauloise. On pensa surtout aux Germains, qui depuis
deux siècles avaient les bras tendus vers la Gaule, qui
étaient poussés contre elle par tous les genres de con-
voitise*, et qui n'attendaient que l'insurrection des
Gaulois contre Home pour inonder leur pays et le mettre
à rançon. On calcula tous les avantages de la paix et de
la suprématie romaine. On compara le présent à ce que
serait l'avenir, et l'on préféra le présent^ La conclusion
de ces grands débats fut que l'assemblée déclara solen-
nellement, au nom de la Gaule entière, qu'elle restait
attachée à Rome. Elle enjoignit aux Trévires, qui res-
taient seuls soulevés, de déposer les armes et de rentrer
dans robéis::ance*. Puis beaucoup de Gaulois s'armèrent
spontanément pour la défense de ^Empire^ Givilis,
vaincu une première fois, se refit une nouvelle armée
en Germanie ^ Il fut vaincu encore et les Germains
furent refoulés au delà du Rhin, qui était leur limite.
La Gaule fut sauvée de l'invasion et resta romaine.
Tacite met dans la bouche d'un général romain des
paroles qui expriment avec justesse la pensée qui pré-
occupait le plus les hommes de ce temps-là : « Quand
nos armées, disait-il en s'adressant à des Gaulois, en-
* Tacite, Histoires, IV, 69 : Deterruit plerosque provinciai'um œmu-
lalio.... Qiinm, si cuncta procédèrent, sedemimperio legerentftwndum
Victoria, jani discordia erat.
- IliiJetn, IV, 75 : Libido atque avaritia.
' Ibidem, IV, 69 : Pacis bona dissertans.... Tsedio futurorum prse-
sentia placuere.
* Ibidem : Scribuntur ad Treveros epistolse nomine Galliarum ut
abstiuerent armis.
5 Ibidem, IV, 79 : Multitudinem sponte commotam ut pro Romanis
arma capesseret.
« Ibidem, V, 13 : Reparato per Gertnaninui exercîtu.
SI LA GAULE A CHERCHÉ A S'AFFRANCHIR. 85
Irèrent dans votre pays, ce fut à la prière de vos an-
cêtres; leurs discordes les fatiguaient et les épuisaient,
et les Germains posaient déjà sur leur tête le joug de la
servitude. Depuis ce temps, nous faisons la garde aux
barrières du Rhin pour empêcher un nouvel Arioviste
de venir régner sur la Gaule. Nous ne vous imposons
d'ailleurs d'autres tributs que ceux qui nous servent à
vous assurer la paix. Vos impôts payent les armées qui
vous défendent. Si l'Empire romain disparaissait, que
verrait-on sur la terre, si ce n'est la guerre universelle?
Et quel peuple serait en péril plus que vous, vous qui
êtes le plus à portée de l'ennemi, vous qui possédez l'or
et la richesse qui appellent l'envahisseur*? »
Il semble étonnant au premier abord que la Gaule ait
eu besoin de l'Empire pour se défendre contre la Ger-
manie. Ce n'est pas que le courage et l'esprit militaire
fissent défaut aux Gaulois. Il s'en faut beaucoup que les
écrivains de ce temps-là les représentent comme une
race amollie. « Ils sont tous d'excellents soldats, dit
Slrabon, et c'est d'eux que les Romains tirent leur
meilleure cavalerie*. » César ne dédaignait pas non
plus leurs fantassins; il en enrôla beaucoup dans son
armée'. Ils ne cessèrent jamais, durant les cinq siècles
de l'Empire, de fournir de nombreux soldats et des
officiers aux légions romaines, qui à cette époque ne
se recrutaient plus en Italie. Les bras qu'ils mettaient au
service de l'Empire leur auraient suffi pour se défendre
eux-mêmes. Mais, sans l'Empire, la désunion se fût
mise aussitôt parmi eux. Dans les grandes guerres et
« Tacite, Histoires, IV, 72-74.
* Slrabon, IV, 4, 3. — Appien dit {Guerres civiles, II, 9) que César
avait 10 000 cavaliers gaulois dans son ai'mé«.
' [Cf. plus haut, p. 64.]
84 LA GAULE ROMAINE.
en présence des invasions, le courage personnel ne sert
presque de rien. C'est la force des institutions publiques
et la discipline sociale qui défendent les nations. Là où
le lien politique est trop faible, l'invasion a pour pre-
mier effet de désorganiser le corps de l'Etat, de troubler
les esprits, d'égarer les caractères, et dans le désordre
qu'elle répand elle est infailliblement victorieuse. C'est
ce qui était arrivé à la Gaule au temps des Cimbres et
au temps d'Ariovisle. Cela se serait reproduit encore si
la domination romaine n'avait fait d'elle un corps con-
stitué et solide. Cette domination fut pour les Gaulois
le lien, le ciment, la force de résistance \
* M. P. Viollet a imaginé un système sur les insurrections gauloises. Il
est parti d'abord de celte idée préconçue que h Gaule avait dû se révolter
fréquemment, énergiquement, unanimement. Pour justifier ces insurrec-
tions, il a prétendu que Rome s'était engagée envers les cités fédérées de la
Gaule à ne pas leur mettre d'impôts, et que, rompant ces engagements,
elle avait levé des impôts considérables. - — Tout cela est de pure imagi-
nation. — Il y eut, sans doute, quelques cités gauloises qui furent dites
fédérées; mais nous ignorons absolument quelles furent les conditions qui
leur furent faites ; les documents n'en disent pas un mot. Comme on les
appela civitates fœderatse, il est permis de supposer qu'un fœdus fut conclu
entre elles et Rome; encore cela n'est-il pas sur, et la supposition opposée,
à savoir qu'il n'y eut aucun traité, mais un simple titre, est tout aussi
acceptable en l'absence de tout document ; en tout cas, et en admettant
même que César ait conclu un fœdus avec chacune de ces cités, M. Viollet
seul est assez hardi pour savoir que l'exemption d'impôts y fût contenue,
assez hardi ensuite pour affirmer que Rome rompît cet engagement.
M. Violletcommetuneaulremeprise.il voit, par exemple, qu'un Trévire
s'est révolté, et il suppose tout de suite que c'est la cité des Trévires qui
s'est révoltée. Il oublie que cet homme était un officier romain, citoyen
romain, à peu près étranger à sa cité. Prendre un homme pour toute une
cité, alors surtout qu'il s'agit d'une cité gauloise, est une forte erreur.
Non- Acadéinie des inscriptions, séance du 15 juillet 1887.
M. Mommsen a [de même] beaucoup exagéré l'importance de celle
rtivolulion. 11 représente « la noblesse celtique formant une vaste con-
juration pour renverser la suprématie romaine; les peuplades les plus
considérables se joignant aux rebelles, les Trévires se jetant dans les Ar-
dennes, lesÉduens et les Séquanes se soulevant à la voixde Julius Sacrovir ;
enfin ce soulèvement témoignant de la haine encore vivace des Gaulois et
QUE LES GAULOIS DEVINRENT CITOYENS ROMAINS. 85
CHAPITRE lî
Que les Gaulois devinrent citoyens romains.
Chez les anciens, la conqucte n'avait pas pour effet
d'annexer les vaincus au peuple vainqueur. La Gaule
devint ce que la langue latine appelait alors une provin-
cia, c'est-à-dire un pays subordonné*. Elle ne fut pas
dans l'État romain, in civitate romana, elle fut dans
l'Empire, in imperio romano.
Parmi les Gaulois, les uns furent déclarés alliés de
Rome, fœderali, les autres libres, /?7>m, les aulres
soumis, dedilitii^. Tous se ressemblèrent en ce point
qu'ils étaient placés en dehors de l'État romain. Ils
étaient à l'égard de Rome des étrangers, peregrini^.
surtout de la noblesse contre les dominateurs étrangers! » (traduction,
p. 101, texte, p. 73). Aucun de ces traits n'est dans les documents. Les
documents ne parlent que du poids des impôts. Us parlent non de toute la
noblesse cellique, mais de quatre personnages seulement, et il se trouve
que ces quatre personnages, nés en Gaule, étaient citoyens romains.
* Le mol provincia, qui prit assez tard une signification géographique,
signifia d'abord une mission, un commandement; il s'appliqua surtout aux
commandements exercés sur les peu|)les vaincus, et c'est pour cela que
l'idée de sujétion s'y attacha. Nous revientlions plus loin sur ce sujet.
2 Pline, lUsloire nalurel'e, 111, 4, § 31-37, et IV, 17, § 105-109.
^ Peregrimis s'oppose :i civis , pcregrinitas à civilas. Cicéron, In
Verrein, VI, 35 : Noninefii nequc civem ncque pereyrinum. — Digeste,
1, 2, 2 : Prselor qui Roinœ inter pereqritios jus dicehal. La pérégrinité
impliquait une différence, non de domicile, mais de droit. On pouvait
habiter Rome, même de père en fils, et y être un pérégrin; en retour on
pouvait habiter Lyon ou Trêves, et y être un civis romanus. Voir Cicéron,
Pro Balbo, 23; De officiis, 111, 11 ; Gaius, Inslilutes, I, 67-70, 79. Ce
qui marque bien le sens de la pérégrinité, c'est que le dtoyen romain
qui était condamné à l'exil devenait aussitôt un pérégrin : pcrccjyinus fit is
oui aqun et icjni inlerdiclum est (llpieii, XI).
86 LA GAULE ROMAINE.
Cela signifiait qu'ils ne faisaient pas partie du peuple
romain ; ils n'avaient ni les droits politiques ni les droits
civils de cette cité. Ils n'avaient pas la protection des
lois romaines. Ils ne pouvaient ni hériter d'un Romain
ni léguer à un Romain*. Ils n'avaient pas le commer-
cium, c'est-à-dire le droit d'acquérir en pleine propriété
sur terre romaine*. Ils n'avaient pas le droit de mariage
avec des Romains, c'est-à-dire qu'une union d'un Romain
avec une Gauloise n'eût pas produit d'effets légaux^; le
fils qui en serait né aurait, comme pour toute union
illégale, suivi la condition de la mère; il eût été par
conséquent un Gaulois, un pérégrin*.Le pérégrin n'avait
pas le droit de prendre un nom romain ^ Ces règles
n'ont pas été créées par Rome; elles découlaient de
principes qui avaient appartenu à tous les Elals anciens.
Il était dans les idées des hommes d'alors qu'une bar-
rière légale et morale séparât toujours deux peuples ou
deux cités.
Ne parlons pas ici d'une politique d'assimilation.
Tandis que l'on voit, dans les sociétés modernes, les
conquérants employer toute leur habileté à s'assimiler
les vaincus, et les vaincus de leur côté repousser aussi
longtemps qu'ils peuvent l'union avec les vainqueurs,
* Gaius, Institutes, II, 218 : Ctii nullo modo Icgari possil, velui pcre-
grino, cum quo testamenti factio non sit. — idem, II, HO; III, 152,
133.
- Ulpien, XIX, 4. L'absence de commercium exclut la mancipntio, le
dominium ex jure Quiritium i-t même l'emploi de certaines obligations
solennelles.
5 Voir sur tout cela llpien, Y, 4; Gains, I, 50, 67, 78, 92. Quclquefoii
on accordait le connubhnn it un péiégrin par concession spéciale.
* Même, une loi Minicia ajouta à la rigueur de cette règle. Si un péré-
grin épousait une civis nnnana^ l'entant restait pérégrin (Ulpien, V, 8).
^ Perexirinee conditionis veiiiit iisnipaïc roniana noinina, dunlaxat
genliUlia, Suétone, CUmde, 25. Il est piobable que Claude ne lit ici que
faire revivre une ancienne règle.
QUE LES GAULOIS DEVINRENT CITOYENS ROMAINS. 87
c'était le contraire dans l'antiquité. Ceux qui supposent
que Rome eut la pensée et la conception nette de faire
entrer dans son sein les peuples soumis, lui attribuenl
une idée assez moderne et qu'elle n'eut pas. Quelques
esprits élevés purent la concevoir; mais il y a tout au
moins une très grande exagération à dire que Rome ait
eu une politique constante en ce sens. Ce furent bien
plutôt les peuples soumis qui travaillèrent à entier dans
la cité romaine. Rome ne fit que se prêter au désir des
peuples. Elle ne s'y prêta même que par degrés et lente-
ment. L'effort, en tout cela, vint des peuples, et non
pas de Rome. Ce ne fut pas Rome qui eut pour politique
de fondre les Gaulois avec elle; ce furent les Gaulois qui
aspirèrent et qui tendirent de toutes leurs forces à s'unir
à ceux qui les avaient conquis.
Il faut même remarquer que ce ne furent pas seule-
ment les Gaulois « déditices » qui sentirent l'intérêt de
devenir citoyens romains. Ceux qui étaient « fédérés »,
ceux qui étaient « libres », ceux qui par conséquent
continuaient à avoir l'usage de leurs lois nationales,
furent les plus empressés. Rome leur permettait de
rester Gaulois, ils voulurent être Romains.
L'État romain, à cette époque de l'histoire, n'était
plus une république libre. Le titre de citoyen ne confé-
rait donc plus, comme autrefois, le droit d'élire les
magistrats et de voter les lois. Les documents montrent
|)ourtant qu'il avait autant de prix aux yeux des
hommes et qu'il était autant recherché qu'à l'époque
précédente'. C'est qu'il assurait la protection des lois
romaines. Avec lui, la propriété était garantie; on pou-
* Dion Cassius, LX, 17 : « Comme les citoyens étaient en tontes clioses
plus estimes que les péiégrins, beaucoup demandaient le droit de cité. »
88 LA GAULE ROMAINE.
vait lester et hériter, contracter et vendre, suivant les
formes solennelles et sûres; on avait tous les droits
attachés à l'autorité maritale et à la puissance pater-
nelle. Ce titre, outre qu'il llattait la vanité, rehaussait
la valeur légale de l'homme. 11 fut donc un objet d'am-
bition. Pendant sept ou huit générations d'hommes, le
but de tous les désirs d'un Gaulois ne fut pas de s'af-
franchir de Rome, mais d'acquérir le droit de cité
romaine.
Quand nous disons « droit de cité romaine », il faut
tâcher de bien comprendre cela suivant les idées des
anciens. Notons d'abord le mot dont ils se servaient, ils
ne disaient pas jus civitatis comme nous disons droit de
cité*. Ils disaient cw?7as. Les expressions usuelles étaient
dare civitatem, donare civitate, adimere ou amillcre
civitatem. Dans ces expressions il est visible que civi-
tas signifie la qualité ou l'état de civis, de même que
peregrinitas signifie l'état de peregrinus. Nous pour-
rions traduire par « citoyenneté ». Or cette observation
n'est pas sans importance; nous y apercevons l'idée que
les hommes attachaient au mot et à la chose morne, ils
y voyaient bien plus qu'un droit s'ajoutant à la per-
sonne. Ils y voyaient une situation entière delà personne
elle-même, un état nouveau de l'être humain. Passer
de la « pérégrinité » à la a ciloyeiineté romaine », ce
n'était pas seulement acquérir un droit de plus, c'était
se transformer intégralement' C'était cesser d'être Gau-
lois et devenir Romain. Ce qu'on appelait « le don de la
cité romaine » était ce <|ue nous appellerions aujour-
d'hui la naturalisation romaine.
* Du moins l'expression est rare, et dans les deux ou trois exemples où
on l;i rencontre, il n'est pas jjien sûr qu'elle exprime exactement la uième
idée que le mot civilas.
QUE LES GAULOIS DEVINRENT CITOYENS ROMAINS. 89
Etudions d'abord comment le changement se fit. Une
première remarque est qu'il ne fut pas l'effet d'un effort
général et collectif. Ne nous figurons pas la Gaule
entière réclamant la citoyenneté romaine au nom d'un
principe égalitaire; surtout ne nous la figurons pas s'in-
surgeant pour l'obtenir. Rien de pareil ne se vit ni en
Gaule ni en aucune autre province. L'ambition et les
efforts furent individuels. Ce ne fut aussi qu'à des
services ou à des mérites personnels que Rome accorda
la faveur si désirée.
La concession ne fut d'ailleurs ni très rare ni tiès
difficile. Rome, à cette époque même, échangeait le
gouvernement de tous contre le gouvernement d'un
seul. Le droit dé cité ne fut donc plus décerné par un
« peuple » qui eut été intéressé à ne pas augmenter le
nombre de ses membres; il le fut par un empereur ([ui
trouva intérêt à se faire d'autres sujets que la plèbe
romaine.
César fit citoyens romains beaucoup de Gaulois qui
l'avaient servi'. Après la guerre civile, « il donna la
cité » d'un seul coup aux 4000 ou 5000 Gaulois qui
composaient sa légion de l'Alouette*.
La politique d'Auguste fut de donner la cité romaine
à « ce qu'il y avait de plus noble, de meilleur, et de
* Suétone, César, 76 : Civilale donatos et quosdam e semibarbaris
Gnllornm recepit in curiam. Cf. c. 80 : Illa vulgo canebantur : Galli
braccas deposuerunt, lalum clavuni sutnpserunt. — Cicéron, Ad faini-
liares, IX, 15 : In urbem noslrain est infusa peregviiiitas, nunc vero
etiam braccatis et transalpinis nalionibus. — Idem, Pliilippitiucs,
I, 40 : Civitas data provinciis utiiversis a morluo; mais il est visiMo
que Cicéron exa}j;ère ici.
- Suétone, César, 24 : Lrgionem ex transalpinis Iranscriptam, voca-
bulo (juoque (jallirn. Manda enim appcllnbalur, qnain disciplina
cvllntitie roniaiio inslilulani et ornalam, poslca univcrsani civilale
donavil. [(if. j>. 04.]
90 LA GAULE ROMAINE.
plus riche dans les provinces* ». De cette façon la « cité
romaine » resta une faveur toujours précieuse et tou-
jours enviable. Un assez bon nombre de Gaulois l'obtin-
rent. Les noms de plusieurs d'entre eux nous sont
connus^ Mais il avait fallu « une grande noblesse »,
des services rendus, pour ^obtenir^
Un peu plus tard, la richesse suffit. Le titre de
citoyen romain pouvait s'acheter, comme à d'aulres
époques on acheta des titres de noblesse. Dion Cassius
affirme que beaucoup l'eurent à prix d'argent de l'em-
pereur Claude ou de ses affranchis*. »
D'autres y parvinrent par une voie légale. 11 y avait,
au moins, quatorze cités gauloises qui possédaient ce
que le droit public romain appelait la « latinité^ ». Dans
ces cités, il suffisait d'avoir rempli une magistrature
municipale pour être de plein droit, en sortant de
charge, citoyen romain*.
* Cette politique est bien marquée dans le ftimeux discours de Mécène
inséré par Dion Cassius dans son histoire, discours qui, authentique ou
non, est considéré universellement comme le vrai programme du régime
nouveau. Mécène dit à Auguste : « Toùç ■ysvvaio-râTouç -/.al tou; àpi'aiou:
xa\ Toù; TtXouaiwTaTOuç ici^oift, [xr] [xdvov Ix rf]? 'IraXiaç iWà. za''. T:apx
Tojv 0:i:r)7.d(ov l7r'.X£Çâ[x£voç, etc. Dion Cassius, LU, 19. — Cf. Suétone,
Aiujusle, 40 : Civitalem romanam parciss'nne dédit.
- Ainsi nous savons que le père de Julius Vindox, Aquitain, était
citoyen romain et moine sénateur (Dion Cassius, LXIII, 22). Le Trévire
Julius Florus, l'Éduen Julius Sacrovir, les Dataves Julius Civilis cl Julius.
Paidus, étaient citoyens romains dès le temps d'Auguste (Tacite, Annales,
III, 40; Histoires, 1, 59; IV, 15). [Cf. p. 72, 74, 79.]
' Tacite, Annales, 111, 40 : Nobililas ambobiis et majorum hona fada,
coque romana civilas data. — De même Julius Paulus et Julius Ci\ilis
étaient ex reçjia stirpe (Histoires, IV, 13),
* Dion Cassius, LX, 17.
^ Quatorze oppida latina sont mentionnés par Pline, Histoire naturelle.
III, 5, entre autres INimes, Vaison, Carcassonno, Toulouse. [Cf. les pré-
faces du Corpus, t. XII. j
6 Sui' la laiinilas, les principaux textes sont : Appien, Guerres civiles,
II, 26; Strabon, IV, I, 12, édit. Didot, p. 155; Gains, Inslilules, I, 95-
90. Cf. Asconius, Ad Ciceronis Pisonianam.
QUE LES GAULOIS DEVINRENT CITOYENS ROMAINS. 91
Enfin les hommes purent acquérir « la ci lé » en
servant Rome comme soldats pendant vingt ans*. Le
Gaulois entrait comme pérégrin dans une cohorte
d'infanterie ou dans une ala de cavalerie, et après son
temps de service il en sortait citoyen romain % et ses
enfants l'étaient après lui.
Ainsi la population gauloise se transforma peu à
peu. La transformation commença par les plus grandes
familles, par les hommes les plus considérés dans leurs
propres cités, par les plus riches ou les plus braves.
Dès le règne de Claude, Tacite constate que dans toute
la Gaule les notables des villes possédaient la cité
romaine^ Beaucoup d'autres l'obtinrent ou l'achetèrent
de Galba, qui avait eu besoin de l'appui de la Gaule\
Qu'on essaye ensuite de calculer combien de Gaulois
entrèrent dans les troupes romaines, et combien d'entre
eux revinrent en Gaule comme citoyens; qu'on ajoute
à cela que chaque nouveau citoyen faisait lui-même
souche de Romains, non seulement par le mariage, mais
aussi par l'affranchissement: caries esclaves qu'il faisait
libres par les procédés légaux, il les faisait en même
temps citoyens romains; et par ces calculs on jugera
qu'au bout de deux siècles et demi la majorité de la
* Ce n'était pas précisément un droit; mais la concession était habi-
tuelle, pourvu que le soldat eût obtenu un con<;é honorable, honesta
missio. C'est à quoi Gaius fait allusion lorsqu'il dit : Inslilules, I, 37 :
Veleranis quibusdam conccdi solct principalibus conslilulionibus con-
nubium cum lalinis percgrinisve quas primas post missionem uxores
duxeriiit, el qui ex eo malrimonio nascuntur cives romani fiunt.
* C'est ce qui ressort des diplômes militaires qui nous sont parvenus.
3 Tacite, Annales, XI, 23 : Primores Galliœ quœ Comala appellatnr,
civilalem r(»nnnam prideni assecnii.
* Tacite, Hisloires, 8 : Galliœ obliqalœ recenli dono romance civitatis.
— Il ne faut pas entendre cela en ce sens que Galba ait donné le dioit de
cité à la Gaule collectivcineul ; il le doinia à lieaucoup de Gaulois; Hu-
tari^uc, Vie de Galba, 18, fait entendre qu'il le vendit.
92 LA GAULE ROMAINE.
population libre en Gaule avait cessé d'être gauloise
pour devenir romaine.
Alors vint le décret de Caracalla qui déclara que tous
les hommes libres dans l'Empire étaient citoyens romains.
Les qualifications depérégrins, de sujets, d'alliés, dispa-
rurent. Il n'y eut plus dans l'Empire que des Romains*.
Dans les premiers temps, le titre de citoyen romain
n'avait pas impliqué le droit de parvenir aux magistra-
tures romaines et d'entrer dans le Sénat. En l'année 48
de notre ère, les principaux habitants de la Gaule solli-
citèrent ce droit^ L'empereur Claude prit leur cause en
mains% et se chargea de la plaider lui-même dans le
sénat. Il montra leur parfaite fidélité, leur inébranlable
' Ulpien, au Digeste, l, b, Il : In orbe romano qui sunt, ex constilu-
tione imperatoris Antonini, cives romani effecli stint. — Dion Cassius,
LXXVII, 9 : Tco;jLa[ou; tA'j-ol^ xou; sv ttj à?y5^ aùroù à;:£oet;sv. — Novcllcs
de Justinien, LXXVllI, 5 : Antoninus Plus jus romanœ civitalis, prius ah
unoquoque suhjcclorum petitus cl ialiier ex iis qui vocantur perec/rini
ad roinanam ingenuitatem deducens, hoc illc omnibus in commune
suhjeclis donavit. — Saint Augustin, Cité de Dieu, V, 17 : Factum est
ut omnes ad imperium romanum pertinentes societatem accipcrent
romanam et romani cives essent. — Le prince auteur du décret est celui
que l'on a appelé Caracalla, ce qui n'est qu'un simple surnom; ses vrais
noifls, sur les inscriptions, sont : Marcus Aurelius Antoninus Lucii
Septimi Severi ftlius (OrcUi, n" 452, 951, etc. ; cf. Spartien, Vita Severi,
10). Dion Cassius ne l'appelle pas autrement qu'Antonin. — Nous n'avons
pas le texte de son décret, et il est impossible d'en dire le vrai sens,
encore moins le motif. Peut-être Caracalla ne songeait-il, comme le dit
Dion (Cassius, qu'à étendre à tous quelques impôts sur les affranchisscmenls
et sur les successions qui n'avaient frappé jusque-là que les citoyens.
Avidité fiscale, humanité, ou calcul politique, la conséquence fut la
même.
* Tacite, Annales, XI, 25 : Quum de supplendo senaia ayilardur,
prinioresque Gallise jus adipiscendorum in Urbe honorum expeterenl.
^ Claude était né à Lyon; [iliisieurs historiens modernes insistent sur ce
fait, et peu s'en faut qu'ils ne [iiésentent Claude comme un Gaulois. Claude,
né à Lyon, n'en était pas moins né Romain, le status ne dépendant nulle-
ment du lieu de naissance [cf. p. 85, n. 5] ; d'ailleurs Lyon n'était pas
une ville gauloise, mais une colonia civium romanorum.
QUE LES GAlIl.niS DEVINRENT CITOYENS ROMAINS. 03
tillncliemenl à Piome; il ajoula que, par leurs habitudes
d'esprit, leurs mœurs, leurs arts, ils étaient devenus
Romains; il fit entendre que par leur richesse comme
par leurs talents ils feraient honneur au Sénats Un
sénatus-consulte suivit, conforme au discours du prince.
Les (îaulois, à commencer par les Eduens, purent être
magistrats et sénateurs dans Rome\
Les Gaulois passèrent ainsi, sans beaucoup de peine,
de la condition de sujets de Rome h celle de membres
de l'Empire. A mesure qu'ils entraient dans le vaste
corps de la cité romaine, ils prenaient tous les droits,
toute la fierté, toutes les ambitions du citoyen. Ils figu-
raient, suivant leur richesse ou la faveur du prince, au
rang des chevaliers' ou parmi les sénateurs. Les plus
hautes classes de la société romaine leur étaient ouver-
tes, tous les honneurs et tous les pouvoirs leur étaient
accessibles. Us devenaient volontiers agents du prince,
procurateurs, fonctionnaires de l'administration. Us
occupaient les hauts grades dans les armées*. Us gou-
1 Tacilo, Annales, XI, 25 : Continua ac fida pax ; jam moribus, arti-
bus, affuiiUilibus nostris niixli, aitrum et opes suas inférant polius quam
scparali liabeant. — Nous avons une partie du discours autlientique de
Claude, que Tacite avait abrégé et mis, pour ainsi dire, en sa langue.
Voir le texte dans Desjardins, t. III, p. 2<S0 t't suivantes.
- Tacite, XI, 25 : Orationem principis secuto patrum consulta, primi
JEdui senatornm in Urbe jus adepti sunt. — Faut-il croire, comme
Desjardins, que le sénat eût réduit la concession de l'empereur aux seuls
Ediicns? Je n'en suis pas bien sûr. Tacite ne dit pas sou Mbvt. Sa pJirase
peut s'entendre en ce sens que, h sénatus-consulte ayant autorisé des
Gaulois à entrer au sénat, il se trouva que les premiers qui y entrèrent
furent des Éduons, ceux de la Narbonnaise étant mis à part. Cette pro-
vince fournissait déjà des sénateurs à Rome.
5 Orelli. n- 315, 2489, 5840 [Corpus, XII, p. 918]. — Boissieu,
Inscriptions de Lyon, p. 260; mentionne un Veromanduus qui est
equcs roinanus. — D'autres inscriptions mentionnent des Gaulois qui
furent allecti in amplissimuni ordinem inter quœslorios ou inler prse-
lorios (llerzog, Appendix, n"' 17 et 512) [Corpus, XII, n"' 4354 et 17î<5].
♦ Valéiius Asiaticus qui fut deux fois consul, Vindex qui fut gouverneur
94 LA GAULE ROMAINE.
vernaient les provinces. Un Romain pouvait sans exagé-
ration dire à un Gaulois : « Vous partagez l'Empire
avec nous : c'est souvent vous qui commandez nos
légions, vous qui administrez nos provinces; entre
vous et nous il n'y a aucune dislance, aucune bar-
ri ère \ »
A partir de ce moment, les hahitants de la Gaule
cessèrent de s'appeler Gaulois et s'appelèrent Romains.
Le nom de Gaule resta dans la langue comme expres-
sion géographique; celui de Gaulois fut encore employé
quand il s'agit de distinguer cette population de celle
des autres ])arties de l'Empire, de la même façon que
nous employons les noms de Normands, Bourguignons,
ou Provençaux ; mais le vrai nom national fut pour tous
celui de Romains*.
Une chose surprend d'abord dans les documents du
v" siècle. Salvien appelle du nom de Romains ses compa-
triotes gaulois'. Une chronique désigne les habitants
du bassin de la Seine par le terme de Romains*. On
voit au temps de Clovis un homme qui est né en Gaule,
Syagrius, et qui ne commande qu'à des Gaulois, s'inti-
de province, étaient nés en Gaule. D'autres Gaulois, Cla^^sicus, Tutor.
Saljiuus, avaient des commandements. Tacite, Histoires (,61, parle de
centurions et de tribuns qui sont nés en Gaule. [C(. p. 72, 74 et 79.]
* Discours de Cérialis aux Gaulois, dans Tacite, Histoires, IV, 74 : Ipsi
plerumcpie legionihus tiostris prœsidetis ; ipsi has aliasque provincias
recjitis ; nihil separatum clausumve.
- C'est ainsi que dans Ainmien (XIX, 6) les mêmes soldats sont appelés
Gaulois et Romains : Gaulois pour les djstmguer des autres troupes de
l'armée, Romains vis-à-vis de l'ennemi.
. 3 Salvien, De gubernatione Dei, liv. V : U?ium illic Romanorum om-
nium votum est.
* Grégoire de Tours, Historia Francorum, II, 9 : In his parUhus
usque Liyeriin fîuvium liabitabant Romani; ultra Ligerim Gotlii. —
L'ail Leur de la Vie de saint Sigismond (dom Bouquet, t. lit, p. 402)
appelle la population, indigène, Romani Galliarum habitatores.
QUE LES GAULOIS DEVINRENT CITOYENS ROMAINS. 95
luler chef des Romains '. C'est que ce nom appartenait
officiellement et depuis longtemps à toute la population
de la Gaule* comme à celle de toutes les provinces de
l'Empii'e. Elle a continué à le porter, même après que
l'Empire avait disparu \ Le titre de citoyen romain se
retrouve encore, comme un titre d'honneur, dans des
actes authentiques du \if siècle % et la langue du pays
s'appela longtemps la langue romane ou le roman ^
Durant cinq siècles, le patriotisme des Gaulois fut
l'amour de Rome. Déjà au temps de Tacite on avait
remarqué qu'ils aimaient Rome autant que pouvaient
l'aimer les Romains de naissance®. Ce sentiment ne fit
que se fortifier dans leurs âmes. Ils étaient attachés à
l'Empire romain comme on est attaché à sa patrie.
L'intérêt de la Gaule et l'intérêt de Rome se confon-
daient dans leur pensée. Un de leurs poètes s'écriait en
* Atyioto; àv^jp va FaXariov, dit l'historien Priscus (dom Bouquet, t. I,
p. G08); JUgidius ex Romanis, dit Grégoire de Tours (II, 11); les deux
expressions étaient synonymes. — Syagrius, Mgidii filius, Romaiiorum
rex (Urégoire de Tours, II, 27); dans cette phrase, le mot Romannrum
désigne la population sur laquelle régna quelque temps Syagrius, c'est-
à-dire la population entre Loire et Somme.
- Le Code des Burgondes et celui des Wisigoths désignent toujours la
population indigène par le mot Romani.
^ Frédégaire, qui écrit au vu« siècle, appelle encore Romani la popu-
lation indigène.
* Inlromisssus in ordine civium romanorum ingenuum se esse co-
gnuscat. Formules usilécs dans l'Empire des Francs, édit. E. de Rozière,
n" 96. Cf. n" 64, 6tj, 70, 83.
^ Liiigua romnna (iNilhard, III, 3). Ce qu'il faut bieu remarquer, c'est
que cette expression, que l'on rencontre fréquemment au moyen âge, ne
désigne jamais la langue latine. On lit dans le poème de Garin que « plu-
sieurs entendent mieux roman que latin », et dans une chronique du
xu* siècle, de latino vcrlil in romanum Le roman était la langue que
la Gaule parlait. — D'ailleurs, les Espagnols, qui étaient devenus aussi
Romains que les Gaulois, ont aussi appelé leur langue le roman, et la langue
des Grecs de Constanlinople s'appelle encore le romàïque.
^ Tacite, Annales, XI, 24 : Nec amore in hanc patriam nabis con-
cedunt.
90 LA GAULE ROMAINE.
s'adiessant à Rome : « Tu es la patrie unique de tous
les peuples '. »
On a dit que la (îaule avait essayé à plusieurs reprises
de se séparer de Uonie. Il n'y a ni un seul fait avéré ni
un seul texte authentique qui montre que la population
gauloise ait eu cette pensée. Quelques usurpations de
chefs militaires, quelques récriminations au sujet des
impots, quelques attaques du clergé chrétien contre une
autorité encore païenne, ne prouvent nullement que la
fiaule ait jamais eu la haine de Rome^ Il est incontes-
lahle que le lien entre Rome et la Gaule ne fut pas
brisé par la volonté des Gaulois; il le fut par les Ger-
mains, Encore verra-t-on dans la suite de ces éludes
que la population gauloise garda tout ce qu'elle put de
ce qui était romain, et qu'elle'^s'obstina à rester aussi
romaine qu'il était possible de l'être.
CHAPITRE X
De la transformation de la Gaule sous les Romains.
1° SI UNE POPULATION LATINE EST ENTRÉE EN GAULE.
Ouand la Gaule fît partie de l'Empire romain, on
la vit renoncer à sa religion, à ses coutumes, à sa lan-
gue, à son droit, à ses noms même, pour adopter la
* Rutilius, I, ù'2 : Fecisti patriam diversis geniibus unam. — Sidoine
Apollinaire [Lelties, I, 6) appelle Rome, luiica lolius miindi civitas, et
il ajoute : Domicilium Iccjum, (jijmnasium litleraru)ii, curiam dicjni-
talîim, verlicem mundi, palriam libertalis, in qua unica tolius orbis
civitalc s'jli harbari cl servi peregriininliiv.
* Nous examinerons ce point un peu plus loin.
DE LA TRANSI'OI'.MATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 97
laiig-iie, les noms, la religion, le droit et les habitudes
des Romains.
Pourtant la population et la race ne furent pas mo-
difiées. Il n'y eut ni émigration des Gaulois ni intro-
duction de beaucoup d'Italiens. On voudrait calculer ce
qu'il entra de sang latin dans le pays. D'une part, il
est avéré que neuf colonies romaines y furent fondées ;
Narbonne, Arles, Béziers, Orange, Fréjus, Vienne,
Lyon, Valence, Nyon, et sur le Rhin Cologne'. Ce ne
serait donc qu'un petit nombre de villes. Mais il faut
encore faire attention que ces villes n'ont pas été fondées
et peuplées par les nouveaux colons. Elles existaient
auparavant. Elles étaient déjà des centres importants
sous les Gaulois*. Les nouveaux venus ne chassèrent
' Il est impossible, à notre avis, de délenniner d'une manière abso-
lument sûre le nombre des colonies romaines en Gaide. Nous n'avons
nommé que celles qui sont certaines. Quelques autres villes, Aix, Toulouse,
Carcassonne, Nîmes, Avignon, Vaison, Apt, sont parfois qualifiées colonies;
mais il ne semble pas qu'elles fussent des coloniœ deductœ, c'est-à-dire
véritaidement composées de colons venus du dehors. Il y a des raisons de
penser que pour ces villes le terme colonia était un simple titre, et qu'il
existait des colonies fictives comme il existait des Latins fictifs, un sol
italique fictif. [Cf. Ilirschfeld, préface du Corpus hiscriptionum lalina-
rum, t. XII, p. xu, et les chapitres relatifs à chaque ville.]
- Par exemple, Narbonne est déjà mentionnée comme ville importante
par Hécatée de Milet [Fragments, édit. Didot, t. I, p. 2) ; elle est surtout
signalée par Polybe, avant toute conquête romaine, et Polybe déclare
qu'elle est l'une des trois villes les plus importantes de la Gauld (liv. XXXIV,
c. 6 et 10, édit. Didot, t. II, p. Ml et IK)). Une colonie romaine y fut
envoyée en 118 avant notre ère, conduite par Licinius Crassus (Gicéron,
Briilus, 45); uu'^ nouvelle colonie y fut conduite vers l'an 46 par l'ordre
et sous le nom de César (Suétone, Tibcve, 4); la ville prit alors les noms
qu'on lui voit dans les insciiptions, Colonia Julia Paterna Narbo Mar-
lius Decuinanornm. — Arles, Arelale, antérieurement Theline, était
une ancienne ville de commerce où une colonie romaine fut conduite
au temps de César (Suétone, Tibère, 4; Pline, Hist. nat., III, 5, 36;
Slraboii, IV, \, 7). Elle prit les noms de Colonia Julia Paterna Arelate
Sextanorum. — Vienne était depuis longtemps le chef-lieu des Allobroges
(Sirabou, IV, 1, 11, édit. Didot, p. 154); elle reçut des colons roniams
FusTEL DE CouLANGEs. — La Gaulo romaine. 8
98 LA GAULE ROMAINE.
pas non plus les habitants; ils s'établirent au milieu
d'eux. Nous n'avons aucun renseignement sur le chiffre
des colons, mais il est probable qu'ils étaient peu nom-
breux \ En sorte que, même dans les colonies, les
colons ne formaient qu'un appoint à la population : ils
n'étaient pas la population même. Il faut encore ajouter
que ces colons « citoyens romains » n'étaient pas des
Romains de race. Presque tous étaient d'anciens soldats
de César, et nous avons déjà vu que César les avait
recrutés dans la Gaule cisalpine et la Gaule narbon-
naise*.
Ainsi les colonies, ou ce qu'on appelait de ce titre.
vers l'an 46 ; encore ces colons n'y restèrent-ils pas ; ils furent chassés,
au moins en partie, par les indigènes ; et pourtant la cité conserva le titre
et les droits de colonie romaine. — Lyon fut une ville toute nouvelle. Le
terme Lugudunum est ancien, mais ce terme ne prouve pas à lui seul, et
à définit de tout autre renseignement, qu'il ait existé là une ville. Le Lyon
des Romains ne fut au surplus qu'une petite ville, tout entière sur la rive
droite de la Saône, à Fourvières, et resserrée d'ailleurs par le territoire
tout voisin des Ségusiaves. Son nom était Colonia Copia Claudia Augusta
Lngu(himim. — La ville de Cologne, Colonia Claudia Augusta Agrippi-
nensis, ne fut pas autre chose que l'ancien oppidum Ubiorum (Tacite,
Annales, 1, 36 ; Histoires, I, 56; IV, 20, 25, 28); cette ville germaine
devint colonie romaine au temps de Claude, moins par l'intrusion d'une
population nouvelle que par la transformation de ses Ubiens en Romains.
C'est ce que dit Tacite, Histoires, IV, 28 : Ubii, gens germanicse originis,
ejiirata patria, Romanorum nomen Agrippinenses vocati sunt.
* C'est ainsi que nous voyons les colons de Vienne être chassés par les
indigènes, et cela pour une querelle toute locale où Rome ne jugea pas à
propos d'intervenir. — Desjardins, 11, p. 291, pense que la colonie ne
comprenait en général que 300 familles ; c'est une conjecture assez vrai-
semblable.
2 Les noms officiels que portaient ces colonies montrent que Narbonne
était composée de decumaiii, Béziers de septimuni, Fréjus d'octavani,
c'est-à-dire de vétérans de la 10«, de la 7% de la 8' légion. De même
Orange fut colonisée par des hommes de la 2° légion, Arles par des
hommes de la 6°. — M. Mommsena pensé que ces adjectifs decumanorum,
séptimanorum, étaient des titres purement honorifiques en l'honneur de
telle ou telle légion. 11 objecte que ces légions ne purent pas être envoyées
en colonies l'an 46, puisqu'on les voit figurer dans les combats de l'année
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 99
n'introduisirent que fort peu de sang latin en Gaule.
Quant aux fonctionnaires de l'Empire qui y vinrent suc-
cessivement durant cinq siècles, ils ne faisaient qu'y
passer et ne s'y établissaientpas. La Gaule ne vitpas non
plus de garnisons romaines s'installer à demeure au
milieu d'elle. Les huit légions étaient cantonnées unique-
ment dans la région du Rhin, et il ne faut pas croire
d'ailleurs que ces légions fussent composées d'Italiens.
De ces vérités découle une conclusion légitime : ce
n'est pas l'infusion du sang latin qui a transformé la
Gaule. Est-ce la volonté de Rome? Les Romains ont-ils
eu la pensée fixe et précise de transformer la Gaule?
Il n'y a ni un texte ni un fait qui soit vraiment l'indice
d'une telle pensée. Les historiens modernes qui attri-
buent à Rome cette «politique, transportent nos idées
d'aujourd'hui dans les temps anciens et ne voient pas
que les hommes avaient alors d'autres idées. Que l'an-
tique exclusivisme des cités eût disparu, cela est cer-
tain; que Rome n'ait pas tenu à maintenir les vieilles
barrières entre les peuples, cela est son honneur ; mais
il ne faut pas aller plus loin et lui imputer la volonté
formelle de s'assimiler la Gaule. Il aurait été contraire
à toutes les habitudes d'esprit des anciens qu'un vain-
queur exigeât des vaincus de se transformer à son image.
Ni le sénat ni les empereurs n'eurent pour programme
politique et ne donnèrent pour mission à leurs fonc-
tionnaires de romaniser les provinciaux. Si la Gaule
s'est transformée, ce n'est pas par la volonté de Rome,
c'est par la volonté des Gaulois eux-mêmes.
suivante. Aussi ne disons-nous pas que toute h dixième légion fut envoyée
à Narbonne, toute la septième à Béziers. Nous ne pensons pas qu'il y ait eu
pliii de quelques centaines de vétérans de chaque légion. [Cf. Hirschfeld,
p. xii, 152, 83. 511et52K]
100 LA GAULE ROMAINE.
S* QDB LES GAULOIS ONT RENONCÉ A LEURS NOMS GAULOIS.
Une chose étonne au premier abord : à partir du
temps oii la Gaule est conquise, presque tous les noms
de Gaulois qui nous sont connus sont des noms latins.
Dans Tacite nous trouvons un Aquitain qui s'appelle
Julius Yindex, un Eduen Julius Sacrovir, les Trévires
Julius Florus, Julius Classicus, Julius Indus, Julius
Tutor, Julius Valentinus, le Lingon Julius Sabinus, le
Rème Julius Auspex, le Santon Julius Africanus, les Ba-
taves Julius Givilis, Julius Maximus, Claudius Victor,
Julius Paulus*.
Dans les inscriptions, c'est par centaines que nous
trouvons des noms tout romains. Dans la Viennoise,
nous voyons Sextus Valérius Mansuétus, Lucius Valérius
Priscus, Marcus Junius Certo, Sextus Valérius Firmi-
nus\ Dans le pays de Grenoble, les noms sont Marcus
Titius Gratus, Sextus Vinicius Julianus, Quintus Scribo-
nius Lucullus; des femmes s'appellent Julia Gratilla,
Vinicia Véra, Pompéia Sévéra^. Une femme qui se dit
Allobroge porte le nom de Pompéia Luçilla *. Dans la
Narbonnaise, nous trouvons un Marcus Livius, un Cor-
nélius Métellus, un Appius Claudius, un Caius Manlius,
un Caius CoVnélius Celsus, et beaucoup d'autres noms
semblables, sans qu'il y ait à penser que tant de noms
appartiennent au très petit nombre de colons italiens
» Tacite, Annales, III, 40, 42; Histoires, IV, 35, 55, 68, 69.
- Allmcr, Anliquilés de Vienne, n°' 90, 95, 97, 105, 117. [Voyez la
liste complète des noms conservés d;ins les inscriptions des provinces du
Sud dans les taltles du Corpus, t. XII.]
5 Ibidem, n°' 490, 492, 499, 508.
♦ Ibidem, n"' 1965, t. IV, p. 466 [Corpus, XII, n° 1531].
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 101
qui ont pu venir dans le pays\ Dans le pays des Bitu-
riges Yivisques (le Bordelais d'aujourd'hui) la plupart
des noms sont latins : c'est Publius Géminus, Titus
Julius Sécundus, Gains Julius Florus, Gains Octavius
Vitalis, Julius Avilus, Lucius Julius Solemnis, Julius
Lupus, Gains Julius Sévérus^; un Aulus Livius Vindi-
cianus a pour lîls Livius Lucaunus et pour petite-fille
jNammia Sulla^. Nous connaissons par leurs inscriptions
funéraires deux Séquanes qui s'appellent Lucius Julius
Mutacus et Quintus Ignius Sextus*, un autre Scquane
(jui s'appelle Quintus Julius Sévérinus^ Un habitant du
IN'uigord, Gains Pompéius Sanctus, a pour fils Marcus
Poinpéius Libo et pour petit-fils Gains Pompéius Sanc-
tus''. Un babilant du Limousin, Quintus Licinius Tau-
ricus, a pour fils Quintus Licinius Venator \ Un
habitant du Poitou s'appelle Lucius Lentulus Gensori-
nus, et un ArverneGains Servilius Martianus^ Un Bel-
lovaque s'appelle Mercator, un Véromanduen Latinus, un
Suession Lucius Gassius Melior^ Des habitants du pays
d'Amiens s'appellent Lucius Ammius Silvinus et Sabi-
néius Gensor"', Dans l'IIelvétie nous trouvons les noms
de Marcus Galpurnius Quadratus, Antonius Sévérus,
* Lebèguc, Êpùjydphie de Narboime, n"' 394, 412, 653, 634, 644.
658, 766, etc. [Ilii-srlilbld, p. 521].
* Jullian, Inscriplions de Bordeaux, n°' 9, 10, 12, 15, 17, 20, 75,
90, loi, 133, 155, 139, etc.
5 ll)i(lfin, n" 154.
* Ihiiliiin, n" 56.
^ S[ioii-I{cnier, p. 157.
^ Aiig. Hcrnaril, le Temple d'Aiifinste, p. 74.
' Miiiniiisun, Annales de l'inuliliil archcologiq.'^. 1855, p. 60.
** S|p()ii-I{eiiier, p. 567 : Aug. ttei'iianl, le Tein}. (VAiKjusle, p. 60.
9 Alliiici-, u" 554 [Corpus, XII, a" 1922] ; Wilin- ins, n" 2218 ; Bul-
lelin de la Société des anliquaires, 1881, p. 119
*'J Jullian, Inscriplions de Bordeaux; n" 60; Moamsen, Inscripliones
helvelicx, q" 43.
102 LA GAULE ROMAINE.
Quintus Silvius Perennis, Latinius, Publius Cornélius
Amphio, Marcus Silanus Sabinus, et beaucoup d'autres
semblables'. Tout au nord de la Gaule, un Ménapien
s'appelle Pompéius Junius^ un Trévire s'appelle Léo et
sa femme Domitia ' ; d'autres Trévires se nomment Do-
mitius, Marcus Aurélius Maternus, SextiLius Sécundi-
nus, et leurs femmes Alexandria Prudentia, Primu ia
Saturna*. Dans les territoires de Cologne, de Juliers, de
Coblentz, les noms sont Lucius Yicarinius Lupus, Caius
Sécundinus Adventus, Appius Sévérus, Yérécundina
Quiéta, Pétronia Justina, Caius Vespérianus Yitalis,
Lucius Cassius Yérécundus, Titus Julius Priscus, Cen-
sorina P'austina^ Nous n'eu citons qu'une faible partie.
A côté de ces noms latins si nombreux nous aperce-
vons un petit nombre de noms gaulois. Tacite en men-
tionne un, celui de Marie; les inscriptions citent
Épostérovid, Otuaneunus", Coinagos, Smertulitanos\
Togirix*, Divixta% Durnacus, Comartiorix, Solimarus,
Ivorix, Adbuciétus, Atioxtus'% Beccus, Dubnacus", Gé-
rémaros, Epadatextorix", et quelques autres'^
1 Moramsen, Inscriptiones helveticx, W' i, 24, 27, 42, 46, 92, 125,
158, 187, etc.
- Jiillian, n° 64.
^ Idem, n° 61.
* Lîniinbach, Inscriptiones Rheni, n°' 770, 785, 793, 825, etc.
5 IJein, n" 349, 550, 352, 415, 448, 450, 594, 595, 596, 598, 599,
600, 714.
^ Inscription trouvée à Saintes, dans Aug. Bernard, le Temple cV Au-
guste, p. 75.
T Brainhach, n°'891, 1250.
* Inscri i)liones lielvcticœ, n" 159.
s Bulletin cpigrajiliique de la Gaule, p. 157.
10 Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n"' 10,201, 215,228, 244, 249.
" Alhner, n" 512 et 570 [Corpus, XII, n- 2514 et 2556].
12 Idem, t. III, p. 128 : Desjardins, Géographiede la Gaule, t. II, p. 476.
*^ [Il est bon cependant d'avouer que le nombre de ces noms gaulois
s'accroît chaque jour.]
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 103
Non seulement les noms latins sont beaucoup plus
nombreux, mais on doit remarquer que les noms gaulois
appartiennent aux cent cinquante premières années. Plus
on avance , plus les noms sont latins ' . S'il subsiste quelques
noms à radical gaulois, ils ont pris une forme latine. Il
ne faudrait pas supposer que les hommes qui portent
des noms latins et ceux qui portent des noms gaulois
représentent deux sentiments opposés et pour ainsi
dire deux partis dans la population. Nous voyons les
noms des deux langues alterner dans une même famille.
Deux frères s'appellent, l'un Publius Divixtus, l'autre
Publius Sécundus^ Un père s'appelle Atépomar et son
fils Caius Cornélius Magnus^ Ailleurs, c'est le père qui
porte le nom romain de Gémellus et c'est le fils qui a
le nom gaulois de Divixtos*. Très souvent la même
personne porte un nom gaulois et un nom romain,
ignorant peut-être que l'un est gaulois et l'autre romain ;
c'est ainsi que nous trouvons un Julius Divixtus, un
Vestinus Onatédo, une Julia Nerta, une Julia Bitudaca,
unePublicia Carasoua, un Lucius Solimarius Sécundi-
nus, un Caius MeddignatiusSévérus^ Ce qui est surtout
digne d'attention, c'est qu'au lieu de ne porter qu'un
nom comme les anciens Gaulois, les hommes en vien-
nent tous à prendre trois noms, comme les Piomains.
Peu importe que parmi ces trois noms il y ait parfois
un nom à radical gaulois ; la dénomination de l'homme
n'en est pas moins essentiellement romaine.
' Au IV" siècle, tous les Gaulois que nomme Ausone portent des noms
latins.
2 Jullian, Inscripliotrs de Bordeaux, n" l(j5.
^ Revue nrchéoUxj'Kjue, t. M, p. 420.
♦ Jullian, Inscriptioii.s de llDvdcdii.r, n" 2.
» Idem, n"" 58, 02, 1J8, 128, 102 ; Uiandjacli, n' 1336.
104 LA GAULE ROMAINE.
Il est donc avéré que, sauf de rares exceptions, la
race gauloise a renoncé à ses noms pour adopter ceux
de ses vainqueurs. Ceux qui ont attribué cela à la ser-
vilité ou à la légèreté des Gaulois auraient bien dû faire
attention que le même fait s'est produit en Espagne, en
Afri(|ue, en Asie, quelquefois en Grèce, en Mésie, en
Pannonie, et qu'on en trouve des exemples même chez
les Germains* et les habitants de la Grande-Bretagne.
Tl faut donc chercher à ce fait une cause plus sérieuse.
La principale raison est que les Gaulois sont devenus
citoyens romains. S'ils ne l'eussent été, une loi leur
interdisait de prendre des noms de famille romains*. Le
devenant, ils étaient autorisés à les prendre, et c'était
môme pour eux une sorte d'obligation. L'usage était
que chaque nouveau citoyen prît le nom de famille,
nomen gentililium, et même le prénom de celui qui
lui avait conféré la qualité de citoyen'.
De même que l'esclave qui entrait dans la société
* Nous voyons dans une inscription un personnage nalione Gcrmnnns
qui s'appelle Julius Regulus (Jullian, n° (35). — Des Batavcs, qui étaient
Germains, s'appelaient Julius Civilis, Claudius Victor, Julius Florus. — Le
frère d'Arininius, qui avait servi sous Tibère et était reste fidèle à Rome,
s'appelait Flavus (Tacite, Annales, II, D) et son fils s'appelait Itaiicus
(11, 10). Le même nom d'Italiens fut porté ensuite par un roi suève très
ami des Romains (Tacite Histoires, III, 5).
- Suétone, Claude, 25 : Pereyrinse condilionis homincs veliiil nsiir-
parc romana nomina, dunlaxal (jenlililin. — Ainsi les Gaulois n'au-
raient pu s'appeler ni Julius, ni Servilius, ni Licinius, ni Valérius. On a
jinc lettre de l'enipercur Claude qui, confiimant à une petite [lopulalion le
dioit de cité romaine, ajoute : Nominaque ea qux hahuerunl antcu
tonquam cives romani, ila hahere his pcrmillam. En permettant à ces
luimmes de l'ester citoyens romains, il leur conserve les noms ((u'ils ont
pris (|uand ils le sont devenus (Wilm.inns, n° 2842, t. Il, p. '.^55).
^ Ainsi un Trogus fait citoyen romain par (Inclus Pompée s'a])pelle dé-
sormais Cnéius l'ompéius 'I rogus. Un Kduen, nommé Yercimdaridul), fait
i-itoyen par Caius Julius ( ésar, s"a[ipelle Caius Julius Vcrcundaridubius
(Tito Live, Ejjilome, 159).
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 105
libre prenait le nom de celui qui l'avait fait libre, do
môme celui qui entrait dans la société romaine prenait
le nom de celui qui l'avait fait Romain*. Il y avait là
une sorte de génération à une existence nouvelle, et
l'esprit des hommes y voyait une véritable paternité.
INous trouvons un exemple frappant de cet usage
avant même le temps de César. Un Gaulois de la Nar-
bonnaise nommé Cabur avait reçu la cité romaine par
don du proconsul Caius Valérius Flaccus\ Il s'appela
dès lors Caius Yalérius Caburius, ne gardant plus son
ancien nom gaulois que comme cognomen. Son fils
abandonna môme ce cognomen gaulois, qui n'était p;;s
liéréditaire, et il s'appela Caius Valérius Procillus^
Voici un autre exemple d'une époque un peu posté-
rieure. Une inscription nous donne les quatre généra-
tions successives d'une môme famille, qui était du pays
de Saintes. Le premier, qui appartient peut-être au
temps de l'indépendance, ou en est peu éloigné, porte
un nom gaulois: il s'appelle Épostérovid. Son fils doit
• Cette règle, qui n'était sans doute pas inscrite dans les lois, et qui
était moins dans les lois que dans les mœurs, nous est signalée par Dion
Cassius, ([ui y lait allusion. L'auteur dit (LX, 17) que plusieurs provinciaux,
ayant ohtenu le droit de cité de l'empereur Claude et n'ayant pas pris son
nom, fuient mis en accusation pour ce fait. Il loue comme un trait de
bonté du prince de ne les avoir pas condaiimés.
- C. Valérius Flaccus fut proconsul de Narbonnaise en 83 avant notre
ère : cela résulte d'une phrase de (^icéron, Pro Quinclio, 7 : Confuçiil ad
C. Flaccum. imperalorem qui lune crat in provincia, rapiirochée du
cliapitie (j qui donne la date : Scipione cl ISurbano coiisuliliuti, c'est-
à-dire ti7t de liouK! on 8ô av. J.-C.
'- César, De hcllo (jallicu, 1, 47 : (lommodissimum visum csl (iaium
Valcriuni Procilium C. Vnlcrii Caburi filium, sumina virlulc el Ituinn-
nilalc adulcsccnlem, cujus palcr (i (iaio Valerio FUicco civitalcduiialus
ernl. — La suite du passage montre; que ce C. Valérius l'rocillus savait
la langue latine comme citoyen romain, mais qu'il n'avait pas désappris la
langue gauloise. Elle montre encore que cet lionune servit fidèlcmenl
César; c'était son devoir, puisqu'il était citoyen romain.
106 LA GAULE ROMAINE
apparemment à César ou à Auguste le droit de cité ;
aussi a-t-il pris le nom de Caius Julius et il a gardé un
cognomen qui paraît gaulois, celui de Gédémon. Le
pelil-lils s'appelle Caius Julius Otuaneunus. Ainsi
le nom de Julius est définitivement le nom patrony-
mique, le gentilitium; le nom gaulois n'estp lus qu'un
surnom. Enfin, l'arrière-petit-fils abandonne ce surnom
môme, et nous le voyons s'appeler Caius Julius Rufus*.
Comme un très grand nombre de Gaulois reçurent
le droit de cité de César [C. Julius Csesar) ou d'Augusle
(C. Julius Csesar Octavianus), de Tibère {Tiberiiis
Claudim .Ve/'o), de Claude (Tib. Claudius Nei^o), ou de
Galba (Serv. Sidpicius Galba), il arriva naturellement
qu'un nombre incalculable de Gaulois prirent les noms
de famille de ces princes et s'appelèrent Julius, Clau-
dius ou Sulpicius.
Adopter un nom romain n'était pas un signe de ser-
vilité : c'était la conséquence naturelle et presque obli-
gatoire de l'entrée dans la cité romaine. En passant des
rangs du peuple gaulois dans les rangs du peuple
romain, l'homme prenait un nom romain.
Il était inscrit aussi dans l'une des trente-cinq tribus
romaines ^ Lorsqu'il mourait, on gravait, sur sa tombe
une inscription comme celles-ci : Caius CraxsiusYoltinia
Hilarus, Caius Pompéius Quirina Sanctus^ Ces hommes
• Aug. Bernard, le Temple d'Aiujuslc, p. 75 ; Boissieu, Inscriptions
de Lyon, p. 90 : C. Julius C. Juli Uluaneuni filius, C. Juli Gedemonis
nepos, Eposlcrovidi pvonepos, sacevdos Romx et Augusti.
- Au moins jusqu'au temps de Caracalla. L'usage d'inscrire dans les
tribus cessa vers celte époque, Los inscriptions nous apprennent qu'Arles
était de la tribu Teretiiia, INîmes de la tribu Voltinia, Bordeaux de la
tribu Quirina, etc., etc.
5 Mommsen, Inscriplioncs lielvelicœ, n" 95 [Corpus, XII, n° 2022J;
Aug. Bernard, le Temple d'Auguste, p. 74; Allmer, n° AQO,
DE LA TRANSFORMATION DE LA flAUl.E SOUS LES ROMALNS. 107
avaient été fiers de porter trois noms comme les
Romains, et fiers aussi d'être inscrits dans la tribu
Voltiuia ou dans la tribu Quirina.
Une autre source de tant de noms romains en Gaule
fut l'affranchissement. Lorsqu'un esclave recevait la
liberté, il prenait dès ce jour le nom de famille et le
prénom du maître qui l'affranchissait ^ et il gardait
son propre nom d'esclave comme cognomen. Ainsi un
esclave qui s'était appelé Mysticus et qui est affranchi
par son maître Titus Cassius, s'appelle désormais Titus
Cassius Mysticus. Cette règle romaine fut parfaitement
suivie en Gaule. C'est pour cela que nous trouvons des
hommes qui s'appellent Publius Cassius Hermutio,
Publius Cornélius Amphio, Sextus Attius Carpophorus,
Titus Spurius Vitalis, Gains AlbuciusPhilogenes, Sextus
JuliusPhilargurus*. Les fils d'affranchis rejetaient le
cognomen qui venait de la servitude, et gardaient le
nom patronymique. Beaucoup de ces Gaulois que nous
voyons s'appeler Cornélius, Pompéius, Julius, Cassius,
descendaient d'anciens esclaves affranchis. Comme les
empereurs possédaient dans toutes les provinces, sur
leurs domaines, un nombreux personnel d'esclaves, ils
firent aussi de nombreux affranchis. Les affranchis de
Néron s'appelèrent Claudius, ceux de Vespasien Flavius,
ceux d'Hadrien iElius, ceux de Marc-Aurèle Aurélius.
Ces noms furent fréquents en Gaule. Ainsi les plus
* Nous donnons ici la règle jïénérale; il y a quelques exceptions, mais
elles sont rares. Quelquefois le manumissor est autre que le maître. Par-
fois encore le maître, par déférence pour un ami, donne à l'affranchi le
nom de cet ami.
^ Allmer, Antiquités de Vienne, n°' 199, 201, 205, 206. 258;
Mommscn, Inscripliones helvelicœ, n"' 92, li!8. Les noms tirés du grec
indiquent toujours d'anciens esclaves ; un ingénu romain porterait tou-
jours un cognomen romain.
108 LA GAULE ROMAINE.
grands noms de Rome se trouvèrent portés par des
milliers de Gaulois. Ce n'était pas une usurpation : les
hommes obéissaient à une règle. Encore faut-il noter
que ces esclaves, que nous voyons affranchis en Gaule,
ne sont pas tous des Gaulois; ils peuvent aussi bien
être nés en Espagne, en Grèce, en Afrique ; mais tous
sans distinction reçoivent le nom du maître, et comme
les maîtres portent des noms romains, les noms romains
se répandent à foison.
Dans ces temps-là, les noms ne représentent pas la
filiation naturelle. Ils représentent la filiation sociale.
Celui qui a fait d'un pérégrin un citoyen, ou d'un
esclave un homme libre, celui-là est un père et donne
son nom. Les noms ne sont nullement un indice de race;
nous ne devons pas perdre de vue que l'idée de race
n'occupe aucune place dans les esprits de ce temps,
et nous pouvons presque affirmer qu'elle en est absente.
Nous voyons encore, dans l'histoire de la Gaule à cette
époque, que les villes prirent des noms romains, i e fait
a été rapproché du précédent et a paru lui ressembler.
Un peu d'attention montre qu'il en diffère essentielle-
ment. D'abord, le nombre des villes qui prirent des
noms latins fut relativement peu considérable. J'en vois
[surtout] dans la Gaule du Centre et du Nord *. Il
faut remarquer d'ailleurs que ces noms ne furent, le
• Ces noms nouveaux sonl [enlre autres] : Amjusla Snessiouum, Sois-
sons ; Auiinsla Veromanduonim, Saint-Oucntin; Angvsla Treverorum,
Trêves; Auguslodunum Aiduorum, Autun ; CR'saroiuagus Bcllovaco-
rum, Beauvais; Cxsarodunum Turoiiorum, Tours ; JhUoïiukjus Ande-
cavonim, AngiMs; Juliobona Caletarum, Lilleltoune; Aiujuslohona
Tricassiuin, Tioyes ; AïKjusloneinelum, Clerniont; Aiujusluduimm,
Baveux, etc. — Ajouter Augusta ]S<'i)i(insns, Aiujusla Auscoruin, A^i-
gusla Ruurncorum. Plus lard Cularo, élaut érigée en cilé, s'appellen.
Gralianopolis -à partir de Gratien, mais garde encore son nom de Cularo
dans la ^olilia dignUalum.
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAUIE SOUS LES ROMAINS. 109
plus souvent, que de simples épithètes ajoutées au nom
ancien du peuple gaulois. Ainsi la capitale des Sues-
sions s'appela Augusta Suessionum, celle des Trévires
Augusta Trevirorum, celle des Bellovaques Cxmro-
magus Bellovacorum. Ces noms étaient considérés
comme des titres d'honneur, et les Gaulois croyaient
certainement recevoir une grande faveur en obtenant le
droit de les porter*.
Mais, à côté de quelques épithètes ou de quelques
noms nouvellement introduits, nous ne devons pas mé-
connaître un fait bien plus important, parce qu'il est
général et sans exception, à savoir que tous les noms
de peuples subsistèrent. C'est là ce que Rome aurait
détruit si elle avait eu la volonté de détruire les souve-
nirs de l'ancienne Gaule. Elle n'y toucha pas.
Or ce n'est pas seulement dans la langue du peuple,
ainsi qu'on l'a dit, que ces noms gaulois subsistèrent.
Prenez les inscriptions. Elles représentent assez bien
la langue officielle, puisque les unes sont l'œuvre
privée d'hommes de la haute classe et môme de fonc-
tionnaires, et que les autres ont été rédigées en vertu
de décrets publics. Partout vous y trouvez les anciens
noms des peuples gaulois, tels qu'ils existaient avant
César. Prenons pour exemple lesEduens; ils ont bien
pu donner à leur chef-lieu le titre très envié d'Augus-
todunum ; mais ils ont conservé leur nom d'Eduens, et
ce nom est le seul que les inscriptions leur donnent.
Eduens est resté le nom vrai et officiel. Plus tard, la
Notitia imperiiy qui représente la langue des bureaux
1 De nièine en Espagne, des villes prirent les surnoms, cognomina, de
Julia Fidcnlia, Julia Constanlia, Juli Genius, Asido Cœsfiricma, Asti-
giiana Auçjusta, Augusla Gemetla, Fama Julia, Concordia Julia,
Caesaraugusla, elc. Pline, Histoire naturelle, 111, 3, 10-15.
110 LA GAULE ROMAINE.
(lu Palais impérial, ignore les noms d'Augustodunum
et de CiEsaromagus, mais conserve ceux d'Eduens, de
Suessions ou d'Arvernes.
Ainsi. Rome n'a pas eu pour politique d'effacer les
noms du passé. Les hommes ont pris des noms romains,
parce que chacun d'eux successivement est devenu
romain. Les peuples ont gardé leurs anciens noms parce
que ni eux ni Rome n'avaient intérêt à les changer*.
QUE LE DRUIDISME GAULOIS A DISPARU.
On est étonné de la fiicilité avec laquelle le druidisme
fut renversé. Si l'on songe combien les religions sont
vivaces dans l'âme humaine, on se demande comment
il a pu se faire que la Gaule, après deux ou trois géné-
rations seulement, ait renoncé à sa vieille religion et
se soit couverte de temples et d'autels dédiés aux dieux
romains.
L'esprit moderne, partant de l'idée qu'il se fait des
religions, est d'abord porté à croire que la Gaule n'a
dû renoncer à la sienne qu'à la suite d'une persécution
violente des vainqueurs. Puis, cherchant des explica-
tions à cette hypothèse préconçue, il n'a pas manqué
d'imaginer que le fond de la croyance gauloise était
hostile à Rome, que la religion nationale était un levain
de révolte, que cette religion avait dû résister à la domi-
nation romaine, et qu'enfin Rome avait dû sentir la
nécessité de la faire disparaître*. Ce sont là des idées
* Même les simples vici ont gardé leurs noms : Haud longe a vico cui
velusla paganilas... Gallica linçjua Isarnodori, id est ferrei ostii,
indidit nomen (Vila S. Eugendii, dans Mabillon, Acta Sanclorum, 1, 570).
* Ces idées ont été exprimées par M. d'Arbois de Jubainville> dans son
DE LA TRANSFORMATION DE l,A GAULE SOUS LES ROMAINS 111
toiiles modernes; il est téméraire de juger les anciens
d'après elles. Il vaut mieux éludier et observer de près
les faits qui se dégagent des documents.
Un premier fait qu'on néglige trop est que la reli-
gion gauloise et le druidisme n'étaient pas exactement
la même chose. César ne les a pas confondus*. Dans
l'âme des Gaulois il existait une religion dont les divi-
nités étaient innombrables, les unes ayant un caractère
général, les autres étant purement locales, et dont le
culte comprenait des séries de « sacrifices publics ou
privés* »; c'était la religion des cités, des familles, de
tout le monde, et de chaque ame en particulier^ Quant
au druidisme, il était proprement un sacerdoce. Il
n'était pas très ancien, n'était nullement contemporain
de l'immigration des Gaulois et était beaucoup plus
jeune que le fond de la religion gauloise; il paraît
même, d'après César, qu'il n'était pas né de cette reli-
gion; il était né hors de la Gaule, et avait été importé*.
article, Les druides en Gaule sous l'Empire romain {Revue archéolo-
gique, 1879).
* César parle de la religion gauloise dans les chapitres 16 et 17; il
parle des druides aux chapitres 15 et 14, livre VI.
* César, VI, 15 : Sacrificia publica aut privata. — Publica, actes
religieux des Etats ; privala, actes religieux des particuliers ou des
familles.
5 II y a dans César un trait qui me paraît un indice que cette religion
est propre à chaque Gaulois. L'auteur dit, VI, 16, que quand un Gaulois est
malade ou qu'il est près de s'exposer dans un combat, il immole ou promet
d'immoler une victime humaine. Voilà un acte religieux privatum. Il est
vrai qu'un druide y intervient, comme nous le dirons tout à l'heure; mais
ce n'est pas là un fait du religion publique, et l'on peut douter que cela
dérive d'une origine druidique. Plus loin, lorsque César énumère les
principales divinités des Gaulois, c. 16 et 17, il remarque que leur Pluton,
Dis Pater, leur a été enseigné par les druides ; mais il note cela comme
une particulaiilc et ne dit rien de pareil de leurs autres dieux.
* La doctrine se serait lormée dans l'île de Bretagne, à une époque que
César ne dit pas. VI, 15 : Disciplina in Brilannia reperta atque inde in
Gallium translata esse exislimatur. [Cf. plus haut, p. 25 et suiv.]
112 LA GAULE ROMAINE.
Il exerçait, à la vérité, un grand empire; il avait mis
toute la religion dans sa dépendance, et ne souffrait
pas qu'aucun acte religieux s'accomplît sans l'interven-
tion d'un de ses membres*. Mais, à côté de cela, il avait
ses croyances qui lui étaient propres et qui n'étaient pas
celles de tous les Gaulois; il en gardait même le secret*.
Il avait son enseignement, ses écoles, dont la principale
était dans l'île de Bretagne. Il avait sa hiérarchie en
dehors des Etats gaulois, et son chef unique pour toute
la Gaule. Il avait aussi des pratiques qui lui apparte-
naient en propre : c'était la magie, la divination ; c'était
la médecine par sorcellerie; c'était l'immolation des
victimes humaines pour attirer la faveur des dieux^ En
un mot, le druidisme ne se confondait pas avec la reli-
gion gauloise; il s'y ajoutait.
Observons successivement ce que devinrent, après la
conquête, le druidisme d'abord*, la religion ensuite.
Après César, nous ne voyons pas une seule fois que
les druides élisent le chef commun de leur corporation,
ni même qu'il y ait une assemblée générale des
druides. Nous pouvons croire que ces élections et ces
assemblées communes ont disparu; mais il nous est
impossible de dire si elles disparurent spontanément,
* Césïir, VI, 15 : Druides... sacrificia publica ac privata procurant.
— VI, 16 : Gain... adininistris ad ea sacrificia driiidibns utuntur. — ■
Noter bien que ces expressions ne signifient pas que ces sacrifices fussent
Jiiigés et voulus par les druides; les druides surveillent, procurant ; ils
y interviennent, administri. Cela ne ressemble pas à un culte qui serait
réglé par un clergé et qui serait son œuvre. Rien d'analogue à la religion
chrélienne ou à la religion inusulniane. César dit que les druides inter-
viennent dans tous les actes religieux des cités ou des particuliers; il ne
dit pas (jue le druidisme soit la religion des Gaulois.
- Lésar, VI, 14 : Quod nequc in vulgum disciplinam cffcrri velint
* Pline, Histoire naturelle, X.^X, 4, 15.
* Voyez notre mémoire Comment le druidisme a disparu.
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 113
par l'effet des troubles et du changement des habitudes,
ou si elles furent abolies par une interdiction formelle
du gouvernement romain. Le résultat fut que la corpo-
ration perdit son unité. Peut-être même faut-il penser
que le druidisme cessa d'exister comme corporation, au
moins dans la Gaule.
En même temps, les pratiques druidiques, c'est-à-
dire la magie, la sorcellerie, la médecine à l'aide des
charmes, et surtout l'immolalion des victimes humaines,
disparurent. Ici, nous savons avec certitude que ce
fut le gouvernement romain qui les interdit. Tibère
défendit la magie, Claude les sacrifices humains*.
Nous ne voyons nulle part que les druides aient con-
servé leurs écoles. S'ils en conservèrent quelques-unes,
perdues dans les forêts, au moins est-il certain qu'on
n'y vit plus accourir, comme au temps de César, bs
jeunes gens des grandes familles*. Que devint leur
doctrine? On croit en retrouver quelques vestiges dans
le pays de Galles et dans l'Irlande, mais il est bien cer-
tain qu'en Gaule on n'en trouve plus la moindre trace.
Est-ce à dire que les druides aient été persécutés?
Cette supposition qu'on a faite ne repose sur aucun
document. Il n'y a pas d'indice que Rome ait employé
les moyens violents ni qu'elle ait ensanglanté la Gaule
' Pline, Histoire naturelle, XXX, 4, 13 : Tiberii Csesaris principatus
suslulit eorum druidas et hoc genus vatum medicorumque per senaius-
consuUum, — Suétone, Claude, 25 : Druidarum reiigionem dirse imma-
nilalis, et tantum civibus sub Auguslo interdictam, Claudius penitus
abolevit. — On a fort mal compris ces deux phrases; on a cru qu'elles
signifiaient que Tibère supprima les druides et que Claude détruisit abso-
lument leur religion, il faut faire attention que rcligio ne signifie pas
religion dans le sens moderne du mot. Religio signifie une pratique;
quand Suétone dit reiigionem dirse immanilatis, d m veut parler que des
sacrifices humains. De même l'iine ne veut parler que de leur magie et de
leur fausse médecine.
» César, VI, 15 et 14. [Cf. p. 25 et suiv.]
FusTEL DE Coll. ANGES. — La Gaulo romaine, 9
m LA GAULE ROMAINE.
par une persécution'. On ne voit môme pas comment
elle aurait pu exercer des rigueurs dans un pays oi!i elle
n'entretenait ni soldats ni bourreaux. On ne s'explique
pas comment ces rigueurs auraient pu réussir, pour peu
que la Gaule voulut conserver ses druides. La vérité est
que le gouvernement impérial ne défendit jamais à un
homme d'être druide ni de garder au fond de son cœur
les dogmes druidiques. Il y eut des druides pendant
trois siècles, et ils ne se cachaient pas*. Mais ce n'étaient
plus que des gens de bas étage; ils ne sont plus signalés
que comme des diseurs de bonne aventure, que le
peuple consultait et méprisait à la fois.
La chute du druidisme est donc un fait certain, sans
que nous puissions dire avec certitude s'il est tombé
par l'effet de la politique romaine, ou par l'effet de la
volonté des Gaulois, ou par des causes de décadence
qu'il portait en lui-même. Ce qui est certain, c'est que
l'histoire ne mentionne aucun essai de résistance du
druidisme'.
* Sur ce point encore, on n'a alléoué qu'un seul texte, et on ne l'a pas
compris. On s'est servi d'une anecdote racontée par Pline, XXIX, 5, 5i :
Un homme qui avait un procès, dit-il, fut trouvé portant sous. sa robe un
talisman druidique auquel on attribuait la vertu de faire gagner les procès ;
l'empereur Claude condamna cet homme à mort. — Observez cette anecdote
sans idée préconçue : vous y remarquerez d'abord que le fait s'est passé à
Rome et non pas en Gaule; vous noterez ensuite que le coupable était un
citoyen romain, même un ciievalier. Dès lors la sévérité de l'empereur
s'explique : il y a eu double délit, le premier consistant en ce qu'un citoyen
romain usait d'une pratique interdite aux citoyens, le second consistant en
ce que cet homme voulait tromper le juge; or le juge était l'empereur
lui-même. Le fait n'a aucun rapport avec une persécution exercée contre
les druides de Gaule.
2 Une druidesse se présenta devant l'empereur Alexandre Sévère (Lam-
pride, Alexander, 60), une autre devant l'empereur Aurélicn (Vopiscus,
AureliantLS, 44), une autre devant Dioclétien (Vopiscus, Carinus et
ISumeria7ius, 15).
• Si le druidisme avait tenté quelque révolte ou un effort quelconque,
DE LA THANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 115
La religion gauloise n'a pas eu tout à fait la même
destinée. Elle avait été, a\ant la conquête, et comme
toutes les religions anciennes, un ensemble assez confus
de croyances irréfléchies à toutes sortes de dieux et de
menues pratiques en vue d'apaiser ou de se rendre
favorable chacun de ces dieux. La religion populaire,
chez les Gaulois, n'était pas fort diflerente de ce qu'elle
était chez les Romains. Les noms des dieux di Aéraient;
mais sous ces noms César reconnaissait le Mercure, le
Jupiter, le Mars, l'Apollon, la Minerve des Romains*.
Il leur trouvait les mêmes caractères essentiels et les
mêmes attributs : « Ils croient de ces dieux, dit-il, à
peu près ce que nous en croyons*. »
Il n'est pas de notre sujet, et il ne rentre pas dans le
cadre du présent livre, d'étudier cette religion dans le
détail; nous n'avons pas à chercher si elle avait, au
il semble bien que nous le saurions par Strabon, par Pline, par Tacite,
par les écrivains de l'Histoire Auguste. Marie qui se révolta n'était pas un
druide. On allègue qu'en apprenant l'incendie du (lapitole au moment de
l'entrée de Vespasien, les druides dirent que cela prédisait la chute de
l'Empire romain. Mais entre une prédiction de cette sorte et une prise
d'armes, il y a loin. [Cf. p. 76 et 79.]
* César, VI, 17 : Deum maxime Mercurium colunt.... Post hune
Apollinem, Marlein, Jovem et Minervam....
- Ibidem : Mercurium inventorem arlium ferunt, viarum ducem,
hune ad quœslus mereaiurasque hahere vim maximam arbitranlur....
De his {ici est, Apolline, Marie, Jove, Mincrva) eamdeni j'ere quam
reliquse génies habenl opinionem : Apollinem morhos depellere, Miner-
vam arlificiorum inilia tradere, Jovem imperiiim cseleslitim lenere,
Martem bella regere. — Notons bien que César a vécu huit ans au milieu
des Gaulois; il avait beaucoup de Gaulois autour de sa personne. Sans
doute il n'a pas observé cette religion avec le même esprit scientifique
qu'aurait un honune d'aujourd'hui; peut-être n'y portait-il pas non plus le
même parti pris, les mêmes opinions subjectives qu'y portent quelques
savants modernes. Il jugeait la religion des anciens en ancien. 11 s'y
connaissait d'ailleurs, car il était grand pontife. Si superficiel que soit son
jugement, et peut-être même parce qu'il est superficiel, je lui attribue
une grande autorité.
116 LA GAULE ROMAINE.
fond, des caraclèFes qui fussent particuliers à la race
ti,auloise. Nous n'avons à constater ici qu'une chose :
c'est que les Romains ne virent pas qu'elle eût ces
caractères particuliers, et que par conséquent ils
n'eurent aucune raison pour la combattre. Le seul
changement qui s'opéra en elle après la conquête fut
qu'elle échappa à l'autorité supérieure de la corpora-
tion druidique. La présence d'un druide ne fut plus
nécessaire pour accomplir un sacrifice. Aussi n'aperce-
vons-nous plus en Gaule, dans les siècles suivants,
l'existenee d'un clergé qui soit en dehors de la popula-
tion laïque et qui s'impose à elle. Mais cette émancipa-
tion vint-elle de la volonté des Romains ou de la volonté
des. Gaulois, nous ne saurions le dire. S'il faut faire
une conjecture, on peut bien admettre que les Gaulois
aimèrent à se sentir affranchis d'un joug fort lourd.
L'autorité sombre et sévère du druidisme n'était pas
pour plaire longtemps aux imaginations gauloises.
A partir de ce moment, chaque cité gauloise, chaque
individu gaulois adora à sa guise ses dieux. C'est par les
inscriptions votives que nous pouvons savoir quels
dieux furent adorés pendant ces quatre siècles.
Nous trouvons, d'une part, des dieux à nom gaulois.
Pour ne citer que ceux qui nous sont fournis par les
inscriptions du musée de Saint-Germain, nous avons les
dieux Bélen, Borvo, Esus, Tentâtes, Taranis, Grannus,
Abellio, Gernunnos, Ergé, Ilino, Ségomo, Yincius, les
déesses Acionna, Bormona, Bélisama, Épona, Ura, Ros-
merta, et vingt autres divinités*. Les Gaulois conser-
* Voici la liste complète, donaée par M. Alex. Bertrand, l'Autel de
Saintes, d;ms la Revue archéologique, 1880 : les dieux Abellio, Abinius,
Arixo, Béléiius, Borvo, Cernuanos, Èdélates, Erga., Ésus, Ésumus, Érumus,
Grannus, liixo, Lavaratus, Léhéren, Lussoius, Majurrus, Orévaius, Rudio-
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 117
vcrent surtout leurs divinités locales, Arduenna^ la déesse
de l'Ardenne, Sequana, la Seine, Matrona, la Marne,
Icauna^ l'Yonne, la Divona, source près de Bordeaux'.
Nous trouvons, d'autre part, des divinités toutes ro-
raines, Jupiter Très Bon et Très Grand, Junon Reine,
Minerve, la Grande Mère, Vénus, Apollon, Saturne,
Diane, Esculape, la Victoire'.
D'où vient cela? N'allons pas supposer que ces noms
romains soient l'indice d'un grand changement dans
bus, Segomo, Singuatus, Sucellus, Taranis, Teutatès, Vinlius ; les déesses
Acionna, .Erécura, Âthubodua, Bélisama, Bonnona, Bricia, Clutonda, Da-
mona, Epona, Lahé, Rosmerta, Sirona, Soïon, Ura. En tout trente-neuf divi-
nités. — J'aurais bien quelques doutes à exprimer au sujet de deux ou Ivois
de ces noms, ^récura, par exemple, dont l'autel a été trouvé en Afrique
(Léon Renier, Inscriptions deV Algérie, n. 2579), ne m'apparaît pas comme
étant forcément une déesse gauloise. [Elle n'est certainement pas cel-
tique. Corpus, VI, p. 23; VIII, n. 5524 et (jy()2.J Pour plusieurs autres de
ces noms, gravés sur la pierre au if ou au ni° siècle de notre ère, nous
voudrions être bien siîr qu'ils représentent de vieilles divinités celtiques
Tout cela est plein de problèmes que les érudits à parti pris croient trop
facilement avoir résolus. [Les derniers recueils épigraphiques, le Corpus
de la Narbonnaise et la Revue épigraphique de M. AUmer, permettent
d'augmenter singulièrement ce chiffre et de rectifier quelques-uns de
ces noms. Voir aussi les statistiques chroniques de la Revue celtique et
les travaux de Sacaze sur les dieux pyrénéens.]
* Divona, Ccliarum lingua, fous addite Divis (Ausone, De claris
nrbibus, 14). Il faut ajouter !^irona, qui était adorée à la fois à Bordeaux,
à Corseul, à Trêves [et ailleurs] (Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n° 69 ;
Brambach, Inscripliones Rheni, n°' 814 et 815; Revue celtique,. i. IV,
p. 265) ; un dieu Bacurdus, une déesse Néhalennia (Brambach, n"' 385 et
442). [Voir la fin de la note précédente.]
* Jovi Oplimo Maximo (Allmcr, n"' 244, 531, 576; Brambach, n"' 205,
ii47, 650). — Junoni Reginx {Whnev, n" 248; Brambach, n" 4315);
Junoni{\\enog, n" 158; l'rambach, n" 504). — Marii (AUmer, n°" 579.
i.j4; Mommsen, Inscriptinnes helvcticœ, n° 68; Brambach, n" 212).
— Apollini (Alimer, n"' 522, 585). — Asclepio (idem, n" 553). — ■ Vic-
lorix Augusti (idem, n" 554). — Silvano (idem, n° 585; Brambacli,
n" 211). — Matri Deum, Magnœ Matri (Âllmer, n" 731, 752; Julllau,
Inscriptions de Bordeaux, n° 9). — Pluto7ii et Proserpinse (Allmer,
n" 249; Brumbach, n" 404). — JI/ercHr/o (Allmer, n"' 253-256, 442, 446,
579; Inscripliones helveticse, n" 68; Brainl>Li( li, n°' 400, 450, 681). [Cf.
Corpus, t. XII, p. 924 et suiv., etc.]
118 LA GAULE ROMAINE.
les âmes, d'une révolution religieuse. Ni la religion des
Gaulois ni celle des Romains n'interdisaient l'adoption
et l'adjonction de nouveaux dieux. Il était tout naturel
qu'un Gaulois eût une grande confiance dans un dieu
romain, et personne ne trouvait étrange qu'il fît une
offrant^. 3 à ce dieu pour s'attirer sa faveur. Dieux gau-
lois et dieux romains s'associèrent dans l'âme de chacun.
Quelquefois il arriva que l'on crut traduire un nom de
dieu gaulois en écrivant sur la pierre le nom d'un dieu
romain. C'est ainsi qu'une ancienne divinité chère aux
Arvernes prit le nom de Mercure Arverne*. Il en fut
souvent des noms des dieux comme des noms de famille.
A mesure qu'on devint citoyen de Rome, on prit ses
noms d'hommes et l'on prit aussi le nom de ses divi-
nités. A mesure qu'on parla le latin, on adopta les
noms latins des dieux. Tout cela se fit sans nulle révo-
lution, sans aucun déchirement de la conscience, et
presque sans qu'on y pensât.
Gela est si vrai, que très souvent un nom latin et un
nom gaulois s'associèrent pour désigner un même dieu.
C'est" ainsi que nous trouvons un Mars Camulus, un
Apollo Toutiorix, un Jupiter Baginatus, un Mercurius
Vassocalétus*. L'esprit gaulois trouvait donc tout naturel
d'identifier ses dieux à ceux de Rome et ne croyait pas
changer pour cela de religion.
Il faut noter encore que si la Gaule adopta des dieux
romains, elle en adopta aussi qui n'étaient pas romains.
* Mercurio Arvcrno M. Julius Andax pro se et suis lihens merilo
(Brainbach, Inscripliones Rheni, n° 2r)0).
- hiscriplions de Saint-Germain : voir Alex. Bortraïul, l'Autel de
Saintes, p. '14. 11 ajoute Apollo CoMclulitaviis, Apollo Vérotiitus [Viro-
tulès?], Mars Cocéi'us, Mars lUidi;inus[?], Mercurius Aliismérius, Mt'i'i^iinus
Artaius, Mercurius Cibsonius, Mercurius Dumias, en tout quatorze dieux à
double nom. [Cf. la noie de l;i page H6.]
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 119
Elle reçut des divinités grecques, syriennes, égyptiennes.
Il y eut des Gaulois qui adorèrent Isis, d'autres qui
adorèrent Mithra*. L'Empire romain fut l'époque de la
plus grande liberté religieuse, le christianisme étant
seul excepté quelquefois, pour des raisons qui lui
étaient spéciales. Tous les dieux étaient permis, et
l'àme était ouverte ? tous. Tous les cultes étaient libres,
et ils se coudoyaient, s'associaient, se confondaient, sans
nul obstacle des pouvoirs publics, sans nul scrupule de
la conscience. Surtout, on ne se demandait pas si tel
culte appartenait à une race plutôt qu'à une autre, si
tel dieu était national et tel autre étranger. Toute idée
de race ou de nationalité était inconnue en matière
religieuse. Des Italiens et des Syriens avaient le droit
d'adorer Bélen; des Gaulois ne voyaient rien d'anormal
à adorer Jupiter ou Sérapis.
Quand le christianisme pénétra en Gaule, il n'y
trouva pas, d'une part une religion romaine, d'autre
part une religion gauloise; il n'y trouva qu'une reli-
gion gallo-romaine, c'est-à-dire un polythéisme très
complexe et très confus, dans lequel on n'apercevait
rien qui fût spécialement et exclusivement gaulois.
4° DE LA DISPARITION DU niîOIT GAULOIS.
L'ancien droit des Gaulois n'a pas duré plus long-
temps que leur religion. Mais ici l'historien se trouve en
présence d'une grande difficulté. Nous ne savons de ce
' Sur le culte d'isis en Gaule, voir quelques inscriptions dans Allmer,
n° 16'I; Iler/og, n" 90; Mommsen, Inscriptiones hciveticœ, n" 241.
[Iliischfeld, piélace aux Inscriptions de Nîmes^ p. 58-2. j Sur le culte do
Mithra, inscriptions dans le Recueil de Jullian, nMG; Allmer, n" 699, etc.
120 LA GAULE ROMAINE.
vieux droit que ce que César nous en apprend. Nous
n'appartenons pas, pour notre part, à cette école de
savants hardis qui prétendent retrouver le droit de
l'ancienne Gaule dans de soi-disant codes irlandais ou
gallois, dont l'existence même comme codes est fort
problématique, qui ne nous sont connus que par des
manuscrits du xif siècle de notre ère, et sur lesquels
il faudrait se demander tout d'abord s'ils représentent
un droit antérieur à l'ère chrétienne. Nous aurions
fort à dire sur l'extrême témérité de cette méthode
historique. Pour que nous puissions connaître l'ancien
droit de la Gaule, il faudrait ou bien que les Gaulois
eux-mêmes nous eussent transmis quelques renseigne-
ments sur lui, ou tout au moins que les écrivains
romains l'eussent étudié, l'eussent compris, et en eus-
sent parlé. Il ne nous est parvenu que quelques lignes
de César. Il faut donc que nous sachions ignorer cet
ancien droit*.
Ce que dit César se borne aux points suivants :
1° Pour le droit civil, il existait chez les Gaulois une
heredilas, c'est-à-dire un système de succession légi-
time; mais l'historien latin ne dit pas quel était ce
système*; 2° il y avait chez eux des fines, c'est-à-dire
un mode d'appropriation de la terre; mais César n'in-
dique ni la nature ni les règles de cette propriété^;
3' le père de famille avait une autorité absolue sur ses
* Ajoutons que nous ne pouvons même pas affirmer que la Gaule tout
entière ait eu un droit à elle. Le droit gaulois n'exisia peut-être jamais.
Peut-être y eut-il autant de droits que de peuples gaulois. Cette réserve
doit être faite, même quand on lit les chapitres où César parle des Gaiilnii
en général, comme s'ils s'étaient tous ressemblés. César avait coimnenco
par dire : Legibus inter se differunt.
- César, YI, 13 : Si de hcredUate controvcrsin est, ii decernunt.
' Ibidem : Si de /inibus conlroversia est, ii decernunt.
DE LA TRANSFORMATION LE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 121
enfants et même sur sa femme, règle qui paraît avoir
régné chez tous les peuples de race aryenne dans leur
plus vieux droit* ; 4" le mari recevait de sa femme une
dof ; il existait chez eux l'usage que le mari joignît à la
dot de la femme une valeur égale, et qu'à la mort d'un
des époux les deux valeurs, avec les revenus accumulés
qu'elles avaient produits, appartinssent à l'époux sur-
vivant'. 5" Pour le droit criminel. César nous donne ce
renseignement que la peine de mort se présentait sous
la forme d'immolation aux dieux, l'ancien supplicinm
romain, qu'elle était prononcée par les prêtres, qu'elle
était prodiguée, et qu'elle frappait aussi bien le voleur
que le meurtrier*.
Tout cela n'est pas suffisant pour que nous puission
* César, VI, 19 : Viri in uxores, sicuti in liberos, vitse necisque
hahent polestatem.
* Ibidem : Quantas pétunias ah uxorihus doiis nomiiie accepenmt.
3 Ibidem : Viri, quantas pecunias ah uxorihus dotis nomine accepe-
runt, lanias ex suis bonis, sestimaiione fada, cum doiibus communi-
cant. IIujus omnis pecunise conjunclim ratio habelur, fruclusque
servantur. Uter eorum vila supcraverit, ad eum pars ulriusque cum
fructihus superiorum temporum pervenit. — Ce passage de César soulève
bien des questions. D'abord, emploie-t-il pecunia au sens étroit, c'est-
à-dire pour designer seulement des biens meubles, ou bien l'emploie-t-il
au sens plus large que le mot avait dans la langue du droit successoral
romain? Puis, que faut-il entendre par frucius servantur, et cela suppose-
t-il ua mode de placement oii les intérêts s'accumulent? Ensuite s'agit-il
ici d'une règle absolue de droit, ou d'une simple habitude, permise seu-
lement aux plus riches, à ceux qui peuvent mettre leurs revenus en
réserve ? Quelle était la règle à la mort de l'époux survivant? les biens
revenaient-ils à la famille du survivant ou élaicnl-ils partagés entre les
deux familles? Eufiii, la plus grave question serait celle-ci : Comment un
tel usage se conciliait-il avec l'état de la famille gauloise? Toutes ces
questions, on doit se les poser en présence de l'affirmalion incomplète de
César, on ne peut pas les résoudre. C'est un détail du droit, et on ne
pourrait s'expliquer ce détail que si l'on connaissait l'ensemble.
* César, Vf, 16 : Supplicia eorum qui in furto aut in latrocinio aut
aJiqua noxa sinl comprehensi, gratiora diis esse arbiliantur. — (jf.
Slraboii, IV, 2.
122 LA GAULE ROMAINE.
affirmer que le droit des Gaulois ressemblait à celui
des autres peuples de race aryenne, et s'il suivait la
même série d'évolutions que le droit de ces peuples,
commençant par la puissance absolue du père, la pro-
priété familiale, l'hérédité nécessaire, et inclinant en-
suite vers la division de la famille, la propriété indivi-
duelle et la succession testamentaire. Mais cela n'est
pas suffisant non plus pour qu'on affirme que les
Gaulois aient eu un droit original et spécial à leur race.
Dès lors il nous est impossible de juger si le passage
du droit gaulois au droit romain fut fort difficile, s'il
donna lieu à des résistances, s'il fut une révolution
dans tout Tordre des intérêts privés. Quelques remar-
ques seulement sont à faire, parce qu'elles se dégagent
des textes et des faits qui sont connus.
En premier lieu, si l'on se place dans les temps qui
suivirent la conquête, on ne doutera pas que les Gaulois
n'aient été laissés en possession de leur droit. Cela fut
reconnu officiellement pour les cités dites libres ou
alliées. Gela fui admis implicitement pour les cités
déditices. Rome, qui ne leur communiquait pas son
droit, ne leur enlevait pas non plus le leur, et sans le
reconnaître comme droit régulier, elle n'en interdisait
certainement pas la pratique. Il faut donc croire que,
pendant plusieurs générations d'hommes, les procès et
les crimes continuèrent à être jugés entre les Gaulois
d'après les règles et les coutumes du vieux droit gaulois-
Mais tout de suite il s'opéra un changement de grande
conséquence. Si le même droit subsista, il ne fut plus
appliqué par les mêmes juges. On se rappelle que les
druides, avant César, s'étaient emparés de presque toute
lajuridiction. Ils la perdirent. Nous ne trouvons plus, tant
que dure la domination romaine, un seul indice d'un
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 125
jugement rendu par eux. Certainement ils ne punirent
plus les crimes et ne brûlèrent plus les criminels. Ils
ne prononcèrent plus dans les procès civils; ils n'adju-
gèrent plus les successions et les propriétés. Nous
verrons, dans la suite de ces études, que chaque cité
gauloise eut des magistrats élus par elle « pour rendre
la justice »,jMre dicundo. Ce furent là les vrais juges,
et au-dessus d'eux les gouverneurs romains. La justice,
là même où elle resta gauloise, devint laïque.
Ce changement de juges n'amena-t-il pas un change-
ment dans le droit? La chose est probable, et d'autant
plus que ce vieux droit n'était pas écrit. Une nouvelle
jurisprudence s'établit, et insensiblement le droit se
modifia, même dans des mains gauloises. Beaucoup
d'anciennes règles subsistèrent sans doute : c'étaient
celles qui étaient en harmonie avec l'état nouveau de
la société; mais on peut bien penser que celles qui
étaient contraires aux nouvelles mœurs ou qui sen-
taient trop le druidisme, disparurent. Pour ce qui est
lu droit criminel, la transformation s'aperçoit tout
dé suite; le supplice du feu fut aboli, peut-être par
la volonté du gouvernement romain ; toute la pénalité
s'adoucit. Pour ce qui est du droit civil, la manus
du mari sur la femme perdit son ancienne rigueur;
la puissance paternelle s'affaiblit, comme s'était
affaiblie chez les Romains la patria patentas; la pro-
priété foncière prit aussi, comme nous le verrons
ailleurs, quelques caractères nouveaux.
Puis il se produisit un autre fait. Nous avons vu que
les Gaulois obtinrent peu à peu le droit de cité romaine,
d'abord les plus grands, puis les plus riches, puis tous.
Or c'était un principe incontesté que tout homme qui
df'venait Romain, quelle que fût sa race, avait aussitôt
124 LA GAULE ROMAINE.
la jouissance des lois romaines. C'était son privilège et
en même temps son devoir d'être régi par elles. Pour le
Gaulois devenu Romain, il ne pouvait plus être question
de droit gaulois.
Dans les deux siècles et demi qui précédèrent le règne
de Caracalla, Rome n'avait contraint personne à devenir
citoyen romain. Si la plupart des Gaulois l'étaient déjà,
c'est qu'ils avaient voulu l'être. S'ils avaient voulu l'être,
ce n'était pas pour obtenir des droits politiques qui
n'existaient plus pour personne : c'était pour obtenir
des droits civils que la législation romaine garantissait
mieux qu'aucune autre. C'est donc volontairement
qu'ils passèrent, par l'acquisition de la cité romaine,
du droit gaulois au droit romain.
Quand la cité romaine fut donnée par Caracalla à
ceux qui ne l'avaient pas encore, ce qu'il restait
d'hommes pouvant pratiquer le droit gaulois disparut.
Mais ce changement fut peu grave, tant il était préparé
de longue date. Dès qu'il n'y eut plus que des « Ro-
mains » en Gaule, il n'y eut plus aussi qu'un seul
droit, le droit romain*.
* Quelques juristes modernes ont soutenu que les Romains autorisaient
la conservation des coutumes nationales, et ils admettent volontiers que,
sous le droit romain écrit, un droit gaulois non écrit a pu subsister à
l'état de « coutume ». Cette opinion est venue d'une fausse interprétation
des textes. On a allégué un passage des Instilutcs de Justinien, I, 2; § 9
et 10 ; un fragment au Digeste, 1, 3, 32; une constitution de Constantin
au Code Justinien. Vill, 52, 2 ; une constitution d'Alexandre Sévère au
Code Justinien, VIII, 52, 1, et une de rcmpL-rcur Julien au Code Théodo-
sien, V, 12. Si l'on avait observé ces textes avec un peu d'attention, on
aurait vu que dans aucun d'eux le mot consucludo n'a le sens spécial que
l'on a attribué depuis buit siècles au mot « coutume ». Tous ces textes
signitient seulement que lorsqu'il y a quelque part une habitude prise, en
riioi que ce soit, il faut s'y conformer, à moins qu'elle ne soit contraire à
la loi : Vcnù'ntium est ioiiporum disciplinn inslarc vctcribus insti-
litlis, etc (Code Tlicodosien, V, 12). Dans aucun de ces textes, la pcnsco
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 125
Quelques usages locaux purent subsister, surtout en
matière de procédure. Encore fallait-il qu'ils ne fussent
contraires à aucune des règles du droit écrit. Pour la
propriété, pour l'héritage et le testament, pour les obli-
gations, pour l'état des personnes, ce fut le droit ro-
main qui fut seul suivi. Prenez tous les documents de
ces cinq siècles, vous n'y trouvez pas une seule mention
d'un droit gaulois. Il ne nous est signalé aucune règle,
aucune pratique, qui soit gauloise. Les termes de« droit
gaulois » ou même de « coutume gauloise » ne se ren-
contrent jamais. Plus tard, quand la domination romaine
disparaîtra, nous ne verrons pas surgir et se réveiller
un droit gaulois. La population, qui n'a pas adopté le
droit germanique, n'a pas songé non plus à faire
revivre le vieux droit des ancêtres. Elle a voulu garder
les lois romaines.
5* DE LA DISPARITION DE LA LANGUE CHEZ LES GAULOIS.
.l'arrivé à un autre problème : La langue gr.uloisc
a-t-elle subsisté sous la domination romaine? II faut,
avant tout, bien préciser la question. Il ne s'agit pas
de savoir si quelques mots gaulois ont survécu et se
du l('gislateur, visiblement, ne se porte sur une « coutume nationale »
qui s'opposerait au Droit romain. On a dit que a la coutume avait pu faire
la loi et même abroger la loi jusqu'au temps de Constantin, qui décida qu'à
l'avenir la coutume n'abrogerait plus la loi » (Glasson, p. 197). Il y a
encore ici une grande exagération et une interprétation inexacte d'un
texte. Dans cette constitution de Constantin, le législateur d'abord ne
songe nullement à une coutume nationale ; puis, s'il dit « qu'une longue
liabitude ne peut pas prévaloir contre la loi », il ne dit nullement qu'avant
lui « la coutume prévalait contre la loi ». 11 y a ici des nuances qu'il
fallait observer pom* être exact. La ihéorie qu'on a faite, à savoir que le
droit gaulois avait pu durer longtemps, à l'état, dâ. « cou4.ume ))y est une
pure hypothèse.
126 LA GAULE ROMAINE.
retrouvent encore dans noire langue. Nous cherchons
si tout un langage gaulois a été parlé sous l'Empire
romain. Les arguments a prton n'ont ici aucune valeur :
c'est par les textes et les documents qu'il faut nous
décider.
Nous possédons un grand nombre d'inscriptions qui
ont été gravées dans la Gaule et pour des Gaulois, au
1^, au n% aum^ siècle de notre ère. Elles sont en latin*.
Les unes sont des dédicaces à des dieux, et il semble
qu'elles devaient être comprises de la foule. D'autres
sont des épitaphes et marquent quelle langue on parlait
dans la famille. D'autres enfin sont plus caractéristiques
encore : ce sont des décrets honorifiques rendus par les
cités gauloises ; ils montrent quelle était la langue offi-
cielle de ces cités. Toutes également sont en latin, et
cela dès le i" siècle de notre ère. Nulle traduction
n'apparaît à côté de ce latin, qui apparemment était
compris de presque tous.
Voilà donc un premier point acquis : la classe supé-
rieure, celle qui élevait les monuments, celle qui sié-
geait dans les assemblées municipales, parlait le latin.
Reste à savoir si le gaulois a subsisté comme idiome
populaire, et jusqu'à quelle époque.
Deux textes signalent encore l'emploi d'une langue
gauloise dans la première moitié du ni* siècle. L'un est
1 On a, à la vérité, quelques monnaies qui fournissent des noms
propres; on n'en peut rien tirer pour l'usage général de la langue. On a
aussi quelques pierres portant un mot gaulois, qui paraît être le nom
propre de l'ouvrier qui a exécuté l'ouvrage ; ce nom est suivi d'un mol
qui paraît être un verbe gaulois analogue à fccil (voir Compte-reiidi:,
Académie des inscriptions, 10 Juin 1887.) Ces inscriptions sont fort peu
nombreuses et ne portent pas de date. On ne peut pas en tirer de conclu-
sions bien précises pour la persistance de la vieille langue. [Les inscrip-
tions celtiques de la Narbonnaise ont été réunies en dernier lieu dans le
Corpus inscriptionum latinai'um, t. XII. j
DE r,A TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES P.OMVTNS 127
(l'illpien, qui assure qu'un fidéicommis est \'alabl(2,
même s'il est écrit en punique ou en gaulois '.
L'autre est de Lampride et se rapporte à l'année 255.
Alexandre Sévère, dit Thislorien, se trouvait en Gaule
et allait partir pour une expédition, dans laquelle il
devait être assassiné ; sur son passage, une druidesrc'
lui cria en langage gaulois : « Va, mais n'espère p; s
vaincre, et défie-toi de tes soldats*. » Il y avait dtscc
encore, en 255, un langage gaulois qui ^tait parlé
au moins par les classes populaires.
Mais à partir de là il n'y a plus, à ma connaissance,
aucun document qui mentionne la persistance de ce
langage. Quelques érudits, il est vrai, en ont allégué
trois, qui appartiendraient au iv* et au v^ siècle. Mais
une simple vérification de ces documents montre qu'ils
n'ont pas le sens qu'on leur a prêté.
On a cité cette ligne d'un dialogue de Sulpice Sévère :
Celtice aut si mavis gallice loquere, « parle celtique ou,
si tu préfères, gauloise » Il faut toujours se défier de ces
lignes qu'on cite isolément et qui se répètent de livre
en livre. C'est le passage entier qu'il faut lire. Postumus,
qui est un Aquitain, cause avec un jeune homme
nommé Gallus qui est de la Gaule centrale. L'Aquitaine
était renommée par son beau langage, à côté duquel le
* Ulpien, au Digeste, XXXII, I, H : FùJeicommissa quocunqne ser-
rnone relinqui possunt, non solum latina el grseca, sed eiiam punico
vel gaîlicana vel alterius gentis. — Peut-être faut-il citer encore un
texte de Lucien, Pseudomcmlis, c. 51, où se trouve le mot ■/.eX-tTTt', mais
on doit taire attention que les Grecs appelaient KsXxof les Germains ; voir
Dion Cassius, passim, et Lucien lui-même. De la manière d'écrire
''histoire, c. 5. 11 n'est donc nullement sûr que /.eXTiaxi désigne la langue
des Gaulois ; au surplus, Lucien est antérieur à Ulpien.
* Lampride, Âlexatider, c. 60 : Mulier dryas exeunti exclamavit
gallico sermone : « Vadas, nec victoriam speres nec militi tua credas. »
» Sulpice Sévère, Dialoyi, 1, 26.
128 LA GAULE ROMAINE.
latin des Gaulois du Centre semblait simple et rude.
Ijaiius, invité à faire un récit, s'excuse d'abord. « Je
parlerais volontiers, dit-il, mais je songe que, moi Gau-
lois du Centre, je me trouve en présence de deux Aqui-
tains, et je craiîis que mon langage trop grossier no
choqut3 des oreilles si délicates^ » On voit bien qu'il
n'est pas question ici d'une langue celtique. Mais son
interlocuteur, qui veut qu'il fasse son récit sur l'histoire
de saint Martin, lui réplique en plaisantant : « Parle
celtique, si tu veux, pourvu que tu parles de Martin ^ »
11 serait puéril de prendre ces mots à la lettre. Postumus
ne savait pas le celtique, el il est douteux que Gallus
lui-même le sût. Aussi Gallus se met-il à faire son récit;
mais il le fait en latin. Il s'exprime même en un fort
bon latin ; visiblement, il ne s'est excusé de la grossiè-
reté de son langage que pour en faire mieux apprécier
l'élégance. Sa précaution oratoire a probablement fait
école, car vous la retrouvez chez tous les hagiographes,
ou presque tous, depuis le iv'' siècle jusqu'au lx^ L'au-
teur n'a certainement pas songé au vieux langage cel-
tique. 11 a seulement voulu dire que les Gaulois du
Centre avaient un latin moins pur que ceux du Midi.
Et il donne, en effet, un peu plus loin, un exemple des
nuances qu'il y avait entre le latin de deux provinces
voisines ; Gallus parle de sièges « que nous autres
Gaulois grossiers nous appelons tripetix et que vous,
Aquitains, vous appelez tripodes ». Or ces Gaulois rus-
tiques, en disant tripelia^ ne prononçaient pas un mot
* ibidem : Ecjo, plane, inquit Gallus; sed dum cogito rru; kominem
gallum inter Aquilunos vcrba facturum, vereor ne offendat vesln::i
nimium urbanas aures sertiio ruslicior.
* Ibidem : Tu vero, inquit Postumus, vel cellice vel si mavis gallice
loquere, dummodo Jam Martinum loquarit.
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 129
delà vieille langue, mais un mot de source bien latine'.
Ainsi, cette ligne qu'on a citée de Sulpice Sévère ne
prouve en aucune façon qu'on parlât encore une lan-
gue celtique.
On a allégué, en second lieu, une phrase de saint
Jérôme, qui aurait écrit, au commencement du v^ sii'clc,
que les Galates d'Asie parlaient à peu près la môme
langue que les Trévires*. On a déjà démontré que l'as-
sertion de saint Jérôme était inexacte en ce qui concer-
nait les Galates'. Elle n'a pas plus de valeur en ce
qui concernait les Trévires. Si ces deux peuples
avaient conservé, par impossible, leur vieille langue
nationale, encore n'auraient-ils pas pu parler la mémo
langue, car les Trévires étaient des Germains*.
On allègue enfin une phrase de Sidoine Apollinaire
qui aurait dit que de son temps seulement, c'est-à-dire
vers 450, l'aristocratie arverne aurait renoncé à l'em-
ploi du celtique. Ici encore on s'est trompé pour n'avoir
* Sulpice Sévère, IP dialogue, c. 1 : Quas nos rustici Gallitripetias, vos
tripodas nuncupaiis. — Nous trouvons dans Grégoire de Tours un
exemple frappant de l'idée que les hommes attachaient à l'expression
gallica lingua. 11 dit qu'à Autun la terre où reposent les morts est appe-
lée cœmeterium en langage gaulois. Ccemeterium apiul Augustodunum
gallica lingua vocitavit. Or cœmeterium est un mot grec que les classes
populaires avaient adopté depuis qu'elles étaient chrétiennes. Grégoire de
Tours ne veut certes pas dire que ce mot appartienne au vieux celtique. 11
veut dire que ce n'est pas un mot de pure latinité et qu'il appartient à la
langue vulgaire (Grégoire de Tours, De gloria confessorum, c. 73). Ailleurs
(Historia Francorum, VIII, 1), il montre toute la population de Tours
allant au-devant du roi Contran et chantant ses louanges dans toutes les
langues qui étaient parlées dans le pays ; il cite le latin, le syriaque des
commerçants et l'hébreu ; il ne cite pas le gaulois.
- Saint Jérôme, Commentaires à VÊpUre aux Galates c. 5 : Gala-
tus, excepto sermone grœco, quo omnis Oriens loquitur, propriam
jiKjuam eamdem psene habere quam Treviros.
3 G. Perrot, De Galatin, p. 87-90, 168-170; et Lettre du directeur
(!o la Revue celtique, dans la Revue celtique, t. 1, p. 179.
* Tacite, Germanie, 28; César. II, 4; Vlii, 23.
FusTEL DE Coui ANGES. — La Gaulo romaine. 10
130 LA uAULE ROMAINE
VU qu'une ligne isolée sans regarder la phrase entière.
Sidoine, qui appartient, lui aussi, à la noblesse du pays,
n'a jamais parlé la vieille langue gauloise; il écrit à son
ami Ecdicius et le loue d'avoir donné sa jeunesse « à
l'élude » et d'avoir introduit chez les siens « le style
oratoire et l'harmonie poétique », en quoi il n donné
l'exemple de « déposer la rudesse du langage celtique' ».
Qui ne voit qu'ici « langage celtique » ne désigne pas
une langue opposée au latin, mais la simplicité provin-
ciale opposée à l'élégance du « style oratoire et poé-
tique »? L'auteur ne pensait nullement à dire que la
noblesse arverne, si romaine et depuis si longtemps,
eut conservé plus que lui la langue gauloise. Sidoine
n'était pas un philologue, mais un puriste.
A vrai dire, après le texte de Lampride qui se rap-
porte à l'an 235, on ne trouve aucun texte qui marque
la persistance de cette langue, même chez le peuple.
Tout ce qu'on peut dire sur ce sujet est donc pure
conjecture.
• Voici la phrase entière, où la pensée est I):(mi visible, Ad Ecdicium,
m, 3 (édil. Baret, III, 13) : Milto istic oh (jralktm pueritiœ tuœ xmdique
genlium siudia lillerarum confliixisse, tuœque personœ quondam de-
biluiii quod sermo7iis celtici squammam depositura nohilitas, nunc
oratorio stylo, nunc etiam camenalibus modis imbuebatur. — Pour
bien comprendre cela, il faut se rappeler que la préoccupation presque
unique des hommes de celte époque est celle du beau langage. Nous trou-
vons plusieurs fois exprimée cette crainte des Gaulois de ne pas parler le
lalin avec assez d'élégance. Ainsi Pacatus, écrivant le panégyrique de
ïhéoilosp, s'excuse de ])arler avec trop de grossièreté : Rudem hune el
vicuUum Iransalpini sermonis horrorem. Sidoine lui-même parle de sa
simplicité de paysan, ruslica simplicitas (Lettres, YIU, 10). De mèiiw
ssinllrénée, Adversus hereseSjprœfatio. Tenons pour certain que, lorsque
ces écrivains si apprêtés s'excusent de parler un langage rustique ou cel-
tique, ils ne pensent nullement au patois des campagnes cl moins encore
à la vieille langue celtique. Songeons bien qu'un mot n'a de sens que par
la pensée que l'auteur y applique. Or, dans les exemples que nous pré-
sentons ici, la vraie pensée est manifeste.
DE LA TRANSFOHMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. iSl
Bien des faits, au contraire, manifestent l'emploi du
latin, même chez le peuple. Quand le christianisme a
pénétré en Gaule, il y a été apporté par des hommes
qui ne savaient que le latin et le grec. Saint Pothin,
saint Irénée, saint Denis, saint Éleuthère, ont prêché
et fait des conversions, surtout chez le peuple. Saint
Martin n'était pas un Gaulois; né en Pannonie, il avait
été élevé en Italie; on n'a pas d'indice qu'il connût la
langue gauloise; il fut pourtant élu évêque par tout le
peuple de la cité de Tours, et dans ses prédications il
sut s'adresser à tous.
La conservation de quelques termes gaulois dans notre
langue ne prouve nullement la permanence d'une
langue gauloise. On devrait remarquer en effet que ces
termes, comme aripennis, leuga, commencèrent par
être latinisés. Ils entrèrent dans le latin du pays, parce
qu'ils exprimaient des choses qu'aucun terme du latin
classique ne pouvait rendre. Le latin de ce temps-là
prenait des mots partout : il en prit au grec, au gaulois,
au germain; mais tous ces mots devinrent latins, et
c'est par le latin qu'ils sont venus jusqu'à nous. Ce
n'est pas seulement le latin littéraire, savant, juridique
ou ofiiciel, qui s'est implanté en Gaule. Prenez les
termes les plus usuels, ceux dont le peuple a dû se
servir tous les jours, les termes de la parenté, les mots
affectueux, les verbes auxiliaires et qui reviennent sans
cesse, comme être, avoir, faire, ou encore les noms des
animaux, ceux des instruments aratoires, ou des outils
des ouvriers, presque tous viennent de la langue latine'.
Or on ne croira pas que ce soit après l'invasion des bar-
bares que ces mots se soient implantés dans le langage
populaire. Ils y étaient avant l'entrée des Germains. Si
la langue celtique avait été encore parlée au v* siècle.
132 LA GAULE ROMAINE.
on ne voit pas pourquoi elle n'aurait pas continué à
vivre; la domination romaine se retirant, et la hante
classe perdant son empire, c'était le cas de reprendre la
vieille langue. Les Germains n'avaient aucune raison
pour préférer le latin au celtique. Si le celtique, à ce
moment, ne reprit pas faveur et vigueur, c'est qu'il
n'existait plus*.
La volonté de Rome eut-elle quelque part dans cette
disparition de la langue gauloise? Jamais Rome ne se
donna la peine de faire la guerre aux langues des
vaincus. Elle ne combattit ni l'ibérique, ni le punique,
ni le phrygien, et pourtant ces langues disparurent.
Aucune loi n'interdit à personne l'usage de l'idiome de
ses pères. Une seule fois, on voit l'empereur Claude
retirer la cité romaine à un homme qui ne savait pas le
latin ; mais on n'a pas le droit de tirer de ce fait unique
une conclusion générale : tout au plus en conclurons-
nous que, dès qu'un homme devenait citoyen romain,
un certain décorum l'obligeait à parler la langue du
peuple en qui il entrait. Rome n'eut jam.ais la pensée
d'établir un système d'écoles de villages pour désap-
prendre aux Gaulois leur langue. Seulement, les fonc-
tionnaires qu'elle envoyait ne parlaient que le latin,
et c'était en latin qu'ils s'adressaient aux cités ou qu'ils
jugeaient les procès. Les suppliques au sénat, aux
ministres du prince, au prince même, devaient être
écrites en latin. Tout Gaulois un peu ambitieux.
* A peine est-il besoin de dire que l'idiome celtique, qui est encore
parlé dans notre presqu'île de Bretagne, y a été importé par les Bretons
de l'île. On n'a aucun indice que ce petit pays, placé très loin de la capi'
taie, mais percé de voies romnines, couvert de villes romaines et de
villx romamci, dont les vestiges se retrouvent souvent, ait été réfraclaire
au latin et ait conservé sa vieille langue
DE LA TRANSFOiaiATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 133
bornât-il même son ambition aux charges municipales,
devait savoir le latin.
Les Gaulois, d'ailleurs, ne voyaient pas de raisons très
fortes pour tenir à leur vieille langue. Elle manquait
des termes que les arts et la civilisation rendaient néces-
saires. Elle ne savait exprimer aucune des idées nou-
velles et ne se prêtait pas aux goûts des générations
présentes. Elle ne pouvait servir ni pour la littérature,
ni pour le barreau, ni pour la conversation élégante.
Le latin devint forcément la langue de la haute classe
et de tout ce qui approchait d'elle, de tout ce qui était
cultivé ou voulait le paraître\ La volonté de Rome ne
fut pour rien dans ce changement; les Gaulois prirent
sa langue, parce qu'ils trouvèrent intérêt, profit,
plaisir, à l'adopter. Le changement de langue ne fut pas
la conséquence directe de la conquête; il fut la consé-
quence du nouvel état social et de tout l'état d'esprit
qui suivirent la conquête. Ajoutons que le latin était la
langue de la nouvelle religion, du polythéisme romain
d'abord, du christianisme ensuite. Ce n'était qu'en
latin qu'on pouvait faire des dédicaces aux dieux et aux
mânes. Ce fut en latin qu'on pria.
Des hautes classes, le latin passa aux classes infé-
rieures et se propagea même dans les campagnes. C'est
qu'il n'y avait pas alors entre la ville et la campagne la
distinction qu'on suppose trop volontiers aujourd'hui.
Yille et campagne, nous le verrons, ne formaient
qu'une cité. L'aristocratie, propriétaire de maisons à
la ville, était propriétaire aussi des grands domaines
ruraux. Elle partageait son temps entre la ville et la
' C'est pour cette riiison que la langue grecque suljsisla. Les causes do
disparition qui existaient pour les langues barbares n'existaient pas pour
le grec.
134 Ik GAULE ROMAINE.
campagne et avait dans l'une et dans l'autre son per-
sonnel de serviteurs, tous intéressés à parler quelque
peu la langue du maître.
Les hommes du xix*" siècle ont construit une théorie
sur la longue persistance des langues, signe de la pei-
sistance des races. Il n'est pas de notre sujet d'adhérer
à cette théorie ou de la comhattre. Nous avertissons
seulement qu'elle n'a jamais été pleinement démontrée.
L'histoire témoigne par plus d'un exemple de l'extrême
facilité avec laquelle un peuple entier change de lan-
gue. Il est vrai qu'on n'obtient guère cela par la vio-
lence, mais on l'obtient tout naturellement par l'intérêt.
Quand deux peuples sont en présence, -ce n'est pas
toujours le moins nombreux qui cède sa langue, c'est
plutôt celui qui a le plus besoin de l'autre. C'est pour
cela que la Gaule apprit la langue des Romains; elle
l'apprit si bien, qu'elle en fît sa langue habituelle, sa
langue unique, sa langue nationale, et elle désapprit
celle qu'elle avait parlée dans les siècles précédents.
6* CHANGEMENT d'hABITDDES KT d'eSPRIT.
Les Gaulois renoncèrent avec une extrême facilité à
leurs habitudes belliqueuses d'autrefois. Trente années
s'étaient à peine écoulées depuis la conquête, et déjà
Strabon remarquait qu'ils ne pensaient plus à la guerre,
que tous leurs sains se portaient vers l'agriculture et
les travaux paisibles*. Cette transformation si rapide
donne à penser que le goût de la guerre n'était pas plus
inné chez la race gauloise que chez toute autre race,
* Strabon, IV, 1 : 'Avti tou jtoX£[x.eîv T£tpafj.[XE'vot rjST) npô; TcoXt-reia; /jh
ysfDpYfa; — , irpOTspov pièv eTtpiitTsuov, vuv Sa YEwp-youTt.
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROÎIAINS lôS
Elle avait été belliqueuse aussi longtemps que l'absence
d'institutions fixes l'avait condamnée à la guerre perpé-
tuelle. Elle aima la paix dès qu'elle eut un gouverne-
ment stable. Le goût de la paix et celui de la guerre
sont également au fond de la nature humaine ; l'un ou
l'autre prend le dessus suivant le tour que le régime
politique où l'on vit imprime à l'âme.
La Gaule adopta les usages, le mode d'existence et
jusqu'aux goûts des Romains*. Ses villes prirent la phy-
sionomie des villes de l'Italie et de la Grèce. Elles
eurent des temples, des basiliques, des forums, des
théâtres, des cirques, des thermes, des aqueducs. Tous
ces monuments furent élevés, non par des hommes de
race romaine, mais par les Gaulois eux-mêmes, à leurs
frais, d'après les décrets de leurs cités, par un effet de
leur propre volonté. Le pays, qui avait déjà des routes
avant la conquête, se couvrit d'un nouveau réseau de
routes dallées, dites romaines, mais qui furent ordon-
nées et construites par les Gaulois. Les maisons chan-
gèrent d'aspect; au lieu de ces vastes et grossières con-
structions cachées au milieu des bois, où se plaisaient
les riches Gaulois de rindépendance% ils eurent des
villas aux brillants portiques, avec des peintures, des
bibliothèques, des salles de bains, des jardins% Ils
eurent aussi dans les villes de somptueuses maisons et
de. riches mobiliers. Les usages tle la vie privée chan-
gèrent autant que ceux de la vie publique.
L'éducation de la jeunesse fut transformée. A la
' S!r:il;oi], IV, 1 : Où pa^^Çapo'. ïxi (ïvx:;, àXXà acTa/.£f[j.svot to tiXe'ov
"'.; T']iv 'Poyia'.on xû-ov /.y). t»î YXeJj-UT») xa''. roT; (j;oi;, xivé; oï v.y.':T^ TxoX'.Tsfa.
- CôsMr, Vf. 30 [Cr. plus 'haut, |)'. 11|.
' Nous revienilrons plus lai'd sur ce sujcl [dans la prciiiicre pallie du
volume sur l'hiiuision (jcnnanique]
136 LA GAULE ROMAINE.
place des anciens séminaires druidiques d'où l'écriture
même était proscrite, il y eut des écoles, où l'on enseigna
la poésie, la rhétorique, les mathématiques, tout cet,
ensemble harmonieux d'études que les anciens appe-
laient humanitas. Or ce ne furent pas les Romains qui
fondèrent ces écoles, et on ne voit pas qu'aucun décret
du gouvernement central ait obligé les villes à les fonder.
Elles furent élevées par les Gaulois eux-mêmes, très
librement. Les cités et les riches familles en firent tous
les frais*.
Les esprits alors entrèrent dans une nouvelle voie.
On voulut lire, et comme il n'y avait pas de livres en
langue gauloise, on lut des livres latins et grecs. On
voulut entendre des comédies, et l'on se fit représenter
celles de Piaule. On voulut écrire, et l'on imita la litté-
rature latine. On plaida, et ce fut en latin, après s'être
nourri des discours de Cicéron et des leçons de Quin-
tilien. On conçut la notion de l'art; on visa au beau,
tout au moins à l'élégant. On se plut à construire; et
comme il n'y avait pas de modèles gaulois (les druides
n'avaient ni temples ni statues), on prit naturellement
les modèles et les types de la Grèce et de Rome. La
Gaule enfanta des écrivains, des avocats, des poètes, des
architectes et des sculpteurs. 11 n'y eut pourtant ni une
• Strabon, IV, 1 : Socpiarà; u:roo£)(_ovTai, Toù; [ùv tSi'a Toùç Sa 7io),£t;
v.ovjfî [xwÔQÛfiEvai. On sait que aocpiaTaf désigne ici ceux qu'on appelait en
latin rhetores, c'est-à-dire des professeurs de rhétorique. — Tacite parle
incidemment des écoles d'Autun, où l'on voyait Galliarum sobolem lihe-
ralibus studiis operatam {A?males, III, 43), et cela dès le temps de
Tibère. Pour les temps postérieurs, voir Ausone pour les écoles de Bor-
deaux et d'autres villes, Sidoine pour les écoles d'Auvergne où l'on enseigne
stylum oratorium et camenales modos. Saint Jérôme aussi parle des
études en Gaule, Lettres, 95 : Studia Galliarum florentissima suni.
[Cf. sur ce sujet, plus haut, p. 150.]
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 137
littérature ni un art gaulois; cette littérature et cet art
fuient rom-jins.
Les populations de la Gaule devinrent ainsi Romaines,
non par le sang, mais par les institutions, par les cou-
tumes, par la langue, par les arts, par les croyances,
par toutes les habitudes de l'esprit. Cette conversion ne
fut l'efTet ni des exigences du vainqueur ni de la servi-
lité du vaincu. Les Gaulois eurent assez d'intelligence
pour comprendre que la civilisation valait mieux que la
barbarie. Ce fut moins Rome que la civilisation elle-
même qui les gagna à elle. Etre Romain, à leurs yeux,
ce n'était pas obéir à un maître étranger, c'était par-
tager les mœurs, les arts, les études, les travaux, les
plaisirs de ce qu'on connaissait de plus cultivé et de
plus noble dans l'humanité.
Il ne faut pas dire : Les Romains civilisèrent la
Gaule, la mirent en culture, défrichèrent les forêts,
assainirent les marais, construisirent des routes, éle-
vèrent des temples et des écoles. — Mais il faut dire :
Sous la domination romaine, par la paix et la sécu-
rité établies, les Gaulois devinrent cultivateurs, firent
des routes, travaillèrent, et, avec le travail, connurent la
richesse et le luxe. Sous la direction de l'esprit romain
et par l'imitation louable du mieux, ils élevèrent des
temples et des écoles.
Au temps de l'indépendance, ils avaient eu des insti-
tutions sociales et une religion qui les condamnaient, à
la fois, à l'extrême mobilité des gouvernements et à
l'extrême immobilité de l'intelligence. D'une part, la
vie politique, agitée par les partis et les ambitions, ne
connaissait pas le repos et le calme sans lesquels il
n'y a ni travail ni prospérité. D'autre part, la vie intel-
lectuelle, régentée par un clergé à idées étroites et à
138 LA GAULE ROMAINE
(loclrinos mystérieuses, ne connaissait ni la liberté ni le
[)r()gi'ès. On peut se demander ce que serait devenue la
population gauloise si elle était restée livrée à elle-
même. Ce qu'elle devint dans l'Irlande et le pays de
Galles ne fait pas présumer qu'elle aurait eu un grand
avenir. On a supposé qu'elle aurait pu créer une civili-
sation originale : pure hypothèse. Il ne faut pas oublier
qAie les Gaulois appartenaient à la même grande race
dont les Grecs et les Romains étaient deux autres
branches. Ils avaient les mêmes goûts et les mêmes
aptitudes que ces peuples. La civilisation romaine n'était
pas pour eux une civilisation étrangère : elle était celle
de leur race; elle était la seule qui leur convînt et vers
laquelle ils dussent tendre les forces de leur esprit. Ils
y marchaient inconsciemment depuis des siècles. Le but
qu'ils n'auraient atteint qu'après de longs efforts et un
immense travail, fut instantanément mis à leur portée
par la conquête romaine. Ils le saisirent avidement, et
comme d'heureux enfants qui héritent du labeui'
d'autrui, ils mirent la main sur ce beau fruit que vingt
générations de Grecs et d'Italiens avaient travaillé à
produire.
Nous avons vu, d'ailleurs, que la possibilité même
de l'indépendance n'existait pas, et que la vraie alter-
native avait été entre la conquête romaine et la conquête
germanique. Il faut donc se demander, non pas ce que
serait devenue la Gaule libre, mais ce qu'elle serait
devenue si elle eût obéi aux Germains au lieu d'obéir
aux Romains, c'est-à-dire si. César n'étant pas venu,
Arioviste en fût resté le maître et les Germains après
lui. Il faut alors se représenter par la pensée l'absence
complète de tous ces arts de ces monuments, de ces
villes, de ces routes, de tout ce travail, de toute cette
DE LA TRANSFORMATION DE LA GAULE SOUS LES ROMAINS. 159
prospérité, de tout ce développement d'esprit, dont 1j3
traces sont encore visibles sur notre sol et plus visibles
encore dans l'âme des habitants. L'invasioîi germanique
ne se produisit que cinq siècles plus tard, c'est-à-dire
à une époque où la civilisation avait jeté de si profondes
racines que les barbares ne purent pas l'extirper, ei,
furent au contraire enlacés par elle. Si elle se fût
accomplie au temps d'Arioviste, il en eût été tout autre-
ment. La Gaule n'aurait peut-être jamais possédé la
civilisation et n'aurait pas pu la transmettre aux Ger-
mains.
LIVRE II
L'EMPIRE ROMAIN
(Du règne d'Auguste à la fin du troisième siècle <)
INTRODUCTION
LES DOCUMENTS
Les documents par lesquels nous pouvons retrouver
l'état social et politique de la Gaule aux temps de l'Em-
pire romain sont de trois sortes ; nous avons les
œuvres littéraires du temps; nous avons les œuvres juri-
diques et législatives; nous avons enfin les inscriptions
et les monuments.
De tous les historiens de ce temps, il n'en est aucun
qui nous ait laissé un tableau des institutions de l'Em-
* Dans les deux premières éditions de cet ouvrage, j'avais réuni en un
même livre les cinq siècles de l'Empire romain, me contentant d'indiquer
dans chaque chapitre les différences qui s'étaient produites au iri" et sur-
tout au IV' siècle. J'ai cru m'apercevoir que celte méthode avait présrnié
un grave inconvénient. La distinction des temps et des institutions n'ap-
paraissait pas assez nettement, et quelques lecteurs ont même eu cette
impression que je considérais ces cinq siècles connne une époque d'uni-
formité et d'immobilité, quoique j'eusse dit vingt fois le contraire. Je me
décide donc à faire deux descriptions successives, une de l'Empire dans
les trois premiers siècles, l'autre de l'Empire dans les deux derniers [que
nous présenterons dans le volume sur F Invasion]. Bien travail gagnera en
clarté. J'aurai encore cet avantage de donner plus de développement aux
institutions et aux faits des deux derniers siècles, qui sont précisément
ceux qui ont eu le plus d'influence sur les institutions et les faits des âges
suivants.
142 LA GAULE ROMAINE.
pire en général. Aucun Gaulois n'a décrit celles de la
Gaule en particulier. Mais Tacite, Suétone, Dion Cassius,
Sparlien, Lampride, Vopiscus, Ammien Marcelliii,
Zosime, rapportent des faits ou présentent des jugements
qui sont comme les symptômes externes des institutions
qui régnaient. S'ils ne tracent guère l'état ordinaire des
institutions, ils signalent quelquefois les changements
et les nouveautés qui s'y produisent. Quant aux écri-
vains qui ne sont pas historiens, comme les deux Pline,
Martial, Ausone, les panégyristes, Rutilius, Salvien,
Sidoine Apollinaire, Symmaque, ils nous présentent
dans leurs poésies, dans leurs discours, dans leurs
lettres, les usages, les mœurs et souvent les pensées
elles-mêmes de cette société*.
Pour l'étude des institutions, les textes juridiques et
législatifs sont encore plus précieux que les livres, sou-
vent trop personnels, des historiens. Dans ces textes, il
importe de distinguer trois catégories. — 1° Les lois
proprement dites et les sénatus-consultes ; ils n'ont pas
laissé d'être nombreux sous l'Empire, mais il n'en est
qu'un petit nombre dont le texte nous ait été conservé,
soit par des inscriptions (Lex Regia, Lex Julia muni-
* Les principales éditions dont nous nous sommes servi et d'après les-
quellcs sont faites nos citations, sont : Tacite, édit. Halm, 1859; Suétone,
éJit. Hase, 1828 ; Pline, Histoire naturelle, édit. L. Jan, 1854; Pline, Let-
tres,èàk. Keil, 1870; Dion Cassius, édit. Gros-Boissée, i8i5-\810; Scrip-
tores Hislorise Auguslœ, édit. Hermann Peter, 1865 [édit. souvent revue
depuis]; Ausone, édit. Schenkl, dans les Monumenta Germanise, in-'i";
Ammien Marceliin, édit. C. A. Erfurdt, 1808 [et édit. Gardthaiisonj ;
Panegyrici veteres, édit. Bsehrens; Rutilius Namatianus, édit. Millier;
Zosime, édit. Bekker, 1857; Salvien, édit. Baluze, 1684, et édit. Ualm,
1877; Symmaque, édit. 0. Seeck, 1885. Pour Sidoine Apollinaire, dont
on attend encore une ])onne édition, nous nous sommes servi de celle de
Grégoire, 1836, et de celle de Baret, 1877 [auxquelles il faut maintenant
ajouter celle de Liitjohann, parue dans les Monumenta Gei'maniae].
LES DOCUMCNTS 143
clpitlis, Lex Malacitana, etc.^), soit dans le Digeste par
cxlrails. — 2" Les écrits des jurisconsultes : Gaius, dont
un ouvrage presque entier nous esl parvenu; Paul,
dont les Sentenùx nous ont été transmises par les
compilateurs de la Loi Romaine des Wisigoths; Ulpien,
dont nous ne possédons les Uegulx que par une copie
fort mauvaise du x" siècle; enfin les innombrables frag-
ments ou extraits de trente-neuf jurisconsultes, qui
furent recueillis au temps de Jostinien pour former le
Digeste. — 5" Les constitutions, édits ou rescrits des
empereurs. Outre ceux qui sont cités au Digeste, nous
avons deux recueils considérables, quoique bien incom-
plets, de ces actes impériaux, le Code Théodosien (458),
qui ne contient que les actes des empereurs chrétiens,
et qui ne nous est pas parvenu intégralement, et le Code
(le Justinien (528-554), dont les matériaux remontent
un peu plus haut, mais ne présentent pas un égal degré
d'exactitude. A ces codes il faut ajouter, pour l'Occi-
dent, les Novelles de Valentinien III, de Majorien et
d'Anthémius. A tout cela il convient de joindre encore
un document administratif d'un caractère presque offi-
ciel, la Notice des dignités et fonctions de l'Empire,
écrite aux environs de l'an 400*.
• [Voirie sônatus-consulte récemment découvert en Espagne, et utile en
partie pour la Gaule, Epliemeris epigraphica , t. Vll.j
* Gaii inslitulionum commetitarii, édit. Huschke, 1874 [souvent réim-
primée depuis], édit. Ern. Dubois, 1881. Pauli Senle/diœ, dans la Lex
Romana Wisigolhorum, édit. Ilaenei, 1849, pages 3.j8 et suiv., et édit.
Huschke. Ulpiani Fragmenla, extraits du Liber singularis regularum,
édit. Huschke. Les principales leges et plusieurs sencz/uscoî/sw/ifl ont élé
réunis [en France] par Giraud, Juris romani antiqui fragmenta, 1872.
Pour le Digeste, il faut se servir de l'édition de Mommsen, 1870, 2 vo-
lumes, ou 1877, 1 volume ; pour le Code Théodosien, il faut se servir du
texte donné par Hœnel, 1842, 1 volume, et des savantes notes données
par Godefroy, édit. Ritler, 6 vol.. 1745. Pour les Inslitutes et le Gode
144 LA GAULE ROMAINE.
L'épigraphie, sans être une science, est un très utile
instrument de la science historique. Cela ne tient pas
seulement à ce que la pierre, s'étant mieux conservée
que les papyrus, nous présente des textes plus sûrs et
plus authentiques. Gela tient surtout à ce que les
inscriptions relatent et mettent sous nos yeux des caté-
gories de faits et d'usages que les écrivains avaient
négligés. L'organisation des cités, l'ordre des magistra-
tures et des sacerdoces ne se trouvent presque que là.
C'est là seulement que nous voyons les habitudes de la
vie ordinaire, les noms et avec eux l'état civil des diffé-
rents hommes, leurs titres, leurs fonctions, leur car-
rière, la distinction des classes et leurs rapports entre
elles, les effets pratiques des lois, les idées même et les
sentiments des hommes.
Nous avons, pour la Gaule, plusieurs recueils, celui
de Boissieu pour les inscriptions relatives à Lyon, celui
de Herzog pour la Narbonnaise, ceux de Steiner et de
Brambach pour la région du Bhin, celui d'Allmer pour
la Viennoise, celui de Jullian pour Bordeaux, celui de
Lebègue pourNarbonne*. Ce sont déjà quelques milliers
Justinien, l'édition à suivre est celle de Kriigor, 1880. La meilleure
édition des Novelles de Valentinien III est à la suite du «Code Théodosien
de Hienel. — Notitia dignitatum omnium tam civilium quam militarium
in partibus Orientis et Occideniis, édit. Bœcking, 1853, édit. 0. Seeck,
1876. Cf. Brambach, Notitia provinciarum et civitatum Gallise, 1868.
* De Boissieu, Inscriptions antiques de Lyon, 1854 ; Montfalcon,
Recueil général des inscriptions relatives h Lugdunum, 1866. Herzog,
Gallise narboncnsis historia, Appendix, 1864. L. Renier, Mélanges
d'épigraphie, 1854. Steiner, Codex inscriptionum romanarum Rlieni et
Danubii, 1837, 1851-1864. Brambach, Corpus inscriptionum rhenana-
rum, 1867. Mommsen, Inscriptiones Confœderationis hclvcticœ, 1854.
AUmer, Inscriptions antiques de Vienne, 1875, 1876, 6 volumes. C. Jul-
lian, Inscriptions romaines de Bordeaux^ 1887[-1890j, et du même
auteur quelques autres études épigraphiques que nous trouverons en
leur lieu. Lebègue, Épigraphie de Narbonne, 1887, dans la nouvelle
édition de Y Histoire du Languedoc.
LES DOCUMENTS. 145
d'inscriptions, auxquelles il en faut ajouter des cen-
taines qui sont contenues au milieu du recueil généiii
d'Orelli-IIenzen ou du Corpus utscriptionum lalina-
rum\ et toute une autre série qui est disséminée dans
des Revues d'érudition locale*. Mais un recueil complet
et méthodique des inscriptions de la Gaule, analogue à
ceux que nous possédons pour l'Espagne et pour l'Italie,
n'a pas encore paru (^887)^ C'est ce qui fait que le
présent travail n'est en quelque sorte que provisoire.
Un autre que moi, dans quelques années, le refera plus
complet et meilleur.
Ces trois catégories de sources, si diverses de nature,
et chacune d'elles si abondante, permettent d'étudier
de très près les cinq siècles de l'Empire romain. Nous
pourrons affirmer comme certains un grand nombre de
faits, surtout quand ils seront attestés par les trois
sortes de sources à la fois, ou au moins par deux d'entre
elles. Il ne faut cependant pas croire que ces nombreux
volumes d'écrits contemporains, ces énormes recueils
de lois, ces milliers d'inscriptions, nous donnent toute
la vérité que nous voudrions posséder sur les institutions
de cette époque. Croire cela serait une grande illusion.
* Orelli-Henzen, Inscriptionum latînarum collectio, 1827-1856. Cor-
pus inscriptionum lalinarum, Berlin, [depuis] 1863. L. Renier,
Diplômes militaires, 1876. Wilinanns, Exempta inscriptionum lati'
narum, 1873.
2 Citons surtout : le Bulletin épigraphique de la Gaule; Bourquclot,
Inscriptions de Nice, 1850, de Luxeuil, 1862; Le Touzé, Épicjraphie
du haut Poitou, 1862; Noguier, Inscriptions de Béziers, 1883; DIadé,
Épigraphie de la Gascogne, 1885 ; Ch. Robert et Gagnât, Épigraphie de
la Moselle, 1885 et suiv.; Héron de Vilielosse et Thédenat, Inscriptions
romaines de Fréjus, 1884; [Allmer, Revue épigraphique, en cours de
publication].
5 [Le tome XII, renfermant les inscriptions de la Gaule narbonnaise, a
été publié en 1888 par M. Hirschfeld.]
FuSTEL DE GouLANGES. — La Gaulo romaine. 11
1 i6 LA GAULE ROMAINE.
Tout historien qui sait discerner les problèmes, et qui
ne se contente pas de passer à côté d'eux sans les voir,
apercevra bien vite les lacunes de nos documents et
l'insuffisance de nos textes. Après avoir compté ce que
nous avons, comptons ce qui nous manque. Il ne nous
reste rien des immenses archives qui s'accumulèrent
durant cinq siècles dans les bureaux du Palais impé-
rial ; et c'est là que nous aurions trouvé tous les secrets
de l'administration. Nous n'avons rien du cadastre des
terres, rien des registres de l'impôt, rijen des archives
des cités. Toutes les chartes privées ont péri; nous
n'avons conservé aucun de ees innombrables testaments
ou actes de vente qui nous éclaireraient sur l'état des
personnes et des terres'. Il ne nous est rien parvenu de
ces millions d'actes de jugement qui furent mis en
écrit, et sans lesquels il nous est impossible de connaître
avec exactitude la procédure observée en Gaule. Rien de
ce que nous possédons ne supplée à ce qui nous manque.
Ainsi, malgré l'abondance apparente des documents,
nous aurons lieu de montrer qu'il y a plusieurs points,
parmi ceux qu'il nous importerait le plus de connaître,
sur lesquels nous ne savons rien ou presque rien.
* A peine avons-nous quelques fragments. On a, par exemple, une
partie d'un testament d'un Lingon, testament qui paraît avoir été écrit à
la fin du 1'' siècle de notre ère ; il a été publié par Wackernagel, en 1868,
et reproduit dans le Bulletin épigraphique de la Gaule, t. 1, p. 22.
U MONARCHIE ROMAINE. W
CHAPITRE PREMIER
La monarchie romaine.
La population gauloise qui a emprunté aux Romainb
leur religion et leurs lois, leurs arts et leur langage, a
adopté aussi leurs idées politiques et leur manière de
penser en matière de gouvernement. Rome fit l'éduca-
tion politique du pays qui devait être la France. Elle y
introduisit des opinions, des habitudes, des institutions,
qui devaient survivre de beaucoup à l'Empire romain
lui-même, et qui devaient même se transmettre, par la
Gaule, à l'Allemagne et à l'Angleterre. Il importe donc,
au début de cette histoire, d'examiner comment l'esprit
romain comprenait le gouvernement des hommes.
Le peuple romain est celui qui a su le mieux obéir et
le mieux commander. Il l'a emporté sur tous les autres
peuples, non par l'intelligence, non par le courage,
m.ais par la discipline. On admire sa discipline sociale,
quand on observe l'ordre singulier de ses comices, la
constitution de son sénat, l'organisme de ses magistra-
tures. On admire sa discipline militaire quand on
regarde les levées d'hommes, le serment, les marches,
le campement, le combat. Cette discipline militaire
n'était d'ailleurs qu'une partie et en quelque sorte une
des faces de la discipline sociale. Savoir obéir et savoir
commander furent les deux vertus qui rendirent le
peuple romain incomparable et qui le firent le maître
des autres peuples.
Le principe fondamental de tout le Droit public était
la souverainté absolue de l'État. L'État ou la chose
148 LA GAULE ROMAINE.
publique, respublica\ n'élait pas chez les Romains une
conception vague, un idéal de la raison; c'était un être
réel et vivant, qui, bien que composé de tous les
citoyens, existait pourtant par soi-même et au-dessus
d'eux. Ils comprenaient l'État comme un être constant
et éternel, au sein duquel les générations d'individus
venaient passer l'une après ^autre^ Aussi cette respu-
blica était-elle, à leurs yeux, un pouvoir supérieur,
une autorité maîtresse, à laquelle les individus devaient
une obéissance sans limite. L'esprit moderne, tout occupé
de pensées qui ne furent jamais celles des anciens, est
d'abord porté à croire que le régime de la République
avait été établi dans l'intérêt de la liberté. On suppose
volontiers que des institutions telles que les comices ou
l'élection de magistrats annuels ont été imaginées pour
garantir les droits des citoyens. C'est attribuer aux
Romains des préoccupations qui, en réalité, tinrent peu
de place dans leur esprit. Quand on regarde de près
leurs institutions, on voit qu'elles ont été combinées
dans l'intérêt de l'Etat; elles ont eu pour l'objet bien
moins la liberté que l'obéissance des hommes. La Répu-
blique ou l'État était une sorte de monarque insai-
sissable, invisible, omnipotent toutefois et absolu. La
maxime que le salut de l'État est la loi suprême, maxime
qui peut quelquefois devenir funeste et inique, a été
* On sait que le mot respicblica n'avait pas en latin le sens que nous
attachons depuis cent ans au mot république. 11 ne désignait pas une
forme particulière de gouvernement. Cicéron dit que la royauté est une
des formes de la Répuljlique, vocamus regnum ejus reipublicse slalum
{De Republica, I, 20). De même Tacite emploie fréquemment le mot
respublica en parlant de l'Empire : Respublica, dit Cicéron [De Repu-
blica, fragmenta) est res populi.
* Cela se rattachait aux vieilles idées religieuses dont nous avons exposé
les traits dans la Cité antique.
LA MONARCHIE ROMAINE. 140
formulée par l'anliquité*. Tout était sous la surveil-
lance de riîtat, même la religion, même la vie privée.
Tout lui était surbordonné, môme la morale. L'homme
n'eut jamais de garantie, contre l'État, pour ses droits
individuels.
Cette notion de la resjmblica n'a pas disparu sous
l'Empire. Les empereurs ne semblent pas avoir songé à
l'extirper de l'esprit des peuples. Eux-mêmes, dans
leurs discours et dans leurs actes officiels, parlaient de
la République. Nous voyons Trajan inviter le sénat à
donner, après lui, « un prince à la République* ».
Hadrien déclare « qu'il gérera la République de telle
sorte qu'on sache qu'elle est la chose de tous, et non la
sienne propre' ». Septime Sévère écrit au sénat : « J'ai
soutenu plusieurs guerres pour la République*. » Valé-
rien déclare qu'il veut récompenser « ceux qui ont bien
servi la République^ », et s'adressant à un chef militaire
qui s'est bien conduit : « La République te remercie »,
dit-il ^ Les sujets pouvaient parler de la République
devant l'empereur lui-même ; un tribun dit à Valérien :
« Je n'ai épargné ni moi ni mes soldats afin que la
* Salus populi suprema lex esto , dit Cicéron, De lecjihus, III, 3.
* Spartien, Hadrianus, k : Principcm romanse reipublicœ senalus
daret.
3 Ibidem, 8 : Ita se rempublicam gesturum ut sciret populi rem esse,
non propriam. — C'est l'opposé du mot : « l'Ktat, c'est moi », attribué à
Louis XIV.
* Julius Capitolinus, Albinus, 12 : Ego frumenla reipublicae deluU,
ego multa bella pro republica gessi. — L'etnpereur Décius, voulant
donner la censure à Valéiien, lui dit : Suscipe censuram quam libi de-
iulil romana respublica (Trébellius Pollion, Valeriani, 6),
s Vopiscus, Aurelianus, 9 : Vellemus quibusque devotissimis reipu-
blicœ viris multa Iribuere.
6 Ibidem, 15 : Gralias libi agit respublica. — Dans une lettre do
l'empereur Claude II au sénat, lettre qui n'a que dix lignes, nous lisons
trois \{m \g. moi respublica (Trébellius l'ollion, Claudius, 7).
150
LA GAULE ROMAINE.
République et ma conscience me rendissent bon témoi-
gnage*. » L'empereur Constance haranguant des soldats
les appelle « braves défenseurs de la République* ». Dans
les textes législatifs le nom de République revient sou-
wnt% et toujours avec cette idée que c'est à la Répu-
blique que tous doivent obéir et que c'est pour elle que
les empereurs mêmes travaillent*
C'est là un point auquel il faut faire attention si l'on
veut se faire une idée exacte du régime impérial. L'Em-
pire ne s'est jamais présenté comme un pouvoir person-
nel. Rien ici qui ressemble à la monarchie des peuples
orientaux ou aux royautés européennes du xvn* siècle.
L'empereur n'est pas le sommet de tout; l'idée de l'Etat
plane au-dessus de lui. Ce n'est pas le prince que les
citoyens servent, c'est l'Etat. Le prince ne doit pas régner
pour soi, mais pour le bien commun ^ Le vrai souve-
rain, théoriquement et dans l'opinion générale des
hommes, n'est pas le prince, c'est l'Etat ou la Répu-
blique^ Le sigle national continue à être S. P. Q. R.,
* Ibidem, 14 : Ut mihi gratins ageret respublica et conscientia mea.
— De même dans des inscriptions : Ob egregin ejus in rempublicam
mérita, Orelli, n° 5192. Optime de republica merilo, Henzen, n° 6501.
- Amniicn Mareellin, XV, 8 : Optimi reipublicw dej'ensores.
^ Ob cgrcgiam in rempublicam imperiumcjue ronunmm fulem,\i\\}\e:n,
au Digeste, L, 15, 1. ^— Qui Romœ reipublicx causa operam dant,
Digeste, IV, 6, 5. — Hipro republica ccciderunl. Digeste, XXVil, 1, 18.
— On emploie de même l'expression res romana : Publiciim jus est
qiiod ad statum rei romanas spécial, Digeste, 1, 1, 1, § 2.
■* De là cet éîoge que les hommes adressent fréquemment à un prince :
Pro bono reipublicae nains 'Mommscn, Inscripliones helveticœ, n°' 312,
515, 516, 317, etc. — La même pensée se présente encore sous une
autre forme : Qiium ad reslilueudam rempublicam fueris vocalus, dit
Mamerlin dans son panégyrique à l'empereur Maximin, c. 3.
' C'est ce que Pline écrit {Lettres, III, 20) : Snnl quidem cuncla sub
unius arbitrio, qui pro ulililate communi solus omnium curas labo-
rcsque suscipit.
6 Quelques esprits superficiels n'ont pas manqué de dire qu'Auguste et
LA MONARCHIE ROMAINE. 151
scnatus populusque roiitam(s\ et l'Ktat romain ne cesse
pas de s'appeler « la République^ ». Ainsi, dans les
douze siècles d'existence qu'a eus l'Etat romain, quoique
la forme du gouvernement ait plusieurs fois changé, le
principe est resté le même. La même conception sur la
nature et l'origine des pouvoirs a régné dans les esprits.
L'Empire romain n'a pas supprimé l'idée de la chose
publique. Cette idée n'est sortie de l'esprit des hommes
que plusieurs siècles après lui.
Pour que le pouvoir suprême de l'Etat fût exercé
effectivement, il fallait que l'État le mît dans les mains
d'un ou plusieurs hommes. C'est le système de la délé-
gation. Il a été pratiqué toujours à Rome et sous les
régimes les plus divers. Nous le trouvons sous les rois,
sous les consuls, et nous le trouvons encore sous les
empereurs. C'est même la notion persistante de cette
délégation qui explique la succession de ces divers
régimes, moins différents entre eux que notre esprit
moderne ne se l'imagine.
ses successeurs conservèrent le mot de république pour mieux duper les
hommes. C'est une façon commode, mais bien puérile, d'expliquer les
actes impériaux. Eu histoire, il faut tenir un grand compte des idées des
hommes ; Auguste et ses successeurs, au moins pendant trois siècles,
laissèrent subsister l'idée de république, par la seule raison que cette
idée dominait dans leur propre esprit comme dans celui de leurs contem-
porains.
' Voir, dans le recueil d'inscriptions de Wilmanns, les n" 64, 644, 922,
925, 07)b, 958, 943, 952, 987, 1073, 1577. — Les formules Popuhis
wvKiuHS Qiiiritium, rcspublica popiili romani restaient usitées, comme
on le voit dans les AcUi Arvaliuin rédigés sous Domilien (Wilmanns, t. II,
|i. 289). On élevait encore des aulcls au Genius popiili ronani [Corpus
i.iscriplionum laLinarnin, 11, n° 2522 ; Ilenzen, n° 5774 ; Orelli, n"' 1685,
l(j8-i.)
* Ainsi, au V siècle, Sidoine Apollinaire voulant dire que les Arv rnes,
par amour de l'Etat romain, motlent en accusation Sermatus qui voulait
les livrer aux barbares, s'exprime ainsi : Arvcrni, ainore rcipuhlicœ,
Serinalum provincias barbnris propinanlcm non limuere leyibus ira-
dcre (Sidoine, Lettres, Vil, 7).
152 LA GAULE ROMAmE.
Les rois de Rome n'avaient jamais régné en vertu
i'un droit personnel ou de l'hérédité. Ils n'avaient eu
le pouvoir que par la délégation que la cité en avait
faite à chacun d'eux. L'acte de délégation avait été
dressé au début de chaque règne sous la forme d'une
loi spéciale qui s'appelait lex regia curiata de imperio\
La révolution de 509 qui, suivant notre phraséologie
moderne, substitua la république à la royauté, ne chan-
gea pas, à vrai dire, la nature de l'autorité publique.
Les consuls gouvernèrent en vertu du même principe
que les rois. Aussi renouvelait-on pour eux, chaque
année, l'acte de délégation. Cet acte continuait à s'ap-
peler lex curiata de imperio. Renouvelé pour chaque
consul, il a traversé les siècles et est arrivé jusqu'à
l'époque des Césars*.
* Cicéron, De Republica, II, 13, 17, 21 : Numa Pompilius ipse de
suo imperio curiatam Icgem tulit. — Tullus Hostilius de imperio siio
populum consuluit curiatim. — Servius populum de se ipse consuluit,
jussusque regnare legem de imperio suo curiatam tulit. — On sait que
l'expression ferre legem se dit de l'homme qui propose une loi et la fait
accepter.
* Cicéron, Ad familiares, I, 9, 25 : Legem curiatam consuli ferri
opus est. Le même écrivain dit [în Rullum, II, H) qu'un consul devait
toujours passer devant deux assemblées successives : Majores de omnibus
magistratibus bis vos sententiam ferre voluerunt.... Binis comiliis vo-
luerunt vos de omnibus magistratibus judicare. il y avait en effet pour
l'établissement d'un magistrat deux comices, qui se succédaient à peu de
jours de distance; les comices centuriates exprimaient seulement le dé.-ir
du peuple d'avoir tel homme pour magistrat; les comices curiates, (|ui
formaient la plus officielle représentation de la cité, conféraient à cet
homme la délégation de l'autorité publique, imperium. — Personne
n'ignore que ces derniers comices devinrent avec le temps une pure for-
malité ; mais dans les premiers sièclfes ils étaient la cité même; par con-
séquent la lex curiata de imperio avait une grande importance. C'était
elle qui donnait aux magistrats désignés par les centuries le droit d'exercer
le pouvoir. Elle était donc la vraie source de leur autorité. Magislralum
non gerebal is qui ceperat, si patres auclores non cninl facli, dit
Cicéron, Pro Plancio, 3. Ces derniers mots désignent l'assemblée patri-
cienne, c'est-à-dire l'assemblée curiate confirmant le choix des centuries
LA MONARCHIE ROMAINE. 153
C*est en vertu de la même délégation que les empe-
reurs ont exercé l'autorité. Les jurisconsultes de l'époque
impériale proclament cet axiome du Droit public de
leur temps : « Si l'empereur peut tout, c'est parce que
le peuple lui confère et met en lui toute sapuissance\ »
Ainsi l'on reconnaît encore, au bout de deux siècles
d'Empire, que le vrai propriétaire de la puissance est
le peuple, et que l'empereur ne la possède que par
délégation.
Ne pensons pas que cette délégation de l'autorité fût
une pure fiction, un faux dehors, ou une simple idée
de l'esprit. C'était un acte très réel. On peut voir dans
la vie du premier empereur que les diverses parties de
la souveraineté lui furent formellement confiées par une
série de lois ou de sénatus-consultes rendus suivant les
formes usitées*. Cela ne se fît pas une fois pour toutes,
à perpétuité. Il fallut que la délégation fût renouvelée
et lui donnant une valeur légale. Que chaque consul fût obligé d'obtenir
celte délégation de l'autorité par une loi spéciale et personnelle, c'est ce
qui ressort de plusieurs textes de Tite Live (VI, 41 et 42; IX, 38 et 59;
XXVI, 2; XXVII, 22; cf. Denys d'Halicarnasse, IX, 41 et X, 4), et de cette
phrase de Cicéron : Consulibus legem curiatam ferentihus a tribimis
pîebis ssepe intercessum est [In Rullum, II, 12). Tacite paraît avoir connu
la formule de cette loi curiate ; au sujet des origines de la questure, il
fait celte remarque : Qusestores regibus etiam tum imperantibus instiluti
sunt, quod lex curiata ostendit ah L. Bruto repelita (An7iales, VI, 22).
• Gains, Inslitutes, I, 5 : Quod hnperator constituit, non dubilalum
est quin id lecjis vicem obtinçat, cum ipse imperator per legem impe-
rium accipiat. — Ulpien, au Digeste, 1, 4, 6 : Quod principi plaçait
legis habet vigorem, utpote quuni lege regia, quœ de imperio ejus lata
est, populus ei et in eum omne imperium et potestatem suam conférât.
— (^cla se retrouve encore dans les Institutes de Justinien, I, 2,6: Quod
principi placuit legis vigorem habet, quum lege regia, quœ de imperio
ejns lala est, populus ei et in cum omne imperium suum concédât. -•
C'est encore k peu près ce que dit Pompoiiius, au Digeste, I, 2, 2, § 11 :
Evenit ut necesse esset reipublicas per unum consuli; igilur consliiulo
principe àatum est ei jus ut quod conslituisset, ratum esset.
* Voir surtout VIndex rerum geslarum divi Augusti, fpuvre autlicu-
154 LA GAULE ROMAINE.
pour chaque nouveau prince. Elle était prononcée par
le sénat, qui représentait officiellement la République
romaine*. Cet acte était de même nature que celui qui
avait été dressé autrefois pour chaque roi et pour chaque
consul ; aussi continuait-on à l'appeler du même nom :
c'était la lex regia de imperio^.
L'Empire ne fut pas considéré comme héréditaire,
tique et sincère oîi Auguste relate tous les actes du peuple et du sénat à
son égard. Cela est confirmé par Suétone, Auguste, 27; Tacite, Annales,
I, 2; Strabon, XVII, 5; Dion Cassius, livresLI et LUI.
' Tacite, Histoires, IV, 5 : Senatiis cuncta principihus solita Vespa-
siano decrevit. — Dion Cassius, LXIII, 29 : Tw n'/Âa zk TÎj aÙTOxpâxopi
dtp/?; Kpoir^/jj-z-yL £'|r)-Jt3avT0. — LXIV, 8 : 'H Pouî^rj -âvta Ta Tzpoi, -0)'/ àp"/jiv
oÉpovTa sAr)3iaaTo. — LXVI, 1 : OÙ£a;ïaaiavo; aùioxpciTtup Tipb; xr]; (iouX^î
ir.eodyj}r,. — LXXIIf, ii-15 : T^v aÙTap)(_tav h. twv Trj; (îouXt); ooy[i.aTwv
p£oai(oaâ[x:vo; — Lampride, Alexander f^everus, 6-8 : Quum rogatus
essi'l ni in curiain venirel... et scirel de honoribus suis agenduin... Posl
acclamalioncs dixit Alexander : Gratias vobis, paires conscripti, de
Axigusli nomine addito et de pontificatu maximo et de tribunilia poles-
tate et de proconsulari imperio, quœ omnia mihi contulistis. — Jules
Capitolin, Vcrus, 3 : Cum illi soli senatus detulisset imperium.
'■' C'est du moins ainsi qu'elle est appelée par Ulpien, au Digeste, I, 4,
6, et par les Institutes de Justinien, I, 2, 6. — Gaius, I, 5, dit seulement
pcr legein, sans autre indication. — On a douté (llirschfeld, Untersuchun-
gen, p. 289 et suivantes) que le nom de lex regia ait pu être usité sous
l'Empire ; mais il faut noter combien Ulpien et les Institutes de Justinien
sont précis sur ce point ; Ulpien met même sa pbiase au temps présent,
pour bien montrer qu'il parle d'une institution permanente. — Un frag-
ment de la loi qui fut rédigée pour Vespasien nous a été conservé. On en
liouvera le texte dans le Corpus inscriptionum latinarum, t. VI, n" 950 ;
Wilmanns, n° 917 ; Orelli, t. 1, p. 567. Le passage le plus caraclérislique
est celui-ci : Uli qurfcumque ex usu reipublicœ, majeslate dicinaruni
humanarum publicarum privatarumque rerum esse censebit, ci ngere
facere jus potestasque sit. M. llirschfeld a sont<;nu que cette loi faite
poMi' Vespasien avait été une innovation. S'il s'était contenté de dire qu'elle
n'était pas rédigée suivant une formule constante et immuable, il eût été
dans le vrai. 11 arriva très souvent que la reconnaissance d'un nouvel
empereur par le sénat no fut qu'une formalité, et que cette formalité fut
faite à la hâte. Les termes durent varier, s'étendre, se raccourcir suivant
les liMnps. Mais il y eut toujours une loi, et Ulpien, avec sa phrase au
teuq)s présent, marque bi(Mi que la loi est renouvelée à chaque règne, bien
qu'elle ne soit que de pure forme.
LA MONARCHIE ROMAINE. 155
au moins dans les trois premiers siècles*. Chaque
])rince reconnut qu'il devait l'empire à la délégation que
le sénat lui en avait faite. Ce point de droit était in-
conlesté.
Pour être déléguée, l'autorité n'en était pas moins
forte. Il y eut toujours ceci de remarquable chez les
Romains que la puissance publique, une fois qu'elle
avait été commise à un personnage et quelles que fus-
sent les mains à qui on l'eût confiée, était, dans ces
mains-là, absolue, complète, presque sans limites. Pour
les Romains, la magistrature n'était pas une simple
fonction, c'était un pouvoir. On l'appelait du terme
expressif d'imperiiim^. Celui qui en était revêtu, ne
* Neque enim hic, ut gentihus quse regnantur, certa dominorum
domus. Ces paroles sont mises dans la bouche de Galba par Tacite, His-
toires, I, i6.
^ Il ne faut pas penser que le mot imperium désignât exclusivement le
pouvoir militaire. Gicéron montre dans son Traité de la République que la
lex de imperio était faite pour le temps de paix aussi bien que pour le
temps de guerre. Tite Live (I, 17 ; I, 59; XXVI, 28; XXVII, 2'i; XXXII, 1)
emploie le mot imperium dans des cas où il ne peut pas s'appliquer à
un commandement militaire. Gicéron, voulant dire qu'Hortensius va entrer
dans son année de consulat, s'exprime ainsi : Erit tum consul cum suiiuno
imperio (In Verrem, I, 13). Le même mot a bien le sens d'autorité civile
dans cette pbrase de Tacite, Annales, VI, 10 : Antca, profeciis domo
regibus, ne mox magislroiibus, ne urbs sine imperio foret, in tempm
delegobolur qui jus redderel. Il désigne l'autorité judiciaire dans colta
phrase d'Ulpien, au Digeste, 11, 1, 3 : Imperium aut merum ont mi.rlum
est; merum est imperium liabere jus gladii ad nnimndvertendum in
facinorosos hommes. Dion Cassius explique clairement l' j deux signidca-
tions ((ui s'attachent au même mot : Ttjv tou aÙTozpâT:.)poî È7i:tV,).r]CTtv...
'kv(U) 5s où Tr)V Itz\ Taîç vfxai; oioo[xsvr)v Tta\v, dtXXà xi\y itépav ^riv to
y.pi-Qi o'.aar)[j.afvouaav (Dion, LU, 41). Ainsi Yimperium c'est la force,
zfccToç. Ce ferme désigne chez les Romains tout un euseinhle de pouvoirs
d;uis lesquels les modernes distingueraient l'autorilé poliliijue, l'autorité
militaire, l'autorilt; judiciaire, mais qui formaient suivant les idées des
Romains un faiscc^au h peu près indivisible. En principe, cet ensemble
appartenait au peuple; populus imper at, dit Gicéron, Deliepublica,l, 40;
en fait, bs peuple l'avait toujours confié à un homme ; cum imperio est,
dit un vieux grammairien (dans Paul Diacre, p. 50), dicebalur apud anlir
156 LA GAU[-E ROMAllNE.
fût-ce que pour une année, était un maître, le maître
du peuple, magister populiK
Cette façon de comprendre l'autorité du chef derÉlal
comme une délégation du pouvoir absolu de la Répu-
blique se retrouve dans toutes les périodes de l'histoire
de Rome, sous les rois, sous les consuls, sous les
empereurs.
Comme représentants de l'Etat, les consuls étaient
légalement des maîtres absolus. Tite Live et Cicéron ne
voient aucune différence entre leur autorité et celle des
rois*. Ils réunissaient dans leurs mains tous les pou-
voirs de la cité. Ils étaient à la fois administrateurs et
chefs d'armée. Ils présidaient le sénat et les comices, et
nul n'avait la parole ni dans l'une ni dans l'autre as-
semblée qu'avec leur autorisation et sur les sujets
proposés par eux. Ils faisaient le cens : cela voulait dire
qu'ils marquaient à chaque citoyen son rang social et
ses droits politiques; ils décidaient par leur seule
volonté qui serait sénateur, qui serait chevalier, qui
serait simple citoyen, qui serait hors des cadres de la
cité : tout cela sans appel et sans recours. Ils rendaient
la justice ; le Droit se manifestait par leur bouche, et
ils étaient comme la loi vivante, pis dicebant^. Ils
quos cui nominathn a populo dabatur imperium. Varron définit ainsi le
mot imperalor : Imperator ah imperio populi [De lingua laiitia, V, 87).
* Le titre officiel du dictateur était magister populi (Cicéron, De
Republica, l, 40; De legihus, III, 4; Varron, De lingua latina, V, 14).
On disait de même magister equilum. Le mot avait été beaucoup plus
usité dans les premiers siècles de la République qu'il ne le fut au temps
de Cicéron ou de Tite Live. II y a apparence qu'il s'appliquait à tout
homme revêtu de l'autorité ; de là vient le mot magistratus.
* Cicéron, De Republica, II, 52 : Potestatem tempore annuam, gé-
nère ac jure regiam. — Tite Live, II, \ : Non deminuUim quidquam ex
regia poteslate : omnia jura, omnia insignia regum consules tenuere.
^ Les consuls, dans les premiers siècles, portaient le titre de judices
(Varron, De lingua latina, VI, 88).
LA MONARCHIE ROMAINE. 157
avaient même en leur personne une sorte de pouvoir
législatif; ce qu'ils avaient dit, edictum, avait force de
loi, au moins pendant le temps que durait leur magis-
trature, et tout citoyen devait s'incliner devant cette
simple parole. L'esprit romain ne concevait pas qu'un
individu pût entrer en lutte contre la volonté de Thomme
qui représentait l'État. Jamais les Romains ne pensè-
rent à fixer des bornes précises à la puissance du ma-
gistrat.
Plus tard, quand la plèbe réclama sa place dans la
cité, les Romains ne pensèrent pas à définir les dioils
individuels du citoyen ou à limiter le pouvoir du ma-
gistrat ; ils aimèrent mieux créer de nouveaux chefs
pour la plèbe, et ces tribuns furent armés aussi d'un
pouvoir absolu et inattaquable. Plus tard encore, les
Romains établirent de nouveaux magistrats; et chacun
d'eux encore fut dans sa sphère un maître tout-puissant.
Le seul moyen qu'ils imaginèrent de n'être pas absolu-
ment esclaves de ces maîtres annuels fut de multiplier
leur nombre. Il arriva alors que l'un d'eux put dé-
fendre et protéger le citoyen que l'autre avait frappé; le
droit individuel n'eut jamais à Rome de meilleure
garantie \ Consuls, tribuns, censeurs, préteurs, furent
autant de souverains dans Rome, et chaque proconsul
fut un souverain dans sa province.
La révolution qui fit l'Empire consista seulement en
* Il y avait, à la vérité, la provocatio ad populum, la cité cl;mt le
juge souverain en matière criminelle ; mais rien n'est plus ol)scui' que
l'histoire de cet « appel à la cité ». Pom' en connaître la nature et le sens,
nous voudrions savoir comment et par quelle procédure cet appel s'exer-
çait, si le particulier présentait lui-même son appel, et d'après quelles
règles le nouveau jugement était prononcé. Les historiens anciens ne nous
renseignent pas sur ces détails, sans lesquels l'institution ne se comprend
pas. Tite Live marque hien (X, 9) que la provocatio resta lettre morte
jusqu'à une loi Porcia, dont la date est inconnue.
158 LA GAULE ROMAINE.
ceci que les mêmes pouvoirs qui avaient été en plusieurs
mains furent concentrés alors dans une seule. La vraie
différence fut qu'au lieu d'être partagé entre plusieurs
magistrats Vimperium appartint tout entier à un seul
homme. Ce fut la même souveraineté, de même source
et de même nature, mais il n'y eut plus qu'un homme
qui l'exerça. Un chef unique remplaça plusieurs chefs,
un seul maître plusieurs maîtres; A cela près le droit
public resta le même*.
Il n'y eut jamais en Europe de monarchie plus
omnipotente que celle qui hérita ainsi de l'omnipotence
de la République. On ne connut pas plus de limites à
la puissance effective du prince qu'on n'en avait connu
à la souveraineté théorique du peuple^ Il ne fut pas
nécessaire d'alléguer aux hommes un prétendu droit
divin. La conception du droit populaire, poussée à ses
dernières conséquences par le génie autoritaire de
Rome, suffit à constituer la monarchie absolue.
Yoici quelles étaient les attributions du prince :
A titre de chef militaire de l'Empire, il commandait
à toutes les armées et nommait à tous les grades. Les
soldats prêtaient serment à son nom et à son image. Il
faisait le recrutement et levait autant de soldats qu'il
voulait. Il avait le droit de paix et de guerre ^
Armé de la puissance tribunitienne, il avait l'initia-
tive en matière de loi, jus referendi, et en même temps
• Tacite, Annales, I, 9 : Non aliud discordanlis pairise remedliun
fuisse quam ut ah uno regeretur.
- Omne jus omnisque poteslas populi romani in imperaloriam trans-
lata sunt potestatem, tel est encore le principe énoncé par Justiniea dans
la préface du Digeste ; et c'est aussi le sens des paroles de Gains et
d'Ulpien que nous avons ciLées plus haut.
' Dion Cassius, LUI, 17 : KaraloYOUî TcoieîaÔai, 7toXljj.ou{ ts àvatfîrijOat
LA MONARCHIE ROMAINE. 159
le veto à l'égard de toute proposition comme de tout acte
émané d'autrui'. Sa personne était inviolable et sacrée,
sacrosancius, et quiconque lui portait atteinte, fût-ce en
parole, pouvait être mis à mort sans jugement, comme
impie; telle était la vieille loi tribunitienne*. Ce pouvoir
de tribun, qui lui donnait le droit de punir, lui confé-
rait aussi le droit de protéger, jus intercedendi , et lui
permettait de prendre ce rôle de défenseur des faibles
qui complète la monarchie".
Il levait les impôts, en fixait à son gré le chiffre, en
faisait dresser les tableaux de répartition par ses agents.
Il avait le maniement des fonds sans aucun contrôle*. Il
* Iblilein : 'H s^ouai'a r\ Zr^<j.o:çjy7.r\ xaXoujxÉvT], 8;8co(tî aipiai -cà YiYvd(-«-£va
&'p' IxEpou Tiv6ç, av \i.T\ ouv£7i:a'.voj<ji, flraustv. U y avait d'autres tribuns,
mais la trihunitia potestas n'appartenait qu'à l'empereur.
- Ibidem : Kat p.ri xaôuSpîÇEuOott, xàv ii y.a\ tô ppayÛTatov, [j.rj on ê'pyoj,
àXXà -/al î-dyoj, ioixEtaOai oo/.ôiat, y.cà dcxpitov xbv TrotT^aavra toù'tq oj; /at
Ivay^ dtjioXÀji/ai.
3 Ad tuendam plebeni tribunitio jure contentum (Tacite, Annales,
I, 2). — Tacite signale énergiquement la grandeur de ce pouvoir : Poles-
tatem tribunUiam summi fastigii vocabulum Augustus reperit, ne régis
aut diclaloris nomen assumeret, ac tamen appellatione aligna caetera
imperia prseminerel [Annales, 111, 56). — Plus tard Vopiscus exprime la
même pensée : Trihunitia potestas quse pars maxima regalis imperii
est. — La ti'ibunitia potestas ligure dans les inscriptions et sur les
monnaies, parmi les principaux titres officiels des empereurs ; ils datent
même par les années de leur puissance (ribunitienue, ce qui revient à
dater par les années de leur règne ; c'est ce que dit aussi Dion Cassius,
LUI, 17 : Al' aùx^ç t) àp(0[xriat; twv Itùjv t% ^ÇJJii aùiôiv.
* Il y eut dans les premiers siècles de l'Empire trois trésors distincts :
Yserarium Saturiii, Veerarium militare, le fiscus. Le premier recevait les
impôts des provinces sénatoriales et était administré au nom du sénat {)ar
des prse[ecti œrarii Sattirni. Le second ëlnit alimenté par la vicesiina
hereditatu7n établie par Auguste (Dion, LV, 25 ; LVl, 28) et quelques
impôts indirects, et administré par des fonclionn-iires qui furent d'abord
tirés au sort parmi les sénateurs de rang consulaire et qui plus tard
furent choisis par le prince. Le fiscus recevait les revenus des provinces
impériales ; il était considéré comme la propriété privée de l'empereur
(Uipien, au Digeste, XLllI, 8, 2) et était régi par ses procuratores (Tacite,
XIV, 54 ; Suétone, Claude, 28 ; Pline, Pancgijrique, 56). Mais il faut bien
entendre que ces distinctions étaient plus nominales que réelles. Dion
460 LA GAULE ROMAINE.
pouvait confisquer les terres pour cause d'utilité pu-
blique ou pour les assigner aux colonies qu'il l'ondaiL*.
Gomme chef de la moitié des provinces, il y exerçait
l'autorité absolue des anciens proconsuls*. Il les faisait
administrer en son nom par ses lieutenants, legati, qui
ne répondaient qu'à lui de leur gestion. Le sénat garda
pendant plusieurs siècles le droit de nommer les gou-
verneurs des autres provinces ^ ; mais le prince surveillait
ces gouverneurs, leur envoyait ses instructions, et
n'avait pas une autorité moindre dans les provinces
sénatoriales que dans les siennes*. Nous avons la preuve
de cela pour la Gaule elle-même. Il est visible par les
textes et par les inscriptions que l'empereur était autant
le maître dans la Narbonnaise, province sénatoriale,
que dans la Lyonnaise et la Belgique, provinces impé-
riales.
Tenant la place des anciens censeurs de la République,
il avait l'empire des mœurs et delà vie privée. Un pou-
voir plus effectif lui venait de là : c'était lui qui dressait
la liste des sénateurs et des chevaliers ; il donnait à qui
il voulait le droit de cité. Chacun avait ainsi dans la
société le rang que lui assignait le prince ^ Comme
Cassius dit « qu'en apparence le trésor de l' jtat était distinct du trésor du
prince, mais qu'en réalité le prince disposait de l'un comme de l'autre »
(Dion, LUI, IG et 22).
1 On peut voir sur ce point plusieurs titres des codes, et surtout le
recueil des Gromatici veteres.
- Dion Cassius, LUI, 1 7 : 'AvOÛTiaroi ist, ôadxtç &v à'Çœ tou rojuiriç'ou
tùatv, ovo[i.a(^ovTai.
3 Le nom officiel de cette catogorie de provinces élait pi'ovinciœ po/juli.
Gaius, 11, 21 : In his provinciis quse proprise populi romani esse inlel-
Ikjxmlur.... In his provinciis qu^ proprise Csesaris esse credunlur.
* C'est ce que dit clairement Dion Cassius : Ka\ èv tw Iiiz7\y.6m (c'est le
terme dont la langue grecque désigne le sol provincial) xo nlzîo/ roV.
iKaaTa)(^oOi àpyô'^zay^ ioyûtiv.
• DioQ Cassius, LUI, 17 : 'Ex toù -cifjLriTeustv, xoûç xe jîfou; /.a.', tojj
LA MONARCHIE ROMAINE. 161
souverain pontife, il tenait toute religion dans sa main,
régnait sur les croyances et sur les actes du culte, et
exerçait un droit de surveillance sur tous les sacer-
doces*.
Il était le juge suprême et sans appel de tout l'Em-
pire. A Rome il rendait la justice en personne, concur-
remment avec le sénat et le tribunal des centumvirs^
Dans les provinces, il déléguait ses fonctions judiciaires
à ses légats, et la justice était rendue en son nom.
Il possédait même l'autorité législative. S'il ne pou-
vait faire de véritables leges qu'avec le concours du
sénat, il pouvait du moins, comme les anciens magis-
trats de la République, émettre des édits auxquels les
populations devaient la même obéissance qu'aux lois.
Une simple lettre du prince, une réponse à un fonc-
tionnaire ou à un particulier sur un point de droit,
devenait aussitôt un acte législatif et prenait place dans
le corps du droit romain'.
A tous ces pouvoirs, qui n'étaient que ceux des
TpoTiouç T)[xwv êÇexfiî^ouai, y.cà à7:o^pd<çi'X<: ^rotoùvrat, xai roùç [jiàv xataX^youai
Y.ai £?ç Tï)v ï-KTzaiha. y.cà £?ç xo PouXauTr/.ov, touç Se xa\ (ÎTraXefcpouatv, o::a)ç
Sv aùtoîç ÔoÇt).
' Ibidem : 'Ex tou Iv rifaatç xaî; tepwaiivatç îepwaôat y.cà Trpoaéti totç
àXXoiç Ta; TiXet'ou; acpwv S'.oo'vat,... TiàvTwv tcSv ôcyt'ojv xoà xwv lepwv
■/.upieûoua'.. — Dans les inscriptions le litre de pontifex maximus est tou-
jours attaché au nom du prince.
* Suétone, Auguste, ZôiJus dixit assidue. — Tacite, Annales, H, 13,
22, 7)i, etc. — l'iine, Letlres, IV, 22,- VI, 22. — Dion Cassius, LXIX, 7;
LXXl, G; LXXVI, 17; lAXVII, 8. — Spartien, Hadrien. 8 : Sœpe jus
dixil. — Ibidem, 18 : Cum judicarct. — Ibidem, 22 : Causas Rornœ et
in provinciis fréquenter audivit. — Capitolin, Marc-Aurèle, 24 : Erat
mos illi ut omnia crimina... puniret; capitales causas hominum ho-
ncstorum ipse cogjiovit.
5 (laius. Inslitules, I, 5 : Constitutio principis est quod imperator
décréta, vel ediclo, vel epîstola constituit, nec unquam duhitatum est
quin id legis vicem oblineal. — Il faut faire une exception poui' les
empereurs dont les actes fuient annulés par le sénat après leur mort,
FcsTEL DE CouLANGES. — La Gaulo romaine. 12
162 LÀ GAULE ROMAINE.
anciens chefs de la République, s'ajouta un titre nou-
veau. Le prince reçut du sénat le nom d'augustus^
Or ce mo» n'était pas un nom d'homme, et l'on ne voit
en effet aucun homme qui l'ait porté avant C. Julius
César Octavien. Le terme augiistus appartenait à la
langue religieuse de Rome; il signifiait vénérable,
sacré, divin; il s'appliquait aux dieux ou aux objets qui
participaient de la divinité*. Ce titre fut conféré au
premier empereur. Il se transmit ensuite n tous les
empereurs après lui^. Tout empereur fut donc un Au-
guste. Cela signifiait que l'homme qui gouvernait l'Em-
pire était un être plus qu'humain, un être sacré. Le
titre d'empereur marquait sa puissance, le titre d'Au-
1 Dion Cassius, LUI, 16 : Tô tou Aùyojarou ovojxa :i:apà t^; poulrj; xa\
-apà TOU 8/,[i.ou i-ÉOsTo. — Suétone, Atiçiusie, 7 : Augusti nomcn assump-
sit... Munacii Planci sententia, quum, quibusdam censentibus Romu-
lum appellari oporlere, prsevahiisset ut Augustus potius vocaretur.
* Ovide, Fastes, I, 609 : Sancta vacant augusta patres; augusta
vocantur templa. — Tite Live, I, 29 : Augustum templum ; XLV, 5 :
Augustum solum. — Gicéron, Pro domo, 53 : Ara consecrata in loco
augusto. — Suétone, Auguste, 7 : Ut Augustus vocarettir, non tantum
novo, sed etiam ampliore cognomine, quod loca religiosa, et in quihus
aiigurato ^uid consecratur, augusta dicantur. — Dion Gassius, LUI, Itt:
'E7ï£y.X/,6r) Aù'youaTOç wç xa^ TuXéov ti î^ /axà (ivÔptuTîouç wv. ITfivTa -yào xà
èvTitioTaxa xal -rà lEpoSTata aoyouara ::po;ayopeÛ£Tai. — Les Grecs tradui-
sirent par SsSaaTÔ;.
s Exemples : Tiberio Cxsari divi Augusti filio Augusto pontifici
vioximo (Henzen, n° 5595). — Tiberius Claudius Csesar Augustus (ihidein,
n°5400). — JVeroC/audmsCœsariwj/Ms/us (ibidem, n° 5407). — Imperator
Csesar Hadrianus Augustus (ibidem, n° 5455). — Imperator Csesar Flavius
Constantinus Augustus (ibidem, n° 5580).— G'était le principal titre dont
on saluait chaque nouvel empereur. Gordiane Auguste, dii te servent
(Jules Gapitolin, Gordiani, 8). Auguste Claudi, dii te prœstent (Trébelliiis
FoUion, Claudius, 4). Tacite Auguste, deus te servet (Vopiscu.^,
Tacitus, 4). Diocletia7ium omnes divine consensu Augustum appella-
verunt (Vopiscus, Numerianus, 15). — Le titre de Gésar pouvait se
communiquer aux parents du prince, à l'héritier présomptif; le tilie
d'Auguste fut toujours réservé à l'empereur seul, le titre d'Augusta à
rimpératrice (Suétone, Claude, 11; Néron, 28; Domitien, 5; Tacite,
Xll, 26 ; Jules Gapitolin, Pius, 5).
LA MONARCHIE ROMAINE. 163
guste sa sainteté'. Les hommes lui devaient la même
vénération, la même dévotion qu'aux dieux".
Cette collation d'un titre religieux à un simple mortel
peut étonner les hommes de nos jours, qui ne man-
quent guère d'y voir la preuve de la plus basse servi-
lité. On devrait remarquer cependant que ni Tacite, ni
Suétone, ni Juvénal, ni Dion Cassius, ne marquent par
aucun indice que ce titre ait surpris les hommes de ce
temps-là, moins encore qu'il les ait indignés. Des cen-
taines d'inscriptions, fort librement écrites par des
particuliers, attestèrent que les Romains et les provin-
ciaux l'adoptèrent tout de suite. Pour comprendre cela,
il faut se reporter aux idées des anciens. Pour eux, l'État
ou la Cité avait toujours été une chose sainte et avait
été l'objet d'un culte. L'Ktat avait eu ses dieux et avait
été lui-même une sorte de dieu. Cette conception très
antique n'était pas encore sortie des esprits. Elle y ré-
gnait [toujours], comme ces vieilles traditions auxquelles
l'âme humaine se plie sans savoir d'où elles lui vien-
nent. Les contemporains de César Octavien trouvèrent
naturel de transporter à l'empereur le caractère sacré
que l'Etat avait eu de tout temps. L'État, en même
temps qu'il mettait en lui toute sa puissance et tous ses
droits, mit aussi en lui sa sainteté. Ainsi le prince fit
partie de la religion nationale. l\ y eut association reli-
gieuse entre l'Etat et l'empereur. Depuis longtemps
des temples étaient élevés à l'État romain considéré
* C'est ce que dit Ausone, Panégyrique de Gratien : Potestate mperatoi ,
Augimlus sancHlate.
2 Imperator cum Augusti nomen accepit, tanquam praesenti et incor-
porali deo fidelis est prsestanda devolio (Végèce, édit. Lang, II, 5).
— Notons toutefois que l'empereur n'était pas un dieu. Il ne devenait un
dieu qu'après sa mort, s'il obtenait du sénat la consecratio. La qualité
d'Auguste s'acquérait le premier jour du principal et disparaissait le
164 LA GAULE ROMAINE.
comme dieu, Uomx T)ex\ On y joignit désormais l'em-
pereur régnant, à titre à' Augmtus'^ . La dédicace fut
alors RoM^E et Augusto, « à Rome et à l'Auguste »,
comme si l'on eût dit « à l'Etat qui est un dieu et à
celui qui, parce qu'il le représente, est un être sacré ».
Il n'y avait donc aucun pouvoir qui n'appartînt au
prince. Il avait dans ses mains l'armée et les finances ;
il était à lui seul l'administration, la justice, la loi, la
religion même. On ne saurait imaginer une monarchie
plus complète. Le sénat n'était dans la pratique qu'une
sorte de conseil d'Etat ou un rouage utile pour donner
aux actes du prince les anciennes formes légales. Toute
l'action politique résidait dans la personne du prince
sans partage et sans contrôle'.
dernier jour. Elle était attachée à l'exercice effectif de la puissance pu-
lilique.
1 Sur les temples élevés à la Ville de Rome, voir Polybe, XXXI, 16;
Tite Live, XLllI, 6; Bulletin de correspondance hellénique, 1883, p. 462.
2 Suétone, Auguste, 52 : Templn in nulla provincia, îiisi communi
suo Romœque nomine, recepit. — Dion Cassius, LI, 20.
5 Gomme nous ne décrivons le système monarchique romain qu'au
pomt de vue des populations gauloises, nous devons laisser de côté plu-
sieurs points sur lesquels nous insisterions si notre sujet était l'État
romain. Nous aurions, par exemple, à parler du sénat. Il est certain que
le sénat subsistait à côté du prince, presque au-dessus de lui, théorique-
ment (voir par exemple, Tacite, Annales, XI, 24; XII, 60; XIII, 4;
Spartien, Hadrien, 7-8; Lampiide, Alexandre Sévère, 8 et 10 ; Vopiscus,
Probus, 13; idem, Tacitus, 3-5); il restait, en droit, le pouvoir
suprême de l'État ; car les anciens comices avaient été transportés en lui
et il représentait l'ancien populus. — A ce titre, le sénat faisait les lois,
comme le peuple les avaient faites, et il lui arrivait souvent d'examiner et
de discuter une proposition de l'empereur. Son pouvoir législatif n'était
pas un vain mot; car nous avons, des deux premiers siècles de notre ère,
une série de leges et de senalusconsulta qui ont modifié le droit romain.
— Le sénat était en même temps un corps judiciaire. 11 jugeait les crimes,
recevait une partie des appels, vidait les procès entre les provinces et
leurs gouverneurs. Il était, sinon le plus puissant, du moins le plus
solennel des tribunaux, — II ava'î même, théoriquement, le droit de
choisir l'empereur (Spartien, Hadrien, 4; Vopiscus, Tacitus, 3-5; Dion
Cassius, LXVI. 1). Au moins était-ce lui qui lui conférait officiellement ses
LA MONARCHIE ROMAINE. 16:^
Il avait le droit dévie et de mort sur tous les homme?.
Ce droit terrible, qui de nos jours ne fait plus partie
de l'autorité publique, y avait toujours été inhérent chez
les anciens. L'Etat ou le peuple avait été toujours con-
sidéré comme le maître delà vie des hommes, en dehors
même de toute justice. Ce droit avait été accordé for-
mellement et explicitement aux empereurs par le sénats
Quand nous voyons un Néron ou un Commode pro-
noncer des sentences de mort, l'idée d'illégalité ou de
crime nous vient d'abord à l'esprit; c'étaient au contraire
des actes légaux etconformes au Droit public. Vespasien,
Hadrien, Marc-Aurèle, jouissaient de la même faculté.
C'était la constitution même de l'Etat qui mettait la vie
des hommes à la discrétion du prince.
L'empereur romain possédait en sa personne ce que
l'ancienne langue de la République avait appelé la
Majesté; ce mot avait désigné autrefois l'omnipolence
de l'Etat*. Or il avait toujours été admis que l'homme
pouvoirs (Tacite, Histoires, IV, 3; Dion Cassius, LXIII, 29; LXIV, 8;
LXXIII, 12-13). Chaque empereur devait se soumettre à cette formalité de
recevoir du sénat l'investiture de l'Empire. — Le sénat avait encore un
autre droit. A la mort du prince, il décidait si les honneurs divins lui
seraient accordés ou refusés; c'est ce que Tacite appelle cselum decretum
[Atmales, I, 73; cf. I, 54). Cette formalité avait un effet pratique de
grande importance. Elle voulait dire, si les honneurs divins étaient accor-
dés, que les actes du prince mort étaient ratifiés et devenaient valables
pour tout l'avenir, et si les honneurs divins étaient refusés, que tous les
actes de son principat étaient frappés de nullité (Dion, LX, 4; LXXIV, 4;
Spartien, Hadrien, 27; Lampride, Commode, 20; Suétone, Domitien,
25; Digeste, XLVIII, 4, 4). Tout empereur savait donc que la validité
de ses décisions, de ses jugements, de ses actes lég!sl;iLifs, (L'pcndrait un
jour du sénat. — Il est juste d'ajouter que, d'après le mode de recrutement
(lu sénat, nul ne pouvait en faire partie sans la volonté de l'empereur.
' Dion Cassius compte cela dans l'éuumération qu'il fait des |)ouvoirs
ii'gaux qui furent conférés à Auguste : Toù ts Çev.x.o'j /.où toj tzoIizv/.ou
7.ç,ysiV, /.cà IvToç TOU 7:oj[i.r)cîou xat toÙ; "tztzeixç y.a\ Toùç SoulsuTà; Gavarouv
ûûv'aaOat (Dion, LUI, 17). '
* On disait civitatis majestcm (Cicéron, Divinalio in Cœcilium, 22),
166 LA GAULE ROiMAINE.
qui portait atteinte de quelque façon à la Majesté pu-
blique commettait le crime d'impiété envers l'État et'
devait être puni de mort*. Armé de cette loi implacable,
qui avait été faite pour la République, le prince put
frapper tous ceux qui lui firent opposition, tous ceux
qui furent suspects, tous ceux dont la vie lui était
odieuse ou dont il convoitait les richesses. Ce qui est
remarquable ici, c'est que ces meurtres étaient légaux.
Les meilleurs princes proclamèrent leur droit, tout en
renonçant à l'exercer. Jamais la loi de majesté ne fut
contestée dans son principe. Personne, pas même Tacite,
ne mit en doute que l'homme qui se montrait hostile
à l'autorité publique ne fût justement puni de mort.
Ceux qui blâmaient le plus énergiquement les violences
de Néron et de Domitien acceptaient pourtant comme
une règle indiscutable du Droit public que toute atteinte
portée à l'autorité souveraine fût un crime capital. Un
historien du iv^ siècle exprime ainsi la pensée qui fut
celle de tous les hommes de cette époque : « A l'exis-
romana majestas (Tite Live, III, 69), majeslas popidi (Cicéron, Pro
Balbo, 16; Oralorm partiliones, 30; De inventione, II, 17). — Le
uiéiiie mot s'appliquait aux chefs et représentanls de l'État; on disait
majestas consularis, majestas dictatoria (Tite Live, II, 25 ; II. 56 ;
VllI, 50).
1 Le crime de lèse-majesté est ainsi déliai i)ar Cicéron, De inventione,
II, 17 : Majeslatem minuere est de diynilate mit amplitiidine aul po-
teslate populi, aut eorum (juihus popnlus polestatcm dédit, alifiuid
deroyare. — Ce crime fut toujours puni de mort au temps de la Répu-
blique. L'Empire apporta cette aggravation que, l'État se confondant avec
la personne du prince, on ne distingua pas les offenses personnelles des
crimes publics. Tacite, Annales, I. 72, marque bien la différence :
Tiberius legem niajeslatis reduxeral, oui nomcn apud veteres idem,
sed alia in judiciuni veniebant; si quis proditione exercitum, aut
plebem seditionibus, de nique maie yesta re publica, majestateni populi
romani mimiisset ; facta arguebantur, dicta i)npune erant. — Cf.
Suétone, Domitien, 12 : Satis erat objici qualecnnque factum dictumv
adversus majestatem principis.
LA MOMRCHIK ROMAINE. 167
tence du prince s'attache l'idée de protection, de sauve-
garde pour les gens de bien, de garantie pour tous, et
toutes les volontés doivent concourir pour former autour
de sa personne une barrière infranchissable ; c'est pour
ce motif que les Lois Cornéliennes ne reconnaissent
aucune exception dans le cas de lèse-majesté*. »
Jamais despotisme ne fut plus régulièrement établi.
On peut voir dans les documents authentiques qui nous
font connaître la vie d'Auguste qu'il n'y a pas un seul
de ces pouvoirs qui ne lui ait été conféré par une loi
expresse. Plus tard, à chaque changement de règne, le
sénat renouvela cette délégation de l'autorité. Encore
ne se contentait-on pas d'une formule vague : un texte
clair, long, précis, énumérait en détail tous les droits
du prince, toutes les anciennes attributions de l'Etat
que l'État lui déléguait. Cette Lex Begia était comme
la charte de la monarchie absolue. Le sénat, qui la
rédigeait, ne manqua pas toujours d'indépendance. Dans
cet espace de trois siècles où il se rencontra plus d'un
interrègne, il fut assez souvent en situation de faire ce
qu'il voulait; il n'essaya jamais de diminuer l'autorité
impériale. Il renouvela à chaque génération l'acte de
constitution du despotisme. Tant il est vrai que le
régime impérial ne fut ni un accident fortuit dans
l'histoire, ni le résultat de la seule violence.
Il est encore une remarque à faire : c'est que le pou-
voir a été également absolu sous les bons et sous les
mauvais princes. Trajan et Marc-Aurèle ont été aussi
complètement monarques que Néron et Domitien. Il
n'est pas une seule des prérogatives de la monarchie à
laquelle ils aient renoncé. C'est à partir des Antonins
' AminiHii MarcilliM, XIX, 12.
168 LA GAULE ROMAINE.
que l'autorité législative a passé tout entière dans les
mains du prince ^ La règle qui donne force de loi à
une simple lettre impériale a été émise sous Marc-
Aurèle. Les Antonins se faisaient appeler du nom de
« maître » % et les citoyens n'étaient plus que des
sujets. Il est certain que le régime monarchique a
acquis sa pleine vigueur dans les temps qui passent
pour les plus prospères de l'humanité, et sous les
princes qui sont considérés comme les plus vertueux.
CHAPITRE II
Gomment le régime impérial fut envisagé par les populations.
L'Empire romain ne ressemble à aucun des régimes
politiques qui se sont succédé en France jusqu'à nos
jours. Il ne convient d'en faire ni la satire ni l'apologie.
Il le faut juger d'après les idées de ce temps-là, non
d'après celles d'aujourd'hui. L'historien n'a pas à dire
ce qu'il pense personnellement de ce régime; il doit
dire plutôt ce que les hommes d'alors en ont pensé. Il
doit chercher, à l'aide des documents, comment cette
monarchie a été appréciée par les générations qui lui
ont obéi et qui ont dû être heureuses ou malheureuses
par elle.
' Miilln de pire sanxit (Capitolin, Antoninus Plus, 12). — Les
Anlonias modifièrent maintes fois le droit privé de leur seule autorité.
Voir, par exemple, Digeste, XLVIU, 7, 7; Gode Justinicn, VI, 53, 3;
FrcKjrnenta Vaticana, 195.
'^ Voir toutes les lettres de l'iine le Jeune à Trajan. — Digeste, XIV,
2, 9 : Deprecnlio Eudgemonis ad Anloninum : Domine impcrator An-
tonine.... Respondit Anloninus Eudsemoni : Ego quidem mundi du-
LE RÉGIME IMPÉRIAL ENVISAGÉ PAR LES POPULATIONS. 169
En faisant cette recherche, nous ne songeons pas à
nous livrer à de pures et vaines considérations. L'his-
toire n'est pas l'art de disserter à propos des faits : elle
est une science dont l'objet est de trouver et de
bien voir les faits. Seulement il faut bien entendre que
les faits matériels et tangibles ne sont pas les seuls
qu'elle étudie. Une idée qui a régné dans l'esprit d'une
époque a été un fait historique. La manière dont un
pouvoir a été organisé est un fait, et la manière dont
les contemporains comprennent et acceptent ce pouvoir
est aussi un fait. L'historien doit étudier l'un et l'autre,
et de l'une et l'autre étude il doit écarter toute opinion
personnelle ou préconçue.
On a conservé de ces cinq siècles un grand nombre
d'écrits. Il y a les œuvres des poètes, celles des histo-
riens, celles des jurisconsultes. Il y a des lettres intimes,
il y a des panégyriques et des satires. Nous avons autre
chose encore que les livres pour nous faire connaître les
opinions des hommes : ce sont les médailles, ce sont les
inscriptions, ce sont les monuments de toute sorte qui
ont été élevés par des villes ou par des particu-
liers. Les tombeaux mêmes et les épitaphes qu'ils
portent nous disent les pensées intimes et l'état d'âme
de ces générations. Voilà des témoins de toute nature,
de toute nation, de toute condition sociale.
On ne trouve pas dans tout cela un seul indice qui
marque que les populations aient été hostiles à l'Empire.
L'opposition d'une partie du sénat romain était du
genre de celles que tout gouvernement peut rencontrer
dans le conseil d'Etat le plus dévoué. La noble fierté de
quelques hommes comme Thraséa et Corbulon n'était
pasdela haine pour le régime impérial, qu'ils servaient,
mais seulement du mépris pour l'homme qui momen-
170 LA GAULE ROMAINE.
lanément gouvernait l'Empire. Tacite a peint en traits
énergiques les vices de plusieurs princes et ceux de
beaucoup de sujets; mais il n'a nulle part attaqué ce
régime dont il fut un des plus hauts fonctionnaires*, et
il en a quelquefois fait l'éloge*. Juvénal, en faisant la
satire de quelques hommes, n'a jamais fait celle des
institutions. Il y aurait la même erreur à représenter
Tacite et Juvénal comme des adversaires de l'Empire
qu'à représenter Saint-Simon comme un ennemi de la
royauté. Les deux Pline, Plutarque et Philon d'Alexan-
drie, Suétone, Dion Cassius, Spartien et Ammien Mar-
cellin ont poursuivi la mémoire des mauvais empereurs,
mais ils ont loué et servi l'Empire. Tous les écrivains,
ceux de Rome comme ceux des provinces, professent
pour ce régime monarchique une estime et quelquefois
même une admiration que nous sommes forcés. de croire
sincères. Les inscriptions de la Gaule, comme celles de
l'Espagne, de la Grèce, de l'illyrie et de la Dacie,
témoignent de l'attachement universel des diverses
classes de la société au gouvernement impérial et
elles ne laissent voir aucun symptôme d'antipathie.
* Tacite dit de lui-même : Dignitatem nostrnm {digniias est le cursus
honorum) a Vcspasiano inchoatam, a Tito nudam, a Domitiano longhis
provectam {Histoires, l, i). 11 exerça ensuite de hautes fonctions sous
Trajan.
- 11 déclare (ibidem) que cette monarchie fut établie dans l'intérêt
de la paix : Omneni potcntiam ad unum confcrri pncis interfuit. —
Remarquez aussi cette phrase qu'il met dans la bouche de Galba : Si im-
mensum impcrii corpus stare uc lihrari sine rectore posset (ibidem, I, 16).
— On connaît l'éloge qu'il fait du principal de Trajan : Rora temporum
felicilate ubi scntire quœ vclis cl qnre sentias dicere licet (ibidem, I, 1);
or il faut faire attention qu'il ne veut pas dire que le régime impérial ait
été alors modifié; nous savons bien qu'aucun changement constitutionnel
n'a été imposé à Nerva ni à Trajan. Tout au contraire, le régime est devenu
h partir de Trajan de plus en plus absolu. Tacite admettait donc que ce
régime fût excellent sous un bon prince.
LE RÉGIME IMPÉRIAL ENVISAGÉ PAR LES POPULATIONS. 171
Jamais les populations ne se sont révoltées contre ce
régime. On rencontre dans ce long espace de cinq siè-
cles beaucoup de guerres civiles; elles avaient pour objet
de substituer un empereur à un autre ; elles ne visaient
jamais à renverser l'Empire. La Gaule se plaignit quel-
quefois du poids des impôts et de la cupidité de quelques
fonctionnaires ; elle ne se plaignit jamais de la monar-
chie. Plusieurs fois elle fut maîtresse de ses destinées;
elle ne songea jamais à établir un gouvernement répu-
blicain. [Au milieu du m'' siècle], elle se vit détachée de
l'Italie et libre de choisir ses institutions : elle se donna
un empereur ^
11 serait sans exemple dans l'histoire du monde qu'un
régime détesté des populations ait duré cinq siècles. 11
n'est pas dans la nature humaine que des millions
d'hommes puissent être contraints d'obéir malgré eux à
un seul. Ce serait encore se tromper beaucoup que de
croire que le gouvernement impérial se soit soutenu par
la force militaire. Sauf les cohortes prétoriennes, qui
ne pouvaient garder tout au plus que la capitale, il
n'avait de [vraies] garnisons nulle part. Toutes ses
légions étaient aux frontières, en face de l'ennemi.
On ne rencontre jamais dans cette histoire rien qui
ressemble à un antagonisme entre une population civile,
qui aurait été ennemie de l'Empire, et une classe mili-
taire qui l'aurait défendu \ Il ne faut pas attribuer la
• Sur l'hisloirc de cet empereur Postumus, on peut voir Trébellius
K)llion, dansTIIistoire Auguste : Galli... enin imperalorcm appellarunt.
&'i(jiiideni nimius amor erga Posiuumm omnium erat in Gallicn génie
populorum quod, snhinotis omnibus Gevmanicis cjenlibus, Romanum in
pri>;iinam securilatem revocnsset imperium. — Ou peut voir aussi, au
sujet du mèrae personnage, les inscriptions d'Orelli, n°' 1015, 1016, et
les médailles (Mionnet, t. II, p. 64 et 60 ; Eckhel, VII, 444). [Ajouter le
recueil de de \Vittc.|
* 11 est vrai de dire qu'à la mort d'un empereur les armées étaient
172 LA GAULE ROMALNE.
docilité des citoyens à ce qu'ils manquaient d'armes;
ils en avaient et savaient les manier. Jamais le gouver-
nement ne songea à désarmer la population'. On ne
s'expliquerait pas que les trente légions de l'Empire
eussent pu contraindre cent millions d'âmes à obéir.
11 faut d'ailleurs remarquer que les armées étaient ce
qu'il y avait de moins docile dans l'Empire : presque
toutes les révoltes qu'il y a eu ont été tentées par les
légions; la règle d'obéissance ne venait donc pas
d'elles.
On a attribué aux empereurs romains une politique
très savante et une administration fort habile. A voir de
près les choses, on est au contraire étonné du peu d'ef-
forts qu'il leur a fallu faire pour établir le gouverne-
ment le plus absolu et en même temps le plus solide
que l'Europe ait jamais eu. Le nombre des fonctionnaires
impériaux, dans les premiers siècles, fut infiniment
petit; même dans les derniers, il n'approcha pas à
beaucoup près du nombre d'agents que les Etats
modernes jugent nécessaire à leur conservation. L'auto-
rité impériale ne plaçait pas un représentant dans chaque
village. Elle ne nommait pas une multitude de juges et
de percepteurs d'impôts et ne disposait pas d'un nombre
infini d'emplois. Elle ne se chameait même pas de tous
ordinairement plus pressées que le sénat de lui donner un successeur.
Presque toujours il arriva ce que dit Tacite : Senientiam militum seciita
pntrum consulta [Annales, XII, 69) ; mais encore ne voit-on pas, sauf une
l'ois peut-être, que personne ait énoncé l'avis de rétiiljlir le régime répu-
lilicain. Le sénat et les armées peuvent être souvent en désaccord sur
l'empereur à choisir ; ils ne semblent jamais être en désaccord sur la
nécessité d'avoir un empereur.
* La Loi Julia, au Digeste, XLVlll, 6, interdit les amas d'armes, mais
non pas la possession des armes ad usum itineris vel iinvigationis vel
commerça causa. Des textes nomlycux (entre autres, Tacite, Histoires,
II, 61 ; IV, 67) marquent que les populations avaient des armes
LE RÉGIME IMPÉRIAL ENVISAGÉ PAR LES POPULATIONS. 175
les soins de la police. Encore moins jugeait-elle néces-
saire, pour gouverner la société, de diriger l'éducation
de la jeunesse. Elle ne nommait pas les membres des
divers sacerdoces dans les provinces. Tous les moyens
auxquels les Etats modernes ont recours pour se
maintenir lui furent inconnus; elle n'en eut pas
besoin.
Il faut donc accepter comme une vérité historique que
les hommes de ce temps-là ont aimé la monarchie. Si
nous cherchons à nous rendre compte de la nature de
ce sentiment, nous remarquons d'abord qu'il ne déri-
vait pas d'une théorie ou d'un principe de raison. Ces
hommes n'avaient nulle idée du dogme du droit divin
des princes. Le paganisme n'avait jamais enseigné que
les dieux eussent une préférence pour le régime monar-
chique. Le christianisme ne l'enseignait pas davantage ;
il n'ordonnait l'obéissance aux princes que comme un
acte de résignation et il recommandait plutôt à leur
égard l'indifférence que le dévouement. Ce n'est donc
pas l'idée d'un devoir supérieur qui a forcé la soumis-
sion des hommes. Ils ont aimé l'Empire parce qu'ils
ont trouvé intérêt et profit à l'aimer. Ils ne se sont pas
demandé si ce régime était moralement bon ou mau-
vais, s'il était conforme ou contraire à la raison; il
leur a suffi qu'il fût d'accord avec l'ensemble de leurs
intérêts.
Tacite, au début de son grand ouvrage, énumère les
divers motifs qui firent que toutes les classes de la
société romaine et l'aristocratie elle-même acceptèrent
le régime impérial*; puis il ajoute : « Quant aux pro-
• Militem donis, popnlum annona, cundos dulcedine otii. . . . (Nobiles),
novis ex rébus aucti, tuta et prœsenlia quam vêlera et pericnlosa
mallent (Tacite, Annales, l, 2). — Totç jcdtpouaiv où [a6vov oùx ^âovio,
174 LA GAULE ROMAINE.
viuces, le nouvel ordre de choses était loin de leur
déplaire; le gouvernement du sénat et du peuple leur
avait pesé à cause des rivalités des grands et de la cupi-
dité des magistrats; les lois de la République ne les
avaient jamais protégées, impuissantes qu'elles étaient
contre la violence, contre la brigue, contre l'argent*. »
Telle fut la vraie cause de l'attachement à l'Empire. Les
hommes jugèrent que le pouvoir d'un seul était moins
oppressif que le pouvoir de plusieurs, et que les droits
individuels seraient mieux garantis par la monarchie
qu'ils ne l'avaient été par le gouvernement républicain.
Beaucoup de faits et d'anecdotes montrent que ces popu-
lations considéraient le prince comme un défenseur et
un appui, qu'elles lui adressaient leurs réclamations,
qu'elles croyaient lui être redevables de leur prospérité
ou de l'adoucissement de leur misère.
Qu'on lise les inscriptions, le sentiment qu'elles ma-
nifestent est toujours celui de l'intérêt satisfait et recon-
naissant. Les hommes appellent le prince des titres de
« pacificateur du monde », « conservateur du genre
humain », « garant de toute sécurité ». Il est a le
patron et le père des peuples » ; il est « leur espoir et
leur salut ». On lui demande de guérir tous les maux
de l'humanité. On le remercie de tous les biens dont
on jouit. Dans l'histoire du monde nous trouvons peu
de régimes politiques qui aient duré cinq siècles comme
l'Empire romain; nous en trouvons peu qui aient été
iXXà xat ï'/jxipo-^, -/.aX ^{kzlu) xa'i ioséaTepoc aùxà 'ov yjy.ouov ôptovre; ôv-ç*
(Dion Cassius, LVI, 44).
* Neque provinciœ illum rerum stalum abnuebant, suspecta senalus
populique impcrio ob certnmina potcntium et avaritiam magislraluum,
invalida legum auxilio qux vi, ambihi, pccAinia turbnhantxir (Tncite,
Annales, I, 2). — Vindicatse ah injuriis magistratmim provinciœ (Vel-
léius, II, 126).
LE RÉGIME IMPÉRIAL ENVISAGÉ PAR LES POPULATIONS. 175
aussi indiscutés et inattaqués dans leur principe; nous
n'en trouvons pas qui aient été aussi longtemps et
aussi universellement applaudis par les populations
qu'ils régissaient*.
Les opinions des hommes en matière de politique sont
fort variables. 11 y a des temps où le désir général d'un
peuple est de se gouverner lui aême; il y en a où son
unique désir est d'être gouverné. Pour l'un et pour l'autre
ses vœux peuvent être également ardents. En général, il
aime le nouveau en proportion de sa haine pour le
passé. Or, à l'époque qui nous occupe, le passé et ce
qu'on pourrait appeler l'ancien régime était le gouvcnic-
ment républicain. En Italie et en Grèce, en Gaule et en
Espagne, les hommes avaient vécu sous ces institutions
durant plusieurs siècles. Ils en étaient venus peu à peu
à les haïr; leurs intérêts, leurs opinions, leurs senti-
ments s'étaient détachés d'elles : ils avaient aspiré à
s'en affranchir. Ils leur reprochaient d'avoir favorisé le
développement d'une aristocratie oppressive; d'avoir,
* Voyez le recueil d'Orelli-Henzen, passim. Les expressions qu'on y
rencontre le plus fréquemment sont celles-ci : Patri pntriœ, n°' 606,
642, 712, 912, 1033; — fundatori pacis, n"' 601 et 1089; — pacatori
orbis, n°' 323, 859, \0'5^; Corpus inscriptionum lolina7nim,[l, n"' 1670,
1969; — fundatori piiblicse securilalis, nM071 ; — restitutori orbis,
n° 1050; — conscrvatori generis humani, n° 795, ibidem, II, n" 2054. —
Un monument, érigé au temps de Tibère, porte cette dédicace : Sahih
perpétuée augustœ tibertatique publicse populi romani, providentiœ Ti-
berii Csesaris Augusti nali ad. œlernitatem romani nominis; Orelli,
n" 689. — Le titre derestitutor libertatis publicse se retrouve aux n°' 1089
et 1090. — Des inscriptions gauloises portent : Pacatori et restitutori
orbis imperatori Cœsari Aureliano (Allmer, n° 31); verse libertatis
auctor tmperator Csesar M. CJaudius Tacitus pius felix Augustus
(Allmer, n° 52). [Corpus, XII, n" 55i)1 et 5565; cf. n° 5456.] — Pline cite
un certain Valgius, qui adressa un livre à Auguste, inchoata prœfatione
religiosa ut omnibus malis humanis illius potissimum principis mede-
retur majestas (Pline, Histoire naturelle, XXV, 2). — Ce serait mal con-
naître là nature humaine que de croire qu'il n'y eût en tout cela que de
l'adulation.
176 LA GAULE ROMAINE.
SOUS les faux dehors de la liberté politique, écrasé la
liberté individuelle ; d'avoir enfanté partout des discordes
et des guerres civiles; d'avoir rempli l'existence humaine
(le querelles et de passions. Ils avaient été pris de dégoût
pour ce régime, et ils en souhaitaient un autre qui leur
donnât plus de sécurité, plus de liberté, plus de travail
et de bonheur*. Comme ils ne savaient pas encore que
la monarchie a aussi ses vices et ses dangers, ils se pré-
cipitèrent vers elle avec une fougue irréfléchie ; ils lui
donnèrent leurs cœurs et leurs volontés ; ils lui furent
reconnaissants de s'être établie sur leur tête; ils l'aimè-
rent d'un amour fervent et passionné.
N'allons pas croire que même [les premiers empe-
reurs] se soient imposés aux hommes par la violence :
« Par l'accord du sénat et de la foule, la puissance
absolue fut conférée [à Caligula], et telle fut la joie
publique que, durant les trois mois qui suivirent, les
Romains immolèrent plus de 160000 victimes en son
honneur*. » Sort-il de Rome, chacun s'engage envers
les dieux à leur élever un autel ou à leur faire quelque
cx-volo le jour où il reviendra'. Tombe-t-il malade.
* Dion Cassius exprime les pensées de ce temps-là quand il dit : « Le
gouvernement prit alors une forme nouvelle, plus conforme au progrès et à
l'inlérêl des peuples )),ti nokizeîa. Trpôç tÔ [îs'XTiovxa"tirpb; TbiwTrjpiwôéaTspov
[jL£T£/.o'j[jL7iOri . Il ajoute que les hommes ne pouvaient plus trouver leur
salut qu'en dehors du régime républicain, TtavcàTraaiv àiîuvatov ^v orjjxo-
■/.paTO'jjjiévoj; aùiou; awOîjvat (Dion Cassius, LUI, 19; cf. XLIV, 5; Ammien,
XIV, 6; Tertullien, De pallio, 1, 2).
* Suétone, Caius, 14 : Conseiisu senalxis et irrumpentis in curiam
turhce, jus arbitrinmque omnium rerum illi permissum est, tanta pii-
blica Ixtilia ut tribus proximis meiisibus supra centum sexaginta mitlia
vir.limarum cxsa tradantur.
^ Ibidem : Vota pro reditu suscepta sunt. — On sait le sens ires
précis et nullement métaphorique du mot voium, et l'on connaît les nom-
breuses iuscriplions qui se terminent par la formule V. S. L. M., voium
Suivit libens merito. Le votum était l'engageracnl qu'une personne prenait
LE RÉGIME IMPÉRIAL ENVISAGÉ PAR LES POPULATIONS. 177
tous passent la nuit autour du palaio, et il ne manque
pas de gens qui offreni aux dieux leur vie pour sauvor
la sienne*. Or de tels vœux alors n'étaient pas de vains
mots. Caligula ayant guéri, ces hommes durent mourir
pour acquitter l'engagement qu'ils avaient pris enveis
la divinité*.
Ce fut dès lors un usage assez fréquent de « se
dévouer » aux empereurs"'. Une foule d'inscriptions nous
montrent de simples particuliers qui se sont voués « à
la divinité et à la majesté » de Caligula, de Domitien,
de Trajan, de Marc-Aurèle, de Septime Sévère*. Cela
ne veut pas dire que ces hommes s'attachent au prince
pour en obtenir quelque faveur; beaucoup sont des
provinciaux qui ne l'ont jamais vu. Mais ils se licnl
envers un dieu de lui faire telle offrande convenue si le dieu la méritait
par la concession de la faveur demandée.
*- Ibidem : Penioclantibus ctinclis circa Pulalium, non defuerunt qui
depiKjnaturos se ormis (comme gladiateurs) pro sainte œgri, quique
capita sua titulo proposilo votèrent.
- C'est ce que prouve un peu plus loin Suétone, c. 27 : Doux person-
nages ayant refusé d'acquitter leur vœu, Caligula les y obligea, ly'un, qui
était un chevalier romain, dut conibatlre comme glad.alcur; l'autre dut
mourir. La religion ne permettait pas que le vœu restât non acquitté;
c'est ce que Dion Cassius explique bien, LIX, 8.
^ Dion Cassius, LUI, 50 : SsÇxo; tiç flazouoiito; lautôy Aùyoucjxw
* C. Ulatlius, civis Segusiaviis..., dévolus nuviini majeslatique ejus,
Allmer, Inscriptions de Vienne, n" 24 [Corpus, XII, n^ 1851]. Dévolus
numini Marci Aureli, Bernard, le Temple d'Auguste, p. 61. — La
formule est quelquefois remplacée par celle-ci : Pro salute imperatoris.
Exemples, à Genève, pro salute Augustorum (Mommsen, Inscripliojics
hehelicse, n° 155); à Aoste, pro salute imperatoris Marci Anrein, lec-
tum, porticus cum stiis cohannis, Sex. Vireius decurio de sua jtmnii.i
(Allmer, n° 16) ; à Tain, pro salute imperatoris Csesaris M. Aur. CoiiLinudi,
i< uroholium fecil Q. Aquius Anlonianus [Corpus, Xil, n" 1 7.S'2j ; pro sainte
et incolumilate deminorum noslrormn Valcriani et Gallieni Augusloruii
{Corpus inscriptionum latinarum, Vlil, n" 4219). [Cf. Corpus, XII,
p. 926; et ici, p. 179.] — Chacune de ces inscriptions, et elles sont infini-
ment nombreuses, implique l'érection d'un temple, d'un aulel, de quelque
monument, c'est-à-dire une forte dépense faite pour ac qui ter le vœu.
FUîTEL DE CouLAXGEs. — La Gaulo romaine. *0
178 LA GAULE ROMAINE.
envers les dieux pour qu'ils accordent au prince santé,
guérison, ou victoire. Des villes entières prirent souvent
cette sorte d'engagement religieux*. Une des formules
usitées en ce cas nous a été conservée : « Serment des
habitants d'Aritium. De ma propre et libre volonté.
Tous ceux que je saurai être ennemis de l'empereur
Caius César, je serai leur ennemi. Si quelqu'un met
en péril son salut, je poursuivrai celui-là par les armes,
sans trêve, sur terre et sur mer. Je n'aurai ni moi ni
mes enfants pour plus chers que le salut de l'empereur.
Si je manque à mon serment, que Jupiter et le divin
Auguste et tous les dieux immortels m'enlèvent ma
patrie, mes biens, ma santé, et que mes enfants soient
frappés de même'. »
Nous ne pouvons juger les sentiments des hommes
que par les témoignages qu'ils nous en ont laissés.
Or ces témoignages, si nombreux, si divers, venus de
toutes les classes, nous montrent qu'ils donnèrent à"
l'Empire, non pas seulement cette obéissance résignée
qu'on accorde toujours à la force, mais une obéissance
volontaire et empressée, un abandon de toute leur
âme, un dévouement complet, une véritable dévotion \
* Corpus inscriptiomim latinarum, VIII, n° 4218 : Respuhlicn Vere-
cundensium devota tiumiiii majestalique ejus. — Pareilles inscriptions
en Espagne, ibidem, II, n"' 1115, H71, 1G73, 2071, etc.
2 Ibidem, II, n° 172; Orelli, n" 5605 : Jusjurandrim Aritiensium. Ex
mei animi senlentia, ni ego iis inimicus ero qiios Caio Cccsriri Gcrmanico
(il s'agit de Caligula) inimicos esse cognovero, et si quis periculum ci
salulique ejus inferel intulerilque, UDiiis bello inlernecivo terra ma-
rique persequi non desinam quoad pœnas ei persolverit. Neque me
neque liberos mecs ejus salule cariores haheho... Si sciens falln fefelle-
rove, tum me liherosque meos Juppiter Oplimus Maximus ac divus
Augustus ceterique omnes dei immorlales cxpertem patria, incolumilale
f'ortunisqne omnibus faxint. — Nous ignorons pom'quoi cette petite ville
de Lusitanie s'était ainsi vouée à Caligula.
Ce fut un usage d'élever des monuments, des autels, ou d'immoler
LE RECIME IMPERIAL ENVISAGE PAU LES POPULATIONS. 170
Ce sentiment, comme il arrive aux sentiments qui
dominent une foule, prit la forme d'une religion. ÎNous
louchons ici à des faits qui sont en opposition avec
toutes nos idées modernes et qui paraissent d'abord
incroyables aux hommes de notre époque; ils sont
pourtant avérés et incontestables. On vit'sui'gir en ce
temps-là dans les âmes, d'un bout de l'Empire à l'autre,
une religio": nouvelle qui eut pour divinités les empe-
reurs eux-mêmes. Il est attesté par tous les historiens,
depuis Tacite et Dion Cassius jusqu'aux écrivains de
l'Histoire Auguste, que l'autorité impériale et la per-
sonne même des empereurs furent adorées durant trois
siècles'. Cette vérité est confirmée par d'innombrables
inscriptions qui ont été gravées, loin de Rome et des
empereurs, par des particuliers, par des corporations
ou par des villes\ Toutes les provinces, et la Gaule
comme les autres, se couvrirent de temples et d'autels
des séries de victimes, en l'honneur ou pour le salut de l'empereur.
Exemple : Ex imperio Matris deum, tauropolium provinciœ Narhonensis
facliim per C. Balonium Primum, flaminem Augiistonim, pro saluie
dominorum impernlorum L. Septimi Severi PU Pertinacis Augusli et
M. Aiirelii Antonini Aucjusti (Lebègue, Épigraphie de Narhonne, n" 13;
llerzog, n" 7) [Corpus, XII, n° -4525J. — Pro salute imperatoris Csesaris M.
Aurelii Antonini Augusti tedum, porticus cum suis coliminis Sex.
Vireius Sexhis, decurio, de sua pecunia (Allmer, Inscriptions de Vienne,
n° 16) [Corpus, XII, n° 2591J. — Augusto sacrum et Genio civilalis
Bilurigwn (Jullian, Inscriptions de Bordeaux, n° 1). — Pro salute
Augustorum (Inscriptiones lielveticœ, n" 133). — Pro sainte domus
divinse (ibidem, n° 149). — Imperalori Cœsari M. Aurelio Antonino
Augusto (il s'agit de Caracalla) patri patrise, Narbonenses (Lebègiie,
n° \k) [Corpus, Xll, n" 4347]. — In honorem domus divinœ, à Cologne
(lirambiich, n° 439), à Coblenlz (ibidem, n" 692, 695, 711, 721).
« Tacite, Annales, 1, 5i; I, 73 ; II, 83; 111, 64; Histoires, 11, 95. —
Dion Cassius, Ll, 19-20; LIV, 32. — Spartien, Hadrien, 13; Jules Capi-
lolin, Antonin, 6.
* Corpus inscriptionutn latijiarmn, II, n" 2221 , 2224, 2334, 5395, clc.
V, n°' 18, 5341, 4442, etc.; Corpus inscriplionum atticarum, 111, n"' 63
et 253; Corpus inscriptionum (jrœcarum, n"' 2696, 2943, 3524, etc.
180 LA GAULE ROMAINE.
consacrés à tous les empereurs l'un après l'autre*.
On a une inscription de la ville de Narbonne qui fut
écrite dans les premières années de notre ère ; elle est
conçue ainsi ^ : « Le peuple de Narbonne s'engage par
vœu perpétuel à la divinité d'Auguste. Bonheur à l'em-
pereur César Auguste, père de la patrie, grand pontife,
à sa femme, à ses enfants, au sénat, au peuple romain,
et aux habitants de Narbonne qui se sont liés par un
culte perpétuel à sa divinité. Le peuple de Narbonne a
dressé cet autel dans la forum de la ville, et a décidé
que sur cet autel, chaque année, le 8 des calendes
d'octobre, anniversaire du jour oii la félicité du siècle
l'a donné au monde pour le gouverner, six victimes lui
* Genio Augusti, Orelli, n°' 1455, 1667; Genio Tiberii Csesaris,
n" 3796; Ge7iio Caii Csesaris, n" 699; Genio Vespasiani, n° 755; Ge7iio
Domitiani, Henzen, n" 7 421 ; Genio Trajani, Orelli, n" 789 ; Genio
Aîitonini,^ \1]8.— Niimini Augiisii, n" 204,401, 608, 1989, 2489, etc.;
numini deoriim Augiistonim, n°' 277, 805, 5208. Collegiiim iiuminis
dominoriim {Vespasiani et Titi), n° 2389. — Auguste sacrum (Jullian,
Inscriptions de Bordeaux, n" \). — Dévolus riumini 3Iarci Aureli[Bevn-dvà,
le Temple d'Auguste, p. 61). [Cf. Corpus, t. XII, p. 927.]
- Lehègne, Épigraphie de Narbonne, 1887, p 117, Herzog; Appendix,
n' 1 ; Orelli, n" 2489 ; Wilmaniis, n''104 ; [Corpus, Xil, p. 530] : T. Slalilio
Tauro L. Cassio Longino cunsulibus (l'an 11 après J.-C.) numini Augusti
volum susceplum a plèbe Narboneiisiwn in perpeluum. Quod bonuni,
faustum, felixque sit impcratori Cœsari divi filio Auguslo patrips-'ae
pontifiai maximo tribunitia poteslate XXXIV, conjugi liberis geniique
ejus, senatui populoquc romano et colonis incolisrjue colonise Juliœ
Pulernae Narbonis Martii, gui se numini ejus i)i perpeluum colendo
obligaverunt, plcbs Narb:)iic'iisium aram Narboue in foro posait ad
quam quoUumts Mil hakndas Octobres, qua die eum sœculi félicitas
orbi terrarum rectorem edidit, très équités romani a plèbe et Ires liher-
tini hostias singulas inmolent et colonis et incolis ad supplicandu)n
numini ejus thus et vinum de suo pnvslcnt.... — Nous ne doniiooi
qu'une partie de cette curieuse inscription. Notons que le mot plebs, qui
s'y trouve répété quatre fois, ne désigne p;is, à notre avis du moins, la
plèbe ou classe inférieure de Narbonne. Il désigne la population entière,
[a cité ; c'est une signification qui dans la suite s'attachera de plus en
plus au mot plebs. Les ires équités romani a plèbe sont, suivant nous,
trois membres du peuple de Narbonne portant le titre de chevaliers
romains.
LE RÉGIME IMPÉRIAL ENVISAGÉ PAR LES POPULATIONS. ISl
seront immolées, l'acte de supplication sera adressé à
sa divinité, le vin et l'encen: kii seront offerts. »
Quelques années avant l'ère chrétienne, la Gaule
eiilière* éleva en commun un temple, près de la ville
de Lyon, au confluent du Rhône et de la Saône : ce
temple était consacré à Rome et à Auguste ^ C'est par
la volonté unanime des cités gauloises qu'il fut con-
struit^ Une inscription énumérait les noms des soixante
cilés qui l'avaient érigé, et autour de l'autel soixante
images représentaient chacun de ces peuples*. Un
prêtre fut élu par les Gaulois pour présider aux offices
dece culte et une fête annuelle fut instituée*.
* Du moins ce qu'on appelait « les Trois Gaules », c'est-à-dire la Lugdu-
naise, l'Aquitaine et la Belgique, la Gaule entière moins la Narbonnaise,
laquelle eut son temple particulier. [Voir sur ce sujet Guiraud, les Assem-
blées provinciales, et Allmer, Musée de Lijon, t. II.]
2 Tite Live, Epitome, 137 : Ara Csesnris ad confluentem Araris et
Rhodani dedicala, sacerdote crealo. Suétone, Claude, 2 : Ara ibi
Augiislo dedicala est. Dion Cassius, LIV, 32.
^ Nous n'avons aucun détail sur l'acte d'érection ; la date n'en est
même pas connue avec certitude. Suétone donne la date de 744; mais
Uion Gassius montre que la fête existait déjà en 742. On voudrait surtout
savoir si la décision des 60 cités gauloises fut tout à fait spontanée.
M. Guiraud pense, d'après le passage de Dion Gassius, que ce fut Drusus
qui on donna l'idée aux Gaulois. Toutefois Dion Gassius ne dit pas préci-
sément cela; il dit (LIV, 32) qu'en l'an 742 de Kome Drusus, étant en
Gaule et ayant à combattre les Germains, s'entendit avec les principaux
personnages de la Gaule, qu'il réunit autour de lui à l'occasion de la fête
qui avait lieu à l'autel d'Auguste. 11 nous faudrait avoir le livre 137 de
Tite Live ; le très court Epilome rapprocbe l'érection du temple d'Auguste
de faits de guerre contre les Germains et même de quelques troubles en
(iaule ; ce serait donc dans un moment de crise que les 60 citps se seraient
entendues pour donner ce témoignage de fidélité à l'Empire.
* Slrabon, IV, 3, 2 : Tô hpov xb àvaoîiyOàv utto T^avxcov xotvï] twv
PaXaTtuv Kai'capt xw SsêaaTtT) . . . , 'ï'aTt oà jjojjj-b; àÇ'.dÀoyo; Irttypaarjv k'ywv
xôJv k'Svwv cÇïixovTa ibv àçtO[j.ôv v.ai et/6vs; xoutwv i/aaxou [jn'a. L'unani-
mité des cités, sinon l'unanimité des habitants, n'est pas douteuse.
^ Un savant et zélé celtiste a soutenu qu'avant l'établissement du culte
de Rome et d'Auguste à Lyon il existait là un vieux culte national du dieu
Lug, rendez-vous général de la Gaule. A l'en croire, un nom nouveau
aurait simplement pris la place d'un ancien nom (d'Arbois de Jubainvdle,
182 LA GAULE ROMAINE.
Ce temple n'était pas précisément à Lyon ; Lyon était
une colonie romaine et non une cité gauloise; Lyon
n'avait donc aucun titre à ériger ce temple ni même à
le posséder sur son territoire. 11 était situé hors de
Lyon, au confluent des deux fleuves, sur un terrain
qui était la propriété commune des trois provinces et
des soixante cités gauloises'.
Cette religion ne fut pas une vogue d'un jour. Dion
Cassius écrit que l'autel et la fête existent encore de
son temps*. Une série d'inscriptions montrent que le
le Cycle mythologique irlandais, p. 5, 158-139, 304-305; Nouvelle
Revue historique de Droit, 1S8I, p. 11)3-213). Mais il ne peut citer
aucun document qui marque l'existence de ce vieux culte en Gaule, parti-
culièrement à Lyon. Son hypothèse s'appuie seulement sur ce qu'il y a eu
là une ville appelée Lugduuum, mot qui peut à la rigueur signifier colline
du dieu Lug ; mais cela ne suflit pas pour prouver qu'il y eut là un
temple spécial de ce dieu, moins encore un centre religieux de la Gaule à
cette place. Et quand même le nom de Lugduuum impliquerait le culte
national et général du dieu Lug, il resterait encore ce point auquel il faut
faire attention, à savoir que le temple d'Auguste n'était pas à Lugduuum ;
il n'était même pas sur la colline de ce nom ; il n'était pas de ce côté-là
de la Saône. 11 était sur l'autre rive, en dehors de toute colline, en dehors
du territoire de Lugduuum, dans la pointe qui sépare la Saône et le Rhône.
On n'est donc pas en droit de rattacher ce culte d'Auguste à une vieille
rehgion gauloise, qu'il aurait continuée. Ce fut une religion toute nouvelle
pour la Gaule, et plutôt de tradition gréco-romaine que de tradition gau-
loise. Elle se rattachait aux antiques religions d'État. De même qu'il y avait
eu durant une série de siècles des cultes de famille, de tribu, de cité, de
confédération, l'esprit humain plein de ces habitudes créa un culte
d'empire. Le culte de Rome et l'Auguste fut pour l'ensemble des provinces
ce que les divinités poliades a/aient été pour chaque cité.
1 C'est ce qui a été bien établi par Léon Renier, 'i" cdit. de Spon ;
de Boissieu, Inscriptions antiques de Lyon; Aug. Rernard, le Temple
d'Auguste. Il est vrai que Suétone dil Lugduni [Claude, 2), Dion Cassius
ly Aouyoouvco (LIV, 32); mais ce n'est là qu'une manière de parler abré-
viative; les inscriptions, qui contiennent la formule exacte et officielle,
disent ad confluentem Araris et Rhodani, et c'est aussi ce qui est dans
YEpitome de Tite Live; Strabon dit que l'autel était, non dans la ville,
mais en avant de la ville : IIpô tï); tïo'Xeco; etii x^ cîutj.6oXrj xwv TroTajjLÔJv.
[Voir maintenant les nouvelles recherches de M. Allnier.l
^ Dion Cassius, LIV, 32 : Tïjs ^opTJjs ^v xa\ vuv nt^X lôv toù Aù^o^jotou
Ptojjiôv -ceXoùoi.
LE REGIME IMPERIAL ENVISAGE PAR LES POPULATIONS. 185
temple de Narbonne et celui du Confluent subsistèrent
plusieurs siècles et que les sacrifices y furent réguliè-
rement accomplis*. On peut dresser une liste de Gaulois
qui s'y succédèrent comme grands prêtres. C'est d'abord
l'Eduen Caius Julius Vercundaridub^ Nous trouvons
plus tard deux Carnutes, Caius Julius et Publius Vettius
Percnnis, le Séquane Quintus Adgennius Martinus, le
Cadurque Marcus Luctérius, le Nervien Losidius,
l'Arverne Servilius Martianus, le Ségusiave Ulattius, et
[beaucoup d'] autres ^
Tous ces prêtres, élus par la réunion des cités gau-
loises, étaient les premiers personnages de leur pays*.
De même la province de Narbonnaise avait son temple
de Rome et d'Auguste; un grand prêtre élu par la
province présidait annuellement à ce culte ^.
* De Boissieu, Inscriptions de Lyon, Orelli, n°' 184, 660, 4018;
Ilenzen, n°' 5255, 5965, 5966, 5968, 6944, 6966. — Do même dans le
tcinple de Rome et d'Auguste à Ancyre on coustate par les inscriptions
que la série des prêtres se continua pendant plus de deux siècles.
* Tite L'ive, Epi tome, \ôl : Sacerdote crealo C. Julio Vercundariduhio
Mduo.
3 Ces personnages nous sont connus par des monuments honorifiques
qui leur ont été élevés soit par une cité, soit par la Gaule entière. Bernard,
le Temple d'Auguste, pages 55 et suivantes : Q. Adgennius, Urbici filius,
Martinus, Sequanus, saccrdos Romœ et Augusti ad confluentcm Arnris
et Rhodani. — C. Servilio Marliano, Art'crno, sacerdoti ad templum
[ionise et Augnslorum, très provincise Gallise. — Losidio, Quieti filio,
Nervio, sacerdoti ad aram Cœsaris noslri ad templum Romœ et Ati-
gusti inter confluentes Araris et Rhodani, 1res provincise Galliœ.
M. Aug. Bernard a réuni dix-huit inscriptions certaines, donnant dix-huit
noms de prêtres. |La liste a été complétée par M. Allmer.]
* Presque toutes les inscriptions portent la mention : Omnibus hono-
ribus apud siios functo.
•'• Flamcn provincise Narbonensis (Allnui', n" 75). L. J^!milio M. f.
Volt. Tutori flamini Romœ et Augusti (Allmer, n° 137). K. TpîÇéXXto;
'Po-j-joç... àoy^tEpcù; ETcapycia; xr); h. Nas6w/o; (Lebèguc, Épigraphic de
Narbonne, n" 42). Flamini Augusti leinpli Narbonensis (Lebègue, n° 44).
Cf. llerzog, Appendix, n°' 106, 107. 108. \Corpus, Xll, p. 935.] 11 n'est
[las douteux (jue, dans l'expression Romœ et Augusti, Augusti ne désigne
184 LA GAULE ROMAINE.
Chacune des cités gauloises avait en outre chez elle
un temple de l'empereur; le prêtre de ce culte, qui
portait le titre de flamine d'Auguste', était élu par la
cité, et parmi ses premiers citoyens ^
Des temples semblables à ceux de Narbonne et du
Confluent furent élevés dans toutes les parties de
l'Empire, et des sacerdoces de même nature furent
institués partout par les populations ^ Ce qui est digne
l'empceur; l'une des preuves qu'on en peut donner est que, dans les
manientj où il y avait deux ou trois empereurs associés, l'expression se
modifiait en Romse et Aiigustorum. [Sur le flamine de la Narbonnaise,
voir la nouvelle inscription de Narbonne, Corpus, XII, p. 864.]
• On n;^ disait pas flnmen principis, flamen imperatoris ; c'est que le
vriii titre de l'einpci.ur, Knsqu'il était objet d'adoration, était aiujnstus.
* A Niiiies, flamen Romœ et Auqtisti, llerzog, Appe7i(lix, n°' 128, 129;
llcnzen, n" 5907 [Corpus, XII, n"' 5180, 5207; cf. p. 582]. A Lyon,
Ilenzen, n" 6951. A [Vienne], Moiumsen, Inscripiioncs hclvcticse, n"' 5,
118, 119, 142 [Corpus, XII, p. 958]. Hors de Gaule, Orclli, n"' 488, 5874,
5881, 5651. Cf. en Espagne, un poniifex domus Augustie [Corpus
inscripliomim latinarum, II, n° 2105). — Noter qu'il y avait, en outre, des
temples élevés aux empereurs morts et où les sacrifices se continuaient.
C'est ainsi que nous voyons un flamen divi Claudii, plus d'un demi-
siècle après la mort de Claude (Orelli, n°' 65 et 5651) ; nous trouvons
de même un flamen divi Vespasiani (Orelli, n" 5855), un flamen divi
Trajani (ibidem, n°' 65 et 5S98), un flamen Hadriani (ibidem, n" 5805),
un flamen divi Severi (ibidem, n" 2204). On sait que le mot divus n'était
attaché au nom de l'empereur qu'après sa mort. H y a aussi un flamen
Commodianus (Ilenzen, n" 6052), unsacerdos Flavialis (ibidem, n" 5480),
un sacerdos Ulpialis (ibidem, n° 5155). [Cf. Corpus, XII, p. 928.]
3 L'existence de ce culte est attestée pour la province d'Asie par les
inscriptions, Bœckh, n°' 2741, 5415, 5461, 5494, 4059; Waddington,
n" 1266; pour l:i Galatie, par plusieurs textes cités par M. G. Perrot, De
Galatia provincia romana, p. 150-155; pour la Grèce, voir Bœckh,
n" 1124, 1718. 2585; on trouve à Sparte des ào)(^ispEtç toC S£6aaioj,
Foucart, Inscriptions de Laconie, n"' 176, 179, 24i; en Egypte, l'exii-
tcncc d'un temple de Romi' et d'Auguste est signalée parPhilon, Legaiio,
22; pour l'Afrique, voir L. Renier, Inscriptions de l'Algérie, n° 5915;
Ilenzen, n" 6901 ; pour l'Espagnt^ Corpus inscriptionum latinarum. II.
n" 160, 597, 475. 2221, 222'i, 2241, 2554, 5529, 5595, 4191, 4199,
4205, 4259, 42.50; pour la Grande-llret:igne, Tacite, XII, 52; XIV, 51 ;
Ilenzen, ii"6488; pour la l'aïuuMiic, Co' pus inscriptionum latinarum, lll,
n" 55 i5, oi85, 5626; pour la Thrace, Oumont, Inscriptions de Thrace,
LE RÉGIME IMPÉRIAL ENVISAGÉ PAR LES POPULATIONS. 185
de remarque, c'est que l'érection de ces temples n'était
pas ordonnée par le pouvoir impérial; aucun fait ni
aucun texte ne nous autorisent à douter qu'elle ne
fût l'œuvre spontanée des populations \ Les prêtres pro-
vinciaux ou municipaux n'étaient pas non plus nom-
més par les empereurs ; ils étaient élus par les peuples.
Ces sacerdoces étaient recherchés à l'égal des plus
hautes dignités. Ils étaient brigués par ce qu'il y avait
de plus distingué et déplus considérable. Pour être élu
prêtre de Rome et d'Auguste, ou flamine, il fallait
avoir passé par les premières magistratures de la cité.
C'était le but le plus élevé de l'ambition, le couron-
nement des plus brillantes carrières\
Mais il ne fallait pas que ce culte n'appartînt qu'aux
n'âO; Bulletin de correspondance hellénique, 1882, p. 181 [et d'une
façon générale les préfaces et les tables de tous les volumes du Corpus],
— Sur cette religion, voir Boissier, la Religion romaine ; P. Guiraud,
Assemblées provinciales dans l'Empire romain, livre I, c. 2; Mommsen,
Siaalsrecht, édit. de 1877, II, p. 732 et suiv.; Marquardt, Staafsver-
waltung, 111, p. 445 et suiv. [ibidem, p. 465 et suiv., élit. Wissowa].
* Decrevere Asiœ urbes templum Tiberio, et permissum slaluere
.'Tacite, Annales, IV, 15). — Templum ut in colonia Tarraconensi
'tatuerctur Augnsto petentibus Hispanis permissum (idem, I, 78).
Tibère et Claude défendirent qu'on leur élevât des temples (Dion Cassius,
LVIl, 9; LX, 5). — H y a pourtant quelques exemples, mais ce sont de
rares exceptions, d'autels érigea par des empereurs à eux-mêmes ou par
des fonctionnaires aux empereurs (Dion Cassius, LIX, 28). — D'une
manière générab on peut dire que l'éreclion de tant d'autels fut une
vogue, mais non pas un mot d'ordre.
* Cela ressort de beaucoup d'inscriptions; nous n'en citerons que quel-
ques-unes qui sont relatives à la Gaule. — Jiduo..., summisuonoribusapud
sLos FUNCTO, saccrdoU ad templum Romœ et Aiigusli (Boissieu, p. 84 ;
liornard, p. 55). — Lalinio Catapano, /Eduo, sacerdoli trium prorin-
ciarum,^oFFiiMis et iionoribus omnibus functo, Sequani publiée (Bernard,
p. (i4; Orelli, n" 18i). — C. Catullino, Tricassino, omnibus honoribus acud
sros FUNCTO, sacerdoti ad templum Roinœ et Augustorum (Bernard,
p. (34). — Cf. Censorinus, De die natali, c. 15 : Tu tamen, officiis
municipalibus functus, honore sacerdoiii (les mots sacerdos et sacer-
do'iiim, dans la langue du temps, s'appliquent particulièrement au saccr-
duue des empereurs) in priicipibus luse civilalis es conspicuus.
186
LA GAULE ROMAINE.
plus grands et aux plus riches. Les pauvres et les
humbles voulurent avoir aussi leur religion des empe-
reurs. Dans chaque cité, presque dans chaque bour-
gade, le bas peuple et les simples affranchis élevèrent
un autel à l'Auguste; il se forma une corporation reli-
gieuse qu'on appela les Augustaux, et il y eut un col-
lège de prêtres au nombre de six et qu'on appela les
« sévirs d'Auguste». C'était un sacerdoce annuel, très
recherché des petites gens. Au jour des sacrifices, on
les voyait revêtus de la robe pi'étexte, et des licteurs
marchaient devant eux. Morts, on ne manquait pas
de mettre sur leur tombe le titre qui avait honoré
leur vie'.
Dans ce culte, tout n'était pas public, tout n'était pas
pour l'apparat. Beaucoup d'hommes dans le secret de
leur maison, loin des regards de la foule et sans nul
souci des fonctionnaires impériaux, adoraient la divinité
de l'empereur, associé à leurs dieux pénates. On peut
voir au musée du Louvre deux statuettes en bronze qui
représentent Auguste et Livie; elles étaient placées, à
titre d'objets d'adoration, dans le sanctuaire intime
d'une famille gauloise. Plusieurs générations d'hommes
les invoquèrent obscurément. Nous pouvons penser que
cette famille leur demandait, dans les prières de chaque
our, la paix, le bonheur, la richesse, la santé, et que,
dans chacune de ses joies, elle se croyait tenue de leur
adresser ses actions de grâces. Les statues des empereurs
* On trouve des seviri Angnstalcs à Lyon (Orclli, n°' 194, 25'22, 4020,
4077, 4242; llcnzen, n'"523l. 7251), 7t^f)0);à Vaison (llcnzen, n° 522'i) ;
àArlos (Orelli,n"20i));à Avenches(Orelli, n" 572, 375; llcnzen, n°6417);
à Ninics (Orelli, n° 2298 ; llcnzen, n" 5231); à Genève (Orclli, n° 260) ; à
Vienne (Alliner, t. Il, p. 300) ; à Cologne (Brambach, n° 442) ; à Trêves
(Branibacli, n" 804) [et dans jjresqiie loules les villes de la INarbonnaise,
Corpus, XII, p. 940, et des Trois Gaules].
LE RÉGIME IMPÉRIAL ENVISAGÉ PAR LES POPULATIONS. 187
étaient de véritables idoles, auxquelles on offrait l'en-
cens, les vi'îtimes, les prières \
Il est impossible d'attribuer tout cela à la servilité
Des peuples entiers ne sont pas serviles, et ne le sonl
pas durant trois siècles. Ne supposons pas que ce culte
fût un simple cérémonial, une règle d'étiquette; le
palais impérial était presque le seul endroit du monde
où il n'existât pas. Ce n'étaient pas les courtisans qui
adoraient le prince, c'était Rome. Ce n'était pas Rome
seulement, c'était la Gaule, c'était l'Espagne, c'était la
Grèce et l'Asie. Si l'on excepte les chrétiens, qui vivaient
alors obscurs et cachés, il y avait dans tout le genre
humain un concert d'adoration pour la personne du
prince*.
Quelques historiens ont supposé que ce culte avait été
un fruit tardif du despotisme et qu'il n'avait réellement
surgi que vers le temps de Dioclétien. C'est au contraire
à partir de Dioclétien qu'il cessa d'être. Il ne fut plus
qu'un vain cérémonial et une étiquette; il n'en resta
plus que les dehors et les mots, tels qu'on les trouve
encore dans les codes des empereurs chrétiens. Le vrai
culte, le culte sincère, spontané, fervent, date du début
même de l'Empire et a duré environ trois siècles. Durant
toute cette époque, chaque prince fut personnellement
adoré: chacun eut ses temples, ses fêtes sacrées et ses
prêtres. Chacun n'était-il pas un Auguste, c'est-à-dire
plus qu'un homme? En parlant au prince, on lui disait :
* Efficjies Augusti, ut alia miminum simulacra (Tacite , Annales,
1, 75). — Cf. Dion Cassius, LVIH, 4 : Taîç et/dat xoù TiSEpiou ëôjov.
'■^ Voir sur ce culte, Egger, Examen critique des historiens iV Augusle,
2° appendice ; et, du nièine savant, de nouvelles observations sur les
Angustales, dans la /ît-'^we archéologique, année 1847. [Voir, sur la ques-
tion des Augusiaies cl des Hainines, surtout les dissertations allemandes
rt'cenles, qu'on trouvera résumées dans le Manuel de Marquât dl,j
IS8 LA GAULE ROMAINE.
« Très saint empereur ^ » Le titre même de dieu,
auquel il n'avait pas droit dans la langue officielle, lui
élait volontiers donné dans îa langue ordinaire. Dès le
temps de Caligula, on disait aux princes qu'ils étaient
des dieux ^ Cette forme de langage devint ordinaire sous
les Flaviens^ On les appelait « Votre Divinité », « Yotre
Éternité^ ». Le feu sacré était porté devant Hadrien,
devant Antonin, devant Marc-Aurèle^ On jurait par
l'empereur comme on eût juré par les plus puissants
dieux, et ce genre de serment était le plus sacré*. Nous
avons l'inscription d'un Gaulois des environs de Lyon
qui se déclare dévot à la divinité de Marc-Aurèle'. Les
meilleurs princes comme les plus mauvais, les plus
sages CQ- une les plus insensés, durent accepter ces titres
et ces étranges respects. Ils pouvaient bien les repousser
• Trébellius Pollion, Valeriani, 6 : Sanclissime imperator. — Pline,
Lettres à Trajan, i : Sanclissime imperator.
^ Voir ce que raconte Dion Gassius, LIX, 27, d'un certain Luciu&
Vitellius, qui n'était, dit-il, ojt' i^v/r]: oui iJypwv. Il le représente se
prosternant aux pieds de Caligula, Oeiaia; «ùxov xai Tîpodzuvrjaaç xa\
£ÙÇa;j.svo; OûffEtv auTw. Plus tard, il lui adresse la parole en ces termes :
'TjjLîv TOI; O30ÎÇ, SÉCTJTJOTa.... Dans l'inscription du salins Burunitanus
[Corpus inscriplionum latinarum, VllI, n° 10 570], les colons appellent
l'empereur Divina Tua Providentia.
^ Dion Cassius, LXVII, 15, représente Juventius Celsus se prosternant
devant Doiniticn, :îpoTxuv)'jaa; aùtw, Ocajroxr)'; tô zal Oôôv àwii.yi'jy.;, et il
ajoute â Trapà lôiv à)vXtov riori T^poçayopcûcio. — Suétone, Domitien, 13 :
Qiium procuratorum siiorum nominc diclaret epislolam, sic cœpit :
Dominus et detis noster. Unde iristiiutum ni ne scriplo quidem ac
sermone cnjvscptam appellaretur aliter.
* Pline écrit à Trajan, 1. 59 [67] : Flavius Archippns per Salutem
Tuam ALlernilalemque peiiil ut....
3 llérodien, I, 8, 4 ; I, 16, 4; II, 5, 2; II, 6, 12; YII, 6, 2.
^ Voir la loi municipale de Salpensa. XXV et XXVI : Facito ut is juret
per Jovem cl divnm Augustum. et diinim Claudinm et divum Vespa-
sianum Augustum et Gcnium iinperaloris Domiliani et deos pénales. —
Lex Malacilana, LIX. — Cf. Suétone, Caligula, 15; Claude, 11.
' Imperalori Cœsari M. Aurclio Antonino Augnstu C. Ulattius...,
dévolus numini majeslalique ejus (Aug. Bernard, le Temple d'Auguste,
p 61)
LE RÉGDIE IMPÉRIAL ENVISAGÉ PAR LES POPULATIONS. 189
de leur entourage et éloigner _^' encens de leur personne * ;
ils ne pouvaient pas empêcher que loin d'eux l'enfens
fumât en leur honneur. Le plus philosophe d'entre eux,
Marc-Aurèle, n'eut même pas la pensée de supprimer
une si bizarre religion, qui d'ailleurs s'adressait moins
à lui qu'à l'autorité impériale dont il était revêtu. Il
institua un culte pour son collègue mort^ Il éleva un
temple à sa femme Faustine et créa pour elle un sacer-
doce". Il fut lui-même, et longtemps encore aj>rès
sa mort, honoré comme une divinité*. Son historien,
Jules Capitolin, dit que « de son temps encore, dans
beaucoup de maisons particulières, la statue de Marc-
Aurèle est placée entre les dieux pénates ; il est un dieu ;
il a ses prêlres et ses flamines^ ». En sorte que ce même
homme que l'esprit moderne se représente comme le
type du philosophe, ces générations l'adorèrent comme
un dieu^ Caracalla aussi eut un temple et un clergé
spécial pour son culte'. 11 en était ainsi de tous les
empereurs.
* Claude interdit rpotj/.'jvstv aOrw [j.?,t£ Ouaîav o\ :cct£îv, Dion, LX, 5.
» Jules Capitolin, ilarcus, 15 el '20 : Fralri divini honores decreti...
quuni senatus fralrem consecrasset.
' Ibidem, 26 : Petiil a senatu ut honores Faustinse sedemque décer-
nèrent, laudata eadem, quum impiidicilis; fama graviter lahorasset —
Puellas Faustinianas institait in honorem uxoris mortuse..., xdem il!i
exstruxit. — 11 y a des inscriptions en l'honneur de diva Fauslinn
(Orelli-Henzen, n°' 868, 3-253, 55))J, 5472).
* De même Antouin le Pioux, dont le biographe dit : Meriiil el cir-
c.enses et flaminem et teniplum et sodales Antoninianos (Jules Cnpilolin,
Pins, 13).
5 Jules Capitolin, Marcus, Mî'.Hodie in i):i.Ms domibus Marci slaluse
consistunt inter deos pénates; dali sacei-dotes et sodales et (lamines et
omnia quœ de sacratis decrevit anliquitas. l/i première partie de cette
phrase se rapporte h un culte privé et certainement volontaire, la seconde
à un culte public.
s Ibidem, 19 : Deusque etiam nunc habetur.
"> Spartien, Caracalla, 11 ; Inter deos relalus est; habet tcmplum,
190 I.A GAULE HOMAIllE.
Ce culte étrange se comprend et l'on en sent tonte la
sincérité et toute la force si l'on songe à l'état psycho-
logique de CCS générations. Les hommes étaient fort
superstitieux. Dans la société de l'Empire romain les
pratiques de la dévotion étaient universelles; les plus
hautes classes s'y livraient avec la même ferveur que
les classes ignorantes. Les actes d'adoration et les
sacrifices étaient ce qui tenait le plus de place dans
l'existence. Chaque homme avait son lararmm\ les
pauvres de chaque rue avaient leur chapelle et leur
idole. Les sacerdoces se multipliaient, chacun voulant
être prêtre de quelque dieu. Des confréries religieuses
s'établissaient partout. La magie et la divination étaient
fort en vogue, parce qu'on était préoccupé du surnatu-
rel. Jules César croyait aux prodiges, Tibère cultivait
l'astrologie, Vespasien faisait des miracles*, Marc-Au-
rèle consultait les magiciens^ Il en était de même dans
tous les rangs de la société : les princes et les riches
avaient leurs devins dans leur maison; la foule cou-
rait aux devins des carrefours'. Beaucoup de gens
hahet Salios, habet sodales. — On sait que les sodales étaient un col-
lège ou une corporation de prêtres voués au culte d'un empereur ; il y
avait des sodales Aucjuslales, des sodales Hadrianales, des sodales
Flaviales, des sodales Antoniniani [Cf. p. 184, n. 2].
* Tacite les raconte longuement, Histoires, IV, 81.
* Dion Cassius, LXVI, 8 ; LXXl, 8. — Dion Cassius, qui est sénateur, se
montre à chaque page de son livre le plus superstitieux et le plus dévot
des hommes. — Sur la superstition et la dévotion de Marc-Aurèle,voir Jules
l^apitolin, Marcus, 13 : Undique sacerdolo, accivit, perecjrinos rilus
implevit, Romani omni génère lustravil; 19 : Cuin ad Chaldxos Marcus
retulisset. Il s'agit ici d'une anecdote qui pourrait bien n'être pas vraie,
mais qui marque assez bien les opinions du temps. Ailleurs, c. 2i, nous
voyons Marc-Aurèle faire un mi.ac'c : Fulmen de cselo precibus suis
contra hosles exiorsit.
3 Sur l'habitude de consulter les Chaldsei, les macji, les mathematici,
voir Tacite, ÀJinales, II, 27; 11, 52 ; 111, 22; XII, 22; XIV, 9; XVI, 50.
Notez aue tous ces exemples se rapportent à des persomies des classes les
LE RÉGIME IMPÉRIAL ENVISAGE PAR LES POPULATIONS. 101
avaient, comme Septime Sévère, un livre où ils noinient
jour par jour tous les prodiges et toutes les prédictions
qui les concernaient personnellement. On ne parlait
que de songes, d'oracles, d'évocation de morts. Il n'y
avait personne qui ne portât sur soi quelque talisman,
une pierre chaldéenne, un œuf druidique. L'esprit
humain tremblant voyait la divinité partout. Son besoin
d'adorer s'appliqua naturellement à ce qu'il trouvait
de plus puissant dans les choses humaines, à l'auto-
rité impériale.
Nous ne devons pas d'ailleurs confondre les pensées
de ce temps-là avec la doctrine du droit divin des rois,
qui n'a appartenu qu'à une autre époque*. Il ne s'agit
pas ici d'une autorité établie par la volonté divine;
c'était l'autorité elle-même qui était divine. Elle ne
s'appuyait pas seulement sur la religion; elle était une
religion. Le prince n'était pas un représentant de Dieu;
il était un dieu. Ajoutons môme que, s'il était dieu, ce
n'était pas par l'effet de cet enthousiasme irréfléchi que
certaines générations ont pour leurs grands hommes. 11
pouvait être un homme fort médiocre, être même connu
pour tel, ne faire illusion à personne, et être pourtant
honoré comme un être divin. 11 n'était nullement néces-
saire qu'il eût frappé les imaginations par de brillantes
victoires ou touché les cœurs par de grands bienfaits. Il
n'était pas dieu en vertu de son mérite personnel; il
plus élevées. Dnns Dion Cnssius, pareils exemples sont innombrables. —
Sp;irLien, Hadrien, 5 ; Seplime Scvèrc, 2; Jules Capitolin, Gordiaiii, 20.
* Dans les titres officiels des empereurs, que les inscriptions nous font
connaître, il n'y a pas un mot qui présente l'idée du gratia Dei des
royautés modernes, — Quand un chevalier romain dit h Tibère : Tibi
summum rerum judicium dii dedcre (Tacite, Annales, VI, 8), c'est le
lanffage de la flatterie individuelle, ce n'est pas l'énoncé d'un principe
politique.
192 LA GAULE ROMAINE.
élait dieu parce qu'il était empereur. Bon ou mauvais,
grand ou petit, c'était l'aiiorité publique qu'on adorait
en sa personne. Cette religion n'était pas autre chose,
en effet, qu'une singulière conception de l'État. La
puissance suprême se présentait aux esprits comme une
sorte de Providence divine \ Elle s'associait dans la
pensée des hommes avec la paix dont on jouissait aprôs
de longs siècles de troubles, avec la prospérité et I;i
richesse qui grandissaient, avec les arts et la civilisa-
tion qui s'étendaient partout. L'àme humaine, par un
mouvement qui lui était alors naturel et instinctif,
divinisa cette puissance. De même que dans les vieux
âges de l'humanité on avait adoré le nuage qui, se
répandant en eau, faisait germer la moisson et le soleil
qui la faisait mûrir, de même on adora l'autorité
suprême qui ajDparaissait aux peuples comme la garan-
tie de toute paix et la source de tout bonheur.
Ces générations ne subirent pas la monarchie, elles
la voulurent. Le sentiment qu'elles professèrent à son
égard ne fut ni la résignation ni la crainte, ce fut la
piété. Elles eurent le fanatisme du pouvoir d'un seul
comme d'autres générations ont eu le fanatisme des in-
stitutions républicaines. Il est naturel à l'homme de se
faire une religion de toute idée qui remplit son âme. A
certaines époques il voue un culte à la liberté; en
d'autres temps, c'est le principe d'autorité qu'il adore.
* Le prince est appelé dans une inscription 0£o; èiioavrjç -/.al xotvo; toîi
âvOcwrîvou piou awTrjp, Bœdih, n" 2957; Trajan est appelé conservator
generis humani; Constantin, conservator humanarum rerum. — Dans
une inscription rédigée par le collège des Fières Arvales, Claude esl
Dominé divinus princeps et parens publicvs (llenzen, n° 7849).
DE L'ADMINISTRATION UOMAINE. 193
CHAPITRE TH.
De l'administration romaine et de la centralisation
administrative.
La Gaule était entrée dans l'Empire romain à titre de
provincial Ce mot n'avait pas alors une signification
géographique; il désignait proprement la subordination
à l'État romain*. Il impliquait que la Gaule était, en
théorie et en droit, un pays sujet'. En pratique, cela
signifiait que la Gaule allait être gouvernée, non par
ses propres lois, non pas davantage par les lois poli-
tiques de Rome, mais par l'autorité arbitraire et per-
* Suétone, Césai\ 25 : Galliam... in provincise formant redegit. —
Sur le sens de cette expression, cf. cette phrase du même écrivain :
Achaiam, Lyciam, Rliodum, liberlale adempta, in provinciariiin for-
mam redegit (Suétone, Vespasien, 8).
* On peut remarquer que Dion Cassius, qui écrit en grec, traduit tou-
jours pro«;mc/"a3 par TO unrîjcoov.
3 Une question Tort délicate est soulevée par le titre de «libre» ou d'à allié »
qui fut laissé à plusieurs peuples gaulois. En droit, ces peuples ne devaient
pas faire partie de la provincia, c'est-à-dire n'obéissaient pas au pro-
consul. Suétone donne à entendre que ce droit fut respecté dans la pre-
mière organisation faite p;ir César : Galliam, prseter socias ac bene
méritas civitales, in provincise formam redegit. Mais dans la nouvelle
organisation faite par Auguste en l'an 27, nous ne voyons pas que celte
distinction ait été conservée. Nous pouvons renia iquer au contraire que le
jour où « les Trois Provinces » élevèrent un temple à Rome et à Auguste,
tous les peuples gaulois au nombre de soixante ligurèrcnt au même titre
dans cet acte de sujétion. Nous notons encore qu'au début du règne de
Tibère la cité des Éduens, qui avait le litre d'alliée, était soumis ■ à l'impôt
comme les autres cités (Tacite, Annales, III, 40). Tout cela nous amène
à penser que, si quelques cités furent d'abord [dacées en dehors de la
subordination romaine, cela dura peu. Les termes de fédéics ou de
libres furent plutôt des titres honorifiques que des marques d'indépen-
dance.
FusTEL DE CouLANOEs. — La Gaule romaine. 1*
194 LA GAULE ROMAINE.
sonnelle d'un gouverneur envoyé de Rome^ Telle est
l'origine première du système administratif romain.
Auguste partagea la Gaule en quatre provinces : la
Narbonnaise, l'Aquitaine, la Lugdunaise et la Belgique*.
Cette division était assez conforme aux anciennes divi-
sions du pays. Elle laissait même subsister deux des
noms anciens'.
Dans un autre partage que le même empereur fit de
* Primitivement, le mot provincia s'est dit de toute mission confiée
par le sénat ou parle peuple à un citoyen avec pleins pouvoirs. Il se disait,
par exemple, de la mission de faire une guerre et de combattre un peuple
ennemi : Bellum adversus JEquos Fabio provincia data est (Tite Live,
III, 2) ; Sicinio Volsci, Aqiiilio Hernici, qui in armis erant, provincia
evenit (ibidem, 11, 40); decrevere Patres utalteri consulmn Ilalia bel-
hnnque ciim Hnnnibale provincia csset (ibidem, XXVI, 28). — Plus
fard, ce terme s'appliqua plus particulièrement aux missions confiées
hors de l'Italie aux proconsuls. Il désigna donc, non le pays lui-môme,
mais la délégation donnée à un proconsul de gouverner ce pays^ Aussi la
langue grecque traduisait-elle provi7icia par l-Koi.pyrj!a.. C'est seulement sous
l'Empire et pas tout à fait au début que le mot a pris une signification
géographique.
- Strabon, IV, 1 : '0 SeSaaTO? Kaîaap rsTpay^^ Sisî^wv xoùç [xsv KsXxaç
xf'fi Nap5ajvÎTiooç l-!zixp'/Ja.i àTce'çrjVEv, 'AzouiTavoù; 8'cu;:i£p xixeîvoj... T7)v
8c Xctxrjv oisXwv 8;'y^a ttjv [;iàv AouYOouvto Tipoçtipiae [J^£"/^pi xwv à'vw [lépojv
Tou Pv^vou, Tr)v oï Toî; BÉXyai;. — Nous n'avons pas à insister sur certains
faits accidentels : par exemple, Auguste confia quelquefois le gouver-
nement des trois provinces à la fois à un seul homme, à Agrippa, à
Tibère, à Drusus, à Germanicus.
' Pour être complet, il faut mentionner encore la petite province des
Alpes Maritimes, qui était administrée par un procurateur impérial
(Wilmanns, n"' 1256 et 1271) [Corpus, XII, p. 1 et p. xiii]. — A une
date incertaine, probablement sous Tibère, furent créées les deux provinces
de Germanie Supérieure et de Germanie Inférieure, le long du Rhin. Elles
furent plutôt des territoires militaires que des provinces daiis le sens ordi-
naire du mot. Dans chacune d'elles se trouvait une armée de quatre
légions et de troupes auxiliaires. Le commandant de celte armée, legatus
pro prselore exercilus Germanise supcrioris (Wilmanns, n°' 8G7 et 1 142),
exerçait en même temps l'autorité civile sur la bande étroite de territoire
où cette armée était cantonnée. Wilmanns, n° llSii; llcnzen, n° 0501 :
C. Popilio.... lecjato imperatoris Antonini Augusti PU pro prselore pro-
vincise Germcnise sitperioris et exercilus in ea tendentis. Cf. Tacite,
Annales, III, 41 ; [I, 31], etc.; Histoires, I. 12.
DE L'ADMINISTRATION ROMAINE. 195
Joules les provinces entre lui et le sénat, il mit la Nar-
bonnaise dans la part du sénat, et garda pour lui l'A-
quitaine, la Lugdunaise et la Belgique. Théoriquement,
la première fut « province du peuple romain », etles
trois autres furent « provinces de César «.En pratique,
la seule différence fut que la Narbonnaise était gouver-
née par un proconsul qui paraissait être nommé par le
sénat et agir au nom du peuple romain', au lieu que
les trois autres avaient pour proconsul l'empereur lui-
même, représenté dans chacune d'elles par un « lieute-
nant de l'empereur », legalns Avgusti^.
Comptons les fonctionnaires employés au gouverne-
ment de chaque province. En Narbonnaise il y avait un
proconsul, et à côté de lui était un questeur chargé de
percevoir les impôts et revenus du pays^ Dans chacune
des trois autres provinces il y avait un légat propréteur
et à côté de lui un procurateur impérial qui tenait la
place du questeur*. En outre, deux procurateurs spéciaux
1 Un proconsul d'Afrique se qualifie de legatus populi romani,
Spartien, Sepiime Sévère, 2.
2 Henzen, n° 6915 : Meminio..., proconsuli provincise Narbonensis. —
Ibidem, n" 6454 [Corpus, XII, n° 5163] : C. Mmilio Bereniciano...,
proconsuli splcndidissimx provincise Narbonensis. — Ibidem, n° 6907 :
Senecioni Memmio..., lecjato pro preetore provincise Aquilanicse. —
Ibidem, n° 5502 : L. Mario Maximo.,., legato Aiigustorum pro prsetore
provincise Belgicse. — Ibidem, n" 7420 : C. Sabucio..., legato Augusti
pro prsetore provincise Belgicse. — Dans une autre inscription, ibidem,
n" 54 i9, un personnage est dit avoir été legatus divi Nervsepro prsetore
provincise Belgicse. — Orelli, n° 922 : Legatus Augustorum provincise
Narbonensis. {Augustorum, parce qu'il y avait alors trois empereurs asso-
ciés, pcul-ètre Carus, Carinus et Numérianus, probablement Sévère, Cara-
calia et Géta.) — Wibnanns, n° 1164 : C. Julio Cornuto..., legato pro
prsetore divi Trajani provincise Ponti, ejusdem legato pro prsetore pro-
vincise Aquitani{caé\. — Le terme général qui désignait les gouverneurs
des provinces était prsesides (Suétone, Auguste, 25; Tibère, 41). [Cf.
p. 197, n. 2.]
'' Wilmanns, n" 657 : Qusestori provincise Narbonensis; n" 1213 :
Q. Petronio..., qusestori provincise Narbonensis; n° 1217.
* Souvent il n'y avait qu'un procurateur pour deux provinces. Wil-
196 LA GAULE ROMAINE.
étaient chargés de lever certains impôts déterminés,
l'impôt sur les héritages et celui delà douane*. Cela
faisait, pour la Gaule entière, un total de dix fonction-
naires représentant le pouvoir central, dont quatre
seulement pour la partie administrative. Chacun d'eux
était entouré sans nul doute d'un personnel assez nom-
breux. Le proconsul avait un lieutenant à qui il pou-
vait déléguer une partie de ses pouvoirs*. Il avait aussi
un cortège d'amis qu'on appelait ses comiles ou ses con-
tnbernales, jeunes gens qui faisaient l'apprentissage du
se^vice^ Il avait enfin quelques secrétaires ou employés
de bureau, cinq ou six licteurs* et un plus grand
nombre d'appariteurs ou de serviteurs à divers titres.
Mais, quelque nombreux que pût être cet entourage, il
n'y avait toujours que quatre personnages qui exerçassent
manns, n° 1274 : Cn. Pompeio Homvllo..., procnratori Avgusii proviit-
ciarum duarnm Lvgndvnetisis et Aqxnlanicœ. ]N° l'257 : C. Julio
Celso..., procuiaiori provluciarvm Lugndunensis et Aquitanicse. De
même, n° 1205. Henzen, n" 6539 : P. Mlio Agrippiîio..., procu-
ratori provincise Belgicœ. Henzen, n° 6816 : Procuratori provinciac.
Lugdunensis .
1 Wilmanns, n° 1201 : Procuralori vicesimœ hereditatium per Gallias
Lugdunensem el Belgicam; n° 1190 : Procuratori Augusti vicesimœ here-
ditatium provinciarun ISarbonensis et Aquilanicas. [Voir là-dessus sur-
tout le livre de Gagnât sur les Impôts indirects, 1882.]
2 Digeste, I, 16, '2 : Apud legatum proconsulis. — I, 10, i, § 6 :
Proconsul mandare jurisdictionem Icgato suo post hsec débet nec hoc
ante facere. — 1, 16, 6 : Soient mandare legatis.... — I, 16, 12 :
Legalvs mandata sibi jurisdictione judicis dandi jus habct. — Ces
textes marquent Lien que le légat du proconsul n'est pas son mandataire;
il n'est pas un fonctionnaire nommé directement par le pouvoir. Il ne
correspond pas directement avec le pouvoir central; cela ressort de ce
texte, I, 16, 6, § 2 ; Legatos non oportet principem considère, sed
proconsulem nccesse. Enfin le principe est nettement exprimé au fr. 13 :
Legali proconsulis nihil proprium habenl, nisi a proconsule eis man-
data fuerit jurisdictio.
5 Digeste, I, 18, 16.
* Ibidem, I, 16, 14 : Proconsules non amplius quam sex fascibus
utuntur, — Monument de Tliorigny : Quinque fascibus.
DE L'ADMINISTRATION ROMAINE. «7
le commandement, quatre hommes pour gouverner la
Gaule entière'.
Le gouverneur de province, qu'on l'appelât proconsul
ou légat de César % possédait ce que le langage romain
appelait Vimperium. Gela comprenait tout autre chose
que ce que le langage moderne appelle l'autorité admi-
nistrative. Il avait en mains tous les pouvoirs de ^Etat^
C'était lui qui commandait les troupes, s'il s'en trouvait
dans sa province. Il faisait ou dirigeait le recrutement
des soldats. Quoiqu'il ne levât pas lui-même les impôts
et n'eût pas le maniement des fonds, c'était lui qui avait
la direction suprême en matière de finances. Il était
surtout un juge. Il possédait d'abord la juridiction vo-
lontaire, et c'était devant lui que se faisaient les affran-
chissements, les émancipations, les adoptions*. Il pos-
sédait surtout la juridiction contentieuse. Il lui appar-
tenait de punir les crimes^; il avait le droit d'arrêter les
coupables, de les frapper, de les mettre à mort Ml pro-
nonçait également dans les procès civils'; tout le monde
• Il faut ajouter quelques fonctionnaires temporaires, comme les legati
ad census. Nous n'avons pas à compter les pi'ocuratorespatrimonii, qui
étiiient les administm leurs du domaine privé.
- Le nom commun des gouverneurs de provinces était prsesides.
Digeste, I, 18, 1 : Prsesidis nomen générale est eoque et proconsules et
legati Csesaris et omnes provincias régentes prsesides appellantiir.
' Paul, au Digeste, I, 18, 3 : Prœses provinciœ in suse provincix
homincs imperium habet. — Ulpien, au Digeste, 1, 16, 8 : Majus impe-
rium in en provincia habet omnibus post principem.
* Digeste, I, 46, 2 : Manumitli apiid cas possuat tant liberi quam
servi et adoption es fieri. — 1, 18, 2 : Prseses apud se adoptare potest,
queinadmodum et emancipare fîlium et manumittere servum potest.
^ Ibidem, I, 16, K; I, 18, 13 et 21. Ces textes montrent que le gou-
verneur juge le Inlrocinium, \e sacrilegium, le parricidium, le servus
stupratus, la ancilla devirginala, etc.
^ Ibidem, I, 16, 11 : Animadvertcndi, coercendi, atrociter verberandi
(proconsul) jus habet. — 1, 18, 6, ^ 8 : Jus gladii habent et in melallum
dandi potestas eis permissa est.
^ Nous le voyons recevoir les plaintes des patrons contre leurs affranchis,
198 LA GAULE ROMAINE.
pouvait s'adresser à lui, cela était dit formellement dans
les instructions impériales ; et il jugeait par lui-même
ou déléguait des juges à sa place'. Nous verrons bien
qu'il existait d'autres juridictions que la sienne ; mais
la sienne seule était légale, et toutes les autres s'incli-
naient devant elle, car à lui seul appartenait le jtis
gladii^. Il avait aussi des fonctions de police. Sa charge
l'obligeait « à purger le pays des malfaiteurs' ». 11
devait aller plus loin que l'ordre matériel. Son devoir
était « d'empêcher toute exaction illicite, toute spolia-
tion sous forme de vente forcée ou de caution fictive* »,
Par lui nul ne devait « faire un gain injuste ni subir
un dommage immérité S>, « les puissants ne devaient
pas opprimer les faibles' ». Un bon gouverneur veillait
« à ce que sa province fût paisible et tranquille » ; il
recherchait les malfaiteurs; il punissait les sacrilèges,
les brigands, les voleurs et ceux qui recelaient les vols'.
des pèros contre leurs enfants, et en général toutes sortes de demandes
de jugement : Observare eum oportct ut sit ordo aliquis poslulalionum,
ut omnium desideria audianlur... Advocatos quoquc petentihus debebit
indulgere, etc. (Ulpien, au Digeste, 1,16,9). — Plenissimamjurisdiclionem
proconsul habet; omnium parles qui Romœ vel quasi maqislratus vel
extra ordinem jus dicunt, ad ipsum pertinent (ibidem, fragment 7).
* Digeste, I, 18, 8 : Ssepe audivi Cœsarem noslrum dicentem hac
rescriplione « eum qui provincise prseest adiré potes » tion imponi
necessitatem proconsuli vel leqato ejus suscipiendie cognitionis, sed
eum sestimare debere ipse coqnoscere an judicem dare debeat.
^ Son legatus lui-même n'avait pas le droit animadverlendi vel atro-
citer vcrberandi, Digeste, I, 16, 11.
^ In maji^lis principum est ut curet malis hominibus provinriam
purgare, Digeste, 1, 18, 5.
* Ulpien, au Digesle, I, 18, 6 : Illicitas exacuones e vwientia fadas,
et cxlorlas metu venditiones et cauliones vel sine pretii numeralione
prohibcat prseses provi)icise.
* Ibidem : ISe quis iniquum lucrum aut damnum sentiat, prœses
provincix prxvidcat.
" Ibidem : Ne potenliores viri humiliores injuriis afficiant, nevc
defcnsores eorum caluniniasis criuiinibus insectentur innocentes.
' Ulpien, au Digeste, 1, 18, 13: Conyruil bono et gravi prœsidi curare
DE L'ADMINISTRATION ROMAINE. 199
il ne lui était pas permis de s'absenter de sa province,
^^ parce qu'il fallait qu'il y eût toujours quelqu'un
pour s'occuper des intérêts des provinciaux* ». Il devait
parcourir le pays, aller au-devant des justiciables et des
plaignants. Il parcourait les villes, visitait les prisons*,
examinait les constructions publiques, veillait à leur
entretien ou les faisait réparer", pouvait même ordon-
ner la reconstruction des maisons privées si elles mena-
t,'aient ruine ou offraient un danger*. Son pouvoir por--
lait sur toutes choses.
On voit par tout cela que ce pouvoir était à la fois
absolu et tutélaire. Les provinciaux n'avaient aucun droit
contre lui, du moins aucun droit garanti par une loi
formelle. Ce que la langue officielle appelait lex pro-
mncix ou provincix formula n'était pas une charte
pour les po[)Lilations. A l'égard d'elles, le gouverneur
était un maître loul-puissant. L'Empire n'effaça pas ce
principe, qui avait été celui delà République.
11 y eut pourtant une grande différence entre les
gouverneurs de l'époque républicaine et ceux de l'épo-
que impériale. Le proconsul qu'avait envoyé la flépu-
iil pacatn ulque quieta provincia sU..., ut malis hominibus provincia
careal, eosque conquiral... Sacrileijos, lutrones, plagiarios, fures con-
quirete dehcl et proul quisque dcliqueril in eum animadverlere, recep-
loresquc eoriini coercere.
* Digeste, I, 1<S, 15 : Illud ubservandum est ne qui provinciam rcijit
fuies ejus e.iccdal, tiisi voti solvcndi causa^ dam lamen abnoctare ci non
lireal. — 1, IG, 10 : Meminisse oportebit usque ad advenium succes-
soris siii omnia dcbere procoiisiilein ayere, cum ulililas provincix exigat
esse nliqucm per quem ncgutia sua provinciales explicent,
- Digcsle, I, 10, G.
3 l'l|)ien, au Digeste, I, 16, 7 : Si in quam civilaiem advenerit,...
œdes sacras et opéra publicn circninire inspivicndi gralia an saria
leclaijue sint vel an refeclione indigeant, etc.
* Digeste, I, 18, 7 : Prœses provinrix, inspeclis xdifieiis, dominos
eorum causa cognila rcficere ea compellat... et defurniilati auxilium
ferai.
200 LA GAULE ROMAINE.
bljque romaine n'avait dépendu légalement de per-
sonne. 11 n'avait dû rendre ses comptes ni aux provin-
ciaux ni mrme à la République. Il avait gouverné sous
sa responsabilité propre; il avait été un véritable
monarque dont l'autorilé n'avait connu ni limite ni
contrôle régulier ^
Il n'en fut plus de même sous l'Empire. Ce n'est pas
qire les idées de liberté et de droit rationnel aient pré-
valu à cette époque et aient fait imaginer des moyens
plus doux de gouvernement; la suite de ces études nous
montrera combien les idées et les théories ont eu peu
d'action, dans tous les temps, pour l'amélioration de
l'existence humaine. Ce qui fit disparaître le despotisme
des proconsuls, ce fut le despotisme impérial.
Lorsque le sénat romain organisa l'Empire, vers
l'an 27 avant notre ère, il conféra à Auguste le pouvoir
proconsulaire sur la moitié des provinces, et un droit
de surveillance sur les gouverneurs de toutes les autres.
Cette innovation, dans laquelle quelques esprits ne
virent peut-être qu'une atteinte à la liberté, fut le germe
d'un nouveau système administratif. Il arriva en effet
que les chefs des provinces, au lieu d'être de vrais mo-
narques gouvernanten leur nom propre, ne furent })lus
que les agents et les lieutenants du prince. Ce fait si
simple et en apparence si insignifiant fut ce qui intro-
duisit en Europe la centralisation administrative.
On ne peut guère douter que les peuples n'aient envi-
sagé cette centralisation comme un grand bienfait. 11
est fort différent d'être gouverné par un homme (|ui a
* Faisons toutefois cette réserve que, dès le temps de la Républif|uc, il
était permis aux provinciaux d'intenter une accusation à leurs gouver-
neurs. Tite Live, Epilome, 47; Lex Repelundarum, Corpus inscrip-
tionum lotinarum. t. I, p. 51-70: Cicéron, In Verreni, Pro Flacco.
DE L'ADMINISTRATION ROMAINE. 201
un pouv >ir personnel ou de l'être par un homme qui
n'est que l'agent et le représentant d'un pouvoir éloi-
gné. Geti deux modes d'administration ont leurs avan-
tages et leurs inconvénients ; mais les avantages du
second l'emportent à tel point, qu'à presque toutes les
époques de l'histoire les populations l'ont préféré. Les
hommes aiment d'instinct la centralisation; il leur plaît
de savoir que celui à qui ils obéissent obéit lui-même à
un autre. Exposés à être opprimés par celui qui les
administre directement, ils aiment à penser qu'une
autorité supérieure peut les protéger. Contre les agents
du prince, les Gaulois avaient un recours au prince
lui-même. Le pouvoir suprême de l'empereur était
une garantie contre les petites passions du fonction-
naire, contre son orgueil, ses rancunes ou sa cupidité.
Les gouverneurs ne pouvaient plus se considérer
comme des souverains. Ils étaient les agents d'une
autorité supérieure. Avant de partir pour leur province,
ils recevaient de l'empereur des instructions écrites \
Ils lui rendaient compte de tous leurs actes. Sur tous
les points douteux ils le consultaient. On peut voir dans
les lettres de Pline le Jeune àTrajan* un exemple de la
correspondance presque quotidienne que chaque gou-
verneur devait entretenir avec le prince. On y observera
toute la distance qui sépare un gouverneur du temps de
l'Empire d'un proconsul de la République. On y remar-
quera combien les provinciaux dépendaient du prince ;
' Dion Cassius, I^llI, 15 : 'Kv-r-Aà; -/.a'', toî; Ikizç^jt.oiç, xa\ toîç àv0u7t(i-coiç
Toî,;Ta avTi'îTfaTrjyo'.; oi'àwa'.v, 5x:o); £7:1 p/iTofi; È^iojcj'..
* Livre X. Il ne l'audrait poui laiit pai supposer que la Gaule fùl trailée
par le pouvoir central comme nous voyous que l'était la Bilhynie au temps
de Pline. L'Empire, qui commandait à tant de peuples de nature diverse,
se gardait bien de mettre une uniformité absolue dans son administration.
202 LA GAULE ROMAINE.
mais on y remarquera aussi combien peu ils avaient à
redouter les abus de pouvoir de leurs administrateurs.
Dans le régime précédent, la République avait bien
essayé de sauver les sujets de l'extrême arbitraire et de
l'insatiable avarice des proconsuls; elle avait créé à cet
effet toute une série de tribunaux qui paraissaient devoir
être sévères; en réalité, ce moyen avait été inefficace',
et il avait été rare que les juges ne fussent pas de conni-
vence avec les accusés. Le régime impérial atteignit le
but par un moyen beaucoup plus simple, par la subor-
dination des gouverneurs au pouvoir central.
Du jour, en effet, oij tous les pouvoirs eurent été
remis au prince, sa maison, que l'on ne tarda pas à
appeler le Palais, palatiuru, devint le centre de toute
l'administration de l'Empire. Là se trouvait un nombreux
personnel, et des bureaux furent tout de suite organisés.
Cela était si nouveau, que ni sénateurs, ni chevaliers, ni
citoyens, ni hommes libres n'eurent l'idée d'en faire
partie, ou qu'on n'eut pas d'abord l'idée de les employer.
Mais, de même que dans l'aristocratie romaine chaque
grande maison avait ses secrétaires et ses copistes, qui
étaient des esclaves ou des affranchis du maître, de
même la maison impériale trouva, parmi ses esclaves
et ses affranchis, un nombreux personuel de secrétaires,
de commis, de gardiens d'apchives^ Ce furent là les
bureaux des cent premières années de l'Empire. Plus
• Tacite le dit lui-même : Invalido legum auxilio (Annales, I, 2).
^ Tous ceux dont les noms nous sont connus portent des noms d'uf-
franchis : c'est Polybius (Sénôque, Coiisolatio ad Polybinni), Doryphorus
(Dion Cassius, LXI, 5), Enlcliti.i (idem, LXVII, 15), Kiiapiiroditus (Suétone,
Néron, 49). On sait que ces sortes de noms n'étaient jamais porlcs |>ar
des ingénus. Voir aussi dans une inscription [Corpus insii^-iplionuin lali-
narum, VI, 8G14) un Titus Flavius llennéros qui était à la fois Aiujusli
liberlus et a libcllis.
DE L'ADMINISTRATION ROMAINE. SOri
tard, des citoyens libres et même des chevaliers tureni
admis dans les plus hauts emplois*.
Ces bureaux du palais portaient le nom général d'offî-
cia'\ Ils étaient au nombre de cinq, que l'on appelait
a libellis, ab epistolis, arationibus, amemoria^ acogni-
tionibus'\ Chacun d'eux avait à sa tète un chef ou direc-
teur qu'on appela princeps ou magister officii, sous lui
un sous-chef ou adjutor, un premier employé ou proxi-
mus, et une série de scriniarii ou tabularii.
Le bureau a libellis recevait toutes les lettres qui
étaient adressées à l'empereur de toutes les parties de
l'Empire, soit par les fonctionnaires, soit par les parti-
culiers*. Il faisait un examen préliminaire de chacune de
ces lettres, et le chef du bureau les mettait sous les yeux
de l'empereur avec son propre rapporta Le bureau ab
epistolis rédigeait les réponses du prince^ Nous n'avons
* Spartien, Hadrien, 22 : Ab epistolis et a libellis primus equiles
romanos habuit. — Les inscriplions mentionnent dès lors plusieurs che-
valiers romains qui sont a libellis. Exemple : C. Julio Celso..., a libellis;
et censibus (Wilmanns, n" 1257). l'apinien et Uipien furent a libellis
(Digeste, XX, 5, 12 ; Spartien, Niger, 7). [Voir sur cette administration
impériale les Untersuclnuujcn de Uirschl'eld, 1876, p. 201 et s. ; le Coti-i
seil des Empereurs, de Cuq, 188i.]
* Suétone, Vespasien, 21; Domiticn, 7; Vopiscus, Aurélicn, 13.
Suétone, qui était ab epistolis, avait écrit, suivant Priscien, un traité De
insliiulione officiorum.
' Peut-être y faut-il ajouter un bureau a studiis.
* Sénèque, Consolalio ad Polybium, c. 26, marque l'importance de
ce bureau : Audienda sunt tôt hominum millia, tôt disponeiidi libclli !
lanlus reruiii ex orbe toto congestus ut possit per ordineni principis
animo subjici.
^ Le chef du bureau fut d'abord qualifié seulement a libellis (Surtone,
Néron, AQ; Ucnzen, n" 69^7; Wilmanns, n" 1257). La qualification de
principes officiorum est dans Jules Capitolin, Mardis, 8 ; celle de
magister libellorum n'apparaît pas, à notre connaissance, avant le
111'= siècle. Corpus inscriplionum latinarum, Vf, n° 1628; Wilmanns,
11" 1223; d. ibidem, n" 110.
•' Sur les ab epistolis, voir Corpus inscriplionum laLinuruin, III,
204 LA GAULE ROMAINE.
pas de renseignements précis sur les attributions du
bureau a memoria, et ce n'est qu'une conjecture de dire
qu'il fut une sorte de bureau d'archives où l'on pût
reirouver et consulter les actes antérieurs\ Le bureau
a rationibus était celui où tous les comptes financiers
de Rome et des provinces étaient portés. Ils y étaient
examinés et vérifiés*. Le bureau a cognitionibus était
celui qui recevait les nombreuses demandes de jugement
qui étaient adressées à l'empereur, et qui faisait sur
chacun de ces procès une enquête préliminaire^.
L'institution de ces bureaux fut une chose toute
nouvelle dont Rome ni aucun pays de l'Europe n'avait
encore d'exemple. Elle put surprendre les hommes. Ce
qui les surprit surtout, ce fut de voir les actes ou les
comptes d'un gouverneur de province, qui était sénateur
et de grande famille, être examinés au fond d'un bureau
par un humble affranchi. De là l'aigreur et le mépris de
Tacite*; et nous devons croire que quelques-uns de ces
hommes méritèrent le mépris. Mais Pline le Jeune parle
d'eux avec plus de considération ^ et le poète Stace, qui
n° 5215; VI, n<" 798, 1607,1654, 8612; VIII, n° 1174.— Spartien dit que
Suétone fut magisier epistolarum sous Trajnn (Sparlien, Hadrien, 11).
* Quelques personnages qualifiés a memona sont mentionnés dans les
inscriptions. On voit, par exemple, un custos officii a memoria (Corpus
inscriplionumlalinarum, VI, n°8813), un magisier mémorise i^Wm^mis.,
n" 110 ; Trél)ellius PoUion, Claudius, 7), un a memoria [Corpus inscriptio-
niim lalinannn, VI, n° 1596). — Dion Cassius et Hérodien nomment des
personnages Ttpoeaxw; t^; [J-w^IJ-^? (Dion, LXXVl, 14; Hérodien, IV, 8). Le
jurisconsulte Paul fut quelque temps ad memoriam (Spartien, Niger, 7).
"^ Sur la composition du bureau a rationibus on peut voir plusieurs
inscriptions. Corpus inscripiionum latinarum, III, n° 348 ; VI, n°' 1599,
16-20, 5505, 8425-8429, 8450; Wilmanns, n^2841.
' Sur le bureau a cognitionibus, Uion Cassius, LXKVIII, 13 ; Corpus
inscripiionum latinarum, 11, n° 1085; VI, n° 8654; VIII, n° 9560.
* Tacite. Histoires, 1, 76 : Nam et hi malis temporibus partem se
reipublicœ faciunt. Cf. Germanie, 25.
' Pline, Pajiégyrique de Trajan, 88 : Tu libertis tuis summum quidem
DE L'ADMINISTRATION ROMAINE. 205
à la vérité n'est pas un sénateur, leur rend pleine justice;
il a connu personnellement plusieurs de ces chefs de
bureau, Vab epklolu Abascantus, l'a rationibus Clau Jius
Etruscus, et il les dépeint comme des hommes honnêtes
et laborieux*. Aux générations suivantes, nous voyons
siéger dans ces bureaux un Papinien et un Ulpien\
Par ces bureaux les actes et les comptes des fonction-
naires étaient contrôlés presque jour par jour'. Toute
affaire de quelque importance était examinée. Les gouver-
neurs consultaient le prince sur tous les poinis doiileux*.
Les villes et les provinces correspondaient aussi, par ces
bureaux, avec le prince. Si, par exemple, une province se
croyait trop chargée d'impôts % elle écrivait au prince,
sûre, sinon d'obtenir le dégrèvement, du moins de voir
ses intérêts examinés en dehors du gouverneur. Si un
particulier se croyait lésé en justice, il écrivait au prince
et savait qu'il y avait dans les bureaux du palais quel-
ques jurisconsultes obscurs qui étudieraient son affaire
et peut-être en proposeraient au prince la revision \ Les
honorem, sed tanquam libertis, habes, abundcque sufficere his créais si
probi et frugi existimenlur... digni quibus honor omnis prœstetur a
nobis....
* Stace, Silvse, V, 1 ; III, 3.
2 Digeste, W, 5, 12 : Libcllos agente Papiniano. — Spartien, Niger,
7 : Quum ad libellas paruisset.
^ Spartien, Pius, 7 : Rationes omnium provinciarum adprime scivii
et vectigalium.
^ On peut voir dans les lettres de Pline que ce gouverneur de Bithynie
consulte rem|)P.reur sur toutes sortes de sujets, sur la construction de bains
publies ou d'un aqueduc, sur l'institution d'un collegium fabrorum, etc.
11 faut bien entendre que celte correspondance entre Pline et Trajan n'est
en général qu'une correspondance entre un gouverneur de province et les
bureaux. — On peut voir aussi au Digeste combien il était fréquent qu'un
gouverneur consultât le prince sur un point douteux de droit civil.
^ Tacite, Annales, II, 42 : Provinciœ..., fessse oneribuSfdeniinuliuncn
tribuii orabant.
« Digeste, XXVIII, 5, 93 ; XLIX, 5, 5.
206 LA GAULE ROMAINE.
bureaux furent tout-puissants, mais les gouverneurs
cessèrent de l'être.
Tous les monuments historiques sont d'accord pour
montrer que cette centralisation fut favorable aux pro-
vinces. « Tibère veillait, nous dit Tacite, à ce que de
nouvelles charges ne leur fussent pas imposées, et à ce
que les anciennes ne fussent pas aggravées par l'avarice
et la cruauté des fonctionnaires*. » Les historiens ren-
dent la même justice à presque tous les empereurs :
« Domitien, dit Suétone, s'appliqua à maintenir dans le
devoir les chefs des provinces et les contraignit à être
intègres et justes'. » « Hadrien, dit le biographe de ce
prince, visita tout l'Empire, et quand il rencontra des
gouverneurs coupables, il les frappa des peines les plus
sévères et même du dernier supplice^ » Cette rigueur à
l'égard des fonctionnaires est restée la règle tradition-
nelle de l'Empire; on la retrouve à chaque page des
codes impériaux. Elle ne fit pas disparaître absolument
les abus et les iniquités ; mais elle fit qu'ils ne furent que
l'exception. Les inscriptions confirment à cet égard ce
qu'enseignent les historiens; elles montrent que les pro-
vinces se regardaient en général comme bien adminis-
trées et qu'elles en étaient reconnaissantes au prince*.
* Ne provinciœ novis oneribus turharentur, ulque vetera sine avarilia
aut crudelitate ynaqistratuwn tolernrent, providebat. Tacite, Annales,
IV, 6. '
'- Provinciarum prœsidibus coercendis tanlum curse adhibuit ut
neque modesliores unquam neque justiores exstiterint. Suélone, Domi-
tien, 8.
^ Circnmiens provincias, pvociiratores et prsesidcs pro faclis supplicio
affccit. Spartien, Hadrianus, 15. — Prociiratores suos modeste suscipere
tributa jussit; excedentes modum rationem factorum suorum reddere
jussit (Spartien, Pins, fi). Voir encore Vopiscus, Aurélien, 39; Dion
Cassius, LVI, '■n ; LVH, 22 ; LX, 25.
* C. Lœlio Pollioni, legato Angiisti proprœtore Germanise superioris,
prxsidi integerrimo (Orelli, n° 182). — Wilmanns, n° 1269 : Tiberio
DE L'ADMINISTRATION ROMAINE. '207
Leur prospérité durant trois siècles est hors de doute, et
elle serait inconciliable avec une mauvaise administra-
tion.
L'Empire romain ne se départit jamais de l'observa-
tion de quelques règles administratives. — La première
était que les fonctions ne fussent jamais vénales: l'habi-
tude de mettre en vente et de donner à ferme les offices
et les pouvoirs publics, habitude que nous verrons
paraître à d'autres époques de l'histoire, fut toujours
réprouvée de l'Empire romain. Un de ces princes disait
fort justement: « Je ne souffrirai jamais qu'on achète
les fonctions, d'abord parce qu'il est inévitable que celui
qui a acheté revende, ensuite j)arce que je ne saurais
punir le fonctionnaire qui aurait payé sa charge'. » —
La seconde règle était que toutes les fonctions fussent
temporaires: le gouverneur de province savait qu'il
n'était nommé que pour un petit nombre d'années^; il
Antistio Marciatio..., integerrimo ahstinentissimoque procuratori très
provinciœ GalUse ad aram Cœsarum staluam ponendam censuerunt. —
Wilmanns, 1253 a : Julio Festo Htjmetio..., quod caste in provincia
inteçjreque versatus est, quod neque sequitati in cognoscendo neque
juslitise defuerit.... — La reconnaissance des provinces se marquait
ordinairement par des statues qu'elles faisaient ériger à leurs frais à leurs
gouverneurs. Si ces statues avaient été décernées à des fonctionnaires en
exercice, elles n'eussent prouvé peut-être que la servilité et l'adulation ;
mais Auguste avait formellement interdit que cet lionneur fût accordé à
aucun magistrat pendant la durée de ses pouvoirs, et même pendant les
soixante jours qui en suivaient l'expiration (Dion Gassius, LVI, 25).
L'étude des inscriptions prouve que cette loi fut toujours observée. Voy.
L. Renier, Mélanges d'épigraphie, p. 107.
' Lampride, Alexandre Sévère, 49. — Nous ne voulons pas dire que
la vénalité ne s'exerçât jamais ; nous aurions la preuve du contraire, s'il
en était besoin, dans les lois mêmes des empereurs qui l'interdisent
(Gode Théodosien, If, 29, 1 ; VI, 22, 2 et 5, etc.) ; mais il n'y eut jamais
vénalité légale, vénalité au protit du pouvoir, comme cela s'est vu sous
d'autres régimes. La vénalité fut un abus |dus ou moins rare, ce ne fut
jamais une règle.
* La durée des pouvoirs d'un proconsul était d'une année ; celle d'un
208 LA GAULE ROMAINE.
ne pouvait espérer de se perpétuer dans sa dignité ou de
faire de sa province un petit royaume. Il résulta de là
que l'Empire fut toujours obéi de ses fonctionnaires et
qu'il n'eut jamais à soutenir contre eux cette sorte de
lutte à laquelle s'usèrent les forces de plusieurs dynasties
de rois. — La troisième règle était que les gouverneurs
de provinces reçussent un traitement fixe et des fourni-
tures dont la valeur était déterminée par la loi*. Il ne
leur était pas permis de tirer de leur charge un bénéfice
personnel, et l'on peut voir dans les codes toutes les pré-
cautions minutieuses que le pouvoir prenait pour garan-
tir les peuples contre leur avidité et surtout contre celle
de leurs subalternes*. Le fonctionnaire n'avait le droit
ni d'entrer dans aucune opération commerciale, ni
légat variait entre trois et cinq ans. Un même personnage pouvait admi-
nistrer successivement plusieurs provinces.
' Il est fait allusion aux traitements accordés aux gouverneurs de pro-
vinces, par Pline, Histoire naturelle, XXXI, 41, 89, et par Tacite, Agri-
cola, 42. Au temps des Sévère, Dion Cassius indique que le traitement du
proconsul d'Afrique était de2r)0 0i)0 drachmes (LXXVIII, 22). Lainpride
et Pollion énumcrent les fournitures qui étaient accordées aux gouver-
neurs, exemplo velerum {Alexandre Sévère, 42; Claude, 15). Il nous est
difiîcile d'apprécier exactement la valeur de ces fournitures et de ces
honoraires [salaria). Si l'on calcule que le gouverneur devait entretenir à
ses frais toute une cohors d'employés et de secrétaires, tenir un train de
maison luxueux, donner des fêtes et des repas, on jugera que son traite-
ment n'était pas fort au-dessus de ses dépenses. Les dignités publiques
n'étaient pas un moyen de faire fortune ; on peut remarquer, au con-
traire, qu'elles étjiient ordinairement conférées à des hommes dijà riches
et de grande famille, comme si ceux-là seuls étaient capables de les
remplir. C'est se tromper beaucoup que de se figurer les fonctionnaires
de l'Empire romain comme une classe hesogneusn, fnisnni mélior de
pressurer la popubition, et tout occupée à s'enrichir. Les Ibiiclioiis (si l'on
excepte du moins celles de procurateur) étaient plus honorables que lucra-
tives, et aussi n'élaient-elles exercées que par les hautes classes de la
société. C'est ce qu'on pcuL voir dans Tacite, dans Pline, dans Dion
Cassius, dans Ammien, dans Ausone, dans Rutilius, dans Sidoine Apolli'
naire ; c'est aussi ce q"ie montrent les inscriptions.
• Voir surtout le litre 16 du liviel" du Code Théodosien.
DE L'ADMINISTRATION ROMAINE. 2C0
d'acheter un fonds de lerre; il lui était interdit de
recevoir des pivsonrs. Il levait rim[)ol, mais il n'en
fixait pas le chilIVe, et toute somme perçue par lui indû-
ment devait être restituée au quadruple. Les exactions
des employés subalternes étai eut frappées des peines les
plus sévères. Le gouverneur, après l'expiration de ses
pouvoirs, était tenu de demeurer cinquante jours dans
sa province, afin de répondre h toutes les réclamations
que ses administrés pouvaient porter contre lui.
11 est difficile de dire jusqu'à quel point l'observation
de ces trois règles assura la régularité et l'équilé de
l'administration ; mais on verra, dans la suite de ces
études, qu'elles ont disparu avec l'Empire romain; on
observera à quels désordres cette disparition livra la
société ; on pourra calculer ce qu'il y eut alors d'ini-
quité et d'oppression ; et par le mal que fit l'absence de
ces règles, on pourra se faire une idée du bien qu'elles
avaient pu produire.
Il en fut de môme de la centralisation; à supposer
que les documents de ce temps-là ne nous démontrent
pas avec une pleine certitude que les peuples l'aient
aimée, les documents des âges suivants prouve-
ront qu'après l'avoir perdue ils ne cessèrent pas de la
regretter.
FusTEL DE CouLANGES. — La Gaule romaine. 15
210 LA GAULE ROMAINE.
CHAPITRE IV
De quelques libertés provinciales sous l'Empire romain,
les assemblées et les députations.
Les provinces n'étaient pas absolument dépourvues
de moyens de défsnse contre les excès de pouvoir. Il a
existé, du commencement à la fin de l'Empire, un
ensemble d'usages et d'institutions qui étaient des
garanties pour les intérêts et les droits des peuples.
On ne doit pas s'attendre, sans doute, à trouver ici ce
que les hommes de nos jours appellent le système
représentatif; les anciens ne l'avaient jamais connu et
les empereurs ne s'appliquèrent pas précisément à le
constituer; c'est pourtant au temps de l'Empire que les
institutions qui sont le germe de ce régime apparaissent
pour la première fois en Europe.
Les historiens de l'Empire mentionnent fréquemment
les députations que les cités ou les provinces envoyaient
à Rome. Or, ce qui est remarquable ici, c'est que ces
députations n'étaient pas élues secrètement, mais au
grand jour. Parmi tant de récits oii nous les voyons
figurer, nous n'apercevons jamais qu'il leur soit
reproché de manquer d'un titre régulier. La nomina-
tion de députés était chose légale et régulière*.
Il est vrai que ces députés ne se présentaient à
Rome qu'en solliciteurs. Encore avaient-ils le droit de
* Sur ces legationes en général, voir Tacite, IV, 13 ; Dion Cassius
LVII, 17 : Tat; 7:p£>jO£'.'aiç rat; j^apà tôiv 7:6X£wv /ai twv ÈO/ojv. — S'iétono
Vespasien, 24 : Ul Icgalioiies audirel. — Fronton, Ad amicos. II, 6. — '
Pline,, Lettres à Trajan, 52, montre que l'usage des legationes allait
jusqu'à l'abus; les frais en étaient faits par les villes, et elles coûtaient cher.
LIBERTÉS PROVUSCIALtS SOUS L'EMPIRE ROMAIN. 211
faire valoir les intércls de la province, ses vœux, sgg
besoins. Ils étaient reçus, soit par le sénat, soil [):\v
le prince*.
Ces députations jouissaient de certains droits vis-à-vis
des gouverneurs de la province. Quelquefois elles
avaient mission de faire son éloge. Cela même était pour
les provinces un assez utile privilège. Tel proconsul
avait soin d'administrer de manière à mériter ces
éloges; tel autre, tout au moins, s'arrangeait habile-
ment pour se les faire accorder ^ Ce qui était plus
efficace, c'est que la province avait le droit, par sa
députation, d'intenter une accusation contre son gou-
verneur. Nous avons de nombreux exemples de pareils
procès soutenus par une province devant le sénat ou
devant rempereur% et nous avons aussi de nombreux
exemples de condamnations prononcées contre des
gouverneurs*.
' Dion Cassius représente l'empereur Clniule -psuSs-'aç <izpow[i.£vov (LX,
35). Il dit la même chose de Marc-Aurèle (LXXI, 19). Les vœux présentés
pnr les provinces étaient de nature diverse. Souvent elles demandaient une
diminution d'impôt (Tacite, Annales, IV, 15; I, 16; Dion Cassius,
LXXI, 19). — Au sujet des legationes on consultera utilement P. Guirand,
les Assemblées provinciales, liv. 11, c. 7.
- Voir sur ce sujet ce que dit Tacite, Annales, XV, 20 et 21.
s Ibidem, IV, 15 : Procurator Asiee Lucilius Capito, accusante pro-
vincia, causam dixit. — Ibidem, XIll, 53 : Idem annus ptures reos
habuit, quorum P. Celerem, accusante provincia. — Pline, Lettres,
II, 2 : Marins Prisons, accusantibus Afris, quitus pro consule prœfuit,
indices petiit ; ego et Cornélius Tacilus adesse provincialibus jussi. —
Ibidem, III, 9 : Marium Priscum una civilas publiée, multique privait
reum peregerunt ; in Classicum tola provincia incubuit.
* Tacite, Annales, IV, 15 : Lucilius Capito... damnatur. — III, 70 :
Anditi Cyrenenses et Csesius Cordus repelundarmn damnatur. — XII,
22 : Damnatus Cadius Rufus accusantibus Bilhynis. — XIH, 50 :
Damnatus Vipsanius Lsenas ob Sardiniam provinciam avare habitam.
— XIV, 18 : Motus senatu Pedius Blsesus, accusantibus Cyrenensibus,
ob dilectum militarem pretio et ambitione corruptum. — Plmc, Lettres,
III, 9 : Bo7ia Classici plaçait spoliaiis relinqui. — VU, 55 : Dederal
212 LA gaui.ij; romaine.
Il est donc vrai de dire que les provinces avaient une
représentation au moins intermittente, repré3-::itation
qui à la vérité n'avait pas le pouvoir de faire la loi
ni de voter l'impôt, mais qui pouvait au moins faire
entendre les vœux et les réclamations des peuples, et
qui obtenait souvent satisfaction.
Les inscriptions sont sur cette matière plus explicites
encore que les historiens. Elles nous mettent sous les
yeux avec une pleine clarté tout un côté de la vie pu-
blique de ce temps-là. Déjà elles nous ont fait voir qu'il
s'était établi dès les premiers temps de l'Empire romam
une sorte de religion politique dont la divinité suprême
était l'empereur. Elles vont nous montrer encore que
cette même religion, qu'au premier abord on jugerait
faite pour des esclaves, fut au contraire un principe de
liberté.
On sait que chaque province avait son temple d'Au-
guste*. On retrouve l'existence de ce temple en Galatie,
en Bithynie, en Grèce, en Afrique, en Espagne. La
Gaule Narbonnaise avait un temple à Narbonne. Les
trois grandes provinces qu'on appelait l'Aquitaine, la
Lugdunaise et la Belgique s'étaient associées dans ce
cuite et avaient élevé un temple magnifique sur un
petit territoire qui leur appartenait en commun près de
Lyon. C'est là que s'accomplissaient les cérémonies
religieuses et les fêtes sacrées des Trois Gaules*.
me senatus advocatum provincise Bseticse contra Bœbimn Massam, dam-
naloque Massa censuerat nt hona ejus publice cuslodirentur . — Jules
Capitolin, Pius, 6 : Contra procura lorcs suas conquerenies Ubenter
audivit; 10 : Si quos repetundariim damnavit... ut illi proviiicialibris
redderent. — Spartien, Sévère, 8 : Accusatos a provincialibus judices
{judices est ie terme général qui désigne les gouverneurs et les fonction-
naires publics), probatis rébus, graviter punivit.
1 [Cf. plus haut, c. 2, p. 184.]
* Dion Cassius, L.IV, 32. — Orelli, Inscriptions, n°' 184, 185, 4018,
LIBERTÉS PROVINCIALES SOUS L'EMPIRE ROMAIN. 213
Chacun de ces temples, en Orient comme en Occi-
dent, avait son grand prêtre. Les inscriptions grecques
appellent ce personnage àp/tepsuç; les inscriptions latines
l'appellent sacerdos ou /lamen; ces deux termes indi-
quaient, dans la langue du temps, une dignité religieuse
d'un ordre élevé*.
Si l'on songe à l'importance que ce culte avait dans
les croyances des peuples, on doit penser que l'homme
qui y présidait jouissait lui-même d'une très haute
considération. Aussi ce sacerdoce n'était-il conféré
qu'aux hommes les plus distingués de la province;
pour y parvenir, il fallait avoir rempli déjà les fonctions
les plus élevées et les premières magistratures muni-
cipales ^ Keprésentons-nous les usages et les idées de
cette époque : voyons ce grand prêtre s'avancer sous
son brillant costume de pontife, couvert d'une robe de
pourpre brodée d'or, la couronne d'or sur la tête% et,
6fl66. Wilmanns, n" 885, 2220-2223. — Aug. Bernard, le Temple
d'Auguste ei la Nationalité gauloise. [Allmcr, Musée de Lyon, t. II.]
1 Le titre de sacerdos était encore porté au v" et au vi" siècle par les
évèques chrétiens.
- Sex. Attius, Vietinensis, omnibus honoribus in patria sua functus,
flamen provincice Narbonensis (llei'zog, Galiise Narbonensis historia,
appendice, n" 501). — Q. Solonius, equo publico (décoré du titre de che-
valier romain), flamen provinciœ Narbonensis (ihideni, n°100) \Corpus,
XII, n" 5184.] — TpeSéXXiov 'Poûcpov àp-/_i£p£a zr,OLÇ-/ji'.a.i Trjç Iv. NdépSojvo;
•/.a\ T.&QOi'.i Ttaat; Èv t^ Tiaipiôt ToÀt&ar) -r£-:[[j.rj[j.évov (Pittakis, 'Ecp7][j.cp'!ç,
n° 59). — Sex. Julio Lucano, duumviro civitalis Segusiavorum, sacer-
dolali (A. Bernard, p. 58). — P. Vettio Perenni, Carnutino, e.v pro-
vincia Liigdunensi, duumvirali, sacerdoli (ibidem, p. 57). — Cf. Orelli,
n" 184, 2273; llenzen, n" 6960. ■ — Encore en 395, une loi insérée mu
Code Théodosien (XU, 1, 148) prononce que pour obtenir la dignité de
grand piètre provincial il faut réunir trois conditions : le mérite, la for-
lune, et l'exercice préalable des plus hautes magistratures municipales.
— [Cf. plus haut, p. 185.]
^ Purpura illa et aurum cervicis ornamenlum eodem more apud
ALgijplios et Babijlonios insignia erant dignitatis, quo more nunc prœ-
texlœ, vel trabeœ, vel palmalse, et coronm aurese sacerdoluni provin-
214 LA GAULE ROMAINE.
au milieu de la grande assemblée silencieuse et re-
cueillie, accomplir le pompeux sacrifice « pour le salut
de l'emperein^ et pour le salut du pays » ; nul doute
qu'un tel personnage ne tienne un rang très haut dans
l'estime des hommes et qu'en ce jour solennel il ne
marche à peu près l'égal du gouverneur. Celui-ci a le
droit de glaive; lui, il est en possession du droit de
prononcer la prière et d'attirer la bienveillance divine.
Le gouverneur est le représentant du prince; lui, il est
le prélat de la province. Or ce grand prêtre ne dépendait
pas du pouvoir et n'était pas nommé par l'empereur;
il était élu chaque année par la Gaule elle-même,
c'est-à-dire pai" les délégués des soixante cités. C'était
donc un chef électif du pays qui se plaçait vis-à-vis du
fonctionnaire impérial.
Dans l'exercice de son sacerdoce, il était entouré et
assisté par les représentants des différentes cités com-
posant la province.
Cette réunion de personnages revêtus d'un caractère
sacré et choisis par toutes les parties du pays ressemble
assez à ce que l'ancienne Grèce avait connu sous le
nom d'Amphictyonies, et à ce que l'ancienne Italie
avait appelé Fériés Latines. La province était une sorte
de confédération religieuse et politique à la fois. Elle
marquait son unité et en même temps sa soumission à
n'empire par un culte. 11 fallait qu'aux cérémonies
annuelles de ce culte tous les membres de la confédéra-
tion fussent représentés; ils faisaient ensemble le sacri-
lice et se partageaient la chair de la victime dans un
repas sacré.
cialium (Tertullien, De idolnlrut). Cf. Dion Clii'ysoslome, Orulio 54 :
'EaTi-javojpévou; losTv èaù zaO' ly.iaz7]v 7:dX'.v /.cÀ Oûovta; Iv )40tvôi xai
7:poi6vTa; èv jtOivtpûpoc. — [Ajoiiler inaintcnaiil Corpus, Xll, p. 864*.]
LIBERTES PROVINCIALES SOUS L'EMPIP.E ROMAIN. 215
Tout cela n'était pas un pur cérémonial ; quand on
sait combien ces générations étaient superstitieuses et
quel empire la religion exerçait sur leurs âmes, on ne
peut pas douter que la fête annuelle du temple d'Au-
guste ne fût un des événements les plus graves de
l'existence humaine de ce temps-là. La religion et la
politique y étaient également intéressées. Pour les
peuples, c'était la plus grande fête de l'année, c'était
le jour de la plus fervente prière et aussi des plus vifs
plaisirs, le jour des festins et des spectacles. Pour le
fonctionnaire impérial, c'était le jour solenne] entre
tous où la population marquait son dévouement et par
son allégresse ratifiait l'Empire. Il devait envoyer un
rapport à Rome sur la manière dont cette journée
s'était passée. Il était très important qu'il put écrire
chaque année ce que Pline, gouverneur de Bilhynie,
écrivait à Trajan : u Ma |)rovince est dans des senti-
ments de soumission et de dévouement à votre égard;
nous nous sommes acquittés des vœux annuels pour
votre salut et pour le salut public; après avoir |)rié les
dieux qu'ils vous conservent pour le genre humain dont
vous assurez le repos, toute la province, avec un zèle
pieux, a renouvelé le serment de fidélité*, w
Cette prière et ce serment, dont parle Pline, étaient
certainement prononcés par le prêtre et les députés que
' Diem celebraviinus... piccati deos ut le generi liumano incohimeiii
pr.Tslnrcnl; yrœivimus el commililonibas jusjurundum more suleiuii
prseslaulihus et provincialibus, qui eadem cerlarunt pielalc, juranlilms
(Pline, LelLres, X, 60). CI'. X. 28; X, 44 cl 45. —X, 101 : Vola, domine,
persolvimiis, cumule provincialiuui pieUile, precali deos ut le remque
publicam floreulem et incolumem servarenl. —Le même auteur (Pané-
gyrique, 68) marque l'im[joi(;mce (|ue les cmpeieurs eux-mêmes atla-
chaient à ces vœux des piuviiK'i;uix ; il montre le prince attendant avec
anxiété les courriers qui doivent lui annoncer que les vœux ont été
prononces. Ce u'élail donc pas tout à fait une vaine formalité.
216 LA GAULE ROMAINE.
la province elle-même avait élus. Supposons que la
province fût mécontente et que l'esprit d'opposition y
régnât, le gouvernement n'avait pas de moyens maté-
riels pour la contraindra h élire des hommes qui se
prêtassent à l'accomplissement de ces formalités. Si
fort que soit un pouvoir, il ne lui serait pas aisé
d'arracher à une population hostile un assentiment
annuel, et cela durant trois siècles. Telle était l'impor-
tance de la fête solennelle que, si une seule ville dans
la province avait été ennemie du gouvernement et eût
marqué son opposition par un refus d'envoyer son
représentant, il n'est pas douteux qu'un tel refus
n'eût été un acte fort grave et que le gouvernement
impérial n'y eût été très sensible. C'est en se plaçant
au milieu des croyances des hommes qu'on s'a])erçoit
bien que ces générations avaient des moyens d'action
assez efficaces à l'égard de leurs administrateurs. H y a
lieu de croire qu'un fonctionnaire avait pendant toute
l'année les yeux fixés sur la grande fête religieuse où la
province devait dire si elle était heureuse et satisfaite.
Toute son habileté devait tendre à ce que ce concert de
reconnaissance et de dévouement ne fût troublé par
aucune discordance. Ce n'était pas lui qui nommait les
prêtres; leur élection était nécessairement à ses yeux la
plus grave affaire de chaque année. Elle avait à peu
près la signification et l'importance qui s'attachent, de
nos jours, au choix des députés d'un pays ou des con-
seillers généraux d'un département*. Il faut d'ailleurs
* Ces élections étaient fort disputées. Un jurisconsulte du m" siècle
parle des brigues et quelquefois même des luttes à main armée qui les
accompagnaient, Paul, Sentences, V, 30 : Pelilums incujislralum vcl
provincise sacerdotium, si hirbam suffragioruMi causa cvnduxerit,
servos advocaverit, aliamvc quam mulUluditiem conduxerit.
LIBERTES PROVINCIALES SOUS L'EMPIRE ROMAIN. 217
remarquer que ces prêtres annuels n'étaient pas ce que
sont chez nous les ministres du culte, c'est-à-dire des
hommes uniquement soucieux de la religion et placés
en dehors delà vie politique. Les inscriptions montrent
au contraire que les villes choisissaient comme prêtres
les hommes qui avaient d'abord exercé les magistratures
municipales. Ils étaient donc ce qu'on appellerait de
nos jours des hommes politiques. Ils avaient administré
longtemps les affaires de leur pays; ils en connaissaient
les intérêts, les besoins, les vœux, les sujets de plainte;
ils en étaient de véritables représentants.
Fixons un moment les yeux sur le temple qui avait
été élevé par les trois provinces des Gaules près de
Lyon. La fête annuelle avait lieu aux calendes du mois
d'août. Elle commençait par un sacrifice; les prêtres
élus immolaient des victimes, faisaient brûler l'encens,
récitaient les prières et les hymnes. On faisait ensuite
un repas religieux en se partageant les chairs des vic-
times. Venaient enfin les jeux et les spectacles qui, dans
les croyances de l'époque, n'étaient pas un simple amu-
sement et qui formaient, au contraire, une des parties
les plus essentielles du culte. Les soixante représentants
des soixante cités des Trois Gaules étaient présents à ces
jeux, assis à des places d'honneur et revêtus du costume
des cérémonies religieuses.
Quand les sacrifices et les spectacles étaient terminés,
c;:s représentants des cités ne se séparaient pas encore.
Ils restaient réunis pendant quelques jours et ils for-
maient un corps que la langue officielle elle-même
appelait « l'assemblée des Gaules », concilium Gallia-
ram. C'était en effet une sorte d'assemblée nationale
qui se tenait régulièrement chaque année'.
' M Glasson prétend, page 291, que le concilium Galliarum fut
218 LA GAULE ROMAINE.
Les inscriptions nous donnent une idée des objets
dont cette assemblée avait à s'occuper. Ses premières
délibérations portaient sans doute sur les frais de la
fête qui venait d'avoir lieu et sur le règlement des
comptes. Elle disposait à cet effet d'un trésor commun
(arca), qui était alimenté par les cotisations des villes.
Elle élisait chaque année un percepteur général (allector
arcse)\ un juge chargé d'apprécier les réclamations
(judex arcx Galliarumy, et un répartiteur ou enquê-
teur du pays {inquisitor Galliarum)'\ C'était une sorte
d'administration provinciale, et elle était indépendante
de l'autorité romaine.
Là ne se bornaient pas les attributions de l'assemblée.
Elle examinait l'état des provinces et passait en revue les
organisé par Augusie, et qu'il le fut en l'an 27 avant notre ère. C'est
une erreur. M. Glasson a confondu le concilium GaUiarum avec le con-
vcnliis qu'Auguste réunit à Narbonne cette année-là. 11 ajoute qu'à partir
de cette même aimée les députés des soixante cités se réunirent à
Narhonnc ; l'inexactitude est manifeste : Narbonne n'était pas dans la
même province que les soixante cités gauloises, et ne pouvait pas en être
le chef-lieu. Notons surtout que le conventus de l'an 27 n'a aucun rapport
avec l'institution des assemblées provinciales. La théorie de M. Glas&on
est que les assemblées provinciales ont été établies avant le culte de Rome
et d'Auguste, c'est-à-dire comme une pure institution politique. INous
croyons que cette théorie est absolument démentie par les documents.
• Wilmanns, n" 221'J : L. Bcsio Superiori, Viroinanduo, omnibus
honorihus apud suos funclo, alleclori arcx GaUiarum, très provincise
Galliœ.
- Ibidem, n" 2217 : Tib. Pompeio Prisco , Cadurco, judici arc<e
GaUiarum, ires provincise GaUise.
' Wilmanns, n° 2218 : L. Cassio MeUori, Suessioni, omnibus hono-
ribus apud suos functo, inquisitori GaUiarum, ires provinciœ GaUise. —
Spon-Renier, p. 147 : G. JuUo Severino, Sequano, inquisitori GaUiarum.
— Idem, p. 158 : Palerno Urso, Turotio..., inquisitori GaUiarum,
très provinciœ GaUise-. — Une opinion nouvelle a été présentée par
M. P. Guiraud, Assemblées provinciales, liv. 11, c. 3 ; suivant lui, cet
inquisitor serait un iigent provincial de l'ordre judiciaire. 11 nous reste
quelijue doute sur ce point. Nous ne nous expliquerions pas une pareille
fonction, dont nous ne trouvons d'analogue nulle pari.
LIBERTÉS PROVINCIALES SOUS L'EMPIRE ROMAIN. 219
actes de l'année écoulée ; enfin elle tliscutait s'il y avait
lieu d'accorder un éK': 3 ou d'infliger un blâme aux
gouverneurs et aux fonctionnaires impériaux.
Une inscription qui a été trouvée en Normandie est
singulièrement instructive. Gravée l'an 258 de notre ère,
elle contient une lettre qu'un ancien gouverneur de
Gaule écrivait à l'un de ses successeurs. Cette lettre
mérite d'être citée : «A l'époque où j'étais légat impérial
dans la province de Lugdunaise, j'ai connu plusieurs
hommes distingués, du nombre desquels était Sennius
Solemnis de la cité des Viducasses (Vieux, près de Gaen) ;
il avait été député comme prêtre au temple de Rome et
d'Auguste. J'aimais déjà cet homme pour son caractère
religieux, sa gravité, l'honnêteté de ses mœurs; un
autre motif encore lui valut mon amitié. Pendant que
mon prédécesseur Claudius Paulinus gouvernait la pro-
vince, il arriva que dans l'assemblée des Gaules quel-
ques membres, qui croyaient avoir à se plaindre de lui,
prétendirent lui intenter une accusation au nom de la
province; mais Solemnis combattit leur proposition et
déclara que ses concitoyens, en le nommant leur député,
loin de lui donner pour mandat d'accuser le gouver-
neur, l'avaient chargé de faire son éloge. Sur cette rai-
son l'assemblée ayant délibéré décida unanimement que
Claudius Paulinus ne serait pas mis en accusation*. »
Voilà doncuneassemblée de députés élus de la Gaule
qui, dans la capitale du pays, après avoir accompli les
» Celle iiiscripliun se Irouve g^ii^i sur une des faces d'un piédeslMl
qu'on appelle le monument de Thorigny, et qui est aujourd'hui à Sainl-Lô.
M. Léon Kenier en a fait une étude particulière dans les Mémoires de la
Société (les antiquaires de France, t. XXil. Elle a été publiée égalcnenl
par M. Mommscn dans les Mémoires de r Académie de Saxe, ISô'i, puis
par M, Afjg. l!ern;ad, et en dernier lieu par M, E. Desjaidins, Géographie
de la Gaule, t. 111, p. 200.
220 LA GAUJ.E ROMAINE.
cérémonies du culte, a délibéré sur la conduite et sur
l'administration du gouverneur impérial. Elle a pu
décider qu'elle lui intenterait une accusation; elle a
discuté cette question en pleine liberté; si l'accusation
n'a pas été produite, c'est parce que l'assemblée a voulu
qu'elle ne le fût pas.
Ces assemblées n'étaient pas particulières à la Gaule ;
elles étaient une institution générale de l'Empire.
Autour du temple d'Auguste qui s'élevait dans chaque
province se groupait un conseil provincial ou national.
Les inscriptions de la Grèce mentionnent fréquemment
ce conseil; elles nous le montrent élisant son président
annuel et promulguant même des décrets. Celles d'Es-
pagne signalent de même le conseil de la Bétique et celui
de la Tarraconnaise qui se tenaient chaque année, à
époque fixe, dans les capitales de ces deux provinces*.
Partout on trouve la trace de ces assemblées^
Un chapitre de Tacite confirme et éclaire tous ces
documents. Sous le règne de Néron, le sénat romain se
* Tô xotvôv TTjç 'Ayaiaî (Bœckh, Corpus inscriptionum, n' 1224). —
A^Yfxa toO -/.oivoîi raCTr); x^ç Kprixcuv £7cap^;'aç (ibidem, 11°' 2595, 259G,
2597). — Tb xotvbv tûv h BetOuvt'a 'EXàt^vcuv (G. l'errot, Exploralion
archcologicjue de la Galatie). — Deux inscriptions trouvées en Macé-
doine par M. Delacoulonche mentionnent un -/.oivôv Ma/.EOovojv (voir la
Revue des sociétés savantes, 185S). — On trouve l'existence de ce conseil
jusque dans les provinces des côtes de la mer Noire (voir G. l'crrol,
Revue archéolocjique, 1874). — Les inscriptions latines signalent le
concilium Bœticœ, le concilium Tarraconensis provincirc. On peut voir
sur ce sujet un remarquable travail que Marquardt a publié dans ÏEplie-
meris epigrapliica, on 1872. Cf. Waddington, Voyage archéologique,
partie V, n°' 1175 h 1178, et les noies que le savant explorateur a donucos
sur ces inscriptions.
* Au moment même où je retouche cette troisième édition, il paraît un
savant livre de M. Guiraud, sur les Assemblées provinciales dans VEni-
pire romain. L'auteur montre, à l'aide des documents, surtout des docu-
ments épigraphiques, qu'il a existé de pareilles assemblées en Espagne,
en Dacie, en Thrace, en Macédoine, en Tbessalie, en Gière, en Asie, en
Galatie, en Cappadoce, en Syiie, en Afrique, en Grande-Bretagne.
LIBEC.TKS PROVINCIALES SOUS LEMI'IHE UO:\IAIN. 22l
plaignit de ce que les provinces, au lieu de trembler
devant leurs gouverneurs, leur faisaient la loi. « Voyez
nos proconsuls, dit un sénateur: ils sont comme des
candidats qui brigueraient les suffrages de leurs admi-
nistrés; ils redoutent leurs accusations et ils mendient
leurs éloges'. » On cita à ce sujet l'orgueilleuse parole
d'un homme de province qui avait dit « qu'il dépendait
de lui que son gouverneur reçût, ou non, des actions de
grâces». Le sénat s émut; il chercha les moyens de
relever l'autorité. Il se demanda s'il retirerait aux pro-
vinces le droit d'accuser leurs administrateurs; mais il
n'osa {)as le faire. Il voulut au moins leur enlever, ce
qui en était la contre-partie, la faculté de décerner des
éloges et des honneurs publics. 11 fut alors décidé que
les assemblées provinciales pourraient députer à Rome
pour accuser, mais non pour remercier ^
Ainsi, dès le règne de Néron, on reconnaissait l'exis-
tence légale des assemblées; on se plaignait à Rome de
leur trop de puissance et on n'osait leur enlever qu'une
seule de leurs attributions, qui leur fut même bientôt
rendue. A une autre époque, l'historien Ammien Mar-
cellin signale l'assemblée annuelle d'une province et
nous la montre élisant des députés pour porter à l'em-
pereur ses doléances'.
Il est si vrai que ces assemblées étaient régulières et
'égales, que le Digeste a conservé plusieurs rescrits impé-
• Tacite, Annales, XV, 21 : Colimus cxlcrnos cl adulaiiuir ; et
(juouiodo ad nuium alicujus (jrate^s^ Ha proniplius accusatio decernilur.
Decernaturqiic el maneal provincialibiis polenliani su:m iali modo osleu-
landi. Sed laus falsa cohibealur.... Magislraluum noslrorum finis
inclinai, dum in modum candidalorum sujfragia conquirimus.
* Tacite, ibidem, 20-22.
^ Adlapso legiliino die concilii, quod apud eos esl annuum, creavere
légales ut lacrymosas provincial ruinas docerent. Ammien, XXVJll, G".
m LA GAULE HUMAINE.
riaiix adressés par Hadrien et par Antonin à l'assemblée
de la Bétique, à celle des Thraces, à celle des Thessa-
liens*. On a des lois de Yespasic. , d'Hadrien, d'Alexandre
Sévère qui ont trait aux députations provinciales*. Nous
verrons plus loin que le régime plus despotique inau-
guré par Dioclétien ne les fit pas disparaître^
Les membres de ces députations étaient élus par les
représentants des différentes cités de la province réunis
en une assemblée commune. L'uf âge était que cette as-
semblée rédigeât d'abord ses vœux et ses demandes ; elle
élisait ensuite un ou plusieurs députés à qui elle remet-
tait la lettre ou le cahier dans lequel ses vœux étaient
consignés. Les députés n'avaient autre chose à faire qu'à
porter ce cahier à l'empereur et à le soutenir devant lui
par leur parole ; ils ne pouvaient pas s'écarter du man-
dat qu'ils avaient reçu de leurs concitoyens. Tantôt il
s'agissait seulement d'adresser au prince les remercî-
ments de la province. Tantôt c'étaient des plaintes ou
des réclamations qu'il fallait présenter. Quelquefois il
fallait faire connaître au prince les désastres qui avaient
frappé la province, demander une réduction d'impôt on
une subvention pour l'établissement d'un aqueduc, d'une
école ou d'un théâtre. Un député pouvait être élu malgré
lui; il n'avait pas le droit de refuser le mandat. Les
frais du voyage étaient supportés par le budget de la
province*.
* Digeste, V, 1 , 57 : Divus Hadrianus tw /oivô) xwv ©eaactXwv, kl est,
communi seu reipublicœ Tlicssnloriim rescripsit. — Ibidem, Xf^VII,
14, 1 : Divus Hadrianus concilio Bœticœ rescripsit. — Ibidem, XLIX,
1,1 '.De qua re exstat rescriptum divi PU npoc, xô xoivov -uôiv Opà/.wv,
id est, ad cornnmnitaîem Thracum.
- Ou les trouvera au Digeste, livre L, titre 7, De legationibus. —
Comparer Code Justinien, livre X, titre 05.
5 [Daus le volume sur Y Invasion germanique, livre I.]
♦ Voir sur tous ces points le Code ïhéodoiicQ, liv. XII, titre 1, loi 25 ;
IIBERTÉS PROVINCIALES SOUS L'EMPIRE ROMAIN. 223
On se ferait sans doute une idée fort inexacte de ces
assemblées provinciales et de ces dépulations, si on les
rapprochait des parlements des nations modernes. Dire
(|ue le régime parlementaire ait été trouvé dans l'Empire
romain serait aussi faux que de dire« qu'il a été trouvé
dans les bois de la Germanie ». Les assemblées de Lyon
et de Narbonne ne firent jamais de lois et n'eurent pas
à voter les impôts. Elles n'eurent môme jamais le droit
de s'opposer à une loi ou d'arrêter la levée d'aucun
impôt. D'aucune façon elles n'entrèrent en partage de
l'autorité publique. Elles ne furent même pas des centres
d'opposition. On ne voit pas qu'elles se soient jamais
posées en face du pouvoir impérial comme une puis-
sance adverse, et aussi le gouvernement ne vit-il jamais
en elles des ennemis.
L'Empire romain ne connaissait assurément pas celte
sorte de régime représentatif où les populations gou-
vernent sous le nom d'un roi. Il connaissait du moins
cette autre sorte de régime où les populations, sans
jamais gouverner, ont des moyens réguliers et légaux
de faire entendre leurs désirs et leurs plaintes.
Que l'on observe de près cette institution qui a duré
cinq siècles, on remarquera qu'elle n'a donné lieu à
et liv. XU, titre 12, lois 12, 13, 15. — Cf. Syramaque, Lettres, I, 2; IV,
52; X, 53 ; et le Digeste, liv. L, titre 7. — Il est à peine besoin de faire
observer que le gouverneur réussissait souvent à faire nommer pour
député un homme de son choix et à ne faire dire par ce député que ce
qu'il voulait qu'il fût dit; c'est là un fait qui dut se reproduire bon
nombre de fois dans l'espace de ces cinq siècles; on peut supposer pour-
tant qu'il ne fut que l'exception. Âmmiea Marcellin (XXX, 5) cite une
scène curieuse : il s'agit d'un gouverneur qui a déterminé, nous ne
savons par quel moyen, l'assemblée provinciale à charger son député d'un
mandat de remercîment; mais l'empereur, qui a quelque soupçon, ohhge
ce député à lui dire la vérité tout entière, et comme il apprend que les
provinciaux ont été maltraités, il destitue le gouverneur.
52 ï LA GAULE ROMAINE.
niicim trouble, qu'elle n'a engendré aucun conflit. 11
semble plutôt qu'elle ait été un appui pour le gouver-
nement impérial. Elle aurait pu devenir un puissant
instrument d'opposition, si l'idée d'opposition avait été
dans les âmes. Dans l'état des esprits, elle fut plutôt un
moyen de gouvernement. Par elle, les peuples étaient
en communication incessante avec le pouvoir. Ne nous
ligurons donc pas cette société muette et résignée ; c'est
sous un tout autre aspect que les documents nous la
montrent. Tantôt elle remercie et adule, tantôt elle
récrimine et accuse; toujours elle parle, et librement;
elle est en perpétuel dialogue avec son gouvernement,
qui ne peut jamais ignorer ses opinions et ses besoins.
Cette institution n'était pas inconciliable avec une
obéissance constante, avec une fidélité irréfléchie, et
même avec certaines habitudes de servilité. Mais il y a
un degré d'oppression qui aurait été incompatible avec
elle; il n'est pas humainement possible que des peuples,
qui avaient une telle arme dans les mains, eussent sup-
porté et servi pendant cinq siècles un régime qui aurait
été contraire à leurs intérêts. L'adulation des hommes
ne va jamais jusqu'à souscrire à leur ruine.
CHAPITRE V
La cité gauloise sous l'Empire romain.
Avant la domination romaine oa avait compté dans
la Gaule environ 80 peuples ; on en compta à peu près
autant dans la Gaule soumise à Rome'. Si l'on com-
*■ M. ÈrQ. Desjardios {Géographie de la Gaule, t. III) arrive au chiffre
LA CITE (îAUl.ObE SOUS I/EMIMRE ROMAIN. 225
pare, géographiqucment, aux temps de l'indépendance
ceux de la domination romaine, on remarque quelques"
changements; mais ils sont surtout dans le Midi, c'est-
à-dire dans la Narbonnaise. Le peuple des Allobroges
est devenu la cité de Vienne. Le peuple des Volques
Tectosages a formé les cités de Toulouse, de Narbonne,
de Carcassonne, de Béziers. Le peuple des Yolques
Arécomiques est devenu la cité de Nîmes. La [presque
totalité] de ces cités s'appellent des colonies romaines * ;
les unes ont reçu un petit nombre de colons italiens
qui se sont bien vite fondus dans la masse des indi-
gènes; les autres, sans qu'aucun colon y ait été envoyé,
de 89 cités, dont 22 en Narbonnaise, 17 en Aquitaine, 23 en Lugdunaise,
14 en Belgique, 10 dans les deux Germanies. Nous nous écartons un peu
de lui, surtout en ce qui concerne cette dernière région.
* [On trouve vingt-deux cités en Narbonnaise] qui, dans Pline, [Pto-
léuiée] ou dans les inscriptions ont la qualificalion de colonia [et le nombre
total des cités de la province n'a pas dîi être de beaucoup supérieur à ce
cbid're]. Ce sont : Viemui, Nemausus, Narbo, Tolosa, Carcasso, Bœterrœ,
Ruscino, Valenlia, Avennio, Arausio, Cavellio, Arelate, Aquœ Sexiiœ,
julia Meminorum (l'ancienne Carpentoracle, dont le nom est resté, Car-
pentras), [Dea Vocontiorum, Sextantio], Julia Reiorum (Riez), Apta Julia,
[Forum Juin, Fréjus], Luteva (Lodève). — [Dinia; le nombre de ces colo-
nies pourra d'ailleurs s'augmenter, cf. Corptis, XII, n° 6037 a.] Il faut
ajouter L^igdunum et un peu plus tard quelques cités détachées de la cité
[des Helvètes], colonia Equestris (Nyon), colonia Avenlicum (Avenches). —
Remarquons les vrais noms, les noms officiels de ces cités. Narbonne s'ap-
pelle co/owm Julia Palerna Claudia Narbo Martius(Ove\li , n~'2489; Wil-
manns, n°' lOi, 2194; llenzen, n" 5232); Aix s'appelle colonia Julia
Augusta Aquœ Sextiœ (Wilmanns, n° 2215 ; Herzog, n° 356) ; Lyon s'appelle
colonia Claudia Copia Augusla Lvgduniwi [ViWmanns, n°' 2210, 2228,
2232); Orange s'appelle colonia Firma Julia Sccundanorum Arausio
(Wilmanns, n" 2210); Arles s'appelle colonia Julia Paterna Arelate
(Orelli, n°' 200 et 202); Api s'appelle colonia Julia Apta (ibidem,
n°" 197, 200; llenzen, n°5210); Nyon s'appelle co/oMm Julia Equestris
(Orelli, n" 307, 311); Avenches s'appelle colonia Pia Flavia Constans
Emerila (ibidem, n°' 363 et 364). [Cf. Corpus, XII, p. 939.] Ainsi il eu
fut des villes comme des hommes. De même que l'homme qui devenait
citoyen romain prenait le nom de celui à qui il devait la cité, de même la
ville prenait le nom de celui qui la fondait. [Tonte cette question des
colonies de la Narbonnaise a été reprise et renouvelée par M. Hirschfeid.]
FusTEL DE Coui.ANOES. — La Gaule romaine. 16
226 LA GAULE ROMAINE.
ont reçu la qualification de colonie comme un titie
et comme la marque de droits municipaux qui leur
étaient accordés.
En môme temps quelques villes nouvelles étaient
fondées dans la vallée du Rhin : Auguata Bauracorum
(Augst, près de BAle), Breucomagus Tribocorum (Bru-
math), Nemeles (Spire), Mogontiacum (Mayence),
Juliacum (Juliers), Colonia Claudia Àgrippina (Co-
logne), Colonia Ulpia Trajana (Xanten), Confluentes
(Coblentz), et quelques autres.
Mais si nous mettons à part la Narbonnaise et les
bords du Rhin, si nous prenons « les Trois Provinces
des Gaules », c'est-à-dire l'Aquitaine, la Lugdunaise et
la Belgique, lesquelles forment les quatre cinquièmes
du pays, nous n'y apercevons aucun changement
notable. Strabon y compte 60 peuples, ce qui est à peu
près le même chiffre qu'avant la conquête*. Un peu
plus tard. Tacite en compte 64, apparemment parce
qu'il ajoute quelques cités nouvellement formées
dans la région du Rhin^ Un siècle après, le géographe
Ptolémée énumère dans cette région 64 peuples^
1 Strabon, IV, 3, 2. Cela résulte du rapprochement des mots Orcb nmzio'/
xotv^ Tôjv TaXaTÔiv (la Narbonnaise non com|)rise) et iwv ëOvwv I^TJxQvxa
Tov àpSuàv. Strabon s'appuie ici sur l'inscription officielle gravée dans le
temple de Lyon.
- Tacite, Annales, III, 44 : Quatuor et sexnginta civitates Galiiarum.
' Ptolémée, édit. Cli. Mùller, dans la collection Didot, liv. II, c. 8, 9,
10, p. 200 à 229. Le chiffre de 64 me paraît plus exact que celui que
donne M. Desjardins. La difficulté vient de ce qu'on ne distingue pas tou-
jours dans ce texte de Ptolémée les peuples et les villes. Pouiiant le
géographe s'exprime clairement ; il donne d'abord le nom du peuple, et
il ajoute les noms des villes, qui sont quelquefois au nombre de deux et de
trois pour chaque peuple. En faisant attention à ce point, on compte
17 peuples dans l'Aquitaine, 25 dans la Lugdunaise, et 22 peuples dans
la Belgique ; total 64. Il faut noter que Ptolémée ne fait pas des deux
Germanies deux provinces distinctes. En effet, il commence par dire que
la GâuIe entiéi-e est partagée en quatre provinces, l'Aquitaine, la Lugdu-
LA GITE GAULOISE SOUS L'EMPIRE ROMAIN. ^227
Ce qui est surtout digne de remarque, c'est que ce
sont les mêmes peuples qu'au temps de l'indépendance.
Tous ceux que César a énumérés, les Trévires, les
Nerviens, les Atrébates, les Ambiens, les Tongres, les
Véromanduens, les Rèmes, les Bcllovaques, les Médio-
matrices, les Lingons, les Séquanes, se retrouvent dans
la Belgique romaine*. Ceux qu'il avait nommés dans
la Celtique, les Eduens, les Ségusiaves, les Sénons, les
Parisiens, les Carnutes, les Turons, les Ëburovices,
les Calètes, les Cénomans, les Namnètes, lesVénètes, les
Lexoviens, se retrouvent dans la province Lugdunaise*.
Les Pictons, les Santons, les Bituriges de Bordeaux et les
Bituriges de Bourges, les Pétrocores, les Lémovices,
lesArvernes, les Cadurques, les Cabales, les Ausqucs, les
Butènes, que César avait eus pour alliés ou pour enne-
naise, la Belgique et la Narbonnaise (II, 7, p. 206); puis c'est dans la
Belgique qu'il pl;ice la Germanie Inférieure et la Germanie Suiicriciire;
même, il les intercale entre les Médiomatrices et les Leuci d'une part, les
Lingons et les Séquanes de l'autre, ceux-ci faisant partie visiblement de la
Belgique, et non pas de la Germanie ; voir Pline, Histoire naturelle, IV.
17, 106.
1 Voici la liste complète des cités de la Belgique, d'après Ptolémée :
Atrebalii, Bellovaci, Amhiani, Morini (capitale Tervanna), Tungri (cap.
Alualncum), Menapii, Suhanccli, Viromandui, Vessones, Rémi, Trevcri,
Médiomatrices, Leuci (capitale Tullum), Lingones, Sequani, Helvelii,
Batavi, Ncincles, Vangiones, Triboci, Raurici. — L'énumération de
Pline est un peu différente : Texuandri, Menapii, Morini, Oromarsaci,
Britanni, Amhiani, Bellovaci, Bassi, Alrebales, Nervii, Veromandui,
Suessiones, Ulmauetes, Tungri, Leuci, Ti'everi, Lingones, Rémi, Medio-
matrici, Sequani, Raurici, Helvetii..., Nemetes, Triboci, Vangiones...,
Batavi. — [L'orthographe de plusieurs de ces noms est douteuse, nous
étant arrivée assez corrompue par les manuscrits. Voir en deraicr lieu
V Atlas de la France, de M. Longnon.]
2 Voici la liste complète des cités de la Lugdunaise, d'après Ptolémée :
Caletx[c^^. Juliobona,\j\\\&ho\me), Lexovii, Venelli, Viducassii, Osismii,
Veneti, Samnitse, Diablinles, Arvii, Fe/tocassn' (cap. Rotomagus, Rouen),
Andecavi, Cenomani, Namnetse, Abrincatui, Eburoviri, Redones, Seno-
nes, Carnuti, Parmi, Tiicassi, Turoni, Seyusiavi, Meldœ, Yadicasii,
Edui,
228 LA GAULE ROMAIIN'E.
mis, existent encore sons les Romains et composent
l'Aquitaine*. Vous retrouvez tous ces mêmes noms
dans la liste de Pline, dans celle de Ptolémée, et dans
les inscriptions.
Il est visible d'après cela que Piome n'a pas brisé les
corps politiques qu'elle avait trouvés établis. Elle a
laissé à chacun d'eux son ancien nom* ; elle lui a laissé
son territoire et son étendue. Elle n'a même pas pris la
peine de couper en deux les plus forts, ceux qui, comme
les Arvernes, l'avaient tenue quelque temps en échec.
Les cités de la Gaule romaine ne furent pas autre
chose que ces anciens peuples. Ce que l'on appelait
une cité était bien plus qu'une ville et que sa banlieue;
c'était, géographiquement, un territoire où l'on trouvait
une capitale, plusieurs pagi, quelques petites villes,
un certain nombre de villages, vici, et un nombre
incalculable de propriétés rurales; c'était, politique-
ment, un corps organisé, qui se souvenait d'avoir été
un Etat souverain. On voit déjà par là que le régime
municipal dont nous allons parler était fort différent de
ce qu'on appelle aujourd'hui du même nom.
Pour étudier ce régime municipal avec quelque
exactitude, il faut faire d'abord une distinction. On
doit mettre d'un côté les cités dites colonies romaines
et celles qu'on appelait de droit latin', et de l'autre les
cités qui n'avaient pas ces qualifications.
* Ptolémée compte dans l'Aquitaine : Pidones, Santones, Biluriges
Vivisci, Tarbelli, Lemovici, Cadurci, Petrocori, Biluriyes Cubi, Nilio-
brkjes (capitale Agituuim), Vasalii (le Bazadais), Gabali (le Gévaudan^,
Data, Auscii, Arverni, Velmmi, Riileni, Convenœ. [Comparez à ces
nomenclatures celle de plus haut, p. 9.]
* Nous avons vu plus haut [p. 109J que quelques villes prirent des noms
nouveaux, mais que les noms des peuples et des cités ne changèrent pas.
» Pline, Histoire naturelle, 111, 4, 31-36 : Ruscino Latinorum..
LA CITÉ GAULOISE SOUS L'EMPIRE ROMAIN. 229
Ce qui distingue les cités dites colonies, c'est moins
d'avoir reçu quelques colons de sang italien que d'avoir
reçu de Rome leur constitution. Les inscriptions nous
ont conservé les chartes municipales de plusieurs villes
d'Italie et d'Espagne'. Ces chartes sont des lois faites
par le pouvoir central à l'usage des villes. D'ailleurs, le
Irait commun à toutes ces chartes est qu'elles consli-
tiiaient les cités à l'image de l'ancienne République
romaine*. Le peuple de la cité, partagé en tribus ou en
curies, se réunissait dans ses comices et élisait chaque
année ses magistrats'. Les magistrats suprêmes étaient
le plus souvent au nombre de deux, comme les anciens
consuls (le Rome; on les appelait duumvirs. Ils avaient
aussi, comme les anciens consuls, les pouvoirs admi-
nistratif, judiciaire, et militaire\ Tous les cinq ans [ils
pi'ciiaient] le titre de duumviri (jui mpiennales, [et] rem-
plissaient les fonctions de l'ancien censeur. Au-dessous
d'eux se trouvaient deux édiles, chargés de la surveil-
lance des voies publiques et des marchés, du soin des
fêtes et du culte. Des questeurs faisaient les opérations
Oppidum latinum Antipolis... Oppida latina Aquse Sextise, Avcnnio,
Apta Julia. — Strabon, IV, 2, 2 : Acooi/.acî'. Aâxtov oi 'Pojfjialoi 'Â-/.ojtTavwv
Tidi, /aOaTîEp Xùay.'Mi;. — IV, 1, 12 : NsjJLauaoç... k'-^ouaa tô -/.aXouiJiEvov
AaT'.ov, w^Tc Tou; à^'.ojOevra; àyopxvofj/'a; v.'xi Ta[j.t£i'a$ Iv N£[i.aûaa) 'Pojfjiato'j;
' Lex Julia municipalis, de l'an i6 ou 45 av. J.-C, dans le Corpus
inscriptionumlatiiiarum, 1. 1, p. 120; OrcUi, n" 3676. — Lex Salpensana
et Lex Malacitana, rédigées sous le règne de Domitiea, dans le Corpus
inscriplionumlatinarum, t. Il, n"' 1965 et 1964; Ilenzen, n" 7421 ; Giraud,
Anliqui juris romani veslicjia. — Lex Colonise Julise Genelivse, dans le
Corpus inscriptionum latinarum, If, p. 191.
- Aulu-Gelle , XVI, 13 : Jura inslilulaquc o)nnia populi romani
habenl.
' Lc.v Malacilana, LUI. — Lex Coloniic Genelivse, CI. — Cf. pour des
villes d'Afrique, L. Renier, Inscriptions de r Algérie, n°' 91 [Wilinnnns,
n" 2360] et 3287.
* Lex Malacitana, LXV. — Lex Colonise Genelivse, CXXXII.
230 LA GAULE ROMAINE.
financières, telles que locations, baux, enchères pu-
bliques. Un sénat, comme dans l'ancienne République,
avait la direction générale et la préparation de tout ce
qui devait être décidé par le peuple. On l'appelait ordi-
nairement du nom de curie et ses membres du nom de
décurions. Il était composé, ainsi qu'à Rome, de ceux
qui avaient exercé les magistratures et de ceux que le
quinquennalis inscrivait sur Valbiim\ 11 est curieux
que le gouvernement impérial ait ainsi donné aux cités
une constitution qui, loin d'être conforme à lui-même,
reslail toute républicaine.
Quoique aucune des chartes municipales des villes
de Gaule qualifiées colonies ne nous soit parvenue,
nous pouvons penser qu'elles ressemblaient pour le
fond à celles qui ont été conservées en Espagne et en
Italie. Ce qui confirme pleinement cette opinion, c'est
que tous les éléments essentiels de ces chartes se
retrouvent dans les inscriptions qui concernent les
colonies romaines de Gaule. A Narbonne, nous voyons
le peuple faisant une loi\ A Lyon nous voyons la curie,
envia, orrfo^ Les décurions nous apparaissent dans une
série d'inscj'iptions de Nîmes, de Narbonne, d'Arles,
' Voir, pur exemple, rall)um de Canusium, dressé en l'année 225, dans
Orolli, R° 5721 [et Wilmanns, n° 18501. En tè[e sont les duumviri qui n-
qvennnles de l'année; puis viennent trente et un patrons de la cité, viri
clarisshni, [et huit patrons, qui ne sont que cquites Romani,\ puis les
sept citoyens anciens quinquennales, et quatre alledi inter quinquenna-
/îc/os,puis [vingt-neuf] anciens duumviri, dix-neuf sedilicii, neuf qutvsio-
ricii, trente-deux déau'ions qui n'ont pas été magistrats, enfin vingt-cinq
prsetextati.
2 Wilmanns, n" 104, Leliègue, p. 117 [Corpus, Xli, p. 550]. — De
même chez les Voconces, Wilmanns, n° 2216 [(^orpiis, XII, n° 15801 : Ex
consensu et postulalione populi. — De môme à Lyon, iliidem, n° 2224.
s Wilmanns, n° 2216 [Corpus, XII, u" 1585J : Adlecto in curiain
Lugudunensium... a splendidissimo ordine eorum. — N° 2224 : Suffra-
gio sanclissimi ordinis. — N° 120 : Locus dalus décréta dccurionuin.
— Henzen, n° 7009 : Alleclo in amplissinmm ordinem.
DE LA CITÉ GAULOISE SOUS L'EMI'IRE ROMAIN. 231
de Cologne [et de beaucoup d'autres cités']. Nous aper-
cevons des duumvirs à Narbonne, à Vienne, à Lyon, à
Cologne, et des qualtuorviri à Nîmes^; des édiles à
Cologne, à Lyon, à Vienne, à Nîmes, à Aix'; des ques-
teurs à Narbonne et à Arles*. [Nous ne citons que les
plus importantes colonies.]
Mais il ne faut pas perdre de vue que les cités que
nous venons d'énumérer n'étaient qu'une petite partie
de la Gaule. Toutes les autres étaient formées d'anciens
peuples gaulois. Or aucun de ces peuples entrant dans
l'Empire ne reçut du gouvernement romain une con-
stitution municipale.
Les uns furent qualifiés libres ou alliés, ce qui
signifiait tout au moins qu'ils ne recevaient de Rome
aucune loi. Les autres étaient déditices, et cela signifiait
qu'ils n'avaient aucune loi officiellement reconnue par
Rome. Dans l'un et l'autre cas il est visible que le
gouvernement central n'eut pas à leur donner de con-
stitutions. Ainsi l'origine du régime municipal gaulois,
pour la grande majorité du pays, doit être cherchée dans
les habitudes et les traditions de l'ancienne Gaule, modi-
' Dccurions à Narhonne, Wilmanns, n" 104 [Corpus, XII, p. 530]; à
Nîmes, llerzog, n" 225 [ibidem, n° 331 f)'; à Lyon, Ailmer, n" 524; à
Arles, Wilirianns, n" 2741 [il)idem, n° 314]; h Genève, ibidem, n" 2724
[Corpus, XII, n° 2610. L'exislcnce de déclinons à Genève n'est point cer-
taine]; à Cologne, ibidem, n" 2255 et 2284. — [Corpus, XII, p. 959.]
- Duumviri ;i Narbonne, WiJmnnns. n" 2195 [Corpus, XII, n°4406],
à Lyon, ibidem, n° 2225; à Vienne, ibidem, n°' 2255 et 2244 [Corpus,
Xll,'n° 1902); h Nyon, ibidem, n° 224G a [Corpus, XII, n°' 2606 et 2607];
à Cologne, ibidem, n° 2285. — A Nîmes ce sont des quatUiorviri, ibidem,
n»' 2200, 2201, 2205 [Corpus, XII, p. 582).
3 Wilmanns, d° 2206; Orelh, n"' 2215, 4025; Uenzen, n° 5232;
Herz.og, n" 268; hiscriptiones helveticse, n" 120; Branibach, n° 549
[Corpus, XII, p. 940 et les préfaces aux diverses cités].
* llenzcn, n" 5232 ; Herzog, n" 268, 530 ; Wilmanns, a° 2207 [Corpus,
XII, p. 940].
232 LA GAULE ROMAINE.
fiées apparemment par l'exemple des colonies romaines.
Nous avons vu, en effet, que la Gaule avant la con-
quête avait eu un régime politique dans lequel chaque
petit peuple avait été un corps indépendant et s'était
gouverné lui-même. Rien de cela ne fut détruit par la
conquête. Rome se gardait bien d'enlever aux peuples
qu'elle avait soumis leurs organismes propres. Elle ne
leur enlevait pas non plus toute liberté. Un siècle et
demi après la conquête, il y avait encore quatre peuples
gaulois qui étaient appelés, non pas sujets, mais
alliés de Rome : c'étaient les Rèmes, les Lingons, les
Éduens et les Carnutes^ D'autres, au nombre de dix,
étaient des « peuples libres « : c'étaient les Ncrviens,
les Suessions, les Ulmanètes, les Leuques, les Trévires,
les Meldes, les Ségusiaves, les Santons, les Riluriges,
les ïurons^ Les inscriptions marquent que ces cités
tenaient à leur qualification d'alliée ou de libre'.
D'autre part, il nous a été conservé une lettre écrite par
le sénat de Rome à la curie de Trêves, au ni^ siècle, et
cette lettre commence ainsi : « Yous êtes et avez tou-
jours été un peujjle libre*. »
' Les Rèmes et les Lingons avaient toujours été fidèles à Rome, les
Éduens avaient combattu César dans la dernière campagne; les Carnutes
avaient toujours combattu contre lui.
'■i Pline, Histoire naturelle, IV, 17-19, 105-108 : In Gallia... Nervii
liberi, Suessiones liberi, Uimaneles liheri \Sili'anectes1\..., Leiici liberi,
Treveri liberi antea, Lingones fœderati. Rend fœderati...., JEdui fœde-
raii, Carnuli fœderati, Meldi liberi, Secusiani [?] liberi..., Sanloiies
liberi..., Bituriges liberi qui Cubi appellanlur..., Arverni liberi. —
Trêves reçut plus tard le tilpe de colonie ; Tacite, Histoires, IV, 62 ; Wil-
manns, n" 2281. [De même, Langres, la cité des Séquanes, etc.]
s La cité de Reims est qualifiée fœderala dans des inscriptions du
temps de Trajan (Allmer, n" 68 ; Henzen, n" 5212 ; Wilmanns, n°' 2246 d,
2246 c) [Cori>us, Xll, n"' 1869 et 1855]. — De même l;i cité de Tours
est qualifiée civitas Turonwn libéra (Revue archéologique, t. XiH.
p. 66). — On trouve aussi civitas Vellavorum libéra (Henzen, n" 5221).
* Vopiscus, Florianus, 18, édit. Peter, t. II, p. 183 : Alla epistula :
LA CITE GAULOISE SOUS L'EMPIRE ROMAIN. 233
Il ne faut ni exagérer ni amoindrir la valeur de ces
titres. Sans doute ils ne pouvaient pas signifier que ces
peuples fussen': indépendants de Rome et de l'empe-
reur ; mais ils signifiaient (|ue chacun d'eux conservai'
ses lois propres, sa juridiction, ses magistratures. 11
fallait, à la vérité, obéir aux ordres du prince repré-
senté par son légat; il fallait payer des impôts, fournir
des soldats. Mais, ces obligations une fois remplies, le
peuple qui était appelé libre ou allié ne sentait plus
l'action du gouvernement central; les actes de sa vie
intérieure étaient libres*.
11 nous est resté quelques vestiges de la vie munici-
pale de ces cités gauloises pendant les deux premiers
siècles. Oh peut constater d'abord que les historiens ne
signalent jamais l'existence d'une garnison romaine
dans leurs murs. Tacite montre la cité des Eduens
Setialus amplissimus curiœ Trevcrorum. Ut estis liberi etsemper fuislis,
lœtari vos crediinus ; creandi principis jndicium ad senalum redit....
• 11 faut bien entendre que les mots liberi, soeli, fœderali, n'avaient
pas flans la langue des Romains un sens absolu. Quand les Honiauis vou-
laient définir ces termes, ils devaient reconnaître que chacun d'eux avait
des significations diverses. Voir d'abord Tite Live essayant de définir le
l'ivdus ou la societas, XXXIV, 57 : Tria gênera fœdernm : unum quum
bcUo viclis dicerentiir lecjes; allerum, quum pares bello fœderc œquo in
pacem venire?it; lertium, quum qui nunquam hosles fuerunt ad ami-
ciliam socioli fœdere juiigeiidain coeant. — Il est clair que les Carnutes
qui avaient été bello victi n'avaient pas reçu de César le fœdus ivquum.
Il y avait un fœdus qui enl rainait des obligations à l'égard de Rome, et
i|ni était compatible avec la sujétion. C'est encore ce que dit Tite Live,
\L1, 6 : Ut in dilione populi romani civilates socix sint. — Pour l'Em-
piie, nous trouvons au l)ig<' le ce qu'il faut entendre par populi liberi
ou fœderali ; iJigeste, XLIX, 15, 7 : Populus liber... aul fœ.deralus est,
sire ;vquo fœdere in amiciliam vcnit sive fœdere comprehensum est ut is
populus allerius populi inajestalem comiter conservarel. Hoc adjicitur
ut intelliyatur alterum populum superiorem esse, non ut intelliqatur
allerum non esse liberum. Le jurisconsulte ajoute que les membres de ces
cités alliées sont justiciables des magistrats romains : Fiunt apud nos rei
ex civilulibus fœderatis, et in eos damnatos animadverlimus.
234 LA GAULE ROMAINE.
levant elle-même des troupes et se chargeant de ré-
primer une insurrection de paysans'. Il montre
ailleurs la cité des Rèmes envoyant des députés aux
autres peuples gaulois et convoquant dans ses murs
un congrès de représentants de la Gaule*. L'historien
n'ajoute pas qu'un acte si grave ait dépassé les droits
d'une cité. Des faits de telle nature supposent le main-
tien d'un organisme politique assez indépendant et une
certaine habitude de la liberté.
Quant aux autres peuples gaulois qui n'avaient ni
le titre d'allié ni celui de libre, aucun historien ne nous
renseigne sur leur condition. 11 est toutefois impossible
de ne pas remarquer deux choses : l'une, que Tacite en
parlant des cités gauloises ne les sépare jamais en deux
catégories différentes; l'autre, que les inscriptions qui
nous viennent des cités non réputées libres, ressemblent
de tout point à celles des cités qui ont ce titre : comme
celles-ci, elles signalent des magistratures locales et
des décrets municipaux. D'ailleurs les délégués des
soixante cités gauloises figuraient à titre égal dans la
fête du temple d'Auguste et dans les délibérations qui
la suivaient. Rien n'autorise donc à croire que les
peuples à qui manquent les noms d'alliés ou de libres
aient été traités avec beaucoup plus de rigueur que
ceux à qui ces titres furent donnés.
La constitution intérieure de ces cités gauloises nous
est moins bien connue que celle des colonies dont nous
parlions tout à l'heure. Les inscriptions ici sont moins
nombreuses, et leurs indications moins précises.
* Tacite, Histoires, II, 61 : Gravissima civitas... eleda jnvenhUe...
faïuiiicam rmdliiitclinem disjecit.
- Il)idcm, IV, (57-68 : Rinni... per Gallias edixere ut tnissis Icgalis
in commune consvllareni. [Cf. plus haut, p. 81.]
LA CITÉ GAULOISE SOUS L'EMPIRE ROMAIN. 235
Comme nous ne voyons à aucun indice que Rome leur
ait donné une constitution municipale, nous pouvons
admettre qu'elles gardèi'ent d'abord le genre de gouver-
nement qu'elles avaient eu avant la conquête. Il s'y
produisit seulement quelques modifications naturelles.
Comme le parti démocratique s'était montré hostile aux
Romains, il est probable que ce qu'il y avait de démo-
cratique dans la constitution des Etats en disparut.
Partout l'autorité fut entre les mains de sénats, c'est-
à-dire de corps aristocratiques. Puis, à mesure que les
Gaulois se détachèrent du druidisme et adoptèrent les
dieux romains, les druides disparurent des conseils
des cités et furent remplacés par les pontifes et les
flamines de la religion nouvelle.
Un autre changement se laisse entrevoir dans les
inscriptions. Aucune d'elles ne nous donne les noms
[complets de] [toutes les] magistratures dans les cités des
trois provinces. Mais plusieurs portent cette formule
qu'un personnage « s'est acquitté de toutes les magis-
tratures dans sa cité ' », Il y avait donc dans ces cités
une série de magistratures que l'homme remplissait
l'une après l'autre. Or, comme la même formule était
usitée dans les colonies du midi de la Gaule% où elle
• Omnibus honoribus apud suos fiDicliis, ou officiis et ho7ioribtts
omnibus funclus, ou encore omnibus honoribus municipalibus in palria
funclus. Nous trouvons cette formule appliquée à un Éduen (Aug. Bernard,
le Temple cV Auguste, p. 55), à un Suession (Wilinanns, n° 2218), à un
Véromandiicn (idem, n° 2219), à un Nervien (idem, a" 2222), à un
Caduiquc (Auj^. Bernard, p. 68), à un Tricasse (idem, p. 62), à un Car-
nute (idem, p. 55). à deux Sénons (Julliot, Monuments du musée de Sens,
n" 16 et n° 43). [Cf. plus haut, p. 185. n. 2, et p. 2ir., n° 1.]
* "Wilmanus, n° 2204, pour Narhonne. — Henzen, n° 6468, pour Lvon.
- Herzog. n^ 020, pour Arles. — Cf. Orelli-llmzen, n" 2296, 2762,
3704, 7010, 2017 \Corpus. XII, n" 5256, 549; 4554, 4395; 5176,
5187, 52.-.0, 5275, 5286, 5289, 5507J.
236 LA GAULE ROMAINE.
signifiait visiblement que le personnage avait obtenu
la questure, l'édililé, le duumvirat , nous sommes
amené à croire que c'étaient les mêmes magistratures
ou des magistratures analogues qui s'étaient établies
dans les cités des trois provinces. H y a donc appa-
rence que le nombre des magistrats s'était augmenté
et que les Eduens, par exemple, au lieu d'un vergo-
bret unique, avaient des duumvirs annuels, à l'imita-
tion des colonies romaines.
Nous pouvons donc, en attendant que de nouveaux
documents confirment ou modifient notre oi)inion, nous
représenter le régime de la cité gauloise de la manière
suivante:
Un premier point est que dans cette cité le gouverne-
ment central n'entretenait aucun agent. Il existait un
prxses pour l'ensemble de la province, c'est-à-diie, par
exemple, pour toute la Lugdunaise, qui était un tieis de
la Gaule; il n'existait pas de fonctionnaire dans la cité
des Eduens ou dans celle des Arvernes, qui était pour-
tant plus grande qu'un de nos départements modernes.
Chacun de ces peuples continua à former un Etat. Le
langage officiel l'appelait civilas ou respublica\ Or ces
♦ Civilas Remorum (Wilmanns, n" 1082). — Civilas Senonum (Julliot,
Monwneitls dumusée de Sens, n" 1). — Civilas Veliocassium (Wilinanns,
n° 'i'iiO). — Civilas E(]uestrium[I>iscripliones helvelicœ, n" 115). — Civilas
Sefjiianonun (Aug. Bernard, le Temple d'Augnsle, p. 80). — Civilas
Biluricjum Viviscorum (Julliaii, Insciiplions de Bordeaux, n" i). —
Cives Rémi (Orelii, n° 1977). — Civis Li)i(jo!>iis (Renier, dans la Revue
archéolofiique, t. XI, p. 415) . — Civis Senonius (ibidem, p. 420). —
Civi Bellovaco (Alhner, a" 534). — Respublica IS'emausensis [Corpus,
XII, p. 955]. — Respublica Vieunensium (Allmer, n" 107) [Corpus, XII,
n" 1895]. — Respublica Narboiicnsium (llenzcn, n° 0484). — Curalor
rcipublicse civilalis Venclum (L. HcnuT, Mélatujcs d'épigraphie, p. 45)
— Dans le Digeste, le terme respublica s'applique toujours aux cités;
voir, par exemple, ce texte de Papinien, L, 1, 13 : Qui reipublicse
neyolia gessit.
LA CITÉ GAULOISE SOUS L'EMPIRE ROMAIN. 237
deux termes, dans la pensée des -hommes, désignaient
autre chose que de simples divisions territoriales; ils
présentaient à l'esprit l'idée de véritables corps poli-
tiques. Aussi les lirons-nous dans des décrets qui ont
été rédigés par ces petits Etats avec une pleine indé-
pendance.
Le territoire de la cité se partageait ordinairement en
cantons qu'on appelait j?«^?'. Ces subdivisions, qui avaient
déjà existé dans la Gaule indépendante*, ont été si uni-
versellement usitées et si vivaces, que nous les retrou-
verons dans toutes les parties de la Gaule après la chute
de l'Empire romain. Ils apparaissent déjà dans les
inscriptions du temps de cet Empire*. Ils avaient des
chefs que l'on appelait maghiri; mais nous ne savons
pas bien s'ils les élisaient eux-mêmes ou si ces chefs
leur étaient donnés par la cité. Quelles étaient les rela-
tions entre le pagus et la cité, c'est ce qu'il est impos-
sible de dire sûrement. En droit, \e pagns dépendait de
la cité et n'en était qu'une partie^ En pratique, on ne
* César, De bello gallico, I, 12; VI, H : /« Gallia... in omnibus payis
parlibusque. Il cite aussi, VII, 64, les pagi Arvernoruin. [Cf. plus
haut, p. 10.]
- A ne parler que de la Gaule, nous avons [notamment] une inscription
(Van pagus de INarhonne (Herzog, n" 78), une d'un pagus Lucretius du
territoire d'Arles (Orelli, n° 202), une d'un pagus Vordensis en Provence
(Orelli, nMO?) [Corims, XII, n" 594, 1114, 5570; cf. p. 930], une d'un
vicus d'Aoste (Allmer, n° 221) [Corpus, XII, n" 2395], une du vicusd'kix-
les-Bains (Allmer, n° 235) [Corpus, XII, n" 2461], une d'un vicus jde Bel-
ginum] (Ilenzen, n° 5258), une du pagus Condatium (Wilmanns, n°2225),
enfin une inscription qui marque que la cité des Helvètes resta partagée
en quatre pagi (Mommsen, Inscriptiones helveticœ, n° 192). — D'après
Slrnbon, IV, 1, 12, la cité de Nîmes complait 24 pagi. Tacite parle des
pagi des Éduens, sans en indiquer le nombre [Histoires, II, 61). Dans la
civilas de Trêves, nous connaissons les vici Ambialinus (Suétone, Cali-
gula, 8), Belginum (Ilenzen, n" 5258), Voclanni (idem, n° 5237). Nous
avons une inscription des vicani Marosallenses, dépendant des Médio-
matrices (idem, n° 5214).
'^ Voir la définition qu'en donne Isidore de Séville, qui écrivait au
238 LA GAULE ROMAINE.
sait pas par quels procédés ni dans quelle mesure cette
supériorité de la cité s'appliquait. Les historiens
modernes ont professé que la ville dominait les cam-
pagnes. Ils ont émis cette théorie que le principe du
régime municipal romain était la subordination des
campagnes aux villes. Cette théorie ne s'appuie sur au-
cun fait. Elle vient d'une confusion qu'on a faite eLirt
les termes de ville et de cité, urbs et civitas. La cité avr,r
sans nul doute un chef-lieu, urbs, mais elle comprenait
tout le territoire. Les pagi n'étaient pas soumis à la
civitas, ils en faisaient partie. Les habitants du chef-lieu
n'avaient pas plus de droits ni d'autres droits que les
propriétaires des campagnes. C'étaient les riches, les
grands propriétaires ruraux, qui exerçaient les magistra-
tures de la cité, et ils les exerçaient sur toute la cité
indistinctement. Le trait essentiel du régime municipal
romain était l'union de la campagne et de la ville.
Les documents connus jusqu'à ce jour ne nous mon-
trent pas de comices populaires dans les cités gauloises*.
vu" siècle, mais qui se servait de sources ancieunes : Vici et castella et
piigi ii sunt qui nulla dignitate civitatis ornantur, sed vulgari hominum
convenlu incoluntur et propler parvilatem siii majoribus civitatibus
allribuuntnr. — En droit, le vicus ne compte pas. Qui ex vico ortus est,
eain patriam intelligitur habere oui reipublicse vicus ille respondet
(Ulpien, au Digeste, L, 1, 50).
* Nous exceptons toujours « les colonies » et les « villes de droit
latin ». On y trouve des traces de comices populaires, au moins durant
le i" siècle; ainsi, à Arles (llerzog, n" S'iS) [Corpus, Xll, n" 097]. Pour
les villes latines en général, les Lois de Sal pensa et de Malaga attestent
l'existence de comices. 11 n'en est plus de même pour les cités des « Trois
Gaules )) . Des expressions telles que Sequani publiée (A. Bernard,
p. 54), ou cives Rémi (Orelli, n" 1977) n'impliquent pas précisément une
assemblée du peuple. Ce sont des exprcisions synonymes de civitas Sequa-
norum, civitas Remonim, l'État séquane, l'État des Rèmes. — L'expres-
sion ex poslulationc populi que l'on trouve quelquefois au sujet de la
nomination d'un magistrat, montre bien que, si parfois l'on tient compte
de l'opinion du peuple, du moins ce n'est pas au peuple que la nomina-
tion appartient.
LA CITÉ GAULOISE SOUS L'EMPiRE ROMAIN. 259
On peut admettre qu'il en exista, surtout dans les deux
premiers siècles; mais on ne saurait dire comment ils
étaient composés. Se figurer une assemblée de tous les
hommes libres votant indistinctement serait téméraire.
Ce qui se voit mieux, c'est que chacune de ces citûs
avait un conseil dirigeant que l'on appelait son sénat,
son ordre des décurions, sa curie*. Les inscriptions
donnent souvent à ce conseil l'épi thète de très grand,
très saint, splendidissimus, sanclissimus ordo^. La liste
des décurions était dressée tous les cinq ans par le quin-
quennalis, qui devait y faire entrer tous les anciens ma-
gistrats de la cité, et les membres étaient inscrits sur
cette liste suivant le rang que leur donnaient les magis-
tratures qu'ils avaient exercées ^ C'était ce conseil qui
* On trouve un ordo civilaiis Albensium, probabiement Alba Helvorum
en Narbonnaise (Wilmanns, n° 2230; Henzen, n" 7007) [Corpus, XIF,
p. 356]; un ordo Vintiensium, de la cité de Vence (IJi^nzen, n° 522S)
[ibidem, n° 12|; an ordo Bri(fantium[f] (Orelli, n° 1012) [Corpus, XII.
n" 57j ; un ordo Viducassium, cité de Vieux (marbre de Tliorigny); un
ordo Redonum, cité de Rennes [Revue historique de droit, IS""!', p. 302 ;
Antiquaires de France, 1848, p. 84). — L'ordo decurionum ou senalus
est d'ailleurs une institution générale de l'Empire (Orelli, n"' 3721, 3726,
3728, 3754, 3742, 3782, 3286; Henzen, n" 5287 a, 64!)9, 6994, 6995,
6997, 7020, 7066; Wilmanns, n" 1850, 1853, 1858, 2100, 2193,
2205, 2291 ; Corpus inscriptionum latinarum, II, n°' 1055, 2026, 4062,
4191, 4202, etc.; Brambach, n°' 1088, 1241, 1035, 2279.) — Ordo et
senatus, decurio et senator sont employés comme synonymes; Lex Jidia
municipalis : senator decurio conscriptusve. On lit dans Dion Cassius
qu'Auguste promit à ses centurions de les faire sénateurs dans leurs villes
natales, è; ta; (iouXa; xà; èv rat; 7:aTp;'at •/.xxaXÉÇojv (Dion, XLIX, 14). —
Le mot curia désignait d'abord le lieu où s'assemblait Yordo (Wilmanns,
n"' 2083, 2117, 2548) ; il n'a pas tardé à s'appliquer à l'ordo lui-même.
* Wilmanns, n" 119 ; Sanclissimus ordo Lugudunensis; n° 2216 :
A splendidissimo ordine. — Cf. Apulée, Florides : Sanctissima curia,
en parlant de la curie de Carthage.
3 Ulpien, au Digeste, De albo scribendo, L, 3, 1 : Decuriones in albo
ita scriptes esse oportet... eo ordine quo quisque eorum maximo honore
in municipio functus est. — Dans les délibérations, ils votaient dans le
même ordre (Ulpien, ibidem). — Les membres de la curie étaient ran;;és
240 LA GAULE ROMAINE.
délibérait sur tous les intérêts du petit Etat'. Il exa-
minait les comptes de finances. Souvent il s'érigeait en
tribunal pour recevoir les appels des magistrats*. Il rédi-
geait des décrets qui avaient force de loi pour tous les
membres de la cité. Beaucoup d'inscriptions nous sont
parvenues avec la mention ex decrelo decurionum^ .
La cité avait ses magistratures, que la langue du
temps appelait honores. Ces honneurs formaient une
série dont il fallait gravir les divers échelons. Arrivé au
terme de sa carrière, un personnage pouvait dire qu'il
avait rempli tous les honneurs dans sa cité, omnibus
honoribus fanctus^ On commençait par être questeur,
puis édiie, puis duumvir et flamine de la cité.
sur Valbian d'après les magistratures qu'ils avaient exercées; c'est du
moins ce qui peut se conclure de ïalbum de Canusium ((ui nous est par-
venu (Orelli, n" 5721 ; Wilmanus, n" 1850) [cf. p. 250, n. 1] et de celui
i\e 'ïh-imugns (Epliemeris epigraphica, t. 111, p. 77). Ce dernier offre cette
particularité que les prêtres de la cité figurent au premier rang. — Nous
n'insistons pas sur les modes de convocation et de délibération ; nous n'avons
pas de textes particuliers à la Gaule. Une loi [de 416], auCodeTliéodosien,
XII, 12, 15, dit : Universos curiales prsecipimus in locum curise convenire.
Une loi [de 285], au Code Justinien, X, 52, 2, dit : Decurionibiis sollemniter
in curiam convocaiis. Ulpien, au Digeste, L, 9, 5 : Lege muiiicipali
cavelur ut orclo non aliter haheatur quam duabus partibus adhibitis.
Lex colonise Juliœ Genetivse, XCVII : De majoris partis decurionumper
tabellam sententia, aun non minus quinquaginta aderunt.
* Ibidem, XIU : Ad decuriones referlo, consulito, decretiim facito.
- Lex colonix Juliœ Genetivœ, CXXV. Lex Malacitana, LXVI.
s Lochs datus decreto decurionum (AUmer, n° 126). Locus emptus ex
decreto decurionum (idem, n° li7). Ex decrelo decurionum de publica
pecutiia (Lehègue, n" 78). Cf. Wilmanns, n" 2224, 2246, 2205 [Corpus,
Xll, p. 9i0]. — Le droit de faire des décrets est signalé plusieurs fois
dans le Digeste : Décréta quse non legitimo decurionum numéro fncta
sunt, non valent (Digeste, L, 9, 2). Quod semel ordo decrevit non opor-
tere rescindi divus iladrianus rescripsit (ijjidem, L, 9, 5). 11 n'y a nul
indice que ces décrets des décurions dussent être soumis préalablement à
l'autorisation du gouverneur de la province. — Il est d'ailleurs bien
entendu que ces décrets ne pouvaient toucher à la politique ni contre-
venir aux lois générales^
* Tib. CL Professus Niger omnibus honoribus apud JEduos et Lin-
LA CITÉ GAULOISE SOUS L'EMPIRE ROMAIN. 241
Les duumvirs avaient en mains ce que le langage
moderne appelle le pouvoir exécutif, et étaient comme
des chefs de république*. C'étaient eux qui convoquaient
cl présidaient la curie. Ils proposaient les décrets, le?
faisaient voter, et les exécutaient. Ils possédaient en
môme temps l'autorité judiciaire avec un droit de coerci-
tion sur tous les membres de la cité^ Ils géraient aussi
les intérêts financiers, affermaient les terres publiques,
mettaient en adjudication la construction des édifices.
Les contrats et les donations, l'adoption et l'aff'ranchisse-
ment s'accomplissaient devant eux et recevaient d'eux
le caractère d'actes authentiques^ Tous les cinq ans,
ces duumvirs ajoutaient à leur titre ordinaire celui de
quinquennaux, et ils remplissaient alors les fonctions si
importantes qu'avaient eues autrefois les censeurs de
Rome; ils faisaient le recensement, évaluaient les for-
lunes, répartissaient les impôts, fixaient à chaque citoyen
son rang, et dressaient la liste des décurions et sénateurs*.
gones functus (Orelli, n° 2028). De même, chez les Nerviens, chez les
Sucssions, chez les Vcromantluens, chez les Cadurques (Wilmanns,
n" 2217-2222). [Cf. plus haut, p. 235, n. 1 et p. 185, n. 2.]
' On trouve des duumvirs chez les Séquanes (Orelli, n° 4018), chez les
Pe/j'oconi (iilom, n° 4019), chez les Morini (Hcnzcn, n"* 5211), à Marseille
(Orelli, n° 4024) [Corpus, XII, p. 55j. Nous n'avons pas besoin de rap-
peler qu'ils se trouvent aussi dans les colonies, Lyon, Narbonne, Vienne,
Aix, Cologne.
2 Lex Malacilana, LXV et LXVl ; Lex colonise Julix Genetivx, Cil.
Les duumvirs sont souvent appelés dans les inscriptions duumviri jure
dicundo. Ce pouvoir judiciaire est bien marqué dans cette phraie de
Siculus Flaccus, Gromnlici veteres, édit. Lachmann, p. 155 : Munici-
pionim magistratibus jus dicendi coercendique est libéra polestas. On
peut voir d'ailleurs quelles étaient les limites de cette juridiction muni-
cipale, dans Paul, au Digeste, L, 1, 28. Cf. Digeste, 11, 1, 12; XLVII, 10,
13, § 39.
2 Lex Salpensana, XWUI. Code Justinien, 1, 36, 2.
♦ Pour les villes de Caule, il n'y a pas d'inscriplions, à ma connais-
s:mLC, qui mentionnenl les quinquennales. Poui' la cité des Rèmcs seule-
ment nous trouvons un censor (Wilmanns, n" 224G (/, 2246 e; Herzog,
FusTEL DE CouLANGES. — La Ciaule ro:iiaiiio. 1 '
242 LA GAULE ROMAINE.
Au-dessous des duumvirs, la cité avait deux édiles, qui
avaient la police des marchés et des rues, et un ques-
teur, qui avait le maniement des fonds publics*. Puis
venaient des fonctionnaires inférieurs, les curatores
annonx, les curatores viarwn, les scribx^, et enfin tout
un personnel d'affranchis et d'esclaves publics, liberli,
servi publici. Notons bien, d'ailleurs, que la liste des
magistratures et leurs noms n'étaient pas les mêmes
dans toutes les cités. Jamais l'uniformité ne régna dans
ce régime municipal de l'Empire romain.
Quelque doute qu'il puisse y avoir, en l'absence de
documents suffisants, sur la nature et les attributions de
ces magistrats, comme sur leur mode précis de nomina-
tion, une chose du moins paraît bien certaine : durant
les deux premiers siècles, la cité gauloise, la grande
cité comme était celle des Arvernes, celle des Éduens ou
n"' 510, 511) [Corpus XH, n°" 1869 et 1855]. Plusieurs érudits ont vu
dans ce censor l'analogue du quinquennaUs qui apparaît fréquemment
dans les inscriptions d'Espagne et d'Italie. J'ai quelque doute sur ce
point. On consultera L. Renier, Mélanges d'épi graphie, pages 47 et suiv.
* Ici encore nous devons prévenir que les documents qui mentionnent
les édiles et des questeurs pour les villes colonies (Narbonne, Wilmanns,
n" 2194; Vienne, idem, n° 2243 [Corpus, XII, n" 17^5]; Lyon, idem,
n" 2224; Cologne, idem, n» 2283 [Corpus, XII, p. 940 et 941], ne
les mentionnent pas pour les villes des trois provinces. [11 est vrai que les
documents épigraphiques sont plus rares. Ils permettent cependant de
supposer en toute vraisemblance l'existence de fonctions de ce genre
dans la plupart des cités des Trois Gaules et l'analogie complète des
institutions municipales dans ces deux groupes de villes.] — Nous ne
combattons pas l'opinion reçue au sujet des édiles et des questeurs des
cités gauloises; nous tenons toutefois à faire observer que cette opinion,
si probable qu'elle soit, ne s'appuie pas sur des documents certains.
- Ces divers fonctionnaires municipaux sont énumérés dans le Digesle,
L, 1, 1, 3, 18 : Legatio ad census accipiendum, annonse cura, cura
prsedioi'um publicorum, cura frumenti comparandi, cura ludorum,
divisio annonse. Un autre jurisconsulte mentionne : l'irénarque qui
disciplinée puhlicm et corrigcndis morihus prœficitur, Vepiscopus
cbargé des distributions gratuites, le curator qui ad colligendos civila-
tium publicos reditus eligi solcl, les lahularii.
LA CITE GAULOISE bUUS L EMPIRE ROMAIN. 2tr>
celle des Séquanes, eut un corps de magistrats et de
chefs qui ne lui étaient pas envoyés par le gouvernement
impérial, mais qu'elle nommait elle-même'. C'était à
elle aussi qu'à l'expiration de leur charge ils rendaient
leurs comptes. C'était vis-à-vis d'elle, et non du pouvoir
central, qu'ils étaient responsables de leurs actes.
Non seulement cette cité ne recevait pas de garnison
romaine, mais elle avait ses soldais à elle, sa petite
armée pour la police locale*. Les villes avaient des forti-
fications'*.
* Cette règle semble avoir été violée pr.r l'institution de prsefecti dési-
gnés par l'empereur. Mais il faut observer de près cette pratique pour en
voir le vrai sens et le peu de portée. Nous lisons dans la Lex Salpensnjta^
XXIV : (( Si les décurions ou sénateurs, au nom de la cité, choisissent
l'empereur pour duumvir, et si l'empereur accepte cette dignité, le préfet
qu'il mettra à sa place exercera les fonctions des duumvirs. » C'est qu'il
arrivait quelquefois qu'une cité, soit pour flatter le prince, soit pour toute
autre raison, déférât à l'empereur sa magistrature suprême. Si l'empereur
acceptait, il était duumvir de la cité, et un préfet désigné par lui rem-
plissait la charge à sa place. L'empereur Hadrien fut un de ceux qu:
acceptèrent le plus souvent le titre de duumvir en Occident, ou celui
d'archonte en Grèce. Spartien, Vila Hadriani, 19 : Per latina oppida
diclalor et œdilis et duumvir fuit, apud Neapolim demarchus, et
Aihenis archon. Mais on se tromperait si l'on voyait dans ce fait une
diminution des libertés municipales. 11 s'agissait d'une nomination faite
par la cité elle-même, qui avait cru rehausser sa magistrature en en revê-
tant le prince, c'est-à-dire en fiiisant du prince nominalement un magistrat
municipal. Aussi ne l'était-il que pour un an; l'année expirée, la cité
reprenait le cours de ses élections.
- Nous trouvons à Nîmes des prsefecti vigilum et armorum (Wilmanns,
n" 2198, 2^200, 2201, 2202 ; llerzog, n>" 121-123) [Corpus, XII, p. 38^2].
De même à Nyon nous trouvons un prsefectus arcendis latrociniis qui
commande visiblement une force année [Wilmanns, n° 2248 ; cf. Corpus,
XII, n° 1368]. A cela paraît se rattacher l'institution des tribuni mili-
tnm a populo qui est mentionnée par quelques inscrinlions (Wilmanns,
n-'ieOi. 1605, 1894, 1907, 19H9 c, 1910, 1920). Le paragraphe CIII de
la Lex colonise Julise GenelivcB porte que les décurions ont le droit
d'ordonner l'armement de la population et que les duumvirs exercent en
ce cas le commandement militaire.
•^ Cela résulte im|ilicitement de cette phrase de Suétone, [Vie de
Galba, 12] : Galba... urbes Galiiar uni qme sibi cunctanlius accessissentf
quasdam etiam murorum destructione vunivit.
244 LA GAULE HUMAINE.
Chaque cilé possédait sa fortune publique, qui con-
sistait en édifices, en terres*, en capitaux, en contribu-
tions. Elle pouvait recevoir des donations et des leg•s^
Elle administrait elle-même cette fortune'. Elle affermait
ses terres et plaçait ses capitaux à intérêts*. Elle avait
ses contributions propres, telles que octrois, droits sur
les maichés, droits de passage aux ponts et sur les
routes".
Elle avait aussi ses dépenses propres. Elle devait
entretenir ses fortifications, ses rues, son forum, ses
basiliques, ses temples, ses bains publics et son théâtre,
ses routes et ses ponts ^ Elle fondait des écoles et elle
en nommait les maîtres\ comme elle nommait ses
médecins*.
' La propriété municipale a donné lieu, au moins dans quelques cités,
à l'inslitulion àetriumviri locorum puhlicorum persequendoriim (Alliner,
n°' 157, 159; Mommsen, Inscriptiones helveticse, n" 83) [Corpus, Xll,.
p. 958].
* Digeste, L, 8, 6.
3 Au moins avant l'institution des curatores dont nous parlerons plus
loin.
■* Sur la location des terres publiques par baux, voir le titre du Digeste
Si ager vectigalis, VI, 3; cf. XX, 1, 31. Sur les biens des cités voir le
titre du Digeste De administratione rerum ad civitates pertinentium,
liv. L, tit. 8.
» Henzen, n° 7170. — Digeste, L, 5, 18.
8 La Lex colonise Julise Genetivœ règle ainsi le droit de réquisition :
Quamciimqiie munitionem deciirioiies decreverint, eam munilionem fieri
licito, dum ne atnplius in annos singulos inque komines singulos pu-
bères opéras quinas et in jnmenla plaustraria juga singula opéras
ternas décernant; eique munilioni œdiles qui lum erunt ex deciiricnum
decreto prœsunto.
■^ Gode Théodosien, XIII, 3, 5 : Quisquis docere vult, judicio ordinis
probatus decretum curiaiium mereatur, oplimorum conspirante con-
sensu.
8 Digeste, L, 9, 1 : Medicortim inlru prsefînitum mcmerum consti-
tuendorum arhitrium non prœsidi provincise commissum est, sed ordini
et possessoribus cujusque civitatis ut certi de probilate morum et peritia
arlis eHijanl ipsi quibus se liberosquc suos in œyriludine commiltant.
LA CITÉ GAULOISE SOUS L'EMPIRE ROMAIN. 245
Elle nommait aussi ses prêtres, ses flamines, ses
pontifes'. Elle avait même ses dieux à elle. Nous avons
vu que Taulorilé monarchique divinisée était l'objel
d'un culle; il y avait aussi un culte municipal. A chaque
cité gauloise présidait un Génie qui recevait l'adoration
des hommes^ Elle avait ses autels, son culte local, ses
létes. Les spectacles tenaient une grande place dans la
vie de cette cité; c'est qu'ils étaient chose sacrée. Une
idée religieuse s'y attachait encore. Le peuple tout entier
y assistait, chacun suivant son rang, les magistrats et
les décurions aux places d'honneur% et la cité regardait,
' Flamen sacrorum publicorum municipalium (Orelli, n° 2158). —
Flamen in civitate Sequanorum (idem, n° 401 8). — Sacerdos civitalis
Voconiiorum (idem, n° 2552). — Vocontiorum poridfici (idem, n°459). —
Sacerdos civitatis Liigdunetisis (Henzen,ir'6051, 6052). — Ponlifexmu-
nicipii (Henzcn, n° 7048). — Pontifex civitalis Valeniiœ, sacerdos
civitatis Albensis (Orelli, a° 2552). — Poitlifex publicorum sacrificio-
rum Nemausi (Hcrzog, n" 120). — Flamen in colonia Equestri (Orelli,
n° 255). — [On trouvera la liste des sacerdoces mimici|)riiix dans le Corpus,
XII, p. 928.] — Cf. Lex colonise Julix Genetivie, XGI. — On peut
voir aussi sur ces sacerdoces municipaux électifs une curieuse anecdote
dans Dion Cassius, LXIX, 3, et d'autres dans Phiiostrate, Vie des so-
phistes.
* Atigusto sacrum et Genio civitatis Bitungum Viviscorum (Jullian,
Inscriptions de Bordeaux, n" 1). — Genio Arvernoriim (Orelli, n" 10').
— Mercurio Arverno (idem, n" 1414). — Deœ Epoux et Genio Leu-
coruni (Mcnzen, n° 5250). — Genio colonise Helvelioriim (Orelli, n°5G7).
— Genio Treviroriim (idem, n" 1805). — Dese Aventise et Genio inco-
larum (idem, n"' 568, 509, 370). — Dese Avenliœ sacerdos (idem,
n° 400). — Dese Narise rcgionis Arvreiisis (Hen/en, n° 5005). — Nîmos
avait son deus Nemausus (Orelli, n" 2052) [Corpus, XII, n°' 5093 et s.].
La cité de Vence avait son Mars Vincius ^Orelli, n" 20()r)) [ibidem, n°.'j,
celle de Vaison avait son dieu Vasio (llenzen, n° 5019) [ibidem, n"' 15";!i -
1558]. Les Ségusiaves avaient ]eur dea Segusiavorum (Orelli, n"2'^i';)
— Jovi Optimo Maximo et Genio municipii nostri (Uenzen, n° 527 i) —
Sur les Génies des cités en dehors de la Gaule, voir Orelli-Henzen,
n"' 1685, 1688, 1693, 1694, 1943, 7159. Une inscription porte qu'un
personnage in theatro posuit statuas duas, genium patrise nostrœ
(llenzen, n" 5320).
* Fronton, Ad amicos, II, 6 : Decurio... spectaculis scdit.
246 LA GAULE ROMAINE.
à la fois lecueillie et joyeuse, ces jeux offerts à ses divi-
îlités^
En résumé, la cité sur son vaste territoire était con-
stituée comme un véritable État. Nous ne voulons pas
dire par là qu'elle fût indépendante. Se la représenter
comme une communauté libre sous la simple suzerai-
neté de l'Empire est exagéré et peu exact. Elle devait
obéir à tous les ordres du gouvernement impérial. Elle
ouvrait ses portes au proconsul toutes les fois qu'i."
voulait la visiter% et nous verrons plus loin que presque
tous ses actes étaient soumis à l'approbation du gouver-
neur de la province. Mais ce que nous devons noter ici,
c'est d'abord que le gouvernement impérial n'avait pas
un agent toujours présent dans la cité; c'est ensuite que
cette cité avait un organisme complet et une vie propre.
Elle possédait son sénat dirigeant, son corps de magis-
trats, sa juridiction, sa police, son trésor, ses biens
meubles et immeubles, sa fortune publique, ses écoles,
son clergé et son haut sacerdoce. Rien de tout cela ne
lui venait du dehors : magistrats, professeurs, prêtres,
elle trouvait tout en elle-même. Sans doute elle n'était
pas un État libre ; elle était du moins un État.
* Plusieurs inscriptions marquent le caractère de ces jeux. Corpus
insciiplmium latinarum, II, n° 1665 : Flumen perpeiuus... edilis
scienicis ludis per qualrichium et circensibus, et epulo diviso. — Wil-
nianns, n° 2404 : Flamini..., aijonolhetœ perpeluo cerlaminis quin-
qucnnalis. — Les jurisconsiiUes coiu^leiil parmi les munia qui incombent
aux m;i^'istrats ludorum ciiceiisium spectacula (Digeste, L, 4, 1, § 2).
* Uipien, au DJi^cste, I, 16, 7,
DE QUELQUES UÉULES DE CE ULUIME MUMCIPAL. 247
CHAPITRE VI
De quelques règles de ce régime municipal.
C'est à la faveur de ce régime municipal que les
villes gauloises se sont agrandies et embellies et que les
populations ont prospéré durant trois siècles. Il est
utile d'observer quelles sont les règles qui en ont assuré
le fonctionnement régulier durant un si long espace de
Icmps.
A première vue, cet organisme municipal semble
avoir été démocratique. L'Empire ne supprima nulle
part, si ce n'est à Rome, les comices populaires. Les
inscriptions de l'Espagne, comme celles de l'Italie, de la
Grèce et de l'Afrique, nous montrent ces assemblées se
perpétuant assez longtemps ; elles nous permettant de
nous représenter les habitants d'une cité votant pour
l'élection de leurs duumvirs ou de leurs questeurs;
parfois même elles nous mettent sous les yeux les
brigues des candidats et les agitations du corps électoral'.
Il faut se garder toutefois d'attribuer une trop grande
importance à ces comices et surtout de les considérer
* Voir Lex Rubria de Galiïa Cisalpina, dans le Corpus inscriptionum
lalinarum, t. I, p. 115; Lex Julia mutikipalis, ibidem, p. 119 ; Lex
municipalis Salpcnsana, Lex rmmicipalis Malacitana, ibidem, t. II,
p. 2jl et suiv. ; les Bronzes d'Osuna dans le Journal des savants,
mai 1874!. Cf. Corpus inscriptionum grœcarum, passim, et Orelli-
llenzen, n" 3700 et suiv., n"' 7'227, 7276. — Mommsen, die Stadtrcchte
dcr lateinisclien Gemeindcn Salpensa und MaUiga, 1855; Ed. Laboulaye
et Ch. Giraud, les Tables de Malaga et de Salpensa, 1856; Giraud. les
Bronzes d'Osuna, 1875; Herzog, Galliœ Narbonensis hisloria, ^. \14i-
235 ; Zumpt, Studia romana ; Mai'quardt, Rœmische Slaatsvenvaltung,
1873; [18S1,2° édit.]; Ilouduy, le Droit municipal, 1876; Duruy, His-
toire des Romains, t. V ; [Willems, les ÉlccUons municipales à Pompéi]
248 LA GAULE ROMAINE.
romme des assemblées tout à fait populaires. Le peu de
lenseignements qui nous sont parvenus à leur suje'
nous montrent que les hommes y étaient répartis en
cadres qu'on appelait curies ou tribus ' ; que les votes s'y
comptaient, non par têtes, mais par groupes; et qu'il
y a grande apparence que les petites gens étaient relé-
gués, ainsi que dans les anciens comices de Rome, dans
un petit nombre de ces groupes de manière à ne former
jamais la majorité. Il est môme des faits qui donnent à
penser que les prolétaires n'étaient pas inscrits sur la
liste des citoyens. Pour ce qui est des grandes cités gau-
loises, comme celles des Éduens et des Lingons, qui
embrassaient un vaste territoire et comprenaient une
population fort nombreuse, il n'y a pas d'indice qu'une
si grande mulLiLude s'y soit jamais réunie en comices.
Deux choses sont mieux connues et ont eu certaine-
ment plus d'importance que ces comices d'apparence
démocratique : l'une est la composition du sénat muni-
cipal ; l'autre est la responsabilité des magistrats. C'est
par l'observation de ces deux choses qu'on se fera une
idée exacte du régime municipal de l'Empire romain.
Le sénat de la cité, ordo decurionum ou senatiis,
n'était sans doute pas nommé par le gouvernement; il
eût été absolument contraire aux habitudes du pouvoir
impérial d'en désigner lui-même les membres. Il n'était
pas non plus élu par la foule; l'esprit romain n'avait
jamais admis, même au temps de la République, qu'un
conseil dirigeant, dont les premières qualités doivent
être l'expérience et l'indépendance, pût être l'expression
des volontés inconstantes delà multitude. Le sénat mu~
* Lcx Malacitana : Qui comilia habehit, is municipes curiotim ad
sufl'riKjium ferendum vocato, ita ut... curise singtdœ in singiilis con-
sepUs suffragium per LabcUum femnt. — [Cf. plus haut, p. 229.]
DU QUELQUES RÈGLES DE CE REGIME MUNICIPAL. 249
nicipal, à l'image de l'ancien sénat romain, était com-
posé d'après une liste dressée par un magistrat, le
duumvir quinquennaln, qui faisait ainsi l'office de
l'ancien censeur*.
Or ce magistrat, pas plus que le censeur romain, ne
pouvait composer la liste arbitrairement. Il ne devait y
porter que des hommes appartenant à des catégories
qui étaient déterminées ou par des lois formelles ou
par des usages aussi respectés que les lois. La première
condition pour qu'on y fût inscrit, était qu'on possédât
un certain chiffre de fortune. Qui n'avait pas au moins
100000 sesterces en biens inscrits au cens, n'était pas
décurion^ Non seulement aucune indemnité pécuniaire
n'était attachée à la dignité de décurion, mais c'était
même un usage assez général que chaque nouveau
membre en entrant dans ce corps payât une somme
de 1000 ou 2000 pièces d'argent'. Il fallait donc avoir
• Lex Julia municipalis. — Lex colonise Julise Genelivse. — Pline,
Lettres, X, 85, 113, 114. — [Cf. plus haut, p. 2M.]
2 Cette règle ressort d'un passage de Pline, Lettres, I, 19 : Esse tibi
centum millium censum satis indicut quod décurie es, et d'un autre de
Pétrone, c. 44 : Jam scio unde acceperit denarios mille aureos. Ces
1000 deniers d'or font justement 100 000 sesterces. Cf. Lex Malaci-
tcnia, LX. Toutefois il ne faudrait pas penser que ce chiffre de
lUOOOO sesterces fût déterminé uniformément pour tout l'Empire.
2 Cela ressort d'une lettre de Pline à Trajan et de la réponse du prince,
lettres qui montrent que la règle n'était pas générale ; Pline écrit que la
Lex Pompeia, loi qui a constitue la province de Bithynie, ne prescrit
pas à ceux qui entrent dans le sénat de donner de l'argent; mais l'usage
s'en est introduit et teud à se généraliser. Trajan répond avec sa sagesse
habituelle : Honorarium decurionatus omîtes qui in quaque civilate
Bithijnise decuriones fiitnt inferre debeant nunc, in universum a me
non polest statui (Pline, Lettres, X, 115, 114). Un peu plus tard, une
lettre de Fronton, Ad amicos, II, 6, semble montier que l'usage est
devenu une règle. Cette somme était appelée honorarium, summa hono-
raria, pecunia ob decurionatum. Plusieurs inscriptions mcnlioimcnt
comme un fait exceptionnel qu'un décurion ait été nommé (jraluito
(Wilmanns, n- 15(J-2, 1725, 1894, 2058, 2210).
250 LA GAULE ROMAINE.
quelque fortune pour être décurion*. L'ensemble des
faits permet de croire que, dos qu'on était riche, on
entrait naturellement dans ce conseil. Enfin, bien que
la liste en fût renouvelée tous les cinq ans, il est visible
ciue la dignité de décurion était considérée comme via-
gère. Il ne faut donc pas se représenter ce sénat muni-
cipal'comme un conseil électif, mais plutôt comme la
réunion des plus riches personnages et des grands
propriétaires du pays*.
Le législateur romain explique nettement le principe
qui a présidé à cette organisation : « Ceux qui ont fondé
nos institutions, dit-il, ont jugé nécessaire de grouper
dans chaque cité les hommes notables et d'en former
un corps qui administrât avec ordre les intérêts com-
muns^. »
C'était constituer une aristocratie municipale. L'ordre
des décurions avait, en effet, un rang fort supérieur à
ce qu'on appelait la plèbe*. On lui assurait des places
d'honneur dans les repas sacrés et dans les jeux^ Mais
il n'y a de véritable aristocratie que là où les obligations
sont proportionnées aux privilèges; aussi était-ce ce
' Sur la règle de payer une somme d'arj^ent en entrant dans le décu-
rionat, il y a un renseignement ciiiieux dans Fronton, Ad amicos. H, G ;
Pecuiiinm ob decurionatum intidit.
- H ne faut pas perdre de vue que ce qu'on appelait une cité était à la
fois ville et campagne. La plupart des grandes fortunes étaient des for-
tunes foncières.
= Novelleà de Justinien, IV, 17 : Qui rempubîicam olim nobis dispo-
siieru7it, exislimaverunt oporlere adunare in uiuiquaque civitale nobiles
viros et unicuique senatus dure curiam per quant debuissent agi quse
publica sunl atque omnia fieri secundum ordinem.
■* Paul, au Digeste, L, 2, 7 : Decurionum honoribus plebeii prohi-
hcnlur. — Ulpien, au Digeste, L, 2, 2. — Bronzes d'Osuna, CXXV-CXXVIl.
3 Froiilon, Ad amicos, 11, 6 : Ustis est per quinque et quadraqinla.
annos omnibus decurionum prsemiis commodisque..., cenavit, in spec^
iaculis scdit.
DE QUELQUES HÈGLES DE CE RÉGIME MUNICIPAL. 251
qu'on avait voulu établir. Si les décurions étaient en
possession du droit d'administrer les cités, ils suppor-
taient en retour toutes les charges de cette administra-
tion. Ils géraient la fortune publique à leurs risques et
périls. Ils avaient le devoir de maintenir la plèbe dans
l'ordre, de faire la police, de passer leur temps à juger.
Ils avaient même la charge de lui fournir du blé à bas
prix, d'entretenir pour elle des bains gratuits, de lui
donner des fêtes*. On ajouta ensuite à toutes leurs obli-
gations celle de percevoir les impôts, et on les rendit
responsables pécuniairement pour ceux qui ne payaient
pas^
Quant aux magistratures municipales, c'était une
règle absolue qu'elles fussent gratuites; elles étaient
môme fort coûteuses. L'homme qui en était revêtu de-
vait d'abord payer un honorarium à la cité. Si ce n'était
une règle absolue, c'était du moins un usage assez fré-
quent pour que plusieurs inscriptions le signalent ^ Il
devait ensuite, pendant l'année de sa magistrature,
* Digeste, L, 4, 1 : Civilia sunt munera, defensio civitatis, id est ut
syndicus fiât, legatio ad census accipiendum, annonse cura, prœdioruni
publicorum, frumenli comparandi, aquœductus, equorum circensium
speclacula, publicse viss muniliones, calcfadiones thermarum. — II est
vrai que, pour plusieurs de ces charges, les décurions pouvaient rejeter
une partie du fardeau sur la plèbe par un système de corvées que signale
Siculus Flaccus (Groinatici, édit. Laclunanu, p. 146) et dont il est parlé
aussi dans les Bronzes d'Osuna, XGVIII. — L'obligation de rendre la justice
est attestée par ce passage d'Ulpien, au Digeste, L, 5, 13 : Qui non habet
excusalionem eliam invilus judicare cogilur,
- Vexaclio tributorum est déjà mentionnée par Ulpien, au Digeste, L,
4,3, § il.
* Il fallait d'abord payer, presque toujours, un honorarium ; Wilinanns,
n° 681 : M. delius Saturninus oh honorem quinqucnnalilalis inlata rei-
pubiicœ summa honoraria, ex seslerlium quinque millibus... — N° 2370 :
L. Vibius Salurninus quatluorvir... amplius ad honorarium summam
quum seslerlium tria millia promisissel, ex seslerlium sex inillibus
pecmiia sua posuit. Cf. ibidem, n°' 725 et 2337.
252 LA GAULE ROMAINE.
faire le sacrifice, non seulement de son temps et de ses
soins, mais encore d'une partie de sa fortune. Il fallail
qu'il fît des lai'gesses au petit peuple, qu'il célébrât des
jeux, qu'il accomplît, en grande partie à ses frais, un
grand nombre de cérémonies religieuses et de repas
sacrés \ Il était souvent entraîné à construire ou à
réparer à ses dépens les édifices publics, un théâtre, un
temple, un marché*. Puis, l'année expirée, il devait
rendre des comptes. 11 était responsable de la gestion
des intérêts municipaux. Il pouvait être poursuivi, non
seulement pour fait d'improbité, mais pour fait d'im-
* Les inscriptions sont pleines de renseignements sur ce sujet. Semiius
Solemtiis cujus cura onme çjenus spedaculorum akjue Taurinkia Diana
data (monument de Thorigny). — L. Postumio, diiumviro, oh magju-
ficeidiam gladiatorii muneris quod civibns suistriduo edidit (L. Renier,
Mélanges d'éjyiyraphie, p. 220). — Ludos circeuses dédit (Orelli, n" 4020).
— L. Fabio Cordo, quatluorviro , oh viginti paria gladialorum data
(Wilmanns, n°665). — Oh privcipuam ejus in edendis speclacnlis lihera-
litatem (idem, n" 2216) [Corpus, XII, n° 1585]. — Ludos scœnicos sua
pecunia fecit (idem, n° 1728). - Honore sihi quinqueniialitatis ohlato,
viginti paria gladialofunv sua pecunia edidit (idem, n° 1810). —
C. Junius Priscus, duumvir jure dicundo, quinqucnnalis candidalns
Arclalensium, spectaciila quss municipibus Arelatensibus pollicitus crat
sestertiuni.... [?] (Herzog, n" 325) [Corpus, XII, n° 697). — On calculnit
ce que coûtait l'exercice d'une magistrature : Aistiniationem honoris in
pecunia pro administratione o/f'erentes (Paul, au Digeste, L, 4, IC). —
Le Code Tliéodosien (XII, 1, 29) parle aussi des magistratures municipales
comme d'une source de dépenses : Magistratus desertores, quascwnquc
pro his expensas civilas prserogavit, refundere cogantur. — Code Justi-
nien, XI, 40, 1 : Primates viri populi sludiis ac voluptalihus gruli esse
mpiant.
* Wilmanns, n° 1798 : Cn. Vœsio Apro, quœsturi, œdili, dunnivivo,
ftaniini..., quod tempire honorum curarumquc snaruin plcnissiinn
munificentipe studio voluptatihus et utilitalihus populi pturinui conlii-
lerit, ludum etiam gladialorum solo einpto pecunia sua exstructuin
publiée optulerit. — Idem, n° 1815 : Aidein Fortunsesua pecunia refecit.
— Lehègue, Êpigraphie de Narbonne, n» 71 : Duumvir... macellum de
sua pecunia fecit [Corpus, XII, n°' 4429, 4450]. — Autres exemples dans
le recueil de Wilmanns, n" 1724, 1724 a, 1780, 1786, 1791, 1852,
1864, 1873, 1877, 1907, 2009. 2062.
DE QUELQUES RÈGLES DE CE RÉGIME MUNICIPAL. 253
prudence ou de négligence*. II avait administré la for-
tune publique à ses risques et périls. S'il avait adjugé
l'entreprise de la construction d'un édifice, il répondait
de la bonne exécution du travaiP. S'il avait affermé 1 s
biens communaux, il répondait du payement des i'ei-
mages\ S'il avait placé les capitaux de la cité, il répon-
dait pour les débiteurs insolvables*. Aussi exigeait-on
qu'en entrant en charge il donnât un cautionnement et
engageât son bien*. Sa fortune personnelle était la
garantie de la bonne administration des finances muni-
cipales.
On conçoit d'après cela qu'un homme pauvre ne
voulût ni ne pût jamais aspirer à la magistrature. Une
ville n'aurait même pas voulu d'un homme sans for-
tune pour en faire un magistrat ^ La première condition
pour être questeur, édile, duumvir, était de posséder
une propriété foncière qui pût servir de gage. Les riches
seuls pouvaient donc arriver à la magistrature, et ils y
laissaient quebiuefois leur richesse. Il y a une loi f[ui
accorde une pension alimentaire à ceux qui se sont rui-
nés pour le service de la cité''.
« Ulpien, au Digeste, L, 8, 8 (6).
* Voir le titre De operibus publicis au livre VIII du Code Jiislinieii,
3 Papinien, au Digeste, L, 8, 5 (3), et 12.
* Digeste, L, 1, 56.
s Lex Malacitann, LX : Qui duumviratum qusesturamve pèlent...,
(juisqtie eorum, quo die co))iitia habebuntur, prœdes in commune muni-
cipum dato, pecuniam communem eorum quam in hotiore suo trada-
veril salvam fore.... Prœdia subsignato... Cf. Digeste, L, titres I, 4, 8.
11 fallait même que le niagistmt sorti de charge fût encore caution pour
son successeur. — Remarquons bien que ces personnages étaient i espon-
siiblcs, non envers l'État, mais envers la cité.
6 In honoribus gerendis considerandum est... an facultates sufficcrc
injuncto muneri possint (Callistratc, au Digeste, L, 4, 14, § 3),
^ Decurionibus facultatibus lapsis alimenta decerni si ob munifi-
cenliam in palriam patrimonium exhauserbd (Digeste, L, '2, 8).
254 LA GAULE ROMAINE.
Au milieu de ces règles ou de ces usages, que pou-
vaient devenir les comices populaires? Leur choix était
bien restreint; leur liberté, si grande qu'elle pût être
dans le texte de la loi, était en réalité presque nulle. A
supposer qu'ils eussent essayé de montrer quelque
exigence démocratique, l'ordre des décurions était armé
contre eux : il examinait les cas d'indignité des élus,
pouvait casser l'élection, et si les comices refusaient
d'élire des candidats à son gré, il nommait lui-même, à
la place de duumvirs, des préfets^ D'ailleurs, avec les
mœurs municipales que nous venons de décrire, quel
intérêt la plèbe avait-elle à pousser ses membres aux
magistratures ou à se mêler de l'administration de la
cité*?
On ne trouve dans l'histoire de l'Empire romain au-
cune loi qui ait aboli les comices municipaux. Il semble
qu'ils aient disparu d'eux-mêmes. Ou bien ils cessèrent
de se réunir, ou bien ils ne se réunirent que pour la
forme, afin de confirmer des choix qui leur étaient
indifférents et des décrets où ils n'étaient pour rien.
A partir de la fin du ui^ siècle, les classes inférieures
semblent absolument écartées du gouvernement muni-
cipal. L'ordre des décurions en reste seul chargé. Le
* Voyez Orelli, n° 3679, et la note. Cf. Lex Salpensana, XXIV. [Cf.
plus haut, p. 243, n. 1.]
- Tiois altriliuLions importantes paraissent avoir été toujours élrangci-es
aux comices et réservées aux décurions : 1° la nomination des prêtres
(inscriptions citées par Herzog, n°' 504 et 518) [Co7-pns, Xll, n°' 1872
et i904] ; 2° la juridiction, ou du moins l'appel des arrêts des magistrats;
on ne voit pas, dans les documents qui nous sont parvenus, trace de
juridiction populaire; les mots judicia plebis, que l'on trouve dans une
seule inscription (Orelli, n° 2480). n'inilirpicntpas une institution de celte
nature; telle est du moins l'opinion de lierzog, p. 206-208; 3° la vérifi-
ca'.ion des comptcj de fmances (Lex Malacilana, LMIl, LXIV, LXVII,
LXVIII). Ces trois attriijutions assuraient au sénat municipal une influence
prépondérante.
DE QUELQUES RÈGLES DE CE RÉGIME MUNICIPAL. 255
terme de curiales qui, à l'époque précédente, s'cl^it
appliqué à tous les citoyens, ne désigne plus que les
décurions, c'est-à-dire les membres du sénat local \
Dès lors aussi le rang de curiale ou de décurion
devient absolument héréditaire et s'attache forcémeni ;!
la possession du soP. On est curiale parce qu'on est
propriétaire. Dès lors enfin tout ce qui est riche ou
seulement aisé a l'obligation d'exercer les magistra-
tures. Il n'y a même plus d'apparence de comices.
L'usage s'établit que le magistrat en fonction présente
son successeur; ce choix est ensuite ratifié par le
vote de la curie'.
Quand on lit les codes romains, on est d'abord sur-
pris d'y voir que la dignité de décurion ou celle de
magistrat est plus souvent présentée comme un fardeau
que comme un avantage*. Les lois obligent le proprié-
taire à être décurion malgré lui; elles le condamnent à
être édile ou duumvir. Essaye-t-il de fuir la curie, elles
l'y ramènent de force, elles l'y enchaînent ^ Il ne faut
pas croire que ces lois soient le fruit de la décadence
ou l'œuvre d'une tyrannie aveugle ; elles ont été pro-
mulguées par les Antonins^ Ces princes sont, en effet,
* Code Théodosien, XII, 1, 27 : Rarum Carlhaginis senatum et exiguos
residere curiales. — Cassiodore, Variarum, VI, 1Ô : Curiales qui Icgibus
appellnti sunt rninor scnatus.
* Ibidem, XII, 1, 5 : Qui originis gralia vel ex possidendi condilionc
vocatur in curiam.
' P.ifinien, au Digesle, L, 1, 15, § 1, et 17, § 14. La piéscntalion
s'appelait nominotio.
* Onera decurionatus, onera duumviratus (Code Théodosien, XII, 1,
12 et 16).
^ Decuriones quos sedibus civitatis reliclis in alia loca transmigrasse
probabitur, prseses provincise in patrium solum revocare et mimcribus
congrue7itibus fungi curet (Ulpien, au Digeste, L, 2, 1). Il était défendu
de se raclielrii" de l'exercice d'une magistrature par le payement d'une
somme d'argent (Paul, au Digeste, L, A, 16).
* Imperatores Antoninus et Yerus rescripserunl eos qui compulsi ma-
256 LA GAlrLË ROMAINE.
les vrais organisateurs de ce régime municipal dont nous
venons démontrer le caractère. En instituant cette aris-
tocratie, ils lui ont marqué ses devoirs en même temps
que ses droits; et ils ont si bien lié les uns aux autres,
que l'on s'est demandé de nos jours si le sort de ce
décurion ou de ce magistrat n'était pas plus à plaindre
qu'à envier, et si cette liberté municipale n'était pas
une forme de tyrannie.
[1 est vrai que les règles de ce temps-là paraissent
étranges aux hommes de notre siècle; mais cela tient
apparemment à ce que notre manière de penser en
matière de gouvernement n'est plus la même qu'à cette
époque. Aux yeux des générations actuelles, tout privi-
lège est une faveur, tandis que dans presque tous les
siècles de l'histoire les privilèges ont été des obligations.
Nous sommes portés à croire que les privilégiés les ont
usurpés par la force ou par la ruse, au lieu que le plus
souvent ils n'ont fait que les accepter et les subir. Nous
pensons volontiers que ces privilégiés ont dû tenir beau-
coup à l'exercice de leurs droits et à la conservation de
leurs avantages, tandis que presque toujours il a fallu
qu'on les contraignît à les garder, et que, dès qu'ils ont
été libres, ils se sont empressés de s'en défaire.
Notre siècle diffère aussi de ceux dont nous parlons
parla manière dont il conçoit la liberté. 11 la fait con-
.sistcr principalement à prendre part, ne fût-ce qu'indi-
rectement et en apparence, au gouvernement d'un pays
ou à l'administration d'une ville, au lieu que dans
fjidralu fumjunlnr, non minus cavere debere quam qui sponie officium
agnovcrunl (Ui^osle, L, 1, 58). Déjà dans la Lex Malacitana, Ll, on
voit qu'un lioinmc pouvait êlre nommé magistrat malgré soi. 11 en était
de même pour lo décurionat, dès le temps d'Ulpien et même de Trajan :
Qui iuvili (iunt decuriones (lettre de Trajan h Plino. V. I I i^ : nd
(Iccinionalus hunorcm inviti vocari (Ulpien, au Di^;.'ste, L, J, i^, ^^ ii).
DE QUELQUES HEGLES DE CE HÉGIJIE MUNICIPAL. 257
d'autres siècles les hommes plaçaient la liberté parlent
ailleurs que dans l'exercice des devoirs politiques. Quand
les législateurs romains établirent ce régime municipal,
ils ne pensèrent certainement pas à ûiire œuvre de libé-
ralisme, et les populations apparemment ne le leur
demandaient pas. Ce qu'on voulut, c'est que les affaires
municipales fussent administrées et que les intérêts
locaux fussent garantis. On ne trouva pas de plus sûr
moyen pour atteindre ce but que de grouper les pro-
priétaires, c'est-à-dire les principaux intéressés, et de
les charger des difficiles fonctions de gérer sous leur
responsabilité les intérêts de tous'. Mais pouvait-on
laisser à chacun d'eux la liberté d'accepterou de refuser
ces fonctions? Il faudrait bien peu connaître la nature
humaine pour croire que beaucoup d'hommes eussent
brigué un honneur si périlleux. On jugea donc que la
richesse ne donnait pas seulement un droit, mais qu'elle
imposait encore un devoir. Le propriétaire fut, bon gré,
mal gré, membre de la curie. On lui interdit d'émigrer,
de vendre sa terre, de se faire soldat ou moine; on lui
ferma toutes les issues par lesquelles il aurait pu
échapper à ses obligations^ Les curies se seraient bien-
* Les inscriptions nous donnent la vraie pensée des hommes. Qu'on
étudie avec attention toutes celles qui ont un caractère municipal, et l'on
remarquera que les cités louent et remercient chaque personne qui s'est
acquittée do toutes les miigistratures, omnibus honoiibus in civilate
functus. Ce n'est pas le magistrat qui remercie la cité ; c'est plus souvent
la cité qui remercie le magisirat, tant il est vrai que la magistrature
apparaît comme une charge au moins autant que comme un honneur. Des
inscriptions portent omnibus oneribus et honoribus functus (Wilinauns,
n°' 1832et iiOll). — Une autre porte aux nues un personnage qui, alors qu'il
eût pu se faire exempter, quum honoribus et muneribus poliiisset
excusari, a pourtant cousLMiti à gérer les magistratures (Wilmanns, n" 200'.').
- Sancimus ut qui ultra vig'nti quinque jugera privalo dominio pos-
sidet, curiali consortio vindicelur (Code Théodosien, XII, 1, 55). —
lïevocetur ad curiam, substanliam muneribus aptani possidens (ibidem,
FusTEL DE CouLANGES. — La Gaulo romaine. ^o
258 LA GAULE ROMAINE.
toi trouvées vides, si les lois ne les eussent protégées
contre une désertion inévitable.
La liste de la curie [album curiae) était dressée tous
les cinq ans, non pas par un fonctionnaire impérial
qui eût été étranger à la cité, mais par les curiales
eux-mêmes ou par le magistrat qu'ils avaient choisi. Ils
étaient naturellement intéressés à n'omettre aucun nom ;
il paraît même qu'ils étaient tentés d'inscrire plus
de noms qu'il n'eût fallu, afin qu'il y eût un plus grand
nombre de copartageants aux charges publiques'. De là
deux séries de réclamations en sens contraire qui n'ont
cessé d'assiéger les empereurs durant trois siècles. D'une
part, beaucoup d'hommes se plaignaient d'être indû-
ment portés sur la liste ; ils alléguaient ou leur âge ou
leur pauvreté. D'autre part, les curies se récriaient,
disant que beaucoup de leurs citoyens réussissaient à
leur échapper et que le fardeau devenait trop lourd pour
ceux qui restaient. A ces deux genres de récriminations
le pouvoir répondait par deux séries de règlements
qu'une lecture attentive du Digeste et des Codes fait très
bien discerner. D'un côté, il défendait d'inscrire sur
l'album ceux qui avaient moins de 18 ans ou qui possé-
daient moins de 25 arpents de terre ; de l'autre, il ra-
menait dans les curies ceux qui avaient voulu se déro-
XII, 1, il). — In fraudem civilium munerum per tacilam fidem prœdia
Iranslala fisco î;mf/?ce«fMr (Papinien, au Digeste, L, 1, 15). — Quoniam
relictis curiis nonnulli ad militise prœsidia confugiunt, reverti ad
ciiriam prsecipimus (Gode Théodosien, XII, 1, II). — Qui derelicla
curia militaverit, revocetur ad curiam (Code Justinicn, X, 31, 17, loi
de 526).
* Cette peusée est exprimée dans une inscription. Uns cité loue poin»
peusement un personnage d'avoir augmenté le nombre des décurions, ut
sinl cum quihus munera decurionatus jam ut paucis onerosa honesie
cornpartiamur (Henzen, d" 7168, page 445). — On ne peut mnlhcureu-
semenl donner la date de ce document.
DE QUELQUES RÈGLES DE CE RÉGIME MUNICIPAL 259
ber aux charges municipales. De ces mesures, les pre-
mières étaient prises dans l'intérêt des individus; les
secondes, dans l'intérêt des curies. On s'explique tous
ces règlements divers du pouvoir si l'on entend par la
pensée les demandes diverses des populations*.
Il n'est pas douteux que l'édilité, la questure, le
duumvirat, ne fussent de très hautes dignités. L'homme
qui était pour une année le chef d'une de ces grandes
cités, dont le territoire égalait l'étendue d'un de nos
départements, devait être un personnage fort honoré;
les inscriptions témoignent en effet de la considération
qui l'entourait, et il n'était pas rare que pour recon-
naître son habile administration ou ses sacrifices pécu-
niaires la cité lui élevât par un décret public une statue.
Mais bien peu d'hommes devaient aspirer à ces gran-
deurs brillantes. A compter ce qu'elles coûtaient, il est
difficile de croire qu'il s'offrît chaque année un nombre
suffisant de candidats. Il fallait donc élire des hommes
qui n'avaient rien brigué, rien souhaité, ou qui avaient
souhaité ardemment de n'être pas élus. Contre de tels
choix les protestations n'étaient pas rares; elles venaient
des élus eux-mêmes et non pas des candidats évincés*.
On était magistrat malgré soi. En vain fuyait-on'; en
vain se cachait-on ; la loi disait : « Si un homme désigné
pour une magistrature s'est enfui, qu'il soit recherché;
* Voir, par exemple, au Code Théodosien, XII, 1, 96, une loi qui est
portée sur la demande des curies.
2 Ulpien, au Digeste, XLIX, 4,1 ; XLIX, 1, 21. Code Justinien, X,
31, 2. — Dès le m" siècle, il n'y avait presque plus d'élections; chacun
était magistrat à son tour et obligatoirement. Ulpien, au Digeste, L, 4, 3,
§ 15 : Prœses provinciœ provideat munera et honores in civitatibus
sequaliier pcr vices secundum œtates et dignilates injungi, ne, fréquenter
iisdem oppressis, simul viris et viribus respublicse destituanlur . D'autres
lois rappellent qu'il faut empêcher les locupleliores de fuir les charges.
» Magistratus desertores (Code Théodosien, XII, 1, 29).
260 LA GAULt ROMAINi!.
si on ne le trouve pas, que sa fortur.e lui soit enlevée et
qu'elle soit donnée à celui qui sera duumvir à sa place;
si on le trouve, son châtiment sera de porter durant
deux ans entiers le poids du duumvirat'. »
De telles lois ont paru inexplicables aux hommes de
nos jours ; elles sont pourtant conformes à la nature
des choses. Le gouvernement d'une société ou d'une
ville est un ensemble de charges; pour qu'une classe
aristocratique consente à porter un tel fardeau, il faut
ou bien l'y déterminer par de grandes compensations,
ou bien l'y contraindre par la force. L'Empire romain
ne donna à l'aristocratie municipale que des compen-
sations insuffisantes; il lui fallut donc, pour obtenir
qu'elle se chargeât d'administrer le pays, déployer contre
elle toute la sévérité de ses lois.
CHAPITRE VII
De la surveillance exercée sur les cités.
A côté des faits qui nous ont présenté les cités comme
des corps assez indépendants, il en est d'autres qui vont
nous montrer l'ingérence du pouvoir impérial dansleurs
affaires. Il est vrai que le trop petit nombre de docu-
ments que nous possédons sur la Gaule nous oblige à
chercher ces faits dans d'autres provinces.
Pline nous montre dans une de ses lettres qu'un de
ses amis a reçu de l'empereur Trajan une mission en
Achaïe et que cette mission consiste « à mettre l'ordre
* Loi de 326, au Code Juslinien, X, 31, 18.
DE LA SURVEILLANCE EXERCRE SUR LES CITÉS. 261
dans le régime intérieur des cités'». Pline lui-même,
comme proconsul de Bithynie, paraît avoir reçu de l'em-
pereur des instructions de même nature; car Trajan lui
rappelle dans une lettre « que son premier soin doit
être d'examiner les comptes financiers des villes^ ». En
effet, dès qu'il est entré dans sa province, il se fait don-
ner les comptes de la cité de Pruse ; il examine « ses
dépenses, ses revenus, ses créances' », et il ajoute « que
cette inspection avait grand besoin d'être faite ». Il agit
de même à Apamée, à Nicomédie, à Nicée, partout*.
Après lui, dans la même province, une inscription
nous montre un personnage qui a été envoyé par l'em-
pereur Hadrien pour examiner les comptes"'. Un autre
a reçu du même empereur, dans la province de Syrie,
la mission « d'examiner les comptes des-cités®». En
effet le biographe d'Hadrien remarque qu'il surveillait
avec un soin vigilant les finances des villes de province ^
C'est que ces finances étaient en mauvais état; Trajan
le dit dans sa lettre à Pline, et il dit encore qu'il y avait
beaucoup de choses à corrig■er^ D'une part, les grands
' Pline, Lettres, YIII, 24, ad Maximum : Te missum in provinciam
Achaiam... missum ad ordinnndum statum liberarum civitatum.
- Ibidem, X, 29, Trajanus Plinio : Rationes in primis tibi rerum-
puhlicarum exciitiendœ sunt.
' Ibidem, X, 28 : Nunc reipublicœ Prusensium impendia, reditus,
debilores excutio, quod ex ipso tractatu magis ac magis necessarium
intelligo.
♦ Ibidem, X, 47, 48, 56.
5 Corpus inscriptionum grsecarum, n"' 4055-4034 : r]£[j.cp9£iî eti;
B'.O'jvi'av otoj:,f)a)Triç -/.ai Aoyi^TTiç 'jno Geou 'Aop:avoO. — Nous voyons un
autre personnage, L. Burbuleius , qui a été XoyiaT})? Syrise au temps
d'Hadrien [logiste, dit l'inscription, Wilmanns, n" H81].
6 Wihnanns, n° H80 ; Henzen, n" 6485 ; h. Renier, Inscriptions de
l'Algérie, n° 1812 : P. Pactumeio démenti..., legato divi Hadriani ad
rationes civitatium Sijriœ putandas.
• Sparticn, Hadrien, Il : Reditus provinciales sollerter explorons.
« Pline, Lettres, X, 28 : Trajanus Plinio : Rationes tibi rerumpu-
262 LA GAULE ROMAINE.
travaux faits depuis un siècle et la transformation des
villes avaient souvent compromis la fortune municipale.
D'autre part, le manque de surveillance avait amené bien
des abus et même des fraudes. Pline montre, par exem-
ple, que les villes étaient souvent trompées par les entre-
preneurs de travaux; aussi est-ce à eux qu'il s'attaqua
d'abord, les obligeant à restituer aux villes de grandes
sommes*. Les magistrats annuels géraient singulière-
ment les intérêts de la cité. On en voyait qui commen-
çaient la construction d'un aqueduc; leurs successeurs
ordonnaient d'en construire un autre, et tous les deux
restaient inachevés, après avoir conté plus de cinq mil-
lions de sesterces*. Ailleurs, c'était un théâtre dont les
fondations avaient été si mal faites, qu'on ne savait pas
s'il serait possible de l'achever; Pline craint que la cité
« n'ait bien mal placé son argent' ». Ces petits gou-
vernements se sentaient trop faibles vis-à-vis de leurs
propres débiteurs, et ne pouvaient pas obtenir le paye-
ment de ce qui leur était dû*. Faibles aussi devant cer-
taines influences locales, ils se laissaient entraîner à
des dépenses non justifiées et quelquefois même à des
dons inexplicables*.
hlicarum excutiendœ sunt, nam ei eas esse vexatas saiis constat. —
X, 41 : Multa emendanda apparuerunt.
• Pliue, Lettres, X, '28 : Videntur non médiocres pecuniœ passe
revocari a curatoribus operum, si mensurse fideliter aguntur.
2 La chose se passait à Nicomédie; Pline, X, 46. — Trnjan répond
qu'il faut chercher quorum vitio Nicomedenses tantam pecuniam perdi-
dcrint.
3 Pline, Lettres, X, 48. Il s'agit ici de la ville de Nicée.
* Ibidem, X, 28 : Multse pecunise variis ex causis a privatis deti-
ncntur. Pline s'occupa de faire, rentrer cet argent.
5 Ibidem : Quœdarn sumplibus minime leçiilimis erocjunlur. Dans
la lettre m, il raconte qu'une cité a fait une donation de 40000 de-
niers 'a un certain Julius Pison. Ulpien, au Digeste, signale cet abus
comme un des plus fréquents : Si decreverint, ut soient, de publico
DE L\ SURVEILLANCE EXERCÉE SUR LES CITÉS. 263
Les faits que nous citons ici ne concernent, à la
vérité, que la Bithynie, province fort éloignée de la
Gaule. C'est que, de toutes les correspondances ofO-
cielles que les gouverneurs ont eues avec le prince et ses
bureaux, celle d'un gouverneur de Bithynie nous est
seule parvenue. Mais nous devons songer qu'à la même
époque les cités gauloises firent aussi de grands travaux.
En ce siècle elles construisirent des routes, des ponts,
des aqueducs, surtout des temples, des écoles, des
thermes, des basiliques. Tout était à faire; tout fut fait
très vite, avec un grand empressement, avec une grande
inexpérience. Nous pouvons admettre que, comme en
Bithynie, il y eut beaucoup d'incurie et de maladresse
d'une part, beaucoup de fraudes et de malversations de
l'autre. Il n'est donc pas téméraire de penser que le
tableau que Pline fait de la Bithynie serait assez exact
pour les cités gauloises. En d'autres temps, une situa-
tion pareille se serait « liquidée » par des emprunts que
les générations suivantes auraient payés. Mais cet usage
n'existait pas encore. Les finances de beaucoup de cités
restaient en souffrance, et cela mettait en péril tout le
régime municipal.
L'Empire vint au secours des cités. Ses puissants
foiiclioiinaires qu'aucune influence locale n'intimidait
examinèrent leurs registres des comptes, firent rentrer
l'argent qui leur était dû, révoquèrent leurs donations
illégitimes, vérifièrent leurs travaux. Les cités se plai-
gnirent-elles de cette intervention du pouvoir central?
Nous ne savons. Pline en signale seulement une qui
déclara à la fois qu'elle était en droit de ne pas présen-
alicni vel prxdia vel sedes vel cerlam quanlitalem prœstari (Digeste,
L, 9, 4).
264 LA GAULE ROMAINE.
ter ses comptes au gouverneur, et qu'elle désirait una-
nimement qu'il les examinât*.
Ainsi commença, très naturellement, l'intervention
du pouvoir central dans les affaires intérieures des
cités. Elle s'établit au temps de Trajan, d'Hadrien, des
Antonins, c'est-à-dire sous des princes qui n'étaient
pas de purs despotes. On ne saurait dire si les empe-
reurs l'imaginèrent comme une augmentation de leur
puissance, ou si elle s'imposa à eux comme une obli-
gation.
Dès lors nous voyons certaines règles prévaloir : le
gouverneur de province a la chai-ge d'examiner les
travaux des villes; il oblige les débiteurs de ces villes
à s'acquitter*; il recherche les propriétés municipales
qui ont été usurpées par les particuliers et les fait res-
tituer \ Bientôt la cité ne pourra plus construire un
édifice, un théâtre, un bain public, sans en demander
l'autorisation au gouverneur ou au prince lui-même*;
* Pline, Lettres, X, 56 : Quum vellem Apameee cognoscere et reditum
et inipendia, responsum est milii cupere quidem xiniversos ut a me
raliones colonise legerentur, nunquam tamen esse lectas ah ullo pro-
consulum; hnbuisse privilegium arhitrio suo rempuhlicam adminis-
trare. — Trajan (ou le chef de bureau qui parle sous son nom) répond
habilement que Plitie examinera les comptes de la ville, mais qu'on dira
aux habitants que cela ne dérogera point à leur privilège.
* Ibidem, X, 34 : Pecuniam revocare a primtis et exigere cœpi.
^ Ulpien, au Digeste, L, 10, 5 : Fines publicos a privatis detineri
non oportet ; curabit igitur prœses, si qui publici sunt {publicus
signifie ce qui appartient à la civilas, à la respublica), a privatis separare
et publicos potius reditus augcre ; si quci loca publica vel ie,dificia in
usas privatorum invenerit, eestimare... et id quod utilius reipubliae
intelle.verit sequi.
* Pline, Lettres, X, passim. Ainsi la permission est demandée pour un
bain public à Pruse (lettre 34), pour un aqueduc à Nicomédie (lettre
46), pour un can;d couvert à Amastris (lettre 109), pour un aqueduc à
Sinope (lettre 91).
DE LA SURVEILLANCE EXERCEE SUR LES CITÉS. 265
et cela est posé en règle par les jurisconsultes'. En
retour, le gouverneur, chaque fois qu'il visite une ville,
peut noter les constructions en mauvais état et ordon-
ner qu'elles soient ou réparées ou refaites*.
Ce mùme besoin de surveillance en matière finan-
cière, qui a provoqué l'intervention de l'Etat et de ses
proconsuls dans les affaires des cités, a donné naissance
à une sorte de magistrature d'un caractère singulier.
L'homme qui en était revêtu portait le titre de «curateur
delà cité» ou «curateur delà république S). Elle appa-
raît pour la première fois sous Domitien*; mais c'est
surtout sous Trajan, Hadrien, Marc-Aurèle qu'elle prend
vigueur. Bien que les historiens la mentionnent à peine,
elle nous est passablement connue par quelques frag-
ments du Digeste et par de nombreuses inscriptions.
Nous allons présenter d'abord les faits qui se dégagent
des textes épigraphiques avec le plus de certitude.
Le premier est que le curateur n'appartenait jamais,
sauf des exceptions très rares, à la cité dont il avait la
curatelle ^ Par là déjà il se distinguait des vrais magis-
• Digeste, L, 10, 3 : Puhlico sumptu opus novum sine principis
auctoritate fieri non licere constitutionibus declaratur.
* Ulpien, au Digeste, 1, 16, 7.
' Wilmanns, n" 637 : Curalori civitalis Aransenahim. — N° H81 :
Burbuleio..., curalori reipublicse Narbonensium. — N°1209: Cn. Petro-
nio..., curalori reipublicse Ardealinonim. — î\°1750 : C.Dissetiio, cura-
tore reipublicse Bovillensium. — N°2052: Sex. Minio..., curalori civilatis
Alinatium. — Curalor reipublicse {\j\p\cn, au \)\geste. L, 8, 2). — Cura-
tor civitalis (Digeste, L, 8, 9). — Ulpien avait fait un traité De officia
curaloris reiptiblicse, dont quelques fragments sont au Digeste; L, 9, 3;
L,12, 1. — 11 importe de ne pas confondre ce curalor reipublicse avec
plusieurs autres personnages qui portaient aussi le nom de curator,
curalor operum, curalor calendarii, curalor annonse, curator aquarum.
♦ Corpus inacriplionum laUnarum, 111, n° 291 ; un personnage que
l'on sait être contemporain de Domiticn, est qualifiô curalor coloniarum
et municipiorum, curateur de plusieurs colonies et municipes.
' Comme exceptions, nous pouvons citer [entre autres] un personnage
266 LA GAULE ROMAINE.
Irais municipaux. Il ne paraît môme pas qu'il résidri
habituellement dans cette cité; car nous voyons le
mcme personnage exercer la curatelle dans plusieurs
cités éloignées Tune de l'autre'. Ce qu'on peut remar-
quer encore dans toutes ces inscriptions, ou presque
toutes, c'est que les curateurs ne suivaient pas ce qu'on
peut appeler la carrière des magistratures munici-
pales; ils appartenaient à la carrière des fonctions
impériales. La plupart commençaient par cette charge
et finissaient par les proconsula'.s et le gouvernement
des meilleures provinces^ Ceux-là étaient sénateurs.
D'autres appartenaient à l'ordre équestre. Presque tous
les curateurs qui nous sont connus par les inscriptions
ont vécu fonctionnaires impériaux.
Si l'on cherche quelles étaient leurs attributions,
elles ressortent de quelques inscriptions comme celle-ci :
« A L. Gabinius..., patron de la colonie des Tridenlins,
curateur des municipes des Privernates et des Inleram-
nates, les Interamnates élèvent cette statue parce qu'il a
mis toute sa sollicitude à conserver et à accroître les
édifices de la cité, et notamment parce qu'il a rétabli
qui fut curateur à la fois dans sa ville natale et dans deux autres villes
(Wilmanns, n° SO'Jl), un autre qui fut questeur, édile, duumvir el cura-
teur dans la même ville (ibidem, n" 210'i). Toutes les autres inscriplions,
et elles sont au nombre de plus de cent, nous montrent le cinalciir
étranger h la cité.
* Corpus inscriptionum latinarum, VI, n° 1 406 : A. Egnatio.. . , çurnlnri
reipuhlicx Concordiensium, curalori reipublicœ Albensium, curalori
reipublicœ Dovillensium. — N" 1 410 : Curalori splendidissimariiui coio-
niarum.... — Autres exemples, Wilmnnns, n°' 1201, 127(>. 1750,
2091, 2125.
- Par exemple, Burbuléius fut curateur de Narbonne et d'Ancùno. ol
devint proconsul de Sicile, préfet de Vœrarium, légat de Cappadoco, léj^at
de Syrie et consul [Jnscriptiones regni Neapolitani, n° 40S0; Uen/cu,
6484; Wilmanns, n° H<S1). Autres exemples semblables, "Wilmanns,
n-1202, 1203, 1211,1213,1215,1217, 1219 a, 122.3, 1225 a, 2118, etc.
DE LA SURVEILLANCE EXERCÉE SUR LES CITÉS. 267
an aqueduc qui avait été longtemps négligé par suite
du manque de ressources de la ville*. » Le curateur
était donc l'homme qui était chargé de veiller à la con-
servation des édifices municipaux et d'ordonner, s'il y
avait lieu, les constructions à faire. Or les édifices ne
sont qu'une partie de la fortune municipale; c'est visi-
blement sur cette fortune tout entière qu'il veillait.
Aussi avait-il la charge de faire restituer à la cité les
biens usurpés*. Ce qui marque bien que ses attribu-
lions avaient un caractère financier, c'est qu'en langue
grecque on l'appelait loyi^Tyi;;'; il était le contrôleur
des comptes de la cité.
Les inscriptions montrent encore qu'il était nommé
par l'empereur. Plusieurs le disent expressément. Nous
y lisons que P. Clodius Sura a été « curateur donrié
à la cité de Bergame par l'empereur Trajan et à la
cité de Corne par l'empereur Hadrien* ». Un autre est
qualifié curateur d'/Esernia, « donné par l'empereur
Antonin le Pieux^ ». Celui-ci est curateur de Tréia,
» Henzen, n° 6517; Wiltnanns, n" 1-27(i : L. Gabinio.... curnlori rernm
pnblicanim Privernatium et Inlcnnnnalium..., quod operibus publicis
non s liDii servandis verum et augendis omnem sollicitudinem inten-
derit, formamque aqusedticlus diutina incuria conlapsam afftictis rei-
publicse rébus restituent, Interamnates patrono et curatori reipublicae
suse. — Cf. Wilnianns, ii" 1690.
^ Agrosreipublicserelrahere curator civitatis rfefce/ (Digeste, L, 8, 1 1 (9)).
' On peut remarquer dans plusieurs inscriptions que les mômes per-
sonnages sont à la fois logistes de cités asiatiques et curateurs de villes
d'Rurope. Ainsi Durbuléius. dont nous avons déjà parlé, a été logiste on
Syrie et curateur h Narbonne et à Ancône. Ailleurs (Wilmanns, n° l'201),
Tib. Claudius Candidus a été logiste de Nicomédie et de Nicée et curateur
de Téanum.
* Wilmanns, n° 2167; Orelli, n° 3898 : P. Clodio P. f. Surse, curalori
rcipublicse Bergomatium, data ab iinpcratore Trajano, curatori reipu-
blicœ Conieusium, data ab imperatore Hadriatio, collegia fahrorum et
ccnlonariorum.
^ Orelli, n° 2603; Wilmaïuis, n" 2479 : Curalore reipublicx Mserni-
norum, dato ah imperatore optimo Antonino Augusto Pio.
268 LA GAULE ROMAINE.
« donné par l'empereur Antonin » ; celui-là est cura-
teur de Plestinum, « donné par les empereurs Marc-
Aurcle et Commode »; cet autre, à Tilernum, est
« curateur donné par l'empereur Septime Sévère* ».
Enfin il en est un qui a été « curateur de la république
des Yénètes, établi par h^ empereurs Septime Sévère et
Caracalla* ». Il est vrai que ces inscriptions sont [à peu
près] les seules entre plus de cent qui contiennent celle
formule; mais comme presque tous les curateurs sont
clairement désignés comme des hommes appartenant à
la carrière des fonctions impériales, nous pouvons
croire que c'est l'empereur qui les a désignés pour ces
curatelles comme pour leurs autres fonctions. Cela est
confirmé par une phrase du biographe de Marc-Aurèle,
qui dit « qu'il donna souvent aux villes des curateurs
tirés du sénat' ».
Faisons attention toutefois que le curateur ne doit
pas être compté parmi les vrais fonctionnaires publics.
Il n'est ni au-dessous ni au-dessus du gouverneur de
province. Il n'a pas de rang dans la hiérarchie si bien
réglée des fonctions. Tous les caractères du fonction-
naire lui maiii, lient. Une chose qu'il faudrait savcir,
c'est s'il rendait compte de sa gestion à l'empereur ;
or cela ne nous est signalé par aucun indice. Nous ne
savons pas non plus si toutes les cités ont eu des cura-
teurs. Nous ignorons aussi si la dignité du curateur
était annuelle, permanente, ou intermittente. Enfin
dans toute cette incertitude on peut se demander si
» Wilmanns, n" 2110, '2104 ; Orelli, n" 2172, 3902.
* C. Deci)nins Sahinunius, omnibus lionoribus apiid suos functus,
curator reipublicœ Venelum ab imperaloribus Severo et Antonino
ordhiatus (JuUiol, Monumenls du musée de Sens, n° 45).
' Jules Capilolin, Mardis, H : Curatores mullis civitaiibus a senalu
dédit.
DE LA SURVEILLANCE EXERCÉE SUR LES CITÉS. 269
l'établissement des curateurs n'a pas été plutôt un fait
fréquent qu'une institution générale.
Ce qu'on distingue le mieux, c'est que le curateur
avait une autorité très grande sur les comptes de \;\
cité, mais n'en avait aucune sur la cité elle-même. 1!
ne vivait même pas au milieu d'elle. En établissant
les curateurs, l'Empire n'a donc pas eu la pensée de
placer un agent dans chaque cité. Le curateur n'était
pas, comme serait tout fonctionnaire, chargé de faire
exécuter les volontés du prince et de lui assurer l'obéis-
sance des hommes. L'autorité impériale s'exerçait par
les proconsuls et les légats, non par les curateurs.
Nous ne savons pas exactement quelles étaient les
relations du curateur avec le prince; nous connaissons
ses relations avec la cité. Il vérifiait ses comptes de
recettes et de dépenses, il autorisait ou ordonnait ses
travaux de construction, il veillait sur ses biens, lui
interdisait d'aliéner ou lui faisait restituer les biens
usurpés. On ne peut s'empêcher de noter la ressem-
blance entre ce curateur du droit municipal et le cura-
teur du droit privé. Celui-ci était une sorte de tuteur
qui était donné aux incapables, aux malades, aux
absents, avec mission de veiller, non sur la personne,
mais sur les biens \ C'est exactement le caractère du
curateur de la cité*.
11 faut rapprocher aussi cette mstitution de celle du
patronage. On sait que c'était un usage presque uni-
versel qu'une cité eût un patron, quelquefois plusieurs,
soit pour la soutenir dans ses démarches à Rome, soit
1 Ulpien, au Digeste, L, 4, 1 : Custodiendis bonis curator dalus.
* C'est peut-rtrc là qu'il faut chercher l'explicatioa de l'expres-ioa
singulière curator dalus qui est usitée dans les inscriptions. On disait
aussi en droit privé tutor datas, curator datus. ■
270 LA GAULE HUMAINE.
pour veiller sur ses intérêts et sur toute sa vie inté-
rieure*. Ce patron était choisi par la cité, mais choisi
en dehors d'elle, et presque toujours parmi les grands
personnages de Rome. Ce qui nous autorise à rappro-
cher la curatelle du patronage, c'est que ce rapproche-
ment existe dans de nombreuses inscriptions. Beaucoup
de personnages sont qualifiés à la fois curateurs et
patrons d'une cité^ La curateur fut nécessairement un
étranger, comme le patron; il fut, autant que possible,
un grand personnage, un sénateur, un chevalier,
comme autrefois. La vraie différence avec l'ancien
patron est qu'il fut désigné, accordé, « donné » par
l'empereur.
La Gaule eut des curateurs comme l'Italie et les
autres provinces. On en trouve à Narbonne, à Lyon, à
Drange, à Avignon'; on en trouve chez les Suessions,
chez les Carnutes, chez les Vénètes, chez les Bituriges
de Bordeaux, et enfin à Cologne*. Mais il y a ici une
particularité à signaler. Si l'on excepte les curateurs de
* Sur le patronatus des cités, voir les tabulse patronatus dans Wil-
inanns, n°' 2855 et suivants.
2 Wilmaons, n° 1203 e : L. Mario Maximo..., patrono et curalori
colonise. — N° 672 a : Proculn, patrono et curatore Abellanorum. —
N" 684 : C. Dissenio, curatori et patrono. — N" H86 : C. Popilio...,
-patrono municipii, curatori. — N° 1598 : C. Airio..., patrono muni-
cipii, curatori reipuhlicse. — N° 1276 : L. Gabinio..., Inleramnates
patrono et curatori reipuhlicfe suse. — N° 2077 : L. Alfio..., curatori
reipublicœ Casinatium et patrono. — N° 2110 : M. Oppio..., patrono
7nunicipii, curatori dato. — Dans le n° 1690, le même homme est qua-
lifié d'abord curator, ensuite patronus; de même dans le n° 1213.
' L. Burbuleius Optatus Ligarianus, curator reipublicse Narbonen-
sium (Wilmanns, n° 1181). — Curator reipublicse Aveniensium (Herzog,
n" 563 ; Allmer, t. 1, p. 506) [Corpus, Xll, n° 366]. — Curator civitatis
Arausensium (Wilmanns, n" 657).
* Julliot, Monuments du musée de Sens, n" 43. — L. Renier, Revue
archéologique, t. XI, p. 420. — Spon-Renier, p. 367. — Bulletin de la
Société des antiquaires, 1881, p. 120.
DE LA SDHVEILLAISCE EXEUGÉE SUR LES CITES. 271
Narltonne, de Lyon et de Cologne, qui étaient des
colonies romaines, on remarque que, dans les cités
gauloises, le curateur est un Gaulois. C'est un Poitevin
qui est curateur à Bordeaux'; un Véromanduen l'est à
Soissons, un Sénon à Vannes, un autre Sénon à
Orléans ^ Ces Gaulois, avant d'être curateurs d'une
autre cité, avaient rempli toutes les magistratures
dans la leur. Il semble qu'en Gaule on ait simplement
obéi à ce principe de donner pour curateur à une cité
l'homme le plus expérimenté et le plus recommandable
d'une cité voisine.
Je ne puis partager l'opinion de quelques historiens
modernes qui regardent cette institution des curateurs
comme une sorte de machine de guerre que l'Empire
aurait imaginée pour opprimer le régime municipal.
Suivant ces historiens, l'Empire aurait prétendu tout
soumettre à soi, mettre la main partout, écarter toute
autre initiative et toute autre action que la sienne. Une
telle politique ne m'apparaît pas dans les faits. Il est
bon d'écarter ces hypothèses que la méthode subjective
introduit trop facilement dans l'histoire. Ne disons
donc pas que l'institution des curateurs « fut l'instru-
ment d'une centralisation excessive' », ni « qu'elle fut
' L. Lentulio Censorino, Pidavo, omnibus honoribus apud suos funclo,
curatori Biturùjum Viviscorum, inquisitori, très provincix Galliœ,
Spon-Renier, p. 367.
^ Numini Augusto Deo Volcano civitatis Viromanduorum C. Siccins
Latinus, sacerdos Romœ et Augusti..., curator civitatis Suessionum,
inquisitor Galliarum (Héron de ViUefosse, clans le Bulletin de la Société
des antiquaires, 1881). — C. Decimius Sabinianus, omnibus honoribus
apud suos functus, curator reipublicx Venetum ab imperatore Severo
ordinatus (Julliot, Monuments du musée de Sens, n" 43). — L. Corne-
Mus Magnus Atepomari filius, civis senonicus, curator Cenabensium
L. Renier, dans la Revue archéologique, nouvelle série, t. XI, p. 420).
» Revue historique de droit, 1879, page 580.
27'2 U GAULE ROMAINE.
lo premier coup porté à l'indépendance municipale^ a.
\a\ vérité se borne à ceci que les cités, pour échapper à
des abus trop visibles, eurent comme des tuteurs
chargés de contrôler leurs finances et de veiller sur
leur fortune. C'était là une institution de vigilance
plutôt qu'un instrument de despotisme. Les curateurs
n'ont pas été créés avec la pensée de mettre les villes
dans la main du pouvoir, mais avec la pensée toute
naturelle et toute simple de protéger leur fortune. Dans
nos inscriptions, les cités sont reconnaissantes à leurs
curateurs et les appellent volontiers du titre de patron*.
Les hommes ne voyaient pas qu'il y eût là une question
de liberté ou d'autorité; ils n'y voyaient qu'une question
d'intérêt matériel.
Les documents historiques de ces trois siècles ne por-
tent aucun indice de conflit sérieux entre les institutions
municipales et le pouvoir central. Ce serait se tromper
beaucoup que de se figurer, d'une part, des populations
jalouses de leurs franchises et ardentes à les conserver,
et d'autre part un gouvernement ennemi de ces mêmes
franchises et obstiné à les combattre. Si l'on supposait
qu'il y eût durant cette époque un long antagonisme
entre les libertés locales et le gouvernement impérial,
on attribuerait à ces générations des pensées qui leur
étaient étrangères.
Il faut ajouter que ces curateurs qui dans les pre-
miers temps avaient été « donnés » aux villes par le
pouvoir central, ne tardèrent pas trop à être nommés
par les villes elles-mêmes. On ne sait pas comment ce
' Glasson, Histoire du droit et des institutions, t. I, p. 327.
* Curalori reipublicae. . . , digiio potroiw [Vi'ûmanns, n'IGUO). — Optime
de re publica merito (idem, n° H 86). — Ob mérita ejus (idem, n" 2H0).
— Ob mérita ejus (idem, n" 2077). — Patrono optimo (idem, n° 1215).
LES. CHARGES DE LA POI'ULATION ; LES IMPOTS. 273
changement se fit. Assurément il n'y eut pas une
révolte générale des cités pour conquérir ce droit. Peu
à peu le pouvoir le leur abandonna. Au m" siècle, le
curateur était devenu partout un magistrat municipal,
élu par la cité*.
CBAPITRE VIII
Les charges de la population; les impôts.
L'histoire des impôts que les Gaulois eurent à payer
doit être partagée en trois périodes : une première, où
les Gaulois payèrent l'impôt à titre de sujets ; une
seconde, où ils le payèrent à titre de membres de
l'Empire; une troisième, où le système fiscal fut modifié
par les empereurs du iv" siècle ^
La Gaule vaincue et réduite « en province » paya
* Sur le curateur magistrat municipal, élu par la cité, voici les princi-
paux textes : Papinien, au Digeste, Ij, 8, 5 : Prœdium piiblicum in
quinque annos curalor reipiiblicse locavit..,, successor qui locavit
tenebilur. Cette phrase montre que le curator est annuel, et, de plus,
qu'il est responsaljlc envers la cité ; de même la phrase suivante : Filiwn
pro paire curatore reipnblicœ crealo cavere cogi non oporlet. —
Inscriptions dans Wilmanns, n" 7G9,, 770, 786, 1088, 2559. — Papinien,
au Digeste, I, 22, 6 : In consilium curaloris reipublicse vir ejusdeni
civitatis assidere non prohibelur. — [Cf. JuUian, Transformations poli-
tiques de r Italie, 188 i, oîi a été développée une thèse semblable sur le
caractère des curateurs.]
* 11 n'est pas de noire sujet de Hiire un exposé complet des impôts de
l'Empire romain. On pourra consulter sur cette matière : les noies de
Sodefroi au livre XI du Code Théodosien; Dureau de la Malle, Économie
politique des Romains; Daudi di Vesme, Étude sur les impôts en Gaule
à la [m de VEmpire romain; Maïquardt, Rœmische Staalsvcrwaltung,
t. II; Gagnât, Étude sur les impôts indirects chez les Romains, 1882.
FusTEL DE CouLANGES. — La Gaulo romaine. 19
274 LA GAULE ROMAINE.
(l'abord l'impôt de sujétion, que l'on appelait atipeiir
dium\ Nous ignorons comment fut réparti ce premier
impôt établi par César; quelques peuples en furent
exempts, mais ceux-là seuls qui s'étaient montrés ses
alliés « et avaient bien mérité de lui pendant la
guerre^ ». Vingl-quatre ans plus tard, l'organisation
de la Gaule fut faite par Auguste, et l'impôt fut re-
manié. Cette fois, on ne voit pas qu'aucune cité en ail
été exempte. Un mot de Tacite donne bien à entendre
que les Éduens eux-mêmes le payaient \ Un autre pas-
sage marque clairement que les Trévires et les Lingons
y étaient soumis*. La distinction que quelques mo-
dernes ont esssayé d'établir entre les peuples stipen-
diaires et les peuples exempts n'est qu'une pure hypo-
thèse ^
Cet impôt portait sur le sol. Pour l'établir avec
quelque exactitude, Auguste avait fait un cadastre des
terres de la Gaule comme de tout l'Empire®. Cette opé-
ration fut reprise et refaite un peu plus tard par
Tibère''. Nous pouvons donc admettre que chaque terre
* Suétone, César, 25 : Galliam in provincise formam redegit et ei
quadringenties stipcndii nomine imposuit.
2 Ibidem : Prwter sodas ac bene méritas civitates. — Ces termes
de Suétone excluent les Arvernes, les Carniites,et presque tous les pjuples,
excepte les Rômes et les Lingons. Donc la liste des peuples exemptés
par César n'est pas la même liste que celle des fœderati et des liberi qui
se trouve dans Pline.
5 Tacite, Annales, III, 40 : Julius Sacrovir... disserebat de conti-
nuatione tributorum. [Cf. plus haut, p. 72.]
* Idem, Histoires, IV, 73-74. Gérialis, s'adressant aux Trévires et aux
Lingons, leur parle des tributs qu'ils payent, et leur en explique la
légitimité.
s Je retrouve encore cette liypolhèse présentée comme une affirmation
dans le livre de M. Classon, page 362.
^ Tite Live, Epitome, 134 : Cum ille {Augustus) conventum Narbone
agerel, census a tribus Galliis actus.
' Tacite, Annales, 1, 51 : Germanicus ngjndo Galliarum censui tum
tntenlus. — II, 6 • Missis ad census Galliarum P. Viiellio et C. Antio.
LES CHARGES DE LA POPULATION; LES IMPOTS. 275
fut soumise à une conlribution proportionnée à son
étendue et à sa valeur. L'Italie était exempte de cet
impôt, ainsi que quelques cités dotées du « droit ita-
lique ». L'impôt foncier n'était donc supporté que par
les provinces ^
Il nous est impossible d'apprécier avec quelque
sûreté la lourdeur de cette contribution. Si nous en
croyons Suétone, elle n'aurait été, au temps de César,
que de 40 millions de sesterces, moins de 10 millions
de nos francs*. Mais le poids se serait bientôt aggravé.
Velléius fait observer que la Gaule payait un peu plus
que l'Egypte^; or il est généralement admis que
l'Egypte payait 12500 talents*. On peut donc évaluer
les impôts de la Gaule à environ 75 millions de nos
francs. Mais il y a en tout cela beaucoup de con-
jecture.
* La plupart des historiens modernes, et surtout ceux qui se servent
avec prédilection des jurisconsultes, inclinent à regarder cette contribu-
tion moins comme un impôt foncier que comme une rente foncière. La
propriété du sol provincial, suivant eux, aurait appartenu au peuple
romain ou à l'empereur; les particuliers n'en auraient eu que la posses-
sion précaire sous condition de redevance. Je sais bien que cette opinion
s'appuie sur un texte formel de Gains; mais je la vois démentie par tous
les faits de cette histoire ; j'incline donc à penser qu'il n'y a là qu'une
théorie d'école. Les jurisconsultes, voyant l'impôt foncier établi dans les
provinces et l'Italie exempte de cet impôt, ont cherché l'expliciition de
cette anomalie, et l'ont rapprochée de la vieille idée de dédition. Gela
ne manquait pas d'un peu de vérité ; mais ils expliquaient les faits de
l'Empire d'après des principes et des idées qui avaient appartenu aux âges
antérieurs.
^ Suétone, César, 25 : Ei quadringenties in annos singulos stipendii
nomine imposuit. — Mais on sait qu'il faut avoir peu de confiance dans
les chiffres des manuscrits anciens. Celui-ci d'ailleurs manque dans les
manuscrits de notre auteur et ne nous est donné que par Eutrope, que
l'on considère comme un copiste de Suétone.
' Velléius Paterculus, II, 39.
* Cela ressort de Strabon, XVII, 1, 15, qui indique ce chiffre comme
celui des revenus des derniers rois du pays
276 LA GAULE ROMAINE.
Nous ne pouvons dire si les populations se sentaient
accablées ; Tacite dit seulement que deux hommes qui
poussaient la Gaule à la révolte « parlaient de la conti-
nuité des tributs* ». D'autre part, nous voyons un
général de Vespasien s'adressant aux Gaulois leur dire
(ju'ils ne payent d'impôts que ce qu'il en faut pour
payer les armées du Rhin qui les protègent contre
l'invasion; ces impôts sont le prix de la paix et de la
sécurité*.
Les produits de l'impôt étaient versés, pour la Nar-
bonnaise, province sénatoriale, dans le trésor de l'Etal ;
pour les Trois Gaules, daiis le trésor impérial qu'on
appelait le fisc. Ils étaient réunis, en Narbonnaise, par
le questeur; dans les Trois Gaules, par les procurateurs
de César.
Plus tard, à mesure que les Gaulois devinrent ci-
toyens romains, il eurent à payer les contributions
romaines.
En premier lieu était celle qu'on appelait vicesima
hereditatium. C'était un impôt sur les successions. Il
avait été établi par Auguste, avec l'assentiment du
sénat et par une loi régulière'. Il frappait les succes-
sions des citoyens romains, tant en Italie que dans le
reste de l'Empire. Il était de 5 pour 100 de la valeur
des héritages ou des legs*; mais les héritiers en ligne
* Tacite, Amiales, 111, 40. — [Cf. plus haut, p. 72.]
* Idem, Histoires, IV, 74 : Id solum vobis addidimus quo paceni
tueremur; nam neque quies geniiwn sine armis, neque arma sine
stipendiis, neque stipendia sine tributis haberi qucunt.
3 Dion Cassius, LV, 25. Cet iiupol ét;iit destiné surtout aux dépenses
militaires. Suétone, Auguste, 49 : Ut perpétua suinplus ad tuendos
milites suppeteret, œrarium miUlare cum veciigalibus uovis instituil.
* Ibidem : T))v sîitoTTrjv rûv x^vrjpwv xa\ twv Sojp;àiv â; av o'. TîXey-
Tûvreç xataXef^îojat. Cet impôt est mentionné aussi dans yne phrase du
Testament de Dasumius, § 12.
LES CHARGES DE LA POPULATION ; LES IMPOTS. 277
directe en étaient exempts*. Trajan étendit cette dis-
pense au frère et à la sœur*. La même exemption s'ap-
pliquait aux petites successions ; l'impôt ne frappait
qu'à partir d'une somme déterminée ^ Chaque Gaulois
riche, dès qu'il devint citoyen romain, dut payer cet
impôt*.
Il en fut de même pour l'impôt sur les affranchisse-
ments qui avait été établi par Auguste et qui portait sur
les citoyens romains. Pour tout esclave que son maître
faisait citoyen il y avait à payer 5 pour 100 de la valeur
de cet esclave^ Les inscriptions montrent celle nicesima
libertatis payée par les Gaulois*.
* Dion Cassius, LV, 25 : nXrjv twv tuocvu coyysvwv. Tout un pnssage du
Panégyrique do Trajan explique bien cela, c. 37 : Viccsiina, Iribulunr
tolerabile heredibtis exiraneis, domeslicis grave; itaque illis irrogatum
e&l, his remissum; cl l'auteur explique en vertu de quelles idées le
fils devait recevoir la fortune intégrale du père, sans que l'impôt pût
l'amoindiir.
* Pline, Panégyrique, 39.
^ Dion Cassius, ibidem : IXXrjv twv nv^-Z^x^v ; Pline, Panégyrique, 40.
Trajan paraît avoir élevé le chifl're au-dessous duquel les successions
étaient exemptes.
* l'iinc signale même une particularité digne d'être notée. D'une part,
l'impôt ne devait pas frapper le fils qui héritait de son père ; d'autre part,
le pérégrin qui devenait citoyen romain perdait ses liens de famille. Le
fils romain d'un père pérégrin devait donc payer Tiinpôt. Cette règle,
parfaitement conforme aux idées des anciens sur le droit de cité, parut
inique à Trajan, qui la fit disparaître (Pline, Panégyrique, 37-39). —
Les inscriptions mentionnent la vicesima hercdilatium payée en Gaule.
Ilenzen, n° 5480 : Procnrator Augusti vicesimœ hercdilatium provinciarum
ISarbonensis et Aquilanicse; Orelli, n° 798 : Vicesimse heredilalium per
Gallias Lugdunensem et Belgicam et ulramque Germaniam. [Corpus,
Xll, p. 920.] — La vicesima heredilalium est encore signalée dans
quelques inscriptions comme celle-ci : Staluam... heredes sine ulla
dcduclione vicesimœ posuuunt {Corpus itiscriptionum latinarum, II,
n" 1-474).
5 DionCassius, LXXVII, 9 : Eîxoair) bizip twv àTîsXcuôspouixlvwv. L'impôt
fu! porté au dixième par Caracalla, mais il ne tarda guère à être ramené
à l'ancien taux (idem, LXWill, 12). — Voyez le Testament de Dasuinius.
« L'orzog, n° 507 [Corpus, 1\\, n" 2590J : C. AUsius..., publicanus [?|
278 U GAULE ROMAINE.
A ce système d'impôts établi par Auguste se rattachait
un droit del pour 100, puis de 2 1/2 pour 100 sur les
ventes*. Caligula le supprima*; mais il fut rétabli et
nous en trouvons la trace au Digeste'. La vente des
esclaves était sujette à un droit de 4 pour 100*.
L'impôt des douanes, c'est-îi-dire les péages sur les
ponLs, sur les routes, au passage des rivières, avait
existé dans la Gaule indépendante ^ Nous les retrou-
vons dans la Gaule romaine comme dans tout l'Em-
pire ^ Les inscriptions font connaître qu'il y avait
une ligne douanière entre la Gaule et l'Italie^; à partir
des Alpes, cette ligne était portée vers Zurich et de là
vers Metz, en sorte que la province dite Germanie était
en dehors ^ D'autres postes de douane étaient établis à
Lvon, centre des routes de la Gaule, à Nîmes, à Arles.
viceshnœ libertatis provincix Gallise Narhonensis ; Henzen, n" 6647 :
Vicesimpe libertatis villicus ; Brambach, n° 957.
' Tacite, Annales, I, 78 : Centesimam renim venalium post hclla
civilia institiitam. Le peuple de Rome en demanda la suppression :
Tibère refusa de l'accorder.
2 Dion Cassius, LIX, 9.
^ Ulpien, au Digeste, L, 16, 17, mentionne le vectigal venalitan
rerum.
* Tacite, XIII, 51 : Vectigal quintœ et vicesimse venalium manci-
pioriim. Cet impôt est mentionné dans une inscription. Orelli, n° 3356.
^ César, De hello (jnllico, I, 18 : Dumnorix portoria Aiduorum parvo
prelio redempla hahcbat. — [Cf. plus haut, p. 17.]
" Ijabéon, au Digeste, XIX, !2, 60, § 8 : Vehiculum cum pontem Iran-
sirct, redcmptor ponlis porlorium ah eo exigebat.
' Elle avait ses principales stations aux lieux nommés Pédo, Piasco,
Fines Cottii, Ad publicanos, enfin à l'endroit qui s'appelle aujourd'hui
Saint-Maurice. Cela ressort de plusieurs inscriptions citées par M. Cagnat
dans son Êtnde sur les impôts indirects chez les Romains, 1882, p. 47-49.
* Les inscriptions signaient la station douanière de Turicum (Zurich),
puis n'en !^igllalcnt plus d'autre avant Divodurum (Metz) : Prseposilus
stationis Turicensis guadragesimse Galliarum. Aurelii Materni prpefecti
stationis quudraqesimœ Galliarum ' civitalis Mediomatricorum (Cagnat,
p. 60). — fCf. Corpus, XII, n°'648, 717, 225^2, 2348 5362-]
LES CHARGES DE LA POPULATION ; LES IMPOTS. 279
11 y en avait d'autres aux débouchés des Pyrénées*, et
d'auties encore sur les côtes de la Manche*. Par là, les
marchandises qui arrivaient en Gaule de l'Italie, de la
Germanie, de l'Espagne et de la Bretagne, et celles qui
en sortaient pour ces mêmes pays, payaient un droil
ad valorem de 2 1/2 pour 100'.
Ce qui ajoutait au poids de ces impôts, c'est qu'ils
n'étaient pas perçus directement par l'État. Ils étaient
affermés à des compagnies adjudicataires. Les inscrip-
tions nous montrent des « fermiers des droits de succes-
sion*», des fermiers des « droits d'affranchissement" »,
des fermiers « des péages®». Chacune de ces compagnies
fermières^ avait un nombreux personnel de commis, d'a-
gents, d'esclaves*. Chaque grand service avait d'ailleurs
* A Luçidunum Convenarum et à Illiberis.
* Straljon, IV, 5, 3, mentionne TsXr) ^apla twv e'iça-^orxsvœv tU T7)v
KsXt'.zriv èxîîOcv (de la Bretagne) zat twv sÇayoïjivfov èvOs'vôe.
^ Aussi la douane est-elle ordinairement appelée l'impôt du quarac--»
tième, qundragcsima. Il n'en faudrait pas conclure que le taux de
2 1/2 pour 100 n'ait pas été dépassé pour quelques natures de marchan-
dises,
* Orelli-Uenzen", n° 6645 : Villico vicesimse hereditalhun. — [Corpus,
XII, n" 1916.]
^ Orelli-Benzen, n° 3356 : Publici vicesimsa libertatis cl XXV vena-
lium; n° 3354 : Villicus vicesimœ libertatis; n° 3539 ; Socii vicesiuiœ
libertalis; n° 6647 : Publicus vicesimse libertatis villicus. — AUmer,
n° 74 [Corpîis, XII, n° 2396] : Piiblicanus vicesimse libertatis provincix
Narboncnsis.
^ Suétone, Vespasien, 1 : Publicum guadragesimse in Asia egit. —
Henzen, n" 6655 : Conductor portorii Illijrici ; n°6656 : Conductor por-
torii Pannonici. — Cagnat, p. 52 : Conductori quadragesimx Galliarum.
— [Corpus, Xli, n" 717.]
' Les mentljres socii de ces com[):igni('s étaient niancipes à l'égard de
l'État. Orelli, n° 33i7 : Controversix inter mercatores et mancipes ortœ.
* Arcarius vicesimœ lieredilalium (llenzen, n" 6645). In officia arcœ
vicesimœ lieredilalium (idem, n° ()64i). Prœposilus slationis quadra-
gesimœ Galliarum [Ovdlï, n° 55 'r3). Tabularius guadragesimœ (idoAn,
n" 55 ii). Adjulor tabularii vicesimœ lieredilalium (Henzen, n° 66 iO).
[Corpus, m, p. 929.J
280 LA GAULE ROMAINE.
à sa tête un fonctionnaire public nommé procurateur*.
Il faut ajouter à ces impôts une série de prestations en
nature. Quand l'empereur était en voyage ou qu'un de
ses fonctionnaires voyageait par son ordre, les popula-
tions devaient donner le gîte et des fournitures \ Il fal-
lait héberger aussi les soldats et les fournir de vivres, de
fourrages". Mêmes obligations pour la poste impériale,
dont les chevaux, uererfi, étaient fournis par les habitants*.
Il existait aussi un système de corvées pour l'entretien
» Wilmanns, n*1242: Procurator quadrageshnx GaîUanim ;n°\^10:
Procurator vicesimx hercditatium; n° 1190 : Procuratori Augusti vice-
simx hereditatium provinciarum Narboncnsis et Aquitaniœ; n° 1290 :
Procuratori vicesimœ liberlatis Bithyniœ.
=* Pline, Panégyrique, 20, loue Trajan de ce que nullus in exigendis
vehiculis tumuUus, yiullum circa hospitia faslidium ; annona, quse céleris.
Il se souvient que les voyages de Domilien étaient un vrai pillage, popu-
lalio. — Tacite, Annales, XIV, 39,' représente l'affranchi Polyclète en
mission, traversant la Gaule au grand dommage des habitants qui doivent
le nourrir, lui et sa suite, Gallix ingenli agmine gravis. — Ulpion, au
Digeste, I, 16, 4 : Observare proconsulem oporiet ne in hospiliis prse-
bendis oneret provinciales.
s Siculus Flaccus, dans les Gromatici, p, 165 : Quolies vnliii prœte-
reunli aliive oui comilatui annona prœslanda est, si ligna aut sira-
menta dcporlanda. — Ulpien, au Digeste, L, 4, 3, § 13 : Eos milites
quibus supervenienlibus hospitia prœberi in civilate oportel... Munus
hospilis in domo recipiendi. — Voir dans Trébeliius Pollion, Triginla
tyranni, c. 18, cet éloge d'un fonctionnaire : Videsne ut ille provinciales
non gravet, ut illic equos contineat uhi sunt pabula, illic annonas
mililum mandet ubi sunt frumenta, non provincialem possessorem cogal
illic frumenta ubi non habet dare. — Voir encore au Digeste, I, 18, 6,
§ 5; L, 5, 10. Gode Justinien, XII, 41.
♦ Un premier service de poste fut établi |tar Auguste (Suétone, Auguste^
49). — Dion Cassius en parle sous Néron (LXIII, 11); Hadrien l'organisa:
Slatum fiscalem insliluit ne hoc onere magislratus gravarentur (Spartien,
Hadrien, 7) ; Antonin en allégea les charges : Vehicularium cursum
sinnma diligeritia sublevavit (Jules Gapilolin, Plus, 12). — Une inscriji-
liou (Oiclli, n° 3178) nous montre un prsefectus vehiculoriim pour
l'Aquitaine et la Lugdunaise. — Seplime Sévère voulut que l'Elat prit
ce service à sa charge. Spartien, Severus, 13 : Vehicularium munus a
privalis adfiscumtraduxit. — Il retomba ii la charge des particuliers, qui
devaient fournir les chevaux, Gode Théodosien, VDl, 5, De cursu publico.
LES CHARGES DE LA POPULATION; LES IMPOTS. 281
des chemins et pour des transports, qui étaient appelés
angarix\
Tous ces impôts étaient perçus au profit de l'autorité
publique; les cités avaient leurs contributions spéciales.
Ce système d'impôts indirects n'avait pas supprimé
l'impôt foncier. Après l'avoir payé comme sujets, les
Gaulois le payèrent comme citoyens. Au second siècle,
on avait cessé de voir en lui la marque de la sujétion ;
l'Jlalie elle-même y fut assujettie; il fut considéré
comme la part de biens que tout propriétaire doit à la
communauté pour la gestion des intérêts communs.
Le gouvernement impérial mit un soin particulier à
répartir équitablement la contribution foncière. Le
cadastre des propriétés, commencé sous Auguste, ne
cessa pas d'être tenu à jour, et fut en quelque sorte
refait à chaque génération d'hommes. Un jurisconsulte
nous a laissé un spécimen de la manière dont ce cadastre
était rédigé. « Yoici, dit Ulpien, comment les propriétés
doivent être portées sur le registre du cens. On inscrit
d'abord le nom de chaque propriété, en quelle cité et
en quel canton elle est située, et le nom des deux pro-
priétés contiguës; puis on détaille : 1° la terre labourée,
et le nombre d'arpents qui ont été semés dans les dix
dernières années; 2° le vignoble et le nombre de pieds
qui s'y trouvent; 3" combien d'arpents en oliviers et
combien d'arbres; 4° combien d'arpents de pré, en
comptant tout ce qui a été fané dans les dix dernières
années; 5° combien d'arpents en pacage; combien de
bois en coupe*. » On reconnaît déjà ici la vigilance du
gouvernement à répartir l'impôt, non d'après l'étendue
* Digeste, L, 5, H : Viœ slernendœ anqariorumve exliibitio.
» Ulpien. au Digeste, L, 5, De censibus, 4.
282 LA GAULE ROMAINE.
du sol OU sa valeur approximative, mais d'après la va-
leur vraie et le revenu à peu près certain. L'estimation
est faite par le propriétaire. Elle est d'ailleurs aisément
contrôlée par le cemilor.
Des cadastres de cette sorte ont été faits dans toutes
les parties de l'Empire. Ceux de la Gaule ont môme
duré plus longtemps que la domination romaine. Nous
les retrouverons au temps des Mérovingiens*.
Comme l'impôt ne devait être qu'une part du produit
réel, il était de règle que le contribuable obtînt une
réduction si ses vignes ou ses arbres venaient à pé-
rir ^
Quel était le chiffre de cet impôt, dans quelle pro-
portion était-il avec le revenu du sol, c'est ce qu'au-
cun document ne nous enseigne. Nous ne trouvons rien
qui nous autorise à dire qu'il fût excessif, rien qui
nous autorise à dire qu'il fût léger. Nous sommes tenus
de nous abstenir de toute appréciation.
Une chose est certaine, c'est que la Gaule supporta
ces impôts, et même que, pendant les trois premiers
siècles au moins, elle prospéra et s'enrichit, ce qui eût
été impossible si les contributions eussent été excessives.
Nous noterons plus loin ce qu'on peut savoir des
impôts dans les deux derniers siècles de l'Empire ^
* [Voir la Monarchie franque.]
* Ibidem, L, 15,4.
' [Dans le volume sur Vlnvasion germanique.]
LES aiARGES DE LA POPULATION; LE SERVICE MILITAIRE, 283
CHAPITRE IX
Les charges de la population; le service militaire.
Les sociétés anciennes n'avaient guère connu les
armées distinctes de la population civile. L'homme
libre ou le citoyen était en même temps le soldat. Jl
était soldat aussi longtemps que son corps était robuste,
aussi souvent que l'Etat avait besoin de lui pour sa
défense ou pour l'attaque de l'étranger. Le Romain, de
dix-sept à quarante-six ans, était appelé chaque année
devant le magistrat qui pouvait le prendre comme
légionnaire. Il en était à peu près ainsi à Athènes et
dans toutes les républiques anciennes. Le service mili-
taire était également obligatoire chez les anciens
Gaulois*.
Il en fut autrement sous l'Empire romain. On a dit
quelquefois qu'Auguste avait séparé l'armée des citoyens
afin d'opprimer ceux-ci à l'aide de celle-là. Rien ne
prouve qu'il ait fait ce calcul ; aucun des historiens de
l'époque ne le lui attribue, et le détail de sa vie montre,
au contraire, qu'il se fiait plus aux citoyens qu'aux sol-
dats. La séparation de l'ordre civil et de l'ordre militaire
eut un autre motif. Quand on étudie cette époque de
l'histoire romaine, en observant surtout les sentiment?
qui dominaient dans les âmes, on remarque que l'esprit
militaire avait presque disparu. Poissé à l'extrême
pendant les deux siècles qui avaient })récédé, il était
comme épuisé. Les classes élevées surtout et môme les
* C'est ce que César donne h entendre qiuind il dit que les druides
étaient exempts du service militaire : Militm vacaiionem luiben VI, 14.
284 LA GAULE ROMAINE.
classes moyennes s'éloignaient autant qu'il leur était
possible du service militaire. En Italie, on se faisait
colon et même esclave pour ne pas être soldat. Par une
compensation naturelle, tandis que tout ce qui était
riche ou aisé fuyait l'armée, la lie de la population, qui
en avait été autrefois écartée, demandait à y entrer.
Etre soldat devenait le métier préféré de ceux qui
n'avaient rien et qui convoitaient butin ou terres.
L'empereur Auguste donna satisfaction à ce double
besoin de son époque. Les classes élevées et moyennes
ne voulaient plus du service militaire obligatoire; il le
supprima autant qu'il fut possible*. Les classes pauvres
souhaitaient une profession militaire qui fût lucrative;
il la créa. La vieille institution de la cité armée disparut
ainsi ; il y eut désormais une armée distincte et séparée
de la population civile. Quelques-uns furent soldats
pendant 16, 20 ou 25 ans, et, à ce prix, le plus grand
nombre fut, toute la vie, en paix et au travail.
Cette pensée du gouvernement impérial est claire-
ment exprimée par les historiens du temps. « Exempter
du service militaire la plupart des hommes, n'enrôler
en général que ceux qui avaient besoin de ce moyen de
vivre, en choisissant parmi eux les plus robustes », tel
fut, suivant Dion Gassius, le principe suivi sous l'Em-
pire ^ De môme, Hérodien affirme que, depuis le règne
• Ce a'esl pas que l'obligation du service militaire ait jamais été sup-
primée en droit. Voir Suétone, Auguste, 24. Il suffit de lire le titre du
Digesle, De re mililari (XLIX, IG), pour s'en convaincre; et cela explique
le recrutement, dont nous parlerons plus loin. — 11 faut encore noter que,
dans les trois premiers siècles, lesempoieurs exigèrent que les jeunes gens
dos familles sénatoriales qui aspiraient à la carrière des honneurs satis-
fissent au devoir militaiic. Us servaient en qualité de tribuns de légion et
il leur suffisait quelquefois d'un séjour au canq) du quelques mois.
- Dion Gassius, LU, '27. Ces idées sont expo.ées dans le discours que
riiibtorien prête à Mécène ; ce discours, qui n'est certainement pas une
LES CHARGES DE LA POPULATION; LE SERVICE MILITAIRE. 285
d'Auguste, les Italiens ne connaissaient plus les armes
ni la guerre : « Auguste, dit-il, fit cesser pour eux ce
service, et, les débarrassant des armes, il employa des
soldats payés'. » C'était le système des armées perma-
nentes et soldées substitue à celui des populations ar-
mées. Ce système assura aux cent vingt millions d'âmes
qui habitaient l'Empire un repos et un travail que les
peuples anciens n'avaient jamais connus.
Les armées de l'Empire romain se composaient d'en-
viron trente légions*, comprenant chacune de 5000 à
6000 soldats. En y ajoutant les corps auxiliaires ainsi
que les cohortes prétoriennes et urbaines, on peut esli-
œuvre de pure imagination, exprime la doctrine politique qui fut suivie
par les Césars. — Cf, LU, 14 : SrpaTsuwvTat xa\ [JnaOoaopwaiv ot îa/u-
po'taroi -/.(xi TTcvfaTaTOC.
* Ilérodicii, II, 11 (58) : 01 xaxà ttjv 'IraXiav 5v9poj7UOL StiXwv zal
xoXc'ji.'jjy à7:r)X)>aYp.Evot yswpyfa xat stpiq'v/] 7rposâ)(.ov. '0 SsSaaTOç 'IraXiojTaç
Tcdvojv àvs;iaucî£ xal twv SrtXtov £yu[jLV(jjas, aia6o9opouç aipanforà; zaïa-
»TT]aa[j(.svo:. On a tiré do ce texte une conclusion exagérée quand on a dit
que les Italiens avaient été formellement exemptés du service ; plusieurs
faits montrent qu'ils ne l'étaient pas (Vclléius, II, 111 ; Tacite, Annales,
I, 31 ; Histoires, III, 58; Suétone, Auguste, 24 ; Tibère, 9 ; Dion, LVl,
23). Âmmien, XV, H, parle d'Italiens qui se coupent le pouce pour
échapper à l'obligation du service, chose que Suétone avait déjà men-
tionnée. Une inscription signale un personnage mmus ad juvenlu'.em
per Italiam legendam [Corpus inscriplionum latinurum, t. IH, n" 1457;
llenzen, n°5478). Ilérodien veut dire, non pas qu'une loi ait jamais exempté
les Italiens, mais que, par le fait et sauf des cas pressants, ils n'eurent
plus à servir. — On a quelquefois traduit lyufxvwas SttXojv comme si
ilérodien voulait dire qu'Auguste avait interdit l'usage des armes aux
Italiens pour les mieux asservir. Le texte d'Ilérodien n'exprime pas cette
pensée. D'ailleurs l'usage des armes ne fut Jamais interdit aux Italiens ;
c'étaient même eux qui formaient les corps d'élite (Tacite, Annales, IV,
5). Les inscriptions montrent qu'ils remplissaient un bon nombre de
cohortes. Le service obbgatoire ne leur fut plus imposé, sauf exceptions,
mais le service volontaire leur fut toujours permis.
- 11 n'y avait que vingt-cinq légions sous Tibère (Tacite, Annales, IV,
5). Le nombre fut peu à peu augmenté ; on en compta jusqu'à trente-lrois.
Les auxilia formaient, suivant Tacite, un nombre de soldats à peu près
égal à celui des légions. Tous ces corps étaient rarement au complet. —
La garde prétorienne comprenait neuf cohortes de 1000 hommes.
286 LA GAULE ROMAINE.
mer qu'elles comptaient environ 400 000 hommes. Ce
chiffre suffisait à ua Etat dix fois plus étendu que la
France actuelle. C'était un soldat sur trois cents habi-
tants.
Ces armées se recrutaient en grande partie par des
engagements volontaires. Une lettre de Trajan à Pline
signale une catégorie de soldats qui se sont offerts
d'eux-mêmes au service*. Les inscriptions aussi attestent
cet usage*. Tacite fait remarquer que ces engagements
étaient la ressource des pauvres et des gens sans
aveu^ Un jurisconsulte du if siècle dit formellement
que la plupart des soldats sont des volontaires*.
L'appât était grand, en effet; non seulement le soldat
recevait, outre les vivres, une solde annuelle de 225 de-
niers, qui fut portée à 300 par Domitien ; mais encore,
après son temps de service, on lui donnait une somme
d'argent ou une terre avec une maison et quelques
esclaves pour la culture. Ce qui était plus précieux
encore, c'est que, s'il n'était pas citoyen romain en
entrant au service% le diplôme de congé lui conférait ce
* Pline, Lettres, X, 30 (39) : Voluntarii se oblnlerint.
2 Orelli-Ifenzen, n" 90, 244, 3402, 3586, 5156, 6756.
s Tacite, Amiales, IV, 4 ; Quia plerumque iiiopes ac vagi sponte
mililiam sumant.
* Arrius Ménauder, au Digeste, XLIX, 16, 4, § 10 : Plerumque vohm-
tario milite numeri supplentur. Cf. Dosithée, Sentences d^ Hadrien, § 2;
A'iTwvTo; t'.vô; i'va arpaxaûriTai. 'Af^p'-avb; sirs rcou" OlXstç aTpaTsusaOat...,
eîç r/iv7coXiii-/.7)vaTpaT£Ûou (Bœcking, Corpus juris antejusliniani, p. 202).
^ La règle était que les citoyens seuls fussent admis dans les légions;
mais il nous paraît hors de doute que de bonne heure on imagina le biais
d'introduire les peregrini dans les légions en leur conférant immédia-
tement et dès leur entrée le droit de cité. Cela est nettement expbqué par
Aristide, qui écrivait au temps des Antonins. Dans son Eloge do Rome
(édit. Dindorf, t. I, p. 252), il s'exprime ainsi : « D'une part, vos citoyens,
qui sont les maîtres du monde, ne veulent pas endurer les fatigues du
service ; d'autre part, vous ne vous fiez pas aux étrangers. 11 vous faut
pourtant des soldats; que faites-vous alors? Vous vous faites une armée
LES CHARGES DE LA POPULATION; LE SERVICE MILITAIRE. 281
titre si envié; on y ajoutait même le connubium, c'est-
à-dire le mariage légal, qui avait pour effet que ses
enfants étaient citoyens romains comme lui*. Ainsi
l'homme qui était né dcditice et pauvre, devenait, par le
service militaire, un citoyen, un propriétaire, un chef
de famille. Les empereurs ajoutèrent à tout cela des
privilèges honorifiques : ils décidèrent que les vétérans
et leurs fils seraient traités à l'égal des décurions \ Le
service militaire devint ainsi, même pour le simple
soldat, un moyen de s'élever.
Quoique les empereurs dussent compter beaucoup sur
les engagements volontaires, ils ne pouvaient pas se
priver de la ressource des appels forcés. Tantôt il fallait
faire face à un danger pressant; tantôt les volontaires
de citoyens, sans que les anciens citoyens aient de fatigues. Comment
cela ? Vous envoyez dans les provinces pour faire choix des hommes qui
sont propres au service; ceux-là, vous les séparez aussitôt de leur p:ilrie
de naissance et vous leur donnez pour patrie Rome elle-même ; ils de-
viennent en même temps citoyens et soldats ; en entrant au service, ils
sont dès ce jour vos concitoyens w, ajjia tîJ aipaisfa, t^ç 'jjjletc'qd:; r/Azioi
TcoXi'xa;, ino TauTrjç Trjç rjixspa;. C'est ainsi que César, ayant formé la légion
de l'Alouette, donna à ces Gaulois le droit de cité (Suétone, César, 'ii).
Plus tard, quand le royaume de Pont fut réduit en province, Rome prit à
son service l'ancienne garde du roi; elle en fit une cohorte et elle donna
à tous ceux qui la composaient le droit de cité romaine (Tacite, Histoires,
III, 47). On s'explique alors le mot de Tacite, ibidem, 111, 40 : l^iliil
validum in exercitibus nisi qiiod exlernum ; et l'on s'explique aussi que
les diplômes militaires, viissiones, n'aient jamais à conférer le droit de
cité a des légionnaires au moment de leur sortie du service ; ces légion-
naires étaient citoyens de naissance ou ils l'étaient devenus en entrant
dans la légion.
* Voir le Recueil des diplômes militaires publié par L. Renier, 1876.
[Cf. Corpus, t. III.] Voici la formule ordinaire de Yhonesta missio •
Imperator... veteranis... honeslam missionem et civilalem dédit, ipsis
liberisque eorum et connuhium cum uxoribus quas tune habuissent
cum est civitas iis data, aut, si qui cselibes essent, cum iis quas postea
duxissent, dumtaxat sinyuli sinyulas. Cette formule ne s'appliquait
qu'aux soldats de; cohortes auxiliaires.
2 Marcianus, au Digeste, \LIX, 18, 3: Veteranis et liberis eorun idem
honor habetur qui et decurionibus. Cf. Paul, ibidem, p. 4r.
288 LA GAULE ROMAINE.
ne se présentaient pas en assez grand nombre ou
n'éiaient pas de bonne condition \ Il fallait suppléer
à ce qui manquait par le recrutement*.
Nous ne possédons pas de documents précis sur la
manière dont ce recrutement s'opérait. Peut-être n'y
eut-il jamais de règles fixes sur ce point. Aucune loi ne
déterminait l'âge de la conscription ni le nombre
d'hommes que chaque pays devait fournir. L'appel
n'avait pas lieu chaque année régulièrement; une pro-
vince restait quelquefois plusieurs années sans y être
soumise. Quand le gouvernement avait besoin de soldais,
il ordonnait un recrutement dans telle ou telle province
et envoyait des commissaires appelés dileclatores'\ Nul
tirage au sort; la population comparaissait devant les
commissaires qui choisissaient les hommes arbitraire-
ment. De là venaient beaucoup d'abus*. L'un des vices
de l'Empire romain, et l'un de ses plus grands malheurs
fut de n'avoir pas fait du recrutement une institution
régulière et bien ordonnée.
Aussi les populations y répugnaient-elles comme à
tout ce qui est exceptionnel et arbitraire. L'historien
Velléius reconnaît que le recrutement causait toujours
un grand trouble ^ Auguste dut plusieurs fois se mon-
trer sévère pour des citoyens qui refusaient le service^
* C'est de ce second point que Tibère se plaint dans Tacite, Annales,
IV, 4 : Si volunlarius miles suppeditet, non eadem virlute ac modeslia
acjere, quia plerumque inopes ac vagi sponte militiam stunant.
* Dilectibus supplendos exercitus (Tacite, ibidem, IV, 4). — Eadem
anno dilectus per Gallium Narbonensem Afiicamque et Asiam hubili
sunt supplendis Ilhjricis legionibiis [Ibidem, XVI, 15).
•'' Voii" L. Reniei-, Mélanges d'épi graphie, p. 75-90.
* On peut se faire une idée de ces abus par quelques phrases de Tacite :
Dilectum miliiarem preiio et ambitione corruptum {Annales, XIV, 18).
— Rem suapte nalura gravem avaritia onerabant [Histoires, IV, 14).
* Velléius, 11, 150 : Rem perpetui prxcipuique timoris supplementum.
* Dion Cassius, LVI, 23.
LES CHAriCE^ DE l\ f'OI'l LATION ; LE SERVICE MILITAIRE. 280
II paraît qu'on voyait des pères couper le pouce à leurs
enfants pour leur procurer des motifs d'exemption', et
Suétone parle de gens qui se faisaient esclaves de peur
d'être soldats*. Ce n'est pas que nous puissions croire
que le nombre des appelés fût considérable. Il est facile
de calculer que, pour remplir les vides d'une armée de
400000 soldats qui servaient vingt ans en moyenne, il
suffisait d'un enrôlement annuel d'environ 30000 con-
scrits pour tout l'Empire; or les engagements volon-
taires donnaient déjà, cà tout le moins, la moitié de ce
chiffre. Mais cette obligation d'être soldat pendant
vingt ans était horrible pour le petit nombre qu'elle
frappait".
On comprend sans peine la résistance que le gouver-
nement rencontrait et combien il lui était difficile de
faire servir les citoyens malgré eux. Il fut invinciblement
amené à autoriser le remplacement. Il ressort d'une
lettre de Trajan à Pline que l'homme appelé au service
avait le droit de donner un homme à sa place*.
La difficulté d'obliger les citoyens au service militaire
fit que le gouvernement impérial chercha une autre
ressource. 11 avait devant lui une vieille loi, consacrée
• Suétone, Auguste, 24. Amraien Marcellin, XV, 12; Code Théodosien,
VII, 13, 4.
* Suétone, Tibère, 8 : Quos sacramenti metus ad hujusmodi latebras
[ergastula] compulisset.
5 Le mal était qu'on ne faisait pas ce recrutement chaque année ;
Tacite, Dion, Ilérodien, montrent par nombre de passages qu'en temps de
paix, on laissait les légions se dégarnir au point qu'il ne restait plus que
inania legionum nomina; survenait une guerre, et il fallait alors ogere
acerbissime dilectum, c'est-à-dire appeler d'un seul coup autant de
conscrits qu'on aurait pu en appeler en dix années successives.
♦ Dans les lettres de Pline, X, 30 (39). 11 est question de quelques
esclaves que Pline a découverts dans l'armée ; Trajan lui écrit : Refert
voluntarii se ohlulcrinl, an lecli sint, vel ettam vicarii dati Si vicarii
dati, pênes eos culpa est qui dederunt.
FusTEL DE CouLANGES. — La Gaule romaine. 20
290 LA GAULE ROMAINE.
par les mœurs et par le temps, qui lui interdisait de
mettre les armes aux mains des esclaves et des affran-
chis. Mais la République lui avait déjà donné l'exemple
d'enrôler ces hommes dans les dangers pressants*. Au-
guste fit de même dans deux circonstances où il avait
besoin de levées plus fortes que d'habitude. A cet effet,
il s'adressa aux riches propriétaires qui possédaient des
esclaves et des affranchis dans leurs maisons ou sur
leurs terres, et il exigea de chacun d'eux un chiffre
d'hommes proportionné à sa fortune*. Un peu plus tard,
nous voyons Néron avoir besoin de soldats; il ordonne
un recrutement dans les tribus, c'est-à-dire parmi les
citoyens; mais personne ne répond à l'appel. Il se dé-
cide alors à remplacer le recrutement par une réquisi-
tion d'esclaves; il enjoint à chaque maître d'en livrer
un nombre déterminé et il choisit parmi eux les plus
robustes^. Vitellius fit de même*. Plus tard encore,
Marc-Aurèle enrôla des esclaves^. Il est bien entendu
que ces esclaves étaient préalablement affranchis, de
sorte qu'à entrer dans l'armée ils gagnaient d'être
hommes libres ^
* Tite Live, X, 21 ; XXII, 11 ; XL, 18 ; Epitome, 74.
* Velléius, II, m : Viri feminseque ex censu coactœ libertinum dare
militem. — Dion Cassius, LV, 31 : SxpaTiaiTa; oùx EÛyeveî; [x6vov àXki
Y.oà l^cXsuOlpou; o'j; ;uapâT£ xwv àvSptov za'i napcx. yuvaiV.wv ooûXou; tjâc'j-
ôspûas. — Suétone, Auguste, 25 : Eosqiie servos viris feminisque pecu-
niosioribus indicfos ac sine tnora manumissos. Il faut ajouter que ces
esclaves affranchis ne servaient pas dans les mêmes corps que les citoyens.
'• Suétone, Néron, 44 : Tribus urbanas [universasl) ad sacramcn-
tum cilavit; nullo idoneo respondente, cerlum dominis numerum in-
dixil, nec nisi ex tota cujusque familia probatissimos.
* Tacite, Histoires, III, 58: Vocari tribus jubet, dantes nomina sacra-
tncnto adiyit...; servorum numerum senatoribus indicil.
5 Jules Capitolin, Marcus, 21 : Servos, quemadmodum bello punico
faclum fucral, ad militiam paravit..., armavit etiam gladiatores...,
lalrones eliam milites fecit.
* M. C. Jullian a remarqué que beaucoup du légionnaires du temps de
LES CHARGES DE LA POPULATION ; LE SERVICE MILITAIRE. 291
]1 y a apparence que ce procédé devint d'un emploi
de plus en plus fréquent. Si l'on regarde les titres des
codes romains qui sont relatifs à l'armée, on est frappe
de voir que les motifs d'exclusion tiennent plus de place
que les motifs d'exemption. C'est qu'il s'agissait d'em-
pêcher que les citoyens ne fournissent à leur place des
hommes sans valeur. L'opération importante pour les
fonctionnaires impériaux était celle qu'on appelait
probatio et qui consistait à examiner chaque conscrit et
à n'admettre que des hommes qui fussent propres au
service. Il leur fallait lutter contre l'intérêt des proprié-
taires, qui, suivant l'expression de Yégèce, « donnaient
comme soldats ceux qu'ils ne se souciaient pas de
garder comme esclaves* ».
Ce n'est pas qu'on ait aboli la loi qui défendait à
l'esclave de faire partie de l'armée. On ne cessa, au con-
traire, de la renouveler^ Mais aucune loi n'interdisait
d'affranchir un esclave et d'en faire le même jour un
conscrit. Le gouvernement avait maintes fois donné lui-
même cet exemple aux propriétaires'. Il existait d'ail-
leurs dans la société de l'Empire romain plusieurs
classes de serviteurs qui n'étaient pas réputés esclaves
et qui obéissaient pourtant à un maître : c'étaient les
affranchis, les colons, les clients [libertini, inquilinit
coloni, clientes)^. A mesure que nous avançons dans les
Marc-Aurèle portent le nom de Marcus Aurélius. C'étaient d'anciens
esclaves affranchis par l'empereur en devenant soldats (G. Jullian, les
Transformations de Vltalie, p. 55, n. 5).
' Vcgèce, I, 7 : Tirones per gratiam aut dissimulalionem prohantur,
lalesquc sociantur armis quales domini habere fastidiunt.
- Digeste, XLIX, 16, 11 : Servi ab omni militia prohibentur, alioquin
capile puniunlur.
3 Suétone, Auguste, 25; Néron, 44. Dion Cassius, LV, 31. — [Voyez à
la page précédente.]
* [\oir le volume sur l'Invasion germanique, liv. I.]
292 LA GAULE ROMAINE.
siècles de l'Empire, nous voyons le recrutement frapper
de plus en plus ces classes d'hommes. Au iv^ siècle, si
nous observons le Code Théodosien, le service militaire
ne nous apparaît plus comme une obligation personnelle
du citoyen. Il devient une sorte d'impôt portant sur la
propriété foncière, et cet impôt se paye en serviteurs.
Tout possesseur du sol est astreint, non pas à être sol-
dat lui-même, mais à fournir des soldats parmi les
hommes qui lui appartiennent. Le nombre de conscrits
est proportionnel à l'étendue et à la valeur des terres'.
Un grand propriétaire devait fournir plusieurs soldats ;
plusieurs petits propriétaires se réunissaient pour en
fournir un*. Ce n'était pas ce propriétaire qui devait
servir de sa personne; cela lui était au contraire inter-
dit, pour peu qu'il fût décurion : il devait livrer des
conscrits à sa place. Tantôt il achetait des hommes hors
des frontières de l'Empire pour les donner comme
soldats au gouvernement'. Tantôt il prenait dans sa
maison ou sur ses terres quelques affranchis, quelques
colons, ou même quelques esclaves qu'il affranchissait
aussitôt, et il en faisait des conscrits*.
* Gode Théodosien, VU, 13, 7 : Tironum prasbitio in patrimoniorum
viribus potius quam in personarum muneribus colloceiur. — Végèce, 1,
7 : Possessoribus indicti tirones .
* Code Théodosien, VII, 13, '". § 2 ; Sive senator, honoratus,
principalis, decurio, vel plebeius tironem suo ac sociorum nomlne obla-
turus est, ita se a conjunctis accepturum solidos noverit ut inlegri
prêta modus in Iriginta et sex solidis colligatur, ut, deducta porlione
qux parti ipsius compelit reliquum consequalur, sex tironi vestis ijratia
prsebiturus.
' C'est ce que le Gode Théodosien appelle advenarum coemptio junio-
rum (VU, 13, 7).
* Gode Théodosien, VU, 13, 7 : Tironem ex agro ac domo propria
oblaturus. — Le gouvernement pouvait saisir le serviteur malgré la
volonté du maître ; dans le même code, VU, 13, 5, on remarque celte
disposition singulière : si un conscrit s'est coupé le pouce pour échapper
au service, que soo maître soit puai, dominus ejus puniatur.
LES CHARGES DE LA POPULATION; LE SERVICE MILITAIRE. 293
Le serviteur que le maître avait donné pour le service
militaire cessait par cela même d'obéir au maître. 11
était absolument dégagé de tout lien et de toute dépen-
dance à son égard. Le jour où il sortait de l'armée,
il ne revenait pas vers lui. Le service militaire lui pre-
nait vingt ans de sa vie, mais, en' revanche, le rendait
libre et citoyen. Quant au maître, il avait perdu un de
ses serviteurs; mais, en revanche, il avait été exempt de
l'obligation de porter les armes.
Ces habitudes conduisirent naturellement le gouver-
nement impérial à remplacer l'impôt en hommes par un
impôt en argent. A la fourniture des conscrits, prxbilio
tironum,se substitua peu à peu l'or de conscription, au-
rum tironicum. Lorsque l'État avait plus besoin d'hom-
mes que d'argent, il exigeait que les propriétaires livras-
sent le nombre voulu de soldats; c'est ce qu'on appelait
exhibere tironum corpora. Quand il avaitplus besoin d'ar-
gent que d'hommes, il permettait et quelquefois même
il prescrivait que les propriétaires payassent, pour chaque
homme, une somme qu'il déterminait. Le prix fixé était
ordinairement de 25 pièces d'or par homme, sans com-
pter les frais de premier habillement et de nourriture'.
Pour avoir quelques bons soldats, dans un temps oii
les hommes ne l'étaient pas volontiers, l'Empire créa
une sorte d'armée héréditaire. Il donna des terres à ses
vétérans, à la condition que leurs fils seraient soldats
après eux Les fils ne conservaient la possession du sol
que sous la charge de continuer le service de guerre ^
• Code Théodosien, Vil, 13, 13 : Annaimus ut pro tironibiis prelia
infernntur, damus optionem ut pro suujulis viginti quinque solidos
numcrenl, posl inilam rationem vcslium et pasius. — Ibidem, XI, 18 :
Tirones quorum prelia exliausti œrarii nécessitas ftorjitavit.
- Lainpridi-, Alexandre Sévère, 58 : Sola quœ de hoslibus capta sunl,
limilaneis ducibus et militibus donavil, ita ut corum ita essent si
294 LA GAULE ROMAINE.
Surtout l'Empire s'adressa aux étrangers. Il enrôla
des barbares, principalement des Germains. Dès le
temps d'Auguste, il admettait ces hommes dans ses
armées*. Tous les empereurs en eurent à leur solde;
leur nombre s'accrut sous Marc-Aurèle et ses succes-
seurs*; ils formèrent peu à peu la plus grande partie de
l'armée.
On voit par tous ces faits que la charge du service
militaire fut fort adoucie pour la population civile. Une
armée d'environ 400000 soldats, composée en grande
partie de volontaires, de fils de vétérans, ou d'étrangers,
avec un recrutement peu à peu transformé en impôt,
dispensait la grande majorité des citoyens de ce service
de guerre qui, dans l'antiquité, leur avait pris le meil-
leur de leur temps et de leurs forces, et qui-devait, au
moyen âge, reprendre possession de leur existence. Il
n'est pas douteux que les hommes n'aient considéré cet
allégement comme un très grand bienfait. Les armées
permanentes sont celles qui coûtentaux peuples le moins
de sang, de temps et d'argent. Deux dangers toutefois
s'y attachent : l'un est que ces armées, souvent exi-
geantes, peuvent se soulever contre le gouvernement
même qui les nourrit; l'autre est que la population
ficredes illorum mili tarent, nec iinquam ad privalos perlinerent. —
Vnpiscus, Probus, 16 : Veleranis loca priva ta donavit, addens ut
eorum filii ad militiam milteventur. — Cf. Code Théodosien, Vil, I, De
re militari; VII, 20, De vcteraiiis; VII, 23, De filiis veteranorum;
voir aussi Sulpice Sévère, Vita S. Martini, c. 2. — Nous pensons d'ail-
leurs [et nous aurons à déinontrer| que ces concessions de terres n'ont
aucun rapport avec les bénéfices et les fiefs des époques suivantes. [Voyez
les Origines du Sysicnie féodal, c. 1.] ,
1 Tacite, Annales, ], 24; I, 56; II, 16; IV, 73; XIII, 18; XV, 58;
Histoires, I, 61, 95.
* Jules Capitolin, Marcus, 21 : Emit Germanorum auxilia. — [Ceci
sera développé dans le liv. II du volume sur VInvasion germanique, en
parlRuli.T c. 7.]
LES CHARGES DE LA POPULATION, LE SERVICE MILITAIRE. 295
civile, trop exclusivement vouée au travail, se trouve
désarmée et impuissante contre les ennemis qui me-
nacent toute société paisible*.
' On voudrait pouvoir marquer la place des Gaulois dans les armées
romaines. 11 esl certain que beaucoup d'entre eux, à toutes les époques,
devinrent soldats de l'Empire, les uns par enj^agement volontaire, les
auties par recrutement forcé. Ceux d'enti-e eux qui étaient dès l'abord
citoyens romains, figurèrent dans les légions ; ceux qui étaient pérégrins
servirent dans les corps auxiliaires, et devini'ent citoyens à l'expiration de
leur service. Mais il ne me semble pas possible d'apprécier leur nombre ni
dans quelle proportion ils furent avec les soldats des autres provinces.
Les inscriptions mentionnent assez fréquemment un Gaulois qui a servi ;
ainsi nous voyons deux hommes nés à Béziers qui sont morts soldats à
Mayence (Steiner, n°' 284 et 531). Nous trouvons des hommes de la Nar-
bonnaise qui ont appartenu à la A", à la 7% à la 15° légion (Lebègue, n°' 61,
62, 63) [cf. Corpus, XII. p. 921]. — Les Gaulois formaient-ils des corps
spéciaux? La legio Alaudse est mentionnée dans une inscription, et l'on
peut admettre avec quelque vraisemblance qu'elle était resiée composée
de Gaulois (Henzen, n° 6945). Les inscriptions mentionnent cinq autres
légions qui portaient l'épilhète de Gallica (idem, n°' 6749, 5488, 6452,
5480, 6674, 6795) ; on admet ordinairement qu'elles avaient été formées
en Gaule et qu'elles continuaient à s'y recruter ; cela ne me paraît pas
démontré par les textes. — Pour les corps auxiliaires, les inscriptions et
les diplômes militaires nous font connaître des cohortes Gallorum, des
cohortes d'Aquitains, de Bituriges, d'Éduens, de Lingons, de Séquanes, de
Norviens, de Vangions, de Belges, de Moiins (L. Renier, Diplômes mili-
taires, n°' 23, 25, 26, 32, 44, etc.) [les découvertes épigraphiques aug-
mciilent chaque jour le nouibrc des corps]. 11 y a apparence que les Gau-
lois étaient appréciés comme soldats ; Ammien Marcellin, qui était un
militaire, fait d'eux un brillant éloge, et il les montre combattant vail-
lamment pour l'Empire sur sa frontière orientale. — [Voyez les statistiques
données par .M. Monmisen, Ephemeris epigraphica, t. V, et son travail
sur la Conscription, Hermès, 1886, analysé par AUmer, Revue épigra-
pliicjue, t. II.]
296 LA GAULE UÛMAIISE.
CHAPITRE X
De la législation romaine
Nous n'avons ni à expliquer ni à juger la législation
romaine : mais nous devons chercher comment elle fut
accueillie par les hommes de la Gaule, et sous quel
aspect elle leur apparut quand ils la comparèrent aux
législations qui les avaient régis auparavant.
Les sociétés primitives n'avaient connu que deux sortes
de lois, celles qui dérivaient de la « coutume des
ancêtres », et celles qui découlaient de la religion. Elles
n'avaient pas même la pensée que la loi pût être le
résultat d'une convention libre; elles ne concevaient pas
qu'elle dût s'inspirer d'un principe de la raison et se
régler sur l'intérêt des hommes. La loi ne s'imposait à
elles que parce qu'elle venait des ancêtres ou parce
qu'elle venait des dieux*.
Sur l'antique droit des ancêtres, la science historique
ne se fait plus illusion. Elle ne croit plus à l'égalité
primitive des hommes, au partage du sol à l'amiable, à
l'indépendance et à toutes les vertus qu'on attribuait
autrefois à l'état de nature. Le droit des ancêtres, dans
ces vieilles sociétés, n'est autre chose que le droit pa-
triarcal, c'est-à-dire celui oii la plupart des hommes sont
• Nous devons faire remarquer qu'il n'y a rien de commun entre ce
qu'on a appelé coutume au moyen âge, et ce que les antiques sociétés
appelaient la coutume des ancêtres, inos majorum. La coutume du moyen
âge était un ensemble d'habitudes et surtout de conventions qui formaient
comme un code un peu flottant ; le mos majorum des sociétés antiques
était une législation très arrêtée, très rigoureuse, qui avait sa source dans
des croyances et des usages sacrés, et qui était liée à la religion.
DE LA LEGISLATION ROMAINE. 297
assujeltis à une autorité domestique toujours présente
et cent fois plus absolue que ne saurait l'être l'autorité
de l'Etat, car elle pèse sur tous les intérêts et sur les
moindres actions de la vie. C'est un droit qui est con-
stitué de telle sorte que la femme et les enfants sont sous
la puissance absolue du chef, et que les cadets obéissent
à l'aîné. Dans ce droit, la propriété ioncière est atta-
chée à perpétuité à la famille; l'acquisition du sol est
par conséquent presque impossible et la richesse se
trouve ainsi inaccessible au pauvre. Dans ce droit, enfin,
les dettes entraînent forcément l'esclavage; le nombre
des esclaves va toujours en croissant, et ils sont absolu-
ment assujettis à leur maître, sans protection et sans
recours.
Quant au droit qui vient des dieux, il est plus rigou-
reux encore. Ici, l'homme est asservi à celui qui dirige
sa conscience ou qui représente pour lui la divinité; la
vie privée est surveillée et réglée dans toutes ses parties ;
la loi civile est dictée par l'intérêt religieux; la loi pénale
est telle, qu'on y châtie non seulement les actes qui bles-
sent la société, mais encore ceux qui portent atteinte
au culte; les délits d'irréligion y sont punis comme des
crimes.
Les renseignements qui nous sont parvenus sur l'an-
cien droit [gauloisj ne sont pas bien nombreux*. Il en
ressort au moins cette vérité que les Gaulois ne possé-
daient pas une législation qui fût l'œuvre de l'État et
qui émanât de l'autorité politique. Les seuls éléments
de leur droit étaient la coutume patriarcale qui dérivait
* iNous- n'osons pas, en effet, nous servir des renseignements qu'on" a
cru pouvoir tirer des lois du pays de Galles et de l'Irlande. Ces codes,
rédigés plusieurs siècles après l'ère chrétienne, ne sauraient montrer ce
qu'était la lég' station gauloise au temps des druides. [Cf. plus haut, p. 120. J
298 LA GAULE ROMAINE.
de l'ancien régime du clan, et les prescriptions reli-
gieuses qui étaient l'œuvre des druides'.
Aussi n'avaienl-ils pas de lois écrites. Leurs règles de
droit se perpétuaient par la mémoire ; or il faut Lien
entendre que cette mémoire était celle des chefs de clan
et des druides; car il n'existait pas d'autres juges que ces
deux classes de personnes. La famille était sévèrement
soumise à son chef, qui avait le droit de vie et de mort
sur sa femme, sur ses enfants, sur ses serviteurs \ L'es-
clave était à tel point la propriété du maître, qu'on l'im-
molait sur sa tomhe. Les emprunts faisaient tomber
l'homme en servitude. Le droit pénal était d'une rigueur
inouïe; le vol et les moindres délits étaient punis du
dernier supplice'. Les condamnations à mort étaient
aimées des dieux ; elles étaient prononcées par les drui-
des, et ceux-ci « croyaient, nous dit un ancien, que
quand il y avait un grand nombre de condamnations,
c'était l'annonce d'une bonne récolte pour le pays* ».
Les sociétés de la Grèce et de l'Italie avaient eu un
droit semblable, mais dans un âge très reculé; depuis
plusieurs siècles, elles étaient en possession d'un sys-
tème législatif tout à fait différent. Chez elles la cité
s'était constituée avec une force singulière; aussi était-il
arrivé que leur ancien droit patriarcal et religieux,
* M. Ch. Giraud, dans soq Histoire du droit français au moyen âge, a
bien marqué le caractère tliéoL-ratiqiie du droit gaulois, « droit pontifical,
mysléi'icux et caché ». Voir c. 2, art. 2.
- César, VI, 19 : Viri in vxores, sicut in libéras, vitse necisque habent
poleslalem.
5 Idem, VI, 16 : Supplicia eoriim qui in furto aut uliqua noxa sunt
comprehensi.
* Strabon, IV, 4 : Tàç cpovtKi; 8f/a; ijiaXioTa £7i:£T£TpaKT0 ôtxdÇsiv, Stavis
flpopà toûtwv J\, cpopàv xa\ tîîç '/J^p^i vofAt^ouiiv uTîdtpyE'.v. Il faut lire ce
texte dans l'édition C. Miiller, avec la note, page 964, tome II. Coinpnrcr
tlésar, VI, 16, et Dlodorc, V, 52.
DE LA LEGISLATION ROMAINE. 299
celui de la gens et du patriciat, avait fait place insensi-
blement à un droit civil qui était l'œuvre de la elle
même et qui s'était inspiré de l'équité naturelle et de
l'intérêt général. Telle était la voie dans laquelle le droit
romain était entré depuis le temps des décemvirs, et
dans laquelle il n'avait cessé d'avancer, d'un pas lent,
mais sûr. Le principe était que l'autorité publique,
représentant la communauté des hommes, eût seule
l'autorité législative, et que sa volonté, exprimée suivant
certaines formes régulières, fût l'unique source de la
loi*.
C'est ce principe que la domination romaine fit pré-
valoir en Gaule. A partir de là, le Droit fut conçu
comme étant l'œuvre des pouvoirs publics agissant dans
l'intérêt de tous. Le Droit cessa d'être une religion ou
une coutume. Il devint laïque et modifiable.
Il faut noter un second point. Le droit romain que la
Gaule reçut ne fut pas le « droit civil », le jus civile,
le droit propre à la cité romaine. Ce fut le « droit
honoraire », \e jus honorarium, le droit exprimé par
les édits successifs des magistrats agissant comme re-
présentants de l'autorité publique\ Pendant le pre-
mier siècle qui suivit la conquête, le gouverneur dç
province, en vertu de son imperium, promulguait son
édit, c'est-à-dire la série des règles suivant lesquelles il
jugerait les procès et les délits. C'est sous celte forme
que les Gaulois virent d'abord apparaître le droit ro-
main. Plus tard tous ces édits "individuels furent rem-
' ut quodcunque populus jussisset, id jus ralumque esset. C'est le
principe déjà exprimé par Tite Live, VII, 17. II l'est ensuite par Cicéron,
par Gains, par Poniponins.
* Pomponius, DUjcste, I, 2, § 10 : Mmjislmlus, ut scirent cives quod
jus in qunque rc quisquc dictuius esset, edicla proponebanl; quse edicla
jus fwiiorariuin conslilucrunt.
300 LA GAULE ROMAINE.
placés par un édit général et permanent, qu'on appela
l'Edit perpétuel; œuvre de Salvius Julianus, il fut con-
stitué par Hadrien. Ainsi se forma une sorte de code
auquel dix générations de magistrats et de juriscon-
sultes avaient travaillé.
Ce droit alla toujours se complétant ou se modifiant.
D'une part, l'Etat romain continua à légiférer, ayant
pour organe en ce point, non plus les comices popu-
laires, mais le sénat. Ce corps ne cessa pas, durant les
cinq siècles de la période impériale, de travailler à
l'œuvre législative. Les sénalus-consultes furent comme
autant de lois ayant vigueur dans tout l'Empire'.
D'autre part, l'empereur avait, comme tous les magis-
trats de l'ancienne République*, le droit de publier des
édits. L'édit d'un consul ou d'un préteur avait eu force
de loi aussi longtemps que ce magistrat restait en fonc-
tion; l'édit du prince avait la même valeui' aussi long-
temps que le priuce vivait. La loi, œuvre du sénat, gar-
dait sa force pour tout l'avenir; l'édit, œuvre du prince,
perdait la sienne à la mort de celui-ci. Seulement, il
arrivait qu'à la mort de chaque empereur le sénat s'as-
semblait, délibérait sur le règne qui venait de finir et
4iscutait s'il y avait lieu d'en laisser les actes tomber
* Gaius, I, 4 ; Senalusconsultum est quod senalus jubel nique consti'
tuit, idque legis vicein oblinet. Digeste, V, 3, 20 : Q. Julius Balbus
et P. Juventius Celsus consules verba fecerunt [in senalu) de his quse
imperator Cœsar Hadrianus Auyustus proposuit, quid fieri placet, de ea
re ita censucrunt. — Les hisloriens citent plusieurs exemples de lois pro-
posées au sénat par l'empereur ou par un magistrat, et discutées par ce
corps (Tacite, Annales, XI, 24 ; XVI, 7 ; cf. Ulpien, au Digeste, XI, 4,
5; XVII, 2, 52). L'autorité législative du sénat subsista au moins en
théorie; on sait que les codes mêmes de Théodose et de Juslinien lurent
présentés au sénat et reçurent de lui la sanction légale. — [Cf. plus
haut, p. 164. J
■^ Cicéron, In Verrem, II, 1, 42-45. Tite Livc, U, 24; VI, 28 ; XXIII,
32; XXIV, 2. Aulu-Gelle, XV, 11. Gaius, 1, 6.
DE LA LÉGISLATION ROMAINE. SOI
dans le néant ou s'il convenait de les ratifier, de les
consacrer pour l'avenir*. Cette ratification, acte sérieux
et grave qui s'accomplissait sous la forme de l'apothéose,
faisait de tous les édils du prince mort autant de lois à
jamais respectables. Comme elle ne fut refusée qu'à un
petit nombre d'empereurs, il arriva que les édits,
décrets, rescrits du prince, se confondirent peu à peu
avec les lois, et l'on peut dire sans exagération que les
empereurs possédèrent l'autorité législative.
Les jurisconsultes purent énoncer cet axiome : « Tout
ce que le prince a décidé a la même force que si c'était
une loi. » Ils donnèrent la raison et l'explication de cette
règle en ajoutant : « parce que l'État lui délègue et
place en sa personne toute sa souveraineté et tous ses
droits' ».
Quand on se représente la série de ces empereurs,
parmi lesquels il y en eut bien peu qui fussent, par
l'intelligence et par le cœur, au-dessus du niveau
moyen de l'humanité, et dont plusieurs furent fort au-
dessous de ce niveau, on est d'abord tenté de croire
qu'ils ne durent faire qu'une législation mauvaise. Il
n'en est rien. Leurs lois nous ont été conservées et elles
ont mérité de traverser les siècles. Il faut même remar-
quer que l'admiration universelle que les sociétés
* Le biographe d'Hadrien dit qu'il s'en fallut de très peu que le sénat
ne prononçât l'annulation de tous ses actes. Ada ejus irrita fieri senatus
volebat, nec appellatus esset divus (Spartien, Hadrianus, 27). — 11 ne
ratifia pas les actes de Tibère, de Caligula, de Néron, de Doraitien (Dion
Cassius, LX, 4). Il en fut de même de Commode (Lampride, Commode^
17). 11 faut ajouter à cette liste les princes qui n'ont fait que passer sur
le trône, Galba, Othon. Vitellius; plus tard, Géta, Caracalla, Macrin. —
[Cr. p. 164, n. 5.]
* Quod principi placuil legis habet vigorem, ulpote quum lege regia
popiilus et et in eum omne suum imperium et potestatem conférât
(Illpieo. au Digeste, I, 4, 1; Gaius, I, 5: lastitutes de Justinicn, I, 2, 6).
302 LA GAULE ROMAINE.
modernes ont professée pour le droit romain s'applique
surtout à l'œuvre des empereurs et de leurs juriscon-
sultes. Lorsqu'on a dit que le droit romain était la
raison écrite, c'était de ce droit impérial qu'on voulait
parler^
Cela tient à ce que les empereurs ont maintenu le
Droit dans la voie oii les siècles précédents l'avaient
placé. Tl a continué à être l'œuvre de l'Etat ou de l'auto-
rité politique. Qu'il fût promulgué par un seul homme
ou qu'il le fût par des comices, son caractère essentiel
est resté le même. Il a été l'expression de l'intérêt
général associé aux principes de l'équité naturelle.
Pour comprendre et apprécier avec justesse ce droit
romain, il le faut comparer à ce qui a existé dans le
monde avant lui et après lui : avant lui, c'était le droit
religieux; après lui, ce fut le droit féodal.
A mesure que les Gaulois reçurent cette législation,
ils ne purent manquer de la mettre en regard des vieilles
lois qu'ils tenaient de la tradition du clan ou de la vo-
lonté des druides. Ils y virent que la propriété indivi-
duelle était assurée, que les enfants étaient égaux entre
eux, que la femme n'était plus soumise au droit de vie
et de mort de son mari, que le fils avait quelques droits
* C'est qu'il faut bien entendre que ces milliers de rescrits ou d'édits
impériaux que nous trouvons au Digeste et dans les Codes sous le nom de
lel ou tel empereur ont été étudiés et préparés par les jurisconsultes qui
formaient le conseil du prince. On sait en effet que les empereurs étaient
entourés de jurisconsultes, avec lesquels ils travaillaient presque conti-
nuellement. Milita de jure sanxit Anloninus ususque est jiiris peritis
Salvio, Valente, Mseciano, Jai^o/eno (Capitolin, Anloninus, 12). — Cum
Mseciano et aliis amicis 7iostris juris peritis adhibilis plenius tracta»
remus (Digeste, XXXVll, 14, 17). — Nullam constitutionem sacravit
sine viginli juris peritis et doclissimis ac sapientibus viris non minus
quam quinquaginta... ita ut iretur per sentcntias singulorum ac sci'i-
beretur quid quisque dixisset (Lampride, Alexander Severus, 17).
DE I,A LEGISLATION ROMAINE. 503
vis-à-vis de son père lui-même, que le testament était
permis. Ils y virent aussi que les contrats étaient
libies, que la servitude pour dettes était abolie, que
l'esclavage enfin était adouci. Une chose surtout dut
les frapper : c'est que l'autorité politique protégeait
tous les hommes et toutes les classes, que chacun trou-
vait dans le pouvoir suprême de l'Etat un appui, que
les faibles avaient une protection contre les forts, et
qu'enfin ils n'étaient plus contraints, comme au temps
de l'indépendance, à implorer le patronage des grands
et à se faire leurs serviteurs.
11 est vrai que le droit pénal était sévère : tout crime,
tout délit qui portait atteinte à la société ou au gouver-
nement qui la représentait \ était puni sans pitié; la
peine de mort sous ses formes les plus horribles, la
confiscation des biens et la prison frappaient des fautes
relativement légères. Si la législation privée était incon-
testablement inspirée par le respect des droits de l'indi-
vidu humain, la législation criminelle l'était surtout
par la pensée des droits de l'État, et elle exagérait
peut-être ce qui est dû à l'intérêt public. Mais les con-
temporains ne remarquaient pas cette rigueur, parce
qu'ils jugeaient par comparaison; ils songeaient plutôt
que le nouveau droit était moins sévère que celui au-
quel ils avaient obéi auparavant. Les peines que la
législation romaine prononçait n'étaient certainement
pas plus dures que les supplices qu'avaient infligés les
druides.
Il y avait surtout cet avantage que les délits purement
moraux ou religieux disparaissaient à peu près de la
loi . Ce qui est le plus digne de remarque dans la légis-
1 [Cf. plus haut, p. 166.J
304 LA GAULE ROMAINE.
lation qui fut élaborée depuis Auguste jusqu'à Con-
slantiu, c'est qu'on n'y voit plus figurer les minutieuses
et tyranniques prescriptions dont les législations antiques
de tous les peuples avaient enchaîné la vie privée et la
conscience. Le vieux droit de la Gaule, comme celui de
l'Inde antique et de la Grèce primitive, comme celui de
Rome dans son premier âge, avait été un faisceau
indivisible de lois civiles et de lois religieuses et mo-
rales. Il avait assujetti à la fois le corps et l'àme et
n'avait laissé dans l'être humain rien qui fût libre'. Le
grand bienfait de Rome fut de séparer le Droit de la
religion; c'est par là surtout qu'elle fut libérale. Sa
législation ne s'occupa que des intérêts individuels et
des intérêts sociaux ; elle ne frappa plus que les fautes
par lesquelles la société était blessée. La conscience,
les mœurs, la vie privée, se trouvèrent affranchies.
Les inscriptions, où se révèlent les habitudes de la
vie pratique, nous montrent que les Gaulois adoptèrent
le droit romain. On y voit l'hérédité des biens soumise
aux mêmes règles qu'à Rome, et le partage égal entre
enfants. On y voit l'affranchissement opéré comme à
Rome et produisant les mêmes effets*. On y trouve
enfin la pratique fréquente du testament romaine
L'une de ces inscriptions nous donne le testament d'un
' [Voir la Cité antique.]
2 Nous trouvons des affranchis dans toute la Gaule, à Trêves, à Xanten
(Brambach, n°' 203, 366, 767, etc.); à Avenches et à Genève [Inscrip-
tiones heivelicœ, n" 99, 201). [Cf. Corpus, Xll, n" 3702, 4299, 4i2-2,
4632, etc.; p. 965; p. 906.]
' Beaucoup de monuments funéraires portent les mots hères ex iesla-
mento posuit. Voir Inscriptiones helveticœ, n"' i02, 192, 251, 254;
Herzog, n" 422; Allmer, n°' 165, 166, 184; iestamenlarii hcrcdcs, h
Nîmes, Herzog, n" 167. Cf. Julliot, Monuments du musée de Sens. ïh" 41-
[Cf. Corpus, XU, n" 1115 et 5538; 599, 2565, 2928, 3399, 3564,
4580, 5275.J
DE LA JUSTICE. 305
homme du pays de Langres; on y reconnaît l'esprit et
les formes du testament romain'. Il n'est pas impossible
que quelques coutumes gauloises aient subsisté ; mais
ni les inscriptions ni les écrivains n'en signalent
aucune*.
Quinze générations de Gaulois ont obéi au droit ro-
main, et, parmi tant de documents de toute nature qui
nous révèlent leurs pensées, il n'y a pas un signe qui
marque qu'elles se soient plaintes de cette législation.
Plus tard, les générations qui ont vu tomber l'Empire
ont fait d'unanimes efforts pour en conserver les lois.
Plus tard encore, celles qui ont trouvé ces lois abolies
n'ont pas cessé de les regretter et ont travaillé de siècle
en siècle à les faire renaître.
CHAPITRE XI
De la justice
1» A QUI APPARTENAIT LE POUVOIR DE JUGER.
La société gauloise, au temps de l'indépeiulance,
avait été jugée surtout par ses druides. Le prêtre avait
possédé, outre son pouvoir d'excommunication, le droit
dévie et de mort. 11 lui avait appartenu, comma au
représentant de la divinité, de punir les crimes et les
fautes. Les contestations, même entre les particuliers,
lui avaient été soumises, et il avait jugé les contesta-
* On en trouvera le texte dans le Bullelin épîgraphique de In Gaule,
t. 1, p. 22. — Cf. le testament d'un Nîinois, Corpus, Xll, n" 38G1.J
« [Cf. plus haut, la note de la p. 124.]
FusTEL DE CouLANGES. — La Gaulc romaine. 21
306 LA GAULE ROMAINE.
lions relatives « aux limites des biens ou à rhéritage' ».
Celte société avait cru que la meilleure justice étail
celle qui émanait des dieux et qui était administrée par
leurs prêtres*.
Les Romains pensaient autrement. Ils avaient pour
piincipe que le droit de punir et de juger n'apparte-
nait qu'à l'Etat. La puissance publique seule avait qua-
lité pour frapper la personne humaine ou même pour
trancher les débats des particuliers. Chez eux la jus-
tice, au lieu d'être une partie de la religion, était une
partie de l'autorité politique. C'est ce principe que la
domination romaine fit prévaloir en Gaule.
A Rome, quiconque était revêtu de 1' im^mm?i, c'est-
à-dire d'une part de la puissance publique, avait le
droit et le devoir de juger. Les consuls, les préleurs,
les tribuns eux-mêmes possédaient l'autorité judi-
ciaire ^ Tout magistrat avait un pouvoir sur la per-
sonne humaine, jm coercendi^; tout magistrat était un
organe du droit, dicebat jus. Les proconsuls et les
légats de l'empereur dans les provinces avaient les
mêmes attributions*.
* César, De bello gallîco, VI, 15 : Fere de omnibus controversiis
publicis privalisqve consiituunt; si quod admissum facinus, si csedcs
fada, si de hereditate, si de (inibus controversia est, decernunt. — Cf.
Straljon, IV, 4, 4. — [Cf. plus tiaut, p. 18 et 19.]
^ Nous n'avons pas besoin de répéter ce que nous avons dit plus haut,
[p. 19], que dès le temps de César une justice publique commençait à
se former chez les Gaulois, dans la civitas. Mais César assure que la plus
grande partie de la justice était aux mains des druides, fere de omnibus.
' Cicéron, De lec/ibus, III, 3 : Omnes magistralus judicium liabcnto.
^ Aulu-Gelle, XIII,' 12 et 13. — Pomponius, au Digeste, 1, 2, 2, § 10 :
Eo tempore magistralus jura reddebant, et ut scirent cives quod jus de
<]uaque re quisque dictuncs esset, edicla proponebant.
* Ulpien, au Digeste, 11, i, 2 : Magistralus... imperium habenl et
cuercere aliquem possunt et jubere in carcerem diici.
^ C'est de la Gaule que nous nous occupons, non de Rome ; nous
n'avons donc pas à insister sur la juiidiction du sénat : elle était l'héri-
DE LA JUSTICE. 507
Ce que les modernes appellent la séparation des
pouvoirs était incompatible avec les idées politiques des
Romains. Les lieutenants de l'empereur ou gouverneurs
de provinces réunissaient dans leurs mains, comme
l'empereur lui-même, tous les genres d'autorité. Ils
étaient à la fois des administrateurs, des chefs militaires
et des juges*.
« Le gouverneur de province, disent les juriscon-
sultes, possède Vimperium sur tous les hommes qui
habitent sa province. » Or Vimperium « comprend le
droit de glaive, c'est-à-dire le pouvoir de frapper les
criminels, la juridiction qui consiste dans la faculté
d'adjuger la possession de biens' ».
Il avait donc, d'une part, la juridiction criminelle :
« Il devait purger sa province de tous malfaiteurs, faire
rechercher les sacrilèges, les brigands, les voleurs
d'hommes, tous voleurs en général et punir chacun
tièro de celle des comices; m sur le tribunal des centumvirs, qui se
raU;ich;iit à d'antiques traditions ; ni sur les quœstiones, qui ne furent
pas étendues aux provinces. — Nous devons toutefois signaler que les
provinciaux qui étaient citoyens romains pouvaient être appelés à faire
pai lie (le la grande liste des 5000 jurés qu'on appelait yw^Jces ex quinque
decuriis. Pline, Histoire naturelle, XXIX, 8, 18 : Qui de nummo judicei a
Gailihus arcessitur. Ibidem, XXXUI, 7, 3 : Quatuor decurise fuere
pri)no, vixque singula millia in decuriis inventa sunt, nondum pro-
viiiciis ad hoc munus admissis. C'était un grand honneur, et on ne
manquait pas de l'inscrire sur les titres funéraires; Henzen, a° 6467 :
Allcclo in quinque dectirias Romse judicantium. Ibidem, n" 6469 :
Allectus Romœ in quinque decurias. Ibidem, n" 6956, etc. [Corpus, XII,
n- 1114, 1558. 3183, 5184.]
* Aussi les appelait-on indifféremment prsesides, redores, judices.
C'est iiK'me ce dernier terme qui a prévalu dans la langue du quatrième
siècle. [Cf. plus haut, p. 197, n. 2.)
2 Paul, au Digeste, I, 18, 3 : Prœses provinciœ in suœ provinci»
homines imperium habet. — Ulpien, au Digeste, I, 18, 6, § 8 : Qui
provi}icias l'egunt jus gladii habent. — Ibidem, II, 1, 3 : Imperium aut
mcrum aut mixtum est : merum est imperium habere gladii potestatem
ad auimadverlen'l um in facinorosos homines; mixtum est imperium
cui etiam jurisdiclio inest quod in danda bonorum possessione consistit.
508 LA fiAULE ROMAINE.
suivant son délit*. » Il avait à sa disposition toute
l'échelle des peines : la mort, les travaux forcés dans
les mines, la prison, l'amende*. 11 devait réprimer toute
violence, toute usurpation de propriété, tout contrat
frauduleux'.
Il possédait, d'autre part, ce que nous appelons la
juridiction civile, ce que les Romains appelaient plus
TpdiriïcuMeremeni jurisdiclio. Toute contestation relative
à la propriété, à la succession, au testament, à l'état
des personnes, c'est-à-dire à l'ingénuité, à la libertinilé
ou à la servitude, était portée devant lui. Il avait aussi
la juridiction gracieuse : devant lui se faisaient les
adoptions, les émancipations, les affranchissements ; il
donnait des tuteurs*.
Le gouverneur de province était donc le juge unique
au civil comme au criminel. C'était lui qui punissait
les fautes, et c'était encore lui qui décidait des inté-
rêts individuels. Tous les pouvoirs judiciaires, qui à
Rome se partageaient entre plusieurs magistrats, étaient
réunis, dans les provinces, entre les mains du gou-
verneur".
* Paul, au Digeste, I, 18, 3 : In mandalis principum est ut curet
malis hominibus provinciam purgare. — Ulpien, ibidem, I, 18, 5 :
Sacrilegos, lalrones, plagiarios, fures cotiquirere débet, et prout quisque
deliquerit in eum aiiimadvertere.
2 Ulpien, au Digeste, I, 18, 6, § 8 : Jus gladii habent, et in metallum
dandi potestas eis perviissa est. — II, 4, 2 : Jubere in carcerem duci.
— I, 18, 6 : Si mulctam irrogavit.
« [Cf. plus haut, p. 197 et suiv.]
* Marcien, au Digeste, I, 16, 2 : Jurisdictionem voluntariam, ut
ecce mamimitti apud eos possuni tam liberi quam servi et adoptiones
fieri. — Ulpien, ibidem, I, 18, 2 : Prises apud se adoplare potest, et
emancipare filium, et manumittere servum. — Ibidem, II, 1, 1 •
Pupillis non habentibus tutores constituei'e.
^ Ibidem, I, 16, 7, § 2 : Cum plenissimam jurisdictionem proconsul
habeat, omnium partes qui Romse vel quasi magistratus tel extra
DE LA JUSTICE. 509
Les chefs des cités étaient aussi des magistrats. Ils
possédaient donc un droit de juger. Leur titre était
dmunviri jure dicitndo. Mais pour eux le principe était
moins net et moins arrêté que pour les gouverneurs de
provinces. Si vous regardez les jurisconsultes du Di-
geste, vous n'y trouvez pas clairement exprimé le droit
de juridiction des magistrats municipaux. On y voit au
contraire qu'un esclave même ne peut être frappé par
eux, ce qui implique qu'ils n'ont pas la juridiction
criminelle, à plus forte raison, sur les hommes libres*.
Nous lisons ailleurs que les duumvirs n'ont pas le droit
d'infliger une peine*. Plus tard encore, la loi interdit
aux chefs des cités de prononcer des amendes, et, en
matière criminelle, les charge seulement d'arrêter les
coupables et de les conduire aux magistrats'. Même en
matière civile, nous voyons dans un fragment d'L'lpien
que le débat était porté devant le gouverneur, qui
renvoyait seulement l'enquête aux magistrats munici-
paux*. Il semble donc bien qu'ils ne prennent part à
ordinem jus diciint, ad ipsum pertinent. — Ibidem, I, 18, H : Omnia
provinrialia desidcria, quie Romœ varias jiidices habcnt, ad officium
pvpcsidum pertinent. — I, 18, 2 : Qui proviticiœ prœesl omnium Romse
macjislratmim vice cl of/icio fungi débet.
* Ulpien, au Digeste, II, 1, 12 : Magistratibus municipulibus suppli
cium a servo sumere non licet; modica autem casligatio eis non dene-
ganda.
- Ibidem, II, 5, I : Omnibus niagistratibus, non tamen duumviris,
concessum est jurisdicHonem snam defendere pœnali judicio.
3 Code Justinien, I, ;)5, 5 : Defensores [civilaium) nullas infligant
muletas, severiores non exerceant quœsliones. — Ibidem, 7 : Defensores
civilaium oblatos sibi reos in ipso lalrocinio aut perpetralo homicidio
vcl slupro..., expresso criinine cum his a quibns fuerint accusati, ad
judicium dirigant.
* Ulpien, au Digeste, XXNIX, 2, 4 : Dies cauiioni prsestitulîis si
finiclur, prœsidis officium erit vcl réuni nolarc vel prolelare cum, et,
si lioc localem cxigil inijuisilionem, ad magislratus municipales hoc
remitlere. Si inlra diein non cavealur, in posscsswnem ejus rei mil'
510 LA GAULE ROMAINE.
l'œuvre judiciaire que d'une façon très subordonnée '.
Si nous regardons d'aîitres écrivains en dehors du
droit, le pouvoir des magistrats municipaux paraît plus
grand. Suétone nous montre un édile municipal rendant
la justice du haut d'un tribunal \ Siculus Flaccus signale
comme une règle générale que « Les magistrats munici-
paux ont le pouvoir de coercition et de juridiction^ ».
La rareté des documents, on peut même dire leur
absence complète en ce qui concerne la Gaule, fait que
cette question de la justice municipale est fort obscure.
Voici ce que nous croyons probable : 1° Le rapport entre
la justice municipale et la justice du gouverneur ne fut
jamais réglé d'une façon précise; d'où il résulta que le
gouverneur put ce qu'il voulut. 2° En droit, la justice
municipale ne fut pas. (sauf dans les colonies romaines)
formellement reconnue; les magistrats des cités n'ayant
aucun imperium, le jurisconsulte ne pouvait voir en eux
de véritables juges. 3" En pratique, beaucoup d'affaires
s'arrêtèrent à eux ; d'autres furent jugées par eux, quitte
à ce que leur jugement fût revisé par le gouverneur.
4" Pour les crimes, il arriva souvent que les magistrats
municipaux poursuivirent, tirent l'enquête, jugèrent,
mais, en cas de condamnation, soumirent leur jugement
tendus est... Duas ergo res ma(;isiralibus mimicipalibus prueses in-
junxit, cautionon el possessi(»}r:'i, cclrra suse juridiclioni reservavil.
* La Loi Rubria, faito pour les muiiic-ipes de droit romain de la Gaule
cisalpine , mentionne fornielleuient la juridiction des duumvirs en
matière civile, De damna iiifeclo. De familin erciscunda, De pecnnia
certa crédita, mais seulement jusiju'au chiriie iissez faible de 15 000 ses-
terces (voir XIX-XXlilL — Mais celte loi ne s'a;i|iii(juait pas h la Gaule.
* Suétone, De cloris oralovibus, 6 : Albidiiis Silus, Novariensis,
quum sedilitate in palria fuiujerclur, qmim for le jus diceret..., a tribu-
nali detraclus est.
^ Siculus Flaccus, dans lasGroiuatici velcres, édit. Lachmanu. p. 155:
Municipiorum via(jisiralibtis jus dicendi coercendique est libéra poleslas.
DE LA JUSTICE. 7>\ 1
au gouverneur, qui prononça seul la sentence de moiL'.
En résumé, la justice municipale exista dans la pratique,
mais ne fut qu'une justice inférieure et comme précaire.
Le pouvoir de juger n'appartenait, certain et complet,
qu'au gouverneur romain. « Il n'y a aucune affaire dans
sa province, dit Ulpien, qui ne soit décidée par lui ^ »
Le gouverneur jugeait souvent par mandataires. Il ne
pouvait examiner et décider personnellement toutes les
affaires d'un ressort aussi étendu que la Narbonnaise
ou la Belgique; il déléguait donc, s'il le voulait, ses
pouvoirs à des hommes qui jugeaient en son nom. Il
avait d'abord un ou plusieurs lieutenants, legatos procon-
sulis, qui à sa place jugeaient les procès et les crimes,
et qui le représentaient en vertu de son mandat\ Il
* Ainsi s'explique l'affaire de Pilate dans les Evangiles; l'arrestation et
le jugement ont été faits par les chefs du peuple; mais la sentence n'esl
prononcée que par lui. De même dans les Actes des Apôtres, c. 24
et 25, les Juifs sont forcés île porter au gouverneur leur accusation contre
Paul. — Mais il faut toujours faire cette réserve, quand on parle de l'Em-
pire romain, que ies usages et les règles variaient d'une province à
l'autre.
^ Ulpien, au Digeste, I, 16, 9 : Nec quisquam est in provincia qiiod
non per ipsum expediatur. — Ulpien fait exception pour les caiisx
fiscales qui appartiennent au prince ou à ses agents financiers, les pro-
curateurs.
^ Le legaliis proconsuUs n'était qu'un mandataire du proconsul 11
n'exerçait qu'en vertu d'un i.iandat personnel: Mandare jurisdiclionem
vel non mandare est in arhiirio proconsuUs; adimere mandatain juris-
dictionon licet pruconsuli ; non milem débet inconsulto principe hoc
fncere (Ulpien, au Digeite, I, 16, 6). Le mandat expirait à la mort du
proconsul (Digeste, II, 1, 5-6). Le légat ne dépendait pas du prince, mais
du proconsul ; aussi le jurisconsulte pose-t-il cette règle qu'il doit con-
sulter, en cas d'hésitation, son proconsul et non/pas le prince, et que lu
proconsul doit ré|)ondrc aux consultations de ses légats (Ulpien, au
Digeste, I, 16, 6, § 2). Les légats du proconsul, dit Pompunius (T, 16, ir»j,
n'ont aucun pouvoir propre, ils n'ont, que l;i juiidiction que le proconsul
leur a déléguée. Ils ne pouvaient pas condannier à la peine capitale : Si
fjuid erit quod inajoreni aniinadversionem cxigat, reicere legotus apud
proconsiileni débet, ncque enim animadvcrlendi, coercendi vel atrociler
verberandi jus habel (Digeste, 1, 16, 11).
312 LA GAULE ROMAINE.
pouvait aussi établir, quand il le voulait, des juges infé-
rieurs, que l'on appelait ^wc^^ces pedanei. Leurs attribu-
tions nous sont assez mal connues. Une chose certaine
est que c'était le gouverneur qui les nommait*, en sorte
qu'ils n'étaient pas des fonctionnaires de l'Etat, mais
des délégués du gouverneur. Une chose probable est
qu'ils n'étaient pas des juges établis dans un ressort
particulier pour en juger les atfaires, mais plutôt des
juges chargés de certaines sortes d'af^aires^ La loi leur
interdisait de prononcer dans les affaires de grande
importance, par exemple dans les procès sur l'ingé-
nuilé^ Enfin le gouverneur pouvait, dans chaque procès
particulier, donner un juge aux parties*. Ce procédé,
après avoir été fort en usage et presque en règle dans
l'ancienne Rome, était passé dans les provinces. Les
parties compaiaissaient devant le gouverneur, présen-
taient l'objet du litige; le gouverneur chargeait un juge
désigné par lui de procéder à l'examen des faits, et lui
donnait d'avance une formule qui lui dictait, suivant
les faits constatés, la sentence à prononcer. On a com-
paré ce procédé au jury moderne; il ne lui ressemble
' Code Justinicn, III, 5, 2 : Prsesidcs provinciarum... pedrineos
jndices dant. — Ibidem, III, 3, 5 : Pcdaueos judices constiluendi
damiis prœsidihus polestaicm. Ces deux constilulions sont de Uioclélien
et de Julien ; uniis \cs judices pedanei sont [dus anciens; Ulpien en
parle : Si quis ad pedaneum judicem vocalus (Digeste, II, 7, 5).
- Cela nie paraît résulter des termes de la constitution de Julien :
Pedaneos judices, hoc est qui neyolia humiliora disccplenl; et aussi
de la constitution de Dioclétien : De his ca^isis in quibiis pedaneos
jiidices datant.
■' De inçjcmiilate prœsides ipsi judiccnl (loi de Dioclétien, au Code
Juslinien, 111, 5, 2).
* Digeste, 1, 18, 8 : Non imponi necess'datem pruconsuli, vel leijaio
ejus, vel piœsidi suscipiendse cognitionis, sed eum eeslimare dchcic
tilrum ipse cognoscere an judicem date debeat. — II, I, I : Judicc-:
liliganlibus darc. — Code Juslinien, III, 5, 2 : Prœsidihus... dundi
judices licenlia oedalur.
DE LA JUSTICE. 513
en rien. Cejudex ne faisait qu'exécuter un mandat per-
sonnel qui lui était donné par le gouverneur de pro-
vince. Ce gouverneur pouvait toujours juger lui-même;
c'était pour diminuer son propre travail que pour telle
ou telle affaire il « donnait un juge » aux parties'.
En résumé, dans la Gaule romaine, le pouvoir de
juger n'appartenait ni à une classe de juges nommés à
vie comme dans les sociétés modernes, ni à des jurys,
ni à des assemblées populaires; il appartenait, entière-
ment et uniquement, à l'homme qui seul était légale-
* C'est la distinction du jus et du judicium, si bien établie dans les
habitudes des jurisconsultes romains. Le jus était proprement le droit, e
c'était le magistrat seul qui le prononçait, donnant d'avance l'arrêt dans
une formule écrite. Le judicium était le prononcé sur les fails, et donnait
lieu à la sentence. — Dans U langue ordinaire on disait in jus ire, aller
au tribunal du magistrat, injudicio esse, comparaître devant \e judex.
Mais il faut bien entendre qu'en tout temps ce judex n'avait agi que par
mandat du magistrat, prononçant ce qu'il avait écrit d'avance. La procé-
dure par judex s'appelait dans la langue des juristes ordo judicionun,
judicia ordinaria, quelquefois /«s ordinarium. L'autre procédé s'appelait
cocjnilio ; quand le magistrat jugeait lui-même, on disait préeses cognoscil.
Suétone, Claude, 15 : JSecjabal eam rem cognitionis esse, sed ordinarii
juris; Gode JustinieU; lil, 5, '2 : Coqnoscere... judices dure. — Les histo-
riens modernes du droit, particulièrement F, de Keller, ont fait une
théorie sur l'opposition des deux procédés, le premier seul usité, disent-
ils, sous la I{épubli(jue, le second substitué au premier sous Dioclétien. Je
crois que cette- théorie aurait besoin d'être scrupuleusement vériliée, on y
trouverait quelque exagération. — Les deux procédés ont été également
usités sous l'Empire, et toujours au choix du magistrat : Prœses œsliniare
dcbel uiruvi ipse cognnscere an judicem dure debcal (Julianus, au
Digeste, 1, 18, 8). — La cogniiio, dit-on, l'emporta à la lin de l'Ei^pire;
cela est vrai, mais on explique cela très inexaclement. M. Glasson dit,
page 515, qu'une constitution de Dioclélien de 'JUi supprima \e judicium,
k'. jus dare, l'instance in judicio. Or celte conslilnlioii (Code Jusliniou.
III, 5, 2) dit au contraire : Si prœsides propler causaium mulUhidincm
non poiuerint judicare, judices dandi habeant polestatem. Soixante-
hiiil ans plus tard, une constitution impériale dit la même chose (ibidem,
111, 2, 5). — Quant à la raison qu'on donne, à savoir que le jugement direct
ou cogniiio était c plus coulbrine au régime impérial (pii tendait à mettre
tout dans les mains de ses fonctionnaires », elfe est absolument fausse et
n'a pu venir que d'une idée erronée qu'on se fait du judex. 11 n'y avait
en tout cela aucune question de liberté ou de despotisme.
514 LA GAULE ROMAINE.
ment un magistrat, c'est-à-dire à l'homme en possession
de Vimperium, au gouverneur de province, proconsul
ou légat de l'empereur.
2* LE CONSILIDM.
Ce magistrat tout-puissant, qui était seul investi du
pouvoir de juger, n'était jamais seul dans l'exercice réel
de ce pouvoir. On va voir ici que les Romains, très
absolus en théorie, l'étaient moins en pratique. Ils
avaient, en justice comme en toutes choses, des tempéra-
ments et des biais qui, sans amoindrir l'autorité, en
adoucissaient l'action.
L'empereur lui-même, lorsqu'il rendait la justice,
était entouré d'un Conseil'. Sans doute ce Conseil ne lui
était imposé par aucune constitution; il en choisissait
lui-même les membres. Mais il ne pouvait guère les
choisir que dans les classes les plus élevées et les plus
instruites. C'étaient des sénateurs ou des chevaliers.
C'étaient des jurisconsultes ^ C'étaient aussi les plus
hauts employés des bureaux du palais'. Ces hommes,
réunis auprès du prince et siégeant sur le môme tribu-
nal que lui, n'étaient pas sans action. Ils écoutaient les
témoignages et les plaidoiries; puis, les débats terminés,
le prince, avant de prononcer son arrêt, leur demandait
* Pline, Lettres, IV, 22 : Interfui principis cognitimv, 'n. cousiliiiin
acsiunplus. — Spartien, Hadrien, 8 : Erat lune mos ut, cum prince] s
causas cognosceret, senatores et équités roinanos in consilium vocarcL
Ibidem, 18 : Cum judicaret, in consilio habuit....
- Ibidem, 8 : Senatores et eqîiitcs roinanos. — Ibidem, 18 : Cum
judicaret, in consilio liahuit non amicos suos solum, sed jurisconsuUos,
prxcipue Juiium Celsum, Salvium Julianum, Neratium Prisciim,
aliosque.
5 Exemple dans Dion Cassius, LX, 53.
&
DE LA JUSTICE. 515
leur avis*. Quelquefois il les faisait voter au scrutin
secret* ; d'autres fois il leur faisait exprimer leur opi-
nion à haute voix l'un après l 'autre ^ L'empereur était
libre de ne pas suivre leur avis; c'était lui seul qui
décidait, mais en général il décidait suivant la plura-
lité des voix*. Quelquefois le Conseil jugeait sans lui,
en son nom, et comme s'il eût été présent^
Le gouverneur de province, lorsqu'il jugeait, avail
aussi son conseil autour de lui. Les hommes qui le com-
posaient étaient appelés conseillers ou assesseurs^ Le
gouverneur les choisissait lui-même; ils ne lui étaient
imposés ni par le pouvoir central ni par le peuple de la
province. Ce conseil était ordinairement composé de trois
éléments: il y avait quelques amis, ou comités, du gou-
* Cela résulte bien de la lettre de Pline, IV, 22 : Qiium scalcnlicc
perrogarentur, dixil Junius Mcinricus — Idem, VI, 22 : Recepla
cognitio est, fui in consilio... Civsar perrogavit.
"^ Cela résulte d'un passage de la Vie d'Auguste, de Suétone : Dixil jus
summa lenitale .. Quum de falso testimonio ageretur, non tantiim duos
iabellas, damnatoriam et absoluloriam, simul cognoscentibiis dedil,
sed tertiam quoque qua ignoscerelur iis quos fraude et errore indudos
constitisset. — Les simul cognoscentes sont les assesseurs ; les tabellœ
sont ce que nous appellerions des bulletins de vote et indiquent toujours
à Rome le vote secret (Suétone, Auguste, 33).
3 Par exemple, dans l'affaire rapportée par Pline, IV, 22.
•1 Sparticn, Hadrien, 8 : Erat mos ut... sententiam ex omnium deli-
beratione proferret.
s Cela n'apparaît pas dans les documents; mais comme les affaires
portées au Conseil étaient innombrables, venant de tout l'Empire, il est
clair que l'empereur ne pouvait pas assister à toutes les séances, ne fût-ce
que quand il faisait des expéditions militaires. — Telle est aussi l'opinion
de M. Cuq, Le conseil des empereurs, p. 357, note 3. — En cas d'absence
de l'empereur, nous ne savons à qui la présidence du Conseil appartenait.
Mommsen, Staalsrecht, t. II, p. 1066, l'attribue au préfet du piétoire.
6 La synonymie des deux termes résulte de plusieurs textes. Suélone,
Tibère, 33 : Magistralibus pro tribunali cognoscenlibus se nffcrehnt
consiliarium, assidebatque juxtim. — Idem, Claude, 12 : Cognilionib' s
magislraluuin ut uiius e consiliariis inlerfuit. — Paul, au Digeste, I,
22, 2 : Consilinrius eo tempore que assidet. — Voir tout le titre du
Digeste De assessoribus.
316 LA GAULK ROMAINE.
verneur, venus avec lui de Rome; il y avait aussi quel-
ques jurisconsultes*; il y avait enfin les notables du
pays. Ils assistaient aux débats; il semble même, à quel-
ques indices, qu'ils pouvaient y prendre part el poser des
questions. Le magistrat, avant de prononcer la sentence,
leur demandait leur avis. Tout arrêt était précédé d'une
courte conférence entre lui et son conseil. Probablement
il comptait les voix. Aucune loi ne l'obligeait à se con-
former à la majorité. Il pouvait toujours se décider
contrairement à l'avis de son conseil; mais il fallait
toujours qu'il l'eût consulté et entendu*.
Lorsque le magistrat « donnait un juge », c'est-à-
dire se déchargeait de l'examen des faits de la cause,
ce juge unique pouvait aussi se donner des assesseurs^.
Jl faut bien entendre que le conseil qui entourait le
magistrat dans ses fonctions déjuge, ne ressemblait en
* Paul, au Digeste, I, 22, i : Officium assessoris, quo juris siudiosi
fumiuntur. — [Menlion d'un juris sludiosus à Nîmes, Corpus, XII,
11"' 5339. 5900.]
- D('S le troisième siècle, nous voyons des assesseurs qui reçoivent des
honoraires; c'est, je crois, le sens du fragment de Paul, au Digeste, L,
15, 4 : Divus Antoninus Pius rescripsit juris studiosos, qui salaria
pclebant, liœc exiqerc posse. Lanipride, Alexander Severus, 40 :
Adscssorihus salaria inslituit. 11 y eut dès lors, auprès de chaque
praises, quelques assesseurs attitrés. — Lactance signale comme une vio-
lation des règles habituelles de son temps que Galérius ait envoyé des
magistrats dans les provinces sans les faire accompagner d'assesseurs {J)e
moiiibus perseculorum ,22). — Us étaient de véritables fonctionnaires d'État
phiL'és à côté du prseses pour l'aider à juger. Un fragment de Paul, 1, 22,
4, assimile cet assesseur à un cornes du légat. Cotte nouvelle catégorie
d'assesseurs attitrés fit-elle disparaître les assesseurs ordinaires, c'est-
à-dire ces notables que le magistrat appelait auprès de lui pour chaque
affaire, c'est ce que rien n'indique et ce qui n'est guère probable. Le
conseil a pu se composer tles deux éléments à la fois, assesseurs envoyés
de Rom(% et notables du pays. C'est à la première catégorie, visiblement,
que s'appli(|ue la règle qui défend de assidcre in sua provint ia (Digeste,
1, 22, 3).
^ Celait au moins l'usage à Ilomc ; Cicéron, Topiques, 9; Aulu-GcUe,
XIV, 2, 5.
DE LA JUSTICE. 51'/
rien à nos jurys modernes II n'avait aucun pouvoir par
lui-même. Il n'existait que par le magistrat et ne pou-
vait que faire acte de conseiller. Il ne partageait pas le
pouvoir judiciaire avec le magistrat: celui-ci l'avait
tout entier en sa personne.
II y a pourtant une disposition législative qui marque
l'importance de ce conseil. Il est dit que « s'il a élé
fait mauvais jugement par l'ignorance ou la négligciicG
de l'assesseur, c'est l'assesseur et non le magistrat qui
aura à en souffrir* ».
3* LE CONVENTUS.
Le proconsul ouïe légat impérial, chargé de juger un
quart de la Gaule, n'attendait pas les justiciables dans
sa capitale de Lyon, de Trêves ou de Narbonne. II devait
parcourir sa province, pénétrer dans les villes. Avec lui
la justice se déplaçait. C'était une sorte de justicier
ambulant; non pas qu'il piàt juger en passant sur les
routes, mais il transportait son tribunal d'un lieu à un
autre lieu indiqué d'avance. A chaque endroit convenu,
il établissait ses assemblées, forum agehat, et la langue
appelait cette opération un convenlm^.
• Paul, au Digeste, II, 2, 2 : Si assessoris impnidenlla jus aliter
(licbim sit quant oporluit, non débet hoc maijislratui officere, sed ipsi
adsessori.
2 TiteLive, XXXI, 29; XXXIV, 48 et 50. Cicéron, Brutus, 62; Pvo
Sexlio, 56; In Verrem, V, 11; IV, 48; Ad familiares, XV, 4, 2 ; Ad
Ailiciim, V, 14, 2; V, 21, 9; VI, 2, 4. Pline, Lettres, X, 66. — Festus,
. ' forum, édit. Millier, p. 84 : h qui provincise prseest forum acjere
dicitur cuni civitales vocal et conlrovcrsias earum cocjnoscit. — Le
caractère du conventus romain est bien inaïqué dans Tite Live, XXXI, 29,
où un député oppose les conventus présidés par les magistrats romains
aux concilia des peuples grecs : Excelso in suggeslu, superba jura
reddentem, stipatum lictoribus, etc. — Par extension, le mot conventus
a désigné aussi un ressort judiciaire. Pline, Histoire naturelie, 111, 3 et 4.
318 LA GAULE ROMAINE.
Le conventus est rassemblée d une population. [Cette
assemblée se réunit] par l'ordre du gouverneur, à son
commandement, au joar fixé par lui, en sa présence et
naturellement sous sa présidence. Ne croyons pas [qu'il
s'agisse de] toute la population, [Il est] visible qu'il n'y
a pas eu un déplacement universel.
Le gouverneur peut y traiter d'affaires politiques ou
administratives; en aucun cas l'assemblée ne délibère
et, si elle exprime des vœux, elle n'émet aucun désir ; elle
n'est pas là comme un pouvoir vis-à-vis du gouverneur;
elle est subordonnée et doit être docile; le gouverneur
lui adresse la parole du haut d'un tribunal ; il lui donne
SCS ordres, peut, par exemple, lui faire savoir le chiffre
d'impôt qu'elle payera, le chiffre de soldats qu'elle
livrera; il peut aussi lui transmettre une instruction
particulière de l'empereur; il n'est pas impossible que
les edida ad provinciakfi, edida ad Gallos, fussent lus
dans des réunions de cette nature.
En matière judiciaire, c'est là que se jugent les crimes
cl les procès. Avant de procéder aux différents jugements,
le gouverneur appelle à lui les hommes du pays qui
doivent l'aider à juger, ceux qui seront ses assesseurs,
ceux qui seront les juges du fait dans chaque affaire.
Pour les provinciaux c'est un honneur d'être appelé,
c'est une charge aussi et un devoir à remplir. Après ce
premier travail, les débats commencent. Il peut y avoir
des contestai ions entre les cités : le gouverneur les
décide en personne. Il y a les crimes à punir : chaque
cité amène en sa présence les criminels qu'elle a arrê-
tés, indique leurs fautes, donne les résultats de son
enquête préalable, et laisse le gouverneur prononcer sa
sentence. Il y a les procès entre particuliers : les deux
parties se présentent au magistrat, expliquent l'afiaire
DE LA JUSTICE. 519
en deux mots; le magistrat la renvoie à un judex, et,
si elle est importante, la juge lui-même.
Tout cela se fait en public, dans un grand concours
de population ; mais il est clair que s'il y a ici une
population réunie, il n'y a guère une assemblée natio-
nale. Qu'il s'agisse de politique, d'administration ou de
justice, la foule est aux pieds du magistrat qui ordonne
et décide toujours*.
[Toutefois], si le vrai pouvoir judiciaire n'appartient
qu'à un seul homme et [lui appartient] pour toute une
province, il y avait cependant un grand nombre
d'hommes qui prenaient part à l'exercice de la justice.
On peut admettre que beaucoup de Gaulois furent con-
seillers, furent juges donnés, furent juges pédanés,
assistaient [aux travaux] Auconventus,eij par délégation
du gouverneur, jugeaient les crimes et les procès. En
théorie et en droit, les Gaulois furent jugés par un
magistrat étranger; en fait, ils se jugèrent souvent
entre eux.
4** l'appel.
Il s'introduisit en ce temps-là dans la justice une
heureuse innovation : ce fut le droit d'appel. Il avait été
à peu près inconnu dans l'antiquité. 11 n'y a pas appa-
' Céiur, De bello gallico, I, 54; V, 1 ; VI, 44; VIK, 46. Suétone,
César, 7 et 50. Gaius, I, 20. Spartien, Hadrien, I, 12. — Du con-
vcnlus que tint Auguste en Narbonnaise en 27 av. J.-C, nous ne savons
que ce qui est dans l'abrégé de Tite-Live, 154 : Quum convenium Nar-
bone acjcrcl, census a tribus Galliisactiis. Cf. Dion, LUI, 22. Vraisein-
lilablenienl il réunit les députés de la Gaule, non pas pour les faire déli-
bérci', un peu î:'3v.l-Ltre pour connaître leurs besoins et leurs vœux, mais
surtout pour leur donner ses ordres. C'est là qu'il leur marque le cbiffre
du triJjut suivant le cadastre ; c'est là aussi qu'il leur doaae ses instruc-
tions. C'est enfin là qu'il établit la Lex provinciae.
520 LA GAULE ROMAINE.
rencc que les (iaulois pussent appeler des arrêts que les
druides avaient prononcés au nom des dieux. A Athènes,
on n'avait eu aucun recours contre les sentences les
plus aveuglément rendues par les jurys populaires. La
République romaine elle-même n'avait pas connu le
véritable appel d'une justice inférieure à une jusiice
supérieure. Ldi.provocatio ad populum, Vappellatiod'un
magistrat à son collègue ou au tribun n'était pas pro-
prement l'appel.
L'appel s'établit d'une façon régulière au temps de
l'Empire romain et par une voie toute naturelle. Comme
le pouvoir judiciaire ne s'exerçait qu'en vertu d'une
série de délégations, il sembla juste et il fut inévitable
qu'on pût appeler du juge délégué au vrai juge.
Ainsi il eut appel du juge pédané diU prseses qui l'avait
institué ; il y eut appel àujudex daim à celui qui l'avait
donné * ; il y eut appel du legatns proconmlis à son pro-
consul-, des magistrats municipaux qui n'avaient qu'une
juridiction par tolérance au prises qui avait le vrai
pouvoir de juger.
Grâce à la centralisation administrative, le gouverneur
de province était lui-même responsable. Les puissants
personnages qui gouvernaient la Lugdunaise,la Belgique,
l'Aquitaine, n'étaient que des lieutenants de César, c'est-
à-dire des délégués. L'empereur, véritable proconsul,
les avait chargés d'administrer et déjuger en son nom,
au point qu'ils devaient dans les cas douteux se référer
au prince qui envoyait de Rome sa sentence. Naturelle-
ment, il y eut appel de ces mandataires au mandant.
La règle s'étendit, par imitation, aux provinces séna-
» Digeste, XLIX, 3 ; XLIX, \, 21.
« Ibidem. XLIX. 3. 2.
DE LA JUSTICE. 321
torialcs. De ces provinces on apjiela au sénat, des pro-
vinces inii)ériales on appela à l'empereur. Encore ce
partage fut-il plus théorique que réel. Nous avons au
Oigeste plusieurs rescrits impériaux qui marquent que
les proconsuls et les particuliers des provinces séna-
toriales s'adressent à l'empereur. Plus tard, dans les
Codes, la distinction a disparu, et tout va au prince.
Le tribunal du prince devint bientôt la cour suprême*.
Les historiens nous représentent[souvent]les empereurs
rendant eux-mêmes la justice. Assis sur un tribunal, en
public, ils écoutent les plaideurs et les avocats; ils
punissent les crimes et vident les procès. Ouand ils
ne font pas la guerre, la plupart de leurs journées
sont employées à ce travail. De tous les juges de
l'Empire, le plus occupé est certainement l'empereur*.
* Dion Cassius, LU, 35. Suétone, Auguste, 35 ; Digeste, XLIX, 2, 1,
et 3, 2; Suélone, Néron, 17; Tacite, XIV, 28. — Nous n'avons pns à
parler ici des deux modes d'appel qui existaient sous la Répul)lique, la
provocalio ad populum et Vappellalio ad trihunum. Ils subsistèrent
sous l'Empire, mais en faveur des seuls citoyens romains ; Vappellalio ad
trihunum s'adressa à l'empereur qui possédait la potestas Iribunilia ; la
provocatio se porta aussi vers lui, sans doute à titre de représentant rlu
peuple romain (Ulpien, au Digeste, XL VIII, 6, 7-S ; XLIX, 2 ; cf. Actes des
Apôtres, c. 25). — Quant aux provinciaux, ceux des provinces sénato-
riales adressaient leurs appels au sénat, ceux des provinces impériales à
l'empereur, dont les gouverneurs n'étaient que les délégués (Pline,
Lellres, VI, 22, 31; VII, 6; Suétone, Néron, M; Tacite, Annales, XIV,
28 ; Capitolin, Marcus, 10). C'est cette dernière voie d'appel qui, avec le
temps, a pris le plus d'importance, les précédentes tombant peu à peu
en désuétude. Elle a été régularisée par les princes du Bas-Empire, et
l'on en peut voir les règles au Code Théodosien, XI, 30, et au Code
Justinien, VII, 62.
- Suétone, Auguste, 35 : Jus dixit assidue, et in noclem nonnun-
quam. — Tacite, Annales, IV, 13, 22 et îl. — Pline, Lettres, IV, 22;
VI, 22. — Spartien, Hadrien, 8 et 18. — Dion Cassius, LXIX, 7; LXXl,
6 : « Marc-\urèle rendait la justice ; il informait et interrogeait longue-
ment, et restait même parfois une partie de la nuit sur son tribunal. »
L'historien dit à peu près la même chose de Septime Sévère, et même de
Caracalla LXXVI, 17; LXXVIl. 8. — Jules Capitolin, Marcus, 24. —
FusTEL DE CouLANGES. — La Gaulc romaine. ^-
322 LA GAULE ROMAINE.
Le droit d'appel fut ainsi la conséquence delà centra-
lisation. Il n'est pas douteux que ce nouveau droit n'ait
été accueilli avec une grande faveur par les peuples.
Les historiens, les lois, les inscriptions, tout montre que
les empereurs recevaient un très grand nombre d'appels
de toutes les provinces. Il se passa alors quelque chose
d'analogue à ce qu'on devait voir dans la France du
xiv" siècle, quand fout lé monde voulut être jugé par le
roi. Les hommes ont d'autant plus de confiance dans le
juge qu'il est plus éloigné et plus élevé en puissance.
L'histoire ne montre pas qu'en général la justice
monarchique ait été détestée des peuples.
Cette organisation judiciaire de l'Empire romain pré-
sente d'abord à l'esprit l'idée du despotisme. Un homme
du xix^ siècle est naturellement porté à penser qu'elle
n'a été imaginée que dans l'intérêt des princes. Il est
probable que les contemporains l'appréciaient autre-
ment. Ils la comparaient aux divers systèmes de justice
que leurs ancêtres avaient connus, et tout porte à croire
qu'ils la préféraient.
Ce n'est pas qu'ils n'eussent parfois à en souffrir. Le
fonctionnaire public pouvait avoir toutes les passions de
l'humanité; il pouvait être cupide, et alors il arrivait
ce qu'un historien raconte d'un juge du iv^ siècle ;
« Dans sa province, tout prévenu qui n'avait rien à
donner était condamné, tout prévenu riche était acquitté
à prix d'argent*. » De tels faits, bien qu'ils ne fussen
Âmmien Marcellin, XVIII, 1, montre Julien rendant la jiistic* en personne
au uîilieu de la foule. — [Cf. plus haut, p. 161.]
' Arnniien iMarcellin, XV, 13.
DE LA JUSTICE. 523
que des exceptions, ne devaient pas être absolument
rares, et la surveillance du pouvoir central ne les empê-
chait pas toujours de se produire. Il pouvait encore
arriver que le gouverneur fût honnête homme, mais que
ses subalternes ne le fussent pas ; ses greffiers, ses se-
crétaires, ses appariteurs avaient mille moyens de faire
absoudre un coupable et condamner un innocent. C'est
contre ces hommes que le législateur romain s'écriait :
« Que les appariteurs et employés retiennent leurs mains
rapaces, ou le glaive de la loi les tranchera; nous ne
soulTrirons pas qu'ils vendent à prix d'argent la vue du
juge, l'entrée du tribunal, l'oreille du magistrat; ils ne
doivent rien recevoir des plaideurs'. »
Le vice le plus grave de cette justice qui, à tous les
degrés, était dans les mains des fonctionnaires publics,
était que, dans beaucoup de causes, l'État se trouvait à
la fois juge et partie. S'agissait-il, par exemple, d'une
terre dont la propriété était contestée entre l'Etat et un
particulier, c'était l'État qui décidait*. S'agissait-il d'un
délit de lèse-majesté, c'est-à-dire d'une faute commise
contre la sûreté de l'État ou celle du prince, c'étaient
les représentants de l'Étal et les agents du prince qui
jugeaient. L'accusé ne pouvait appeler que d'un fonc-
tionnaire n un autre fonctionnaire; contre l'arrêt du
prince il n'avait plus aucun recours. Il n'existait aucune
garantie contre l'autorité publique; la vie et la fortune
de l'homme dépendaient d'elle. Il faut ajouter que
l'usage de la confiscation faisait que l'État avait tou-
jours intérêt à condamner^.
* Gode Théodosien, I, 16, 7.
* Ce cas était fréquent (voir Code Théodosien, X, 10, 3).
' Voir Naudet, Cliangefnents survenus dans l'administration de l'Em^
pi le romain, t. 1, p. l'Jb-ly?.
524 ' LA GAULE ROMAINE.
Toutefois, en compensation de ces vices, les contem-
porains trouvaient dans cette justice un mérite inappré-
ciable. Ce n'était pas une justice qui fût rendue par une
caste sacerdotale à une population inférieure, ni par
une aristocratie à des classes asservies, ni par un patron
à des clients, ni par un seigneur à des vassaux : c'était
la justice de l'Etat. Elle n'était pas constituée de façon
à assurer l'empire d'une caste ou d'une classe ; elle était
égale pour tous. On était sûr qu'elle n'avait d'autre
préoccupation, en dehors de l'intérêt public, que celle
des droits de chacun. Si elle ne laissait à l'individu
humain aucune sûreté contre la puissance de l'Etat, elle
lui offrait en revanche une protection sûre conlre toute
autre supériorité que celle de ^Etat^ Il est vrai qu'elle
soumettait les hommes à un monarque; mais lors-
qu'elle disparut, les hommes ne tardèrent guère à être
soumis à la féodalité.
• Les fonclionnnires avaient ordre de protéger particulièrement les
faibles : Ne polenliores viri liumiliores mjuriis afficianl, ad religionem
prœsidis pertinet (Digeste, 1, 18, 6; cf. Code Juslinien, I, 40, 11). — [Cf.
plus haut, p. 198.1
[CONCLUSIOJNi
[On a étudié, dans ce volume, l'état de la Gaule au
moment de la conquête, la manière dont elle a été sou-
mise, les transformations politiques qu'elle a subies
sous le gouvernement des empereurs. On a essayé de
d;'finir le caractère de ce gouvernement, la nature de
l'autorité du prince et de ses délégués; on a recherché
les règles de l'organisation provinciale et municipale,
en insistant sur la part qui était laissée aux Gaulois dans
l'administration de leur pays et de leurs villes. Les der-
niers chapitres ont été consacrés aux charges militaires
et financières delà population ; on a terminé ces recher-
ches en examinant la manière dont les Gaulois lurent
jugés, le droit de justice étant chez les Romains l'essence
de l'autorité politique. Il nous restera à nous demander
quel fut, sous la domination impériale, l'état social de
la Gaule, à quel régime la propriété était soumise, quel
était le droit des personnes et le caractère de la société.
C'est ce que nous aurons à rechercher au début du pro-
chain volume, en nous plaçant par la pensée dans les
derniers temps de l'Empire \
L'étude que nous venons de faire nous permet
i\e constater que la Gaule était arrivée, sous les loij
de Rome, à une organisation politique radicalement
opposée à celle qu'elle avait connue au temps de son
indépendance.
* Voir l'Invasion germanique, liv. I.
326 LA GAULE KOMAINE.
Ce qui caractérisait l'état de la Gaule au moment où
César en commença la conquête, c'était la faiblesse des
pouvoirs politiques. Dans chacun des peuples qui habi-
\ talent ce vaste territoire, l'autorité publique semble avoir
I été très incertaine, et la puissance des particuliers très
grande. A côté de l'ordre régulier, il y avait la coutume
de la clientèle et du patronage; en face du sénat et
des magisLrats, il y avait des associations privées, qui
tenaient en échec les droits des chefs de la cité. Les
hommes les plus faibles se plaçaient sous la protection
des hommes les plus riches et les plus puissants. L'aris-
tocratie, maîtresse du sol et de milliers de serviteurs
et de soldats, avait plus de force que les lois et que les
dépositaires du pouvoir.
'D'autre part, il n'y avait, entre le Rhin et les Pyrénées,
ni unité politique, ni imité de races, ni sans doute unité
de religion. La Gaule ne possédait point d'institutions
communes. On ne saurait même dire que ces peuples
eussent nettement l'idée d'une patrie gauloise. La guerre
contre Gi'sar ne peut être uniquement regardée comme
une lutte patriotique. Des peuples importants furent les
alliés du proconsul romain, et dans les autres il trouva
presque toujours des partisans. L'homme qui dirigea la
résistance suprême, Vercingétorix, avait été un instant
l'ami de César; et il ne parvint jamais, même au nom
(le l'indépendance de la patrie, à faire l'union complète
des cœurs.
A ce régime essentiellement aristocratique, à ce mor-
cellement extrême des forces morales et politiques du
pays, Rome a substitué le régime monarchique avec
toute sa sévérité, la centralisation la plus complète que
le monde eût encore connue. L'autorité de l'Etat devint
aussi incontestée que l'aristocratie avait été envahis-
CONCLUSION. 527
santé, et les populaLions de la Gaule jouirent, sous ce
régime, d'autant de liberté et d'équité que le permet-
taient les sociétés anciennes. En môme temps,'*Rome a
fait connaître aux vaincus un droit, une langue, une
religion, des habitudes nouvelles, sans d'ailleurs les
imposer par la force ni les insinuer par des alliances ; le
sang des i^atins ne s'est pas mêlé à celui des peuples
soumis, et les cœurs n'ont pas été violentés : il n'en est
pas moins né dans le pays toute une civilisation nou-
velle.
C'est surtout dans le domaine politique que la trans-
formation a été complète.
I" Rome a d'abord donné à la Gaule l'unité politique
et religieuse. De ces races diverses et de ces peuples
ennemis elle a fait un seul corps de nation. Il y avait
certainement, sinon plus de patriotisme, au moins plus
d'unanimité et de conscience nationale chez les Gaulois
groupés autour des autels de Lyon et de Narbonne que
chez ceux qui entouraient Vercingétorix. Ces conseils
généraux que la Gaule indépendante n'avait point con-
nus, l'Empire les créa auprès des temples de Rome et
d'Auguste. Ces assemblées établirent peu à peu une
communauté de prières, de vœux et de pensées, qui
demeurera peut-être, pendant les troubles de l'inva-
sion, le plus solide garant de l'unité gauloise.
2** Au-dessus de ces assemblées se plaça l'autorité du
prince. Le gouvernement des empereurs romains était
la monarchie la plus absolue qui eût encore régné sui
les hommes de nos pays, jj'empereur concentre dans ses
mains tous les pouvoirs, en sa qualité de délégué suprême
du peuple souverain. Il est le chef de l'armée et le maître
des citoyens; il lève les impôts et juge les hommes, il
fait des lois et gouverne les provinces. Ce n'est pas seu-
328 LA GAULE ROMAINE.
lementun souverain }>olilique : c'est une personne reli-
gieuse, inviolable et sainte; on lui obéit et on l'adore,
ïi'essenee de son autorité est telle, que, si mauvais qui
coït le prince, la puissance impériale demeure divine.
On put détester le maître : on eut la religion du pou-
voir. L'idée monarchique allait être le principal et plus
durable héritage légué par Rome aux générations de
l'avenir.
3° L'autorité impériale est exercée en Gaule par des
fonctionnaires qui la reçoivent par délégation. Ces fonc-
tionnaires, comme le prince dont ils émanent, possè-
dent tous les pouvoirs. Ils sont administrateurs, juges,
chefs militaires. Mais ils dépendent du souverain qui les
a envoyés. Contre leurs actes, les Gaulois ont recours à
lui ; de leurs jugements, ils peuvent appeler à l'em-
pereur. Si les hommes sentent près d'eux les représen-
tants du pouvoir, ils peuvent toujours s'adresser, au loin,
à celui qui les nomme. C'est au nom d'un seul, en
définitive, que tout se fait. La centralisation adminis-
trative a été la règle fondamentale de la monarchie
romaine. Ajoutons qu'elle est la plus contraire aux
anciennes habitudes de la Gaule, et celle qui se conser-
vera le plus difficilement pendant les luttes de la déca-
dence impériale.
4" Cepeiidant ce régime a été, plus que l'indépendance,
favorable au développement de l'égalité et de certaines
libertés. 11 y a des conseils qui contrôlent les actes des
légats et des proconsuls. Si les cités dépendent du gou-
verneur, on les laisse, pour beaucoup de choses, s'admi-
nistrer elles-mêmes : elles ont un sénat, elles nomment
leurs chefs; elles jouissent de revenus. Elles vivent
d'une vie régulière : les associations des particuliers n'y
gênent plus l'autorité des magistrats, et les représen-
CONCLUSION 329
lants du prince n'interviennent dans leur existence que
pour les protéger. D'autre part, il y eut le plus d'équité
possible dans la répartition des charges, l'exercice de la
justice, les règles de la législation. Les impôts indirects
et l'impôt foncier pesaient à peu près sur tous les
hommes et sur toutes les terres. En principe, le service
militaire était obligatoire; le plus souvent, il étaitvolon-
(aire, et l'enrôlement des étrangers vint diminuer ce
qu'il pouvait avoir d'onéreux. Nul n'échappait à la
justice du prince. L'autorité publique s'élevait au-des-
sus de toutes les classes. Les faibles n'avaient plus besoin
de se mettre dans la clientèle des forts, et le pouvoir de
l'Etat, de même qu'il commandait à tous, protégeait
aussi tout le monde.
Jamais deux régimes politiques ne furent donc plus
différents l'un de l'autre que celui de la Gaule avant la
con(|uôle et celui qu'elle reçut de Rome. Est-ce à dire
que la société fut transformée sur toutes ses faces, el
qu'il ne resta rien des habitudes primitives? Nous ne
le pensons pas. L'aristocratie avait été réduite et com-
[)rimée par l'Empire, et soumise à l'Etat ; mais elle
n'avait point disparu. Quand nous étudierons, dans
le })rochain volume, l'état social de la Gaule, nous
constaterons qu'elle avait maintenu sa prépondérance
dans la société, et nous verrons même sa puissance
grandir dansbs dernières années de l'Empire, en même
temps que l'autorité de l'Etat commencera à déclinei.]
TABLE DES MATIÈRES
Pagns
Préface v
Introduction . . . xi
Livni^ I
La conquête romaine.
Chapitre I. Qu'il n'existait pas d'unité nationale chez les Gaulois, 1
H. Du régime jiolitique des Gaulois 8
III. Des diverses classes de personnes chez les Gaulois.. . ?'2
IV. De la clientèle chez les Gaulois 55
V. D'un parti démocratique chez les Gaulois 40
VI. Comment la Gaule fut conquise pai- César 44
VU. Des premiers efîets de la domination romaine 65
VIII. Si la Gaule a cherché à s'allVanchir 71
IX. Que les Gaulois devinrent citoyens romains 85
X. De la transformation de la Gaule sous les Romains. . . 90
1° Si une population latine est enirée en Gaule.. . 96
2° Que les Gaulois ont renoncé à leurs noms gaulois 100
3° Que le druidisiiie gaulois a disparu HO
4° De la disparition du droit gaulois 119
5° De la disparition de la langue chez les Gaulois . r25
6° Changement d'habitudes et d'esprit 134
332 TADI.E DES MATIÈHES.
LIVRE II
L'Empire romain.
(Du règne d'Auguste à la lin du iii° siècle.)
Pages
Introduction. Les documents 141
HAPiTRt; l, La monarchie romaine 447
IL Comment le régime impérial fut envisagé par les popu-
lations 16S
III. De l'administration romaine et delà centralisation ad-
ministralive 193
IV. De quelques libertés provinciales sous l'Empire romain ;
les assemblées et les députations 210
V. La cité gauloise sous l'Empire romain 224
Vî. De quelques règles ùe ce régime municipal 247
V(I. De la surveillance exercée sur les cités 260
VlII. Les charges de la population; les impôts 273
IX. Les charges de la population; le service militaire. . 283
X. Delà légi<;Iation romaine 296
XL De la justice 505
1° A qui appaïU'tiait le pouvoir de juger 505
2° Le consÛium "14
3° Le convenlus 317
4» L'appel 519
lC0NtXL'.>-I0.Nl , 5i5
COULOMiMIERS
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University of California
SOUTHERN REGIONAL LIBRARY FACILITY
405 Hilgard Avenue, Los Angeles, CA 90024-1388
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.EC'DYRL AUGUt»
CAYLORD
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iii-ifji^iii