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Dessin de Ii.ia Iéfimovitch rSÉPiXE.
LA GUERRE
EN
RUSSIE ET EIX SIBERIE
DU MÊME AUTEUR
Les Alleniamh en Belgique. (Notes d'un témoin hollandais), Ber-
per-Levrault, Paris.
Études philosophiques :
Le Problème de la Paix mondiale. Yersiuys, Amsterdam.
L'Église catholique el le Transformisme, Versluys, Amsterdam.
Histoire critique de la Demonstratio ontologica de existentia Dei.
Versluys, Amsterdam.
Copyright hy « Editions Bossard », Paris, 192a.
LUDOVIC-H. GRONDIJS
LA GUERRE
EJ\
RUSSIE ET EN SIBERIE
AVANT-PROPOS
DE
M. Maurice PALÉOLOGUE
AMBASSADEUR DE FRANCE
PRÉFACE
DE
M. Emile HAUMANT
PROFESSEUR A LA SORBONNE
ILLUSTRÉ DE 64 PHOTOGRAPHIES
ET DE 10 CARTES
EDITIONS BOSSARD
43, RUE MADAME, 43
PARIS
1922
^\^ ^^ A iî"-|J^^
'î'/
&8!i(i34
AVANT-PROPOS
C'est ici, comme dirait Montaigne, un livre de bonne
foy ». C'est mieux encore au point de vue historique :
c'est un livre impartial et remarquablement documenté.
L'auteur, M. L.-H. Grondijs, est sujet néerlandais. Après
de fortes études scientifiques et philosophiques, il se distingua
par une collaboration à la Revue philosophique de Harlem,
qui centralise en quelque sorte le mouvement des idées aux
Pays-Bas.
Il se trouvait à Louvain, quand l'Allemagne se rua sur la
Belgique. Immédiatement sa vocation se décida : il allait suivre
et observer, en témoin direct et quotidien, la tragédie épou-
vantable qui venait de s'ouvrir dans l'histoire du monde.
Sa formation intellectuelle le préparait excellemment à ce
rôle. Physicien et philosophe, il savait exactement observer
les faits, et les relier par une interprétation générale. Sa natio-
nalité néerlandaise et tout l'atavisme de sérieux, de droiture, de
conscience qu'elle implique, lui assuraient en outre le privi-
lège de l'impartialité.
C'est sur le front français qu'il s'initia aux règles de son
nouveau métier; car pour être un bon « correspondant de
guerre », il faut une instruction spéciale : il y a tout un
apprentissage à faire, tout un entraînement physique, intel-
lectuel et moral à s'imposer.
Au mois de juin 191 5, M. Grondijs arriva à Pétrograd,
c'est de ce jour que datent nos relations.
Il part aussitôt pour les armées combattantes, se fait attacher
successivement à plusieurs régiments de première ligne et par-
ticipe ainsi à la vie intime, si dure et si héroïque des soldats
fusses. Quand je dis qu'il participe à leur vie, j'entends qu'il
prend toute sa part de leurs souffrances et de leurs périls, il
VI AVANT-PROPOS
est dans leurs rangs, lorsqu'ils subissent sans fléchir, calmes
et résignés, les effroyables ouragans de la canonnade alle-
mande; il se glissse parmi eux quand ils s'avancent en éclai-
reurs; il tient à honneur de ne pas les quitter quand ils dé-
ferlent, en vagues d'assaut, sur les tranchées de l'ennemi.
Mais, chez M. Grondijs, le combattant n'oublie jamais qu'il
est observateur. S'il se bat, c'est afin de mieux observer. De là,
cette quantité de notations intéressantes, originales, impré-
vues, qui nous font pour ainsi dire pénétrer jusque dans l'âme
du soldat russe. A lire ces pages d'une vérité si profonde, d'un
relief si vif, on ne peut s'interdire de penser souvent aux mer-
veilleuses descriptions de Tolstoï dans Guerre et Paix.
Après un voyage en France, oii il visite nos armées de Cham-
pagne et de Verdun, M. Grondijs revient en Russie. Mais ce
ne sont plus les troupes combattantes qui s'imposent à sa
curiosité : c'est la révolution. Il assiste, dans les rues de Pétro-
grad, à l'écroulement du régime tsariste. Puis, sitôt la catas-
trophe accomplie, il retourne au front; car c'est là que se
prépare le drame le plus poignant, c'est-à-dire la propagande
anarchiste dans les troupes, la destruction de la discipline, la
dissolution de l'armée, l'écroulement définitif de la puissance
russe.
Quelques mois plus tard, il rejoint, sur le Don, l'armée du
général Kornilow, dont les bataillon^ sont uniquement com-
posés d'officiers.
Capturé au Caucase, il est ramené à Moscou, s'en échappe
et rentre en France par l'Océan Arctique.
Mais il ne reste pas longtemps inactif, car le voici mainte-
nant attaché, avec le grade de capitaine, à la Mission militaire
française en Sibérie.
Là, sous les ordres du général Janin, il court la triste aven-
ture de l'amiral Koltchak. Enfin, après une dangereuse explo-
ration sur la frontière mongole, il accompagne les Japonais
dans une chasse aux cosaques rouges à travers les collines du
ïransbaïkal.
M. Grondijs a donc promené sa curiosité courageuse et clair-
voyante sur tous les théâtres d'opérations, de la Vistule au
AVANT-PROPOS VII
Caucase, du Dniester à l'Océan Pacifique. Il s'est donné ainsi
l'occasion d'étudier la guerre sous tous ses aspects, d'observer
l'officier et le soldat russes dans tous leurs caractères et toutes
leurs physionomies, dans toutes leurs façons d'agir, de sentir
et de penser.
La série de tableaux et d'esquisses, de narrations et d'anec-
dotes, que l'auteur vient de réunir en volume, ne compose pas
seulement une lecture d'un vif attrait, où les impressions
psychologiques et pittoresques animent sans cesse le récit. Par
son intelligence exacte, compréhensive et pénétrante, M. Gron-
dijs a préparé aux historiens futurs une documentation de
premier ordre.
Maurice PALÉOLOGUE,
Ambassadeur de France.
PRÉFACE
DAi>s les lignes éloquentes qui précèdent, M. Grondijs a
été trop bien présenté pour qu'il y ait lieu de revenir
sur sa personnalité; le lecteur sait déjà qu'il n'est pas
le Hollandais qu'on situe naturellement derrière un comptoir
ou devant un parterre de tulipes. Il se détache, lui, du fond
des steppes ensanglantées qu'il a parcourues, des Karpathes
au Pacifique, pour son plaisir d'abord, et si glorieuœ que soit
le passé militaire de la Hollande, il n'explique pas à lui seul
cet amour des combats. Le fait est que M. Grondijs n'est pas
tout uniment d'Amsterdam ou de la Haye; par une de ses
ascendances, il tient aux castes guerrières de l'Extrême-Orient,
et ce détait n'est pas inutile à l'intelligence de son livre.
a Livre de bonne foi », a justement dit M. Paléologue.
J'ajouterai que cette bonne foi n'est pas l'objectivité froide
qu'on attendrait du professeur qu'a été d'abord M. Grondijs,
mais plutôt la spontanéité du combattant qui, tout chaud
encore de la bataille, nous livre ses impressions sur les faits
et les gens, sans aucune de ces réserves prudentes qu'on n«
trouve qu'installé dans un fauteuil. Parle-t-il de l'ancien
régime russe, il ne se croit pas tenu de prendre un air navré.
Est-ce de la démocratie, en bon « samouraï », il la traite sans
aucun respect. Est-ce des bolcheviks ou d'autres révolution-
naires, il n'a d'indulgence que pour ceux dont il a reconnu
la sincérité et le courage personnel. Est-ce de leurs adver-
saires enfin, il note leurs fautes et flétrit leurs défaillances.
C'est dire que son livre ne recueillera pas que des éloges. A
gauche, on en qualifiera l'auteur — on l'a déjà qualifié — de
Carde Blanc, voire de « Cent-Noir ». A droite, on lui repro-
X PREFACE
chera d'avoir été passionné, injuste, de n'avoir pas assez tenu
compte des dures nécessités du moment. Et d'aucuns le soup-
çonneront de secrète russophobie, en dépit de son mariage,
entre deux batailles, avec une Eusse !
Ces accusations ou ces soupçons, nous pouvons ne pas nous
y arrêter; des pages de M. Grondijs il se dégage une telle
expression de sincérité que personne, en France, ne lui croira
de parti pris — sinon, peut-être, en faveur du courage mal-
heureux. Ce qui nous importe, c'est de savoir si, indubi-
tablement sincère, il a bien vu.
Il a choisi pour cela les meilleurs endroits. S'il a vécu avec
des états-majors, il s'est trouvé plus souvent aux avant-postes,
avec les régiments de l'ancienne armée, et il les a accompagnés
dans des attaques dont il a rapporté des croix de Saint-Georges
et d'antres. En 1917 il a marché à l'ennemi avec la « division
.sauvage )) qui a été un moment l'espoir de la Russie. Puis, tout
étant perdu sur le front, même l'honneur, il a rejoint la poi-
gnée de volontaires qui menaient, par les steppes du Don et de
la Kouban, une épopée — selon le mot de l'un d'eux — de
<( cadets de Gascogne ». Plus tard, il a vu l'avance, puis le
recul de l'armée de Koltchak, et enfin les exploits et surtout les
crimes des bandes de l'ataman Sémeonof. Or, sur presque tous
ces actes de la tragédie russe, nous avons déjà des informa-
lions; nous pouvons « recouper » celles de M. Grondijs, et
toujours nous le constatons observateur aussi méthodique et
consciencieux que jadis au laboratoire. Il est seul à relater
certains faits, mais ce n'est pas sa faute s'il s'en est trouvé le
.seul témoin qui sût écrire, ou s'il survit seul à l'aventure. Il a
d'ailleurs pris soin de distinguer ce qu'il a vu, ce qu'il affirme,
de ce qu'il n'a su que par ouï-dire. Ajoutons qu'il ne sacrifie
pas au désir de dramatiser — de combien d'horreurs de plus
il aurait pu charger ses pages, s'il avait recherché le succès
facile de l'émotion ! — et pas .davantage à celui des « révé-
lations » tapageuses. Arrivé à tel épisode encore obscur et
toujours douloureux, il s'abstient de verser au débat des pièces
qui seraient incomplètes. Le samouraï a peut-être ses senti-
ments, inais l'homme de science n'est pas fixé.
1' R É F A C E XI
Cette prudence ne l'n pas empêchr de couper son récit de
réflexions générales, et peut-être dira-t-on qu'en cela
il est sorti de son rôle- d'observateur. Mais, jeté par le
sort dans « le pays de tous les imprévus », amené à l'aimer,
intéressé d'ailleurs, et de .longue date, à tous les problèmes
historiques et philosophiques, pouvait-il mettre bout à bout
des milliers de faits sans essayer d'en tirer une leçon ? Il est
hanté par le contraste du soldat russe qu'il avait connu en
1915 et 1916, et de la loque humaine ou de la brute sangui-
naire qu'a fait surgir la révolution; comment en ce plomb
vil l'or pur s'est-il changé? A cette question chacune de ses
brèves réflexions, le soir, dans la tranchée ou sous une hutte
sibérienne, est le commencement d'une réponse générale que
le lecteur aura peu de peine ci dégager. Ce n'est pas .sans motif
(}ue M. Crondijs insi.sfe .sur la pa.ssivité des masses, sur ces
figures qu'au premier abord on croirait énergiques, et qui
décèlent, un instant après, une mollesse prête à s'épanouir en
inertie; pas .sans motif non plus qu'il note, cent fois, la docilité
de ces masses aux ordres de l'étranger ou de l'allogène, Letton,
.Juif, AUemand. La cause de cette étrange mentalité,
M. Grondiis incline évidemment à la chercher dans l'histoire
plutôt que dans un myslérieux tréfonds psychologique, mais,
à vrai dire, elle a moins d'importance que son effet, pour
l'Europe comme pour la Russie et c'est pour cela qu'il faut
recommander ce livre, non seulement aux amateurs d'aven-
tures brillamment contées, mais encore aux hommes d'Etat qui
contemplent avec sérénité le traité germano-bolchevik de
Rapallo.
ÉMiLK HAUMANT,
Profossoiir à la Porbonnc.
X':
Kl)
1^
Le ïrcnéral AT.l'lM'IF.F
PREMIERE PARTIE
SOUS LE TSAR
Rendons-leur justice ! Leur sacrifice 4 été
complet, sans réserve, sans regrets tardifs.
Leur renommée est restée grande et pure. Ils
ont connu la vraie gloire, cl quand une civi-
lisation plus avancée aura pénétré dans tous
leurs rangs, ce grand peuple aura son grand
siècle et tiendra à son tour ce sceptre de gloire,
qu'il semble que les nations de la terre doivent
se céder successivement.
(Comte DE SiÎGUR, Campayne de Bussie.)
I
CHAPITRE PREMIER
LES AIGLES DU TSAR
Quand je me rendis au front russe, en juillet 1915, j'avais
déjà assisté à d'importants événements sur le front occidental.
J'avais été témoin du sac de Louvain par les troupes du major
von Manteuffel à la. fin d'août 191U (^) ; j'avais assisté en
octobre 191h au siège, au bombardement, puis à l'occupation
d'Anvers (-). J'avais visité (décembre 191U-mai 1915) d'im-
portants secteurs du front français (^). Mais un correspondant
de guerre, auquel on refuse de vivre parmi la troupe combat-
tante, voit en. somme très peu de la guerre. Les visites de jour-
nalistes, en groupes nombreux, au front, n'apprennent jamais
rien qui vaille. Quoique pourvu de permis personnels et rela-
tivement étendus, je n'avais pu obtenir qu'on me fît participer
aux opérations en première ligne. Encouragé par M. Delcassé,
qui fut ministre des Affaires étrangères, j'espérai mieux réussir
en Russie.
A Petrograd, je me heurtai, au début, aux mêmes difficultés.
Le ministère des Affaires étrangères fut assiégé par une qua-
rantaine de journalistes qui eurent l'ambition, non de vivre
(^} Voir mon Allemands en Belgiqur. Ik'rger-Levniult, Pages d'his-
toire, n" 34-
(-) J'assistai aux combats entre les forts 3 et /j de la deuxième ligne,
puis à ceux devant Tisrnionde, parmi les troupes de la fi'' division. Le
bombardement ftit particulièrement passionnant. Mes impressions
n'ont paru que dans les journaux.
(^j Un passeport du G.Q.G. me permit de faire une enquête sur le*;
traces de roeciq)alion allemande dans les deux riianqjagnes. J'c>is
un intéressant séjour à Reims bombardé, et visitai les terrains de la
bataille d'Arras et de quelques autres batailles.
4 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
dans l'armée, mais d'y faire de courts séjours. Le Grand Quar-
tier Général refusait les permissions de recueillir des rensei-
gnements dans la zone militaire à des personnes dont il lui
serait impossible de contrôler les agissements et les dépêches,
dès qu'elles seraient rentrées dans la zone civile. Ne voulant
pas proposer des exceptions, les bureaux des Affaires étran-
gères éconduisirent tout le monde, et le plus poliment possible.
Je réussis à obtenir du grand-duc Nicolas Nicdif.aiévitch —
quelques jours avant son envoi en Caucase — un permis qui
m'incorporait comme correspondant militaire ('*) à l'armée
russe. Tous mes déplacements seraient réglés par les états-
majors. Les régiments en première ligne où je séjournerais
seraient désignés, mais on me désignerait ceux où un séjour en
vaudrait la peine. Je ne les quitterais — l'opération terminée
— pour un autre qui entrerait en nciion, que sur l'ordre d'en
haut.
Il y eut dans l'armée russe quelques étrangers qui y occu-
paient des fonctions quelconques. Le seul collègue qui eût
un passeport militaire analogue et que j'eus le plaisir de ren-
contrer de temps en temps, fut l'Américain Stanley Washburne,
le correspondant militaire en Russie du Times. Je me fais un
plaisir de lui rendre hommage comme à un des quatre ou cinq
meilleurs correspondants de guerre existants et un véritable
gentilhomme.
En m' approchant du front, je fis de courts séjours dans un
grand nombre de quartiers généraux, en commençant par la
Stavka, et en descendant par des états-jnujors consécutifs jus-
qu'au régiment.
A la Stavka, le général marquis de Laguiche, qui avait eu les
relations les plus amicales avec le grand-duc, me présenta au
général Alexéief, et au prince Koudaclief, directeur de la Chan-
cellerie diplomatique. Je profitai peu de ce cercle si profon-
dément intéressant, n'y faisant que passer. Le général Alexéief
(/*) Du journal anglais \e Daily Telcgraph.
SOUSLETSAR D
me dir'ujea sur le groupe d'armées du Sud-Ouest, où on espérait
— la retraite étant définitivement arrêtée — reprendre l'offen-
sive.
A Berditchef, le général Ivanof, commandant les armées du
Sud-Ouest, m'assigna, un coupé dans son train personnel, où
j'habitai parmi sa suite. Il travaillait généralement en ville
et ne venait souper avec nous que quand il y avait des liâtes.
Il parlait peu, et les repas qu'il présidait furent assez silen-
cieux. Il avait une figure de patriarche et des yeux paternels
ei rusés, qui nous regardaient attentivement, mais à la déro-
bée. Il était de la vieille école, il avait de l'ancien régime, qui
fut incomparable pour animer les hommes, toutes les vertus
et très peu de défauts. De l'adoration — une grande qualité —
pour la Couronne, une haute conception du devoir, une mé-
moire immense, une intelligence moins brillante que sûre. Il
faisait la guerre scientifiquement, sans grande passion, et il ne
commença à détester l'ennemi qu'après quelques atrocités et
vexations qu'on lui avait rapportées.
Parmi sa suite, je distinguai surtout le général prince
Bariatinsky, ami du tsar, ancien attaché à Rome, homme prc^
fondement cultivé. Lui et quelques officiers de moindre grade,
les princes BadziuùH, Kourakine, Obolienski m'exposèrent leurs
opinions sur la Russie, qui me semblent encore aujourd'hui,
après le cauchemar ridicule de la> révolution, assez sensées.
Le colonel Davidof m'accompagna à Rovno pour me pré-
senter au général Broussilof qui y commandait la. 8" armée.
Celui-ci me prit en amitié, et après que j'eas pour la première
fois accompagné une attaque à la baïonnette, il m'incorpora
au petit cercle qui partageait trois fois par jour ses repas.
Nous étions généralement six ou sept : le chef d'état-major,
général Soukhomline, le vieux général Palybine, souvent son
neveu Palybine, le beau-père du chef et un général dont je ne
me rappelle plus le nom. .J'y rencontrai aussi l'excellrnl capi-
taine japonais Hashimoso, estimé de tout le monde.
Au- milieu da mois de septembre 1915, la situation dans
laquelle se trouvait l'armée russe commença à s'éclaircir. Le
6 LA GUE RUE RUSSO-SIBERIENNE
moral de la troupe avait peu. souffert, mais je vis dans certaines
unités la moitié des soldats marcher sans fusils. Je visitai des
divisions qui ne disposaient que d'une seule haUerie de cam-
pagne. Peu de mitrailleuses. Et cependant il fallait reprendre
Voffensive, pour redresser le soldat rosse qui allait s'habituer
à la retraite, et pour arrêter l'avance trop facile de Vennemi.
Il fallait aussi fixer et fortifier les positions, où les armées
s'assoupiraient sous la neige.
En attendant, le général Brou.ssilof essaya d'exploiter contre
l'ennemi, embourbé dans les marécages de Pinsk, les extraor-
dinaires qualités de la cavalerie irrégulière russe : à défaut
d'une discipline rigide chez tous les individus, — prédisposés
au métier militaire par une guerre éternelle, — de la souplesse
et de l'indépendance dans le jugement, des instincts très sûrs
de prudence et de vigueur dans la manœuvre et l'attaque, et
une grande uniformité de méthodes, exigeant du chef un tni-
nimutn de pression et presque exclusivement l'exemple.
I. — Les Aigles du tsar.
Automne 191 5.
Les corps de partisans, qu'on vient de formel' dans l'armée
russe, ne sont pas — ce que le nom ferait soupçonner — des
troupes irrégulières. Leur organisation, très récente, corres-
pond à la nouvelle phase de la guerre.
L'armée ennemie s'enfonce dans les immenses plaines de
l'empire. Elle s'éloigne de ses bases de ravitaillement, de ses
centres d'approvisionnement : elle n'en trouvera pas dans le
pays qu'elle envahit. Les paysans ont fui. Les cosaques n'ont
laissé ni une usine ni un moulin. Il n'y a plus une bourgade
où on puisse trouver un abri, du repos. J'ai passé devant de
petites maisons de campagne qui risquaient d'être occupées le
SOUSLETSAK /
mois suivant : tous les meubles, étaient dôjà l)iùlé'î par les
détachements cosaques spécialement affectés à ce but. Dans
les chambres vides, l'envahisseur ne découvrirait ni une boite
de paille, ni un ^^ramme de cuivre.
Il faut se rendre compte de ce qu'est cette Volhynic (jue je
viens de traverser. L'ennemi y occupe une terre qui, même
avant la guerre, offrait peu d'agréments à l'habitant ou au
voyageur. Pendant des jours entiers, on peut parcourir le pays
sans y rien voir, sinon des bois et des marais. Pas de chaussées.
Les chênes et les l)ouleaux couvrent des espaces immenses, cou-
pés par des routes qui comptent parmi les plus mauvaises au
monde, et qui ne sont que de larges bandes i)rises sur les
champs dont elles gardent le profd irrégulier, la boue et, par
temps sec, la terrible poussière. Après la pluie, les voies sont
remplies d'eau. Les voitures y enfoncent jusquà la caisse,
jusqu'aux pieds du voyageur. Pendant le dégel, on ne peut plus
passer : la neige fondue forme des lacs que le sol n'absorbe
que lentement.
A l'été, les marais se cachent sous une verdurc de mousses
et d'herbes et ressemblent à de tendres prairies couvertes de
Heurs. Combien de fois ne nous sommes-nous pas trompés !
Souvent, en galopant avec des camarades russes, j'en
ai fait l'épreuve pour mon compte. Les jamlies de nos
chevaux s'enfoncèrent brusquement. En poussant nos mon-
tures à coups d'éperon, nous ne réussissions qu'à leur faire da-
vantage perdre l'équilibre sur ce terrain mouvant. C'étaient
de bonnes bêtes; elles essayaient de se dégager en levant très
haut les pieds, puis en sautant. Mais chaque bond les faisait
euforcer plus profondément, l^llcs se cabraient, l'icil eu déses-
poir, la narine frémissante, puis, brusqucnieni, perdaient cou-
rage, et, ne senlant rien sous leurs sabot^, se coucliaient, le
ventre sur l'herbe. Loisque nous réussissions cniiu à les sortir
du marais, leurs jambes étaient couvertes d'une boue noire et
gluante que nous n'avions pu soupçonner sous le tapis de
verdure, utilisable pour le piéton.
Imaginez-vous l'état de tels marais, après plusieur'^ seniair.cs
10 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
de pluie. Vous comprendrez alors que l'ennemi ne puisse occu-
per qu'une partie d'une semblable régioa et que les voies de
communica lions dont il dispose soient limitées. Après quelques
expériences avec des canons qui s'enfoncent et disparaissent à
jamais, ou avec des chariots à (jni il faut de longues heures pour
sortir d'un sentier de Volhynie, Icnnemi se tiendra aux grandes
roules qui sont rares, comme on en peut juger d'un coup d'œil
sur la carte. Et encore serait-il impossible d'utiliser des ca-
mions automobiles qui s'enfonceraient dans le sable, comme
dans la boue au printemps et à l'automne.
Dans un pays où tout se dérobe devant lui, l'ennemi se sent
trop isolé. En ne rencontrant dans les plaines immenses que
la destruction et l'abandon, il ne trouve rien qui lui repose
l'esprit par le rappeJ de la patrie qu'il a dû quitter et qu'il
regrette. Tous les prisonniers nous en font l'aveu. Que les
coavois de vivres, de munitions arrivent avec une journée de
retard, c'est alors la privation qui s'ajoute à la solitude et au
danger et qui achève de déprim&r l'envahisseur...
Supposez maintenant que des hommes détemxinés se glissent
à travers les lignes et commencent à peupler les forêts que
l'ennemi a laissées derrière lui. Qu'ils se tiennent dans ces
marais redoutés, dans ces bois qu'on ne peut occuper que par-
tiellement, qu'ils mettent en danger — nuit et jour — les
lignes de communication, de ravitaillement, surprennent les
messages, écoutetit ses conversations téléphoniques, guettant
ses détachements, les suivent à la piste, les entourent de leur
menace, lesachèvent s'ils s'arrêtent, s'ils s'égarent, s'ils fuient...
Ce sont les partisans — les aigles du tsar comme on les
appelle parfois en ce langage fleuri qu'aiment les cosaques.
Po«r remplir leur mission, ils opèrent séparément, ou par font
petits groupes, mais savent se retrouver quand il le faut. Sépa-
rés eux-mêmes de toute base, isolés comme des brigands, ils
« travaillent », animes par la plus farouche détermination, par
le plus profond dédain de la mort.
LE T S A U
DÉPART DE PARTISANS.
11
Prévenu qu'une troupe de 5oo partisans allait partir pour
percer les lignes ennemies et entreprendre sa terrible mission,
je me rendis, un matin, au commencement d'octobre igiô,
vers un champ de manœuvres, à la ville de Rovno, où la
cérémonie du départ était préparée.
A gauche une troupe de cavaliers de l'arme régulière, à
droite une troupe égale de cosaques. Les cavaliers appartenaient
aux jeunes classes actives, la Russie n'ayant pas appelé ses ré-
serves de cavalerie de ligne. Les cosaques — tous mobilisés
sans distinction d'âge — représentaient divers gouvernements
et tous les âges : jeunes et vieux avaient spontanément ré-
pondu à l'appel quand on a demandé des «partisans ».
Il y a surtout des jeunes, et souvent presque encore des
enfants. Ces adolescents, pour lesquels il semble que la vie
devrait avoir le plus de valeur, y attachent le minimum d'im-
portance. Ce n'est décidément qu'à son déclin, à l'heure où
l'existence perd ses charmes, que l'homme se cramponne à la
terre et se refuse de mourir.
Chez les cosaques, je remarque les types les plus divers :
cosaques du Don qui sont souvent de purs Russes, cosaques de
l'Oural, d'autres qui arrivent des frontières de la Chine. Ils
ont des nez pareils à des becs d'oiseau de proie, des crânes rasés,
de fortes moustaches. Les uns sont souples, comme serpents,
les autres ont des carrures de buffle. Tous portent de grands
bonnets d'astrakan ou de mouton ou de fourrures rares.
Le détachement est silencieux, presque solennel. La tenue
des hommes est magnifique et pleine d'amour-propre, mais
extrêmement simple. On ne se grise pas avec de la gaieté ou
du cynisme. Personne ne « crâne », ne pose à l'héroïsme devant
l'infanterie rassemblée.
Le prêtre qui doit célébrer la cérémonie a fait placer par
son assistant une petite table devant le front du détachement.
On attend, pour célébrer le service divin, l'arrivée du général
qui a organisé le corps des partisans. Quand son approche est
12 LA GUERRE R U S S O - S I B É R I E H N E
signalée, les 5oo volontaires rangent leurs chevaux en un
énorme demi-cercle. Le général arrive, se place au centre de
la troupe et crie à haute voix :
« Je vous souhaite Iwmne sanlé, les partisans! »
Les cavaliers tendent leurs lances, les sabres des cosaques
brillent au clair, et dans un tonnerre les hommes répondent
en chœur :
« Nous vous souhaitons bonne santé, Votre Excellence! »
Puis, après le cliquetis des sabres remis au fourreau, le
prêtre commence le service religieux, auquel tous assistent,
nu-tête, dans un silence et un recueillement profonds.
Le chant de l'officiant s'élève, avec la gravité d'une magni-
fique voix de basse. Les réponses du diacre apportent à la
cérémonie une note plus légère et plus chantante. Les hommes,
et surtout les cosaques, se signent, à larges gestes des bras, et
en penchant leurs têtes jusqu'à toucher la crinière de leurs
chevaux. A la fin de l'office, le prêtre souhaite aux partisans
un bon retour, et ceux-ci répondent par cette prière si connue
et toujours si émouvante :
Spassi Gospodi lioudi Tvoia i blagoslovi dostoianie Tvoie...
« Sauve, ô Dieu, Tes gens et bénis tout ce qui est Tien.
« Donne la victoire à notre Empereur très chrétien Nicolas
Alexandrovitch, sur ses ennemis, et conserve par Ta sainte
Croix, tout ce qui vit. »
Le général crie :
« Hourrah, pour le tsar I »
Et ce cri est répété plus de dix fois, avec une telle ardeur,
que j'ai le cœur serré d'émotion. Le dernier enthousiasme de
ces jeunes hommes dans la fleur de l'âge partant pour l'aven-
ture et la mort, est pour leur ïlmpereur. L'extase monte comme
une vague dans leur cœur, et s'éteint sur leurs visages, rede-
venus impassibles. Ils mourront : l'Empereur et la Sainte Rus-
sie vivront. ^
J'échange quelques paroles avec leurs officiers qui, dans
sous LE TSAR
13
leurs uniformes pittoresques, avec leurs longues culottes col-
lantes et leurs courts manteaux, semblent surgir de l'époque
napoléonienne. Je n'oublierai jamais les traits do l'un d'eux :
un visage d'enfant inquiet, long, mince, sous un énorme
bonnet de fourrure grise, un garçon élégant, parlant plu-
sieurs langues. Sous son extérieur d'adolescent ou de jeune
fille, il a un regard si résolu, si implacable qu'il est difficile
d'en détourner les yeux. Je dis au revoir aux officiers et à
quelques soldats. L'un des derniers répond :
« La plupart ne reviendront pas. » Et les autres approuvent
du regard.
Ne sont-ils entraînés que par le goût de l'aventure, ou le
parfum du sacrifice pour une grande cause se dégage-t-il déjà
de leurs âmes ? Partent-ils vraiment sans espoir et sont-ils
décidés à mourir en étreignant le cadavre d'un ennemi haï,
ou bien reste-t-il encore en eux une espérance qui survit à
faibles coups d'ailes ?
L'adversaire les traitera sans merci, car, eux-mêmes, ils ne
peuvent faire de prisonniers. Ils partent sans nourriture, car,
pour être légers comme des oiseaux, ils doivent chercher leur
nourriture dans les champs ou dans le sac de l'ennemi abattu.
Ils partent sans campement, ils coucheront dans les bois, par
pluie ou beau temps, toujours seuls avec leur cheval et leur
lance. Aucune ambulance ne les accompagne. Quand ils seront
blessés, nulle douce main ne pansera leura plaies ; ils mour-
ront dans leur sang ou un ennemi impitoyable les achèvera...
Un commandement bref résonne dans la plaine. Les parti-
sans défilent devant le général qui salue ; ils tournent à droite
et disparaissent dans la direction de l'ennemi.
Ce sont les héritiers de ces parlisans qui poursuivirent l'ar-
rière-gardc de la Grande Armée. Mais leur tâche est plus
lourde. En 1S12, ils combattaient une arméo en retraite, donc
ils combattaient chez eux. Aujourd'hui, pour approcher de
l'envahisseur, ils coupent derrière eux toute chance d'échapper.
Ils. se glisseront, sales et défigurés, à travers les forêts obscures
14 LA GCERRE RUSSO-SIBERIENNE
et les marais perfides. Ils vont harasser l'ennemi partout où
ils le pourront. Libres, ils se battront à leur guise, seuls ou
en groupes. Ils pourront choisir, eux-mêmes, la scène de leur
mort.
...Les derniers cosaques passent devant moi. Ils sont fiers
comme des princes, et certains sont vraiment de magnifique*
guerriers. L'un d'eux porte un accordéon sous le bras ; son
voisin deux lances. La foule est silencieuse. Longtemps nous
suivons des yeux ces figures et ces silhouettes qui s'estompent
t me semblent déjà des ombres s'éloignant vers la inort C).
(^) L'ennemi n'a jamais voulu admettre le caractère régulier de ces
troupes qui ne pouvaient d'ailleurs utilement opérer qu'en Volhynie,
dans les régions des marais. Les Russes retrouvaient souvent des par-
tisans blessés achevés d'un coup de feu à bout portant ; d'autres furent
pendus par l'Allemand. Les partisans ont rendu de grands services à
leur armée, en inquiétant l'adversaire par d'innombrables petits
coups très osés et d'un effet très sûr. Parfois, ils opéraient en masse.
Ainsi purent-ils, si je ne me trompe, en novembre rgiS, tailler en
pièces un régiment entier et faire prisonniers deux généraux alle-
mands, chefs de division et de brigade, à une dizaine de kilomètres
en arrière du front, sans que les postes avancés n'en aient rien su.
CHAPITRE II
LA PRISE DE TCHARTORISK
Pour m accompagner au front et me présenter aux êtats-
majors inférieurs, le général Broussilof désigna le chef de son
escorte, le « rotmistr n comte Baranof. C'était un homme ins-
truit, d'une politesse parfaite, et dont Vintroduction orale
me fut plus utile que le grand permis de la S'tavka.
Après quelques courtes visites sans importance aux tran-
chées de première ligne, j'allai assister à un combat, dans le
rayon, de la 2" division de chasseurs. Mon voyage, à cheval et
en voiture, passa par Vétat-major du 30^ corps, où le comman-
dant, général ZaïontchUovsl:y, me donna l'hospitalité pendant
deux jours.
La façon dont ma vii^ite avait été annoncée m assura
sa confiance, et il m'expliqua toute la manœuvre qui alla., dans
la région de la rivière Styr, renverser la liaison entre les hel-
Ugérants. Dirigé d'abord sur la T division de chasseurs (géné-
ral Belisor), je me rendis au V régiment de chasseurs, dont
on espérait une belle manœuvre. Il occupait une ligne de tran-
chées en Ipeine forêt, près du village Matvéiky. Je trouvai les
officiers pleins d'ardeur, les hommes prêts au sacrifice suprême.
Le chef du régiment, qui ne fut rien moins cpie brave, actif
et intelligent, ne sut pas profi,ter de ces dispositions, et la
manœuvre manqua, ou à peu près. J'accompagnai l'attaque (i),
et pus faire quelques observations sur le soldat russe au feu,
mais la manœuvre manqua d'intérêt, et j'en, épargnerai le récit
au lecteur.
(^) L'Illualnition en a publiô le n'cil in extenso. Gette action me
valut la Croix de Stanislas de 3" classe.
16 LA G U E I? U E R U S S O - S I B É R I E U -N E
L'ennemi amena des réserves sur celte partie du front, çt
l'opéralion éhanchée s'éteignit. Retourné à Rovno, je manifes-
tai le désir de quitter le front de la 8^ armée, devenu trop
calme. Un soir, au début du mois d'octobre, je pris congé du
vieux chef, nous bûmes à la santé de l'empereur, à celle du
grand-duc son oncle, du général Broussilof, des autres per-
sonnes présentes, de leurs femmes, tantes, cousines, nièces, etc.,
comme il est d'habitude dans V armée' russe. Revenu dans mon
hôtel, je donnai des ordres à mon ordonnance pour le départ, et
je m'endormis profondément. Quelle ne fut pas ma surprise,
quand, réveillé brusquement, je vis la lumière d'une lanterne
sourde dirigée sur mon visage. .Je fis le geste de chercher une
arme, mais la voix du vieux général Palybine, une voix encore
mal assurée, me tranquillisa : le général Broussilof- me proposait
de différer mon départ : je trouverais dans son armée ce que
' j'allais chercher ailleurs.
Le matin suivant, après le petit déjeuner que je pi'is, comme
d'habitude, dans le xvagon-resiaurant du général, il m'expliqua
la manœuvre qui allait dégager l'armée du général Liéchtch, et
porter noire front jusqu'au delà de Kolki. Chaque comman-
dant de corps d'armée et de division dans la 8^ armée l'avait
supplié de lui accorder l'opération centrale. Elle serait faite
par le -W^ corps du général Voronine, ancien attaché militaire
à Vienne et surtout par la W division de chasseurs (divi-
sion de fer), commandée par le général-major Dénikine. Le
général Zalonlchhovsh-y, qui allait faire un dernier effort chez
traversée du Stir. .J'en serais. J'aurais deux jours pour m'y
rendre. Des chevaux seraient mis à ma disposition. L'état des
routes — tantôt la boue, tantôt le sable — ne permettait pas
l'emploi de l'auto.
Le capitaine Raranof et moi, nous rencontrâmes en route le
général Zaïontchkovshy, qui alla faire un dernier effort chez
le vieux chef, pour se faire accorder une partie des abondantes
troupes de réserve, que le général Broussilof avait su obtenir
du général Jvanof.
'd
sous L I-: T s A II
La si l'UM'io.N.
Au comnienccnR'iil. du mois d'oelobrc 191"), la .situation
militaire près de la ville do Rovno, sur le front de la
8'^ armée, était la suivante :
Les troupes autrichiennes, renforcées par des régiments
allemands, occupaient de forts retranchements dans les
td>tion6 Bossard
forêts de Volhynie. Les Uusses, après avoir arrêté leur a\ancc,
s'étaient creusé des tranchées et exerçaient une pression inces-
sante sur l'ennemi. De temps en temps, ils exéculaicnl un Ixmd
en avant, et enseignaient à l'ennemi la inudciicc.
L'armée du général Broussilof se tenait sni' la rive orientale
18 LA GUERRE RVSS0-SIBÉRIE?<NE
ilu Slvr. Los Aulricliirns, établis sur raulre rive, construisirent
partout des ponts ef envoyèrent en reconnaissance de fortes
patrouilles, pour inquiéter les Russes, et pour préparer de
nouvelles positions.
Le Styr forme, entre les villages Novasiolky et Tchartorisk,
un saillant qui pénétrait dans le front nisse. Les Russes ne
bougeant pas de leurs positions de la rive Est, les Autrichiens
et les Allemands creusèrent des tranchées le long de la chaus-
*iée qui mène vers Tchartorisk et s'établii'ent fortement dans
celte dernière ville. Ensuite, ils franchirent la rivière, creu-
sèrent des tranchées au Sud de Novasiolky et s'apprêtèrent à
occuper définitivement l'autre rive.
Ces manœuvres menaçaient sérieusement le front russe. Si
l'ennemi réussissait à faire passer des effectifs suffisants sur la
rive gauche du fleuve, l'armée du général Léchtch se trouverait
dangereusement menacée sur son flanc gauche. Laie actioii
immédiate s'imposait.
Le général Broussilof, sur la prière de son collègue, prépara
une manœuA-re, singulièrement favorisée par la nature même
du terrain, oii l'ennemi faisait sentir sa pression.
L'Est et le Nord-Ouest de Tchartorisk sont dépourvus de
forêts. Des collines peu élevées bornent le. paysage. Les Alle-
mands y avaient établi des retranchements qui étaient comme
de petites forteresses, mais la plaine dét'oûverte ne permet pas
aussi aisément que la forêt, à un ennemi, dispersé sur un front
trop large, de: se cramponner aux plis du terrain. L'avance
dans les forêts avait toujours échoué ])ar suite des mêmes dif-
ficultés. Les bois étant épais, les patrouilles tombaient dans des
guets-apens ou se heurtaient tout simplement à des tranchées
dissimulées, d'où elles étaient fauchées par les mitrailleuses.
Au contraire, la nature de la plaine autour de Tchartorisk
rendait possible un bond en avant de plusieurs verstes, si l'on
voulait en prendre la peine et y mettre le prix.
Le général Broussilof me désigna le corps d'armée auquel
serait confié le rôle le plus important, c<'lui du général Voro-
sous LE r S A R
V.)
ninc (i), ri me donna quelques explications sur l'opération
préparée. Le C.A. du jj^énéral Zaïontchkovsky exécuterait une
démonstration pour détourner l'attention de l'ennemi.
2. La PaÉPARATION DU COMBAT.
Pour donner une idée des diflicultés des communications et
des transports, il suffît de dire qu'une distance de 90 kilomètres
sépare l'état-major de l'armée de celui du C.Â., que de ce
dernier aux dÏTisions, il y a encore 10 kilomètres, que les che-
mins de fer manquent et que les automobiles ne peuvent pas
circuler, étant donné la nature du terrain.
La division que j'accompagnerai est la «division de fer»
(4* de chasseurs, qui a remporté, pendant la guerre turque
de 1877, d'impérissables lauriers).
Accompagné du comte Baranof, je pars sur un cheval de
cosaque, suivi de deux cosaques de l'escorte du générai.
A Osnitsa, nous sortons des bois et jïénétrons dans la plaine
qui s'étend autour de Tchartorisk. Elle est do-minée par lar-
tillerie allemande et partout trowée par les obus. Mais l'ennemi
ne tire pas sur des homines isolés.
Quand j'arrive à la division, il est quatre heures. Le com-
mandant, général Dénikine, me conseille d'aller immédiate-
ment rejoindre le 16'' régiment qui, dans deux heures, essayera
de franchir le Styr. lo pars donc sans perdre de temps, accom-
pagné seulement d'un cosaque et d'un soldat que le colonel
Jîirioukof, averti, a envoyé au-devant de moi.
Le ciel est couvert et une demi-ofoscurité règne dans la forêt.
Après une heure de marche dans des sentiers qui sinuent à
travers les fourrés, heure pendant laquelle je dois constam-
ment courber la tète sur le cou de mon cheval afin d'éviter les
branches de sapin, nous arrivons dans une petite clairière où
les feux sont allumés. Je trouve le colonel Birioukof avec son
aide de camp, installés à côté de lenirs appareils de téléphone,
dans un tro« énorme. Ce colonel, qui compte parmi les ineil-
{'■) Au( ica altiiché mililaire à Vienni».
20 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
leurs officici's supérieurs de l'armée russe, est un homme ins-
truit et distingué. Il m'offre l'hospitalité, et nous partons aus-
sitôt pour le théâtre des opérations.
On a apporté aujourd'hui les matériaux de construction pour
les ponts aussi près que possible de la rivière. Dans une heure,
on commencera à jeter les ponts, et si l'ennemi n'y met pas
obstacle, à 9 heures, nous traverserons la rivière.
Nous nous arrêtons dans une petite ferme située au milieu
de la forêt et qui, avant la guerre, était probablement habitée
par le forestier. L'unique pièce nous sert de bureau, de cuisine,
de salle à manger et de chambre à coucher. Une chandelle
éclaire une de ces scènes qui se fixent profondément dans la
mémoire. Un jeune garçonnet et un chien, qui se tiennent
embrassés, sont couchés sur un tas de paille près du poêle. Un
soldat-cuisinier ranime le feu qui brûle cependant fort bien,
et dont une subite lueur me fait soudain découvrir une jeune
femme pauvrement vêtue qui attend les restes de notre repas.
Un groupe de cosaques au large visage et aux yeux brillants,
coiffés de leurs grands bonnets de peau de mouton, encom-
brent la porte et nous regardent avec curiosité. Tandis que
tous ces gens parlent à voix basse, le téléphone fonctionne, le
colonel rédige des ordres tout en achevant un repas d'une
remarquable frugalité.
Il est 7 heures. Un chef de bataillon nous apprend, par
téléphone, que le génie a achevé le pont et qu'on va, à l'ins-
tant, procéder au passage du Styr. Nous montons à cheval et,
entrons dans les ténèbres épaisse^ de la forêt.
Les arrière-gardes et les réserves sont campées autour d'énor-
mes feux ; sur les branches de pin, que les flammes agitent, la
résine grésille et dégage de fortes senteurs. Au-dessus de cha-
que foyer, les flammes vacillantes qui illuminent les bran-
chages des arbres, tendent comme des draperies de lumière.
Autour des fagots sont accroupis les êtres humains à l'aspect
le plus étrange, des types bizarres tels que, seule, en produit
la Russie. Sur des visages magnifiques de rude intrépidité et
trempés d'endurance, d'énormes bonnets de fourrure qui évo-
sous L E T S A «
21
quent des époques primitives. Des peaux de mouton blanches
ou d'un rose délicat, detincelants kinjals (') iiltiiriit nos
regards, tandis que nous passons rapidement.
Ces gens parlent peu et se reposent dans des attitudes si non-
chalantes que l'on a de la peine à se figurer cpie, dans peu
d'instants, cette même foret retentira du fracas de la bataille.
Ils nous regardent à peine. Un sous-oiïicier qui reconnaît mon
compagnon, se dresse sur ses pieds et crie d'une voix forte :
(( Garde à vous! )) {Sniirno). Les visages se tournent, curieux,
et, dans les yeux, passent des éclairs. Les hommes se lèvent à
regret, mais ils se recouchent dès que le colonel a prononcé le
mol qu'ils atterident : « Volno! » Les grands corps retombent
et reprennent les poses allongées qui les faisaient ressembler
à des serpents roules aussi près que possible de la chaleur
bienfaisante dans une nuit qui s'annonce froide.
A travers la forêt, aucun sentier ne sillonne, nous nous
heurtons aux branches et aux fils téléphoniques, éternellement
suspendus trop bas. Je remarque, à ma grande surprise, qu'à
un kilomètre du camp, les lueurs des feux sont invisibles,
tant la forêt est épaisse.
Nous approchons de la lisière du bois. Nos yeux, accoutumés
à l'obscurité, aperçoivent au loin, entre les arbres, un coin du
ciel. Aucun bruit nulle part. Les Allemands sont campés non
loin dei la rivière et le succès de l'entreprise dépend de la
prudence que les nôtres observeront. Tout à coup, mon cheval
fait un petit saut à gauche, et j'entends un chuchotement de
voix près de moi.
Des centaines de formes grises couvrent le sol et ne laissent
libre qu'un étroit sentier où nos chevaux peuvent à peine
passer. Les chefs de bataillon s'approchent de nous. En dehors
du colonel Birioukof, le lieutenant-colonel ipii s'entretient avec
nous est le seul officier qui ait commencé la guerre dans notre
régiment. Un autre chef de bataillon est le prai^oa-chtchik Sévas-
tianof ; j'apprends avec étonnement qu'il commande des of-
(^) KinjuJs, longs poignards caiicasiciis an i)()ign('t (.laniasqniin'.
22 LA GUERRE RUSSO- SIBERIEN NE
ficiers qui ont quatre galons de plus que lui. J'aurai l'occasion
de reparler de lui.
Le colonel s'approche avec moi de la rive et inspecte les
préparatifs, faits pour jeter les ponts. Des ssics à air flottent sur
le courant rapide, liés par des planches. Ces points semblent
assez fragiles, mais on m'assure que le génie a miesuré la pro-
fondeur de la rivière qui compte ici lo mètres, ce cpii rond
difficile la construction d'un pont à bases fixes. Quelques cen-
taines de mMres à notre gauche, un second pont a été posé,
qu'un autre régiment — ie i3% du colonel Markof — fran-
chira au miême moment que nous.
Jusqu'ici, le travail ne semble pas avoir été remarqué par
l'ennemi. On me dit qu'il serait pourtant possible qu'il méditât
une surprise.
3. — Traversée du Styr.
Il est 9 heures au moment où je prends rang dans la pre-
mière compagnie qui traversera le pont. La nuit est froide et
sombre. Un vent glacial secoue les roseaux qui murmurent le
long de la rivière. Les eaux, ridées par son souffle, reflètent
les fusées qui montent et descendent.
Les hommes appartenant aux bataillons qui vont passer le
Styr après nous, dès que nous serons établis sur l'autre bord,
sont couchés parmi les roseaux ; on éveille ceux qui ronflent.
Toute notre rive semble animée d'une vie mystérieuse et in-
tense. Je suis des yeux, dans leur marche lente et méditative,
ces soldats anonymes, dans leurs capotes grises, et cherche à
distinguer les yeux dans ces visages impassibles, aux traits si
fortement dessinés. Un soldat qui parle à haute voix reçoit un
coup de poing de son voisin : ((Tais-toi, imbécile ! »
A notre gauche, le ciel est tout illuminé. Les fusées jaillissent
sans cesse, font briller un moment les baïonnettes et descen-
dent lentement en laissant des traces lumineuses dans le ciel.
Les lueurs produites par le tir des batteries incendient les
nuages, et le fracas des explosions nous parvient, incessant,
avec sa terrifiante intensité, assourdie par l'éloignement, mêlé
sous
23
au crépitement des fusillades, au bruit automatique et impi-
toyable des mitrailleuses, pareil à un chœur de gigantesques
horloges qui ne cesseraient de marquer des morts.
El quand tous ces bruits cessent, par grand hasard, on
entend très loin un tonnerre prolongé, qui semble venir de
partout, et qui est l'écho d'autres batailles sur des parties plus
éloignées du front. Tous ces combats sont des démonstrations
destinées à dissimuler notre manœuvre, ou du moins à em-
pêcher l'ennemi de dégager des troupes de secours pour sou-
lager celles qui sont en face de nous, quand notre action aura
commencé.
Après avoir descendu la rive glissante, nous mettons le pied
sur les plancnes irrégulièrement attachées aux sacs C). Le pont
a vingt mètres de long et ne peut porter que seize hommes à la
fois. -\os yeux fouillent l'autre bord, les ombres vagues des
roseaux et celles, plus incertaines encore, des broussailles qui
sont derrière.
Mais toute notre attention est captivée par là traversée même.
Les planches ne sont guère stables, au-dessus de cette eau noire
et profonde, emportée par un courant vif (pii secoue obstiné-
ment ce fragile appareil de petits sacs et de planches tour-
nantes. Ou trébuche sur lune et saute sur une autre. Soudain,
toute une file de soldats s'arrête brusquement et voilà que nos
pieds entrent dans l'eau.
Chaque fo'is qu'un soldat arrive sur l'autre rive, au pied
dune berge élevée, il fait un saut bnjsque mais étonnamment
agile pour un corps qu'on se figurait lourd. Sur l'autre rive,
nous entrons dans la solitude. Silencieux et méfiants, nous
formons un groupe dense et formidable par la qualité et la
détermination des hommes dont le nombre augmente sans
cesse.
Un sous-officier et quelques hommes, envoyés en recon-
naissance, reviennent ; ils n'ont rien découvert aiLx environs.
Ils repartent aussitôt chercher les positions .ennemies. Le capi-
(^) « Fiotleors t'oliiiusky n.
24 LA GUEKRE KUSSO-SIBÉRIENNE
taine que j'accompagne, enveloppé d'une noire peau de mou-
ton, bordée de franges de fourrure grise, a installé son poste
de commandement derrière une meule de foin qui nous pro-
tège contre la bise glaciale. On nous jette un© énorme bourkn
sur les pieds. Les hommes affluent encore, arrivant toujours de
l'autre rive. A côté de moi, retentissent les coups de téléphone.
Tout au loin, une lueur d'incendie tremble au-dessus de cette
bataille, qui gronde de plus en plus fort et s'approche de nous.
La reconnaissance est revenue. L'ennemi est blotti contre
la chaussée qui s'étend juscpi'à Tchartorisk, et ses tranchées,
bien gardées, se trouvent à mille pas d'ici C). Il est maintenant
averti par les ombres qui se sont glissées près de ses positions.
A notre gauche, le iS** régiment, du colonel Markof, déploie
également ses colonnes, pour les diriger tout de suite sur
Novasiolky. Plus au Nord, vers Khransk, la cavalerie est en
train d'achever son mouvement tournant, et menace déjà le
flanc gauche de l'ennemi. Quant à nous, nous creuserons des
contre-tranchées 'à petite dislance et commencerons l'assaut
dès que nous disposerons de plus amples informations.
Je reprends, à regret, mon chemin, par la passerelle de sacs
et planches. On prépare, sur un' autre point, la construction
d'un pont fixe, par lequel, demain, passeront canons, caisses
à munitions, cuisines roulantes, voitures pour les blessés.
Je trouve le colonel au téléphone, faisant son rapport au
général Dénikine, attendant des ordres. Enfin, à i heure et
demie, nous entrons, par im sentier de chasseur, dans la fo-
(^) La négligence du commandement allemand est évidemment
grave : une zone plate, couverte de broussailles et roseaux, large d'un
demi-kilomètre, entre ses positions avancées et le Styr, les postes de
sentinelles mal placés ou manquant, aucun service régulier de pa-
trouilles. Mais toute l'Europe nous suppose un moral bien jikis bas
qu'il ne l'est en réalité, et l'état-major russe n'a — pour cause —
rien fait pour démentir les rumeurs pessimistes à l'étranger. Nous
occupons une forêt immense, inhabitép, où il n'y a aucun va-ct-
A'ient de civils, et où l'espionnage de part et d'autre est quasi-impos-
sible. L'ennemi croit posséder l'initiative, et prépare une action.
La concentration de nos réserves a été rapide, et le secret en a été
bien gardé. Nous vivons un de ces moments où l'absence de cliaque
service de presse régulier dans l'armée se fait favorablement sentir.
2'-f
s O U s L E T s A R ZO
rèt, OÙ règne uiu' épaisse obscurité. Nous nous égarons et
errons qufilque Irnips parmi ces pins et ces cliénos ti^us sem-
blables. Deux heures ont sonné de])uis longtemps ipiand nous
nous jetons sur une botte de paille, tout habillés et gielottants
sous nos manteaux.
4. — Hésitations. — Bombardement d'un état-major allemand.
A 4 heures, mon hôte me réveille déjà, une tasse de thé
bouillant à la main. Il faut que nous déménagions à l'instant.
Le front qu'occupe notre régiment ayant été porté en avant,
le colonel doit le suivre. Notre pauvre <( izba », qui est la seule
habitation dans l'immense foret, sera occupée par le général
Dénikine.
En nous rendant à notre nouveau poste de commandement,
nous croisons un bataillon entier, appartenant à un autre
régiment de notre division. Il aurait dû faire la traversée du
Styr, comme nous, à 9 heures, dans la soirée d'hier, mais il
semble que le commandant ait préféré se reposer d'abord et
attendre l'aube. Le colonel Birioukof prétend que de telles in-
fractions à la discipline et aux ordres des supérieurs ne sont
pas rares et sont encouragées par une trop grande faiblesse
<:'nvers les coupables.
Un grand trou, creusé en pleine foret, à proximité du fleuve,
voilà notre nouveau poste de commandement. Quatre poutres
soutiennent le plafond, d'où de minuscules avalanches de sable
se produisent aux moments les plus imprévus et provoquent
toujours les mêmes explosions d'hilarité chez nos deux télé-
phonistes. Quelques moments après notre installation, notre
« cheminée » s'effondre, et avec elle tout espoir de nous chauf-
fer pendant la prochaine nuit.
Autour du poste, la vie est gaie. Un campe au hasard des
lieux. Des Sibériens à forte carrure font bouillir (]uelque
chose qui sent bon. Leur esprit est un fort curieux mélange
d'indolence et de vivacité. Leur gaîté est sincère, mais peu
communicative. Rapprochés les uns des autres, ils continuent
26 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
cette vie isolée qu'ils ont menée dans les déserts sibériens. Je
suis pourtant frappé par la facilité et la bonne grâce avec les-
quelles ces gens simples se rendent service les uns les autres.
Leur com{)laisance naturelle envers les camarades, et à plus
forte raison envers leurs supérieurs, m'enchante.
Près de nous, une batterie se met à tirer. Nos hommes, fort
amusés, se clignent de l'œil. Mais quand l'ennemi répond, et
deux obus éclatent dans la forêt, non loin de nous, mais sans
toucher personne, ce sont chez tous des hurlements de joie :
« O cochons, que vous tirez mal ! »
La sonnerie téléphonique retentit sans cesse. L'ennemi est
en éveil. Nos troupes, cramponnées au terrain en face de lui,
ne peuvent sortir sans qu'un feu infernal ne réponde. Le suc-
cès de notre manœuvre dépend, en premier lieu, de la prise
de la position allemande. Le lieutenant-colonel, commandant
un bataillon, sorti, il y a une demi-heure, pour assaillir l'en-
nemi, a été tué raide et ses hommes ont été décimés. Le colonel
Birioukof est, à partir d'aujourd'hui, le seul officier du régi-
raient appartenant à la brillante équipe qui, à la déclaration de
la guerre, est entrée en campagne avec tant d'espérance.
Deux batteries vont prendre Tchartorisk sous le feu, et je
me rends, ventre à terre, au poste d'observation, installé à la
lisière de la forêt et séparé du village seulement par une
plaine relativement étroite et la rivière. De l'autre côté du Slyr.
tout près, c'est Tchartorisk. C'est la série interminable de
maisonnettes, de fermes, de petits jardins, de vergers, où,
avec les feuilles pourprées et les parfums des arbustes, meurt
l'automne. Le profil inquiet du village, bâti au hasard le long
du fleuve, est surmonté de la triste silhouette d'une église
orthodoxe, trouée par les obus.
Quelques tranchées, près du village, ont été abandonnées
récemment ; je vois dans l'une d'elles un corps étendu dans
un dernier effort pour en sortir, les bras cramponnés au pa-
rapet.
On croit qu'une jolie maison, près de la chaussée, est le quar-
tier d'un état-major et on décide d'y diriger le feu. Qu'elle
SOI
27
est blanche et gaie, avec ses deux étages, son jardin fkuri, ses
abricotiers ou ses pêchers, qui grimpent contre la façade,
serréïi entre les fenêtres hautes et larges ! Un bref con>man-
dcnient, des chiffres, et immédiatement après, de loiigs sif-
flemenls, le bourdonnement de tout un essaim d'insectes au-
dessus de nos tètes. Puis c'est là-bas une lueur, de tout petits
nuages aux contours nets, et voilà subitement la llamme
rouge qui sort du toit. Ensuite, nous apercevons de petites
orabres qui quittent la maison en feu et qui courent à toutes
jambes, [)oitrsuivies par nos shrapnols.
5. — Scènes de guerre. — Passions du combat.
De bonnes nouvelles : pendant la nuit, un régiment qui
venait de franchir le Slyr s'est emparé du village Novasiolky,
et d'une garnison allemande de deux compagnies. La tran-
chée au Sud du Styr se trouvanl eiilre deux feux, les occupants
se sont rendus après une courte résistance.
Le soleil a percé les nuages et rempli toute la forêt d'une
atmosphère de fête. Partout une activilé bruyante. Les soldats
pendent, toujours trop bas, des fils de téléphone aux branches
des arbres. Des compagnies en marche pour relever celles qui
(Mit fait l'assaut, un drapeau que tout le monde salue, le gé-
néral Dénikine avec son état-major qui va inspecter le terrain
pris. Les chevaux sont magnifiques et bien entretenus, c'est
une animation qui, sous ce soleil d'octobre, semble presque de
la gaîté.
Pins près des scènes de combat, parmi les incroyables
quantités de fusils, i)ièces d'imiformc. boites de cartouches et de
greuades. que l'ennemi a abandonnées, quelques installations
d'ambulance. On a allumé d'énormes feux, autour desquels se
sont improvisés les plus curieux rassemblements qu'on puisse
imaginer, .\ssis, des cosaques, des Circassiens, presque des
Orientaux, attisent le feu. A leur côté, des ambulanciers pro-
diguant leurs soins aux blessés, qui sont assis sur des boîtes de
28 LA GUERRE R U S S O - S I B É R I E N .N E
la Croix-Rouge, ou se tiennent debout, le torse nu, la tèle
pâle, mais toujours étonnamment silencieux.
Des convois de prisonniers autrichiens, chétifs, abattus, mal
nourris, conduits par leurs officiers qu'on voit marcher, la
tête courbée, les yeux fixés à terre.
Et encore et toujours des voitures pleines de blessés. Très
peu d'Autrichiens, presque tous sont Russes, tombés à l'assaut.
Les Autrichiens, protégés dans leurs tranchées, les fusillent
et mitraillent à distance, jusqu'au moment oiî la vague irré-
sistible des assaillants va les engloutir, et les terribles baïon-
nettes russes, et tous ces visages crispés de toutes les passions du
combat, se dressent devant eux. Alors, ce sont des cris telle-
ment éperdus, la soumission est si lamentable et si générale
que les assaillants eux-mêmes en sont désarmés.
Dans ime simple iclièga tirée par deux chevaux, un jeune
officier est assis entre deux soldats grièvement blessés et cou-
chés tout de leur long. Il nous reconnaît, nous salue avec de
grands gestes du bras resté intact et arrête la voiture. Son autre
bras est brisé par une balle, et un éclat d'obus lui a causé une
très grave blessure qu'on vient de panser sur le champ de
bataille. Les passions du combat qui l'agitaient se sont chan-
gées en ime joie débordante d'avoir tué ses adversaires au
corps à corps et de se retrouver, après la terrible épreuve,
devant l'éternelle merveille de la nature où l'herbe et de rares
fleurs attardées répandent de doux parfums dans la charitable
lumière d'un soleil généreux.
Dans son bonheur, que ses blessures n'ont encore pu abat-
tre, il parle abondamment et se répand en paroles enthousiastes
avec des gestes désordonnés. Nous sommes singulièrement
émus par cette frénésie de la félicité qu'il nous communique
d'une voix tremblante de joie, et parfois étouffée par les
larmes qui coulent sur ses joues colorées par un commence-
ment de fièvre. Combien ce joli dérèglement de l'esprit —
ainsi que chez une femme le léger désordre du regard et la
couleur changeante des joues — trahit la violence des passions
subies et maîtrisées !
sous LE T S A II
29
Nous lui faisons dos gestes d'adieu. Il agite sa main et, dans
son visage ennobli par l'épreuve et la souffrance, nous voyons
les yeux en fièvre qui nous suivent et qui pleurent de joie.
Sous les arbres, coucbées sur l'herbe, des milliers de capotes
grises, dans un désordre inimaginalde. Nos chevaux se frayent
difTicilcment un chemin parmi ces soldats qui n'aiment pas à
se déranger. Ce sont les léserves qui attendent le signal du
départ et qui entreront probablement dans la mêlée avant ce
soir. L'ennemi s'est repris, il bombarde Novasiolky que les
Russes occupent depuis cette nuit.
A travers les feuillages, brille une ligne blanche, irrégulicre:
la tranchée autrichienne qu'on vient de prendre. Mon cheval
a subitement peur d'un cadavre étendu près du sentier et caché
dans les hautes herbes. Les bras rigides sont tendus vers le
ciel, et tout lé corps est tordu dans un dernier spasme de
douleur. Plus loin, ce sont toujoux's des cadavres, tous des
Russes. Au milieu de la clairière, un jeune garçon, joli, bien
bàli, et qu'une balle au cœur a tué. Ses sourcils sont légèrement
froncés, et on lit dans ses yeux fixes et les lèvres entr'ouvertes
un immense étonnement. On creuse déjà les tombeaux, on
taille les croix. Il faut se hâter, la bataille appelle, il faut
rendre ces morts à la terre, à laquelle, déjà, ils appartiennent.
On emporte le joli soldat et, près de nous, on ensevelit son
doux visage que l'œil miaternel ne contemplerai plus jamais.
Nous franchissons à cheval un l)ras du Styr et entrons dans
la plaine ouverte. Les Allemands, qui occupent maintenant la
lisière de la forêt, en face, tirent sur nous, et les balles, venant
de trop loin, se perdent, avec un bruit musical et lugubre. Le
général Dénikine qui, non loin de nous, observe le terrain,
nous ordonne de retourner : les règlements obligent d'épar-
gner nos chevaux qui sont pur sang.
Encore des cadavres parmi les roseaux. Ici, on ne s'est pas
battu. Ce sont probablement des blessés qui ont cherché à se
sauver, en se cachant derrière la berge peu élevée. Le soleil,
déjà près de l'horizon, jette une lumière rose et or sur la
forêt, dont il fait resplendir les cimes. Sur l'herbe, gît, dans
30 LA GUERRE RUSS0-SIBÉRIEN>'E
une pose méditative, une forme humaine, dont la face est em-
p>ourprée par ie soleiL Quand nous so-mmes tout près, nous
voyons un visage couvert d'une couche de sang échappé d'une
énorme blessure à la tète. Où le malheureux a-t-il trouvé les
forces nécessaires pour se tramer si loin des tranchées, si
près de cette eau qu'il cherchait et qu'il n'a pu atteindre ?
6. — L'esprit de sacrifice. — Prisonniers allemands.
La situation n a pas changé. En face des Allemands, à une
distance ^e cent mètres, ïios troupes sont enterrées. Personne
ne peut lever la tète sans être accueilli par de vives fusillades.
Il faut attendre la nuit. L'attaque est fixée à 4 heures du matin.
Il est étonnant, le colonel Birioukof. I^ téléplione ne s'arrête
pas. Le général Déniiiine, qui commande et avec qui il faut
parfois discuter, les compagnies établies de l'autre côté du
Styr, les batteries, les commandants des régiments voisins,
tout cela sonne, et parle, et les aides de camp partent dans les
diverses directions. Un régiment qui représente une si petite
unité dans nos gigantesques armées,, peut acquérir, par la
force des choses, un poids considérable. C'est le i6^ réginneïit"
qui résumera, par l'attaque finale, les préparatifs de notre
division, et même, pour une partie, ceux des divisions voi-
sines. Le colonel, se permettant à peine quelques moments
pour dormir ou se nourrir, a tantôt l'oreille au téléphone,
tantôt court, à cheval, Aoir si ses ordres ont été exécutés.
On vient de nous rapporter un fait d'armes qui est un glo-
rieux pendant d'un exploit gaulois que César raconte dans ses
Commentaires. Pendant le siège d'une ville gauloise, un soldat
ennemi sortit de l'enceinte jx)ur incendier une des palissades
de bois que les Romains avaient élevées contre un mur de la
ville. Il fut transpercé par une flèche, tirée d'un scorpion.
Sans hésiter, un deuxième prit sa place et subit le même sort.
Un troisième, un quatrième le suivirent. On compta ainsi, en
un temps très court, dix-sept cadavres — si je ne nie trompe
pas — entassés au même endroit.
s O U s L E T s A R 31
Quelque part, entre le lleuve et nos tranchées avancées, le
fil téléphonique qui les relie an poste de commandement a été
(•oupé par un obus, au milieu de la plaine. Le soldat envoyé
pour le réparer a été tué net, dun seul coup de fusil. Le
deuxième, le troisième ont été tués ou grièvement blessés.
Alors le commandant de bataillon a demandé des volontaires
qui ne cessent de s'offrir. On nous téléphone que le onzième
vient de se rendre vers le dangereux endroit.
Partout maintenant, dans la nuit tombante, on allume des
feux splendides et i)ittoresques. Les Allemands ont cessé l'inu-
tile bombardement de Novasiolky en flammes, et on n'entend
plus que les coups de fusil et les explosions de grenades >
main.
Xous sommes trois dans notre petit souterrain, le colonel,
son aide de camp et moi. Nous mangeons avec les mains
comme des demi-sauvages, couchés tout du long sur la paille
et serrés fraternellement l'un contre l'autre. Au milieu des
bruits du camp, des murmures de voix musicales aux accents
rudes, du hennissement des chevaux, des airs doucement fre-
donnés, un sommeil lourd descend sur nos yeux lassés. Mais
quand, dans le silence de la nuit, un bruit de voix nous
réveille, nous apercevons chaque fois le colonel, assis près de
l'appareil, écrivant des ordres ou s'apprètant à partir pour
surveiller les préparatifs et animer le courage des troupes.
Il est 5 heures quand je me réveille en sursaut. Au loin, de
l'autre côté du Styr, on entend de vives fusillades et le bruit
plus sourd des grenades. Les nouvelles sont bonnes. Une partie
de la tranchée principale est prise et on a cerné les autres
défenseurs. Quelques compagnies prennent la droite pour atta-
quer 'l'cliarlorisk, une force plus importanle marclie vers le
Nord, pour coopérer avec les troupes (pii ont franchi le Slvr
près de Khransk.
\u moment où nous allons monter pour assister à la prise
du village, un bruit confus de voix nous arrive. Au milieu
des arbres, un groupe d'hommes en « feldgrau » sans armes,
acconipagnés de quelques soldats, arrive. Un lieutenant aile-
32 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
mand nous donne toutes les informations qu'on lui demande, '
C'est un « Reservcofiizier », physicien de Goettingue, fds de pro-
fesseur. Il rit beaucoup, nous raconte nombre de choses que
nous ne hii avons pas demandées et qui sont autant de capta-
iiones benevolrntiae. Il fait des plaisanteries à ses inférieurs,
sur la prise de leur tranchée, et, rassuré par l'attitude cor-
recte des Russes, devient bruyant. Mais, quand l'un de nous
lui demande — en le fixant d'un ceil froid — s'il a été en
Belgique, ajoutant qu'il est Belge lui-même, le lieutenant
allemand perd subitement l'usage de la parole.
La prise est bonne : ces hommes appartiennent tous au ré-
gyuent des grenadiers du kronprinz, de Kœnigsbcrg. De nou-
veaux convois de prisonniers arrivent. Les- ofTiciers qui, cette
fois, appartiennent à l'active, évitent de nous regarder et, en
réponse aux questions qu'on leur pose, crient seulement :
« Nein, nein ! » Leur morgue habituelle prête maintenant à
leur correction une nuance d'insolence déplaisante. Ce sont
plusieurs lieutcnant_s, parmi lesquels deux von Biilow. Ils se
sont rendus en demandant grâce. On les a convenablement
traités et on n'a pas exigé qu'ils s'humilient. Toutefois, leur
impolitesse surprend. Ils ne saluent même pas notre colonel,
qui se trouve au milieu de ses officiers. Je le regarde avec
étonneinent : « — Ne pourrait-on pas les frapper sur les
doigts :' )) Il répond d'un air indifférent : <( — Que voulez- vous ?
Ils sont toujours ainsi, dès que le danger est passé ! »
Leur allitude, toutefois, nous plaît mieux que la pleutrerie
de l'autre, celui de Goettingue.
7. — Sur le champ de bataille.
A côté du pont fragile, composé de sacs et de planches, on
vient d'en bâtir un autre, qui repose sur des poutres solides
et qui peut supporter canons et voitures de nuinitions.
Les blessés passent, en un cortège triste mais non déprimant.
Les blessures qu'on devine parfois horribles, sous les bandages,
n'ont pas encore éteint la détermination qui brille dans les
32^'
Di''pait de partisans. Les cosaques, nu-tètc, assistent au service reiifïleux.
(Ii'ni'iMiix .\r.i:\r:n:r et h'ANor
sous LE T S A H 33
yeux. L'entrain, le courage, l'énergie ne disparaissent que
dans les hôpitaux, et ce n'est que là qu'il faut cacher les
blessés aux combattants.
La vue des morts n'effraye pas. Un crâne, ouvert par un
obus, et ensuite vidé par l'explosion, semble nettoyé par un
préparateur. Plus loin, chez un autre, ventre et intestins ont
disparu, et une partie de la colonne vertébrale est visible, dans
une masse informe et rouge. Rien, dans ces spectacles, n'émeut
des soldats qui ne pourraient supporter la vue d'un blessé sur
une table d'opération. Chez nous tous, à l'aspect des blessures,
rien que de l'indifférence ou de la curiosité. Les souffrances
sous lesquelles la volonté s'abat vaincue, peuvent révolter, les
dangers peuvent exaspérer, mais la mort qui descend, subite
ou lente, en respectant ou en brisant la forme humaine, ne
nous émeut plus.
Un soldat sort d'un groupe de blessés et m'aborde. Il me
parle avec une abondance de paroles chaleureuses et respec-
tueuses. Un des officiers m'explique ce qu'il dit. Il a pris part,
à côté de moi, à une attaque du 7® régiment de chasseurs, à
Matvéiky. Je serre la main du pauvre diable qui embrasse la
mienne. Un peu plus loin, je trouve le colonel Kvitkine que
j'avais vu, la dernière fois, rassemblant ses hommes, en face
des tranchées magyares, sous un feu infernal. Nous nous em-
brassons sans dire un mot. Je comprends maintenant la
camaraderie qui, mieux que l'amitié, est la vertu la plus
noblement masculine et qui règne sur les champs dç bataille.
La plaine, entre les tranchées allemande et russe, est parse-
mée de toutes petites tranchées individuelles, pas plus larges
qu'un demi-mètre, et dont quelques-unes cachent un cadavre
russe, un trou noir au front. Notre imagination peut suivre,
à travers la nuit obscure et sinistre, l'avance du régiment,
réglée par l'effort individuel de ces splendidcs soldats — aux-
quels on se plaît parfois à refuser le don de l'initiative — et
qui se sont portés en avant, chacun isolément, jusqu'aux
dernières tranchées qui, à certains endroits, se trouvent à
5 mètres de la ligne ennemie.
3
34 la guerre russo-siberienne
8. — La prise du village. '''
Les derniers soldats du régiment des grenadiers du kron-
prinz se sont cachés dans les maisons du village et, de là,
tirent sur les Russes qui avancent, à découvert, par la longue
rue. L'ennemi ne se rend qu'au moment où les j^ortes sont
enfoncées. Aussi les pertes russes atteignent-elles le tiers des
effectifs engagés.
Les blessés attendent l'arrivée des ambulanciers. Un gros
Allemand, tout en sang, se traîne le long des maisons. Son
corps est secoué de tremblements convulsifs et ses yeux fuyants
nous regardent avec une expression de terreur indicible.
Dans l'herbe, est couché un Russe que nous croyons mort.
Mais quand nous nous approchons, il ouvre tout doucement
ses petits yeux étonnés et fiévreux, et un sourire éclaire son
bon visage de vieux paysan.
- Dans la rue principale, un soldat allemand assis sur une
chaise. Des mains charitables, des mains russes ont allumé,
avec des débris de meubles, un feu pour le chauffer. Nous lui
retirons une botte pleine d'eau qui le fait souffrir et brisons
une table et des chaises' pour qu'il puisse attiser le feu. Lui-
aussi souffre moins de ses trois horribles blessures que du
froid. Au risque de se brûler, il penche son corps et sa grosse
tète barbue sur les flammes.
Sur la grande place, en face de l'église orthodoxe, dans un
coin, tout le cuivre du village est rassemblé : chandeliers,
samovars, ustensiles de cuisine, le tout destiné à être envoyé
en Allemagne.
Le clocher, qui avait servi de poste d'observation pour l'ar-
tillerie ennemie, a été démoli par les obus russes. A l'intérieur
de l'église, nous voyons les grands candélabres, les icônes
dorés, tous les objets du culte, en or ou argent, intacts. On
n'a, évidemment, rien voulu troubler 'dans cette maison de
Dieu dont, pourtant, les portes étaient ouvertes, et on a laissé
chaque objet à sa place. Mais un grand portrait de Nicolas II
au vestibule a été tailladé à coups de baïonnette.
sous LE
35
Autour d'un feu gigantesque, allumé en face de l'église,
sont assis des soldats russes et des prisonniers (iirf)n a cueillis
dans les taillis, dans les meules de foin. On ne se parle pas,
parce qu'on ne se comprendrait pas, mais il n'y a aucune
trace de haine. De superbes Sibériens distribuent le café, sans
oublier les Allemands qui, d'abord abattus et craintifs, se
mettent à l'aise, qui regardent leurs adversaires à la dérobée
et puis essaient d'attirer leur attention. Mais les Russes, abso-
lument indifférents à la j^résence de leurs prisonniers, n'éprou-
vent aucune curiosité. Aussi les uns et les autres s'enfoncent-
ils dans une profonde rêverie.
Le colonel Birioukof nous rejoint et, au niéiiic moment,
arrive le premier obusier pris aux Allemands. Bientôt après,
les troupes ennemies en retraite sont poursuivies par leurs
propres obus.
g. — Le praporciitchik Sévastianof, chef de bataillon.
L'instinct des cosaques.
Au Nord, le combat continue autour d'une petite colline où
l'ennemi s'est établi et que les soldais de notre régiment et la
cavalerie du C.A. voisin ont cernée.
Je pars avec le sous-lieutenant Sévastianof, visiter nos nou-
velles positions. C'est un charmant garçon, bien pris, intré-
pide. Ayant été choisi pour commander un bataillon de notre
régiment, il a eu, pendant trois jours, des capitaines sous ses
ordres. Nous parlons à cheval, accompagnés d'un autre officier
que, dans notre ardeur, nous laissons bientôt derrière nous.
Sévastianof, cpii seia j)r(ii|)osé ])our la croix de Saint-Georges,
se conduit exactement comme un écolier en congé. En lon-
geant le Styr, nous faisons, en galopant, un long détour et
risquons plusieurs fois de rester engagés dans des marais, oii
les jambes de nos chevaux s'enfoncent profondément.
Les soldats russes, après s'être battus pendant deux jours,
avec à peine quelques heures de sommeil, sont occupés à
creuser de nouvelles tranchées et à jeter des [)onts sur les
36 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
étangs et les minuscules marais avec lesquels le Styr commu-
nique chaque fois que ses eaux montent.
Le ïoJit est lentement descendu sur les plaines abandonnées,
que traversent les eaux rapides du Styr, entre buissons et forêts
étendues, et entre des rangées de ruines fumantes. Les villa-
geois, qui s'étaient cachés dans les forêts environnantes, pen-
dant l'occupation ennemie, reviennent, hommes, femmes, en-
fants, chargés de ballots.
Le colonel Birioukof avait espéré pouvoir nous offrir de bons
lits, après deux jours de fatigues. Mais le téléphone sonne. Il
faut repartir à l'instant même. La victoire est complète, l'en-
nemi est partout en pleine fuite. Il faut le harceler, le pousser
aussi loin que possible, et ne lui laisser aucune possibilité de
se retrancher, à nouveau, dans les forêts.
Moi, je vais rejoindre mon^ auto, qui m'attend, à" 20 kilo-
mètres d'ici. Après avoir pris congé de mon excellent hôte, je
me lance dans la sombre nuit, accompagné d'un cosaque,,
auquel on attribue un instinct infaillible d'orientation.
Les bataillons partent vers les forêts au nord de Novasiolky.
Dans l'obscurité, leurs groupes compacts surgissent à chaque
moment devant nous, et nous entendons partout, à droite et
à gauche, le bruit étouffé de leur marche.
Mou excellent cosaque s'égare dans la plaine, et nous voilà
à minuit quelque part dans les landes, parsemées de rares
pins, sans route ni piste d'aucune sorte. A droite, l'incendie-
de Novasiolky éclaire le ciel. Je trouve, pour cette nuit, un
accueil charitable dans une ferme, à Bolchaia-Osnitsa, qu'oc-
cupent fonctionnaires de la C.R., médecins et quelques blessés.
Le matin suivant, mon cosaque, que tout le monde raille, se
défend d'un air fort maussade : l'animal prétend que, si nous
nous sommes égarés, c'est par ma faute. Je hausse les épaules.
Je ne me fie plus à ses facultés occultes. La carte me suffît.
10. — Prisonniers de guerre.
Arrivé à l'état-major du 4o® C.A., j'apprends que notre
sous LE TSAR
37
front a été avancé de lo kilomètres et que notre butin de
guerre comporte 9 canons de divers calibres, ainsi que 9.000
prisonniers. Pour interroger ces prisonniers, il a fallu recou-
rir aux services d'une quinzaine d'interprètes. Et encore ne, se
parle-t-on souvent que par gestes.
Nous assistons, le jour suivant, au défilé des prisonniers de
guerre. Des soldats hâves, en guenilles, mal soignés, redevenus
paysans, crient aux villageois qu'ils sont des leurs, qu'ils ne
sont pas des ennemis. Ce sont des Roussines et Tchèques et
Croates et Serbes et cent autres races autrichiennes pour qui
la reddition signifie la fin de leur nationalité artificielle. Tous
remplissent leurs bouteilles de l'eau claire que les femmes leur
tendent.
Au loin résonnent des chants allemands, scandés en chœur,
chantés d'une façon impressionnante. Le contraste être les
cris de concilialion des pauvres Autrichiens et ce chant, de
plus en plus distinct, ce contraste est si grand, que le comte
Baranof et moi, nous décidons à attendre le choeur que cache
un tournant de la route. Enfin les voici ! ce sont les Allemands,
maintenus par leurs sous-officiers dans une attitude très mili-
taire, et soigneusement séparés de leurs alliés. Tout leur dé-
dain pour leurs a Oesterreichisclu n Kamaradc » e-t là, dans
cette séparation blessante. Nous les arrêtons ; tous ont des mots
vifs et méprisants pour caractériser l'armée autrichienne. Le
malheur commun n'efface pas leur dédain et n'adoucit nulle-
ment leurs rancunes. Les consolations de la chanson ne sont
que pour eux, non pour ces « vieilles femmes », ces « chiens
-de cochons » là-bas, si bien vaincus qu'ils ne sont plus des
militaires et que leur uniforme semble déjà un déguisement.
Les Allemands marchent « in Reih und Glied », la tète redres-
sée, misérables et vaincus, mais essayant de sauver dans l'in-
fortune la seule consolation qui leur restera : l'orgueil de leur
race et de leur uniforme.
Et sous l'œil vigilant de quekiues magnifiques cosaques ar-
més jusqu'aux dents, peu sympathiques au convoi, mais ne
trouvant rien à dire contre des gens aussi disciplinés, ils font
38 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
résonner plaines et collines de leurs antiques Noëls sentimen-
taux et énergiques.
Épilogue du chapitre II.
Broussilof avait mis des troupes de réserve à la disposition
du commandant du U(f C.A. Il lui avait ordonné de transpor-
ter son état-major à Tchartorisk, que le front venait à peine de
dépasser, et de poursuivre Vennemi avec la dernière énergie.
Il se trouva un quasi-vide devant nous, Vennemi ne s'était
pas encore repris, on aurait pu prendre KoJki d'un seul saut.
Le C.A. ne disposait pas de batteries suffisantes pour faire une
préparaiion d'attaque sur un front supéineur à un kilomètre.
Il fallait multiplier les facteurs de la supériorité numérique
locale et de la surprù^e. Le général Voronine ovait ardre d'éta-
blir une position défensive sur le Styr, de foncer sur Ven-
nemi en retraite avec le reste de ses troupes, en s'appuyant
sur la rivière, et de tourner ensuite Vaile gauche de Vennemi.
Le général Voronine refusa de se conformer au plan du
chef. Il ne voulut sortir de ses positions qu'à condition de
recevoir un supplément de réserves qui lui permettrait d'attd--
quer sur un front plus étendu. Il perdit trois jours à récrimi-
ner. Les Allemands eurent le temps de consolider le front me-
nacé, et les Russes se trouvèrent à nouveau, partout dans cette
interminable forêt de Volhynie, devant les mitrailleuses ca-
chées dans la broussaille.
Broussilof ne fut pas homme à pardonner ce refus d'obéis-
sance. La prise de Tchartorisk signifia aux yeux de VEurope la
fin de la retraite et le début d'une nouvelle époque. Mais la
Stavka s'était ottendue à mieux. Le général Voronine alla au,
G.Q.G. implorer ses anciens amis, en vain ; il reçut un poste à
Varrière du front.
Quelques semaines plus tard, Vopération fut reprise — avec
quelques variantes — au point même où elle avait été arrêtée.
Le général Dénikine se distingua par une bravoure et un sang-
froid exceptionnels. Il se porta en avant, en auto découverte.
sous LE TSAR
39
suivant les autos blindces, mais précédant la troupe. Il fil per-^
sonnellement, revolver en main, les premiers prisonniers.
Le colonel Birioukof, commandant le i6® régiment de chas-
seurs, fut moins lieureux. Son régiment, complété pendant la
marche, après avoir subi de grosses pertes devant Tchartorisk,
fléchit à un moment critique de l'avance. Cela lai barra défini-
tivement la route vers la gloire (^). Ce fut le colonel Markof,
dont le régiment avait été w,oins éprouvé au début de l'opé-
ration, qui cueillit les fruits de la victoire. Broussilof ne s'est
d'ailleurs jamais fié qu'au succès, pour juger ses ofjiciers.
A mesure que Bi-oussilof monta, il amena ses lieutenants à
des postes plus élevés. Sur les fronts allemands — groupes de
l'Ouest et du Sud-Ouest — la guerre de position développa
chez les jeunes chefs une tactique prudente et solide. Kornilof,.
Dénikine, Markof, Doukhonine, Goutor, Tcheremissof, etc..
se sont formés sur les fronts autrichiens, sous Ivanof el Brous-
silof (^). Il n'y a rien comme les victoires pour développer
chez les généraux la hardiesse et l'esprit d'initiative'
Ce ne fut d'ailleurs pas autrement que, dans une époque pré-
cédente, Kouropatkine, Grodiekof, etc., avaient accompagné
,la montée de Skobelef.
(^) En 191 7, cet intelligent et actif officier commandait encore un
régiment avec le grade honoraire de général-major.
(2) Même Sakharof, Rappel, etc., qui se distinguèrent en Sibérie,
avaient servi sur le même front.
CHAPITRE III
AUTOUR d'un feu DE CAMP
Entre le 15 et le 20 octobre, je visitai le général Dessina,
ancien attaché militaire à Pékin, qui commandait la 7i* divi-
sion. Je fus son hôte au village Assova, cjui est un des deux
ou trois villages, en Russie, où le gouvernement avait réussi à
installer des laboureurs juifs. Les nombreux cosaques, attachés
à la. division, furent parfaitement décidés à leur jouer quelque
mauvais tour. On avait trouvé des fils téléphoniques coupés
(probablement par les lances des cosaques), on craignait l'es-
pionnage dans cette région de forêts et de marais, et les soldats
voulurent chasser les Juifs^ et piller leurs maisons, pour les
punir des prétendus méfaits et de leur neutralité. Le général
Des.<iino ressentait peu de sympathie pour leurs coreligion-
naires qui s'étaient quasi exclusivement voués au commerce et
à la. banque ; il désirait protéger ces pauvres gens qui prenaient
part à la production économique. Un matin, je fus réveillé par
des hurlements de femme. .Je me précipitai dans la rue, et y vis
la haute et belle stature du général Dessino, entourée d'une
énorme grappe de vieillai'ds et de femmes en pleurs, qui lui
embrassaient les mains et les bottes, pour le remercier de sa
protection. Le général eut toutes les peines du monde pour se
débarrasser des pauvres gens. Je le félicitai de ses sentiments
humanitaires, qui furent d'autant plus méritoires, qu'il fut
désavoué par son état-major.
J'allai ensuite passer quelques jours chez le général Ossovsky,
auquel le général Broussilof avait confié une masse de ma-
nœuvre, composée de sept régiments. Le G.Q.G. insista sur
une avance, le général Broussilof exerça une pression sur le
LE TSAR
Ai
général Osso-vsky. de, dernier se défendit avec éneryie. En effel,
impossibilité d'attaquer, sans pertes gigantesques, contre des
mitrailleuses, que, la nature du terrain permettait de masquer.
En haut, on se laissa — et combien de temps encore après —
inspirer par la fameuse théorie de « l'immense réservoir
d'hommes )>. Mais ce fut surtout une théorie des états-major.
Front russe de Volhynie,
commencement de novembre igib.
TBois petites fermes dans un pré, au milieu d'une im-
mense forêt sans clairières. Ici et là, un marais qui
semble séché dans les broussailles ; mais l'eau dort
sous les mottes d'herbes et une affreuse boue persiste, qui tire
les chevaux par les jambes jusqu'à ce que, haletants, ils s'af-
faissent, les yeux désespérés.
La plus grande de ces trois fermes est habitée par l'état-
major de la division ; les deux autres par les ofQciers du régi-
ment qui occupe les lignes de feu les plus proches. Tout au-
tour, de grands gaillards, un peu lents dans leurs capotes grises,
couchent sous le ciel ou dans des trous profonds qui les pro-
tègent contre la pluie et les balles.
L'ennemi se trouve à un kilomètre ; il est caché derrière les
mêmes aFbres qui lui cachent nos positions. A travers la brous-
saille, les éclaireurs avancent à tâtons, et tout à coup la mi-
trailleuse, invisible, commence à tirer et fauche les hommes.
Parfois, pendant le jour, on n'entend rien. Un cheval hen-
nit ; le vent fait trembler les feuillages ; au loin, dans une des
maisonnettes, un oiseau roucoule ; tout semble endormi dans
une idylle. Les soldats sommeillent, autour desi fusils en
faisceaux, ou causent à voix basse. Et quand il fait beau, quand
'le soleil éclaire le paysage et fait resplendir la terre dans une
immense lumière, tous sourient et sont heureux.
Quelque part, derrière les campements, sont rangés, dociles
et terribles comme des bouledogues apprivoises, les luisants.
42 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
canons de montagne. Ils tournent leurs gueules ouvertes vers
l'ennemi et, de temps en temps, éclatent en de violents et secs
aboiements qui résonnent très loin sous les coupoles de la forêt.
Avec la nuit, le froid descend dans les bois. De grands feux
sont allumés partout, et les hommes les entourent. Ils se tas-
sent et s'étendent, amollis par la chaleur ; et ils se tournent
pour se chauffer également le dos. On les voit parfois enroulés
comm.e des serpents autour des fagots, pour ne rien perdre de.
la chaleur.
Dans la maison occupée par 1 etat-major, tout le monde s'en-
nuie terriblement.
Huit lits de camp sont étendus dans une petite chambre de
ferme. Les officiers sont couchés et lisent ou se plaignent entre
eux de leur inactivité. Tous lèvent la tète quand un coup de
téléphone résonne, leur faisant espérer un changement dans
leur vie monotone. Ils attendent le signal d'une attaque qui
dépendra des succès remportés sur d'autres points avoisinants
du front. Chez les téléphonistes aussi, on sent de l'inquiétude
et de la nervosité.
A l'appareil, le général parle peu et brièvement ; il semble
discutei^ avec un état-major supérieur, en des phrases qui
montent et descendent le long du fil.
Il est petit ; mais il a une attitude de géant ; son visage res-
pire la bonté et il apparaît brave comme un sabre ; dans ses
yeux, pendant que je le regarde, passent des lueurs d'acier. Il
pense aux combats qui, dans cette guerre et la précédente, ont
trempé son âme. Son esprit se prépare à la bataille prochaine.
Il ne connaît qu'une seule expression en langue étrangère,
et c'est de l'allemand : « Setzen-Sie sich » (Asseyez- vous). Et
chaque fois que j'entre, son visage s'illumine dans un bon sou-
rire d'homme du monde ; il me tend la main et me désigne
une chaise : « Setzen-Sie sich ». •
Après quoi il recommence sa marche à travers la pièce, oii
à chaque instant il se heurte contre un escabeau ou un des cent
objets qui appartiennent à ses officiers. Des yeux très perçants
sous LE TSAR
43
brillent dans sa tête, pendant que, interrompant sa marche de
fauve en cage, il dicte des instructions, d'une voix de clairon,
à son chef d etat-niajor.
Ji". sors avec mon jeune ami Ivaueuko, capitaine et écrivain.
La nuit est claire, les étoiles brillent au ciel ; l'air est humide
et froid. Des coups de fusil éclatent comme des joncs qu'on
brise, et les balles sifflent au-dessus de nos têtes.
Autour de grands feux les hommes sont assis. Ils écoutent
un joueur d'accordéon, un grand virtuose, (pii appuie son
vieil instrument contre ses genoux et, nonchalamment, la tête
penchée en arrière, promène ses doigts agiles et infaillibles
sur le clavier. Quand il nous voit, il change de répertoire et
joue des valses très modernes. Nous le prions de continuer ses
chansons du Don ; et les hommes approuvent.
Ils fredonnent les airs qui montent et s'évaporent dans la
nuit froide et claire. Ils ont tous des yeux limpides, des yeux
d'enfants. Leur intelligence est peu développée, mais ils ne
s<>nt nullement stupides. Les traits des visages sont rudes et
parfois presque grossiers, mais les mouvements de la face sont
fins, et chez tous le sourire est sympathique.
Je leur fais poser des questions par Ivanenko, (pii sintéresse
à mes étonnements. Les réponses sont généralement données
par l'un d'eux qui était avant la guerre un ouvrier de Moscou
et qui a lu. Il consulte les autres du regard chaque fois qu'il
parle.
Je leur demande s'ils haïssent leurs ennemis.
— • Oui, nous haïssons les Allemands. Nous n'avons pas de
haine pour les Autrichiens.
Et quand j'insiste, ils précisent :
— Les Allemands ont voulu faire la guerre. Les Autrichiens
pas tant que ça...
D'autres :
— Et les Allemands sont très cruels. Ils ont pendu des pri-
sonniers par les pieds, pour les faire parler...
44 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
— J'ai moi-même trouvé des Russes dont les yeux étaient
crevés...
— Ils tuent tous les cosaques qu'ils trouvent...
— Et après, ils tirent encore des coups de fusil sur leurs
cadavres, parce qu'ils ont peur qu'ils revivent...
— Oh ! comme les Allemands haïssent les cosaques !...
Tous parlaient à la fois. Et puis ils riaient, en montrant de
fortes dents blanches, car ils pensaient que les cosaques avaient
bien mérité depuis la guerre la haine de l'ennemi.
Je demande si les Autrichiens n'emploient pas de balles
explosives et ne commettent pas, eux aussi, des cruautés. Ils
se consultent quelque temps et répondent :
— Parmi les Autrichiens, dit l'un, nous trouvons presque
toujours des amis. Les gens de Galicie viennent chez nous en
temps ordinaire, et nous allons chez eux. Comment voulez-
vous que nous ayons de la haine pour eux ?
— Et toujours il arrive qu'un de nous, en voyant les pri-
sonniers, s'écrie : Eh bien, c'est toi ? Et l'autre qui répond :
Tu le vois ! Le premier reprend : Comment vont ta femme et
tes filles ? L'autre l'interroge sur son bétail et sa ferme. Et
tous les deux se plaignent de la guerre. Combien de temps
durera-t-elle encore ? Et ai,nsi de suite. Il y en a qui s'em-
brassent et s'en vont comme des amis. Un instant plus tôt, ils
voulaient s'entre-tuer.
— Il y a, dit un autre, beaucoup de vrais Russes parmi les
prisonniers, et qui ne parlent que le russe. Pourquoi les haï-
rions-nous ?
Un troisième a des griefs sérieux centime les Allemands :
— Oui, dit-il, les officiers autrichiens sont très bons ; ils
nous donnent des cigarettes ; ils nouent conversation avec nous.
Mais les officiers allemands ne font pas ainsi ; ils nous don-
nent des ordres.
La fusillade est devenue tout à coup plus violente. Les balles
sifflent à travers les arbres. L'ennemi a commencé une attaque
contre nos positions qui sont à un quart d'heure de marche de
ce feu de bivouac. Notre conversation a cessé. Les réserves vont
sous LE TSAR
au combat. Lentement, leurs lignes grises passent à côté de
nous. Les hommes regardent notre groupe, où le joueur d'ac-
cordéon a repris son instrument. II n'y a qu'un seul accordéon
dans le régiment, et il suffît à charmer tous les soldats.
L'artiste joue une mélodie que tous connaissent, et nos hom-
mes, en suivant des yeux leurs camarades qui vont au feu,
murmurent les paroles d'une célèbre ballade du Don. Un.
cosaque a trahi sa fiancée avec une amie et se moque de celle
qu'il a délaissée. Celle-ci l'empoisonne et, tandis que l'infidèle
meurt lentement, elle chante près de son chevet un chant de
haine et d'amour.
Un soldat apporte des branches qui avivent le feu. Lorsque
les flammes s'élèvent, elles illuminent des yeux brillants. Cha-
que homme a oublié l'attaque qui a commencé et la fusillade
dont l'intensité croît, tellement, dans la guerre, la mémoire
est courte pour la douleur et longue pour tous les transports
de l'a me.
Tout à coup les explosions violentes de nos canons se mêlent
aux bruits du soir, et nous oublions les haines des fiancées de
cosaques qui ressemblent tant à des idylles travesties. Je vois
les soldats qui rient aux éclats, moitié par nervosité subite,
moitié par contentement. Ils pensent : « Voilà comment nos
canons parlent et de quelle jolie voix ! »
Les coups de fusil diminuent d'intensité. Bientôt les réserves
reviennent lentement, comme elles étaient arrivées. Les canons
se taisent. L'attaque est repoussée. Quelques blessés qu'on
soigne ; quelques morts qu'on transporte pour les enterrer
demain. Voilà tout.
Le combat est oublié dès que laccordéon joue de nouveau.
Et c'est fort bien ainsi. Un homme ne pourrait résister à
l'anxiété de la mort qui plane continuellement sur lui, s'il
avait continuellement devant les yeux les souffrances et le
désespoir de ses camarades et la vision des dangers qui le
menacent personnellement.
Je fais raconter aux hommes par mon jeune ami comment,
46 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
après la prise de Tchartorisk, un détachement du i^'' régiment
des grenadiers du kronprinz, espérant se sauver à travers la
forêt par des petits chemins de hùcherons, rencontra deux cosa-
ques isolés, tua l'un et blessa l'autre. Celui-ci put se sauver ; il
rassembla 26 camarades qui, pleins de rage, poursuivirent les
Allemands et les exterminèrent tous à coups de sabre. J'ajou-
tai qu'aucun ofTicier russe n'était présent à cette scène.
Quand les soldats entendirent cette histoire, ils rirent et l'un
d'eux dit :
— Voilà ce qui est bien fait. Les Allemands ont vraiment
massacré assez de cosaques.
Et tous conimencèrent à conter des histoires de vengeances
cosaques, auxquelles ils avaient assisté, ou qu'ils avaient en-
tendues pendant les longues soirées des camps, alors que tout
le panorama de la guerre se déroule devant l'imagination et se
ranime en songes fiévreux.
Ils approuvaient, mais sans oublier d'expliquer ces rigueurs
des cosaques en rappelant que les Allemands avaient les pre-
miers donné l'exemple de la cruauté.
Je fis demander : « Tout cela est parfait, mais vous racontez
ce que les cosaques ont fait en telles ou telles circonstances.
Que feriez-vous vous-mêmes ? Massacreriez-vous des prison-
niers, tueriez-vous des blessés sur leurs chevets ? Et insulteriez-
vous des gens qui ne peuvent pas se défendre ? »
Les soldats se consultèrent longuement. L'un d'eux, un vieux
guerrier du Don qui avait une tête de philosophe grec, fit des
remarques judicieuses et fort approuvées. Enfin, celui qui a lu
prit la parole au nom de tous :
— Non, nous ne pourrions pas faire cela !
Et tous me regardèrent.
Je leur fis dire que, dans de nombreux combats, j'avais vu
des blessés allemands, pris dans les tranchées, qui avaient la
tête tuméfiée, mais qui pouvaient facilement suivre à pied
leurs camarades en captivité. Ils me répondirent que ces pri-
sonniers avaient dû être abattus à coups de crosse. J'insistai
sous LE TSAR
47
en demandant pour quelle raison les soldats russes préféraient
{)arfois employer la crosse plutôt que la baïonnette.
Les soldats se consultèrent une fois de plus. Et le savant
déclara que, lorsque les soldats entraient dans les tranchées
qu'ils se sentaient sûrs de prendre, ils préféraient ne pas tuer
inutilement leurs ennemis, mais les étourdir à coups de crosse
pour les mettre momentanément hors de combat.
Je regardai ces hommes, et je compris qu'ils disaient la
vérité. J'ai maintes fois eu l'occasion de remarquer comment
' les passions qui éclatent ici rarement, y sont brusques et vio-
lentes. Le soldat russe a, dans la bataille, des élans qui me
semblent irrésistibles quand ils sont bien dirigés. Mais cette
ardeur disparaît, comme elle est venue, subitement. La colère
du vainqueur tombe devant l'infortune du vaincu. Le soldat
russe a une civilisation différente de celle de ses alliés des
autres fronts, mais qui n'est pas inférieure. Si son esprit est,
en général, moins développé, ses yeux brillent d'un éclat plus
doux, son calme est plus attrayant. L'état d'enfance, dont par-
lent les Écritures, et que les autres nations ont perdu, vaut
bien toutes les éducations.
Et quant aux contes sur la cruauté des cosaques, il ne faut
pas les prendre à la lettre. Ces soldats me font l'impression de
ces jeunes filles qui aiment à lire de terribles romans de bri-
gands, mais qui n'admettent pas qu'on tue des colombes.
Le virtuose s'est remis à jouer de son accordéon. Des cris
plaintifs, des soupirs douloureux et des mélodies très tendres,
montent et restent suspendus aux étoiles comme des guir-
landes. Heureux les peuples qui connaissent encore la douceur
des ballades I Dans leurs vies qui ne sont que des épisodes,
dans leurs âmes qui sont prêtes à mourir, la poésie est un
parfum qui pénètre les sens, console de la douleur et guérit
de cette appréhension maladive de la mort, toujours en suspens
au-dessus de nos têtes.
Les hommes n'osent pas s'étendre par terre. Nous les remer-
cions et rentrons. Quand nous nous retournons une dernière
48 LA GUERRE RUSSO-SiBÉRIENNE
fois, nous les voyons qui se rapprochent du feu attisé à nou-
veau, et qui se couchent dans un ensemble très pittoresque de
costumes et d'attitudes.
Dans la chambre, tout est rentré dans le calme. Le générai
me semble avoir pris son parti ; silencieusement, il étudie la-
carte avec son chef d'état-major. Quand il m'aperçoit, il me
tend la main : (( Setzen-Sie sich )) s'écrie-t-il, et ses officiers,
qui l'aiment pour sa bravoure et son excellent cœur, sourient
de cette érudition linguistique.
Mais personne n'est content. Dans le silence de la nuit, qui
n'est interrompu que par de rares coups de fu'sil, nous sommes
tourmentés par la pensée que l'ennemi est en train de conso-
lider ses positions dans la forêt, et que l'heure de l'offensive
n'est pas encore venue.
^5
fe
K;isatcliolv (dan^e de v(i<i\q\'.vs du Ddn).
Snldi'ls du li'uillicnl di' l.i mer Idiiiicli
A I l.cval, le iii;i[)( !■( Id( liik \\.\ i;im;.
CHAPITRE IV
UNE RECONNAISSANCE
SUR LA STRYPA
A la fin de novembre 1915, je me rendis, dans le secteur de
Tarnopol, où l'on m'avait annoncé une reprise des hostilités.
L'armée russe y avait remporté une petite victoire que le com-
mandement espéra exploiter. Malheureusement, l'ennemi ar-
rêta l'avance russe, reprit les positions perdues, et on retomba
dans le sommeil d'hiver. Il s'ensuivit une situation assez cu-
rieuse, et que le front occidental n'a jamais connue. Il restait,
à un certain point sur la rivière Slrypa, entre les lignes, une
zone large de h ou 5 kilomètres, où les adversaires menèrent
une guerre assez débonnaire. J'essaye de la caractériser dans le
chapitre suivant.
Je me suis arrêté quelque temps à Tarnopol, où je fus excel-
lemment reçu par le commandant et le chef d'état-major du
ly corps, le général Kriou.^enstern et le colonel Rastovtsef, offi-
cier de très grande valeur intellectuelle et d'une bravoure
éprouvée. Les relations entre sujets autrichiens et conquérants
russes étaient très bonnes, si j'excepte quelques assez graves
conflits, provoqués par le clergé orthodoxe qui poursuivit
i'Église ruthène, et devant qui même le gouverneur militaire,
comte Bobrinsky, fut impuissant.
Je fis ensuite un agréable séjour dans un chàlemi polonais
parmi les membres de l'état-major de la ?3® division. Je me
rappelle notamment d'inoubliables parties de chasse dans les
vastes forêts de Galicie, avec le colonel Polinknf, le pornutrhiU
Evald, et le prêtre polonais Le soir, penchés sur île délec-
4
50 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
tables plats de gibier, nous faisions de consciencieux rapports
au général Kourdioukof qui présidait en silence — mais non
inactif — à nos réunions.
Mais mon meilleur séjour fut celui aux régiments, notam-
ment au régiment « de la Mer Blanche » (OT), où je menai la
vie des soldats et participai à des coups de main.
Sud de Tarnopol, commencement décembre 191 5.
-|^ y OTRE dernière reconnaissance avait été infructueuse.
^k Partis à minuit, et en pleine obscurité, pour chercher
j^ ^ l'emplacement des positions adverses, nous avions été
surpris par la lune, et découverts par l'ennemi sur la neige
éblouissante. La capture d'une patrouille allemande nous avait
consolés, en laissant entre nos mains trois hommes, des Prus-
siens d'âge mûr et peu intelligents, qui ne purent ou ne vou-
lurent nous donner des indications précises sur leurs troupes.
Cette fois, mon jeune et courageux ami, le praporchtchik
Pourine, chef d'une compagnie d'éclaireurs, résolut de partir-
de meilleure heure. Le danger que nous courrions ne consis-
tait pas en une menace précise, comme lorsqu'on approche, en
ramj)ant, une tranchée ennemie, dont on connaît la place et les
abords. Ce qui, ici, frappait l'imagination, c'était particuliè-
rement l'imprévu et l'inconnu d'une guerre de patrouilles et
de petites bandes. Nous espérions d'ailleurs que l'ennemi
essayerait de se venger de la prise de ses hommes, dans la
nuit précédente.
Devant nous, une plaine, lai'ge de plusieurs kilomètres,
s'étend de nos lignes jusqu'à la rivière Str\pa. L'ennemi est
composé d'Autrichiens et de quelques régiments allemands
qui montrent ici plutôt que des qualités militaires, un patrio-
tisme que ni la dureté des combats, ni les rigueurs du climat
ne peuvent éteindre. Ces forces occupent l'autre rive entière,
elles ont même, en différents endroits, pris place sur la nôtre.
sous LE TSAR
51
Les très légères ondulations du terrain suffisent à peine à
cacher aux adversaires leurs positions réciproques. La plaine a
un aspect prospère et monotone. De petits hameaux et des
fermes isolées, entourés d'arbres et de broussailles, sont semés
partout. De telles maisonnettes peuvent, par la force des cir-
constances, gagner une importance hors de proportion avec
leurs dimensions. Le plus petit bâtiment, un hangar, une
cabane de berger, est noté avec soin sur la carte.
Des deux camps, les patrouilles sortent pour des reconnais-
sances dans cette terre « neutre ». Cavalerie, troupes à pied,
font des courses rapides, ou y marchent avec une lenteur et
une circonspection minutieuses. On invente des ruses pour
tromper l'adversaire, on s'installe parfois dans un hameau pour
un quart d'heure, et on découvre que les autres maisons sont
occupées par l'ennemi.
Les bâtiments que les obus n'ont pas incendiés sont habités.
Les paysans, hommes, femmes et enfants, vivent ainsi, entre
les deux lignes, dans une situation peu enviable d'inquiétude et
de terreur, sous la menace incessante d'obus et de balles, d'oc-
cupations nocturnes réitérées et d'escarmouches parfois sé-
rieuses. Avec un empressement et un esprit d'équité touchants,
ils font profiter tout le monde de leur peur et de leurs solli-
citudes ; ils trahissent et hospitalisent, tour à tour, sans pré-
férence, le Russe et l'Autrichien.
Suivi de mon cosaque, je partis du yillage de Nastasof
après avoir serré la main au colonel Dzerjinsky, qui me re-
commande la prudence. Il était 7 heures du soir, il gelait à
10 degrés. Une tempête de neige nous fouettait le visage.
Dans l'obscurité profonde, nous pouvions à peine voir le sol.
Nos chevaux, après avoir quelquefois trébuché, devinrent
nerveux, hennirent, s'arrêtèrent. Stimulés de nos éperons, ils
courbèrent leurs tètes et s'abandonnèrent avec fatalisme aux
hasards du chemin. De temps en temps, les murs calcinés
d'une ferme incendiée sortaient de la neige.
.\rrivé aux tranchées, je donnai le mot de passe aux senti-
52 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
nelles, et bientôt atteignis le hameau de loséfovka, où Pourine
et ses hommes m'attendaient. Dans une ferme, autour de quel-
ques officiers assis, se tenaient, rangés en demi-cercle, un
certain nombre de soldats, affublés de costumes blancs. Pou-
rine les inspectait, leur donnait des conseils, riait avec eux et
s'entretenait en particulier avec un sous-officier, dont je me
souviendrai toujours avec plaisir. Petit, trapu, d'esprit vif,
presque gai, cet homme comptait parmi les soldats les plus
braves de l'armée. Son plus éclatant fait d'armes avait été la
prise, avec quatre hommes seulement, d'une troupe autri-
chienne, composée de trois officiers et quarante soldats, qu'il
avait réussi à intimider par une voix de stentor et quelques
grenades à main.
Parmi les soldats, se trouvaient des types remarquables.
Jeunes, solidement bâtis, bien découplés, ils avaient tous aux
yeux cette flamme faite d'intrépidité et de candeur. Ils me
semblèrent, sans exception, de bons cœurs. Ce sont ceux-là
qui, au combat, sont parfois les plus terribles. Ils tuent leur
homme avec ingénuité, sans hésitations ni remords.
L'officier le plus âgé les harangua pendant quelques instants:
« Celui qui hésiterait ce soir devant le danger très réel, ne
méritait pas une place dans leur corps d'élite. Ils devaient
aveuglément suivre leurs chefs. Du travail des éclaireurs peu-
vent dépendre le sort d'une bataille et la vie de nombreux
camarades. Aussi ne devraient-ils pas oublier que l'homme
qui, au moment d^ danger, agit sans peur, ne court certai-
nement pas plus de risques que celui qui hésite là où la déter-
mination seule peut sauver. »
Ce petit discours fut prononcé avec beaucoup d'entrain.
Mais l'auditoire me semblait différer complètement de
ces guerrier latins, chez lesquels l'assentiment de l'esprit est
indispensable aux grands dévouements. Quel lecteur de César,
de Tacite, de Tite-Live, de Xénophon ne se souvient, dans ces
guerres classiques, où certaines expéditions nous semblent
presque des reconnaissances d'aujourd'hui, du rôle que jouait
la harangue du tribun ou même du stratège en chef. Emilius
sous LE TSAR
53
Paulus expliquant sa conduite aux troupes assemblées, César
raisonnant devant ses cohortes sur leur propre valeur qu'elles
semblent ignorer et sur celle de leurs ennemis d'outre-Rhin
qu'elles s'exagèrent ; quels spectacles ! Et quels spectacles que
ces soldats qui applaudissent, convaincus, et qui envoient
des députations au chef, pour l'assurer de leur ardeur et de
leur confiance I
Et l'histoire se répète. Lisez les citations à l'ordre du jour
de l'armée française. Vous serez touchés par cette ardeur des
troupes pour lesquelles, à l'heure du sacrifice, une parole, un
geste ont une si grande importance, et qui veulent entendre
une de ces phrases étincelantes, où rayonnent les idées chères
aux patriotes et aux croyants.
Dans l'armée russe, j'ai été, au contraire, frappé par la sim-
plicité avec laquelle le soldat entre dans le péril.
Le lecteur verra que notre expédition n'eut aucune perte,
mais il aurait pu en être autrement. Cette immense plaine qui
s'étendait devant nous était parcourue au cours de la nuit,
dans toutes les directions, par des patrouilles ennemies. Les
hameaux, les maisonnettes, auraient pu être peuplés par des
troupes pour lesquelles nous aurions été des cibles bien visibles
dans cette neige qui semble si lumineuse dans les nuits
obscures.
Nos cinquante hommes écoutèrent donc avec attention les
paroles graves de leur chef et ses exhortations au courage. Ils
répondirent de temps, en temps, comme machinalement : « Oui,
certainement ! » et : « Certainement, oui ! » Mais leurs visages
restaient impassibles. Je vis qu'ils avaient hâte d'en finir et de
commencer l'aventure. Leur courage tout individuel, et libre
de toute ivresse collective, ne m'en semblait pas moins tou-
chant.
La reconnaissance commença. Pouiiue et moi, au |)i(iiiicr
rang, nous étions suivis par nos cinquante hommes, dont la
moitié était affublée en blanc. Nous prîmes un sentier qui con-
duisait du village dans la plaine et liait les fermes et hameaux.
54 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Il était glissant, mais à côté on enfonçait dans une neige pro-
fonde de deux ou trois pieds.
Les soldats nous suivaient en longue file, silencieux, mais de
bonne humeur. De temps en temps, en me retournant, je
voyais briller leurs yeux, quand ils échangeaient des paroles
à voix basse.
Il était 9 heures du soir. Il me semblait que nous nous pro-
menions au hasard dans l'empire des ombres. Une faible lueur
montait de cette terre blanche et, dans la clarté indécise, écla-
tèrent des taches noires, loin dans la nuit ; nous crûmes à
une hallucination, et tout à coup ces ombres surgirent près
de nous.
C'étaient des cavaliers de notre armée : ils passèrent et nous
saluèrent, silencieusement, un peu abattus par la fatigue. Puis
un homme se dressa, seul et très petit dans cette immensité.
Comme il répondait à peine à nos questions chuchotées. nous
l'entourâmes : le malheureux se traînait seul à travers la neige
profonde, blessé d'un coup de fusil dans le côté.
Ensuite, ce furent des coups de fusil, à gauche et à droite,
et nous ne sûmes pas s'ils étaient lointains ou proches. Un peu
plus loin, des ombres d'hommes à cheval se glissèrent vers
nous, puis changèrent brusquement de direction. Il ne fallait
pas penser à nous enquérir de leur identité. Nous approchions
des premières maisons et notre esprit tendu avait déjà perdu
l'image de ces lointains cavaliers, sans doute des ennemis.
Parmi les squelettes des arbres de la première ferme, des
silhouettes de chevaux attachés et d'hommes immobiles ; nous
reconnûmes des cosaques, le fusil à la main.
Cette scène se répéta plusieurs fois. Puis, tout à coup, des
formes noires sortirent de ces énormes tachés de maisons et
une voix rouillée nous interrogea. Nous vîmes, menaçantes,
des ba'ïonnettes pointées dans notre direction. Ces ombres
s'éloignèrent et l'obscurité les engloutit.
Nous étions arrivés à notre base d'opérations devant une
ferme où nous avions envoyé cinq hommes. Nous prîmes un
sous LE TSAR
55
peu de repos derrière un gros tas de foin, qui nous protégeait
contre le vent glacial qui s'était levé, violent et subit.
Le but de notre expédition était de nous emparer d'une
ferme, qu'on disait occupée par les Autrichiens et les Alle-
mands, et puis de reconnaître les positions de l'ennemi.
Quelques semaines auparavant, nos troupes occupaient des
tranchées tout près de ce point. Elles se trouvaient sous le feu
des howitzers autrichiens. Nous y perdions beaucoup d'hom-
mes, inutilement, stupidement, dans cette plaine rase. Un
jour, nous les abandonnâmes.
L'ennemi se trouvait installé sur notre rive, au Nord et au
Sud de notre ferme, à une distance de plusieurs kilomètres. 11
franchissait régulièrement la Strypa tout près du village de
Bohalkovce. Nous savions qu'il avait ses jDositions principales
sur l'autre rive, mais nous ignorions s'il s'était également for-
tifié de notre côté. Ses positions formaient donc une sorte de
demi-lune, dont les cornes approchaient de nos postes. Nous
nous trouvions, ce soir, au centre de cette demi-lune.
Devant nous, vide, mystérieuse et remplie de dangers, s'éten-
dait l'immense plaine, jusqu'aux eaux rapides de la Strypa.
Nous envoyâmes d'abord deux groupes de quinze hommes
explorer ce champ noir et inconnu, afin de ne pas être pris
par derrière pendant notre marche sur la ferme ennemie. Le
premier groupe habillé de blanc fit bientôt une rencontre. Au
loin nous entendîmes des hennissements de chevaux, et presque
immédiatement des coups de fusil, et des bruits plus lourds,
qui semblaient provenir d'explosions de grenades à main.
Les hommes, de retour après quehjue temps, nous apprirent
qu'ils s'étaient mis en embuscade, et qu'ils avaient surpris un
détachement de cavaliers ennemis. Leurs grenades, dont la
portée avait été mal calculée, n'avaient pas eu d'effet. Il leur
semblait avoir touché quelques cavaliers, mais l'ennemi avait
tourné bride et s'était échappé dans la dircclion de Bohatkovcc.
Tandis que nous écoutions ce récit, l'un de nous vit un
groupe d'hommes s'approcher, dont il fut impossible de déter-
miner le nombre ni la qualité. Nous étions cachés par la proxi-
5G LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
mité des arbres, dont le bosquet touffu engloutissait nos formes
et mouvements.
Nous deux et quatre soldats, nous nous mîmes au milieu
du sentier. Les autres éclaireurs gagnèrent, la broussaille, où
ils tendirent une embuscade. Quelques minutes passionnantes
s'écoulèrent. Enfin, nous pûmes voir. C'était le deuxième
groupe de nos hommes qui avait pris une voie détournée pour
revenir !
Jusqu'ici, l'expédition n'avait été pour chacun de nous
qu'une lutte contre soi-même, intérieure. Chez les hommes,
je remarquai que ce jeu de craintes et d'apaisements, de vie
excitée et d'amollissement des nerfs, provoquait de l'impa-
tience. Ils devenaient nerveux, «t je vis dans leurs gestes la
montée d'une vague de passion. Les mouvements de têtes
étaient plus brusques et, dans les yeux, passaient des éclairs
de colère et d'audace. J'en fis la remarque à mon ami.
(( Oui », répondit celui-ci, (( ils s'ennuient, ils voudraient
en finir ».
Il fallait maintenant prendre la ferme : on nous avait rap-
porté qu'elle était occupée par un détachement ennemi qui
pourrait nous couper la retraite.
Nous ne pouvions plus avancer sous la protection de l'obscu-
rité. La brume, secouée par le vent, s'évaporait lentement.
Une légère clarté précédait la lune et descendait d'un ciel où
quelques étoiles brillaient déjà, sur cette plaine infinie, dans
laquelle nous marchions à grand'peine, petit troupeau perdu
dans la neige.
Les hommes nous avaient suivi docilement, en longue file,
au commencement de l'expédition. Dès qu'ils flairaient le par-
fum du danger, ils voulaient rompre la ligne et s'élancer.
Impatients et amoureux de l'aventure et du danger, ils vou-
lurent nous devancer, Pourine et moi. Le jeune officier, d'une
voix étouffée et autoritaire, leur ordonna de s'éclipser, mais
ils obéirent à peine. Car le soldat russe est terriblement entêté
dans ses passions. Sous ses gestes flegmatiques, sa lenteur et
son air doux, son âme est tendue comme un ressort. Vous le
SOUSLETSAR OJ
verrez doux comme l'agneau de l'Apocalypse, mais tout à
coup, quelque part, un levier se déclanche, un sentiment caché,
une image vénérée, une émotion inavouée, et le voilà secoué
par un mécanisme violent — subitement clairvoyant et aveugle
à la fois, terrible et déterminé.
Nous parcourûmes encore une distance assez grande dans
une sorte d'anxiété et de fièvre : nous étions des buts qu'on ne
pourrait manquer. A notre surprise, le silence nous attendit.
Nous poussâmes la porte de la ferme. L'habitation était vide :
elle portait toutes les traces d'une occupation récente.
Désappointés, fatigués, refroidis, nous retournâmes vers la
maison qui formait notre base, pour nous chauffer et pour
retrouver le souffle perdu. Autour d'une mauvaise chandelle
fumante, qu'on avait posée sur une chaise boiteuse, les quel-
ques hommes qui formaient la troupe d'occupation étaient
assis sur un banc et sur des chaises, le fusil entre les genoux,
et, sans s'occuper des habitants, ils chuchotaient ou rêvaient.
Dans un grand lit dormaient ou faisaient semblant de dormir,
une assez jeune femme et deux enfants, blottis contre elle. Ces
corps entrelacés, qui s'entouraient de leurs bras nus, bien
développés et vigoureux chez la femme, et tendres et indécis
chez les enfants, formaient un groupe touchant. Un chien,
couché devant le lit sur une natte, levait de temps en temps la
tête, et ses yeux inquiets et menaçants parcouraient l'assem-
blée. Le mari s'était étendu sur le poêle et, après avoir répondu
en russe à une question topographique de Pourine, il chercha,
sur la maçonnerie blanchie de chaux, une pose plus favorable
au sommeil qui ne voulait pas venir cette nuit et qui se lui
était refusé pendant tant de longues nuits d'hiver.
Le plaine était maintenant libre de tous les côtés. Le brouil-
lard s'était dissipé. La lune brillait à l'horizon et projetait sur
la neige des ombres immenses, dont les inégalités du terrain
défiguraient les contours. Nos manteaux gris faisaient tache
dans la blancheur de cette neige qui nous assiégeait de partout.
Il fallait marcher vers la rivière. Bientôt nous atteignîmes
58 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
nos anciennes tranchées de première ligne, abandonnées. Ici et
là, les contours ondulants étaient brisés par les obus autri-
chiens. Toutes ces fortifications, remuées, coupées par de grands
cratères de sable, ces travaux de terre et ces poutres d'abri
nous rappelaient les souffrances inouïes que devaient avoir
subies pendant de longues semaines nos troupes exposées en
rase campagne aux bombardements incessants des grosses
pièces ennemies qui, mathématiquement, régulièrement, frap-
paient en plein ces pauvres buts si visibles.
La promenade vers la rivière à la recherche des positions
ennemies se faisait maintenant en pleine lune. Le vent, tombé
subitement, avait laissé de petits flocons de brouillards, accro-
chés dans les broussailles et suspendus aux rives de la Strypa.
Il n'y avait plus de sentiers et, pendant notre marche au
hasard, nos jambes s'enfonçaient à chaque pas de deux pieds
ou plus dans la neige. A travers nos grosses bottes, le froid
impitoyable entrait dans nos membres endoloris par une im-
mense fatigue. '
Au Nord résonnèrent tout à coup, très loin (puisque nous
ne vîmes pas la lumière des explosions), des coups de grenades.
C'était une autre reconnaissance aux prises avec les gardiens
des tranchées allemandes. Vraiment, on ne dort pas toujours
dans notre armée, la nuit.
Lentement nous nous approchions de la rivière. Les deux
rives étaient parfaitement visibles. Tout à coup, de petites
flammes parurent et des coups de fusil, très proches, nous ré-
veillèrent de la sorte de torpeur dans laquelle nous marchions.
Une balle siffla au-dessus de nos tètes. De petits points noirs
cooirurent vers la gauche. Les avant-postes ennemis gagnaient
un abri dans la forêt.
Presque au même moment, d'autres coups de fusil sur
l'autre rive furent tirés, qui se multiplièrent et se dévelop-
pèrent en une fusillade générale, vacarme épouvantable auquel
se mêla bientôt la voix autoritaire et stupide d'une mitrailleuse.
On devinait la peur des hommes, subitement éveillés d'un som-
s O U s L E T s A R 59
meil rare et toujours agité, peur qui se transformait en un
besoin de se venger et d'avertir.
Nous nous étions jetés à terre. Les balles, par centaines, avec
de jolis gazouillements, passèrent au-dessus de nous. De temps
en temps, elles éclataient, contre un tronc d'arbre ou au loin
contre une pierre, en flamme bleue. Nous étions étendus en
une ligne très longue, et quand le feu insensé et mal dirigé
cessa après quelques minutes, aucun de nous n'avait été touché.
Poiirine avait cependant eu l'occasion de noter la place pro-
bable des positions ennemies. Au moins, un but de notre expé-
dition avait été atteint.
Il était à ce moment 4 heures du matin, et nous avions encore
une heure et demie de marche à faire. Suivis de nos hommes
qui ne semblaient nullement fatigués, nous prîmes le chemin
de retour. Tout d'abord, nous marchâmes courbés, puis nous
nous redressâmes quand nous vîmes que l'ennemi ne tirait
plus. Il n'aimait pas être dérangé pendant la nuit, voilà tout.
Pourine et moi, nous nous étions pris par la taille, pour nous
aider mutuellement sur la route glissante.» Nous sommeillions
tous les deux pendant que nos jambes, raidies, nous portaient,
d'un mouvement automatique et saccadé, vers les paradis loin-
tains de la chaleur et du repos.
DEUXIÈME PARTIE
SOUS LA RÉVOLUTION
La canaille qu'est l'homme s'habitue à tout.
D08TOÏEV6KY.
Nicht Voltaire 's maasvolle, dem Ordnen,
Reinigen und Umbauen zugeneigte Natur,
sondern Rousseau 's leidenschaftliche Thor-
heiten und Halblùgen haben den optimistischen
Geist der Révolution wachgerufen... Jeder sol-
che Umsturz bringt die wildesten Energien,
als die Isengst begrabenen Furchtbarkeiten
und Maasslosigkeiten fernster Zeitalter, von
Neuem zur Auferstehung. Ein Umsturz kann
wohl eine Kraftquelle in einer matt gewor-
denen Menschheit sein, nimmermehr ein Ord-
ner, Kunstler, Vollender der menschlichen
Natur.
Nietzsche.
{Menschliches, Allzumenschliches 1,8.)
VERDUN
Je rentrai en France au mois de juillet 1916. Après une visite
superficielle à l'armée, en compagnie de deux Américains,
MM. Beck et Johnson, j'eus l'honneur d'un séjour prolongé et
extrêmement intéressant dans la zone du front. Je fus d'abord,
pendant à peu près une semaine, l'hôte du général Gouraud.
Je dînais chaque soir — après une visite à un secteur limité du
front — chez le général, à Châlons, et j'eus ainsi fréquemment
occasion de causer longuement avec ce magnifique officier.
Malheureusement , le front de Champagne était calme, l'ennemi
étant engagé sur la. Somme et devant Verdun. Le gr:ind chef
m'invita à revenir chez lui, dès que la poursuite de l'ennemi
aurait commencé. On la pronostiquait trop tôt, mais je n'ai
rencontré qu'à l'arrière des personnes qui en doutassent. Je
fis une intéressante visite au, front d'Argonne, chez le colonel
Picot; le général Hirscl^auer me fit une forte impression.
Le général Nivelle me garda, ensaUe pendant une dizaine de
jours. J'avais une chambre chez le curé, délicieux prêtre de
village, et je prenais mes repas du soir chez le général. Chaque
soir, après mes visites au front, je l'attendais devant son bureau.
Nous nous promenions ensuite dans la rue jusqu'à l'heure
où ses quatre compagnons de table, parfois attardés dans leurs
bureaux, venaient tious rejoindre. Nous dînions à proximité
de la maison au double escalier de pierre, désormais célèbre, où
le général de Castelnau avait pris les mesures qui allaient sau-
ver la rive droite de la Meuse, et où les grands chefs Pétain
et Nivelle ont conduit les immortels com.ba.ts. A table régnait
une tranquille gaîté. Le général Nivelle., esprit très, fin et
équilibré, m'interrogeait sur le front russe, et m-e documentait
sur le sien, en vue des conférences qu'on m'avait prie de faire
64 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
en Russie, comme neutre, sur le jroni français. Un soir, je me
trouvai assis en face du général Pétain, qui était de passage.
Je me rappelle sa conversation caustique. Il maltraitait certains
inspecteurs d'artillerie d'avant -guerre, mais ne voulait pas
entendre beaucoup de mal des députés : u II faut savoir les
utiliser, toute la question est là. » Et en me fixant: a Tout
cbmme les correspondants ! » Je répondis quil faudrait encore
qu'on en trouvât qui se laissent « employer ».
Je fis de longues visites à différents secteurs du front, d'abord
en compagnie du lieutenant Tardieu, du service historique,
plus tard seul. J'examinai en détail le fort de Souville, sous un
bombardement avec les 220, et — ce qui fut pire — avec de
grosses pièces de marine. Je visitai aussi ce célèbre petit bout
de terre, labouré par vingt formidables bombardements, qu'on
persistait, par superstition géographique, à nommer Fleury,
quoique ce village eût été si complètement effacé, qu'il fut
impossible au commandant du bataillon qui l'occupait, et à
moi, d'y retrouver la moindre trace des bases du clocher et de
la gare.
A certains jours, il n'y avait pas de secteurs calmes. Mes
promenades dans le Ravin des Vignes et dans les ravins avoi-
sinants, sous des feux de barrage à gros calibre (pour empêcher
le ravitaillement du front), sont encore présentes devant mes
yeux, après cinq ans. Je revois aujourd'hui, comme si j'y
étais hier, ces majestueux paysages, où les entonnoirs se tou-
chaient sur des dizaines de kilomètres, et où les obus percu-
tants ne faisaient plus éclater que la poussière. Je vois encore,
dans ce grandiose désert, les puissants éclatements approcher
et s'éloigner rapidement, et sous les nuages de poussière et de
fer, les petits soidats, chargés de la relève ou du ravitaillement,
trébucher sur les pentes, s'accroupir dans les trous, s'élancer
comme mus par un mécanisme d'automates, ou marcher d'un
mouvement stoïque et indifférent.
Partout, dans les lignes avancées, terrés dans les gros trous
d'obus, des poilus invaincus, résignés et ne vivant plus que
,par l'esprit. Misérables, isolés pendant parfois une semaine
c^
■M'-^W^' '•)
Devant Tcharlorisk.
Morts à l'assaut. Au fond, la ligne blanche de la tranchée autrichimn
Feinnic-soldat : lidiana Kakum irir. Iti ans, entre le plus giaml
et le plus jiclil .-(ild.il du ()()'' régiment.
sous LA R E \' O L U T I O N
65
entière, sous les intempéries et la ruilraille, ils n'avaient même
pas la consolation de se sentir coude à coude avec les camarades,
alignés en face de la mort.
Je n'ai fuit qu'y passer, et parfois que f)i'y attarder, conscient
du privilège de pouvoir assister à ce spectacle digne d'un dieu,
où la vie ouvrait comme une quatrième dimension de la souf-
france et de la vertu. J'ai souvent pensé, depuis, qu'il aurait
fallu y promener, chaque jour pendant une seule heure, les
futurs membres du Conseil Suprême, pour les préparer, par
de convenables exercices spirituels, aux délibérations sur les
réparations par l'ennemi.
Dans le général Mangm, commandant un C.A. devant
Verdun, je rencontrai une de ces figures, sous lesquelles notre
imagination essaye d'évoquer les glorieux soldats de l'Empire,
stratèges autant que sabreurs, d'une intelligence et d'un entrain
également magnifiques. Ayant reçu l'indication de me recevoir
« comme si j'étais un officier français », il me reçut bien, et
mit un avion à ma disposition, pour mes visites journalières
au. front. Celui-ci fut piloté par l'adjudant Delcamps, garçon
brave et froid. Le jour de l'attaque près Thiaumont, destinée
à rectifier la. base du départ pour Vaux, je partis avec les ordres
de combat en. poche. A partir de i6 heures, j'assistai, à une
hauteur de HOO mètres, aux déclanchements successifs des feux
de destruction et de barrage. Juste avant 17 heures et demie,
nous descendîmes à 200 mètres. Vingt avions français en l'air,
et pas un allemand. L'entiemi tira, sur notre avion, mais trop
court. A il heures et demie exactement, les soldats français
sortirent de leurs trous : de tout petits points en bas, formant
un front inégal et fluctuant, puis, une dem.i-heure plus tard,
refluant, plus nombreux : on avait fait 300 prisonniers.
Je retournai en Russie, au. début de l'an IUI7. En attendant
mon p'isscpdil pour les zones milibii rcs, je coinincnriii ma
série de lecliirrs jxir une conférence sur la baUillle de \ er-
dun, dans la. grande sa.lle du. « Club de 1' \rnié(- cl (/«' la
Elotle » au Litéiny prospeld. Un public nombreux apprécia
5
66 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
surtout les photos que j'avais prises d'en haut de deux champs
de bataille à Verdun. MM. Paléoiogue, Doumergue, le général
Janin, l'officier par cjui le général de Castelnau s'était fait
représenter, le cotyimandant Buchsenschulz et des dignitaires
russes me firent l'honneur de venir me complimenter.
Plus tard, j'ai eu l'occasion, au front russe, de continuer
dans les étals-majors ma série de conférences. Les officiers
russes, accoutumés aux avances et retraites sur d'immenses
distances, et insuffisamment informés sur les conditions au
front occidental, avaient pris l'habitude de railler les commu-
niqués franco-anglais : u Une grande victoire, avance de vingt
mètres, trois prisonniers, un blessé ! » Tout cela était bien
changé. L'orgueil militaire de ces pauvres gens fondit dans la
calamité générale. Jamais ils n'avaient tant parlé sur le passé,
et si peu sur l'avenir. Même les grandes défaites de 1915 leur
semblaient maintenant pleines de majesté. Penchés sur mes
photos, 77ies cartes et chiffres, ils réalisaient' en même temps
la grandeur militaire de la France et la profondeur de l'abîme
dans lequel ils glissaient.
CHAPITRE PREMIER
LE PRIKAZE N^
LE fameux prikaze n° i, reprenant un décret de la révo-
lution de l'an igoô, prescrivit aux soldats de ne recon-
naître aucune autorité en dehors du Comité d'ouvriers
et soldats, et les libéra du salut et de l'obéissance aux officiers.
Il fut affiché dans la nuit du i" au 2 mars 1917, dans les cir-
constances suivantes :
Ce qu'on appela la (( volonté du peuple » n'avait créé que le
pur désordre. Parmi tous les parfis en présence, il n'y en eut
que deux qui eussent une religion politique. Ce furent le groupe
nationaliste, allant de la droite au parti cadet, et le parti gou-
verné par le Comité des délégués des ouvriers et soldats, com-
munément nommé Soviet.
Le groupe nationaliste était composé des officiers, de la plus
grande partie de I' « intelligence », des fonctionnaires, etc.
Son chef légitime était le grand-duc Michel Alexandrovitch, dé-
signé par Nicolas II comme son successeur. Malheureusement,
le grand-duc, comme d'ailleurs la plus grande partie de la
haute noblesse de l'Empire, faillit à sa tâche. Il accepta l'ar-
gument du cabinet des ministres (à l'exception de Milioukof ; t
Cloutchkof) et abdiqua, « ne voulant pas marcher dans le sang
de ses sujets », etc., argument digne d'une élève de pensionnat.
11 décapita son parti, laissa les officiers sans chef légitime, les
livra aux dix mille comités et à des chefs improvisés et sans
prestige, et fut ainsi responsable de leur désagrégation.
A partir de ce moment, le Soviet fut en Russie la seule orga-
nisation unie, animée d'une conviction inébranlable, gouver-
68 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
née d'une main sûre, frappant l'ancien régime sans relâche,
s'adressant, par-dessus la tête du gouvernement provisoire,
directement à l'armée, à la classe ouvrière qui, bientôt, à
l 'assaut du pouvoir, ne trouveront devant eux que le vide.
Le gouvernement, composé du cabinet des ministres, s'ap-
puyant sur le Comité de la Douma, ne fut, en somme, qu'un
cabinet d'affaires. Ses membres étaient pour la plupart hon-
nêtement et sincèrement résolus à sauver tout ce que l'ancieiv
régime renfermait de bon, mais leur politique n'était basée
sur aucun parti organisé. Le pire, ce fut qu'il devait agir,
tandis que l'initiative lui échappait, et que mille faits accom-
plis l'obligeaient sans cesse à des mises forcées.
Quand, le 3 mars, M. Goutchkof retourna à Petrograd, avec
l'acte d'abdication de l'empereur, il apprit, à la gare, que
le prince Lvof l'avait désigné pour le minislère de la Guerre.
En prenant possession de cette fonction, il se trouva devant
des faits accomplis :
Depuis trois jours le prikaze n° i, télégraphié dans toutes
les unitési de l'armée, y avait fait des ravages.
Un accord conclu entre le Soviet d'un côté, et le Doumski
Komitet avec les futurs membres du cabinet de l'autre, stipu-
lait l'abolition de la peine de mort, la défense au gouvernement
de faire n'importe quel changement dans la garnison de Petro-
grad, et rintroduction d'un nombre de réformes dites démo-
cratiques dans l'armée.
Le même jour, le général Alexéief pria le ministre de la
Guerre d'abolir le prikaze par un nouveau décret. En opérant
de cette façon, M. Goutchkof aurait créé un conflit public,
dont l'issue n'eût pas été douteuse. Il se mit donc immédia-
tement en relation avec la a Kontaktnaia Kommissia » que le
Soviet avait nommée pour la discussion de toutes questions
pratiques avec le gouvernement. Le président en était M. Soko-
lof; parmi les membres se trouvaient Stiéklof et Skobelef.
M. Goutchkof argua que le prikaze empêcherait la continua-
tion de la guerre. La Commission alla délibérer dans une pièce
contiguë au cabinet du ministre. Elle semblait prête à retirer
sous LA REVOLUTION
69
le prikaze quand Stirklof (alias .Nakhanikcs) proposa une t'cliap-
patoire, qu'on accepta : un second prihaze abolirait le ])n'inier,
pour la zone du front.
Le ministre remit cetlo proposition à la Commission pour
les réformes démocratiques au ministère de la Guerre. Cette
commission était composée de généraux et de colonels, élus
par les divers bureaux du ministère, sous la présidence du
général Polivanof, ancien ministre de la Guerre. Cette commis-
sion renvoya le nouveau prikaze avec la mention (( qu'on n'au-
rait pu trouver une meilleure solution ». Le prikaze n° 2 fut
donc émis par le Soviet, qui y ajouta «qu'il avait été rédigé en
collaboration avec le ministère de la Guerre ».
Le prikaze n° i n'avait pas été composé par les bolcheviks.
Au commencement de mars, ce ne furent pas encore des bol-
cheviks Israélites (Zinovief, Trotsky, etc.) animés d'une forte
haine contre l'ancien régime, qui accélérèrent le mouvement
révolutionnaire. Les Caucasiens Tchéïdze et Tseretelli, le Russe
Sokolof furent responsables du funeste décret, que Sokolof osa
encore défendre deux mois plus tard : (( Il avait été indispen-
sable pour briser le prestige des officiers ». Il fut d'ailleurs,
comme de juste, fortement maltraité par des soldats, pendant
une tournée au front, et revint, la tête en bandages.
Pendant les premiers deux mois, le Soviet, quoique conti-
nuant son action autonome sur l'armée, collabora avec le mi-
nistère de la Guerre, pour faire légaliser par lui ses résolutions.
Malheureusement, il y trouva des instruments dociles. Ce ne
fureîit pas des 'avocats et politiciens, ni des prai)orchlchiks
rouges, ce furent des officiers de carrière, pour la i)hipart bre-
vetés, et conscients de l'importance de leurs décisions.
Le « Soldatski Siezd » de Minsk, organisation de soldats, au-
torisée par le général Gourko, avait élalWé un projet des
<( droits du soldat » (ooniine si ce t'Ai le moment dVn inventer
<-ncoro !). Le Soviet l'envoya à M. Goutchkof pour sa signature.
Jugeant que la publication d'une telle déclaration détruirait
îles restes de là discipline dans l'armée, M. Goutchkof la remit
70 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
à la Commission pour les réformes démocratiques. Deux jours
plus tard, le général Polivaiiof la lui rendit : elle avait été
acceptée à lunanimité. Le ministre la lui remit de nouveau,
ajoutant que la Commission lui rendrait le rejet plus facile,
si même une minorité se prononçait contre la déclaratiori.
Quelques jours plus tard, le général Polivanof revint : elle
avait de nouveau été acceptée, et à l'unanimité.
Entre temps, les commandants des trois groupes d'armées,
ainsi que le général Alexéicf, avaient prié M. Goutchkof de ne
pas signer la « Deklaratsia Prav soldata ». Fort de cette atti-
tude des chefs, M. Goutchkof déposa le général Polivanof, et
nomma à son poste le général Novitsky. Mais celui-ci lui
ramena la « Deklaratia », agréée à l'unanimité.
Quand M. Goutchkof refusa de la signer, il reçut la visite
de deux membres du Soviet, qui lui notifièrent qu'on pourrait
peut-être se passer de sa signature ! Le projet resta dans les
archives du ministère, jusqu'à l'arrivée de Kérenski, qui en
prit la responsabilité. Mais peut-on lui en faire un grief ?
CHAPITRE II
SCÈNES
DE LA RÉVOLUTION RUSSE
I. — Soldats.
LE service d ordre est toujours assuré à la Douma par
des régiments de la garde en grande tenue et magni-
fiques. L'alignement des troupes est si parfait qu'on
s'attend à voir apparaître le cortège des officiers supérieurs qui
les passeront en revue. Mais aucun officier ne se montre. C'est
spontanément, sans ordres et sans raison que les soldats con-
tinuent les parades réglementaires des jours de fête.
Dans la salle des pas perdus, dans la salle Catherine, les
scènes qui se succèdent sont d'un pittoresque difficile à décrire.
Il n'y a que des soldats devant les bureaux des députés; on ne
voit que des formes grises aux fenêtres et jusqu'aux balustrades
de la petite tribune. Les soldats sont assis sur les marches ou
couchés par terre et dorment avec leur sac et leur fusil. Quatre
rangs de chaises ont été réservés à leurs camarades blessés,
que des sœurs de charité conduisent à leur place.
Au milieu de la salle des étudiants, quelques étudiantes, des
délégués du Comité des ouvriers et soldats, et, dominant toute
la foule par sa haute taille, un cosaque de Iakoutsk, véritable
géant, se promène à grands pas. Il est vêtu d'une peau de
renne blanche à grandes taches noires ; il est chaussé de
mocassins. Venu de Sibérie avec les plans d'une nouvelle mine
d'or, il a été attiré par ce foyer révolutionnaire. Il va, de droite
72 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
à gauche, examinant chacun de ses yeux perçants et prodi-
gieusement intéressé. Je l'aborde. Il salue la révolution avec une
ardente conviction ; mais c'est un petit propriétaire et il déteste
les social-démocrates : aussi, le voilà, au milieu des soldats et
des 'ouvriers que ses gestes véhéments ont rassemblés, qui fait
le procès des Marxistes. Les soldats semblent l'approuver ; alors,"
des étudiants se mêlent à l'auditoire et la discussion commence.
Les orateurs ne cherchent qu'à impressionner les soldats qui
écoutent, bouche bée et les yeux brillants, et font un effort
considérable pour comprendre toutes ces idées nouvelles et
compliquées.
Des groupes se forment où chacun argumente. La foule
s'écarte pour faire place aux grands blessés qui se font porter
près des orateurs, ou qui s'approchent, appuyés sur leurs bé-
quilles. Des députés interviennent et des membres du Comité
des ouvriers et soldais. Deux ou trois officiers écoutent aussi et
semblent complètement dépaysés au milieu de leurs hommes
si attentifs. Des journalistes passent, des fonctionnaires sans
postes et quelques jeunes femmes légères que les étudiants
ont amenées dans des autos confisquées aux « bourgeois ».
Soudain, la dernière édition du Joiwnal officiel est annon-
cée. Elle interrompt les conversations, les rêveries, les
discussions et les disputes. On s'arrache les feuilles que des
employés de la Douma jettent à pleines mains dans la salle.
Il n'y a plus que des petits groupes de lecteurs qui lisent ou
épèlent à haute voix les dernières nouvelles...
C'est la première fois en Russie que le peuple prend à cœur,
si passionnément, les moindres détails de la vie politique,
devenue libre, claire et triviale.
Encore des régiments qui passent. Ils viennent de la gare
Nicolas et descendent la rue Sadovaïa, en ordre parfait, en
rangs serrés, sans permettre aux civils qui les accompagnent
de se mêler à eux. Ils s'en vont; acclamés par la foule. Je pense
sous L A R É V O I. U T I O N 73
à la réserve de ces milliers de soldats qui, entassés depuis trois
jours dans la capitale, avec leurs fusils et mitrailleuses, sans
officiers, et absolument libres de faire ce qu'ils auraient voulu,
n'ont presque encore commis d'excès. Quelques boutiques pil-
lées, c'est tout.
Les habitudes de discipline, incomparable legs de l'ancien
régime à ces paysans, ont été pour beaucoup dans cette tenue :
elles ont permis aux soldats d'aborder les dangers — générale-
ment imaginaires — coude à coude. Conscients de leur solida-
rité de soldats quoiqu'en ayant oublié la source, qui est la fidé-
lité, ils ont refusé de se laisser entraîner par l'élément anar-
chiste de la populace. Il faut dire aussi que les soldats n'ont pas
pu trouver d'alcool dans ces journées énervantes, où ils au-
raient cherché dans l'ivresse l'oubli de la fatigue, du danger,
des représailles possibles. Pas d'alcool. C'est ce dernier bienfait
du tsar à son peupjle qui l'aura le plus sûrement perdu.
•2. — Les femmes.
Les femmes avaient joué un rôle important dans la révolution
de 1905. Elles avaient risqué leur liberté et leur vie : plusieurs
étaient tombées les armes à la main. Dans ces journées de mars,
on n'a pas vu de femmes dans la rue : à peine quelques
fausses infirmières brandissant des sabres à côté de jeunes
i;ens, les véritables (c sœurs de charité » restant dans les phar-
macies à soigner les blessés qu'on leur apportait. Cette absence
des femmes fait comprendre le caractère imprévu, improvisé
des événernents. Les femmes ont besoin de préméditer leurs
violences. Les révolutionnaires sont des intellectuelles : c'est
pour suivre leurs convictions qu'elles acceptent les dangers, les
sacrifices de l'émeute. Rien n'ayant été préparé, elles ont été
surprises ; elles ont hésité. Les hommes retrouvent [ilus faci-
iem.cnt leur présence d'esprit et ils aiment à riscjner.
3. — Idéalistes.
Je rencontre deux officiers en civil. Ils sont très contents.
74 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Gentilshommes, officiers de régiments de la garde impériale,
ils avouent que tout le monde était indigné et que létat des
choses n'était plus tenable. On enviait les autres pays de
l'Europe où on allait respirer de temps eh temps. Ils avaient
notifié par écrit à leur colonel qu'ils n'exécuteraient pas les
ordres donnés et resteraient chez eux.
Plus tard, je rencontre le général M..., ancien officier de la
garde, vieillard respectable, très cultivé. Il me presse la main :
« Depuis quarante ans, me dit-il, j'attends ce jour, et je suis
content d'avoir vécu assez longtemps pour voir enfin poindre
la nouvelle aube. »
D'importants fonctionnaires que j'ai vus ne me cachent pas,
eux, leurs inquiétudes. J'ai l'impression qu'ils comptent, dans
leur for intérieur, sur le poids d'inertie des administrations.
On peut tuer les policiers, prendre d'assaut les ministères, libé-
rer les prisonniers politiques, promettre toutes les libertés...
Quelques traits de plume, le bruit des chaînes qui tombent :
c'est fait. Mais les administrations continueront leurs travaux.
Quel que soit le nouveau gouvernement, il aura besoin d'orga-
nisations qui ont mis un demi-siècle à mûrir, de fonctionnaires
qu'on ne remplace pas en quinze jours. Bientôt, on demandera
autre chose que des cris enthousiastes, des musiques dans la
rue, des cortèges que suit la populace. On voudra que l'ordre
revienne, que la vie sociale reprenne dans le lit que les siècles
ont creusé.
4. — Convictions démocratiques.
Quelques membres de la Commission des Douze, Rodzianko,
Milioukof et d'autres, sortent pour haranguer les soldats.
Hissés et portés chacun par deux hommes au-dessus des
têtes, ils exhortent au calme, ils exigent que les ouvriers
reprennent le travail. On les acclame. Au loin, un orchestre se
rapproche, qui joue la Marseillaise.
Voilà le grand-duc Cyrille, à pied, en uniforme d'officier de
marine. Il vient témoigner de sa sympathie au gouvernement
sous LA RÉVOLUTION 75
révoliifif)unairc. On h- hisse à son tour sur les épaules, on le
montre aux soldats, on l'acclanie, on pousse des hourras. Au
comble de la joie, les fusiliers marins qui portent le grand-duc,
Milioukof et Rodzianko, les balancent tous les trois. On voit
leurs bustes tantôt surmonter la foule de toute leur taille et
tantôt disparaître parmi les soldats.
Ln moment après, la place du grand-duc est prise par un
agitateur révolutionnaire qui, hurlant et s'agitant, réclame
sur l'heure la république démocratique. On l'acclame, on le
balance avec autant de plaisir que le grand-duc. Les cosaques
qui assistent à cheval et sabre au clair, en longue file derrière
la haie des fusiliers marins saluent chaque fois et, le visage
impassible, poussent chaque foiG des cris de joie...
Maintenant, on amène des prisonniers : de vieux généraux
à pied, un amiral sifflé par les marins, des officiers d'inten-
dance. Ils sont escortés par des soldats baïonnette au canon ou
des cavaliers saljrci au clair. Quand un gorodovoï arrive, il est
accueilli par des grognements et des éclats de rire : « Sacré
Pharaon, cochon, idiot, tu voulais tirer sur nous, n'est-ce
pas ! » Puis, on le laisse tranquille : il est prisonnier, on ne
le touche plus. Si les haines sont terribles dans ce pays, elles
tombent vite et s'éteignent dans l'indifférence et la bonté de
la race. Cependant, d'autres policiers arrivent en des états plus
piteux. Ils sont entassés dans des voitures de la Croix-Rouge,
les tètes bandées, les yeux clos, accompagnés d'infirmières et
de soldats.
Protopopof s'est rendu à la Douma dans son aulo qu'il con-
duisait lui-même. En arrivant au corps de garde, il avait l'air
d'un fou. On ne l'a pas touché.
Celte révolution est la première où l'automobile joue un pa-
reil rôle...
5. — Inepties dangereuses.
Je viens d'assister à deux meetings.
Comme ils parlent bien, tous ces orateurs, improvisant,
selon les circonstances, selon les interruptions. Que cette ar-
76 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
deur des étudiants socialistes et même de leurs chefs serait lou-
chante si elle n'était pas si dangereuse*! Ils ont une abondance
de paroles incomparable, des gestes larges, ils trouvent des
mouvements oratoires d'une force singulière, martelant chaque
phrase avec passion et soulevant aisément les applaudissements
les plus enthousiastes ou les huées les plus vigoureuses. Mais
c'est leur talent que l'auditoire admire. Malheur à l'orateur qui
plaît à la foule. S'il commence trop tôt sa péroraison, on lui
crie : (( Continuez ! » Il répond : <( Mais j'ai tout dit. » Alors la
salle de hurler : « Non ! non ! Continuez I continuez ! » Et le
malheureux doit recommencer, esclave de ce tyran aux mille
têtes dont il a cherché les faveurs et qui, maintenant, le tient
en haleine.
Un autre orateur est acclamé dès qu'il apparaît sur l'estrade.
C'est un Polonais, une sorte de héros populaire. Mais sa voix
est faible et ses gestes sont trop langoureux au goût des éner-
gumènes du meeting. Si sympathique qu'il soit au public, une
forte voix crie : (( Assez ! )) Aussitôt, d'autres voix s'élèvent :
« Oui, c'est assez ! Partez ! c'est assez ! » En vain, le héros
populaire essaie-t-il d'atteiidrir l'auditoire par des attitudes élé-
gantes, des gestes d'ange qui déploie ses ailes, le président ie
tire en arrière par un pan de son habit.
Tout ce que disent les orateurs est d'une ignoble ineptie, et
vieux pour nous, mais c'est une révélation pour l'auditoire.
Les ouvriers écoutent avec avidité le développement des pro-
grammes les jjIus violents qu'on leur expose pour la première
fois, sans qu'un policier ou un censeur vienne mettre un frein
à ces imaginations déchaînées. « On partagera toute la terre
de Russie entre les paysans », dit un orateur, très applaudi.
<( Gouvernement par représentation, sans centralisation »,
explique un autre. Un étudiant réplique : « Il faut d'abord
faire cesser la guerre ; il faut que tous les prolétaires, russes,
allemands, autrichiens, français, se, tendent la main. » Il tombe
mal. Un murmure s'élève, grandit, terrible. On trépigne, in-
sulte l'orateur. On couvre sa voix de hurlements et on exige
qu'il quitte la tribune. Quand, incapable de se faire entendre,
sous LA REVOLUTION //
il hésite, de vieux moujiks se mettent à escalader les balus-
trades et le menacent : u Va-t'en, ou je vais venir et te sortir
de là ! » La salle est debout et ne cesse de crier que lorsque
1 étudiant a rejoint ses camarades qui répondent aux injures
par des injures.
C'est la première fois qu'en Russie les programmes socia-
listes-anarchistes et l'évangile de Tolstoï sont ainsi discutés
devant des auditoires de cinq ou six mille personnes. Ces
paysans, ces ouvriers, ces petits boutiquiers écoutent en se
persuadant qu'ils tiennent les destinées de leur pays et l'avenir
de leurs petits-enfants. Ils ont sans cesse le mot : démocratie
à la bouche, cette vieillerie, cet archaïsme d'une époque qui
jamais ne reviendra, où parfois une foule, rassemblée sur la
place publique de l'iJrbs ou de la Polis, décida des destinées
de sa communauté. Déjà, derrière la façade trompeuse du mou-
vement démocratique, voit-on les ombres de ceux qui se
préparent à être les tsars, les kniazes de demain. Il ne s'agira
jamais plus de démocratie, il ne s'agira que de la façon dont
les nouvelles aristocraties seront reciiitées et se maintiendront.
CHAPITRE III
LES ADIEUX DU TSAR
AU GRAND QUARTIER GÉNÉRAL
LE i6 mars, les généraux et colonels de la Stavka atten-
daient à la gare le tsar qui avait abdiqué la veille et ve-
nait prendre congé de ses collaborateurs. La soirée était
froide. Il neigeait à gros flocons qui tombaient du ciel sombre
et se fondaient dans le paysage uniformément blanc.
A g lieures, le train arriva. Le général Alexéief, chef de
l'état-major, et les grands-ducs Serge et Boris montèrent dans
le wagon impérial, d'où le tsar sortit bientôt, suivi de soti
escorte. II demanda aux officiers alignés :
— Vous êtes tous ici ?
Une voix répondit :
— Oui, Votre Majesté, excepté l'officier de service.
— Et qui est de service ?
— Le capitaine Kojevnikof.
— Il' est nouvellement arrivé P Je ne le connais pas.
Le tsar serra la main de chacun des officiers et leur parla de
la même voix calme, mais les traits de son visage étaient tirés
par les veilles, et ses joues pâles et creuses. Après quelques
minutes, il remonta dans son train et y passa ïa nuit.
Le lendemain, il se rendit dans les appartements qu'il occu-
pait depuis un an et demi, à côté du bâtiment central de la
Stavka. Dans la même journée et celles qui suivirent, il sortit
plusieurs fois en automobile, et fit le tour de la ville. La foule
partout se pressait sur son passage et le saluait à grands coups
de chapeau. Les soldats saluaient plus solennellement encore
et dans le profond silence qui s'étendait alors, on n'entendait
que les sanglots déchirants des vieilles femmes. L'impératrice
sous LA RÉVOLUTIQN 79
Maria Fiodorovna était venue rejoindre ?on fils, et l'accompa-
gnait dans ses promenades à travers les mes où les drapeaux
rouges apparaissaient de plus en plus nombreux sur les bâti-
ments publics et privés.
Un service religieux auquel le tsar assista avec sa mère, a
laissé à tous lui souvenir inoubliable. Avant la révolution, le
prêtre qui ofTiciait devait prier publiquement pour le tsar, au
moment de la consécration. Dans une première oraison, il
appelait la bénédiction de Dieu sur le tsar, la tsarine et le
grand-duc héritier; dans la seconde, il priait pour le Saint-
Synode et le clergé ; dans la troisième, pour les soldats, pour
les fidèles présents à l'office et la chrétienté toute entière ; enfin
il priait à mi-voix pour ceux qu'il aimait.
Or, à ce dernier service célébré devant celui qui avait été
le chef de l'Eglise, devant sa mère, devant le corps des officiers
du G.Q.G. et les hauts fonctionnaires, le prêtre modifia la
première et dit : (( Que Dieu protège l'Etat russe ! » Puis,
se tournant vers les fidèles, il prononça aussitôt et à mi-
voix sa prière personnelle : « Que Dieu protège Nicolas Alexan-
drovitch et Maria Fiodorovna! »
Le tsar reçut du gouvernement provisoire la permission et
l'ordre de quitter la Sfavka et de se rendre à Tsarskoié-Sélo.
Le 21 mars, jour du départ, tous les officiers du G.Q.G. étaient
rassemblés, au nombre d'environ trois cent cinquante, dans une
grande salle ; près d'eux, une quinzaine de soldats représen-
taient les différentes unités attachées à la Stavka. A ii h. 5
— en retard pour la première fois — le tsar entra, accompagné
des grands-ducs Serge, Boris et Alexandre. Il portait un uni-
forme gris de Circassien, avec les cartouches en bandoulière,
le long sabre courbe et le poignard damasquiné.
Il salua l'assistance qui s'inclina en profondes révérences.
Il s'avança, serra la main des généraux, et, s'adressant aux
soldats, il leur dit : « Bonjour, mes vaillants ! » Les soldats
répondirent en chœur : « Nous souhaitons une bonne santé à
Votre Majesté ! » Et ce salut fut émouvant comme tant de jolies
coutumes et de brillantes cérémonies de l'ancien régime cpii
80 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
sont sombrées dans l'épouvantable laideur de la démocratie.
Le tsar prit la parole. Il semblait fort ému, s'interrompait
pour chercher des mots et faisait son geste coutumier qui était
de porter la main à son nez. On l'écoutait dans un profond
silence. On sentait qu'avec cet homme qui allait partir, tout
un régime s'écroulait, toute la splendeur des pompes royales,
tout un système d'ordre difficilement établi, et abandonné avec
une criminelle légèreté.
« Il m'est difficile de parler. J'ai travaillé avec vous pendant
une année et demie. Mais que faire ! »
II hésita, puis se raidit :
« C'est par la volonté de Dieu, et par ma propre volonté que
je dois vous quitter. »
On entendit alors le bruit d'une chute. Un jeune officier
circassien de l'escorte impériale venait de s'affaisser comme un
bloc. Peu après, un autre s'évanouit. Un troisième éclata en
sanglots et on dut le faire sortir de la salle pour que cette
nervosité ne gagnât pas d'autres officiers. Un moment gagné
par cette émotion collective, le tsar dut maîtriser ses nerfs. Il
reprit d'une voix plus femie :
(( Je vous remercie tous pour le concours que vous m'avez
apporté dans mon travail. Je vous engage à travailler encore
pour le salut de la patrie bien-ajmée et à lutter contre l'ennemi
jusqu'à ce qu'il soit chassé entièrement du territoire de notre
chère Russie. »
Puis, se tournant vers les soldats en larmes, il ajouta :
« Je vous remercie également, mes vaillants ! Allez retrouver
vos camarades et exprimez-leur ma reconnaissance. »
Le général Alexéicf répondit à ces adieux impériaux par un
discours délicat et touchant. Mais les paroles du tsar réson-
naient encore dans toutes les âmes. La nation russe qui n'avait
jamais connu tranquillité ni bonheur que sous le poing d'un
maître, répudiait ce chef trop faible, ce fataliste pieux, accablé
par les scrupules et succombé sous les hésitations. L'autorité
séculaire de sa race et de sa couronne allait disparaître, sans
qu'en l'immen'se Russie rien ne restât pour combler la lacune.
sous LA RÉVOLUTION 81
Parmi ces officiers sincèrement affligés mais encore aveuglés
par on ne sait quelle chimère révolutionnaire, il n'était (h'jà
plus qu'un simple homme do manières affables, de sentiments
-élevés et chevaleresques, un véritable gentilhomme. Aussi, lous
courbaient la tète et avaient les larmes aux yeux, lorsque
Nicolas II, dieu redevenu homme, prit congé de ses officiers
•et de son escorte, en souriant tristement.
En quittant Mohilef, le tsar entra définitivement dans une
solitude presque complète ('). Des espérances insensées qu'un
renversement social, si peu motivé, éveillait chez les uns, la
lâcheté chez les autres, prêtent à son abdication et sa retraite
un caractère douloureux et touchant. Son entourage, insépa-
rable de la Majesté Impériale aux jours heureux, l'abandonna
au malheur. Seul, le prince Dolgoroukof rentra avec son
maître à Tsarskoié Sélo, Les autres officiers de sa suite :
Voiéikof, Frédérickz, Mordvinof, Graabe, Narichkine, restèrent
à la Stavka.
(^) Sur les efforts engagés poui; sauver la famille impériale, la
lumière est faite. L'initiative en a été prise par M. Milioukof. Sur
sa proposition. Sir Ruchanan doniancla au roi d'Angleterre de vouloir
accorder asyle et protection fu Tsar et aux siens. La réponse de
Georges V, adressée à Nicolas II, fut affirmative, ne posant que des
■conditions très légères. Sir Buchanan, esprit beaucoup moins péné-
trant qne l'ambassadeur de France, avait manifesté — longtemps
avant la révolution — une confiance illimitée en le parti cadet, et
notamment en M. Milionkof. Il ne remit pas la dépèche au desti-
nataire, mais au ministre des affaires étrangères. Celui-ci, avec l'assen-
timent de Sir Buchanan, n'en pai'la pas non plus à Nicolas II, mais
on référa au conseil des ministres. M. Kerenski, ministre d(! la justice,
en prit donc siio jure connaissance. Il se hâta d'avertir le soviet de
Petrograd, dont il était un membre également. Le soviet s'opposa im-
médiatement au 'départ projeté du Tsar, le gouvernement provisoire
s'inclina comme d'habitude, M. Kerenski se chargea des mesures i\\n
devaient rendre impossible l'évacuation de la famille impériale.
Deux ou trois attachés militaires à la Stavka eurent l'idée de faire
conduire Nicolas II et les siens à la frontière, par une missioil d'offi-
ciers étrangers. Mais par qui aurait-on pu en assurer la garde ? Et
jfuis, il y avait le gouvernement provisoire. Manifestement impuis-
sant, déjà convaincu de sa faiblesse, mais préoccupé de n'en laisser
rien paraître, il aurait sans doute considéré une semblable insistance
de rétraiigrr ((imiuc uuc nirliamc injurieuse à l'égard de la Bévo-
bition.
CHAPITRE IV
LE GÉNÉRAL BROUSSILOF
M
Kamrnicts-Podolsk. juin 1917.
ES premières impressions sur le nouveau commandant
en chef des armées russes datent de septembre ïqiô.
Il commandait alors la 8^ armée. L'avance en Galicie,
à laquelle son armée avait contribué pour une si grande part,
venait d'être presque complètement annulée par une retraite
forcée, qu'on savait très bien conduite, et qui était enfin
arrêtée.
Dans des opérations d'aussi grande envergure que ce flux et
ce reflux d'un million d'hommes à travers tout un pays ennemi,
l'imagination populaire cherche, derrière l'autorilé du stra-'
tège en chef, d'autres noms et d'autres initiatives pour expli-
quer l'étendue de tels succès. De la gloire collective qui enve-
lopjiait les armées du vieil Ivaiiof, la renommée personnelle
de Broussilof commençait déjà à surgir.
Rovno, petite ville du gouvernement de Volhynie, était sa
résidence. Il me reçut dans son train qu'il habitait continuel-
lement. Son visage me frappa tout de suite par la vivacité
caractéristique des yeux et par une expression de bonté mali-
cieuse qui trahissait le grand seigneur et l'homme d'esprit.
Lorsque je séjournais à Rovno, entre mes voyages répétés
dans les régiments, je prenais tous mes repas avec lui et une
huitaine de convives, parmi lesquels le chef d'état-major — le
général Soukhomline — quelques autres généraux et deux ou
trois familiers dont il s'entourait.
Il dominait aisément les conversations, toujours très libres
sous LA RÉVOLUTION 83
et très gaies, et qu'il aimait à poursuivre longtemps après le
dessert. Il supportait les critiques, admettait qu'on le contredît,
et encourageait les répliques. Il aimait, d'autre part, à exercer
son esprit sur un des convives. Le général Palybine servit
quelque temps de cible à ses railleries spirituelles et sans
méchanceté, qui amusaient les familiers, tant ce vieil ofiicier
s'y prêtait de bonne grâce. Son neveu, le jurisconsulte Palybine,
a, depuis, recueilli avec une parfaite bonne humeur l'héritage
de ce rôle délicat.
La voix de Broussilof prend volontiers une intonation mo-
queuse qu'il atténue en articulant les mots avec netteté. Il est
certainement, parmi tous les hommes de mérite que j'ai ren-
contrés en Russie, l'esprit le plus clair, je dirais presque « le
plus européen», si je ne craignais de méconnaître ce qu'il y a
en lui de si profondément russe, et de calomnier son patrio-
tisme.
Il possède une sorte de génie naturel qui lui donne de
grandes facilités de réalisation. Il travaille beaucou]), mais son
labeur ne l'absorbe jamais complètement. Au milieu des opé-
rations les plus ardues, il trouve toujours le temps de s'occuper
de ses amis et de ses hôtes. J'ai toujours eu l'impression que
chez lui le jugement, extrêmement rapide et précis, écono-
misait le travail et qu'il pouvait exécuter en une heure ce
qu'un autre mettrait une demi- journée à accomplir.
Chaque jour, par le beau ou le mauvais temps, été ou hiver,
il monte à cheval de 5 à 7 heures du soir. Il se choisit lui point
h l'horizon et s'y dirige, comme font les vrais cavaliers, par-
dessus monts et vallées. Sa taille de guêpe et son port de tête
gracieux et aisé font de lui un fort élégant cavalier.
Il manquait à Broussilof une qualité qui, sous l'ancien
régime, semblait indispensable aux promotions rapides : il est
— avec Ivano'f, Lélchitsky — - un des rares chefs russes ne
sortant pas de l'Académie du CE. M.. 11 a fallu à Broussilof
de grandes qualités, comme nu'iiciir (l'iidruiues, coniiiic (r;i\ail-
liiir érudit, comme slralègc, et coninic.. (Ii|il(itual(', pour bri-
-rr les résistances, qui entravent tout iiatuiellemciil la carrière
84 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
irop éclatante d'un indépendant. Et ce souple lutteur a très tôt
dans la vie rencontré une précieuse maîtresse, fîère et exigeante,
méprisant les faibles, souriant atix forts, et qui lui est restée
fidèle pendant toute sa vie : la chance.
Broussilof appartient à une vieille famille aristocratique de
rUkraine. Il prétend descendre directement d'un Broussilof
qui, au xvii*^ siècle, alors que la Petite-Russie appartenait à la
Pologne, en fut le Grand Palatin. Le général conserve encore le
grand sceau dont son ancêtre revêtait ses décrets. Le village
Broussilof, dans le gouvernement de Kicf, a été, pendant des
siècles, le siège de sa famille.
Il avait conquis de bonne heure l'estime du grand-duc
Nicolas Nicolaiévilch, et ensuite du tsar. Avant la guerre, direc-
teur de l'École de Cavalerie de Petrograd, et investi de nom-
breuses missions à l'étranger, il fut, quand la guerre éclata,
appelé au commandement du 8" C.A. De brillants succès en
Galicie lui valurent le poste de commandant de la 8^ armée,
qu'il occupa jusqu'au début de l'an 191 6, quand il succéda
au vieil Ivanof.
Par la splendide avance de son groupe d'armées, en juin-juil-
let 1916, pendant laquelle 46o.ooo prisonniers et un incal-
culable butin lui tombèrent entre les mains, Broussilof s'est
élevé fléfînitivement au rang des grands stratèges. La coïnci-
dence de ces opérations avec l'époque la plus glorieuse de la
bataille de Verdun et de la Somme, a uni son nom à ceux,
impérissables, des grands chefs qui s'illustrèrent au même
moment sur le front français.
Ses relations personnelles avec le grand-duc Nicolas
Nicolaiévitch l'ont très tôt rendu indépendant et invulnérable
aux intrigues mesquines qui, fréquemment, éclataient entre
généraux. Sa qualité et ses dons exceptionnels de grand sei-
gneur lui ont permis de maintenir à l'égard de ses subordon-
nés, officiers comme soldats, une attitude pleine de prestige,
mais simple, souriante et courtoise, qui ressemble, à s'y mé-
sous LARÉVOLUTION 85
prendre, au sentimcnl démocratitpie que Kéronski aoluelle-
uieut impose aux chefs.
Sous la souriante bonhomie qui l'a rendu populaire auprès
des soldats, se cache pourtant un maître excessivement dur
et exigeant. Dans une armée, où on pardonne trop de défail-
lances, il avait souvent surpris par une inexorable; dureté envers
des absences d'énergie ou des fautes contre la discipline. Je
me rappelle un exemple de sa justice implacable pendant mon
séjour à Rovno, en octobre igiT). Huit cosaques étaient entrés
chez trois femmes, les avaient violentées et avaient pillé et
ravagé leur maison. Autre part, on se serait contenté d'infliger
à ces hommes une peine corporelle, ou de les envoyer dans un
secteur dangereux ; Broussilof les fit fusiller. Il punissait sou-
vent des fautes plus légères, commises par des officiers, en les
reprenant d'une voix froide en public. Ces exécutions morales
avaient un effet foudroyant : j'ai vu le commandant d'une gare,
convaincu de négligence et insulté, en présence de l'état-major,
par Broussilof, éclater en pleurs et tirer son pistolet pour se
tuer. On le lui arracha, mais il. se sentit déshonoré.
Quant aux généraux responsables d'un échec, il ne leur par-
donnait jamais. Il s'est rendu à quelques reprises au G.Q.G.
pour obtenir du grand-duc leur disgrâce, s'ils étaient bien
en cour. Il me suffira de citer en exemple le cas éclatant du
général Voronine, commandant le io*^ C.A., qu'il accusa
d'avoir causé l'échec devant Loutsk, en octobre- 191 5.
Son attitude pendant la révolution.
Son attitude, au début de la révolution, a été sévèrement cri-
tiquée. Il est certain qu'il avait fait plusieurs démarches pour
la prévenir.
Il me dit avoir, cri mai 191 <>, exercé une pression sur Stiir-
mer, pour le décider à trancher la question polonaise, avant
les Allemands. La réponse fut : (pie le moment n'était pas en-
core venu. En octobre de mcme année, il pria le grand-duc
86 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Nicolas Mikhaïlovifch, et en novembre le grand-duc Michel
Alexandrovitch, frère du tsar, de transmettre au tsar sa con-
viction qu'il devait sans retard accorder au pays un gouver-
nement responsable. Nicolas II lui fit répondre qu'il le tenait
pour un grand expert en choses militaires, et qu'il ferait bien
de s'y tenir.
Dès que la révolution, pendant deux jours incertaine,
s'orienta vers un changement de dynastie, Rodziankoi lui
envoya le jeune Palybine, dire : qu'on reprochait au tsar de
ne pas aimer sa patrie, de mépriser son peuple auquel il avait
refusé les droits de la liberté et les bienfaits de la civilisation,
et de compromettre la dynastie et la couronne, par des scan-
dales au sein de sa famille.
Dans la nuit du 27 au 28 février, Broussilof essaya d'exercer
une pression sur le tsar qui ne l'écouta pas plus qu'auparavant.
Après l'abdication, le i mars, il permit immédiatement d'ar-
borer le drapeau rouge. Les rapports qui commençaient à
arriver de Petrograd prouvèrent que le mouvement révolu-
tionnaire s'étendait à tous les domaines de la vie sociale, intel-
lectuelle et religieuse. Les esprits les plus faussés s'emparaient,
de la classe ouvrière et de l'armée. Broussilof croyait devoir
empêcher, en les devançant, leur œuvre destructrice.
Le 10 mars, il mettait la cocarde rouge à l'uniforme, recevait
les députations qui aflluaient de tous côtés, députations de
soldats, d'ouvriers, de la colonie Israélite, de paysans qui
venaient apprendre de sa bouche qu'aux aspirations du qua-
trième état se conciliaient les sympathies des chefs. Il assistait,
constamment applavidi, aux réunions des comités de soldats,
et régularisait, par des décrets forcés, leurs insolents empié-
tements sur la discipline.
Je ne crois pas qu'il eût le choix. La propagande révolu-
tionnaire avait su établir une habile confusion entre la disci-
pline militaire et l'oppression sociale, entre les a bourgeois en
uniforme» et ceux en civil. Des gens persécutés sous l'ancien
régime, étudiants révolutionnaires, anarchistes fanatiques, Is-
raélites, semaient chez les hommes la suspicion à l'égard de la
sous LA RÉVOLUTION 87
sincérité politique de leurs chefs, et encouraj.'^eaient les ten-
dances du soldat russe à l'insubordination et la paresse.
Quand Broussilof quitia Kaménets-PodoJsk pour aller occu-
per à Mohilef son nouveau poste de commandant en chef, tous
les comités de soldats se trouvèrent, musiques en tète, à la
gare. Après les discours d'usage, il tendit la main d'abord aux
matelots et soldats, membres de comités de compagnies, de
bataillons, de régiments, etc., avant de serrer la main de ses
collaborateurs de l'état-major. Malheureusement, ce geste sym-
bolisa très exactement le renversement des rôles dans l'armée.
Que Broussilof eût cru utile de distinguer (et flatter) en public
ceux qu'il considérait comme les vrais maîtres de lai situation,
rendit la scène d'autant plus ignominieuse et fatale.
Le ministre de la Guerre, Kércnski, est fortement apprécié
de tout le monde. Broussilof est même allé si loin, pendant
une séance publique à Kaménets-Podolsk, quil déclara, sous
les applaudissements d'un énorme auditoire d'ofïîciers de divers
quartiers généraux, qu'il était « réellement amoureux de
Kéreuski ».
Mais ce que Broussilof fait, en grand seigneur, d'un air
détaché, et en se laissant lécher les mains par les soldats,
d'autres officiers le font trop sérieusement, un peu ridicules,
et dupes d'une mode passagère C). Presque tous, vieux géné-
raux et iuiberbes praporchtchiks, rivalisent en zèle démocra-
tiffue. Ils assistent, pendant d'interminables nuits, aux into-
iérables et prétentieuses inepties des réunions de soldats et
flattent les goûts des hommes pour les phrases sonores et les
formules obscures, depuis que Kérenski, par des promotions
éclatantes, a prouvé vouloir oncoiMager ce qu'on appelle
r (( ascendant personnel )> sur les hommes. Le grade n'étant
plus respecté, cliacnn doit se débrouiller pour se l'aiii^ plus
ou moins obéir.
(') A cotte époque, on les aurait étonnés, en leur prédisant que It;
.jour viendrait où ils sorairnt unanimes à déclarer que <( l'iniiuense
Kérenski », ce (( demi-dieu n. ce «sauveur de la palrii'», et eiisuile
ce « civil »^ co ((traîde», cet «avocat camoutlé », serait, tout seul,
responsal)le de la catastrophe liual.-.
Ob LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Je l'ai bien éprouvé à mon dépens. A Kainénets-Podolsk, lo^-
soldats avaient commencé à contrôler les passeports des offi-
ciers dans la rue. Ayant refusé de montrer les miens et de
reconnaître le ((Comité du Groupe d'Armées)), j'avais été
arrêté dans mon appartement et gardé tout un après-midi à
vue, par une dizaine de soldats, baïonnette au canon. Vers le
soir, ces fous, copieusement insultés en mauvais russe, se reti-
rèrent sans avoir vu mes passeports. Mon attitude, d'ailleurs
logique, fut blâmée par l'état-major tout entier, et on me
railla par deux fois en public, pour mes (( sentiments anti-
démocratiques )).
Quoi qu'il en soit : maintenant, à la fin juin, après trois mois
de révolution, le front Broussilof est le seul où une offensive
paraisse avoir la moindre chance de succès.
L'attitude hésitante du général Rouzski (et la proximité du
centre bolcheviste qu'est Petrograd) a perdu complètement le-
prestige du commandement du front Nord-Ouest.
Au front Ouest, le général Gourko, porteur d'un nom exécré
de tous les révolutionnaires russes de quelque parti que ce
soit, a su continuer ses traditions de famille par une attitude
nautaine et méprisante envers les comités de soldats. Cette
conceiDtion, d'ailleurs correcte et honorable, de son devoir l'a
mis en conflit avec tous les commissaires. Ces derniers, échap-
pés au contrôle (( amical » du commandement, ont glissé dans
les pires extrêmes de la doctrine bolcheviste. On ne parle
ouvertement que de cessation des hostilités, le front s'ouvre, la
zone des armées est infestée d'espions.
Broussilof s'est régulièrement rendu aux réunions des comi-
tés de soldats. Ce monde insoumis se lève à son entrée. Les-
vieux soldats, oubliant le nouveau catéchisme disciplinaire, et
tout tremblants de se voir si près du chef célèbre et quasi
légendaire, crient, cornme aux anciens temps : (( Nous vous-
souhaitons la bonne santé. Votre Excellence ! )) Broussilof,
petit, élégant, bien pris dans une coquette tunique grise, les
réprimande, avec son sourire bienveillant et légèrement mo-
queur. Avec la même aisance que s'il allait présider un conseil;
^■A.
Photographie prise par raiifeur à Verdun.
Drscrtcurs russes en voyaye. Le soldat du milieu proteste
contre la prise de la photographie (avril i»)i7).
eOUS LA RÉVOLUTIOM 89
de généraux convoqués au Q.G., il s'assied, en témoin, mais
bien en évidence, parmi ses soldats qui décideront sur l'issue
des opérations, et le sort du pays. Mais, en écoutant, c'est lui
qui préside. Chaque orateur lui adresse la parole, et cherche
son assentiment. Un mot maladroit ou rude est immédiate-
ment corrigé par les camarades. Broussilof propose aux décrets,
mis en discussion, de légers amendements qui en changent la
portée. Avec des intonations impeccables et un frappant accent
de sincérité il rassure son auditoire : aucun danger de l'inté-
rieur ne menace la révolution russe, mais il faut la défendre
contre l'ennemi national. Et sous son regard brillant, son fin
sourire et sa parole sans gestes, les comités votent des mesures
que, sur les autres parties du front, aucun comité n'oserait
prendre : la peine de mort contre les espions, les défaitistes,
les spéculateurs, et une préparation intensifiée pour l'offensive.
CHAPITRE V
LE SURSAUT DE JUILLET 1917
LA PRISE DE DZIKE-LANY
I. — Kamé.mets-Podolsk.
Kaméniets-Podolsk, aS juin 1917.
EN quittant la gare pour la ville, le voyageur parcourt,
pendant la demi-heure que dure le trajet, le même
paysage légèrement ondulé qui l'a ennuyé pendant les
longues journées d'un voyage sans surprises. Des chemins
sans contours serpentent *sur ces plaines qui semblent
sans horizon. Des prisonniers autrichiens se promènent
en parfaite liberté parmi des soldats russes qui n'ont
plus la brillante tenue des premières années de la guerre. Des
paysans sales et déguenillés, qui ne semblent pas croire aux
bienfaits d'une révolution dont ils n'ont pas encore su profiter,
rompent seuls par leurs accoutrements pittoresques la monoto-
nie du paysage. Puis, au tournant de la chaussée qui a lente-
ment descendu, c'est tout d'un coup, en haut, le profil clair
et coloré de Kaméniets-Podolsk, la a forteresse polonaise ».
Par un de ces hasards surprenants qu'on expliquerait dif-
ficilement, la rivière Smotricz a creusé dans les roches, proba-
blement dans une autre ère géolè'gique, alors que son courant
était rapide et violent, un lit circulaire profond de trente
mètres, isolant toute une petite île au milieu des champs
poussiéreux. Les rivages escarpés du Smotricz montrent
sous LA H ÉVOLUTION 91
détranges clTets de l'action séculaire des eaux ; les rocs pren-
nent dans le crépuscule du soir l'aspect de ruines, dont les
hideuses difformités font imaginer mille légendes. Les anciens
remparts turcs, percés de meurtrières, les bastions à deux éta-
ges, dont les mornes masses de pierres montrent de toutes
petites fenêtres, sont d'une beauté romantique et farouche et
sans doute étrangère aux guerriers qui, au moyen âge, s'instal-
lèrent ici, en plein pays étranger.
Au-dessus des rochers et des ruines des fortifications a poussé
toute une floraison d'habitations très simples construites en
bois, avec des balcons minuscules. Ces maisons légères abritent
des intérieurs infects, et qui semblent transportées en plein
XX® siècle d'un Ghetto médiéval. Dans les ruelles étroites et
tortueuses, de malsaines puanteurs persistent longtemps dans
la nuit. Les petits enfants en semblent moins gentils ; les jeunes
filles qui ont tous les charmes de cette population mêlée de
Polonais, d'Ukrainiens et de Blanc-Russiens, en sont moins
attrayantes. Et on aime à reposer son regard sur toutes les
tours d'églises qui se dessinent sur le ciel trop brillant, et qui
apportent là-haut, au-dessus de cette bourgade où cinq races
fourmillent, le témoignage obstiné des adorations de toutes
sortes de croyants. On découvre dans le panorama de la ville
un discret clocher catholique, d'imposantes cathédrales ortho-
doxes aux coupoles orientales, une prude église luthérienne,
de mornes synagogues, et quelque part, oublié par les guerres
de parti et de secte, la silhouette élégante d'un minaret. Sur
l'autre rive, au sommet d'une colline qui monte à pic, c'est
la citadelle turque, où régnent une solitude et un silence bien-
faisants. Entre les bastions et les redoutes de cet ouvrage, qui
fut, jadis, formidable, on voit, tout en bas et séparés de ces
ruines par trois siècle d'isolement, les contours nets et précis
d'une basilique chrétienne.
2. — Avant l'offensive.
Quand, il y a six semaines, le général Brou^silof, encore
92 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
commandant du front Sud-Ouest, m'invita à venir dans se&
armées, j'espérais que l'offensive dont tout le monde parlait,
et à laquelle personne ne voulait croire, se produirait bientôt.
La conviction avec laquelle le général annonçait cette reprise
de l'action, par des armées sur lesquelles couraient tant de
bruits alarmants, m'avait gagné.
A Kaméniets-Podolsk, les jours et puis les semaines passaient,
et dans la garnison et dans les régiments on n'entendait que
des discussions politiques et des déclarations sur les droits des
soldats. Peu de préparation pour une grande offensive, sauf
dans les états-majors, où l'on travaillait avec une énergie
fiévreuse. On ordonnait bien des manœuvres d'entraînement,
des exercices de grenades, de tir, de travaux de sape ; mais
les soldats refusaient d'obéir, les comités des régiments ayant
jugé ces fatigues inutiles après trois ans de guerre.
Et partout les Bolchcviki agissaient. Leurs sourdes menées,
leur propagande infatigable continuaient à miner le prestige
des officiers et à flatter chez les soldats les instincts d'indisci-
pline. Tout le monde parlait, les comités des compagnies, des
régiments, des divisions, des corps d'armée, des armées, du
groupe d'armées, avec une chaleur et une grandiloquence infa-
tigables. On discutait, on critiquait, dans ces moments décisifs.
Comment ces soldats excités contre leurs chefs et comment ces
chefs exaspérés, depuis des mois, par les tracasseries les plu&
raffinées, par le mépris le plus insolent, retrouveraient-ils dan&
le combat la cohésion et la camaraderie ? Après tant de conces-
sions, comment reprendre sur les hommes cet ascendant dont
un chef a besoin pour les mener au combat ? Broussilof
avait-il eu raison de plier sous l'orage subit, et le prestige du
commandement allait-il se retrouver intact après un affreux
cauchemar ?
Pour moi, je ne doutais pas que le soldat russe ne dût
retrouver, au moment suprême de l'attaque, son imperturbable
sang-froid et presque son enthousiasme guerrier. Mais je crai-
gnais qu'il n'eût plus la force morale de résister après l'at-
taque aux épreuves plus dangereuses que la mitraille et que le
sous LA RÉVOLUTION 93
corps à corps, c'est-à-dire à l 'épuisement et à l'attente passive
sur les positions conquises.
Le jeu va donc enfin recommencer. On m'a permis d'assister
à l'offensive au milieu des régiments. Dans la nuit, c'est de
nouveau lo grondement des canons, et l'horizon s'éclaire aux
gerbes de lumière qui montent aux nuages. De tout ce paysage
en flammes sort un chuchotement irrité et indistinct, où per-
cent seulement les exclamations sourdes et violentes des très
grosses pièces. Nous concevons très bien ce que ces bombar-
dements représentent de souffrances horribles et de privations
intolérables. Mais une grande satisfaction nous remplit tous,
et nous sourions en écoutant ces bruits infernaux, tandis
qu'une lune très pure illumine les cimes des forêts, là-bas, sur
les sommets des collines.
Des hourras se rapprochent et résonnent dans cette vallée.
C'est Kérenski qui passe, infatigable, parmi les divisions qui
demain monteront à l'assaut. La révolution, comme le tsarisme,
réclame ses droits aux suprêmes sacrifices. Elle aura si peu
changé la face des choses que ses promesses les plus solen-
nelles font sourire, ici, à l'aspect glacial et indifférent de la
mort. Et j'ai déjà maintes fois aperçu cet étonnement des
esprits simples, surpris également par la futilité de leurs droits
et par l'énormité de leurs devoirs.
3. — Vers la ligne de feu.
i*'"' juillet 1917.
Le matin, à 5 heures, je pars à pied jusqu'au poste de com-
mandement du 7° C.A. de Sibérie. J'y trouve le commandant
général Lavdovski et son chef d'étal-major, général Lignof.
On est très content de la préparation d'artillerie, qui a été
minutieuse par ce beau temps, et dans laipielle l'aviation fran-
çaise a joué un rôle considérable. L'attaque commencera à
10 heures. Les batteries qui continuent leur feu, mais mol-
lement, commenceront la rafale à 9 heures.
94 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Accompagné du colonel qui fait le service de liaison avec le
front, je me rends chez le général Savélief, commandant la
division qui mènera l'attaque principale. Il me reçoit dans son
poste d'observation et m'explique la manœuvre du combat. Les
Allemands occupent ici une très forte position en avant du
sommet de la colline Dzike-Lani, dans la ligne de contre-pente.
Leurs positions forment un saillant dans les lignes russes et
dominent de i32 mètres toute la vallée de la Zlota-Lipa.
Il y a à Dzike-Lani une forte organisation de tranchées et
de redoutes, que l'infanterie ne pourrait prendre sans l'énorme
préparation d'artillerie qui a été poursuivie pendant deux
jours et demi. Le fait que Dzike-Lani forme un saillant dans
les lignes russes a facilité à notre artillerie un feu extrêmement
concentré. Aussi, espère-t-on que la position ennemie sera
(( mûre pour l'attaque » (ce que les Allemands appellent
sturmreif) au moment oii l'assaut se déclanchera. On prendra
d'abord le centre de Dzike-Lani ; on s'emparera ensuite de la
Redoute Blanche, qui est aussi fortement située et domine la
vallée de la Lipa ; en troisième lieu, on se tournera vers
Mislouvka. Notre assaut sera exécuté par quatre régiments,
qui sont indiqués sur le croquis : I, II, III et IV. Ils ont en
face d'eux au moins cinq régiments allemands.
Le premier mouvement sera exécuté par les régiments I et II,
qui pénétreront jusqu'à la ligne A-A. A ce moment, le régi-
ment III avancera à son tour pour s'emparer de la Redoute
Blanche. Le régiment IV, placé en réserve, enverra deux
bataillons pour flanquer l'attaque principale.
...Il est 9 heures. Un feu terrible commence. Le sommet
de Dzike-Lani est entouré d'un nuage de fumée et de poussière,
à travers lequel percent des flocons blancs et de hautes colon-
nes noires. J'aurai juste le temps de me trouver en première
ligne au moment de l'assaut.
Une chaleur accablante tombe d'un ciel de plomb. Je marche
à pied en suivant la vallée. A des distances variant de 3oo à
5oo mètres, des postes sont placés. A chacun d'eux, il me
faut réveiller un homme qui me conduira au poste suivant, où
sous LA RÉVOLUTION 95
un camarade le remplace. Je perds ainsi un temi)s précieux,
car nous trouvons des postes où tout le monde ronfle, et il
faut s'expliquer, endormir les soupçons que la paresse inspire.
Ce sont d'abord les troupes en réserve qui attendent en bas,
derrière la digue du chemin de fer ; d'autres, plus près de la
colline, et qui n'entreront dans la fournaise qu'en cas d'échec
des premiers régiments. Elles se sont établies dans la craie du
sftl, dans des abris souterrains qui ressemblent beaucoup à
ceux de l'Argonne, particulièrement à ceux du Four de Paris,
que j'ai visités en 191 6.
L'ennemi semble avoir vu des mouvements suspects dans
nos lignes : des shrapnells commencent à éclater au-dessus
de la pente que nous occupons, et d'où l'attaque doit s'élancer
dans un quart d'heure. Il y a un arrêt dans le mouvement
en avant.
Je vois des soldats qui reviennent et s'abritent dans des
boyaux de traverse, où ils n'ont rien à faire pour le moment.
On leur crie : « Pourquoi relournez-vous, camarades .►* En
avant ! » Et, lentement, ils rentrent dans les rangs.
Des colonnes suivent les tranchées qui mènent au combat.
Quelques-unes s'avancent, l'air assuré, les yeux brillants ;
d'autres marchent sans enthousiasme. Il faut conij)rendre
qu'aucun régiment n'a voulu intégralement s'élancer sur l'en-
nemi. On peut même considérer comme des volontaires tous
les hommes que je vois maintenant s'approcher de la ligne
d'assaut.
On leur a enseigné pendant quatre mois que c'est un péché
de se battre ; on a essayé de ridiculiser ceux qui portent les
médailles de Saint-Georges «pour bravoure». Je comprends
donc que certains hésitent un instant et j)ent-èlit se repentent
d'avoir pris, hier, la résolution de combattre, alors cpiils pour-
raient se trouver quelque part en arrière, trancpiillenient assis
dans l'herbe, jouissant de la plénilude d^e vie qii'exhah^nt les
l^aysages de juin, parmi foutes ces douces et gentilles popu-
lations de Pelits-Russiens, chez lesquelles ils furent si bien
accueillis...
96 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Les Allemands n'avaient d'abord pas répondu au feu des
batteries russes, espérant peut-être que, la préparation ache-
vée, l'infanterie n'attaquerait pas. Mais maintenant leur défense
devient sérieuse, à coups d'obus asphyxiants, et puis de grands
obus brisants, qui répandent des pluies meurtrières d'éclats
de fonte et de rocher.
Voici nos premiers blessés. Ils se traînent le long des tran-
chées. Ils ont le visage haut en couleur, le regard allumé. I?s
■crient : « En avant, tovarichichi! » D'autres : « Camarades,
allez-y ! Mettez-les en pièces ! » Un autre, un gros gaillard, dont
la jambe est probablement cassée: «Les Autrichiens sont
fichus, finissez-en avec les Allemands ! » Et leurs terribles
blessures finissent par encourager leurs camarades.
C'est la première fois que je les entends crier ainsi. Je me
les rappelle, ces grands blessés de l'an 1916, dans les forêts
de Volhynie, dans les plaines de Galicie, silencieux, sans cris,
sans plaintes, couchés dans les charrettes, pensifs et résignés.
Leurs yeux, très doux et douloureux, vous suivaient, tandis
que leur main impuissante esquissait un geste de salut. Ils
semblaient faire pour d'autres hommes une guerre qui ne les
regardait point. Ils n'avaient aucune responsabilité, aucune es-
pérance dans leur vie interminable de fatigues et de privations.
Ils n'avaient que la souffrance.
Combien tout cela semble changé aujourd'hui ! Ils se
battent pour leur cause, et parce qu'ils le veulent. Je ne suis
pas du tout certain qu'ils se battent pour une république,
comme ils ont jusqu'ici fait la guerre pour un empire. Mais,
s'ils souffrent cette fois, c'est parce qu'ils l'ont voulu, en .
hommes libres, et parce que le prix qu'ils attendent de leurs
peines vaut bien les blessures qu'ils exhibent avec une visible
fierté.
Ces cris des blessés, qu'on entend encore longtemps le long
des boyaux par lesquels ils s'éloignent, ont fini de décider les
soldats. Un frisson a passé tout d'un coup, très visible, le long
des lignes. C'est l'appel des camarades qui entrent dans la
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fournaise dt'-jà, et qui invoquent la fraternité de ceux qui sont
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J'ai vu tant de fois les élans subits de cette race qui est si
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^^l^jLiqnes MIemandes °™°™\ Lignes Russes
CROQUIS DES POSITIONS DE COMBAT A D/.IKA-LANY
lente à dépenser ses énergies, mais qui les verso aux vents
sans les compter, dès qu'une idée irrésistible s'est emparée
d'elle ! Désormais plus d'hésitalions ! ,Ii' les vois s'avancer
maintenant, ces braves soldats qui sf)nt les j)rcmiers soldats
au monde, comme je les ai vus tant de fois, sous le tsar, aller
à l'assaut.
7
98 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
i. — L'assaut.
La première vague est sortie des tranchées six minutes trop
tôt, par suite d'un mauvais réglage des montres. Je suis donc
en retard. .Te rejoins la deuxième vague, et me mets à côté
du lieutenant Clouehkof, qui commande une compagnie.
Nous attendons le signal dé départ. Il n'y a aucune possibilité
pour moi, en ce moment, de rejoindre la première vague
par ces tranchées remplies de soldats, et par lesquelles on ne
saurait passer. J'attends donc à côté de Glouchkof, qui se tient
très bien, et d'un petit soldat très brave, Alexandre Ignatief,
lequel porte mon appareil. Je lui demande de temps en temps :
<( Tu n'as pas peur ? » Et sa réponse est invariablement :
« Nitchevo ! »
Tout à coup, en bas, à notre gauche, nous voyons de toutes
petites silhouettes qui courent vers nos lignes, irrégulièrement,
par sauts brusques. Ce sont des Allemands qui vont se rendre.
Et nos soldats de rire ! En haut, un aéroplane ennemi plane
sur nos tètes. Mais une mitrailleuse commence son tir mono-
tone, et il fait volte-face. Puis ce sont des cris : « En avant les
mitrailleuses ! » Les lignes de téléphone semblent cassées, et
on se crie les ordres dim bout des tranchées à l'autre. Dans
les boyaux parallèles, d'autres cris : « Avancez, la ...*" compa-
gnie ! » Et, enfin, chez nous : « Avancez, la 12*^ compagnie ! »
Nous nous mettons en marche.
En première ligne, tout en avant de nos positions, encore
une petite halte. Ler» blessés de la première vague reviennent,
et, avec eux. un seul prisonnier. Le capitaine Régof, l'épaule
percée, s'avance -entouré de deux soldats qui ont chacun pris
une mitrailleuse allemande, et qui se feraient tuer plutôt que
de s'en séparer. Cette prise signifie pour eux la croix de Saint-
Georges, et i^ar conséquent toute une vie de fierté.
Le signal est donné. Nous escaladons le parapet avec notre
toute petite compagnie, qui forme la deuxième vague d'assaut.
La résistance ne sera pas forte, mais le bombardement devient
de plus en plus intense. Les shraimells et les gros obus font
sous LA RÉVOLUTION 99
un bruit singulier qui semble se prolonger à travers les rares
silences. Les hommes sont superbes. Ni exhortations, ni sup-
jjlications ne sont nécessaires. Il faut seulement de temps en
temps les tirer des grands trous d'obus dans lesquels ils
s'attardent.
Et, tout comme mes camarades russes, je les tire des enton-
noirs : (( \ periud, lovarichlclti. » En avant, camarades! Tous
les ofiiciers sont d'ailleurs magnifiques, froids, autoritaires,
très habiles, d'une bravoure très simple, poussant leurs hom-
mes. Mais ils ne leur parlent pas et cela a toujours été une
cause d'étonnemeiit pour moi toutes les fois que je les ai ac-
compagnés au combat. Serait-ce parce que les soldats marchent
sans qu'on les encourage, d'abord par devoir et ensuite par
la passion guerrière c}ui se réveille en eux ?
■ Ce qui me surprend aujourd'hui, puisque j'en suis témoin
pour la première fois, c'est qu'à côté des officiers, des soldats
encouragent leurs camarades : (( Vperiod, tovariclitchi! » Ces
cris, calmes et autoritaires chez les officiers, sont passionnés
■chez les soldats.
Nous pénétrons dans les tranchées allemandes. Les prison-
niers se font cueillir partout. Deux blessés allemands, attardés
dans leur troisième ligne, sont soignés par nos soldats, parce
que nos ambulanciers n'ont pas encore eu le temps de suivre
Il s vagues d'assaut. J'ai pansé deux des nôtres, blessés par des
balles de shrapnells à la tête. Et ce sont alors, pour cet insi-
gnifiant service (ju'on rend, tandis qu'on est simplement api-
Inyé par tant de souffrances et un si simple héroïsme, des
épanchements de tendresse et de reconnaissance, qui effraient
presque.
5. — Dans les licnes allemandes.
En troisième -ligne ennemie — parce (pie le.* troupes d'occu-
pation n'offrent plus ici ^nuiine résistance — je maperçoi-<
(]nt' nous sonmies fusillés par les Allemands qui se trouvent
dans l'ouvr^igc de Mislouvka et qui menaccnl noliv llaNc droii.
100 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Le lieutenant Zdorof, que j'avais vu auparavant, très brave
et énergique, s'est installé ici avec deux ou trois mitrailleuses,
pour repousser — si besoin en était — une attaque partant de
Mislouvka. Le régiment IV (voir la carte) doit protéger les
flancs des colonnes d'attaque ; mais il ne faut pas compter
sur les autres ; il faut tout attendre de soi-même. Ce Zdorof,
très vif, et rendu nerveux par les dangers qu'il a traversés,
excite les soldats qui passent à activer leur marche : (( Courez
plus vite, camarades ! Vos officiers vous ont devancés. Rejoi-
gnez-les. Battez-vous pour la République démocratique ! » Et
à d'autres : « Attaquez aujourd'hui, mes camarades ! C'est
pour la libre Russie ! » Je lui dis, — en passant, parce que
j'ai hâte de rejoindre les autres : « C'est de ce jour que datera
votre République ! » Mais il répond : (( Non, ils se battront
parce qu'ils appartiennent déjà à la Russie libre et à la grande
République 1 »
Nous nous donnons une poignée de main en nous quittant
sous le feu des obus et sous la pluie de balles qui nous prend
en enfilade. Mais je ne crois pas que la forme d'un régime
puisse provoquer l'héroïsme.
Ces soldats se battent parce qu'ils le veulent, et aussi parce
que, arrivés dans la fournaise, l'appel des combattants les
pousse à ne pas abandonner leurs camarades, et plus encore,
peut-être, parce qu'ils ont la vertu guerrière, le don du sacri-
fice, l'animalité saine et brusque.
Nous arrivons enfin dans la ligne 6. La première vague s'y
repose déjà. Le lieutenant Glouchkof, dont je m'étais séparé
une dizaine de minutes auparavant, est tué. En général, les
pertes sont élevées ; mais nous sommes dans la position enne-
mie. Pour peu que les troupes restent animées du même
esprit combattif, et, pour peu que, sous l'influence d'un retour
momentané de l'ancienne discipline, elles occupent le terrain
stoïquement (ce qui est plus pénible que de le conquérir), je
ne doute pas que la journée que je viens de passer avec ces
braves troupes ne soit décisive pour la campagne actuelle.
T^s ambulanciers ne sont pas encore arrivés dans cette
sous LA RÉVOLUTIQN 101
-dixième lijinc allemande, dont nous nous sommes emparés
après une marche dune heure cl deniic II nous faut assister
aux spectacles les plus épouvantal)les, découvrir des l)lessures
si affreuses, des tortures, si horrii)les, qu'on voudrait partir
pour ne phis demeurer impuissant devant ces malheureux
blessés, ne plus entendre leurs g-émissements, ne plus voir leur
sang se perdre par flots dans le sable ensoleillé.
Un paysan russe, le genou percé par un éclat d'obus et dont
on a coupé les vêtements pour mettre rapidement un premier
pansement sur sa blessure, est las d'attendre ; il se traîne, sur
les mains et sur la jambe qui lui reste, à la rencontre des
ambulanciers.
Je prends un autre blessé par le bras. Il a la mâchoire tra-
versée par un projectile ; le sang lui sort du cou et de la
bouche. Je le soutiens et, pour gagner du temps, nous, quit-
tons la tranchée tortueuse que suivent deux courants de sol-
dats en direction inverse, et marchons en haut, à travers les
champs, où tombent les obus et sifflent les balles. Le pauvre
bougre, qui fut sans doute très froid et flegmatique au comhat,
mais qui est affaibli par une abondante perte de sang, a pris
peur. Chaque fois que le gazouillement d'un obus annonce
une explosion prochaine, sa bouche couverte d'écume prend
une expression d'effroi, et il se jette, en gémissant, dans un
des milliers de trous d'obus dont le sommet est couvert.
Un peu plus loin, gît par terre un Allemand, blessé par les
l'clats d'un obus de gros calibre, sans doute en prenant un rac-
courci vers ses lignes. Je me penche un instant sur lui. Il
râle, et des bruits très légers et très doux, qui sont peut-être
des tendresses pour un être aimé, moulent de ces pauvres restes
humains. Le mourant ne semble plus souffrir, et ses yeux
sans expression regardent un point du ciel, comme pour y fixer
une pensée qui déjà s'enfuit.
Dans une tranchée moins remplie, je remets mon blessé à
\m poste d'ambidance. J'y apprends cpie Mislouvka est pris,
ainsi que la Redoute Blanche.
A Rybniki, je me trouve tout d'un couj» parmi les troupes
102 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
de réserve. Des soldats crient d'une façon très brutale : «C'est
défendu de fumer ! » Je ne comprends pas.,' et, tout en conti-
nuant de fumer, j'interroge du regard. Mais on insiste : « Com-
ment, cet officier allemand ose fumer ! » Cet incident man-
quait à cette journée ! Je riposte vertement : « Vous ne voyez
pas, bande d'idiots, que je porte des décorations russes ? »
Ils sourient aussitôt. Ceux qui étaient tout près me saluent
et déclarent : (( Mais on voit maintenant tout de suite qu'il est
un des nôtres ! »
Le soir, chez le commandant du corps d'armée, j'entends,
par contre, raconter qu'un officier allemand du 133*° d'infan-
terie de réserve avait demandé au capitaine S..., qui l'inter-
rogeait : « Comment les Russes acceptent-ils d'être conduits à
l'assaut par un officier français .•* )) Le capitaine S... s'était
récrié, et avait assuré son prisonnier qu'il se trompait, qu'il
avait mal vu. On rechercha l'origine de cette confusion et on
découvrit que c'était moi que l'Allemand avait pris pour un
officier français. Il faudra décidément que je change mes cos-
tumes...
On peut me fournir maintenant des données plus précises
sur l'action : la position de Dzike-Lani était défendue par six
régiments, comj)renant environ i3.ooo à i5.ooo hommes.
C'étaient des régiments d'infanterie de réserve, le 104*" et le
i3y (2-1" division de réserve), le 17^ et le 161'^ (i5® division de
réserve) et le 36i* et le ■'1-2'^ (198" ou aii'' division de réserve).
590 prisonniers sont restés entre nos mains, dont 5 officiers
parmi lesquels un « major », le commandant de la position
centrale de Dzike-Lani. Les Allemands ont subi de grosses
pertes sur toiit le front d'attaque, excepté dans la position
centrale, composée d'abris souterrains profonds. On pouvait
y entrer par des escaliers à 09 marches.
Le butin compte en outre 9 mitrailleuses prises à Mislouvka
et t3 conquises à Dzike-Lani, ainsi que 9 canons de tranchée.
sous LA H ÉVOLUTION 103
6. — Rkncomhk de ki-:ui:NSKi.
2 juillet.
Les Allemands honihardcnl la position conquise avec toutes
les batteries dont ils disposent. De nos tranchées des gens
reviennent, hagards, presque aveugles, trébuchant, heurtant
à chaque pas les parois avec des gestes de fous. Quand je les
interroge, ils répondent par des phrases qui n'ont pas de sens.
Ce sont des contusionnés. Puis, des blessés, tor(his par la dou-
leur, mais ne criant plus vengeance comme hier. Le premier
enthousiasme est passé. Et je vois des m^rts qu'on n'enterre
pas et à côté desquels on se couche et on s'endort, comme si
les malheureux camarades ensanglantés et mutilés dormaient
aussi.
Et ensuite des grou{)es lamcnlables, composés de soldats
chez qui la première ardeur est tombée, qui ne sont retenus
par aucim sentiment de discipline et qui vont simplement
manger et boire à Rybniki, à une heure de distance, aban-
donnant les lignes qui ont coûté le sang de tant de leurs frères.
A la On de la journée, je rencontre Kérenski, qui fait le tour
du front et qui vient causer avec les soldats. Après que je hii
ai été pi'ésenté par le commandant du corps, nous échangeons
quelques paroles. Il fait sur moi l'impression d'avoir de fortes
convictions. Ayant appris que j'avais assisté à la bataille
d'hier, il m'interroge sur le rôle que l'idée républicaine y a
joué. Il me demande ensuite si les troupes qui ont pris Dzike-
Lani ont déployé à l'assaut des drapeaux rouges. Je dois lui
répondre que je n'en ai vu aucun et même que j'ai vu très
peu de cocardes rouges. Je mentionne pourtant le fait qu'un
officier ré[)ublicain a prononcé dans les tranchées des discours
au nom de la Républi(pie démocratique. J'aurais pu ajouter
que l'attaque a réussi grâce aux qualités guerrières du Russe,
et non par l'effet des nouvelles idées politiques, répandues
d'une façon fort inopportvme, cl qui oui affaibli l'airnée.
Mais je garde celle opinion pour moi.
Kérenski signcia ce soir nirnic un (b'ci'ct, par lequel le
104 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
gouvernement provisoire fait à chaque régiment le don d'un
drapeau rouge, pour remplacer celui avec lequel ils montèrent
à l'assaut et indiquer sous quelle égide les soldats devront
tenir leurs positions dans l'avenir. Je dois avouer que la cou-
leur ne me dit rien. Mais on n'a pas encore trouvé le temps
de remplacer les deux aigles qui flottaient si magnifiquement
au-dessus des anciens champs de bataille...
Les régiments qui se sont battus hier ajouteront à leur nom :
régiment du i8 juin (calendrier russe, en retard de treize jours
sur le nôtre).
Le ministre de la Guerre est adoré des soldats, comme le
fut le tsar et sans qu'on le comprenne ni qu'on le connaisse
mieux. On le dit très ambitieux. Je le crois et je l'espère. Il a
les yeux attentifs de ceux qui ne veulent pas perdre le contact
avec la réalité. S'il commet des fautes, en introduisant de mal-
heureux changements dans l'armée, je crois qu'il pèche par
erreur, étant d'ailleurs d'accord avec les généraux les plus
réputés. Car, s'il est ambitieux, il semble bon patriote et il
donne l'impression d'être capable de mourir pour la cause qu'il
embrasse.
... Ce soir, des contre-attaques se produisent, qu'on repousse.
Toute la nuit, ce sont de terribles feux de barrage autour du
sommet de Dzike-Lani qui semble être en flammes.
\
•7. — Conversations de soldats.
4 juillet.
Ce matin, le général Lavdovski m'apprend que le général
Goutor, commandant le groupe d'armées, d'ailleurs sur sa pro-
position, ma conféré le S. -Vladimir avec épées et rubans.
Hier encore, des contre-attaques de l'ennemi nous ont fait
perdre quelques lignes. Les comités de soldats continuent leur
propagande sous le feu de l'ennemi, et les hommes, oubliés
des services de l'arrière, et manquant de nourriture, les écou-
tent. Heureusement les relations entre les ofTiciers et les hom-
mes s'améliorent silencieusement, par la tragique commu-
sous LA R E V O L U T I Q X
105
naulé des pertes, ({ui renionteiit, pour les soldats, à 3o %,
pour les officiers à 70 %.
Je reviens chaque jour parcourir nos lignes qui sont vastes.
A midi, aujourd'hui, je visite une ancienne tranchée allemande,
la dernière que nous occupons encore, et y trouve un bataillon.
Quand j'y retourne deux heures après, je n'y vois que huit
officiers et trois soldats. Je demande aux officiers :
—r- Comment, les Boches sont à cinquante mètres, et vous
ctes dix pour défendre votre tranchée ?
— Oui, mais l'autre bataillon n'est pas ar'-ivé.
— Vous quittez vos lignes avant que les troupes de relève
y soient ?
— Que voulez-vous, les soldats ont décidé qu'on était resté
assez longtemps en première ligne.
Chaque jour, quand je retourne, tout seul, des tranchées à
l'état-major, je suis accompagné par un grand nombre de
Mildats, qui vont en bas, à Rybniki, prendre le thé et qui aban-
donnent leurs positions, où reposent encore les corps de leurs
camarades, tués pendant l'assaut. Et parmi les blessés qui se
rendent aux lazarets, je remarque déjà un grand nombre
d'hommes blessés à l'index de la main gauche.
5 juillet.
Dans les tranchées de Dzike-Lany, où je vais de nouveau
passer la journée, des monceaux de morts partout, dans le fond
des boyaux et contre les parapets. On les laisse pourrir en plein
soleil, par groupes de quatre ou cinq. Je m'assieds près de
deux cadavres russes, noircis par la chaleur, parmi une
colonne en marche pour relever la dcriiirrc Iranchéc alle-
mande, où nous tenons encore.
En face de moi, un vieux soldat à la figure, ridée, aux yeux
paisibles et doux. Après m'avoir regardé pendant quelque
trmps, il m'interpelle:
— Dis-moi, carparade, pourquoi cette guerre ?
J'essaie de lui expliquer, en mauvais russe, qu'il faut défen-
106 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
dre la liberté. Si elle est menacée, mieux vaut mourir que de
subir la moindre contrainte.
— Et, dis-je, que vaut donc la vie ?
— Oui, répondit-il, c'est vrai, la vie vaut peu de chose!
Après un silence, je lui demande à mon tour :
— Et toi, camarade, pourquoi es-tu ici ? Après la révolu-
tion, tu pouvais retourner tranquillement chez toi !
— Ma foi, répond-il, je suis venu parce que tout le monde
prétend qu'il le faut.
Ses regards se fixent sur les cadavres à côté de moi. Ensuite
il lève les yeux vers moi, et dit avec un soupir :
— Ceux-là, du moins, ont la Icrre cl la ]il)erlé {Zernlia i
Yolia, terme de propagande révolutionnaire). Il se tourne de
nouveau vers les deux morts, et, s'adressant à son voisin :
— Qu'ils ont donc de belles bottes !... Il serait dommage de
les laisser pourrir ici !
Mais quand il voit que je reste très froid et que je ne l'encou- '
rage nullement, il n'ose pas prendre les bottes. Puis à un cri
qui retentit, tout le monde se lève, et nous allons occuper la j
tranchée à 5o mètres de l'ennemi.
Qu 'est-il devenu, ce vieux soldat aux yeux doux, attentifs
et cupides ?...
CHAPITRE VI
AVEC LA ^^ DIVISION SAUVAGE"
PENDANT
LA RETRAITE DE GALICIE
. S<nro-Pori('tch(:', le aS juillet/B. août 1917.
C'est aujourd'hui, pour la première fois, depuis deux
semaines, que je Irouve le loisir d'arranger mes notes
et de décrire mes impressions sur' la retraite précipitée
et douloureuse à travers la Galicie. Le régiment de cavalerie
irrégulière, auquel j'ai été attaché, celui des Tchetchens, oc-
cupe ce village. Les deux colonels, l'aide de camp du régiment,
et moi-même, nous nous sommes emparés d'un grand château
d'origine polonaise oij nous trouvons enfin, après de longu/^s
marches fatigantes, un peu de repos sous les hautes colonnades
grecques et les sombres sapins séculaires.
Nous venons de vivre des jours tourmentés et pleins d'amer-
tume. Combien tout aurait pu marcher autrement, avec notre
énorme supériorité numérique, avec les magnificpies (pialités
guerrières que présentait l'armée russe avant (]u'clle ne fù!
gâchée par la gigantes(pie aventure à laquelle on l'a livrée.
I. — Le général Toiu':nKMissoF.
La vaste opération du i"" juillet avait été groupée par Brous-
silof autour d'un mouvement qui devait nous assurer la posses-
108 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
sion de Lembcrg. L'attaque principale, visant Lemberg par
Bjéjcany. avait été confiée par le général Goutor, commandant
le groupe d'armées du Sud-Ouest, au 7^ G. A. sibérien, supé-
rieurement équipé, et dont l'attitude morale inspirait de l'opti-
misme.
Simultanément, le 22^ G. A., commandé par le général Tché-
rémissof, et occupant le secteur Nord de Stanislau, dut tenter
une très forte démonstration destinée à donner le change à
l'ennemi. Cette manœuvre ne pouvait d'ailleurs aboutir qu'à
la prise des petites villes Galitch et Kalucz, après lesquelles
elle devait se perdre dans une région sans importance poli-
tique, 011 les succès militaires seraient condamnés à la stérilité.
J'ai décrit, dans un chapitre précédent, comment les fortes
positions de Dzike-Lany furent prises et perdues. D'autre part,
le général Tchérémissof, malgré (pi'il ne disposât que de trois
cents pièces de campagne, franchit la Lomnitsa, prit Galitch,
Kalucz, et réussit à s'y maintenir,, même après qu'une partie
du front de bataille eût été obligée de se retirer à cause de la
scandaleuse défaillance de deux régiments de la garde faisant
partie de la 9^ armée. Ge succès fut d'autant plus remarquable,
que, au milieu du mois de juillet, l'armée russe semblait défi-
nitivement atteinte par la propagande bolcheviste et par les
doctrines militaires, plus dangereuses, des socialistes-révolu-
tionnarires.
L'explication en est la suivante : le général Kornilof, com-
mandant la 8^ armée, avait attaché au 12^ G. A. deux corps de
troupes dans lesquels l'ancienne discipline s'était maintenue.
Le premier fut un petit groupe de deux « bataillons d'at-
taque », du capitaine; Négentsof, qui. sous les auspices de
Kornilof, avait réuni des volontaires triés, ayant tous juré de
ne jamais reculer, et formant, sous l'anarchie républicaine,
une heureuse survivance de l'ancien régime.
Le second fut la division de cavaliers indigènes du Gaucase,
mieux connue sous le redoutable nom de « Division Sauvage ».
Lors de l'assaut général près de Stanislau, du 26 juin/
8 juillet, les bataillons Négentsof, sortis de leurs tranchées.
sous LA REVOLUTION
109
cinq minutes avant le sig^nal du départ, traversèrent d'un seul
bond les lignes autrichiennes et s'emparèrent des trente-quatre
pièces de campagne que l'ennemi avait alignées pour enrayer
l'avance russe. Les troupes autrichiennes, se sentant menacées
au dos, n'offrirent qu'une faible résistance. Néanmoins, de
lâches fuites des troupes révolutionnaires nécessitèrent, par
deux fois, dans la semaine suivante, une nouvelle intervention
des bataillons Négentsof.
La « Division Sauvage » entra eu jeu, quelques jours plus
tard, quand la ville de Kalucz, conquise par les soldats révo-
lutionnaires qui y commirent ensuite de scandaleux excès et
s'enivrèrent effroyablement, avait été libérée par les Autri-
chiens. Les cavaliers du Caucase, s'attaquant d'un bel entrain
aux positions fortifiées de l'ennemi, reprirent la ville.
Les mérites exceptionnels de ces deux unités, que le main-
tien de l'ancienne discipline et un vif attachement au chef de
l'armée avaient fait haïr des camarades révolutionnaires,
.et suspectes au gouvernement provisoire, furent jugés ina-
vouables par le général Tchérémissof. Sur la liste de propo-
sitions pour décorations et promotions, que le gouvernement
lui avait demandée, il ne mentionna aucun nom d'oiïîcier ou
de soldat, ni des bataillons d'attaque, ni de la division sauvage.
Mais le général Kornilof, saisi de leurs plaintes, et anticipant
son opposition aux méthodes de Kérenski, décora proprio motu
chaque officier et chaque soldat des bataillons Négentsof, et
plusieurs membres de la division du Caucase C).
(•) Ces deux bataillons Néj,n'nt>^of l'iuriil, l'ii jiiillcl, (•liiiii,i,n'S en un
répriment, coniprenaiit une solnia do cosaque.'^ du Don vl quelques
jJièces de campafirne : 'ce fut le « Kornilofslci Oudarni Polk », qui a,
par la suite, joué un rôle .si considérable sous Kornilof, Dénikine et
Wrnngel. Les demandes d'admission allluant de toutes les parties du
fiont ()ar dizaines de milliers, le capitaine Négentsof offrit au général
Kornilof de former sur les mêmes bases tout un corps d'armée. Ce
dernier, nllégiiaril les soupçons immodérés du gouvernement provi-
soire avec le(|uel il désirait coopérer, et peut-èlro confiant en une
justice immanente, déclina la proposition.
Chaque aspirant — officier ou soldat — au régiment d'attaque resta
pendant deux semaines eri observation dans une caserne spéciale, ovi
des sous-ofTlciers ancien régime contrôlaient sa tenue et son attitude
politique. A l'rxpiiation de vo terme, il était admis ou mis à la porte.
110 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Mécontent du rôle secondaire que le commandant du
groupe d'armées dans le plan d'ensemble des opérations avait
assigné au 12'" corps, le général Tchérémissof essaya d'imposer
au commandement une autre manœuvre et l'attribution à son
C.A. de toutes les réserves du groupe Sud-Ouest. Le général
Goulor, espérant un retour de la fortune, refusa. Mais, à l 'état-
major du 12*, corps, les officiers se promenaient avec les
soldats, bras dessus, bras dessous, sous la surveillance pater-
nelle du général Tchérémissof qui en fît parfois de même, ce
qui le rendit extrêmement populaire. Le commissaire révolu-
tionnaire de la S'' armée, un praporchtchik, pris d'amitié pour
l'excellent général, jeta son poids démagogique dans la balance
contre la mùrc expérience du général Goutor, et, dans le
désordre général, l'emporta sur le vieux chef.
Le gouvernement provisoire — en restant fidèle à son sys-
tème — accusa des honteux échecs qui s'accumulaient, non les
soldats, ni les nouveaux règlements ou la fatale désagrégation
des esprits, mais les chefs, qu'il destitua en grand nombre et
remplaça par de jeunes ambitieux qui hâtèrent la catastrophe
finale.
Le général Tchérémissof. — tout en entamant des pourpar-
lers secrets aA'ec le Comité exécutif (bolchevik) de Petrograd,
— profita des excellentes dispositions de Kérenski à son égard,
amassait ses réserves pour frapper un grand coup, quand
d'inouïes trahisons au Nord l'obligèrent à se retirer.
2. — Sur la Lommtsa.
Maïdan. lo fi/iQ juillet.
Le 12® C.A. est occupé à remanier son tout petit front d'at-
taque — hélas ! trop grand pour le nombre de ses forces effec-
tives. La majorité des troupes est restée en arrière et refuse de
sans aucune explication. Chaque membre du régimont portait au bras
gauche des clievrons noirs-rouges et ime tête de mort. Les ofTicicrs
sortaient généralement de la petite noblesse, à l'exception du prince
Oukhtomski, aide de camp du régiment. Les liommes avaient presque
tous été décorés d'une ou de plusieurs croix de Saînt-Gcorges.
sous LA K ÉVOLUTION 111
marcher. 11 n'exislo aucun moyen de les y forcer, tant que le
gouvernement persiste à confier le sort de la Russie au bon
vouloir des soldats, et la direction des affaires aux comités,
indifférents ef sceptiques, s'ils ne sont pas nettement hostiles
à la gTK^rre.
L'attitude des soldats frappe tout de suite par sa brutalité,
comme elle frappait autrefois par une trop grande humilité.
Certains officiers de l'état-major, (pii font partie de comités
militaires, ont pris peu à peu, en cajolant les réunions de
soldats, des gestes et des manières plébéiennes, et ils parlent
d'une façon véhémente, avec des intonations d'agitateur. Aussi
vois- je avec surprise le général Tchérémissof faire les cent
pas entre deux soldats.
On est parvenu au point de vouloir flatter les hommes et de
chercher à obtenir d'eux, par une fausse camaraderie — qui
ne trompe d'ailleurs personne — ce que le nouveau régime ne
permet pas d'imposer par des sanctions disciplinaires. Le
temps se perd à convaincre les réserves qu'il faut allçr de
l'avant et remplacer les camarades qui ont jusqu'ici tout fait,
seuls. Heureusement, l'ennemi ne montre pas grande envie
d'attaquer. Il espère probablement obtenir plus par la patience
que par une opération hasardeuse.
Il reste pourtant parmi les soldats — dont la révolution n'a
pu faire que de mauvais citoyens — un noyau d'hommes qui
veulent se battre par sentiment de devoir, ou pour leur plaisir.
En imitant les bataillons d'attaque du capitaine Négentsof, ils
se sont enrôlés dans les « Smertielnia batalioni », ou « Bataillons
de la Mort », qui, isolés, échappant au contrôle du haut com-
mandement, sous des chefs de hasard, continuent à faire, à
peu près seuls, la guerre contre l'ennemi national.
Pour les visiter, je prends, en auto, un chemin qui descend
M'is hi \ a liée (le la Lonmilsa. Sur la rive opposée, je vois les
posiiiuns ennemies qui serpentent sur les pentes en face, et
je quitte la voiture. Alors, c'est ime promenade délicieuse dans
la fraîcheur des forets, par un(> de ces admirables routes de
<"'alici('.
112 I, A GUERRE RUSSO-SIBÉRIENNE
Tout d'un coup, à gauclie, un commandcnienf : (( Smirno ! »
Ce sont quelques centaines de soldats campant en pleine foret,
qui se lèvent a notre approche et se mettent à l'alignement. Il>
sont, de leur libre gré, rentrés dans les préjugés disciplinaires
de l'ancien régime.
Ce sont, sans exception, de jeunes gars, un peu apaches sou-
vent, un peu brutaux, mais qui saluent et se redressent d'un
air à la fois si sérieux et si naïf, qu'ils font sourire. Ils donnent
presque l'impression de boys-scouts campant ici pour jouer,
comme ceux de France et d'Angleterre, avec leur feu de
bivouac et leur énorme drapeau rouge où sont dessinés une
blanche tête de mort et des os blancs croisés. Mais en faisant
la guerre pour leur plaisir, ils se tiennent très bien au feu, où
on peut les mener quand on veut. D'ailleurs, discipline très
rigoureuse.
On me présente encore un,e jeune fille qui s'était d'abord
cachée à notre approche. Elle a le type un peu masculin des
conductrices de tramway anglaises, type énergique et agréable,
loulia Kazanenko, Oukrainienne, a 21 ans. Elle a gagné deux
croix de Saint-Georges et vient d'être proposée pour la troi-
sième, après avoir été blessée à la main, par des éclats de gre-
nade à main, pendant l'assaut du 25 juin. On ne peut rien
reprocher à la jeune héroïne, sinon qu'elle a mis par ses
rigueurs plusieurs jeunes ofïiciers de son bataillon au désespoir.
3. L'ÉTAT-MAJOR DES «SaUVAGES».
Stanislau, le 7/20 juillet.
J'ai fait une visite à l'état-major de la célèbre (( Division
Sauvage » C). Elle a joué un rôle assez important pendant la
dernière avance, où les Circassiens ont chargé à l'arme blanche.
Et c'est dans l'espoir de pouvoir participer à une de ces charges
de cavalerie que je suis allé demander la permission d'accom-
pagner ces régiments indigènes du Caucase.
(^) Partout où elle avait passé, en Roumanie, au début de l'an 1917,
les autorités locales avaient invité les habitants à fermer leurs portes
et de ne pas se montrer à ces farouches mais peu scrupuleux guerriers.
l'-2^
-A
sous LA REVOLUTION
113
Ils se sont, avec la permission du général Korniiof, retirés
<lu front pour donner du repos à leurs chevaux et pour célébrer
la grande fête du Baïrani. Car les cavaliers de la (( Division
Sauvage » sont presque tous musulmans.
Quand je me rends, de bonne heure, à Stanislau, en auto,
pour rejoindre la 2" brigade qui m'a invité à assister à sa fête,
je dépasse à chaque instant les cavaliers circassiens attardés
qui se pressent pour ne pas manquer le dîner collectif, les
jeux, les courses qui rassembleront les tribus de mahométans,
perdus dans cette vaste armée de chrétiens.
Ce qui m'inquiète, toutefois, c'est que tous les convois, toutes
les charrettes chargées de foin, de vivres, de munitions, et
tous les soldats qu'on voit se traîner dans les tourbillons de
poussière, s'éloignent du front, et que personne ne semble
se rendre aux premières lignes pour approvisionner ou relever
les soldats épuisés qui occupent depuis deux semaines les tran-
chées conquises.
La (( Division Sauvage », que j'ai entrevue plusieurs fois et
que je vais revoir, est un des plus brillants corps de l'armée
russe. Formé exclusivement de volontaires caucasiens et recru-
tant ses officiers de préférence parmi les grandes familles cau-
casiennes, il fut, depuis sa formation qui ne date que des
premiers mois de la guerre, l'enfant chéri du gouvernement
impérial. Pour cette raison, et pour des raisons politiques, le
grand-duc Michel a été longtemps son commandant. Depuis, le
frère du tsar a été remplacé par le prince Bagration, le meilleur
gentilhomme et le plus grand seigneur du Caucase, le dernier
descendant direct des Bagratides qui ont régné sur le royaume
de Géorgie depuis le v® siècle. Quand la famille est entrée dans
la noblesse russe, le nom a été légèrement changé et le litre de
prince a été le seul qu'on ait trouvé admissible en Russie. On
Je dit officier très capable. D'ailleurs, sa conversation es! char-
nianfc d pirine d'intérêt. Manières très douces et celle vi'rilable
•courtoisie qui est la politesse du cœur. Avec lui, uialiuMireuse-
ment, la race royale des Bagratides s'éteindra.
Parmi le? autres ofïîciers de la (( Division Sauvage », on
114 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
trouve nombre de têtes brûlées, d'une intrépidité et d'un élan,
d'une intensité de vie toute méridionales. Tel officier a dû
quitter son pays pour un meurtre — question de vendetta —
et n'a été admis dans l'armée que lorsque la guerre a éclaté.
Tel autre a été en Sibérie pour avoir tué son adversaire danif
une rixe d'amour. La plupart sont très brillants officiers, extrê-
mement chics dans leurs costumes pittoresques du Caucase.
Une des aventures les plus extraordinaires a été celle du
chef d'état-niajor de la division, le colonel Gatofski. Quelle
carrière que celle de cet officier, joli page de l'empereur, bre-
veté de l'école du G.E.M., qui parvient facilement au poste de
chef d'état-major d'une division de cavalerie que commande
un Karageorgeiitch, frère du roi Pierre de Serbie, mais se
trouvant en mauvais termes avec son chef, le soufflette ; qu'on
dégrade ensuite ; qui, comme soldat-aviateur, pendant six mois,
faisant tranquillement son devoir, gagne par une bravoure
extrême les quatre croix de Saint-Georges, et auquel, au début
de la révolution, on rend son grade.
Je ne puis pas m 'empêcher de regarder du coin de l'œil avec
admiration ce colonel qui soufflette des monseigneurs, et le
général qui, évidemment, n'a pas peur d'un chef d'état-major
aussi impétueux.
La « Division Sauvage », composée de mahométans, n'a pas
de drapeaux, qui, sans exception, en Russie, portent des images
saintes, bénies avec pompe par le haut clergé. Elle a, selon la
mode turque, le bounichoul:, la queue de cheval, suspendue
à une hampe. Les régiments n'arl)orent que les fanions peints
aux couleurs des sotnias.
A. ■ — La fête du Baïram.
Stanislau, le 8/21 juillet.
Je suis aujourd'hui l'hofe de la -.f brigade, composée des
régiments tatare et tchetchen. Quand j'arrive, en auto, la
table est dressée chez les Tchetchens, dans un verger où
l'orchestre joue des mélodies du Caucase.
Le chef de la brigade, prince Fazoula-Mirza-Kadjar, oncle
sous
LA RÉVOLUTION 115
du shah de Perse, de la vieille famille dynastique des Kadjar,
me reçoit avec son air tranquille et parfaitement distingué de
grand seigneur persan. Ensuite viennent les chefs des deux
régiments, colonel Mouzoulaief et prince géorgien Magalof,
avec leurs seconds, les lieutenants-colonels O'Remm, de descen-
dance irlandaise, et le vieux comte Komarovski; ils ont avec
eux une suite brillante de jeunes officiers tatares, tchetchens,
circassiens et russes.
Après un court déjeuner très gai, en plein air sous un ciel
presque méridional, nous nous rendons au déjeuner du régi-
ment des Tatares, qui bat son plein, oii il faut recommencer,
et où nous goûtons encore une fois ces étonnants plats cau-
casiens, composés de riz, de viandes, d'oignons et de raisins
séchés.
Dans une grange, officiers et soldats sont entassés autour de
tables qu'on a rangées en fer à cheval. Assis sur un banc trop
étroit, pressé entre les princes Kadjar et Magalof, il faut que
je m'habitue lentement à la pénombre, à ce groupe extraordi-
naire de gens de la cour et paysans, de gentilshommes cam-
pagnards et petits bandits caucasiens, tous armés de poignards
étincelants, rassemblés avec une simplicité patriarcale, juchés
les uns sur les autres, d'ailleurs tous très dignes et presque
silencieux. Dans la mi-obscurité, je vois briller les yeux lui-
sants et mobiles dans les visages basanés. Les hommes sont
d'une politesse exquise envers les officiers, et cela réconforte
après le désordre révolutionnaire.
Tout d'un coup, la musique commence à jouer : deux instru-
ments monotones qui crient sans interruption une plainte
assourdissante, et une sorte de musette nasillarde qui répète
toujours la même mélodie, indéfiniment. Aussitôt, des soldats
commencent une danse, et ensuite un officier danse aussi, sur
la pointe de ses pieds agiles ccjmnie ceux d'une ballerine. II
danse très bien, le lieulenant Tlatof, avec ses yeux riants, fixés
sur les miens, tandis qu'il s'approche et s'éloigne tour à tour,
avec des mouvements des bras languissants et gracieux. Et les
soldats se pressent autour de leur olficicr qui i)arfici[)e à leur
116 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
jeu, et l'applaudissent avec un sens très fin et très savant des
distances, sentiment que le fantassin russe, dans de semblables
circonstances, ouljlierait tout de suite.
Jilnsuite, ce sont en plein air des courses à cheval, des luttes,
encore des danses au poignard entre des haies de spectateurs
qui battent des mains et qui enflamment le danseur par leurs
cris. Et enfin des exercices au sabre dans lesquels on passe à
cheval, au galop, et on coupe des branches posées à quelques
mètres de distance à gauche et à droite. Ils sont merveilleu-
sement agiles, ces cavaliers du Caucase, qui aiment seulement
les armes tranchantes. Ils dédaignent la lance, l'épée et le
poignard, puisqu'ils considèrent les armes pointues comme
traîtresses. Ils disent : «Ce sont les Juifs qui piquent. » Leur
adresse s'exerce à donner 'des coups formidables qui coupent
un cou d'homme, qui s'enfoncent de l'épaule jusqu'au cœur.
Ou bien des coups dans l'eau qui ne doit pas rejaillir. Les offi-
ciers ont parfois des sabres qui datent de plusieurs siècles et
qu'a fabriqués jadis, aux anciens temps, un célèbre armurier
de Damas ou de Chouch^.
Dans ces peuples guerriers du Caucase, la discipline est basée
sur des traditions patriarcales. Les officiers russes sont entourés
du même respect que leurs hommes témoignent aux chefs de
leur tribus, à ces descendants des anciennes familles dynas-
tiques du Caucase, des rois d'Abkhazie, de Nakhitchevan, ces
Khans Chervachidzé, Nakhitchevanski, Jorjadzé, qui à côté du
prince Fazoula, enflammés tout comme leurs soldats, suivent
leurs danses, et participent à leurs jeux sportifs, comme ils
partagent leur extrême mépris des dangers et de la mort.
Le soir, les princes Fazoula et Magalof me reconduisent à
Stanislau en auto. Et là, déjà, des bruits alarmants flottent
dans l'air. La population, respectée jusqu^ici par l'armée d'oc-
cupation, s'assemble dans les rues. Les soldats d'infanterie
occupent en trop grand nombre les coins des trottoirs, discu-
tent les nouvelles, les rumeurs qui précèdent les défaites et les
paniques.
sous LA RÉVOLUTION 117
5. — Conversation avec un soldat.
Stanislau, le 9/22 juillet.
Le i)iinco Bagration me montre une dépêche du général
Kornilof, j)romu commandant du groupe d'armées du Sud-
Ouest, qui, en des termes chaleureux, loue sa division de ce
qu'elle a fait pendant l'avance sur Kalusz et prie les troupes du
Caucase de vouloir bien suspendre les fêtes religieuses du
Baïram pour venir protéger, dans la ii'' armée, des positions
qu'une trahison subite et scandaleuse de deux régiments de
la révolution, aussitôt suivie par d'autres libres citoyens, a,
d'une façon inouïe, mises en danger.
Nous partirons donc demain pour cette armée, et nous nous
réjouissons d'entrer bientôt en contact avec l'ennemi. Cepen-
dant, la division a beaucoup donné. Lorsque l'infanterie russe,
en supériorité numérique sur l'ennemi, eut pris le ■!() juin
Babine, le 27 Bloudniki et Padvorki, assurant ainsi à l'infan-
terie le passage de la Lomnitsa, elle se trouva arrêtée sur l'autre
rive de la rivière par de nouvelles lignes de fds de fer. Mais,
après avoir défendu et dépassé Kalusz, elle s'est avancée jus-
qu'à Mossiska et Kopanka, 011 elle se heurta de nouveau — et
cette fois définitivement — à une position préparée.
Un soldat, membre d'un comité de corps d'armée, a exprimé
le désir de me questionner. Je me rends volontiers à son désir.
Le gouvernement et le G.Q.G., qui a institué ces comités, les
croit utiles à la continuation de la guerre ; mais je n'en suis
point sûr.
Le soldat me demande pourquoi la France veut continuer la
guerre. Je lui explique que, forcée, connue la Russie, à la
faire, elle se trouve dans l'impossibilité de la finir maintenant.
— Le pays est épuisé, réplique-t-il. On a versé du sang pen-
dant trois ans. Nous en avons assez.
Je réponds que l'ennemi est encore en Russie, qu'une paix
allemande ferait perdre aux républicains russes tous les avan-
tages qu'ils se promettent du nouveau régime, et que l'avenir
de la Russie serait compromis par une attitude trop molle
pendant ces mois qui peuvent être décisifs.
118 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
— Mais si nos soldats ne veulent plus se battre ?
— Eh bien ! dis-je, est-ce que cela dépend maintenant d'eux,
qu'ils continuent, oui ou non, à se battre ?
— Dans une République démocratique, on ne peut pas faire
la guerre contre la volonté des soldats !
— Oui, surtout s'il y a tant de mauvais citoyens parmi eux.
Il faut, dans ce cas, employer quelques groupes d'autos-mitrail-
leuses contre les récalcitrants.
Mon interlocuteur se fâche alors et commence à épuiser son
vocabulaire de propagandiste révolutionnaire contre la France,
qui est une (( République bourgeoise », tandis qu'au contraire
la Russie est ou .sera une véritable « République prolétaire ■>,
etc., etc.
Les trains des régiments quittent Stanislau ce soir. Les rues
sont obstruées par les voitures, parce que ce départ, prenant
tout de suite forme de retraite, inquiète les soldats des trans-
ports, qui sont peu militaires, qu'on tient toujours éloignés
des batailles, qui ont (( la frousse » et se hâtent de détaler. Ce
sont partout, dans l'obscurité, des jurons, des cris qui sortent
des voitures arrêtées en quatre files, sur une longueur de plu-
sieurs kilomètres.
Les bruits se précisent. A Tarnopol, l'infanterie a pillé et
incendié la ville, en commettant des atrocités sans nombre.
Stanislau verra-t-elle les mêmes hontes ? Je vois des soldats du
train qui pillent des boutiques sous prétexte qu'il ne faut rien
laisser aux Allemands. Ils entassent des ballots qu'ils aban-
donnent dans la boue. Je dois m'employcr moi-même, pendant
une nuit pénible, pour aider un restaurateur à défendre ses
couverts, ses nappes et ses tables.
6. — Scènes de retraite.
Le 10/28 juillet.
Après un sommeil de trois heures, je me réveille en sursaut.
La division est partie et il me faut la rejoindre coûte que
coûte. Dans les rues, on voit des scènes d'une terrible déso-
sous LA RÉVOLUTION 119
lation. Et, puisque je porte runifornie, je suis en quelque
sorte complice de ce désordre et j'en ressens une honte très
vive. Une charrette qui passe, un cheval d'olficier tenu à la
bride par une ordonnance : je charge quelques effets dans la
toute petite voiture et je pars à bride abattue pour retrouver
ma « Division Sauvage».
Je rejoins ses régiments déjà à Mikétintse, où ils attendent
larrivée de ^eurs trains, à un carrefour où un autre convoi,
immense, marchant vers le Sud, les a arrêtés.
Tout à coup, notre cortège s'ébranle, et, parce que je suis
avec des officiers d'un régiment qui forme notre arrière-garde,
je vois passer toutes les peuplades du Caucase, qui se sont
volontairernent engagées dans la (( Division Sauvage » : les
gens de Kabarda, ceux de Daghestan, les Tartares, les Tchet-
chens, les Circassiens, les Ingoushs, tous types orientaux, mais
appartenant à cent races différentes, qui se sont croisées, ou
qui, dans quelques endroits, vallées séparées ou crêtes inac-
cessibles, se sont maintenues pures. L'œil furtif et perçant,
qui regarde surtout à la dérobée, la tenue nonchalante, mais
d'une bravoure et d'une discipline à toute épreuve, ils mani-
festent un visible dédain pour l'infanterie, qui a décidément
mauvaise tenue, et qui ne les aime pas. Sans hésitation, ils
tourneraient leurs armes contre ces bandes indisciplinés qui,
sans cohésion, sans chefs, traversent selon leur plaisir tout ce
pays.
Enfin viennent les Turcomans, qui forment le plus extraor-
dinaire régiment de Russie, et que le commandement a provi-
soirement attaché à notre division comme septième régiment.
Sous d'énormes « papakhas » (bonnets noirs), leurs faces très
bnines d'Arabes font une très martiale impression. Mais ce que
nous ne cessons pas d'admirer, ce sont leurs chevaux, parfois de
pur sang arabe, aux jambes fines et aux queues superbes,
vibrants de feu, et qui peuvent galoper pendant des heures.
Ces beaux soldats passent sans regarder personne, très fiers. Il
y a un escadron entier monté sur des grisons, un autre <ur de
magnifiques chevaux noirs.
120 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
De temps en temps nous nous arrêtons dans un champ,,
pour nous reposer après cette nuit sans sommeil, et ce sont
alors des spectacles inoubliables, pleins de vie et d'une beauté
qui dépasse toutes les imaginations. Toute la plaine semble
animée. Les officiers en leurs costumes superbes, aux capes
rouges et jaune d'or, forment un groupe magnifique, et autour
d'eux une multitude de chevaux broutent l'herbe, jusqu'à la
crête des collines qui entourent ce fertile paradis galicien, sur
lequel le soleil éjjand un glorieux rayonnement.
Un commandement retentit à travers la vallée, on le répète
partout, et les régiments qui s'étaient rapprochés se séparent.
On monte à cheval, on se met en lignes, on pique vers la voie,
en brisant subitement les cortèges des troupes à pied et les
trains des régiments, et on reprend majestueusement sa place
dans l'énorme défilé, qui — nous commençons à le com-
prendre — signifie la retraite et rabandon. Et je vois dans
les yeux étonnés des soldats de la révolution l'admiration et la
terreur que leur inspirent nos cavaliers impassibles.
A Kloubovtse, j'assiste à vme scène pleine d'intérêt. Nous
dépassons le régiment de Lithuanie, celui même qui a" décidé,
du sort de la révolution dans les rues de Petrograd. Près d'une
voiture de transport, dans laquelle un homme est étendu, un
sous-officier à cheval, dans un état de fureur sourde. Les yeux
semblent lui sortir des orbites. Il fouette de sa nagaïka
l'homme couché, qui est ivre, et autour de lui les soldats du
régiment semblent l'approuver. Il hurle :
— ■ 0 cochon, tu es donc ivre ! Ce n'est vraiment pas le-
moment d'être ivre maintenant que nous allons à la bataille.
Voilà donc la liberté, n'est-ce pas !
Et en se tournant vers ses camarades :
— Jetez-le dans le fossé. Je prends ceci sous ma responsa-
bilité. Et que personne ne mette ce cochon dans sa Aoiture !
Ainsi fut fait. Le cortège se mit en route et l'homme, ivre
et hébété, resta dans la boue.
Un officier aurait-il pu faire la même chose sans vexer, ces
soldats, si jaloux de leurs libertés ? Et que de tels sous-officier&
sous I. A REVOLUTION
121
sont rares, inalheurcuscnicnt, parmi ces paysans dont on a
déchaîné les mauvais instincts !
La j)riMcipale vertu militaire du simple soldat russe est
l'obéissance. Il se sent de plus en plus embarrassé par la
fausse liberté que des combinaisons politiques lui ont donnée.
Une forte voix qui crie, un bras de fer qui frai)pe, — et il
comprend.
Nous ne ferons aujourd'hui que 35 kilomètres à peu près ;
l'ordre nous est venu de nous arrêter pour cette nuit à Nizniof.
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ITI.NERAIHE DE LA DIVISION SAUVAGE PENDANT LA RETHAITE DE GALICIE
JUILLET 1917.
Nous apprenons que, déjà, nos troupes au Nord de Stanislau,
abandonnées par les trains et les réserves, se replient sur la
ville, et qu'ici et là nos batteries, dans une fuite précipitée,
ont été abandonnées.
7. — Avec Tchetghens et Tatares.
Le 11/2/4 juillet.
J'ai passé la niiil dans la chambi'e du colonel Moii/.oiilaief,
l'excellent commandant du régiment des Tchetchens. Mes
bagages, éjiars sur différentes voitures, se perdent, mais je
n'ai qu'à offrir un bon pourboire, et ils se retrouvent immé-
diatement.
Nous parlons à 0 lieures pour Monaslcrzyka et Buczacz. Le
temps est excellent. Pendant notre trajet, nous sommes coupés
122 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
de la division, qui a quitté .Niziiiof une heure après nous, el de
tout le reste de l'armée. De temps en temps, une auto qui
passe, un courrier au galop, nous renseignent bien vite sur la
situation qui empire. Mais nous coupons vers Buczacz par de
petites routes, nous passons les fleuves à gué pour faire boire
les chevaux. L'insouciance martiale des hommes, l'attitude dé-
gagée des officiers accroissent l'impression que nous faisons une
simple promenade par des paysages qui sont d'une invraisem-
blable beauté. J'accompagne le régiment des Talares, mar-
chant en avant, entre les colonels, prince Magalof et comte
Komarofski. Le premier extrcmcmcnt brillant officier, Géor-
gien à la culture européenne. L'autre, grand, très franc, le
type de ces vieux gentilshommes russes d'un temps qui sem-
blerait trop rude et surtout trop guerrier aux délicats d'au-
jourd'hui. Le comte Komarovski fait la guerre pour la cin-
quième fois. Il a promené son activité et son enthousiasme du
Transvaal à Pékin, de la Mandchourie aux Balkans. D'ailleurs,
d'une très grande culture universitaire, méprisant tous les
(( bureaux », ({uoique lui-même breveté d'éta (major, — et
mauvaise langue spirituelle à tout casser.
Avant Buczacz, nous rejoignons sur la grande route les
régiments d'infanterie qui marchent, sans officiers, en complet
désordre. Des clameurs épouvantables : quelques conducteurs
de voitures, hurlant sans trêve, fouettent leurs chevaux pour
se forcer un passage à travers un inextricable chaos de camions,
charrettes, calèches, remplis de fuyards, avec les plus invrai-
semblables collections de meubles, samovars, veaux, porcs et
sacs remplis d'objets pillés. Le prince Magalof, qui chevauche
en tète, de notre régiment, ordonne au conducteur d'une voi-
turette de transport de l'arrêter, pour laisser passer ses cava-
liers. Mais l'homme — moins par insolence peut-être que par
une inertie orientale — continue tranquillement sa marche.
Sur un ordre de notre chef, s'élancent plusieurs Tatares qui
battent à pleins bras, de leurs formidables a nagaikas », ce
soldat de Kércnski, tout stupéfait de son infortune. Tout
sous LA REVOLUTION
123
autour, les soldats regardent, les veux écarquillés d'étonne-
ment : eela ne s'était plus vu sous le nouveau régime. Mais
aucun cri de conscience, ni de protestation. Komarofsky crie :
« Assez ! » Chacun retourne dans le rang, et nous continuons
notre marche.
Il va sans dire que Buczacz, où l'armée révolutionnaire, sous
le contrôle des comités gouvernementaux, a passé, est pillée
de fond en comble, et à plusieurs endroits incendiée. Quelques
cadavres d'habitants, et aussi de soldats révolutionnaires, exé-
cutés par les bataillons Négentsof qui ont traversé la ville
avant nous.
La division reste à Buczacz, nos régiments vont à Tribou-
khovtse. Nous sommes de nouveau coupés du reste de l'armée,
et seulement le soir, après le rétablissement des communi-
cations téléphoniques, nous apprenons ce qui se passe sur le
front. Les Allemands ont pris Podajce, à une trentaine de kilo-
mètres d'ici, et semblent s'approcher à marches accélérées.
Il se passe des choses épouvantables. Les réserves qui mar-
chaient vers Podajce, pour secourir les troupes qui l'occupaient,
ont partout été arrêtées par des individus en uniforme et en
civil, qui les ont immobilisées par de fausses nouvelles, en
les convainquant qu'elles seraient inévitablement prises si elles
continuaient leur chemin. Les Allemands avancent à peu de
frais.
C'est partout la même chose : les vieux soldats et les jeunes
patriotes, consolidés par les officiers en des bataiUons smerti,
occupant les premières lignes, font généralement leur devoir.
Mais, gagnées par une incessante propagande bolcheviste, les
réserves, les troupes de relève, les Services d'approvisionne-
ment et de transport, pris par la panique, font le vide derrière
ce tout mince cordon de combattants qui bientôt, à leur tour,
n'ont qu'à se retirer, ou à se rendre à l'ennemi, s'ils s'aper-
çoivent trop tard de l'isfjloment complet dans lequel les ont
laissés leurs camarades de l'arrière.
Et partout ce sont les Juifs qui fout entendre à demi-mot
que c'est la punition des pogroms de Kalucz, de Tarnopol, de
124 LA GUERRE RUSS0-SIBÉRIE?JNE
Stanislau, et des pillages systématiques de tous les villages de
Galicie, par où l'infanterie de la liberté a passé. Et il se
pourrait très bien, qu'à la punition céleste — combien méritée
d'ailleurs — se soient ajoutées les vengeances humaines.
8. — - Scènes de pillage et de déroute.
Triboukliovlse-Czorlkof, le 12/25 juillet.
Nous voilà de nouveau en selle à 6 heures du matin. J'ac-
compagne le docteur du régiment des Tchetchens. Suivis de
nos ordonnances, nous sommes sur le point de prendre la
chaussée vers Czortkof, quand nous entendons tout près des
coups de fusil et des cris déchirants. L'ennemi est-il déjà si
proche ? Il faut en avoir le cœur net. Nous piquons vers le
village, où une autre partie de notre division vient de passer
la nuit. Des scènes invraisemblables nous attendent, des femmes
en pleurs, des enfants qui crient et qui nous implorent de ne
pas leur faire de mal. Une vieille grand'mère avec sa fdle et
ses petits-enfants, en nous voyant, se sont mises à genoux
dans la rue, devant nos chevaux, et nous prient de leur rendre
justice : on leur a volé leurs dernières ressources en argent.
Non l'ennemi, mais les soldats révolutionnaires, et des cava-
liers de notre division, les Kabardiens, ont passé par là C). Dans
une ferme, un vieillard se découvre. Sous son chapeau de
feutre, on voit une fraîche blessure faite par un coup de sabre.
Il semble n'avoir pas été assez prompt à donner sa montre et
ses dernières couronnes. Le docteur, d'ailleurs aussi impuissant
que tous les autres officiers de l'armée russe, panse le pauvre
vieux diable, autour duquel des femmes et des petites fdles, en
sanglotant, se sont rassemblées.
Partout des maisons qui s'allument à l'horizon : là-bas, l'in-
fanterie russe passe par les villages.
(^) Les musulmans du Caucase se battent pour des motifs séculaires :
chacun veut regagner son village ou son « clan » avec une croix sur
la poitrine et les poches pleines d'or. Pour se faire obéir par ces
fatalistes intrépides, leurs officiers sont obligés de fermer souvent les
yeux sur leurs faiblesses. Cela est dur pour les jeunes nobles sortis
des écoles militaires du Nord, mais ils doivent s'y faire !
sous LA RÉVOLUTION 125
Après avoir fait une vingtaine de kilomètres, nous sommes
arrèt^ à Biélobojnitza par un ordre de la division. L'ennemi
semble attaquer Buczacz. Et des cavaliers qui passent assurent
que les réserves du front sont toutes en fuite. Il est ii heures.
Nos Tchetchens mènent leurs chevaux paître dans les champs
d'avoine et d'orge. Les voitures de transport, sans relâche, se
dirigent vers l'Est, pour mettre en sûreté les bagages de
l'armée.
Tout d'un coup, de petits points api)araissent sur la crête
des collines, qui limitent le paysage vers le Nord. La vue en
est tellement extraordinaire que nous nous portons instincti-
vement au-devant de cette ligne vivante qui se rapproche. Et
puis on voit que c'est l'avant-garde des déserteurs, gens sans
fusils, sans sacs, et ne portant que leurs vêtements. Encore
d'autres lignes qui approchent et descendent dans cette vallée
qui semble vivre partout d'une vie fiévreuse. Ce sont des
milliers de fuyards, tous pris d'une panique irrésistible, et qui
se hâtent d'échapper à l'ennemi qu'ils n'ont même pas vu. Et
nos cavaliers, avec leur discipline d'ancien régime, regardent
avec surprise et ironie ce spectacle abominable.
Une auto paraît, au petit drapeau rouge, filant à toute
vitesse : c'est un soldat, membre d'un comité de corps d'armée,
qui a réquisitionné une autO' militaire pour sa fuite avec ses
« tovarichtchi ».
9. — Le troupeau des fuyards.
Czorthof, le 12/25 juillet.
Une estafette nous apporte l'ordre de nous rendre à Czortkof.
Mais nous y sommes à peine depuis une heure qu'il nous faut
repartir. Le rôle de notre division est subitement changé par
la désertion monstrueuse de l'infanterie. Au lieu d'aller secou-
rir les troupes de la ii'' armée, mises en danger par une
défaillance locale, il faut, aux lieux mômes oii nous sommes,
protéger une retraite générale qui menace de tourner au
désastre.
126 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
On préparait déjà un repas, une bonne soupe dont l'odeur
commençait à remplir la maison où nous sommes descetjdus,
les colonels Mouzalaief et O'Remm et moi ; mais les- ordres
sont formels. Nous ferons une très forte reconnaissance avec
une brigade entière : les régiments des Tatares et des Tchet-
chens.
Il est 7 heures. Le soleil couchant jette de longues ombres
sur les voies encombrées par mille voitures, où les bagages
des régiments et tous les objets volés sont entassés. Le mécon-
tentement général se traduit par des tempêtes de jurons que
de grands éclats de rire interrompent : il faut gravir une col-
line, et des dizaines de volontaires se présentent pour pousser
les voitures avec de sauvages hurlements de plaisir. Ce sont de
grands enfants, et au fond de bons diables, mais qui ont
besoin de sentir la main d'un maitre.
Le cortège de nos huit cents hommes est coupé par cet éton-
nant désordre. Et, tandis que nous attendons à cheval que
toutes ces confusions et ces clameurs cessent, il se fait, tout
d'un coup et partout, un grand silence à la vue d'une étrange
procession qui arrive.
Ce sont des soldats hâves, sans fusils ni sacs, sans casquettes,
avançant en désordre, les yeux hagards et fatigués, à la marche
chancelante, vil troupeau égaré par la peur et livré à la faim.
Quinze mille jeunes hommes passent ainsi en un quart d'heure,
entre deux haies de cavaliers, abattus par la panique et les
privations, et poursuivis par les moqueries et les cris de mépris
de nos gens du Caucase. « 0 braves fantassins ! vous voulez
vous battre avec les mains., camarades ? Retournez vite. Vous
marchez vers l'ennemi I »
En effet, ils retournent au front, ces quinze mille soldats
révolutionnaires et libres, conduits par huit cosaques, lance
au poing. Ils ne feraient qu'une impression piteuse avec leurs
figures brutales et abattues, leurs mauvaises mines de chiens
affamés, si on ne les savait pas coupables d'une si lâche trahison
envers leur patrie. Aucun ofïîcier n'a manqué à ses devoirs. On
m'apprend que plusieurs d'entre eux, abandonnés par leurs
sous LA RÉVOLUTION 127
hommes, ont péri à leurs postes. Les fuyards que le nouveau
régime avait, sur leur seule conscience d'hommes libres, char-
gés de garder le nouveau gouvernement, armes en mains, ont
manqué si unanimement à tous leurs devoirs qu'ils viennent
de prouver en un jour la criminelle faiblesse et l'insolente
stupidité de cette discipline inédite que des politiciens venaient
de « fonder sur de nouvelles bases ».
lo. — La cause de l'indiscipline.
Un nouvel ordre du gouvernement provisoire nous apprend
que les officiers auront désormais le droit de fusiller les pil-
lards et les déserteurs. On vient donc, en haut lieu, de regretter
cette liberté spéciale, concédée aux « tovarichtchi » par les
socialistes-révolutionnaires conjoints aux bolcheviks pour les
gagner à la légère aventure révolutionnaire, — et qui a été la
liberté de fuir devant l'ennemi, d'abandonner les officiers et
de commettre des atrocités et des vols partout.
Par cette nouvelle mesure, on prétend remettre sur les
épaules des officiers la responsabilité des excès que les soldats
commettront désormais. Malheureusement, on ne pourra remé-
dier en un jour aux effroyables fautes qui ont été commises
pendant de longs mois.
Rien de plus facile que d'abattre le maraudeur, le déserteur,
si la grande masse des soldats, qui assistent à ces exécutions
expéditives, les appuient unanimement et sur-le-champ. Il ne
suffît pas de tuer deux ou trois hommes qui tournent le dos
à l'ennemi, il faut avoir l'assentiment des autres, en même
temps avertir ceux qui hésitent et encourager les braves.
On savait que, même pour les races les plus braves et ins-
truites des autres nations de l'Europe, les armées ont eu de
tous les temps besoin de sanctions terribles contre les passions
que les batailles et les défaites déchaînent. On en a libéré les
.soldats russes, qui, pour une grande partie, sont des Ames
simples, et cpii ont les goûts des. siin{)les pour le vol, l'ivresse,
les violences.
128 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
On les a llallés dune façon incompréhensible, de haut en
bas C), par des harangues qu'on se figurait enthousiastes et
qui n'étaient que stupides, par des raisonnements plus ineptes
que profonds. On a abaissé ainsi en trois mois une armée
moderne au niveau d'une horde de la migration des peuples.
Et on veut maintenant, tout d'un coup, que ces centaines de
mille «camarades », qui traversent, en les dévastant, ces vastes
pays, et qu'on a méthodiquement encouragés à se cabrer contre
toute parole d'autorité, soient maîtrisés par de tout jeunes
sous-lieutenants, revolver en main, dont on a d'abord miné
le prestige, et dont on exige qu'ils retrouvent leur autorité par
des coups de feu, au milieu d'une universelle panique, isolés
parmi des multitudes de paysans farouches, préparés aux
révoltes et aux massacres ?
II. — Pillards. — Reprise du contact avec l'ennemi.
Kopyczynce, le iS/aô juillet 1917.
Ce malin, notre corps d'armée, le 34% ne compte que
i.5oo soldats. Et encore, sont-ils tous sûrs ? La retraite, qui
est maintenant devenue un fait accompli, sera protégée par la
cavalerie. Le 2*^ corps de cavalerie se trouve autour de Kopy-
(^) Un général russe m'a raconté le fait suivant, caractéristique et
très typique, auquel 11 a assisté :
Le général Kouropatkine se rendit un jour chez le ministre de la
Guerre Kércnski. Il ne le trouva pas et se fit annoncer au chef de
cabinet Iakoubovsky par l'aide de camp du ministre. La salle d'attente
oîi il entra, était remplie de soldats qui venaient de profiter de leur
droit de prétoriens pour causer avec le ministre de la Guerre. Ils
avaient, comme de' coutume, pris les meilleures places, et ils bar-
raient les passages, assis ou debout, en des attitudes plus pittoresques
que polies.
L'ancien généralissime de la guerre japonaise et ancien comman-
dant du groupe d'armées A'ord-Ouest fut reçu par le chef de cabinet,
avec lequel il resta une dizaine de minutes. Lorsqu'il fut sorti, le
chef de cabinet réprimanda l'aide de camp à voix si haute que ses
paroles furent entendues par une partie des soldats :
— Comment, dit-il, vous laissez entrer le général Kouropatkine
avant que son tour soit arrivé ? Si lui ou un autre général reviennent,
une autre fois, faites-les attendre jusqu'à ce que tous les soldats qui
seront arrivés avant eux aient eu leur audience !
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sous LA RÉVOLUTION 129
czynce, on vient de débarquer le 3" corps de cavalerie vers le
Nord, à Voloczycz, et nous commençons notre travail dès ce
soir, à Khorotskof.
Un fait significatif : l'avance des Autrichiens, après notre
retraite de la ligne de la Lomnitsa, a été si Icnlc, que nos
corps de patrouille chargés de retrouver le contact avec l'en-
nemi ont retrouvé des batteries que nous avions abandonnées
pendant les premières paniques.
Pendant que nous nous préparons, rassemblés autour de la
fontaine du village, au départ, un Juif très maigre, au teint
bilieux, vient se plaindre qu'on lui ait pris son cheval. On le
confie à deux Tatares qu'il accuse, pour qu'il leur désigne sa
monture. Mais il refuse de les suivre, et sa frayeur est si vive
devant l'attitude moqueuse des Tatares, qui sont évidemment
des brigands, et devant les yeux froids et menaçants desquels
il baisse les siens, qu'il inspire en même temps la pitié et la
dérision. Komarovsky ordonne de lui rendre son cheval et il
disparaît derrière une haie, où il « aura certainement du
coton ».
Le régiment aligné s'ébranle. Nous cachons nos inquiétudes
et nos douleurs derrière le magnifique apparat militaire de nos
régiments. Notre musique joue cent mélodies que chaque Russe
connaît : chansons populaires de Caucase, les Brigands dans
la forêt, Alla Verdi, et surtout le célèbre chant épique du
cosaque Stenko Razine, qui noie sa fière et heureuse fiancée
dans les sombres eaux de la Volga.
Partout, laboureurs, femmes et enfants, sortent des maisons,
et admirent l'allure guerrière de nos gens, qui semblent encore
plus formidables dans la solitude qui se forme autour de nous.
Nous nous redressons sur nos selles et oublions nos fatigues
des derniers jours, pour faire de notre douloureuse fuite à
travers des haies d'Autrichiens qui ne cachent souvent pas
leur joie, une série d'entrées triomphales dans tous ces pros-
pères villages que nous abandonnons peut-être pour toujours.
Mais, dans tous les villages que nous laissons de côté, des
cavaliers Gabardines ou Ingoushs, après s'être écartés du rang,
9
130 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
eulcvont le bétail pour le vendre — la pointe du poignard sur
la poitrine — au village suivant, où nos Tatares, â leur tour,
les volent, pour les vendre au village suivant, et ainsi de suite.
Kliouvintse-Tooiistc, le 1^/27 juillet.
Jai liasse la nuit avec le comte Komarovsky dans une de ces
jolies et proprettes maisons galiciennes, peintes en couleurs
claires du village de Khorotskov. A une heure du malin, un
ïatare entre chez nous pour nous avertir de la part du prince
Magalof que « la dernière ligne de linfanterie vient de nous
dépasser, qu'il ne se trouve plus rien entre nous et l'ennemi,
et que nous ferons bien de nous tenir prêts à toutes les éven-
tualités ».
Nous nous habillons et nous jetons de nouveau sur le lit
pour attendre le signal du départ, qui s'effectue à 6 heures.
Point d'ennemi ! Et c'est presque un désappointement pour
nous que les Allemands, et surtout ces « uhlans » que nous
avons attendus anxieusement et impatiemment pendant la nuit,
ne nous aient pas rejoints. Ce serait une fête pour tous de les
charger, à nombre égal, ou même s'ils nous étaient supérieurs
en nombre.
Je trouve le prince Gagarine à Kliouvintse. 11 a fait devant
Kalusz une de ces jolies actions qui caractérisent le soldat né.
Le nouveau régime l'avait écarté, et ce n'est que sur la prière
unanime de tous les officiers de sa brigade qu'il a conservé
son poste. Quels que puissent avoir été ses torts aux yeux des
meneurs révolutionnaires, il les a largement rachetés par le
fait suivant : la subite défaillance d'un régiment d'infanterie
devant Kalusz jeta plus d'un millier d'hommes en désordre sur
les i-éserves, et fut près de les entraîner dans leur fuite. Le
prince Gagarine vit le danger, descendit de son cheval, haran-
gua les soldats et réussit à les emmener avec lui, chargeant
lui-même, sabre au poing, vers l'ennemi qui s'était avancé
pour profiter du désordre, et qu'il rejeta tout de suite dans
ses anciennes positions.
sous LA REVOLUTION
131
Le prince Gagarine nie permet d'accompagner, pour quelque
action que ce soit, les escadrons de ses deux régiments. Puisque
Ja y sot nia du régiment des Circassiens doit aller prendre le
contact avec l'ennemi, je me rends chez son commandant, le
capitaine Boutchkief, qui me présente aux officiers qui parti-
ront bientôt : les princes Mahomet-Ghirei et Seid-Pay, Krym-
Chamkalof et le lieutenant Kournakof.
Le village de Kliouvintse s'étend dans la petite vallée cl
remonte des deux ccMés sur les collines qui longent la petite
rivière la Tlodne-Strave.
Nous partons avec l'ordre de chercher le contact avec l'en-
nemi et de le charger à l'arme blanche, s'il insiste et s'aiJ])r<jchc.
Partout apparaissent sur les collines en face des points noirs :
des patrouilles d'infanterie, — et d'autres points qui marchent
vite contre le fond clair du ciel : la cavalerie ennemie.
Noire grande crainte, ce sont les autos-mitrailleuses ennemies
qui nous surprendraiiht sans que nous puissions nous défendre.
Nous détruisons les petits ponts avec les mains, car nous
n'avons pas de dynamite. Il faut disloquer une poutre avec nos
sabres, et ensuite l'employer comme un levier pour enlever une
par une les planches du poiit.
La division est partie ; les régiments des Ingoushs et des
Circassiens s'éloignent aussi, et notre demi-escadron reste jxiur
surveiller l'ennemi. Les régiments de Kabarda et de Daghes-
tan prennent position sur notre flanc gauche avec leurs mitrail-
leuses, tandis que les batteries de campagne de la division
prennent à partie les groupes de cavaliers qui se montrent
partout et b<jmbardent les chemins vers Kliouvintse.
L'ennemi répond avec de petits obus de trois j)ouces, (pii
éclatent à shrapnells au-dessus de la i)rincipate route de com-
munication, et que nous pouvons donc facilenitMit éviler, en
restant dans les champs.
Commence maintenant le léger flottement du « rideau vi-
vant » que nous tendons devant l'armée en retraile. Il faut se
montrer partout, faire semblant d'attaquer et tromper ainsi
sur noti'c nombre et nos véritables intentions, mais sati>; être
132 LA GUERRK RUSSO-SIBERIENNE
jamais trop brusque et sans trof) risquer. Notre division a
excellente renommée chez l'ennemi, et cela nous sera fort
utile pour le tenir à distance, l'effrayer s'il le faut, et surtout
semer dans son esprit l'inquiétude et rincertitude sur nos
forces que ses craintes agrandiront. Pendant ce temps, notre
brave infanterie et nos convois pourront se sauver.
Le danger est surtout dans la nature du terrain. En suivant
une vallée, on arrive tout à coup à un point où une autre la
coupe, et oii on peut avoir été guetté avant d'avoir vu. En mon-
tant sur la crête, on est sûr d'être découvert par l'ennemi, et
le charme de l'entreprise est mêlé d'un trop fort sentiment
de danger. Je longe donc la crête à contre-pente.
A droite, trois cavaliers. Nous nous arrêtons pour distinguer
qui ils sont. Deux d'entre eux nous imitent. Nous nous appro-
chons prudemment : C'est le capitaine en second Baranof, du
régiment des Ingoushs. Nous nous serrons la main ici, loin der-
rière l'armée russe, dans ce terrain que l^nnemi a déjà occupé
et qu'il semble de nouveau avoir abandonné. Mais une fusil-
lade extrêmement vive à. notre droite nous avertit que l'ennemi
a simplement concentré ses efforts dans une autre direction.
D'autres cavaliers nous appellent par de grands gestes des
bras et nous filons à toute vitesse vers le lieu du nouveau
combat.
Quatre mitrailleuses du régiment de Daghestan tirent vigou-
reusement sur l'ennemi qui semble avoir fait une attaque, qui
s'est jeté à terre ou qui s'est retiré, qu'on ne voit donc plus,
mais sur lequel on continue de diriger un feu extrêmement
nourri.
Cette (( bataille » manque d'intérêt et je rejoins, dans la
nuit, le régiment des Tatares. L'ennemi ne veut pas mordre
évidemment.
Quand nous nous approchons de Toouste, une maison flambe |
à notre droite. Je hasarde la remarque que cet incendie révolu-
tionnaire signifie la joie d'avoir rendu à l'ennemi les annexions
qui souillent la conscience russe. Mais on prétend qu'il n'est
pas impossible que cette maison soit incendiée par des espion^
sous LA RÉVOLUTION
133
<lans le seul but dn faire savoir aux Autrichiens où se trouve
l 'arrière-garde de l'armée russe.
Nous nous chauffons tous près de ce feu énorme, en un
groupe pittoresque, où surtout les colonels prince Magalof,
comte Komarovsky, Mouzalaief et O'Remm se font remarquer.
De la petite ville en émoi, monte une tempête de bruits indé-
cis, où se distinguent des jurons, des voix menaçantes, des
hurlements de femme, des cris perçants d'enfants. Personne
de nous ne semble rien remarquer. Je regarde mon ami,
comte Bobrinski, jeune savant, homme distingué et aimable :
il détourne le regard. Nos officiers aussi perdent lentement
l'ascendant sur leurs hommes. Il faut les laisser faire aujour-
d'hui pour pouvoir demain compter sur eux. Je pousse un
juron, et sans compagnon me rends en ville.
Dans toutes les maisons, les armoires et bahuts sont ouverts,
les vêtements éparpillés, par terre. Les femmes pleurent, deux
vieux Juifs me montrent de profondes blessures dans la poi-
trine, le cadavre d'un autre gît au milieu d'une pièce désolée.
Je chasse quelques Ingoushs d'une maison qu'ils pilKnt, le
poignard nu à la main. Des femmes, des vieillards me sup-
plient de venir passer la nuit chez eux pour pouvoir les pro-
téger, puisque les officiers ne le peuvent plus. Quel pouvoir
occulte ces pauvres gens m'attribuent-ils donc ?
Plus tard, après avoir trouvé dans une maison juive un banc
dur, pour m'y étendre durant les quatre heures que les chefs
nous ont bien voulu laisser pour tout repos, j'entends dans la
ville, partout, les bruits significatifs du pillage et de l'assas-
sinat. Et je m'aperçois que la Russie vient de perdre infiniment
{•lus que toute sa belle et importante conquête en Galicio et
d'abandonner tous gages pour son avenir national, la solida-
rité et le sentiment de l'honneur dans les rangs de l'armée.
Mais que signifient, pour ces bolcheviks, la solidarité et l'hon-
neur de l'armée C) !
(1) Comme rliacnn sait, les chcf>; bolcheviks se sont par la suite
favorablement distingués des socialisles-révolutionnaires, piir leur sens
pratique et de saines méthodes dictatoriales qui sauvent eu Russie ce.
que le tsarisme avait de plus solide et de plus bienfaisant.
134 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Le 15/28 juillet.
Nous partons le matin, poursuivis par les malédictions de la
population, chez laquelle notre armée révolutionnaire a réussi
à réveiller toutes les sympathies pour sa dynastie et tous ses
goûls pour un gouvernement doux sans sentimentalité, ferme
sans cruauté. En dix jours, nos bandes de « nouveaux et libres
citoyens » auxquels les socialistes-révolutionnaires ont, pris
l'unique religion politique dont ils furent capables, ont détruit
la bonne renommée qu'avait jusque-là laissée l'armée tsariste-
pendant une domination modérée et saine de près de trois ans.
12. UîNE RECONNAISSANCE AVEC LES TaTARES.
Maitinkovtzi (frontière austro-russe), le 16/29 juillet.
La deuxième brigade a aujourd'hui le service de jour.
J'obtiens du prince Magalof la permission d'accompagner ses
Tatares qui, ce soir, rentreront en Autriche pour chercher le
contact avec rcnnemi, dont nous ignorons les mouvements.
Le lieutenant musulman Zenal-Bek Sadekhof a reçu l'ordre
d'aller me chercher à la i"""" sotnia avec ses vingt Tatares, et
de fixer avec moi dès cette nuit la position exacte des Autri-
chiens près de la (( ferme Dembina ».
L'ennemi ne semble pas nous poursuivre sérieusement. Notre
infanterie est retournée en Autriche, et occupe près de Toouste
des tranchées, qu'elle a le devoir de défendre, coûte que
coûte. Les Autrichiens ont été vus à la ferme Dembino, à
6 kilomètres à l'Ouest de Toouste. 11 faudra déterminer s'ils dis-
posent là-bas de positions fixes.
Mon compagnon, Zenal-Rek-Sadekhof, propriétaire natif de
Choucha, Sud des montagnes caucasiennes, s'est engagé
comme volontaire au commencement de la guerre. Après avoir
gagné, comme soldat, pendant des reconnaissances impor-
tantes et dangereuses dans les Karpathes, trois ou quatre croix
de Saint-Georges, ce gentilhomme a été promu officier. On le
choisit pour les petits coups de main, qui exigent de l'officier
sous LA R É V O L U 1 I O N 1 35
de rares qualités de bravoure, de sang-froid et d'intelligence.
Je suis donc enchanté de l'accompagner.
Les hommes sont pleins d'entrain. L'un d'eux nous amuse,
en chevauchant à la tète de notre colonne, jambes en l'air,
pendant un temps considérable. Quand Zenal-Bek, pour un
motif ou un autre, quitte notre groupe, j'en prends la direc-
tion, jusqu'à ce qu'il l'ait rejoint, et nos cavaliers règlent la
marche de leurs chevaux à celle du mien. La bonne humeur
de ces gens ne quitte jamais une gravité orientale qui prête
au plus petit soldat un air de distinction.
Lorsque nous nous approchons de Toouste, un mouvement
insolite de gens qui vont et viennent, nous frappe de loin.
C'est un petit détachement d'infanterie russe qui, à travers
une immense contrée, délaissée par les armées de la révolution,
est venu ici occuper une tranchée avancée tout près du village,
à contre-pente de la colline qu'il domine. Pourquoi le poids
de la guerre pèse-t-il sur un si petit nombre d'hommes dans
cet immense pays ? Déjà au commencement de la campagne,
on ne pouvait pas s'empêcher de remarquer le contraste cjui
éclatait entre la zone de la guerre avec ses souffrances et pri-
vations inouïes et celle de l'arrière, qui semblait si peu se sou-
cier des sacrifices de la première ligne.
La défense du pays qui fut jadis la « Sainte Russie », et qui
est maintenant une terre en quelque sorte neutre, pour ainsi
dire « internationale », est confiée à un petit nombre de volon-
taires qui forme à peu près la cent vingtième partie de l'armée
russe.
Nous descendons pour causer avec ces hommes que nous ne
pouvons qu'estimer, parce que l'entière propagande de la révo-
lution, si l'on excepte un petit nombre de phrases évidemment
hypocrites, a tendu à leur faire oublier ieur patrie et leurs
devoirs hislm Icpips. Ils ont l'aspect hâve et semblent dépouillés
de cet orgueil militaire qui me semble indispensable |»our com-
penser, chez des gens prêts à mourir, la |)ers|)e(|ivf de la mort
et les mille privations quotidiennes.
On observe si souvent sur le théâtre de la guerre — et j<>
136 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
l'avais particulièrement remarqué pendant mon séjour dans
l'armée russe en 1916 — une santé excessive, le bon appétit,
la bonne humeur et le goût de vivre au moment même où on
va risquer sa vie pour un rien. Rien de cela chez ces gens,
qui font l'impression de pauvres diables déterminés à faire
leur devoir, mais peut-être chancelants en leurs- décisions, et
sans ce robuste enthousiasme qu'avaient en 1916 les plus mau-
vais bataillons russes.
Mon ami Zenal-Bck va leur remonter le moral. II parle très
bien, mon bon Sadekhof, avec sa voix sympathique et douce
et ses gestes simples et courtois. Aussi les soldats sont-ils, au
fond, d'accord avec lui, et, s'ils font des objections, c'est parce
qu'ils mettent un temps convenable à se laisser gagner. Tout
ce qu'ils disent semble si clair :
— Nos soldats sont égarés, dit l'un d'eux ; aujourd'hui on
leur dit ceci, demain on leur crie cela ! Ils ne savent que faire !
— Vous êtes braves, réplique le gentilhomme circassien ;
tout le monde sait que le soldat russe est brave ! Mais on vous
a mis des idées dans la tête que vous ne comprenez peut-être
pas tout à fait. Comment, dans un régiment, les ordres
peuvent-ils être donnés par trois ou quatre chefs en même
temps ?
— Que voulez-vous, répond un soldat, la plupart de nos
gens ne savent pas lire ou écrire. En France et en Angleterre,
cela doit être tout autrement.
Et tous me regardent.
Je parle alors en mon mauvais russe de la liberté, dont tous
les mauvais et faux esprits ont la bouche pleine; j'affirme
qu'elle vaut plus que tout au monde, plus que la prospérité,
plus que le bonheur, plus que la civilisation, qu'elle mérite
d'être défendue au prix même de la vie, parce que la vie n'a
de valeur sans elle.
Et nous conversons ainsi quelque temps avec ces braves
gens, plus malheureux d'être laissés à leurs raisonnements.
A un commandement de Zenal-Bek, nos cavaliers montent
en selle, agiles et superbes. Notre cavalcade s'éloigne, suivie
>^.c>
sous LA RÉVOLUTION
137
longtemps des yeux par ce petit groupe de pauvres troupiers
perdus dans l'immensité du paysage et dans les solitudes du
doute et de la défaite.
Lentement, la nuit commence à vivre. Du Nord au Sud nous
viennent des fantassins montés, des cavaliers de divers régi-
ments, etc., une troupe de Kabardiens. Nos chevaux sont atta-
chés à la haie qui forme la lisière de Toouste et nous tenons un
conseil de guerre. Les ennemis qui viennent de tirer sur les
nôtres se trouvent en avant de la ferme Dembina et nous irons
d'abord par petits groupes en trois directions chercher le
<^onta'ct avec eux.
Je pars avec les fantassins sous les ordres du lieutenant
Karéline. Nous sommes sept, trois officiers, trois soldats et moi.
D'autres groupes de sept ou huit hommes partent en même
temps que nous et nous quittent à la sortie du village.
Nons sortons de la nuit et découvrons en face de nous, très
nettement, les lignes des crêtes où une lune très claire descend
dans un ciel pur. Il est impossible à l'ennemi de nous voir
sur nos chevaux que nous avons tous choisis de couleur sombre,
bien entendu.
Mais nous venons à peine de monter la première pente qu'une
vive lueur, derrière nous, nous oblige à nous retourner ; on
vient d'incendier une maison, et cette lueur, qui semble im-
mense dans cette partie si obscure du ciel, nous éclaire. Notre
avantage est perdu et nos mouvements doivent être parfaite-
ment visibles devant le brasier.
Nous continuons prudemment notre marche, d'abord on
suivant un chemin entre des champs d'orge et de ma'ïs. Puis
nous piquons vers le Sud-Ouest, à travers des blés mûrs, vers
un autre chemin parallèle au premier. Tout d'un coup, à notre
droite et à notre gauche, nous distinguons d'assez nombreuses
silhouettes en mouvement pour nous tourner. 11 ne nous reste
que la retraite devant rinccrliliidc du iiomi»rc dos ennemis.
138 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Nous filons en gaiopant à travers champs et rapportons au
iieutonant Zenal-Bck, qui s'est promu commandant en chef, le
résultat de notre promenade.
Puis, sous ses ordres, nous repartons, à vingt cavaliers, cette
fois. L'incendie de tout à l'heure s'est éteint, et nous commen-
çons notre deuxième expédition de nouveau dans l'obscurité.
Mais à peine sommes-nous en pleins champs, que le ciel, der-
rière nous, est de nouveau éclairé par des flammes : une
seconde maison a été incendiée. Et quoique nous ayons main-
tenant les chances conirc nous — parce que la lune a disparu
et reruiemi est devenu invisible — nous continuons notre
marche silencieuse.
Cette fois nous n'irons pas aussi loin. A peine avons-nous
atteint le premier chemin, dont je parlais tout à l'heure, qu'un
feu bien nourri éclate, de différents côtés à la fois. Nous répon-
dons à la fusillade, mais les coups de fusil partent de trop bas :
ce sont des gens à pied qui tirent. Nous sommes à cheval,
placés contre un ciel allumé par un incendie qui vient d'at-
teindre son maximum, tous parfaitement visibles, et impuis-
sants contre ce poste ou cette patrouille, qui s'est cachée dans
la nuit et qui tire à labri des balles explosives, dont je vois,
en galopant, les petites flammes blanches et un peu bleuâtres
dans l'herbe, lorsque les projectiles ont rencontré un corps
dur.
Quelques-uns de nos chevaux, effrayés, prennent le mors aux
dents ; les autres suivent. C'est une folle chevauchée dans la
nuit. J'ai perdu mes étriers, j'essaie en vain pendant quelques
minutes de retenir mon cheval, et je dois sauter, en serrant la
selle des genoux, un ruisseau qui coule par la vallée.
Après avoir réussi à calmer nos bêtes, nous prenons le pas
près du village. Partout les coups de feu éclatent. Toutes nos
reconnaissances semblent s'être heurtées à l'ennemi en éveil.
Si les deux maisons n'ont pas été incendiées par ses espions,
le hasard l'a admirablement aidé.
sous LA REVOLUTION
139
i3. — Les petites filles dans le champ de maïs.
Près Tooustc, le i7/3o juillet.
Il semble impossible à Zenal-Bek — et je suis de son avis —
de continuer nos reconnaissances cette nuit. Nous prendrons
quelques heures de repos — il est trois heures et demie — et
reviendrons demain matin à nos projets.
Huit officiers s'étendent sur les tables et par terre dans une
petite ferme où une vieille femme grommelante les aide le plus
lentement possible. Nos Tatares sont occupés à plumer un
grand nombre de poules, dont la mort a visiblement augmenté
la mauvaise humeur de la vieille. Ils ont allumé, dans la petite
cheminée, un immense feu, dans lequel ils suspendent deux
grandes chaudières à trois fusils en faisceau.
Je sors dans la nuit claire. Contre la haie, une cinquantaine
de chevaux sont attachés, et près d'eux dorment dans l'herbe
nos Tatares, les Kabardiens, enveloppés de leurs capotes grises
ou de leurs énormes manteaux noirs. Chacun tient son fusil
à la main, et ne le lâche pas dans le sommeil. A gauche et à
droite, des cavaliers — nos avant-postes — à quelques centaines
de mètres de nous, et sur le pont, gardent le sommeil des
autres.
J'entre dans une maison pour y chercher un lit : je ne
redoute pas les duretés de la vie militaire, mais préfère le
confort. In vieillard, bientôt accompagné d'une Tdle de dix
ans, sort, à peine habillé, de sa chambre, et me demande ce
que je désire. Nous nous mettons à causer. Il s'est battu pen-
dant la guerre de 1866. Après une vie de travail difRcile, il a
accumulé une toute petite aisance, une ferme, une terre bien
labourée, des vaches, des moutons, des meubles qui lui appar-
tiennent. Tout cela lui semblait si sûr, si bien protégé contre
les à-coups de la vie. Et même, (piand la guerre a éclaté, les
Russes sont entrés sans rendre aux Iiabitauls la \ if trop désa-
gréable. Pas d'excès, pas d'abus : les soldats s'habituaient à
vivre parmi les villageois. Les officiers les tenaient bien en
mains. Le cœur des habitants — et certaiiiemei\t son vieux
140 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
cœur daucicn soldat. — battait pour la patrie galicienne, mais
il avait presque commencé à sympathiser avec l'envahisseur.
Comme tout cela lui semble changé maintenant ! « Ils font
absolument ce qu'ils veulent ! » Les soldats russes entrent à
chaque instant dans les fermes, sabre au clair, et prennent ce
que bon leur semble. Sa maison a été quatre fois pillée. On
traite les Juifs d'une façon pire. Envers eux, tout est permis,
parce qu'ils amassent plus d'objets qui tentent les paysans
russes, tandis que les cultivateurs ont de plus simples ustensiles
qui n'attirent guère les pillards.
La ])elite fille, qui a des yeux admirables, très clairs et tout
enfantins, commence subitement à sangloter. Je demande au
grand-père ce qui l'attriste. « Si vous saviez, répond-il, ce que
tout cela signifie pour une enfant délicate comme notre petite
Maria. Les soldats qui entrent, qui bousculent tout, qui me
menacent, bien inutilement — parce que je ne me défends
pas — qui font tout passer dans leurs mains, cherchent dans
les armoires, jettent, par terre et brisent ce qui ne leur con-
vient pas, avec des jurons et de vilains propos ; parfois, ils
sont ivres. Sa mère et sa grand'mère se sont enfuies après la
première invasion et je ne sais pas ce qu'elles sont devenues. »
Je demande si Maria a des frères et des sœurs. c( Oui, elle a
deux petites sœurs, de six et de huit ans. Ce sont mes trois
petits-enfants. Maria a voulu rester près de son grand-père,
mais les deux autres gosses ont creusé pendant la journée un
grand trou dans le jardin : bien cachées parmi les maïs, elles
y passent la nuit froide, pour ne pas tomber dans les mains
de ces gens terribles. Si vous saviez combien tout a changé
pour nous avec la révolution russe ! »
Le vieux m'offre un lit, du lait, des fruits, et me remercie
de lui avoir si gentiment parlé. (( Si vous saviez combien cela
fait du bien d'être gentiment traité, d'entendre de bonnes
paroles, et de ne pas sentir à chaque phrase la menace- de la
baïonnette ou du sabre. Maria, baise la main de cet officier. »
Mais je ne laisse pas faire. Je lui dis qu'il serait bien cruel de
n'être pas gentil pour un vieillard et une si douce petite fille.
sous LA l\ F. V O L V T I f) N 1 •''i 1
Maria me montre ses trésors, qu'elle a mis à l'abri des con-
voitises des « cosaques». Ce sont une ardoise, une poupée très
« amochée », un livre aux gravures en couleurs, et d'autres
choses très précieuses, qu'elle aurait défendues même contre
les sabres de ces vilains soldats ivres.
Les deux maisons qui ont flambé dans la nuit ont épouvanté
le vieillard et les petites fdlcs. Mais celles-ci reviennent. La
petite Maria est allée les chercher, et j'en suis entouré, et
toutes doivent me baiser la main dans cette nuit obscure que
l'aurore éclaire déjà.
Je ne puis pas trouver le sonimeil, comme d'ailleurs nulle
part dans ces lits infects de paysans, remplis de vermine. Et
j'entends pendant les trois heures qui me restent le murmure
des voix des enfants — bien douces pour ne pas me gêner —
qui se sentent rassurées par ma présence, mais que le hennis-
sement des chevaux et les voix rauques des soldats à chaque
instant ramènent à la réalité.
Je réussis avec grande difiîculté à mettre un peu d'argent
dans la main de la petite fille, et je retourne au bivouac. Les
officiers dorment dans un chaos indescriptible. Le feu flambe
toujours. Tous les fagots de la vieille y ont passé. La soupe —
où les soldats font délicieusement cuire une dizaine de poules
— n'est pas encore prête. On alimente le feu qui donne un
aspect d'incendie à la chambre en désordre : les meubles, les
chaises, armoires, nombre de petits articles de ménage sont
avec une remarquable adresse mis en pièces à coups de sabre
par vm de nos ïatares. Un autre les jette au feu. Un troisième
remue le précieux potage avec sa « cliachka », son poignard
à manche argenté. Ils font ces travaux à grond tapage, en fre-
donnant leurs airs du Caucase, ou en parlant leurs dialectes
nasillards et lents.
Après avoir mangé chacun sa poule, avec les mains et les
poignards, bien entendu, et sous les malédictions de la pauvre
vieille, dont les yeux séchés semblent continuer à pleurer, nous
nous éloignons du village. En effet, une patrouille est venue
142 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
ainioncor ce matin — tandis que nous dormions — que les che-
mins où nous nous sommes cette nuit heurtés à la résistance
ennemie sont pour le moment accessibles, si l'on excepte des
coup de fusil tirés de très loin. Nous n'avons donc eu affaire cette
nuit qu'à des avant-postes.
Le village de Toouste est abandonné par les habitants qui ont
passé à l'ennemi. Nous attendons de nouveaux ordres dans
une maisonnette délaissée, ou Zenal-Bek fait cuire un mouton
qu'on a sur ses ordres vraiment acheté, un admirable « chach-
lik » caucasien : de petits morceaux de viande, enfilés à une
branche de saule, et rôtis au feu.
Les ordres viennent : noire mission est accomplie. Une recon-
naissance des Ingoushs vient nous remplacer. Je m'informe
auprès du commandant Moukhine sur cette mission, s'il peut
m'assurer qu'on ira jusque chez l'ennemi. Mais, comme il ne
peut rien me promettre, je cède aux instances de Zenal-Bek et
m'en retourne avec lui.
Pour nos chevaux ce sont des journées admirables. Nous leur
faisons manger dans les champs l'avoine, l'orge, le mais, qui
sont tout frais. Ils boivent dans les rivières que nous passons
à gué, souvent enfoncés dans l'eau jusqu'à la selle. Et nous
aussi, nous réjouissons de ces fatigues qui sont parfois into-
lérables, mais dont on sort toujours endurci, plus intrépide et
plus vigoureux.
I 4. — Retour et fin de l'aventure.
Staro-Poriétche, le i8 juillet/ 1*"" août.
A Martinkovtse, nous ne trouvons plus notre régiment. Il
faut donc repartir à l'instant dans la direction de Kouzmine,
où on nous assure qu'il s'est rendu, sans avoir d'ailleurs laissé
pour nous la moindre indication.
Les deux régiments avec lesquels je me suis trouvé conti-
nuellement en contact, ceux des Tchetchens et des Ta tares,
ont trouvé des gîtes à Novo et à Stara-Porietche. Je partage
avec les deux excellents colonels Mouzalaief et O'Remm et l'aide
sous
RÉVOLUTION 143
de camp du régiment, un magnifique château d'origine polo-
naise, où nous trouvons enfin, après noire odyssée de neuf
jours, le repos chez un Kusse, M. Nikitine. Après avoir pris
congé de ces officiers, je rends une visite à 1 etat-major de la
division.
11 est logé dans le château d'une princesse Czartoriska. Le
prince Bagration, avec qui je passe ma dernière soirée, me
décrit les attaques auxquelles il a assisté pendant la grande
guerre, et m'invite, dès que ses troupes se seront reposées, à
venir dans ses régiments accompagner les assauts de ses cava-
liers caucasiens C).
(1) Bientôt, la division d<i général Bagration, appelée par Kornilof
pour souligner à Petrograd sa menace de dictature, échoue dans les
plaines du Nord. Ou 'ont-ils à faire avec ces seigneurs étrangers que
commandait jadis un grand tsar russe, depuis que son prestige ma-
gique qui dominait doux mondes s'est écroulé ? Ces guerriers cauca-
siens sont-ils faits pour être policiers ? Pour risquer, en des combats
sans gloire et sans butin, de ne jamais plus revoir le Kazbek et les
plaines ensoleillées du Caucase ? Leurs sacs sont remplis do l'or et des
bijoux des mécréants. Ils se sont couverts de gloire, et les chants natio-
naux célèbrent la crainte qu'ils inspirent à leur ennemi « muet ». Le
dernier lien qui les unissait au Russe est coupé. Que les Russes se
battent entre eux. La guerre est terminée, les fils du Caucase retour-
nent, libres et impassibles, vers leurs champs, leurs troupeaux, leurs
cols inaccessibles !
Le prince Bagration, retourné en Caucase, a été plus tard fusillé
par les bolcheviks.
CHAPITRE VII
DANS l'armée des PATRIOTES
Après avoir quitté la Division Sauvage, je nie fis transporter
à la gare la plus rapprochée, pour me rendre à Kaméniets-
Podolsk. J'avais espéré y accompagner le comte KomarovskXr
que Vétat-nwjor de la 2^ brigade de la Division Sauvage avait
envoyé « en. mission » auprès du groupe d'armées, mais en réa-
lité pour en. ramener quelques tonneaux de boissons : les régi-
ments des Tatares et Tchetchens, condamnés à l'abstinence
depuis bientôt six semaines, n'en pouvaient plus! Je le man-
quai, et ne l'ai plus revu depuis.
Je fis le voyage dans le train du général TcJiérémissof, C{ue
le gouvernement provisoire venait de nommer au commande-
ment du groupe Sud-Ouest. Cet officier mérite que nous nous
arrêtions un instant à sa mémoire. Quand la révolution éclatOr
son esprit fin mais mal équilibré, son ambition passionnée,
son ataraxie morale, son mépris des hommes, le mettaient
en excellente posture pour exploiter le goût de l'anarchie
chez les soldats, et les appétits politiques des homines novi.
Après une longue disgrâce Cjui avait retardé sa promotion sous
l'ancien régime, il élait fermement décidé à s'agenouiller de-
vant les nouveaux dieux, et à rattraper le temps perdu.
Résolu à faire toutes les concessions aux j'évolutionnaii'es,
fût-ce aux dépens de l'armée, il était sûr de l'emporter sur
ses camarades que des scrupules retenaient. Il chercha, comme
Broussilof, l'amitié des soldats, mais il y perdit toute dignité.
Broussilof était allé aussi loin que possible, sans compromettre
définitivement l'esprit combatif de la troupe. Le général Tché-
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sous LA RÉVOLUTION 145
remissof offrit ait soldat, souvent sans que celui-ci le lui eût
demandé, le boïévoï-komiiet, et le comité opératif (^).
Il sut convaincre le gouvernement provisoire, si facile à
duper, que l'enthousiasme révolutionnaire porterait l'armée
jusqu'au cœur de l'Allemagne, si on augmentait les libertés
des soldats (-). Ses amis, deux Israélites, M. Rubinstein
■et un autre dont je ne me rappelle pas le nom, colpor-
tèrent partout parmi les comités de soldais Vunique victoire
que ce général « vraiment révolu tionnaii-e )> avait su remporter.
Il s'agissait toujours des combats autour de Stanislau (^),
qu'il n'avait gagnés que grâce aux deux bataillons d'attaque
Négentsof et à la Division Sauvage, où la discipline classique
avait été conservée : les soldats révolutionnaires n'avaient nulle
part tenu. Ce qui n'empêchait pas le général Tchérémissof et
ses acolytes d'en attribuer tous les mérites aux soldats déban-
dés. Des émissaires allaient partout, dans les comités des unités
que le général désirait commander, et des états-majors supé-
rieurs qu'il ambitionnait, faire la propagande pour ce ce g<'nt'-
(^) Boïévoï-koniitet, comité de soldats, ayant pour mission de con-
trôler tous les ordres militaires des chefs. Opérativni-komitet, comité
de soldats, ayant le droit de prendre connaissance de tous les plans
de bataille des états-major, de les discuter et d'y proposer des amen-
dements. Ces deux comités furent exigés par la propagande bolcheviste,
afin de détruire l'autorité des officiers ; ils avaient le droit de veto.
(2) Le général Tchérémissof avait l'habitude d'aller au-devant des
désirs des comités. Depuis qu'on ne se battait plus, il était sûr de
gagner partout la partie, puisque aucun de ses collègues n'eut le
triste courage de l'imiter. Il parvint jusqu'à dégoûter les soldats.
Appelé au commandement de la g® armée, il fit le tour de toutes
les unités qui en faisaient partie. Il harangua les soldats, offrit par-
tout les «comités de guerre» et les «comités opératifs». Le comité
du G® corps de cavalerie protesta, et on vit le spectacle extraordinaire
d'une discussion publique entre un commandant d'armée essayant de
pervertir la troupe, et des soldats refusant à se laisser entraîner. La
■cavalerie avait subi relativement peu de perles, était donc composée
pour une grande partie des combattants magnifiques que l'ancien
régime avait formés, et résista encore quelque *emps à la révolution.
Le 6" corps de cavalerie envoya quelques soldats au général (Jolovini'.
chef d'état-major au groupe d'armées, pour le prier d'incorporer leur
unité à une autre armée, «afin de la soustraire à la néfaste influence
du général Tchérémissof ». Ce qui fut fait.
(^) Dont on a pu voir le récit dans un chapitre précédent.
10
14ti LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
rai de la révolution », sous qui « non les chefs, mais les soldats
gagnaient les batailles » !
En se rendant à Kaméniets-Podolsk pour y assumer le com-
mandement du groupe d'armées Sud-Ouest, le général Tchéré-
m.issof ne savait pas que Kornilof, qui le détestait — et pour
cause — y avait nommé le général Dénikine. Quand nous
arrivâmes à la gare de Kaméniets-Podolsk, un officier de Vétai-
mujor s'y trouva pour lui intimer l'ordre de se retirer. Penaud
et furieux, il dût rebrousser chemin.
Je me rendis à Kief. Vers la mi-août je m'acheminai à nou-
veau-vers le front. L' état-major du groupe sud-ouest, à l'ap-
proche des armées ennemies, avait été ramené à Berditchef.
Kaméniets-Podolsk était le siège d'un état-major d'armée.
De passage à Berditchef, j'y appris que le ministre des
Affaires Etrangères avait donné ordre à son représentant au
groupe Sud-Ouest, de faire (( prendre des mesures appropriées
contre mm ». .J'avais en effet écrit quelques lettres au ministre
de l'Intérieur pour me. plaindre d'une perquisition, conduite
de façon, ignoble — et naturellement accompagnée de vol —
par la crapule habituelle de la police secrète, dont j'avais été
l'obji't (/rtn.s- l'hôtel Bcgino à Petrograd. J'y avais ajouté des
appréciations sur le personnel que le G. P. avait cru devoir
introduire dans tous les services de l'Empire.
Je trouvai, en outre, parmi mon courrier, une lettre du
ministre des Pays-Bas à Petrograd, m'avej'tissant que le G. P.
lui avait communiqué son intention de « prendre de fortes
mesures contre moi ». Mon ministre y ajoutait — comme c'est
la coutume — qu'il se voyait dans l'impossibilité de me pro-
téger. Après conférence avec l'état-major du ugrryupe», dont
mes lettres avaient fait la joie, le représentant de la Chancel-
lerie diptoma.tique, M. AIféorof, me fit savoir a que Vétat-nw-
jor, après avoir pris connaissance des inconvenantes lettres
adressées par moi au ministre de l'Intérieur, au commandant
de la garnison de Petrograd, etc., se serait vu dans l'obligation
d'agir contre moi, si je ne m'étais pas conduit au front de
façon aussi brillante, etc. » J'allai le remercier de sa répri-
sous LA RÉVOLUTION 147
mande, el nous bûmes un verre au retour de l'ordre en Russie.
C'est que l'on s'attendait à un coup d'Etat. Le prince Koura-
kine me dit mystérieusement que « bientôt tout serait changé
en Russie » / Tout restant vague, je continuai mon voyage.
De retour à Kaméniets-Podolsk , j'y trouvai un état de choses
invraisembla.ble. Autour de la. ville, les troupes continuaient
à se retirer en désordre, pillant, commettant des excès nom-
breux. En ville, ce furent encore les soldats qui eurent le
pouvoir. Quand ils en avaient l'envie, ils arrêtaient les officiers
dans les rues, pour examiner leurs passeports. Au-dessus de
cette -armée en décomposition , que les officiers patriotes com-
mençaient à quitter, pour s'organiser en détachements de
volontaires, un groupe d'officiers-politiciens occupait gravement
les bureaux parfaitement inutiles d'un état-major d'armée, et
profita du désordre pour se faire conférer la croix de Saint-
Georges pour soldat (^ ) et d'autres décorations, ainsi que des
commandements surpix'nmits. Tchérémissof, commandant un
C.A. en juillet, et en septembre commandant en chef, sans
avoir été en contact avec la troupe, ne fut pas le seul.
Je retrouvai à la gare de Kaméniets-Podolsk les régiments des
Ingoushs et des Kabardiens en train d'embarquer pour Petro-
grad lears chevaux et leur train. Quelques gares plus loin, en
cinq échelons, le capllaine iSégritlsof, avec son régiment
d'attaque Kornilof, se préparait aussi à se rendre au
^'ord. Nous passâmes en revue son merveilleux détachement de
trois mille ba'ionncttes, avec une solni<i de cosaques et mie Ixil-
terie de, campagne. Ici aussi le mystère : on se mettait en route
pour le front de Riga, mais le prince Oukhtomsky, un scien-
lifique a aide de camp du régiment », me fit comprendre
que (( quelque chose allait se passer )i.
Quelques jours plus tard, j'appris en ni'''nie temps le mup
r' ) A|)p('l(''c aussi «croix de kiMciiski ». lilli' lui (t'iisi'c rlic fiiri-
f('r('o i'i roflicicr par la Iroupc. Lj-s soldats la refiistTcut aux clu-fs
un peu durs, cl on pouvait l'obtenir en aujjnicntanl la portion de
sucre;, ou avec quelques ciparcs. Klle n'avait de la valeui (pie dans
les bons réfjiments. On la portait avec uiu' palme.
148 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
d'Etat de Dcnikine et son échec. Je retournai immédiatement
à Berditchef.
J'y rencontrai à la gare le colonel roumain , attaché
à l'éiat-mujor du h front Sud-Ouest)). Il me confia que Déni-
kine, Markof, etc., arrêtés sur ordre du commissaire du gou-
vernement par le comité des soldats, avaient été abondamment
insultés. On leur avait craché au visage, on leur avait jeté des
pierres, et on leur refusait des matelas pour dormir. Ils étaient
en danger de mort. Le colonel se plaignit que le colonel Ta-
bouis, doyen du corps d'attachés étrangers, prétextant qu'il
n'avait pas le droit de s'immiscer dans les affaires inférieures
russes, se refusât à une démarche en faveur de Dénikine, Mar-
kof, etc., qui, cependant, avaient remporté des victoires aux
côtés des Alliés. Il me proposa de me rendre chez le commis-
saire.
J'y trouvai un général, membre de .l'ciat-major, et quelques
journalistes. M. Jordansky, l'évolutionnaire émérite, avait acquis
une profonde expérience des conspirations, pendant sa longue
canièi-e. Il avait sans peine supprimé le complot, et fait arrêter
onze ou douze personnalités, parmi lesquelles les généraux'
Dénékine, Markof, Elsner, Romanovsky, le prince Kropotkine,
adjudant de Dénikine, puis le pi'ofesseur Boudilovitch, une
sorte de Tyrtée au cœur de lion, et le capitaine tchèque Kle-
çanda, officier très brave qui a.vait blessé un soldat voulant
l'arrêter, et dont le compte était bon aussi C).
(^) Le « coup d'Etat » de Kornilof et de ses généraux avait été
conduit avec une maladresse tellement puérile, que tout le monde
l'attendait, et que les commissaires eurent toute facilité pour parer le
coup. Qu'on se figure Kornilof, utilisant le télégraphe pour conférer
avec Kércnski sur une matière aussi délicate, au lieu de le mander à
la Stavka, et de l'y forcer à signer les ordres nécessaires. Quand
Kornilof invita Dénikine et Markof à se joindre à sa tentative, ceux-ci
convoquèrent les officiers de leur état-major, — parmi lesquels plu-
sieurs partisans du nouveau régime, — et les informèrent, sans am-
bages, de ce qui allait se passer. Dénikine comptait sur un régiment
de cosaques pour arrêter les commissaires et les comités, mais avait
oublié les sept ou huit auto-mitrailleuses, stationnées à Berditchef, et
que Jordansky avait fait retirer du service, sous le prétexte qu'elles
avaient besoin d'être réparées. Au moment du coup, les cosaques,
sous LA RÉVOLUTION 149
Je demandai au commissaire Jordansky l'autorisalion de
causer avec Dcnikine, afm de pouvoir démentir les bruits
fâcheux au sujet du frailenicnt quil subissait. Jordansky
refusa. Je lui notifiai alors que j'avertirais les autorités com-
pétentes, et, par eux, les gouvernements alliés. Je compris que
Jordansky voulait faire juger les <i conspirateurs )) par le
comité de soldats de Berdilchef, et que, en ce cas, ils seraient
perdus. Après une discussion fort aigre avec Jordansky, à
laquelle les journalistes rouges assistèrent furieux, je sortis, et
télégraphiai aa général Janin.
Le jour suivant, le journal Kievskaia Mysl, et par la suite,
les autres journaux russes, publièrent des articles où on
exigeait du gouvernement qu'il prît de fortes mesures contre
moi. Les commissaires à la Stavka furent sur le point de mattre
la justice révolutionnaire en action. Le général Janin et le
commandant Buchsenschutz surent les apaiser. Dans ces cir-
constances, je préférai quitter la Russie, et je mé renffis au
front roumain.
Très bien accueilli par le G.Q.G. roumain, auquel j'avais
été recommandé par une lettre autographe du général Pelle,
par des dépêches du général Coanda et de M. Mitilineu, mi-
nistre à La Haye, j'eus un excellent séjour dans l'armée rou-
maine. Je fus attaché au régiment 55/67, commandé par le
colonel Drago, un magnifique chef, très brave, beaucoup aimé
de ses hommes. Il commandait le secteur devant Marachesti.
petit village, auquel la fameuse bataille russo-roumaine em-
prunte son nom. Le soldat roumain y a montré de remar-
quables qua.Uiés d'endurance et d'entrain. Il a été très bien
conduit par un officier qu'on avait parfois représenté cotnmc
plus ou moins efféminé, et qui s'est montré l'égal de ses meil-
leurs camarades sur les autres fronts.
pris enirc les mitrailleuses, se rendirent iiniurdinlnncnl , el au hoiit
d'une heure tout était fini.
Jordansky fit son devoir. Les altaeliés étrangers Inviil une seul»-
démarche en faveur du prince Kropotkine, t^^s peu iinpli(pié dans
l'affaire. En s'intorposant pour les autres prisonniers, ils auraient
risqué d'être imprudents !
150 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Je fis de courtes visites à la 6^ armée russe, où je trouvai les
mêmes conditions qaen Russie. De fortes bandes de soldats
rouges parcouraient la campagne et commettaient des pillages
et atrocités innombrables. Une trentaine de villages avaient
di.'^paru au mois de décembre 1917. La situation des officiers
russes en Roumanie fut atroce. Impuissants à conjurer le mal,
ils en partageaient V opprobre à cause de V uniforme (ju'ils por-
taient. Le commandement russe fit tout le possible pour enrayer
le désordre dans ses troupes. La présence des belles troupes
roumaines, qui ont continué à montrer les plus belles qualités
patriotiques, permit au général Chtcherbatchef de résister aux
e.rigences de ses soldats. Pourtant, il fit aux bolcheviks des
concessions peu compréhensibles.
De retour à .îassy, je dînai un soir de décembre 1917 chez le
tninistre de Belgique, dont la maison se trouvait à côté de la
résidence du général Chtcherbatchef. De grandes clameurs s éle-
vant *de cette maison, nous nous y précipitâmes. Un officier
russe venait d'attenter à la vie du général. Comment était-il
entré dans la mai.'ion ? J'appris, par la suite, que le général
Chtcherbatchef avaii offert gratuitement son propre salon à un
comité bolcheviste, qu'il pouvait croire envoyé par le Comité
exécutif de Petrograd, pour achever la ruine de l'armée russe
en Roumanie. Ses hôtes furent présidés par la fameuse propa-
gandiste juive bolcheviste M"® Roch, et par le Juif Rachal, un
garçon de vingt-deux ans, ancien président de la République de
Kronstadt, et qui, en cette fonction, avait ordonné l'exécution
de plusieurs centaines d'officiers de marine, dans les conditions
les plus airoces. En fouillant ces conspirateurs, on découvrit
que parmi les autres, personne ne possédait aucun mandat.
Rachal fut bassement lâche, demanda pardon à genoux, en
■ pleurant. Quand on voulut se débarrasser de cet individu, le
député d'Oukraine auprès du général Chtcherbatchef s'y opposa
fortement !
Le front roumain fut tout naturellement engagé dans l'ar-
nii:itice conclu, entre Russes et Austro- Allemands, et le canon
se tut. Je crus mon travail comme correspondant de guerre
sous
RÉVOLUTION 151
termine, et je quittai la Roujnanii' à la. fui de décembre, pour
me rendre en France. Avant mon départ, le général Grigorescu
me remit, pendant une cérémonie inlime et touchante, la croix
d'officier de l'Ordre de la Couronne avec glaives.
Malgré un séjour relativement peu mouvementé au front
roumain — je n'avais fait que deux reconnaissances entre les
lignes — j'aurais tenu, à honneur de vouer quelques chapitres
^lu beau régiment du colonel Drago, et aux généraux Grigorescu
et autres, qui m'ont donné l'hospitalité. Malheureusement, mes
notes et photos pri.ses dans l'armée roumaine ont partagé le sort
de mes valises, dont une partie se trouve encore à Kief, et.
dont l'autre partie m'a été volée par des a camarades » russes.
Au débat de l'année 1918, je trouvai à Kief un état de choses
remarquable. D'un côté, Petlioura, une sorte de Boulanger,
peu intelligent, mais très beau cavalier, rassembla des offi-
ciers qui se distinguaient sartout par leurs costumes de parade,
imités du moyen âge. Il y eut rarement des pertes dans leurs
engagements avec les bolchevilts, il n'y eut que des fuites
réciproques. Le « gouvernement oukrainien », création alle-
mande, qui ne pouvait pas invoquer un passé, et n'aura pas
d'avenir, dupait les Aîliés, en attendant que les Allemands
arrivassent. Des émissaires bolcheviks parcouraient la ville, en
quasi-sécurité. Des Juifs « intelligents » furent la tète du mou-
vement, des matelots de la mer Baltique le bras. Il y avait déjà,
chaque nuit, des enlèvements et des exécutions. Tout le monde
s'attendait à des pogroms. Le banquier Weinstein, de la
Banque du Commerce et de l'Industrie, me fit part de ses
inquiétudes. Les Alliés ne pouvant intervenir, les uns espéraient
le rétablissement de la monarchie par les Allemands, les autres
une victoire définitive des bolcheviks. En ailyndant le cours
des événem,ents, on restait les bras croisés.
Je retrouvai un grand nombre d'amis russes, officiers de
valeur, mais incapables d'aucune initiative, depuis que la hié-
rarchie par laquelle ils avaient été formas s'était volatilisée.
Un grand nombre de généraux portant de beaux noms et qui,
152 LA G r ERRE RUSSO-SIBERIENNE
dans le cadre de l'ancienne armée, avaient bien mérité^ de Ut
patrie, mais pas un seul chef.
.l'avait déjà fait mes valises, et préparé mon départ de Russie,,
quand j'appris, par hasard, l'existence d'un commissaire du
général Alexéief, qui enrôlait des volontaires pour une nouvelle
armée du Don. J'allai le trouver. C'était un jeune lieutenant^
comte Bazoumovsky, caché, en vêtements civils, dans un petit
appartement d'une maison de faubourg. Il me donna des
détails, d'ailleurs exagérés. Soixante mille cosaques, cent cin-
quante mille volontaires sous le stratège Alexéief, et le héros
Kornilof, étaient en train de se consolider, et ne tarderaient
pas à 77iarcher sur Moscou. Je ferais mieux de me faire accepter
par un des nombreux échelons de cosaques, en route pour le
Don, sur l'appel de leur ataman, le général Kalédine.
La princesse Bariatinskaïa, que je retrouvai avec son mari,
l'ancien attaché militaire à Rome, me confia que, le 5 ou
6 janvier, le bataillon de Saint-Georges (garde d'honneur à lœ
Stavka) était parti pour Rostof.
• Voyage de Kief au gouvernement du Don.
I. — Propos de ((Camarades».
Tous les efforts pour réorganiser la Russie en désordre
sont coucenlrés à Novo-ïcherkask. Tout ce que la
Russie compte de meilleur, — généraux, officiers, gen-
tilshommes, patriotes de toutes les classes, — a quitté l'armée-
corrompue, la campagne en flammes, les villes en pleine anar-
chie, et, par des voies détournées, a rejoint l'ataman des cosa-
ques du Don et le grand républicain Kornilof. A Kief, mes amis,
de jeunes et fringants officiers appartenant tous à l'aristocratie,
ne parlent que d'aller, — sous des déguisements, bien en-
tendu, — prendre place dans les rangs de la nouvelle aiméc'
qui se forme au cœur de la Russie, afin de venger leur honneur
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tb.S ^
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sous LA REVOLUTION
153
et celui de l'armée, flétri par les lâchetés, les trahisons, les
atrocités de douze niillions de « camarades » C).
La guerre de bandes entre les Ukrainiens et les bolcheviks
se rapproche de plus en plus de la ligne de communication
Kief-Rostof : je hâte donc mon départ.
Le 10/23 janvier, je pars en wagon d etat-major, en compa-
gnie d'une trentaine de privilégiés comme moi. Notre « privi-
lège » nous fait des jaloux de tous les non-privilégiés. Dans le
couloir, des soldats, qui ne nous quittent pas des yeux, échan-
gent des propos où reviennent sans cesse les mots : « contre-
révolutionnaires » et (( bourgeois ». Nous prévoyons que le
voyage ne se passera pas sans accident.
En effet, le matin suivant, de très bonne .heure, notre
wagon s'arrête dans une petite gare, où on le décroche ; nous
avons juste le temps de jeter nos bagages dans un fourgon qui
continue de rouler.
Dans ce fourgon, une trentaine de personnes étendues sur le
plancher ou assises sur leurs valises et leurs sacs : un médecin
militaire sans pattes d'épaule, des soldats, des cosaques, des
paysans, dans un coin quelques femmes qui essayent de dor-
mir, et, çà et là, effacés, silencieux, dissimulés sous des man-
teaux de soldat, mais reconnaissables à la finesse des traits et
aux soins de la personne, des officiers qui se rendent à l'armée
de Kornilof.
(1) Malheureusement, la plup;irt n'en sont restés qu'aux bonnes
intentions. Après la décomposition de la i''*' division de cavalerie de
la giirde, qu'il avait ronimnndée, le général Bagacvski se trouva, en
décembre 191 7, à Ivief, en compagnie d'un grand nombre de ses
officiers appartenant tous à la gran<le noblesse. Il leur montra leur
devoir qui était de s'enrôler dans l'armée de volontaires. Plus tard,
au gouvernement du Don, il n'en a retrouvé que deux. Cela n'a pas
sauvé les autres d'une mort misérable quand, fin février, les l)olehc-
viks prirent Kief. Il est d'ailleurs avéré que la grande noblesse de la
cour a été, en Russie, comme souvent ailleurs, fortement au-dessous
de sa tâche. Ce sont les petits Du Guesclin, les siuqtlt-^ .. dxorianié »
qui se sont le mieux comportés.
Au début de l'an 191^, se trouvaient à la station balnéaire cauca-
sienne Alinerabiié Vody un millier d'ofReiers, occupés fi s'anniser,
tout près du berceau de l'armée du Don. In mois plus tard, ils furent
surpris par les détachements bolebeviks, et fusillés, (Mi forcés à prendre
service chez leurs pires ennemis.
154 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Un silence se fait à mon entrée : il y a là de furieux démo-
crates à qui je n'ai pas l'heur de plaire. Je décline ma qualité
d'étranger : elle les rassure un peu. D'ailleurs, ils m'ont bien-
tôt oublié et je puis, tout à mon aise, observer et écouter.
Un vieux cosaque interpelle un soldat révolutionnaire :
— Que vous êtes donc stupides ! Vous ne voulez pas vous
battre contre les Allemands. Bien ! Et maintenant vous risquez
de tomber sous les balles de vos frères. Qu'est-ce que vous y
gagnez ? Cela ne valait vraiment pas la peiAe de quitter le
front !
— La liberté l'exigeait, camarade !
— Et personne ne travaille plus : cela promet une jolie
moisson pour cette année ! Vous ne faites que manger et boire,
paresseux que vous êtes ! Vous devriez retourner chez vous et
travailler à la terre.
— Non, je ne veux ni retourner ni traînailler à la terre. J'ai
travaillé aux champs toute ma vie ; ensuite je me suis battu
pendant trois ans et demi : j'en ai assez de gratter le sol et
de faire la guerre. (S'adressant à moi :) Je veux être écrivain !
Un autre soldat révolutionnaire, le visage hostile, interroge
le médecin :
— ■ Combien gagnes-tu par mois, camarade ?
— Quatre cent roubles, camarade.
— Comment, quatre cents roubles ? Et moi qui n'en gagne
que vingt ! C'est scandaleux.
En dépit de la nuit qui tombe, les conversations continuent.
Tout ce monde s'excite en parlant. Ce sont tous soldats qui
vont piller les propriétés, ou s'engager comme volontaires dans
l'armée contre la « contre-révolution ».
A peine ai-je réussi à m'endormir, assis sur une valise, dans
une atmosphère étouffante, je suis tiré de mon demi-sommeil
par des éclats de voix. Un groupe, autour d'une chandelle
allumée, cause bruyamment : deux faces bestiales, et puis de
bonnes figures de paysans, le regard amusé, riant aux anges.
— ■ Alors, explique un des discoureurs, on a pris et par-
tagé la moisson, on a coupé et vendu les arbres, on a battu et
sous LA
RÉVOLUTION 155
chassé le propriétaire, on a tout cassé dans la maison, les
tables, les armoires, les tableaux et tout...
Une bordée de rires. Mais quelqu'un réclame :
— C'est stupide. Tuer les bourgeois, c'est bien ; mais pour-
quoi tout casser et détruire ? Il faut prendre et profiter.
Ils viennent ensuite à parler de l'armée de Kornilof.
— Nous ne faisons pas de prisonniers. Chaque officier qu'on
prend, on le tue.
— Ça n'est pas assez de les tuer : il faut les jeter à l'eau...
tout vifs... dans l'eau bouillante...
— Il faut les écorcher... leur enlever la peau du dos par
lanières...
La conversation devient tout à fait intéressante. Je me
hasarde à m'y mêler :
— On m'a conté que, sur le front austro-allemand, des
soldats ont vendu à l'ennemi les chevaux et les canons. Est-ce
vrai ? Pourriez-vous me dire combien les Allemands ont payé
par cheval, par batterie ? ■
— Demandez à celui-ci ; il doit le savoir : il est chef de
régiment.
Je regarde celui qu'on me désigne, un soldat qui peut avoir
une trentaine d'années :
— Eh bien ! monsieur le colonel, lui dis- je sous les rires
des assistants, avez-vous vendu beaucoup de chevaux à l'en-
nemi ?
— Tant que nous avons pu. Qu'est-ce que nous en aurions
fait ? J'ai voulu d'abord en vendre aux Roumains, mais ils ne
payaient pas assez. Les Allemands m'ont donné dans les cent
roubles par cheval.
Tous se récrient :
— Cent roubles ! Alors nous avons été rudement volés !
Volés, oh ! combien ! Ils ont vendu leurs chevaux 8, 5 et
même 3 roubles ; d'excellents chevaux d'officier ont été vendus
2o roubles ; ceux du régiment de sapeurs du Turkestan, encore
moins cher.
— Et les canons, monsieur le colonel ?
156 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Au commencement, il y a eu des malins qui ont trouvé
le moyen de vendre leurs canons i5.ooo roubles par batterie
de six canons de trois pouces, et 3o.ooo roubles par batterie
lourde. Mais on a eu vite faite de gâter le marché. Les Alle-
mands n'ont payé à notre division que i.ooo roubles par pièce,
— Et sans doute vous vendiez bien d'autres choses à l'en-
nemi ?...
— Des tas de choses : du savon, de la farine, tout ce qu'on
trouvait à l'intendance.
— Liquidation générale... Pourtant, si je vous demandais
le drapeau de votre régiment, me le vendriez- vous ?
— Pourquoi pas ? A trois cents roubles, si vous voulez : j'en
serai quitte pour en faire fabriquer un autre.
— Trois cents roubles ? C'est un peu cher pour un drapeau
comme le vôtre. Il ne vaut sûrement pas trois cents roubles.
Plus tard, le (( colonel » me confie qu'il est revenu du front,
— lui, simple soldat, — avec 27.000 roubles en poche, qu'if
a d'ailleurs dépensés en deux semaines avec « les femmes ».
Ces soldats du nouveau régime sont uniques au monde, —
uniques dans l'histoire du monde !
2. — Avec les Cosaques.
Le 12/25 janvier 1918.
J'arrive dans la matinée à Znamenka, d'oià j'espère continuer
ma route avec des convois de cosaques, retour du front.
Mes amis de Kief m'ont assuré que les jeunes cosaques, rap-
pelés par le gouvernement militaire du Don, reviennent dans
leur stanitsas, complètement gagnés par la propagande maxi-
maliste, mais vivant en assez bonne -intelligence avec leurs
officiers, tant que ceux-ci n'exigent pas d'eux de remplir leurs
•devoirs envers la patrie russe. Les vieux cosaques, au contraire,
auraient tous pris parti pour leur ataman, pour Alexéif et
Kornilof. Dans ces conditions, le gouvernement du Don dis-
loque les régiments dès leur retour du front, renvoie les
homme chez eux dans stanitsas pour y respirer l'air du
/
SOlJS LA RÉVOLUTION 157
pays et, quelque temps après, les verse dans de nouvelles for-
mations, où ils sont soumis dès lo dclmt à une discipline très
stricte.
Justement, un ((commissaire» des cosaques doit partir au-
jourd'hui par train spécial, avec ses secrétaires et quelques
officiers, pour Novo-ïcherkask. 11 m'accorde un coupé dans
son wagon-lit. Le ton qu'il affecte vis-à-vis des ofTiciers, les
propos qu'il tient sur leur compte, sont d'une suprême incon-
venance.
A deux heures l'après-midi, une dépêche annonce que (( la
gare et la ville d'Alexandrovsk ont été occupées par les bol-
cheviks, qui ont installé deux canons sur le pont, et une
vingtaine de mitrailleuses pour garder le passage du Dniepr.
Les bolcheviks, nombreux et bien armés, seraient décidés à
désarmer tous les cosaques en route pour le Don ».
Le commissaire décide que son train, oii je viens de m'ins-
taller si confortablement, retournera à Kief. Les cosaques
continuent leur route vers le Don, par échelons, partie en
chemin de fer et partie à cheval : j'irai avec eux. Deux éche-
lons du 11^ régiment sont à ce moment en gare ; je me
présente au colonel, qui m'admet avec empressement, et je
prends place avec les officiers du premier échelon dans un
wagon de troisième classe.
Une grave question reste à régler. Le passage d'un fleuve
Jarge et profond comme le Dniepr n'est pas une opération
commode : nous risquons d'être attaqués par les bandes de
maximalistes qui courent le pays. Le chef du régiment envoie
donc en avant le (( docteur », avec mission de nous renseigner
sur les conditions dans lesquelles se présente ce passage, seule
difficulté sérieuse que puissent rencontrer cinq cents cavaliers
bien armes, munis de mitrailleuses.
Ce docteur, un Juif très débrouillard, est constamment
employé pour ces besognes moitié d'éclaiieur et moitié d'espion,
qui exigent non seulement de l'adresse, mais du courage.
Pourtant les officiers m'assurent qu'au feu il n'est guère brave.
Ce mélange de courage et de couardise étonne d'abord ; mais
158 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
sans doute cet habile homme, quand il s'aventure parmi les
soldats et les paysans, compte instinctivement sur sa présence
d'esprit, pour écarter de lui tout danger. Au feu, c'est diffé-
rent : on ne parlemente pas avec les balles.
Le 13/26 janvier.
A toutes les gares par où nous passons, si nos cosaques
descendent sur le quai, aussitôt se mêlent à leurs groupes des
individus surgis on ne sait doii : ce sont des matelots et de
ces curieux ouvriers-agitateurs aux gestes rigides, au regard
halluciné, à qui trois idées et dix mots techniques suffisent
pour haranguer et enthousiasmer les foules. Le résultat ne se
fait pas attendre: des désobéissances se produisent, soulignées
de répliques insolentes. Finalement, le contact des officiers
ave€ leurs hommes est rompu. Plus d'ordres : chacun fait ce
qu'il veut.
Dans l'après-midi, le docteur revient. Le passage du Dniepr
s'annonce comme une opération très hasardeuse. Tous les
ponts sont aux mains des bolcheviks ; le seul moyen de trans-
port est un bac, qui ne peut prendre que vingt hommes avec
leurs chevaux et qui met deux heures aller et retour. Notre
échelon, qui compte cent cinquante hommes, mettrait donc
au moins seize heures pour traverser le fleuve : ceux qui
attendraient la dernière traversée seraient en grand danger.
A Dolguintsevo, le chef de l'échelon reçoit vme dépêche du
commissaire des cosaques à Znamenka, lui enjoignant d'at-
tendre l'arrivée d'un secours en artillerie, qui permettra d'atta-
quer Alexandrovsk. On consulte les cosaques ; ils sont d'avis
de continuer à avancer ; on continue.
A Nikopol, dans la soirée, nouvel ordre formel du commis-
saire de Znamenka : attendre sur place l'arrivée de l'arlillerie ;
on compte surtout sur le régiment des Tekintsi (Afghanistan),
complètement dévoué au général Kornilof.
C'est l'occasion d'une scène pénible entre officiers et cosaques.
Ces derniers crient qu'on les trompe : « C'est un mensonge de
dire que les bolcheviks nous prendront nos fusils. » Ce sera
sous LA REVOLUTION
159
bien inutile en effet : les drôles sont tout prêts à les rendre...
Les officiers ont la rage au cœur : ce qui ajoute à leur humi-
liation, c'est que j'assiste à la scène. Ils me prient de les
accompagner au Don, mais je refuse. Je ne veux pas entrer
dans les plaines du (( vieux Don » avec un régiment sans fusils.
Un instant je songe à reprendre le train pour Dolguiiitsevo,
où je me joindrai à l'autre échelon du même régiment, dont on
prétend que l'esprit est meilleur... Justement, voici l'échelon
qui arrive. Je met présente au colonel. Je trouve un homme au
désespoir : il me confie que ses hommes lui échappent, qu'il a
totalement cessé de les avoir en main, qu'il n'y a plus rien
à faire.
Le i/i/?.7 janvier.
Cette nuit, à deux heures, nouvelle dépêche du commissaire
de Znamenka :
« Les bolcheviks d'Alexandrovsk veulent nous forcer à
rendre nos armes. La prétention est absolument inadmissible.
D'après les instructions que je viens de recevoir du grand
Conseil de guerre du Don, je vous ordonne d'attendre à Mkopol,
de vous emparer de la place et d'arrêter le comité révolution-
naire local. Viendront vous rejoindre le 6'' régiment du Don,
le régiment des Tekintsi, et de l'artillerie. Ensemble vous mar-
cherez contre Alexandrovsk. Ce n'est pas aux bolcheviks à
nous faire la loi, c'est à nous de leur dicter nos conditions. »
Un officier lit la dépêche aux cosaques : force est bien de
tout leur montrer, puisqu'ils osent prétendre que leurs offi-
ciers mentent. Cet officier est un bon jeune homme, d'une
insuffisance lamenlable. La scène à laquelle j'assiste alors,
dans le plus pittoresque des décors, est une chose navrante.
Dans la fantasmagorie d'un merveilleux clair de lune, les
cosaques se pressent autour du petit lieutenant. Dos figures
farouches ; regardez-les de près : vous n'y découvrirez que
mollesse. A peine la lecture est-elle commencée, c'est un feu
roulant de ricanements, de réflexions insolentes et d'interjec-
tions hostiles. Cepend.'iiif un certain flottement se dessine :
160 LA GUERRE RUSSO-SlBERIEiMNE
.peut-être tout n'est-il pas perdu. Les cosaques veulent être sûrs
que l'ordre émane vraiment du grand Conseil de guerre du
Don, parce qu'il serait tout de même grave de désobéir. Que
l'officier tire parti de cette indication, qu'il insiste I... Mais il
ne sait rien dire et ne dit rien de ce qu'il faudrait. D'une voix
blanche, il a lu la dépêche ; et puis, c'est tout. Maintenant,
son esprit semble ailleurs. Les agitateurs ont la partie belle :
ils commencent à mettre les rieurs de leur côté. Pourtant le
plus grand nombre se tourne encore vers l'officier, attendant
de lui quelque chose qui ne vient pas : l'officier reste immo-
bile et muet. Alors, c'est le grand lâchage. On chante en
cadence : « Allons-nous-en ! Allons-nous-en ! Et plus vite que
ça ! » Et ils s'en vont, comme ils le disent : nous restons seuls,
l'officier et moi.
Les huit officiers, colonel y compris, décident d'obéir et de
rejoindre les forces annoncées par la dépêche. Je pars avec
cinq d'entre eux pour Dolguintsevo, sur une locomotive mise
à notre disposition par le chef de gare. Le colonel et les autres
officiers, un instant arrêtés par les soldats qui refusent de les
laisser partir, sont ensuite relâchés, puis désarmés par dés
employés de chemin de fer qui ont besoin d'armes à feu, et ce
n'est que tard dans la matinée qu'ils nous rejoignent.
Le 15/28 janvier.
Après avoir passé trente-six heures sur une chaise dans une
salle bondée de soldats, je puis rejoindre vers la soirée un
échelon du 54^ régiment de cosaques du Don. Je n'ai rien
gagné à attendre. Parmi les « libres fils des steppes», les uns
sont plus insolents, les autres moins, mais tous se ressemblent
en ceci que pour eux l'honneur est un vain mot. Ils se laisse-
ront docilement désarmer : ils sont mûrs pour l'opéra- comique.
Cette nuit, couché sur la paille. Deux chevaux du Don
agitent leurs têtes intelligentes au-dessus de la mienne, qui ne
vaut plus grand'chose après deux nuits sans sommeil. Je rêve
que je campe avec les héros célèbres et les bouillants coursiers
des anciennes ballades du Don. Ce n'est qu'un rêve. La clarté
sous LA REVOLUTION
Hil
THÉATHE UE LA G U ERRE C I VI l.E lU'SSE i;N JANNIIII l'.MS.
11
162 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
du malin me montre la réalité : les visages défaits des hommes,
les croupes efflanquées des bêtes.
Arrêt à Khortitsa. On parlemente avec Alexandrovsk. Les
bolcheviks ne consentent à laisser aux cosaques que les armes
qui sont leur propriété privée ; pour les armes fournies par le
gouvernement, elles sont limitées à vingt-quatre fusils pas
escadron.
Ces scènes m'inspirent un tel dégoût que je quitte ce?
bandes de cosaques et m'aventure seul chez les maximalistes.
3. — Un chef de bande révolutionnaire .
Alexandrovsk, le 16/29 janvier.
A peine suis-je arrivé à la gare d'Alexandrovsk, des soldats
m'arrêtent. On me mène chez le commissaire de la gare, lo
matelot Berg. Heureux hasard qui me met en contact avec un
des véritables chefs militaires de la révolution.
Combien de fois me suis-je demandé par quel prodige
s'expliquaient certains succès foudroyants des bandes révolu-
tionnaires et l'ascendant qu'elles prenaient sur les populations!
Nous autres, étrangers, un abîme nous sépare de ceS chefs
improvisés : la différence d'origine et de mentalité, et leur
méfiance à notre égard autant que nos sympathies pour la
classe intellectuelle. Aussi de quel puissant intérêt n'est-il pas
pour moi d'écouter l'âpre langage d'un de ces hommes, qui
ont réussi à s'imposer aux foules amorphes et inorganiques !
Le, secret de ces terribles meneurs est toujours le même : ils
agissent suivant la logique d'une passion en accord avec les
instincts et les appétits de la foule.
Ce Berg est un homme issu du peuple, violent, cruel, sans
scrupules et sans pitié, mais convaincu et prêt à tout : le type
du révolutionnaire romantique. Pourquoi m'a-t-il soudain pris
en amitié et s'est-il mis à me raconter sa vie ? D'abord ouvrier,
puis matelot dans la flotte baltique, il se plaint d'y avoir tout
particulièrement souffert de la sévère discipline russe, en rai-
son de son humeur de Letton rebelle à toute rèffle. Pour avoir
sous LA RÉVOLUTION 163
tenu dans le rang des propos antimilitaristes, il a été empri-
sonné dans la forteresse centrale de Riga, où il prétend qu'on
l'a enchaîné au mur. Les termes où s'exprime sa haine contre
ses anciens chefs sont sinistres à entendre, en ce moment où
c'est par milliers qu'on tue les officiers à travers toute la
Russie.
— Jamais je ne leur pardonnerai. Ils ont empoisonné ma
vie. Parce qu'ils étaient des nobles, ils nous méprisaient, ils
nous traitaient comme des chiens! Alors demandez-vous pour-
quoi nous en avons tué deux cent trente en une seule nuit, à
la nouvelle que la révolution, — si longtemps attendue ! —
avait enfin éclaté à Petrograd.
— Rien n'excuse la cruauté des tortures que vous leur avez
infligées...
— Nous aurions dû leur en faire mille fois plus, et n'avoir
après cela qu'un regret, c'est qu'ils soient morts et qu'il n'y ait
plus moyen de les faire souffrir... Croyez-moi : la révolution
ne fait que commencer... On tuera tous les dvorianié (gen-
tilshommes). On les tuera à coups de mitrailleuse, à coups de
canon, à coups de guillotine. Il s'en est sauvé un grand nombre
à Kief,' où la Rada (vendue aux Autrichiens) les protège : nous
prendrons Kief, et nous achèverons de nettoyer la Russie.
J'apprends de lui qu'ils maintiennent un tiers des équipages
sur les navires de guerre, — auxquels ils laissent tous leurs
canons et toutes leurs munitions, pour ne pas diminuer leur
valeur militaire. — Les deux autres tiers sont employés pour
la guerre civile.
— Sans les matelots, nous n'amions rien pu faire. Voilà de
braves bougres! Savez-vous cpie nous avons pris à Kérenski.
— la canaille ! il m'a tenu trois mois en prison : qu'il soit
maudit ! — six auto-mitrailleuses, rien qu'avec cent matelots ?
— Tous mes compliments. Et comment vous y êtes-vous pris
pour cette belle opération ?
— C'étaient des autos qu'on faisait marcher contre nous
dans les rues de Petrograd : elles étaient fermées par le haut
pour qu'on ne pût tirer des fenêtres des ni;us(ins dans l'iuti'
164 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
rieur. Mes hommes rampèrent jusqu'à une voilure dont les
occupants, à cause de celte disposition, ne pouvaient rien voir.
Ils se hissèrent sur le toit. L'un d'eux arracha une mitrailleuse,
tandis que, par la brèche, un autre tuait l'équipage à coups de
revolver... La première auto prise nous a servi à prendre les
autres ; et je vous jure qu'ils ne les ont jamais revues... N'est-
ce pas que, pour une petite bande de cent hommes, ce n'était
pas trop mal ?
— Après de pareils coups de main, j'imagine que vous dis-
tribuez des croix, des décorations...
— Des décorations ? C'était bon pour l'ancien régime. Nous,
c'est pour la liberté que nous nous battons. Et contre les contre-
révolutionnaires, nous nous battrons comme des diables. Ja-
mais plus aucun de nous ne voudra consentir à retomber sous
l'ancienne discipline... Mais il faut que je vous raconte encore
ce que nous avons fait à Bièlgorod. Les Cadets s'y étaient
fortifiés en grand nombre. Des mitrailleuses partout, sur les
hauteurs, sur un moulin, dans un clocher. C'est là que nous
avons trouvé ce pope qui tirait sur nous...
— Vous êtes sûrs qu il tirait sur vous ?
— Dame ! Qu'est-ce (pi'il pouvait bien faire auprès d'une
mitrailleuse ?
— Ce qu'il faisait ? Il suivait les troupes en campagne :
c'était son droit.
— Jamair> je n'admettrai qu'un prêtre ait le droit de se
trouver parmi les forces combattantes.
— Pourquoi pas ? tant qu'il y aura des hommes pour
craindre d'être damnés, s'ils ne reçoivent, à l'article de la
mort, les secours de la religion...
Berg éclate de rire.
— Oui, je sais, il existe de tels imbéciles ! Pour moi, on
m'a, pendant trente ans, présenté non seulement la croix,
mais le knout et les chaînes. Maintenant, c'est fini : personne
ne m'y prendra plus... Figurez-xous que ce prêtre, que nous
avons pris dans le clocher, dès que je le fis mettre au mur,
éleva devant moi ime grande croix d'argent et me menaça
sous LA REVOLUTION
16-
du jugement dernier... Sa croix ! Je lui ai flanqué, au travers,
une balle qui est allée lui fracasser la cervelle. Ensuite j'ai
fait fusiller un paquet de huit officiers tombés entre nos
mains... Il est rare que nous fassions des prisonniers.
— Les ofllciers que vous avez fusillés sont-ils morts brave-
ment, comme le prêtre ?
— Je le crois, mais — en me fixant aux yeux — qu'est-ce
que cela me fait ?
— Vous ne redoutez pas les représailles ? Si un jour vous
venez à ne pas être les plus forts...
— Le sacrifice de ma vie est fait. J'ai deux devises : « Nach
einem traurigen Leben, ein mathiger Tod (^) », et « Gieb mir
nicht ein, Kreuz, gieb mir nur einen rotea Sarg {') ». Et pour-
tant j'ai connu de beaux moments. J'ai eu en Finlande des
auditoires de trente mille personnes, qui m'ont acclamé. Du
délire, je vous dis !... Et les belles attaques que j'ai conduites !
Chez nous les chefs ne sont pas imposés aux hommes, ils sont
choisis par les hommes. Nous nous sommes vus au danger,
mes hommes et moi ; s'ils m'ont choisi et s'ils me gardent,
c'est qu'ils savent que je charge à leur tète, revolver au poing,
et que, s'ils meurent, ils seront vengés... Et ce furieux assaut
d'un train blindé près de Moscou ! C'était beau à voir. Qua-
rante pour cent de mes hommes y sont restés ; de /'autre côté,
tous, — sans exception.
Il se tut, comme absorbé par ses souvenirs. Je repris :
— D'où tenez-vous vos pouvoirs ? D'où vient l'argent avec
lequel vous payez vos hommes ?
— Je ne dépendt de personne. Même pas de Lénine. Je
travaille selon ma propre inspiration. Pourvu que je traque le-^
bourgeois, je suis sur d'être couvert. Voyez plutôt. A Bit-lgorod.
nous prenons la ville. Je taxe la bourgeoisie à un million et
demi. Elle ne se presse pas de nous verser la somme, la bour-
geoisie. J'entre chez un gros ventru, qui même n'éprouve au-
(^) Après une triste vie, une mort coiirapeuse.
(2) Ne me donnez pas une croix sur ma tombe, -donnez-moi seulf
ment un cercueil roupe.
16G LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
cun plaisir à me voir. Je lui tends un chèque de mille roubles
à signer : il hésite. Mais alors je lui mets mon revolver à
cinq centimètres de l'oeil droit, le doigt sur la gâchette. Ce fut
magique : il signa instantanément... En général, on ne fait
pas de difficultés.
— Ne croyez-vous pas possible que soldats et matelots réqui-
sitionnent de l'argent pour leur propre compte ?
— Cela peut arriver.
Et il a un haussement d'épaules dune superbe indifférence...
Puis, il me montre un certificat qui lui donne pleins pouvoirs
pour combattre la contre- révolution, en qualité de « commis-
saire », dans le district de Bièlgorod. Ce certificat lui a été
délivré par le Soviet de la ville, sans -qu'il y soit soufflé mot
du gouvernement et des autorités centrales. Un autre certi-
ficat, émanant de même du comité local, lui enjoint d'orga-
niser une flottille de navires légers, pour attaquer Taganrog,
dont on veut faire une base pour prendre Rostof. Cette der-
nière mission ne le rend pas médiocrement fier.
— Avant la révolution, dit-il, on en aurait chargé un
amiral.
Rien n'égale le mépris du matelot Berg pour cette foule qui
tremble devant lui. Quand nous sortons dans la rue : u Regar-
dez-les, me dit-il, quelles tètes d'idiots ! Ça les épate que nous
parlions une langue étrangère (l'allemand) ! »
La soif de la vengeance, une terrible soif de vengeance per-
sonnelle, voilà ce qui a jeté dans la révolution cet homme qui
est loin d'être le premier venu. Le regard est direct, la physio-
nomie intelligente ; aux lèvres un rictus habitué à railler !e
danger : tous les signes d'une volonté implacable, avec la
décision farouche d'un vrai chef de bande... Mais c'est là un
sujet auquel je reviendrai, car je soutiens que cette forme de
bravoure est infiniment rare.
Lne fois, pendant notre conversation, ce fut lui qui me posa
une question : '
— A votre avis, me demanda-t-il, qu'est-ce qui fait que nos
sous LA RÉVOLUTION
167
délachemenls de matelols sont tellement supérieurs aux autres
corps de la révolution, par exemple aux gardes rouges P
— Rien de plus simple : cela tient à cette discipline sévère
dont vous ne cessez de vous plaindre. C'est elle qui produit chez
eux cet esprit de corps, que rien ne remplace et qu'on recon-
naît tout de suite. Ce sont vos victimes qui vous ont armés
pour la lutte contre la noblesse et le capital. •
Il me jeta un mauvais regard et détourna la conversation.
4. — La situation a Alexandrovsk.
Participation des Israélites aux Soviets.
Lorsque les bolcheviks s'emparèrent de la ville, — à peu
près sans résistance, — ils eurent pour premier souci de se
créer une caisse de guerre et d'oTganiser une garde rouge
locale. On s'empara, dans la nuit, de quelques riches bour-
geois, et on lit savoir à leurs familles qu'on ne répondait pas
de leur vie si, le lendemain matin, la somme de 5oo.ooo roubles
n'avait pas été déposée au Comité. Les parents des otages
coururent toute la nuit pour réunir la somme exigée en bons
billets de la couronne, les bolcheviks ayant refusé d'accepter
ni chèques, ni billets de crédit locaux.
Des bourgeois se plaignent que la contribution forcée a été
partagée de façon fort inégale parmi les riches, par le soviet
local. Un fabricant niennonite, de descendance hollandaise,
Koops, me cite le détail suivant : tandis qu'on lui a extorqué
oo.ooo roubles pour sa pari, un commerçant Israélite, ayant
Tnême fortune et mêmes revenus, n'en a payé que 3.ooo, ce
qui ne l'a pas empêché de protester contre cette injuslice.
C'est parmi les ouvriers des fabriques que se recruta la garde
rouge. La révolution avait déjà sensiblement modifié les condi-
tions du travail : entendez qu'elle avait augmenté les salaires
et diminué le rendement. Pour cinq heures par jour du travail
le plus médiocre, un ouvrier gagne au minimum quatre à
cinq cents roubles par mois. Encore a-t-on soin de placer les
meetings, réunions et palabres politiques aux heures de travail.
168 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Si un ouvrier attrape un fusil pour aller garder les ponts,
aider à exproprier les bourgeois, attaquer les Ukrainiens ou les
contre-révolutionnaires, il continue à toucher son salaire que
le patron est tenu de lui payer. Lui prend-il fantaisie de se
promener avec son fusil plus de huit heures par jour, le
patron lui doit des heures supplémentaires.
Bien entendu, le système des réquisitions est largement
appliqué. On réquisitionne les denrées alimentaires, dans les
dépôts publics et pareillement dans les boutiques privées, pour
les besoins de la garde rouge. On réquisitionne jusqu'aux
cigarettes : la garde rouge, si d "aventure elle est en humeur de
payer, fixe elle-même les prix, fort au-dessous du prix de
revient, cela va sans dire.
A côté des bolcheviks, on voit apparaître immédiatement —
et immanquablement — les anarchistes. Une femme, Nikifo-
rova, se promène à Alexandrovsk avec une bande de compa-
gnons, tous imbus de la théorie que la propriété c'est le vol,
et qu'on ne fait donc rien que de juste en prenant à autrui ce
qu'il possède. Elle pille jusqu'aux plus petites boutiques. Anar-
chistes et bolcheviks font excellent ménage. Il leur arrive bien,
de temps en temps, de se quereller, et même de se battre ;
mais, l'instant d'après, réconciliés, ils font expédition com-
mune.
J'ai eu l'indiscrétion de demander au comité révolution-
naire ce que signifie exactement le mot «bourgeois ». Comme
ils avaient tous, dans les vêtements de soldat ou de paysan
qu'ils prenaient bien soin de ne pas quitter, leurs poches
bourrées de billets de banque,, cela rendait la définition malai-
sée. Sur ces entrefaites, j'apprends que dans une seule fabrique,
celle de Koops, quatre-vingt-trois ouvriers ont été chassés la
veille par leurs camarades et remplacés. Leur crime : avoir
réalisé de petites économies, parfois même avoir acquis une
maisonnette, deux ou trois hectares de terre, une vache, etc.
Voilà le « bourgeois ».
Dans les environs de la ville, la situation n'est pas moins
grave. Des bandes de bolcheviks et d'anarchistes battent la
/6^
> o
s ^
sous LA H K V O L U T I O N 169
campagne, visitent les habitations aisées, et, sous couleur de
vérifier s'il n'y a pas d'armes cachées, enlèvent chevaux,
vaches, vivres et meubles. Une grande propriété prés de Khor-
titsa, entourée de deux petits villages et d'un autre plus impor-
tant, — je les nommerai A., B. et C, — a été l'objet des con-
voitises de ses trois voisins. Les habitants d'A. se sont les
premiers emparés de la terre cultivable, l'ont labourée, et y
ont semé du blé. Un beau jour, ceux de B. la leur ont prise,
l'ont labourée en sens inverse et y ont semé de l'avoine. Mais
C. s'est fâché, a chassé les deux autres villages et occupé la
place, où il se maintient par la force du nombre et des mitrail-
leuses.
Partout dans la bouche des petites gens je recueille cette
phrase : « Jamais nous n'avons été aussi peu libres que main-
tenant. »
Quant à la participation des Israélites d'Alexandrovsk au
mouvement bolcheviste, voici ce que les révolutionnaires eux-
mêmes m'ont raconté. Dès que la seconde révolution éclata,
les Israélites locaux se laissèrent confier par les gardes rouges
la présidence, les secrétariats, et toutes les autres charges
importantes des comités rouges. Ils profitèrent de leur nouvelle
position avec une passion formidable. Ils introduisirent leurs
parents jusqu'au quatrième et cinquième degré dans tous leurs
bureaux, conclurent avec eux les marchés les plus rémuné-
rateurs, poursuivirent les riches chrétiens en épargnant leurs
propres bourgeois, affectèrent à l'égard de l'Église et des Russes
un tel mépris, traitèrent tout le monde avec une telle morgue,
qu'ils réussirent à soulever la populace, leurs propres soldats
compris, contre eux-mêmes. Une partie prit la fuite, les autres
durent démissionner. Mais les Russes qui les remplacèrent mon-
trèrent une telle incapacité, les affaires publiques allaient si
mal, que les soldats furent obligés de recourir à nouveau aux
bons offices des révolutionnaires juifs s'ils ne voulaient pas
employer les foru'tionnaires ancien régime. Les Israélites s'y
prêtèrent, mais avec plus de ciri-onspection. Sous un Russe
parfaitement incapable qui occupait le fauteuil présidentiel,
170 LA GUERRE RTJSSO-SIBÉRIENNE
qui signait tous les décrets — sous leur dictée — et qui portait
donc l'entière responsabilité du mouvement, ils reprirent,
dans un rôle apparemment plus effacé, mais en réalité aussi
prépondérant qu'auparavant, la complète gestion des affaires.
II semble que, limitée d'un côté par la haine séculaire des
Russes, de l'autre par leur propre indispensabilité, leur action
ait presque partout en Russie présenté le même aspect. Je ne
crois pas à un plan préconçu : l'uniformité des causes suffît à
expliquer celle des effets.
5. — : Pèlerinage pour Rostof.
Le 19 janvier/ 1^"" février.
On prétend ici que je ne pourrai pas atteindre Rostof, parce
que la ville, accessible de trois côtés, est attaquée par le Nord
{front de Zviérévo) et par l'Ouest (front de Taganrog) et
menacée à l'Est (stations de ïikhorietskaïa et Torgovaïa).
Mais je refuse de rebrousser chemin, et recommence mon
pèlerinage dans les trains bondés et sales. J'arrive à Siniélnikovo
dans la nuit du 20 : après une nuit passée sans dormir dans
la gare, où les soldats couchent jusque sur les tables et sur le
buffet, je pars l'après-midi et descends la nuit suivante à lasi-
novataïa. Le ai, de bon matin, je repars pour Kripitchnaïa,
et y prends un train de marchandises pour Khartsyskaïa, dans
la direction de Rostof. Nous sommes maintenant à i5o kilo-
mètres de Rostof, mais on se bat sur le chemin de fer Nord de
Taganrog, à Matvéiev-Kourgan, et il faut couper vers le Nord.
Le 22, après-midi, je pars pour le Nord, et arrive le 28 dans
la matinée à Koupiansk. Il faut essayer de remonter à Liski et
de descendre de là à Novo-Tcherkask.
Quand, vers la soirée, le train entre en gare, une marée
humaine envahit les wagons. Debout dans le couloir, serré à
perdre haleine, je suis près de défaillir, — et les a camarades »
entrent toujours ! Un soldat, qui n'a pu passer par la porte,
brise la fenêtre à coups de crosse, grimpe sur nos épaules,
marche sur nos têtes, et chemine jusqu'à un coin oiî il se
sous LA REVOLUTION
171
laisse glisser entre nos jambes. L'odeur devient fellenient irres-
pirable que je prends le parti de m'enfuir. J'aime mieux rester
toute la nuit dehors par un froid de huit degrés, enveloppé
d'une couverture, deboiit dans le ve/it et la neige.
J'arrive à Liski le 2^ au matin, mais on se bat à Zviérevo
et il faut donc essayer de passer par Tsaritsine et le chemin de
fer du Caucase. Les employés, avec cette morgue de l'homme
du peuple qui porte uniforme, me traitent de fou. Mais je ne
renoncerai pas avant échec complet : je continue.
Le 25, à Povorino, j'ai quatorze heures d'attente dans une
petite auberge : pour tuer le temps, je m'amuse à observer, à
travers la fumée d'une bonne pipe, les types rassemblés autour ,
des samovars.
Un groupe surtout fixe mon attention. Ce sont, assis autour
<1 une petite table, graves et silencieux, quatre pieux person-
nages : des tètes d'apôtres, comme on voit à Bruges, dans les
tableaux de ces maîtres immortels. Van Eyck et Roger van der
Weyden. Mêmes fronts admirablement dessinés, mêmes barbes,
mêmes yeux clairs et mélancoliques. Qui devinerait là-dessous
la mollesse et d'indolence d'âmes presque orientales .^ Je ne me
lasse pas de les contempler ; je guette leé rares éclairs que
jettent leurs yeux enchâssés sous de fortes arcades, je suis la
lenteur des mouvements que font leurs doigts courts et minces.
Qu'est devenue en eux l'action du Christ ? Qu'ont-ils fait de
sa parole et de son geste ? La foi, cette foi sublime qui soulève
les montagnes, suffirait-elle à leur faire trouver, un jour par
semaine, le chemin de la plus proche église, qu'on me dit à
une heure de distance ? Pour le moment, surpris par 1 orage
qui a éclaté sur la Très Sainte Russie, ce sont de pitoyables
«paves. Cependant, je me plais à espérer qu'un soir, un soir de
tristesse et de lassitude, un mystérieux voyageur, — ainsi qu'à
Emmaiis, — rejoindra leur petit groupe isolé, découvrira à
leur vue son front puissant et majestueux, et leur dira de ces
paroles lumineuses qui entrent dans l'âme comme des coups
de foudre et l'emplissent comme des parfums. Et après le
départ de leur auguste visiteur, les apôtres, — la taille redres-
172 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
sée, les yeux flamboyants, — se remettront à répandre les
impérissables vérités des Évangiles, qui dorment dans l'âme
russe sous les iniquités sans nombre et les hontes sans nom
de l'heure présente.
Le 2G janvier/8 février.
Quand je me réveille à Filonovo dans mon fourgon de
bagages, — billet de première classe en poche, — je m'aperçois
qu'une partie de mes bagages et mon appareil de photographie
ont disparu. C'est ma troisième contribution au bonheur du
prolétariat russe.
Je viens de passer ma quatrième nuit en fourgon de bagages.
Les «camarades » y font du feu, parfois dans un poêle, placé
au milieu, d'autres fois à même le plancher qui s'enflamme et
se consume. On a, pour s'étendre, des bottes de paille : l'instal-
lation est plus primitive, mais l'air est moins vicié que dans
les wagons de premières, qui sont ceux où les soldats font
irruption et vont tout droit se jeter, la tète en avant.
A Tsaritsine, ville de quelque importance sur la Volga, je
m'arrête une journée : arrêt forcé, on le devine. La Volga n'y
produit pas encore la puissante impression qu'elle fait à Astra-
khan, mais autour de ses rives voltigent mille légendes, et on
aime à se figurer le cosaque-brigand Stenko Razine, tel qu'il
y naviguait naguère avec sa bande farouche, pillant les navires
tatares et persans qui remontaient le fleuve, chargés des étoffes
précieuses, des fines lames et de la délicieuse vaisselle d'Orient.
A la gare maintenant, sous des manteaux de soldats, j'aper-
çois partout des tournures trop distinguées et qui trahissent
une autre condition. Les transports de Moscou et de Kharkov
se rencontrent ici sur la Volga ; le train pour le Caucase partira
cette nuit : le chef de gare m'assure encore que je n'arriverai
pas à Rostof, mais je suis allé trop loin pour reculer.
Les salles d'attente son remplies de cosaques du Kouban,
du Don et d'Astrakhan, de petits Arméniens, de jolis Khabar-
diens. Partout des têtes rasées et moustaches et des nez en bec
sous LA RÉVOLUTION 173
d'aigle. Coiffés d'énormes papakhas (^), couverts de bourkas C)
noires, des Circassicns en costume, cartouches autour de la
poitrine, sabre courbe de ïekinlsi au côté, ou sabre droit
de Talare. Une fouie bigarrée, parlant vingt langues et cent
dialectes, pressée de rentrer au Caucase. Toute l'ardente bra-
voure musulmane, toute la dévorante passion des brigands du
Caucase, conduites par l'Aigle russe contre l'ennemi national,
ont été libérées par sa chute, et, à grands battements d'ailes,
rentrent dans les pays légendaires entre Kazbek et Ordoubate,
pour participer à mille nouvelles aventures contre l'ennemi
héréditaire, le Turc.
En passant devant moi, un vieillard de haute mine, en cos-
tume circassien, m'adresse quelques mots ; chaque fois que
nous nous i'encontrons, nous échangeons des phrases furtives :
nous constatons ainsi que nous avons môme but de voyage.
Quelques jeunes gens, vêtus d'uniformes et sans doute munis
de passeports de soldat, mais qui sont en réalité des officiers
déguisés, se joignent à lui : ils forment le noyau d'un déta-
chement dont le vieux Circassien aura le commandement :
celui-ci est un propriétaire du Kouban, qui avait grade de
khorounji dans l'ancienne armée.
Plus tard, un voyageur en civil m'offre une chaise et me
fait toute sorte de politesses. La conversation s'engage : j'ap-
prends que lui et ses quatre compagnons, dispersés dans la
salle, se rendent également à Rostof.
Et puis partout, se mêlant à la foule et gardant, pour ne
pas se trahir, un silence prudent, des figures qu'on reconnaît
immédiatement pour être ccllrs d'ofTiciers ou d'élèves d'écoles
militaires, qui cachent sous des barbes d'une semaine, sous des
chevelures négligées et des vêtements râpés, une identité à
laquelle l'observateur ne peut se méprendre.
Le soir, je me trouve en présence du général l.icclilcli. Je
l'avais rencontré, en 1916, chez RroussiloT, ipiaiid il connnan-
(') Bonnets à poils.
f^) Sorte de pèlerine ou manteau épais, portée par les peuplades
du Caucase.
174 LAGLERRE RUSSO-SIBERIENNE
dait encore la 3" armée. Je revois un vieillard brisé corps et
âme. Ses soldats l'ont obligé à faire pour eux les bas ouvrages,
peler les pommes de terre, etc. Il se retire dans une petite
maison du Caucase, qu'il espère retrouver intacte, pour y ter-
miner ses jours. C'est un homme qui a perdu jusqu'au goût
de vivre, un homme fini.
Ainsi, pendant toute la durée du voyage, nous évitons d'en-
gager des conversations, afin de ne pas éveiller les soupçons,
et c'est pour nous un plaisir subtil de nous jeter quelques mots
au passage dans le couloir, presque sans nous regarder. Par-
tout des écouteurs aux aguets, partout des agents provocateurs,
prêts à saisir l'occasion d'une parole, le prétexte d'un geste.
Mes compagnons sont bien forcés de laisser passer les plus
fortes insolences sans rien dire. Moi, en ma qualité d'étranger,
je suis libre. Comme j'ai déjà été arrêté onze fois sur le front
par les « camarades » pour des répMques un peu vives, je
m'étais promis de me tenir tranquille. Mais il arrive une
minute oii on n'en peut plus ; j'éclate ; je leur crie : a Que
leur armée, — comme il leur plaît de l'appeler, — n'est qu'une
Ijande ; qu'ils sont un troupeau asiatique indigne de la liberté ;
qu'ils sont les seuls soldats au monde qui reculent devant un
ennemi huit fois moins nombreux ; qu'aucvin autre soldat au
monde, à quelque nationalité qu'il appartienne, ne vendrait,
comme eux, ses chevaux et ses canons à l'ennemi, etc. »
Aussitôt, je suis entouré d'une bande de furieux qui m'invec-
tivent, me menacent, me montrent le poing ; mais quelque
chose qui est en moi, plus fort que moi, me pousse et me fait
aller de plus belle en plus belle. Alors, eux. qui tout à l'heure
voulaient me faire peur, les voilà qui peu à peu se calment, se
taisent, s'apaisent, rentrent sous terre. Pourtant, j'aperçois
dans un coin, s'épanouissant dans l'ombre, des figures que je
n'avais pas encore remarquées. Encore des officiers déguisés :
ceux-là, d'oii viennent-ils ?
A Torgovaïa entre dans le Avagon un garÇon apothicaire,
devenu agent bolchevik. Il inspecte nos bagages. Nous sommes
presque entre nous, les « camarades » ayant pour la plupart
sous LA RÉVOLUTIOM
175
quiltû le train. Le jeune révolutionnaire s'obslinc à chercher
dans la valise d'un colonel, ancien ofTicier d'ordonnance du
général Polivanof, des preuves de son identité. Après un quart
d'heure de recherche fiévreuse, sous un feu roulant de sar-
casmes, il finit par découvrir des pattes d'épaule de colonel.
La scène change. Lardé de brocards plus cuisants que la pierre
infernale, et plus caustiques que les sels anglais, le garçon
apothicaire se met à sangloter : il dit et répète, sous nos éclats
de rire, qu'il vient de faire cette besogne ponr la dernière fois ;
il jure qu'il n'y reviendra plus. Dans cette région, les bolche-
viks ne disposent pas encore de forces suffisantes, pour exercer
une surveillance vraiment active et un contrôle sévère.
A Tikhoriétskaïa, les crânes rasés, les regards d'aigle et les
barbes musulmanes nous quittent. Quelques trains de mar-
chandises partent encore cette nuit pour Rostof. Le matin du
27 février nous sommes arrêtés par un peloton de soldats, dont
chacun porte les insignes des divers grades d'ofiicier : c'est que
nous venons de pénétrer dans la zone de l'armée volontaire.
Bientôt nous passons le Don, et entrons à Rostof, ville au sur-
plus uniquement commerçante et par conséquent sans carac-.
tère.
LA DÉFENSE DE ROSTOF
6. L'ÉTAT-MAJOR DE l'aRMÉE DE VOLONTAIRES.
Les généraux Alexéief et Kornilof, — la tcte et le cœur de
la nouvelle organisation, — ont choisi le gouvernement du
Don comme celui où ils seraient le mieux en mesure de former
la nouvelle armée et de rassembler autour d'eux tous les élé-
ments de la nation avides de mettre fin aux désordres de la
Russie et d'instaurer un pouvoir stable. Le général Kalédine,
chef militaire de tous les cosaques du Don, leur prête son con-
cours : il emploie tout son prestige et toute l'autorité de sa
haute fonction, à organiser une armée de cosaques en état de
défendre les pays du Don contre les détachements de bolchc-
176 LA GUERRE RUSSO-SIBERIE AN K
viks q\ii ont pris pied sur toutes les lignes menant vers Novo-
Tcherkask.
On ne trouverait pas d'exemple, dans l'histoire, d'une telle
abondance de talents réunie dans une si petite armée. Le
général Alexéief, le meilleur stratège russe, ancien géné-
ralissime, commande des forces qui atteignent tout juste
l'effectif d'un régiment. Il a, à ses côtés, un autre grand chef,
son ancien antagoniste, maintenant son ami : Kornilof. A
l'état-major, sept généraux, parmi les plus réputés : Dénikine,
ancien chef d'élat-major au G.Q.G., Markof, Romanovski,
Elsner, Erdeli, etc. On verra pair la suite que cette profusion
de savoir militaire et de prestige n'aura pas été de trop pour
guider, à travers tous les danges dont elle est entourée, cette
armée d'élite qui compte à peine 3.5oo hommes, et qui a devant
elle des forces plus de dix fois supérieures en nombre.
t
Un bruit de conversations, comme au cercle. Le fait est que
sous une coupole, à laquelle aboutissent les divers bureaux de
cet extraordinaire état-major, cause une foule élégante, pour
la plus grande partie en vêtements civils : j'y reconnais plu-
sieurs généraux.
Le général Dénikine, sans la barbe qui, jadis, lui donnait
l'air d'un pope aux armées, n'a plus dans les yeux sa gaieté
d'autrefois ; son front s'est chargé de soucis ; mais le geste
par lequel il me tend la main a toujours la même cordialité.
Markof, toujours grondant, bousculant tout le monde, tem-
pêtant contre une porte ouverte ou fermée, contre un chien
qui ne passe pas assez vite entre ses jambes, contre un pauvre
diable d'officier coupable d'avoir une mauvaise écriture, fait
une drôle de mine dans son frac, dont les pans flottent derrière
lui, tandis qu'il arpente la pièce à grandes enjambées.
Kornilof, visage pâle, regards brillants de vivacité et d'intel-
ligence, est sans nul doute préoccupé au plus haut point des
difficultés au milieu desquelles se débat la nouvelle armée,
mais n'en veut rien laisser paraître ; esprit simple évoluant
parmi les intrigues des conspirations, républicain opérant
parmi des monarchistes.
ns
-f'AJ-*
Heconnaissance de cavalerie circassiennc (juillet 1017).
r'.iniilirrs lahin-s rn riT(iiiiiai<«;iTic<' Juill''! I<.)I7).
sous LA RÉVOLUTION 177
Alexéief est celui qui a le moins changé. Réfléchissant beau-
coup, parlant peu, en mots nets et brefs à son habitude, il est
comme tous ceux que meut l'intellip-encc plutôt que la passion :
il n'a pas subi autant que les autres rinlluence des nouveaux
événements.
Sous le frac qui remplace les brillants uniformes d'hier,
beaucoup d'officiers font peine à voir. On les dirait descendus
de deux ou trois degrés sur l'échelle sociale. Des dos un peu
voûtés, des ventres un peu bedonnants, des visages un peu
flasques, qui faisaient leur petit effet en uniforme, ne sont plus
que piteux sous le costume civil. Inversement, des gentils-
hommes, en tenue de simples cosaques, ne sont que très impar-
faitemcnt déguisés : l'aisance et la souplesse de leurs attitudes,
la distinction de leurs traits, la finesse de leurs mains sont des
signes qui ne trompent pas.
L'officier de service est une jeune femme, la baronne von
Eode, si élégante et charmante dans son costume collant,
saluant avec un tel empressement, si polie, — très correcte,
d'ailleurs, et aussi peu entourée que peut l'être une jolie
femme — qu'on serait tenté de sourire, si l'on ne savait qu'elle
a été deux fois blessée sur le champ de bataille et qu'elle a
amplement mérité sa décoration. Une autre jeune femme, le
lieutenant princesse Tchcrkaskaïà, bien connue dans la société
de Pétrograd, et qui venait d'épouser un officier, a chargé
avant-hier à la tête de ses hommes et a été glorieusement tuée
à l'ennemi.
C'est ici la dernière redoute du bon ton, le dernier rendez-
vous des élégances de la Russie. Cette poignée de braves ose
résister à la formidable marée des dizaines de millions de
déments qui clament leurs revendications sociales. Et au spec-
tacle de l'immense solitude qui entoure ces patriotes, généraux,
hommes et femmes de la cour, républicains honnêtes, on no
peut se garder d'une impression de stupeur épouvantée.
L'armée de volontaires est en voie d'organisation : pour !a
défense de la ville, on n'emploie que de petites unités, des com-
pagnies, des escadrons. Le régiment de Kornilof, le bataillon
12
178 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
de Saint-Georges, les compagnies d'officiers de la garde, la
division de cavalerie Guerchelman et quelques détachements
declaireurs, — en tout, comme je l'ai dit, à peu près 3.5oo
honmies, — forment un ensemble d'une valeur militaire
exceptionnelle. Troupes superbes, animées des plus beaux sen-
timents, liées par l'honneur, par le serment d'obéissance, par
les plus solides traditions militaires.
Elles sont aux prises avec un adversaire qu'une propagande
savante a rendu fou de haine et qui ne pardonne pas. Car
cette guerre est menée avec une férocité qu'on ne rencontre
qu'entre frères ennemis. Un officier, le fils du chef de gare de
Martsof, près de Taganrog, vient de trouver son père affreu-
sement mutilé par les gardes rouges. Le crime de ce malheu-
reux semble avoir été de porter sur soi le portrait de son fils
en uniforme d'officier de l'armée de volontaires. Le fils a tué
les prisonniers qu'il venait de faire, et promenant le pauvre
cadavre déchiqueté de son père avec lui pendant quelques
jours de reconnaissances, s'est acharné contre les bolcheviks
qui lui sont tombés entre les mains. Aussi — depuis ce jour —
ne fait-on plus de prisonniers.
Le courage individuel de quelques révolutionnaires con-
vaincus forme contraste avec l'esprit de la masse qui manque
de résolution. Un ouvrier que les gardes blancs trouvèrent
dans un bureau d'usine d'où on venait de tirer sur eux, se
mit contre le mur :
« Fusillez-moi, c'est la lutte entre le prolétariat et le capi-
tal I »
On obéit à sa prière.
Un autre garde rouge, entouré par la compagnie d'officiers
du régiment Kornilof, j)rès de Taganrog, s'écria : « Je ne veux
pas être tué par un cadet ! » et se mit une balle dans la tète.
Quant aux ofFiciers de l'armée de volontaires, ils achèvent
par miséricorde les camarades blessés qu'on est obligé de laisser
sur le champ de bataille.
Incorporé dans une compagnie d'officiers du régiment de
sous LA RÉVOLUTION
179
Kornilof, je dors avec eux dans une grande chambrée, entre
mon vieil ami, le khorounji Guevlits, et un capitaine de cava-
lerie.
•7. — Le général Kornilof,
Ce qu'il y a de plus admirable en lui, c'est son âme ardente.
C'est par là qu'il excelle, plus que par les qualités du stratège
ou du politicien. Son honnêteté immaculée, sa bravoure
légendaire, sa confiance dans l'avenir de la Russie et dans
sa tâche, historique, voilà sa force. Par la confiance instinctive
qu'il inspire, par l'ascendant irrésistible qui émane de lui, il a,
plus qu'aucun autre, séduit, gagné, entraîné les jeunes héros
de la Russie. Rarement chef a vu se grouper autour de lui
autant de braves, au cours d'une carrière plus aventureuse. A
soixante ans passés, il a gardé toute l'ardeur de la jeunesse.
C'est un des plus beaux représentants de la valeur militaire
russe, ne trouvant d'attrait qu'aux tâches excessives, soulevé
parfois de soudaines colères, incapable de résister à l'empor-
tement 4e la passion.
Personne en Russie ne semblait moins désigné pour mener
à bien les opérations de la guerre moderne qui exigent avant
tout d'être prudemment pesées et mûrement réfléchies. Mais
aussi personne n'a su comme lui enflammer les jeunes cœurs
et galvaniser les patriotes circonspects. Tant il est vrai que les
grandes actions collectives n'ont pas leur origin? dans le rai-
sonnement, mais que leurs véritables mobiles sont d'ordre mys-
tique.
Chez ce cosaque de Sibérie, la bravoure touche à la folie. II
est de ceux qui ne savent pas reculer et qui, dès qu'ils ont
flairé l'approche de l'ennemi, d'insliiut f<inront en avant.
Rester inactif en présence de l'ennemi, céder du terrain pour
des considérations stratégiques, autant d'impossibilités j)onr
ce grand sabreur. Un tel homme n'est pas fait pour la patiente
guerre de tranchées, ne fût-ce que parce qu'il se trouve encadré
de chefs plus prudents ou moins enclins aux aventures risquées.
C'est un de ces véritables guerriers russes, qu'il faut tenir ou
180 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
laisse tant qu'ils se trouvent sur les fronts étendus des armées
modernes, mais auxquels il faut rendre leur entière liberté, dès
qu'ils sont seuls avec leurs compagnons d'armes dans les
immenses plaines de leur pays. C'est seulement maintenant,
parmi celte élite exceptionnelle de soldats en qui il se recon-
naît, qu'il réalise ce rêve suprême d'un chef : être seul, —
avec Dieu, — maître des destinées d'une armée.
Cet homme admirable avait, pendant tout le cours de la
guerre, montré, à un rare degré, l'impatience d'obéir et de se
tenir à la place qui lui était assignée dans le rang. Au début
des hostilités, il commandait une division en Galicie sous les
ordres de Broussilof qui avait un corps d'armée. Pendant la
bataille de Grodek, sa division formait l'aile gauche. L'attaque
principale devait se produire au centre ; en conséquence, il
reçut l'ordre de rester sur la défensive. Mais quand le canon se
mit à tonner à 5 verstes de distance, et quand les autres divi-
sions avancèrent, vous devinez s'il lui fut possible de rester les
bras croisés. Il se projeta en avant comme un tigre qui brise
ses chaînes, entraîna ses hommes d'un magnifique élan ; mais
n'ayant pas été suivi par ses voisins, il perdit la moitié de ses
troupes, se fit prendre 28 canons et mit toute la ligne en dan-
ger d'être enfoncée. Il fallut envoyer sur-le-champ deux divi-
sions de cavalerie el une brigade d'infanterie, pour le dégager.
Plus tard, dans les Carpathes, près de Goumène, oii la
8^ armée devait opérer en liaison avec la 3*", Kornilof reçut
l'ordre de rester sur la crête d'une ligne de collines et d'at-
tendre le développement des opérations. Voilà qui ne convenait
guère à un tel tempérament. Un coup d'éclat et de folie était
bien mieux dans sa manière. Donc, il lança d'un élan furieux
à la descente sa division tout entière, chargeant lui-même à
la tête de ses hommes. Arrivé dans la vallée, il s'y trouva réduit
à ses seules forces et fut écrasé par un ennemi vingt fois supé-
rieur en nombre.
Mais tel était alors, dans l'armée russe, le respect tradition-
nel pour la bravoure individuelle, qu'on pardonna ses insuc-
cès et ses désobéissances à ce brave des braves. Sa division fut
sous LA RÉVOLUTION 181
ratlacliée à la 3" armée qui dut subir près de Gorlilsa le lcrril)le
choc des armées de Mackensen. Le front fut sur le point d'être
rompu, et on ordonna la retraite générale. Encore une fois,
Kornilof refusa d'obéir. En vain le commandant du corps
d'armée lui téléphona à cinq reprises de battre en retraite. Ne
doutant pas qu'il pourrait, à lui seul, rétablir la situation, il
attaqua. Ce fut un désastre. Des éléments isolés de sa division
purent se sauver et rejoindre l'armée. Lui-même, avec la
presque totalité, tomba aux mains de l'ennemi.
Il refusa de donner sa parole, — et il s'évada.
A son retour en Russie, on lui fît une ovation. L'empereur
s'intéressa personnellement à lui, et confia un corps d'armée à
ce général d'une témérité splendide.
Kornilof est un cosaque de Sibérie, c'est-à-dire un républi-
cain-né. Il m'a maintes fois répété qu'il considérait la répu-
blique comme la forme supérieure du gouvernement, et la
royauté ou l'empire comme des formes transitoires, à l'usage
des nations qui ne savent pas encore se gouverner elles-mêmes.
Quand la révolution éclata, il fut le premier, même avant
Broussilof, à manifester ses sympathies pour le nouveau régime.
Nommé par Kérenski gouverneur de Petrograd, il lui fut im-
possible de coopérer longtemps avec le Soviet et les soldats.
Il posa des conditions qui ne furent point acceptées, et donna
sa démission : le gouvernement provisoire lui conféra le com-
mandement de la 8" armée que Broussilof venait de quitter.'
Une des très curieuses séries de hasards, dont la révolution
russe abonde, et dont on soupçonne qu'elles obéissent à une loi
cachée, a voulu que Broussilof ait élé suivi dans toutes les
phases de sa carrière par sa vivante antithèse : Kornilof. Le
souple temporisateur Broussilof retenait l'armée et la nation
qui couraient aux abîmes : Kornilof précipita leur chute par
une manœuvre politique mal conçue et une conspiration mili-
taire faiblement dirigée. Mais il n'est pas impossible (ju'un
jour, qui n'est pas très éloigné, la Russie soit sauvée non par
les savantes combinaisons des habiles, mais par la folle bra-
voure de ses héros. La brùlanl(> jeunesse (pii préparera la résnr
182 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
rection de la Russie suivra, non les esprits mûrs et lents, mais
les âmes fébriles, et ne sera tentée que par les tâches impos-
sibles.
S'il est vrai que Kornilof, en prononçant trop tôt sa dicta-
ture, a perdu la situation politique et l'armée, il ne l'est pas
moins que personne autre que lui, ou quelqu'un qui lui res-
semble, ne pourra sauver la nation. Il a commis la faute d'agir
trop tôt, quand rien ne pouvait arrêter sur la pente fatale la
masse en folie. Abandonnés par une armée que la propagande
bolcheviste par en bas, et non moins sûrement les décrets de
Kérenski par en haut, avaient disloquée, les officiers se décla-
raient pour Kornilof quand le (( Parleur en chef des armées
russes » le trahit et le fit arrêter. Leurs sympathies pour Kor-
nilof coûtèrent la vie à vingt mille d'entre eux.
Malgré toutes ses fautes et erreurs de jugement, il est le
seul homme qui puisse rendre à la jeunesse russe la confiance
dans les destins du pays. La Russie souffre surtout d'une ter-
rible maladie de la volonté. Ce grain de folie qui caractérise
les actions de Kornilof est justement ce qu'il faut pour dissiper
les hésitations de ceux qui raisonnent trop et rendre aux
esprits paralysés le mouvement et l'action. C'est dans les mo-
ments les plus désespérés que le Russe se ressaisit le mieux.
Ce n'est pas son plus adroit politicien, c'est son plus brave
soldat qui montrera à la Russie le chemin de la délivrance C).
(^) Je ne veux rien clianger à ces lignes, restées vraies — encore
maintenant — malgré l'apparence du contraire. Je les écrivis au
moment do quitter l'armée des volontaires. Elle fut le résultat d'une
sélection que l'Histoire prépare rarement avec un tel soin, et qu'elle
ne maintient jamais. Ceux qui restèrent spectateurs — en Russie
comme ailleurs — reprochent maintenant à Kornilof, Dénikine,
Koltchak, Wrangel, d'avoir manqué de prudence, d'avoir sacrifié
inutilement la fleur de la jeiinesse russe. Cependant, par leurs échecs
tristes et éclatants, ces chefs firent la démonstration, non de leur
aveuglement, mais de l'indifférence patriotique et de la veulerie de
la jeune bourgeoisie qui refusa de quitter le parterre pour monter
sur la scène. Les avocats dont fut composé le parti de « l'ordre » et
leur légion d'émulcs, se lamentaient, à l'étranger comme en Russie.
Kornilof et les siens firent mieux : ils se battaient.
sous LA REVOLUTION-
ISS
8. — Le régiment de Kormlof.
Hostof, le 28 janvier/ 10 février.
Mon compagnon de voyage, le sotnik C) Gueviits et moi,
nous sommes incorporés dans la compagnie d'officiers du
(( régiment d'attaque » de Kornilof. Notre nouveau chef, le
capitaine Zaremba, nous fait installer deux lits dans la cham-
brée, où nous partagerons la vie et U-s repas de nos nouveaux
compagnons d'armes. Dans une autre chambrée, les jeunes
officiers et cadets, qui sont arrivés avec nous, rasés et vêtus
d'uniformes tout battant neufs, attendent la formation d'un
détachement volant, pour lequel on les exerce chaque jour.
Ce régiment Kornilof, auquel je me suis joint, a été formé
en juin 1917, sur l'initiative de Kornilof, par un officier du
plus beau dévouement, le capitaine Xégentsof. Sa formation
fut une protestation contre les désordres qu'occasionnaient
les bolcheviks et les décrets du gouvernement provisoire.
Qu'on le sache bien : la célèbre avance de larmée russe en
Galicie, dans la direction de Kalucz et Galitch fut l'œuvre
non des misérables bandes révolutionnaires, — comme une
presse trop docile a voulu le faire croire, — mais presque exclu-
sivement de deux corps qui avaient gardé l'ancienne discipline:
la Division Sauvage et les deux bataillons d'attaque Kornilof.
Je ne veuxi pas récapituler ici les indicibles complaisances
militaires et lâchetés politiques, auxquelles j'ai assisté en juil-
let 1917. Je mentionne uniquement ce fait peu connu : le
général Tchérémissof, commandant le 10," corps d'armée auquel
furent adjoints les bataillons Kornilof et la Division Sauvage,
refusa la moindre citation aux officiers et soldats, qui venaient
d'assurer son succès militaire, tandis qu'il décorait à lour de
bras les troupes chères à Kérenski. l ne enquête fut ouverte :
Kornilof décora de sa main chaque officier et chaque soldat
ayant pris part à l'assaut.
Le gouvernement provisoire voyait d'un mauvais œil ce
(*) Solnik : elief d'un escadron de cosaques (sotnia).
184 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
superbe régiment ; c'est pourquoi, et bien que les circonstances
eussent exigé la formation d'unités semblables, Kornilof, tout
commandant en chef qu'il était, n'osa pas permettre à Né-
genlsof d'organiser de nouveaux corps sur le même modèle. La
révolution russe aura donc été jusqu'à la fin une série inin-
terrompue d'hésitations et de défaillances. Au moment où
Kornilof eut le plus besoin de troupes sûres, il ne trouva, —
et cela par sa propre faute, — que le régiment de Negentzof
et celui des Tékintsi. Kornilof, cœur de lion et esprit faible,
abandonné par ses armées, dut se rendre. Son régiment fut
rattaché au corps tchèque à Pétchanovka, et, à la fin d'octobre,
envoyé par le gouvernement provisoire à Kief, pour y tenir
tête à la fois aux bolcheviks et aux Ukrainiens. A Kief, où
il arriva le :>.9 octobre, Négentsof fut bientôt tiraillé entre les
deux partis qui se disputaient la suprématie en Ukraine. Ne
voulant pas intervenir dans ce conflit d'ordre intérieur, il solli-
cita du commandant en chef l'autorisation de se rendre à
l'invitation de l'ataman Kalédine et de se joindre à ses troupes.
Doukhonine refusa et renvoya le régiment à Pélchaiiovka.
Après le massacre de Doukhonine, le nouveau commandant
en chef, Abram, — alias Krilenko, — exigea des officiers le
serment au nouveau gouvernement. Force fut donc de repartir.
Devant l'évidente impossibilité de regagner le Don en échelons,
Négentsof disloqua ses troupes et donna l'ordre aux hommes de
se rendre individuellement à Roslof. On découpa le drapeau,
qui fut emj)orté par Négentsof et le prince Oukhtomski.
Parmi les soldats, il y en eut qui se découragèrent et n'allèrent
pas jusqu'au bout ; mais les autres se glissèrent dans des éche-
lons de cosaques à destination du Don. Le régiment se recons-
titua plus lard, réduit de moitié, mais toujours en possession
de son drapeau, de ses 32 mitrailleuses et de 600.000 cartouches.
Rostof, le 29 janvier/ II février 1918.
Ce malin, Kornilof est venu chez nous. Après nous avoir
passés en revue, il nous assemble autour de lui, et nous dit l
R E V O L i; T I O N
185
« Les 7" et lo*^ régiments de cosaques du Don sont résolus
à marcher contre les Allemands ; d'autres régiments se forment
sur le Don; les cosaques de la Kouban s'organisent. Il est de
toute nécessité que nous tenions ici quelque temps pour laisser
aux stanitsas le temps de lever de nouveaux détachements.
Nous n'avons en face de nous que des Autrichiens et des Alle-
mands, qui ont pris la direction des forces bolchevistes. 11
faut marcher contre eux. Je compte sur vous pour donner
l'exemple.»
Sans rien dans l'aspect qui le distingue, le regard mobile et
doux, Kornilof nous parle d'un ton uni, d'une voix sans timbre.
De petite taille, il disparaît au milieu de nous qui le domi-
nons de toute la tête. Nul fluide ne se dégage de sa personne,
rien qui magnétise, rien qui électrise. C'est son passé qui agit
sur nous, un passé, devenu légendaire, de bravoure inouïe et
de patriotisme pathétique. Pourtant ses paroles sont accueillies
sans enthousiasme, sans un mot d'approbation. Bien entendu,
on obéira ; mais les fronts restent soucieux : c'est que les nou-
velles qui arrivent du Don sont des plus inquiétantes.
Présenté à Kornilof, je cause qvielques instants avec lui. Il
continue de croire aux cosaques. Nous restons, nous, très
sceptiques. N'ont-ils pas, partout et toujours, trahi ou aban-
donné l'armée des volontaires.!^ S'ils s'étaient levés en masse,
ou simplement s'ils avaient fait un effort quelconque, il y
aurait lieu de venir à leur aide pour la défense du Don ; mais
ils ne sont ni meilleurs soldats ni plus patriotes que les autres
« camarades » russes : il n'y a vraiment aucune raison pour
rester ici dans une grande ville impossible à défendre, et perdre
du monde inutilement. Ce que nous voudrions, c'est garder
notre formation Intacte, et nous retirer chez les cosaques de
la Kouban, ou même plus loin, vers Astrakhan.
Ce soir, on chuchote la terrible nouvelle : l'ataman des
cosaques, le général Kalédinc, s'est suicidé !
Cette mort symbolise l'épouvantable délabrement do la
Russie et la fin tragique d'un rêve grandiose. Elle, tranche bien
186 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
des questions. Rien ne nous retient plus au Don. Notre départ
pour le front est devenu ridiculement inutile.
Rostof, le 3o janvier/ 12 février 1918.
Conversation avec le général Kornilof. Tout l'état-major est
au sombre, ce matin, mais Kornilof garde l'optimisme des
braves. Celui-là est Russe dans l'âme. Il a cette confiance
illimitée dans la bravoure, qui chez le Russe dispense si
souvent des minutieuses préparations.
Vous savez, me dit-il, que le général Kalédine s'est
suicidé ? C'est une perte très douloureuse, mais ce n'est pas
une raison pour désespérer. Les cosaques commencent à se
lever, et le gouvernement militaire du Don vient de proclamer
l'état de guerre pour toutes les stanitsas.
— Ne craignez-vous pas que des troupes peu sûres ne
constituent un grave danger pour l'ensemble de l'armée ?
— Aussi ne fais-je pas trop de fond sur ces êtres vraiment
incompréhensibles. Je diffère le départ du régiment. La com-
pagnie d'officiers à laquelle vous appartenez occupera seule
un poste avancé. J'ai dû cette nuit me replier jusqu'à la pro-
chaine gare, pour ne pas être enveloppé. L'ennemi, mieux
conduit depuis quelques jours, a changé de tactique. Nous,
pour bien marquer que ce n'était pas une fuite, nous avons
donné un formidable coup de pied en arrière, et pris onze
mitrailleuses.
Khapii, le 3i janvier/ 13 février 1918.
Dès que je suis arrivé à la dernière gare que nous occupons
dans la direction de ïaganrog, je me rends chez le colonel
Koutiépov, de la garde impériale, qui commande nos avant-
gardes.
L'ennemi dispose de 3.5oo hommes sous les ordres du lieu-
tenant allemand von Sieuwers. Les éléments les plus fermes
— mais qu'on épargne le plus soigneusement — sont d'anciens
prisonniers de guerre germano-autrichiens, et des Lettons, qui,
comme partout en Russie, se battent à côté des bolcheviks.
sous LA K ÉVOLUTION 187
L'ancienne armée russe est représentée par la 4* division de
cavalerie, sous le colonel Davidof. Elle comprend douze esca-
drons à pied, douze autres montés, et une batterie à cheval, en
lout I.200 hommes. Enfin, trois bataillons de gardes rouges,
sous Trifonof.
Nous n'avons à leur opposer que 35o hommes, officiers et
cadets. L'incertitude où est l'ennemi à l'égard de notre nombre,
son indiscipline et sa lâcheté rendent seules notre résistance
possible. D'avance, il a limité le combat aux lignes de chemin
de fer. Il s'approche en trains blindés, locomotives en arrière,
prêtes à repartir.
Khapri, le 3i janvier/i3 février 1918.
Notre compagnie d'officiers monte la garde dans la gare, où
nous couchons sur des bottes de*paille. Le capitaine Zaremba a
aménagé, dans le cabinet du chef de gare, une ambulance où
deux infirmières, une Polonaise et une Anglaise, soignent
nos blessés.
Soirée des plus mélancoliques. Nous fumons en silence,
l'attention en éveil, l'oreille au guet, occupés à écouter les
coups de fusil qui crépitent sans cesse, au loin, où nos postes
avancés gardent les groupes d'arbres et le sommet des petites
collines qui surplombent le Don.
Un capitaine, ancien ingénieur, intelligent et homme de
coeur, me confie ses doutes : « Pourquoi nous battons-nous ?
Pourquoi toutes nos pertes et tout ce sang qui coule, — Dieu
sait pour qui ? Pour la patrie qui nous abandonne ? Pour le
peuple, qui nous traque comme des bétes féroces, qui nous
poursuit de sa haine, et qui, non content de nous achever
quand nous serons blessés, mutilera nos pauvres cadavres ?
En vérité, à quoi bon ? »
II est clair que notre situation est des plus périlleuses. Nous
sommes entourés d'une population dont les sympathies sont
partagées. Impossible de distinguer lesquels nous sont amis
ou ennemis : les gardes rouges, qui mênie au combat ron-
188 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
servent leurs blouses ouvrières, n'ont qu'à jeter leurs armes
pour disparaître dans la foule. Nous, dans les gares, paysans et
ouvriers nous espionnent. Ils peuvent faire sauter les rails
derrière nos trains et nous couper la retraite. Les représailles
collectives, seul moyen efficace contre une population armée,
ne sauraient être employées dans un pays qu'on espère gagner
à sa cause. Aussi nos blessés, sachant le sort qui les attend,
préfèrent-ils se suicider sur le champ de bataille.
ç). — Une armée composée d'officiers.
Kliapri, le i^'Yi^i février 1918.
Ce matin, la compagnie d'officiers de la garde impériale
revient du front, dans des fourgons de bagages ; ils dorment
sur la paille. Je cause avec leur chef, le colonel Morozof. Tous
étaient, sous l'ancien régime, de brillants seigneurs : ils ont
librement choisi cette rude existence. Obligés maintenant de
porter le sac et le fusil, de faire les travaux qui exigent de la
vigueur physique, de suffire au transport des mitrailleuses et
des munitions, aussi bien qu'au nettoyage des effets militaires '
et à la cuisine, il est inévitable qu'ils se fatiguent plus vite que
le moujik. Mais ils s'y font. A l'heure du combat, ils sont
incomparables, leur bravoure est à toute épreuve. Presque
tous ont été blessés pendant la guerre ; animés du plus noble
sentiment d'honneur militaire, ardents patriotes, ils ont pour
leur ennemi le plus profond mépris, ce qui les aide à supporter
les dures épreuves de cette guérilla.
Spectacle unique dans l'histoire que celui de ces troupes
formées exclusivement d'officiers ! L'ancien gouvernement, et,
hélas ! bon nombre de généraux, avaient étendu à l'armée la
conception nouvelle de l'autorité, suivant le mode révolution-
naire. iL'armée, fût-ce chez le plus libre des peuples, est
obligée de conserver entre le chef et ses hommes un reste des
vieilles relations féodales, sans quoi il n'y a pas de comman-
dement possible. Cette discipline, il fallait la réintroduire dans
l'armée qu'on allait créer. Alexéief et Kornilof partirent de ce
sous LA RÉVOLUTION 189
principe que la plus petite unité, dont on est sûr, Tant mieux
qu'une armée nombreuse, oii la défaillance d'une partie peut
amener la débâcle du tout. De là ces formations par sections,
compagnies, bataillons d'officiers de l'ancienne armée, auxquels
sont adjoints, dans la proportion de quelques unités à peine,
des volontaires non gradés.
Voici comment est composée une compagnie d'officiers de
notre régiment : un colonel, 4 capitaines, 12 capitaines en
second, 3o lieutenants, 23 sous-lieutenants, ^7 praporchtchiks
(sous-lieutenants temporaires), 3 élèves-officiers et 3 volontaires
non gradés.
L'organisation de l'armée de volontaires, fondée sur l'espoir
d'une forte afïluence de volontaires, comporte des troupes régu-
lières et des détachements irréguliers.
Dans les troupes régulières, les bataillons — en attendant
qu'ils s'enflent jusqu'à devenir des corps d'armée — sont com-
mandés i)ar des généraux, anciens commandants d'armées et
de groupes d'armées. Ce sont :
Le régiment d'attaque Kornilof, composé d'officiers, cadets,
élèves-officiers, volontaires, tous appartenant à la classe des
intellectuels.
Trois bataillons d'officiers, sous le général Markof.
Le régiment de Saint-Georges, composé de soldats, membres
du célèbre bataillon de Saint-Georges, tous décorés.
Le bataillon de l'Ecole militaire, composé exclusivement
d'élèves-offîciers.
La division de cavalerie GuercJielmaji, officiers, élèves-offi-
ciers, cadets, cosaques, solidement encadrés parmi les officiers.
Une division d'artillerie, commandée par le colonel Ikichef.
Les troupes irrégulières ont été organisées par les soins de
leurs chefs, les bataillons amenés tout formés à Rostof, agis-
sant presque indépendamment de l'ctat-major. Le plus célèbre
est celui du colonel Tchernetsof, composé de volontaires de
toutes sortes. Rnsuite ceux du colonel Sémih'tof (cosaques), du
cafiitiiiiic Karga'iski (cosaques), du colonel Simaiiocshi, du
sotnik C,reh(>i\ du coloru'l KrasniansLi , (\\i khordiinii MiKurof
190 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
et du colonel Sarenof, commandant les cosaques de la stanitza
Gniliovskaïa.
Ce qui caractérise tout spécialement ces organisations mili-
taires, c'est qu'il n'y a pas de services de l'arrière. Chaque
otriad (détachement) doit se ravitailler soi-même. Il dispose
d'un train qui, pendant le combat, lui sert de base. Le com-
mandant y accumule les provisions en armes, munitions,
matériel d'ambulance, vêtements : il est de ce fait indépendant
du reste de l'armée.
lo. — • Une reconnaisSx\nce.
Khapri, le i^'/ii février 1918.
Depuis que les Allemands ont plus de part au comman-
dement, les gardes rouges montrent plus d'audace. Ils ont une
nouvelle tactique et des ruses de guerre inédites. C'est ainsi
que, le jour qui précéda mon arrivée sur ce front, les bol-
cheviks de Taganrog envoyèrent des émissaires au colonel
Koutiépov : ils l'invitaient à s'unir avec eux dans un commun
effort contre «l'ennemi national». De sérieuses querelles au-
raient éclaté entre les garnisons russe et allemande à Taganrog,
on se battrait dans les rues... Koutiépov n'est pas un imbécile :
l'affaire en resta là.
Ils essayent maintenant de nous tourner, mais la peur les
paralyse. Ils se refusent à avancer autrement que par masses.
Leur cavalerie n'ose même pas affronter nos poignées d'offi-
ciers en reconnaissance.
Nous supposons que l'ennemi s'est divisé en trois corps, de
mille hommes chacun, ayant pour objectif de nous couper la
retraite vers Rostof. Pour s'en assurer, le colonel Koutiépov
décide d'envoyer en reconnaissance neuf officiers de ma com-
pagnie, sous les ordres d'un capitaine. Je leur suis adjoint. On
nous a trouvé des chevaux de cosaques, petits, peu élégants,
mais forts et endurants.
Un ciel couvert de nuages que chasse très bas un vent glacé ;
un sol dur sous une mince couche de neige. A notre gauche,
sous LA RÉVOLUTION 191
le bras supérieur du Don coule sous une épaisse couche de glaœ.
Nous tenons la crête des hauteurs qui longent la rive Nord.
Partout de petits villages, et des groupes de maisons, peuplés
d'ennemis ; plus loin, sans doute, des nids d'importantes forces
bolchevistes.
Après une marche de trois verstes, nous dépassons nos
avant-postes groupés autour d'une maison de garde de chemin
de fer. Rien de suspect. Le village de Khopiorsk, un khoutor C),
a évidemment des sympathies bolchevistes. L'ataman, qui est
un vieillard, n'ose ou ne veut nous donner aucun renseigne-
ment sur l'ennemi. Plus loin, dans le village de Savianovka. —
une stanitsa, je crois, — les vieux cosaques se rassemblent
autour de nous. Ils sont d'un autre type que les paysans. La
liberté séculaire, l'habitude de porter des armes et de se gou-
verner en citoyens indépendants, leur ont donné fîère mine
sous leurs énormes bonnets de fourrure noirs. Ils nous té-
moignent de la sympathie, mais la propagande bolcheviste,
menée par les jeunes cosaques qui reviennent du front, dépeint
le système des Soviets, — lequel, en réalité, détruira toute
l'organisation traditionnelle du Don, — comme un nouvel
ordre de choses dirigé uniquement contre les ce grands capita-
listes ». Notre chef les exhorte : (( Engagez- vous : vous aurez
un équipement complet, et i5o roubles par mois. » Un vieux
cosaque et son fils, garçon de quinze ans, promettent qu'ils se
rendront demain au bureau de i^ecrutemenl à Rostof. Ils nous
avertissent que les villages suivants sont occupés par l'ennemi.
En effet, à peine sommes-nous arrivés à une distance d'un
kilomètre du village de Nedvikovskaya, une mitrailleuse se
met à tirer et nous force à rebrousser chemin. Les villages de
Malyo-Saly et Bolchy-Saly sont occupés par des forces consi-
dérables, entre autres par la 4^ division de cavalerie sous le
colonel Davidof, — déjà nommé !
(1) Los cosaques hnbileiit dans l(>s stanitsas, villafjes plus iuosix'tos.
ot roprôscntés dans le gouvorncmont du Wm. Dans les k)u>utnrs, en
général misérablçs ot pauvros, habitent los |)aysans, dôpondanl des
Cosaquos, ci privés dos droits de libre oitoyon.
192 LA GUERRE RUSSO-SIBÉRIEMNE
Nous retournons par le village de Saltyr, non occupé.
II. — Les ((Libres Fils du Don».
Les renseignements que nous rapportons, — la présence
d'une force de S.ooo bolcheviks, puissamment munis d'artil-
lerie et de mitrailleuses, — indiquent clairement qu'il faut
nous préparer à la retraite. Koutiépov téléphone ses craintes à
l'état-major. Mais on nous répond que tout le pays du Don,
électrisé par la fin tragique de son ataman, se lève en masse,
et que nous recevrons, dès ce soir, des renforts. En effet, à
quelques heures de là, un train entre en gare, rempli de vieux
■cosaques de la stanitza Gniliovskaïa, qui ont répondu au vi-
brant appel du Conseil militaire du Don, du <( Kroug », et
sont accourus en formation improvisée sous le colonel de
cosaques Sarenof. 11 y a vingt ans qu'ils n'ont manié leurs
armes et qu'ils vivent en dehors de toute discipline : peu
importe, l'ardeur qu'ils nous témoignent, la chaleur de leur
enthousiasme nous remplit d'espérance. Enfin ! le voilà, !e
«ecours tant de fois promis, et chaque fois refusé ! Un groupe
d'artillerie, exclusivement servi par des officiers, est arrivé
presque eu même temps. Les officiers souhaitent la bienvenue
aux cosaques :
■ — OujTa, da zdravstvouiout, Kosaki ! Hourrah, vivent les
■cosaques !
Et les vieux répondent en chœur, comme c'était l'habitude
dans l'ancienne armée :
— : Zdravia gelaiem, gospoda ofitseri, oiirrd, oiirra ! Nous
souhaitons votre bonne santé, messieurs les officiers, hourrah,
hourrah !
Il y en a de tous les âges, jusqu'à des vieux qui approchent
de la soixantaine. A la haine invétérée pour les Allemands,
s'ajoute chez eux le mépris pour les ouvriers et les paysans qu'ils
considèrent comme pétris d'un limon inférieur et aussi une va-
gue inquiétude devant le danger imprécis des théories nou-
velles. Ainsi s'est réveillée leur ardeur guerrière, évoquant les
belles époques lointaines.
ilO-
Le n'-ginu'ut de- T( Iiclclicns franchit le Zbioiidcli, frontière entre la
Russie et la Galicie. A part quelques reconnaissances, c'est la dernière foi*
que des troupes russes se trouvent sur territoire aulrichien.
I.e liciilcnaril Zkn \i.-l')i;K li:ir;iiiL;iir mi pi'lil -i'<iii|ir d.' -mM.iN n
à son devoir dans la débandade générale.
-lé ti.lèlc
sous LA RÉVOLUTION 193
Les cosaques sont partis vers Khopiorsk. Je m'endors tard,
fatigué de la course et des émotions de la journée. Pendant
la nuit, vers 3 ou 4 heures, je mo réveille en sursaut : coups
de canon et vive fusillade à proximité.
12. — Cosaques et bourgeois.
Khapri et Rostof, le 2/i5 février.
Dans la matinée, quelques oflîciers, dont plusieurs blessés,
reviennent furieux, se plaignant amèrement des cosaques. Une
demi-heure plus tard, c'est au. tour des cosaques de revenir,
eux aussi très excités, et vociférant contre « messieurs les oflî-
ciers ». Ce sont les mêmes que nous avions vus partir hier d'un
si bel élan !...
Voici ce qui s'est passé.
Pour mettre tout de suite à profit les excellentes dispositions
des cosaques, on les a fait attaquer, sur le village Malye-Saly.
Ils sont partis avec une vingtaine d'officiers de Kornilof, sous
les ordres du lieutenant-colonel prince Matchavariani.
Cette attaque était évidemment une faute. Cette troupe
bigarrée, mêlée de gens de tous âges et de toutes conditions,
inexercés, sans cadres, presque sans commandement, allait se
heurter à un ennemi huit fois supérieur en nombre, solidement
retranché, muni de canons et de mitrailleuses, commandé par
les officiers allemands. Et elle chargeait à lancienne mode,
datant d'avant les mitrailleuses !
Le plus étonnant est que ces 20 oflîciers et ces 3oo cosaques,
les uns montés, les autres à pied, s'emparèrent d'une batterie,
prirent dix mitrailleuses et semèrent le désordre dans les rangs
de l'ennemi. Mais, en plein succès, une fausse alerte vint tout
gâter. Bolcheviks ou Allemands dispersèrent quelques cosaques
à cheval, et les autres — déconcertés par cet échec dont leur
simplicité de primitifs s'exagérait la gravité — tournèrent
bride, dans une soudaine panique. La fuite des cosaques à
cheval jette le désarroi parmi les cosaques à pied ; les bolche-
viks reprennent courage ; il se l'orme dans la nuit un centra
13
194 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
de résistance ; la retraite des cosaques, devient générale, et les
officiers restent seuls devant plus de deux mille ennemis qui
tirent comme des fous. Blessé à l'épine dorsale, le pied broyé
l'abandonne : les officiers refusent. Au prix des plus grandes
difficultés, ils parviennent à le transporter sur une verste et
par une mitrailleuse, le prince Matchavariani supplie qu'on
demie. Mais les douleurs se faisant plus intenses, Matchava-
riani, changeant le ton de la prière pour celui du comman-
dement, donne l'ordre qu'on l'achève. Son adjudant, devant
l'approche de la horde hurlante, se décide à obéir :
— Où voulez-vous que je mette la balle ?
— Visez derrière la tête.
Il tombe frappé à bout portant : une dizaine de survivants
réussissent à nous rejoindre, à pied, épuisés.
Grand tumulte à la gare. Un cosaque, insolent et bruyant,
crie : « Nous avons été trahis par les officiers ! » Le mot fait
traînée de poudre; on jette à notre groupe de « Kornilovtsî »
qui assiste, silencieux et sombre, à cette débâcle :
— Que messieurs les officiers se battent, si ça leur fait
plaisir 1 Nous autres, nous en avons assez : nous retournons
chez nous. La guerre est finie ! »
Aux abords de la gare, les cosaques montés, qui se sont
enfuis dans toutes les directions pendant la nuit, regagnent
leurs stanitsas : ils passent par groupes de deux ou trois, sans
nous jeter même un regard. Ceux de leurs camarades qui sont
dans la gare crient qu'il faut mettre un train à leur disposition.
« La guerre est finie ! On rentre chez soi 1 » Quarante d'entre
eux montent sur une locomotive, les autres dans des fourgons
de bagages.
L'aventure des cosaques est terminée. Encore une fois, nous
nous sommes laissé prendre aux folles clameurs, aux pro-
messes trompeuses des « libres fils du Don ». Une angoisse
nous étreint. Alors ce serait donc fini, bien fini ? L'ennemi
qui avance, le désordre et la folie qui rongent l'immense
nation, les forces matérielles qui manquent, et jusqu'à l'élé-
ment moral et à la foi qui nous abandonnent... Comment
sous LA RÉVOLUTION 195
pourra-t-on jamais réorganiser ces foules, aussi promptes au
■découragement qu'à l'enthousiasme ?
Tout le problème est là.
Le soir de ces tristes événements, je rentre à Rostof, en
compagnie de quelques camarades, tous éreintés, boueux,
découragés, pour escorter les cadavres de deux officiers qu'on
va enterrer avec les honneurs militaires. Des passants, avec
leurs épouses, en splendides manteaux de fourrures, pressés de
rentrer, nous jettent un regard curieux, mais à peine sym-
pathique. Devant les fenêtres grandement éclairées des cafés,
sont assis des jeunes gens solides, bien mis, aimables, buvant
le Champagne avec des filles de mœurs équivoques. L'une d'elles
nous montre du doigt. Tous ces commerçants et fils de com-
merçants commencent à trouver notre présence encombrante.
Nos échecs les ont étonnés, puis alarmés, et les rendent hostiles
à notre égard. Cette ville de marchands, en escomptant nos
espérances d'un avenir heureux et profitable, a fait une mau-
vaise affaire, en nous accueillant. Nous sommes des gens
compromettants. Quant aux bolcheviks, on les trouve inquié-
tants, on leur prête des façons grossières, voire dangereuses.
Mais on est sûr de pouvoir faire du commerce avec eux. Et
•cela, c'est le principal.
AU PAYS DU DON
i3. — Une visite a la veuve de Kalébine.
Rostof, le 3/i6 février.
On se bat au Nord de Novo-Tcherkask : il paraît que les
cosaques s'y compoTtcnt mieux qu'au Sud : je veux y aller
"voir. Les généraux Bagaevski, sous-ataman du Don, et
Stépanof, me font le meilleur accueil et me facilitent l'accès à
l 'état-major de « l'ataman de campagne » du Don. Je me mets
^onc en route.
La gare de Rostof est gardée par une compagnie d'officiers
196 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
qui campent dans les salles d'attente. Ce sont partout et tou-
jours les anciens officiers qui s'offrent pour protéger le pays-
contre les deux fléaux qui le menacent : l'invasion et l'anarchie.
Cependant les rues sont pleines de jeunes gars, robustes et
bien vêtus, qui continuent à faire la fête, tandis que la patrie
est en danger...
Novo-Tcherkask, le 4/17 février 1918.
J'ai encore sur moi des lettres que j'aurais dû remettre air
général Kalédine de la part d'amis communs, le général prince
E. Bariatinski et son ancien aide de camp, comte Bobrinski.
C'est pour moi maintenant un triste devoir de les porter à s»
veuve.
Je trouve M"** Kalédine dans le palais de l'ataman du Don.
Dans les vastes salles de l'immense demeure, son deuil prend
une grandeur tragique, un air d'infinie désolation. Avec la
mort de cet homme, c'est le rêve de tout un peuple qui s'est
évanoui.
Cette malheureuse et vénérable Française, à qui les doux
souvenirs de sa patrie semblent plus beaux encore et plus^
chers dans sa solitude et son deuil, ne veut pas quitter le
palais, menacé pourtant par le plus cruel des ennemis.
Je lui raconte la douloureuse stupéfaction, le désespoir qui
s'est emparé de l'armée de volontaires, quand la terrible nou-
velle y a été connue : dans les yeux de la pauvre veuve, — ces
yeux qui savent encore voir et qui ne savent plus pleurer, —
passe comme un éclair : l'orgueil d'avoir été associée à l'œuvre-
du grand patriote.
« Le patriotisme a été pour lui une religion. Sa patrie,
c'était son Dieu. »
Ce sera le jugement définitif de l'histoire sur cet homme,
qui a pendant quelques mois rempli l'unique grande charge
seigneuriale qui nous ait été léguée par le moyen âge. Les uns^
l'accusent de faiblesse, les autres d'un manque de souplesse.
Kalédine est tombé à son poste comme un des derniers soldats^
qui aient lutté pour la Russie. Comme Alexéeif et Kornilof, le
sous LA RÉVOLUTION
197
dernier ataman du Don a levé l'étendard du patriotisme en
face de l'anarchie.
— Mon admirable mari s'est suicidé pour enflammer les
cosaques. Quand il s'est aperçu que sa voix était couverte par
les clameurs de l'anarchie, et que sa parole n'était plus écoutée,
il a pris le dernier moyen qui lui restât pour pousser les sta-
nitsas à la révolte contre l'ennemi. Sa mort glorieuse a plus
fait que tous les actes de sa vie. Tout le Don se lève.
Voilà donc pourquoi le métropolite a revêtu le front de
l'auguste mort de la « couronne des vainqueurs» ! Toute une
foule, pleurant et désespérée, a défdé devant le cercueil de
celui dont la vie, selon la conviction de l'Église, se termine
€n victoire. Hélas ! peut-on croire que sa mort suffise à galva-
niser les guerriers du Don, après que les horribles malheurs de
leur patrie les ont laissés indifférents ? Mes souvenirs, qui
datent d'hier, ne me permettent guère de le croire.
i4. — La fin d'un kêve.
Pour comprendre cette chute si brusque, et sans doute iné-
vitable, il faut remonter aux causes. Il faut se rappeler que,
dans la « Donskaia Oblast », les cosaques proprement dits
•sont en minorité. On compte 1.700.000 cosaques et 2.000.000 de
non-cosaques. Ces derniers sont des commerçants, et surtout
des paysans, anciens serfs des propriétaires cosaques. Au
moment où la révolution a éclaté, les non-cosaques n'étaient
pas représentés dans ce gouvernement exclusivement guerrier.
Cependant les cosaques du Don, — surtout ceux du Nord,
— avaient perdu la plus grande partie des fameuses qualités
guerrières qui avaient motivé leurs privilèges. La frontière
russe, qu'ils avaient à défendre contre les populations musul-
manes du Sud, les Tatares, les Tchetchens, les Tcherkesses,
s'était déplacée depuis longtemps. Les cosaques des slanitsas
du Nord, dont les terres touchent à la Grande-Russie, sont
198 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
depuis longtemps devenus des paysans. Ceux du Sud ont
davantage conservé l'esprit militaire.
Chaque cosaque naissait propriétaire et soldat. Dès que la-
guerre éclatait, il devait accourir, à l'appel du tsar, avea
son cheval et sa selle; le gouvernement lui fournissait la
lance, le fusil et l'uniforme. Depuis plusieurs siècles les-
cosaques avaient leur chef, l'ataman, élu par les a krougs )>
qui représentaient les stanitsas. Le gouvernement russe redou-
tait cette force placée au centre de l'Empire, et qui réunissait
dans une seule main plus de cinquante bons régiments de
cavalerie ; aussi la désignation de l'ataman appartenait- elle à
la couronne, qui choisissait rarement un cosaque. Le dernier
ataman, sous l'ancien régime, fut le général comte Graabe,
d'origine balte.
La révolution russe eut pour principal effet, dans les pays du'
Don, de ressusciter l'énorme privilège militaire de l'élection'
d'un commandant en chef, dont le pouvoir échappait au
contrôle du gouvernement. Le kroug usa de son droit pour
élire le cosaque le plus populaire au Don, le commandant de
la 8* armée, le général Kalédine. Pour comprendre l'importance
de cette nomination, et l'ampleur des espoirs dont elle emplit
les cœurs des cadets, il faut savoir que l'ataman des cosaques
du Don est a primus intei' pares » ; il est de droit le porte-
parole des onze tribus de cosaques de la Russie : ceux du Don,
de la Kouban, du Terek, de l'Oural, d'Orenbourg, de Sémiriét-
chie, d'Astrakhan, de Sibérie, du Transbaïkal, de l'Amour, et
d'Oussouri. Au congrès de Moscou, le général Kalédine a en
effet lu une résolution au nom de tous les cosaques de Russie.
Après la « rébellion » de Kornilof, Kalédine prit hautement
parti pour lui et fut défendu par ses cosaques contre les
émissaires de Kérenski venus pour l'arrêter. Plus tard, il se
tourna résolument contre les bolcheviks. Il comptait beaucoup,,
pour la défense du Don, sur les jeunes cosaques qu'il avait
fait revenir du front. Mais il s'aperçut bientôt que ceux-ci
étaient, en grande partie, gagnés par l'esprit maximaliste. Les
pères qui s'étaient rangés derrière Kalédine, ne reconnurent
sous LA RÉVOLUTION 199
plus leurs fils ; aussi bien, ceux-ci avaient moins adopté les
idées politiques nouvelles, qu'acclamé l'insubordination dans
les régiments.
Un projet de dislocation et de réorganisation des régiments
échoua : personne ne voulut se rendre aux endroits désignés.
Les frontovié-cosaques voulaient marchander avec les bolche-
viks, les vieux se battre avec eux, mais personne ne se battait.
Au grand kroug de décembre 191 7, les différences éclatèrent.
Tous les représentants des stanitsas, à l'exception de celles du
Nord, furent cependant pour les mesures que proposa Kalédine.
Craignant que son nom n'attirât sur le Don toutes les haines
des bolcheviks, Kalédine donna sa démission, mais fut réélu
par 570 voix contre 100, aux applaudissements frénétiques de
l'assemblée 011 les frontovié ne comptaient que 200 membres.
Ce fut un beau succès pour Kalédine. Malheureusement la
réunion prit une résolution qui hâta sa chute.
Un certain Agnéef proposa un projet de loi qui tendait à
donner aux non-cosaques une part du pouvoir, Kalédine, soit
diplomatie, soit faiblesse, ne se prononça pas clairement sur
cette proposition qui allait subitement déplacer l'équilibre des
forces. Le sous-ataman, le général Bagaevski, flairant le dan-
ger, essaya de décider le kroug à n'admettre comme électeurs
que les paysans. Mais on passa outre. Les ouvriers et la petite
bourgeoisie eurent droit de vote. Le gouvernement du Doft,
représenté jusque-là par 8 cosaques, compta au mois de jan-
vier i5 membres, dont 7 socialistes, inclinant au maxima-
lisme ; ceux-ci firent tout le possible pour mettre fin à la
guerre, amnistier les bolcheviks, punis ou exilés, etc.
Depuis le 16/28 janvier, une dizaine de régiments, parmi
lesquels deux régiments de cosaques de la garde, se révoltèrent
contre l'ataman, élurent un comité révolutionnaire sous le
soldat Podziolkof, et exigèrent la démission intégrale du gou-
vernement, ataman inclus, et le renvoi immédiat de l'armée
de volontaires. Les dix régiments occupèrent Likhaya, Zvié-
revo, Makéievka et d'autres nœuds de chemin de fer impor-
tants. Impuissant à maîtriser ce mouvement, et ne disposant
200 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
d'aucune force contre les rebelles, le gouvernement promit de
convoquer un nouveau kroug.
A ce moment, où l'édifice de l'Etat semblait près de s écrou-
ler dans la défection des hauts dignitaires, généraux et députés,
un seul homme fit face au danger. Le colonel Tchcrnetsof,
encore jeune et d'une bravoure inouïe, attaqua les cosaques
avec son détachement de 4oo jeunes gens, lycéens, étudiants,
cadets, officiers, occupa Zviérevo, Likhaïa, chassa les fron-
towicki de partout, bouscula les dix régiments de Cosaques, et
rétablit en deux jours la situation chancelante de l'ataman. Il
battait partout — à raison d'au moins une bataille par jour —
des troupes de métier, dix fois supérieures en nombre, mais
moins décidées, et surtout moins bien conduites, et acquit en
quatre jours une magique renommée.
Le 25 janvier/7 février, il attaqua avec trente hommes un
millier de bolcheviks, rencontrés au cours d'une reconnais-
sance, et eût, cette fois encore, remporté une de ses incroyables
victoires, s'il n'eût été blessé. Je tiens de ses hommes qu'ils
l'ont vu tomber, mais aussitôt se relever, s'élancer sur un che-
val et disparaître. Les bolcheviks prétendent l'avoir pris et tué,
et avoir gardé sa tête pendant deux semaines fixée à une baïon-
nette dans la salle de réunion du comité révolutionnaire de
Millerovo. Mais ses « partisans » assurent qu'il est vivant, et
qu'il n'attend que sa complète guérison pour se joindre à ses
braves troupes. Au moment où j'écris, ils se refusent à se lais-
ser dissoudre et verser dans un autre détachement. Le colonel
Tchernetsof continue à mener ses hommes au combat !
Le jour où le bruit se répandit que Tchernetsof avait disparu,
le prestige du gouvernement s'écroula, et cette fois définitive-
ment. Le lieutenant-colonel Goloubief, qu'on avait connu très
conservateur avant la révolution, prit le commandement des
cosaques rebelles. Il avait été arrêté par Kalédine, puis relâché
après avoir donné sa parole qu'il ne tenterait plus rien contre
le gouvernement.
Kornilof, qui espérait encore que les vieux cosaques écoute-
raient l'appel de leur chef, envoya un bataillon à Novo-
sous LA RÉVOLUTION 201
Tcherkask. Les stanitsas promirent d'envoyer des troupes, mais
elles n'en firent rien. L'armée de volontaires n'avait pas été
créée pour sauver le Don contre la volonté de ses habitants,
mais pour établir un « gouvernement national » en Russie.
Elle était maintenant dans une terrible position : sévèrement
menacée du côté de Taganrog, et mise en danger par l'inutile
attente de renforts cosaques qu'on avait escomptés et qui
n'arrivaient pas.Kornilof retira le bataillon de Novo- Tcherkask,
et manifesta l'intention de quitter le Don.
Ce fut le dernier coup porté à Kalédine.
Les rares troupes qui lui étaient restées fidèles tenaient la
voie ferrée. La nouvelle que Goloubief approchait de Novo-
Tcherkask, du côté de l'Ouest, le prit au dépourvu. Une
panique s'empara des habitants. Kalédine se sentit abandonné.
Une orageuse séance du kroug finit de lui enlever toute l'auto-
rité sur l'assemblée. C'est alors qu'il décida de se brûler la
cervelle.
Ce que le grand ataman des cosaques du Don avait été
impuissant à faire, revêtu du grand appareil de sa dignité, il
faillit le faire, sous le catafalque où il reposait dans la cathé-
drale de Novo-Tcherkask, au milieu d'une foule en pleurs,
tandis que les vieux chefs de guerre renouvelaient leur serment
de sauver le pays de leurs pères.
La légende du Don refleurit encore une fois pour quelques
jours ; puis elle s'est évanouie à jamais.
i5. — Guerre de détachement. — Attaque de nuit.
Persianovka, le 5/i8 février.
L' (( ataman de campagne », le général Popof, veut bien me
donner une recommandation pour le commandant des troupes
opérant au Nord. Le commandant de la gare de Novo-Tcher-
kask met aussitôt une locomotive à ma disposition.
La gare àe Persianovka, où j'arrive dans la soirée, est occu-
pée par une curieuse collection de militaires de toute espèce.
Cosaques, officiers, lycéens, élèves de l'École militaire de Novo-
202 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Tcherkask, en manteaux de fourrure, ou simples (( polou-
choubki », remplissent les salles d'attente et les abords de la
gare. Le colonel Mamontof, qui commande ce front, m'invite
à rester chez lui ; mais je préfère aller de l'avant. Les bolche-
viks, abondamment pourvus de matériel de guerre, occupent
Kamenolomnia, au Sud d'Alexandro-Grouchevski. Le détache-
ment de Tchernetsof est envoyé en avant pour protéger la
capitale que les cosaques ne veulent plus défendre. Ma locomo-
tive me transportera chez lui.
Après une course de quelques kilomètres, le mécanicien me
dépose en plein paysage de neige, à côté d'un train en marche
et retourne à Novo-Tcherkask. Imaginez un train, composé
d'une quinzaine de voitures, roulant tantôt dans un sens,
tantôt dans un autre, à travers les immenses champs blancs
où l'ennemi le guette de tous côtés. Je cours, mes deux valises
en main, saute dans un wagon d'ambulance, d'oîi l'on me
dirige vers le poste de commandement.
Entre Novo-Tchcrkask et Alexandro-Grouchevski,
le 6/19 février 1918.
A midi, notre train arrive à Gospodski Dvor, à une distance
de six kilomètres dé Kamenolomnia. Nous avons reçu l'ordre
d'attaquer d'abord cette gare et ensuite Alxandro-Grouchevski,
en compagnie de deux autres détachements de cosaques, ceux
du capitaine Kargaiski à droite et du colonel Sémiletof à
gauche.
A 2 heures, nous quittons nos wagons, et nos 170 hommes
se disposent en tirailleurs, sur deux lignes, front vers Kameno-
lomnia. Il y a deux pieds de neige ; sous un ciel couvert, une
brise glacée nous souffle au visage. Un message nous parvient
du capitaine Kargaiski : avec ses i5o cavaliers cosaques, il est
arrivé à la hauteur de Kamenolomnia. Le colonel Sémiletof,
avec ses 200 fantassins et 3o cavaliers, a été arrêté par la rivière
l'Atioukta, imparfaitement gelée. Quatre ou cinq hommes seu-
lement ont réussi à passer et à couper la voie entre Alexandro-
Grouchevski et Kamenolomnia.
SOLS LA RÉVOLLTION 203
A 4 heures, nous recevons l'ordre de marcher résolument
sur cette dernière gare. J'accompagne la i" sotnia du capi-
taine Kornilof, et choisis ma place à côté du lieutenant de
vaisseau Diakof, volontaire, commandant la i* section.
La marche est difficile, et on ne peut reprendre haleine que
sur les plateaux d'où la neige a été balayée par le vent. A la
traversée des vallées, il faut former des équipes pour traîner
nos six mitrailleuses. Pendant cette surprenante marche de
sept heures, nous sommes continuellement sous les vues de
l'ennemi qui nous envoie des obus de tranchée. A gauche,
devant nous, des cavaliers, que nous supposons être les
cosaques de Kargaiski.
A 9 heures, nous rejoignons la voie ferrée où nous retrou-
vons les colonels Cherivkof et Mamontof. La première sotnia
se place à gauche, la deuxième à droite de la voie ferrée. Je
suis à côté du capitaine de cavalerie Kornilof, qui commande
la première. Les commandants de section sont les lieutenants
Toulevierief et Poudlovski en première, et Samokhine et Diakof
en deuxième ligne.
Devant nous, rien dans la nuit noire que les silhouettes
sombres de fermes, en groupes compacts, et de bois touffus,
d'où commencent à sortir des milliers de coups do fusil tirés
au hasard.
Le capitaine Kornilof et moi, debout, dirigeons l'avance de
la sotnia. Dans l'obscurité qui nous enveloppe, impossible de
distinguer aucun objectif. Kornilof donne l'ordre : « Feu à
volonté 1 » Nous avançons par bonds d'une cinquantaine de
mètres, que Kornilof fait précéder chaque fois de tirs de mi-
trailleuse. Nous n'avons plus qu'une seule mitrailleuse en état,
toutes les autres ayant été abîmées pendant la route ; nos mi-
trailleurs, qui ne connaissent pas leurs instruments, ne sont pas
capables de les réparer. Mais, heureusement, l'ennemi ne tient
pas sous notre choc. Quand nous arrivons à la broussaille,
d'où les coups partaient tout à l'heure, il n'y a plus personne.
Nous nous emparons de quatre pièces de campagne, complète-
ment abandonnées dans la neige entre les premières habitations
204 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
<lu hameau. Kornilof et moi, nous nous consultons. Aucuns
bruits, ni à droite ni à gauche, où les cosaques devaient
seconder notre manœuvre.
Tout d'un coup, il me semble que je vois l'horizon se
mouvoir. A notre droite, noire sur noir, une masse avance
silencieusement. C'est un train qui glisse lentement sur les
rails. Cinq plates-formes en avant pour le cas où la voie serait
minée, des wagons blindés, encore deux plates-formes, et
ensuite une interminable série de fourgons, évidemment pleins
de soldats. Du premier wagon blindé, on tire sur nous, d'au-
tant plus aisément que, nos silhouettes se détachant sur la
neige, nous sommes parfaitement visibles : plusieurs des nôtres
sont atteints. A cet instant, l'unique mitrailleuse qui nous reste
cesse de fonctionner. J'y cours et vois les trois desservants
couchés nonchalamment auprès d'elle.
— Qu'est-ce que vous f... là, n. de D. ?
— Celui-ci est blessé !
— Et toi, tu n'es pas blessé ! Pourquoi est-ce que tu ne tires
pas ?
— Impossible d'ouvrir la boîte de cartouches.
J'ouvre la boîte avec une baïonnelte, j'introduis la bande
«t commence à tirer sur l'ouverture du wagon d'où partent les
coups. J'ordonne au mitrailleur de continuer, sachant que,
même s'il les manque, à 4o mètres, les soldats maximalistes,
par poltronnerie, cesseront le tir, dès que les balles frapperont
■de trop près la tôle de fer.
Je retourne ensuite auprès du capitaine Kornilof pour con-
férer avec lui. Nous continuons à perdre du monde. Quel
parti prendre ? J'émets l'avis d'attaquer le train à tout prix :
— Le wagon blindé est ouvert par en haut. Nous en aurons
raison avec quelques grenades à main et nous prendrons- le
train par surprise.
— Contre un train blindé, il n'y a rien à faire. C'est la
retraite forcée.
— Nous perdrons bien plus de monde en nous retirant qu'en
attaquant.
sous LA RÉVQLUTIO.N 20S
— C'est à peine si nous avons trois ou quatre grenades par
section !
Ce dernier argument clôt la discussion. C'est vrai qu'il n'y
a rien à faire. Les nôtres continuent de tomber. Le capitaine
Kornilof, frappé d'une balle à la cuisse, vient de passer le
commandement au lieutenant Poudlovski. A son tour
Poudlovski s'affaisse, une balle dans le ventre. Nous courons
à lui. Il ne peut plus marcher et nous crie : « Ne vous embar-
rassez pas de moi : j'ai mon compte I » J'ordonne à deux soldat*
de lui faire un brancard avec leurs fusils entre-croisés.
Le lieutenant Toulovierief, qui a pris le commandement de
la sotnia, est bientôt blessé, lui aussi : une balle lui traverse le
bras. Le capitaine Kornilof donne le signal de la retraite.
Quelques soldats sont pris de panique, à commencer par ceux
que j'avais envoyés au secours de Poudlovski. Je m'agenouille
près de l'officier et lui demande s'il peut se lever et s'appuyer
sur moi. Il n'y a plus une minute à perdre : les bolcheviks,
enhardis par notre retraite, commencent à sortir des wagons,
en poussant des cris de victoire. Je sens Poudlovski se raidir
entre mes bras : il est mort, — du moins je l'espère.
Je me joins à nos hommes et suis la retraite. Pendant
quelques pas, j'aide à marcher un blessé que soutient de l'autre
côté l'un des nôtres ; le blessé est tué, son compagnon tué : de
nouveau je me retrouve seul. On n'avance qu'à grand'peine.
Tout à coup j'entends un tumulte derrière moi ; je me retourne
et j'assiste à l'une des scènes les plus impressionnantes de
ma vie.
Le khorounji Samokhine, revolver en main, a rassemblée six
soldats. Il fait cette folie : contre-attaquer avec six hommes
pour aller au secours des blessés ! Il m'aperçoit et me crie,
toujours brandissant son revolver :
— Qui êtes- vous .'*
— Je suis le Hollandais.
— • Votre place n'est pas ici. Allez h l'arrière I
— Jamais de la vie I Je reste avec vous.
Deux blessés nous ont rejoints. Partout, dans la nuit sans
206 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
lune, dos groupes lugubres. Un des nôtres dévisage un soldat
dont il vient de prendre le fuil. L'autre proteste :
Laisse-moi donc ! Tu vois bien que je suis ton camarade.
Samokhine l'interroge brusquement :
— . De quel otriad es- tu ?
— De l 'otriad de Moscou.
L'otriad de Moscou est un détachement bolcheviste... Une
détonation : la lueur éclaire la face terreuse de l'individu qui
s'écroule. Il .s'était imaginé, — voyant que nos hommes étaient
déjà loin, — que nous étions des bolcheviks comme lui.
Mais il faut nous hâter. Toujours soutenant les deux blessés,
nous rejoignons le reste du détachement, qu'on voit par petits
groupes quitter la voie ferrée dans toutes les directions. Der-
rière nous une clameur confuse, oii se mêlent dans un concert
sinistre les cris de joie des bolcheviks et la plainte de nos
mourants.
Enfin nous rattrapons la voie ferrée et nous la suivons jus-
qu'à l'endroit où notre train nous attend. Il est minuit. La
manœuvre a manqué. Nous .avons perdu 78 hommes, sur les
170 qui composaient notre détachement.
Le matin suivant, notre chef, le colonel Cherivkof, envoie
un officier s'informer au sujet des détachements Kargaïski et
Sémilétof, qui, en nous abandonnant hier soir, ont occasionné
notre échec. La réponse nous parvient : ces messieurs n'avaient
pas pu continuer leur marche après 9 heures, chevaux et
hommes avaient été trop fatigués.
16. Nous QUITTONS NoVO-TCHERKASK.
Novo-Tcherkask, le 8/21 février.
Je cause longuement avec la femme du capitaine Kornilof,
une ancienne actrice de l'Opéra de Petrograd, qui a voulu
suivre partout son mari. Elle aspire à la fin de cette meurtrière
et vaine campagne : « Chaque fois l'otriad perd le tiers ou le
quart de son effectif. C'est la faute des cosaques 1 Ils lâchent
sous LA RÉVOLUTION 207
partout. Quand donc en aurons-nous fini de souffrir ! Ah ! me
retrouver au calme quelque part avec mon mari !... »
Pour la première fois, le petit kroug a forcé une st'anilsa k
former une (( drougina » C). Le comité révolutionnaire qui
s'était formé à Grouchevskaïa, à i5 kilomètres de Novo-
Tcherkask, a été arrêté. On prétend ici que, partout chez les
cosaques, la majorité voudrait se battre : une minorité de
<( frontoviki », qui suffît à les terroriser, paralyse toutes les
bonnes volontés.
Grande nouvelle ! Le 6® régiment de cosaques du Don est
revenu avec ses armes, qu'il a refusé de rendre aux bolcheviks.
C'est trop beau : il doit y avoir quelque chose là-dessous I Le
régiment est reçu par les autorités du Don, devant la cathé-
drale avec un immense déploiement : musique, discours, prises
d'armes, etc. On exalte leur courage : on déborde d'enthou-
siasme. Chaque cosaque reçoit un cadeau de 4oo roubles...
Novo-Tcherkask, le 9/22 février 1918.
Au commencement du soir, de sinistres bruits nous par-
viennent : le régiment Kornilof aurait été presque entièrement
anéanti. Les généraux Alexéief et Kornilof, après avoir prolongé
le séjour de leur armée à Rostof, dans l'espoir de voir se
joindre à eux un fort contingent de cosaques du Don, vont
quitter Rostof. Une forte avant-garde se trouve à Aksaï, petite
gare à mi-chemin entre Rostof et Novo-Tcherkask, où nous
sommes invités à nous rendre.
Je me rends à Aksaï, en compagnie de quelques officiers de
notre détachement, pour recevoir les ordres des chefs. En
route, notre locomotive, sur laquelle nous sommes entassés,
est fusillée, probablement par des cosaques qui scnicnt notre
défaite.
A Aksaï, je rencontre le capitaine Levachef, que j'avais
jadis entrevu à la Stavka. Grand, très distingué, conversation
pleine d'insouciance. Il me raconte l'anecdolc suivante qui
semble vivement le préoccuper :
(') Bataillon de l'armée territoriale.
208 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
« Figurez-vous à quel point les esprits ont été bouleversés
par la révolution. Avant-hier, un professeur de théologie
demande à être admis chez le général Alexéief, pour lui faire
une proposition intéressante. Il développe à notre vieux chef
tout un plan, pour faire assassiner Lénine et Trotsky. Cela ne
nous coûterait, à l'entendre, que cent mille roubles pour le
moment. Voilà un homme qui a, toute sa vie, étudié les Saintes
Écritures ! n
« Il aura probablement lu et relu les histoires d'Ehud et de
Judith ! »
« N'importe, ce n'est pas un,e affaire pour un gentilhomme I »
Aujourd'hui, la première scission se fait dans nos rangs.
Quelques officiers, parmi lesquels notre chef, colonel Cheriv-
kof , et le docteur Pétrof , refusent de quitter Novo-Tcherkask. Ils
m'avouent n'avoir aucune confiance dans l'avenir de l'armée
de volontaires. En restant à Novo-Tcherkask, ils conservent
une chance de se fondre dans la population civile et d'échapper
aux bolcheviks qu'on attend dans une dizaine de jours.
Au délégué du kroug, qui vient s'informer des motifs de
notre décision, le conseil des officiers de notre otriad, réuni,
répond que le détachement a été toujours mis aux endroits les
plus dangereux, qu'il n'a jamais été soutenu par les cosaques,
qu'il a été sans cesse sacrifié, perdant le tiers ou la moitié
de son effectif à chaque engagement. Nous maintenons notre
demande d'enrôlement dans l'armée de volontaires, qui a quitté
Rostof, et marche sur Nakhitchevan.
Dans la soirée, le général Popof, ataman de campagne,
vient nous trouver à la gare et nous apporte l'autorisation du
kroug : nous pouvons nous rendre où nous voudrons. La
démission de Cherivkof est acceptée. Le capitaine Kornilof, fils
du célèbre amiral, est promu lieutenant-colonel, et nommé
commandant de 1' « Otriad de Tchernetsof ». Chaque combat-
tant ayant pris part à la dernière attaque reçoit une médaille
de Saint-Georges.
sous LA R É V O I. X T I O N 209
L'ARMÉE DE KORNILOF DANS LES STEPPES
17. — Exode de patriotes.
Aksaï, le 11 /2A février 1918.
Nous voici à Aksaï. C'est dimanche : dans Lair pur du matin,
les cloches sonnent à toutes volées. Le lieutenant-colonel
Kornilof, accompagné de sa femme, passe l'otriad en revue. Le
moral est superbe. Quel courage ne faut-il pas, et quelle inextin-
guible flamme d'espérance à tous ceux qui composent ce déta-
chement volant, pour oser ainsi embrasser librement le sort
<de l'armée Kornilof, cette poignée d hommes perdue dans un
■océan d'ennemis !
Nous partons à pied, par deux, sur l'étroit sentier que les
traîneaux ont tracé dans ce désert gelé. Nous traversons le
Don sur la glace. Derrière nous, les sœurs de charité, montées
sur des charrettes. Le brave colonel Kornilof, blessé, est à
■cheval, ainsi que Toiïloviérief, blessé comme lui. M"" Kornilof
suit en charrette. A côté de vieux briscards, chevronnés et
barbus, de vrais gamins, des étudiants, des lycéens. On les
■exerce, à même la marche : « Un, deux, trois, quatre, gauche...
un, deux, trois, quatre, gauche...»
Nous approchons de la stanitsa Olguinskaïa, point de con-
centration pour tous les détachements. Du Sud arrivent les
troupes de cette extraordinaire armée de volontaires: fantas-
sins, cavaliers, artilleurs, tous ou presque tous oflîciers, portant
les insignes de leurs grades, sous les ordres des plus grands
généraux russes. D'anciens commandants d'armée commandent
■des compagnies ; Dénikine, ancien commandant de groupe
d'armées, un bataillon. A la tête de cette armée à l'effectif d'un
régiment, marchent Alcxéief et Kornilof, tous les deux fusil
sur l'épaule, sac au dos, suivis i)ar EIsncr, Ronianovski,
Dénikine, Markof, et tant d'autres.
Peut-être une prudence moins bien avisée eùt-olle conseillé,
après les amères déce|)tions de trois mois d'efforts inutiles, de
dissoudre cette armée et de remettre à un lointain avenir la
14
210 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
réalisation des plus chères espérances. Mais l'amour de la patrie-
chez Alexéief et l'indomptable courage chez Kornilof ont été
plus clairvoyants. Cette minuscule poignée d'hommes repré-
sente une impérissable idée qu'il importe de ne pas abandonner
aux hasards d'un obscur avenir. Au milieu de cette folie-
générale de destruction, où tout semble avoir sombré à la fois,.
voici une clarté qui subsiste, une pensée lucide, un espoir
invincible auquel se rattacher.
L'importance de ce brillant groupe d'hommes ne consiste
pas en ceci, que ce sont tous des chefs sachant commander.
Ils sont plus que cela, mieux que cela : ce sont des soldats, qui,
au milieu de l'anarchie et par protestation contre elle, ont
fait vœu d'obéissance. Pour prix de leur bien-être perdu, de
leur sécurité compromise, de tant de sacrifices et de tant de
dangers, ils se consolent avec la pensée de sauver le trésor
cher aux patriotes. Ils emportent au cœur des steppes l'honneur
de l'armée russe.
i8. — Gentilhommes et paysans.
Olguinskaïa-Stanitsa, le 11/24 février.
Dès notre arrivée, nous nous présentons chez le général
Kornilof, à qui le colonel Kornilof présente noire détachement.
Le général nous passe en revue : arrivé devant moi, il me
serre la main et me pose quelques questions. Un dernier cri
sorti de toutes les poitrines : « Hourra pour le héros Kornilof! »
Puis nous rompons les rangs et nous nous mettons en quête
d'un abri. Tous les détachements volants seront dissous et
réunis en un seul grand otriad de reconnaissance sous l'ancien
sous-ataman du Don, le général Bogaévski. Seul notre otriad^
en récompense de sa belle conduite, conserve sa formation et
son nom. Quel plus bel hommage à la mémoire vivante dir
colonel Tchernetsof.^
Dans les maisons des cosaques, "après un an de révolution,,
partout ie portrait du tsar. La renommée elle-même de Kérenski
sous LA RÉVOLUTION 211
et la gloire de Kalédine n'ont pu chasser du pusillanime et
faible cœur cosaque l'amour pour le souverain légitime !
Olguinskaïa-Stanitsa, le i3/26 février.
Un officier nouvellement arrivé de Novo-ïcherkask me
donne des nouvelles du fameux 6® régiment, revenu au Don
avec ses armes, et si bien fêté devant la cathédrale par les
autorités du Don. Une fois encaissé le cadeau de 4oo roubles
par tête, il a reçu l'ordre d'avancer contre les bolcheviks de
Kaménolomnia. Sur l'heure, et sans autres explications, le
régiment a fait demi-tour et regagne ses foyers... J'avais raison
de me méfier I
Notre odyssée recommence. La division Guerchelman doit
aller vers le Nord chercher des chevaux pour l'armée. Je l'ac-
compagne. En atendant le cheval qu'on vient d'acheter pour
moi, je passe quelques heures chez deux officiers de cet otriad,
le prince Khiemschéief et le comte Buchholz. Je savoure ce
bout de dialogue :
— Faites-moi le plaisir, prince, de me dire quelle heure il
est.
— Je crois, baron, qu'il est tout juste quatre heures et demie,
répond incontinent Khiemschéief.
Et ainsi de suite. Cete affectation à conserver les formes de
la plus parfaite courtoisie est du plus singulier effet dans ce
milieu et quand on songe que ces gentilshommes, qui accen-
tuent les signes extérieurs de la politesse et mettent leur
coquetterie à souligner leurs privilèges, sont de toutes parts
entourés par une population hostile qui prendrait à les torturer
un plaisir féroce.
Dans les villages en apparence les plus calmes, couvent les
plus terribles haines. Je croise un traîneau monté par deux
hommes :
— Dis-moi, cosaque, quelle distance y a-t-il d'ici h la
stanitsa?
— Je ne suis pas un cosaque, je suis un paysan. Celui-ci
(désignant son compagnon) est cosaque. Moi, je suis bolchevik.
212 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Comme son compagnon me donne le renseignement de-
mandé, il l'interrompt pour me dire que je suis à trois verstes
de la stanitsa. Mais le paysan continue :
— Votre Kornilof... qu'il soit maudit ! {Il crache par terre.)
D'ailleurs on lui fera bientôt son affaire, à lui et à ses parti-
sans. On vous tuera tous, jusqu'au dernier.
— Nous verrons bien... Je vous connais, tout étranger que
je suis... Vous êtes très braves en paroles ; mais j'ai vu ce que
vous savez faire en face des Allemands. Dès que vous les aper-
cevez, vous vous sauvez comme des lapins.
— Les Allemands ? Ils ne nous font pas peur... Nous les
chasserons, à coups de bâton... Nous n'avons pas besoin de
fusils, nous autres... A coups de bâton I
— Tais-toi, moujik ! Tu as bu, moujik ! Tu bats la cam-
pagne.
Et le cosaque de rire.
Je passe la nuit dans la chambre du colonel Guerchelman,
ancien chef du régiment de cuirassiers de la garde, à Varsovie.
C'est un esprit raffiné, curieux mélange de douceur slave et
de décision occidentale. Il m'explique pourquoi on a dû aban-
donner Rostof. L'armée de volontaires ne pouvait envoyer en
avant que des petits détachements. Ces postes avancés ne comp-
taient jamais plus de 3oo hommes. Aucune attaque frontale
n'a jamais pu avoir raison d'eux ; mais ils risquaient d'être
enveloppés : la retraite s'imposait.
19. — Vers les Zimovniki (^).
Chomoutofskaya, le 14/27 février.
Chemin faisant, notre division, cent cavaliers, deux infir-
mières, dépasse le gros de l'infanterie, Kornilof marche à
(^) Les steppes du Don sont les terrains classiques pour l'élevage
des chevaux pour la cavalerie russe. Le cheval indigène, utilisé
depuis plusieurs siècles par le guerrier du Don, y vivait, jusqu'aux
derniers temps, à l'état sauvage, en grands troupeaux. Les violents
vents d'hiver les chassaient parfois en cohues de plusieurs dizaines
de mille jusqu'à la rive orientale du Don. Ce cheval est fort et
endurant, mais manque d'allure. On a amélioré sa race, en intro-
sous LA RÉVOLUTION 213
pied; Alexéief, trop vieux et fatigué, est en voiture. Nous
faisons le salut en passant. Partout des connaissances : voici
Polovkof, ancien membre de la Douma, qui est cocher sur
une voiture de viande. Il n'est tel de ces menus détails qui
n'ajoute encore à la grandeur du spectacle vraiment unique
que nous avons sous les yeux.
En déviant vers le Nord, notre division quitte la région des
stanitsas et des riches villages, situés autour des grandes voies
de communication du Don. Maintenant s'ouvre devant nous
une plaine infinie, immense pelouse d'herbes courtes que
recouvre une mince couche de neige.
A Ma tête de notre cavalcade, calme et souriant, le colonel
Guerchelman, figure aristocratique, caractère créé pour cette
duisant des pur sang anglais. La combinaison de trois quarts pur sang
et un quart sang indigène, jugée la meilleure, fut le cheval-type de
la cavalerie russe.
Un immense terrain de 84o.ooo desiatines, que le chemin de fer
Tsaritsine-Iékatérinodar coupe en deux moitiés sensiblement égales
(Voslochnoe et Zapadnoe Stepnoe Konnozavodstvo) était destiné à
l'élevage par le gouvernement militaire (Woiskevoie Pravitelstvo)
qui en retirait iS.ooo excellents chevaux par an.
Ce terrain était partage en « morceaux » de 2.4oo desiatines chacun,
délimités par des lignes droites. Le gouvernement les louait à des par-
ticuliers à un prix ridicule : 5o kopeks par desiatine et par an. Ces
éleveurs y bâtirent des fermes avec granges, écuries, remplies de
chevaux, bœufs, brebis, que gardaient des Kalmouks, armés de lassos.
Certaines familles administraient plusieurs «morceaux», par exemple
la famille Sopronof, i3 morceaux, la famille Pichvanof, 8, etc.
L'éleveur devait obéir aux conditions suivantes :
Il ne pouvait labourer que .4oo desiatines par morceau, les autres
2.000 desiatines étant exclusivement destinées au pâturage. Il ne
pouvait entretenir pour son propre profit que 3oo bœufs et 600 mou-
tons au maximum. Au moins 200 cbevaux devaient continuellement
paître sur chaque morceau. L'éleveur ne pouvait vendre aux parti-
culiers que des pur sang, tous les autres devant être présentés aux
commissions de remonte qui y choisissaient les meilleurs. Cbaque
morceau devait fournir à l'Etat un minimum de i5 chevaux par an.
L'éleveur qui, par trois fois, ne pouvait fournir ce nombre, se voyait
enlever sa concession.
Les chevaux broutaient en plein air, l'iiive' js grattaient des pieds
la neige pour trouver l'iicrbe. Cbaque nuit, les Kalmouks les condui-
saient avec leurs longs fouets dans les écuries éparses du zimovnik.
L'Etat russe eut ainsi l'avantage d'assiirer à sa puissante cavalerie de
splendides chevaux, à un prix peu élevé (variant de 100 à 280 roubles
par tête). Il réussit en outre à peupler les vastes déserts que dix siècles
de colonisation n'avaient pu rendre utilisables.
214 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
dure guerre. Je chevauche tantôt à côté de lui, tantôt en tête .
à tête avec le général Rièznikof. Suivent, deux par deux, une
centaine de cavaliers. Nos vêtements sont en loques, nos
armes ne reluisent pas comme aux jours de parade, mais
on a rarement vu au monde une semblable collection de bons
cavaliers et de guerriers décidés. Tous ont brûlé leurs vaisseaux
derrière eux. La plupart, officiers de la garde, gentilshommes
et propriétaires, ruinés par la confiscation de leurs biens, .se
sont éperdument jetés dans l'aventure.
Aussi loin que porte le regard, rien, pas une maison, pas
une grange, pas un arbre, rien que ces courtes herbes que les
troupeaux broutent, et que, depuis la création du monde,
aucun paysan n'a coupées. Nous suivons, tantôt au pas, tantôt
au trot, les sillons que les paysans ont tracés au hasard, en
tâtonnant dans cette immensité sans points de repère. Parfois
se profile, dans le lointain, une verte coupole, un moulin, sur
lequel bientôt se referment les lignes veloutées de l'horizon ;
d'autres fois, surgissent de petits groupes de cavaliers que les
regards d'acier de nos cavaliers ne quittent plus.
...Des traîneaux viennent dans notre direction. Ils ont
esquissé un mouvement pour nous éviter, puis ils ont pris le
parti de braver le danger. Bientôt nous distinguons des femmes
en costumes clairs, des hommes en habits de fête, — quel
contraste avec nos guenilles ! — et nous reconnaissons une
noce. Sur un signe de la nouvelle mariée, fine diplomate, le
mari descend du traîneau, et offre au colonel d'abord, à tous
les autres ensuite, un verre de vin du pays. Notre infirmière,
jeune fille noble, n'est pas oubliée. Le petit vin a fort bon goût :
nous buvons tous à la santé et au bonheur futur des nouveaux
mariés.
Et tout retombe dans le silence si lourd dans cette solitude
et dans cette immensité 1 Une sorte d'angoisse dont rien ne
peut donner l'idée nous étreint à voir, pendant des heures et
des heures, toujours le même horizon, toujours la même route,
où s'effacent à mesure les pas de nos chevaux et ne subsiste
nulle trace de notre passage. Vers le soir, dans l'accablement
sous LA RÉVOLUTION 215
de la fatigue, nous allons comme en rêve. Alors, pour réveiller
jios esprits qui s'assoupissent, une voix s élève, entonne une de
ces chansons de route si vives, si gaies, d'un mouvement
endiablé. Chacun de nous se redresse sur sa selle : l'espace
d'un instant, nous oublions le steppe, son aridité morne et sa
lassante monotonie. Le refrain que nous entonnons va se
perdre là-bas, loin, très loin. Et c'est une tempête de cris, un
■ ouragan de coups de sifflet... Mais la gaieté détonne dans cette
solitude. Peu à peu les visages reprennent leur gravité, les
fronts redeviennent mélancoliques. A quoi pensent tous ces
jeunes hommes, beaux, fiers, et qui portent à un si haut degré
le sentiment de l'honneur militaire et l'esprit de sacrifice ?
Chacun, a laissé une mère, une fiancée, une maîtresse, qu'il
ne reverra peut-être plus jamais, et dont la blanche image se
■dresse avec une douce insistance sur l'infini de l'horizon.
Une voix chaude entonne la chanson populaire de Borissof.
Comme une fleur dans les neiges immenses de l'hiver,
Ta beauté a lui sur mon âme,
A travers le brouillard un rayon de soleil
Évoque une amère illusion.
T^ous reprenons en chœur :
Le présent s'effacera,
Notre tristesse s'oubliera,
Notre cœur endolori
Connaîtra un nouveau bonheur.
La chanson achevée, tout rentre dans le silence. On n'entend
plus que le bruit léger de l'escadron en marche, — si petit,
tellement perdu dans ce désert 1
A la nuit tombante, nous nous arrêtons dans un misérable
« khoutor », Kontorski, dont les habitants, de pauvres paysans
'non cosaques, ou « inogorodni » C) ^on\ éviciemmonl dos bol-
cheviks et ne nous reçoivent qu'à contre-cœur.
Deux chambres sont réservées à notre « état-major ». On
m'abandonne l'unique lit; le généra! Hiéznikof. les colonels
•Guerchelman et lanovski et l'iidjiKlant coiicbi'iii à côté sur
(}) Étrangers, venus d'une autre \il
216 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
la paille. Les ordonnances dans l'autre pièce. J'ai pour ordon-
nance un gentilhomme d'origine balte, bon patriote russe, le
baron von Tischenhausen : ce iounker de l'École militaire de
Novo-Tcherkask, avant de se mettre à table avec nous, éponge
mon cheval, et soigne mes effets. Nous vivons ici sous l'an-
cienne discipline russe.
Kontorski, le 26/28 février.
De 6 heures à 9, le canon se fait entendre dans la direction
de Bataïski. Est-ce le général Erdeli, qui revient avec des ren-
forts de cosaques du Kouban.» Ou bien Allemands et bolche-
viks, — comme le prétendent des cavaliers arrivés ce matin, —
sont-ils en train de s'entre-déchirer ?
Nos chevaux, insuffisamment nourris, n'en peuvent plus.
Après une étape d'une vingtaine de verstes, nous nous arrêtons
au khoutor Kouznetsovka, village sans cosaques, où le pope
nous offre l'hospitalité la plus cordiale.
Il nous apprend que notre arrivée a été l'occasion d'une déli-
bération orageuse au comité révolutionnaire. Le comité, réuni
d'urgence, avait d'abord décidé d& tirer sur nous ; mais il
s'est ravisé : « les cadets brûleraient le village ! » Cela nous
intéresse médiocrement. Aquila non capii muscas. D'ailleurs le
président et le secrétaire se sont enfuis, et les paysans ont
fermé le bâtiment du soviet.
Une députation vient nous demander la permission de poser
au colonel les questions suivantes : « Quelle est la situation sur
le Don ? Lesquels ont le plus de chances, les bolcheviks ou les
kornilovtsi.î* » L'adjudant est envoyé pour renseigner sommai-
rement ces... idéalistes.
Quelques anecdotes que nous conte le pope achèvent de nous
édifier. L'éducation politique des paysans est faite par les sol-
dats qui reviennent du front. Ils assistent encore aux services,
mais se mettent à fumer et à cracher dans l'église. Quand le
pope leur fait lire les affiches recommandant d'avoir une
bonne tenue dans la maison de Dieu, ils sourient d'un air de
sous LA REVOLUTION
217
supériorité : u Vous ne savez donc pas ? Maintenant, on est
libre I »
Korolkovo, le 16/29 février.
Nous arrivons à midi au zimovnik C) Korolkovo, dont le
propriétaire est un certain Goudovsky.
Ce propriétaire ne témoigne pas d'une excessive envie de
nous vendre ses chevaux. Ceux qu'il nous offre sont maigres
et laids : nos officiers les refusent. Alors, il nous promet ses
bons offices auprès des Kalmouks, chargés de la garde des
troupeaux ; mais nous le soupçonnons de leur donner en secret
des instructions toutes contraires. Douze cents chevaux errent
en liberté sur un espace de près de dix milles où il est impos-
sible de les attraper sans l'aide de ces Kalmouks, qui eux-
mêmes défient quiconque voudrait les atteindre à la course.
Cavaliers infatigables, ils gardent jour et nuit leurs fiers
troupeaux, par groupes de trois : l'un se repose tandis que les
deux autres sont en selle. On me montre l'un de ces Kalmouks
qui, naguère, deux fois par semaine, sur le même cheval,
allait prendre le courrier pour son maître, à 5o kilomètres de
là, faisant ainsi près de no kilomètres dans les vingt-quatre
heures.
Le colonel cherche à convaincre Goudovski qu'il faut lui
vendre des chevaux : autrement les bolcheviks les prendront.
Mais cet honnête homme ne *eut rien entendre. Nous n'aurons^
pas les chevaux ; les bolcheviks ne les auront pas non plus : à
quoi bon les vendre, quand l'argent diminue tous les jours de
valeur ?
20. — Le ciiatimeivt d'un village.
Korolkovo, le 18 février /3 mars.
Le village de Krasnovka a mis les doctrines niaximalistes
en pratique. Après une résolution unanime du soviet de vil-
(*) Endroit protégé contre les vents froids et qui sert de pâturage
pour les chevaux on hiver.
■218 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
lage, la population en armes, accompagnée d'un grand nombre
de (( frontoviki », s'est rendue avec des charrettes à un
2imovnik voisin, l'a mis à sac, s'est enivrée dans les caves
puis est repartie, emportant le vin qui restait, emmenant les
chevaux et le bétail. Le propriétaire qu'ils avaient enfermé et
menacé de mort, a réussi à s'échapper. C'est lui qui nous fait
le tableau de l'ignoble et odieuse scène. A ce récit, les nôtres
Toient surgir derrière l'image du zimovnik détruit, celle de
tous les biens pillés et incendiés, de tous les malheureux mal-
traités et massacrés dans la Russie en feu. En conséquence, le
colonel Guerchelman ordonne au capitaine Somof, comman-
dant de vzvod C), de se rendre avec 3o de nos hommes et
lo Tchèques au village, situé à une distance de 12 verstes, d'y
ouvrir une instruction, et de faire un exemple. Je me joins h
l'expédition,
A II heures du matin, notre petit groupe quitte la ferme où
il est installé, contourne un bois où les loups se cachent pen-
dant le jour, et s'engage dans la steppe. Nous suivons, sous un
ciel bas, l'unique sentier, tracé par le passage de milliers de
traîneaux, et cheminons au pas. Tous sont des officiers ou
îounkers, ayant appartenu à l'ancienne cavalerie russe. Somof,
en raison de sa réputation de bravoure et de décision, a reçu
pleins pouvoirs du colonel Guerchelman. Pas un chant : on
n'entend que le bruit des pas assourdi par la neige, et les
hennissements des chevaux. Mûii ordonnance, le baron de
Tischenhausen, qui n'a pas encore vu le feu, me donne l'adresse
de ses parents, pour les prévenir en cas d'accident.
A une demi-verste du village, cinq cavaliers piquent à
gauche, cinq autres à droite, pour le cerner et empêcher les
coupables de se sauver. Deux d'entre eux qui essayent de pas-
ser sont cueillis à l'instant. Puis, sur l'ordre de Somof, nous
nous élançons en « lava » C), fusil en main, au grand galop^
vers la principale entrée du village.
(1) Peloton,
(-) Chargé de cavalerie clans un ordre spécial aux cosaques.
sous LA REVOLUTION
219
Nous ne rencontrons aucune résistance. Des observateurs,
montés sur des meules de foin, ont donné l'éveil. Pas un
honyne : seulement des femmes qui feignent de ne rien com-
prendre à notre subite arrivée, font mine de continuer leur
travail dans les champs, sans lever les yeux.
Cependant voici un paysan. Somof le fait arrêter :
— Où se cache le président du Comité révolutionnaire ?
Le paysan balbutie, jure ses grands dieux qu'il n'en sait rien.
Alors, Somof, lui mettant le revolver entre les yeux :
— Si tu ne nons l'amènes pas, tu es un homme mort.
L'effet est magique. Trois minutes ne se sont pas écoulées,
îe paysan revient, traînant à sa suite ce fameux président,
petite figure trapue, yeux fous et perçants sous un front étroit,
bouche têtue. Il se couvre la face pour se garantir des coups
■de cravache et de nagaïka qui pleuvent sur lui. Ensuite les
Tchèques, avec délices, s'emparent de lui. Bientôt une salve
nous apprend qu'il a payé de sa vie sa complicité avec les
théoriciens de Moscou.
Quant au secrétaire du Comité, il demeure introuvable.
Un paysan, sommé de nous indiquer où il se cache, répond
sottement :
— Je ne sais pas, camarade !
— Comment, tu oses dire : camarade ?
Les coups tombent sur ses épaules.
— Dis tout de suite : Votre Noblesse, monsieur l'officier I
Le paysan porte la main à son bonnet :
— Je vous demande pardon. Votre Noblesse I
— Comment, tu n'es pas militaire, et tu salues ?
Le paysan enlève son bonnet, et faisant, tête nue, une légère
révérence :
— • Je vous demande pardon. Votre Noblesse !
Abasourdi par le brusque retour de l'ancienne étiquette,
l'échiné courbée, il prend nos ordres. On le charge de faire le
tour des quarante-deux misérables habitations qui composent
le village et d'annoncer :
— Dans un quart d'heure, toutes les armes, le vin et les
220 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
chevaux volés devront être livrés. A l'expiration de ce terme,
quiconque détiendra encore une seule arme, un seul cheval du
zimovnik, sera impitoyablement fusillé.
Nous nous faisons ensuite conduire à la maison du secrétaire.
Sa femme restée au logis, avec un enfant dans les bras et trois
autres pendus à ses jupes, ne peut nous dire qu'une chose :
les papiers ont disparu avec son mari. Il ne reste que le cachet
du comité, que Soniof saisit à l'effet de s'en servir pour fabri-
quer de faux passeports.
Nos cavaliers ont fait le tour de Krasnovka. Les femmes
continuent de travailler, affectant toujours le plus grand calme.
On a évidemment, à notre approche, soigneusement dissimulé
toutes les traces du vol. Les horribleg haridelles des indigènes
de l'endroit, deux bouteilles de vodka, des fusils de chasse, de
vieux pistolets, des sabres rouilles, c'est tout ce que nous trou-
vons.
Cependant, on nous amène un soldat qui a « rencontré
quelque part » un cheval pur sang, et deux autres, qui se
cachaient derrière le foin dans une écurie, et sur lesquels on a
trouvé des cartouches. Hier, sans doute, c'étaient des paysans
inoffensifs : le nouveau régime en a fait des bandits : sur leurs
pauvres faces de déséquilibrés et d'ivrognes, je lis une peur
atroce, la peur de cette mort violente qui leur a fait quitter le
front, et qu'ils risquent fort de trouver ici.
Les officiers les interpellent, comme si aucun cataclysme
social n'était intervenu, et l'ancien régime durait encore :
— Pourquoi n'as-tu pas la cocarde réglementaire sur ta
casquette ?
Ils balbutient de vagues excuses.
— - De quel régiment es-tu ? Pourquoi as-tu ôté tes pattes
d'épaule ?
Nouveau bredouillement.
— C'est bien, montez tous les trois dans la voiture 1
Le capitaine Somof compte ses hommes. Un ordre bref, et
nous quittons le village, suivis cette fois par les regards an-
sous LA REVOLUTION
221
goissés des habitants qui ont cessé de faire semblant de tra-
vailler et n'ont plus du tout leur air insouciant de tout à
l'heure.
Le soir descend sur la vaste plaine blanche. La silhouette
du misérable village avec ses meules et ses cabanes accroupies
dans la neige, commence à se perdre dans la brume où tout
s'efface...
Quand nous rentrons au zimovnik, la nuit est entièrement
tombée : on entend les loups qui rôdent autour de la ferme.
Après avoir reçu le rapport de Somof, le colonel Guerchelman
procède à l'interrogatoire du prisonnier qu'une escorte de
trois Tchèques vient d'ariiener. Je demande :
— Où sont les deux autres prisonniers P
— Il paraît qu'ils ont essayé de se sauver en route...
Tremblant de peur, le bolchevik essaie d'expliquer sa pré-
sence dans ces parages, en prétendant qu'il appartient à un
régiment de réserve de l'ancien front turc. Mais, en observant
îa face hautaine et silencieuse de Guerchelman, il change de
tactique, et nous fait ses offres de service contre ses camarades.
Guerchelman le regarde fixement pendant quelques instants,
et, sans répondre, en riant, le remet aux Tchèques.
— Q.ue va-t-on en faire ?
Le colonel semble réfléchir un instant, et puis, nonchalam-
ment :
— Je crains beaucoup qu'il ne cherche à s'évader cette nuit.
Korolkovo, le 19 février//» mars. ,
Le village de Chérevkova est occupé par 2^0 bolcheviks
avec 2 canons et 4 mitrailleuses. Ce serait amusant de capturer
ces canons, avec notre unique mitrailleuse ; mais ils ne feraient
que nous encombrer.
Le capitaine Aprelef est allé prendre les ordres de Kornilof.
Nous rejoindrons l'armée de volontaires demain à Lezgeanka,
à l'entrée du gouvernement de Stavropol. Les vingt chevaux
que nous avons pu nous procurer seront conduits par deux
222 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Kalmouks C), que Guerchelman a décidés à se déclarer pour
nous, non sans lâcher la forte somme. Hauts en selle, droits
sur les étriers, ils font décrire de grands cercles à leurs fouets.
Les chevaux nous suivent librement en « taboun ».
21. — Les Cadets de Gascogne.
Zimovnik Kouznietsovka, le 19 février/4 mars.
Partont de petits groupes de cavaliers en reconnaissance.
Je rencontre un détachement de l'otriad de Tchernetsof, qui a,
quelque part dans une stanitsa, trouvé des lances. Nous cher-
(1) Ces Kalmouks habitent les contrées qui bordent la Volga, for-
mant des peuplades à caractéristiques nettement distinguées, mais-
sans existence proprement nationale. Ils sont cavaliers et dresseurs de
chevaux remarquables, et se rendent en Russie, à cheval, accompa-
gnés de leurs familles, pour s'y louer dans les zimovniki, où ils ne
s'assimilent pas aux Slaves. Ils y amènent leurs petits dieux en pierre
ou en simples étoffes — car ils sont fétichistes — qu'ils nourrissent
de lard, ou qu'ils battent, selon les circonstances. Ils n'ont pas d'égaux
au monde pour l'endurance, pouvant rester vingt-quatre heures et
plus à cheval. Les troupeaux de chevaux que les propriétaires des
zimovniki leur confient, sont généralement gardés par trois Kalmouks :
à tour de rôle chacun dort, tandis que les deux autres guettent le
troupeau, ce qui fait pour chacun seize heures de garde par jour.
Dans le zimovnik que j'ai visité, un Kalmouk allait deux fois par
semaine chercher le courrier au bureau de poste le plus rapproché (à
55 verstes de distance). II revenait chaque fois dans les vingt-quatre
heures, après avoir parcouru iio verstes d'un seul trait.
L'ancien régime les considérait comme inutilisables dans l'armée
et les exemptait du service militaire. Au cours de l'an 1918, le général
Dénikine fit inscrire leur peuplade parmi les cosaques d'Astrakhan, ce
qui l'assujettit au recrutement normal. Le jeune colonel Kornilof, le
même que je viens de mentionner plus haut, fut chargé de les orga-
niser. Les vieux généraux lui déconseillèrent de compromettre sa
"jeune renommée par un travail condamné à l'insuccès : « Vous serez
d'ailleurs trahi par eux, lors de la première rencontre avec l'ennemi. »
L'expérience a prouvé que cette race mongole, enfermée dans ses
plaines arides, séparée des peuples environnants par sa religion et ses
habitudes nomades, et habituée à des gestes timides et craintifs devant
l'effroyable ours russe, tenait enfermées d'excellentes prédispositions
'au métier militaire. Leurs prouesses ne se comptaient plus. Et ce qui,
vraiment, distingue le guerrier, il n'y avait pas d'exemple qu'ils se
séparassent de leurs armes. Une fois, cinq Kalmouks, envoyés en
reconnaissance, et obligés, étant surpris par l'ennemi, d'abandonner
leurs chevaux, revinrent chez le colonel Kornilof, après une marche
difficile de 20 verstes, tous porteurs d'un fusil, d'une longue lance et
du lourd sabre de cavalerie anglaise.
sous LE TSAR
225
chons des yeux des partis de bolcheviks, prêts à foncer sur eux;
mais ils ne se montreront pas. Gardes rouges et soldats révo-
lutionnaires ont bien su massacrer les officiers à l'armée en les
frappant dans le dos, ou dans les maisons de Kief, Sébastopol,
Taganrog, en les attaquant isolément et par surprise : mais ils
n'osent pas les affronter quand ils les savent en état de se
défendre.
Le soir, nous couchons dans un zimovnik abandonné, oii les
Tchèques nous rejoignent. Nous sommes sept dans une petite
chambre : Rièznikof, Guerchelman, lanovski, Apriélef, Kritski,
Fermor et moi. Nos vêtements sont en loques. Le comte Fermor
a sa culotte déchirée et sa tuniqiie percée aux coudes. Nous
nous mouchons avec les doigts, et souffrons cruellement de
manquer de linge de corps. Nous mangeons à la pointe du
couteau, ou tout bonnement avec les doigts, à même dans la
casserole, des nourritures fort sommaires. Mais on conserve,
tout déguenillé qu'on est, les formules et les gestes de la plus
exquise politesse. Nous en rions nous-mêmes. Cette guerre d'un
contre cent ressemble si peu à une expédition raisonnable, elle
vous a tellement l'air d'être le résultat d'une folle gageure ou
d'une insolente fanfaronnade ! Le comte Fermor trouve que
nous lui rappelons Cyrano et se met à déclamer :
Ce sont les cadets de Gascogne,
De Carbon de Castel-Jaloux,
Bretteurs et menteurs sans vergogne,
Qui font cocus tous les jaloux...
Voilà qui est de circonstance !... On rit... et puis soudain
on retombe dans un profond silence... On rêve, on se rappelle
les jours où l'on parcourait les rues de Varsovie, brillant
essaim de fringants officiers de la garde, à la tête des beaux
régiments de Leurs Majestés impériales.
Lne question me brûle les lèvres : le soir, après un de ces
longs silences rêveurs, je demande :
— Le bruit court que Kérenski est dans le voisinage. Que
feriez-vous, s'il se présentait à vous et réclamait votre pro-
tection ?
224 I. A GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
— Je lui donnerais une escorte pour le conduire à l'état-
major. Mais je doute fort qu'il y arrivât.
— Pourquoi, chez vous tous, cette haine contre lui ?
— Pourquoi ? Savez-vous ce que c'est que d'avoir formé un
beau régiment, de lui avoir pendant vingt ans consacré toute
sa pensée, toute son activité, tous ses soins, d'en avoir rehaussé
l'éclat et la renommée, d'y avoir créé un magnifique esprit de
-corps, d'en avoir fait un instrument doeile et terrible ? Et
puis imaginez après cela qu'en trois mois, par une série de
décrets, par une continuité d'action malfaisante, par la ruine
de toute discipline, les régiments retombent à l'état de bandes
de lâches et de pillards, fuyant devant l'ennemi, et massacrant
leurs concitoyens ? Regardez alors qui a signé les décrets : un
nom, toujours le même. Detnandez-vous d'oii est venue la
propagande révolutionnaire et défaitiste dans les rangs : un
homme, un même homme auquel remonte toute la responsa-
bilité. Comprenez-vous maintenant pourquoi nous haïssons
l'auteur responsable de cette œuvre néfaste ?
— Et que dites-vous des généraux, anciens ministres de
la guerre, anciens commandants d'armée, dont la docilité mili-
taire n'a jamais été trouvée en faute pour servir en même
temps leurs ambitions et les desseins politiques des avocats ?
Les généraux lanouchkévitch et Polivanof , préparant et contre-
signant les décrets que vous. condamnez; Tchérémissof, cons-
pirant avec des soldats et commissaires révolutionnaires contre
ses supérieurs; Chtcherbatchef, offrant son salon à de petits
conspirateurs bolchevistes; Alexéief, signant le décret insti-
tuant les comités de soldats, et Broussilof encourageant le
même Kérenski à continuer son rôle d'éleclrificateur d'écre-
visses pourries ? Les feriez-vous fusiller s'ils tombaient entre
vos mains ?
— Ce sont mes supérieurs, je n'ai pas à les juger !
22. — La bataille de Lezgeanka.
Zimovnik Kouznietsovka, le 20 février/5 mars.
Depuis le matin le canon tonne devant nous. Les troupes de
Z.-i-'i
La (Irniiî'rc pliolu^Miipliic i\r KOliMI.OF p'-isr dans la rliamhiro [
dMine compagnie d'olTuifMS du n'ginicnt Kornilof. Derrière lui,
eapilaine Zari'tid)a; à sa didilc, loidiK'l \cj<iil<(>f, clicf ilu n'irinit-ut.
sous
R K V O L L T I O .N 221
Kornilof sont engagt'-os coiilre les holchoviks. Nous passons
sans incident le chemin de 1er Torgovaïa-Rostol". Partout des
paysans en fuite, des cosaques, les uns à pied, d'autres à trois
ou quatre sur la croupe d'un cheval. Nous ne doutons pas un
seul instant que lu victoire ne soit de notre côté. Mais la
voie est barrée par un encombrement de voitures et de chevaux.
Nous ne pouvons entrer au village qu'à 7 heures, en pleine
obscurité. Nos chevaux trébuchent sur les cadavres, surtout
aux abords du pont et autour de l'église, endroits où s'est
concentré l'effort de la résistance. Enfin, nous pouvons nous
installer dans une maison qu'occupaient les bolcheviks. Nous
y trouvons tout servi un repas que ces messieurs n'ont pas eu
le temps de déguster. Nous nous l'adjugeons sans remords.
L'ennemi avait l'avantage de la position, les nôtres étant
obligés de descendre jusqu'au pont pour remonter ensuite vers
le village. Les bolcheviks, au nombre de 600 soldats, 4oo gardes
rouges, aidés par les paysans, avaient creusé deux lignes de
tranchées. Huit canons de 3 pouces ouvrirent le feu sur nos
troupes, qui disposaient pour toute artillerie de 6 pièces de
campagne.
Après le duel d'artillerie, Kornilof et Alexéicf donnèrent le
signal de l'assaut. Ce fut un spectacle magnifique. Alexéief et
Kornilof, celui-ci avec son escorte de Khans des Tékintsi, char-
gèrent, fusil en mains. La première ligne fut tout de suite
enlevée : on n'y trouva que quelques cadavres. Le régiment
de Kornilof arrivé devant la deuxième ligne, à l'entrée du vil-
lage, l'emporta à la baïonnette. Une demi-heure après le dé-
clenchement de l'attaque, l'ennemi était en pleine retraite,
emmenant son artillerie : un canon et onze mitrailleuses res-
tèrent entre nos mains. En fouillant les caves, on y trouva
un grand nombre de bolcheviks : aoo furent passés par les
armes. La compagnie d'officiers de la garde en fusilla fui dans
une petite enceinte, les Tchèques 35.
226 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
23. — Dernière conversation avec Kornilof.
Srédni-Iégorlik, le 21 février/G mars.
Au lendemain de ces événements, j'ai pu m'entretenir lon-
guement avec Kornilof. Les déclarations qu'il m'a faites peu-
vent se résumer ainsi :
« .T'ai été obligé de faire un exemple. Une armée comme
la nôtre est tenue de se faire craindre, sans quoi elle est perdue.
Vous savez quelle est la bravoure de nos hommes et aussi quels
dangers nous courons. Telle est la minceur de nos lignes que
tous — jusqu'aux médecins et aux infirmières — se trou-
vent toujours en première ligne. Chacun de mes deux
officiers d'ordonnance, des princes Tekintsi, a tué cinq enne-
mis de sa main, en bataille, sous mes yeux. Notre tactique
n'est pas de nous battre à tout prix, mais en conservant le
plus grand nombre des nôtres, et en intimidant l'ennemi,
regagner le Kouban, nous y reconstituer, et de là, dès que les
circonstances nous seront favorables, faire un nouveau bond
en avant.
« J'avais fait avertir le village, par des cosaques neutres, de
nous laisser passer. Les paysans se sont réunis en conseil.
Les vieux, résistant aux propositions des émissaires bolche-
Tistes, furent d'avis que la guerre entre les kornilovtzi et les
gardes rouges ne les regardait pas. Les jeunes ont tenu le
langage suivant : (( Si Kornilof nous fait des propositions, cela
<( prouve qu'il se sent faible ; il faut donc l'attaquer. » Cet avis
ayant prévalu, j'ai été obligé d'exercer des représailles.
(( La prise de Lezgeanka a été si subite que les bolcheviks
n'ont pas même eu le temps de couper les communications
avec leur état-major. Un de mes officiers, qui s'est mis à l'ap-
pareil, a pu causer avec le commandant en chef. Nous savons
i'xactement le nombre des troupes bolchcvistes à Tikhorietskaïa,
Torgovaya et Biéloglina.
« J'ai confiance dans l'avenir. Le général Popof viendra
bientôt me rejoindre avec 2.000 hommes. Dès demain, nous
sous LA REVOLU!"
227
entrons sur lo territoire de Yésky-otdièl, où se trouvent deux
régiments, jadis rattachés au mien, quand nous opérions dans
les Carpathes : j'ai reçu aujourd'hui leurs délégués. Au Kouban,
le général Erdeli m'amènera deux bons bataillons de cosaques
■et deux autres bataillons de montagnards.
.(( Quant aux troupes caucasiennes, j'ai, au mois de dé-
cembre dernier, signé une convention avec le Conseil de l'Al-
liance des Montagnards, stipulant qu'il mettra le corps de
•cavaliers indigènes du Caucase sous mes ordres.
« Vous savez quelle déception les cosaques m'ont causée.
Partout oii j'ai pu, dans les slanitsas, leur adresser la parole,
je leur ai afTirmé qu'ils me reviendraient, quand ils auraient
fait connaissance avec le système des bolcheviks.
« Je suis un cosaque, c'est-à-dire un républicain-né. Dès le
■commencement de la révolution, j'ai embrassé la cause de la
liberté, et rassemblé les bons éléments autour de moi. Malheu-
reusement j'ai vu que mon pauvre pays n'est pas encore mûr
pour cette forme supérieure de gouvernement qu'est le régime
républicain. C'est pourquoi je dis à tous : (( Si le retour à la
« monarchie est réclamé par le libre vœu du peuple russe,
<( nous l'accepterons ; jamais nous ne l'accepterons sous la
« pression allemande. Nous n'accepterons aucun régiine quel
(( qu'il soit qui nous sera imposé par l'Allemagne. »
« Vous allez nous quitter, et vous choisissez un moyen dan-
gereux pour essayer de regagner Kief. Je vous conseillerais
d'accompagner deux de mes officiers qui iront demain, seuls,
au gouvernement du Kouban, rejoindre le général Erdeli, si
J'étais siir qu'ensuite, arrivé à Novorossysk, vous pourriez
trouver un bateau pour Odessa. Il m'est connu qu'il se trouve
à Kief un grand nombre d'officiers, dont la place est ici. Reve-
nez avec eux. Vous nous trouverez, en prenant un bateau pour
Touapse.
(^) Le général Kornilof a\iiit piis riuiliiliidf ili- rassembler, dans
chaque stanitsa du Don (ju'ii allait quitter, les cosaques, de les e\l\or-
ter à le suivre — toujours sans succès — par des discoms patriotiques
qui se terminaient invariat^Iement par les mots : (( Vous êtes des
salauds (svolotch) ! »
228 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
(( Dites partout, et en particulier au général Janin, si vous-
le rencontrez, que nous représentons l'armée russe, que les
nobles traditions militaires russes, son esprit de corps, son
sentiment d'honneur continuent à' vivre en nous. Un jour
viendra, oii tous les patriotes accourront à nous, et où la
malheureuse Russie comprendra qu'elle a été trahie et vendue.
Jusque-là, nous avons mission de tenir. Nous tiendrons. »
CHAPITRE VIII
EN CAPTIVITÉ
CHEZ LES BOLCHEVIKS
I. — Je quitte l'armée des volontaires.
Srédni-Iégorlik, le 22/7 mars 191 8.
Jusqu'ici notre petite armée, avançant par petits bonds
a fait le vide autour d'elle. La fuite la plus invraisem-
blable de très forts détachements de bolcheviks, armés
de canons et de mitrailleuses, devant nos reconnaissances, nous
a prouvé que ces immenses attroupements de quasi-soldats ne
sont nullement, en face de nos officiers décidés, un danger,
tant que nous nous trouvons dans les steppes. Partout où la
■cavalerie de Guerchelinan poussait de l'avant, à trente kilo-
mètres à la ronde, on attelait les batteries, réquisitionnait les
chevaux et charrettes, et on partait comme poursuivis par des
démons.
Désormais cela changera. Nous sommes entourés par les
multiples lignes de chemin de fer du Caucase, qui serviront à
l'ennemi à transporter ses trains blindés, son matériel de
guerre, ses armées. Pour effectuer la traversée dos voies ferrées,
il faudra éparpiller encore nos forces, afin de pouvoir, au fur
et à mesure que nos transports passeront, attaquer les lignes,
faire sauter les ponts, réduire les peliles garnisons des haltes,
couper les fils téléphoniques et télégraphiques.
Espionnés de tous côtés, nous devrons sévir avec sévérité,
-fiiin- rcfficii iiaitiii li's [)(i[iiilali()iis [xiiii' iniiiKiliiliscr lc« ini-
230 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
mitiés. Il faudra par mille artifices tromper l'ennemi sur la
route que nous prendrons, et sur les points que nous choisi-
rons pour traverser des voies ferrées que l'ennemi battra de
ses pièces à longue portée. Il n'y a pas que les cavaliers qui
devront les franchir, il y aura les voitures avec l'or, les char-
rettes avec les provisions, les voitures d'ambulance et les infir-
mières. Et à mesure que notre, troupe, abandonnant son
magique isolement, découvrira sa faiblesse à un ennemi féroce
et attentif, les populations ameutées se rangeront de son côté.
Je ne puis partager l'optimisme de Kornilof. Je crois à
l'incomparable héroïsme de ses camarades, mais je ne crois
pas que, dans le malheur, ils soient secourus par la masse
chaotique du peuple russe, dépourvue d'idées, et alléchée par
une anarchie dont elle croit encore tirer profit.
J'ai promis au colonel Huchcr, chef de la mission française
à Novo-Tcherkask, de porter un billet pressant à son chef,
le général Tabouis, à Kief, pour lui faire connaître le danger
dans lequel se trouve la mission qui sera bientôt à la merci
des gardes rouges C). D'autre part, j'espère trouver à Kief de
nombreux officiers que Kornilof me prie de lui ramener par
la mer Noire.
Il est convenu que je resterai en arrière, dans une charrette,
et me laisserai prendre par les bolcheviks. Pour dépister ceux-
ci, le général Alexeief a fait fabriquer un certificat, dont voici
la traduction :
Chef du k^ Bureau
de l'Etat-Major
de V Armée des Volontaires.
Le 22 février 1918.
N° 287
à Srédni-légorlik.
Le correspondant d'un journal néerlandais,
D"" Grondijs et Paul Alexandrovitcli Demidof,
arrêtés par l'état-major de l'Armée de Volon-
(^) Les bolcheviks avaient intercepté une correspondance prouvant
les excellentes relations que le frouvernement français entretenait avec
l'Armée des Volontaires. A l'entrée des rouges en la ville de \ovo-
Tcherkask, les officiers français furent arrêtés et condamnés à mort
par le comité local, mais relâchés par ordre de Moscou.
sous I. A R É V () L U T I O N 231
taircs, sont mis r-n lihirtô et autorisés à quit-
ter le secteur occupé par l'Armée de Volon-
taires, en prenant la direction qu'ils choisi-
ront.
{Siijné) Lieutenant-Colonel Barkalof.
Sous-chef lieutenant (signé) : Sorotchkine.
Hier très tard, l'officier chargé de me rcmetlrc ce document,
me conseilla de la part du g-énéral Alexéief de prendre le che-
min de Biéloglina.
Ce matin, à 5 heures, après avoir pris congé de Guerchelman,
lanovsky, Kritski, Fernior, Apriélef et les autres, je me rends
chez le comte Sieu\vers, où une petite comédie sera jouée. J'y
trouve la petite baronne lîode, Boris Souvorine, et d'autres
personnes notoires. Pendant le thé du matin, nous discourons
sur la possibilité d'échapper aux fureurs de la populace, sans
doute excitée par l'exécution des 260 prisonniers à Srédni
Jégorlik. On est sceptique, mais puisque chacun, à Kief, à
Kharkof, à Petrograd, a un fds, une épouse, un ami, auquel
on veut adresser un salut, peut-être le dernier, tous me
chargent de lettres ou de dépèches. J'accepte, mais préviens
que, si je dois être fusillé, l'argent qu'on me confie pour
l'envoi des dépêches servira aux menus plaisirs de nos ennemis.
Six heures : il faut partir. On me serre la main. Sieuwers et
un autre officier, fusil en main, me prennent rudement par le
bras, et me jettent dans la charrette que j'ai louée, en criant :
« Allez-vous-en immédiatement, et que nous ne vous revoyions
plus. »
2. — Sauvé par un commissaire rolciievik.
Vers 7 heures, l'armée des volontaires quitte le village, pré-
cédée par un essaim d'éclaireurs. Les ailes se détachent ; à
gauche la colonne de cavalerie du colonel Baklaiiof, à droite
celle du colonel (Mierchelman. Au centre les non-condiattants,
ambulances, charrettes à provisions.
Partout se dres.seut, à l'horizon, les silhouettes de nos
hommes. Demidof et moi, nous laissons passer les cavaliers —
232 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
dont plusieurs me reconnaissent — sans nous trahir, pour ne
pas donner l'éveil au vieux paysan qui nous conduit.
Après une marche d'une heure, d'autres cavaliers appa-
raissent à l'horizon. Les nôtres chargent, ventre à terre, et
aussitôt les lointaines silhouettes s'évanouissent. Le colonel
Baklanof que je rencontre bientôt, à la tète d'un détachement,
me conseille de m'arrêter en plein champ et d'attendre la nuit
pour franchir les lignes ennemies. Mais je crois qu'il vaut
mieux les atteindre pendant qu'il fait encore jour, que de
risquer dans l'ohscurité d'être tué par les sentinelles.
Des coups de feu éclatent partout. Baklanof, en s'éloignant,
me crie que je me trouverai bientôt entre les lignes de tirail-
leurs. Je donne l'ordre d'arrêter près dune meule de paille,
au milieu d'un immense désert. Trois cavaliers formant
l'arrière-garde de la colonne Baklanof, nous dépassent. Puis,
un officier qui revient, seul, d'une reconnaissance, me salue,
et, en galopant, s'éloigne pour rejoindre les volontaires. Et
ensuite, c'est la solitude.
Après une heure d'attente, deux petits points apparaissent,
très loin. Notre cocher soutient que ce sont de vieilles femmes
retournant au village qu'elles avaient quitté pendant le com-
bat. Il les appelle avec des gestes suppliants, en agitant son
bonnet, faisant force révérences, et en leur parlant, comme
pour mieux inspirer ses gestes de naturel et de sincérité :
« Pourquoi ne venez- vous pas ? Mais pourquoi avez- vous peur.»^
C'est un camarade, un ami qui vous parle. Nous n'avons pas
d'armes, babouchki. Venez donc, venez! »
Les silhouettes fuient d'abord, puis s'arrêtent, et se dirigent
lentement vers nous. Après une demi-heure de pantomime
entre notre paysan et les arrivants, ceux-ci se décident fina-
lement à s'approcher. Ce sont des soldats bolcheviks, tenant
.leurs fusils en joue, ce qui fait sensiblement diminuer la ten-
dresse et l'enthousiasme qu'éprouvait notre paysan.
Les deux, soldats, auxquels se joignent deux autres, surgis
de l'herbe, nous somment de lever les mains, nous fouillent,
*t nous font prisonniers. L'un d'eux est un ancien officier.
SOIS LA R É V O L I T I O N
233
servant sous les ordres d'un soldat. Après avoir examiné mon
passeport diplomatique, long de 70 centimètres, et couvert de
visas, il s'excuse d'avoir voulu ouvrir le feu sur nous : « C'est
votre faute, vous êtes habillés en cadets. »
Arrivés près d'une petite maison de garde, à proximité de
la gare Biéloglina, nous sommes bientôt entourés par des
■ouvriers et gardes rouges, qui quittent les tranchées qu'on
construit parallèles à la voie ferrée. Quoique nous portions des
vêtements râpés et défraîchis, notre tenue ne semble inspirer
aucune sympathie. Partout des faces défigurées par la haine.
Des cris : « Ce sont des capitalistes, tuez-les. » On commence
à nous pousser, on lève le poing. Il y a des gens armés, et il
suffît dans ces circonstances d'un premier coup de poing pour
déchaîner une ruée de toute la bande. L'ancien lieutenant de
î 'armée impériale semble éprouver de la pitié pour nous : il
nous jette dans la charrette, et nous partons accompagnés des
cris menaçants d'une centaine de gardes rouges qui nous
suivent d'abord, puis se dispersent.
A la gare se trouve un train blindé bolcheviste, avec un
membre de l'état-major du groupe d'armées bolchevistes, et
c'est vers celui-là qu'on nous conduit. Nos gardiens nous
séparent, et, en examinant notre certificat, clignent de l'œil.
Tandis que Demidof est interrogé, j'ai le temps d'examiner
ma situation, qui commence à m'inspirer des inquiétudes. J'ai
en poche des certificats prouvant ma participation aux com-
bats de l'A.V. et que je tiens à conserver. Si, d'un aiitre cOté,
on les découvre, je suis sûr d'être immédiatenuMit fusillé. J'ai
le temps de les détruire, mais je préfère courir un risque, et
conserver les papiers.
Mes gardiens, en me conduisant vers leur chef, parlent en
riant du « prisonnier de Kornilof », et je me crois perdu. Ils
m'introduisent aujM'ès du commissaire Chostak. C'est un jeune
homme de viugt-lrois ans, bien bâti, de type isréalite, aux
yeux vifs et inlelligents. Il a été en Californie pendant la
guerre, parle couramment l'anglais, et send)l(> lieunux de
rencontrer un él ranger. Il me paraîJ satisfait, mais non dupi-
234 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
du conte que Demidof et moi avons imaginé. Il me retint pri-
sonnier, dans mon intérêt: en quittant le train, je serais mas-
sacré!
Je réponds que je dois me rendre à Kief, etc.
— Vous ne le pourriez pas. Les voies ferrées entre Torgo-
vaia et Rostof, Novo-Tcherkask et ïikhorietskaia sont coupées
par les éclaireurs de Kornilof.
— Je pourrais prendre un traîneau.
—, Vous n'iriez pas loin. On vous tuerait au premier vil-
lage. Je vous donne un coupé dans mon train. Et, puisque
vous êtes resté neutre dans la guerre civile, vous assisterez,
en témoin, à la destruction de cette petite bande {that Utile
bunch) de brigands.
Un officier, rapportant que 280 hommes, pris de panique,
viennent de quitter la ligne de défense devant Biéloglina,
entre essoufflé. Chostak, imperturbable, ordonné de prendre
23o autres soldats à la gare et de les transporter sur la ligne
abandonnée. A mes questions, il répond qu'on ne peut encore
parler de formations régulières. On est obligé de prendre
ho'mmes et chefs au hasard.
3. Un COMMISSAIRE BOLCHEVIK.
Chostak, Israélite russe de Crimée, a gagné les Etats-Unis
pendant la guerre, probablement pour se dispenser du service
militaire. Il est intelligent, quoique peu instruit, ambitieux,
et a — grâce à son séjour à l'étranger — assez bonne façon.
Il est remarquablement sceptique pour son âge, n'a aucune
foi dans les hommes, et adopte les idées de Trotsky, sans en
être pénétré.
Il hait les aristocrates, et méprise le peuple. Il a l'ambition
d'être un vrai Russe, et prétend travailler pour le bien du
peuple. Mais il manque des moyens pour se laisser comprendre
d'eux. Il traite officiers et soldats avec hauteur. Les gardes
rouges supportent parfois difficilement ses maladresses, mais
leur méfiance à l'égard des classes qui les avaient dirigés sous
sous LA H E V O L U T I O N
235
l'ancien régime les livre aux « persécutés)» de jadis : Polonais,
Lettons, Israélites.
Ses « convictions » se composent de sympathies et de pen-
chants irraisonnés.
Il adore les États-Unis, oii il a trouvé la considération que
ses compatriotes lui avaient parfois refusée. Dans ce Nou-
veau-Monde, d'une si effarante simplicité, il a appris à mépri-
ser mille facteurs qui constituent la richesse des véritables civi-
lisations. Comme les dizaines de milliers de révolutionnaires
revenus d'Amérique dès l'effondrement de l'ancien régime, il
affecte n'envisager la culture russe, si magnifique en ses débuts,
et si pleine do promesses, que sous l'aspect économique du
conflit entre capital çt travail. Le dollar le hante jusque sur les
rives de la Volga. Toutes les questions profondes et délicates,
qui se rattachent à 1? religion, les vieilles institutions, les usages
et anciennes traditions, à la vie ancestrale qui prépare l'avenir
de la race, il s'en moque, et il refuse hautainement d'en parler.
Un million de soviets, voilà le remède, composés des opprimés
d'hier, et posant en un clin d'œil les bases de la société future.
Il a une confiance excessive en cette panacée universelle
qu'il vante de sa parole trop facile, et son entourage, com-
plètement purgé de 1' « intelliguentsia », l'encourage en ses
ambitions démesurées. Après n'avoir été que simple artilleur
sous l'ancien régime — selon ses dires — il est maintenant
membre du grand état-major du Caucase du Nord, avec droit
de veto sur les décisions du commandement. Trotsky lui a en
outre confié l'importante mission d'organiser la guerre contre
la (( contre-révolution » dans les gouvernements du Kouban,
de Tiersk et de Stavropol, et d'y introduire, en tontes les
communes et fonctions sociales, le système des soviets.
Les forces bolchevistes se composent de trois groupes :
Les détachements révolutionnaires des grandes villes (Mos-
cou, Petrograd, Kronstadt).
Les anciens soldats, se groupant selon leurs anciennes unités.
Les détachements locaux, rassemblés et commandés par des
soviets locaux.
236 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Les derniers, beaucoup plus nombreux que les autres,
obéissent à leurs états-majors, tant qu'ils sont hors de danger.
La tâche de Chostak et de ses camarades est de coordonner
toutes ces masses informes dont les différents groupes
échappent continuellement à l'autorité centrale.
Il faut à Chostak toute la souplesse naturelle de son intel-
ligence, pour imposer son autorité à des gens pour qui la
révolution signifie n'en plus reconnaître aucune. Contre son
prestige, si peu motivé, s'élèvent continuellement les écha-
faudages d'autres ambitions. Isolé, et ne disposant pour toui
instrument que du certificat que Trotsky a signé, il oppose à
ses concurrents la méfiance du bas-peuple. Les règlements
étant abolis, et ne pouvant se baser sur aucune loi, il punit
la désobéissance par le soupçon.
J'ai été deux fois témoin de scènes où il employa cette arme
formidable. Un jeune ambitieux qui protesta contre une de
ses décisions fut arrêté sur un ordre de Chostak, qui affecta de
ne pas même le remarquer : (( Arrêtez-le, c'est un provoca-
teur ! »
L'homme essaya de se défendre, mais ne put détruire le
soupçon qui, chez ces soldats poltrons et excités, équivaut h
une condamnation.
4. La POURSUITE DE l'arMÉE des VOLONTAIRES.
Biéloglina, le 28/8 mars.
L'exécution des 260 prisonniers par les Kornilovtzi a produit
le plus grand effet. Chostak en parle en termes mélodrama-
tiques. On a évidemment peur. Les soldats rouges ne veulent
sortir de leurs retranchements qu'en masses compactes.
Chostak se plaint qu'on ne voit de l'armée des volontaires
que la cavalerie, dont la renommée exagère l'importance.
L'état-major bolcheviste croit à une force de 8.000 hommes à
pied, de 3. 000 cavaliers, de 8 canons et d'un nombre immense
de mitrailleuses. Il n'y a que les canons qui ont été exactement
comptés par les espions ou les villageois.
sous LA K ÉVOLUTION 237
En réalilc, l'infank'rie de Koriiilof ne complo (ju'cnviron
3.000 hommes que couvrent de petits groupes de 60 à 80 cava-
liers, sous le» colonels Baklanof, Cucrchelnian, etc. Ceux-ci
sont entourés de petits « raziezds » de 3 à 10 hommes, tou-
jours en mouvement, se dispersant avec un incroyable mépris
du danger, pour aller en reconnaissance, se rassemblant à
nouveau pour exécuter un coup de main, et — si l'ennemi se
montre — avertissant le gros de leur détachement qui accourt
pour attaquer à la lance la cavalerie ennemie, et enveloppant
ainsi l'armée de volontaires d'un rideau agité, cachant ses
moindres mouvements.
Chostak attend toute la journée la traversée des Kornilovtzi
à un endroit de la voie ferrée qu'ils n'ont jamais pensé franchir.
Pokrovka, le 20/10 mars.
A 9 heures du matin, notre train blindé, suivi de quatre
trains remplis de soldais bolchevistes et ornés de drapeaux
rouges, entre au village Pokrovka dont les habitants ont me-
nacé des bolcheviks qui auraient voulu s'opposer au passage
des Kornilovtzi. Deux généraux que Kornilof a envoyés pressent
actuellement un bataillon d'ancienne formation de se joindre
à l'A.V.
Sur la voie ferrée qui tourne près du village, les quatre
trains de l'armée rouge sont visibles, et Chostak me les montre
avec fierté. Il envoie aux villageois le message suivant :
(c Au nom de la révolution, je vous donne une demi-heure
pour livrer vos armes. Pas de paroles inutiles. Si vous n'obéis-
sez pas, nous bombarderons votre village. »
Les cloches de l'unique église sonnent à toute volée, pour
rassembler les habitants. Les soldats rouges manifestent
quelque désir de s'élancer dans le village pour arrêter les oflî-
ciers. Mais Chostak, ne voulant pas risquer sa vie avec des
soldats si peu sûrs, préfère l'arme de la terreur.
A 10 heures, un premier obus explose près de la maison
238 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
qu'on disait habitée par les généraux. Un quart d'heure après,
les délégués du régiment viennent offrir leur soumission,
8 mitrailleuses et leurs fusils. Ils ont l'air martial et gardent
l'attitude de soldats d'ancien régime. Les deux généraux et
tous les officiers se sont enfuis à cheval, après avoir vainement
tenté de les persuader de les suivre.
Après-midi, à 4 heures.
Chostak continue la campagne contre Kornilof. Nous venons
à peine d'arriver à une petite halte, Porochinskaia, quand
nous entendons des cris : « Arrêtez le train tout de suite ! n ,
Sa marche ralentit, et nous courons aux portières. Deux
cavaliers s'éloignent au galop. Les fils téléphoniques et télé-
graphiques pendent, coupés, aux poteaux. La section de rouges
qui occupe la halte, ayant cru que ces cavaliers étaient des
bolcheviks poursuivant des cadets, ils en ont profité pour
s'enfuir. Un petit sac de cartouches de dynamite abandonne
sur les rails témoigne qu'ils avaient l'intention de faire sauter
notre train.
Sur la crête, à 2 kilomètres de distance, nous apercevons
un groupe de cavaliers qui galopent parallèlement à la voie :
ce sont probablement ceux de Baklanof.
Chostak est encore occupé à commenter l'événement, quand
nous entendons des cris : « On les bat, on va les tuer ! » Sans
savoir de quoi il s'agit. Ghostak s'élance hors du train, en
criant :
« Je ne veux pas qu'on les batte, je défends qu'on les tue ! »
Ce sont deux cosaques non armés, que les rouges ont pris, et
dont le crime consiste à habiter un village que les Kornilovtsi
viennent de quitter. Ils auraient été mis en pièces, sans l'inter-
vention de (vhostak.
Tikhoriètskaia , le 26/9 mars.
Revenus à Tikhoriètskaia, où réside Avtonomof, comman-
dant le groupe du Caucase du Nord, pour chercher des ordres.
socs LA
RÉVOLUTION 239
Chostak, commandant l'échelon, et Lougovtsof, commandant
le train blindé, sont obligés par l'état-major de retourner et
de s'opposer à la traversée du chemin de fer Tikhoriètskaia-
Rostof, que Kornilof semble méditer.
Le départ, fixé à 6 heures du matin, ne s'effectue qu'à midi :
les soldats ont refusé de partir avant d'avoir rempli leurs
wagons d'une immense quantité de boîtes de conserves, qu'ils
viennent de découvrir.
Chostak, devant une carte, dite « de 2 verstes », expose ses
théories stratégiques à des soldats qu'il remplit d'admiration.
A chaque instant, des gardes rouges, qui se trouvent dans un
incroyable état de nervosité, font invasion dans son coupé,
pour l'interroger sur ses plans, qu'ils critiquent d'un ton rogue.
Imperturbable, Chostak répond, de sa voix indifférente, et les
soldats se retirent chaque fois, comme des chiens battus.
Les deux fois, que je suis sorti aujourd'hui du train, pour
me promener à la gare, j'ai été arrêté, et ramené chez Chostak,
qui me conseille de ne plus quitter mon coupé.
Dans toutes les gares, les appareils de téléphone ont été enle-
vés par la cavalerie de Kornilof. Je vois presque continuelle-
ment ses éclaireurs au loin, guettant la voie. La proximité
des volontaires semble galvaniser les fonctionnaires aux gares,
qui visiblement sabotent les ordres que Chostak leur donne.
Nous approchons du Kouban.
Léouchkovskaia , d hciu'cs 3o.
Nous voyons au loin un grand nombre de cavaliers ennemis,
immobiles, guettant nos trains. Se préparent-ils pour une ma-
nœuvre .» Toutefois, les soldats rouges, frappés de peur, et so
cachant derrière le train blindé, ouvrent un feu de fusils et de
mitrailleuses, à une distance de 3 kilomètres. Chostak. furieux,
crie de cesser cette stupide dépense inutile de cartouches, mais
personne n'obéit. Le feu ralentit, quand, tout prt»s de nous,
une huitaine d'hommes sélancenl sur nous. La fusillade
recommence de plus belle. Après (pielques instants, ils repa-
raissent d'un autre c(jté : ce sont des éclaireurs bolchevisles.
240 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Le soir, à 5 heures 3o.
On apprend à Chostak que Kornilof se trouve à Léouch-
kovskaia. Tout le monde s'excite. Le détachement que Chostak
commande, et qui compte quelques milliers d'hommes, veut
cerner l'A.V., fusiller tous ses membres, etc. Mais les trains de
renfort que l'état-major avait promis ne sont pas arrivés, et
Chostak n'a nulle envie de courir des risques.
A ce moment s'élève un terrible tumulte. Les soldats en-
tourent, furibonds, un paysan qu'ils menacent de mort. Puis-
qu'il venait de nous rejoindre par la voie, on lui avait demandé
si les rails étaient en bon état, et il avait répondu affirmati-
vement. Il paraît, cependant qu'ils ont été brisés par de faibles
charges de dynamite, légèrem'^nt, mais suffisamment pour
faire dérailler les trains. Chostak, considérant que sa culpabi-
lité n'est pas prouvée, lui donne asile dans son wagon.
Soir, 7 heures.
On rapporte que Kornilof vient d'échapper sans pertes, et
que seule une faible arrière-garde se trouve encore au village.
Chostak, furieux, accuse de haute voix son état-major d'avoir
saboté sa victoire. Les soldats menacent de mettre le quartier
général de Tikhoriètskaia à sac. Le bruit que de nombreux
détachements rouges approchent par la plaine fournit à
Chostak et à ses soldats, furieux et satisfaits, le dernier prétexte
pour retrouver Tikhoriètskaia.
5. — Un état-major en fuite.
La situation a Tikhoriètsk^aia.
Tikhoretskaia, le 27/12 mars 19 18.
L'A.V. vient de franchir le chemin de fer, sans pertes.
L'arrière-garde, composée de 3oo hommes, et attardée à
Léouchovskaia, a été entourée par les 2.000 rouges que
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sous LA REVOLUTION
241
Avtonomof y avait expédiés, et qui, grâce à l'obscurité, avaient
pu se glisser entre les maisons. Les Kornilovtsi se sont barri-
cadés, à raison de lo à i5 hommes par maison, résolus à
défendre chèrement leur vie. C'est à ce moment que les rouges,
fatigués par leur marche, se sont sentis « impuissants à rien
•entreprendre » et que les Kornilovtsi ont pu échapper sans
avoir perdu un seul homme.
Le malin, à lo heures.
Les soldats ont entouré et attaqué le train qu'habite Avtono-
mof avec son état-major. Avtonomof se trouve par hasard au
JNord, en voyage d'inspection. Le chef d'état-major, Ivanof,
a eu tout juste le temps de sauter dans un train de voyageurs,
•et ne s'arrêtera qu'à Armavir. D'autres membres de l'état-
major se sont enfuis et se cachent au village. Trois dii minores
ont 'été battus sans pitié, et doivent s'aliter.
Le nombre des troupes amassées à Tikhoriètskaia dépasse
20.000 hommes. Après avoir signé un contrat pour six mois,
ils reçoivent des vêtements, un salaire, la nourriture. Aujour-
d'hui on annonce un nouveau décret du gouvernement : Seuls
toucheront leur solde, ceux qui auront rejoint leur unité. Cela
ne les empêche nullement de rester chez eux, les jours de
-combat.
Aussi le nombre de combattants est-il faible, comparé avec
■celui des fusils que le gouvernement soviétiste a distribués.
Selon Chostak, on trouverait au Kouban aSo.ooo hommes
armés contre TA. V., au gouvernement de Térek 200.000, dans
le Daghestan 100.000 et dans celui de Stavropol i5o.ooo.
On attend ici l'arrivée de troupes plus sérieuses : quelques
régiments de Lettons, qui, pour le moment, occupent encore
la gare et les environs de Rostof. Chassés de Riga par l'approche
des Allemands qu'ils détestent presque autant que les tsaristes,
ils se sont voués au service du gouvernement soviétiste, sans
être pour cela bolcheviks convaincus, mais surtout alléchés
par la position privilégiée que Moscou leur accorde. Voici une
-anecdote qui les caractérise :
16
242 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Ayant appris qu'une stanitsa, près de Novo-Tcherkask, ma-
nifestait des sympathies • pour Kornilof, quelques ofTiciers et
soldats lettons, déguisés en officiers russes, s'y sont rendus,
alléguant vouloir recruter les cosaques pour Kornilof. Un
nombre de cosaques, confiants et séduits par les conditions
qu'on leur offrait, se rendirent à un endroit convenu où on
leur remettrait armes et argent. Ils y furent encerclés et
fusillés par un bataillon de Lettons, en embuscade.
6. — Psychologie des massacres dits bolchevistes.
Tikhoriètskaia, le 27/10 mars.
J'avais été frappé, en Russie, bien avant la révolution, par
la dislance qui sépare la classe « intelligente » formant à peine
un pour cent du peuple, de la grande masse. Les grands
hommes russes, hommes politiques, écrivains, compositeurs,
peintres, généraux, appartiennent presque exclusivement à la
noblesse, dont le type se distingue tellement de celui des
couches inférieures de la société, qu'on pourrait presque par-
ler de deux races différentes, séparées par un gouffre à peine
franchissable. Le prestige de 1' « intelliguentsia » était si natu-
rellement fondé dans ses qualités, le peuple admettait si aisé-
ment son autorité, qu'elle se trouva complètement isolée, au
jour que la révolution éclata, et en butte à toutes les persécu-
tions après la proclamation de Radek C).
Depuis que même la petite bourgeoisie se cache, on peut
voyager en Russie pendant des semaines, sans voir une seule
face intelligente. De tout côté, les paysans accourent pour
voir « la révolution passer ». Ils ont suspendu leur travail, et
se promènent pendant des jours entiers autour des drapeaux
rouges dans les gares. Retombés dans l'anarchie, ils montrent
la faible volonté et la faible intelligence des sauvages, la bouche
toujours frémissante et mi-ouverte, les yeux lents et incertains.
(^) Chaque aristocrate, chaque bourgeois est contre-révolution-
naire, ou peut le tuer.
sous LA K É V O L U I I O N 243
A chaque moment les mouvements de la ligure suivent ceux de
lame. A l'observateur qui passe, et dont ils ne se savent pas
observés, ils présentent un curieux objet d'études. L'incohé-
rence de la vie intérieure, qui est la même chez tous les êtres
humains, et qui ferait parfois désespérer de l'existence de l'âme,
est ici moins dissimulée. Leur physionomie est transparente, et
ils n'en sont pas encore arrivés à cette hypocrisie qui est le com-
mencement de chaque civilisation. Ils reprochent aux classes su-
périeures ces raffinements qu'ils semblaient auparavant vénérer
d'une façon si exagérée. Mais le respect de jadis et la haine d'au-
jourd'hui s'expliquent par la même infériorité inguérissable.
On peut s'habiller de leurs vêtements, on peut essayer de copier
leurs habitudes, mais rien n'y fait. Votre manière de vous
asseoir, de lever la tête, de porter le verre aux lèvres, et jus-
qu'à votre bienveillance à leur égard vous trahit. Partout vous
trouvez ces faces bestiales, qui vous interrogent et vous
soupçonnent. On vous pose des questions adroites, on vous
aborde par interruptions brutales, derrière lesquelles apparaît
la férocité de panthères auxquelles on a donné le goût du sang.
Ce matin, nous trouvons près de la gare le cadavre d'un
homme en vêtements d'ouvrier, percé de balles. Il sortait hier
d'un train venant du Sud. Frappés par sa bonne mine, des
gardes rouges lui demandèrent son passeport. Il exhiba un cer-
tificat — probablement faux — de chasseur à pi^d d'un régi-
ment du front caucasien. Mais les soldats et les ouvriers qui
l'avaient dénoncé regardèrent d'un air incrédule sa taille
élancée, son beau port de têle, ses traits bien couj)és. L'un
d'eux cria, en ricanant : (( Montrez vos mains ! »
Cinq minutes après, il tomba devant le mur ensoleillé où
nous l'avons trouvé.
J'en parle à Chostak, qui me remet un petit paqu.t de passe-
ports et de rapports signés d'un comité révolutionnaire, au
sujet du massacre d'un délachenienl sanitaire i)ar des paysans
et gardes rouges. En feuilletant les documents, je nie rappelle
244 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
les victimes : deux jeunes sœurs de la Croix-Rouge que j'avais
rencontrées à la gare de Novo-Tcherkask, où elles dirigeaient
un détachement de la Croix-Rouge. Dès que leur tâche auprès
de l'A.V. fut terminée, elles partirent avec le docteur et les am-
bulanciers, jjour regagner Tsaritsine et ensuite Moscou. A la
gare Tsélina, les gardes rouges les arrêtèrent et les transpor-
tèrent au village Pétchanokovski, où siégeait un comité révolu-
tionnaire. L'état-major rouge de Biéloglina apprit leur arresta-
tion et envoya quelques soldats pour chercher les inculpés. Dès
qu'ils sortirent de la prison, la foule, composée d'ouvriers, de
paysans et d'anciens soldats, se rua sur eux. Les malheureux
coururent pour sauver leur vie, poursuivis par une foule en
fureur, qui les abattit avec sabres, bâtons, faux.
En écrivant ces lignes, j'ai sous les yeux carnets et certificats
des quinze personnes qui trouvèrent la mort à cette occasion.
Les jeunes filles étaient les demoiselles Ossipova, Russe, 19 ans,
deux fois médaillée pour bravoure au front, et Zaniouta, Polo-
naise, 18 ans. Que Dieu ait pitié de leurs pauvres âmes !
Les dernières nouvelles venues de Novo-Tcherkask confirment
les dispositions féroces de la populace. Les gardes rouges,
entrés dans cette ville, en compagnie des cosaques du colonel
Goloubief, ont immédiatement commencé à fusiller les offî-
oiers qui, n'ayant pas voulu se joindre à nous, étaient restés en
ville. 5oo ont été tués, près de la gare, 1.700 autres ont été
écroués par les cosaques, puis relâcliés, et placés sous une
étroite surveillance.
Je demande à Chostak si ces massacres sont commis sur ordre
du Comité exécutif de Moscou. Il me montre, en réponse, la
copie d'un rapport sur les meurtres d'Astrakhan, que son état-
major avait envoyé, par dépêche, à Trotsky.
Comme partout ailleurs, le parti « cadet » d'Astrakhan a dû
quitter la ville, n'ayant pas d'artillerie à opposer à celle des
bolcheviks, et ne voulant pas inutilement exposer les habitants.
En entrant, les gardes rouges ont massacré, en pleine rue,
sous LA RÉVOLUTION 245
dans les maisons ou devant les prisons, 6.000 bourgeois, parmi
lesquels même les élèves des gymnases.
Notre état-major s'est souvent plaint en haut lieu de sem-
blables assassinats inutiles, mais n'a jamais reçu aucune ré-
ponse. Il semble que Trotsky n'ait jamais donné l'ordre
d'exterminer les bourgeois. Mais il ne s'est pas non plus opposé
aux articles de la presse oiïiciellc exigeant l'attifude la plus
inexorable à l'égard de cette classe haïe. Jamais non plus un
blâme aux auteurs. Chostak a l'impression qu'on se réjouit
(^) On a parfois cherché dans ces massacres la preuve de je ne sais
quelle cruauté asiatique. C'est avoir la mémoire bien courte. Les atro-
cités sont essentielles à toutes les révolutions, et l'Occident n'a eu
dans ses meurtres que la supériorité de la méthode. Je doute même
que Lénine ou Trotsky — qui ont préféré laisser agir — aient donné
à leurs commissaires des prescriptions semblables à l'ordre de la Con-
vention du 19 janvier 179^, chargeant le général Turreau d'organiser
douze colonnes afin d'exterminer en Vendée tous les «brigands»,
leurs femmes, leurs filles et leurs enfants, sans épargner les personnes
simplement suspectes, et de livrer aux flammes tout ce qui peut être
brûlé, villages, métairies, bois, genêts, etc. Le général écrit le 19 ger-
minal an II : « Mareuil-sur-Lay en ce moment brûle. Vive la Répu-
blique. Les brigands se multiplient ; tant pis et tant mieux, plus de
coquins, plus de scélérats à détruire et la terre sera purgée. »
Sur la paroisse de Beaufon les colonnes passèrent et repassèrent
treize fois. Elles trouvèrent un plaisir diabolique à torturer et à assas-
siner les pauvres gens qui s'étaient repris à la joie d'espérer. Quinze
cents femmes, enfants, vieillards, amenés d'Anjou, par les colonnes
de Turreau, furent fusillés à Tiffauges, ayant marché plusieurs jours,
dans l'accablement de la faim, et la rage impuisanfe des insultes su-
bies.
Aux Épcsses et à Montournais, des vieillards et des enfants à la ma-
melle avaient été grillés dans des fours ou égorgés après des raffine-
ments de cruauté. Aux Herbiers, des enfants avaient été tirés du sein
de leurs mères et portés, palpitants, au bout des baïonnettes. Les
femmes et filles avaient été souillées ; beaucoup d'entre elles gardaient
les stigmates indélébiles des maladies honteuses dont étaient rongées
les brutes des colonnes incendiaires. Voir Gabory, Napoléon et la
Vendée.)
Quant aux atrocités populaires, il est doiileux que la feiiuue russe y
ait participé comme la femme du bas-peuple parisien, qu'on a vue
porter, en manière de bouquet au corsage, une oreille sanglante pi-
quée d'une épingle, pour ne mentioner que ce fait typique.
Le supplice de Marie Grcdcler par les massacreurs de se|itembre
(après l'avoir liée au poteau, des raffinés lui tailladèrent la poitrine à
coups de sabre, lui clouèrent les pieds au sol et allumèrent entre ses
jambes un feu de paille, ("voir Lenôtre : I.r Irilniiuil rérnlrlli,)nnnir<'^,
reste toujours le modèle du genre.
246 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
à Moscou d'exécutions automatiques dispensant les autorités
soviétiques d'en accepter la responsabilité par des décrets
signés.
Les prisonniers qu'on conduit à. 1 etat-major sont presque
toujours écroués. Et aux jours où le prestige d'Avtonomof
faiblit, les gardes rouges en profitent pour les fusiller. Parmi
les officiers qu'on avait amenés à Tikhoriètskaia, le plus notable
fut le colonel Polkovnikof. L'ancien aide de camp de Kérenski
avait organisé, en décembre 191 7, un détachement composé
de propriétaires du Don, surtout provenant des zimovniki spo-
liés par les bolcheviks. Détesté autant des cadets que des bol-
cheviks, — c'est le sort habituel des modérés, — il a fait bra-
vement la guerre à lui seul. Captivé par les rouges à Sofro-
nove, il a été rélégué à Tikhoriètskaia et mis sous les verrous,
quoique convenablement traité. Il ne se plaignit à Chostak que
du manque de vêtements propres. Pendant la dernière scène
tumultueuse, il a été enlevé par les gardes rouges et massacré
à Rostof.
7. — Villages armés jusqu'aux dents.
Tikhoriètskaia, le i/iA mars.
Chostak a reçu un ordre de se rendre à Tsaritsine, pour
régler la liaison de l'état-major avec les comités révolutionnai-
res des villes. Aujourd'hui, les chemins de fer, partout coupés
par les petits détachements de partisans que Kornilof a laissés
dans la région, ont été remis en état. Il partira ce soir, dans
son train blindé, armé jusqu'aux dents.
Il vient d'arriver de l'ancien front caucasien un régiment, ou
ce qu'il en reste, muni d'une vingtaine de mitrailleuses et d'une
batterie de six pièces de campagne. Au nom de l'état-major
d'Avtonomof, Chostak est allé les sommer de laisser leurs
armes, dont ils n'auront nullement besoin, à la disposition de
l'état-major pour la guerre contre (( la bande de brigands
contre-révolutionnaires ».
sous LA RÉVOLUTION
247
Les soldats considèrent les canons et niilraillenses comme
leur propriété collective. Gagnés à la révolution par l'encou-
ragement à la désobéissance aux étals-majors, ils se sont mis
subitement en colère, à la seule idée de pouvoir être contraints
à quoi que ce fût. Ils ont entouré Chostak, lui ont appuyé la
bouche d'un revolver sur le front, en criant : (( Si tu dis encore
un mot, tu es mort ! » Chostak, battu, s'est retiré, impuissant
et furieux.
Les soldats viennent donc de continuer leur voyage vers le
pays natal où ils mettront la batterie en position devant le
siège du Comité révolutionnaire, (pii aura ainsi le moyen
d'imposer sa volonté aux villages environnants. Le système
d'autonomie des petites communes et de toutes autres cellules
sociales marque le terme de la doctrine socialiste-révolution-
naire. La savante propagande de ses avocats malicieux ou illu-
minés, n'a fait ni fera que détruire les principes de cohésion.
Elle a divisé la Russie en un nombre immense de petites Répu-
bliques qu'aucun lien n'unit. Comment coordonner ou cimen-
ter ces grains de sable ? L'unique remède — universellement
désapprouvé — sera la reconstruction d'un impitoyable pou-
voir central. Déjà, pour réquisitionner et transporter les pro-
duits du pays, le Conseil de commissaires de Moscou est
obligé de recourir à de terribles expéditions armées, dont les
exploits, d'ailleurs nécessaires au maintien du régime actuel,
font regretter l'ancien régime qui, même dans ses pires excès,
semble maintenant doux et paternel.
8. — Chantage de commissaires.
Attaque de détachement.
Tsaritsine, le /1/17 mars 1918.
A mon étonnement, je vois dans celte ville de commerçants
les trottoirs remplis de gens convenablement habillés, de mili-
taires qu'on reconnaît — sans qu'ils portent les insignes de
leur »rade — pour des officiers, de inardiauds bien nourris,
248 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
se promenant, épouse au bras, sans être inquiétés. Les fureurs
révolutionnaires s'éteignent à mesure qu'on s'éloigne des lieux
des combats. Le célèbre marché, qui n'emprunte un caractère
original qu'à la rencontre de cinquante races et peuplades
différentes, est presque abandonné, comme pendant le règne
de Pougatchef. Le reste de cette ville, entièrement marchande,
ne vaut pas la peine d'être mentionné. Mille commissaires —
bourgeoisie de demain — essayent d'entrer dans les familles et
salons, et s'associent à 1' « intelliguentsia ».
Chostak reçoit dans son wagon la visite d'une vieille dame
juive et de sa fille, qui viennent implorer sa protection. Le
père, qui habitait la ville d'Astrakhan, l'a quittée avant l'entrée
des rouges et les massacres, portant ^sur lui, dans un petit sac,
toute sa fortune, lentement — depuis la chute du rouble —
transformée en bijoux et diamants, dont la valeur dépassait
un million. Arrêté dans un village près de la ligne ïsaritsine-
Torgovaia, les soldats l'ont accusé — pour pouvoir confisquer
le petit sac — d'avoir voulu porter des subsides à une des
bandes de partisans de Kornilof, qui courent la région. Cette
accusation lancée contre un vieil Israélite d'avoir voulu risquer
sa vie au profit de partisans de l'ancien régime, est manifes-
tement stupide, mais elle est maintenue, pour motiver la con-
fiscation.
Il ne s'agit plus de sauver la fortune — définitivement per-
due, cela est bien entendu, — mais la vie du malheureux. Et
les femmes offrent à Chostak, comme cela semble être la cou-
tume en des cas semblables, une somme de loo.ooo roubles
comptant, s'il veut intercéder pour le vieillard. Chostak, qui a
des principes, n'accepte pas l'argent, mais envoie immédia-
tement par le télégraphe les ordres nécessaires. Il avoue que
la fortune d'un grand nombre de commissaires prend origine
dans l'arrestation d'un richard.
Tikhoriètskaia, le 6/19 mars.
En passant par la gare de Véliko-Kniageskaia, vers minuit^
0 •-> h
DoNiint le Iraiii bliiult- nm^'c :
le coniniissajio Chostvk, le coiiiiiiaiulaiil (aiicicii soldai) Loucoi tsoi".
sous I. A H É V {) L U T I () N '24î>
Choslak — et moi probablement aussi — a éehappé à un
grand danger. Une heure après le départ de son train blindé,
un détachement volant de 170 hommes, sous le capitaine
Matti, et appartenant aux troupes du général Popof,
a attaqué la gare, qu'occupaient 700 rouges.
Le nombre des bolcheviks n'étant que quatre fois supé-
rieur à celui des assaillants, la tâche a été facile pour les
derniers. Après avoir sal)ré l'élat-major de la garnison,
coupé les fils télégraphiques et téléphoniques, ils se sont
éloignés, en laissant dans les mains des rouges quatre de
leurs blessés, probablement supposés morts. Au moment de
l'assaut, la plupart des 700 rouges se trouvaient casernes
dans une école. Quand ils entendirent les cris de Kornilovtsi,
et les clameurs du combat, ils se sont enfermés dans le
bâtiment, refusant de sortir, en alléguant que leur éducation
militaire n'était pas encore terminée. Les prisonniers ont
reconnu, avant d'avoir été. achevés, que leur détachement,
au moment de la formation à Novo-Tcherkask, comptait 1.200
hommes, mais avait été abandonné dès qu'il eut (piilté la ville.
Tikhorièlskaia, le 7/20 mars.
L'n fort détachement d'Arméniens, armés de fusils et de
mitrailleuses, munis de cartouches en quantités imposantes,
viennent du Nord à destination du front caucasien, qu'ils
veulent reconstituer, contre les Turcs, maîtres de leur pays.
Trotsky leur a reconnu le droit de défendre l'indépendance
de leur nation conlrc leurs ennemis hérédilaires. Probable-
ment toutefois, il y a eu ordre contraire de Moscou. Leur
train, arrivé ici aujourd'hui, a été rangé sur une voie morte
de la gare. Après avoir dirigé une batterie sur le train, les
cosaques bolchevistcs l'ont entouré, menaçant de le bom-
barder à la moindre résistance. Ils ont ensniii» désarmé les
Arméniens, les ont rossés et chassés.
J'exprime mon éloniHint'iil à Choslak :
— Comment l'élat-major piMil-il pciriielliv un -i ii:n(>lil.'
250 LA GUERRE RUSSO-SIBÉRIENNE
acte de violence ? Leur droit de défendre, par les armes,
l'autonomie de leur peuple, repose sur les principes mêmes
de votre révolution. Faites donc le possible pour leur faire
rendre les armes.
Mais Chostak paraît satisfait. Les cosaques semblent s'être
amusés aux dépens des Arméniens, très peu guerriers :
Si vous saviez, dit-il en riant, combien les cosaques
détestent les peuples caucasiens 1
Il n'est pas difficile de deviner par quelle puissance étran-
gère les cravaches des cosaques ont été guidées.
Q. — L'armée de volontaires passe le chemin de fer
VERS IÉKATERINODAR.
Tikhoriètskaia, le 18/26 mars 1918.
Après avoir exécuté des manœuvres vagues dans d'autres
directions, l'armée des vo.lontaires s'est énergiquement tour-
née vers la voie ferrée, qu'elle a atteinte en coup de surprise,
par une marche de douze heures dans la nuit. Après avoir
occupé, dans un village situé sur la voie ferrée, les points
dominants, et hissé des mitrailleuses jusque dans le clocher,
elle a ouvert le feu sur les maisons vers l'aube. Les bolche-
viks, léveillés par les coups de feu, ont été facilement réduits
au silence. Une partie des Kornilovtsi ont ainsi pu passer,
avant que le combat ait été engagé.
Le chef d'otriad Lougovtsof, qui vient de rentrer, a été
aux prises avec le détachement de Guerchelnian. Plusieurs de
ces cavaliers se battaient, la tète en écharpe. Lougovtsof me
montre le calepin ensanglanté, trouvé sur le cadavre du
capitaine Kritsky. Combien de fois, pendant de longues
journées, n'avons-nous pas chevauché ensemble dans l'inti-
mité d'une inoubliable camaraderie ! Combien avons-nous
passé de nuits sur la paille, dans une même pièce !
Parmi d'autres cadavres, les hommes de Lougovtsof ont
trouvé le cadavre d'un des aides de camp de Kornilof. Est-ce
un des jeunes et" fidèles Khans de Tékintsi."^ Et puis encore
sous LA H ÉVOLUTION
251
des cadavres de cavaliers de Guerchelman, dont « plusieurs
déjà deux ou trois fois blessés et ayant la tète bandée ».
Lougovtsof, ancien soldat, trois croix de Saint-Georges (il
se plaint que la (( jalousie » des commissaires ne lui permette
pas de les porter), prétend avoir remporté une « victoire »
sur les Kornilovtsi. Cette victoire, remportée par S.ooo hommes
avec 6 canons sur 600 «blancs» avec 4 pièces, se réduit
finalement à une tentative, qui a échoué, pour empêcher les
Kornilovtsi d'entrer au gouvernement de Stavropol. Il semble
déjà satisfait que ses hommes n'aient pas pris la fuite. Il •
explique d'ailleurs son succès par la circonstance qu'une
grande partie des combattants ennemis étaient ivres. 11 pré-
tend avoir vu tituber plusieurs d'entre eux pendant le corps
à corps. Serait-il possible que quelques officiers, devant la
menace du nombre et de la supériorité du feu, aient cherché
un excitant dans la boisson P
Pendant la dernière bataille, ses soldats ont voulu s'enfuir
à un moment extrêmement critique. Il leur a barré la route
en criant « qu'il savait manier la mitrailleuse et n'hésiterait
pas à tirer sur les fuyards». Je lui demande:
— Comment, vous avez le droit de tuer les déserteurs ?
— J'ai tous les droits !
— Je vous demande si vous disposez d'une autorisation
écrite, émanant du commissaire pour la guerre, vous permet-
tant de tuer des hommes fuyant devant l'ennemi ?
— Non, mais maintenant il n'y a pas de lois.
— Vous agissez donc sous votre propre responsabilité ?
— Je fais tout ce qui me semble nécessaire.
— Mais un jour vos soldats vous tueront, si vous vous
tournez contre eux.
— C'est très possible, mais je m'en fiche. Je n'ai pas
peur.
— Très bien ! Ceci prouve que vous êtes brave. Mais je
ne vois pas comment faire entrer de telles habitudes dans
vos bandes indisciplinées ?
252 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Lougovtsof avait occupé avec ses hommes la stanitsa Koré-
novskaia. Un cosaque, enthousiaste admirateur de Kornilof,
avait tiré de sa fenêtre sur des bolcheviks qui passaient. Trahi
par ses voisins, simples paysans, quand Lougovtsof arriva, il
fut conduit devant un tribunal révolutionnaire, et, après de
longues délibérations, acquitté, faute de preuves. Retournant
auprès du peloton qui l'avait pris, et qui l'accabla d'insultes,
il lui montra son certificat d'acquittement en disant :
J'ai tiré sur vous, cela est vrai, mais on m'a acquitté.
Vous ne pouvez rien faire. Je continuerai à tirer sur vous.
Sur cette folle provocation, les soldats l'emmenèrent et le
tuèrent. C'était un géant ; il fallut au. moins quinze coups
de baïonnette pour l'achever.
Un des aides de camp du général Alexéief a malheu-
reusement perdu sur le champ de bataille un précieux calepin
contenant l'énumération intégrale des unités de l'armée de
volotaires, ainsi que d'autres détails sur elle. Le petit nombre
des combattants stupéfie et rassure l'état-major.
lo. — Le Commandant en chef des rouges,
ANCIEN OFFICIER TSARISTE.
Tikhoriètskaia, le 16/29 t^^^^ iQiS-
Le « Glaviiokomandoiouchtchiy )) Avtonomof n'a aucune-
ment le type militaire. Il a les lèvres et le nez minces. Pas
de poitrine. Aucune allure. Il est le type d'un bureaucrate
et d'un politicien réunis, et n'a probablement jamais été au
feu.
Il est cosaque du Don, de la stanitsa Kamenskaia, et khorounji
dans un régiment du Don, quand la révolution éclata, il fil
arrêter par les soldats tous les officiers de son régiment —
le colonel inclus — le jour même oii les succès des révolu-
tionnaires à Petrograd se répandirent dans l'armée. Cette
action méritoire, dont Avtonomof se vante auprès de moi,
lui assura toutes les sympathies bolchevistes, et lui ouvrit
une brillante carrière révolutionnaire. Il continua au régi-
sous LA REVOLUTION
253
ment, comme la plupart des officiers révolutionnaires, une
violente propagande pour les principes socialistes-démocra-
tiques, et glissa comme eux, au moment propice, vers le
bolchevisme.
Revenu vers le Don, avec sa division (la 8®), il s'établit à
Novo-Tcherkask, le jour même oii Kalédine occupa Rostof
pour la première fois. Le colonel Goloubief, candidat à la
dignité d'Ataman, fut l'inspirateur de la violente opposition
des cosaques frontoviki contre le travail patriotique du général
Kalédine. Avtonomof en fut l'âme damnée.
Il fut élu député des cosaques frontoviki au « Voïskovoï
Kroug » et au (( Siezd». Arrêté par Kalédine, et jeté en prison,
ses gardiens l'aidèrent à s'évader. A Tsaritsinc, il organisa,
comme membre de l'état-major rouge, le mouvement popu-
laire contre les héros du Don. Bientôt, la Sg^ division, excel-
lente division du front turc, retourna en Russie presque
complète, dirigée par Chostak. Avtonomof y fut délégué par
Tsaritsine, fut élu praporchtchik par les soldats — les grades
d'officier étant abolis par la révolution, mais pouvant être
rendus dans certaines unités — puis commissaire.
Il dirigea les combats contre les « cadets » près de lékaté-
rinodar, entr-î autres celui de Viselki, et ensuite les opéra-
tions à Bataïski, où l'armée de volontaires fut forcée de
quitter Rostof et de gagner le Kouban. L'ancien officier
Antonof, commissaire pour toutes actions contre la contre-
révolution, nomma son jeune collègue commandant des
troupes révolutionnaires du Caucase du Nord, et, après que
ses soldats eurent confirmé cette nomination, il entra en
fonction.
Je suis en train de causer avec Avtonomof, quand entrent
trois militaires d'aspect convenable. Ce sont des colonels de
l'ancienne armée. Un d'eux, secrétaire du comité révolution-
naire de Novorossysk, est venu conférer avec Avtonomof
sur le sort d'im grand nombre d'officiers, cadets, « iounkers »
et élèves de lycées, soupçonnés de s\mpatlii<-s poui' les Korni-
254 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
lovtsi, et arrêtés par le comité. Avtonomof conseille de les
mettre en liberté. Mais Chostak est d'avis qu'il faut les laisser
où ils se trouvent. Et c'est évidemment le dernier avî& qui
prévaut.
Les deux autres colonels, brevetés d'état-major, et spécia-
lisés pour l'artillerie et les services d'auto, se sentent visible-
ment gênés par ma présence. L'artillerie que le premier
commande est dirigée contre ses anciens chefs qui traversent,
à pied, les plaines du Kouban. Les auto-mitrailleuses de
l'autre iront les mitrailler dans les pentes Sud de lékaté-
rinodar.
II. — Un commissaire ancien séminariste :
Le chef d'état-major.
Ivanof me reçoit dans son wagon, où il a posé une
mitrailleuse Lewis depuis qu'il a été obligé par ses soldats de
s'enfuir dans un train de passagers. C'est un des plus beaux
types d'homme qu'on puisse voir en Russie : grand, mince,
bien proportionné, aux épaules larges, avec des yeux graves
dans une sympathique figure de prêtre, un profil bien
découpé.
Destiné à la prêtrise par ses parents, il a fait son édu-
cation au séminaire de Novo-Tcherkask. En 1907, un mois
avant d'être ordonné prêtre, il fut arrêté avec onze autres
séminaristes comme membre d'une société révolutionnaire
secrète. Après une année de détention préventive et neuf mois
de prison, il fut mis en liberté. Mais il trouva l'Église et
toutes autres carrières fermées. Il quitta la Russie pour aller
travailler dans les usines d'Allemagne, d'Autriche, de Suisse,
suivant l'exemple des grands socialistes russes, cherchant à
connaître la vie des ouvriers à l'étranger. Revenu en Russie,
où son coeur l'appelait, en 191 2, il y fit le service militaire,
puis il se battit jusqu'en 191 6, qu'il fut fait prisonnier par
les Allemands. Interné dans un camp de Stargard, il réussit
à s'enfuir, et, par la Suisse, rentra en Russie, où on l'expédia
sous LA REVOLUTION
255
sur le front. Les excellentes qualités qu'il venait de montrer,
son intelligence, son patriotisme, l'ascendant qu'il exerçait
sur son entourage, ne suffisaient pas à lui faire pardonner
son passé. Il ne réussit pas à passer officier ; la révolution le
trouva rempli de rancune et d'ambition.
Ses qualités naturelles de meneur d'hommes, son enthou-
siasme révolutionnaire le servirent dans ces armées du Sud,
encore si peu influencées par Moscou. Élu par les hommes,
il les conduisit à l'assaut de Rostof, défendu par le général
Potocki, dont il désarma les troupes.
Je cause longuement avec lui sur la désorganisation du
commandement et de la troupe, sur la destruction du pres-
tige de l'officier, dont le parti socialiste-révolutionnaire (le
sien) s'est rendu coupable. Lui, comme Avtonomof et les
autres chefs, que la première révolution a formés et pétrifiés
par la superstition de la liberté, ne savent plus comment sortir
de l'anarchie qu'ils ont créée.
Il avoue qu'il faudra renforcer les sanctions, mais se tient
encore toujours aux comités de soldats, auxquels un fameux
décret du général Alexéief avait confié la punition des délits
militaires.
— Vous perdrez un temps précieux, et vous élargirez le
désordre, en vous fiant aux camarades, pour punir un
délinquant dans les rangs.
— «Que faire ? Nos hommes n'admettront jamais qu'ils
puissent être punis par un camarade.
— Vous fuyez les responsabilités. Après avoir aboli la
peine de mort, vous l'avez réintroduite dans larméc, pour
les agitateurs contre-révolutionnaires, les espions et les spé-
culateurs. Pourquoi ne l'appliquez-vous pas, par décret, sur
la désertion devant l'ennemi ?
— Ce décret serait en coiitradiclioii avec nos principes
politiques, que les soldats pourraient nous opposer. Si
l'ofiicier ne peut être qu'un camarade, nommé par eux, et
auquel ils se sont obligés, par leur libre consentement,
d'obéir, en le eriticfuanl et le contrôlant, jusque sur le champ
256 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
de bataille, comment lui conféreraient-ils le droit de les
fusiller, à lui dont les pouvoirs ne dépendent que d'eux ?
Et si nous leur avons reconnu les droits des hommes libres,
le droit de représentation, de libre parole, ces droits sacrés,
comment leur prendre celui de désapprouver les ordres de
combat qu'on voudra leur imposer ?
Je vois que vous êtes dans le marais. Remarquez la
différence entre vos centaines de mille quasi combattants et
les mille Kornilovtsi, dont vous ne pouvez pas venir à bout.
Seul le comité exécutif de Moscou peut intervenir et
changer les relations entre nos chefs et nos soldats. Nous
sommes impuissants.
— Permettez-moi une question. Les officiers de Kornilof
qui tombent entre vos mains sont généralement massacrés
par vos soldats. Agissent-ils sur vos ordres ?
— Non. Je ferais peut-être une exception pour quelques
chefs particulièrement dangereux. Mais nous sommes entiè-
rement impuissants à protéger les Kornilovtsi contre nos
soldats. Notre origine bourgeoise nous expose aux soupçons
et nous lie les mains.
— Plusieurs journaux et le bas-peuple demandent la
guillotine et le meurtre sur une plus grande échelle.
— Pour moi, jamais je n'autoriserai l'extermination de
quelque classe que ce soit !
12. — Jeunes filles au combat. — Massacre de prisonniers.
lékatérinodar, le 19/ 1" avril 1918.
La prise de la capitale du gouvernement des cosaques du
Kouban, par l'armée rouge, est une grave perte pour l'armée
des volontaires. Elle obstrue la principale issue vers la Mer
Noire et limite la sphère d'action pour les manœuvres futures.
Les batailles n'ont rien présenté de remarquable. Une énorme
supériorité numérique, une forte artillerie, le concours de
la population pauvre, concours volontaire de la part des
paysans, forcé chez les cosaques, ensuite la tactique passive
f
Le chef d'étiit-niajor (ancien séminariste) Iv.\.\of.
Société de saxelieis inlellccluels. Uc {,'aiiclie à droite : ;:énéial Bekiileief.
ancien rnaréolial de noblesse du f,'oii\ei tienienl Tanilio\sk, li' liaiitjiiiti'
Sigov, général Okolokoidak.
sous LA RÉVOLUTION 257
des « volontaires » a permis aux bolcheviks de remporter
quelques victoires.
Il ne faut pas non plus oublier quelle fut la composition
des détachements « blancs » locaux, qui coopéraient avec les
Kornilovlsi. De jeunes gymnasiastes, des cadets, sans instruc-
tion militaire, portés par leur enthousiasme, et puis défaillant
aux combats, formaient des détachements que conduisaient
des chefs improvisés.
Chacun sait comment, sous l'ancien régime, des jeunes filles
furent poussées, par de fortes convictions révolutionnaires, au
sacrifice. La contre-révolution aussi aura eu ses jeunes mar-
tyres, dont les rouges eux-mêmes parlent sans haine ni ironie.
Le 2^/6 février, un détachement de lékatérinodar montait
la garde à la voie ferrée près de Viselki. Une jeune fille, de
la famille honorable Bogarzoukof, maniait une mitrailleuse,
postée sur le remblai du chemin de fer. L'approche d'un
train blindé mit en fuite le détachement tout entier. La jeune
fille, légèrement blessée, fut abandonnée et faite prisonnière
par les soldats qui voulurent la lyncher. Le commandant
du train la fit conduire devant un tribunal militaire et
fusiller le même jour.
Une semaine plus tard, il y eut bataille près du village
Platnirovskaia, à proximité de lékatérinodar. Cinq jeunes
élèves du lycée communal, âgées de 17 à 18 ans, prirent
position dans un sous-sol, armées de fusils et d'une mitrail-
leuse dont le canon fut braqué à travers le soupirail. Là
aussi, le détachement, dont elles faisaient partie, recula et les
abandonna à l'ennemi. Tandis qu'elles continuaient à tirer,
un cosaque entra par la porte et les tua à coups de sabre.
lékatérinodar, le 20/2 avril 1918.
Ce matin, le chef d'état-major reçoit la visite d'une jeune
femme qui lui demande l'autorisation d'exhumer le cadavre
de son mari, tué dans les circonstance^ suivantes, qu'elle me
révèle en pleurant.
Le 4/17 mars, le jour que l'armée rouge reprit lékaléri-
17
258 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
nodar, la foule, jusqu'alors maîtrisée par les Kornilovtsi et
les détachements de gardes blanches locales, arrêta deux
mille citoyens soupçonnés d'être des a bourgeois » et de
sympathiser avec la contre- révolution. On les entassa près
de la gare — où siégeait en permanence le comité révolu-
tionnaire — en des wagons et baraques. Les juges nommés
par Avtonomof et Ivanof, et encore indépendants de Moscou,
étaient disposés à l'indulgence. Ils firent relâcher un grand
nombre de bourgeois que ni leur patriotisme ni leurs senti-
ments de classe n'avaient jamais portés vers des tentatives
contre-révolutionnaires. La foule, excitée par une presse qui,
elle, est inspirée par Moscou, ne l'entendit pas ainsi. Une
masse de gardes rouges et paysans, après des réunions, où le
commandement révolutionnaire de Radek C) fut commenté
dans tous les tons, se rua sur les prisonniers et les tua, sans
exception.
Ivanof permet à la jeune veuve de retirer le cadavre de
son mari de la fosse où on a jeté pêle-mêle tous les bourgeois
tués. Il met à sa disposition une dizaine de soldats triés, qui
la protégeront, elle et les membres de sa famille, pendant
la cérémonie de l'exhumation. La foule, en voyant un groupe
assez considérable de bourgeois, pourrait bien ne pas résister
au désir de reprendre ses tueries.
i3. — L'armée des volontaires est sauvée.
lékatérinodar, le 20/2 avrih'
Selon l'état-major rouge, les troupes de Kornilof auraient
vainement essayé de s'emparer du chemin de fer de Tikhorièts-
kaia-Toapse. Les détachements des généraux Baratof et
Pokrovtsof, formés à lékatérinodar, et d'abord laissés en
arrière pour couvrir la retraite, se seraient joints à l'armée
de volontaires, qui compterait maintenant 12.000 hommes.
Elle se trouve dans un pays riche en céréales, dispose de
H) Déclarant suspects et proscrits tous les bourgeois, et enjoignant
aux prolétaires de les exterminer.
sous LA RÉVOLLTIOX 259
errandes quantités de cartouches et même d'auto-mitrailleuses,
qu'on fait tirer par des chevaux, en attendant qu'on arrive
dans les régions pétrolifères. Mais sa provision d'obus semble
presque épuisée.
Les sentiments de la population sont favorables aux
;Kornilovtsi. Les bolcheviks, en entrant au Caucase, se sont
conduits à l'égard des Musulmans en conquérants. Après les
pillages, et surtout après les viols inévitables chez une
pareille troupe de sauvages, les habitants des villages les plus
proches de la voie ferrée se sont enfuis dans les montagnes,
■et tirent sur chaque train qui passe.
Les Circassiens, vivant dans les environs de lékatérinodar,
sont une population guerrière, ayant conservé leurs vieilles
habitudes chevaleresques de guerriers musulmans. Ils sont
restés attachés à leurs Khans, et méprisent et détestent les
•(( barbares du Nord ». Les rares sentiers dans les marais qui
-entourent lékatérinodar ne sont connus que d'eux. Les sen-
tinelles avancées et les petits détachements d'éclaireurs que
les bolcheviks envoient dans la campagne ne reviennent
jamais : on retrouve plus tard leurs cadavres portant la
trace d'une balle ou d'un coup de poignard. Il s'est joint à
Eornilof quelques otriads de cavalerie circassienne et tchet-
chen, célèbre pour sa fougue et son mépris de la mort.
Après avoir quitté Novo-Dmitrievsk, l'armée de volontaires
-se dirige vers les montagnes près de la Mer Noire. Dans une
vallée parallèle à la mer, 6.000 bolcheviks ont été envoyés
de Toapse, et attendent, en embuscade, l'A. V. Toutefois,
l'ardeur guerrière chez les rouges ne semble pas s'accroître.
Deux compagnies d'infanterie bolcheviste avaient pris posi-
tion derrière le remblai du chemin de fer de lékatérinodar-No-
■vorossysk. avec de nombreuses mitrailleuses. Cinquante cava-
liers sous le colonel Guerchelman, surpris et violemment
canardés, prirent le parti d'attaquer au galop. Les bolcheviks
s'enfuirent et auraient été hachés en pièces, si une forte
reconnaissance rouge n'était intervenue.
Avtonomof répand des proclamations, exhorte chefs et
260 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
soldats au combat et envoie à Moscou les nouvelles les plus
rassurantes. Chacun répète, et docilement les journaux
publient : que toutes mesures ont été prises pour l'extermina-
tion de l'armée de volontaires, en deux ou trois jours. Mais
les jours et les semaines sont passés. Les héros de Kornilof
ont traversé les pires épreuves, et, plus unis que jamais, se
réorganisent dans une région à l'accès difficile, parmi une
population bien disposée, et qui accueille à bras ouverts cette
épave ensanglantée de l'ancien régime.
i4. — Je retourne dans le monde civilisé. — Une délation.
lékatérinodar, le 2i/3 avril.
L'issue de la Mer Noire est fermée pour moi. Après l'occu-
pation d'Odessa par les Allemands, les matelots de Sébastopol
ont interrompu les services maritimes entre le Caucase et
Odessa. Ils visitent avec la dernière sévérité tous les navires
qui passent, retiennent les passagers suspects et les exécutent
au moindre soupçon.
Chostak va faire une visite au commissariat de la guerre à
Moscou, pour transmettre à Trotsky les désirs de l'état-major
du groupe d'armées. Les sentiments d'hostilité contre les Alle-
mands, auxquels des ordres d'en haut avaient mis un frein,
semblent revivre dans l'armée rouge. On sait que l'armée d'An-
tonof se replie devant les troupes allemandes. On sait aussi que
les dernières fusillent tous les commmunistes — et spécialement
tous les matelots de la flotte baltique — qui leur tombent dans
les mains. Des représailles sanglantes ont été exercées contre
ouvriers et paysans lettons, sur l'indication des barons balti-
ques. L'armée rouge ne comprend pas très bien l'attitude des
commissaires de Moscou à l'égard du gouvernement allemand,
dont ils combattent les troupes et dont ils accréditent les repré-
sentants diplomatiques et consulaires à Moscou et Petrograd.
Commissaires et officiers croient qu'on ferait mieux, dans l'inté-
rêt de la patrie et de la révolution, de diriger les armées que la
fin de « l'aventure Kornilof » a libérées, sur le front d'Oukraine.
sous LA REVOLUTION
261
Chostak m'offre de faire le voyage dans son wagon particu-
lier, et j'accepte.
Je ne puis oublier que j'ai trouvé, dans la confortable capti-
vité qu'il m'a offerte, un refuge contre la haine des gai'des rou-
ges, qui, deux fois, entrés dans sa voiture pour lui demander
« pourquoi je n'avais pas encore été fusillé », ont été éconduits
par lui. La mort me semble toutefois préférable à cette vie,,
si elle devait se prolonger dans les circonstances actuelles.
Mes conversations avec Chostak auraient été intolérables
s'il avait été un bolchevik convaincu. Mais la position
«ociale, de laquelle il est redevable au régime actuel, l'em-
barrasse autant qu'elle le flatte. Je ne lui ai jamais caché ce
que je pense des théories bolchevistes qu'il est censé repré-
senter. Seulement, de temps en temps, peut-être pour
Tn'impressionner, Chostak dirige le canon de son revolver, en
jouant, sur moi. Il n'y a qu'à le laisser faire, en le
priant d'être prudent. Par deux fois, quand j'employai des
expressions un peu fortes, il s'est probablement souvenu d'être
,un commissaire soviétique, et s'est écrié : « Je ne sais pas
pourquoi je ne vous fais pas arrêter. » (Je le sais, moi ; il
«spère encore sortir du bolchevismc.) Je le regarde tranquil-
lement dans les yeux. Tout rouge, il quitte lo compartiment,
et revient quelques instants après, calmé et parlant de sujets
indifférents.
Rostof, le 27/9 avril.
dhostak et moi, nous profitons de notre passage à Rostof
pour visiter la ville, et, si possible, y prendre un bain. Dans
les rues, très peu de traces de l'activité des gardes rouges.
Nous voyons de nombreux commissaires attablés dans les
•restaurants avec de jolies femmes — tout comme les ci-devant
ofQciers — au milieu d'une foulo de bourgeois apeurés, mais
convenablement habillés.
Quelques effets que j'avais déposés en consigne à la gare
sont encore toujours là, sous la garde sévère d'un véritable
tchinovnik ancien régime dans sa longue redingote aux
262 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
boutons dorés. Il serait capable doter la casquette en me
saluant, si cela n'était pas si rigoureusement défendu I II
refuse même le « natchaï » dont je voudrais récompenser son
honnêteté. Voilà donc encore une de ces consciences que
Pierre le Grand, de sa main impériçuse et fébrile, avait
huilées et remontées, et dont les rouages et ressorts ont résisté
au désastre !
Je guide Chostak, qui veut acheter des articles de toilette,
chez un droguiste israélite, que je fréquentais, il y a deux
mois, sous Kornilof. La mère et les jeunes filles me recon-
naissent immédiatement pour m'avoir vu souvent entrer avec
des officiers de Kornilof. Elles avaient noué conversation avec
moi, nous avions échangé des informations, des amabilités,
voire quelques timides galanteries. Dès que je m'écarte un
petit moment pour me pencher sur une vitrine, ces femmes-
échangent à voix basse quelques propos avec Chostak. Elles
me dénoncent à lui comme Kornilovets ! Tout cela n'est pas^,
au fond, très redoutable ; ma présence tantôt parmi les mem-
bres d'un parti politique, tantôt parmi ceux du parti opposé,
peut très bien s'expliquer chez un étranger, mais les femmes^
— après une réponse de Chostak — reviennent à la charge,
et semblent choquées de mon impunité. Et moi, je ressens
un réel sentiment de malaise, non parce que je me représente
le danger que je pourrais avoir couru, mais je suis pris d'un
subit dégoût devant cette indicible bassesse, devant ce geste
si spontanément ignoble qui livrerait sans hésitation, sans
scrupules, sans l'ombre d'un motif (qui serait par exemple
un désir de vengeance) un homme à une mort terrible !
i5. — Une visite a Broussilof,
Moscou, le 2/i5 avril 1918.
Pendant le bombardement de Moscou par les bolcheviks,,
le 2 novembre, ceux-ci ont, avec une rare adresse, envoyé un
obus dans la maison que le général Broussilof habitait, et
qui se trouvait dans un quartier uniquement occupé par les
sous LA RÉVOLUTION
263
rouges. Cet obus, le seul qui soit tombé dans ce quartier,
fracassa la jambe de l'ancien commandant eu chef des armées
russes, qui prétend que le coup a été dirigé par un artilleur
allemand.
Je retrouve mon grand et ancien ami dans la clinique du
docteur Roudnief, dans la rue d'Argent. Il a subi de longues
et douloureuses opérations. On pratique à peu près une fois
par mois une incision, pour extraire encore un éclat d'os,
ou bien pour ouvrir un abcès. Je le trouve sur son lit de
souffrances, épuisé, mais souriant de son bon sourire d'autre-
fois. Il a, comme en 1916, quand je prenais, trois fois par
jour, mes repas avec lui, la physionomie fine et légèrement,
railleuse, les yeux perçants, les manières polies et douces, la
parole claire et nette.
Des officiers russes m'avaient raconté dans l'armée que les
commissaires de Moscou auraient envoyé, à la nouvelle de la
blessure, quelques-uns d'entre eux pour porter à l'illustre
chef l'expression de leurs regrets. Quelle incurable crédulité
a donc porté des officiers à inculper ces commisaires des vices
bourgeois, que sont la générosité et la délicatesse I
Nous parlons de Kornilof, dont les journaux de la capitale
viennent de rapporter la mort, une glorieuse mort de soldat.
Après avoir exalté sa bravoure, Broussilof critique sévèrement
sa carrière politique.
— On a choisi Kornilof comme mon successeur, contrai-
rement à mon conseil. Dès le moment, où la question d'une
distature composée : Kornilof-Kérenski fut posée, il est certain
que le dernier, qui n'avait pas l'appui des militaires, devait
être écarté. Mais il n'aurait jamais fallu la poser.
» Kornilof, cette tête fêlée, n'est qu'un sabreur, chez qui
la bravoure fut un culte, tandis qu'elle ne doit être qu'un
moyen. Il a tout perdu, l'armée et la situation politique, ;\
laquelle il était le dernier homme en Russie à pouvoir porter
remède. En commençant trop tôt un mouvement, qui n'était
pas soutenu par les sympathies du peuple, et qui ne fut qu'un
geste nerveux, mal calculé, il a fait naître chez les uns une
264 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE.
inguérissable apathie, chez les autres une telle réaction des
idées révolutionnaires, que, d'un seul coup, les bolcheviks
ont pu s'emparer du pouvoir. Les soldats auraient pu être
gagnés, avec du tact, à un prudent mouvement contre-révo-
lutionnaire. Ils ont abandonné et laissé tuer leurs officiers
par dizaines de milliers. Kornilof est responsable de leur
mort.
)) Si Napoléon — et Kornilof ne saurait lui être comparé —
avait pris le pouvoir deux ans plus tôt, il aurait été balayé et
tué, et sa nation aurait été précipitée dans le gouffre vers
lequel elle courait. Le dictateur Bonaparte ne s'est révélé qu'au
moment où les esprits étaient fatigués du désordre et blasés
des idées révolutionnaires.
» Aucun homme ne peut édifier rien qui soit durable
contre la volonté d'une nation. On ne peut forcer ni la cons-
cience ni les convictions de tout un peuple. Les dernières fautes
de Kornilof ressemblent à toutes les précédentes. Il a voulu
forcer les circonstances par l'obstination. Il a eu le culte de la
bravoure, toute sa vie. Mais la bravoure ne suffît pas à un
chef : il lui faut des décisions mûries par la prudence, par
l'observation attentive et réfléchie.
)) Ma jambe m'a empêché de rejoindre mon ancien chef
Alexéief au Don. Mais après l'échec de sa première tentative
d'organisation des cosaques du Don, j aurais refusé à sacrifier
inutilement toute cette brave jeunesse : j'aurais licencié l'armée
de volontaires, quand il était encore temps.
» Cette armée, avec toute sa bravoure, avec son programme
généreux et patriotique, a été abandonnée par la population.
Le courant de l'opinion publique est favorable — pour le
moment encore — au mouvement maximaliste, et tous les
efforts de Kornilof sont condamnés à échouer. »
Je raconte au général que des amis, anciens officiers de
régiments aristocratiques, se sont joints aux anarchistes, qui
sont le seul parti se dressant encore contre les maximalistes.
— C'est noble, mais stupide. Quel gaspillage de jeunesse
et d'énergie 1 Mieux vaut ne rien faire, si l'on ne peut s'atta-
£G^
sous LA RÉVOLUTION 265
quer au cœur de l'ennemi. Nos espoirs déchus le réconfortent. »
Je lui demande s'il est vrai que les maximalistes lui aient
fait des offres d'emploi.
— Cela est exact. Je n'ai jamais fait de politique, et des
intérêts de service m'ont souvent obligé à désobéir à mes
sympathies sociales naturelles. Je considère l'ancien régime
comme aboli pour une époque considérable. Tous mouvements
■contre-révolutionnaires sont condamnés à s'éteindre. Si l'on me
présente une armée purement russe, et qui se battra pour
un but national, j'en prendrai le commandement, si l'on veut
me l'offrir, et sans m'occuper des convictions économiques et
politiques des dirigeants. *
» Il est évident que je pourrais, en donnant mon nom, être
utile au gouvernement actuel. J'ai conservé une certaine
popularité auprès des soldats. Ceux que les commissaires
•envoient de temps en temps perquisitionner chez moi
s'excusent" en entrant, me saluent, observent une attitude
pleine de déférence. Grand nombre d'officiers qui se sont
attachés au ministère de la guerre actuel seraient contents
de couvrir de mon nom leur a conversion ». A ceux qui sont
venus, au nom des commissaires, me proposer la reconsti-
tution de l'armée russe, j'ai posé trois conditions :
» L'introduction de la peine de mort ;
» La nomination des officiers non par les soldats, mais
par les supérieurs hiérarchiques ;
» La subordination, dans les zones de guerre, des autorités
civiles aux autorités militaires.
» Je n'ai plus jamais reçu de réponse. »
Un grand philosophe O a parlé de la « Ruse de la
Divinité » qui tire l'homme de son inertie naturelle, le pousse
à des actions qui le surpassent, et finalement utilise toute
l'énergie qu'il apporte à la réalisation de ses buts personnels
(^) Hegel. Phaenomonologie des Gcsfcs. 1. 'expression qu'il emploie
«si : « la Ruse de la Raison », c'est-à-dire : de la Raison qui gouverne
le Monde.
266 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE.
en les faisant servir à des desseins cachés. Chez la plupart des-
hommes, letonnement et la douleur de voir constamment les-
espérances détrompées par les résultats, sont atténuées par de
nouvelles illusions qui, habilement, surgissent. Seul celui
qui est clairvoyant s'aperçoit qu'il « est joué » et se dégoûte
de l'action.
. Broussilof et Kornilof, voilà deux hommes également
notoires, et dont la personnalité a influé — mais pour une
petite partie, et contrairement à leurs prévisions — sur la
révolution. Leurs vies passées, également honorables et
remplies de gloire, ont, aux moments où ils furent placés-
devant les problèmes les plus terribles, déterminé les voies
qu'ils ont suivies. Combien de façons n'y a-t-il pas d'être
en même temps patriote et homme d'honneur ! Ces deux
chefs ont agi comme ils ont dû le faire. Tous deux ont préci-
pité le cours d'événements inévitables, l'un par sa souplesse,
l'autre par sa brusquerie ; l'un par son inaction clairvoyante,
l'autre par sa folie divinatrice. Qui a eu raison des deux ?
i6. — ■ Moscou, LA Grande. — La société des savetiers
INTELLECTUELS. LeS CONTINUATEURS DES TSARS.
Moscou, le 19/2 mai.
Quelle différence entre les deux capitales russes ! Petrograd,
ville sans caractère — ville allemande, disent les Moscovites-
— s'est laissé vaincre par la révolution, sans résistance. Les
soldats victorieux y dominaient facilement une bourgeoisie
apeurée, et un quatrième État hésitant et flottant. Moscou a
toujours opposé aux nouveautés son imperturbable sang-
froid. En septembre 191 7, j'y avais trouvé une population
très sûre d'elle-même, se maintenant dans un ordre parfait,
ne se laissant entraîner que juste assez pour ne pas faire
obstacle au mouvement victorieux. Je devinai déjà que le
clan révolutionnaire, en infime minorité, ne régnait que par
intimidation et par la passivité d'une race dont les convictions
séculaires restaient invaincues.
sous LA RÉVOLUTION 267
Revenu à Moscou, après les sept lerril)lcs mois de I».
seconde révolution, de l'invasion du bolchevisme, d'une-
sanglante guerre civile, je retrouve le moral de la grande ville
à peine changé. Pour découvrir dans l'histoire russe un anté-
cédent de la situation actuelle, il faudrait peut-être remonter
non au dieu national que fut le formidable Ivan le Terrible,
mais aux invasions des Khans mongols qui essayèrent —
vainement — de briser les croyances et l'orgueil de cette
forte race.
Je suis frappé d'étonnement de voir le bruyant mouvement
bolcheviste, qui remplit l'empire russe jusqu'aux frontières
les plus éloignées du fracas de ses mitrailleuses, du clinquant
de ses furieux discours, prendre à Moscou un caractère aussi
effacé et disparaître aussi complètement sous la surface unie
de cette civilisation profonde et ancienne. On voit d'ailleurs
chez chaque bourgeois conscient d'être fils de la mère des
villes slaves une foi profonde à la destinée de son peuple, une
dignité résistant aux malheurs, qui le rendent cent fois
supérieur au citoyen de plusieurs pays d'Europe, et à Celui
des colonies européennes aux Amériques, en Asie et en
Australie (^).
Les nombreuses perquisitions, arrestations et exécutions
sont restées sans effet sur une ville dont les commissaires
ont voulu surtout ébranler l'inquiétante insoumission quf
fait craindre de futures insurrections. De temps en temps,
je vois de grandes processions, que les commissaires essayent
de combattre par des affiches. Les centaines de croix, icônes,
bannières, « khorougvi », sont suivies par des dizaines de
milliers de croyants, tous sans exception appartenant aux
classes les plus pauvres. Hommes, femmes, enfants, conduits
(^) Je rencontre souvent des Russes, clioqucs — mais pas assez —
des airs protecteurs qu'osent assumer à leur éf^ard des citoyens améri-
cains, âmes toujours simplistes et rarement développées, qui préten-
draient représenter une culture enraie ou supérieure à la leur. Mais
est-il vraiment tiumainement possible de s'imaginer que ces pauvres
institutions démocratiques, ces ignobles sky-scrapers, l'application
plus étendue des boîtes de conserve, ajoutent pour un griviennik à la
civilisation d'un peuple ?
268 «LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
par leurs prêtres, délirant d'enthousiasme, prêts au
sacrifice, défilent sous le regard arrogant des gardes rouges C).
En général, la vie normale semble continuer, et il faut
vraiment que quelque groupe de soldats demi-ivres passe, en
déchargeant ses fusils sur les façades des maisons, pour que
nous nous ressouvenions de la révolution et do ses excès.
Il est à peine parti que, déjà les boutiques se rouvrent, et
que les trottoirs se couvrent à nouveau d'une foule urbaine
■et mesurée, vieux ouvriers mélancoliques, petits garçons
joufflus en longues redingotes bleues, prêtres au regard
perçant et à la barbe d'or, belles promeneuses en robes
■claires, qu'abordent des cavaliers qui se penchent, d'un geste
courtois, sur leurs petites mains.
D'autres que moi ont décrit dans tous ses détails la
surprenante cité que les soviets ont voulu fonder, cité sans
bases et sans coupoles. Les milliers de décrets que les com-
missaires font papillonner au-dessus de leurs « adeptes » ne
changent aucunement le caractère de la révolution. Elle
repose, comme toutes celles qui l'ont précédée, sur un
malentendu obstiné et inguérissable entre la foule et les diri-
geants. La foule révolutionnaire ne marche pas pour réaliser
des doctrines, pour créer des sociétés idéales, et ses meneurs
le savent. La foule veut d'abord avoir, sans efforts, sa part
des richesses nationales, et surtout — voilà sa part de l'idéal
— elle veut la liberté, c'est-à-dire elle veut briser toutes les
chaînes du respect. Elle ressent une honte de s'être inclinée
devant des individus supérieurs, par la naissance, le maintien,
l'intelligence, les talents, le rafiînement. On les lui a aban-
donnés comme une proie : « Bafouez, tuez, torturez ceux que
vous avez jusqu'ici admirés et adorés, ce sont vos ennemis et
ceux de la révolution! » C)
Observez le garde rouge qui passe dans la rue : il examine
les passants, pour constater qu'ils ne portent ni insignes
(^) J'ai vu un petit commissaire qui souffla la fumée de son cigare
<lans la direction d'un icône, vigoureusement souffleté par un ouvrier
furieux.
(-) Décret de Radek.
sous LA REVOLUTION
269
scolaires, ni médailles ou décorations. Le reste lui est bien
égal. En province, on maltraite ou tue, pour avoir les mains
soignées, pour se moucher dans un mouchoir. A Moscou, la
seule préoccupation des soldats révolutionnaires est la pour-
suite de la (( revanche du prolétariat » qu'on leur prêche-
journellement.
Aujourd'hui la servante d'une famille amie est retournée à
la maison, toute tremblante. C'est une paysanne qui a pris
l'habitude des vêtements citadins, et qui porte chapeau. Des
soldats rouges qui passaient l'ont menacée de leurs baïon-
nettes : « Si tu oses venir ici, nous vous tuerons, vous êtes
une bourgeoise ! » La pauvresse a riposté : « Mais je suis-
ujie paysanne, regardez comment je suis habillée, et je n'ai
même pas de quoi manger ! » Et les soldats, en la chassant :
« Tant mieux, on voit bien que vous êtes une bourgeoise,
nous vous couperons la tête ! »
Partout où les révolutionnaires ont manipulé les anciennes
institutions et organisations, ils n'ont eu qu'un seul souci :
nier la supériorité de 1' u intelliguentsia », se venger sur la
bourgeoisie. Dans les usines, des ouvriers remplacent les ingé-
nieurs. Dans les gymnases, c'est le portier qui dirige l'ensei-
gnement, et qui touche plus qu'un professeur. Dans les
ambulances militaires et quelquefois civiles, les soldats ont
augmenté le salaire du a feldscher » C) à 45o roubles, tandis
que les médecins — pour bien marquer la différence sociale
— ne touchent que 4oo. Dans les gigantesques maisons de-
Moscou, le concierge est nommé président du comité de la
maison (doniovoï komitct). Ces réformes accomplies, les
comités n'ont plus qu'un seul souci : se coucher sur leurs
excréments pour empêcher qu'on y touche. C'est ce qu'ils
appellent défendre la révolution.
Toute cette société renversée, ivre et folle, trébuchant sur
ses mains, jambes en haut, fait un effet d'un comique irré-
sistible. Dans les usines, personne n'obéit et tout s'arrête.
Déguisé en barine, le dvornik ne se sent pas plus sûr de sas
(}) Fcldchcr = aide-méclecin.
270 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
tenue. Le feldscher, embarrassé de sa nouvelle autorité,
commet gaffe sur gaffe, sous les regards ironiques des
médecins, ses subordonnés. Il faut souvent forcer le portier
du gymnase par des menaces à continuer la direction du
lycée, qu'il n'avait jamais parcouru que le plumeau et le
torchon mouillé en main.
Mes bottes ont besoin d'être raccommodées. On me conseille
■de m'adresser à la « société des savetiers intellectuels » C) qui
occupe un appartement de la maison que j'habite. Je trouve
dans une grande pièce, assis autour d'une longue table, une
dizaine de messieurs à l'aspect très distingué. Tous portent
des tabliers et sont occupés à couper des morceaux de cuir,
de ressemeler, de coudre des bottes, bottines d'homme, de
femme, sous la direction technique d'un ancien savetier
militaire. Je me présente, les messieurs se lèvent, et le pré-
sident de l'assemblée me les nomme. Lui-même est le banquier
Sigof, organisateur de l'affaire. Le secrétaire est le général Oko-
lokoulak, le fisc le général Bekhtéief, ancien maréchal de no-
blesse du gouvernement de Tambov. Le nombre d'aspirants a
été si considérable qu'on s'est vu obligé de n'accepter aucun of-
ficier au-dessous du grade de colonel. Plusieurs dames, toutes
appartenant aux cercles aristocratiques de Moscou, font partie
du club. Quelques-unes d'entre elles, retenues par la lumière
du jour, se glissent vers la tombée de la nuit pour y gagner
de quoi se nourrir. Vers le soir, les officiers, en pardessus
râpés, gantés, très droits, et d'une allure distinguée, regagnent
leur domicile. Je leur demande s'ils n'ont pas envie de tra-
vailler dans quelque bureau soviétique. L'un d'eux me répond :
« Comment le pourrais-je, moi qui suis monarchiste I »
D'autres officiers, jeunes et plus ardents, ne se contentent
pas d'une attitude aussi effacée. Il ne se passe pas un seul
jour où je ne rencontre un de mes camarades du front. Quel-
ques-uns rédigent un journal constitutionnel-démocrate, à.
(^) Soious Intel ligentnikh sapojnikof.
sous LA RÉVOLUTION 271
!a barbe des bolcheviks. D'autres appartenant à des régiments
de la garde, aux régiments des Ingoushs, des Tatares, pré-
parent une contre-révolution. Je les rencontre parfois en
compagnie d'individus louches : ce sont des membres de
J état-major anarchiste, qu'ils essayent de diriger.
Mais il n'y a aucun système, aucune organisation dans ces
efforts individuels. L'un après l'autre, ces grands enfants
seront arrêtés et exécutés. L'éducation militaire les a formés
pour obéir, elle en fait rarement des chefs. Kornilof erre dans
les steppes. Broussilof, invalide, attend. Les Romanof, chefs
légitimes du peuple russe, mais déchus des fortes qualités de
la race, ont failli à leur devoir, et les jeunes cœurs qu'ils
•devaient conduire se brisent comme verre.
Mais au Kreml, parmi les ombres des demi-dieux que furent
les princes de Moscou, gouvernent quelques hommes, sans
aucuns droits d'hérédité, mais qui semblent les légitimes conti-
nuateurs des anciens tsars, tellement ils leur ressemblent par
la clarté des buts, l'impitoyable dureté des moyens, par la
force, l'astuce, la cruauté, l'ascendant sur leurs féaux. Résolus
à se maintenir sur le plus magnifique trône que l'univers ait
connu, se méfiant des instincts populaires qui les y ont portés,
ils imitent les empereurs romains du Bas-Empire, qui se
faisaient acclamer par des émeutes de soldats, mais dont le?
portes étaient défendues par des barbares varègues. Le Kreml
est gardé, non par des Russes inconstants et volages, mais par
des bataillon lettons, soldats grossiers et instruits, indépendants
«t disciplinés, qu'ils nourrissent, enrichissent et cajolent.
Peut-être pourra-t-on invoquer plus tard comme excuse
pour leur règne sanglant que les commissaires de Moscou
ont, pendant une période où la Russie était en danger d'être
livrée aux plus dangereuses expériences ochlocratiques O,
*auvé l'idée de l'autocrat'ie, sans laquelle la Russie périrait.
(^) Les comités des usines, qui ont perdu l'indiistric russe, ont été
institués par le gouvernement provisoire.
ÉPILOGUE
DE LA DEUXIÈME PARTIE
Le projet de Chostak (et de Vétat-major d'Avtonomof) con-
sistait en l'envoi des armées rouges du Caucase, au front ou-
krainien, sous les ordres d'Antonof. Il fit plusieurs démarches
pour y gagner le Conseil des commissaires. Il visita les chefs des^
missions alliées, qui — habilement bernés par Trotsky — se
flattaient d'espoirs insensés. Après deux semaines d'efforts inu-
tiles, il me confia qu'aucun des commissaires du peuple, ni des
personnes formant leur entourage, ne pensait sérieusement à
une rentrée en guerre aux côtés des Alliés. En causant avec les
officier alliés, on ne voulait que gagner du temps. Cétait le
mois de mai 1918. Sur le front français cela semblait aller mal,
de loin, et vu à travers la presse soviétique. Pendant la conver-
sation prolongée que Chostak eut avec Trotsky, il lui développa
la nécessité de diriger toutes les armées rouges contre l'impéria-
lisme allemand. Tj'otsky île fixa dans les yeux :
— Et pourquoi pas contre le capitalisme français et anglais ?
Cela n'empêchait pas le Grand Etat-Major soviétique d'élabo-
rer avec les officiers alliés des projets de réorganisation de l'ar-
înéerusse, et de son regroupement contre « l'ennemi national ».
Ce Grand Mùt^'i'jor occupait à la gare d'Alexandrovsk un train
luxueux. J'y visiiai deux fois les généraux Bontch-Brouévitch
et Soliman. Partout en Russie on tuait, des officiers pour avoir
porté des distinctions qui rappelaient l'ancien régime. A la
gare d'Alexandrovsk, les généraux et leur suite exhibaient les
décorations tsaristes, pour recevoir les représentants étrangers.
C'étaient de pauvres sires, dont les commissaires exploitaient le
beau port, et les habitudes diplomatiques, pour mieux duper
l'étranger. Ils n'étaient au courant de rien, on leur cachait tout.
Pendant une conversation entre les deux officiers généraux,
Chostak et moi, Soliman demanda brusquement à Chostak qui
272<
Lo Grii.'ral lil'.OI SSII.OK
dans la cliiii<iiir du l>'' iMuidiiict' iiiiii kiiS)
LA GUERRE RUSSO-SIBÉRIENNE 273
venait de mentionner Àvtunomof, commandant le groupe d'ar-
mées du Caucase :
— : Dites-moi, s'il vous plaît, qui est-ce? Est-il officier de
m,étier? Par qui et quand a-t-il été nommé?
Quand nous demandâmes où se trouvait actuajilement Anto-
nof, commandant en chef les forces soviétiques combattant la
contre-révolution, le chef et le sous-chef du G.E.M. n'en sa-
vaient rien. Ils ne pouvaient même pas nous dire si le commis-
sariat de la guerre était au courant.
A la fin de mai, je me rendis à Petrograd. Je fis ce voyage
dans le plus luxueux coupé de wagons-lits imaginable. Un
■excellent service, beaucoup d'ordre. Tandis qu'en province
l'abolition des classes dans les voitures du chemin de fer fai-
sait encore partie du programme révolutionnaire, on ne cou-
doyait ici dans les couloirs que commissaires soviétiques et
spéculateurs : les gardes rouges en chassaient les intrus pauvres.
Le gouvernement soviétique commença à se convaincre des
■charmes que possèdent certains détestables préjugés d'ancien
■régime, et cela nous donna espoir pour l'avenir.
A Petrograd, une pauvreté et une détresse inimaginables.
L' « intelliguentsia » vendait des allumettes aux coins des rues.
La portion de pain n'était que de 50 grammes par jour, un
pain contenant de la paille hachée. Quand il manquait, le
soviet le remplaçait par 50 grammes de hareng salé. Ce fut à
cette époque que Zinovief, président du soviet de Petrograd,
prononça cet adage devenu fameux : « qu'il fallait donner aux
bourgeois juste assez à manger pour ne pas leur faire perdre le
souvenir du pain ». Lui et les siens n'ont jamais manqué de
rien, ni les matelots de Kronstadt, qui étaient le soutien du
régime. On les voyait, gras et repus, accompagnés de femmes
bien vêtues, se promener aux grands Prospekts, parmi les
spectres. A côté de la profonde misère, les plus scandaleux
excès, toujours caractéristiques pour les révolutions. Mes amis
étrangers rencontraient dans les bars les plus réputés, les ma-
nitous du bolchcvisme, loffe et autres, dépensant l'argent sans
■compter, avec des filles richement habillées. Les dames du bal-
i8
274 sous LA RÉVOLUTION
let n'avaient rien perdu au changement du régime. Pour elles
les bijoux réquisitionnés et les landaus impériaux.
Le monde soviétique — les plus petits commissaires inclus —
occupait les somptueux palais des ci-devant. On était plein de
joie : les missions allemandes s'étaient installées en ville. Paris,
bornbardé, allait être pris. Avec l'Allemagne victorieuse on es--
pérait faire de bonnes affaires : voilà le ton des conversations 1
J'eus d'abord rintention de regagner la France par la Suède.
Le navire suédois, sur lequel j'avais pris place, n'attendait que.
l'arrivée d'une considérable quantité de cuivre brut, dont le
Conseil des cojyimissaires avait ordonné l'exportation. Quand le
cuivre arriva, le soviet du port en défendit l'embarquement. Au
capitaine qui lui montra le certificat d'exportation signé
Trotsky et Tchitchérine, le président répondit qu'ici, à Petro-
grad, on n'acait à compter qu'avec les autorités locales. .
Je pris donc la route de Mourman. Le jour même de mon ar-
rivée dans ce port, le navire Porto, battant pavillon anglais ei
portugais, partit peur l'Angleterre avec 2.5oo passagers.
J'arrivai à Paris au début du mois de juillet. Mes récits sur la
magnifique épopée des Kornilovtsi y firent une grande impres-
sion. J'étais le seul participant au « Koubansky Pokhod » qui
eût jusqu'ici réussi à sortir de la fournaise, et on écoutait avide-
m,ent les précisions que je pus donner. L'armée des volontaires,
entourée d'ennemis, coupée de l'étranger, mais invaincue, ren-
tra dans les calculs d'avenir. D'ailleurs, les soviets venaient de
découvrir leur jeu : ils misaient sur l'Allemagne.
Un nouveau chapitre de la révolution russe avait commencé
en Sibérie. Le gouvernement français allait s'y faire représenter
par une mission militaire sous le général Janin, et par un haut-
commissaire, le comte de Martel. Les Affaires Etrangères et la-
Guerre m'attachèrent à cette mission militaire en fonction de
correspondant militaire officiel.
TROISIÈME PARTIE
EN SIBÉRIE
...saepe homines morbos magis esse timendos
infamemque ferunt uitam quam Tartari leti,...
...auariiies et honorum caeca cupido
quàê miseras homines cogunt transcendere
\ fines
iuris et interdum socios scelerum atque minis-
\tros
haec uulnera uitae
non mi7iimam partem mortis formidine alun-
\tur.
{Liicretius, de reruni natura III.)
« Je te donne ce premier conseil : ne cause
jamais de tort à ceux de ton sang : et quand
ils te feraient injure, modère ta vengeance...
« Je te donne aussi ce conseil : de ne jamais
croire aux promesses d'un ennemi dont tu as
égorgé le frère ou terrassé le pèro. Le loup vit
encore dans le louveteau, bien que tvi penses
l'avoir assouvi d'or. »
(Brynhildar quida, I.)
CHAPITRE PREMIER
A KHARBINE
Au, commencement de septembre 1918, je quittai la France
pour la Sibérie. De passage à Washington, j'y eus plusieurs
entrevues extrêmement intéressantes avec l'ambassadeur de
France. Je m'y entretins avec quelques personnalités du War
Office, et du State Department. J'eus le plaisir de causer lon-
guement avec l'ancien président Roosevelt, à New-York, en-
suite dans sa propriété d'Oysterbay. Il plaidait, par la suite,
une forte intervention militaire des États-Unis contre les so-
viets. Sa mort qui intervint deux mois plus tard, a privé son
parti d'une politique extérieure indépendante et l'a livré aux
impulsions des luttes de politique intérieure.
A Tokyo, je me suis entretenu avec le ministre de la Guerre,
avec le chef et le sous-chef du G.E.M. Le problème de l'inter-
vention japonaise m'apparut dans toutes ses complications.
Vers Noël, je fis la traversée de la mer du Japon, sur un trans-
port japonais, en compagnie du général Takayanagui, très
gai convive et fin diplomate. Enfin, à Vladivostok, je me ha-
sardai, prudemment, dans le corridor de la longue aventure si-
bérienne. Avant d'aller voir de mes propres yeux ce qui se
passait dans les Ourals — je compris que la question Koltchak
ne serait résolue que là-bas — j'allai causer à gauche et à
droite.
Le général Khorvat fil sur moi une excellente impression :
vieillard très fin, grand patriote, ne perdant jamais de vue les
intérêts de la Grande Russie rétablie. Le général Knox me donna
l'jrnpression d'un tempérament de conspirateur contre-révolu-
iionnaire, aimant la manière forte, d'ailleurs caractère franc
278 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
et énergie infatigable. Le général Graves, exactement son anti-
pode, sympathique, mais peut-être un peu trop paternel, sem-
blait convaincu que ses sept mille soldats se trouvaient en
Sibérie pour empêcher que les gardes blanches, dans leur trai-
tement des bolcheviks, s'écartassent des préceptes évangé-
liques. Le général Otani, vieux gentilhomme, sembla incor-
porer le meilleur raffinement et l'inimitable correction de
l'aristocratie japonaise.
Kharbine, le lo janvier 1919.
LE transsibérien traverse la Chine neutre sur une lon-
gueur de i.4oo kilomètres ('). Les villes et terrains
avoisinant la voie ferrée se trouvent — par une
exterritorialité fictive, réglée par traité — sous la juridiction
russe, devenue bien illusoire, depuis que gendarmes et soldats
russes manquent pour la soutenir.
Les garnisons chinoises ont partout repris de l'importance
depuis la chute du prestige russe en Mandchourie. Et par une
singulière ironie de l'histoire, la Russie doit en premier lieu
aux baïonnettes des peureux indigènes la reconstitution de
son gouvernement.
Pendant les plus obscurs moments de la domination bol-
cheviste, la résistance des partis « de l'ordre » s'est organisée
le long de ce réseau neutre du Transsibérien. Et après que
les armes étrangères ont fait refluer le courant politique, la
même neutralité chinoise continue à protéger les partis
vaincus contre les représailles des poursuivis de jadis.
I. La VILLE.
La gare et la ville russes (ville nouvelle et le quartier
Pristan) tombent sous la surveillance de la police russe qui,
(^) Entre Mandchouria et Pogranitchnaia.
EN SIBERIE
279
déjà fort affaiblie en Sibérie, a de tous temps été considéra-
blement relâchée ici. Kharbiiic^ sert d'asile aux criminels
russes qui ont réussi à franchir la frontière, et qui se ren-
contrent librement avec les bagnards de tous les pays.
Au quartier Pristan, ville des commerçants, les marchés
les plus infâmes sont librement conclus. L'astuce orientale,
■combinée avec la criminalité, plus savante, des occidentaux,
peut seule expliquer l'abondance des grands capitaux.
Parmi les nombreux millionnaires se font en premier lieu
remarquer d'anciens bolcheviks, venus de Russie et de Sibérie,
les poches pleines. Anciens présidents de comités militaires
qui ont vidé la caisse des armées, anciens commissaires révo-
lutionnaires qui ont amassé une fortune par le « chantage à
exécution » ou par la réquisition des capitaux privés, mènent
ici une vie luxueuse.
D'anciens ouvriers et soldats entretiennent des artistes de
théâtre. Des fonctionnaires gagnant 2.000 roubles par mois
■en dépensent i5.ooo. Des officiers en retraite perdent au jeu,
sans broncher, des sommes de 4o et 5o.ooo roubles, dans une
seule soirée.
Toute cette horde vit du désordre et le protège comme son
gagne-pain. La décentralisation de tous les services permet
l'exercice de cent métiers louches. Il y a la contrebande des
boissons alcooliques, qu'on introduit avec la connivence des
douaniers. L'opium, la cocaïne, fabriqués en Perse et intro-
duits en Chine depuis l'avènement du régime rouge, sont
introduits par des civils et des militaires qui font la navette
«ntre les villes frontières et gagnent à chaque voyage une
petite fortune. Ce sont l'anarchie et la désorganisation des
transports qui causent les énormes différences de prix des
articles de première nécessité dans les villes sibériennes. Le
retour de l'ordre les ferait disparaître. Aussi le parti des com-
merçants de Kharbinc est-il opposé au rétablissement des
services réguliers, et considère-t-il l'intervention des Alliés
«comme une peste.
280 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
2. — Le chemin de fer.
A l'exception des divisions japonaises, généralement biei»
tenues en main, les troupes alliées sont disséminées le long de-
la voie ferrée en trop petits paquets, et ébranlées par le
désordre général, participent aux abus. D'autre part, les fonc-
tionnaires du chemin de fer continuent à désorganiser inten-
tionnellement les services. L'anarchie est telle, que les ordres
les plus pompeux, les nécessités militaires les plus impérieuses-
peuvent se briser contre la mauvaise volonté d'un tout petit
fonctionnaire.
Le transport de >vagons de marchandises en Sibérie, sup-
primé depuis le 23 décembre, en faveur des transports mili-
taires, continue avec la même régularité. Les chefs de gare et
les officiers russes et alliés, disposant de trop grandes quantités
de wagons pour articles militaires, tous obéissant au principe :
n Tolko douraki nié imiéout diénég tiépiér » C)> vendent aux
commerçants des voitures à des prix qui augmentent à mesure
que les transports en Sibérie promettent plus d'avantages. Le
prix d'un wagon varie de 20 à 50.000 roubles pour un voyage
jusqu'à Irkoutsk ; il faut y ajouter une prime d'assurance
contre la confiscation par les garnisons russes situées en roule.
Le wagon acheté et rempli de denrées pour la Sibérie, la
mauvaise volonté du chef de gare et des officiers est éliminée.
Mais tel petit fonctionnaire, chargé de la vérification des voi-
tures, peut le refuser comme « inapte au transport ». 200-
roubles dissipent ses doutes. Pour que le wagon ne reste pas-
indéfiniment en gare, il faut un permis du chef de gare ou
du fonctionnaire du jour, pour le faire accrocher à l'unique
train par jour, qui part en Sibérie : i.ooo roubles. Rangeur^
et mécaniciens ont maintenant le droit, mais non l'obligation,
d'accrocher le wagon : 5o roubles pour chacun.
Le wagon parti, les risques du commerçant restent consi-
dérables. Il peut être réquisitionné par un Sémeonovets (^) ou
(^) « Il n'y a que les imbéciles qui maintenant n'ont pas d'argent. »
(^) Les garnisons russes entre Vladivostok et Verkhné-Oudinsk ne-
reconnaissent pas l'amiral Koltchak. Ils n'obéissent qu'au chef régio-
nal, l'ataman Sémeonof.
EN SIBERIE
281
déclaré brûlé par un ofiîcier chef de transport, et dans les deux
cas, vendu à des marchands en embuscade. Pour que les mar-
chands de Kharbine continuent à courir de tels risques, ils
doivent se proposer des bénéfices immenses, qu'on s'explique
par la hausse des prix à mesure qu'on s'éloigne de la Chine. Le
sucre coûte 90 kopeks ici, et 20 roubles à Omsk, les paquets de
vingt cigarettes, respectivement, i et 10 roubles.
La vénalité traverse toutes les sphères. « Nous en sommes
venus au point, me dit M. Stevens, que la situation ne peut
plus devenir pire. »
On trouve le guichet fermé : plus de places disponibles.
Mais en entrant par une porte de derrière, et en payant quatre
fois le prix du billet, on l'obtient. Le conducteur refuse avec
véhémence qu'on porte d'avance ses valises dans le coupé
qu'on s'est réservé. Dix roubles, et il sourit obséquieusement.
Les mécaniciens, irrégulièrement payés, accélèrent, ralentissent
la marche, prolongent ou diminuent les arrêts aux gares, à
des prix vraiment raisonnables.
A l'exception des Français et des Japonais, rigoureusement
contrôlés par leurs missions, et d'ailleurs également gouvernés
par des traditions contraires à tout genre de commerce, les
officiers, tant russes qu'alliés, se livrent pour une partie au
trafic, et font peser sur l'intervention militaire le reproche des
mercantis, qu'on est venu pour leur faire concurrence Q).
3. — La Bourse et la politique.
La Bourse de Kharbine est la seule en Sibérie, où les cours
et valeurs suivent celles des marchés étrangers. La finance et
le commerce de Kharbine influencent donc profondément le
trafic — et la politique — sibériens. Ces marchands russes
(}) Les envois qu'on confie à certains proupts d'ofTicicrs alliés sont
généralement, pour la plus grande partie, pillés, si l'on ne peut se
remettre qu'à leurs sentiments d'honneur. Des caisses renfermant
des articles pour usage personnel, que je m'étais fait envoyer d'Amé-
rique, ne me sont jamais parvenues qu'ouvertes et lionlcusement pil-
lées : et ce fut la règle ! Mais c'était la mode de n'accuser que les
Busses des malversations.
"282 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
et étrangers, qui ont l'œil constamment fixé sur le théâtre de )a
guerre civile, y forment un troisième groupe politique, essen-
tiellement neutre, aussi indépendant des patriotes que des
rouges, sans convictions, et occupé à acheter et régler celles
des autres, à son gré. Leur louche bande — d'autant plus
dangereuse que le monde moderne leur reconnaît une sorte
d'honorabilité — n'a aucune sympathie prononcée pour le
bolchevisme qui ne semble pas leur offrir assez de sécurité
pour l'exercice de leur métier. Mais le régime Koltchak-Sémeo-
nof et l'intervention des Alliés, que les patriotes implorent
et que les mercantis étrangers acclament, certes pas pour des
raisons d'ordre moral, signifie pour les marchands de Kharbine
le rétablissement d'un ordre moins profitable que l'anarchie, et
l'intrusion d'un commerce menaçant de les chasser du marché
sibérien.
Chez tous ces commerçants, accourus en quantités impres-
-sionnantes, aucun souci national, cela va sans dire. Ceux de
Mandchouria et Tchita, vivant en symbiose avec les officiers,
se sont rangés parmi les patriotes et regardent d'un oeil favo-
rable les Japonais, dont la présence leur garantit la stabilité
■de leurs commanditaires militaires. Ici, à quelques centaines
■de kilomètres de Tchita, l'intérêt dicte une politique différente:
un gouvernement russe faible et livré à leurs manigances,
l'éloignement du contrôle étranger. A mesure qu'ils sont plus
ou moins haut placés sur l'échelle sociale, qu'ils ont des
attaches plus ou moins solides avec la finance, ces âmes de
Melmoth flottent vers un patriotisme à vues larges, ou vers la
trahison pure et simple.
De larges groupes de mercantis — sans faire un appel direct
^ux rouges après une tentative échouée — envisagent avec
sympathie les émeutes et insurrections contre lesquelles se
débat le gouvernement d'Omsk, et les difficultés que ren-
contrent les étrangers. Des émissaires qu'ils encouragent et
soutiennent, entretiennent un continuel va-et-vient le long du
Transsibérien, jusqu'à Tomsk et Omsk, et permettent de fomen-
ter des troubles dans la nouvelle armée russe. Je rencontrai
E N s I B É R I E -^O-^
«hez un intellectuel juif un de ces jeunes émissaires, qui
raconta joyeusement les progrès de la propagande bolcheviste
(ou socialiste-révolutionnaire de gauche, ce qui revient prati-
quement au même) dans l'armée sibérienne.
A l'égard des étrangers, les opinions des commerçants
varient, à mesure qu'ils envisagent des intérêts d'ordre plus
ou moins général. On peut dire que les cercles russes craignent
surtout l'effort américain, et que les milieux juifs s'opposent
avec le plus de vigueur à l'intervention japonaise.
Voici les opinions du président du Comité de la Bourse de
Kharbine, homme nouvellement converti à l'orthodoxie, et
-qui m'a été spécialement recommandé par le prêtre principal
de l'église de Sainte-Sophie.
« Les Américains et les Japonais veulent introduire leurs
marchandises, exploiter le pays, immobiliser le commerce
russe. Surtout les Américains sont dangereux. Sortis de la
guerre, sans y avoir presque rien perdu, ils peuvent s'adonner
au commerce. Ce ne sont pas des démocrates — comme ils
veulent le faire croire par leurs proclamations — mais des
bourgeois infatués. Il n'est pas vrai que les Alliés aient ici
rétabli l'ordre. Le contraire est vrai : chaque fois que des
patriotes russes ont établi un système convenable, des étran-
gers sont survenus — les Tchèques après Sémeonof, les Japo-
nais après Kalmykof — s'attribuant le mérite des opérations,
mais ne faisant pour nous qu'occuper le chemin de fer, et en
diminuer le rendement. Notre armée est forte, et bientôt viendra
Je jour où nous pourrons dire aux Alliés : « Nous n'avons plus
« besoin de vous, allez-vous-en d'ici. »
Ainsi parle M. Vodianski, nouveau converti, récent patriote,
et surtout boursier.
Les cercles juifs en Chine et surtout à Kharbine sont forte-
ment influencés par l'effort américain qui s'exerce presque
exclusivement par l'intermédiaire de Juifs américains. Aussi
rencontre-t-on chez les Juifs russes, très bien accointés avec la
finance américaine en Chine et en Sibérie C), une extrême
(1) Parmi les interprètes russes qu'emploie la mission américaine
284 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
japonophobie. Elle ne peut être que partiellement expliquée
par l'invasion du marché par la manufacture japonaise. Les
articles de la presse — exclusivement dans les mains des
Israélites — sont généralement d'une violence qu'on doit attri-
buer aux difficultés qu'éprouve le génie commercial juif à
assujettir la société japonaise. Le militaire japonais, si hono-
rable et mesuré, le code d'honneur japonais, tellenient opposé
à l'immoralité du mercanti, sont, on ne peut plus, contraires
à leurs convictions. L'Empire japonais, jalousement gardé
par un gouvernement très nationaliste contre les empiétements
de tous les efforts internationalistes, échappe, peut-être seul,
aux combinaisons de la haute finance. En Sibérie, les Japonais
n'ont pas voulu se contenter d'une gloire exclusivement mili-
"taire, en laissant cueillir les fruits de leurs sacrifices par des
alliés. Ils ont voulu assurer à leurs commerçants et industriels
un gain proportionné aux efforts du pays. En s'isolant et se
méfiant des immenses entreprises financières machinées en
Amérique et en Europe, ils s'attirent l'antipathie des agents
qui en ressortissent en Chine.
4. — Grands et petits bolcheviks; — Une plainte juive.
On a parfois exagéré l'importance de la coopération des
Juifs au régime rouge. Ni en Russie, ni en Sibérie, on ne pour-
rait leur reprocher d'avoir obéi à une sorte de vaste conspiration
contre la société russe. Ils ont partout joué un rôle exception-
nel, mais très peu prémédité. Ils n'ont fait en somme qu'ac-
cepter les fonctions pour lesquelles la révolution, arrivée à
une certaine phase de son développement, les a trouvés aptes.
Ils se sont laissé aspirer par le vide qu'avait laissé la disparition
de r « intelligence », mais cela si uniformément, avec une telle
de l'ingénieur Stevens, mission à vastes vues financières, 90 % au
moins appartiennent à la religion juive. Je donne leurs noms dans
un autre chapitre. Les sympathies pour la politique « démocratique »
de la mission, et l'aversion séculaire pour le service, y entrent pour
une partie. D'autre part, ces gens sortent tous de milieux commer-
çants, intéressés à l'œuvre américaine.
EN SIBERIE
28[
conformité de dispositions et de talents, avec un entrain si
remarquable, et une solidarité si naturelle, qu'on a cru parfois
devoir expliquer cette large harmonie de leur ensemble comme
l'effet d'un complot.
Ce qui confond, au contraire, l'observateur, c'est, chez une
grande majorité des Israélites sujets russes, le constant souci
de leurs intérêts joint à une inexplicable indifférence politique.
Je n'ai cru au talent politique de Sémeonof, qu'après avoir
observé les bataillons de Juifs, qu'il a mobilisés. Sans les
exposer au feu (il les croit peu sûrs en première ligne), il s'est
assuré leur appui, en les invitant à participer, fût-ce nomina-
lement, aux privilèges et aux devoirs de son régime. Partout
où un gouvernement établi, rouge ou blanc, semble peu sûr,
les Israélites ont rarement voulu se décider à prendre parti. On
les a vus traverser plusieurs régimes consécutifs, s'enrichissant
toujours, protégés par tous les gouvernants qu'ils ont fait
participer aux profits de leurs négoces.
Il n'y a que quelques personnages de moindre rang, qui ont
mal fait leurs calculs. Ce sont, en Sibérie, de petits Israélites
que leur énergie et leur intelligence avaient fait remarquer
dans les premières réunions révolutionnaires, et que la pers-
pective d'un pouvoir sans contrôle et de succès sans bornes a
séduits. D'ailleurs, ces déshérités de l'ancien régime, grisés
par des acclamations inespérées, attirés par l'espoir d'écla-
tantes vengeances, se sont partout ici grièvement brûlé les
ailes.
Tel cet Àrkous, garçon apothicaire de Kharbine, petite
âme, petite intelligence, mais vif et bruyant. Personne ne le
connaissait, mais il avança au premier plan dès que le mou-
vement bolcheviste commença à se dessiner à Kharbine. Les
soldats le remarquèrent : il avait la même a soif de la liberté »
qu'eux-mêmes, et puis il avait la parole facile, il était ambi-
tieux, violent, et il n'était pas tsaristc. Trop turbulent au gré
de ses coreligionnaires, et trop imprudent, il en fut désavoué,
mais il put se consoler : le Comité révolutionnaire en Chine
emprunta toute sa force h l'élément Israélite, comme ailleurs.
286 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Sous un président russe — comme ailleurs — qui avait \st
responsabilité, les Israélites Arkous, Slavine, Maïoffes, etc.^
furent l'âme du mouvement. Les soldats nommèrent Arkous à
l'importante fonction de chef de police. Il échangea sa che-
mise crasseuse contre un uniforme tout neuf, et se promenait
avec un grand pistolet automatique qu'il mettait à chaque
instant sous le nez de quelque bourgeois. Il arrêta bon nombre
de « suspects », extorqua de l'argent aux « capitalistes », mena
un train considérable. Mais, un certain jour, les deux mille
soldats russes, sur lesquels reposait son pouvoir, furent subi-
tement désarmés par les soldats chinois. Le président Routine,
ses aides, Slavine, Maïoffes, etc., purent se sauver. Mais Arkous
eut tous les yeux fixés sur lui. L'attention de toute une ville
scandalisée ne lui permit pas de s'esquiver. On l'arrêta, et on
le fît conduire, par quelques complaisants soldats chinois, à
Mandchouria, oii Sémeonof le fit fouetter et fusiller.
Le chef et Iqs membres de la communauté juive me confir-
mèrent ces informations. Le premier, Mordokhovitch, fabri-
cant de vodka, à la figure de sage, à l'aspect vénérable et intel-
ligent, se plaignit, de sa voix grave et douce, que tant de
jeunes Israélites se fussent laissé entraîner par les idées bol-
chevistes.
(( Le sang de tant de nos pauvres coreligionnaires qu'on
tue depuis quelques mois en Galicie et en Pologne est sur leur
tête. Nous les avertissons de ne pas s'occuper de ces néfastes
doctrines qui ne les regardent nullement. Tout le monde s'en
mêle, mais on fait payer cette faute plus cher aux nôtres
qu'à ceux qui les ont séduits (!). Et encore, les plus coupables
sont des renégats, qui ont pris des noms russes, qui ont
trahi la foi de leurs pères, des internationalistes qui renient
chaque lien avec nous, et contre les actes desquels nous pro-
testons. »
Je lui réponds que les sentiments qu'il professe lui font
honneur. Mais les Israélites qui se sont mêlés du bolchevisme
en Sibérie ont été si peu séduits que, sans eux, ce mouvement
n'aurait nulle part pu durer. L'ancien président de Vladivos-
SIBERIE
287
tok, Krasnochtchokof, les Goldberg et Goldslein d'Irkoutsk ont
été non des victimes mais des animateurs. Si quelques
manitous du bolchevisme juif ont été des incrédules, on doit
leur avoir pardonné depuis longtemps cette apostasie. Aucune
synagogue en Russie ou Sibérie n'a été souillée, les u bour-
geois » juifs ont élé traités partout avec une extraordinaire
douceur. Ceux qui viennent de repasser la frontière voyagent
avec des passeports en règle, et ont sauvé une partie impor-
tante de leur fortune. On ne peut s'empêcher de supposer
qu'ils rendent de très importants services, puisqu'on semble
avoir acheté leur participation avec des privilèges considé-
rables : les armées a blanches » n'en rencontrent jamais en
première ligne, et les morts et blessés qu'on ramasse sur les
champs de bataille sont presque sans exception des « douraki )>■
russes, dont la servitude a changé de nom, non de caractère.
Et puis, parmi le groupe des mécontents, il y a ici toute
une classe d'individus qui gravitent, par le poids de leur
origine ou de leurs ambitions sociales, vers le bolchevisme,
sans y appartenir. Mus par des sentiments de révolte, esprits
inquiets et sans doctrines (la pensée se repose dans une
conviction), ils sont condamnés à être dans l'opposition,
toujours et partout, à force de vouloir être quelque chose. Ce
sont les socialistes-révolutionnaires de gauche. Sous le régime
bolcheviste — qui est un système d'ordre et d'autorité —
leurs sympathies se dirigent vers le libéralisme, et l'ancienne
société russe (la plus libre qui fût) leur inspire des regrets..
Mais la domination glisse fatalement d'un extrême dans
l'autre. Dès que, à nouveau, les sabres et les éperons tintent
sur les trottoirs, leur activité s'anime de la jalousie de&
privilèges de caste, et de la répugnance contre la force, qui
fut l'âme de la révolution. Anciens détenus politiques ou leurs
descendants, étudiants pauvres, cosaques ambitieux, ils
guettent chaque régime, essayent d'en découvrir les faiblesses,
et s'y attaquent dès qu'il meurt. On a donc raison de dire que
la Sibérie, récalcitrante contre chaque autorité, fût-ce celle
288 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
d'un simple agent de police, mais se rangeant parfaitement
sous chaque pouvoir capable de se maintenir, soit socialiste-
révolutionnaire. Peut-être n'est-il pas toujours possible de
tenir compte des programmes des socialistes-révolution-
naires de gauche, mais il est toujours intéressant de les
observer : la virulence de leur parti indique l'état de faiblesse
du gouvernement.
5. — Opinions d'un patriote.
II existe donc à Kharbine tout un groupe de gens qui ont
un intérêt à s'opposer au rétablissement de l'ordre par les
Alliés. Commerçants, socialistes-révolutionnaires de gauche,
anciens commissaires rescapés, se trouvent idéalement placés,
en terre neutre, sur l'unique voie de communication entre le
gouvernement d'Omsk, ses armées, les missions étrangères
et les bases du Pacifique. D'ici se répand toute une propa-
gande contre la discipline militaire, qui est la bête noire de
tous les révolutionaires. Ici se fabriquent des milliers de
rumeurs alarmantes, qui essaiment et vont se poser en
Sibérie jusque dans les hameaux et stanitsas les plus éloignées.
Pas un seul bruit qui renforce le moral de la population.
Tous les propos, sur des révoltes dans la nouvelle armée, sur
de graves désaccords entre Alliés, sur d'importants soulè-
vements dans les provinces, tiennent les citoyens en haleine tl
empêchent la consolidation des convictions agitées par mille
expériences contraires.
Agissant par cent mobiles différents, les mécontents sont
généralement d'accord sur les éminentes qualités de la jeune
armée sibérienne. Ses soldats sont braves et patriotes, tous
ses officiers font leur devoir. Et cette appréciation est encore
une façon de protester contre l'inter^'ention des Alliés.
Au contraire, le parti cadet en Mandchourie montre que
Tordre relatif qui règne actuellement en Sibérie n'est que
pour une partie presque négligeable l'œuvre d'un petit nombre
5«fe
Pétrovka, dans l'Oural. Type de ville sibérienne.
1,'Aiilciir l'I <;i (riiiiiic iliiii-- le
•nr \\,ii:i m . iii >iiiii i,
EN S I B É K I E 289
de détachenicnls russes, encore peu consolidés. Il est assuré
■que la retraite des forces étrangères signifierait immédiatement
le retour définitif de l'anarchie.
Le chef du parti cadet, M. TichcrdvO, maire de Kharhine,
m'explique, comme suit, ses opinions :
— Quand nous avons signé, le t8 juin dernier, une suppli-
que des citoyens de Kharhine aux gouvernements alliés de
venir en aide à la Russie, nous avons surloiil pensé à la France
et à l'Angleterre, et nous nous sommes ainsi laissé exclu-
sivement inspirer par des considérations d'ordre patriotique.
Nous avons hesoin d'une armée étrangère, et il est évident (pie
ni la France ni l'Angleterre n'ont des vues sur la Sihérie.
Une aide exclusive par les armes françaises nous serait la
plus agréable: la politique française n'a jamais été une
politique rapace, l'actuelle mission française esv la seule qui
ne soit pas accompagnée de conseillers financiers.
(( Il est cependant évident que nous ne pourrons compter
que sur les Japonais et les Américains. L(> [);irli commen ial
en Chine est pour ces derniers, d'abord parce que les finan-
ciers américains abordent plus facilement des transactions
avec les nôtres, parce que les conditions dans lescpielles'
s'effectue l'intervention armée des Japonais permet aux trafi-
quants japonais des facilités considérables, et parce que
l'armée japonaise appuie Sémeonof, qui est peu populaire
parmi nos mercantis.
« Quant à nous, qui nous plaçons exclusivement au point
de vue patriotique, nous préférons l'aide japonaise. Le Japon
a été absolument correct pendant la guerre. Sa politique est
intéressée — comme la politique de tous les gouvernements
qui se respectent — mais claire et lucide. Cette intervention
américaine, montée comme une affain\ nous effraye : la
Croix-Rouge en avant, jmis une aide généreuse en vêtements,
mais seulement aux fonctionnaires du chemin de fer, dont
'les fitats-Unis veuieiil s'emparer, ensuiie ces soldiits ipii
répandent partout des i)roclamalions, oITranI d'aider nos
•citoyens à fonder une répid)lique coiumi^ la leur (sans
10
290 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
demander si celle-là nous conviendrait), tout cela nous semble
inquiétant. Pour tous les deux, Américains et Japonais, le
caractère national est trop éloigné du nôtre pour que nous
nous sentions tout à fait à l'aise avec eux. Nous sommes des
alliés de la France et de l'Angleterre, non seulement au point
de vue militaire, mais parce que nos civilisations se
ressemblent. Nous n'avons rien à apprendre de l'Amérique
ou de l'Australie, civilisations si incomplètes, ou du Japon,
civilisation profonde mais différente de la nôtre. Mais nous
croyons que nous pourrions trouver facilement un terrain
d'entente avec le Japon. Nos militaires admirent les leurs à
tel point que notre défaite n'a laissé aucun amer souvenir
chez ceux qui se sont battus contre eux en igoâ. Leurs troupes
se conduisent partout d'une façon excellente. Il y a très peu
de cas d'inconduite chez les soldats, et les officiers ne parti-
cipent pas au commerce éhonté auquel se livrent la plupart
des officiers russes et étrangers. »
CHAPITRE II
VICTOIRES
DE L ARMÉE SIBÉRIENNE
Après de courts séjours à Tchita, Irkoutsk et Omsk, je me
rendis au front. Ce fut surtout par les armes que le sort du
nouveau gouvernement allait être décidé. Je ne m'attardai
pas dans les états-majors, souvent mal informés, et pour qui
la valeur combative des unités restait un facteur mystérieux.
Je ne pus voir clair que parmi les troupes.
J'arrivai à Tchéliabinsk, siège de l'état-major de l'armée de
l'Ouest (^), quelques jours après la prise d'Oufa (iS mars).
Le général Khangine, artilleur émérite, et son état-major
étaient pleins d'espoir. L'arrivée des missions alliées, la distri-
bution de nombreuses mitrailleuses (^00 dans la seule armée
Khangine) et de canons par la mission française, l'annonce
d'ailleurs erronée d'une intervention militaire des Alliés, la
certitude que le monde entier suivait le cours des événements
en Sibérie, fouettaient l'énergie. Et puis, ni Koltchak ni ses
généraux n'étaient encore grisés par des succès. Dans ce pays,
où Vopiimisme est toujours un danger, l'incertitude au sujet
des forces ennemies, l'inquiétude devant la bataille qu'on
venait de hasarder, stimulaient encore au travail.
En somme, le centre de gravité de toute cette guerre civile
ne se trouvait nullement en arrière, chez l'état-major qui
exagérait son importance, il était situé dans certaines unités
(1) Il y a trois années : l'armée de Sibérie, général Gaïtla à léka-
térinl)Oiirg; l'armée de l'Ouest, général Khangine, à Tcliéliabinsk, <l
l'armée Doutof.
292 LA GUERRE RUSSO-SIBÉRIENME
de choc qui allaienl purloui facilement décider de l'issue des
combats, si elles voulaient bien se battre.
Pour bien comprendre la situation au front, à cette époque
de l'année, il faut se représenter toute la région que couvraient
les hostilités, comme couverte de trois pieds de neige (jusciu'à
dix pieds sur certaines pentes), en dehors des routes. Très peu
de skieai's. Tous les mouvements se font donc par les chemins
et les sentiers. Aucune retraite n'est possible, si l'ennemi a
réussi à se glisser entre un détachement avancé et sa base.
Tous les calculs chez ces troupes gélatineuse^ sont donc régis
par la crainte de l'encerclement f^j. On sent cha<}ue armée
presque toujours prèle à céder, et la plus petite masse de
manœuvre, bien conduite, peut apporter la victoire^.
L'armée Khangine dispose de deux remarquables unités (( de
choc » ; la (( division de tirailleurs d'Ouia » sous le colonel
Kosmine, et la « brigade Igevski » sous le colonel Moltcha-
nof (~). Avant de les faire marcher, Vétat-major Khangine en
divulguait en quelque sorte le secret, en faisant répandi'e par
ses espions à Oufa, que l'armée u blanche » allait tourner
Ouf a pour faire toute l'armée d'occupation prisonnière. Les
commissaires rouges étaient même obligés de rassui'er deurs
troupes dans un joujnal d'Oufa du 20 février, n^ais le coup
était porté.
Quand la a division Kosmine » perça le front ennemi dans
la direction de Birsk, deux bataillons ennemis se joignirent
à elle et se battirent par la suite contre leurs anciens cama-
rades. Cinq détachements l'ouges^ envoyés pour enrayer son
avanc sur Oufa, furent facilement défaits : il suffisait d'atta-
quer avec force et décision. Les pertes furent peu nombreuses.
Oufa fut évacué dans un tel désordre que la garnison de Ster-
(') La guerre changera de caractère par la fonte des neiges, qui ren-
dra au front son immense longueur.
(-) Cette belle troupe fut composée d'ouvriers de l'usine Igevsky,
particulièrement acharnés contre les soviétiques. Les femmes accom-
pagnaient leurs maris aux combats, transportaient les munitions, soi-
gnaient les blessés. On les utilisait toujours aux endroits de résistance
maxima (contre les Magyars, les Chinois, les détachements de com-
munistes).
SIBERIE
293
litainnk n'en fut nième pas avertie. Un commissaire israftlie,
envoyé () Vétal-major d'Oufa, croyant voyaçier en sécurité sur
ta chaussée, fut pris par des co.sor/iic.s qui le niirent en pièces.
L'avance décisive de la division Kosmine avait été accoinpa-
qnée par le capitaine François de la mission française. Je
l'avais cojtnu à itostof.
Note sur r armée soviétique
en Sibérie
I
Chaque. « division » compte 3 brigades, à 3 régiments, à 3 batail-
lons, à 3 compagnies, à 3 sections (vzvods), à 3 otdiéléniés.
Chaque chef de régiment dispose d'une compagnie de mitrailleuses
(8 pièces), chaque chef de bataillon d'un « komando » de mitrail-
leuses (G pièces), chaque chef de compagnie d'une section de mitrail-
leuses (2 mitrailleuses). Chaque régiment compte ainsi nominalement
àh mitrailleuses.
Une compagnie compte normalement i5o hommes, un régiment
entre 1,200 et 1.000. une division a io.5oo baïonnettes.
Par division, une brigade d'artillerie à 3 «divisions» d'artillerie, à
3 batteries, à fi pièces. Chaque chef de régiment a une batterie à sa
disposition. Le chef de chaque brigade d'artillerie ne donne à ses bat-
teries que des ordres techniques.
Chaque division dispose d'une division de pièces lourdes, à 3 bat-
teries, à 4 pièces. Nominalement, chaque division compte 2 batteries
de canons iinti-aéroplanes, et 2 détachements d'avialturs.
II
La guerre est organisée par le Comilé Supérieur Bcvolulionnairc de
la Guerre, sur trois fronts :
Front Ouest : contre Polonais et Lettons ;
Front Est : contre l'armée sibérienne ;
Front Sud: contre l'Oukraine, le Don. IVuikine.
Le chef d'état-major au G.Q.G. est le colonel Kostiaicf.
ni
Le front sibérien est gardé par cinq armées. CluMpi'' cotiunaudant
technique est secondé par des membres du Comité Supérieur Hévo-
lulioruiaire de (juern', ([iii ont droit dr. veto, .l'ajoute à certains noms
d'oniciers tsaristes la mention: ((forcé» (à la coUaboralion avec les
bolchevislcs), sans pouvoir en garantir l'exactitude.
294 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Le groupe d'armée en Sibérie est commandé par le colonel Kaménef
(Jorcé) ; chef d'état-major, capitaine KoUankofsky (Jorcé) ; membres
du C.S.R.G., Chmilga et Mikhanochine.
3« armée devant Perm (^9=, So'' et moitié de la 7® divisia) : com-
mandant Lacheviich; chef d'état-major, capitaine Alajouzof (Jorcé),
membre du C.S.R.G., le cosaque Trifonof.
2« armée devant Krasno-Oufimsk (aSS 5^ divisia d'Ouralsk et nioitié
de la 7^) : commandant général Khorine (Jorcé) 0) ; chef d'état-
major, colonel Ajanasicj (Jorcé) ; chef du bureau des opérations, gé-
néral Sunblad (forcé) {^) ; membres de C.S.R.G., professeurs Steinberg
et Solovief, tous deux Israélites.
5« armée devant Oufa (26^ et 27" divisia) : commandant Bhimberg,
23 ans, Israélite; chef d'état-major, colonel Icrmoline (forcé); mem-
bres du C.S.R.G., Mikhaïlof. Smirnof.
i^-e armée devant Orenbourg (24^ et i''^ divisia de Penza) : comman-
dant, praporchtchik Gaï; membre du C.S.R.G., Berzine, ancien com-
mandant de la 3" armée, mais déposé après les défaites de Kouchno
et Perm.
4« armée devant Ouralsk (25"= divisia) : commandant Antonof ;
membres du C.S.R.G., Lindof et Maïolof, tous deux tués par les
cosaques lors d'un assaut sans lendemain.
Les cinq armées comptent entre 120 et i^o.ooo baïonnettes avec
200 canons.
Oufa.
Oufa, le 28 mars 1919.
LA rive Sud de la rivière l'Oufa s'élève ici brusquement,
en formant une colline, au sommet large, aux pentes
raides, qui rompt d'une façon inattendue la monotonie
d'un paysage qui continue les plaines infinies de Russie. En
haut, Oufa, avec son rayonnement de tours dorées et de clochers
verts, son monastère, les riantes couleurs des toits, et le fleuve,
^source de vie pour les habitants, évoque l'émouvante image des
grandes villes russes et surtout la vision de l'immortelle cité
des antiques pèlerinages, Kief, couronnée de cyprès, que reflè-
tent les eaux rapides du Dniepr.
Mais, en remontant les escaliers et les routes escarpées vers
la ville, on perd cette impression de beauté et de félicité.
(1) A commandé pendant la grande guerre deux brigades au front
allemand.
(^) Ancien commandant de G. A.
(fc.'t?
l'Dh. \ PepelaTeF
4' Div}^erchbitsl(f
7^Di^\.Ural- Toréîkine
3' Div. Gréifine
E
-Sa
■«;
«te
§2;
iBirak
Oufa,
Bougoulma
Col.
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O
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fOren bourg
\e8 Tf
>.,
OOrsk.
:^...
lors de
Front Sibérien
la relève des Tchéco-Slovaques
10 Janvier 1913
•Chemins de fer
EcheUe
S.700.OOO
UO
(00k.
h a-«u-
viCTOinES DE l'aumi';i; siiikiulnm:
296 I. A GUERRE RUSSO-SIBÉRIENNE
Dans ce chef-lieu de gouvernement, naguère prospère et animé
dune agréable culture provinciale, les rues sont vides, les
familles dispersées, la vie est rabaissée à létat de barbarie
par la plus terrible des guerres civiles. On ne voit que
paysans et de rares ouvriers. Les autres ont suivi l'armée
rouge en fuite.
Les bonnes maisons bourgeoises, en bois, et toutes couvertes,
à la mode sibérienne, de décorations sur poutres et planches,
travaillées à jour, sont maintenant délaissées et en désordre.
On s'attendait toutefois, dans une guerre qui sévit si atro-
cement contre les personnes, à plus de traces d'incendies et
de dévastations. Mais cette guerre se distingue de toutes les-
autres en ceci : qu'elle est menée parmi une population qui,
de plus en plus neutre, s'écarte du conflit, et que les deux
partis veulent gagner à leur cause. En perdant une ville,
chacun des partis prononce hautement l'espoir de la reprendre
et de revenir y vivre. Tant qu'ils espèrent encore réoccuper
la Sibérie, qu'ils réclament intégralement pour eux, les bol-
cheviks, en quittant ces territoires, s'y conduisent comme
chez eux.
Ils n'ont pas observé les mêmes ménagements à l'égard
des sujets qu'ils revendiquent. Pendant ies deux mois et demi
que le régime bolcheviste a pesé sur la malheureuse ville,
le nombre d'exécutions a atteint un chiffre entre 1.200 et
i.3oo. Il est facile de recueillir les témoignages les plus
complets sur les meurtres d'hommes, de femmes, d'enfants.
Une dame Gharovkina avait exprimé, en cercle intime, son
contentement quand les troupes de Koltchak approchaient.
Dénoncée et accusée de <( sentiments bourgeois », elle a été
fusillée dans la nuit.
Un certain Pountakof, adolescent de seize ans, avait
ramassé des proclamations imprimées, que d'intrépides
cosaques avaient jetées aux habitants d'un faubourg de la
ville. Dénoncé par des camarades, auxquels il avait distribué
quelques feuilles, il a été condamné par un tribunal révo-
B F. R I E
297
lutionnaire. Ses parents, en pleurant, me décrivent son
pauvre cadavre, dont la tête fut percée de multiples coups 4e
baïonnette.
Pour « épurer » les faubonrgs, les gardes rouges jouaient
souvent la comédie suivante : ils entraient d'une façon
mystérieuse chez les habitants et demandaient logis, en
disant : (( Nous sommes des blancs ! » Si l'hôte répondait :
' « Dieu soit loué ! », on le fusillait.
Ces massacres ne sont pas l'œuvre de l'armée rouge, qui
est une armée de mobilisés, mais d'équipes spéciales d'étran-
gers (Chinois, Lettons, Austro-Allemands, etc.) sous les
ordres de commissaires pleins de rancune contre la bourgeoisie.
A Oufa, ce fut surfout une Israélite, appartenant à l'entou-
rage du commandant Komrakof, qui se distingua par son
acharnement. Chaque matin, elle se rendait à la prison sovié-
tique et demandait au commissaire-geôlier :
— Est-ce qu'il y a des oies aujourd'hui ? »
S'il y avait des pies à tuer, cette femme, encore jeune,
universitaire, prenait rang au peloton d'exécution, en épaulant
son fusil comme les autres.
Il ressort de tous mes renseignements que l'élément Israélite
a été fortement représenté parmi les commissaires. Ici, comme
j)artout ailleurs en Russie, les Israélites protègent leur religion,
même s'ils affichent publiquement leur apostasie. D'autre part,
il est jugé mauvais ton f)armi les orthodoxes de s'avouer ortho-
doxes. Exprimer la plus légère méfiance à l'égard d'un commis-
saire juif expose le critique à être dénoncé comme <( pogromf-
chik » ou même « tchernosotniets ». Ce délit, inventé ])ar la
propagande judéo-bolcheviste dès le début de la dévolution, a
de tous temps exposé le délinquant à être exécuté comme
suspect de « sentiments contre-révolutionnaires ». L'outre-
cuidance des Israélites, que le régime protège -=— comme
|)rotestalion contre l'ancienne société russe — et la fausse
honte des croyants dont nulle autorité en Russie n'ose
jiatrouricr K; culte, renverse les bases de la vie religieuse. Les
298 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
commissaires fermaient à Oufa (et ailleurs) leurs bureaux un
jour par semaine, et ce fut le samedi. La signature de com-
missaires israélites figure sur des brochures officielles et des
articles de journaux soviétiques, où j'ai lu l'avis aux gardes
rouges de ne pas tolérer que les prêtres portassent en public
la croix de la « riassa » (soutane). Jamais de propagande contre
les synagogues. Nulle part, aucune synagogue n'a été souillée.
On punirait de mort le pogromtchik qui oserait commettre
un sacrilège dans une synagogue. Mais je vois dans l'église
des casernes les clous que les gardes rouges ont enfoncés
dans le nez du Christ et de la Sainte Vierge, pour y suspendre
leurs casquettes. Dans la chapelle de l'école de l'église
léparkhalnaia, les gardes rouges ont commis des orgies bes-
tiales. Sur une église, dont je ne me rappelle pas le nom, la
croix au-dessus du toit a été remplacée par l'étoile à cinq
pointes.
Je trouve quelques officiers supérieurs — entre autres le
général commandant la garnison — logés chez des commer-
çants israélites, et vivant en bons termes avec eux. Après que
ces derniers ont fait de bonnes affaires avec leurs camarades
rouges, on les utilise pour leur faire dénoncer les bolcheviks
et anciens amis attardés en ville, ce qu'ils font avec un louable
empressement. Peut-être profite-t-on aussi de leur expérience
mercantile. Ils font ainsi oublier leurs anciennes complicités
et survivent — en s'engraissant toujours — aux régimes
consécutifs.
2. Un nouvel ACCESSOIRE DE l'aRMÉE : LE PODVODCUIK.
Praporchtchiks russes.
Kamychli, le i^'' avril igfig.
Le matin, à lo heures, je pars d'Oufa, seul en traîneau,
La grande chaussée vers Sterlitamak descend rapidement de
3a ville en haut, vefs la plaine, couverte de deux à trois
pieds de neige. Je me trouve bientôt dans un immense désert
SIBERIE
299
<lc neige, mal proU'-gé contre une violente bise de lo degrés
par les rares platanes qui bordent la route. Aucune maison,
La solitude n'est interrompue que rarement par quelques
convois : du foin, de la farine. Mais sur ce chemin désert, je
me sens en sûreté, en pleine guerre civile : la population ne
prend aucune part aux hostilités. Il y a deux armées qui se
battent, voilà tout.
Le vent augmente en violence dans cette immense plaine
•d'Oufa et d'Orenbourg, qui est fameuse pour ses terribles
hivers. Dans les traîneaux de fourrage, les soldats sont
-couchés, la tête complètement enfouie dans le foin. Des
paysans passent rapidement, sur des chevaux sans selle. Je les
interroge. Ils avaient été mobilisés par les rouges, avec che-
vaux et traîneaux. Il ont profité des désordres de la retraite
pour déguerpir en abandonnant les traîneaux.
A côté de la route quelques cadavres que personne ne songe
à enterrer. Un groupe de nos soldats les regarde avec
curiosité : ce sont peut-être d'anciens compagnons d'armes
qu'on avait quittés pour suspendre la guerre contre l'étranger
^t qu'on retrouve ici dans une guerre entre frères. Les corbeaux
ont élargi les blessures faites à la baïonnette ; la tête de l'un
d'eux a presque déjà disparu.
A Kamychli, je m'arrête à un commandement d'étape.
Trois sous-lieutenants y sont occupés à assurer le départ des
provisions pour le front. A chaque instant, ils envoient un
«oldat appeler le « starost », le maire.
— Starost, tout de suite dix traîneaux pour un transport
do cartouches à Tolbasy ! »
Le vieux répond : « J'obéis I », et court immédiatement.
les chercher. A mesure que les transports arrivent de l'arrière
— mais ils arrivent rarement — le village livre traîneaux
avec chevaux et conducteurs pour les convoyer aux régiments,
«ans que persorme y mette un obstacle.
La contrainte que l'ancien régime imposait aux villages,
toujours obligés à des services gratuits, est mille fois surpassée
SCO LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
par la tyrannie des rouges qui à la dureté militaire ajoutent
je ne sais quelle goujaterie de soldats débandés. Un des
bienfaits de la révolution les mieux appréciés de la clause
rurale fut sa libération des charges militaires: Après avoir
rendu les jeunes classes au travail agricole, les bolcheviks non
seulement les ont reprises, mais ils mobilisent les pères de
famille, parmi lesquels des vieillards, pour les trîmsports ;
ils les emmènent avec eux loin de leurs foyers, souvent dans
d'autres gouvernements, et les exposent fréquemment au feu
de ladversaire.
L'armée sibérienne apporte plus de sagesse dans ses réqui-
sitions et se fait suivre d'un train peut-être unique dans les
annales militaires. Les « podvodehiki » (de podvoda, voiture
de transport) font le transport nécessaire jusqu'au prochain
village — généralement sur une distance de 20 à 26 kilomètres
— où ils retournent après avoir remis les effets militaires à
d'autres paysans. Il y a donc toujours sur les routes un va-
et-vient de traîneaux chargés montant vers le front et de
traîneaux vides rentrant chez eux.
Après une année de liberté absolue et une autre année de
tyrannie intolérable, compliquée de vols et tracasseries, le
paysan est content d'un arrangement, qui ne l'éloigné de sa
ferme que pour un ou deux jours, qui ne le sépare pas de sa
monture, et qui lui en assure (à part un maigre payement —
5 roubles par jour) la disposition entière, dès que les armées
sibériennes avancent.
Les militaires sont contents aussi : on trouve toujours des
traîneaux pour les services d'étapes, et on dispose — en
éventualité de retraite — selon le même échelonnement, de
chevaux frais et dispos.
Vers le soir, le vent est chargé de neige. Des tourbillons de
gros flocons aveuglent gens et chevaux. Je préfère passer la
nuit chez les trois praporchtchiks, très jeunes, étudiants,
mobilisés par le gouvernement d'Omsk après avoir fait déjà
sur l'autre front la guerre contre l'ennemi national.
EN SIBÉRIE 301
Ils appailienuent, coininc la plupart de leurs camarades,
à la bourgeoisie moyenne et petite, mobilisés et partant en
guerre, non sans regrets. Peu enthousiastes et ne cherchant
pas les brillants sacrifices, ils ne posent pas — comme nombre
do volontaires — des conditions à leiu' concours. Ce sont les
•officiers dont la nouvelle Russie a besoin. L' a intclliguentsia »
contribue pour une trop petite partie aux détachements de
volontaires. Mais, forcés à se battre, ces jeunes l)ourgeois se
résignent vite, et s'abandonnent à la tâche imposée. Ils vont
à la guerre, comme les bons pions qu'ils sont, exécutent
avec zèle quoique sans grande expérience, le travail que leur
imposent des chefs impatients et railleurs.
L'officier ancien régime exaspère parfois par sa raideur,
sa morgue ou une inconciliante hauteur un soldat revenu aux
devoirs militaires, mais demandant de légèi'es concessions à
sa dignité passagère. Ces praporchtcliiks ont envers le soldat
jeune et de bonne volonté, tout comme eux-mêmes, un ton
sans dureté qui n'exclut pas le prestige.
Ces jeunes officiers sont pauvrement vêtus, presque en
haillons, et manquent de toutes les commodités dont regorge
l'arrière. On ne voit d'ailleurs les beaux uniformes, les man-
teaux, dolmans, bonnets en couleurs éclatantes, les sabres
richement décorés, qu'à Omsk, Irkoutsk, Tchita, Kharbine,
Vladivostok, où les officiers ancien régime qui se disent ruinés
par la révolution, étonnent et épatent le public par leurs
largesses. Ici, dans l'armée combattante, on ne trouve ni
tal)ac, ni sucre, ni calé, ni même de farine, (piuiipic les iuten-
dances du C. A. et de l'armée en disposent. On ne profite
des provisions qu'en arrière, hors de portée de la voix du
canon.
Mes jeunes amis — l'aîné a vingt ans — apportent dans
leur nouvelle vie les habitudes de leurs familles. L'un d'eux
joue admirablement du violoncelle ;je trouve chez l'habitant
un vieux violon, et nous organisons le soir un pclil concert.
Au dehors hiirli' un ourayan déclunui'. Par loulcs les (iu\cr-
302 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
tures des portes et fenêtres, aux coins du poêle et d'une
armoire monumentale, apparaissent des têtes de soldats et
paysans, et les figures souriantes de femmes tatares, tout
étonnées de se trouver en présence de Bach et de Corelli.
Pendant que je joue, un petit veau furette tties bottes avec
une douce insistance, et une oie essaye d'en démolir les
agrafes. Et dans cette classique et bienheureuse atmosphère
de Noël, les instruments chantent des adagios italiens et de
traînantes mélodies slaves.
3. — Guerre de surprises.
Békétova, le 2 avril 19 19.
Aujourd'hui la tempête continue, véhémente, chassant de
grands nuages de neige et de grêle à travers la blanche
immensité. On me fournit des chevaux, et, suivi de mon
ordonnance et d'un traîneau avec mes valises, je me jette
dans l'orage. Sur toute cette large chaussée d'Oufa à Sterli-
tamak, bordée de bouleaux séculaires, il n'y a qu'une seule:
ornière que, depuis de longs mois, tour à tour, rouges et
blancs utilisent. Dès que je la quitte pour dépasser le lent
contège des podvodchiki, mon cheval s'enfonce dans une
neige de deux ou trois pieds, molle sous une légère surface
plus dure.
Seize kilomètres plus loin, je m'arrête, à Beketova, prendre
haleine dans la maison du prêtre, où, très hospitalièrement,
on nous prépare le samovar et le pain. J'y rencontre l'artil-
leur S... qui, au moment le plus critique de l'avance des
rouges, il y a une semaine, a perdu ses canons. Voici le récit
qu'il me fait :
— Désireux d'effacer l'impression énorme que la reprise
d'Oufa par l'armée sibérienne avait faite sur la nation, le
commandant de la 5^ armée soviétique avait entassé des forces
importantes devant la s"eule ville d'Oufa : 8.000 baïonnettes
avec 120 mitrailleuses et 21 canons. Le 3' régiment interna-
tional et le 3* régiment soviétique figuraient parmi les troupes
EN SIBÉRIE 303
de choc qui, en trois jours, devaient ramener les rouges à
Ouf a.
« Le 27 mars, Békétova était occupé par deux bataillons
du 45* régiment sibérien. L'ennemi pouvant surgir de n'im-
porte quelle direction, dans cette guerre sans front, la petite
garnison ramena ses deux cShons à côté des mitrailleuses, au
sommet de la colline qu'elle occupait, creusa des tranchées
à l'Ouest, au Sud et à l'Est, et posa dans les vallées environ-
nantes des sentinelles.
« Avertie de l'approche des ennemis, la garnison' veilla
toute la nuit, mais vers l'aube, qui s'annonça à travers un fort
brouillard, tous les hommes s'endormirent avec une incroyable
insouciance. A 6 heures, les rouges se trouvèrent au milieu
du village, sans avoir tiré un coup de feu. Un chef de bataillon
fut achevé dans son lit, l'autre grièvement blessé. Les artil-
leurs tirèrent, d'un mouvement instinctif, trois coups. Le
lieutenant S... essaya de retirer les pièces de fermeture de ses-
canons, mais les rouges attaquèrent à la baïonnette. Le même
brouillard qui avait favorisé la surprise permit à un petit
nombre d'officiers et de soldats d'échapper. »
Un paysan qu'on m'amène confirmé que le lieutenant
Lochkine, gravement blessé à la poitrine, fut porté dans sa
maison, où les rouges retendirent par terre, en le couvrant
d'injures. Quand il demanda à boire, un soldat lui versa de
l'eau bouillante dans la bouche. L'officier poussa un cri
terrible. Personne ne peut me dire ce qu'il est ensuite
devenu.
4. — Un r.ÉNÉRAL letton. — Les Lettons
PENDANT LA RÉVOLUTION. Gt'ERRE DE BATAILLONS.
Bouzoviazi, le 2 avril 19 19.
Vers l'après-midi, après de passagères clartés, l'horizon
disparaît. La tempête redouble en violence. Des cosaques me
dépassent, debout sur les étriers, courbés sur le cou de leurs
montures, pressés de trouver le gîte espéré. Dans les traî-
304 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
neaux que je dépasse, paysans et soldats métonnent par leurs
faces immobiles et flegmatiques.
A la tombée de la nuit, j'arrive à Bouzoviazi, village
tatare. Rien que de sordides petites cabanes, . rangées sans
ordre autour du médzjid et de l'école musulmane. Le général
Banguerski, commandant la 12^ flivision, me reçoit dans une
petite pièce de l'école.
Il est Letton, de haute stature, issu du peuple. De ses trois
frères, soldats dans l'armée russe, deux ont été tués à l'ennemi.
Après avoir reçu sa première éducation dans un village sur
la rive baltique, il a réussi à être admis à l'Académie du
G.E. M. à Petrograd, dont il est sorti avec un beau numéro.
N'appartenant pas à un clan privilégié, il est resté profon-
dément attaché à l'armée combattante, dans laquelle il est
ancré par sa bravoure reconnue, par ses dispositions envers
les nouveaux soldats, par la part qu'il prend aux privations
et dangers de la vie au front.
Sa double popularité l'avait en quelque sorte désigné comme
porte-parole du front entier, quand il demanda, en novembre
1918, à Perm, au ministre de la guerre Koltchak, au cours
d'un banquet monstre, de mettre fin à l'anarchie politique
qui sévissait en Sibérie, et de prononcer sa dictature. Ce
ne fut pas le parti monarchiste qui exigea le règne du sabre.
Tous les officiers le réclamèrent, au nom de l'ordi-e. Koltchak
ne sut pas immédiatement répondre au toast que le répu-
blicain Banguersky lui porta, mais l'armée s'était i)rononcéc
contre les doctrines socialistes-révolutionnaires, comme
toute armée saine l'aurait fait. Le coup d'État sortait d'en
bas C).
(1) La conduite des répriments lettons pondant la seconde révolution
a étonné Russes et étrangers. Voici l'explication : l'ancien régime
n'avait jamais osé mobiliser les popnlaces lettonnes, dont les senti-
ments antirnsses étaient notoires. En iQiS, le capitaine Banj^nersky
proposa d'ntiliser la haine des Lettons contre les Allemands. En effet,
les premiers ont, de tons temps, difficilement supporté le jonpr féodal
des barons baltiqnes. Des faits comme le suivant continuent à vivre
dans l'imagination de ces paysans farouches et intellifïents. Pendant
ta révolution de igoS, un propriétaire balte tua lib paysans lettons
3^/
Oiifii. l'i isoiiiiicrs rouges, après ûcliaiigc de leurs unifoiuies
contre les nôtres.
Au loud, le eldclier de ri'i^lise de Siei I il;i II i,i k . (iiiv (jiii ^uiil les
piemieis e'nirés diius la vilK' : le |)ra|)<)relileliik lidÉ'issoi', l'Auleiu , le pia-
|Hirclileliik. Lebodel', deux sous-oflieieis; au uiilieu, l'auiuôiiiiM' du \y rc-
i/itiieiil.
I
SIBERIE
305
La guerre sibérienne est menée par des forces restreintes —
lio à i5o.ooo chez les rouges — sur un front d'à peu près
900 kilomètres. Il ne pourrait donc être question d'entre-
tenir un front continu. Dans ces gouvernements, où pendant
de terribles hivers de six mois, les neiges s'accumulent sur de
qui voulurent entrer chez lui, et fut ensuite protégé conlie les ven-
geances de la populace par la police russe.
Le capitaine Banguerski proposa de ramasser de partout les Lettons
affectés au.\ services des ambulances, du télégraphe, des bureaux d'état-
major, etc. Le G.Q.G. accepta son plan. En juillet 1916, 8 bataillons
étaient organisés, dont Banguerski commanda le premier et le capi-
taine Watséties, breveté d 'état-major comme lui, et son adversaire, le
deuxième. Watséties méditait l'organisation des Lettons en régiments,
divisions, en un G. A. Banguerski était d'opinion qu'il fallait se limi-
ter à la formation de petites unités de choc, et n'utiliser les éminentes
qualités guerrières de cette race, dont les sympathies nationales sont
si peu sûres, que pour de petits coups très osés. Ces bataillons lettons
furent particulièrement haïs des Allemands, et ni d'un côté, ni de
l'autre, on ne se donnait quartier.
Quand la paix de Brest-Litovsk entra en vigueur, les Lettons eurent
le choix de se rendre à l'armée allemande, ou de se retirer en Bussie
avec l'armée débandée. L'armée allemande ayant commencé à servir la
politique dos barons baltes par de sanglantes représailles parmi les
paysans lettons, les bataillons que Banguerski avait formés suivirent
les rouges et tombèrent lentement sous l'influence des meneurs bol-
chevistes, qui leur promirent la rentrée dans leur pays, et les com-
blèrent d'argent et de privilèges.
Watséties montra beaucoup de souplesse pendant la révolution.
Ayant fait des offres à Kérenski, quand celui-ci arriva au pouvoir, il
proposa sa collaboration à Trotsky dès le mois d'octobre 1917, et en
devint la main droite. Toute la récente organisation des armées sovié-
tiques est son œuvre. Il est juste d'ajouter que la plupart des officiers
lettons ont refusé de suivre son exemple. Le mouvemert contre-révo-
lutionnaire à Moscou, en juin 1918, comptait i.Saô oiïicicrs russes
et 4oo officiers lettons qui s'étaient désolidarisés de leurs soldats, l'ne
indiscrétion livra le secret au fameux géant Mouralof, qui réussit à
en arrêter laS, qui furent fusillés.
Pendant longtemps les troupes lettonnes ont été l'unique appui
des commissaires de Moscou, et c'est un fait curieux que, ennemis
des Allemands à Riga, les Lettons ont été leurs alliés à Moscou, sans
y gagner le moindre droit à des ménagements, s'ils rentraient dans
leurs foyers.
Je les ai vus deux fois. D'abord à Tikhoriètskaia au Caucase, en
avril 1918, où on les avait envoyés sous \A'atsélies pour en finir. avec
les Kornilovlsi. Ils faisaient bonne impression parmi les in(jualifiables
troupes bolchevistes. La seconde fois, ils m'arrêtèrent au Krend. en
mai de la niême année. Ces beaux gars s'y étaient installés en maîtres,
faisant, sous le regard bienveillant des commissaires, exarlcnieuf ce
qu'ils voulaient, et protégeant, par la seule menace de letir présence,
la tranquillité de Trotsky.
20
306 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
larges espaces, la guerre est limitée aux routes, en dehors
desquelles la neige atteint une hauteur de deux à trois pieds
dans les champs et jusqu'à douze pieds dans quelques vallées.
Les forêts sont inaccessibles aux deux partis. Avances et
retraites se font donc — ■ si l'on exclut quelques petits détache-
ments de skieurs — presque uniquement par les routes et
sentiers, que la cavalerie ne peut sous aucun prétexte quitter.
La guerre emprunte à cette simplification des mouvements
un caractère extrêmement curieux. Les forces se heurtent
toujours sur les routes, dont la défense est relativement
facile. Toute cette guerre se résume donc en des efforts pour
isoler et entourer les détachements ennemis. Les cas sont
rares, où ils réussissent, entourés, à se frayer, baïonnette au
canon, un chemin à travers le cordon ennemi.
Il n'y a que les village qui soient occupés. La colonne de
manœuvre part donc, en suivant les sentiers, pour couper
une garnison ennemie de l'arrière. Dès que l'adversaire flaire
le danger, il envoie à son tour une colonne par un sentier
perpendiculaire, pour couper la retraite à la première, qui
est souvent obligée de rebrousser chemin.
Parfois aussi, de fortes colonnes ennemies partent simul-
tanément des deux côtés, s'emparent d'une base de l'adver-
saire, et, revenant chez eux, après un succès vivement rem-
porté, y sont reçus avec des salves de mitrailleuses. Ainsi le
/i6® régiment sibérien, occupant Térégoulova, et le 23 1® sovic-
tiste, au village Adzitarova.
Ces attaques ne pourraient d'ailleurs réussir que si elles
étaient exécutées avec célérité et entrain. On se figure aisé-
ment le caractère irrésistiblement comique et horriblement
meurtrier de ce genre de manœuvres dans un pays où toutes
les actions sont ralenties par l'apathie et l'obstination.
5. — Bachkirs neutres. — Une armée de prolétaires
EN voitures. — On ne sera approvisionné que par l'ennemi.
Tolbasy, le 3 avril.
Après avoir passé la nuit chez le maître d'école tatare au
EN SIBÉRIE 307
"village Bouz?viazi, j'ai longuement causé avec lui pendant
que je me rasais sans miroir, en multipliant les mouvements
de mon rasoir, que femmes et enfants, tassés devant l'ouver-
ture de la porte, suivaient avec des « Ah » et des « Oh »
d'un effroi sincère et amusant.
Le chef de la famille m'assure que la population musul-
mane est contente du départ des rouges et de notre arrivée,
sans toutefois vouloir prendre une part active dans la guerre
civile. C'est une autre race, avant-poste de la Mongolie et du
Claucase, se désintéressant de conflits entre Russes. Ce sont
d'ailleurs des paysans, ressemblant] peu aux montagnards
caucasiens, leurs frères, mais ayant conservé les appétits des
anciennes invasions guerrières.
Gens alertes, mais peu robustes, au teint basané, aux yeux
vifs, ils sont sérieusement attachés à leur religion et aux an-
ciens usages. Ils ne désirent que vivre modestement dans le
cercle étroit de la vie communale. Les femmes, peu jolies,
marchent le visage découvert, mais ont une attitude pleine
de réserve et de dignité. Les cabanes sont, à l'exception de
celles du prêtre et du maître d'école, pauvres et mal entre-
tenues. Nous nous trouvons parmi une race vaincue et
repoussée jusqu'aux confins de la civilisation chrétienne.
Ils prétendent s'être soumis aux exigences des rouges, parce
qu'ils en étaient bousculés. Mais si nous leur parlons d'une
voix plus douce, ils essaieront de nous cacher leurs petites
provisions, et nous n'obtiendrons rien. Il faut donc hausser
la voix, les pousser par les épaules, puisqu'ils n'obéissent
qu'à la force, et puisque l'arrière ne nous envoie rien du
tout.
Nous partons tôt dans la matinée, le général Banguersky,
son aide de camp et moi, couchés tout long dans des paniers
d'osier, posés sur patins, qui sont ici le véhicule coutumier
pendant l'hiver. Une escorte de cosaques nous protège contre
une attaque toujours possible de la cavalerie ennemie.
La grande et ancienne chaussée d'Oufa i\ Sterlitamak, que
nous utilisons, ne montre qu'une seule ornière au milieu, par
308 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
OÙ les traîneaux et toiite l'artillerie amie et ennemie ont
passé. La route présente l'aspect d'une mer fouettée par une
tempête, et dont un froid terrible et subit aurait coagulé le&
vagues. Les chevaux tirent difficilement nos traîneaux par
d'énormes fosses, perpendiculaires à la chaussée, profondes
parfois de plus d'un mètre, qui se succèdent sur des dizaines de
kilomètres, sans interruption.
Le vent a cessé. A travers un brouillard qui se dissipe, un
faible soleil jette des lueurs rouges sur la quadruple rangée de
vieux bouleaux qui borde le chemin. D'énormes volées de cor-
beaux se lèvent à notre approche, des champs, où gisent les
chairs sanglantes d'hommes et de chevaux. Seuls, les rares
cadavres tout près de notre ornière, livides et durs comme
pierre, ont, par le bruit continuel des transports, échappé à
leurs becs. Personne ne les enterre, mais je vois chaque fois
des groupes de soldats qui ont arrêté leurs traîneaux pour les
observer, froidement et en silence. Ce ne sont que des cadavres
d'ennemis.
Nous nous arrêtons à Tolbasy, pour la nuit. Les affaires
vont bien, mais notre situation n'est pas sans danger.
L'ennemi fuit par la chaussée, sur laquelle tous les villages
avoisinants ont déversé leurs garnisons. Une ligne ininterrom-
pue de traîneaux, longue de plusieurs dizaines de kilomètres,
se meut, en panique, vers le Sud C). Notre division, la 12®, les
poursuit, le 45^ régiment sur la chaussée ; les autres, à notre
droite et à gauche, les menacent d'encerclement. Les régiments
4i et 46, devançant le 45* d'une dizaine de kilomètres, ont pris
(^) Oui, les soldats rouges, prolétaires et communistes, s'épargnent
les fatigues de la marche, en se laissant transporter en traîneaux par
les paysans. Calculé à 4 hommes par traîneau, cela fait, pour un
régiment de i./ioo baïonnettes, et le reste, 450 traîneaux, auxquels il
faut ajouter au moins 65o traîneaux pour provisions de toutes sortes,,
munitions, etc. Ctiaque régiment forme donc une immense proces-
sion de i.ioo transports, qui occupe l'unique route qu'elle peut
suivre, sur une longueur de 10 kilomètres ou plus. Nos soldats, qui
vont à pied, — tout comme nos officiers — ont ainsi l'avantage de la
vitesse, étant moins encombrés.
SIBERIE
309
;à la baïonnette les villages qui leur avaient été désignés. Mais
notre rapide avance nous a fait perdre la liaison avec nos voi-
sins de gauche. Et évidemment, les rouges,> qui se retirent
devant ces derniers, pourraient nous jouer un mauvais tour,
en nous tombant dans le dos, par des sentiers de traverse, que
garde incomplètement notre régiment 47, qui a été réduit à
■un quart de son effectif par des combats antérieurs.
Mais nous supposons que des troupes qui se font transporter
■en traîneaux et se font suivre de si nombreux bagages ne
pensent qu'à leur sécurité. La division rouge, qui se retire par
la chaussée Arkhanguelski Zavod-Sterlitamak, est menacée par
la 3^ brigade de cosaques d'Orenbourg, opérant de l'Est. Mais
on ne peut généralement compter sur les cosaques, tant qu'ils
ne flairent pas la défaite chez l'ennemi. Et les rouges, qui se
retirent sans pertes considérables, ne peuvent encore être con-
sidérés comme battus.
Je passe la nuit dans une ferme tatare, avec trois officiers
d'artillerie, qui ont fait la grande guerre. Après avoir fait enle-
ver tous les lits et divans, qui sont infectés de vermine, nous
nous sommes couchés sur la paille. Au milieu de la nuit,
le téléphone résonne dans notre pièce. Le colonel Chlésinski,
réveillé en sursaut, écoute les plaintes de deux batteries lourdes
et de deux batteries légères (chacune de 2 pièces) que l'ennemi,
supérieurement organisé, arrose avec abondance. Ayant reçu
l'ordre de bombarder les positions ennemies dès l'aube, les
artilleurs demandent des renforts immédiats en projectiles.
Les batteries lourdes disposent, l'une de 35, l'autre de '10 obus,
les batteries légères respectivement de 5 et de 10 obus. Le colo-
nel Chlésinski, furieux de son impuissance, hurle dans l'ap-
pareil :
« Vous n'avez qu'à obéir aux ordres qu? le commandant du
corps vous a donnés. Quant à moi, je no puis rien vous
•envoyer. Je vous ordonne d'observer la plus siricte économie
avec vos provisions ! Vous vous approvisionnerez demain chez
l^ennemil »
310 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Immédiatement après, il expédie au C.A. le téléphono-
gramme suivant :
« Je TOUS propose de donner un ordre pour retirer immé-
diatement toutes les batteries du front, où elles sont en danger.
Depuis plusieurs jours, nous ne recevons plus aucun projec-
tile. »
Le fait est que les obus qui nous sont destinés se trouvent
depuis six jours à Tchesnakovka, et ne peuvent être trans-
portés, faute de traîneaux. A Oufa, où habitent le général,
directeur d'artillerie du 4* C.A., avec ses aides de camp, etc.,
tous responsables de l'approvisionnement du front, les traî-
neaux ne manquent pas, mais il fait gai dans les cafés, on y
trouve quantité de femmes faciles, on peut encore y mener --
Dieu soit loué — une existence digne d'un gentilhomme,
tandis que, dans ces villages de païens, il fait diablement
froid, on s'y ennuie, et on s'y trouve parfois en danger.
Mes braves camarades, colonels Chlésinsky et Bek-Mamédof,
se plaignent surtout de la pénurie d'obus, mais je n'ai eu
aucune peine à constater que rien, ou à peu près, n'arrive de
l'arrière, ni farine, ni surtout ces friandises qui rendent la
dure vie au front supportable : café, sucre, tabac, etc. On se
console déjà :
« Si nous parvenons à accélérer la fuite de l'ennemi, il sera
bien obligé de rendre gorge. »
Et je commence à comprendre que cette armée, portée en
avant par l'énergie des chefs et les excellentes qualités du soldat,
mais presque isolée de l'arrière, se bat non seulement pour
vaincre l'ennemi, mais aussi pour se ravitailler.
6. — Soldats sibériens. — Entrée a Sterlitamak.
Sterlitamak, le 4 avril 1919.
La neige continue à tomber à gros flocons dans une très^
vague clarté du jour. Cavaliers, paysans tatares, soldats sibé-
riens, et les traîneaux et canons, placés sur de longs patins,
tout ce cortège d'hommes et de choses semble se mouvoir
EN SIBERIE
311
comme sous la surface d'une eau transparente, où la lumière
pénètre de tous les côtés à la fois.
A une distance de 6 kilomètres de la ville, je rejoins le
chef du régiment, gesticulant dans un groupe d'officiers, sous
un des bouleaux séculaires qui bordent la célèbre chaussée. Le
45* se trouve seul sur la route. A droite le bruit du canon : les
rouges résistent devant la route vers Samara, qu'on veut leur
couper. A gauche, rien. Une reconnaissance, pour retrouver
la liaison avec le 47®, faiblement menée, n'a pas eu de résultat.
Devant nous, sur la même route que l'ennemi ne pourra quit-
ter, d'importantes forces qu'il faudra bousculer, si elles ne se
retirent pas, car il faut occuper Sterlitamak celte nuit.
Je regarde attentivement les soldats qui se rassemblent au-
tour de nous. Ce sont les jeunes classes, gamins de 18 à 20 ans,
dans lesquels la révolution n'a pas encore tué toute obéissance.
Ils ont fait de rudes marches pendant quatre jours, dans une
neige profonde, pauvrement vêtus et nourris, se trouvant au
feu deux ou trois fois par jour, et n'ayant eu pour dormir que
trois heures chaque nuit. Je vois parmi eux des garçons
maigres, aux yeux écarquillés de fatigue, presque des enfants
qui font pitié, puisqu'ils n'ont pas la consolation d'être partis
comme volontaires. Mais ils sont d'une race accoutumée à
toutes les duretés de la vie, aux terribles froids qu'aucun autre
soldat au monde ne supporterait pendant six moi? consécutifs,
qui, enfants encore, dans les immenses solitudes de Sibérie,
ont pu s'attendre à devoir s'engager, armés seulement de
haches, des combats avec des loups et des ours affamés. On
n'a pas eu le temps — placé devant une armée nombreuse, et
ne manquant de rien, — d'exercer ces jeunes soldats, d'aguer-
rir leurs corps contre les fatigues de la vie militaire. L'arrière
s'enrichit à leurs dépens, leur volant jusqu'aux couvertures
et bottes, les laissant sans médicaments, sans armes suffisantes,
sans munitions, sans les douceurs qui consolent les soldats des
autres armées.
Mais ils sont soutenus par une discipline que je trouve
excellente, obéissant à de jeunes officiers sans arrogance qu'ils
312 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
comprennent, soutenus par leur classe à laquelle le régime
bolcheviste répugne profondément, et par les villages qui les
reçoivent en sauveurs. Ils sont soutenus aussi par la victoire,
par les preuves du désarroi chez les rouges, et enfin par ce
mélange de camaraderie et d'orgueil militaire, qui — déjà —
constitue l'âme du régiment. Ils sont les cadets de ces soldats
russes, qu'on envoyait au feu, en 1914 et igiô, sans fusils,
sans préparation d'artillerie, en masses denses que fauchaient
les mitrailleuses allemandes, ces braves qui étonnaient l'étran-
ger par leur douceur et leur enthousiasme, ces incomparables
soldats russes — que l'histoire ne reverra plus.
Deux bataillons du 45*^ restent en place ; le premier, com-
mandé par le capitaine Sédich — que j'accompagne — avance.
Sédich range ses 200 hommes (certaine compagnie ne compte
que 43 soldats) en deux lignes perpendiculaires à la chaussée.
Plusieurs soldats se mettent à creuser dans la neige dure de
petites tranchées, d'où il faut les chasser, puisque nous atta-
quons. Il est 8 heures. Une neige humide nous souffle au
visage, mais l'atmosphère s'éclaircit. Bientôt il nous semble
apercevoir à l'horizon le profil sombre de la ville entre la neige
claire et le ciel grisâtre. Au loin, de furieux aboiements, qui,
pendant des périodes d'assoupissement, semblent une longue
plainte âpre et étouffée. Là-bas, passe probablement le train
des rouges.
A gauche, vers l'horizon, un petit point rouge qui s'élargit :
une maison qui flambe. Contre les nuages incendiés, nous dis-
tinguons l'élégant profil d'un minaret et de la cathédrale.
Quelques cavaliers passent au loin, parfaitement visibles contre
le brasier et qui reviennent, puis des mitrailleuses qui éclatent.
Des coups de fusil sont tirés en face de nous. Il faut de nou-
veau pousser nos soldats qui se sont arrêtés. Un éclaireur
vient nous avertir que la tranchée ennemie se trouve devant
nous, à un demi-kilomètre. Par nervosité, quelques soldats
se mettent à tirer, sans but, et il faut encore leur imposer le
silence.
SIBERIE
313
D'un clocher de la ville, nous parviennent très distinctement
les neuf coups de l'heure. Presque aussitôt, un nouvel incendie
éclate, tout près du premier, et nous assistons à de brillants
feux d'artifice, des fusées à double éclatement, de longues
paraboles lumineuses, allumant le ciel d'un bout à l'autre, et
accusant contre la neige rougie la longue ligne double de
silhouettes noires des soldats. Bientôt de longues séries d'explo-
sions violentes nous parviennent. La retraite des rouges est
donc un fait accompli, puisqu'ils incendient leurs magasins de
munitions.
Des cris prolongés sortent des tranchées ennemies. D'abord
des noms on mots que nous ne comprenons pas, et après
quelque temps une voix forte et claire qui crie :
« Le 3® bataillon vers la chaussée! »
Nous nous attendons maintenant à une furieuse attaque par
la. chaussée, menée par les Magyars et Chinois que nous savons
en face de nous (de jeunes troupes auraient depuis longtemps
ouvert le feu). Nous mettons nos trois mitrailleuses en position
sur la chaussée, mais le silence revient.
Je rejoins les éclaireurs qui, cent mètres en avant, se sont
installés des deux côtés du chemin. Au loin de vagues figures
qui se meuvent dans l'obscurité relative. Il faut en avoir le
cœur net. Je pousse les deux praporchtchiks, et leurs 17 hommes
en avant. Après trois minutes, les tranchées ennemies, vides.
Après dix autres minutes, les premières maisons ; les habitants,
vivement intei^pellés, rapportent que les rouges viennent de
passer.
A un demi-kilomètre de la cathédrale, voilà des figures qui
courent : toute une débandade de fuyards. Des avertissements,
ensuite des coups de fusil. Nous poursuivons les ombres les
plus proches dans la cour d'une maison, où elles disparaissent,
mais, au moment où noiis y entrons, revolver en main, elles
sautent par-dessus un mtir. Il faut bien abandonner la pour-
suite.
Tandis que nos soldats, pajr groupes de deux, fouillent les
maisons, pour y découvrir des bolcheviks cachés, une fusillade
314 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
derrière nous : le i" bataillon, enfin arrivé en ville, nous
prend pour des ennemis. Nous épuisons notre vocabulaire
militaire : « Idiots, cochons, espèces de saletés, vous tirez sur
les vôtres I »
Dix coups d'airain sonnent d'en haut. Une furieuse galopade:
les cosaques viennent « poursuivre » l'ennemi. La nouvelle
que nous étions entrés en ville a donc atteint l'arrière-garde.
Au tournant d'une rue, c'est une joie de voir la sombre masse
de la vieille cathédrale, avec son lourd clocher, noirci par l'âge,,
surgir de l'immense fond des neiges. Sterlitamak est à nousl
7. — Les habitants. — Un a traître ».
Sterlitamak, le 5 avril 1919.
Qaand j'entre dans la rue, ce matin, toute la population est
dehors. Bourgeois et prolétaires, ouvriers et paysans, Russes,
Tatares ou Bachkirs, chrétiens ou musulmans, hommes,
femmes et enfants, pleins d'une joie nerveuse, se rassemblent
en groupes autour de nos soldats et cosaques.
Habitués à des fusillades et à d'incessants mouvements de
troupes, ils ont passé la nuit, enfermés dans leurs maisons,
sans se douter que leur sommeil fût interrompu — déjà — par
le bruit de nos armes. Quand on a vu les insignes distinctifs des
grades chez nos officiers, les pattes d'épaule rouges chez les
cosaques, et l'ordre parfait chez nos troupes qui entrent d'un
flot continu, tout le monde est resté ébahi de surprise. Il n'y a
pas d'épanchements de joie ni acclamations ou chansons dans
les rues, puisque ce sont des Busses. Mais les habitants semblent
respirer comme une atmosphère rassérénée, ils se promènent —
du matin au soir — en masses compactes, sans but, bavardant
avec les nôtres, suivant nos musiques, entrant dans les églises
pour prier ; il n'y a que les malades restés à la maison.
La réalisation des rêves bolchevistes avait été confiée aux
camarades tous ensemble, et à chacun individuellement. Les
soldats prenaient aux passants les paletots qui leur plaisaient,
tel communiste entrait dans les chambres de femme, exigeant
EN SIBERIE
315.
une place au lit ou le lit tout entier. On entrait dans toutes
les maisons, jour et nuit, armes en mains, pour voler. A la
moindre résistance, vous voilà arrêté comme contre-révolution-
naire et, le malentendu « éclairci », vous trouviez votre maison
vide. Et entendez bien que ces mesures n'étaient plus dirigées
contre les « bourgeois ». On s'attaquait à tout le monde, on
prenait les meubles aux pauvres, qui, apeurés, laissaient faire.
Devant la maison qu'habite le chef du 45° régiment, tout
un attroupement de pauvres paysans tatares et russes, à l'aspect
misérable, aux vêtements déchirés. En criant, en pleurant, ils
se plaignent que les rouges leur aient pris les derniers chevaux,
la dernière vache. Voilà bien des gens guéris du bolchevisme,
pour les quelques jours que nous serons là.
I,a note gaie ne manque pas. M"* N..., pianiste méritoire, me
raconte que les commissaires rouges avaient décidé, dès leur
entrée en Sterlitamak, que les soldats profiteraient des bienfaits
de la culture, que la bourgeoisie s'était monopolisée. M™° N...
et une collègue, sortie, comme elle, du Conservatoire de
Petrograd, furent nationalisées, pour donner des leçons de
piano collectives aux camarades. On rassembla une quarantaine
de pianos dans une salle publique. Les deux dames, assises
sur une estrade, devant deux pianos à queue, enseignèrent les
secrets musicaux à une centaine d'ambitieux, pressés autour
des instruments dans la salle. Les pauvres prolétaires apprirent
à leurs dépens que les meilleures joies de la civilisation n'ap-
partiendront jamais qu'aux « kaloï kagathoï » et que leur or
pur se changera, par le contact avec la foule, en vil métal
d'ennui et de souffrance. Quand ils s'aperçurent, après deux
séances, qu'il leur était impossible de jouer un fox-trot ou un
two-step (idéal musical de la canaille), ils s'éloignèrent en
grommelant.
Sterlitamak, le 7 avril 1919.
Avant-hier, une vingtaine d'officiers, qui avaient servi les^
rouges, se sont présentés chez le général Bangucrski, demander
asile. Ils appartiennent à trois catégories :
316 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
La première, celle des aventuriers, est représentée par un
Tchèque, individu louche qui, après avoir servi le général
Doutof comme espion et s'être attaché à un service de contre-
espionnage bolcheviste (il le prétend, afin de mieux servir
notre cause), offre de s'engager dans notre état-major. 11
supplie de ne pas l'envoyer à Omsk, où il serait très proba-
blement fusillé par ses compatriotes.
Il y a ensuite une quinzaine d'officiers de régiments bach-
Ttirs, qui, trahis par leurs troupes et entourés par les commu-
nistes, avaient été forcés de suivre leurs soldats chez les rouges.
On les accepte après une courte enquête.
La dernière catégorie divise les opinions de nos officiers. Un
poroutchik de l'ancienne armée, qui vient de remplir les fonc-
tions de chef d'état-major de la 20® division de Penza, est
tombé dans nos mains. Je l'ai rencontré trois fois dans les
bureaux et couloirs de la 12^ division. Il cause avec nous d'un
air distrait, accepte les cigarettes que je lui offre, mais .se
sent déjà séparé de nous par un abîme. Il refuse de dire ce
qu'il sait sur l'année rouge, et s'expose à la malveillance, même
chez ceux qui seraient portés à excuser sa (( trahison ». Dans
les violentes discussions qui s'engagent sur lui entre nous, les
mêmes faits servent de prémisses pour des argmnents opposés.
Pour les uns, son refus de révéler les plans des rouges prouve
des conceptions honorables de l'honneur militaire. Pour les
autres, le poroutchik accepte ainsi la solidarité avec une armée
qui a traité avec la dernière sauvagerie nos officiers — et ses
anciens camarades — qu'elle avait pris. En général, les offi-
ciers volontaires qui ont appartenu à l'armée tsariste de-
mandent sa mort, à l'exception des vieux, auxquels la vie a
appris le pardon pour les faiblesses humaines, et qui ont peut-
être des fils en Russie.
Le poroutchik a été fusillé cette nuit. Il s'était laissé forcer
par un membre du Comité supérieur révolutionnaire de guerre,
à mettre sa signature sous un décret de condamnation à mort
de nombre de civils. Le peloton d'exécution fut dirigé par
un de mes amis, jeune officier très brave, sympathique, silen-
EN SIBERIE
317
cieux, qui avait perdu ses biens par la révolution, dont le père
avait été massacré et les sœurs maltraitées par des rouges. Il
avait prié le général Banguerski de lui accorder la faveur de
pouvoir commander le feu contre les (( traîtres » condamnés.
Nous sommes dans les meilleurs termes, et j'échange avec lu>
une chaude poignée de main quand je le rencontre. Il a une
conversation pleine d'intérêt ; mais, quand je l'interroge sur
« ses » exécutions, il sourit d'un sourire énigmatique, et refuse
de répondre.
8. — Optimisme a Omsk.
Sterlitamak, le 8 avril 1919.
Le général Banguerski vient de recevoir copie des nouvelles
directives pour l'armée. Omsk, tout en joie et répandant son
allégresse dans l'univers, ordonne de poursuivre l'opération,
sans relâche. On prendra Kazan et Samara, on marchera ensuite
sur Moscou. En attendant, nos soldats feront des marches de
3o verstes par jour contre le feu ennemi. Bien entendu, ce cha-
leureux optimisnie de l'arrière, ce patriotisme des embusqués
n'améliorera pas le service des intendances. La farine n'arrive
pas, ni les munitions, ni les bottes, ou les couvertures, ou les
fusils. Le dégel élargit les rivières ; de petits fleuves ont des
lits d'une ou deux verstes de largeur. Mais l'enthousiasme
supportera nos jeunes soldats, là où le feu de mitrailleuses
posées derrière d'immenses champs de boue, le manque de
nourriture et de vêtements démoraliseraient tout autre soldat
au monde. Les compagnies comptent en moyenne une qua-
rantaine d'hommes de bonne volonté, mais trop jeunes, épui-
sés. On complétera les effectifs, pendant la marche. Les com-
mandants de régiment supplient d'accorder du repos, des équi-
pements et du temps pour le cimentage de la troupe. Mais à
Omsk, cercles civils et militaires rivalisent en toasts ronflants
sur les merveilleuses qualités de ce pauvre soldat russe, qui
se tirera bien lui-même d'affaire, supporté qu'il est par la sym-
pathie et la reconnaissance de l'arrière.
318 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Cependant les rouges, en retraite mais non battus, com-
mencent à offrir de la résistance; les cosaques d'Orenbourg,
envoyés à leurs trousses, s'en aperçoivent. Leurs soldats ne
manquent de rien, nous le constatons par les provisions qu'ils
nous abandonnent. Ils disposent d'une classe qui nous manque:
celle des «communistes», qui envahissent, partout animés de
la même furie de fanatisme, tous les services. Ils ont de la
discipline, de haut en bas. Ils ont retrouvé, tous, la soumis-
sion, ce bienfait de l'ancien régime, sous des hommes funestes,
mais qui sont des maîtres.
CHAPITRE III
UNE RETRAITE STRATÉGIQUE
I. L'ÉVACUATIOuN d'OuFA.
Tourkan (Ouest d'Oufa), le 29 mai 1919.
LA retraite générale de l'armée de l'Ouest sur la ligne de
la Bielaia a été décidée. Les raisons en sont multiples :
Enfiévrés par des succès miraculeux depuis deux
mois, Omsk et l'état-major de l'armée avaient décidé de conti-
nuer l'avance, contrairement à l'avis des états-majors au front.
Les troupes étaient épuisées et avaient perdu jusqu'à deux
tiers de leurs effectifs C). Plusieurs régiments comptaient entre
700 et 800 hommes, certaines compagnies entre 4o et 5o sol-
dats. La fonte des neiges avait démesurément élargi les rivières,
dont la défense était devenue extrêmement facile. L'ennemi
allait nous opposer des unités de choc, très bien organisées et
conduites, qu'enflammerait l'acre parole du prophète Trotski.
Nos soldats, mal équipés et mal nourris, feraient des marches
de 3o verstes par jour, et seraient — pour éviter tout retard
dans la marche victorieuse sur Samara — complétés et con-
solidés en route.
Aux inévitables arrêts de l'avance s'est ajoutée la trahison.
Dans cette armée de paysans mobilisés dans les gouverne-
ments d'Oufa, Perm et Akmolinsk, n'ayant donc aucune rai-
son pour se rendre à l'ennemi, on vient d'ajouter des Oukrai-
niens, supérieurement équipés en costumes anglais tout neufs.
Au lieu de les disperser parmi les Sibériens, on les a organisés
{'■) Morts, blessés, prisonniers, déserteurs.
320 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
collectivement, probablement pour leur faciliter la trahison.
En leur confiant les attaques, le long de la voie ferrée, on a
peut-être voulu leur suggérer l'idée d'une reddition en bloc,
et l'entrée dans leur patrie. La propagande bolcheviste n'a
pas tardé à s'en emparer. Près de Bougourouslan, un régi-
ment oukrainien, favori de la mission anglaise et du général
Kappel, a massacré un grand nombre (on rapporte deux cents)
d'officiers, s'est unanimement joint aux troupes rouges qui atta-
quaient et a ainsi ouvert le front.
Une longue série ininterrompue de petites défaites, tout
le long du front, ne permet plus d'espérer un retour de la
fortune. Il sera même impossible de prendre brusquement
position sur la rive droite de la Bielaia, ce qui ôterait pour
le soldat fatigué et désappointé, à cette grande opération,,
le caractère d'un nouvel échec.
Des milliers de wagons, l'artillerie de trois corps d'armée,
d'importantes provisions de guerre, poussés en avant pour
la marche sur Samara, sont maintenant entassés derrière un
front faiblement défendu. Tout l'intérêt que présente donc la
retraite d'une armée quelque peu démoralisée devant un
ennemi supérieurement approvisionné, se concentre sur ce
tronçon de chemin de fer qui de Tchichma — point de
réunion des deux lignes de Simbirsk et Samara — mène,
par le grand pont de Dioma, à la ville d'Oufa.
La zone entre la Bielaia et le front d'aujourd'hui, déjà
vouée à l'abandon, et oia l'ennemi commence désormais à
s'infiltrer ici et là, ressemble ainsi à un vague champ de
bataille, par les fréquentes incursions de la cavalerie rouge,
et l'inégalité des résistances que nos troupes, si peu homogènes,
opposent à la constante pression de l'ennemi.
Dans cette zone, tout le long du chemin de fer, des troupes
de garde, stationnées près des gares et des haltes, et cam-
pant en plein air, surveillent les accès de la voie ferrée. Dès
le coucher du soleil, on allume dans les prairies et forêts
de grands feux de camp. Pendant les interminables soirées.
l)')^
1\
-*5S:^,=:n
Au fond, la boucle de la Bitlaia, où cette lourde pièce doit diriger un
tir de destruction. Personne ne veut aller de l'avant pour l'observation.
Par la fonte de la nci-e, I.- clirriiii. r>l ,-,.uN.rl .le crollin de eliexal.
A {,'auche : soldat de Mcolas ^^ iium.iiriiisle; à droite : le colonel 13ek-
Maniedof, républicain.
SIBERIE
321
les soldats, couchés ou assis autour des flammes rouges,
retrouvent de chères réminiscences de la vie villageoise dans
les danses et les délicieuses ritournelles des mélodies natio-
nales, souvent supérieurement exécutées par un artiste cam-
pagnard. Les départs réitérés des éclaireurs et sentinelles
pour les postes avancés sont à peine remarqués dans la fleg-
matique et insouciante gaîté, qui étonne par son contraste avec
l'incalculable calamité qui frappe nos armées.
Mon Avagon, voyageant contre le courant des trains qu'on
renvoie vers l'Est, n'a avancé que fort lentement pendant les
dernières vingt-quatre heures. A Tourkan, il s'arrête indéfi-
niment.
Une seule fois, ce matin, un commandement a rangé les
trains dans les haltes et gares sur des voies latérales, sur
toute la longueur de la voie, et un train blindé, transportant
des plaies-formes chargées d'autos-mitrailleuses, en route pour
le front, a traversé, lourd et menaçant, les resplendissants
paysages ensoleillés.
Je me trouve maintenant depuis douze heures immobilisé
dans la petite localité-halte de Tourkan, à 6 kilomètres de
Tchichma. Des coups de fusil éclatent à proximité. Nos
avant-postes chassent une reconnaissance de cavalerie enne-
mie. Les rouges font quelques efforts pour couper la voie
entre Tchichma et Oufa, où un millier de wagons sont
entassés. Ne voulant pas risquer de perdre mon wagon, je le
fais accrocher au premier train en destination d'Oufa.
2. — Optimisme pendant la retraite,
Oufa, le 29 mai 1919.
Par les mauvaises routes, on voit l'artillerie se retirer, avec
un peu trop d'empressement. Les lourds convois, précédés de
fortes cavalcades, cherchent de nouvelles positions en arrière,
positions qu'on abandonnera bientôt, faute de confiance dans
l'infanterie,
21
322 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Quelques états-majors envoient leurs trains en arrière, et
ne retiennent pour leurs transports que voitures et montures.
Tous cesi trains, wagons d'état-major, w^agons sanitaires,
d'intendance, de munitions, de transport de troupes, d'ateliers
militaires, plates-formes chargées de pontons, de canons, de
charrettes, de traîneaux, et de toutes les machineries imagi-
nables, roulent, avec une lenteur amusante, vers Ouf a, sur
une ligne, dont les constructeurs ne se sont certainement
jamais laissé inspirer par des considérations stratégiques. Des
entassements se produisent à Dioma, devant le grand pont,
sur la Bielaia, et ici à Oufa. Mais de ce désordre apparent se
dégagent régulièrement d'énormes trains de 70 à 76 wagons
qui, retardés à chaque halte pendant des heures, rampent tout
doucement, en faisant leurs 2 kilomètres à l'heure, vers la
zone de sécurité.
Pendant sa retraite, notre armée détruit les petits ponts
pour retarder les trains blindés ennemis, et s'il le faut, sacri-
fiera le grand pont de Dioma. Mais un tel acte de vanda-
lisme, après onze mois d'une guerre, dont l'acharnement ou
le désespoir ne sont jamais allés jusqu'à supprimer un des
principaux instruments pour la revanche, signifierait peut-
être le trop complet aveu d'une irrémédiable défaite.
Acha Balachovska, le i*"" juin.
Après avoir mis mon wagon en sécurité, je retourne au
front. Mais l'esprit simpliste des fonctionnaires, tant civils que
militaires, admet difficilement — une fois la retraite com-
mencée — un seul mouvement en sens inverse. J'ai donc tout
le temps, dans la « tiéplouchka », où j'ai pris place avec
une dizaine d'officiers et une vingtaine d'hommes, de faire
mes petites observations.
Les espérances d'il y a un mois ont un caractère si obstiné,
et la retraite y est tellement contraire, que les bruits les
plus extraordinaires se répandent et se font admettre, même
par les officiers généraux, bruits qu'il serait difficile de
contrôler, puisque les relations avec certains états-majors.
EN SIBÉRIE 323
•complètement perdues depuis quelques jours, n'orït encore
pu être rétablies. On croit, toutefois, que notre retraite fait
partie d'un plan général, que l'armée Gaïda, qui s'était déjà
trouvée à lao kilomètres de Kazan, aurait forcé cette dernière
redoute du bolchevisme sur la Volga, que la fuite des rouges
et la liaison avec les troupes de Dénikine ne seraient qu'une
question de quelques jours, etc. On revit, les courages se
raniment.
Plusieurs des états-majors se sont bien conduits. Celui du
général Voïtsckhovski, commandant le 2^ C. A. d'Oufa, est
par deux fois resté à portée de fusil de l'ennemi. Tel autre,
par exemple celui du général Kappel, s'est mis à cheval,
•entouré d'une garde de cavalerie, pour pouvoir plus longtemps
contrôler le travail des régiments. L'absence complète de ses
nouvelles, depuis cinq jours, a donné naissance aux conjec-
tures optimistes, dont j'ai parlé. Il est toutefois étonnant
qu'on ne soit pas parvenu à établir une liaison par postes
de cosaques.
3. — Misère de réfugiés.
Entre Acha-Balachovska et Oufa, le 2 juin.
Et toujours ce bruyant mouvement vers l'Est. 3.5oo
wagons transportent le matériel de l'armée, et la bourgeoisie
d'Oufa. Fonctionnaires du gouvernement, autorités locales,
personnel du chemin de fer, prêtres, grands et petits bour-
geois. Chrétiens, Juifs, ou Tatares, tous ceux qui, sous la
terreur rouge, sont menacés dé mort ou de tracasseries régle-
mentées, et qui, par leur position sociale ou leurs amis, ont
pu s'emparer d'un wagon de voyageurs, ou de bagages, ou à
'bestiaux. Partout, les portes des wagons sont ouvertes, et
dans ces milliers de voitures se déroule une vue kaléidosco-
pique sur la misère humaine.
Tous ces pauvres gens, revenus à Oufa, il y a un peu plus
que deux mois, avec meubles et bagages, pleins de confiance
-en des proclamations et perspec'tives trop optimistes, s'étaient
324 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
mis à rebâtir leurs foyers détruits. Cette fois, ils n'emmènent
dans leur douloureuse fuite que ce qui leur tient le plus à
cœur. Une dame, propriétaire, que j'avais rencontrée à Ster-
litamak, voyage avec deux enfants et cinq chevaux, tous^
entassés dans le même wagon de bétail. Dans d'autres voitures,,
deux ou trois familles se sont réunies : gens de condition,
bien habillés, mais qui, en ce sordide entourage, ont de la
peine à maintenir la propreté. Parfois aussi des spectacles
plus gais : autour d'une table chargée d'un énorme samo-
var, un étonnant nombre de jeunes filles, en robes claires,
pleines de gaîté et de verve. Mais par la plupart des larges
portes entre-bâillées, on croit voir dans des wagons de bétail ,^
des gens courbés sous l'inquiétude et le découragement.
Et encore, parmi la nombreuse population en fuite, tous
ceux qui ont su se faire inscrire sur les listes pour les wagons,
sont-ils des êtres privilégiés. Aux côtés de la voie ferrée, un
autre interminable cortège accompagne la fuite de la bourgeoi-
sie : c'est l'exode des petites gens. Il y a d'abord quelques
<( bourgeois >;, qui n'avaient pas voulu croire à une si invrai-
semblable et subite défaite, ou avaient préféré rester sous la
terreur rouge plutôt que d'abandonner le peu qu'ils possé-
daient, et qui, le dernier jour, quand le canon tonnait devant
la ville, pris d'une peur féroce, ont jeté quelques effets dans^
une charrette, et se sont sauvés, comme s'ils étaient poursuivis
par des démons. Et puis, en nombres incalculables, des
ouvriers et paysans, parents de soldats qui servent dans
l'armée « blanche » ou simplement gens qui avaient fait
l'expérience du bolchevisme, et qui remplissent maintenant,
jusqu'à l'horizon, les routes menant d'Oufa à Zlatooust.
Après l'exode encombrée de la classe aisée et rattachée aux
traditions gouvernementales, en voici donc une autre qui
donne bien plus à penser. Toute une populace, sur laquelle
le gouvernement n'a pu exercer aucune pression et qui, par
une fuite éperdue et spontanée, manifeste ses véritables sen-
timents à l'égard d'un régime qui prétend se fonder sur ses
aspirations. Campagnards, ouvriers, ou tout petits bourgeois,.
EN SIBERIE
325
fuient la cherté des vivres, l'insécurité de la vie, la famine,
une intolérable tyrannie à mille tètes, qui n'épargne ni les
croyances séculaires, ni les traditions de la race, ni l'intimité
■de la famille. Ils ne manifestent aucune affection exagérée
pour le gouvernement de l'Amiral, mais ils y apprécient un
régime purement national, dans le sens très vague et d'autant
mieux compris du mot. Et ils opposent au règne des classes
•aristocratiques russes ce régime rouge avec son incroyable
grossièreté qui n'est d'ailleurs qu'une grotesque exagération
des mauvaises manières, naturellement inhérentes à toutes
les démocraties C).
Tout près de nous passe un paysan tatare, avec sa femme
et un petit garçon, nu-pieds, chargés de sacs, sombres et
fatigués. Partout, dans les prairies, les champs et aux abords
<ies forêts, je vois des camps de réfugiés, qui préparent leurs
sommaires repas au-dessus des branches sèches que les enfants
sont allés chercher sous les arbres. Des chevaux dételés, du
bétail qu'on sauve, paissent autour des groupes que composent
toutes les classes, mêlées dans la fraternité du malheur. Et
«nfin, sur tous les chemins, jusqu'à perte de vue, la pro-
cession de réfugiés, par petits paquets. Ce que je vois est
comme le plébiscite muet et éloquent de tout un peuple, sur
cette révolution, acclamée comme transition vers un état social
supérieur, et qui, n'aboutissant pas, devient définilive.
4. — Soldats en équipements anglais. — Réquisitions.
Tavtimanova, le 3 juin.
L'armée Khangine est composée d'unités de valeur fort iné-
gale. Tout un corps d'armée, aussi bien préparé qu'il pouvait
l'être à mille kilomètres de cette guerre de surprises, par le
général Rappel, avait récemment fait son entrée au front,
des soldats, chez qui on avait voulu éveiller, par de complets
(') (( Die gutcn Maniorcn vcrschwindcii in deni iMaasse, in wcl-
<^hom (1er Einfluss des Ilofcs und cincr at)gesclilossenoii Ai istokralio
nacljlicsst. »
(Nietzsche, Menschllches Allzumenschliches).
326 LAGUERRE RUSSO-SIBERIENNE
équipements anglais, une nouvelle dignité devant engendrer
ensuite, tout naturellement, toutes les autres vertus militaires,
n'ont en rien prouvé être supérieurs à leurs frères d'armes,
ces sans-culottes qui se battent depuis onze mois. Au contraire,
un régiment, que tout le monde à l'intérieur de la Sibérie
admirait comme une preuve vivante du secours que les-
Alliés apportent à leur sœur malheureuse, s'est rendu aux
bolcheviks — comme je l'ai dit plus haut — et ces faux
braves attendent, pour prix de leur trahison, d'être renvoyé*
en Oukraine.
Je vois, dans les voitures d'ambulance et « tiéplouchkas »
qui passent, de nombreux blessés, vêtus à l'anglaise. Un calcul
sommaire donne pour résultat : 80 % blessés à l'index de la
main gauche, i5 % au même doigt de la main droite (des
gauchers vraisemblablement), et seulement 5 % blessés plus
sérieusement. Tout cela est fort peu rassurant. Je doute que
de si palpables cas de lâcheté soient avec la même impunité
commis chez les bolcheviks, dont il y a lieu d'admirer la sévère
et sanglante discipline.
Iglino, le 3 juin.
Deux wagons de munitions, demandés d'urgence pour le
front, et auxquels j'ai fait attacher notre tiéplouchka, se trou-
vent déjà depuis deux jours à Tavtimanova. Puisqu'il y a un
ordre général de retraite, MM. les fonctionnaires, à moins
d'être suffisamment secoués, — il n'y a rien comme les com-
missaires rouges ou les cosaques pour leur mettre le revolver
sur la tempe — n'envoient plus rien en avant.
Je laisse donc rouiller cartouches et obus à 00 kilomètres du
front, je fais réquisitionner une charrette de paysan à deux
chevaux, conduits par un Bachkire, et pars avec mon ordon-
nance pour Iglino.
Au village Bachkirskaia — qui est niirabile dicta un village
russe — où je m'arrête pour prendre quelque part le samovar„
de simples paysans, auxquels j€ me suis adressé, me désignent
EN SIBERIE
221
?une petite maison blanche : « Ne venez pas chez nous. Allez
iîà-bas, c'est un bourgeois I »
Quelle accusation mortelle à un moment où tout le monde
croit l'arrivée des rouges prochaine! Dans la maisonnette
blanche, pauvre mais proprette, et où des gravures et de
gracieux bouquets de fleurs montrent un certain goût, je trouve
la femme et la mère du maître d'école, qui lui-même s'est
«nfui en compagnie du prêtre et d'un certain nombre de pay-
sans.
A Iglino, je passe la nuit chez des paysans. Comme presque
partout, le village se trouve en lutte avec le commandant
d'étapes, auquel les militaires s'adressent à chaque instant pour
voitures et chevaux. L'armée « blanche » avait introduit, après
les méthodes arbitraires et vexatoires des bolcheviks, un plus
humain système de réquisitionnement. La populace avait com-
mencé par accueillir joyeusement — parfois en processions
religieuses Q-) — les « libérateurs », mais a inévitablement fini
par se cabrer contre les abdications du droit sacré de la pro-
priété, que chaque armée range parmi les non moins invio-
lables devoirs du citoyen. Pour la guerre sainte contre les bol-
cheviks, les paysans ont donné, sans résistance, leurs fils ;
mais dès qu'il s'agit de leur apporter vivres et cartouches au
front, ils cachent les voitures et chassent les chevaux dans les
lointaines forêts. Ils espèrent que, sitôt la paix déclarée, leurs
fils leur reviendront, et qu'ils retrouveront la cour et l'écurie
remplies.
Q) Ces mêmes paysans se sont plus tard partout portés à la ren-
contre des troupes soviétiques, prêtre en tête, portant dos ikoncs et
des bannières flottant au vent, offrant le pain et le sel aux vainqueurs.
Fut-ce une protestation contre les atrocités du gouvernement de
l'amiral ^ Ou la pure joie du prolétariat de poxivoir acclamer ses libé-
rateurs ^ Nullement. IJn gouvernement russe (ou autre) aurait le plus
grand tort d'attribuer une valeur excessive aux manifestations de
la «volonté du peuple». Le gouvernement d'Omsk ne disposait pas de
l'élite nécessaire pour diriger la nation. Il avait été trop dur dans les
villes et trop mou en province. Les paysans redoutaient les commis-
saires et se moquaient de l'humanité des olTiciers et fonctionnaires
de Koltchak. En portant chaque fois au vainqueur non seulement le
pain, mais l'hostie, ils semblaient dire : a Qui que vous soyez, soyez
forts, et nous vous obéirons et vous aimerons ! »
328 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Mais le temps presse, et il est impossible de faire le procès
aux intentions récalcitrantes des habitants. Après avoir, par
une politique sage et prudente, qui est celle du gouvernement
d'Omsk pour les provinces, si longtemps ménagé la chatouil-
leuse susceptibilité des petits propriétaires, sur lesquels le
régime a voulu s'appuyer, il faut donc hâtivement arrêter et
punir les gens qu'on soupçonne de vouloir se dérober aux
ordres de réquisitionnement.
Torbasly (sur la Bielaia), le 4 juin.
Parti d'Iglino dans la matinée, j'arrive à midi à Chakcha,
petite gare au bord de la rivière l'Oufa, où réside le général
Voïtsekhovski, commandant le 2° G. A. C'est un jeune officier
plein d'énergie et d'intelligence, dont les débuts en Sibérie —
comme ceux du général Grévine — ont été secondés par les
Tchèques. Je retiouve auprès de lui le capitaine Lacau, officier
français d'une bravoure éprouvée et d'une culture distinguée.
Les deux armées se regardent, tout le long des rives de la
Bielaia. Les rouges ont l'initiative, puisque notre rôle se borne
à attendre. On craint leur traversée à un point particulière-
ment dangereux, où la rivière forme, près de Krasni Yar, une
boucle qui empêche la défense intégrale de notre rive.
Je me rends ensuite chez le général Kosmine, commandant
la 4* division, à laquelle le secteur Nord d'Oufa est confié. Le
général Kosmine s'est acquis une renommée, en pénétrant, au
mois de mars, avec 4. 000 hommes, profondément dans les
lignes rouges, et en déterminant ainsi la prise d'Oufa. C'est un
ofQcier instruit et énergique, et il a donné les preuves d'une
intrépidité qui n'est pas de trop chez les chefs de division dans
cette guérilla sibérienne. Au courant de ce qui se passe à
Omsk et dans les intendances, il m'annonce son arrivée pro-
chaine à Omsk, si les circonstances au front le permettent,
pour y balayer toute la bande d'embusqués, avec ses quatre
régiments, qu'il assure avoir complètement en main.
Dans la soirée, j'arrive chez le colonel Slotof, commandant le
i4^ régiment. C'est un cosaque d'Orembourg, trapu, respirant
EN SIBERIE
329
l'énergie, aimant la guerre pour la guerre, partageant les
haines de ses troupes et les enflammant à propos. Il appartient,
comme les généraux Banguersky, Kosmine, Grévine, les colo-
nels Moltchanof, Lareonof, et quelques autres, à une catégorie
d'officiers supérieurs patriotes — pas très nombreux en Sibérie
— intrépides, d'habitudes simples, aimant et cherchant le
contact de leurs hommes, ouverts à leurs plaintes et souffrances,
en somme le genre d'officiers pour ces organisations de soldats
forcés à la guerre, et qui pourraient faire plus, s'ils étaient
mieux appuyés par l'arrière, qui les lâche ou à peu près. Il
existe un abîme entre les régiments qui se battent, isolés, dans
une profonde misère, et les états-majors éloignés qui dirigent
la guerre d'une distance de quinze cents verstes. Et on y ren-
contre deux opinions opposées sur le recrutement, l'exercice,
l'armement des unités combattantes.
Par le nombre peu élevé des troupes par rapport au front,
par les convictions peu décidées chez les adversaires, la guerre
sibérienne est plus sujette aux surprises et au hasard. Elle
exige des chefs plus hardis, animés d'un esprit d'initiative et
d'à-propos, et dont une longue expérience de la guérilla a créé
une renommée personnelle de bravoure et comme une habitude
du succès pouvant agir sur les hommes.
Il y a un an, les officiers dont j'ai parlé ont groupé sous
l'égide des Tchèques — on retrouve l'étranger dans tous les
commencements en Sibérie — les premiers volontaires autour
du drapeau russe. Ces officiers, promus à des postes plus im-
portants, sont à peu près les seuls exécutants d'aujourd'hui, ne
pouvant en aucune façon influencer la conduite générale de
la guerre.
On organise en arrière du front, sous des officiers dont l'expé-
rience militaire a été interrompue par un séjour en Chine et
dans les capitales sibériennes, de nouvelles unités, auxquelles
on distribue en abondance armes, équipements et commodités
de la vie. On abandonne à eux-mêmes ces autres régiments
qui sont en campagne depuis une année, on les laisse se
débrouiller comme ils le peuvent, pour la nourriture, l'habil-
330 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
lement, l'armement, et on leur conseille cyniquement, quand
ils se plaignent, d'aller s'approvisionner chez les rouges. Ils
l'ont fait depuis l'avance. Pendant la retraite, l'intendance
rouge, abondante et contrôlée par des maîtres sévères, leur
fait défaut!
6. — Sans-culottes mahométans.
t
Novo-Torbasli, le 5 juin.
Le colonel Slotof me présente son régiment. Figurez-vous
plusieurs centaines de jeunes gens, ayant' en général bonne
mine, et dont une grande partie ont un air fort décidé, mais
qui, par l'ensemble de leurs costumes, casquettes, armes, res-
semblent plutôt à une bande de brigands qu'à un régiment de
ligne. Ils sont vêtus de tuniques, vestons, fracs, blouses ou
chemises, la plupart honteusement déchirés. Ils portent une
effroyable collection de culottes, pantalons collants ou flottants
de toutes couleurs, et à travers les innombrables déchirures des-
quels le corps nu est pleinement visible. Des casquettes grises,
brunes, noires et vertes, bonnets d'étoffe ou de fourrure, cha-
peaux de feutre, de cuir, de castor, ronds, pointus, carrés, tri-
cornes, chapeaux de noce, de Tyrolien, de prêtre. Des bottes
noires, rouge flamboyant, jaunes, souliers de cuir ou de feutre
(valenki), jambières et guêtres, dans un état horrible, déchets
de collections préhistoriques. Un soldat sur neuf ou dix est nu-
pieds. Ici et là un type souriant, tout fier de pouvoir se pré-
senter dans un costume neuf, aux bottes reluisantes : l'heureux
bougre a tué un communiste de marque.
Pourtant cette troupe s'est battue depuis un an, manquant
parfois de linge pour se couvrir les pieds par un froid de
4o degrés (pendant quelques mois, personne ne disposait de
chaussures). Après avoir commencé la campagne de lékatérin-
bourg en septembre 1918 avec 5 cartouches par homme et
sans mitrailleuses, ce régiment en loques et haillons peut main-
tenant mettre en ligne 70 mitrailleuses, prises à l'ennemi.
Une des raisons de ces remarquables qualités de combat
consiste en un acharnement religieux et racial. Le régiment
EN SIBERIE
331
est, pour 70 %, composé de musulmans (Bachkircs) du district
(ouezd) de Zlatocust, dont les habitants ont considérablement
souffert des détachements rouges, Le nombre des volontaires
(200 sur les 900 hommes que compte le régiment) est relati-
vement élevé. Les populations musulmanes, cherchant une
remarquable solidarité avec les orthodoxes, dont ils ont par-
fois défendu églises et cloîtres, ont apporté, dans les attaques,
un peu de la sainte fureur que les trop prétentieuses négations
de la religion inspirent au vrai musulman : (( Les incrédules
ont le mensonge pour guide. Les croyants marchent au flam-
beau de la vraie foi (^)! » T'n jeune garçon me dit : « Les bol-
cheviks nous ont dit qu'il fallait que la Russie tout entière ait
les mêmes opinions en toutes choses, et que nous-mêmes, pour
cette raison, devrions sacrifier les nôtres. Ils ont pris à nos
parents le blé et les chevaux, ils veulent aussi nous prendre
la foi. Nous ne nous soumettrons pas! »
Je considère comme une autre raison des remarquables suc-
cès que le régiment a connus, l'impitoyable dureté qu'il exer-
çait envers l'ennemi. Après avoir trouvé officiers et camarades-
massacres dans des circonstances atroces, ces soldats ont usé
systématiquement et sans pitié du droit de représailles. Leur
renommée, faile de bravoure et de dureté, est telle, que partout
le vide s'est fait autour d'eux. Dans celte guerre, toute la
tactique des petites unités consiste en des essais d'encerclement:
une force ennemie, menacée d'être coupée de sa base par un
tel régiment, se retire immédiatement.
Le gouvernement d'Onisk flotte entre deux courants : celui
(^) Les seules églises auxquelles la propagande bolcheviste en Sibérie
ne s'est jamais attaquée sont les synagogues. Les églises orthodoxes
ont été le plus souvent abandonnées par les Russes avec une vouloric
remarquable. Au gouvernement d'Oufa, non seulement les mosquées,
mais les cloîtres chrétiens ont été défendus par les Bachkires. Un
Talare qui remplit à Oufa, au mois de mars la fonction de gardien
de deux boutiques, l'une d'ikones, l'autre de linge, ne quitta pas la
ville — quand les rouges approchèrent — avant d'avoir mis l(>s
ikones en sécurité. Il abandonna le linge. Au gouvernenieni île Bele-
bey, les Tatares vivant près d'un cloître de fenunes en défendirent,
armes en mains, l'approche aux rouges : li's paysans russes l'avaient
abandonné.
332 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
^es cosaques, dont on oppose la nagaika à la terreur bolche-
viste, et une politique, peut-être influencée par l'étranger, qui
repose sur des principes humanitaires et des considérations
utilitaires. Au moment où j'écris, des procureurs militaires
provoquent arrestations et emprisonnements de nombreux of-
ficiers qui ont exercé des représailles contre le prisonnier
ennemi. Des chefs méritoires ont ainsi été jetés en prison,
^our avoir maltraité et tlié des communistes C)- Si les quatre
services du contre-espionnage d'Omsk avaient usé des mêmes
méthodes — ils auraient sans danger pu apporter des ména-
gements dans les leurs — envers ceux qui conspiraient contre
les précieuses vies de l'amiral, de ses ministres et des 2.5oo
officiers des bureaux de la capitale, le gouvernement aurait
succombé depuis longtemps.
Même la guerre au front occidental — guerre entre gens
plus civilisés et de moeurs apparemment plus douces — a
connu de nombreux cas d'atrocités qu'on a été obligé de
commettre, afin de ne pas laisser à l'adversaire un avantage
dont il abusait. Dans toutes les guerres, les inventions de"
l'adversaire le plus dur et impitoyable ont une tendance h
devenir de droit et définitives. Seul celui qui se sent fort, a
droit d'être généreux. La générosité d'un faible n'est jamais
interprétée comme une vertu, mais comme un calcul.
7. — Guerre défensive.
Novo-Torbasly, le 5 juin.
La rivière Blanche (Bielaia) sépare les adversaires sur une
longueur de 200 kilomètres, et il semblerait que chaque rivière
sibérienne est une idéale ligne de défense. Ici, le fleuve
formd cependant une boucle, coupant dans notre front une
presqu'île, qu'il est difficile de défendre intégralement. L'en-
nemi en occupe — c'est-à-dire sur notre rive — la pointe, où
(}) Deux jeunes ofûciers m'ont écrit des lettres demandant d'inter-
venir à leur profit auprès du général Sakharof : pour avoir fait battre
un spéculateur bolcheviste, ils étaient menacés de détention comme
•criminels de droit commun.
SIBERIE
333
SCS positions forUfiéos et cachées derrière une forêt, sont, en
outre, protégées par ses mitrailleuses sur la rive gauche. Il'
a un excellent observatoire au sommet d'une colline, remon-
tant à pic de la rivière.
En face, près du village Krasni-Yar, qu'il occupe, l'ennemi
tient sous vapeur un bateau, que nos troupes ont malheureu-
sement laissé sur l'autre rive, et que la forêt dont j'ai parlé
plus haut ne permet pas de repérer. Nos batteries ont reçu'
pour tâche de détruire par tir indirect ce navire qui pourra,
un jour, servir au transport des canons ennemis. Avant d'épui-
ser les 45 obus qu'on vient de nous apporter, il faudrait ins-
taller un observatoire, dans la forêt qui nous cache le navire.
Il faudrait pour cela une centaine d'hommes décidés, sous un-
chef énergique, mais il semble que, depuis peu, un ressort
se soit brisé. L'ordre d'aller incendier la forêt n'a pas été exé-
cuté : « Le sol serait trop marécageux! » Un autre ordre :
« Pousser les rouges à l'eau et installer sur la rive un artilleur
pour diriger le tir », ne l'est pas non plus, a On ne connaît pas
exactement le nombre des ennemis I » Les tranchées dans la
presqu'île, que je visite minutieusement, se trouvent séparées
de la forêt que l'ennemi occupe par une bande de terrain
d'un demi-kilomètre. Aucun désir d'avancer. L'artillerie ne
pousse donc pas, l'infanterie reste sur la défensive, et chacune
des deux se plaint de l'autre. L'esprit d'initiative est sévèrement
atteint.
A ceux de mes lecteurs qui seraient disposés à blâmer sévè-
rement les jeunes officiers de l'armée sibérienne, je fais remar-
quer qu'aucun officier au front occidental ne s'est jamais
trouvé dans des circonstances semblables : après la trahison
de Bougourouslan, chaque chef russe peut craindre d'être
abandonné par ses hommes et livré à d'atroces tortures, tandis
que les ordres d'en haut défendent des représailles préventives.
Les ordres de retraite étant donnés, on n'attaque plus, ni
ici, ni nulle part ailleurs. Sur un front aussi dégarni (des
deux côtés), la chance est inévitablement pour l'adversaire qui
attaque, si l'autre n'est décide qu'à tenir. On laisse donc tran-
334 LA GUERRE RUSSO-SIBERIE xN NE
<juillement en possession de l'ennemi ce bout de terrain dans
notre zone, oii, probablement, une traversée — que tout le
monde craint avec une philosophie stoïque et résignée — se
prépare déjà.
8. — La ville d'Oufa sous un régime de cosaques.
Oufa, le 5 juin.
J'entre à Oufa, du côté Nord, à la fin de l'après-midi. A part
un bombardement peu intense, auquel les rouges soumettent
la ville, j'y trouve un ordre parfait. Dans les faubourgs —
pour une grande partie abandonnés — quelques familles d'ou-
vriers et paysans, tranquillement assises devant leurs maison-
nettes, attendent les rares soldais qui passent, pour les inter-
roger. Le centre de la ville est complètement abandonné : le
regard traverse les maisons vides.
Au logis qu'on me désigne, je trouve la lumière électrique,
l'eau dans la salle de bain. La municipalité siège ; un bureau
pour les affaires du gouvernement, un autre pour les questions
du ravitaillement, fonctionnent ; la milice occupe les carre-
fours ; les pompiers traversent les rues pour éteindre les incen-
dies causés par les obus des rouges. Cet appareil de l'ordre dans
une grande ville vide, cette apparence de vie normale dans
une population d'ouvriers, travaillant sous le regard des co-
saques qu'on voit circuler partout, fait soupçonner que la
nagaika et le revolver n'ont pas été étrangers à ces subites con-
versions. Voici ce qui s'est passé :
Le i®"" régiment de cosaques de Sibérie, en temps ordinaire
■caserne à Omsk, avait été envoyé dans la direction de Tchi-
chma, pour y arrêter l'avance ennemie. Il se trouva en face
d'un détachement monté, fameux pour sa bravoure et ses
cruautés, celui de Kachérine C)- H le retint pendant 2"4 heures
(^) Trois frères Kachérine ont organisé des détachements de co-
saques «rouges». Leur père, riche cosaque, ataman d'une stanitza de
l'Oural, et ancien khorounji au front allemand, avait posé sa candi-
dature pour le poste d'ataman du district (okroug) de Verkhnié-Oural,
et échoué. Deinde irae. Homme sans conviction — comme Goloubief
EN SIBÉRIE 335
devant le grand pont de Dioina, permettant ainsi aux piétons
et équipages attardés de se retirer en ville. Pendant cette jour-
née, les scènes les plus sinistres s'y jouèrent.
Une nuée de spéculateurs — on dit pour la plupart Israélites
— venus de Sibérie pour attendre ici, entre deux fronts, la
vague de famine montant du Centre de Russie, se mirent en
contact avec les soldats, qui leur vendirent les provisions de
farine (24o tonnes à la gare) de l'armée. Les énormes quantités
d'eau-de-vie que le gouvernement de l'amiral avait préparées
dans les villes sibériennes furent l'objet de tous les désirs. La
direction du Vinni-sklad distribua aux soldats, à leurs amis et
amies, en quelques heures, mille védros (20.000 bouteilles)
d'alcool à 96 %. Ce fut bientôt une ivresse générale. On
brisait les devantures des boutiques, des bandits entrèrent
dans les maisons et commirent des vols et des meurtres.
Hommes, femmes et enfants se réfugièrent dans les églises pour
prier. Les ouvriers de toutes les usines cessèrent le travail, pré-
textant le bombardement. Le personnel médical d'un grand
asile d'aliénés, médecins et gardiens, déserta. Les incendies
qui éclatèrent partout ne furent plus éteints, sous le prétexte
que tous les chevaux avaient été emmenés par l'armée « blan-
che ». Les bolcheviks locaux, en face de ce désordre, croyant
en la prochaine entrée des bataillons soviétiques, sortirent de
leur longue réserve. Quelques « intelligents » rouges répan-
dirent des proclamations acclamant la République soviétiste
et préparèrent d'énormes drapeaux rouges, où j'ai vu en colos-
sales lettres blanches : « La bienvenue à la République socia-
liste soviétique fédéra tive russe I » Ils entrèrent en contact avec
l'ennemi et favorisèrent l'entrée de quelques commissaires et
officiers bolcheviks déguisés. Vers le soir, des signaux lumi-
neux éclatèrent tout près de nos batteries en haut de la gare.
Nos radeaux, amarrés près de la rive droite, en vue d'une
au Don, etc., — il offrit son bras aux bolcheviks. Ses trois fils,
officiers russes comme lui, ^cns fort peu intellifrcnts, comme la plu-
part des cosaques, mais brutaux, féroces, grands buveurs, compris <'f
aimés des leurs, orpanisèrtnt des détacliements de clioc qui sont
parmi ce que Trotski a de meilleur au front.
336 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
digression possible vers l'autre rive, furent détachés et emme-
nés par le courant. Dans ce pandémonium, de petites bandés
de brigands furetaient les maisons pendant une interminable
nuit sans lumière.
C'est à ce moment que les cosaques entrèrent en scène. Le
i*"" régiment de cosaques de Sibérie a une longue expérience
à manier les problèmes que les révolutionnaires posent aux
gouvernements russes. Dans quelques heures, les ouvriers de
l'usine à eau et de l'usine à électricité avaient été ramenés à
leur travail par des pelotons de cosaques parfaitement disposés-
à les exécuter au moindre signe de chômage ou de sabotage.
Les médecins de l'asile d'aliénés, placés entre l'alternative
d'être fusillés sur place ou de continuer leurs travaux, se ran-
gèrent docilement, suivis de leurs acolytes. Les pompiers, sous
leurs énormes casques de cuivre poli, attelés, au lieu de*
chevaux, aux pompes, et toujours escortés de cosaques fort
taciturnes, allèrent partout éteindre les incendies,. Les explo-
sions de joie des rares, mais bruyants bolcheviks cessèrent.
Espions, propagateurs du nouvel évangile, bandits, spécula-
teurs, marchèrent, en lignes ininterrompues, sous les fouets
des cosaques, hauts à cheval, vers les lieux les plus déserts, et
certes pas pour y être décorés. Après un jour et demi, on au-
rait pu entendre tomber une épingle à Ouf a. Il y régnait un
ordre qu'elle n'avait pas connu dans ses jours les plus pros-
pères. Ge fut l'ordre de Varsovie.
Mais là ne s'arrêtèrent pas les bienfaits des cosaques. Le
commandant de la ville, le très énergique aide du chef du
i*"" régiment, jugea nécessaire la reprise de la vie « normale ».
Puisque le conseil municipal avait été évacué avec tous se*
services, la population tout entière fut convoquée, toujours
par les cosaques. Le commandant tint à cette foule apeurée un
discours plein de menaces et de bon sens, lui fît nommer, en
moins d'une heure, sous un beau ciel d'été, un maire, un con-
seil niunicipal, un conseil régional (ziemskaia ouprava) et
quelques autres comités qui reçurent l'ordre d'ouvrir, sans
aucun retard, leurs bureaux.
336'
^^A* t.
^^
Soldats lîaclikiis du i\^ régiment sibérien, en liailloiis, pliisii-urs nu-
picds. Les effets envoyés au front ont généraleinenl l'Ii' vendus eu route.
Un des régiments les mieux li.diilh'-. Iiii-<e< <{ i;,h Iikii<.
ENSIBÉRIE 337
Pour ma part, je suis d'avis que les cosaques, k Oufa, ont
<lonné un excellent exemple au régime démocratique. Ils ont,
sans effort apparent, tiré de l'anarchie une organisation sociale,
(basée sur le système électif, et appuyée sur vm ordre absolu. Il
•est vrai qu'ils ne se sont pas pour cela démis — après cet
insigne bienfait — de leurs pouvoirs de contrôle. La milice
portait les rouges pattes d'épaule des cosaques de Sibérie, et
les pelotons d'exécution continuèrent à organiser, jour et
nuit, de sinistres cortèges par les rues, dont le spectacle fit
perdre l'haleine aux bourgeois mêmes (*).
Dans les sociétés civilisées, nous ne connaissons la force qui
•en assure la stabilité que sous l'aspect d'agents de ville pater-
nels et débonnaires, posés — presque en sinécure — aux coins
des rues. Ces cosaques de Sibérie sont leurs confrères, et il
serait injuste de leur associer, tant en Russie qu'en Sibérie, les
organisateurs de meurtres en masse et les assassins de citoyens
innocents.
Il faut toutefois que cette force brutale, inexorable et — il
faut le dire — parfois aveugle qu'on lâche sur des groupes
■entiers de fauteurs de désordres, soit bien domestiquée. Que
leur chef soit Son Excellence Volkof ou quelque autre formi-
dable cosaque enraciné dans le dogme de la force, il faut que
le chef du gouvernement soit tellement au-dessus et indépen-
dant de lui, qu'un simple geste d'autorité — sans jeux d'équi-
libre — suffise pour le faire rentrer dans son rôle subordonné.
Des deux côtés de la frontière d'Asie, c'est la faiblesse des
.gouvernements qui se venge sur les citoyens.
9. — La Bielaia est traversée.
Oufa, le 6 juin.
Hier, la Bielaia, puissant fleuve sibérien et obstacle quasi
•définitif, a été traversée par l'ennemi, en face du C.A. du
général Galifsine, au moment même où son état-major rap-'
Q) Les cosaques ont fusillé à Oufn, pendant leur court interrJ>pne,
•670 personnes.
22
338 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
porta au commandant de l'armée que les rouges ne passeraient
pas et que les patriotes pouvaient dormir sur deux oreilles.
Pendant toute la journée, les ofiieiers de notre 12* division
(général Banguerski) occupant le secteur Sud d'Oufa, ont
observé des transports de troupes et de canons dans la direction
Nord. C'est donc là que va se jouer le sort de la ville.
Cette nuit, les rouges ont avancé leurs canons, avec une
incroyable audace, jusque tout près du fleuve, d'où nous le&
avons chassés par un tir direct. Pendant ce duel d'une heure
qui n'a, en somme, abouti à rien, l'ennemi a fait un essai de
traversée qui a échoué, grâce à une bonne surveillance par !e
i3® régiment.
On a placé quelques batteries légères en haut de la gare,
surplombant la rivière. J'y trouve une vue magnifique sur les
immenses prairies du gouvernement d'Oufa, couvertes d'une
herbe claire et touffue, et inondées par la fonte des neiges.
Les eaux puissantes de la Bielaia serpentent entre les rares
bosquets et dessinent en bas, sur l'interminable pelouse, un
large méandre, resplendissant sous un ciel brûlant. Sur les
rives de ce fleuve, jadis si vivant et maintenant si complète-
ment abandonné par la navigation, au-dessus de la ville na-
guère si prospère, et sur les champs que personne ne laboure,
éclatent les obus, au hasard, et dans le vide.
Nos batteries attirent le feu de l'ennemi, notamment deux
canons lourds, posés en plein marché, au centre de la ville,
et quelques batteries derrière la crête qui surplombe la Bielaia.
Mais on semble en avoir mal signalé les emplacements à l'en-
nemi. Le bombardement traverse la ville, ne portant l'indice
d'aucun système. Après trois jours, aucun obus n'a touché nos
batteries, aucun soldat n'a été tué ou blessé. La bourgeoisie
est entièrement absente. On ne voit courir partout, blêmes et
haletants, que des femmes et enfants, appartenant à la classe
ouvrière, pour échapper aux projectiles de leurs amis.
Ce matin, la Bielaia, insurmontable ohstacle, si elle était
gardée par r»» bonnes troupes régulières, a été franchie par
s I B E K I E
339
l'ennemi à un second endroit, près du village Krasni-Yar,
exactement au secteur que j'avais visité. Les rouges ont utilisé
pour le transport des 24 canons, qui se trouvent déjà sur notre
rive, ce bateau à vapeur que nous n'avons pas, depuis quatre
jours, réussi à détruire.
Qu est-ce qui se trouve à la base de ces séries ininterrompues
de coups d'audace (audace si peureuse I) et de succès chez
l'adversaire et des uniformes négligences, faiblesses, aveugle^
ments chez les nôtres .►* Pourquoi cette brusque inversion des
rôles .^* D'où vient aux bolcheviks, après une si misérable
retraite, cette subite tension de l'esprit qu'on appelle un « moral
élevé », et comme une confiance en la supériorité de leur
causer* Comment cette volonté si tenace de vaincre, chez les
chefs bolchevistes, se communique-t-elle avec une plus grande
facilité aux jeunes paysans, pourtant si peu enflammés pour
la guerre civile?
L'absence de boissons alcooliques chez les rouges, les for-
mations de volontaires communistes, l'impossibilité pour les
oftîciers du métier de se faire embusquer, le contrôle des
intendants et des états-majors par des commissaires politiques
intéressés à la conservation de leur régime, voilà autant de
facteurs imperceptibles, dont chacun semble sans importance
et négligeable, mais qui découlent si uniformément de leur sys-
tème, qu'ils en prouvent la supériorité et qu'ils déterminent
nos défaites.
lo. — Batailles sans énergie.
Stepanovka, le 8 juin.
Trois régiments rouges ont franchi la Bielaia et marchent
sur Oufa. Le commandant de l'armée leur oppose un groupe
de manœuvre composé de trois régiments (-.icf et So" d'infan-
terie et i" de cosaques d'Orembourg), sous le colonel Lareonof,
compagnon d'armes de Péjiélaief, Voitsékhovski, Grévine.
Voici donc un objectif déterminé : on devra rejeter une force
à peu près égale, acculée à une large rivière, sur l'autre rive.
340 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Le salut de toute l'armée dépend de l'issue de la lutte, et peut-
être celui de la patrie. Combien de raisons impérieuses pour
engager toutes ses forces dans le combat! Malheureusement,
on n'improvise rien sur les champs de bataille. Les forces, les
actions du passé s'y jugent, toutes les fautes et impréparations
s'y vengent!
A peine sorti d'Oufa, je tombe dans un groupe nombreux de
soldats en guenilles, conduits par des sous- officiers. Ce sont
des effectifs de complément, qu'on vient d'envoyer à quelques
régiments au front, sans fusils (il n'en manque pourtant pas),
et qu'on a utilisés, faute de mieux, à charger, dans les wagons
les provisions de l'armée à la gare d'Oufa. Ce travail terminé
ou simplement interrompu par l'approche des rouges, on les
envoie en arrière, sans indications quelconques.
Le colonel Lareonof se trouve à Stepanovka. La route qui y
mène se trouve sous le feu ennemi. En faisant un détour, pour
épargner nos montures, je rencontre le colonel Lareonof, en
route pour l'état-major du groupe. Un lieutenant-colonel offre
de me conduire vers les lieux du combat. Il semble qu'on va
attaquer! Nous prenons le galop pour arriver à temps, et dis-
tançons bientôt mon ordonnance, un Serbe, dont — contrai-
rement aux traditions de sa race — l'ardeur guerrière diminue
à l'aspect d'une bataille.
La bataille se déroule dans une vallée formée par deux
énormes vagues de terrain parallèles à la Bielaia. Du village
oij nous nous trouvons, une brusque pente descend vers un
petit ruisseau et forme ensuite, en remontant doucement vers
une seconde crête qui ferme l'horizon et qu'occupe l'ennemi,
une plaine sans élévations et tout unie, profonde de deux kilo-
mètres. Deux petits ruisseaux et quelques longues haies la
coupent en larges bandes, couvertes de blés et d'herbes fleuries
et parsemées de petits bosquets d'arbres et d'arbrisseaux. Un
second village, Gladigewa, situé en bas et à droite, dont les
maisons disparaissent dans une sombre verdure, est le premier
objectif de l'ennemi. Les mitrailleurs ennemis arrosent la
vallée de balles, dans toute sa largeur et au hasard.
EN SIBERIE
341
Descendus dans la plaine, nous dépassons, déjà avant le
premier ruisseau, nos cavaliers, une compagnie d'éclaireurs
montés et deux sotnies de cosaques, en réserve. Plus loin, deux
auto-mitrailleuses qu'on me dit inutilisables, et les voitures de
munitions pour fusils et mitrailleuses, cach'ées derrière les buis-
sons. Ensuite une longue ligne de petites fosses individuelles,
parcourant toute la vallée, et d'où nous poursuivent les yeux
fatigués des fantassins sordidement vêtus. Devant les fermes
isolées, qui précèdent le village, quelques officiers d'un régi-
ment en ligne et une demi-solnie de cosaques cachent leurs
chevaux pour les protéger contre les nombreuses balles égarées
dont on entend, autour de nous, le doux bruissement dans
l'herbe, ou le clapotement dans les étangs et flaques de boue.
Les habitants attendent avec une obstination vraiment russe,
mais la mort dans l'âme, la fin de la bataille dans leurs mai-
sons sans caves, que, de temps en temps, les b&lles traversent,
mais qu'ils craignent d'abandonner au hasard d'un incendie.
A un demi-kilomètre en avant de nous, deux vagues de
soldats ont dépassé le village dans la direction de l'ennemi. Le
feu ennemi redouble d'intensité, je vois les hommes subitement
se coucher et puis se lever après des signes ou menaces des
officiers. Un ralentissement du mouvement ; puis la première
vague, en s'arrêtant, arrête la seconde. Au village, nous trou-
vons une compagnie entière, nouveaux soldats, pour une partie
sans armes, errant derrière les maisons, craintifs comme des
moutons. Nous leur crions qu'il faut se mettre en ligne,
rejoindre leurs camarades en haut et nous demandons oii se
trouvent leurs officiers. On ne pQut nous en désigner. Proba-
blement ceux-ci ont-ils simplement ôté — comme j'ai déjà pu
le constater quelquefois — les insignes de leur grade, qui, en
cas de capture, aggraveraient leur sort. Voilà donc la démons-
tration faite de l'utilité des atrocités, contre ceux, bien entendu,
qui n'y répondent pas.
Nos soldats, en haut, n'ont pas mangé depuis deux jours,
les provisions ont été envoyées en arrière, par surcroît de pru-
dence, et personne ne leur apporte quoi que ce soit. Pourtant,
342 LA GUERRE RUSSO-SIBÉUIENME
je les entends qui poussent des cris : a Hourrah!», cris bien
faibles et presque étouffés par le piaffement des chevaux, le
sifflement des balles, et par d'autres cris venant de l'arrière et
qu'il est difficile de comprendre. A nos côtés, les piétons
regardent, hébétés. A gauche, près de la crête que les rouges
ont abordée obliquement, une sotnie de cosaques attend l'issue
du combat, décidés à poursuivre, mais non à attaquer.
Sur la crête, devant les nôtres, se dessinent contre un flam-
boyant coucher de soleil, les nombreux profils des rouges, ac-
compagnés de celui d'un cavalier haut à cheval, probablement
un commissaire, en tout cas un type qui n'a pas la frousse. Il
y a comme un moment d'attente entre nos vagues qui avancent
et la ligne de rouges, immobile à cent mètres, inondant la
vallée de balles. Deux silhouettes tombent, encore une, quelques
soldats à côté commencent à fuir, la première vague arrête la
seconde, puis toutes deux disparaissent, mais après quelques
instants, nous voyons les nôtres, ici et là, surgir des hautes
herbes et, par bonds courts, fréquemment interrompus, revenir
derrière les postes avancés et la ligne de tranchées. Les blessés
sont, comme presque toujours, abandonnés.
C'est donc le four aux rouges de crier « Hourrah! », et ils
pourraient, en poursuivant leur élan, enfoncer nos lignes.
Mais n'oubliez pas que ce sont exactement les mêmes soldats
que les nôtres, ni mieux ni moins bien disposés et que leur
supériorité relative est composée d'un nombre de facteurs im-
pondérables, n'agissant que lentement. Ne vous attendez pas
à des coups de théâtre chez ces troupes si faiblement inspirées I
Dès que nos vagues sont rentrées et que nos mitrailleuses ont
commencé à tirer, le rouges victorieux disparaissent à leur tour.
Nos réserves se mettent à fuir. Il n'y a plus rien à faire, nous
suivons le courant. Très peu de blessés, et déjà quelques-uns
de ces fuyards que la guerre actuelle a fait connaître et qu'une
subite et souveraine peur emporte, isolés, sans arrêt, jusqu'à
3o ou 4o kilomètres en arrière. Je vois encore la face d'un
pauvre diable de paysan bachkire, qui nous dépasse, vieillot,
les yeux écarquillés et en pleurs dans un visage hébété par
EN S I U É H I E 343
l'effroi, et courant à perdre haleine. Nous lui demandons :
<( Oii? Pourquoi? » Mais il n'entend rien et poursuit sa course
•sans regarder.
Rentrés près de nos autos-mitrailleuses, nous persuadons le
-commandant de les faire avancer. Il objecte que les moteurs
«e trouvent dans un pitoyable état et s'arrêtent fréquemment,
que les pneus sont pleins de trous et de cassures, que les car-
touches (françaises ou américaines, je ne me souviens plus) ne
sont pas adaptées aux mitrailleuses, et que toute réparation
a été impossible depuis deux semaines, puisque, par une des
inexplicables maladresses auxquelles on se heurte ici à chaque
instant, les voitures-ateliers ont été envoyées 5o verstes plus
loin. Le commandant, un capitaine et officier du métier, hésite
à envoyer ses machines à l'avant, mais je réussis à l'y décider.
{Quelques verres de vodka au chauffeur et aux hommes de
l'équipage, et nous voilà partis.
Je suis placé à côté du chauffeur. Quand ' nous dépassons
notre première ligne, je vois passer dans les yeux de ces soldats
misérables un éclair d'espoir. Avancés à une centaine de mètres
plus loin, nos deux mitrailleuses se mettent à tirer ou hasard,
ne faisant chaque fois que sept ou huit coups, après lesquels
il faut extraire du canon une cartouche, dont le culot est resté
«nfoncé. Mais ceci suffît. Au loin, dans la soirée tombante, de
multiples points noirs courent et deviennent invisibles dans
les hautes herbes. Par deux fois, notre moteur s'arrête : il
faut alors sortir pour le remettre en marche. Si les rouges
vivaient un peu d'iniliativc, il leur aurait été facile de nous
mettre en mauvaise posture, mais ce sont les mêmes moutons
que les nôtres. Toutefois, le chauffeur refuse d'entrer au village
Gladigewa, alléguant que nous ne serions pas socomiis par l'in-
fanlerie, en cas de danger. Je dis qu'une avance concertée des
autos-mitrailleuses et de l'infanterie déciderait définitivement
de la bataille, et je fais un effort en ce sens auprès du comman-
dant des autos-mitrailleuses, dont je tairai le nom. (aMiii-ci a
continué ses abondantes libations, et ne veut rien entendre. I,e
leint enflammé, il décide que ses doux machines iront en
344 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
réserve : « On se reposera d'abord, puis demain on verrai »
Les opérations s'arrêtent donc pour la nuit. Le principal
coupable est le commandant du groupe, le colonel Lareonof,
dont la place est ici, au milieu de la troupe, et non parmi les-
inutiles paperasseries de son «état-major» ridicule. Après
s'être fait une renommée, les Tchèques aidant, par l'organi-
sation d'un détachement de volontaires au beau début de l'af-
faire sibérienne, il aurait dû continuer, puisque les circons-
tances ont à peine changé, en se battant au front parmi ses-
soldats. Il n'a pas le droit de restreindre son action à des
ordres tactiques, sans en contrôler et en forcer l'exécution
par une action directe sur ses troupes, qu'il sait commandées
par de jeunes élèves de gymnase, indécis et incapables de
transmettre à leurs soldats la volonté de vaincre du com-
mandement.
Mais chez nous, tout le monde est déjà rudement content
que les ennemis se soient retirés un peu plus que les nôtres.
Voilà un fameux résultat. On en restera donc là pour
aujourd'hui !
Ces fuites simultanées, satisfaisant les deux adversaires, se
produisent fréquemment dans cette guerre, et on y reconnaît
facilement le prototype classique des retraites mutuelles
simultanées, qui eut lieu en i48o dans les armées du tsar
Iwan III, et du Khan Akhmet. Ces armées avaient été séparée&
pendant deux semaines par les eaux rapides de la rivière
rOka. Dans une seule nuit de froid terrible, l'Oka se couvrit
de glace. Cet événement imprévu ouvrit aux deux armées,,
rangées depuis longtemps en orflre de bataille et incitées à la
guerre sainte par deux clergés, la possibilité de réaliser leurs
intentions belliqueuses. Mais, prises de panique, au même
moment, elles s'enfuirent sans se retourner, et ne s'arrêtèrent
que, l'une à Saraï sur l'Aktouba, l'autre à Moscou. La Russie
était libérée, des Mongols, et par miracle.
Malheureusement, les hordes rouges, conduites avec plus
de méthode que celles du Khan Akhmet, reviendront certai-
nement demain à la charge.
EN SIBERIE
34S
II. — Le soldat a faim.
Maximovka , le 7/8 juin.
La nuit est tombée, et une profonde tranquillité règne sur
le « champ de bataille ». Entre les trois régiments rouges,
tenus à exploiter leur traversée sensationnelle de la Bielaia, et
les trois « blancs », qui doivent les refouler vers la rive-
opposée, il reste toute la nuit une zone neutre, large d'au
moins de trois kilomètres. Des nuages sombres se détache une
pluie tiède et pénétrante; on entend la chute des gouttes
sur les troits. Rien dans ce paysage indécis et mélancolique
ne rappelle la guerre. Les profils pittoresques des cavaliers
cosaques, lance à 1 etrier, si ardents dans les poursuites et les
retraites, sont depuis longtemps passés, et ont disparu dans
les ténèbres. Suivi de mon ordonnance serbe, que je retrouve
en sûreté et bien reposé, à trois kilomètres du front, je che-
vauche vers le village bachkire Maximovka, situé six kilo-
mètres en arrière.
On m'y trouve une place, en compagnie d'un prêtre militaire-
et de trois officiers, dans une petite chambre de paysans, où
des régiments entiers semblent avoir passé. La saleté du lieu et
la vermine abondante nous forcent à aller nous coucher en
plein air sur la paille, près d'un feu que les cosaques ont
allumé. L'air nocturne est délicieusement frais et embaumé des
parfums qui se dégagent des prairies en fleurs. Dans la direc-
tion du Sud-Ouest, un ouragan de détonations semble descen-
dre des nuages en feu. Vers 'le matin, nous apprenons que des
rues entières de la ville d'Oufa, incendiées par les obus des.
rouges, ont été consumées. Les cosaques s'étant retirés, les
pompiers avaient immédiatement cessé le travail.
Dans la première clarté livide du matin apparaissent des^
ombres grises. Une main se glisse'par une fenêtre entre-bâillée,
l'ouvre et une voix plaintive crie : « Femme, donne-moi du
pain, je n'ai rien à manger 1 » Nous crions que nous n'en
avons pas nous-mêmes, qu'il faut chercher autre part. Le
"346 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
même cri se répète à toutes les maisons. Ce sont de jeunes
garçons bachkirs, impliqués par de lointains et anciens
enchevêtrements historiques, dans une guerre entre Russes.
Ils sont vivaces, agiles. Ils ont en maintes circonstances
montré de la bravoure et un véritable attachement à leurs
chefs. Ces enfants, aux yeux vifs dans des visages basanés, si
mal vêtus et armés, abandonnés à leurs souffrances et à la
vengeance de l'ennemi, s'ils sont blessés, condamnés — sans
équivalent — à supporter une part si disproportionnée des
souffrances et privations de cette guerre civile, mais partis
si joyeusement — il y a deux mois — à la conquête de la ville
•d'Oufa, semblent maintenant vaincus par la lassitude et aban-
donnent la partie. Leurs cris plaintifs remplissent la nuit, en
vain. La populace leur refuse son pain. Et nous-mêmes
-devrons montrer quelques billets de bon argent, pour obtenir,
à prix fort, du lait et une croûte.
N'oublions pas que ces habitants sont des paysans, égoïstes
et indépendants. Après avoir eu un geste spontané de géné-
rosité au moment oii nos troupes mirent fin aux insuppor-
tables méthodes bolchevistes, ils retombèrent bientôt dans
leur indifférentisme politique naturel. Aux rouges qui traver-
sèrent ces villages en maîtres inexorables, ils se sont soumis
en gémissant. Les nôtres ont fini par être traités en usurpa-
teurs. Personne parmi nos officiers ne pense à opposer aux
Impitoyables refus des habitants, la recherche dans leurs
caves et armoires et la confiscation. Nos jeunes officiers, à
peine sortis des douces habitudes de la vie de famille, répu-
gnent-ils aux procédés à main forte ? Leur faiblesse reste
^ans excuse. Les cosaques ne manquent jamais de nourriture
pour eux et leurs chevaux.
12. — Nouvelle retraite sur la rivière l'Oufimka.
Chakcha, le 8 juin.
Dans la matinée, je cours mettre mes bagages en sécurité
-dans le train du général Voïtsekhovski. Celui-ci me dit que,
EN SIBERIE
347
3a manœuvre de la veille ayant manqué, son C. A. se sera,
vers le soir, retiré sur la ligne de la rivière l'Oufimka. Je
î-epars immédiatement vers les lieux du combat.
Vers midi je retrouve à Maximovka le colonel Lareonof,
•en compagnie du commandant dé^ la 8® division, sur le point
de quitter le village. Il se plaint qu'on l'ait trop tard informé de
la fuite de l'ennemi', et qu'il n'ait pu faire avancer son régi-
ment que vers l'aube. Le 3o* régiment (dont j'avais hier
observé l'effort impuissant) a porté ses lignes quatre kilomètres
en avant, sans la moindre résistance des rouges. En établissant
des cordons d'éclaireurs jusqu'à la rivière, il a coupé les
trois régiments rouges de la ville d'Oufa, et serait en état de
pousser l'ennemi, si par cette avance, « son élan et son
initiative n'étaient épuisés ». Le feu des mitrailleuses rouges
l'a définitivement arrêté aux abords du village Alexandrovka.
Entre temps, le 32* régiment, opérant à sa droite, a reculé.
Aucun effort pour se ressaisir. On continue* à jouer ici à
l'état-major, au lieu d'aller se battre. Au lieu de faire un
crochet défensif, et de ramener le Sa* régiment au combat,
on permet au 3o* de se retirer sur les positions d'hier —
intenables — et de perdre tout l'avantage de la journée.
La pluie tombe à jets. On ôte les dernières cartes deç
murs, et l'on charge les caisses dans les charrettes. Encore
■quelques coups de téléphone au C. A. et on décroche les
appareils. Ayant perdu la liaison avec les troupes, on a perdu
confiance en elles, et on craint que par une fuite éperdue elles
n'amènent subitement la cavalerie rouge dans ce village. Les
derniers espoirs sombrent, le dernier élan s'éteint. Et le pire
c'est que tous se sentent un peu responsables de ces malheurs.
Après avoir cru pendant plusieurs mois à des victoires faciles
et prochaines, on vient de prendre depuis un mois presque
l'habitude du découragement. Les officiers, parmi lesquels
je retrouve des hommes de valeur de l'ancienne armée, ne
se reconnaissent plus dans la guerre actuelle (^ui leur rappelle
quelques cruels souvenirs de l'année 1017, et aucun de la
retraite de 1915. Les visages s'échauffent, on a des gestes du
348 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
plus complet découragement. Si on n'a pas pu tenir devant
le fleuve Bielaia qui est une rivière puissante, oii donc pour-
rons-nous arrêter l'ennemi ? Les deux régiments d'infanterie
— les cosaques ont disparu depuis hier — retiendront les-
rouges pendant encore quelques heures, et puis se débrouille-
ront pour venir occuper vers le soir de nouvelles positions-
sur rOufimka. Pour combien de temps ? Nerveux, furieux,
maugréant contre tous les diables, l'état-major se met en.
selle, et s'efface dans la tempête.
Je continue mon chemin vers Stepanovka, où je retrouve à
peu près le même spectacle qu'hier, avec cette différence que-
les autos blindées ont fait demi-tour — pour se reposer — ^ €t
que les rouges ont amené de l'artillerie. Nous, ne pouvons^
rien y opposer, celle du C. A. se trouvant en position autour
d'Oufa. Nos soljiats viennent de recevoir une ration de pain>
après n'avoir rien mangé pendant trois jours. J'apprends au
chef du 3o* régiment — qui n'en savait rien — que le coloneÈ
Lareonof s'est retiré.
Pendant que nous nous entretenions dans la rue, les yeux
fixés sur la vallée, un vieux paysan de haute stature, entouré
de quelques soldats, s'approche de nous. Les, soldats se
plaignent "qu'il ait refusé de leur préparer le samovar. Mais-
d'une forte voix il nous dit :
— Je veux bien leur donner le thé et même plus que ça.
Mais je leur ai dit : chassez d'abord les rouges qui sont là
en face de nous, et alors vous aurez tout ce que vous voudrez.
Dites, ai- je raison ? »
Il cherche des yeux l'approbation de nous tous. Personne
ne répond. Les officiers haussent les épaules et quittent le
village. Un éclaireur monté est envoyé transmettre aux
troupes l'ordre de la retraite.
En face de nous, le même décor qu'hier. Il règne seulement
une plus grande activité. Le continuel crépitement des coups
de fusil fait contraste avec l'apparente immobilité et le vide
SIBERIE
349
des prairies. Les soldats que le paysage avait absorbés en
grand nombre se détachent lentement des fosses, plis
du terrain, bosquets, broussailles des fermes et hangars, et
découlent vers les sentiers. Seules les premières lignes restent
•en position. Quelques officiers supérieurs, puis les éclaireurs
montés, les charrettes à munitions pour mitrailleuses, le
bataillon de réserve, et parmi les combattants, crosse en l'air,
les blessés, peu nombreux pour cette partie du front, où
l'issue a décidé du sort de l'armée tout entière.
Nos mitrailleuses, comme celles de l'ennemi, se font
•entendre par intermittences. Enfin, quand notre régiment s'est
retiré presque tout entier derrière la colline, nos premières
lignes se lèvent à leur toiir ; elles ont retenu l'ennemi pen-
dant une demi-heure. Aussitôt le bruit de la bataille change :
toutes les mitrailleuses ennemies s'acharnent avec un bruit
terrible et continu sur nos piétons qui courent à toute vitesse.
L'artillerie ennemie qui s'était tue jusqu'ici — probablement
pour surprendre nos autos-mitrailleuses, si elles rentraient
•en action — bombarde les routes. Cette fois, je vois tomber
nos soldats qu'aucun feu ne protège. Ils se dispersent en
panique, se glissent dans le blé, en sortent, grimpent par les
pentes en haut, se jettent dans les. hautes herbes, et regagnent
à cent endroits différents la crête derrière le village. Les
rouges se contentent de tirer : aucune poursuite ! Ainsi notre
retraite- s'effectue-t-elle dans le plus grand ordre, et seulement
quand quelques obus, bien dirigés, éclatent sur la route qui
descend vers Maximovka, l'imperturbabilité de la race se
■dément, et les chevaux prennent le galop.
Les piétons se retirent par le pont de chemin de fer de
Chakcha, les -équipages sont amenés sur l'autre rive par un
bac attaché à un bateau à vapeur qui passe et repasse nuit et
jour le rapide courant de l'Oufimka. On met les batteries
lourdes en position sur la rive gauche, qui est fortement
escarpée. Les groupes d'éclaireurs se mettent en niouvcment,
tout le long de la rivière. Et au moment où nos canons lourds
Jancent leurs premiers projectiles d'une distance de 6 kilo-
350 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
mètres sur l'ennemi, le train du général Voitsekhovsky quitte
lentement la ligne du front.
On a fait sauter — à la même heure — le grand pont de
fer de Dioma, et ajouté ensuite à cette destruction les débris-
de nombreux wagons qu'on a roulés dans le trou béant. L»
retraite est ainsi entrée dans sa dernière phase. Par cet aveu
de l'impossibilité d'un retour, elle semble devoir se prolonger
indéfiniment, et peut-être rester sans issue.
CHAPITRE IV
LA RETRAITE CONTINUE
I. — L'initiative chez l'ennemi.
lékatérinbourg, le 28 juin 1919.
L'armée Gaida, emportée — il y a deux mois — jusqu'à
i3o kilomètres de Kazan, dont la possession nous
aurait assuré la Volga, et probablement la liaison avec
Dénikine, a été finalement entraînée par les échecs de l'armée
Hangine.
Gaida, dont les troupes avaient occupé, au moment de
l'évacuation d'Oufa, une ligne passant par Glazof, Ourgeoum
et Malmige, avait espéré profiter de cette position avancée
pour tomber dans le flanc de l'ennemi. Mais une menace
analogues se dessina contre son flanc gauche. Les nombreuses
armées ennemies étaient dirigées par des stratèges avertis r
Samoïlof, Parsky, et précédées d'un flot puissant de propa-
gateurs qui poussaient les soldats rouges, prêchaient les popu-
laces et ici et là corrompaient les soldats sibériens.
Un régiment du groupe du général Pepelaïef, chef vaillant
et énergique, passa à l'ennemi. Les jeunes classes sibériennes,
mal armées contre l'inlassable prosélytisme rouge, avaient été
soutenues par les succès militaires et l'enthousiasme des
villages qui les accueillaient en libérateurs : tout cela leur
fait défaut.
L'ennemi essaye de percer nos lignes près de Krasno-Ou-
fimsk. Le chemin de fer Pcrm-Koiingour-Tékatérinbourg,
parallèle au front, est en danger. L'état-major parera cette
menace par une attaque latérale qu'exécute un corps d'attaque
352 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Tiouvellement formé, et inspirant une grande conCance. Il est
placé sous les ordres du général Grévine, commandant le
4^ G. A. qui occupe le secteur de Krasno-Oufimsk.
2. — Paysages de l'Oural.
lékatéiinbourg-Krasno-Oufimsk, le 24/28 juin 1919.
Le projet de chemin de fer Kazan-Iékatérinbourg n'avait
été réalisé, au début de la guerre, qu'entre Kazan et Krasno-
Oufimsk. A mesure que le front sibérien avançait, le général
Grévine a fait poser des rails sur les remblais préparés entre
lékatérinbourg et Krasno-Oufimsk. Ces remblais sont peu sûrs,
les fortes pluies des derniers jours ont creusé de petites voies
d'eau sous les rails qui, à certains endroits, sont presque sus-
pendus dans l'air. Même en marchant à petite vitesse (de 3
à 5 kilomètres à l'heure) nous nous sentons secoués comme
par les vagues de la mer.
Mais, tandis que nous rampons ainsi à travers ces contrées
■désertes, quelles vues splendides s'ouvrent à nos yeux I Ici,
les montagnes de l'Oural ont d'autres beautés qu'entre Tché-
liabinsk et Oufa. Là, parfois, comme près de Zlato-oust, les
pics s'élèvent, portant au ciel les pentes brusques et la pierre
nue des vrais rochers. Là aussi, à chaque pas, les travaux
humains, aqueducs, ponts, usines, constructions de mines,
de nombreuses villes et villages, interrompent l'aspect de la
nature .éternelle.
Ici non plus, aucun de ces effets grandioses de forme ou
de couleur, que présentent ailleurs les profils capricieux des
sommets élevés, l'air purifié des grandes hauteurs, l'or d'une
lumière n'ayant traversé que les couches supérieures de
l'atmosphère. Le rocher a partout disparu sous une abondante
végétation, et l'Oural semble ici continuer, en larges ondu-
lations, l'immense plaine verte de Sibérie. Les vallées sont
remplies de forêts interminables, où sur des centaines de
kilomètres, les arbres se suivent, chênes, hêtres, sapins, bou-
leaux, tilleuls, mélèzes, avec à peine, quelques fois par jour,
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2G50 baîonn.
150 ssbres
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354 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
la maisonnette solitaire d'un gardien de chemin de fer. Sur
les pentes des collines et des montagnes, rien que les insépa-
rables sapins ef bouleaux, et même dans les crevasses des
rocs qui, ici et là, en longues veines ou taches larges, traversent
le paysage, de frêles mais tenaces bouleaux se cramponnent
à la pierre dure.
La beauté des sites, endormie sous la dure lumière du jour,
se réveille vers les soirs. Point de précipices, oii des torrents
s'élancent en avalanches écùmantes. Mais de gigantesques
amphithéâtres descendent graduellement des sommets élevés
vers des fleuves sans rides, qui, d'un flot tout uni et rapide,
se jettent dans des lacs, dont nous n'entrevoyons que quel-
que contour brisé. Et de temps en temps la chaîne des col-
lines doucement s'ouvre, et une large vallée fuit vers de loin-
taines prairies, où, pendant les soirées chaudes, les brumes
brillent sous les rayons du couchant.
Près de ces ruisseaux sans nombre, dont le murmure rem-
plit les nuits silencieuses, les prés sont couverts de fleurs,
étincelant dans l'ombre des arbres. Des campanelles bleues,
des orchidées écarlates et de forme exquise, des roses qui
suivent le cours des eaux, et font briller mille flammes rouges
dans les buissons. L'homme semble absent de ces paradis,
et rien ne trouble le bonheur bruyant des oiseaux, folâtres
et remuants. Mais parfois leurs chœurs se changent en appels
stridents, et s'éteignent dans les hautes herbes. En haut, un
aigle décrit de grandes spirales, plane quelque temps — le
bec pointu dirigé en bas — au-dessus de notre train, et puis,
brusquement, suit le cours d'une vallée transversale.
Dans ces paysages, oii la nature par sa relative douceur
semble préparer le labeur humain, l'homme semble absorbé
par son entourage et oublié par l'histoire. Rarement, on les
voit passer, solitaires et indifférents, ces autochtones russes,
géants à peine courbés sous des poids énormes, et détachant
contre la sombre profondeur des forêts, ce profil que la figure
patriarcale de Lev Nikolaievitch a immortalisé. Une blouse de
laine couvre la puissance poitrine, le large pantalon disparaîi
SIBERIE
355
dans de hautes bottes. Entre les cheveux mal soignés, et la
barbe hirsute, on voit des traits fortement dessinés, et souvent,
sous un très beau front, dorment les yeux comme ces étangs
cachés dans les forêts, sur lesquels le soleil n'a jamais lui. On
croit ainsi voir passer, dans son impassible et farouche indé-
pendance, et presque isolé du progrès, l'ancien maître de la
terre russe. Eloigné des grandes routes, que les cultures ont
suivies, il a gardé, depuis la naissance des nations euro-
péennes, la vie de ses aïeux, dans toutes ses formes. Assujetti,
tantôt par les invasions étrangères, tantôt par les machina-
tions ou les caprices de ses propres princes, chassé de ses
champs, ou lié par un dur esclavage, vendu, opprimé ou
exploité, il n'a jamais perdu la notion de ses droits à la liberté,
et, bondissant sous ses chaînes, a conservé dans ses forêts
désertes l'adoration des impérissables idoles slaves, et l'atta-
chement à ses terres.
3. — Un soufflet. — Le général Grévine.
KrasHo-Oufimsk, le i'"'' juillet 1919.
Une petite ville sans caractère, avec, le long d'une petite
rivière boueuse, l'Oufîmka, sa grande a promenade » à trois
lignes de tilleuls. Mais loin d'elle, et loin des vastes étangs,
couverts de lotus, par lesquels le fleuve lentement se traîne,
mon wagon s'arrête dans un bois de bouleaux, où nous
trouvons un peu de fraîcheur sous un ciel livide qui nous
accable de chaleur et de lumière.
Je n'ai pas besoin de me rendre à l'état-major du corps
d'armée, pour m'approcher du front. Le front s'approche de
moi. Une demi-journée après mon arrivée à Krasno-Oufimsk,
le général Grévine, commandant le 4* C. A., auquel on avait
confié la défense de ce front critique, entre en gare.
Le général Grévine est ofQcier de troupe, connaissant à
fond la guérilla sibérienne, dont il possède toutes les qualités
et tous les défauts. Il appartient à ce petit groupe d'officiers,
pleins de mérite, qui, après le début de Senieonof, bientôt
356 LA GUERRE RUSSO- SIBERIENNE
localisé et arrêté, ont inauguré un second effort de libération
de la Sibérie, sous l'égide des Tchèques. Grévine a organisé
un des premiers bataillons russes qui se soient battus sous
Gaïda, et a gagné ses grades supérieurs sur les champs de
bataille, autour de Perm. Nature froide et flegmatique, chef
brave, dormant dans son uniforme, sans douceur pour les
civils, plein de préventions et d'indulgence pour ses hommes,
il personnifie le vrai grognard russe de la Beresina et de
Plewna, incomparable aux attaques, exécrable pendant l'at-
tente C).
Des officiers étrangers se plaignent de ses « méthodes ancien
régime ». Il a souffleté publiquement un technicien du che-
min de fer, et l'affaire n'a fait du bruit que parce qu'elle
illustre un conflit d'opinion sur la discipline démocratique.
Ce « natchalnik distantsi » ou technicien, chargé d'un certain
trajet de la voie ferrée, avait constamment opposé aux ordres
de Grévine une résistance muette, refusant de faire travailler
ses ouvriers pendant la nuit, etc. Le C. A. avança avec enthou-
siasme, mais la construction du chemin de fer ne tint pas
le pas avec lui, et les transports n'arrivaient que péniblement.
Grévine souffleta l'homme publiquement, mit 3. ooo prison-
niers de guerre à sa disposition, et le menaça de mort si son
travail n'était pas achevé à terme fixé. Quinze jours après,
20 kilomètres de rails avaient été posés, et douze ponts de
bois bâtis.
Le général Grévine fut en ce cas symbolique (d'ailleurs
plus fréquent que les étrangers n'aiment à supposer), le dis-
ciple de Gaïda, dont les succès militaires en Sibérie ont été
beaucoup facilités par l'extrême dureté que ce chef improvisé,
mais brillant et heureux, manifestait devant toutes hésita-
tions, retards, sabotages, qui pouvaient compromettre l'issue
des opérations. Tchèques et Russes également aiment à évoquer
l'esprit de justice avec lequel il avait l'habitude de mettre
(^) Son camarade d'armes Voitsekliovski, plus jeune que lui, mais
sous les ordres duqviel Koltchak avait mi? Grévine, pendant la retraite,
Fa fait froidement exécuter pour refus d'obéissance, en octobre 1919.
EN SIBÉRIE 357
indistinctement le revolver sur le front, de tel commandant
de batterie, de tel chef de gare, ou ingénieur, ou mécanicien,
qui n'apportait pas tout le zèle voulu dans sa coopération
aux entreprises militaires. Chaque troupe qui met son ardeur
et sa vie à la disposition d'un tel chef lui sait gré de se sentir
par lui protégée contre cent faiblesses ou mauvaises volontés
pouvant rendre ses sacrifices illusoires.
Le Russe, nature lente mais facilement inflammable, par-
donne à ses plus implacables cbefs les duretés par lesquelles
il se sent poussé vers les grandes destinées.
4. — Scènes d'ivresse. — Fanfares.
Krasno-Oufimsk, le 1" juillet.
Mon « provodnik », que j'avais envoyé en ville faire des
achats, revient avec la nouvelle que des scènes de désordre
grave y ont lieu. En même temps arrivent une dizaine de
soldats, avec un cylindre de 5o vedros (seaux) d'alcool, destiné
à notre état-major. Avant de le charger dans un de nos
wagons, ils y puisent à pleins verres et en boivent sous ma
fenêtre. Je cours avertir le général Grévine que ses soldats
s'enivrent à côté de son train — s il n'en semble aucunement
choqué — et qu'il ferait bien d'envoyer un v( komando » en
ville pour y rétablir l'ordre. Je saute en selle, et arrive à
peu près en même temps que l^fTieicr et les cinq hommes
que le général a immédiatement expédiés.
A Krasno-Oufimsk, comme dans toutes les autres villes de
Sibérie, se trouve un « vinni-sklad » (magasin d'alcool), dont
le gouvernement de l'amiral avait ordonné la réouverture.
Après la fuite des fonctionnaires responsables, la soldatesque
s'en est emparée, sous les regards bienveillants et convoiteux
de l'autorité militaire. D'abord les cosaques, qui ont brisé les
scellés, puis les soldais accourus de partout, enfin les paysans
attardés, avec bouteilles, seaux et tonneaux sur des charrettes,
arrivant en cohue, en jurant et grognant, puis rangés par des
sous-ofTiciers en une longue file, et al fendant (-hiuMui son tour.
358 LA GUERRE RUSSO-SIBERIEN NE
On se met à boire, dans la rue. Bientôt les trottoirs sont
couverts d'abominables ivrognes. D'autres, plus résistants et
plus entreprenants, brisent les devantures des boutiques que
les réfugiés avaient abandonnées, et vendent les articles les
plus divers aux paysans.
Les gendarmes réussissent à y mettre un peu d'ordre. On
porte les soldats ivres-morts dans les maisons, on chasse les
pillards, on ferme le vinni-sklad. Tous me regardent d'un oeil
fort mécontent : il semble que ce soit ma faute si le paradis
se ferme.
Toutefois, le transport de tonneaux et de cylindres d'alcool
vers la gare continue, et je les y vois, chargés sur des voitures,
partir dans toutes les directions : les divers états-majors font
provision.
Dans l'après-midi, le général Grévine fait distribuer de l'al-
cool parmi les conducteurs, mécaniciens et soldats de notre
train. Chaque groupe de i5 à i6 hommes reçoit — et à partir
d'aujourd'hui journellement — un a quart » d'alcool à 96 %,
ce qui fait douze litres de vodka à 4o %. A partir donc
d'aujourd'hui, je vois chaque soir tout le monde ivre. La
« brigade de chemin de fer de l 'état-major » titube autour
de nos wagons. Les soldats, composant la garde personnelle
du général, font la fête avec les paysannes, accourues de tous
côtés. Je les vois danser en vêtements déchirés, puis tomber
comme un bloc dans l'herbe, ou s'éloigner dans la forêt, avec
les compagnes, hurlant et vociférant. Le matin, on va les
prendre parmi les arbres, et ils rentrent dans les wagons,
ivres-morts, traînés par les jambes.
Dans la soirée, des fanfares bruyantes et joyeuses éclatent
à proximité. Tout le monde sort des voitures, on court et on
interroge, il se produit des rassemblements de gens, prêts à
accueillir, après les calamités ininterrompues de tout un mois,
les nouvelles les plus optimistes de succès au front. Mais
bientôt, les curieux, après s'être renseignés, se dispersent :
c'est le général Gaïda, commandant l'armée, en visite chez
le général Grévine.
EN SIBÉRIE 359
Le colonel Lubignac, très actif, est venu offrir au général
Grévine le concours d'un officier, d'un sous-olficier et d'un
soldat français, munis de mitrailleuses, et disposés à orga-
niser un détachement « de choc », dont l'officier français
prendrait le commandement. Je crains que ce secours éner-
gique, d'ailleurs froidement accueilli, ne vienne trop tard.
J'ai encore à peine de l'espoir.
5. — Misère humaine.
Krasno-Oufimsk, le 2 juillet.
Aujourd'hui, le front s'est rapproché de i5 à 20 kilomètres,
et à plusieurs endroits l'ennemi a traversé la rivière l'Irèn.
L'état-major restera ici jusqu'au dernier moment, mais la
population en détresse, soutenue jusqu'ici par un espo-ir
insensé, accourt pour trouver des places dans les derniers
trains qu'on renverra plus loin, et dans lesquels on jette le
matériel et les provisions amassés depuis longtemps pour
l'avance.
Ici se répètent donc les mêmes scènes désespérées aux-
quelles j'assiste depuis un mois. On entasse, pêle-mêle, bour-
geois, paysans, prisonniers de guerre, femmes, enfants, sur
les plates-formes, entre les charrettes, les canons, les caisses
de munitions, sous un soleil brûlant.
Un groupe de quatre prêtres, assis entre des voitures mili-
taires, ne portant avec eux rien que quelques sacs pour tous
bagages, présente comme l'image de la misère générale.
Drapés en leurs soutanes râpées, ils causent entre eux, sans
détourner pour un seul instant leur regard vers les autres
habitants de la plate-forme, dont ils sont d'ailleurs séparés
par quatre roues de charrette. Nu-tête, et portant de longues
barbes mal soignées, comme les Evangélistes, ils appartiennent
visiblement, comme eux, au prolétariat du clergé. Ce sont de
simples intelligences; eux-mêmes paysans, ils doivent men^r la
▼ie et ont probablement les goûts des villageois. N'ayant
ni les consolations des bourgeois, ni le goût du martyre,
360 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
ils n'en sont pas moins coupables de représenter, en face du
bolchevisme, de cette délirante religion des masses qui
approche, l'ancienne foi, contre laquelle toutes les passions
s'acharnent.
Les plus malheureux, dans cette guerre à rallonges, ne sont
pas les soldats, combien mal vêtus, et combien négligés par
une administration marâtre, mais qui trouvent, même pen-
dant les retraites, une place pour dormir et de quoi manger.
Dans ces petites villes de province, la prévoyance des auto-
rités militaires et les moyens d'action des puissantes corpo-
rations de fonctionnaires ont fait défaut à la population en
détresse. Pas de wagons de bagages disponibles pour les
familles de réfugiés. Des grçupes appartenant à 1' (( mtelli-
guentzia » s'installent dans des sortes de tentes, cousues autour
d'une pièce d'artillerie lourde, qu'ils sont bien résolus à
défendre. Deux jeunes filles qu'on reconnaît immédiatement
pour des « demoiselles d'institut », assises sur une plate-forme,
parmi des caisses d'obus en plein air, barricadées derrière
leurs valises, essayent de défendre l'entrée de leur nid contre
une invasion de types invraisemblables de criminels et de
désœuvrés, qui montent, en grognant, et s'approchent d'une
poussée brutale et irrésistible. Tout d'un coup, débordées, les
malheureuses, les yeux mornes, les visages contractés,
prennent la fuite, et cherchent une protection quelconque.
J'avais assisté en automne de l'an 1916 au terrible spectacle
de l'évacuation de la population dans les provinces polonaises
et lithuaniennes, évacuation imposée par des considérations
militaires et politiques, et à laquelle les habitants des villages
se soumettaient, forcés et souvent récalcitrants. Je me rappelle
les cimetières improvisés au milieui des forêts, en pleine
campagne, où on laissait les vieillards et les enfants morts en
route, et dont les groupes de croix, coupées de branches vertes,
marquaient les étapes d'un horrible exode. Mais ces horreurs
semblaient étouffées dans les clameurs d'une conflagration
universelle.
Combien aujourd'hui la fuite d'une population entière.
E N s I B É R I E 361
quittant ses foyers librement et spontanément, est plus impres-
sionnante ! Quelle peur profonde et irrésistible pousse ces
milliers de gens, chargés seulement de sacs et de bagages à
main, à abandonner au pillage et à l'incendie, les propriétaires
leurs maisons de campagne, les commerçants leurs boutiques
remplies de marchandises, la petite bourgeoisie, les paysans
et nombre d'ouvriers, les meubles hérités des ancêtres, et
leurs jardins fruitiers ?
Les prisonniers de guerre hongrois, soumis, avec raison,
à un traitement spécial, sont renvoyés loin de la ligne du
combat. Allemands et Autrichiens, profondément neutres
maintenant dans la guerre civile, seront occupés, jusqu'au
dernier moment, aux travaux de destruction et d'évacuation
du matériel.
6. — Le corps d'attaque.
Voici l'origine des « corps d'attaque » russes :
Au mois de mai 191 7 — la propagande bolcheviste com-
mença à vider les fronts russes — le capitaine Négentsof,
appartenant à l 'état-major de Kornilof, organisa deux déta-
chements de volontaires, auxquels on donna, en se conformant
à la terminologie militaire usitée, le nom de bataillons. Parmi
les volontaires, accourus de toutes les unités russes, Négentsof
choisissait, après un mois de stricte observation, les meilleurs.
Ces soldats, presque tous décorés, et s'étant sans exception
déjà battus contre Allemands et Autrichiens, se « vouèrent
à la mort » et on les revêtit — afîfi de les distinguer des
mobilisés — des insignes spéciaux et bientôt fameux : une
tête de mort flanquée de deux chevrons noir-rouge. Les deux
(( oudarnié-bataliona )), à eux seuls, déterminèrent l'issue de
la bataille, près Stanislau, qui ouvrit la route vers Galitch.
Kérenski ne permit pas une multiplication de ces fameuses
unités. Cependant, l'exemple de Négentsof — depuis glo-
rieusement tombé devant lékatérinodar — fut bientôt suivi,
quoique avec moins de méthode, par de nombreux officiers.
362 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Quoique d'une façon moins éclatante que les bataillons de
Négentsof, ces détachements d* « oudarniki », précurseurs
des « partisans blancs », qui vont désormais naître sur le
territoire russe, se sont généralement bien battus, et l'histoire
en conservera un pieux souvenir.
La guerre civile manque des stimulants patriotiques. L'ar-
deur des troupes ne peut être maintenue que par une forte
propagande, et par des organisations spéciales de volontaires.
Trotski dispose, à cet effet, soit d'anciens détachements rouges
réorganisés en régiments de formation régulière, soit de
nouveaux détachements spéciaux. Les régiments 288 et 289
(anciens otriads des villes de Briansk et Koursk) sont des
exemples de la première catégorie, le détachement Kachérine
de la seconde.
Le gouvernement sibérien, en se laissant inspirer par la
mission anglaise, a probablement voulu recourir aux mêmes
expédients. Il a décidé de revêtir des belles pièces d'équi-
pement, que le général Knox lui apporte, non les troupes
aguerries, en haillons, qui lui ont conquis la Sibérie, mais
la plus jeune classe. Convaincu — conviction d'intendants —
que, bien armés- et convenablement nourris, ces paysans
mobilisés formeraient un corps d'élite, on leur a collé, à tous,
sur la manche gauche, les chevrons noir-rouge des a oudar-
niki )), et à certains groupements les têtes de mort des vieux
briscards de 191 7. Un régiment, particulièrement bien soigné,
qui faisait au champ de parade de lékatérinbourg la plus
admirable impression sur la société élégante de la ville, reçut,
avant que ses membres eussent senti l'odeur de la poudre, le
nom de « Régiment immortel du général Gaïda ». Les dames,
enthousiasmées à la vue des beaux jeunes officiers, qui s'y
étaient laissé incorporer, après avoir tardé pendant un an
à aller s'enrôler, applaudirent à ce nom, que les plus anciens
régiments russes, de Préobrajenski et d'Ismaïlofski, n'ont
jamais porté. Les gens sérieux — très peu nombreux —
se crurent transportés en plein vaudeville.
EN SI H i: i( 1 !•:
',«i:^
r^, — Le Régiment immmortel et les régiments quelconques.
Atchitskoe, le 4 juillet 1919.
La 3^ division, commandant Rakitine, se trouve à cheval
sur la chaussée Koungour-ïékatérinbourg. Elle est flanquée,
au Nord par le Régiment immortel, au Sud par le reste du
corps d'attaque.
Une poussière jaune et lourde flotte dans une atmosphère
sans vent. Sur la chaussée, se presse, entre de triples rangées
d'arbres, un interminable cortège militaire : les réserves
d'infanterie dans leur marche irrégulières et dispersée, les esca-
drons impassibles et minutieusement alignés, les batteries,
gueules en bas, et les innombrables charrettes formant le
train de tout un corps d'armée. Et personne qui s'étonne
de cette retraite devenue chronique. Le flegme russe ralentit
parfois les avances, il conduit toujours admirablement les
retraites.
Je trouve enfin, à Atchitskoe, le capitaine Rakitine, com-
mandant la 3" division. La situation, dans ce secteur du front,
semble entrée dans une phase tragique et probablement
définitive. Pendant une manoeuvre d'enveloppement de deux
régiments ennemis, le Régiment immortel, ayant pour tâche
de rester dans ses positions, a subitement fléchi. Les déta-
chements de cavalerie, envoyés pour en déterminer la posi-
tion actuelle, en signalent des débris jusqu'à 35 kilomètres
d'ici. Les éclaireurs ennemis entrent par les vides qu'ils
ont laissés dans notre front.
Rakitine a groupé trois régiments en dcmi-cercle autour du
village. Le général Grévine, qui espère boucher le trou avec
une division de cavalerie qu'on a mise à sa disposition, ordonne
que la 3® division reste dans ses positions.
Dans la nuit tombante, nos mitrailleuses crépitent donc,
à 3 kilomètres de notre état-major. Un léger scandale dans
la rue : un colonel et trois oITîciers subalternes, ivres, bous-
culent les passants. Ce sont le chef du 57* régiment avec
364 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
ses officiers, qui ont su se procurer de l'alcool gouverne-
mental.
Un petit groupe de soldats, appartenant au Régiment
immortel, conduits par deux jeunes officiers, dépassent le
fanion de notre division, sans venir demander des instructions
au commandement. On les rappelle et on les accable de remar-
ques sarcastiques. En fuite depuis midi, ils se sont rassemblés
quelque part, et ils promènent, fatigués, mais non glorieux,
par monts et chemins, les magnifiques insignes de « ceux
qui se sont voués à la mort». Il faut en convenir: si leur
régiment, reculé sans pertes, ne parvient pas à l'immortalité,
ce ne sera pas la faute de ses hommes et officiers : ils ont
fait tout ce qui était possible pour y arriver.
Atchitskoe, le 5 juillet 1919.
A 4 heures du matin les bombardements se font à nou-
veau entendre. En suivant la chaussée, qui mène vers une
vallée, je trouve nos officiers et soldats couchés dans de
petites fosses individuelles, dont la longue série traverse un
champ de blé. Chacun est à son poste. Les officiers sont sales
et déguenillés, les soldats en loques. Ils :::/iontrent peu d'en-
train, après les incessantes retraites, mais leur obéissance est,
dans les circonstances, une qualité inappréciable. Le soldat
russe n'a pas besoin de costumes superbes pour bien se battre,
et même a-t-on tort de trop s'écarter, pour lui, des uniformes
nationaux, de la longue culotte, des bottes hautes aux semelles
minces, et de la blouse large d'une étoffe forte et rude, mais
qui sied bien à son corps grossièrement taillé et solide. Peut-
être aussi les tuniques anglaises, plus coquettes et soignées, en
le transformant en un objet de parade, choyé par les états-
majors, l'ont-elles dégagé des duretés et misères du front,
et attaché — plus qu'il ne l'est permis à un soldat russe — à
la vie.
Ces sans-culottes, qui se battent depuis un an, et qu'on
laisse souvent sans pain et sans les moindres commodités
de la vie, on ose à nouveau les envoyer à la ligne de feu,
SIBERIE
365
sans armes. La division oiî je me trouve a reçu, pour com-
pléter son effectif, dès le i5 mai, 2.100 hommes qu'on avait
jusque-là employés aux travaux du chemin de fer Sarapoul-
Krasno-Oufîmsk. Ils arrivaient non seulement sans fusils, mais
n'en avaient, pour la plus grande partie, jamais eu entre les
mains. Le i" juillet, la division du capitaine Rakitine en reçut
i.5oo autres, mieux exercés, mais toujours sans fusils. Et les
temps ont passé, où on put voir cet héroïque et admirable
soldat russe suivre, sans armes, sous les feux de barrage, les
vagues avancées, pour recueillir sur ses camarades morts et
blessés les fusils, afin de pouvoir, à son tour, se battre pour
sa mère, la Très-Grande et Très-Sainte Russie C)-
Pour les mitrailleuses, on se heurte aux mêmes maux : dans
la 3® division, le capitaine Rakitine me montre, dans un régi-
ment, 6, dans deux autres 3 et 4 mitrailleuses en bon état.
On réclame, depuis six mois, inutilement, des pièces de
rechange pour celles qui sont défectueuses. Les hommes,
comme une grande partie des officiers, souffrent terriblement
de la gale, n'ayant jamais reçu les sous-vétements que leur
envoyait Omsk sans en contrôler la distribution. Pendant les
derniers six mois, le corps d'armée tout entier n'a reçu pour
ses officiers, comme vêtements, que mille paires de bretelles :
le reste a disparu entre Omsk et le front (").
Jamais plus de sucre ou de tabac, depuis qu'on se retire et
que les provisions de l'ennemi ne tombent plus dans nos
mains. Quelques officiers ont su s'en procurer de petites
quantités, par des parents civils, qui en ont acheté aux inten-
dants de l'armée C).
(^) On comprondra niioux la scandalotiso néplipence — ou pis —
des services d'intendance, en sachant que l'armée de Koltehak
compte un surplus de So.ooo fusils.
(^) On a envoyé d'Omsk vers un seul C.A. 4o.ooo collections d'effets
et du drap pour 3o.ooo costumes. Rien de cela n'est arrivé. Les ser-
vices d'intendance ont envoyé d'Omsk à l'armée Soo.ooo paires de
souliers, dont la plus prande partie a été vendue en route.
(') D'un énorme envoi de tabac, acheté à Kharbine pour le fr^nt,
85 % a été vendu en route par les oiriciers roudncleurs du transport,
et le reste égaré aux états-majors. El ainsi de suite.
366 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
En plus haut lieu, on ne s'occupe pas non plus des promo-
tions et décorations, mettant en relief les actions declat, et
constituant des preuves vivantes de la confraternité entre la
troupe qui souffre et se sacrifie et le pouvoir qui veille,,
observe et encourage.
Le capitaine Rakitine, nommé au commandement de &a
division, pour actions d'éclat, porte les insignes de son grade
pendant déjà une année d'un service dur et brillant. Les
six ou sept propositions par le général Grévine, pour le grade
de lieutenant-colonel, sont restées sans réponse. Par contre,
un lieutenant-colonel, commandant un régiment de la 3*
division, et servant donc sous les ordres de Rakitine, proposé
au G. E. M. pour le grade de colonel, a immédiatement reçu
son brevet. Quant aux praporchtcliiks, sur lesquels pèse le poids
entier de la guerre, pour eux ni promotions, ni décorations.
Ils savent parfaitement que ces faveurs sont réservées à leurs
camarades d'Omsk, Irkoutsk, Kharbine et Vladivostok.
Le chef du régiment que je trouve là, sur la route de Koun-
gour, des deux côtés débordé par l'ennemi, à son poste, est
un des mille enfants perdus de l'armée, qu'on oublie dans un
poste que peu ambitionnent. Ancien soldat de i9i4, promu
praporchtchik après nombre d'actions d'éclat, il me semble
personnifier toute une classe énergique, saine, ambitieuse, en
étroit contact avec les couches inférieures de la populace, dis-
posée à acclamer chaque régime prêt à abandonner certains
détestables privilèges et à détruire certaines confréries dans
l'armée, et qu'on pourrait utilement opposer à la classe des
communistes, qui constitue la force de l'armée bolcheviste.
Ce sont lui et ses camarades, sales, déguenillés, atteints de
gale, ne disposant d'aucuns des adoucissements de la vie,
négligés pendant les transports, mal soignés au régiment, et,
s'ils sont blessés, maltraités sur les tables d'opération, par
des médecins auxquels on ne fournit ni instruments ni médi-
caments, ce sont ces chiens galeux du régime, qui en sont
l'unique soutien, et chez lesquels on a réussi à éteindre, par
une longue série de fautes et de négligences, le feu sacré.
EN SIBERIE
367
que les Tchèques avaient allumé, et qu'une ardente et éner-
gique jeunesse avait entretenu dans la troupe.
8. — On les aura quand même ! — Pourquoi les Oudarniki
ont-ils reculé ? conversation entre anciens collègues.
lalima, le 5 juillet 1919.
Enfin, à 8 heures, le général Grévine autorise la retraite
des trois régiments en position devant Atchitskoe. La
manœuvre, où le général Gaïda avait assigné un rôle si impor-
tant au corps d'attaque, est donc abandonnée. On essaiera
demain un grand coup vers Koungour, que le général Pépe-
laïef dirigera en direction Sud-Ouest, et un autre dans la
même direction, mais sortant de la voie ferrée entre Koungour
et lékatérinbourg. On jettera en même temps une (Mitière
division de cavalerie dans la région des forêts au Nord d'At-
chiskoe.
Ces grands projets d'en haut trouvent chez nos officiers
un accueil remarquable. Les cœurs sont ranimés de nouvelles
espérances que d'autres troupes inspirent, dans d'autres
secteurs du front. -
— Quelle belle manœuvre! Peut-elle ne pas réussir?
— Les rouges sont fichus cette fois Vous verrez encore des
choses remarquables I
Mais on ne s'en sent pas en meilleur état de se battre.
— Nous mêmes, que pourrions-nous faire, avec trois ou
quatre mitrailleuses par régiment 1 m En escomptant déjà
l'inévitable succès quelque part au Nord, on se prépare à
un nouveau recul dans notre secteur, et on répond à mes
observations sarcastiques :
— Tout cela ne signifie rien. Nous reculerons bien peut-
être encore mille kilomètres. Ensuite ce sera leur tour : nous
leur mettrons le pied dans le derrière, sur deux mille.
Une musique joyeuse monte de lu Nalléi' : Slcnho l\(i:ini'.
Alla Verdi, Sopki Mandchoury, 1rs nniii-s hrilli'iil nu stdi'il.
etc., tout y passe. Cela signifie-t-ii un succès, un motif de
368 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
joie ? Au contraire : c'est le lo* régiment qui approche,
cuivres en tête, et le seul régiment de notre division ayant
connu un moment de recul involontaire, et donc écarté du
front C)- Les clairons éclatent, les clarinettes sifflent, les
tambours bourdonnent, les badauds accourent émerveillés, ot
même la paysanne qui nous sert, toute en pleurs parce que
les rouges lui reprendront ses dernières vaches, essuie ses
larmes, et sourit.
Eh bien, cette incompréhensible bonne humeur est peut-
être ce qu'il y a encore de mieux dans ces tristes circons-
tances. S'il faut bien y voir ce que l'optimisme dans l'adver-
sité) cache généralement d'aveuglement ou de lâcheté, on
peut s'en consoler : la veulerie sauve du désespoir, et les esprits
restent intacts.
Vers midi, deux régiments de cavalerie passent vers le Nord
prendre d'inutiles positions de combat. Tout le long de la
chaussée, les cuisines de campagne et des centaines de casse-
roles, sur de petits bûchers, répandent de délectables odeurs.
Parmi les groupes de nos sans-culottes se trouvent partout
assis, venus de Dieu sait oii, sans sacs ni fusils, les jeunes et
solides soldats du Régiment immortel. Ils ont jeté en route
les forts souliers anglais, solides, aux semelles puissantes
mais dures, qui leur cassent la peau du pied, et ils portent,
tant qu'ils ont pu s'en procurer, de simples « valinki » ou
(( lapti )) (^). Quelques-uns ne portent que des sous- vête-
ments.
— Pensez-vous, me disent-ils, que nous désirons tomber
dans les mains des bolcheviks en ces costumes neufs, portant
les insignes des oudamiki.»^
Et c'est l'explication de l'énigme que me pose aujourd'hui
un major anglais, officier de valeur, n'ayant aucune expérience
des Russes et attaché spécialement au corps d'attaque :
(^) Dans ce régiment les officiers ne réussissent pas à se faire com-
prendre des soldats, pour 75 •"' composés de Tchérémisses.
(-) Bottes de feutre, et pantoufles d'écorce de tilleul.
^^6%
Unique moyen de tnin^port pom- le Iniin d'un Ç..A. l.a ri\ière nnliiiik
*l
V'
Soldats de Kollcliak « îi fuilr. .Juin IMIH, Nord d'Oiifa.)
EN SIBÉRIE 369
— D'où vient-il que ces gens, jeunes et solides, supérieure-
ment équipés, tout comme les meilleures troupes européennes,
se conduisent d'une façon si inattendue?
Je lui réponds :
— Ces pauvres mobilisés, partis sans enthousiasme, et nul-
lement disposés au martyre, promus héros par les intendants,
acclamés pour la bravoure, à laquelle les a prédestinés la
société élégante de Perm et lékatérinbourg, ont bien compris
au front — et d'ailleurs la propagande bolcheviste le leur
a fait entendre — ce que l'uniforme anglais, et surtout les
chevrons noir-rouge et les têtes de mort signifieraient pour
eux, s'ils tombaient dans les mains de l'ennemi. Ceux-ci par-
donnent parfois aux mobilisés de l'armée sibérienne de se
battre contre « leur classe », mais ils ont sans doute préparé
de nouvelles tortures pour ces « volontaires », ces « héros »,
ces « régénérateurs de la Russie », prêts à « succomber plutôt
qu'à céder ». Ainsi, en attifant théâtralement ces malheureux
pour des sacrifices héroïques, les a-t-on préparés pour des
fuites ignominieuses.
Biscrtskoe, le 6 juillet 1919.
Ce matin, le général Grévine essaye de regrouper ses forces.
Une trentaine d'hommes viennent de désarmer le Régiment
immortel. Le i" régiment du corps d'attaque, qui s'est un peu
mieux conduit — ses soldats portent les chevrons noir-rouge,
mais non les têtes de mort — a été posté le long de la rive
gauche du Disert jusqu'à Krasno-Oufimsk. La 4" division de
cavalerie, chargée hier de remplacer le Régiment ininiortel,
a été reçue par un feu de mitrailleuses, et a dénnitivemcnt
rebroussé chemin.
A II heures, je visite le malheureux état-major du corps
d'attaque qui, au lieu de rester au milieu des combat-
tants pour les enflammer, selon les traditions dos oudarniki,
occupe gravement tout un terrain quoique part en arrière,
d'où il lui est impossible de diriger les combats. Le colonel
24
370 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Stepanof me raconte que son i*"" régiment a été réparti en
petits paquets sur un front de lo kilomètres.
— Et vos réserves ?
— Je n'en ai pas. J'ai à peine assez du régiment pour garder
lo kilomètres d'une rivière presque partout guéable.
Au lieu de masser le régiment en deux ou trois groupes
de manœuvre, tenus en liaison avec quelques patrouilles
montées, qui parcourraient la rive, Stepanof a disséminé
ses hommes en cinquante petits détachements, prêts à. être
bousculés par la première colonne rouge qui traverserait le
fleuve.
Je me jette en selle pour examiner la situation, mais j'ai
à peine fait cinq ou six verstes que je rencontre les premiers
groupes des fuyards : le Bisert est traversé, les « noir- rouge ^)
sont de nouveau en retraite. En relongeant la voie ferrée,
je passe d'abord le train du colonel Stepanof, et je l'avertis
de cette nouvelle défaite : il n'en savait rien, mais je crains
qu'il ne s'y attendît.
Un quart d'heure après, je rentre chez le général Gré-
vine :
— Vous n'avez qu'à décamper, mon général 1 Les rouges
pourront être ici dans quelques heures.
Il se mit à rire :
— Ah ! diable, les oudarniki nous ont à nouveau lâchés .►*
Ça ne m'étonne pas. Mais le danger n'est pas pressant. Mes
propres troupes tiendront bien encore un jour. Ce que je
crains pour le moment, c'est que les salauds aient pris ia
fuite, sans avoir préalablement coupé les fils de téléphone.
Allons à l'appareil prévenir que les bolcheviks causent direc-
tement avec lékatérinbourg.
En route, le général Grévine me dit avoir reçu du général
Gaïda l'ordre de restituer au colonel Stepanof toutes les armes
qu'il venait de faire prendre au Régiment immortel. Il a
riposté par la prière de le débarrasser définitivement du corps
d'attaque. , , '
EN SIBÉRIE 371
Nous sommes à peine entrés au cabinet du chef d'élat-major
que la sonnerie retentit. Le colonel, chef d'état-major, prend
l'appareil :
— Qui est au téléphone ? — Silence. La question est
répétée.
— Paroutchik N. de 1 ctat-major de la 3" division. (Cet
officier n'existe pas.)
— Bonjour, que puis-je faire pour vous ?
Suit une conversation animée : questions sur nos effectifs,
nos projets, et réponses de plus en plus décousues. Le général
Grévine, qui souffle les informations, se tient les côtes de
rire. Après quelques minutes, notre interlocuteur, s'aperce-
vant d'être dupe, éclate en jurons et insultes vigoureuses,
que le colonel transmet fidèlement à son chef, non sans y
répondre par des expressions non moins poivrées. Enfin on
calme ses transports. L'interpellateur n'est autre que le chef
de l'état-major de la 26" divsion soviétique, sans doute un
officier breveté, oui ou non forcé de servir la cause rouge.
Notre colonel remarque :
— Cela ne va pas mal chez vous !
— Je vous remercie, nous sommes contents.
— Et, dites-moi, puisque nous causons si agréablement :
que dites-vous de nos oudarniki ?
— Excellentes troupes, que nous aimons beau?oup. C'est
toujours un véritable plaisir de les attaquer : ils fichent inva-
riablement le camp ! N'oubliez pas, surtout, de nous les
opposer à la prochaine occasion I
Le général Grévine, qui se tord de rire, nie dit :
— Vous l'entendez, nous ne sommes pas les seuFs à admirer
nos oudarniki nouvellement cuisinés. L'ennemi est d'accord
avec nous !
9. — Un bie>fait de i/autoch \i ir .
nisfMlskiic. |o (1 juillet 1910.
En rctoiiriniul h mon wa^oii, je vois un noinltic do soldats
couchés sur l'herbe, ronflanf h Ino-lric, les faces congestion
372 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
nées. D'autres titubent dans la forêt, avec les jeunes pay-
sannes, que les puissantes rations d'alcool ont attirées. Ce&
ivrognes forment la garde (okhrana) de l 'état-major. La
fusillade au front est facilement distincte. L'orgie a duré
toute la nuit, et il est heureux que le front n'ait pas fléchi
et livré passage à un détachement audacieux, qui aurait sabré
l'état-major tout entier.
Le plus considérable service que le tsar Nicolas II ait rendu
à son peuple a été l'interdiction de la vente de la vodka. On
n'exagère pas, en prétendant qu'il ne faut pas moins que le
pouvoir d'une autocratie presque absolue pour que, dans une
société moderne, le peuple puisse bénéficier d'une semblable
mesure. Parlements ou gouvernements, fondés sur des com-
promis de partis, ne pourraient peut-être s'élever jusqu'aux
excès du bien. Ils obéissent aux instincts des partis dont ils
dépendent, ou représentent de puissants intérêts, au-dessus
desquels ils ne peuvent s'élever.
Le fléau de l'alcoolisme en Russie est tel qu'il ne trouve sa
comparaison dans aucun autre pays. L'ivresse prend ici sou-'
vent des formes terribles et maladives. Quiconque a vu, comme
moi, pendant la révolution, les délires et les scandaleux excès
d'une foule qui s'était emparée d'une cave de palais, ou d'un
régiment qui avait pu mettre la main sur quelques tonneaux
d'eau-de-vie, conviendra que l'alcoolisme russe est pire qu'une
dangereuse habitude : une peste contagieuse et funeste.
Dans de tels pays, où les usages et la morale courante ne
s'opposent pas à des vices qu'on se plaît à considérer comme
d'innocentes faiblesses nationales, on a besoin d'un gouver-
nement, po^ivant non seulement imposer sa volonté au peuple,
mais empruntant ses pouvoirs à son seul prestige.
La vente de la vodka, défendue d'abord pour la période de
mobilisation, puis pour la durée de la guerre, a été finalement
interdite pour toujours par décret impérial du 28 septembre
1914. Des milliers de lettres, adressées au tsar, rédigées de ce
ton familier et touchant qui caractérise le genre d'affection
patriarcale que la presque totalité de la nation ressentait
s I B i: R T E
373
pour l'empereur — j'en ai eu quelques-unes sous les yeux —
évoquaient en images précises le bonheur que l'interdiction
apportait au pays.
Avec la vente de la vodka s'éteignit en même temps sa
production. L'empereur fut d'ailleurs vigoureusement secondé
par des chefs, dont le pays retiendra un souvenir éternel.
Broussilof, entre autres, fit détruire les citernes et toutes les
machines pour la distillation de ralcool dans l'entier rayon de
ses armées. Quelques vieux officiers se plaignaient parfois
hautement de cette abstention qu'ils prétendaient insuppor-
table, mais on ne les écoutait pas : la sobriété, tout comme la
chasteté, est un mal réconfortant.
Ce fut seulement en juillet 1917, que je vis dans l'armée
russe des cas d'ivresse en masse, et encore s'était-on enivré
dans les caves autrichiennes de Galicz. Vers la même époque,
les journaux russes signalèrent d'horribles ivresses dans toutes
les villes de Russie, suivies de massacres. On pouvait même
se demander si ces' foules mues par des colères théâtrales et
frénétiques, parcourant les quartiers riches, étaient poussées
par la seule soif de la liberté.
Le décret impérial contre la consommation des liqueurs
alcooliques, maintenu et renforcé par le gouvernement bol-
cheviste — autre autocratie — C) a été abandonné par celui
d'Omsk. En face des énormes provisions de vodka, amassées
en Sibérie, ce gouvernement a cru devoir permettre de nou-
veau la vente, restreinte seulement par la fixation d'un
maximum par tête cl par mois, et la défense absolue pendant
la période de mobilisation. Mais le gouvernement ne pourrait
ignorer que l'esprit du bolchevisme a tellement gagné toutes
les classes de la population, qu'aucune défense ou restriction
(^) La vente et la consommation d'alcool sont punies, chez les
rouges, par la peine de mort. J'ai visité, à Oufa, la maison qu'avait
habitée une veuve, fusillée sur ordre des commissaires, pour avoir
fabriqué de la « samagonka » . La sobriété des chefs bolchevisles —
pour une grande partie Israélites, petits buveurs — est un fait re-
connu.
374 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
n'y ferait rien C)- Fonctionnaires préposés aux ventes, con-
trôleurs, tous cèdent à la soif illimitée qu'exhale le pays.
Pendant les périodes de mobilisation, à Omsk et Novo-Nico
laievsk, il a été possible de se procurer en plein marché, et
presque dans les « magasins de vin du gouvernement »,
toute quantité voulue de vodka.
On assiste donc dans toutes les villes sibériennes, depuis
l'avènement du régime actuel, à des scènes qu'on n'avait
plus vues depuis août I9i4, et auxquelles le bolchevisme
avait déshabitué le pays.
Mais surtout au front l'alcool a fait des ravages. Le gouver-
nement est coupable, et non ces hommes de caractère souvent
si faible, énervés par la vie des camps et des combats mal-
heureux. Je considère comme une des raisons non négligeables
des succès de l'armée sibérienne, en mars et avril, le manque
de boissons alcooliques dans les villes et villages qu'on pre-
(2) J'eus à ce sujet une conversation, en février 1919. f^ec le
ministre S..., faux esprit. Je lui demandai :
— Quels, motifs ont guidé votre gouvernement à la réintro-
duction de "la vente de la vodka ? Tout le monde sait quelles pro-
portions prend, dans votre malheureux pays, l'abus des boissons alcoo-
liques.
— Plusieurs raisons ont déterminé notre attitude. D'abord la
pénurie dans laquelle se débat le gouvernement. Ensuite, nous nous
trouvons en face d'une fabrication de vodka, la « samagonka » , par
les paysans mêmes. L'alcool y est mêlé à des alcools supérieurs nui-
sibles à la santé, et le gouvernement a cru mieux d'y substituer un
alcool pur et moins offensif.
— Mais pourquoi ne pas en défendre tout à fait la fabrication et la
vente ? Pourquoi ne pas punir, comme le font les rouges, les paysans
coupables de fabrication clandestine ? Il vous est connu que Trotski y
a mis comme sanction pénale la mort.
— Ce serait impossible. Calculez combien de gendarmes il nous
faudrait. Le paysan fera toujours de la samagonka et on boira donc
toujours de l'alcool en Sibérie. Ici, je touche à notre principal argu-
ment. En en défendant au citoyen la consommation, celui-ci se trou-
verait en contradiction flagrante avec la loi. Nous l'habituerions à un
état d'âme funeste chez un citoyen : celui de se trouver coupable et
en transgression de la loi. Mieux vaut permettre ce que nous ne pour-
rions prévenir.
— Votre argument est on ne peut plus ingénieux. De Liguorî lui-
même n'intercéderait avec plus de ménagements pour le pécheur. Ne
pouvant éliminer de votre nouvelle société la concussion et le vol, les
autoriserez-vous, en vous laissant inspirer par votre jurisprudence
préventive ?
EX SI H E H I E
37;
nait, après que les rouges y eurent introduit leurs mesures
draconiennes. En se retirant, les troupes de Koltchak trouvent
« chez eux » des provisions immenses, plus qu'il ne faut pour
tuer les dernières ressources de l'énergie, et accélérer l'épou-
vantable défaite.
lo. — Scènes de retraite. — Accidents de chemin de fer.
lékatérinbourg, le i3 juillet 1919.
Dans ce paysage sans grands fleuves, et oiî collines et
forêts favorisent les coups de surprise, la retraite de nos
troupes, habituées au recul, devient presque stationnaire.
Tout le monde semble infecté d'une lassitude sans remède.
Pas de pertes au front. L'adversaire ne semble avancer que
parce que nous reculons. Tous se consolent, qu'en se retirant,
ils restent intacts, et que celte fuite de plusieurs centaines de
kilomètres sera un jour arrêtée, et qu'alors nous passerons
à l'offensive. Mais on ne prévoit pas comment et où, et on
semble attendre une impulsion du dehors.
A la gare de Bisertski-Zavod, où le général Grévine s'arrête,
je fais accrocher mon wagon au premier train de matériel,
qui roule dans la direction de lékatérinbourg.
Dans toutes les gares, l'approche du front se fait pressentir.
Les chemingts sont depuis longtemps gagnés aux rouges, et
maintenus dans une attitude favorable au régime soviétique
par les ouvriers de quelques grandes usines, qui, fortement
organisés, passifs, ne donnant aux cosaques aucun prétexte
d'intervention, préparent la jonction aux bolcheviks.
Les petits fonctionnaires du chemin de fer, qui ne perdront
rien au changement de régime, puisque les bolcheviks savent
distinguer parmi les « bourgeois » ceux qui pourront servir
leur cause, et probablement déjà gagnés à l'armée victorieuse
par d'énormes pourboires, ralentissent le travail, commettent
ouvertement des actes de sabotage.
Chaque gare a son commandant, en général un jeune officier
qui ne comprend rien à l'engrenage compliqué des voies, aignil-
376 LA GUERRE RUSS0-SIBÉRIE>'NE
lages, dépôts de gare, d'ailleurs manquant de l'esprit d'initia-
tive des Gaïada, Semeonof, Kalmykof, et autres fameux chefs de
bande, habitués à forcer, revolver en main, l'obéissance qu'on
leur dispute. On voit donc invariablement, à côté d'une gare,
un jeune oiïîcier occupé à signer des ordres de transport de
troupes, de matériel, de blessés, et dans un autre bâtiment de
la même gare, un fonctionnaire mettant à chaque occasion
des bâtons dans les roues, et ordonnant sans cesse des
manœuvres compliquées sur toutes les voies, capables de
retarder départs et arrivées des trains.
A la gare Droujina, où les deux voies de Krasno-Oufimsk et
de Berdiaouch vers lékatérinbourg se rencontrent, je fais
accrocher mon v^^agon à un train dont on m'a promis le pro-
chain départ. On le fait, en effet, sortir de la gare, mais là
nous restons indéfiniment, bloquant l'unique voie de déborde-
ment pour les trains du C.A. Après quatre heures d'attente, je
prends des informations, d'abord chez l'autorité militaire, qui
se contente de signer un nouvel ordre d'expédition, puis chez
le fonctionnaire du jour, qui profère des phrases désordonnées,
regorgeant d'expressions topographiques et techniques, enfin
chez les fonctionnaires de deuxième et de troisième rang, qui
m'éclaircissent l'énigme. De la direction de lékatérinbourg
approche un autre train, invisible par un tournant de la voie,
et qui, entré, après autorisation du même chef de gare qui a
fait sortir le nôtre, y touche presque du nez, depuis quatre
heures. A-t-on simplement voulu, au bénéfice des rouges, re-
tarder les trains du C.A., ou avait-on préparé une collision
qui aurait bloqué définitivement une centaine d'échelons .^*
J'entre chezv le chef de gare et y prononce quelques phrases
pleines de menaces et de bon sens. Un quart d'heure plus tard,
notre train a été ramené en gare, celui d'en face y est rentré, et
le nôtre reparti pour lékatérinbourg.
La ville est en pleine ébullition. De longues processions de
charrettes vers la gare, et partout, sur les quais et en plein air,
des campements de familles bourgeoises et paysannes, atten-
dant leur tour de partir. Tout le monde est plongé dans la plus
SIBERIE
377
profonde stupéfaction, par cette subite évacuation, deux mois
après la préparalion du prochain transfert des bureaux gou-
vernementaux vers cette ville.
Partout des forces obscures s'agitent. Autour du chemin de
fer et des autres voies de transport, éclatent des révoltes de tra-
vailleurs. Il y a bataille près des provisions de farine, que les
cheminots refusent de laisser évacuer 0). Dans la nuit, je dis-
tingue sur les emplacements de la gare, de petits groupes qui
chuchotent, mais se dispersent à la vue de mon uniforme. Je
rencontre des figures sinistres, parfois mi-ivres, abordant le
personnel inférieur : mécaniciens, chauffeurs, aiguilleurs, ran-
geurs, conducteurs. Vers le matin, cinq personnes, parmi les-
quelles deux femmes bien habillées, ont été arrêtées et, con-
vaincues d'avoir poussé au sabotage, ont déjà subi le sort que
les bolcheviks destinent aux propagateurs de la cause opposée.
A I heure du matin, se produit, en pleine gare, une colli-
sion qui brise quatre wagons de bagages et met deux voies
hors de service. Vers 4 heures, une autre collision a lieu, à
Sg kilomètres de nous, et l'unique voie entre lékatérinbourg
et Omsk est, pour une demi- journée, bloquée. Ce ne sont évi-
demment que de purs accidents.
Cet incessant sabotage est combiné avec un chantage systé-
matique et on se fait ainsi payer de deux côtés. L'ctat-major
du général Diterichs a préparé son départ, en le cachant avec
soin à la mission française, et surtout aux habitants, qu'il
trompe sur la situation au front, au point de les abandonner
à l'ennemi, sans avertissement. Mais on s'en doute et, toute !a
nuit, il y a un va-et-vient chez les mécaniciens-rangeurs, pour
les pousser à ranger tel wagon dans tel échelon dont on prédit
(1) Partout, d'importantes provisions de céréales ont été alian-
donnécs à l'ennemi, et il y a eu souvent lieu de douter que les per-
sonnes responsables, intendants, généraux ehefs de Irausjiorls. pus-
sent invoquer la force majeure. IXnant le ponf d'Oiifa, phisieurs éche-
lons de t>lé, à Oufa 0 millions de pouds de blé et /( millions de pouds
d'avoine ont été abandonnés aux rouges exultants, et vendu* aux
commerçants israéliles, venus de Sibérie, pour aller en faire le Iraftc
en Russie. A Trlieliabinsk, les intendants ont abandonné, plus tard,
de façon inexplicable, /( millions et demi de pouds de blé.
378 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
un prochain départ. Mais au dernier moment, ce sera un autre
train qui, partira, parce qu'on aura graissé la patte à un fonc-
tionnaire plus puissant.
J'en parle au général Jack, qui me blâme de proposer des
mesures plus sévères contre rangeurs, aiguilleurs et mécani-
ciens, qui font perdre à l'armée un temps précieux. Quand il
s'agit de faire accrocher cinq wagons de diverses missions
étrangères au train de l'état-major de l'armée, il se contente
d'ordonner purement et simplement la manœuvre C) et ne
semble aucunement surpris par l'exécution automatique de son
désir. Le général Jack ignore jusqu'au moment actuel être
redevable de cette satisfaction à un fabricant russe (mais di-
recteur d'une usine à capital anglais, ce qui lui a assuré la pro-
tection de la misssion anglaise) dont le « sloujebny » wagon se
trouvait placé entre ceux des officiers alliés, et qui, dans son
propre intérêt, a assuré le transport du groupe entier de voi-
tures, en payant 260 roubles au rangeur. Le principe était
sauvé : les officiers n'avaient ni employé la force, ni graissé la
patte aux fonctionnaires. Le général Jack m'en exprima son
contentement.
Une interminable série de trains, se succédant à 5o mètres
d'intervalle, rampe vers Omsk. Le public vit, par ce temps en-
soleillé, pour la plus grande partie du temps, en dehors des
voitures. A perte de vue, les trains se succèdent. Dès que le
plus avancé s'ébranle et que l'écho' cent fois répété des loco-
motives résonne, on se jette dans les voitures. Quatre fois nous
dépassons, en route, les traces des collisions récentes : locomo-
tives enfouies dans le sable, wagons réduits en miettes ou car-
bonisés, signes précurseurs du nouveau régime que le pays
va acclamer.
Au marché des villes, où je vais m'approvisionner, la popu-
lation rurale montre une joie maligne à la vue de cette bour-
geoisie déchue, entassée en de sales Avagons à bestiaux, fuyant
,(^) Le malin suiA-ant, le général Jack se plaignit d'avoir été répri-
mandé par l'état-major russe, lui, spécialiste pour transports de che-
min de fer, d'avoir commandé d'nccroctier les wagons franco-anglais
à l'éctielon !
SIBERIE
579
devant les prophètes du prolétariat. Mais pourquoi les paysan-
nes nous jettent-elles en passant des mots si méchants et mé-
prisants, au moment même où approche ce régime stérile et
cruel dont elles avaient fêté, en processions religieuses, en
grandes explosions de joie, le départ, il y a sept mois?
« Nous ne vous donnerons pas de pain, me dit une pay-
sanne, il faut laisser quelque chose pour les rouges I »
« Courez, me dit une autre, courez, mais no vous arrêtez
pas avant la mer, si vous ne voulez pas être rattrapé! »
« Nous ne voulons pas de vos billets d'Omsk, dit un vieux
paysan, bientôt on n'en voudra plus à Omsk, et peu après on
ne les acceptera plus à Irkoutsk! »
Pendant treize jours, nous parcoiuons, entre lékatérinbourg
et Omsk, les immenses champs de blé des gouvernements de
Perm et d'Akmolinsk. Voilà le véritable but de l'invasion rouge.
Ne rappelle-t-elle pas ces guerres de conquête du bas moyen
âge? Des tribus guerrières et nomades, se jetant dans des civi-
lisations plus douces et rangées, pour s'y enrichir des produits
du travail systématique et continuel, dont elles sont, elles-
mêmes, incapables, pour refluer ensuite, chargées des trésors
conquis, vers leurs tentes, leurs montagnes?
CHAPITRE V
SOULÈVEMENTS DE PAYSANS
I. — Paysans sibériens.
Barnaoul, le lo août 1921.
LE transsibérien est, à certains endroits, menacé par des
bandes ayant pour base les villages avoisinant le che-
min de fer. En identifiant ces bandes avec les bolche-
viks russes, on commettrait une erreur. Quoique la propagande
rouge ait joué un rôle assez considérable dans la formation de
ces détachements de partisans, on ne pourrait y voir des avant-
gardes de l'armée soviétique. Le mécontentement qui pousse
un si grand nombre de paysans (20.000 dans la seule région
Sud de Novo-Nikolaievsk) à prendre les armes contre les trou-
pes du gouvernement sibérien et leurs alliés,' Tchèques, Polo-
nais, Italiens, Japonais, a des causes compliquées.
Le rêve séculaire du paysan russe n'a pas seulement été la
possession des terres que lui et ses ancêtres ont labourées, mais
aussi l'autonomie des petites communes (mirs), c'est-à-dire
leur droit exclusif et illimité de régler leurs intérêts. La révo-
lution bolcheviste avait surtout gagné les sympathies des vil-
lages — en Sibérie comme en Russie — par son institution
typique des comités locaux. Ces comités nommaient fonction-
naires, tribunaux, états-majors des bandes communales, insti-
tuaient de nouvelles lois, concluaient des alliances avec d'autres
communes ou avec des groupes de communes. Ces alliances,
d'ailleurs temporaires, créaient la seule forme d'une personne
morale supérieure au comité. Mais la tendance décentralisatrice
de la commune russe, d'abord favorisée par les propagateurs
EN SIBERIE
381
bolchevisles comme le plus sûr instrument de désorganisation
de l'ancienne société ou de ce qui en était resté à la campagne,
entra bientôt en conflit ouvert avec le principe unificateur de
la « dictature du prolétariat ».
Le prolétariat ne pourrait subsister ni lutter comme parti
politique, que dis>cipliné et conduit par une main de fer. Le
prolétariat russe eut un chef, fut représenté par mille commis-
saires qui allaient porter au pays entier « les volontés du pro-
létariat ». Après une éphémère illusion d'indépendance, les
paysans se virent, à nouveau, placés devant un gouvernement
centralisé et devant une nouvelle aristocratie, bien autrement
arrogante et moins paternelle que l'ancienne. Ils se sentirent
trahis, armèrent contre les commissaires leurs partisans, mais
partout la fureur de leur résistance brute s'épuisait contre les
forces organisées du prolétariat.
En Sibérie, généralement, les paysans en sont encore à leurs
premières illusions révolutionnaires, acclamant une autonomie
que de jeunes idiots, étudiants, étudiantes, continuent à leur
prêcher, et qu'aucun régime jamais ne leur accordera.
2. MÉCONTENTEMENT DES PAYSANS. L'aTAMAN AnNENKOF.
On aurait pu essayer, par un traitement méticuleusement
juste, quoique rigoureux, d'amener le paysan à reconnaître
ses obligations — qu'il considère comme profondément anti-
démocratiques — envers la nation. Il n'a pas manqué de bonne
volonté au gouvernement d'Omsk. Ses lois et décrets, ses pres-
criptions aux fonctionnaires sont, en général, inspirés de prin-
cipes humains. Malheureusement, le gouvernement d'Omsk
n'a encore qu'une valeur symbolique, et le pouvoir réel de
l'ataman d'Akmoli.isk dépasse à peine le comté d'Omsk.
Il y a d'abord les petits griefs de la populace contre les fonc-
tionnaires. Les habitants du village Panfilovo, près de Semi-
palatinsk, forcés de déblayer les neiges le long du chemin de
fer, pendant tout l'hiver, à raison de 7 roubles par jour,
n'ont jamais reçu un kopek.
382 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Les communications des villages avec les chefs-lieux de
comté ou de gouvernement étant insuffisantes, les décrets de
mobilisation ou de levée d'impôts arrivent avec des retards
considérables chez les a slarosts », le plus souvent après le
terme ultime fixé pour l'inscription des recrues ou le payement
des impôts. Néanmoins, les villageois ont été forcés de payer
les amendes.
De telles peccadilles n'amènent pourtant pas le soulèvement
d'une province entière. Un mécontentement plus sérieux est
causé par la conduite des bandes qui, au service du gouver-
nement d'Omsk, « rétablissent » l'ordre dans ces régions. Les
plus fameux détachements de pillards se trouvent sous les
ordres de l'ataman Annenkof.
Le capitaine Annenkof, cosaque de Sémiriétch, fougueux et
brutal, bon chef de détachement, se vit, au début de l'action
sibérienne, refuser des subsides par le fameux général
Gricha Almazof, ministre de la Guerre à Omsk. Subventionné
par des particuliers, il exigea la démission et l'exécution du
ministre. Il se battit ensuite parmi les Tchèques au front de
l'Oural, où il se distingua par des répressions très sanglantes.
Le village Slavgorod, où une vingtaine d'officiers avaient été
traîtreusement massacrés par des rouges, fut noyé dans le sang.
Refusant d'obéir au commandement tchèque, imposé aux
troupes russes par la Constituante d'Oufa, il quitta le front et
se rendit au sol natal, à Semipalatinsk, où on l'accueillit sans
joie.
Annenkof s'installa à Semipalatinsk, guidé — dit-on —
par des officiers anglais. Il y réunit rien de moins qu'une armée
nationale : Cosaques, Grandrusses, Oukrainiens, Magyars,
Baschkirs, Prussiens, Mongoles, Tatares, Chinois, tout y était.
Sou3 des têtes de mort, ces guerriers inscrirent sur leurs wa-
gons : « Dieu et l'ataman », ou : « Nous ne craignons au
monde que notre ataman. » Aucune justice n'est reconnue que
celle d'Annenkof; et les civils, dans la région, ne peuvent
avoir raison des violences dont ils sont sans cesse menacés
qu'en flattant les ambitions de l'ataman.
EN S I B E K I i;
383
En défendant le <■ front de Sémiriétch » contre de peu dan-
gereuses bandes rouges, ces troupes entrent dans les villages,
sous les moindres prétextes, pour y voler et incendier. Annen-
kof réquisitionne tout : coffres-forts des banques, effets des in-
tendances russe et alliée, maisons, bijoux, matières premières.
L'anecdote suivante prouve l'indépendance de l'ataman à l'égard
du gouvernement. Annenkof avait fait occuper le bâtiment de
la Banque Vofga-Kama. Le directeur envoya une plainte mo-
tivée à l'amiral et alla causer avec l'ataman. Celui-ci, favora-
blement impressionné par celte démarche, céda : il ne con-
fisqua que la caisse d'assurances contre maladie des ouvriers.
Le lendemain, en retournant à son bureau, le directeur trouva
le bâtiment vide : jusqu'aux tables et chaises, tout avait été
enlevé. Ebahi et désespéré, il alla se plaindre à Annenkof :
celui-ci brandit une dépêche intempestive de l'amiral, lui dé-
fendant de toucher à la banque. « Vous n'avez qu'à vous
plaindre à l'amiral! » lui dit-il.
Après le pillage systématique de la ville et de la région,
Annenkof devint plus traitable : les fonds allaient manquer.
Les Alliés offrirent leur médiation. Afin de réaliser la fiction
d'une unité de commandement en Sibérie, il ne restait qu'à
reconnaître Annenkof et sa bande et à les incorporer, tels
qu'ils- étaient, dans l'armée sibérienne. Malheureusement, le
gc^ivernement d'Onisk, encore trop faible pour exercer un
contrôle suffisant, se rendait en quelque sorte responsable de
la conduite de ces bandes régionales, sans en tirer, aux heures
du danger, les moindres avantages pour la cause nationale (*).
Les paysans, s'opposant aux brigandages des Annenkoftsy, so
mettent en état de rébellion ouverte contre le gouvernement
«ibérion, qui est désormais obligé d'organiser des campagnes
C) Quand en juillcl i()io> 'f (Ift.if-lu'niciil d'Annciikof fut envovr
au front d'Iél^ntérinbourg, pour rétablir la silnaliou. il refusa de se
batlro. Il se conlciila de cliasscr les .Juifs du jardin public, de piller
certains quartiers, de massacrer le i^ juillet, les .luifs en masse, et
de s'enfuir trois jours avard l'arrixée des i-ouj/es. Pou, sN'xcuser du
pogrom, le clief du détachement einoNa le rapport suivant : k I.e
384 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
par ses troupes régulières et des troupes alliées, pour rétablir
son prestige et tirer les coupables d'embarras.
A côté des Annenkoftsi, les troupes gouvernementales et le&
» détachements agissent de même.
Le major tchèque Beil trouva pendant une opération, en
mai 1919, contre une bande «rouge» de Krasnoiarsk, le déta
chement Krasilnikof au village Talaia, Sud de Kamentchaga,
occupé à piller les habitants. Paletots, samovars, montres et
bijoux avaient été chargés sur les voitures du détachement.
Aux objections de Beil, le chef du détachement répondit :
« C'est l'ordre de Koltchak! » Quelques cosaques, émus par les
cris de désespoir des femmes, proposèrent de mettre fin au
scandale : « Frères tchèques, si vous voulez agir, nous agirons
de concert avec vous ! » Beil ne put que défendre aux Russes^
le pillage pendant les quatre heures que dura son séjour au vil-
lage.
Le lieutenant Vasilief, du 42® régiment sibérien, le juge
d'instruction Fried et le chef de la milice locale de Voltchikha,
agissant de connivence, ont battu les paysans, « réquisitionné »
de l'argent, violé des femmes, etc.
Le dernier grief est dirigé contre les Tchèques, que la popu-
lation accuse d'appauvrir le pays par l'achat de bétail, céréales-
et matières premières C).
II et le 12 juillet, les éclaireurs de mon détachement ont pu confir-
mer que les Juifs à lékatérinbourg achetaient en masse les billets de
Kérenski de 20 et 4o roubles et qu'ils se préparaient à recevoir d'une
manière triomphale i'armée rouge. Trouvant cette manœuvre anti-
gouvernementale, je donnai ordre à mon détachement, chargé de
la défense de la ville, de mettre fin à cela, par les armes, si néces-
saire. Les soldats, fidèles serviteurs de la patrie, ne pouvant suporter
une offense si grande de la part des .Juifs, décidèrent, sans y être-
autorisés par leurs chefs, de massacrer les Juifs, ce qui eut lieu.
Tenant, compte de la conduite exceptionnellement brave des sol-
dats (!), j'interviens pour eux afin qu'on ne les punisse pas. »
(^) Par la confusion monétaire régnant en ce pays, la circulation
d'une trentaine de différentes sortes de billets de banque et de crédit,
et d'innombrables billets faux, la population est retournée aux mé-
thodes primitives de commerce par échange de marchandises. On
refuse le rouble comme payement, mais on le conserve comme base-
de calcul des prix. Ainsi les Kirghizes Aendent : les vaches à raison
de i.5oo roubles, le beurre à 3oo roubles le poud ; l'avoine à 3o, le
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EN SIBERIE
3. — Propagande bolcheviste aux villages.
38^
Les paysans sibériens, et surtout ceux qui habitent la région
que je viens de visiter (entre Novo-lNikolaievsk et l'Altai) ne
sont nullement des bolcheviks. Descendants de colons intré-
pides ou de forçats, ils sont une race jalouse de son indépen-
dance et opposée à toute contrainte. Ils ne pourraient pas un
seul jour supporter la tyrannie des rouges, et perdraient d'ail-
leurs à ce régime, étant tous propriétaires, et souvent grands
propriétaires. Mais par la pénétration superficielle du bolche-
visme, à peine entré dans sa phase définitive, il y a un an, le
danger bolcheviste leur est resté à peu près inconnu. Plusieurs
des villages qui entretiennent actuellement des bandes contre
le gouvernement de l'amiral ont spontanément chassé les
rouges au moment même où les Tchèques balayèrent le Trans-
sibérien. Ces (( rébellions » ne signifient donc pas une adhésion
au régime de Moscou, et il est cerlain que celui-ci, s'il pénètre
jusqu'ici, aura à compter avec des mouvements semblables.
Cependant, les organisations a révolutionnaires » aux vil-
lages se concentrent autour de propagateurs et instigateurs
venus de Russie. Le gouvernement d'Omsk a manqué de con-
trôler suffisamment les milliers de prisonniers de guerre qui,
au début de cette année, ont reflué d'Allemagne vers la Sibérie,
et que les rouges, pendant l'avance des troupes de l'amiral,
avaient, avec une si remarquable générosité, laissé passer à
travers leurs lignes. Au mois de mars, j'interrogeai près d'Oufa
quelques anciens prisonniers de guerre qui m'avouèrent que
beaucoup de leurs camarades n'avaient jamais été en Alle-
magne. Il s'était ainsi glissé parmi eux un grand nombre
d'agents bolchevistes, largement munis d'argent et d'instruc-
tions, et dont il est facile de suivre l'activité en Sibérie.
Dans chaque groupe de partisans rouges qui opère dans cette
blé à 22 roubles le pond. Ils échonpent ces articles confie : le tht'> h
3o roubles la livre, les cordes pour voitures à 25 roubles par aune, les
tôles de fer, les clous à i20-i5o roubles le poud ; le feutre à 6o roubles
l'aune carrée.
25
386 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
contrée, il y a au moins un chef importé, plus intelligent,
plus hardi que les autochtones. A Bisk, on mena devant mon
wagon un groupe de 3o paysans, surpris par les Tchèques
dans une forêt, oii ils s'étaient cachés en vue d'une attaque
sur notre échelon. Il m'aurait été difficile de les voir prison-
niers sans ressentir une certaine satisfaction. La nuit suivante
fut orageuse. La gare n'est jamais gardée. Nous y aurions tous
passé, si on ne les avait pas découverts, et je crains qu'ils
n'aient tous payé de leur vie l'attentat projeté. Parmi ces
gens, désarmés, farouches, il me fut facile de distinguer le
chef : si près de la mort, il semblait encore conserver un
ascendant sur les siens.
L'approche des armées soviétiques a augmenté le prestige
des agents que les paysans avaient commencé par accepter
avec méfiance. Désirant se venger sur les Annenkoftsi, les
fonctionnaires, etc., les paysans insoumis, sans vouloir le
moins du monde engager leur avenir, se mettent, de plus en
plus, sous la tutelle des «commissaires». La propagande de
ces prophètes, jeunes et ardents pour la plupart, pour une
grande partie étudiants et étudiantes, chassés des villes, se
limite aux idées qui avaient rendu la première révolution popu-
laire : abolition de la grande propriété, autonomie des com-
munes, extension des droits des zemstwos, création de comités
de villages, abolition des privilèges de classe, etc.
Partout des « états-majors » rouges, dont l'activité rayonne
dans toutes les directions. Des officiers du 5® régiment tchèque
trouvèrent au village Chilova, affiché à l'église, l'avertissement
suivant : « L'un de ces jours viendra une forte bande de bri-
gands déguisés en soldats (allusion, à la compagnie tchèque
gardant la voie ferrée) qui essaiera de piller et brûler vos mai-
sons et d'enlever votre bétail. Que tous s'arment et chassent
les usurpateurs I (Signé :) Etat-major des Rouges, Izima. »
4. — Composition des bandes de rebelles.
On peut estimer le nombre des « bolcheviks » armés, entre
Novo-Nikolaievsk et Barnaoul à S.ooo, entre Barnaoul et Semi-
EN SIBERIE
387
palatinsk à 4 à 5.ooo, et autour de Bisk à 12.000. Pui?, partout
ailleurs, une population en ébullition, d'oii sortiront de mul-
tiples bandes, dès que les circonstances seront favorables.
Il y a deux mois, il se trouvait dans cette région un noyau
tout prêt pour la future insurrection. Des forçats libérés par
les soviétiques, d'anciens soldats rouges, chassés dans les
forêts par les Tchèques victorieux, des journaliers n'ayant rien
à perdre et gagnés par la propagande rouge, se tenaient cachés
dans les taïgas (forêts impénétrables soit par l'eau soit par
d'épaisses broussailles) d'où ils sortaient faire des incursions
dans les villages opulents. A ces brigands, les émissaires des
rouges ont pu joindre les paysans révoltés contre Annenkof et
îes Tchèques, ou — en rébellion pure et simple — contre le
gouvernement actuel.
On commençait par forcer les habitants à les héberger et
à les nourrir, et l'on profitait de chaque signe de méconten-
tement pour mobiliser par la force ou la persuasion, au nom de
la révolution — mot vague et irrésistible! — de nouveaux vil-
lages. Depuis quelque temps, on voit même des paysans riches
(gens ayant 10.000 et 20.000 pouds de blé en grenier) entrer
dans les bandes.
Les acquistions les plus précieuses sont les permissionnaires,
venus du front avec fusil, sabre et cartouches (!). Plusieurs
d'entre eux, ayant dépassé le terme de leur congé, n'osent plus
rentrer au régiment et se laissent gagner, avec leurs armes,
aux bandes. Il y a ensuite les déserteurs. Les petites patrouilles
passent généralement à l'ennemi. Il y a six semaines, le poste
de garde du pont sur l'Ob, près de Barnaoul, a déserté, avec
armes et plusieurs caisses de cartouches (*). Il y a un tarif en
cours pour la vente des munitions de l'armée. Deux soldats,
partis du front de l'Oural en permission sont rapportés avoir
volé et transporté, tout le long du Transsivérion, doux niiliiail-
leuses avec munitions.
(^) Le rapport ofTiciel russe dit que le poste du pont avait été sur-
pris par les rouges et fait prisonnier. L'enqu«*(e par des officiers
tchèques et russes établit les faits comme je !i>s ai inentionnt^s ri-
dessus.
388 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
L'armement des partisans consiste, pour lo à 20 % d&
fusils, principalement des Berdans et des fusils de chasse. Les
autres ne disposent que de faux, et de piques : barres rendueS'
pointues par le forgeron de village et attachées à de longues
perches, à la' façon des cosaques. Ils attaquent, toujours enr
grand nombre et à cheval, avec un remarquable courage, même
contre les feux des mitrailleuses, parvenant parfois jusqu'aux
premières lignes de l'adversaire. A la gare de Toptchikha, les^
Tchèques, assiégés par les paysans, en sont venus aux mains
avec eux. Contre de telles troupes solidaires et disciplinées,
leurs pertes sont effroyables. Il arrive qu'on compte 78 mort»
chez les partisans contre 2 blessés chez les Tchèques (à Topt-
chikha), ou 256 morts contre quelques blessés (près Oust-
Talmenka).
On les voit souvent venir, nombreux, de loin, cernant l'hori-
zon. Ce sont gens rudes, trapus, féroces, grossiers, assis en
majorité sur le dos nu d'un cheval, lance en main, guettant
les gares pendant des journées, chargeant en faisant le signe
de la croix comme contre un ennemi de légende, se retirant
devant une attitude résolue de l'adversaire, puis revenant d'un
autre côté. L'infanterie, isolée sur d'immenses distances, im-
puissante contre eux, doit être sur ses gardes, jour et nuit, ce
qui rend la surveillance de la voie ferrée extrêmement fati-
gante. Polonais et Tchèques ont retrouvé les cadavres mutilés
de leurs camarades, que ces partisans avaient surpris : avant
de pouvoir mourir, ces pauvres exilés, plongés dans cette guerre
civile à laquelle ils sont si complètement étrangers, ont subi
des tortures sans nombre : de profonds trous ont été brûlés
dans la chair, au fer rouge, les membres coupés par petits
fragments, les crânes enlevés, les yeux enfoncés, la peau arra-
chée, et cent autres inventions oij l'on reconnaît l'imagination-
des assassins échappés aux grandes prisons sibériennes.
5. — Répressions par Tchèques et Russes.
Les Russes ne suffiraient pas à la garde du chemin de fer_
L'actuel régiment russe ne montre des qualités militaires tolé-
SIBERIE
389
rables que près du front, en formation de combat. La guerre
de grande envergure sépare les combattants et rend la propa-
gande chez l'adversaire difficile.
Les corps de milice et les petites garnisons des villes de pro-
vince ne sauraient être isolés de la contagion. Les partisans,
ne se distinguant en rien des autres paysans, se mêlent au
public des gares, aux groupes de marchands et d'acheteurs
^allant ou revenant des marchés. Ils vous parlent, puis, dès
que vous vous tournez, vous tirent dans le dos. A Barnaoul,
je vis un cavalier russe abattre, d'un seul coup de sabre, un
homme du peuple qui faisait de la propagande parmi ses cama-
rades. Mais- une autre fois, l'émissaire tombe mieux, et des
unités entières disparaissent pour aller renforcer les partisans.
Les officiers commandant de petits détachements isolés,
craignant l'indécision, le manque de convictions arrêtées, ou
Ja trahison des hommes, n'osent agir. II reste pour la troupe,
à l'heure du danger, l'issue de sauver sa peau, en sacrifiant le
chef. Il y a des cas où un jeune officier, subitement pris de
peur, abandonne, à tort ou à raison, ses soldats, et regagne
seul la caserne. Les garnisons russes n'opèrent qu'en niasse, for-
tement armées, manœuvrant avec circonspection, lentement,
lourdement, attaquant un ennemi toujours averti et qui a le
temps de se sauver dans une région éloignée.
L'incertitude qui plane sur l'attitude de la troupe pèse sur
les autorités, vivant dans leurs villes sous l'incessante menace
■d'une insurrection. Tous ménagent l'ennemi, espérant l'ama-
douer. Un campagnard partisan, fait prisonnier par les
Tchèques près de Kalmanka, déclara que sa bande — qu'on
«l'avait jamais réussi à surprendre — recevait ses informations
•du praporchtchik N... et du chef de milice de lîaniiKuil. Dans
les conversations avec les citoyens, je me heurte souvent à la
phrase suivante : (( Nous sommes ntuitrcs, nous attendons l'issue
de la guerre civile et ne prendrons pas parti, n Un gouvernement
qui lutte i)Our son existence est impuissant devant de telles
faiblesses et hésitations. Seul le ^)restige de la force pourrait
les dissiper.
390 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
La rébellion de la garnison de Krasnoïarsk, coopérant avec
des prisonniers magyares, qui ne put être matée que grâce aux.
Tchèques et cosaques, a démontré que la garde du Transsibé-
rien ne peut être confiée qu'à des étrangers. Troupes tchèques,
polonaises, italiennes, japonaises, américaines, stationnées le
long de la voie ferrée, non seulement sont fermées à la propa-
gande rouge par leur cohésion disciplinaire et leur esprit na-
tional — les rouges se sont d'ailleurs chargés par quelques
menues atrocités de les rendre tous furieux — mais par leur
seule présence soutiennent le moral des garnisons russes.
De petits détachements étrangers, souvent conduits de façon
supérieure, suffisent pour réprimer les désordres et punir les
fauteurs, mais ne pourraient prévenir les activités des « pod-
ryvnia otriady », bandes exclusivement destinées à la destruc-
tion systématique du chemin de fer. La voie Novonikolaievsk-
Barnaoul et ses deux bifurcations vers Bisk et Semipalatinsk,
longues de 7/io, verstes, ne sont gardées que par un régi-
ment de cavalerie, un bataillon d'infanterie et une batterie
tchèques.
Aux gares, les destructions se pratiquent par de fausses ma-
nœuvres avec les aiguillages, par le décrochage des boîtes de
graissage, par la détérioration des freins. A de nombreux en-
droits, pendant la nuit, on courbe les rails, détachés à un bout,
par des équipes de 8 chevaux qu'on promène le long de la
ligne ; le rail est devenu inutilisable et on perd du temps pour
en amener d'autres. On brûle les ponts de bois, innombrables^
dans ce pays de petits ravins secs. Des bandes de quelques
milliers de partisans isolent des transports de troupes, ou des
trains blindés, au milieu des forêts, en incendiant les ponts
avoisinants, pour achever ensuite plus facilement les occu-
pants.
Il n'y a que la cavalerie qui puisse agir, en poursuivant les
partisans. La cavalerie tchèque, même en petits paquets, a
beau jeu avec les partisans. Ne pouvant ralentir les marches
que seule une extrême rapidité peut rendre victorieuses, par
Je transport de prisonniers, on est obligé de ne pas en faire»
SIBERIE
391
On a d'ailleurs des camarades à venger, dont on se rappelle
les restes sanglants, parfois ramassés à la pelle.
Ainsi figure, sur toutes les affiches que les « états-majors
rouges » répandent aux villages, sous la déchéance du gouver-
nement sibérien et la proclamation de la République russe,
fédérative, socialiste, soviétique, la mise à prix des têtes des
contre-révolutionnaires régionaux : chefs de cosaques, et aussi
tête par tête, tous ces farouches démocrates que sont les
Tchèques.
6. — Un poste avancé dans la nuit,
Barnaoul, le i3 août 191 9.
Le bataillon tchèque (du 5*" régiment), sous l'excellent capi-
taine Costiaak, stationné à Barnaoul, est réparti comme suit :
deux compagnies montent la garde au grand pont sur l'Ob, au
port et en ville. Une autre compagnie se tient prête à interve-
nir un peu plus vers le Nord, près de la gare Oust-Talmenka,
où des détachements nouvellement formés viennent d'inter-
rompre les services du chemin de fer. La quatrième compagnie
occupe un poste avancé à la gare Kalmanka, que je me propose
d'aller visiter.
Quoique les rues soient remplies de soldats russes, qu'on
entend à chaque instant chanter pendant leurs marches fré-
quentes, les Tchèques exercent la surveillance de la région avoi-
sinant la voie ferrée, comme s'ils étaient seuls à défendre
l'ordre dans cette société si gravement minée. On voit bien
partir de nombreux détachements russes, avec mitrailleuses et
canons, des régiments entiers de cavalerie régulière ou de
cosaques, en costumes étincelants, mais tout ce mouvement
militaire n'est qu'apparent. On opère avec trop de circonspec-
tion, et s'il n'y a pas connivence, il y a lenteur et manque de
décision : l'ennemi est toujours parti. Entre Barnaoul et Semi-
palatinsk, comme entre Barnaoul et Bisk, seules les colonnes
tchèques comptent.
Le train blindé du bataillon se trouve à Kalmanka. Nous
392 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
nous rendrons au front dans un transport qui offre bien moins
de garanties de sûreté. Derrière la locomotive, où un soldat
tchèque, baïonnette au canon, surveille mécanicien et chauf-
feur, d'abord une dizaine de plates-formes chargées de sable et
transportant des coolies chinois qui, dans ce malheureux pays,
viennent de plus en plus remplacer l'ouvrier russe. Finalement
un wagon de bagages, où nous sommes cinq, le capitaine
Costiaak et moi, avec trois soldats, tous armés de fusils et
grenades.
Entre mille collines peu élevées, continuation lointaine des
montagnes d'Altaï, les perspectives changent sans cesse. Des
champs pauvres et mal cultivés alternent avec de larges bandes
de forêts qui traversent le pays et que les marais ou les brous-
sailles touffues rendent presque impénétrables. En traversant
l'ombre des hauts arbres dans une telle région, créée pour la
guerre de surprises, nous nous sentons mal à l'aise.
Nous entrons dans la zone des récents combats. Cinq ponts
neufs sont entourés de rails tordus et de poutres mi-brûlées.
Les trois premiers sont à la charge du village le plus proche,
que les Tchèques ont averti : « Si un des ponts flambe, nous
incendierons votre village tout entier! » Des paysans sans armes
y montent la garde, prêts à donner le signal d'alarme aux
postes de soldats qui gardent les deux ponts plus éloignés.
Soufflant, s'arrêtant à chaque montée, pour reprendre ha-
leine, notre train rampe tout doucement par cette région peu
florissante et semblant si peu justifier la construction d'une si
longue voie. Mais elle conduit, plusieurs centaines de verstes
plus loin, vers la riche région de Semipalatinsk, où depuis des
siècles, les pionniers de la grande nation slave, cosaques de
Sémiriétch ou de Sibérie, colons ou commerçants ou chefs
militaires russes, ont tendu la main ou se sont heurtés aux peu-
plades musulmanes et bouddhistes d'Asie : Bachkirs, Tatares,
Mongoles et Kirghizes.
A Kalmanka, nous entrons dans un camp militaire, protégé
par des postes de sentinelles et de patrouilles. Une compagnie
de Russes, campée aux environs de la gare, n'emprunte sa
EN SIBERIE
393
valeur qu'à la proximité d'une compagnie tchèque, très soli-
daire, alerte, féroce, redoutable. Aux wagons tchèques — aux-
quels ces guerriers sont collés comme des escargots à leurs
coquilles — sont attachées, comme trophées, de nombreuses
lances bolchevistes couronnées de fleurs et des pavillons blanc-
rouge. Sur les quais, se promènent, très corrects et très sûrs
d'eux-mêmes, les frères slaves de ces soldats russes, mais autre-
ment développés par des luttes séculaires avec les races germa-
niques, par leur discipline rigide,' et unis par une étroite con-
fraternité.
Cette compagnie tchèque a été, il y a une semaine, l'objet
d'un siège en règle, à la gare de Toptchikha, qu'elle a été
obligée d'abandonner. Elle y habitait ce même train, et fut
brusquement isolée à ino verstes de ses plus proches compa-
gnies voisines, par la destruction des fils télégraphiques, et
par des tentatives d'incendie sur les multiples ponts de bois.
Une bande de deux ou trois mille partisans montés essaya de
déborder, par la force du nombre, la petite troupe de 107
Tchèques, barricadés entre leur échelon et un train de bagages.
La plupart des paysans n'étaient armés que de piques, mais
ils attaquaient avec ardeur. Ils usèrent de toutes les ruses aux-
quelles noois avaient habitués les récits de Mayne-Reid et
Aimard : attaques masquées derrière des files de bœufs, mouve-
ments rampants dans les blés et les hautes herbes, suivis de
sauts à cris horribles, etc. La nuit fut agitée et terrible. Plu-
sieurs partisans réussirent à approcher des trains et furent
assommés à coups de crosse. Un officier avec quelques hommes
qui étaient partis en locomotive, avec les deux mitrailleuses
de la compagnie, retournèrent vers l'aube, après ime poi-
gnante traversée de ponts, déjà sérieusement entamés par les
flammes. Avec ces mitrailleuses, dont l'effet sur ces simples est
toujours incalculable, on repoussa les forcenés, dont le cercle
s'élargit sans se rompre. De tous côtés retentirent les cris des
partisans et le meuglement des bêtes blessées. Les Tchèques se
mirent en route, réparèrent quelques ponts, arrivèrent à la
gare Chilova. Ici la même scène recommença. Des partisans,
394 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
accourus de partout, refermèrent le cordon. La destruction de
plusieurs ponts leur ferma le chemin du retour. Les Tchèques
se préparèrent à se frayer, armes en main, un chemin à travers
des milliers de fanatiques. A ce moment, le demi-escadron du
poroutchik Saibert tomba comme une trombe dans le village
Ghilova, sabra une vingtaine de paysans, qui avaient levé les
bras en l'air, et chassa les autres, en panique. Assiégés et libé-
rateurs s'embrassèrent chaudement. Les fantassins jurèrent
d'enterrer pour toujour les anciens sentiments de haine et les-
vilains propos contre la cavalerie.
Le capitaine Costiaak et moi, nous continuons notre voyage
dans le train blindé du bataillon. Nous irons visiter le demi-
escadron posté, comme avant-garde des groupements de pro-
tection de la voie ferrée, devant le village Ghilova.
Nous nous sommes à peine arrêtés, en pleine campagne, que
déjà le poroutchik Saibert se porte à notre rencontre. Saibert,
jeune, taille élancée, au visage osseux et énergique, respire la
bataille. Magnifique mousquetaire, aimant la guerre comme
un art et un sport, il a fait de ses 5o cavaliers un détachement
splendide et redouté plus que le « petit père » Masaryk ne l'a
jamais espéré pour ses fils spirituels. Il nous fait le résumé de
sa vie monotone, où seule l'attente de quelque aventure guer-
rière soutient l'âme pendant les heures et les journées d'un^
ennui insupportable.
Le détachement s'est installé dans un petit camp retranché,
entouré d'une fosse. Cinquante cavaliers. Les desservants de
2 canons de 87 millimètres à tir rapide et de 4 mitrailleuses
portent la minuscule garnison à 90 hommes. On se couche
dans deux petites cabanes de paysan, et puis à la belle étoile.
De légers nuages flottent dans un ciel obscur. Nos yeux, enfin
accoutumés à la nuit, croient distinguer, partout autour de
nous, comme des ombres qui flottent. Une reconnaissance de
3 cavaliers sort au galop et disparaît dans l'obscurité.
« Notre situation est un peu ridicule. Nous sommes entou-
rés, nuit et jour, de quelques milliers de partisans, désireux de
se venger, nous guettant de loin, se faisant relever s'ils sont
SIBERIE
395
fatigués, attendant un court moment d'inattention pour nous-
tomber dans le dos. Nous ne les voyons donc jamais que très
loin, de petits profils se dessinant sur l'horizon, se rapprochant
la nuit, et gardant contre des dangers imaginaires — nous n'at-
taquons jamais que forcés — une vague contrée, qu'ils ne pour-
raient défendre, si nous voulions nous en emparer. Jour et
nuit, incessamment, mes patrouilles sortent et reviennent. Cet
après-midi, sept cavaliers, sortis avec une mitrailleuse faire
un tour dans les environs, ont été bientôt entourés par trois
cents partisans montés. Ils ont continué leur promenade sans-
tirer un seul coup, toujours suivis — mais à une distance res-
pectable — de cette dangereuse escorte.
« Notre collaboration avec les Russes .^^ Je la refuse absolu-
ment. L'état chancelant de leurs troupes ne permet plus de
compter sur elles. Une compagnie; voire un régiment russe,
qu'on mettrait sous mes ordres, compromettrait la sécurité de
mes hommes et la réussite de mes plans. Chez eux, rien de la
détermination, de l'entrain, de la rapidité qui expliquent nos
succès et le nombre très restreint de nos pertes. »
7. — Un officier russe chef de Mongols.
Bisk, le 16 août 1919.
Bisk est situé sur la rivière la Bia, qui, non loin de la ville,
conflue avec le fleuve Katoun et forme l'Obi. Chef-lieu de
district et poste russe avancé vers une des parties les plus sau-
vages de Mongolie, Bisk est situé sur une importante voie, qui,
par les cols des montagnes Altaï, mène en Chine. Le marché
est important ; il s'y rencontre les chasseurs et les mineurs de-
l'Altaï, avec les négociants et les acheteurs de vingt races diffé-
rentes. Devant la grande église, se coudoient, aux jours de
marché. Khirgizes, Kalmouks, Bachkirs, latarcs, Mongols en
longs manteaux de fourrure, sous bonnets, mitres, capuchons^
en couleurs éclatantes, avec les marchands russes, japonais,
chinois, coréens.
Le lendemain de mon arrivée, les partisans font dérailler ui*
396 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
irain près de Khaïrouzovka et arrêtent ainsi tous les transports
pour quatre jours. Je profite de ce séjour forcé pour me pré-
senter chez quelques personnages de marque. A part les
Tchèques, je n'ai rencontré que le capitaine Von Meer capable
d'avoir une conviction et d'agir.
Le capitaine Von Meer, après s'être bien battu pendant
la guerre japonaise C), s'est vu écarter du front pendant la
grande guerre, à cause de son origine baltique. La méfiance
des Grands- Russes à l'égard des officiers d'Esthonie fut souvent
mal fondée. Les mères et aïeules russes contribuent au carac-
tère et non au nom de famille. Von Meer fut relégué au district
de Risk, près de l'Altaï, et mis à la tête d'une sotnià de cosaques
du Transbaïkal, dont il porta les larges galons jaunes.
Il a haute taille, est cavalier endurant, aime l'aventure. En
1915, il arrêta dans les montagnes ]in officier allemand, venu
de Peking, probablement avec des intentions sinistres. Chargé
-de poursuivre et de punir des Mongols, sujets russes, qui
avaient refusé de servir au front et d'autres, voleurs de bétail,
il franchit, avec 75 cosaques, l'Altaï, pénétra en Mongolie,
punit les coupables, et battit les détachements de Mongols qui
s'opposèrent à son entrée en territoire chinois^. Entré en
contact avec des chefs mongols, il sut les attacher à sa per-
sonne, comme seul un Russe, et encore un officier russe, peut le
faire. Trois khans mongols, Klan-goun, Tsouker-baï et Kou-
(^) Le i/i juin igo^i, il fut envoyé en reconnaissance avec dix-huit
-cosaques montés, dans la région de Sin-You-Tsen. Au tournant d'une
vallée,, il rencontra un lieutenant japonais, à pied, accompagné de
deux soldats. Sommé de se rendre, le dernier refusa et se mit en
posture de combat. Ne voulant pas charger, le rotmistre Von Meer
proposa un duel au sabre, que le Japonais accepta. Les hommes
reçurent l'ordre de ne pas intervenir, quoi qu'il arrivât. Désarmé
par son gigantesque adversaire, le petit Japonais refusa à nouveau
de se rendre. Pendant la deuxième phase du combat il réussit à
blesser son adversaire au cou (le fameux coup droit à la gorge).
Considérant ce coup comme traître — en quoi il eut tort — Von
Meer lui fracassa la tête. Il congédia ensuite les deux soldats avec le
■cadavre de leur chef, et rentra faire panser la blessure qui saignait
abondamment. Le matin suivant, il reçut la visite d'un parlemen-
taire japonais, que le général Kouroki avait expédié pour s'enquérir
du nom de l'officier russe qui s'était si admirablement conduit. De
semblables incidents qui rappellent les guerres de l'ancienne che-
valerie, ont été assez fréquents.
EN SIBERIE
397
baï-goun, commandant des tribus de dix mille sabres, se sont
mis à r^inier. Ils adorent sa stature puissante, son parler franr
et rude, sa résistance contre les intempéries, la fatigue et la
boisson, son intelligence pratique mêlée de ruse, ses efforts^
pour comprendre d'autres races, sal diplomatie justicière :
jamais être dupe, ne pas s'obstiner dans la haine, savoir par-
donner. En se soumettant, comme à un demi-dieu, ils savent
être appréciés, et s'ils demandent d'être conduits, ils sont
certains de n'être pas méprisés. Ces Mongols adorent en lui
le Russe.
Von Meer rêve d'une suprématie russe sur les peuplades
de Mongols, Kirghizes, Kalmouks, tous nomades, excellents
cavaliers. Vivant parmi leurs troupeaux sous des tentes, braves,
pillards, dangereux, mais disciplinables par des chefs quf
sauraient leur en imposer. Il rêve de ne pas abandonner aux
ronges ou aux étrangers les incalculables richesse de l'Altaï :
mines d'or, d'argent, de platine, de charbon, les rares four-
rures, les immenses troupeaux, la force vive des courants-
rapides et cataractes.
Deux ingénieurs américains, venus pour étudier un plan
d'exploitation de la « houille bleue » du fleuve Katoun, ont
été subitement arrêtés par des Kirghizes, un peu malmenés
et relâchés.
Von Meer tremble de colère à l'idée d'une approche des
soviétiques, ou d'une entrée en Chine. 11 croit pouvoir utiliser
contre un mouvement militaire, dans la direction du Sud,
une force de cavaliers mongols, qui se joindrait à l'aile
droite des cosaques sibériens. Ces hordes braves et sans pitié,
il se fait fort de les organiser. Les défilés de l'Altaï peuvent
être facilement défendus, ;\ Tcharatskaia, Soloncrnaia, Koua-
gan, Komar, que quelques mitrailleuses suffiront à garder.
Kt si — ce qui lui semble improbable — les armées sovié-
tiijues réussissaient à prendre pied jusqu'à Disk, avec le
«encours des paysans soulevés, il lancerait une nouvelle
invasion mongole jusqu'au Transsibérien. Ce serait terrible,
mais U préférorail une victoire de ces peuplades guerrières à
■398 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
celle des froids théoriciens qui ont détruit sa patrie. En atten-
dant la restauration des Romanof, il régnerait, délégué du
pouvoir de l'ataman Semeonof, sur un empire situé dans les
deux mondes, et qu'il garderait intact pour une future domi-
nation russe.
8. — Suspension des hostilités.
Barnaoul, le i8 août.
De nombreux partisans se retirent dans leurs villages. Les
épis sont chargés, les champs portent d'abcMfidanles récoltes.
Les partisans quittent leurs lances et leurs fusils Berdan, et
vont récolter de plus paisibles moissons. On ne s'attend à
^ne reprise de la guerre civile que dans six ou sept semaines.
CHAPITRE VI
UNE
CONSPIRATION BOLCHEVISTE
I. — Découverte d'un complot bolgheviste.
Novo-Nicolaïevsk, commencement août 1919.
IL y a six semaines, le service secret tchèque découvrit
à Novo-Nicolaievsk l'existence de l'organisation centrale
des conspirations bolchevistes en Sibérie. Destructions
■systématiques des chemins de fer et usines, incitation des
armées à la rébellion, armement des paysans rouges dans les
villages sibériens, sabotage aux services publics, tout cela
figurait dans des complots étendus et longuement préparés.
Je me suis longuement entretenu avec le policier qui, après
avoir eu, le premier, vent de l'affaire, l'a poursuivie avec un
zèle infatigable jusque dans les racines les plus inextricables
et les plus éloignées. J'ai pu ensuite feuilleter les notes du
procès, et j'ai été frappé par nombre de détails essentiellement
humains qui nous aident à évoquer des vies si sombres et
si difficilement compréhensibles, et à y découvrir les fata-
lités tragiques qui les traversent comme des veines écarlates.
Ces sociétés secrètes s'entourent d'un mystère longtemps
impénétrable. Chaque conspirateur, qu'il soit chef ou instru-
ment, illuminé ou converti, dès qu'il touche à leurs terribles
secrets, sent, comme un solennel aveilissement, le doigt
glacial de la Mort sur son front. Elle le guette désormais :
une mort dure et subite, une mort ignominieuse, dans l'obs-
iôurité et l'oubli, souillant son héroïsme et effaçant jusqu'à
la dernière trace de sa personnalité.
400 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
La police ne dispose envers ces silences obstinés, devant
ces mornes menaces qui se cachent dans .l'ombre, que d'une
inlassable patience. Seul, le hasard se charge de lui jeter, de
temps en temps, le bout d'un fil fragile, qu'il importe de
suivre, doucement, avec une prudence infinie.
Ce bout de fil, ce sont les conspirateurs mêmes qui le lui
livrent. Ils préparent longuement, minutieusement, avec
habileté et prévoyance, un de ces cataclysmes sociaux qui
doivent changer la face du monde, le renversement d'un
gouvernement, le massacre de toute une classe. Ils portent,
pendant les longues journées d'un travail absorbant, ce secret
mortel dans leur cœur. Ils cachent les desseins les plus-
horribles derrière des masques impénétrables, pendant des
semaines. Et puis, un soir d'ivresse, on chuchote un mot
imprudent, mot qui s'envole, léger comme une plume, mais
sous le poids duquel toutes ces vies, déjà vouées à la mort,
subitement s'écroulent.
2. — Vara et la petite Olga.
Des milliers de propagandistes, ou réfugiés dans les villages
éloignés par l'approche des armées tchéco-slovaques en août-
septembre 1918, soit envoyés directement de Russie à travers
les lignes de combattants, ont préparé la classe rurale à la
révolte. Des garnisons entières ont été gagnées. Il s'agit
maintenant de se procurer fusils, mitrailleuses, canons. On a
pu s'emparer, par un coup de main audacieux d'un envoi
de munitions d'Omsk, mal gardé. Quelques soldats polonais
d'un régiment de Novo-Nicolaievsk se sont trouvés prêts à
entrer dans le complot, ayant pour but de s'emparer de deux
batteries et des armes du régiment. Des bandes armées entre-
ront pendant une nuit, déjà fixée, en ville, attaqueront
casernes et maiscfris habitées par les officiers, et, après un
massacre général où les aideront les troupes secrètement
gagnées à la conspiration, organiseront, avec les armes dont
on se sera emparé, une petite armée d'insurgés, très bien placée
lio^o
<ul(lats tchèques rcvciiuul il"iiuc lecuiinaissance sur l'Ob,
près de Baruaoul.
Viclinic (le la j.'ucnc ciNilc : liaclikii' hliss»'-
i
EN SIBÉRIE 401
3U beau milieu de la Sibérie, sur la grande artère de la vie
militaire et commerciale, et en position excellente pour isoler
le gouvernement d'Omsk entre une guerre et une insurrection.
On va enfin toucher au but. On tisse les derniers fils d'une
toile d'araignée qui descend jusque dans les marais du Nord,
qui monte vers les montagnes de l'Altaï au Sud. Personne au
camp gouvernemental ne se doute encore de rien.
Et puis, un soir, deux ouvriers descendent, chancelants,
l'escalier d'une de ces grandes casernes russes, rue Voront-
sofskaia, oii tant dt vies humaines, sans jamais se toucher,
sont entassées. Ils se croient seuls dans l'obscurité. L'un se
penche vers l'autre, et dit à voix basse : « Une femme et une
petite fille viendront bientôt pour parler à Pavlof, et préparer
l'insurrection. » Les deux ivrognes continuent leur chemin,
■et la phrase semble évaporée dans l'air froid de la nuit.
Mais, en haut, une jeune femme, penchée sur la rampe de
4'escalier, attend son amant, un soldat tchèque. Elle a distingué
les mots, qui l'ont amusée, et les redit à son ami. Voilà
l'armure entamée, et il s'agit maintenant de découvrir, par
aine surveillance attentive, d'autres fissures.
On arrête la jeune femme, et on la force à se soumettre à la
police, mais on n'a pas besoin d'y mettre une grande pression.
Dans de semblables affaires, une maîtresse est précieuse.
L'amour la rend attentive, clairvoyante, discrète, et en fait un
instrument inappréciable.
Deux jours après, elle signale l'arrivée de deux nouveaux
locataires, qui se sont glissés vers la tombée de la nuit {)ar la
porte de la cour. Les soldats tchèques entourent la maison,
la fouillent, et découvrent, cachées dans une pauvre man-
sarde, une femme et une petite fille de lo ans, qui répondent
à toutes les questions avec la leçon apprise : une tante avec
sa nièce venues en ville pour faire des achats. On les sépare
-en des cachots différents. I,^ femme connaît fort bien les
•conséquences d'un aveu, et persistera encore (pielques jours
à débiter ses ingénuités. Mais la petite a des vues moins
'héroïques. Il suffira de la détacher du sinistre prestige de
\?6
402 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
sa complice. Après avoir passé un jour dans la mi-obscurité^
elle écrit une lettre à l'agent de la police secrète pour se
plaindre de son ennui et demander des livres. On les lui donne,-
et on y ajoute des bonbons. Alors ce n'est plus seulement l'inté-
rêt, mais aussi la sympathie de l'enfant éveillée. A force de
caresses et de cadeaux, le secret si artificiel, si peu fondé dans
la nature enfantine, commence à s'émietter. Un reste de
fidélité l'empêche encore de tout révéler, mais un policier
plus impatient ou plus brutal la menace de quelques coups
sur certain endroit de son corps, et elle avoue tout.
Elle est dressée à l'espionnage, la petite Olga Solntsova,
par la femme Vara, qui l'a achetée à sa tante Lise, avec
laquelle, après la mort de ses parents, elle habitait à Omsk.
Personne à la gare de Novo-Nikolaievsk n'a soupçonné cette
petite de lo ans, qui vendait cigarettes, gâteaux et limonades
aux soldats tchèques. Elle les interrogeait innocemment, en
riant, sur les échelons qui passent, sur les envois d'armes et
de munitions, sur la disposition des troupes tchèques, enne-
mies de la liberté. Elle est encore trop jeune pour des amou-
rettes dangereuses, sa volonté se plie sans résistance. Elle est
donc, avec sa face gentille et innocente, impayable. Après
avoir ramassé, pendant la journée, des informations utiles,
elle les communiquait, le soir, pleine de son importance, dans
les réiinions secrètes, où elle assistait aux délibérations,
caressée, flattée, en petit animal domestique que personne
ne prend au sérieux. Dangereux de se fier à un enfant P Mais
tout est danger dans une conspiration qui a commencé à se
ramifier.
Après l'avoir détachée de ses anciennes sympathies, on la
confronte avec Vara qui s'est enfermée dans un silence morne
et obstiné. Pour des policiers expérimentés, il est facile
d'endormir, pendant une telle rencontre théâtralement amé-
nagée, la vigilance qu'une longue solitude a mise à une si
dure épreuve. Vara avoue brusquement, et, sachant qu'elle
est désormais condamnée, dit, pour quelques verres de vodka
et quelques paquets de cigarettes par jour, tout ce qu'on
EN SIBERIE
403
veut savoir. Elle avait fait partie d'une fameuse « petiorka »
d'Omsk, dont les membres avaient été, après une éclatante
découverte, exécutés. Elle a échappé, simple femme sans ins-
truction, à une retentissante série de fusillades, vers lesquelles
les cosaques d'Omsk avaient conduit des révolutionnaires plus
notoires. Il lui avait été facile, à cette femme vulgaire et
peu remarquable, de se cacher d'abord à Omsk, et puis de
quitter la capitale, en compagnie de la petite Olga, pour Novo-
Nicolaievsk, oij elle espérait retrouver, dans une nouvelle vie,
après des journées remplies d'angoisse, la tranquillité.
Mais toute personne qui est une fois entrée dans cette vie
de conspirateurs traqués, dans ces habitudes de joueur, ne
pourra jamais complètement en sortir. Qu'est-ce qui pousse
vers de si tragiques destinées des gens si peu intelligents, si
peu faits pour l'exercice de ces charges responsables, sinon
une ambition démesurée ? Pour de petites ouvrières comme
cette Vara, sachant à peine lire et écrire, pour des paysans
railleurs et stupides, incapables d'une suite quelconque d'idées,
mais animés d'une haine féroce contre la « bourgeoisie »,
quelles délices de se réunir en des tribunaux nocturnes, d'y
juger le monde et les hommes, de condamner à des supplices
raffinés des classes entières qu'on a, toute sa vie, enviées et
détestées 1 Après s'être sentis frôlés par la mort, on aspire à
la sécurité, mais jamais plus on ne se pliera à un simple
travail manuel, jamais on ne se résignera à l'obéissance de
petite ouvrière, après avoir goûté la volupté de gouverner.
A INovo-Nicolaievsk, la femme Vara est donc insensible-
ment rentrée d'abord dans la fiévreuse atmosphère de propa-
gande bolcheviste, et ensuite dans une des « petiorkas »
secondaires, n'y apportant pour tout mérite que sa haine
intransigeante contre les gens bien mis. Getlo fois, le jeu est
perdu, elle le sait, et l'avoue brutalement et cyniquement.
Elle ne partira pas seule. Pour de la vodka et des cigarettes,
elle trahit un camarade, Pacha Lavrentief, qu'on arrête, et
qui, après une pénible confrontai ion a\('c \aia, insolente
jusriu'aii hoiil, avoue tout. Pour de la voilka et îles cigarettes,
404 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
ces deux misérables ensuite donnent toutes les informations
qu'on leur demande, certains qu'ils touchent à leur fin, se
vantant des meurtres qu'ils ont commis ou préparés, pleins
de dépit d'avoir échoué, et ne voulant pas quitter ce monde
avant d'avoir perdu leurs complices.
Les procès politiques nous apprennent sans exception dans
ce pays que les conspirateurs issus des classes inférieures,
généralement dépourvus de sentiments d'honneur, trahissent
avec la plus grande facilité complices, amis, parents. La
fidélité et l'honnêteté, fleurs du romantisme, appartiennent
uniquement à une instruction et une éducation déjà supé-
rieures.
Grâce aux dénonciations de Vara et Pacha, la police
tchèque arrive bientôt à soupçonner l'existence du comité
central bolcheviste.
3. — Etudiants et étudiantes.
Au moment dont je parle, les organisations bolchevistes
de Sibérie se groupaient autour du comité central de Novo-
Nicolaievsk, nommé « Tsentr », et dont on sait maintenant
qu'il fut composé de onze personnes. Il se réunissait dans une
maison, dont la police, au moment actuel, après la mort d'une
moitié et la fuite de l'autre moitié des membres, ne connaît
pas encore l'emplacement. Les membres de ce comité central,
choisis avec soin parmi l'élite révolutionnaire, auraient pro-
bablement échappé aux recherches policières, s'ils avaient pu
opérer seuls. Mais il fallait attirer de partout, des clubs révo-
lutionnaires existants, des villages éloignés, et jusque des
taïgas impénétrables, chefs et instruments, réunir ces volontés
éparses, les instruire et les organiser en comités secondaires
et comités locaux, leur prescrire minutieusement les travaux,
régler les communications entre centre et périphérie, les
envois d'armes et d'argent, enfin tout un va-et-vient d'agents
primaires recevant leurs instructions directement des chefs,
d'agents secondaires qui ne voient que les premiers, etc.
SIBERIE
405
Si les chefs, reliés à un vaste dessein international, sont
sûrs ou ù peu près, les instruments sont mus par des intérêts
et des ambitions plus personnels. La toute petite partie du
secret qu'on leur confie suffit pour les rendre dangereux en
cas de faiblesse ou trahison. On peut les exclure des délibé-
rations centrales. En les maniant à la pelle, on peut les
maintenir à la circonférence des activités, mais on ne peut
pas les empêcher de reconnaître et de dénoncer d'autres
conspirateurs plus rapprochés du centre, qui, à leur tour,
trahissent d'autres intermédiaires par lesquels on arrive aux
chefs. Il faut se rappeler qu'en effet l'histoire connaît de
remarquables exemples de fidélité,* résistant aux tortures, aux
désespoirs d'un long emprisonnement, mais il s'agit alors
toujours — avec de rares exceptions — - de conspirations entre
gens choisis, et encore faut-il exclure les époques de forte
décadence ('). Dans les conspirations bolchevistes, on se
trouve toujours en pleine canaille.
Le président du club central, im certain Pavlof, avait su
attirer dans le complot quelques soldats polonais de la
garnison de Novo-Nicolaievsk par qui il espérait se procurer
canons, fusils, mitrailleuses de la division pok)naise, siégeant
dans cette ville. Quelques indications précises de Wara et
Pacha permirent d'approcher ce complot polonais. Les
Tchèques y firent entrer un des leurs, qu'on munit du passe-
port d'un bolchevik tchèque, depuis longtemps disparu. 11
fut admis et assistait aux fréquentes réunions, dont il allait
tous les matins apporter les détails à son chef. Mais, étant
d'âge mûr, et marié, il lui fut impossible après trois semaines
de prolonger cette activité dangereuse et équivoque. Sa
dernière révélation fut précieuse : la prochaine réunion aurait
lieu dans ime petite forêt hors de la ville. Les Polonais la
cernèrent et arnMèrent sept soldats polonais, le président
(^) Qui ne pense pns ici à rarislocrafic lomainc smis les rt^f^^nes de
Tibère et de Néron, plébéisée par la terreur, et au eontraste de ces
chevaliers et sénateurs romains, trahissant ami, frère et mère, avec
l'affranchie Epicharis qui, brisée par la torture, refusa de dénoncer
les complices, étrangers et presque inconnus. (Tacite, Ann., i5, 57.)
406 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Pavlof, lourlof, et deux autres membres du comité. Immé-
diatement traduits devant un tribunal tchéco-polonais, ils
furent interrogés, et fusillés avec une bâte inexplicable, quel-
ques heures après leur arrestation.
Le personnage le plus important du groupe était le président
Pavlof. Il mérite que nous nous arrêtions quelques instants
à sa mémoire. Il fui reconnu par un officier polonais qui
l'avait rencontré à Petrograd, où il avait été étudiant à
l'université. Après avoir acquis — sous l'ancien régime — une
certaine expérience des sociétés secrètes et une habitude des
conspirations — sport intellectuel très répandu parmi la
jeunesse russe — il sut se 'faire distinguer par la révolution.
Ses chefs, méfiants des talents, mais sachant récompenser le
zèle, l'appelèrent à des charges importantes. Après avoir
exercé la fonction de commissaire au front de l'Oural, il avait
été choisi pour organiser en Sibérie de vastes émeutes et
insurrections dans le dos du gouvernement provisoire. Muni
d'instructions et d'importantes sommes d'argent, il s'était
glissé parmi les prisonniers de guerre revenus d'Allemagne,
et avait facilement pénétré jusqu'au front des combats, négli-
gemment gardé* par les autorités sibériennes.
Il était jeime, très bien vêtu, avait des manières distinguées,
une face intelligente, et était coquet de sa personne (portant
sur lui", au moment de l'arrestation, des instruments de manu-
cure). Il avait un prestige sur ouvriers et paysans, comme seul
un bourgeois distingué — ou, comme ils disent, un aristocrate
— peut en inspirer. En cherchant à approcher ce caractère pro-
bablement si simple et si étroit, par l'étude de détails que les
policiers, occupés à voir en lui, non l'homme, mais un dan-
gereux malfaiteur, ont négligés, en fouillant dans mes rémi-
niscences d'adolescents révolutionnaires que j'ai observés dans
leur activité, ou entrevus et compris sous un soudain coup
d'éclair, je crois reconnaître en Pavlof ce type de gentilhomme
révolutionnaire que Dostoievsky, il y a cinquante ans, a peint
sous le masque de Nicolas, dans les Démons. Pierre lui adresse
la parole :
EN SIBÉRIE 407
« Vous regardez tout le monde avec indifférence et tous ont
peur de vous. Cela est très bien. Personne n'ose chez vous se
permettre des familiarités. Vous êtes un terrible aristocrate, et
quand un aristocrate descend dans la démocratie, c'est merveil-
leux. Pour vous, ce n'est rien de sacrifier votre vie ou celle
«d'un autre. Vous êtes juste celui dont on a besoin... »
Pavlof a été parfait jusqu'au bout. Très dédaigneux de sa
-vie, ne faisant aucun effort pour se défendre, il avoua immé-
diatement son identité et donna des détails personnels. Mais
même, après avoir été, devant Polonais et Russes, cruellement
fouetté par un cosaque sur l'ordre d'un officier russe — forme
de torture facile et coutumière — il refusa de donner aucun
indice sur le complot ou sur ses complices. Très pâle et très
froid, il persévéra jusqu'à sa mort dans un silence correct. Il
offrit sa poitrine aux balles du peloton d'exécution d'un air
blasé et indifférent. Ses erreurs et sa vertu stoïque furent toutes
deux le fruit de la culture qu'il avait reniée. Il fut de ces per-
vers qui méritent également l'admiration et la mort.
Dans la même nuit, la mort de Pavlof a été connue de son
entourage. Ses collaborateurs purent hâtivement quitter la
ville et se réfugièrent dans les villages, où ils fomentent ces
rébellions qui, à chaque moment, interrompent le service du
chemin de fer vers Bisk et Semipalatinsk. Les dénonciations
de leurs admirateurs et créatures les désignent unanimement :
Ce sont surtout trois jeunes et jolies femmes : une Véra
€higlatova, a2 ans. étudiante de l'Université de Kazan, une
Lettonne, Hilda Rada, 28 ans, de la colonie lettonne de Krasno-
ïar.sk, toutes deux blondes et non sans distinction. Ensuite une
jeune modiste de 18 ans, possédant une petite fortune, Motia
Jedanova. Un autre personnage, le cinquième en importance,
était un tout jeune étudiant de l'Université de Ka/an, dont le
nom m'échappe. De deux autres individus, moin.s qualiliés,
on ne connaît que les prénoms, Glieb et Vassili. Voilà les
membres du comité révolutionnaire <( Tsentr ».
Si donc on se demande par qui, en dernier lieu, ces colli-
sions de trains, où des centaines d'innocents périssent à l.i fois.
408 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
ces rébellions où le sang coule à flots dans des massacres
atroces, ces guerres civiles qui arrêtent les rares communi-
cations et réduisent à la famine des provinces entières, — si
on se demande par qui ces inutiles calamités sont causées, on
trouve inévitablement quelques jeunes étudiants ou étudiantes
de 20 ans, ayant quelque instruction de gymnase, n'ayant pu
encore acquérir un bagage d'études ou de réflexions, des igno-
rants, qui, à leur ignorance, empruntent une volubilité et une
sûreté étonnantes.
Ils avaient conspiré sous l'ancien régime, sous le regard
sympathique de 1' (( intelligence» qui aimait à opposer leurs
vagues opinions d'amateurs ambitieux et amusants à l'inflexible
dureté de la police. Ils gagnaient à être poursuivis par les
agents secrets et frappés à coups de nagaïka par les cosaques,,
à errer, exilés, à travers les capitales européennes avec leur
vague sourire de supériorité, de blasés avant l'expérience, de
désillusionnés avant la foi.
Quel minimum de science, de sagesse et d'expérience chez
ces démolisseurs de gouvernements! Dans les sociétés bien or-
données ou fonctionnant convenablement, les têtes les mieux
averties, les plus froides et désintéressées suffisent à peine à
entretenir la marche des plus simples événements sociaux, et
ne construisent qu'en tâtonnant, dans la pénombre de mille
possibilités.
Par quelle mystérieuse fatalité l'histoire confie-t-elle pendant
les périodes troubles et tourmentées la direction des affaires à
des esprits médiocres, à des enfants mal appris, dont la seule
vertu, ou la seule excuse, sont la passion du sacrifice et l'aveu-
glement.!*
Car ces illuminés mal équilibrés, qui, aux yeux de leurs
ouvriers et paysans, personnifient la pure doctrine, ont le
mépris de la science et de tout ce qui constitue la gloire et
l'honneur des sociétés modernes. Dostoievsky a caractérisé leur
type de barbares, légèrement effleurés par la culture, dans les
paroles suivantes de Pierre :
(( On descend d'abord le niveau de l'instruction, de I*
EN S I n F, Il I F,
409
science, des talenls. Puisque les hauteurs de la science ne sont
accessibles qu'aux capacités élevées, nous ne voulons pas de
ces capacités. Les gens ayant les hautes capacités finissent par
s'emparer du i)ouvoir et par devenir des despotes. Ils ne
peuvent ne pas devenir des despotes et pervertissent donc
fatalement leur entourage. A Cicéron on coupera la langue,
à Copernic on crèvera les yeux, Shakespeare sera lapidé. »
4. — Petit gibieu.
Lentement, patiemment, et le hasard aidant — qui se dé-
clare toujours contre ceux qui perdent, — on arrive, par des
dénonciations successives, de conspirateur en conspirateur,
jusqu'aux plus petits. Cette canaille se mord comme des rats
dans une cage chauffée. Aucun sentiment élevé, aucun trait
noble n'éclairent ces interrogatoires, où les policiers n'ont
souvent qu'à écouter et épier. On a travaillé pour le plaisir de
démolir ou d'être redoutable dans un monde où on avait été
si peu de chose, ou pour des commissariats lucratifs, ou pour
exercer une puissance flatteuse.
On a perdu. ^ Que tous y passent maintenant! Ces malheureux
qui touchent à la mort semblent approuver l'habileté de leurs
ennemis, et parfois, éprouvant comme une détente après ces
longs mois d'une lourde contrainte, rient avec eux. Souvent
aussi, par un soudain épanchement envers le geôlier ou jus-
ticier qui leur inspire de subits sentiments fraternels, ils
trahissent, sans qu'on le leiir demande, leurs amis, ceux qu'on
pourrait sauver, même ceux que personne ne soupçonne. Ceux
qui n'ont pas pu à temps se sauver dans les plaines lointaines,
où les troupes ne se hasardent qu'en nombre imposant, sont
ainsi perdus : ce sont leurs camarades qui ies guettent et qui,
du fond de leurs cachots, étendent leurs bras vers eux.
La petite espionne Olga est donc passée au camp ennemi.
Elle se promène maintenant, sous la garde d'un soldai lcliè(pie.
en quéfc de iiouveiles révélations. Klie a loiil dil doiil elle a
410 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
pu se souvenir, mais on peut encore en tirer ce qu'elle flairera,
■cette petite bête promenée en laisse.
En visitant une des maisons où les conspirateurs avaient
auparavant tenu leurs réunions, ils voient au jardin un homme
couché dpns l'ombre d'un arbre. Ils viennent de le dépasser,
quand Olga se retourne : « Oncle, je crois savoir qui c'est. »
Et après l'avoir quelque temps fixé : « Oui, c'est Bytkof. »
L'individu, pris au bras par le Tchèque, nie son identité et
montre un passeport au nom de Semeonof. Il prétend ne pas
reconnaître Olga, ni un revolver qu'on découvre dans un
bosquet à côté de lui. Quelques coups de nagaïka et une nou-
velle confrontation avec l'enfant le font tout avouer : ne
sachant pas que Pavlof est mort, il est venu pour lui demander
argent et instructions. On l'interroge sans brusqueries, et il
dénonce immédiatement une certaine femme Choura...
Le même soir, on arrête Choura dans sa chambre, oii Bytkof
a conduit la police. Aucuns papiers compromettants, rien que
la dénonciation de son ami. Au moment où on l'interroge, des
soldats qui ont cerné la maison voient dans la rue un passant
qui regarde attentivement par la fenêtre de la chambre où
l'arrestation a eu lieu. C'est un jeune homme, convenablement
vêtu, semblant ému par l'événement : ne sachant qu'en faire,
on l'écroue aussi.
Choura, confrontée avec Vara, Olga et Bytkof, commence
par nier ; elle défend sa vie. Ses amis se chargent de fournir
les preuves qui manquent encore à la police et font tout le
possible pour confondre leur ancienne complice. Vara lui fait
observer en riant :
(( Mais dis donc tout. A quoi bon nier? Ils ont déjà arrêté
une moitié et fusillé l'autre. Ne sois pas si bête. »
Choura continue à nier, puis, un jour, pressée par ses amis,
elle s'affaisse et avoue.
Le jeune homme qu'on avait, apparemment sans raison,
^arrêté dans la même nuit que la femme Choura, fut bientôt
« reconnu » par celle-ci. Il persista à se taire, mais après avoir
EN SIBERIE
411
X^assé trois semaines en prison, perdit subitement courage et
écrivit au chef de la police un billet ainsi conçu : «Je connais
Choura, j'ai travaille avec elle dans le mouvement bolche-
viste, et suis prêt à dire ce que je sais. »
Désirant abréger l'interrogatoire auquel on le soumit immé-
diatement, il demanda du papier et écrivit un rapport détaillé,
où il évita tout ce qui aurait pu compromettre ses complices,
mais se vantait d'avoir organisé dans les environs de la ville
des bandes d'insurgés contre le gouvernement sibérien. Il
sortait d'une bonne famille bourgeoise et avait étudié à l'Uni-
versité de Kazan. Il finit son rapport avec la phrase : « Je
chercherai et trouverai les moyens de m'évader. »
En découvrant ainsi le fond de ses pensées, il avait proba-
blement sous les yeux l'exemple d'un confrère, deu^C fois-
arrêté et deux fois évadé d'une prison russe. Mais aux
recherches policières dont je parle et qui intéressent si pro-
fondément les armées alliées en Sibérie, «ennemies de la
liberté », aucun sujet russe, aux seules exceptions de deux
officiers, ne participe. Le gardien russe est corruptible dans
les circonstances actuelles. Mais d'une prison tchéco-polonaise,
ces ennemis du genre humain n'échappent pas. L'étudiant de
Kazan, enthousiaste amaleur politique, a subi le même sort que
les autres.
Quelques jours après ces événements, la garde tchèque du
grand pont sur l'Ob remarqua un paysan ivre, criant comme
tous les diables, cherchant querelle aux passants et menaçant
une femme de son revolver. Les Tchèques n'y virent qu'un
incident sans conséquence, mais puisque l'individu avait fran-
chi une zone défendue, y avait fait du bruit et était porteur
d'un pistolet automatique, on l'écroua pour quelques jours. Il
se trouvait dans une salle commune de la prison, quand
Pacha Lavrentief la traversa sous escorte pour se rendre à un
nouvel interrogatoiic. Pacha reconnut l'ivrogne (porteur d'un
passeport au nom d'Ivanof) cl s'écria :
412 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
<( Ah! tiens, c'est toi? On t'a aussi pris? Comment ça va,
Polikarpe Ponomaref? ))
L'autre pâlit et ne répondit pas. Les Tchèques dressèrent
l'oreille. On cherchait depuis longtemps ce Polycarpe Pono-
maref, grand démolisseur de voies ferrées, incendiaire de ponts,
et collisionneur de trains, dont des dénonciations antérieures
par des amis avaient livré le nom. On l'interrogea immédia-
tement ; il insista sur le passeport dont on l'avait trouvé
porteur et nia. Mais Pacha Lavrentief, en riant, nonchalam-
ment, le força d'avouer, en invoquant nombre d'actions entre-
prises en commun.
Ce paysan trapu, ignorant, violent, avait le goût des destruc-
tions. A la tête d'un fort détachement spécialisé en ce genre
de travaux, un « podryvny otriad », il se promenait à travers
la province, détériorant, incendiant les quelques restes du
matériel qui attachent encore au monde civilisé les profondeurs
de Sibérie, que ces philanthropes se croient appelés à « libé-
rer )) .
5. — Un mOxNde noyé dans le sang.
En parcourant mes notes, en consultant mes souvenirs,,
j'essaye d'évoquer l'étrange existence de ces conspirateurs,
gens comme nous-mêmes, hommes et femmes que nous frô-
lons chaque jour dans les rues, indifférents à leurs vies et
confiants dans l'uniformité de leurs existences avec les nôtres-
Mais déjà sont-ils irrémédiablement séparés de nous mêmes
par leur haine, et de la vie sociale par une mystérieuse et
mortelle obstination.
Il me semble voir surgir leurs visages du brouillard ensan-
glanté qui les a, depuis longtemps, ensevelis : visages jeunes
ou ridés, attrayants ou hideux, pensifs ou bestiaux, illuminés
' et soucieux ou brutaux et vulgaires, visages de jeune fille ou
de bandit. Mais tous ont ce même regard tendu, tous semblent
poussés par le même appétit étroit et fatal, et les meilleurs
EN SIBERIE
413
d'entre eux cachent déjà sous des dehors de prophète des âmes
de malfaiteur.
« Le monde tourne sans bruit », les évolutions s'accomplissent
par le silencieux travail des idées. Mais ici tout est bruit et
explosion. Aucune pnidenfe conception de l'avenir, et partout
cette hâte d'accomplir, cet emf)ressement d'en finir qui carac-
térise le genre révolutionnaire.
Et rien de plus contagieux que cette philosophie de la
canaille. Devant ces incendies, assassinats, ces longues séries
d'attentats, ce désordre systématique, ces incessants appels à
i 'anarchie et au despotisme, tous, les raffinés comme les
humbles, s'habituent à la barbarie avec une facilité déconcer-
tante.
Les fréquents coups de pistolet qu'on entend dans les soirées
d'hiver échangés entre promeneurs, les détonations des pelo-
tons d'exécution chaque nuit vers la lumière du jour, les
cadavres horriblement mutilés, les meurtres compliqués des
pires atrocités n'étonnent plus personne. Il suffît de si peu
pour effacer dans la vie .la légère couche d'habitudes plus
douces, que les lentes aljuvions des siècles avaient déposée.
Vara, Pacha, Choura, Polycarpe, l'étudiant de Kazan,
Bytkof, et tant d'autres encore, ont été transportés à Tomsk,
et, dans des nuits froides et obscures, sont tombés sous les
balles.
Partout en province, les paysans attaquent à la lance — en
faisant pieusement le signe de la croix — les bandes de bri-
gands qui les oppriment et violentent et, par l'ironie de celte
comédie d'erreurs, ce sont les mitrailleuses des Tchèques, du
parti de l'ordre, qui les fauchent.
On assomme ses ennemis politiques l'après-midi, en [iloine
place publicpie, impunément, d'un coup de revolver. On jette
du sable sur la mare de sang et, une heure après, personne
n'en parle plus.
On est tué, en Sibérie, comme en Russie, pour un mot,
pour un geste imprudents. Les trains blindés arrêtent les
malheureux par centaines, [)uis, lourdement et luajestueuse-
414 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
ment, vont les déposer sur la neige, dans une forêt éloignée^
Et à côté de ces spécialistes du meurtre, il y a l'amateurisme :
chacun dénonce amis et parents avec abnégation, pour le bien
public.
Et pour que l'ennemi ne s'habitue pas au spectacle de la
mort, on ne se contente plus de tuer : on aveugle, écorche,
entaille, saigne lentement les chairs vivantes, qu'on affiche
ensuite sur les routes publiques, afin que, pour les survivants,
les traces des souffrances semblent arrêter la mort.
Ce n'est donc pas le moment — maintenant que les partis
qui se combattent rivalisent en duretés — d'insister sur de
nouvelles exécutions. Mais les principaux coupables, s'il y en
a dans une conflagration aussi universelle, ne sont pas ces
paysans et ouvriers, si souvent dupés par les parleurs, mais
ces ineptes étudiants et étudiantes, dont on admirait les discours
si chauds et si sympathiques, mais dont la lèvre souriante sen-
tait le sang.
CHAPITRE VII
PARMI LES TROUPES JAPONAISES
EN SIBÉRIE
populi... quos ille thnorum
maximus haud iirget lethi metiis : inde riiendi
in ferriim mens prona viris, anunaeque capaces
niortis, et ignavunt, rediturae parcere vitae.
LucAiN (Pharsale 1).
I. RÉBELLION DE COSAQUES.
I 'avance des armées soviétiques en Sibérie a inspiré do
frais espoirs et un nouvel élan aux insurrections régio-
^ nales du gouvernement du Transbaïkal. Tout le long
du chemin de fer de l'Amour, ponts et ateliers flambent. A
l'intérieur du pays, les coups de main, souvent supérieurement
exécutés, les assassinats de fonctionnaires et officiers de Semeo-
nof deviennent de plus en plus fréquents. Les usines et les^
mines sont abandonnées, les transports empêchés, la sécurité-
compromise, les sentiments de loyauté à l'égard du gouver-
nement troublés, les éléments douteux encouragés.
L'organisation centrale des rebelles s'est installée tout près de
la frontière chinoise, dans trois villages : Rogdatskoc. Berenski
et Zerenoki, sur le fleuve Ourioumkan. Le chef, Jourovliof,.
ancien capitaine sous le tsar, y dirige, avec son « état-major m^
toutes les insurrections de la région.
Les commandements russe et japonais ont décidé de détruire
ce nid par une opération d'enveloppement qui sera exécutée
par 9 régiments de cavalerie et 9. bataillons d'infanterie avec
i3 pièces (le campagne pour les Scmconoftsy, et l 'i compagnies-
416 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
<i'infanterie avec 6 canons pour les Japonais. Les cosaques de
Semeonof refusant — comme toujours — de se battre seuls,
•on a réparti les troupes japonaises parmi eux, à raison d'une
ou deux compagnies par régiment russe.
Invité à assister à cette opération, je me suis rendu à Sré-
lensk, où le général Suzuki, commandant la 5" division japo-
naise, et le général Semeonof (oncle de l'ataman), comman-
dant les «détachements de Mandchourie », dirigeront la ma-
nœuvre. Retardé par le désordre au chemin de fer, je n'y arrive
que le i""" octobre, après le départ de la dernière colonne pour
l'intérieur. Me hasarder seul sur ces routes solitaires entre les
stanitsas partagées par la guerre civile serait courir à une mort
certaine. Je me trouve dans un pays de chasseurs, accoutumés
à guetter patiemment, cachés dans la broussaille, le gibier qui
passe. Deux soldats japonais faisant partie d'un détachement
et marchant dans le rang, ont été blessés, hier, par des coups
de fusil isolés et les coupables ont facilement échappé dans la
taïga.
Il ne me reste donc, pour le moment, que d'attendre les rap-
ports, qui nous parviennent bientôt. Les cosaques indépen-
dants, entourés par huit colonnes russo-japonaises, ont été
battus. 6oo cadavres trouvés sur les terrains des combats, 2
canons et 3oo charrettes remplies de vivres, pris, et les trois
villages rasés, voilà le bilan de l'opération, Jourovliof, ac-
compagné de quelques fidèles, a réussi à échapper en Mand-
chourie. Les restes des 6 régiments dont il avait disposé errent
à travers la région.
Ici, le désaccord règne entre les chefs. Le général Semeonof
rt son chef d'état-major, colonel Zoubkovsky, se plaignent
que le général Suzuki vient de retirer toute sa coopération aux
troupes russes. Le chef de la 5* division japonaise m'explique
sa subite abstention : partout, les cosaques de l'ataman ont
pris honteusement la fuite et ce sont donc chaque fois les
minuscules détachements japonais, posés — comme d'habi-
tude — en arrière-garde, qui, abandonnés par leurs alliés,
mais trop orgueilleux pour céder, ont supporté le furieux
418 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
assaut d'un ennemi vingt fois supérieur en nombre et déses-,
péré par la crainte d'un encerclement.
Par exemple, une colonne, composée de deux régiments de
cosaques, avec une compagnie japonaise en réserve, partie de
la stanitza Nertchinski-Zavod, se heurta, près de Bogdatskoe,
à trois régiments de cosaques indépendants, résolus à se frayer
un chemin à travers le cordon qui les enserrait. Le capitaine
commandant la compagnie japonaise s'était avancé, avec un
lieutenant, un sous-officier et une section, pour observer la
situation. Au moment de l'attaque, les cosaques de Semeonof
lâchèrent pied et laissèrent les 4o Japonais plantés en pleine
route, sur un point difficile à défendre, et bientôt débordés
par i.5oo cavaliers. Les Japonais se retirèrent à un point cul-
minant de la route, où ils attendirent, de pied ferme, le corps-
à-corps. Le reste de la compagnie, accourue au bruit de la
fusillade, trouva i3 blessés et les cadavres des deux officiers,
du sous-offîcier et de i8 hommes. Autour des deux corps des
officiers percés de plusieurs coups de sabre, gisaient sept
cosaques, tués par eux à l'arme blanche: deux d'entre eux
avaient la tête fendue jusqu'au cou.
De semblables incidents, les pertes très élevées et inutilement
cruelles que certaines compagnies japonaises ont éprouvées,
ont exaspéré la troupe et les chefs. Le général Suzuki quitte
Srétensk avec ostentation. Les unités japonaises engagées dans
les derniers engagements sont reversées dans leurs régiments.
Le comrhandant Nakatani, de l 'état-major de la 5* division,
restera à Srétensk pour opérer un regroupement des troupes
japonaises dans la direction de Blagoviéchtcliensk.
Je décide d'attendre le développement des événements mili-
taires.
2. Une GRANDE ARTÈRE SIBERIENNE, LA ChILKA.
Sur la rivière Chilka, le 9 octobre 1919.
Hier soir, le commandant Nakatani m'a fait avertir que le
lieutenant Kikiyo irait cette nuit porter un ordre à un déta-
SIBERIE
419
chement japonais opérant vers le Nord. J'accompagnerai le
jeune officier.
Vers une heure du matin, celui-ci est venu me chercher à
mon wagon et m'a conduit vers un des petits bateaux à vapeur
faisant partie de l'ancienne <( flottille de l'Amour », réquisi-
tionnée par l'armée japonaise. Le navire offre le même aspect
d'abandon et de pauvreté qui caractérise tous moyens de
transport par lesquels la révolution a passé. Ni meubles, ni
tapis, ni rideaux ou articles de ménage. Les destructions ont
été partout si complètes et spontanées, que le plus petit coin
de Sibérie présente, dans son dénuement, comme une image
de la détresse du grand Empire.
Les lanternes du bateau éclairent dans la nuit et le brouil-
lard une sphère qui tantôt se rétrécit ou s'élargit. De vagues
formes d'arbres ou contours de rochers y entrent de temps en
temps et se perdent ensuite dans les ténèbres. A la rencontre de
chaque autre navire, ce sont de minutieuses interpellations en
langue japonaise : il faut s'assurer que nous ne manquions pas
le colonel Oumeda avec ses hommes, déjà en route pour les
cantonnements d'hiver, et qu'un nouvel ordre renvoie vers le
Nord.
Encore faudra-t-il se hâter. Cet épais brouillard que nous
traversons est un présage de la forte gelée qui approche. Déjà,
les petits affluents de la Chilka se ralentissent et. dans une
dizaine de jours, le fleuve principal aussi commencera à se
fermer. Tous les navires de la flottille de l'Amour devront alors
être rentrés à Srétensk, sous peine de tomber quelque part
dans les mains des rouges.
A plusieurs reprises, notre bateau entre dans une zone de
brouillard particulièrement dense, et nous jetons l'ancre. A un
tel endroit, invariablement, un affluent se déverse dans le
fleuve principal. Le courant y est rapide et dangereux, et nous
attendons, pour nous hasarder entre les énormes bancs de
sable, qu'un coup de vent disperse la brume que le choc do
deu?t courants d'air a fait naître.
Ce n'est que dans l'après-midi qu'un soleil malsain perce
420 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
les nuages. Un vent frais et subitement violent chasse le
brouillard par longues traînées et gros flocons, le long des
vallées, et découvre lentement le sauvage paysage de l'Amour.
Dans cette vallée qui se courbe sans cesse et se heurte partout
à des rochers formant obstacle, le fleuve, enfermé et continuel-
lement dévié, fait l'illusion d'un lac immobile qui s'allonge,
se rétrécit, se déforme entre des décors variant à l'infini. De
temps en temps, il s'élargit brusquement : un nouvel affluent
ajoute la masse claire de ses eaux rapides au courant turbulent
de la Chilka.
RieUj pendant des heures et des heures, que des rochers
vierges, où se détachent des mousses brunes et des bruyères
violettes. Ici et là, au fond d'une large vallée, l'eau a amené
de fortes couches d'alluvion, parfois épaisses d'une dizaine de
mètres, et oii elle a, à une époque postérieure, dans son travail
follement prodigue, de nouveau creusé un lit. Partout aussi
des cours d'eau abandonnés, des travaux d'érosion depuis
longtemps interceptés par d'autres labeurs de la nature, bancs
de sable ou petites îles, où elle a fait éclore quelques bouquets
de verdure. Mais, en général, pas d'arbres, excepté quelque
opiniâtre bouleau qui s'est cramponné à une fente de rocher
et dont le vent secoue les dernières feuilles.
A de rares endroits, la brusque pente des collines s'adoucit,
et sur la rive se forme une bande plate de terre arable. Quelques
dizaines de maisons pauvres à toit de chaume, cabanes d'ou-
vrier ou de pêcheur, y entourent deux ou trois maisonnettes
blanches et propres de petits fonctionnaires.
Nulles traces de labeur humain, excepté à l'intérieur, derrière
les collines, dans quelque mine d'or ou d'argent. La farine doit
venir d'autre part, du Sud, de la région de Tchita, ou du Nord,
des environs de Blagoviéchtchensk, mais les transports sont
arrêtés, les dernières provisions s'épuisent, la faim qui approche
vide la contrée et chasse la population dans les bras des bol-
cheviks.
Près d'Oust-Tchornaia, où le fleuve décrit un énorme S, la
prodigieuse masse de ses eaux se jette par deux fois contre les
SIBERIE
421
hauts rochers et, en serrant la pierre, s'y brise et y creuse, en
écumant, de profondes entailles. Après que de nombreux na-
vires eurent sombré dans les tourbillons et contre les pierres
sur la rive, on a élevé des échafaudages de poutres, bâtis dans
le courant, protégeant les bateaux que le courant jetterait contre
la côte.
Plus loin, vers Gorbitsa, les rouges, au moment de rendre
le pouvoir aux troupes de Semeonof qui allaient profiter des
victoires tchèques et japonaises, ont coulé un grand navire
de transport, après l'avoir posé en travers du fleuve, pour le
boucher à la navigation. Mais le courant s'est chargé du
désencombrement et a doucement, mais irrésistiblement,
poussé l'obstacle de côté.
Pendant notre voyage, les sentinelles japonaises guettent
les deux rives, d'où souvent des coups de. fusil sont tirés sur les
navire qui passent. Il y a un mois, six passagers du bateau
qui nous transporte ont été blessés par les balles d'un déta-
chement rouge tirant de la rive. Un officier de Semeonof qui
avait risqué ce dangereux voyage pour retrouver des parents. à
Blagoviéohtchensk, s'est tué avec une grenade à main, au mo-
ment où les rouges allaient l'arrêter.
Le capitaine et le personnel civil du navire, tous Russes, par-
faitement neutres dans cette guerre civile, et obéissant passi-
vement aux autorités du moment, se cachent sur le pont, der-
rière d'énormes plaques de tôle de fer, renforcées par des
poutres. Deux mitrailleuses sont continuellement braquées sur
les rives.
Vers le soir, nous apercevons un groupe de paysans atten-
dant, parmi une quinzaine de charriots attelés, le bac qui les
transportera sur la rive opposée. Arrivés à portée de voix, nous
apprenons que leurs voitures avaient été réquisitionnées par
un détachement de cosaques indépendants, en fuite vers les
régions du Nord-Ouest.
Dans la soirée, apparaissent, derrière un tournant de la
rivière, deux grands transports qui remontent lo courant. Nous
les arrêtons : ce sont les soldats du colonel Ouriieda. Celui-ci
422 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
m'assigne une cabine et une ordonnance qui la partagera avec
moi. Voici le but de la nouvelle opération :
L'incendie de tous les ponts du chemin de fer de l'Amour,
sur une étendue de 25o kilomètres, a isolé la petite garnison
japonaise de Mogotcha. Après un silence de trois semaines, on
vient d'apprendre qu'elle est entourée par une nombreuse
bande ennemie qui s'épuise en efforts pour la réduire. Quatre-
vingts hommes se sont enfermés dans un bâtiment de la gare
et y subissent des attaques répétées. Nous irons les secourir.
Le chemin de fer de l'Amour, bâti parallèlement à la rivière,
est lié, par de courts tronçons de voie ferrée, à de petits ports
de transbordement sur la rivière. Nous débarquerons à l'un
des derniers, Tchessovinskaia, et y commencerons notre marche.
V
3.' — - Paysages désolés.
V
Tchessovinskaia, le lo octobre.
Notre barque a amarré à une heure du matin. Vers 2 heures
et demie, je trouve sur la rive, près de la petite gare, les
troupes préparant le départ. Les provisions s'amassent sur Ja
berge. Des chevaux hennissent quelque part dans la nuit. Par-
tout un va-et-vient de petites ombres japonaises passant devant
les nombreux feux allumés. Près d'un gigantesque bûcher de
poutres, je rejoins le colonel Oumeda, dont j'ai entrevu la
silhouette courte et trapue. Nous venons à peine d'échanger
quelques paroles courtoises, qu'il donne déjà le signal pour
la cérémonie du départ.
Le colonel avance, seul, devant le front des troupes, alignées
par sections et compagnies. Le lieutenant Miano, portant le
drapeau du 71® régiment, suivi de sa garde, faisant un long
détour, comme pour une entrée de théâtre, arrive sur une
petite hauteur, en face des troupes alignées. Il y déploie le
disque et les flamboyants rayons du soleil levant, et descend,
en tendant le drapeau, d'en haut, vers la troupe, jusque tout
près du colonel.
Il me semble revivre les époques classiques de l'humanité.
EN SIBÉRIE 423
Le colonel prononce iin discours enflammé, les yeux levés vers
l'étendard, exhortant oflîciers et soldats à faire leur devoir et
assignant à chaqtie chef sa tâche. Ceux-ci, chefs de compagnie,
et ensuite le sous-officier commandant le groupe d eclaireurs,
répondent, en répétant à haute voix l'ordre donné. Les fan-
fares éclatent, le porte-enseigne remet le drapeau dans la
housse, le colonel Oumeda rengaine l'épée, et la colonne se
met en marche, le long de la voie ferrée.
Cette voie qui relie le chemin de fer de l'Amour à la navi-
gation sur l'Amour a été menée par la vallée de la Tchessovaia,
ruisseau qui serpente autour de la voie, roulant ses eaux trans-
parentes sur un lit couvert de rochers et de cailloux.
Aucune culture nulle part, si ce n'est un minuscule jardin
potager, autour d'une maisonnette de gardien de chemin de
fer, abandonnée depuis les dernières escarmouches. Par terre,
gisent meubles et articles de ménage. Ici et là, des poutres ont
été prises à la toiture, pour des feux de bivouac. Dans une de
ces maisons en détresse, un grand caniche, couché entre les
débris des armoires, le museau par terre, ne levant même pas
les yeux à notre approche, attend son maître qui ne reviendra
peut-être plus.
Les collines s'élèvent à une hauteur de quelques centaines de
mètres et souvent s'élargissent, en formant de larges plateaux
nus. Rien que des broussailles partout ou de petits arbres mal
établis dans une légère couche de terre. Aucun sentier dans ce
paysage aride et inhospitalier. Aucun travail humain, depuis
la création, n'a neutralisé la stérilité du sol. la dureté du cli-
mat, la courte durée des étés.
Chaque détachement d'infanterie opérant dans cette région
s'expose à deux genres de difficultés. En suivant, dans la vallée,
la voie ferrée, qui est la seule voie praticable, il est menacé
par des coups de surprise de partisans bolchcvisles qui se
seraient cachés derrière les crêtes en haut. En se laissant guider
par de simples considérations tactiques, et suivant les crêtes,
la troupe devrait se frayer un chemin A travers la broussaillo
424 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
diiBcilement pénétrable, ce qui, souvent, retarderait inutile-
ment l'action.
Il y a un an, deux compagnies ont succombé sur un terrain
identique près d'Ioufta, à l'Ouest d'Ouchoumoun. L'àvant-
garde du détachement, en poursuivant quelques ennemis mon-
tés, qui semblaient fuir, s'était laissé attirer dans un guet-
apens, et fut exterminée par six compagnies de cosaques
« indépendants », cachés derrière la crête. Les deux compa-
gnies, entendant la fusillade, accoururent au secours des cama-
rades, follement, en négligeant toutes mesures de précaution,
et succombèrent intégralement. Personne ne se rendit. Offi-
ciers et hommes, animés d'une bravoure égale, se battirent
jusqu'au corps à corps que de rares combattants eurent à sou-
tenir. Les blessés se suicidèrent. On retrouva plus tard tous
les cadavres, affreusement mutilés. Les bolcheviks mêmes ap-
précièrent ce simple et unanime héroïsme, que l'imprudence
du chef avait rendu si tragiquement inutile. Seuls, les journaux
japonais refusèrent d'en parler, et cachèrent à leur peuple une
bravoure dans laquelle se serait reflétée la plus ancienne gloire
de leur race.
Dans l'alternative entre vitesse et sécurité, le colonel Oumeda
décide de suivre la voie ferrée, après avoir pris des dispositions
pour déployer, à la moindre alerte, une partie de la troupe
aux deux côtés vers les crêtes. Le colonel — que j'accompagne
— avance à la tête de 4o éclaireurs montés. Viennent ensuite
de petits détachements d'infanterie de lo à 20 hommes chacun,
le gros des troupes, de la force de six compagnies, les sapeurs,
les mitrailleuses, les caisses de munitions, et, finalement, deux
petits canons de 87 millimètres.
A Taptougari, où nous nous arrêtons dans la maison d'un
garde du chemin de fer, nous apprenons que deux compagnies
japonaises, appelées par un ordre antérieur au nôtre, ont chassé
la bande rouge, après une fusillade assez nourrie. Il se ras-
semble autour de l'uniforme étranger que je porte un petit
groupe d'ouvriers. Tandis que la maîtresse de la maison nous
sert du lait et des œufs, les hommes se plaignent des bolcheviks
wz^
Profil d'Iikoiitsk, \ u de l'autre rive de l'Angara.
.Nliidirà l'.isk Ininlirir dr Mdiigiilie).
SIBERIE
425
qui « infectent » la contrée. Sachant que notre séjour sera de
courte durée, je leur conseille, dans leur intérêt, de se borner
à une attitude strictement neutre.
La bande, dite « bolcheviste n, qui opère dans ces régions,
est composée de 600 hommes, dont 60 % de Chinois (des bri-
gands Khoungouzes). Les membres russes sont, pour une
grande partie, des forçats sibériens, relâchés par la révolution,
pour une autre des paysans pauvres, alléchés par une vie aux
dépens des (c bourgeois ». Venus pour appliquer les principes
révolutionnaires, en remplaçant les anciens chefs de gare, ingé-
nieurs, contremaîtres, par des ouvriers, et en déshéritant la
bourgeoisie, ils laissent généralement les pauvres tranquilles,
et ne s'attaquent qu'aux stocks des commerçants étrangers, et
surtout aux provisions de farine et d'articles pour le ménage,
que l'ancien régime, avec la sage prévoyance qui le caracté-
risait, avait amassées pour les habitants d'un pays qui ne pro-
duit ni céréales ni autres articles de première nécessité. Ils
déclarent « bourgeois » et voués aux représailles sociales tous
ceux qui portent la casquette d'un service public : chefs de
gare et d'atelier, médecins, dont ils vident ensuite caves et
garde-robes. Je n'ai pas besoin d'ajouter que les atamans de
village, représentants d'un pouvoir que ces brigands prétendent
combattre, sont toujours mis à mort, avec les complications
de la plus terrible cruauté.
4. — La garnison de Mogotcha.
Une épave de l'ancien régime.
Taptougari, le 11 octobre 1919.
Quelques kilomètres plus loin, nous sommes arrêtés par un
obstacle curieux. Les rouges, après avoir fait sauter un pont,
ont poussé le train qu'ils avaient habité depuis quelques mois
dans le fleuve. La queue du train, suspendue en haut, repose
sur la locomotive et quelques voitures gisent, en bas, parmi
les décombres du pont.
La garnison de Mogotcha, secourue par deux compagnies
426 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
fraîches, et pourvue de vivres et de munitions, se trouve hors
de danger, après avoir vécu des semaines pleines d'angoisse.
Les ennemis, descendus de cheval, rampaient sous la protec-
tion de l'obscurité, jusqu'à proximité du bâtiment où les 80
Japonais, sous un lieutenant, s'étaient enfermés. Toutes les
attaques furent repoussées. Ne réussissant pas à venir à bout
de la brave petite bande, les rouges essayèrent de la dé-
primer moralement. Ayant laissé, à dessein, le téléphone en
bon état, ils employèrent un jeune Sibérien, qui parlait cou-
ramment le japonais, pour faire parvenir aux assiégés les
bruits les plus sinistres et les plus aptes à leur ôter tout espoir
de délivrance. Irkoutsk aurait été pris par les armées sovié-
tiques, Semeonof et les siens exécutés par la population exaspé-
rée, les troupes japonaises battues et en pleine déroute, aban-
donnant la garnison de Mogotcha, qu'elles croyaient détruite.
Le jeune commandant ne daigna pas répondre aux propositions
de se rendre. Mais les munitions touchèrent à leur On, la provi-
sion de riz était depuis longtemps épuisée et on commença à
rencontrer de grandes difficultés à se procurer du pain parmi
cette population apeurée par les menaces des maîtres de la
situation.
Le jeune commandant, après avoir écouté silencieusement
ces longues expectorations, avait daigné répondre : « Venez
nous prendre. Les derniers survivants commettront harakiri 1 »
N'ayant plus rien à faire dans ces parages, nous allons re-
prendre la route vers nos barques, après avoir passé la nuit
chez le chef de gare. Je m'entretiens longuement avec lui et
les siens, sur sa malheureuse patrie. Par son apparente neutra-
lité dans l'horrible guerre civile, il est un exemple typique du
fonctionnaire sibérien, si singulièrement déchu depuis la révo-
lution.
Il se tient encore tout droit dans sa redingote de service, où
les aigles des boutons dorés brillent sur l'étoffe râpée. Après
avoir été copieusement pillé et houspillé dans sa propre mai-
son, il a conservé, de l'ancien régime, cet air d'autorité,
s I II K 1?
427
quoique bien adouci, contre lequel, plus que contre le « capi-
tal », l'envie et les vengeances du quatrième Etat sont dirigées.
Il ne prononce plus ni sympathies ni affinités politiques. Sa
confiance en une saine restauration et en une réaction nationale
contre le bolchevisme s'est lentement étiolée. Les troupes de
Semeonof, qu'il a vues à l'œuvre, n'ont, à ses yeux, rien qui
rappelle la puissance, la grandeur et le prestige de l'ancien
régime. Il a appris à n'aspirer qu'à un peu d'ordre pour le che-
min de fer, dont il est un humble serviteur, et un peu de
sécurité pour les siens, que tantôt les Semeonof tsy, tantôt les
brigands rouges bousculent dans ses appartements vides. An-
cien croyant au tsarisme, il est prêt, après mille déboires, à se
soumettre et se conformer à tout pouvoir qui saurait se rendre
définitif. Et, renfrogné et sans espoir, devant la longue nuit
qui approche, comme un bon chien de garde, il s'attarde,
hébété et sans savoir pourquoi, dans la maison abandonnée de
ses maîtres.
5. — Avec les Japonais sur le chemin de fer de l'Amour.
Srétensk, le i6 octobre 19 19.
Le colonel Oumeda avait espéré pouvoir regagner, avec ses
troupes, les quartiers d'hiver du 71'' régiment, à Nertchinsk.
Mais un nouvel ordre du général Suzuki les reuvoie vers le
Nord.
La Chilka-Amour s'est couverte d'une luisante et transpa-
rente membrane de glace. Elle sera complètement fermée, avant
que six jours soient passés, et jusqu'au mois d'avril. Il s'agit de
ramener la garnison de Mogotcha, qui a besoin de repos, d'al-
ler déposer quelques petites garnisons le long de la voie ferrée,
et de réorganiser une communication avec les régions du
Nord, avant que les profondes neiges rendent la campagne trop
périlleuse.
Un demi-bataillon de troupes du chemin de fer nous accom-
pagnera, au Nord, pour réparer les innombrables ponts que
les rouges ont détruits. La garnison de Mogotcha, renforcée
428 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
par deux compagnies et une compagnie du corps du génie,
descendra du Nord-Est. Les deux colonnes, en essayant de
prendre les bandes ennemies entre deux feux, se rencontre-
ront probablement à la gare d'Ourioum.
Entre Oukouréi et Bouchoulé, le i8 octobre 1919.
Quatre trains remontent le chemin de fer de l'Amour : 1 éche-
lon du sous-capitaine Tchesinski, le train du colonel Oumeda
— auquel j'ai fait attacher mon Avagon, — un train avec des
fonctionnaires et ouvriers du chemin de fer, et finalement un
échelon japonais. Nous suivons donc exactement le protocole
de l'intervention étrangère en Sibérie : troupes indigènes en
première ligne, troupes étrangères en formation d'arrière-garde
et n'intervenant qu'en cas de danger extrême.
Le détachement Tchesinski, qui nous précède, vient d'être
chassé de Bouchoulé dans les circonstances typiques qu'on va
lire, et dont le récit donnera au lecteur une idée des forces
militaires en présence.
La garnison de Bouchoulé était composée de deux sotnies de
cosaques du Transbaïkal (droujina régionale), sous le sotnik
Liskovski, et les cent vingt fantassins du sous-capitaine Tche-
sinski, occupant un train à la gare. Hier au soir, sur quelques
coups de feu, partis de la crête des collines qui surplombent la
gare, Liskovski résolut de pousser l'ennemi vers la voie par
un large mouvement tournant. Il piqua perpendiculairement
sur la voie, avec ses deux. cents cosaques, et on ne l'a plus
revu. Ses cosaques ont-ils refusé de foncer sur l'ennemi, parmi
lesquels ils auraient reconnu des cosaques des stanitsas voi-
sines O ? ou a-t-il simplement hésité devant le nombre inconnu
des assaillants O? Toutefois, vers la nuit, la fusillade reprit
de plus belle. Le lieutenant Staniévitch, commandant le déta-
chement des mitrailleuses, fît descendre le sous-offîcier Zouief
avec deux hommes et une mitrailleuse sur le perron, d'où ils
arrosèrent de balles les vagues ombres qu'on put à peine dis-
(^) Liskovsky l'a prétendu plus tard.
(^) A peu près cent vingt cosaques « indépendants ».
s I B E K I E
429
tinguer dans la pénombre. Ils eurent à peine ouvert le feu, que
les ennemis aux cris : « Hourrah! », attaquèrent. Tchesinski
donna immédiatement ordre de partir. Le lieutenant Stanié-
vitch se pencha hors de la fenêtre et cria aux trois hommes
qu'on abandonna ainsi : u Tirez, tirez, par tous les diables! »
Les malheureux tirèrent encore quelques bandes, mais les
cosaques ennemis, cachés derrière des tas de bois, jetèrent
des grenades à main. Zouief eut tout juste le temps d'ôter la
pièce de fermeture de la mitrailleuse, qu'il abandonna aux
rouges avec 2.000 cartouches. Les trois hommes eurent la
chance inouïe de pouvoir se cacher au grenier d'un bâtiment
de la gare, ovi ils échappèrent aux recherches des cosaques
ennemis.
Tchesinski retourne donc aujourd'hui sur l'ennemi, pour
reprendre Bouchoulé. Tard dans la soirée, je visite le vieux
colonel Oumeda. Il a été adjudant du ministre Terauchi et ne
se trouve en Sibérie que depuis deux mois et demi. Il semble
fortement embarrassé d'une coopération avec de si étranges
militaires, et me demande :
— Dites-moi, s'il vous plaît, croyez-vous que ces Russes
puissent nous trahir. ►*
— Ayez du succès, et ils vous resteront très probablement
fidèles.
— Mais comment travailler avec eux?
— Vous êtes évidemment mal placé entre de tels amis et de
tels ennemis. Vous êtes moins sûr des premiers que des der-
niers. Vous ferez donc mieux de ne compter qu'avec les bol-
cheviks. Si les soldats de Semeonof insistent — cela me semble
improbable — laissez-vous suivre d'eux, et employez-les, mais
arrangez-vous comme si vous étiez les seuls à vous battre. Ne
leur confiez aucun rôle dans un plan d'ensemble. Ne subissez
aucun ordre. En n'opérant qu'avec vos soldats, même en petit
nombre, vous risquerez moins leurs vies.
Je lui raconte ensuite, à l'appui de ma thèse, mes expériences
comme combattant sous Kornilof, dont les manœuvres furent
«
constamment compromises par des trahisons de cosaques.
430 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Vers Bouchoulé, le 19 octobre 1919.
Notre train suit passivement celui du sous-capitaine Tche-
sinski, qui a, en quelque sorte, le commandement des trains
combinés. Le colonel Oumeda, le lieutenant-colonel Kato et
le porte-drapeau Miano font le trajet dans mon wagon. Ils
s'étonnent, comme moi, des fréquents arrêta et de la marche
lente et comme hésitante des trains. Craignant une tentative de
sabotage chez notre mécanicien, Oumeda lui expédie un soldat
armé pour le pousser à un peu plus de zèle. Ce soldat revient
nous rapporter :
(( Le commandant russe avait ordonné d'arrêter son train
dès que la distance qui le séparât du nôtre excédât une cin-
quantaine de mètres. Les officiers, assis aux fenêtres, ne per-
daient pas de vue notre train, sur cette voie qui ne décrit que
spirales et méandres. »
Alors, le colonel Oumeda, amusé, laisse faire. A 3 kilomètres
de la gare, nous apprenons que l'ennemi a fui à notre approche.
Les éclaireurs que Tchesinski expédie vers Bouchoulé refusent
de suivre la voie ferrée. Vingt hommes marchent vers la col-
line située à gauche, quarante vers celle située à droite de la
voie, où ils se trouvent à plus d'un Ifilomètre de la gare. Après
avoir attendu vainement pendant une heure, le colonel Oumeda
envoie un lieutenant japonais avec deux soldats sur une petite
voiture à rails. Ils reviennent après une demi-heure : la voie
est libre.
6. — L'action commence. — Moralité sociale des rouges.
Bouchoulé, le 19 octobre 1919.
L'ennemi s'est enfui dans la direction d'Adamski. Une com-
pagnie d'infanterie et une section d'éclaireurs partent cette
nuit pour le chasser en avant. Vers l'aube, le lieutenant-colonel
Kato part avec deux compagnies pour protéger les travaux du
détachement de sapeurs.
Les 120 cosaques «rouges» qui avaient chassé les 200 co-
saques de la-droujina régionale sous Liskovski et les 120 sol-
EN SIBÉRIE 431
dats de Tchesinski proviennent, pour la plupart, de la stanitza
(îazimourskaia et du posselok (village) Adamski. Leur action,
motivée au début par les désirs d'indépendance et de vengeance
contre le rude régime de Semeonof, a, par le genre même de
leur vie de rebelles et outlaw^s défaits, pris la forme du bri-
gandage. Il entre pourtant dans leurs exploits une réminiscence
des principes humanitaires qu'ils ont évoqués pour expliquer
les débuts de leur action. Il est vrai qu'ils ont volé aux habi-
tants du village Bouchoulé, n'en exceptant pas les plus pauvres,
jusqu'aux dernières papakhas, bottes, paletots de fourrure.
Dans la boutique coopérative du chemin de fer, qui pourvoit
presque intégralement aux besoins d'une région sans céréales,
ils ont pris toute la farine (197 pouds) que les officiers de
Semeonof avaient laissée.
Mais, à l'orphelinat, où ils se sont présentés avec les mêmes
intentions, ils se sont inclinés devant la faiblesse de cette
colonie d'enfants. J'y vois les granges de provisions intactes.
Le directeur de l'institution qui, après avoir été nommé par le
gouvernement tsariste, avait continué ses fonctions sous tous
les régimes successifs qui avaient, par la suite, tourmenté la
Russie et ce village, a même dû refuser la farine que la bande
lui offrit pour ses petits.
7. — Démocratie guerrière. — Conceptions de samouraï.
Bouchoulé, le 19 octobre 1919.
Ne voulant pas risquer mon wagon dans les rencontres aux-
quelles nous nous attendons pour demain, je le renvoie à
Kouenga, et prends place, avec le soldat russe que l'ataman
Semeonof a mis à ma disposition, dans le wagon de 3' classe
que les officiers japonais occupent.
Il existe un contraste frappant entre le genre de vie que les
autres Alliés — entre autres les Tchèques — mènent dans leurs
wagons parfois si confortables, et même luxueux, et la vie
extrêmement simple, sobre et dénuée de confort, que mènent
ici les officiers japonais. On a enlevé du wagon toutes les
432 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
banquettes. Nous sommes tous couchés sur le plancher, les
uns à côté des autres, sur toute la longueur de la voiture, sur
les abondantes couvertures que les autorités japonaises mettent
à la disposition des militaires sans distinction. Les bagages
personnels sont défendus. Chez ces officiers, qui sont parfois
de grands seigneurs, aucun objet qui rappelle, même de loin,
le luxe. Je me souviens d'une visite que j'avais faite au général
Hosono, commandant de brigade, à Mandchouria. La chambre
d'hôtel où le vieux guerrier me reçut, extrêmement proprette,
ne contenait cependant qu'une seule petite valise, et ses usten-
siles de toilette étaient exactement les mêmes que ceux de n'im-
porte quel soldat. Ce vrai samouraï conduisait souvent des re-
connaissances à la tête de ses éclaireurs.
Dans notre wagon, les soldats d'ordonnance couchent à nos
pieds, aux côtés du poêle, toujours chauffé rouge, par ce froid
sibérien. Ils y posent sans cesse de nouvelles chaudières,
théières, casseroles, où bouillent toujours les mêmes viandes et
légumes de conserve. Car officiers et soldats mangent exacte-
ment les mêmes plats que chacun prépare, selon un rite iden-
tique, dans la même et identique boîte d'aluminium.
Les relations entre les soldats et leurs supérieurs me sur-
prennent par leur cordialité et leur simplicité. La tant vantée
discipline japonaise a ceci de remarquable, qu'elle fonctionne
sans bruit ni effort. Le soldat qui entre fait une révérence
cérémonieuse, qu'il répète en sortant. Il parle à l'officier d'une
voix un peu artificielle et avec un timbre rudement masculin,
qui surprend chez de si jeunes gens. Cette façon de parler, le
cou tendu, la voix sortant du gosier, en phrases soigneusement
articulées et que le paysan japonais, si timide quand il entre
au service, apprend pourtant si facilement, est un legs de
l'ancien samouraï, aux époques heureuses où les obligations
militaires remplissaient des centaines de mille existences, du
matin au soir.
L'officier donne ses ordres sans jamais élever sa voix, et le
soldat, silencieux, s'efforçant de comprendre le commande-
ment, obéit religieusement. Le contraste est frappant avec
"ilX
Le fleuve Chilka (Amour).
Paysage typique du 1 lau-lMikal. l.r IUu\f t.liilka.
EN SIBÉRIE 433
l'armée russe, où le goilt inné de l'insoumission chez le paysan,
corrigé sous l'ancien régime avec le bâton, brisa la cohésion
des rangs, dès les premiers jours de la révolution.
Au Japon, la fidélité au chef compte depuis des siècles
parmi les vertus les plus vénérables, et l'étonnante obéissance
du soldat n'est qu'une préparation mentale à d'inouïs sacrifices
et devoirs, dont les mérites sont enseignés par la morale cou-
rante du pays. L'esprit féodal qui a, de sa paume puissante,
modelé la nation pendant mille ans, unissant son enseignement
pratique aux traditions séculaires, a créé cette unité d'intérêts,
cette fraternité devant le danger et la mort qu'aucune démo-
cratie ne saurait atteindre. Au Japon, l'esprit militaire, héri-
tage de la féodalité, imprègne l'armée, hommes comme offi-
ciers, d'une surprenante gravité et d'une intarissable correc-
tion qui frappent agréablement par leur contraste avec les traces
de dissolution qu'on voit dans certains autres corps expédi-
tionnaires en Sibérie. Et ne vous méprenez pas : ces soldats si
parfaitement soumis à leurs officiers, si rangés et corrects dans
les rues, ne sont nullement des esclaves. Extrêmement fiers, ils
font l'impression d'écouter à chaque moment quelque précepte
impérieux. Ils semblent toujours prêts à punir chaque manque
de politesse à leur égard, auquel les expose l'intolérable inso
lence de certains étrangers, desquels ils se distinguent d'ail-
leurs par une culture bien plus ancienne et plus profonde. S'ils
me saluent, et même avec cordialité, la raison en est qu'ils ont
observé d'abord les bonnes relations que j'entretiens avec leurs
officiers et le respect que je témoigne à leurs institutions.
Le général qui part en campagne, tout comme son ordon-
nance qui soigne ses effets et éponge son cheval, entrent dans
la même confraternité de guerriers, où seule l'importance de
l'issue dicte les nécessités du commandement et de la soumis-
sion. Aucuns degrés dans le confort, la nourriture ou le danger.
Pendant l'affaire de Bogdatskoe, le général Hosono, comman-
dant la brigade de Mandchouria, s'est avancé à la tète de ses
troupes, essuyant le feu de l'adversaire, comme elles. Tous,
officiers et soldats, reçoivent d'ailleurs en campagne exacte-
iJ8
434 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
ment la même nourriture, chacun la même ration de riz, de
mande et de poisson séché ou en conserve, que chacun, ofR-
cier comme soldat, prépare selon la façon traditionnelle du
pays, dans exactement les mêmes boîtes d'aluminium. Chaque
fois donc que la machine militaire s'ébranle, la vie présente
pour tous sans exception cette uniformité qui frappe par sa
jnonotonie avant que, par des réflexions ultérieures, on se soit
rappelé sa grandeur.
Le soir, après la fin des travaux, nous nous asseyons en un
groupe étendu, autour des théières (qu'on remplit sans cesse)
et des gâteaux nationaux. Les soldats, plus loin, écoutent, en
un silence respectueux. Je finirais par les oublier, s'il ne me
plaisait d'observer dans leurs visages immobilisés la tension de
leurs prunelles brillantes, dirigées en un inlassable effort d'at-
tention, sur leurs chefs.
Chacun des officiers a appris, au moins, une langue étran-
gère qu'il parle, en général, imparfaitement. Les deux colonels,
un major et quelques officiers subalternes, se servent donc
pour notre conversation de l'intermédiaire du lieutenant Miano,
qui parle allemand à la perfection. Nous nous entretenons par-
ticulièrement de choses militaires, et surtout des devoirs de
l'officier. Mes interlocuteurs accentuent la différence entre les
conceptions japonaise et européenne. Rien de plus étonnant
pour eux que la facilité avec laquelle des régiments entiers se
sont rendus à l'ennemi, pendant la grande guerre. Des mil-
lions de prisonniers de guerre, des forteresses qui se sont ren-
dues avec des milliers, voire des dizaines de milliers de com-
battants, des canons intacts et des casemates remplies de
munitions, voilà qui leur semble incompréhensible. Ils avouent
que les redditions de Port-Arthur et, plus récemment, de
Kiaou-Tcheou, les ont étonnés. Ils me rappellent le cas des
militaires japonais, faits prisonniers pendant la guerre russo-
japonaise, et condamnés à l'ignominie à leur retour, conspués
par leurs voisins, et obligés, par le mépris unanime, de quitter
la patrie. Ils me racontent celui de cet ofïîcier de marine japo-
nais, naufragé sur un navire, que l'amiral Togo avait envoyé
SIBERIE
435
pour bloquer l'entrée du port de Port-Arthur, et que les Russes
avaient torpillé. Le reste de l'équipage avait péri. Lui seul
fut tiré de l'eau et retenu en captivité pendant la durée de la
guerre. De retour en son pays, il fut condamné par le tribu-
nal militaire institué pour juger les officiers et les hommes qui
s'étaient rendus à l'ennemi. On lui reprocha de ne pas s'être
suicidé, pour éviter le déshonneur de tomber aux mains de
l'ennemi. Condamné à mort, puis gracié, mais dégradé et
chassé du service, il mit fin à ses jours.
Toujours entourés par nos ordonnances, qui prennent un
intérêt passionné à nos conversations, nous passons ainsi la
soirée à échanger questions, récits et discussions où mes amis
observent toujours un tact parfait et une courtoisie impeccable.
Ils parlent d'un ton animé avec une grande facilité de parole
et beaucoup d'esprit, en abandonnant l'attitude froide et mé-
fiante qui les caractérise souvent et qui n'est que l'effet d'une
longue éducation à la prudence. Ils sortent rarement des sujets
militaires, auxquels ils s'intéressent profondément. J'ai beau-
coup de succès avec le problème suivant :
« Deux détachements ennemis, de Sooet 5oo hommes res-
pectivement, se battent. Valeur guerrière égale chez les com-
battants, armement et équipement identiques. Aucun avantage
de terrain. II est évident que le second détachement rempor-
tera la victoire. Combien d'hommes comptera-t-il au moment
où l'autre, réduit à 20 hommes, se rend ? »
Un calcul facile donne : 4o4 hommes (sans les décimales).
A vrai dire, ces jeunes officiers, à quelques exceptions près,
ne sont pas nourris d'humanités et belles-lettres. Mais je ne
cesse de constater chez eux ce perpétuel souci de l'honneur, la
mesure, la sobriété, la pauvreté orgueilleuse, et ce mépris du
commerçant, qui sont à la base de toutes véritables aristocra-
ties, fussent-elles d'épée, de robe ou d'intelligence, .\ussi les
Toit-on se rembarquer pour le Japon comme ils sont venus,
sans bagages, fiers de leur uniforme insouillé par des contacts
commerciaux, et représentant, parmi le déchet des mercantis
européens dont regorge la Sibérie, parmi les milliers d'ofTi-
436 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
ciers européens qui vivent du désordre, un désintéressement
noble et élevé.
Le soir, un officier russe entre dans le wagon. C'est un sotnik,
envoyé par le général Matséievski, commandant — fictivement
— • les forces alliées sur le front de l'Amour. Le général
demande au colonel Oumeda une énumération complète des
forces russo-japonaises, ainsi qu'une estimation des forces enne-
mies ; il a l'intention de mettre à la disposition du colonel
Oumeda deux régiments de cosaques. Notre chef, flatté et
reconnaissant, éconduit l'émissaire avec les formules usitées
d'une parfaite politesse.
8. — Contacts furtifs avec les rouges.
Entre Bouchoulé et Zilovo, le 20 octobre.
Le matin, le lieutenant Miano me réveille :
« L'ennemi tire sur le pont, le colonel va examiner la situa-,
tion et vous invite à l'accompagner. »
Le pont de Chorga, composé de bases de ciment et de
poutres, sur lesquelles reposent des arcs de fer, vient d'être
incendié cette nuit pour la troisième fois. Les ingénieurs japo-
nais que nous interrogeons se plaignent de leur travail de
Danaïdes.
Comme partout dans ce pays de basses collines et de fleuves
abondants, où les froids subits et parfois terribles de la fin
d'octobre rétrécissent et dessèchent les courants et où la fonte
du printemps les élargit jusqu'à remplir les vallées, un mince
filet d'eau coule à travers un terrain plat et uni, qui s'étend jus-
qu'aux proches collines. A droite, quelques rouges, visibles à
la lorgnette quand ils lèvent la tête, tirent sur les approches
du pont pour en empêcher la réparation. Une épaisse fumée
monte des poutres carbonisées, et le pont s'enfonce de plus
en plus.
Dès que nous nous en approchons, l'ennemi redouble la
violence du feu. Les ingénieurs, à l'abri derrière une locomo-
SIBERIE
Î37
tive, nous regardent d'un air ingénu. Ils semblent nous dire :
<( Evidemment, il est de votre devoir de vous exposer, » Après
avoir essuyé pendant quelques minutes le feu mal réglé de l'en-
nemi, le rail sur lequel nous mettons les pieds est subitement
teint de blanc sur une longueur de 2 mètres par une balle. Les
rouges semblent avoir trouvé la distance ; il est temps de s'en
aller. Mais qui donnera le signal de la retraite ? Eux ? Non, c'est
impossible, ce sont des samouraï, quoique pour la première
fois au feu. Oumeda m'invite à prendre le pas, mais je suis
moi-même presque samouraï : ils ne m'y prendront pas. Nous
restons donc encore quelques minutes, les bras croisés, à
échanger des remarques sur le nombre apparent des ennemis,
qui continuent à tirer, maladroitement, par bonheur. Oumeda
m'invite, d'un large geste du bras, à retourner :
— Vous êtes notre hôte.
Je refuse avec indignation :
— Jamais de la vie, puisque vous êtes plus élevé en grade.
Nous restons donc encore un instant à causer, mais voilà
une balle qui disparaît, en sifflant, dans l'herbe du talus à
côté de nous, et une autre qui ricoche contre l'armature du
pont. Lentement et comme à regret — non pour ces négli-
geables balles évidemment — Oumeda se retire, suivi de
Miano et moi. Plus loin, entre la locomotive et le train
suivant, un intervalle de cinquante mètres : l'ennemi, deveni
nerveux, tire à bout de forces. Oumeda s'arrête et, tout droit
et très nonchalamment, se retourne une dernière fois, pour
causer. Encore quelques mètres : ouf 1 c'est fini.
On va déloger l'ennemi, dont la force réside dans la facilité
de ses déplacements. Tous montés, les rouges attachent leurs
chevaux dans les forêts derrière la crête où ils vont dresser
leur embuscade, et — dès que l'adversaire se prépare h
l'assaut — sautent en selle, pour reparaître à un autre endroit.
Il faudrait, pour combattre un tel ennemi, des détache-
ments équipés comme lui, opérant avec la même célérité,
employant les mêmes ruses, bien guidés par des chefs qui
438 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
connaissent la région, et prêts à intimider le terrible adver-
saire par la plus impitoyable application du droit du talion.
Au lieu de cela, voilà que les deux bataillons du colonel
Oumeda &e rangent aux deux côtés de la voie, sous les arbres-
Les sous-officiers inspectent minutieusement fusils et sacs.
Ensuite les chefs de compagnie haranguent longuement la
troupe alignée, comme centurions et tribuns à l'époque
classique. On se prépare évidemment comme pour une bataille
rangée, contre un ennemi qui, lui aussi, observe les règles
classiques de tactique, tandis qu'on se trouve en face d'un
adversaire, dont la force consiste à n'obéir à aucun système,
à se trouver partout, et à ne résister nulle part.
Heureusement pour nous, les forêts qui couvrent le pays
sont-elles effeuillées, et la guérilla devient-elle moins efficace.
-Quand la troupe est bien inspectée, quand les instructions ont
été répétées, le détachement s'ébranle. En avant, le vieux
colonel que j'accompagne, puis le drapeau et sa garde,
quelques officiers supérieurs, et la troupe. Une section a été
envoyée à droite, en reconnaissance. Nos soldats se déploient,
forment un large front d'attaque, capable d'envelopper les
forces ennemies. Tout cela sent le champ de manœuvre, et
les trop méticuleuses préparations pour la grande tactique.
Mais, d'un autre côté, il est agréable d'observer que le chef
n'appartient pas à ces vieux officiers qui exagèrent la valeur
de leur expérience militaire, et craignent que leur mort ne
laisse la troupe sans défense.
Toujours en tête du détachement, Oumeda monte la colline,
laissant le drapeau en arrière, sur la pente, afin de ne pas
Teocposer à une surprise de l'ennemi. A peine arrivés au
sommet, où un magnifique panorama s'ouvre sur trois vallées,
nous observons une cinquantaine de cavaliers, fuyant à
travers une prairie déccmverte. Les fusillades de nos soldats
éclatent, et un cavalier tombe, qu'on ramassera plus tard,
mourant.
SIBERIE
439
g. — Cavalcade dans la nuit. — Scènes chez l'habitant.
Le gros des bandes ennemies s'est retiré à Ziiovo. Nos troupes
vont regagner ce village, à pied ; les trains nous rejoindront
plus tard.
Je chevauche en compagnie d'un officier et de deux soldats,
en arrière de nos rangs. Les bolcheviks n'ont pas été battus,
et le silence qui règne à la nuit tombante est rendu mystérieux
et menaçant par le danger qui semble planer sur nous. A
notre droite, une rare brou>^saille montant jusqu'à la crête,
où brillent, comme des paillettes d'or, les dernières feuilles. A
gauche, au delà de la plaine que les courants printaniers
ont creusée, une légère hauteur par-dessus laquelle le cou-
chant rouge verse de larges jets de lumière brisée, dans un
air très pur.
Partout les maisons des gardiens du chemin de fer, délais-
sées, ne contiennent que des meubles brisés et la paille oii les
rouges ont passé la nuit.
Nous rejoignons bientôt les desservants des mitrailleuses,
qu'on a revêtus de costumes russes : manteau de fourrure de
mouton et hautes papakhas, qui leur seyent bien, et qui les
font paraître — puisqu'ils marchent très droits et martia-
lement — plus hauts qu'ils ne sont en réalité.
Il se joint à notre colonne un praporchtchlk avec dix
cosaques. Les Japonais, auxquels l'inexplicable conduite de
certains chefs russes inspire de la méfiance, les tiennent soi-
gneusement à l'écart.
Le soleil s'est couché. Dans la masse sombre des grandes
collines, que couvrait tout à l'heure la même lumière brillante,
se découvrent maintenant des plans successifs, s'échelonnant
jusqu'à l'infini. Rien que du bleu, plus .foncé pour chaque
plan plus éloigné, et se détachant, dans les profondeurs de
l'horizon, en un pur outremer, contre les lueurs mourantes
des nuages.
Nous suivons dans une profonde obscurilé la seule route
qui ait été tracée dans ces plaines sauvages, et qui est la
440 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
voie ferrée. Après avoir enlevé les rails sur de grandes dis-
tances, et détruit les ponts, les rouges ont envoyé les dernières
locomotives disponibles, à toute vitesse, dans les ravins oi!i
elles se sont écrasées contre les rochers, et dans le sable, où
elles ont creusé de profondes ornières.
Je rejoins finalement le colonel Oumeda avec ses officiers,
dans une « kazarma » (habitation de travailleurs de chemin
de fer) à 6 kilomètres de la gare Zilovo. Six officiers japonais
ont pris place autour du samovar, au milieu d'une de c^s
scènes de la misère humaine qui se reproduisent avec une
telle monotonie qu'on finit par s'y habituer. Un vieillard aux
bras tremblants, une assez jeune femme essayant d'être
agréable dans ses haillons de couleurs voyantes, et une jeune
fîUe idiote qui nous observe d'un regard tantôt niais, tantôt
scrutateur, mais — sans doute sentant le danger dans cette
réunion de militaires — ne répond aux questions que par gestes
évasifs. Aucun lien de parenté entre ces trois individus,
aucune communauté, sinon celle du travail commun dans ce
coin désert. Les dernières provisions touchent à leur fin.
Pillés, à tour de rôle, par les « blancs » et les « rouges », ils
attendent, les bras croisés, la famine qui approche.
Tandis que nos officiers discutent sur la carte les informa-
tions qu'ils viennent de recevoir, entre le praporchtchik qui
avait insisté pour nous accompagner. Un silence se fait à son
entrée. Quand il s'assied à côté de nous, près de la théière, un
soldat, ordonnance d'un capitaine, lui propose de sortir.
Le praporchtchik s'écrie :
— J'ai le droit de m 'asseoir ici, je suis officier I
Les officiers japonais suspendent leur conseil de guerre, et
regardent le Russe. d'un air froid et indifférent. Celui-ci a à
peine bu une tasse de thé qu'un sous-lieutenant interprète le
touche au bras :
— Dès que vous aurez fini, veuillez bien sortir ; nous avons
à causer.
Ne comprenant pas ce dont il s'agit, il se laisse emmener
EN SIBÉRIE ^141
dehors, puis se voit fermer la porte au nez. On l'entend encore
quelque temps crier ;
— J'ai le droit d'entrer, je suis officier I
Après avoir attendu deux heures dans la « kazarma )>, nous
poursuivons notre marche, pour arriver à Zilovo à une heure
dans la nuit. Les rouges ont quitté la gare, il y a une heure
et demie.
lo. — Village vidé par la peur. — Politique
DE conciliation,
Zilovo, le 21 octobre.
Quand les rouges sont entrés à Zilovo, les autorités locales,
chef de gare et chefs de dépôt, et les organisations adminis»
tratives se sont sauvés, laissant leurs maisons et meubles à
la charge d'une vieille épouse ou grand'mère.
Par contre, les pauvres ménages se sont sauvés cette nuit,
craignant de tomber aux mains des officiers de Semeonof
qui ne tarderont pas à nous rejoindre.
Au cours de ma promenade, deux ouvriers m'abordent
craintivement. Je les rassure et arrête leurs confessions poli-
tiques, auxquelles je n'attache d'ailleurs aucune foi. L'un
d'eux demande ;
— Vous serait-il possible d'intercéder auprès des Japonais
en faveur d'une quarantaine de camarades qui se sont enfuis,
par peur des trains blindés de Semeonof ? Ils se cachent,
partie dans les priiski (mines d'or), qui se trouvent à 6 kilo-
mètres d'ici, partie plus loin encore, dans la taïga, où ils
ont allumé des grands feux pour se réchauffer, eux, leurs
femmes et bébés. Ce sont des neutres dans la guerre civile.
Les Japonais, qui sont des alliés des Semeonoftsy, protége-
raient-ils nos camarades, s'ils revenaient?
Je les conduis chez le colonel Oumeda, qui immédiatement
ordonne au président de la Zemskaia Ouprava de promulguer
la i)roclamation suivante :
442 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
(( Le Commandement japonais annonce à tous ceux que
la présente concerne, que les habitants du secteur d'Alexeievs-
kaia doivent retourner de la taïga et des montagnes dans leurs
foyers et reprendre leur travail.
Zilowo, le 21 octobre.
« (Signé) Sédiakine,
« Président de la Zemskaia Ouprava. »
Les deux ouvriers partent immédiatement annoncer aux
fuyards la bonne nouvelle. Dès ce soir, ils ramènent quelques
camarades ; les autres reviennent dans la nuit.
Après les « revendications sociales » des bolcheviks, et les
stupides représailles des Semeonoftsy, voilà un nouveau son
de cloche, qui fait rentrer au cœur du citoyen la confiance
dans l'avenir. Oumeda annonce au président Sédiakine la
nouvelle politique qui sera suivie dans les régions que
libérera l'effort japonais. A partir d'aujourd'hui, chaque
citoyen neutre recevra protection et aide des armes japonaises
contre, soit les rouges, soit les blancs. Et les combattants qui
viendront livrer leurs armes, et se soumettront aux autorités
japonaises, seront amnistiés" et protégés comme les autres.
Pour faire comprendre la signification de cette nouvelle
politique de conciliation, je mettrai en présence les deux
forces qui se combattent, et entre lesquelles toute la populace,,
indifférente aux régimes politiques et désireuse d'une paix
économique à tout prix, mène une vie paralysée par la peur.
II. — Une confédération d'insurgés.
Le front, où les troupes d'Oumeda se battent, fait partie du
« front mondial de la guerre contre le capitalisme ». Il est inti-
tulé : le 3® rayon du front de l'Est. Grâce à l'excellente police
de Koltchak, on ne trouve à l'Est d'Irkoutsk aucun commissaire
bolcheviste de marque, capable d'organiser une armée rouge. La
haine contre Semeonof, qui n'est pour une grande partie que
SIBERIE
443
la haine contre l'autorité du moment, a réuni des combattants,
animés de sentiments et poussés par des motifs entièrement
différents.
Des groupes de cosaques, peut-être réveillés par le désir
de rétablir l'ancienne quasi-indépendance des stanitsas, mais
surtout révoltés contre les officiers de l'ataman Semeonof,
forment le noyau de la résistance populaire. Appartenant
principalement aux stanitzas lomofski, Kourlitchenski et
Oundienski, et ayant pris part à la grande guerre, ils tra-
vaillent sous leurs officiers, dont le chef est le lieutenant
Chvetsof. Ils avertissent partout la populace qu'ils sont venus
(( libérer », de ne pas les confondre avec les bolcheviks dont
ils répudient les doctrines, mais dont ils acceptent momen-
tanément la coopération. Ils semblent commettre plus d'atro-
cités que les gardes rouges, prétendant avoir à venger d'impar-
donnables insultes.
Une deuxième catégorie est mue par de vagues principes
révolutionnaires, et composée de pauvres, conduits par des
chefs énergiques formant l'âme de la bande. Aucun essai
de travail constructif. Ils en sont encore au « Nimm-und-
Essrecht » des premières époques de Marat et Lénine. La
bourgeoisie qu'il est méritoire de piller, ce sont ceux qui ont
accumulé des provisions pour l'hiver, le mauvais temps, la
vieillesse. Mais les bourgeois étant tous chassés ou appauvris,
ces gardes rouges, ne pouvant continuer leur vie oisive qu'en
réquisitionnant, étendent les limites financières et sociales de
cette classe, et prennent aux cosaques, aux paysans, aux
ouvriers aisés, et finalement aux pauvres mêmes
Leur religion, c'est de ne pas se raser, de se moucher des
doigts. A un pauvre commis de la boutique coopérative de
Zilovo, qui tire de sa poche un mouchoir blanc, un ini|)ortant
garde rouge fait remarquer d'une voix pleine de menaces :
— Je crois, mon petit, que tu es simplement un bour-
geois I
On voit donc, pendant chaque interrègne rouge, les per-
sonnes un peu cultivées cracher bruyamment par terre, se
444 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
frapper des mains sur les cuisses, crier, parler insolemment.
Les chefs sont deux forçats, Parfionof et Namakonof. Le
premier, de haute taille, robuste, énergique, brave, en somme
une terrible brute, a constamment la bouche remplie de
phrases sonores qu'il ne semble pas comprendre. Namakonof,
ancien détenu pour abus de conflance, se nomme anarchiste,
a des mœurs plus douces, et s'oppose aux atrocités. Ces deux
presqu'analphabètes ne sauraient se débrouiller sans le secours
intelligent des trois frères Abram, Salomon et Khaïm Lichman.
Ces derniers, on ne les voit jamais aux combats. Ils n'apportent
pas non plus dans les réunions la farouche énergie de
Boanerges, et cet amour du prosélytisme qui caractérise
Parfionof. Ils prêtent à un mouvement qui les aurait, à la
moindre résistance, engloutis, leur bonne volonté, leur
intelligence et leur habitude des affaires, et, en supportant
difficilement les duretés de la vie errante, sauvent et
augmentent leur fortune.
Le troisième groupe est composé de brigands : i5o Khoun-
gouzes que le Russe Abram Boika, on ne sait avec quel argent,
est allé recruter dans les collines de Mandchourie chinoise.
Ils sont bien habillés et armés. Le chef, de forte stature, se
promène en un long manteau rouge flamboyant à large cein-
ture d'argent. Poursuit-il un but politique ou se sent-il attiré,
comme ses brigands, par la perspective du butin ?
Ces trois groupes d'insurgés représentent en face de la
féodalité — déjà! — impuissante des Semeonoftsy les trois
tendances des époques primitives, dans lesquelles la malheu-
reuse nation a glissé des griffes de l'Aigle mourant : l'indé-
pendance des petites communes, l'anarchique bellam omnium
contra omnes, et l'éternelle invasion de l'étranger.
12. — Un service funèbre mixte orthodoxe-révolutionnaire.
La troupe de Parfionof était composée de 4o hommes quand
elle entra à Zilovo, le lo septembre, et s'accrut rapidement
à une centaine. Deux jours plus tard, il y eut rencontre avec
SIBERIE
445
les Japonais près du fameux pont de Chorga. Parfionof y
perdit 6 lues et 2 blessés qui expirèrent bientôt à l'hôpital de
Zilovo. Le i5, eut lieu l'enterrement qui donna lieu à des
scènes grotesques.
Même pour les bolcheviks, nouveaux athées et enragés
mangeurs de prêtres, le Christianisme impose ses bienfaits
spirituels pour les trois événements fondamentaux de la vie :
la naissance, le mariage, la mort. On vit en jurant et en
se débattant comme des diables, mais on se refuse à mourir
comme des chiens.
Le cortège funèbre se forma à l'hôpital. Les cercueils,
drapés de rouge, furent promenés dans une procession consi-
dérable, à laquelle aucun habitant n'osa manquer. Un
nombre immense de drapeaux rouges flotta au vent. Quatre
hommes robustes portèrent un énorme étendard écarlate, où
on pouvait lire en caractères blancs : « Souvenir éternel aux
lutteurs pour la Liberté. »
Sous cette toiture d'un rouge flamboyant, se promenait le
prêtre nationalisé sur ordre de Parfionof, couvert de ses
vêtements sacerdotaux, que les rouges — après de longues
discussions — lui avaient permis de conserver.
Ce prêtre, secondé par son diacre, basse réputée dans
toute la région, entonna les litanies des morts. Ils
avaient à peine commencé, que la bande rouge, sous la
présidence des forçats Parfionof et Namakonof, et des com-
missaires Salomon, Khaïm et Âbraam Lichman, se mit à
hurler la Marseillaise, puis V Internationale, ensuite la
Marseillaise, et ainsi de suite. Le diacre, fameux pour le
volume de sa voix, essaya de sauver sa réputation, mais sa
voix et celle du prêtre se perdirent dans le chœur tumultueux
des terribles bandits. On n'entendait les mélodies majestueuses
du plain-chant que pendant les pauses entre les chants révo-
lutionnaires.
Tout le monde n'en entra pas moins à l'église, où on fit.
comme de coutume, le tour de la nef. Faux-m.onnaycurs,
assassins, nouveaux incrédules, suivirent le prêtre, un cierge
446 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
à la main, tout comme jadis quand ils priaient, enfants
innocents, d'un air grave et sérieux, devant le cercueil d'un
parent, dont ils ne pouvaient encore réaliser la mort. Puis on
recommença à chanter, le prêtre et le diacre leurs litanies,
les rouges la Marseillaise et l'Internationale. Les panny-
khides C) s'achevèrent dans cet horrible et grotesque ouragan
de voix.
Puis, le cortège se reforma, et gagna lentement, mais non
solennellement, le cimetière. Le prêtre ouvrit la série des
discours par une prédication adaptée aux tragiques circons-
tances du moment. Il rappela à ces brigands la fragilité de la
vie humaine, les charmes et même les avantages de la vertu.
Il toucha d'un doigt prudent et délicat à leurs crimes sans
nombre, crimes joyeusement commis, pour lesquels il osa
à peine exiger le repentir. Il les honora du nom de guerriers,
il loua la force de leurs bras, mais les invita prudemment à
prendre du repos.
— Échangez, leur cria-t-il, le glaive contre la charrue!
Reprenez les utiles travaux des champs, plantez des oliviers
et des lauriers dans vos jardins, faites la paix avec Dieu et
avec vos ennemis!
Mais les terribles yeux de Parfionof et les regards moqueurs
des frères Lichman furent sans cesse fixés sur lui. On l'inter-
rompit par de furieux grognements. L'orateur essaya de
continuer, mais ses jambes fléchirent, et il cessa brusquement
sa prédication avant l'exorde. La voix de Parfionof tonna :
— Tout ce que vous avez dit là est stupide et inepte. Nous
continuerons la guerre contre les « gros capitalistes », nous
détruirons les « palais », nous pendrons les « rois », nous
fusillerons les a bourgeois », etc., etc.
i3. — Petits seigneurs préféodaux et trains blindés.
En Sibérie règne ce désordre spécifique qui caractérise les
époques de transition. L'ancien régime ne s'est conservé que
(}) Service funèbre.
EN SIBÉRIE 447
dans les mœurs. Tous les yeux cherchent à retrouver dans la
société actuelle le squelette de l'ordre ancien : il y a un gou-
vernement central, ayant des délégués dans les provinces et
régions, des troupes en garnison partout, et consultant des
<;orporations représentatives de la populace. Mais toute cette
organisation n'est qu'apparence et simulacre.
En réalité, il n'y a que l'anarchie qu'engendre l'emploi
arbitraire de la force. Le gouvernement central, auquel les
gouverneurs régionaux s'opposent, n'a qu'un pouvoir local.
Les officiers, tout en répétant les gestes et usages de l'ancienne
•discipline, font exactement ce qu'ils veulent. Les zemstvos
sont rarement écoutés. Le règne brutal du sabre se prolonge
outre mesure. Toute une nouvelle classe d'officiers s'est
formée, dont l'initiation au noble métier militaire s'est faite
■dans la guérilla et les répressions sanglantes, si douloureuses
à chaque homme d'honneur.
Même les officiers d'ancien régime, que le hasard de la révo-
lution a jetés dans cette fournaise, ne sont unis par aucun lien
à ce^ populations sibériennes. Ils sont étrangers au pays, où
ils réintroduisent des conceptions politiques périmées. Ils ont
pris comme émules, non les grands colonisateurs, les Moura-
vief, les Prevalski, les Semeonof-Tian-Chanski, ces purs repré-
sentants du génie russe, mais les conquistadores, sans motifs
politiques, fondant des règnes brutaux et passagers.
Ce règne du sabre revêt sa forme la plus dangereuse dans
l'organisation des trains blindés, vraies forteresses roulantes,
dont les châtelains exercent tous droits seigneuriaux de haute
«t basse justice, et surtout celui de prélever des impôts.
Pour baptiser ces terribles instruments, on a choisi les mots
qui composent le poème d'un adorateur de Semeonof :
Ataman Semeonof,
Grozny Miestitel,
Bezpochtchadny Pobicditct,
Spravcdlivy Ousmiritel ('), Etc.
(') Ataman Semeonof,
Cruel vengeur.
Impitoyable vainqueur,
Juste pacificateur. Etc.
448 LA GUERRE RTJSSO-SIBÉRIENNE
Le jeune colonel Stepanof, compagnon d'armes de l'alaman
dès ses débuts sibériens, commandait la « division de trains
blindés » et en fit un instrument de vengeance. Mais il exagéra.
Que l'on fît des exemples parmi les combattants bolcheviks,
pris, les armes en mains, ou parmi les commissaires ou insti-
gateurs, rien de plus naturel, si l'on juge que la générosité
serait mal comprise de l'adversaire. Il se trouve dans les hor-
ribles représailles des guerres civiles un élément de justice que
l'âme populaire comprend et approuve. Mais il faut que l'ap-
plication de ce jus talionis soit dictée par le justicier, qu'elle
se règle en quelque sorte sur l'opinion publique, et que ses
excès se fassent — plus ou moins sincèrement — motiver par
le souci du bien public. Il aurait fallu que les exécutions fussent
faites avec éclat, mais avec mesure et prudence, et qu'elles res-
tassent des exceptions. C'est le contraire qui eut lieu.
Le siège de l'état-major des trains blindés, la gare Adria-
nofka, a été pendant plus d'un an la scène de massacres aussi
atroces qu'inutiles. Je me contenterai de citer, en fait
d'exemple, le témoignage d'un officier russe, le poroutchik
N..., appartenant au groupe d'Adrianofka :
1^ En juillet 191 9, arriva de la direction de Verkhnié-Oudinsk
un échelon de 348 personnes civiles, parmi lesquelles plusieurs
femmes et des enfants de i5 à 16 ans, tous arrêtés pour des
raisons vagues, envoyés à Tchita, où l'on ne savait qu'en faire,
et puis à Adrianofka, où on n'était jamais embarrassé de trou-
ver des remèdes prompts et efficaces. Le colonel Stepanof, qui
— dit mon interlocuteur — ne disposait pas d'assez de vivres
- pour nourrir la nombreuse compagnie, prit place, avec le
colonel Popof et les cosaques de la garnison de Makovéieva,
dans le train blindé « Semeonovets » et conduisit l'échelon
vers le champ d'exécution, le « Tarskaia Padj », situé à 3 kilo-
mètres de la gare. Les malheureux, poussés des wagons par les
cosaques, se mirent à courir pour sauver leur vie, mais furent
fauchés par des mitrailleuses. Après une demi-heure, train
blindé et échelon retournèrent à Adrianofka, pour laisser
passer l'express venu d'Omsk, puis se rendirent à nouveau au
no
lian'^porl japonais sur la Cli
V
r^: ' 1^!M^
/>
Drapeau du /l' ri'';.'iiiiriit japonais
EN SIBERIE
449
Tarskaia Padj pour achevor la terrible besofriH'. Le même soir,
les cosaques vendirent ijiil)li(iuenient les vêlements ensanglantés
des victimes.
Ces horreurs maladroites furent commises par une petite
minorité et soulevaient de sévères critiques de la part des offi-
ciers plus modérés et clairvoyants. Malheureusement, les colo-
nels Stepanof et Popof, Frciberg et Aparovitch, les capitaines
Sidorof et Skriabine, le lieutenant Merof et tutti quanti, avaient
été investis par l'ataman de pouvoirs illimités. Les docteurs
Zimine et Tichinof, et un lieutenant Mantchourof, (pii avaient
osé élever la voix contre les exécutions d'Adrianofka, ont été
fusillés sur ordre de Stepanof, pour bolchevisme naturellement.
Ce furent des monstres. Le sous-capitaine Skriabine avait,
entre autres, fait insérer dans une revue destinée aux équipages
des trains blindés un article didactique, enseignant aux officiers
moins expérimentés comment il fallait s'y prendre pour attirer
des femmes honnêtes dans leurs trains et pour en abuser ensuite.
J'ai eu l'article sous les yeux ; il était signé : « Pielka Orlini
Glaz », le pseudonyme de Skriabine. Je possède aussi des témoi-
gnages prouvant que Skriabine, — d'ailleurs issu d'une famille
honorable et admiré des dames pour ses bonnes manières — et
ses amis ont usé de ces procédés envers les femmes, sœurs et
fiancées de leurs camarade^. II m'a d'abord été difficile de com-
prendre pourquoi ces jeunes brutes les avaient baptisés « mé-
thode italienne ». Je me rappelai ensuite certain passage, dans
les Mémoires de Casanova, probablement l'unique genre de lit-
térature que ces barbares prisaient.
J'ajoute, entre parenthèses, qu'on peut reprocher aux offi-
ciers de Kalmykof des crimes tout aussi légèrement conuuis. En
novembre 1918, ils exécutèrent un docteur suédois, représen-
tant à Khabarovsk de la Croix-Rouge suédoise, dont je ne i)uis
retrouver le nom, A part quelques griefs tout à fait ridicules
contre ce savant qui avait charge d'àme des pri.st)uniers de
guerre dans la province maritime, on l'iurulpail d'un crime
odieux : d'avoir voulu répandre le typhus |.;iruii l;i population.
En décembre 1018, lors de mon passage à Vladivostok, on me
2«J
450 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
montra les pièces à conviction : ce furent des tubes renfermant-
du sérum contre la fièvre typhoïde !
i4. — Politique de violences des Semeonoftsy.
Enquête a Zilovo. — Assassinat de neutres.
Zilovo, le 22 octobre 1919.
Les équipages des trains blindés obtiennent par réquisition
les vivres que Tchita ne leur procure pas. Les officiers, qui ne
subissent aucun contrôle, ne sauraient toujours échapper à Ja
tentation de s'enrichir aux dépens du pays. Mon ami Sédiakine,
président de la Zemskaia Ouprava régionale, ancien officier,
antibolchevik si quis alius, me montre aujourd'hui la dépêche
suivante qu'il va envoyer à l'ataman :
« Confirmant la dépêche des réfugiés (N.B. des bourgeois
qai s'étaient enfuis à l'approche des rouges!), je vous prie de
donner un ordre urgent aux troupes de rendre la farine, les
vêtements et tous autres articles. Les troupes ne recon-
naissent aucune autorité locale. Depuis presque un mois, elles
mangent sur le compte des villageois, sans jamais payer. De
pareils actes causent de nouveaux mécontentements parmi les
habitants. Je prie d'ordonner une enquête avec le concours
des représentants du gouvernement.
« Le Président d» la Zemskaia Ouprava :
(Signé) Sédiakine C). »
Pour bien comprendre à quel degré les énergumènes des
trains blindés font du mal à leur cause, il suffit de rappeler un
fait qui caractérise toutes les guerres civiles : entre deux petites
minorités qui mènent la lutte, une énorme majorité, naturel-
lement neutre, tout en espérant le retour de l'ordre, se soumet
au vainqueur du moment. Chez cette majorité se trouvent tous
les éléments qui assureront à la patrie de demain la reprise du
travail interrompu et la continuité de la vie morale. La sagesse
C-) Il est inutile d'ajouter que l'enquête, menée sur ordre de l'ata-
man, par un jeune colonel, ami des officiers inculpés, n'a abouti à
rien.
EN SIBERIE
451
îa plus élémentaire dicte le devoir de les écarter de l'advcr-
•saire et de se les gagner C). Les officiers de Semeonof,
au contraire, ont pris l'habitude de punir les habitants des
villages que les rouges ont occupés, pour « connivence » avec
l'ennemi. Voici un exemple ;
Le lo septembre 1919, après la fuite de la garnison
(( blanche », une quarantaine de rouges entrèrent au village
Zilovo. Ils le quittèrent huit jours plus tard, devant la menace
japonaise. Une centaine d'habitants pauvres les suivirent ; les
autres, contents de les voir partir, s'apprêtèrent à acclamer les
vainqueurs. Les troupes japonaises entrèrent le 18 septembre ;
le train blindé blindé « Miestitel », conduit par les colonels
-Stepanof et Popof et le capitaine Skriabine, le lendemain.
Une députation, venue pour leur offrir le pain et le sel, fut
arrêtée et fusillée quelques jours plus tard, en compagnie
d'une douzaine d'autres habitants. Une enquête chez les auto-
rités russes et japonaises m'a appris qu'on se trouve ici en face
d'assassinats barbares, et ce qui est pire, iniitilcs et stiipidcs C).
(^) Une convention tacite entre troupes de Koltchak et troupes
soviétiques, d'ailleurs confirmée par des instructions de l'amiral, a
assuré aux fonctionnaires de chemins de fer — principalement aux
mécaniciens, — aux ouvriers des services communaux, etc.. la liberté
de servir les maîtres du lieu, sans être plus tard inquiétés par les
successeurs au pouvoir.
(^) Voici quelques noms et détails :
Kovalof, réputé riche, propriétaire du bain public de la commune,
ennemi des bolcheviks, a été tué pour avoir déposé au commissariat
rouge son fusil, qu'il semble avoir caché quand les pardes blanrlies
étaient venues. Ce fusil était un Berdan, dont on avait scié la moitié
du canon, et qui ne servait qu'à tuer des lapins. Kovalof laisse une
femme et huit enfants.
Podapregori, mécanicien, 26 ans de services au chemin de fer,
<( bezpartieni », homme rangé et flegmatique, a été fusillé pour être
parti le 10 septembre, avec sa locomotive, vers la gare d'Ourioum,
et pour en avoir ramené les /|0 rouges sous les forçats Parfionof et
Namakonof. Des témoins me déclarent avoir vu à ses côtés, sur l<i
locomotive, trois rouges armés de fusils. Il laisse une femme et trois
«nfants.
Alexandrof, petit clerc à la gare, fusillé pour avoir proféré, il y a
xm an, en août 1918, sous la domination tchèque, dos menaces à
l'adresse des «bourgeois».
Andreef, aiguilleur, ivrogne notoire, fusillé pour avoir altaclié son
petit pavillon rouge pour signaux au-dessus de sa porte, (]uand les
4o rouges sont entrés îi Zilovo.
452 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
En outre, quelques Semeonoftsy commettent dans leurs for-
teresses ambulantes toutes sortes d'horreurs avec de jeunes
femmes. On va les arrêter dans la soirée, sous un prétexte
quelconque.
« Tu t'es promenée avec un commissaire! »
« Tu leur as épingle une cocarde rouge sur le veston! »
« Tu as réparé leurs costumes! »
« Tu as couché avec eux! », etc., etc.
Ces femmes se gênent généralement de confesser ce qui s'est'
passé avec elles (j'en ai deux fois fait l'expérience), et cette j
pudeur est un atout dans le jeu des gardes blanches. A une J
jeune fille de Nertcliinsk, le sous-capitaine Skriabine a dit : j
(( Si tu dis un seul mot de ce qui s'est passé, nous te retrou- 1
verons même sous la pierre tombale (pod kamniem). » j
1
i5. — Un témoignage de viols collectifs. l
Le document qu'on va lire a été rédigé et signé en ma- |
présence par la femme Dovgal, que Sédiakine connaît depuis. |
longtemps. Je cite ce terrible témoignage sans y rien changer :
« La première soussignée, Domna Alexeievna Dovgal, a dé-
claré en présence des deux autres soussignés, Vasil Mikhaelo-
Taranenko, petit bourgeois, « bezpartieni », fusillé pour avoir acheté
deux fusils de chasse au commissaire Lichman, qui les avait confis-
qués dans une autre commune.
Sapojnikof, commerçant israélite, beau-frère des Lichman, fusillé
pour avoir gardé les marchandises que les commissaires Lichman-
avaient (( réquisitionnées ».
Tchougaï, 17 ans, ouvrier mécanicien, fusillé pour s'être promené
avec un fusil pendant le séjour des rouges. Etc., etc..
On prétend, au village, que les équipages des trains blindés ne se
contentent pas de fusiller leurs victimes, mais les hachent en pièces.-
J'ai fait des efforts pour faire déterrer les cadavres, ramassés et enter-
rés au cimetière, mais personne n'ose se compromettre avec moi.
On attend l'arrivée des Semeonoftsy, après que les Japonais auront
purgé la contrée de rouges.
En sortant de Zilovo, pour fusiller 16 prisonniers dans une
forêt, les Semeonoftsy rencontrèrent sur la voie ferrée 12 ouvriers
chinois travaillant pour la Compagnie du chemin de fer. Sachant
qu'il y avait des Chinois (ou plutôt des Khoungouzes) parmi les
rouges, et voulant — à la mode persane — faire un exemple salutaire^
ils prirent ces personnes inoffensives et les fusillèrent du même coup.
EN SIBÉHIE 453
■•vitch Sédiakine, ancien officier de l'armée russe et président de
la Zemskaia Ouprava de Zilovo, et le capitaine Ludovic Herma-
novitch Grondijs, ce qui suit :
{( Mon mari a été arrêté par la milice locale de Zilovo, le
28 octobre 1918, et a été condamné à onze mois de prison,
pour avoir été mobilisé dans une bande rouge, qu'il a accom-
pagnée sans porter des armes. J'ai six enfants, dont l'un est
sorti du gymnase. Après l'arrestation de mon mari, ma vie a
été pénible, et il a été notamment difficile d'assurer à deux de
mes enfants la continuation de leurs études au gymnase.
« Le 19 septembre 1919, une vingtaine de bolcheviks, sous
le dangereux chef Parfionof, sont entrés à Zilovo, et tous les
villageois sont sortis pour leur offrir du pain. Les bolcheviks
m'ont apporté du matériel pour vêtements et m'ont ordonné
d'en faire des costumes. J'ai obéi, comme d'ailleurs toutes les
femmes désignées pour cette corvée.
« Le 18 septembre, sont entrées l'avant-garde des cosaques
et les troupes japonaises et, le jour suivant, le train blindé
« Miéstitel », pour faire quelques arrestations. Les noms de
teus ceux qui avaient travaillé pour les bolcheviks avaient été
communiqués aux officiers de Semeonof.
« Dans l'après-midi du 19, ma fille, âgée de 19 ans, a été
arrêtée, en compagnie de deux autres jeunes filles. Une de
oelles-ci, M"^ Sédiakine, fille du deuxième soussigné, a été
presque immédiatement relâchée sur la prière de sa mère. Au
sujet des deux autres, une, violente discussion s'est élevée entre
deux officiers, dont l'un voulait les retenir au wagon, mais on
finit par les envoyer chez elles avec ordre de revenir le matin
suivant vers 8 heures. Mais déjà le même soir, à 11 heures,
deux soldats entrèrent chez nous, pour conduire ma fille au
train. Heureusement, le hasard a voulu que l'un d'eux, Solda-
tenko, ait été un camarade de mon fils au gymnase et con-
naissait ma fille. Il avait honte d'exécuter ses ordres et .sortit
de chez nous, pour aller arrêter quelque autre jeune fille.
(( Le misérable prétexte dont se scrvaicul les S(>rnc()iiofts\
ipour arrêter ces jeunes filles éhiil (|M'i'lles ^e setaienl |Moiuenees
454 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
avec des rouges, ce qui, par exemple, et pour ma fille, et
pour celle du deuxième soussigné, est notoirement faux.
« Le 20 septembre, à lo heures du matin, deux soldats-
sont venus pour m'arrêter, prétendant que j'avais volé chez le
docteur Maximof les étoffes que les bolcheviks m'avaient appor-
tées pour en faire des costumes. Je m'évanouis en route, et
continuai ensuite mon chemin en m'appuyant sur les bras des-
soldats. Là je reçus des traitements du feldscher Tribus, dans^
le coupé du provodnik d'un wagon de 3® classe. Dès que mon-
état se fut quelque peu amélioré, on me poussa dans un appar-
tement du même wagon, où je trouvai trois autres femmes :
Maroussia ..., âgée de 25 ans, et deux petites, la servante du
docteur Maximof, âgée de i4 ans, et la servante du buffet de
la gare, i5 ou i6 ans.
« Bientôt un jeune officier entra, type ordinaire, petit,-
blond, la face et toute la tête rasées. Il nous examina, fît la
grimace en m'apercevant, et sortit. Immédiatement après, un.
soldat est venu pour chercher la plus âgée des jeunes filles, et
l'a emmenée après avoir ordonné à Maroussia d'attendre
au cabinet où Tribus m'avait traitée.
« Une demi-heure se passa à peu près, et j'entendis les-
conversations suivantes entre les soldats :
« — Le capitaine me l'a aussi permis.
« — Avec laquelle?
« — Avec celle-ci (montrant le cabinet de Tribus).
« On chuchota pxisemble, puis le premier remarqua :
« — Et ces catins, après les avoir bien ...... je les fusilleras
toutes moi-même.
« Un autre survint.
« — Je le ferai aussi.
« Un quatrième interrompit :
« — Pas du tout, tu ne le feras pas, tu es malade.
« Discussion véhémente. Finalement on le rassure :
« — Bon, tu iras aussi, mais après tous les autres.
« La fille revint, toute pâle et pleurant. L'officier la suivi!"
et s'enferma au cabinet de Tribus avec la jeune femme qui y
EN SIBERIE
455
avait attendu. Il y resta à peu près un quart d'heure et s'éloi-
gna ensuite. Dès qu'il fut parti, les soldats devinrent bruyants
et joyeux. Tribus me poussa dans le second appartement du
wagon et ferma la porte entre les deux appartements. A peu
près une dizaine de soldats se trouvaient chez les jeunes
femmes. D'autres commençaient à affluer de tous côtés. Ils
voulaient immédiatement entrer, mais furent repoussés par
ceux qui s'y trouvaient devant eux.
« J'entendis alors les cris d'une des jeunes filles, proba-
blement de la plus petite :
« — Va-t'en, ne me touche pas!
« Et ensuite de violents sanglots et gémissements. Des jure-
ments horribles répondirent, des cris : « Tais-toi! » et puis les
plus sales expressions du célèbre vocabulaire du soldat russe.
Enfin la fille se tut, et depuis je n'entendis plus une seule des
femmes.
« Bientôt un soldat sortit du premier appartement, l'air
satisfait, et cria à ceux qui occupaient le second appartement
(oii je me trouvais) : « Vous pouvez tous entrer, si vous n'avez
pas de maladie sur votre » Et, un par un, tous entrèrent,
criant aux premiers de se hâter. Quand, une fois, la porte
s'ouvrit tout entière, je vis qu'on avait, dans l'appartement
où ces ignobles choses se passaient, entouré d'un rideau la
partie oij se tenaient les jeunes femmes. Un soldat vint du
dehors et demanda :
« — Qu'est-ce qui se passe donc ici?
« On le regarda en riant.
« — Ah, je vois, on a arrangé un petit lupanar.
« — Voilà, mais on ne demande pas de nom.
,« Vint le jeune soldat Soldatenko, qui prit sa place dans la
file des soldats. Je lui demandai :
« — Puis-je te parler un instant?
« — Certainement.
« Et il m'emmena un peu plus loin.
« — Voici, mon enfant, je vois ce qui se passe. Tuo-moi. je
ne veux pas qu'on fasse la môme chose avec moi.
456 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
« — Tu as donc bien peur?
« — Oui, mon garçon, tue-moi I
« — Sois tranquille, tiotia, on ne te fera rien du tout C).
« Puis il me mena m'asseoir un peu plus loin, d'où je ne
pouvais plus rien voir de ce qui se passait à côté.
« Trois soldats faisaient leur toilette dans l'appartement où
j'étais assise. Un se rasait. Un autre s'approcha :
« — Hâte-toi donc, et va aussi, toi!
« Le premier répondit :
(( — Je n'ai aucune envie. Si c'était le soir, si j'avais près
de moi une gentille fdle, seule avec moi, ah, ce serait tout
autre chose.
« Mais tout à coup, jetant son rasoir, il court vers la porte,
et crie à ceux qui sont à côté, occupés :
(( — Hâtez-vous, j'ai tout juste une forte envie!
« Mais cela dura quelque temps, et après avoir crié et voci-
féré, il s'éloigna subitement, maugréant comme tous les
diables.
(( — Voilà, diable, ce que ces salauds ont fait. Hs ont tra-
vaillé si lentement, que mon envie a passé.
« La plupart des jeunes garçons ont aussi eu leur tour, à
l'exception d'un enfant qui refusa, quand on l'engagea à faire
comme les autres :
« — Je ne suis pas du tout venu pour cela, mais pour tout
autre chose. Et comment pourrais-je, après cela, regarder dans
les yeux de ma mère.»*
« A peu près une quarantaine de soldats ont passé par !e
wagon, dont moins d'une dizaine ont refusé de participer aux
brutalités. Parmi ceux qui attendaient, l'un derrière l'autre,
l'un dit tout haut et avec l'approbation des autres :
« — Si nous restons ici encore quelques jours, toutes les
femmes, sœurs et filles des rouges y passeront.
« Ceux qui sortaient de la pièce voisine avaient encore leurs
pantalons ouverts, montrant leurs nudités et arrangeant leurs
(}) La femme Dovgal a 45 ans.
SIBERIE
457
vêtements en ma présence, tout lentement, soit par négligence,
soit parce que le temps leur avait manqué, soit par insolence.
(( Après que ces scènes eurent duré à peu près trois heures.
Je même officier qui avait commencé ce jeu revint en riant :
« — Alors, c'a bien marché?
(( Les soldats se vantèrent :
(( — Moi, j'ai
« Un autre :
« — Ce n'est rien, moi je
« Et ainsi de suite. Les farces ne cessent pas. Officier et
soldats en rient à gorge déployée. Ensuite l'officier commande :
(( — C'est bieni Et maintenant, faites ici un peu d'ordre, et
iavez vos mains!
« Ensuite vint bientôt l'ordre :
« — Artilleurs à la plate-forme!
« Et le monde se dispersa.
(( Le train blindé se mit en mouvement dans la direction
d'Ourioum et s'arrêta 5 ou 6 verstes plus loin, en face des
mines d'or. On tira quatorze coups d'obus vers ces mines.
Aucune réponse à ce feu, et on rentra à Zilovo.
(( On me mit dans le v^^agon destiné aux arrestations, mais ou
me délivra après dix minutes. J'étais libre. Dès que je fus
rentrée parmi les miens, une violente maladie se déclara,
accompagnée d'une complète paralysie du bras gauche, d'une
paralysie partielle de l'épaule droite et de la langue. Je n'en
suis pas encore complètement guérie à ce moment.
(( Le Vengeur partit le même jour de Zilovo, et revint
deux jours après. Dans la matinée du 22 ou 28 septembre,
deux officiers de son équipage vinrent de bonne heure prendre
le thé chez moi. Ils parlaient librement sur divers sujets, exa-
minaient ma bibliothèque qui est assez bien fournie, etc. Dans
l'après-midi du même jour, l'un d'eux revint, mais celte fois
pour m'arrôter. Je me trouvais au lit, paralysée et n'aiirais pu
me lever. L'officier posa deux soldats, baïonnette au canon,
près de mon chevet, pour le cas où mon état s'améliorerait.
Le D*" Maximof, qui croyait encore i\ ma culpabilité, refusa
458 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
d'abord de venir, et ne vint que très tard dans la soirée. Aprè&
m'avoir comblée de cris et de reproches, auxquels il me fui
presque impossible de répondre, il me délivra un certificat, de-
vant lequel les soldats, à contre-cœur, se retirèrent. On m'a
depuis laissée en liberté, mais je crains encore toujours qu'on
ne me reprenne.
(( Plus tard, j'ai revu les deux filles maltraitées. Elles me-
prièrent de ne rien dire à personne. Pour moi, je ne crois pas-
que ce soit un déshonneur d'être violée dans de telles circons-
tances. Et voilà certainement aussi la raison pourquoi les mul-
tiples arrestations de jeunes femmes par les trains blindés sont
entourées de mystère. Une femme de Zilovo ('), emmenée
par l'équipage, est morte en route. Une autre, maltraitée
comme elle, se trouve actuellement malade, dans la prison de
Nertchinsk. Toutes deux étaient jeunes, et personne ici ne
possède des détails exacts sur elles.
« Cette fois, les trois victimes de l'équipage du Miestitel sont
parties avec les rouges, suivies par toutes les jeunes parentes
des bolcheviks et par d'autres jeunes femmes du village
Zilovo.
(( Domna Alexeievna Dovgal,
« Ludovic Hermanovitch Grondijs. d
a Vassil Mikhaelovitch SÉDIAKI^E.
i6. — Les troupes japonaises bien accueillies
PAR LA POPULATION.
Zilovo, le 28 octobre 1919.
Le colonel Oumeda a fait aujourd'hui un discours devant
les habitants, que Sédiakine a réunis à la gare. La populace,
parmi laquelle le président de la Zemskaia Ouprava me désigne-
plusieurs ouvriers qui, après s'être sauvés par crainte des-
trains blindés, se sont rendus à l'appel du commandant japo-
C-) Ce fut une jeune garde-malade, attachée à l'hôpital de Zilovo^
Le feldscher, personne intelligente et pondérée, m'assure que sa jeu-
nesse et sa fraîcheur ont été les seuls motifs de son arrestation.
EN SIBÉRIE 45&^
nais, est favorablement impressionnée par la promesse suivante-
qu'Oumeda vient de répéter publiquement :
<( Tous les bolcheviks, combattants inclus, qui se rendent
librement en livrant leurs, armes, sont protégés contre qui que
ce soit, par mes troupes, auxquelles j'ai donné les ordres les
plus stricts. Ils pourront reprendre leurs travaux, sans être
inquiétés C). »
(^) On ne lira pas sans intérêt les mâles paroles que le colonel
Oumeda adressa à la populace, dans une proclamation affichée dans
toutes les communes des districts de l'Amour :
« Vers la fin de la guerre mondiale, la révolution a éclaté en Russie,
et ce pays a été obligé de conclure une paix séparée avec l'Autriche
et l'Allemagne. Ainsi la Russie, après une guerre sanglante et hé-
roïque de quatre années, n'a pas pu prendre part à la conférence pour
la paix et n'a reçu, comme ses anciens alliés, aucune part de la vic-
toire. Chez elle régnent les bolcheviks. Partout le désordre. Le grand
Empire s'est éparpillé en un grand nombre de provinces indépen-
dantes, et le spectacle de cette chute nous inspire une indicible pitié.
« Il y a des gens qui se figurent que le bolchevisme a eu le mérite
de délivrer le pays du fardeau du tsarisme, mais en réalité le bolche-
visme n'a rien fait que détruire l'ordre du gouvernement et conduire
le peuple vers le bord du gouffre. Non seulement les Alliés, mais aussf
l'Allemagne et l'Autriche considèrent le bolchevisme comme un grand
danger pour toutes les nations. Les conditions de la vie sont deve-
nues si difficiles dans tous les pays, que le désordre en Russie pourra
gagner les autres nations. Pour cette raison, les Alliés désirent qu'en
Russie un gouvernement fort s'établisse au plus vite.
« Des troupes alliées ont été envoyées en Sibérie pour secourir les
Tchécoslovaques, avec l'aide desquels ils continuent à rétablir l'ordre.
Le Japon se trouve déjà, depuis de longues années, en bonnes rela-
tions avec son voisin russe. Nous ressentons de la sympathie pour la
Russie et une grande pitié pour l'Empire écroulé. Nous souhaitons
que chez elle l'ordre se rétablisse le plus tôt possible, et envoyons
nos soldats pour l'y aider. Il reste encore beaucoup à faire. Les bol-
cheviks sibériens n'ont pas d'armée, ils ne disposent que de bandes
de voleurs et d'assassins, qui se rassemblent aussi facilement qu'elles
se dispersent. La guerre avec eux ressemble à une chasse de mouches.
Ces bolcheviks habitent les lieux où on se bat, ils connaissent les
autres habitants et tous détails topographiques du pays. Pour nous,
au contraire, il est difficile de nous entendre avec la population, de
tirer d'elle des informations exactes. Poiu- cette raison notre travail
n'est pas terminé, et il continuera encore quelque temps. Mais vous
nous connaissez, nous, les Japonais, la pciu- de mourir ne nous arrê-
tera pas, avant que notre but soit atteint.
« Nous travaillons pour le bien de la Russie, et, malgré cela, une
partie de la population aide les assassins bolchevilîtes. C'est comme s»
l'on se mettait les bottes sur la tête, et le chapeau aux pieds (pro-
verbe japonais). Peut-être a-t-on peur des bolcheviks ot se figu^e-t-0I^
<itr« très habile. Mais réfléchissez. L'homme ne doit-il pas se laisser
460 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Voilà un nouveau son pour des citoyens habitués au spectacle
de tant de parents fouettés et fusillés pour avoir fait partie, il
y a plus d'un an, d'un comité ou d'une bande rouges. Les
Russes, généralement de taille fort élevée, regardent avec éton-
nement les petits soldats japonais, qu'on s'était habitué à redou-
ter comme alliés des terribles Semeonoftzi, et qu'on voit entrer,
parfaitement disciplinés, mesurés et corrects. Leur présence
dans ces villages est acclamée d'abord par la bourgeoisie, heu-
reuse de la protection qu'ils accordent contre les rouges, par
les pauvres, qui se sentent garantis contre les horribles trains
gouverner par une voionté forte, inébranlable, et par des principes
moraux? L'armée japonaise est le meilleur médecin pour la Sibérie.
Il est de votre devoir de nous aider, et même, s'il le faut, de sacrifier
votre vie pour la patrie. Si vous, les Russes, vous abandonnez aux
événements sans résistance, la situation deviendra bientôt intenable.
'Comment, en Sibérie, trente fois plus grande que le Japon, ne s'y
trouve-t-il pas assez de patriotes pour sauver la patrie?
« Les armées japonaises sont guidées par des principes chevale-
resques et jamais ne tueront im bolchevik qui n'aura pas pris les
armes, ou qui se sera rendu sur le champ de bataille. J'ai donné en
ce sens des instructions fort strictes.
« Les relations entre Japonais et Sibériens s'améliorent. Je vous
prie de nous aider. N'oubliez jamais que nos soldats font leur devoir
envers leur patrie, et puis, qu'ils vous aident. S'ils se conduisent
parfois envers vous autrement que vous ne vous y attendriez, n'ou-
bliez pas qu'ils sortent d'une autre civilisation. Le bolchevisme n'a
d'influence que dans votre malheureux pays ; il n'existe même pas
dans les autres pays. Pour vous exciter contre nous, on prétend que
nous voulons annexer des territoires sibériens. Ce sont des mensonges.
La solidarité entre nations est telle, qu'aucun pouvoir ne pourrait,
sans le consentement des autres gouvernements, faire des annexions.
On dit aussi que les Japonais se conduisent mal. Nous ne nous défen-
drons pas. Vous jugerez vous-mêmes.
« Supposez, maintenant, que nous quittions la Sibérie. Le plus ter-
rible désordre s'ensuivrait, et les gens convenables seraient obligés
de quitter le pays. Le bonheur d'un peuple repose sur l'ordre qui
permet aux habitants un travail appliqué et libre. Sibériens, aidez-
nous de toutes vos forces, pour détruire le bolchevisme. Après l'op-
pression par le tsarisme, vous devez maintenant vivre sous le joug,
plus terrible, du bolchevisme. Si Dieu vous fait tellement souffrir,
vous-mêmes, les Russes, en restant dans l'inactivité, en êtes respon-
sables. Rendez-nous possible de vou aider, sans regarder aux diffé-
rences de race et de nationalité qui régnent entre nous. Aidez-nous
pour que la tranquillité et le simple bonheur humain retournent chez
vous I
« Le Colonel Oumeda. »
SIBERIE
461
blindés, enfin par le monde des petits commerçants, fatigués
de l'inutile et interminable guerre civile qui n'aboutit qu'à la
destruction des communications et du commerce et au renché-
rissement de la vie. Toutes les classes s'adressent, soit par l'in-
termédiaire de Sédiakine, soit directement, au commandement
japonais, avec leurs plaintes et désirs.
Les soldats japonais ont reçu les ordres les plus stricts. Je
les observe souvent, quand ils entrent dans les maisons parti-
culières pour s'y procurer du pain (qu'ils préfèrent souvent au
riz) ou de la volaille. Pour ne laisser aucun doute sur leurs
bonnes intentions qu'ils ne réussissent que rarement à expri-
mer dans la langue du pays, ils tiennent au bout de leur bras
tendu en avant un billet d'un demi-yen. Les habitants les
accueillent bien et les invitent souvent, près du samovar, à
prendre le fhé avec eux : ces soldats refusent d'ailleurs une
trop grande intimité.
Cet effort chez la troupe japonaise pour se rendre suppor-
table et agréable aux habitants n'exclut pas une grande pru-
dence en face des multiples dangers qu'elle court parmi une
population qui a nourri des bandes entières de rouges. Sur
chaque maison de la commune, le commandement japonais
fait inscrire, en caractères japonais, le nombre des hommes,
femmes et enfants qui y vivent et le parti politicpie auquel
appartient le chef, s'il est absent. Chaque soir, à partir de
8 heures, il est défendu aux habitants de se promener. Les
patrouilles entrent au hasard dans quelques maisons pour s'as-
surer si la famille y est au complet.
La seule plainte contre un soldat japonais que j'aie pu
recueillir chez les habitants a eu pour objet le vol de quelques
œufs. Le résultat de ma petite enquête est assez anmsant. Une
sentinelle, placée sur le toit d'une maison, pour observer les
environs, s'y promenait par un froid de lo degrés, quand son
œil ennuyé tomba sur une énorme colleclion d'œufs que l'habi-
tant — comme d'habitude — avait cachés sur son toit, par
peur des réquisitions des Semconoftsy. Le soldat en prit quel-
ques-uns, les chauffa dans sa poche et les avala. Voilà l'unique
462 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
gplainte, depuis un an, après des séjours répétés dans la région.
Les officiers japonais s'enferment chez eux. Quand je leur
rends visite, je les trouve assis sur des nattes de jonc qu'ils se
sont procurées pour en construire de très gentils intérieurs
japonais d'un goût sobre et sévère, comme cela sied à des
guerriers. Ils y boivent leur thé vert avec les friandises japo-
naises que leur assure la paternelle prévoyance des intendants,
et fument leurs excellentes cigarettes, au milieu des soldats
respectueusement obéissants, nuit et jour sur leurs gardes, et
disposés à ne relâcher cette incessante tension que quand ils
en ïiuront reçu l'ordre d'en haut. On apprécie chez eux l'absence
du désir de s'immiscer dans la vie de famille, l'attitude froi-
dement correcte et la parfaite honorabilité qui les distinguent
-de leur entourage. *
17. — Cadavres de torturés. — Sang-froid japonais.
Près d'Ourioum, le 26 octobre 1919.
Les voies et les ponts ont été partout réparés par les sapeurs
japonais. Ce matin, nous avons repris place dans notre train
et continué notre voyage. A une quarantaine de verstes Nord
de Zilovo, on nous signale un cadavre nu, posé dans la neige,
tout près des rails. Quelques centaines de mètres plus loin,
un autre, et ainsi de suite : sept pauvres corps mutilés. Nous
en reconnaissons quatre : ce sont des cosaques envoyés en
reconnaissance par le colonel Oumeda près de Bouchoulé, et
tombés dans les mains des rouges.
Un vieillard d'abord, qui n'est autre que le père de Sédiakine,
vieux cosaque de 64 ans, homme tranquille et de mœurs
simples, n'ayant jamais pris part aux conflits politiques, et ne
pouvant avoir été tué que pour être un (( bourgeois ». Les
rouges l'ont traité non sans indulgence : après lui avoir allongé
la bouche au couteau, ils lui ont coupé la moitié du cou et
l'ont ensuite tué à coups de baïonnette, dont un lui a percé le
cœur.
Les six autres ont dû souffrir horriblement avant de mourir.
EN SIBERIE
463
Chez tous, corps et jambes sont couverts d'innombrables cica-
trices provenant de coups de nagaïka, et chez quelques-uns de
multiples incisions superficielles, faites au couteau dans la
peau du bras et de la jambe. Les cartouches étant rares chez
ies rouges, ils les ont tués à l'arme blanche. Sur un seul corps,
celui d'un cosaque, je compte 34 coups de baïonnette. Dans
trois visages, les yeux sont crevés, le visage haché de petites
blessures sans nombre, les lèvres et la langue arrachées. Coups
<le sabre aux bras, aux épaules, au crâne, au cou. Chez un
vieux cosaque, en voulant lentement couper le cou, on a ôté
la chair de la poitrine par longues tranches, et le sabre ou le
■couteau s'est, à plusieurs reprises, glissé sous la peau de la
:gorge.
Tous les cadavres sont nus et ont les bras courbés en haut
•et en arrière, comme si, pendant la longue torture, des per-
sonnes s'y sont assises pour rendre les corps immobiles. Un
froid de 20 degrés a figé dans ces cadavres tous les horribles
•détails de la scène, leur attitude de martyrisés, les convulsions
et les sursauts des membres, les souffrances dans les traits des
visages et comme les cris dans les bouches tordues qui semblent
-continuer à hurler ou gémir.
Les rouges ont voulu nous effrayer par cette curieuse exhibi-
tion de cadavres le long de la voie ferrée ; ils n'ont réussi qu'à
exaspérer la troupe.
Il nous parvient, de loin, le bruit d'une fusillade irrégulière:
nos troupes sont à nouveau aux prises avec l'ennemi. Quelques
heures plus tard, les rapports nous parviennent : une compa-
gnie, avançant par la vallée, a été prise sous le feu d'une très
nombreuse colonne rouge, cachée derrière les crêtes qui h cet
endroit se rapprochent du chemin de fer. Le commandant japo-
nais ayant ordonné de se cacher dans les plis du terrain, et
■de ne tirer que sur des buts visibles et jamais au hasard. Japo-
nais et rouges se sont canardés pendant plus de deux heures,
pendant lesquelles il a été impossible aux Japonais de se lever
pour attaquer les cosaques d'en haut. Bientôt les rouges reçurent
un train avec des renforts, mais, de notre côté, un détache-
464 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
ment mit l'ennemi en fuite par un mouvement enveloppant.
On trouva sur la crête trois cadavres, parmi lesquels celui du
chef des rouges. Sur le dernier, on saisit des lettres de la part
de Parfionof, avec des détails sur les bandes rouges aux envi-
rons.
Pendant cette escarmouche, les dépenses en munitions, du
côté japonais, n'ont été que de sept cartouches par tête.
i8. — Scènes de détresse et Paninykhides.
Zilovo, le 27 octobre 1919.
Les sept cadavres ont été ramenés et identifiés. J'assiste à
des scènes fort pénibles, quand on les confronte avec les veuves
et orphelins. Point de larmes dans ces faces qui restent presque
immobiles, mais des cris perçants et des hurlements de fauve,
de grands gestes des bras, une douleur tout extérieure et peu
communicative. Je me trouve en face d'une psychologie à
part, aussi éloignée de l'âme occidentale, qui ne se permet que
les marqués les plus discrètes de ses sentiments, et de celle de
l'Orient, toute composée de dignité et de maîtrise de soi.
Devant le malheur et la souffrance, ces pauvres femmes ne
trouvent que les gestes de soumission et d'adoration que l'Église
leur a enseignés : elles se prosternent devant les cadavres
déchiquetés, avec les mêmes signes de croix, les mêmes flexions
du corps que si elles vénéraient, consternées, le Verbe devenu
chair.
Zilovo, le 28 octobre 19 19.
Quand j'arrive à la maison du président du conseil régionaF
de la Zemstvo, Sédiakine, j'y trouve toute une foule, pour la
plus grande partie composée de femmes. Après une courte
attente, deux officiers japonais, qui représentent le colonel
Oumeda, arrivent, et nous nous rendons dans une pièce voi-
sine, où la bière a été déposée sur une longue table de bois
blanc. On a réussi à cacher les cruelles blessures du mort
sous des couronnes de fleurs et des guirlandes de feuilles vertes.
Même l'expression de souffrance, que le mort avait conservée.
Vçrv^
Comme sous César :
chef japonais Iiaraiigiiaiit la troupe a\aiit l'attaque
Kir;,'lii/r, niniilirc (riiiir caraNaric potii- l 'iirtii irnr ,],• |,i ('.liiric.
s I B E K 1 E
465
a disparu, et ce visage livide, d'où on a fait disparaître les
traces du crime, respire presque le repos. La « couronne des
vainqueurs », plat bandeau orné d'images de saints, cache
l'entaille faite par un coup de sabre au front. Les mains sont
croisées sur la poitrine, où les baïonnettes avaient été tournées
dans leurs blessures profondes.
Nous nous rangeons, debout, autour du cercueil. A la tête
du mort, le prêtre se place entre deux grands chandeliers où
de larges taches de cuivre se montrent contre le léger vernis
d'argent. Les vêtements sacerdotaux d'un brocart râpé, d'un
dessin simple, conservent, sous la pauvreté et la négligence,
un peu de cette beauté primitive et attendrissante du culte de.«
ihumbles»
L'audience ne compte presque pas d'hommes. Ils n'oseraient
être vus dans cet (Mitourage, où, sous l'appareil de respect,
de piété et d'adoration, rampe déjà la délation, et où la torture
que les Heurs ont recouvertes mais que l'imagination vivifie,
semble devenir contagieuse. Les femmes, au contraire, semblent
surexcitées par ce contact avec l'inutile et bestiale cruauté et
rapprochées des extases religieuses. Le prêtre prend la pamlc,
en homme qui connaît les siens et qui a l'habilnde d'en diriger
la pensée.
(( A quoi cette révolution a-t-elle servi? Quels espoirs avait-
•elle éveillés, et que nous a-t-cllc donné, si ce n'est ce désordre
qui dévore les restes de notre bien-ôlre, dissout nos mœurs et
qui nous verse une incessante peur dans l'àmo.^ On s'cnire-tue,
sans but, on massacre petits enfants et vieillards. Le vieux
Sédiakine a-t-il espéré et mérité autre chose, que d'expirer
tranquillement parmi ses enfants et petits-enfants qui récite-
raient les prières des mourants et croiseraient ses bras sur sa
poitrine? La Hiissie suffoque du sang de ses enfants. Quittez
les comljats, (fuittez la lutte des partis, rendez-vous h l'église
et priez en larmes que Dieu vous vienne en aide et fasse cesser
'Cette guerre inutile, etc., etc. »
On nous met des cierges allumés dans les mains jointes, et
30
466 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
les pannykhides commencent. Le diacre, vêtu d'un vieux:
paletot monté jusqu'au cou pour cacher ses haillons, accom-
pagne d'une voix de tonnerre le chant mélodieux du prêtre.
Le service est terminé, et les douleurs éclatent. La veuve, vieille
courbée sous l'âge, semble tantôt anéantie par le chagrin,
tantôt s'élance vers le cadavre pour l'embrasser avec frénésie.
Le fils, d'abord résigné, éclate en sanglots, la tête dans les
mains. Le capitaine japonais qui s'est tenu très raide pendant
le service et, comme moi, un peu étranger à la scène, se
tourne vers moi : « I am very sorry for him », et regarde à
nouveau le cierge allumé qu'il tient dans sa main crispée.
Le prêtre se retire avec le diacre, la scène des « adieux au
mort )) commence. La veuve, prise d'un spasme de douleur
ou du désir impérieux de la montrer à son entourage, se met
à danser comme affolée, tout près de la tête de son mari, en
chantant des phrases inintelligibles. Une vieille servante, ani-
mée par l'exemple, se met à hurler, avec des gestes de démente,
et on fait le possible pour la calmer. Ensuite les membres de la
famille et puis les autres défilent devant le mort pour le baiser
d'adieux. Sédiakine, en pleurant, l'embrasse sur la bouche :
«Ah, les rouges qui t'ont tué! » Une petite fille qu'on pousse
vers la bouche du cadavre, fait un petit mouvement de ses
lèvres, mais sans vouloir toucher le mort. Les autres enfants,
pour qui leur grand-père a bien définitivement cessé d'exister,
évitent l'attouchement, mais posent de légers baisers sur la
« couronne desi vainqueurs » et sur l'amulette impuissante que
le vieux père avait portée au moment du supplice.
Combien plus vigoureuse fut la scène de l'enterrement que
j'ai décrite plus haut C)- Dans cette assemblée de bourgeois et
d'ofTiciers, provoquée par un assassinat abominable, personne
n'a poussé un cri de vengeance ou de colère. Entre ces deux
pannykhides, c'est la même distance qui sépare le bolche-
visme victorieux de 1' « intellighentsia » déchue. Que cela eût
été joli — et combien peu dangereux d'ailleurs — de jurer la
(}) Voir ce même chapitre, n° 12.
SIBERIE
467
punition des bourreaux devant le cadavre ensanglanté de la
victime! Mais le fils, ancien officier, et les autres spectateurs,
pleurant des larmes stériles, acceptent le malheur et se résignent
à l'injustice. Combien leur réponse à la prière chrétienne du
prêtre semble-t-elle hypocrite et inhumaine, chez des hommes
si jeunes et ayant tant à perdrel Les deux Japonais m'inter-
rogent d'un regard scrutateur : ce sont les leurs qui se char-
geront de la revanche!
Le cortège se dirige au cimetière, et ensuite commence, dans
l'après-midi, le repas quasi public de la pannykhide. A la
tombée de la nuit, les habitantsi du village s'accumulent
autour de la maison : il y a du samagonka, et la soif le gagne
sur la crainte d'être associés à cette cérémonie funèbre, sur
laquelle pèse encore, à une distance de cent kilomètres, la
main sanglante des gardes rouges.
19. — Épilogue. — Le tribunal extraordinaire de l'ataman
en session secrète.
Tchita, le 3 novembre 1919.
Aussitôt rentré à Tchita, je me suis rendu chez l'ataman
Semeonof, avec qui j'ai entretenu des relations aimables. Je
lui ai parlé à peu près eu ce sens :
— On s'étonne parfois de l'opiniâtreté des rébellions dans
les districts que vos soldats occupent. Permettez-moi de vous
demander si vous avez l'impression que vos troupes se battent
convenablement contre les bandes rouges? Vos trains blindés
engagent-ils des combats avec les rebelles?
■ — Il m'est connu que le Grozny a dû dernièrement rebrous-
ser chemin devant un train blindé bolchevik dont l'équipage
était beaucoup plus nombreux que le sien.
— La vérité est que les bolcheviks n'ont jamais disposé de
trains blindés, que la plupart d'entre eux ne possèdent que des
fusils Berdan, qu'ils en sont venus au point de devoir fabri-
quer dans les ateliers de gare leurs cartouches, mais que,
468 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
néanmoins, leurs bandes réussissent le plus souvent à mettre
en fuite vos cosaques et vos trains blindés. Vous est-il connu
qu'une compagnie, sous le capitaine Tchesinski, attaquée par
une bande de rebelles, en nombre inférieur, a laissé une
mitrailleuse entre leurs mains?
— Non, cela ne m'était pas connu.
Et Semeonof nota les détails et les noms.
— La population vous déteste, bien injustement d'ailleurs.
Savez-vous que vos troupes ne suivent les Japonais — qui sont
seuls à se risquer — que pour tuer et piller .!> Avez- vous remar-
qué, qu'à part les mercantis O, la population quasi entière,
également opposée au régime rouge et à celui des trains
blindés, préférerait une domination japonaise O? Si l'appui
des habitants vous manque souvent, qui en est coupable, sinon
votre division de trains blindés?
— Non, c'est la défaite de Koltchak et l'approche des armées
soviétiques qui font partout naître les insurrections.
— Pardon, pourquoi la plus grande partie de la bourgeoisie
est-elle devenue insensible et indifférente à la lutte politique?
Pourquoi les cosaques de la région de Nertchinsk, dont vous
êtes le chef élu, ont-ils depuis longtemps pris les armes contre
vous? Il vous est connu, à vous qui êtes cosaque, que c'est un
tout autre crime de violer une fille d'ouvrier ou une fille de
cosaquel
— On me raconte ces blagues depuis déjà longtemps. J'ai,
à plusieurs reprises, nommé une commission d'enquête pour
(^) La bande internationale des mercantis qvii se sont rués sur la
Sibérie Orientale s'est journellement — par la voie de l'ifînoble
presse de Vladivostok. Kharbine. etc., — prononcée contre chaque
occupation militaire des Alliés, in casu des Japonais et Tchèques.
Malheureusement cette campagne a été encouragée par certaines
missions .
(2) Le fait que je signale semble en contradiction avec l'action
pénétrante de la presse sibérienne, qui — comme ailleurs — repré-
sente non le désir ou l'intérêt du pays, mais les vues d'un petit
groupe de financiers. Je ne veux citer que le mot — d'ailleurs impru-
dent et exagéré — d'un archiprêtre de Nertchinsk, le père N... :
a Tout le pays est las des rouges et des Scmeonoftsy. Dieu veuille que
bientôt l'empereur du Japon soit ici le maître ! »
EN SIBERIE
469
ces horreurs rapportées, et jamais on n'a rien pu trouver.
Tenez, il y a deux semaines, un vice-consul américain est venu
me faire des plaintes à ce sujet. Je lui ai demandé ses preuves.
Il n'a pu fournir que des on-dit. Je l'ai alors prié de quitter
celte ville.
Je montre alors à l'ataman la déposition de la femme
Dovgal (^) et d'autres rapports. Il les parcourt attentivement.
Je continue :
— Cette déposition ne constitue évidemment pas une preuve.
Mais je vous demande alors d'appeler ici cette femme Dovgal,
dont vous garantiriez la sécurité, et de la confronter avec
l'équipage du train blindé. Je saurais ensuite vous indiquer
d'autres témoins qu'il serait atile d'entendre (-).
— Non, je fais mieux. 'Voici un papier qu'on soumet à ma
signature et qui est un décret de mise en accusation de deux
oflîciers que vous inculpez, le colonel Popof et le sous-capitaine
Skriabine. Vous recevrez une invitation d'assister à la procé-
dure. Je vous prie de vous y rendre et d'y apporter vos rapports
et dépositions que vous voudrez bien soumettre au tribunal.
— Ne croyez-vous pas qu'il serait utile de changer intégra-
lement le personnel des trains blindés, officiers et soldats? Les
hommes qui ont pris de telles habitudes ne pourront pas les
changer.
— J'agirai surtout contre les officiers. Je les ferai fusiller.
J'avais essaye des moyens divers de punition : simple dégra-
dation, envoi dans un bataillon de travailleurs, mais tout cela
n'a servi à rien. Il faut en tuer quelques-uns. Ces scandales ont
duré trop longtemps. Vous verrez bien que je désire vivement
que cela finisse!
(^) Voir ce chapitre, n° i5.
(2) Il aurait été impossible à l'ataman d'accepler ma proposition,
qui lui ôlait l'inilialive des réformes, qui donnerait un corps aux
vagues accusations des missions étrangères, et qui l'aurait obligé
— par la proximité des représentants étrangers — de punir une
centaine de ses officiers.
470 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Tchita, le 22 novembre 1919.
Aujourd'hui, à 3 heures dans l'après-midi, je me suis rendu
au bureau de l'état-major de la «division de Mandchourie «,
où le tribunal extraordinaire doit se réunir. L'aîné des quatre
officiers dont il est composé compte 26 ans et a 1© grade de
colonel. La fonction d'accusateur public est remplie par le
capitaine Grant, de triste réputation C)- Immédiatement après
notre arrivée, les accusés, colonel Popof et capitaine Skriabine,
furent introduits, sous escorte militaire. J'avais un moment
pensé à une comédie, mais je commençai à douter en écoutant
le prikaze de mise en accusation. Il ne mentionna nullement
des atrocités. Le seul point qu'on y reprochait aux deux offi-
ciers était la résistance armée à un ordre d'arrestation. Voici
ce qui s'était passé :
On avait persuadé Semeonof qu'un changement de comman-
dement pour les trains blindés s'imposait. Le jeune colonel
Stepanof , responsable du désordre qui sévissait dans cette divi-
sion, fut envoyé en mission au Japon. Le général Bogomolitch,
officier de l'ancien régime, qui lui succéda, était résolu aux
mesures fortes. Il y a une semaine, les deux accusés, ivres,
avaient introduit la fiancée de Popof dans le wagon qu'habi-
taient les femmes des officiers. Violentée par les deux indi-
vidus, elle poussa de hauts cris, auxquels répondirent les
plaintes des autres. Popof et Skriabine menacèrent celles-ci
d'entrer chez elles par la force. Ce fut un beau scandale. Le gé-
néral Bogomolitch envoya un officier avec l'ordre de les arrêter,
mais ces messieurs, que Stepanof avait accoutumés à une liberté
illimitée, tirèrent leurs pistolets, sautèrent dans le trains blindé
Miestitel et ordonnèrent au mécanicien de quitter Tchita pour
un but inconnu. Le général Bogomolitch fît arrêter le train
et reconduire les récalcitrants.
Après lecture de l'acte d'accusation, Popof, long, mince, arro-
gant, répliqua avec hauteur; Skriabine, plus petit, avec des
O Ce capitaine Grant est le même qui, en coopération avec le
colonel Sipaïlof et le capitaine Godlevski, noya, le 5 janvier 1920,
les 3i otages d'Irkoulsk dans le lac Baïkal.
EN SIBERIE
471
yeux perçants dans un visage abruti, se borna à tout nier.
^Quand Grant lut la déposition de la femme Dovgal/Skriabine
sortit de sa stupeur et me jeta un regard persistant et enve-
nimé. Il ajouta d'une voix assurée : « Mensonges I » Quant
aux exécutions, qu'une autre déposition que je venais de dépo-
ser lui reprochait, il les reconnut :
« Pour les exécutions, tout est exact. J'ai fait fusiller à
Zilovo un certain nombre d'habitants (nonchalamment), je ne
sais plus, trois ou quatre femmes et une vingtaine d'hommes. »
Les juges ne répondirent pas; cela leur semblait naturel.
Les accusés n'avaient pas d'avocats, on ne les avait laissés
parler que pour la forme; la séance fut donc interrompue, les
juges allèrent délibérer. Ils rentrèrent après cinq minutes :
l'acte de condamnation, écrit à la machine, avait été préparé
depuis longtemps, on n'eut qu'à le signer.
On fit réintroduire les accusés et on leur lut le jugement •
•exécution, le soir même. Popof, très droit et inflexible, de-
manda :
— Puis-je faire une observation .►>
Le président du tribunal :
— Non.
Les deux officiers firent demi-tour et furent conduits chez le
commandant de la ville. Grant me pria de l'attendre et sortit
pour présenter le jugement à l'alaman. Une demi-heure plus
tard, il me le montra, avec sa signature. Il me proposa encore
d'assister à l'exécution. Je refusai, les balles obéissant parfois,
dans la nuit, à de singuliers hasards.
Grant m'a assuré que les deux condamnés seraient, aujour-
d'hui, à 8 heures, dégradés devant le front d'une compagnie,
et amenés, les mains ligotées derrière le dos, au service du
contre-espionnage, qui se chargerait désormais d'eux. A
10 heures, ils seraient, après avoir eu l'occasion de se confes-
ser, transportés en camion automobile au champ d'exécution,
^itué à une dizaine do verstes de la ville. Leurs amis et parents
n'obtiendraient pas l'autorisatlion d'inhumer leurs cadavres en
Icrre bénie. La fonte des neiges en découvrira les os blanchia
472 LA GUERRE RUSSO-SIBERIEN NE
parmi les dizaines de mille squelettes qui reposent sur ce
champ désert, dont les habitants de Tchita devinent l'empla-
cement sous les vastes nuages de corbeaux qu'ils y voient tour-
billonner au-dessus des collines C)-
(^) La révoltante insouciance avec laquelle les droits des accusés-
ont été foulés aux pieds pendant ce simulacre de jugement, dénote
des habitudes prises par un tribunal, accoutumé à juger des ennemis
politiques. Ce désordre moral caractérise les révolutions et on ne
peut se défendre de sourire, quand on entend invoquer leur néces-
sité pour le redressement de la justice. Ce dédain des révolu-
tions pour le droit et la justice n'a jamais été plus clairement défini
que par le décret du 22 prairial, voté aux applaudissements quasi-
unanimes des 760 membres de la Convention :
(( Tout citoyen a le droit de saisir et de conduire devant les magis-
trats, les conspirateurs et les contre-révolutionnaires : il est tenu de
les dénoncer dès qu'il les connaît.
(( La formalité de l'interrogatoire préalable est supprimée comme
superflue.
« S'il existe des preuves, soit matérielles, soit morales, il ne sera
pas entendu de témoins, à moins que cette formalité ne paraisse
nécessaire pour découvrir des complices.
u L'unique règle des jugements : la conscience des jurés éclairés
par l'amour de la patrie.
« Pas de défenseurs : la loi n'en accorde point aux conspirateurs.
« Une seule peine : la mort.
La Tchéka soviétique ne semble qu'une application — peut-être
adoucie — de cette loi.
CHAPITRE VIII
LA MISSION MILITAIRE FRAN-
ÇAISE EN SIBÉRIE
L'envoi d'une mission militaire en Sibérie fut une simple
conséquence de la politique étrangère du gouvernement
français. Il fut en premier lieu dicté par des nécessités
militaires.
Après avoir conclu la paix de Brest-Litovsk, les Soviets •
avaient d'abord hésité entre les belligérants, puis, escomptant
dès le mois d'avril 1918 la victoire des empires centraux, avaient
adopté une attitude nettement hostile aux Alliés. Des prison-
niers allemands, encadrés de leurs propres officiers et obéissant
à des ordres du G.Q.G. allemand, s'enrôlaient dans l'armée
rouge. Des troupes amies et alliées (tchécoslovaques, polonaises,
etc.), en route pour le front occidental, furent tracassées et
désarmées par ordre de Moscou. Tout faisait prévoir que les
Soviets allaient constituer, sur les bords du Pacifique et en
Chine, un nouveau front de la guerre mondiale.
Il ne s'agissait d'ailleurs pas d'y envoyer des troupes fran-
çaises. La Sibérie, pays qui n'avait jamais connu la servitude,
se révoltait contre ses nouveaux maîtres. Le Directoire d'Oufa
avait levé une armée qu'on pouvait estimer à i5o.ooo hommes.
Des officiers entreprenants : Semeonof, Kalmykof, organisaient
des détachements qui eurent des succès. Il ne s'agissait, en
somme, pour le gouvernement français, que de prendre la
direction d'un mouvement national qui s'inspirait de l'alliance
franco-russe et d'une longue et fidèle frateinilé de deux nations
en armes. Il s'agissait de ne pas abandonner au hasard une
belle tentative patriotique, où le chef légitime faisait défaut,
et que conduisirent quelques i)arleurs et de petits condottieri ;
il fallait les aider, les guider. Il fallait intime se liàter, pour ne
474 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
pas venir définitivement en retard. Déjà, au mois de mars, les
Anglais avaient pris l'initiative d'un secours financier à Semeo-
nof, auquel les Français, puis les Japonais, s'étaient associés.
A Paris, on n'apprit la mission du général Knox, que le gou-
vernement anglais avait envoyé en Sibérie pour y organiser
les nouvelles armées russes, qu'après son départ. Rester inactif
à ce moment peut-être décisif eût été commettre la pire des
fautes.
Par décision de M. Clemenceau du 25 juillet 1918, le général
Janin, nommé commandant en chef des armées tchécoslo-
vaques, fut chargé d'organiser, en Sibérie et en Russie, un bar-
rage de protection contre la menace bolcheviste, qui relierait
le front d'Arkhangelsk à celui de la mer Noire, et d'assurer la
garde du Transsibérien, unique voie de communication du
gooivemement sibérien avec le reste du monde. Le général
Janin prendrait le commandement des armées du Directoire,
et de nombreux groupes de troupes allogènes (Tchécoslovaques,
Yougoslaves, Serbes, Polonais, Roumains, Lettons). Puisque
tout restait incertain, et qu'on avait des raisons de se méfier
de la valeur combative de la nouvelle armée russe, le général
Janin essaierait, en route, d'engager le gouvernement japonais
(qu'on supposait disposé) à étendre l'intervention qu'il avait
jusque-là limitée à l'Extrême-Orient.
De passage aux Etats-Unis, le général Janin constata le peu
d'entrain que ressentait le gouvernement américain à agir en
Sibérie.
Les bureaux russes des départements conseillaient presque
unanimement une intervention vigoureuse contre les Soviets.
Le président, comme toujours conseillé par le juge Rrendeis
et le colonel House, se refusa à augmenter l'effectif du corps
expéditionnaire (7.700 hommes de la garnison d'HonoluIu,
sous le général Graves) qui avait surtout été envoyé pour
contre-balancer et contrôler l'effort japonais. Les efforts que les
représentants alliés à Washington firent pour l'en dissuader
eurent pour unique résultat le mémorandum du 28 septembre,
■oij le président, jalousement occupé à soigner son orgueilleux
EN SIBÉRIE 475
isolement, notifia aux gouvernements alliés que la sphère de
l'intervention américaine serait rigoureusement limitée à la
Sibérie Est de l'Oural C)- La haute finance était, à ce moment,
(') Je me suis longuement entretenu avec le président Masan'k, à
Washington, au sujet de la politique wiisonienne. Jusqu'au 27
septembre, le professeur Masaryk avait, d'ailleurs d'accord avec le
général Janin, envisagé la possibilité d'une avance des troupes tchéco-
slovaques (à ce moment groupées autour de Samara) sur Moscou, à
condition, toutefois, qu'il fut prouvé que les Allemands eussent con-
clu une convention militaire avec le gouvernement soviétique, et
envoyé leurs troupes régulières contre les Tchèques. L'aide straté-
gique que les Alliés avaient promise aux Tchèques aurait été inspirée
de cette idée d'une avance en Russie, et le gouvernement américain
s'y était conformé.
Une décision antérieure du président Wilson (du 3 août) avait
annoncé une intervention américaine en Russie, sur une grande
échelle. Elle avait promis d'aider les Russes à organiser leur défense
nationale, à restaurer leur gouvernement, à organiser leurs industries,
leurs moyens de communication, leurs administrations.
Le mémorandum (non destiné à la publication) du 27 septembre
fut un revirement complètement inattendu de la politique russe du
président. Publié, sans consultation préalable des autres gouverne-
ments, il surprit tout le monde. Il déclara que « il is the unqualified
judgment of the military authorities of the United States that to
attempt military activities west of the Urals is to attempt the
impossible ». Après avoir fait tout ce qui était possible pour
limiter l'effort japonais et décourager l'intervention alliée, le pré-
sident refusa brusquement d'encourager les Tchécoslovaques à mar-
cher à côté des troupes russes sur Moscou. « So far as the United
States coopération is concerned, the government thereof must frankly
say that it is ils view that Czech forces should retire to the eastern
side of the Urals to some point at ivhich they xoill certainly be acces-
sible to supplies sent from the east, preferably where they will be
in a position to make it impossible for the Germans to drau^ supplies
of any kind from Western Siberia, but in any case where they can
make themselves sure against attack. »
Le président Masaryk, qui négocia à Washington la reconnaissance
■du nouvel Etat tchécoslovaque, se montra fort embarrassé. Il douta
même si la noiivclle décision du gouvernement américain ne limi-
terait pas l'attitude des autres gouvernements alliés. En effet, dans
toute la question sibérienne, et surtout au sujet de l'intervention japo-
naise, le président Wilson avait jusqu'alors parlé d'un ton qui n'ad-
mettait pas de réplique, et tout le monde s'était incliné.
A Washington, au ministère de la Guère, au State deparfment, on
me dit que le président subissait, par l'intermédiaire de ses deux
conseillers attitrés, l'influence de certains cercles universitaires, litté-
•raires, financiers qui inclinaient vers le bolclicvisme. Il faut y
<ijouler la lutte qui s'annonce en Extrême-Orient entre l'élément juif
-et l'élément japonais, lutte que déterminent des divergences raciales,
religieuses, philosophiques et aristocratiques. Mais il est inutile, peur
le moment, d'y insister.
476 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
occupée ailleurs, les journaux ne prirent pas position dans le
problème sibérien, et par conséquent, ce qu'on appelle corn-
munément l'opinion publique ne se manifesta pas. L'ancien
président Roosevelt, avec lequel j'eus l'honneur de causer lon-
guement, d'abord au Harvard Club, puis à Oysterbay, com-
mença, dans les premiers jours d'octobre, la publication d'une
série d'articles contre la politique du président VVilson, et y
demanda notamment l'envoi. Ouest de l'Oural, du général
Léonard Wood avec 5o.ooo cavaliers qu'on conservait inactifs
au Far West. Le parti républicain se rallia momentanément
autour de son chef clairvoyant. D'ailleurs, aucun système,
aucune vue vaste, rien que des considérations de politique inté-
rieure. Plus tard, après la mort de Théodore Roosevelt, le parti
républicain reprochera au président Wilson son aventure sibé-
rienne et exigera le rappel intégral des troupes et missions.
Au Japon, le général Janin rencontra quelques difficultés.
Le gouvernement japonais manifesta peu d'empressement à
augmenter son effort en Sibérie. D'abord tenu à l'écart des
affaires sibériennes par le général Khorvat, puis d'urgence in-
vité à intervenir par Français et Anglais, il s'était vu combattre
par le gouvernement américain qui refusait d'adm'êttre l'envoi
d'une force supérieure à 17.000 hommes. On assista donc à ce
spectacle impressionnant : les militaires russes, d'accord avec
les représentants français et anglais à Vladivostok et Tokyo^
La nouvelle politique américaine semblait s'inspirer de la crainte
d'une trop forte défaite des rouges. Sur le front d'Arkhangelsk —
un manifeste bolcheviste en témoigne — les gardes rouges distin-
guèrent fortement entre leurs (( frères américains » et les suppôts
français, anglais, etc., du capitalisme mondial. En Sibérie, l'inter-
vention américaine se groupa exclusivement autour du Transsibérien,
que convoita la mission Stevens. Les dons en vêtements, en médi-
caments, destinés au peuple russe par une politique précédente, ne
furent distribués qu'aux seuls fonctionnaires du chemin de fer. Les
soins de la Croix-Rouge ne furent appliqués qu'à cette même caté-
gorie de personnes. Aucun médicament n'a jamais allégé les soiif-
frances d'un combattant russe. L'attitude des militaires russes,
Koltchak et Semeonof inclus, exprima la plus grande méfiance à
l'égard du corps expéditionnaire américain. Seule la politique étran-
gère du gouvernement d'Omsk, conduite d'une façon idiote, se laissai
bercer de l'espoir d'une future intervention effective des Etats-Unis.
SIBERIE
477
suppliant le Japon d'envoyer un minimum de trois divisions,
et le gouvernement américain, décidé à ne rien faire lui-même,
protestant de toutes ses forces contre le secours projeté par le
G.E.M. japonais. Toutefois, après avoir quitté le Japon (le
9 novembre 191 8), le général Janin n'avait pas cessé son action
en faveur d'une intervention japonaise à l'Ouest du Baïkal. Il
y eut entente avec les autorités japonaises locales, et on décida
d'envoyer trois régiments japonais jusqu'à Omsk. Cet heureux
résultat eût entièrement changé les destinées du nouvel Etat
russe. Le coup d'Etat du 19 novembre et l'avènement au
pouvoir de l'amiral, hostile à Semeonof, en termes très froids
avec les Japonais, et fortement influencé par la mission an-
glaise, changea tout. Les troupes ne furent pas envoyées.
Le 16 décembre 1918, le général ïanaka, ministre de la
Guerre, me dit que le Japon était ardemment combattu par les
États-Unis, et intentionnellement tenu à l'écart par les Anglais.
Toutes les missions militaires alliées — excepté la mission
française — ne pouvant pas engager leurs troupes nationales,
et ne voulant pas admettre un secours militaire qui aurait
assuré au Japon une place prépondérante parmi les amis du
nouveau gouvernement russe, affectaient d'attribuer une valeur
énorme au mouvement national. Le général Tanaka n'y croyait
pas C)- Selon lui, le patriotisme russe — à de rares exceptions
près — s'était éteint, dès la disparition du régime tsariste. On
ne pourrait penser à vaincre les armées soviétiques qu'avec des
troupes étrangères en nombre suffisant. Malheureusement, le
gouvernement japonais ne pourrait envisager l'envoi de ses
troupes sur le front, en des quantités qui rendraient un succès
probable, tant que les gouvernements américain et anglais
faisaient tout le possible pour rendre suspect et limiter chaque
effort militaire que lo Japon esquissait en Sibérie, et qu'ils
trouvaient des partisans — non évidemment parmi les mili-
taires de la Russie — mais parmi ses politiciens. On ne pourrait
(^) Une importante mission mililnire japonaise venait de faire une
minutieuse enquête au front de l'Oural, où la situation présonîait
déjà, au spectateur clairvoyant, tous les vices qui allaient so dévelop-
per j»lus tard.
478 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
«nvisager avec confiance un effort national en Sibérie que cher
les cosaques, chez qui quelques belles qualités de l'ancien?
régime avaient survécu. Dans ces circonstances, il n'était que
naturel que l'intervention japonaise ne dépassât pas le lac
Baïkal. Le ministre dit encore que le général Janin serait la
personne désignée pour régler les conflits qui ne tarderaient
pas à naître en Sibérie entre Alliés, et pour assurer l'accord
complet entre militaires russes et étrangers.
En effet, la mission française occupa en Sibérie une place
exceptionnelle. Comme me le fit remarquer le maire de Khar-
bine, chef du parti cadet en Mandchourie, la politique fran-
çaise en Russie était la seule qui s'inspirât de questions de prin-
cipe, et la mission française la seule qui ne se fût pas laissé
accompagner des spécialistes financiers et qui ne demandât pas
de concession pour son secours.
Le général Janin et son chef d'état-majdr, le colonel Buch-
senschutz, avaient une longue expérience de l'armée et du
peuple russes. Ils avaient montré, au cours de la révolution,
une rare indépendance de jugement et une perspicacité qui-
ne s'était à aucun moment démentie. Le général Janin, sorti
de l'Académie Nicolas, était considéré par les généraux russes
comme l'un des leurs, spécialement par le général Boldyref,
ministre de la Guerre, avec lequel il avait entretenu de longues
relations d'amitié. Celui-ci aurait favorisé une forte action de
la mission française sur la nouvelle armée russe. Le général
Janin, doué d'un esprit très cultivé, et de grandes facultés de
persuasion et séduction, aurait pu exercer une forte action
personnelle. J'ai pu constater que partout au front, jusque chez
les officiers de troupe, le chef de la mission française jouissait
d'une estime considérable qui lui aurait facilité la réorganisa-
tion des troupes russes — à la façon de celle des armées rou-
maines par la mission Berthelot — et la conduite des opérations
contre les soviétiques.
Malheureusement, la rivalité entre alliés, la quasi-indépen-
dance des troupes engagées, et les conséquences du coup d'Etat
d'Omsk, empêchèrent la réalisation de cette trop belle solution.
EN SIBERIE
47^
Le coup d'Etat du i8 novembre, que la mission anglaise
avait favorisé (^), remplaça au pouvoir suprême le comité de
politiciens qui avait sollicité la direction des opérations par
une mission française, par un chef militaire russe : il semblait
désormais impossible de le mettre sous les ordres d'un étranger.
Des accords entre les gouvernements français et anglais, puis
entre les représentants alliés et l'amiral, reléguèrent au second
plan la mission Knox, expédiée en Sibérie pour organiser les
années d'Oufa : elle se contenterait des services de l'arrière et
de l'instruction et de la préparation des troupes sous le con-
trôle du général Janin. Celui-ci, agissant comme représen-
tant du commandement supérieur interallié, en notifierait les
directives d'ensemble au gouvernement russe, qui donnerait
ensuite les ordres et instructions en conséquence. Le général
Janin confirmerait ces ordres en ce qui concernerait les troupes
allogènes.
L'autorité de l'amiral n'était rien moins que fermement éta-
blie. Il déclara Semeonof u traître à la patrie », fulmina contre
Annenkof et les autres petits chefs, qui en rirent de bon cœur.
Mille rivalités entre les généraux d'Omsk, des collisions jour-
nalières entre les pouvoirs civil et militaire, et que l'autorité
chancelante de l'amiral ne pouvait éviter, auraient été facile-
ment résolues par le prestige du chef de la mission française.
Mais aucun Russe ne voulut reconnaître que les immenses dif-
ficultés du moment et le délabrement des esprits exigeaient
une si (( radicale atteinte à la souveraineté russe ». Les prudents
et intelligents efforts du comte de Martel, nonnné haut com-
missaire de France auprès du gouvernement de l'amiral, ne
furent pas plus couronnés de succès.
Au début de 1919, l 'état-major russe subit encore l'ascen-
dant du général Janin, qui regroupa, en janvier, le front de
rOural. Dès les premières victoires d'Oufa, tout changea. Les^
(^) Les Anglais dcninndrnMit ;ni gouvfrnrniont d'Omsk, pour prix
d'uno intervention au Sud de l'Oural. la concession ei le monopole
de r<!\f)loitation des ricliess(\s du Turkeslan. Il est entendu qiie. seul,
un {gouvernement russe autonome et redevable de sou existence aux
Anglais pouvait faire ces concessions.
480 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Russes d'Europe — il y en eut trop — les enflèrent, exagé-
rèrent et représentèrent comme une conséquence naturelle du
régime Koltchak, tandis qu'il convenait de n'y voir que
l'expression d'un bel enthousiasme populaire, que le nouveau
gouvernement, par ses fautes et faiblesses, ne saurait mainte-
nir. Tous les officiers d'Omsk avaient porté l'uniforme tsariste
et partagé les ambitions et l'orgueil du magnifique Empire.
Ils se crurent tout près de son rétablissement définitif et ne
doutèrent plus de rentrer, dans quelques mois, à Moscou. La
presse mondiale les encourageait dans cette fièvre malsaine.
Les Russes ont toujours été imposants dans les malheurs. Pour
leur caractère, rien n'est aussi funeste que l'optimisme. Ces
officiers sibériens qui, pris d'angoisse, fouettés par l'inquié-
tude, et dirigés par un grand sabreur, auraient pu vaincre,
ont vu échapper la victoire parce qu'ils croyaient en être sûrs.
Ils eurent la malchance de combattre un régime, gouverné —
probablement pour la première fois au monde — par une col-
lection choisie de vieux rats de presse. Le T. S. F. soviétique
lançait sans cesse des dépêches confirmant — ce qui aurait
déjà dû donner à réfléchir — les bulletins d'Omsk. Il décrivait
habilement, en termes de désespoir, la débandade des armées
rouges, le désarroi de leurs états-majors, l'abandon des villes
par les habitants à l'approche de l'armée sibérienne, les émeutes
à l'intérieur, les crises du ravitaillement, de la production des
usines de munitions, etc. Ces vibrants appels et porclamations,
rédigés avec une émouvante sincérité, visaient — par-dessus
les têtes des rouges — le gouvernement d'Omsk, qu'elles réus-
sirent à démoraliser, par l'espérance.
Entre temps, Trotski forma et regroupa des détachements
de choc (ce sont ceux-là qui ont, par la suite, gagné la guerre),
tandis que ceux de Koltchak (troupes d'Ijcvski, division Kos-
mine) perdaient en qualité et que les nouveaux détachements
qu'on forma (corps d'attaque Stepanof) étaient dénués de va-
leur C). Une partie de la presse européenne exigea la recon-
naissance du gouvernement d'Omsk par les Alliés. Omsk
(}) Voir le chapitre : La retraite continue.
' ^5|
I ^
EN SIBERIE
481
ordonna à l'armée, mal armée, habillée et nourrie, des marches
de 3o ou 35 kilomètres par jour, à travers des terrains inondés,
contre le feu des mitrailleuses d'un ennemi qui jouait encore
à la retraite et au désespoir, tandis que, devant la Volga, se
groupaient déjà les nouvelles divisions rouges, conduites par
les meilleurs généraux russes, conduits eux-mêmes par les
revolvers des commissaires.
Il n'était plus question d'imposer une volonté au gouverner
ment d'Omsk, gonflé d'orgueil. Même les conseils et les aver-
tissements furent mal reçus. De quels moyens de pression
aurait-on pu se faire prévaloir, depuis que l'amiral, confiant
« en son armée nationale qui saurait seule se tirer d'affaire »,
avait pris le parti de demander d'abord le renvoi des troupes
tchécoslovaques, puis leur désarmement?
Il avait d'ailleurs fallu tenir compte de l'état d'esprit des
troupes tchécoslovaques, dès le moment où la mission fran-
çaise débarqua en Sibérie. Ces beaux soldats avaient été orga-
nisés en des circonstances extraordinaires, et ils n'avaient pas
impunément traversé les immenses gouvernements russes, in-
cendiés par le désordre. Ils avaient élu leurs comités, copiés
sur le modèle de la révolution russe, ils avaient choisi leurs
officiers, remplacé la discipline militaire par la célèbre « tova-
richtcheskoe sodiéistvie », et se laissaient pousser par des me-
neurs. Ce vice d'origine les a entachés jusqu'à la fin de leur
carrière sibérienne. Quoique les commandements français et
tchèque aient réussi à éliminer les comités nationaux tchèques
— et non sans des résistances tumultueuses — il n'a jamais
été possible au commandement tchèque de faire exécuter ses
ordres aux troupes sans les avoir préalablement consultées, ou,
du moins, sans tenir compte de leurs dispositions.
Dès le mois de décembre 1918, les Tchécoslovaques deman-
dèrent au général Janin, leur chef, le renvoi du front. Ils se
plaignirent de devoir se battre seuls, tandis que les Alliés leur
avaient promis une aide efficace. Les Russes prolongeaient leur
préparation en arrière et les états-majors russes ne distribuaient
des fusils qu'aux troupes en réserve. L'inactivité des Russes
31
482 LA GUERRR RUSSO-SIBERIENNE
mettait les troupes tchèques en une position fâcheuse : les opé-
rations devant Perm n'étaient supportées que par elles, et au
Sud, les Tchèques menaient depuis longtemps des combats en
retraite. Le coup d'Etat qui avait porté l'amiral au pouvoir
avait prouvé que beaucoup d'officiers russes préféraient la
politique dans les villes à la lutte sur le front.
De l'autre côté, les Russes supportaient difficilement le com-
.mandement du général Sirovy, que le Directoire avait nommé
généralissime, et exigèrent le renvoi des Tchèques en arrière.
Le général Janin, d'accord avec le général Stefanik, qui
l'avait accompagné en Sibérie, décida le groupement des troupes
tchécoslovaques le long du Transsibérien, qu'ils garderaient
contre les attaques des bandes locales. Dès le mois d'avril 1919,
des ordres précis et formels du président Masaryk interdirent
à l'armée tchécoslovaque le retour au front et l'immixtion dans
les affaires intérieures russes. Depuis ce moment, elle ne restait
en Sibérie qu'en attendant l'arrivée à Vladivostok des navires
qui la transporteraient vers sa patrie. Elle avait été définiti-
vement détachée de la lutte contre la Russie soviétique. Elle
continuait à assurer la tranquillité sur le Transsibérien, en
défendant sa propre existence, et les Russes affectaient de ne
plus lui devoir aucun gré pour ce service intéressé. Elle ne fut
plus, dans la lutte contre les soviétiques et les socialistes-révo-
lutionnaires, une alliée et à peine une armée amie. Mille mala-
dresses et d'innombrables petits conflits commimiquaient les
dissentiments des chefs jusqu'aux simples troiipiers. Au moment
où la retraite d'Omsk menaça d'engloutir les échelons tchèques
disséminés sur une distance de 2.000 kilomètres, il n'existait
plus aucun lien moral entre le gouvernement d'Omsk et les
troupes tchécoslovaques. Le conflit avec l'amiral, ses menaces,
ses ordres de destruction des ponts et tunnels, pour empêcher
leur retour en Europe, en fît des ennemis C)-
Dans ces circonstances, la mission française ne disposait
d'aucun instrument pour exercer une pression quelconque sur
l'amiral.
(}) Voir, pour les détails, mon dernier chapitre.
CHAPITRE IX
L AT AMAN SEMEOJSOF
I. — L'homme.
LES événements des deux dernières années ont mis la
curieuse figure de l'ataman Semeonof fortement en
relief. La faveur des Alliés l'a depuis longtemps aban-
donné. Les jalousies de ses compétiteurs sibériens lui sont res-
tées fidèles. Ses anciens camarades d'armes de Kharbine, comme
ses nouveaux collègues à Vladivostok l'envient également pour
ses succès militaires et financiers.
Au commencement ' de 1918, ce capitaine de cavalerie avait
en main une chance unique de reconquérir sa malheureuse
patrie, de la rendre à son peuple abusé, et peut-être de la
conduira vers de plus heureuses destinées. Rien ne lui manquait
pour remplir cette enviable mission : ni l'admiration attentive
des foules, ni les encouragements et le secours des gouverne-
ments intéressés. Mais les destinées des hommes sont écrites
dans les cieux. Cette intrépidité qui fixa tous les yeux sur lui
fut peut-être son unique grande qualité. Le vaillant chef d'esca-
dron, devenu ataman do campagne des cosaques du Trans-
baïkal, de l'Amour et d'Oussouri, fait l'effet du pion que des
forces intelligentes ont poussé à travers toute la largeur de
l'échiquier vers la dignité si encombrante de la Reine.
L'ataman est de stature moyenne et solideinent bâti. Sous un
très beau front, de petits yeux, tantôt fix(>s, tantôt timides, il
parle sans gestes, choisit bien ses mots qui f(,nt la même
impression que l'homme tout entier: de la simplicité, du bon
sens. J'ai eu plusieurs fois le plaisir de m'entrelenir avec lui,
484 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
dans son train, dans sa petite maison de Tchita et en excur-
sion avec lui dans les collines du Transbaïkal, Il m'était aussi
impossible de me soustraire à la sympathie qu'il inspire à tout
le monde, que de ne pas le plaindre et de ne pas plaindre la
Sibérie, pour n'avoir pas mieux résisté contre son entourage
et ne pas s'être laissé inspirer par des principes de gouver-
nement plus sains. Aussi me semble-t-il moins heureux qu'il
ne le fut au glorieux début de sa campagne contre les « enne-
mis de la Russie et du genre humain », quand sa bravoure
inspirait son détachement. Il est une énergie brute, un jeune
Samson auquel on a coupé les cheveux, à l'exception toutefois
d'une seule boucle, celle de Napoléon, que, chaque matin, une
main amoureuse arrange sur son front (}).
2. — Son oeuvre.
Semeonof est un cosaque du Transbaïkal, natif d'une stanitsa
dans les environs de Nertchinsk. Parti en guerre en 1914, avec
le grade de khorounji, il se distingua au front allemand par
une action qui lui valut la croix de Saint-Georges. Son régi-
ment, surpris par un fort détachement de uhlans, avait perdu
son drapeau. Semeonof réussit à le leur reprendre, en réatta-
quant avec une force inférieure.
Envoyé par Kérenski en Extrême-Orient pour y organiser
un régiment de Mongolo-Bouriates (peuplade qui occupe plu-
sieurs villages au Transbaïkal), il fut arrêté en Sibérie par la
seconde révolution, puis par les pourparlers de paix de Brest-
Litovsk. Fin de 191 7, il habitait, avec onze camarades, un
petit hôtel dans la ville- frontière Mandchouria. Les soldats
russes s'étaient affranchis de toute discipline, et des commis-
saires bolchevistes les poussaient vers l'action. Après s'être ras-
sasiés de la joie d'être libresy,^ils allaient se préparer à cette
autre : d'être des maîtres. Chaque nuit, les douze officiers se
barricadaient dans une vieille caserne chinoise abandonnée,
pour ne pas être surpris par la garnison.
C-) Son entourage l'appelait : « le Napoléon russe. » On répandait
sa photo, la fameuse boucle pendant sur le front.
EN SIBERIE
485
Un soir de janvier 191 8, les 200 soldats qui occupaient la
gare Mandchouria étaient assemblés en « meeting politique »
dans leur caserne. La poignée d'officiers, sous les ordres de
Semeonof, cerna le bâtiment. Le lieutenant Urbanovitch
entra, une grenade dans chaque main :
« Haut les mains! Vous êtes entourés. Toute résistance est
inutile. Livrez vos armes, ou je vous mets en piècesl »
Les soldats levèrent les bras en l'air, un officier fit le tour
de la salle et désarma l'assembée. Le capitaine Semeonof fit
ensuit© une entrée théâtrale, chassa le comité de la tribune où
il monta. En braquant d'une main un revolver, de l'autre une
grenade au-dessus des soldats en panique :
« Je pourrais vous faire fusiller tous. Remerciez Dieu que
je me sois résolu à me contenter d'un discours. Tas d'idiots,
etc., etc. »
Les soldats, apaisés et reconnaissants, applaudirent furieu-
sement. Semeonof fit enfermer les soldats en six wagons de
bagages qu'il envoya le même soir en Sibérie. Il disposa d'armes
et de munitions et offrit au général Khorvat de se battre contre
les rouges. Malheureusement, il eut les officiers de Kharbine
contre lui.
Ceux-ci, parmi lesquels! de nombreux officiers intelligents et
braves, refusèrent de suivre un capitaine de cosaques. Les
généraux de Kharbine, Péréverzief, Pléchkof, Samoïlof, ne
furent pas les chefs que les circonstances exigeaient. On créa
de nombreux détachements, auxquels l'âme manqua. Les offi-
ciers s'habituèrent à l'oisiveté dans cette ville chinoise, où les
bolcheviks no viendraient pas les trouver, par peur des Chi-
nois. Lentement ils glissaient dans des fonctions administra-
tives, et déchurent dans la banque et le commerce.
Le général Samoïlof caractérisa Semeonof : « Mauvais offi-
cier, mauvais camarade, presque chassé du régimenti » Les
jolis officiers de Kharbine remarquent que « Semeonof n'étant
pas officier breveté, ne pourrait pas conduire un combat ».
Et puis «on n'a pas besoin de se battre, puisque les rouges
n'attaquent pas, et attaquer sans nécessité est une faute! n Mais
486 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
au début de 1918, parmi les milliers d'olBciers, hébétés par
le malheur, ce «mauvais officier», ce «médiocre stratège»
fut le seul à agir. Pour juger ce brave capitaine qui sera un
si lamentable administrateur, il faut se rappeler que les partis
modérés étaient tellement abattus, que la « bourgeoisie » s'aban-
donnait avec une telle veulerie et trahissait ses convictions
avec une telle inconsistance, que la seule marche en avant de
Semeonof valait, pour le redressement des caractères, plus que
dix conférences de diplomates.
Abandonné et contrecarré par ses camarades, Semeonof,
résolu à l'action, commença son œuvre de libération avec
presque exclusivement des étrangers. Il entra cm campagne
avec 170 Russes (artilleurs), 700 Mongolo-Bouriates, 3oo Serbes,
4oo volontaires japonais.
Il y eut au début coopération avec les détachements de
Kharbine, par l'entremise du général Khorvat. Quand le colo-
nel Vrakhtel, avec ses 260 cavaliers et ses 3 pièces de cam-
pagne, vint secourir les Semeonoftsy en plein combat, ils sou-
rirent de cette sale petite bande de lieutenants qui avaient dû
dessiner avec le crayon l'insigne de leur grade sur leurs gue-
nilles. Bien nourris et équipés, ils étalaient devant les yeux
de ces maigres et furieux mousquetaires leurs larges galons
(lampas) de général. Après dix jours de campagne, ils quit-
tèrent leur poste sans autorisation, pour aller se reposer, défi-
nitivement, à Kharbine C). Parmi tous ces commandants de
détachement, Rakhilski, Vrakhtel, Orlof, Potapof, Douma-
nievsky, Semeonof fut le seul chef. Lui et les siens; jeunes,
pauvres, patriotiques, braves, risquaient tout, n'ayant rien à
perdre que l'honneur. Ce fut leur meilleure époque. Les suc-
cès de Semeonof n'avaient pas encore attiré la bande 'd'intri-
gants et de voleurs qui iraient faire la cour au « grand ata-
man », au « second Napoléon )), à « un des plus grands hommes
que l'histoire ait connus ». Ce ne fut que plus tard, quand les
Semeonoftsy se sentirent en sécurité derrière le cordon allié
(tchéco- japonais) qu'ils allaient guerroyer pour s'enrichir.
(^) Les autres détachements se sont conduits de la même façon.
EN SIBERIE
487
Les généraux et. colonels de Kharbine auraient dû se précipi-
ter sous le commandement du sabreur et homme d'action —
phénomène plus rare qu'un officier breveté — que fut Semeo-
nof. En boudant contre lui, ils l'abandonnaient à son entou-
rage de jeunes aventuriers, qui allaient le perdre par une poli-
tique de violence et de cupidité.
3. — Son entourage.
La Bushido, cet admirable monument de l'honneur militaire,
prescrit sévèrement au guerrier le mépris de toute recherche
du gain. Le militaire occupe la plus haute, le commerçant la
plus basse marche de l'échelle sociale, comme de juste. Il est
juste que le guerrier qui possède si souvent, par ses armes, le
moyen pour s'enrichir, apprenne à s'en détourner avec dé-
dain C). L'alliance avec l'honneur doit être un mariage sans
dot.
Semeonof permit à ses officiers une conduite moins désinté-
ressée. Je lui parlai une fois, pendant une course dans les
environs de Tchita, des brigandages (réquisitions) qu'on leur
reprochait. Il me donna une réponse inquiétante : (( Les con-
ceptions morales changent dans l'histoire d'un pays, comme
les saisons ! » Je répondis en tirer l'espoir qu'on reviendrait
aux idées anciennes.
En novembre 1918, 655 envois par le chemin de fer, du poids
de 8.000 tonnes, avaient été pris par les Semeonoftsy et vendus.
Ces ventes s'effectuent par une « symbiose» a\ec les commer-
çants de Tchita et Kharbine. L'ancien dédain do l'officier pour
la classe des commerçants a — malheureusement — disparu
avec l'ancien régime. On est bien ensemble;. Les relations entre
Mars et Mercure sont étroites et profitables. Chaque wagon
qu'on réquisitionne à Tchita ou à Mandchouria est immédia-
(^) Récompenser un général victori<'iix pnr un don d'argenl est
une conception de marchand, I^a considération d'une grande victoire
comme une affaire commerciale l)ien conduite, l'élévalion d'un tra-
fiquant heureux à une noblesse d'origine mililairi'. sortent du même
ordre d'idées.
488 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
tement payé et vidé par les marchands, qui épargnent ainsi u
l'officier le déshonneur — on ne voit de telles choses qu'à Khar-
bine — de se faire boutiquier.
Jusqu'aux « boutiques Semeonof », créées pour venir en aide
aux pauvres, se prêtaient à des procédés savants et subtils qui
rappellent la haute finance. On y vendait les articles de pre-
mière nécessité à la population pauvre. Le gérant de l'ataman
ne les vendait que contre de bons billets tsaristes, dont seule-
ment les banquiers et leurs complices disposaient. Impossible
donc pour le pauvres de se procurer de la farine dans les bou-
tiques de bienfaisance. Les marchands les leur vendaient dans
d'autres boutiques qui s'étalaient impudemment à côté, à un
prix majoré. OfTiciers et commerçants se partageaient le béné-
fice de la transaction.
En province, les réquisitions font partie du système d'occu-
pation. Exercées aux dépens des cosaques, elles en font des
ennemis du régime.
Le lecteur trouve dans un autre chapitre C) des précisions
sur les atrocités commises par quelques officiers de Semeonof.
Elles sont la — maladroite — continuation des procédés aux-
quels Semeonof dut recourir au début de sa régence. Exerçant
un pouvoir encore mal établi sur une population de colons
farouchement indépendants et excités par des conspirateurs
entreprenants, il s'est vu souvent obligé de frapper fort et vite.
A une telle époque, l'Évangile agirait comme un poison mortel,
et la cruauté se laisse défendre. Mais « une cruauté bien appli-
quée est celle qu'on n'applique qu'une seule fois pour sa sécu-
rité, et qu'on utilise ensuite, autant que possible, pour le bien
des sujets C) >'• Derrière l'action de Semeonof, il n'y avait au-
cun système de gouvernement. Aucun désir sérieux de pacifica-
tion et d'apaisement. La guerre ne cessait plus. Autour de Se-
meonof, se trouvaient engagés des officiers russes, natifs de
villes situées à des milliers de lieues du Transbaïkal, étrangers
au pays et à la populace, et prêts, si cela allait tourner mal, à
(^) « Parmi les troupes japonaises en Sibérie. »
(2) Machiavelll, Il Principe, 8.
EN SIBERIE
489
aller jouir à l'étranger des capitaux depuis longtemps amassés
dans les banques de Ghinei
Semeonof, sans vouloir les interminables scandales, qu'il
ignora pour une partie, auxquels il prétend ne pas croire pour
une autre partie, et que d'ailleurs toutes les enquêtes osent
nier, laisse faire. S'il est vigoureusement poussé, il punit
quelques coupables, mais de semblables mesures tardives sont
mal comprises et mal digérées par un corps d'officiers, habitués
à une liberté absolue et qui se cabrent, subitement mena-
çants C).
Tchita, fin novembre 1919.
4. — Épilooue.
Les ambitions personnelles de l'ataman Semeonof ne dé-
passent pas les provinces du Transbaïkal, de l'Amour et d'Ous-
souri. Il rêve d'une domination en Mongolie, et je crois qu'il
aurait — à une époque moins inquiète — des chances d'y réus-
sir. Le Russe est né pour gouverner les Mongols.
On essaie de nier ses droits sur un commandement en
Extrême-Orient, en prétendant que les événements se sont char-
gés de l'écarter. Mais dans ce monde de petites communes et de
fanatiques de l'indépendance, aucun gouvernement ne saurait
remplacer le pouvoir légitime disparu, s'il ne dispose d'une
police solide et dévouée. Chaque) nouveau gouvernement y
sera acclamé, parce qu'il aura chassé l'ancien. Si Semeonof par-
venait à abattre les soldats rouges de Tchita, il rentrerait dans
sa capitale sous les guirlandes. Le problème Semeonof reste
donc entier.
(^) Après l'exécution de quelques officiers, sar ordre de l'ataman,
un colonel me dit que Semeonof devait prendre parde : il y avait
d'autres chefs que lui, par exemple le baron von Tlnporn-Sfernberg,
supérieur comme décision et instruction. Je répondis, d'aillevns, que
celui-ci ne serait qu'un maître, tandis que le fameux cosaque du
Transbaïkal était un chef.
Après le départ de Semeonof et des siens en Chine, seul ce baron
von Ungern est resté et a continué l'œuvre de son chef. Tralii —
évidemment — par les Mongoles qu'il conduisit contre les rouges,
il a été capturé, et il est mort en héros.
490 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Mais il y a plus. L'amiral Koltchak, sur les instances des
représentants alliés, l'avait depuis longtemps reconnu comme
ataman, c'est-à-dire chef régional et commandant de corps
d'armée, donc grand dignitaire russe, quand, à la fin de son
règne expirant, il le nomma commandant en chef de toutes
les forces militaires en Sibérie C). Aux mérites de son beau
début, se superpose chez Tataman la succession légitime au
pouvoir militaire en Sibérie, auquel aucun des généraux de
Vladivostok ne saurait prétendre.
Les avis sont partagés à son sujet. Les uns le croient inca-
pable d'un commandement sérieux quelconque. Si cela était
vrai, ce ne serait pas un argument concluant dans ce pays des
faits accomplis, et où les faits accomplis finissent toujours par
se faire reconnaître.
Les autres craignent qu'on ne crée une nouvelle question,
en écartant brutalenjent l'ataman qui jamais ne se résignerait
à disparaître. Ils croient que sa bravoure, son bon sens, son
ascendant sur les hommes, lui font mériter un nouveau com-
mandement, mais qui serait limité par l'étendue de ses talents.
Sa place serait surtout là où il a excellé : au front, comme
officier de troupe, comme animateur des belles troupes qui
savent, si admirablement, suivre, si elles sont bien menées. On
lui pardonnerait ses fautes, en se rappelant qu'il appartient à la
race des grands chefs de cosaques, par son éducation et ses con-
ceptions réalistes. Un gouvernement élu, composé d'hommes
d'État expérimentés, l'emploierait, en respectant son autono-
mie dans ses fonctions de pokhodny ataman, vers laquelle ses
cosaques l'ont appelé. On lui inculquerait surtout la notion
que la force pure ne peut être qu'un instrument, et jamais un
principe de gouvernement.
(^) L'amiral avait ajouté la clause : a Sauf confirmation par le
général Dénikine. » Ce dernier n'a montré aucune velléité de con-
tester la nomination, et le temps lui a manqué pour la confirmer.
CHAPITRE X
l'intervention japonaise
en sibérie
I. — Semeonof. — Interventions échelonnées.
}-« IN de janvier 1918, toute résistance des Russes contre
I le régime soviétique semblait définitivemeiiit éteinte.
En Russie, l'armée des volontaires perdait le Don. En
Sibérie, on vit les officiers russes, hébétés par une impitoyable
succession de malheurs, errer, sans chefs, et essayer par tous
moyens de gagner les États-Unis et l'Europe, dont les consuls
alliés leur défendaient l'accès.
Ce- fut à ce moment qu'une figure inconnue se dégagea du
chaos et que les espoirs des chancelleries se portèrent sur un
seul nom. Le capitaine Semeonof, cosaque du Transbaïkal,
venait d'organiser en Mandchourie un détachement de volon-
taires qui se battit avec des succès intermittents contre les
rouges.
Le général Khorvat, gérant du chemin de fer de l'Est, auquel
le jeune chef avait demandé un secours en armes et argent,
s'adressa aux gouvernements français, anglais et américain,
par l'intermédiaire de leurs représentants à Kharbine. Le gou-
vernement américain, qui espérait des accords avec les Soviets,
sur avis de sa légation de Pékin, et peut-être aussi du consul
Moscr et de l'ingénieur Stevens, refusa à deux reprises toute
aide. Les Anglais accordèrent immédiatement une somme de
100.000 roubles, et ensuite Soo.ooo roubles par mois (10.000
492 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
livres sterling) , dont le gouvernement français payait la moitié.
Khorvat ne consulta pas les Japonais.
Pour les armes et le concours technique, la question fut
plus difficile. Français et Anglais étaient absorbés par le front
occidental. En février, le War Office anglais fit adresser par le
général Tanaka, attaché militaire à Londres, la prière au gou-
vernement japonais de vouloir bien s'intéresser au capitaine
Semeonof, qui méritait un appui immédiat. Le gouvernement
impérial consentit. Le ministre Terauchi envoya son agent
Kawakami, puis le général Nakadzima chez Khorvat, offrir
des armes. Ce dernier leur demanda (') des assurances officielles
que le gouvernement japonais ne désirait pas d'avantages ter-
ritoriaux. Le général Nakadzima répondit que le Japon n'espé-
rait que des concessions d'ordre commercial, déclaration que
confirmèrent des dépêches des généraux Tanaka et Terauchi,
et du baron Goto : a Le Japon désirait des relations amicales
avec la Russie. »
Au mois de mars 191 8, Trotski jouait avec les Alliés un jeu
serré. L'avance sur Paris n'avait pas encore commencé. Les
missions étrangères alliées, dupées par des hommes de"paille,
espéraient reconstruire en Russie un front contre l'Allemagne,
et Trotski fit soigneusement cultiver cet espoir. L'agent diplo-
matique Lockhart à Moscou, et le major Fitz- Williams à Kief,
décidèrent le Foreign Office à un changement d'orientation
politique. Les diplomates russes en Extrême-Orient ne furent
plus consultés par leurs collègues anglais, et on leur refusa
l'emploi du chiffre dans leurs dépêches. Au commencement
d'avril 1918, les Anglais invitèrent vivement les Japonais à
eesser leur appui à Semeonof. Ceux-ci refusèrent, et ils eurent
raison : un mois plus tard. Français et Anglais, désabusés,
recommencèrent leur subvention mensuelle, qu'ils continuèrent
à verser jusqu'au mois d'octobre de la même année.
Jusqu'au mois de juin 1918, le subside du gouvernement
français avait été versé au prince Koudachef, ministre à Pékin,
(}) Khervat me dit plus tard avoir « posé cette condition au secours
des Japonais ».
EN SIBERIE
493
pour le transmettre à Khorvat (et Koltchak). Semeonof fut
ainsi considéré comme un officier subalterne, au service du
centre politique de Kharbine. On s'aperçut bientôt que la
subvention était absorbée, pour la plus grande partie, pour or-
ganiser des détachements qui ne manifestaient aucun désir de
se battre. Le gouvernement français fit donc parvenir son
secours financier directement à Semeonof, ce qui lui fit la posi-
tion d'un chef quasi indépendant.
A Semeonof, officier brave et patriote, mais sans envergure,
les Anglais opposèrent l'amiral Koltchak, auquel un caractère
honorable, quoique violent, et son habile attitude comme com-
mandant de la flotte de la mer Noire, avaient assuré l'estime
universelle. Koltchak ne réussit pas à coopérer, ni avec les
petits chefs, Semeonof, Kalmykof, Gamof, etc., dont chacun
s'était distingué de sa façon, ni avec les Japonais, qu'il choquait
par des actes et des paroles d'une violence extrême, que notam-
ment le général Nakadzima ne semble pas lui avoir pardonnées.
Quand Koltchak s'aperçut, plus tard, qu'il serait impossible
aux Russes de se tirer, seuls, d'affaire et s'adressa au ministre
de la Guerre à Tokyo, il ne put arriver à aucun accord.
Au mois de mai 1918, les Alliés n'avaient pas encore pu
arrêter une politique définie à l'égard de la Russie. Masaryk
avait conseillé aux Alliés (en avril) de reconnaître les Soviets.
Les échelons tchèques, trahis par Trotski, parcouraient la Sibé-
rie, animés de sentiments peu tendres pour les rouges, mais
faisant eux-mêmes de la politique et s'opposant à celle de
Koltchak, Semeonof et les autres.
A Irkoutsk, un représentant allié força les Tchèques (^) à
rendre les armes aux troupes bolchevistes dont ils avaient été
traîtreusement attaqués et qu'ils avaient réussi à désarmer.
Tout en protestant contre cette action, les Tchèques conti-
nuèrent à « protéger la révolution ». A Vladivostok, quelques
commerçants, érigés en consuls, empêchèrent les efforts de
Khorvat contre le socialiste-révolutionnaire Gerber, qui y avait
établi un gouvernement : les officiers russes furent désarmés
(^) Avec la menace qu'ils ne seraient pas transportés en France.
494 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
par ordre des consuls alliés, qui leur firent en outre arracher
les insignes de leur grade. En somme, les diverses autorités
alliées préconisaient une politique de non-intervention qui les
obligeait sans cesse à de nouvelles interventions, qui ne conten-
taient personne et dont les bolcheviks furent les seuls à profiter.
En juillet 1918, Vladivostok, dégagé par les premiers éche-
lons tchèques, fut menacé par d'importantes forces rouges
auxquelles s'étaient joints des corps de prisonniers austro-
allemands. Les Tchèques demandèrent un secours militaire.
Le général Paris, chef de la mission militaire française, proposa
d'urgence la descente d'au moins deux divisions japonaises.
Le G.E.M. japonais fit, le 25 juillet, une proposition d'envoyer
immédiatement deux divisions, proposition à laquelle les gou-
vernements alliés, à l'exception de celui des Etats-Unis, s'asso-
cièrent.
L'intervention alliée en Sibérie aurait été motivée de plein
droit par la nécessité d'empêcher la formation d'un front
ennemi en Sibérie. Le président Wilson, qui fut, par son iso-
lement même, l'arbitre de la situation, se laissa fléchir par un
argument qui a été maintenu, par la suite, pour expliquer ia
présence des Alliés en Sibérie. Ce fut un argument d'ordre sen-
timental : on jugea impossible d'abandonner les braves troupes
tchèques, aux prises avec les rouges.
Le président Wilson, gagné simultanément par les idées
contraires d'un secours collectif aux Tchèques et de la non-
intervention dans les affaires russes, prit ainsi l'initiative d'une
proposition qu'une seule division japonaise de 17.000 baïon-
nettes, à laquelle la population sibérienne se joindrait, irait
tirer les Tchèques d'embarras, et que l'intervention armée ne
dépasserait pas l'Oussouri.
Une déclaration japonaise du 2 août décréta la mobilisation
de la 12® division d'infanterie et l'expliqua comme une mesure
pi'ise par le gouvernement impérial pour venir en aide aux
Tchèques, sur la proposition de l'Amérique, et après que les
autres gouvernements eurent pris d'analogues mesures.
Les 17.000 Japonais débarquèrent à Vladivostok, le 12 août.
SIBERIE
495
à peu près en même temps que 7.700 Américains (de Ilonolulu),
5oo Français de Pékin et 800 Canadiens. Les événements ulté-
rieurs donnèrent raison au général Paris, qui déclara cet envoi
insuffisant.
2. — L'affaire de Kraevsky.
Au moment du débarquement des troupes alliées, il se trou-
vait entre Irkoutsk et Vladivostok à peu près 35. 000 bolcheviks
armés (parmi lesquels des milliers de prisonniers, encadrés
d'officiers allemands), auxquels Khorvat ne put opposer que
les i.5oo hommes de Semeonof et 3.4oo de Khorvat (d'ailleurs
opérant par groupes indépendants de 900, 600, 200 hommes),
avec 22 canons et 5o mitrailleuses.
Le 19 août, Vladivostok fut menacé par 5. 000 rouges en pre-
mière ligne et 3. 000 en réserve. Un fort détachement, dit
<( international », avança le long du chemin de fer, en cinq
trains blindés, flanqué par des groupes épars, entre autres un
détachement de déserteurs tchécoslovaques. Les Alliés leur op-
posèrent, près du village Kraevsky, et à cheval sur la voie
ferrée, 4. 000 hommes, composés d'un bataillon français, un
bataillon anglais, quatre bataillons tchèques et cinq escadrons
de Kalmykof, le tout sous les ordres du colonel Pichon. Le
général Ooi, avec 4. 000 Japonais, se tint en réserve.
La bataille, peu considérable en elle-même, refléta d'une
façon remarquable les complications de la politique interna-
tionale. Le commandement tchèque semble avoir intention-
nellement engagé une force très restreinte, afin de provoquer
l'intervention étrangère que le gouvernement américain ju-
geait presque superflue, mais qui dégagerait les troupes tchè-
ques, peu désireuses de rester accrochées à la guerre civile
russe. Les Japonais, dont le moment n'était pas encore venu,
se tinrent soigneusement à l'écart, à une quinzaine de kilo-
mètres en arrière.
L'attaque, bien menée, se produisit le 20 août, avant le lever
du soleil, par l'avance foudroyanio de i.ooo rouges, au flanc
Editions Bossard
498 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
droit des Alliés, tendant à les contourner et les faire prendre
entre deux feux. Les Anglais lâchèrent immédiatement pied
et entraînèrent les autres. Le général Ooi, sommé de venir au
secours du front menacé, répondit que le moment propice
n'était pas arrivé.
Quand la retraite des troupes russo-anglo-tchéco-françaises
fut un fait accompli, le général Ooi laissa ses troupes en
rései^e, à l'endroit exact d'où il avait jusque-là observé le
combat, et arrêtai l'offensive des rouges. Du 21 au 28 août, les
Japonais maintinrent un front passif. Le 24, vers l'aube, le
général Ooi fit marcher ses hommes qui, avec la vigueur
coutumière de leur race, poussèrent l'adversaire jusqu'à
Médoveya.
Pendant les engagements dont je parle, il se produisit une
scène frappante : le feu des obusiers japonais avait détruit la
voie derrière un train blindé rouge, armé de canons et mitrail-
leuses. Le train, immobilisé sur un remblai élevé, était chargé
de combattants — parmi lesquels plusieurs femmes — qui
attendaient l'attaque de pied ferme. Le général Ooi, voulant
peut-être offrir à ses alliés, qui assistaient à la scène, un spec-
tacle unique, ordonna l'assaut du train, par deux demi-com-
pagnies, postées à droite et à gauche de la voie. Les rouges
tirèrent des fenêtres, des marchepieds, de la locomotive, sur
laquelle une trentaine d'hommes s'étaient amassés. Les soldais
japonais avancèrent, à pas de course, baïonnette au canon,
contre un feu nourri. Ils eurent une trentaine de morts, mais
escaladèrent le remblai et tuèrent les rouges survivants : ceux
qui se sauvèrent par les fenêtres furent achevés par les baïon-
nettes des camarades en bas.
Le major tchèque Zikha, commandant un bataillon tchèque,
assista au spectacle à côté du général Ooi et lui fit remarquer
qu'il aurait été préférable de détruire à coups de canon le train
immobilisé. Le général Ooi répondit que le plus important était
de faire vite et de ne laisser échapper personne de l'équipage.
L'ennemi, définitivement battu, se retira sur Khabarovsk,
où il fallait maintenant aller détruire les restes de ses forces.
EN SIBERIE
499
Les Français avaient perdu une vingtaine d'hommes, les Japo-
nais trois cents.
3. — L'incident de Mandciiourie du 28 août 1918.
Le 18 juin 1918, un accord avait été conclu entre le Japon
et la Chine, stipulant que la Mandchourie serait gardée contre
l'invasion bolcheviste par des troupes chinoises et japonaises,
dont la tâche consisterait en la protection des nombreux étran-
gers habitant la frontière. Les bolcheviks n'avaient aucun
désir de mécontenter les Chinois par une escapade en Chine,
mais il fut à craindre qu'ils ne continuassent à considérer le
chemin de fer de l'Est comme terre russe. La 7^ division
japonaise, sous le général Foudziy, dont le quartier général se
trouvait à Jaou-Jan, avança le long du Transsibérien jusqu'à
la frontière sibérienne, que les prescriptions du président
VVilson ne lui permirent pas de franchir.
Semeonof se trouva, à ce moment, à Mandchouria, avec ses
i.5oo hommes, abrités derrières les baïonnettes japonaises. Le
parti militaire au Japon désirait, aussi ardemment que Russes,
Français, Tchèques et Anglais, une entrée en action, mais le
gouvernement japonais évitait avec soin chaque motif de con-
flit avec les États-Unis, et le ministre de la Guerre n'osa pas
accepter la responsabilité d'une opération conlraire à l'accord
avec l'Amérique.
Les esprits oscillaient ainsi entre de futiles considérations
diplomatiques et de très urgentes nécessités militaires, quand,
le 28 août, Semeonof somma le général Foudziy de lui prêter
secours contre une nouveille avance bolcheviste. Des forces im-
portantes, convenablement commandées par le général von
Taube, Russe baltique, s'approchèrent de Daouria, où un
nombre de grands bâtiments, favorablement situés, leur au-
raient permis d'organiser une forte position devant Mandchou-
ria. Il fallait les en déloger le même jour.
Le général Foudziy se trouva ainsi pris au dépourvu. Il dé-
pendait non du général Otani, commandant les forces expé-
500 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
ditionnaires en Sibérie, mais du général Nakamura, comman-
dant militaire de Corée, siégeant à Port-Arthur. Une coopé-
ration avec les troupes japonaises de Vladivostok n'aurait pu
se faire que par ordre de son chef et du ministre de la Guerre,
ce qui aurait signifié une inappréciable perte de temps. Il pré-
féra ne pas interposer des responsabilités moins clairvoyantes
dans le problème que le moment lui posait, et le trancha
comme un soldat. Il tint à son état-major le discours suivant :
(( Je suis envoyé ici pour garder le territoire chinois contre
les bolcheviks. J'ai reçu ordre de ne pas franchir la frontière,
mais ne crois pas devoir obéir cette fois. Je ne puis, à ce
moment décisif, abandonner le seul Russe qui veut et peut
se battre contre notre commun ennemi. Si l'empereur me
désapprouve, je saurai ce qu'il restera à un samouraï à faire C).
Le même jour, un bataillon d'infanterie et une compagnie
d'artillerie japonais franchirent la frontière sino- russe, der-
rière le détachement de Semeonof. Les bolcheviks, ne con-
naissant pas le nombre exact des Japonais, se retirèrent sans
combat, de Daouria d'abord, d'Olovianaia ensuite.
L'incident politique ainsi créé par le général Foudziy inquiéta
les diplomates japonais, mais fut bientôt réglé par le bon
sens des représentants alliés à Tokyo. Seul, le gouvernement
américain garda un silence désapprobateur, a un silence mé-
prisant », me dit un de ses représentants à Tokyo.
4. — L'occupation du Transsibérien.
La poursuite des bolcheviks fut fastidieuse, mais facile. La
12® division japonaise remonta la voie de Vladivostok vers
Blagoviéchtchensk, où elle devrait se rencontrer avec une bri-
gade de la 7®, venant de Karimskaia, tandis que l'autre brigade
de cette division se dirigea sur la même ville, par Tchitchikar,
(^) Le général Foudziy connaissait le désaccord entre les vues du
G.E.M. et celles des Affaires étrangères, désaccord qui a si curieu-
sement éclaté dans l'affaire de l'île Prinkipo, où l'attitude du repré-
sentant japonais fut inspirée par le désir de ne pas trop s'écarter de
la politique américaine. Il avait juré à ses ancêtres de commettre
harakiri, en cas de désaveu par son gouvernement.
SIBERIE
501
afin de couper aux rouges la retraite en Chine. Les troupes
russo-japonaises saisirent quelques centaines de rouges, que les
Japonais traitèrent en prisonniers de guerre, les Semeonoftsy
comme brigands. Quelques bolcheviks échappèrent dans les
toundras au Nord, puis retournèrent à Vladivostok, où ils
furent internés par les soins des Américains.
Bientôt, la 3" division japonaise releva la 7% qui retourna en
Chine, pour reprendre la garde sur le chemin de fer de l'Est.
En octobre 1918, les Tchèques, voulant former un nouveau
front dans les Oural s, prièrent Semeonof de les relever. Ce fut
en réalité un appel aux Japonais. La question des garnisons
russes au Transbaïkal ne s'est jamais posée autrement C)- A.
partir de cette époque, les 3.5oo kilomètres de chemin de fer
entre Tchita et Vladivostok, par les branches de l'Amour et de
la Chine, furent gardés par trois divisions japonaises.
La tâche militaire qui fut confiée aux Japonais dans l'en-
semble des opérations interalliées fut la garde du Transsibé-
rien entre Verkhné-Oudinsk et la mer. Plus tard, les troupes
américaines montèrent la garde sur un tronçon particulière-
ment tranquille : entre Verkhné-Oudinsk et le lac Baïkal.
Dans les régions accidentées de l'Amour, fourmillant de
bandes rouges, la garde de la voie fut celle de la vallée contre
les attaques venant des collines. Les Japonais durent poser de
petites garnisons dans les gares et auprès des principaux ponts,
tandis que des détachements volants faisaient, sans cesse, des
reconnaissances en trains blindés.
La guerre était difficile. Si les Japonais étaient mieux armés
et plus solidement disciplinés, les rouges, renforcés par des dé-
tachements de cosaques, mécontents du régime de Semeonof,
employaient des méthodes de guerre dans lesquelles ils excel-
laient. Leur tactique consistait invariablement en une destruc-
tion du chemin de fer (à simple voie). Après avoir isolé quelque
garnison, souvent composée d'une section seulement, les
rouges attachèrent leurs chevaux aux arbres des forets voisines,
derrière les collines, et commencèrent un siège en règle de
(') Voir plus Iniu ]r rliaiiitic « Avec lc« troupes Jiiponaiscs. »
502 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
la gare, située dans la vallée. Parfois ils eurent raison de la
poignée de Japonais, dont la résistance désespérée se termi-
nait toujours par d'horribles scènes de suicide et de tortures
des blessés survivants. Si des renforts arrivaient, les rouges
sautaient en selle et disparaissaient dans la « taïga ».
Les troupes japonaises ne furent ni aimées, ni détestées,
comme une presse vendue le prétend. Elles se tinrent à l'écart
de la population. Mais partout où je suis entré au milieu d'eux,
dans quelque village de l'intérieur du pays, j'assistai à des
scènes d'allégresse : leur arrivée mettait toujours fin à quelque
régime d'anarchie insupportable, soit celui des bolcheviks, soit
des Semeonoftsy. Pour connaître la véritable opinion du pays
sur leur présence, j'ai tenu à consulter les prêtres, qui ont
généralement conservé leur influence sur la populace. Je n'ai
jamais trouvé des prêtres orthodoxes opposés à leur présence
dans le pays. Tous admirèrent en eux les vertus militaires
pour lesquelles ils sont justement célèbres, et l'absence de pré-
textes hypocrites, pour expliquer leur présence en Sibérie.
Leurs officiers se tenaient enfermés dans une attitude froide-
ment correcte et ne manifestaient nulle intention de se mêler
des questions intérieures russes.
Les journaux de Kharbine, Vladivostok, etc., leur étaient
généralement hostiles. Cette presse, toujours Israélite, défen-
dait des intérêts commerciatix, que la politique sibérienne du
Japon menaçait.
5. — Politique japonaise en Sibérie.
Coopération avec les Semeonoftsy.
La politique japonaise, constamment contrecarrée par les
Anglais et Américains, consistait en la création de sphères
d'influence autour des garnisons japonaises, où l'industrie et
le commerce japonais puissent s'infiltrer.
Elle entra par ce fait en conflit avec les intentions améri-
caines, qui se cristallisaient dans la mission Stevens. Cette
mission, composée de 200 ingénieurs américains, avait été
SIBERIE
503
autorisée par Kerenski à réorganiser complètement le Trans-
sibérien. Cette réorganisation aurait compris l'entière direc-
tion dés transports, c'est-à-dire la mainmise sur la principale
artère sibérienne. Les Japonais proposèrent l'inlernationalisa-
lion du secours technique, sous une direction russe. Stevens
refusa de partager sa mission avec des citoyens d'autres pays —
et le moins du monde avec les Japonais, qu'il jugeait peu
qualifiés en matière de chemins de fer. Chacun essaya alors de
gagner pour soi le personnel du Transsibérien. La plus sérieuse
des captaiiones benevolentiae américaines consistait en un
train spécial, couvert d'affiches immenses : « Secours fraternel
aux fonctionnaires du chemin de fer », qui répandait gratui-
tement, parmi les employés du Transsibérien, des vêtements
chauds et des couvertures de qualité excellente, qu'on retrouva
par la suite presque intégralement sur les marchés des villes.
Les Japonais, de leur côté,- organisèrent près des gares des
hôpitaux, etc.
La politique anglaise fut moins simpliste. Elle ne distribua
parmi les cheminots ni bibles, ni sucre à bon marché, ni sous-
vêtements. Elle ne bâtit pas d'hôpitaux, mais elle avait mis la
main sur un chef. Elle visait un but limité mais précis, et
cherchait à y atteindre par son influence sur Koltchak, que la
mission Knox avait amené à Omsk, sans avoir préalablement
consulté les Alliés.
L'arrivée de l'amiral au pouvoir n'avait pas pour résultat
d'aplanir les difficultés. Pendant quelques mois, il y eut deux
chefs en présence, qui ne voulaient pas s'entendre et qui repré-
sentaient deux conceptions opposées. Sur l'initiative du général
Janin, les Japonais s'employèrent, par l'intermédiaire de Khor-
vat, à réconcilier les adversaires.
La politique étrangère du gouvernement d'Omsk fut dirigée
dans un sens hostile au Japon et favorable aux Etats-Unis,
dont on espérait jusqu'au dernier moment imc intervention
de facto, qui ne se produisit pas.
Un ra[)prochcment avoe le Japon n'eut lieu qu'aux derniers
mois de l'an 1919. Le gouvernement imuérial n'avait en\ové
504 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
un haut-commissaire qu'en septembre de cette année (M. Kato).
Celui-ci avait proposé aux Alliés une complète reconnaissance
de l'amiral, sans résultat. Des démarches sérieuses pour un
accord entre le gouvernement sibérien et celui du Japon ne
furent faites que pendant la retraite, après le transfert des
ministères à Irkoutsk. M. Trétiakof avait remplacé M. Soukine
comme ministre des Affaires étrangères. Il me dit, le i3 dé-
cembre :
« Nous-mêmes, et la population russe tout entière, nous
n'avons plus d'espoir que dans une étroite coopération avec les
Japonais. Nous ne demanderons au. Japon que l'occupation
d'un front, passant à loo verstes Ouest d'Irkoutsk, par les
mines de Tcheremkhovo, qui ne doivent pas tomber aux mains
des rouges. Leur seule présence et la certitude de leur con-
cours suffiront pour ranimer le moral de nos troupes, que
nous serons obligés de réorganiser complètement, avant de les
relancer à nouveau dans le combat. Mais nous désirons rester
fidèles à notre principe et ne mener la guerre contre les
bolcheviks qu'avec nos propres troupes.
« L'intervention japonaise, présentée comme égoïste, n'a
nullement été plus intéressée que celle des autres puissances.
Je ne saurais dire quels avantages le Japon a remportés jus-
qu'ici, pour ses efforts, pour se® énormes dépenses et le sang
que ses soldats ont versé. Si le Japon voulait organiser nos
mines et nous procurer le charbon qui ne nous arrive plus,
nous accepterions une telle aide avec empressement. La popu-
lation sibérienne n'a rien contre 'eux, et nous non plus. Les
Russes sentent de plus en plus qu'une alliance entre Japonais
et Russes, embrassant non seulement l'Extrême-Orient, mais
la Russie entière, serait chose simple et naturelle.
« Le gouvernement sibérien aurait été content de recevoir
du secours des Américains, mais la sympathie qu'ils nous ont
témoignée est restée stérile. Ils nous ont apporté le secours de
leur Croix-Rouge — -comme d'ailleurs les Japonais — mais
non pas là où nous l'aurions encore plus apprécié : au front,
à nos pauvres soldats. Le gouvernement américain a, dès le
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SIBERIE
505
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commencement, commis la faute d'espérer que le bolchevisme
renferme un bon et utile noyau d'idées réformatrices. Il n'en
est rien. Les opinions du président ont changé pendant son
séjour en Europe, mais la politique d'un pays ne pourrait
changer d'un jour à l'autre.
(( Le gouvernement suppose que les conditions du Japon
pour l'intervention que nous leur demandons ne seront pas
dures. Nous n'attendons que l'arrivée de l'amiral pour pro-
poser au gouvernement japonais un plan complet d'action. »
J'ai fidèlement reproduit cette partie de ma conversation
avec M. Trétiakof, parce que ses opinions concordaient exac-
tement avec celles des autres « intellectuels » d'Irkoutsk.
L'accord avec le Japon ne s'est pas fait. Profilant de l'absence
du chef suprême, que les Tchèques avaient arrêté en route,
les socialistes-révolutionnaires d'Irkoutsk fondèrent un gouver-
nement, qui servit — comme tous les gouvernements socia-
listes-révolutionnaires qui l'avaient précédé, — à préparer un
prochain régime bolcheviste. Peut-être le G.E.M. japonais
a-t-il un moment espéré organiser un front contre les armées
soviétiques (ce fut l'avis des militaires japonais en Sibérie).
Mais deux divisions n'auraient pas suffi, et le gouvernement
américain désirait encore toujours se tenir aux engagements
du mois d'août 1918. Il est certain qu'un fort détachement
japonais (comprenant plus qu'une brigade d'infanterie, de la
cavalerie, etc.) a été embarqué, en décembre 1919, dans un
port japonais, à destination de Sibérie. Mais une note amé-
ricaine a arrêté les navires déjà chargés.
Désormais, aucun point d'appui en Sibérie, pour une poli-
tique russo-japonaise. Koltchak, arrêté et presque prisonnier
entre Novo-Nikolaievsk et Irkoutsk, avait chargé Semeonof du
commandement en chef des armées sibériennes. Mais la chute
et la fin de Koltchak redonnèrent à Semeonof un pouvoir régio-
nal, sans espoir de continuité. Le capitaine Semeonof, en jan-
vier 1918, ce fut l'annonce d'un chef populaire, et la promesse
d'un relèvement national. L'ataman Semeonof, au début de
1920, c'est un général déchu, abandonné des cosaques qui
506 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
rayaient élu, se débattant dans une situation sans issue. Le
gouvernement japonais allait-il engager une nouvelle politique
avec un général russe que ses alliés pourraient désavouer?
Et puis, la presse japonaise commença à dresser le bilan de
l'expédition sibérienne. Il ne semble pas certain que la presse
japonaise représente toujours l'opinion de la nation. Comme
les grandes entreprises industrielles et financières, elle dispose
d'une liberté et d'une indépendance remarquables et pas tou-
jours recommandables. Elle avait, depuis longtemps, mené une
campagne sourde contre l'intervention en Sibérie. Les actions
d'éclat de ses soldats, leurs souffrances, leur attitude si con-
forme aux antiques vertus nationales avaient été ignorées à
dessein. La presse avait souvent manifesté des tendances qu'au-
rait pu lui inspirer la haute finance, répugnant aux divergences
avec la politique américaine. Comme partout ailleurs, au
Japon, les journaux sont un moyen d'influencer le public,
quitte à lui prêter leurs opinions ensuite.
Les journaux demandèrent donc si les avantages commer-.
ciaux et les garanties futures en Sibérie valaient les 707
hommes tués au front et les 470 morts par suite de maladie C).
En effet :
(( Aucune mine d'or ou de fer ne vaut le sang d'un seul
soldat japonais, m'avait dit le général Hosono, mais nous
sommes là pour défendre au bolchevisme l'accès en Chine et
au Japon. Et nous réussirions facilement, si nous n'étions
gênés par la jalousie de deux de nos alliés. »
Ce fut alors le danger bolcheviste qu'on allait nier. « Ce
n'est pas avec des mitrailleuses qu'on peut combattre des
idéesl », etc. D'ailleurs, les commerçants n'étaient pas con-
tents. Le cours du rouble rendait le trafic malaisé et ne per-
mettait que l'entrée de la camelote. Le climat, supportable
pour les Sibériens du Nord, gens trapus et solides, est diffi-
cile pour les Japonais : on trouvait parfois des sentinelles
(^) Déclaration du ministre Tanaka à la Chambre des Députés, le
22 janvier 1920. Ces pertes comprennent l'époque d'août 1918 à
janvier 1920.
EN SIBÉRIE 507
mortes de froid. Les troupes japonaises, que les populations
avaient, au début, si bien accueillies, rencontraient chez les
habitants des dispositions de moins en moins favorables, et
dans certaines villes, des comités socialistes-révolutionnaires
et bolchevistes, ouvertement encouragés, allèrent jusqu'à re-
commander le boycottage des marchandises japonaises et l'as-
sassinat des sentinelles.
' Entre temps, le gouvernement américain avait retiré son
■corps expéditionnaire, sans en excepter ses services de la Croix-
Rouge. Les Japonais avaient été placés devant des chefs suc-
cessifs, dont chacun avait été à son tour encouragé par une mis-
sion alliée, et, à son tour, faute d'appui suffisant, avait sombré.
Ainsi Gaïda, Rozanof, plus tard Medvedief, Boldyrief, etc. Pen-
dant quelque temps, les troupes du général Ooi C) coopérèrent
même avec des socialistes-révolutionnaires, qui permettaient
journellement des attaques contre des soldats japonais isolés.
On voyait chaque matin la terrible figure de samouraï du
commandant japonais parcourir les rues à pied pour se rendre
à son état-major, accompagné de quelques officiers armés,
toisant les habitants hostiles et leur imposant le respect.
Depuis, la politique japonaise en Sibérie s'est laissé inspirer
par le principe de non-intervention, qu'il est évidemment im-
possible d'appliquer au contentement de tous les partis. Dans
les zones occupées (Vladivostok, Khabarovsk, etc.), on favorise
io parti militaire, qui fonctionne avec un minimum de pro-
grammes politiques. Dans les autres régions, les Japonais ont
cherché des accords avec les petits gouvernements locaux (*).
(^) Qui a succédé au n^énéral Otani conunaudanl du corps expédi-
tionnaire.
(') Parmi les qu('l(pH\-; milliers de piailles i^épnl)liq\u\s, il s'en ost
form* cinq qui sont, un pou plus considérables : Vcrkiiuié-Oudinsk,
Tchita, Blagoviéclilclicusk, Khabarovsk, Vladivostok. T.cs cinq villes
«démocratisées» essayent de soumettre les villages environnants. Le
commissaire israélite Tabelson (Krasnolcliokof), disposant de pleins
pouvoiis conféiés par Trolski, fait des efforts pour les soumettre à
un pouvoir central soviétique, qui gouvernerait un a lîlal-tam|)on »,
obéissant à Moscou, c'est-à-dire à des étrangers, vivant à une distance
de /j.ooo kilomètres. Des pourparlers ont été entamés par Tabelson
avec les Japonais, pour aboutir à la formation et. à la reconnaissance
508 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
La chute du gouvernement Koltchak et la résistance contre
l'infiltration du bolchevisme, c'est-à-dire l'absence des deux
principes centralisateurs de la révolution russe, placent la
Sibérie dans une situation fort curieuse. La démocratie russe
se manifeste ici danj; sa forme la plus pure : le morcellement
en petites communes et républiques, ne subissant la contrainte
d'aucun pouvoir central, qui sera éternellement considéré
comme un empiétement aristocratique par de petits groupes
de cet État-tampon par le gouvernement impérial. Voici un court
résumé historique :
3o avril 1920. — Le général Ooi propose au gouvernement de
Verkhné-Oudinsk la création d'une zone neutre, dans laquelle ni les
troupes japonaises, ni celles des Soviets ne pénétreront.
Commencement de mai. — Les Soviets ont retiré de Sibérie le gros
de leurs forces, à l'exception de 3 divisions à l'Est d'Irkoutsk, une à
Minousinsk, une à léniséi, une à Barnaoul, et une à Semipalatinsk.
6 mai. — Le gouvernement de Verkhné-Oudinsk (c'est-à-dire
Tabelson) fait une proclamation : il accepte la proposition japonaise,
à condition que le gouvernement japonais cesse toutes relations avec
Semeonof.
Le général Ooi refuse de confondre les deux questions. Il envoie
à Verkhné-Oudinsk une commission, sous le général Takayanagi.
25 mai. — Les pourparlers commencent à Verkhné-Oudinsk, mais
n'aboutissent à rien, les Japonais refusant de discuter la question
Semeonof. Les derniers retournent à Tchita.
3i m,ai. — Le gouvernement de Vladivostok afTiche une proclama-
tion : puisque le général Semeonof empêche un accord d'intervenir
entre le Japon et le gouvernement de Verkhné-Oudinsk, il faut ren-
verser le pouvoir de Semeonof.
Commencement de juin. -^ — Semeonof soutient de sérieux combats
près de Tchita. Le gouvernement de Verkhné-Oudinsk ayant consenti
à la création de la zone neutre que les Japonais avaient proposée, la
5® division se retire de Tchita. Quoique l'amitié du commandement
japonais pour Semeonof, leur camarade d'armes, persiste, sera-t-il
possible de continuer à prêter à celui-ci une aide efficace ?
3 juin. — Le gouvernement japonais envoie le général Tsouno avec
6 bataillons à Nikolaievsk, oiT la garnison, le personnel du consulat
et les habitants japonais, hommes, femmes et enfants, ont été mas-
sacrés, dans les circonstances les plus atroces. Le consul japonais,
entouré par les rouges, a incendié sa maison, tué sa femme et ses
enfants, et s'est ensuite jeté dans les flammes.
i4 août. — Semeonof quitte Tchita et s'établit à Daouria. Les seuls
Japonais qui se trouvent auprès de lui sont : le capitaine Suzuki,
avec une petite mission militaire, et un nombre de volontaires japo-
nais ne faisant partie d'aucune organisation militaire japonaise.
10 septembre 1920. — Rapatriement des derniers Tchèques. A partir
d'aujourd'hui, la présence japonaise n'est plus motivée par le devoir
d'aider les Tchèques à retourner chez eux, mais par la nécessité de
protéger l'Empire japonais contre des agissements bolchevistes.
SIBERIE
509
de citoyens, sur les libertés de la majorité. Que cet insup-
portable patronage soit exercé par des représentants d'un em-
pereur, par les fonctionnaires d'une République ou par des
commissaires bolchevistes, il sera également exécré par les
primitifs. Il n'y a que dans ces petites communes, dont chaque
citoyen connaît son voisin et peut apprécier les intérêts de sa
communauté, où il pourrait conserver l'illusion d'être à peu
près maître de sa destinée. A côté de cet avantage, la forme
du gouvernement qui la lui ferait perdre importerait peu. En
Sibérie, sous la garde impassible et indifférente des patrouilles
japonaises, on voit la révolution démocratique russe aboutir
tout naturellement à l'application des idées qui en ont assuré
le succès.
CHAPITRE XI
L'AMIRAL KOLTCHAK
I. — L'amiral Koltchak, sa carrière.
LA notoriété dont jouissait l'amiral Koltchak au début
de l'affaire de Sibérie était moins due à son passé de
soldat, — quoique très brillant, — qu'au rôle qu'ii
avait joué à l'escadre de la mer Noire, qu'il commandait quand
la révolution éclata. Tandis que la désorganisation de la flotte
de la mer Baltique, immédiate et complète, avait été accom-
pagnée d'atrocités sans nombre, aucun grave désordre n'avait,
gagné les équipages de la mer Noire. Comme Broussilof au
groupe Sud-Ouest des armées russes, l'arriiral Koltchak avait
réussi, par l'introduction de quelques réformes, à conserver
son influence sur les hommes. Mêmes contacts personnels avec
les inférieurs, même grandiloquence, avec peut-être moins
de concessions à l'esprit d'indiscipline : la savante propagande-
bolcheviste s'était en premier lieu jetée sur les troupes à proxi-
mité de Petrograd, puis sur l'armée ; elle n'avait pas encore-
gagné la mer Noire. Quelques marins loquaces, que l'amiral
prêta à Broussilof, et que le vieux malin gentilhomme cajola
avec abnégation, firent du bon travail parmi les troupes qu'on
dressa pour l'attaque du i®"" juillet.
Un remarquable article de presse signala la discipline d&
l'amiral à l'admiration du public et à la curiosité inquiète du
Comité exécutif. En juillet 1917, l'envoi d'une vingtaine de
propagandistes combla la lacune. Quelques semaines plus^
tard, l'amiral, vaincu, fut sommé, sur le pont de son navire,
de se rendre à son équipage. Il eut une attitude pleine de
EN SIBÉRIE 511
dignité, refusa de rendre son sabre, qu'il jeta à la mer : joli
geste, dont s'emparèrent la poésie patriotique et la caricature.
Il venait de montrer juste assez de souplesse pour rester
acceptable dans les milieux révolutionnaires, et assez d'atta-
chement aux saines idées d'une discipline militaire, pour in-
quiéter le gouvernement provisoire, au moment où Komilof
prépara son coup d'Etat. Kerenski l'envoya en mission aux
Etats-Unis («Vous partirez, ou vous serez arrêté! ») et l'amiral
tarda assez en Suède pour apprendre l'échec de la malheu-
reuse tentative du grand patriote.
Il se trouvait au Japon, sur le chemin du retour, quand les
bolcheviks s'emparèrent du pouvoir. Il désira continuer à se
battre contre les Allemands. Ne voulant pas se contenter, dans
une marine alliée, d'un rang inférieur à celui qu'il venait
d'occuper dans la sienne, il offrit, par dépêche, au War Office
de Londres, de servir dans une armée de terre, dans n'importe
quel rang C). Un télégramme de Londres le pria de( se rendre
à Shanghaï, et de là en Mésopotamie, où le commandement
anglais avait été averti.
Des visites répétées qu'il fit à Pékin au prince Koudachef et
aux ministres alliés suggérèrent à ceux-ci — et notamment
aux Anglais — l'idée de l'utiliser dans un plan de grande
envergure. Il s'agissait . d'unifier, sous un chef notoire, les
efforts isolés des officiers de Kharbine, Semeonof, Orlof et
autres. L'amiral refusa une propositon de Semeonof, proba-
blement inspirée de Khorvat, d'accepter le commandement des
détachements de Kharbine. Il « avait engagé sa parole vis-
à-vis des Anglais ».
L'amiral semble avoir été désagréablement surpris, en arri-
vant à Singapore, d'y trouver un T. S. F. du War Office lui
« permettant de se rendre en Sibérie », penmission qu'il n'avait
pas demandée. Revenu à Shanghaï, il y trouva sa nomination
comme membre du Conseil de direction du Chemin do fer de
0) Un de ses amis me dit qu'il avait choisi l'armée nnpiaise
parce que l'anglais était à peu près la seule langue étrangère dont il
possédât quelques éléments.
512 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
l'Est. Cette nomination permit — sans créer de nouveautés —
de lui confier un commandement militaire. En effet, le traité
russo-chinois relatif à la fondation de cette importante partie
du Transsibérien mentionne le maintien d'une brigade de
gardes- frontière, préposés à la garde de la voie ferrée. Ces
troupes se trouvaient inscrites au budget du ministre des
Finances et portaient des pattes d'épaule vertes. Leur nombre
avait toujours excédé les 20 hommes par verste que le traité
avait fixés. Le général Samoïlof — successeur du héros Kor-
nilof — les commanda pendant la révolution. Ses essais d'orga-
nisation des officiers à Kharbine avaient échoué, et le général
Khorvat, gérant du chemin de fer, espérait que le prestige de
l'amiral ferait ce miracle C)-
Prévoyant que les Japonais allaient jouer un rôle très im-
portant en Sibérie, l'amiral pria l'ambassadeur à Tokyo,
M. Kroupenski, de transmettre au G.E.M. japonais que ses
intentions étaient a de s'entendre avec eux sur la voie à suivre ».
Il le fit prier (( de télégraphier aux représentants du général
Tanaka à Kharbine et Pékin des ordres à ce sujet ». Mais il
lui fut impossible d'arriver à un accord avec ces représentants.
L'expérience des nombreux détachements que les officiers de
Kharbine avaient formés avait appris aux Alliés qu'on ne
pouvait rien en espérer (^). Le petit capitaine Semeonof, à
peu près le seul qui voulait se battre et qui ne quittait parfois
pas ses bottes pendant une semaine, quasi reconnu par les
gouvernements alliés, avait gagné en importance. Les Japonais
ne croyaient qu'aux cosaques (^), et leur projet d'intervention
(^) Le général Samoïlof me dit, en janvier 1919 : « Il est impossible
pour un officier russe de faire du service comme un soldat. » Le
général Plechkof : « Il sera impossibte de former un seul régiment
russe, sans qu'un bataillon sur trois soit composé de soldats étran-
gers. »
(^) Avis unanime des consuls et représentants militaires alliés à
KharÉïhe.
(^) Le général Tanaka me dit, en décembre 1918 : «Si le général
Janin veut atteindre le but que nous tous nous proposons, il devra
agir avec des troupes non-russes. Les Russes (à de rares exceptions
près) ont perdu leur patriotisme. Pour le rétablissement de l'ordre,
on ne pourra compter que sur les cosaques ! »
-5~/Z
r/AMiii\i, KOl.TCliAK.
EN SIBÉRIE 513
avait déjà pris une forme précise : elle ne dépasserait pas
rOussouri, pays de cosaques, où le cosaque Semeonof, seul,
pouvait devenir une véritable force.
L'amiral essaya de se subordonner le capitaine. Après avoir
vainement attendu sa visite, il alla le visiter dans son repaire,
la gare Mandchouria. L'entrevue fut froide. Quand l'amiral
annonça au capitaine qu'il le nommait ataman des cosaques
d'Oussouri, l'autre répondit : « Inutile, je me suis déjà nommé
moi-même I » D'ailleurs Koltchak était amiral et — comme
Semeonof me le dit plus tard : « Pour nous, officiers de l'armée
de terre, un amiral est une sorte de civil ! »
Rebuté par Semeonof, qui fut, parmi les patriotes, le seul
chef voulant risquer sa vie au front, l'amiral n'eut qu'à con-
tinuer l'œuvre des « civils » Khorvat et Popof : l'organisation
et l'équipement — en pure perte — de détachements de parade
en Chine. Il semble avoir refusé, à plusieurs reprises, toute aide
militaire au capitaine récalcitrant, quand celui-ci fut en dan-
ger, et ce furent chaque fois les Japonais qui l'en tirèrent (').
A Kharbine on oublia que les Russes avaient à ce moment
besoin d'exemples et que les génies du sabre sont plus rares
et plus précieux que les politiciens.
La situation exceptionnelle du chemin de fer de l'Est, qui
est terre russe, protégée par des baïonnettes chinoises, permit
aux nombreux officiers russes réfugiés de Russie de s'y établir
en des fonctions administratives, d'y ouvrir des magasins, de
faire le commerce de l'opium, tout en promenant en ville des
uniformes nouvellement inventés, et faisant tinter leurs sabres
contre les trottoirs. Avec de tels militaires, déracinés par la
chute du tsarisme, et vite corrompus par l'abominable atmos-
phère de cette colonie de trafiquants et spéculateurs — un
ghetto et un bagne — l'exemple d'un Komilof seul eût pu
faire quelque chose. L'honnête amiral, avec ses saillies ora-
toires et sa fureur patriotique, ne put arriver à rien.
(') Le colonel Orlof a «Hé rappelé par Kollchak du {toiU Af \\n\ul-
chouria à un moment très critique pour Semeonof.
33
514 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
En juin 1918, l'amiral, conscient de son impuissance, se
rendit à Tokyo et y eut un entretien avec le général Tanaka,
en présence de MM. Koupenski, Chichkine, Stepanof et autres.
Le chef du G.E.M. japonais lui conseilla de « se retirer mo-
mentanément de l'affaire». (( Nous vous réservons pour l'ave-
nir un rôle plus important! » Fut-ce un congé, ou y eut-il
déjà entente avec les Anglais.*^
L'amiral passa deux mois en villégiature au Japon. Entre
temps, l'aide des Tchèques, qui soutinrent le Directoire, permit
la mobilisation en Sibérie d'une armée importante. Quand le
général Knox, à la tête d'une mission militaire anglaise, se
rendit en Sibérie, pour en entreprendre l'organisation, il cueil-
lit l'amiral en route. Celui-ci alla y jouer un rôle considérable.
Le général Knox: s'arrêta à Vladivostok. L'amiral continua
son voyage et se mit à la disposition ^u général Boldyref,
membre du Directoire et commandant en chef. Il fut nommé
un mois plus tard au poste de ministre de la Guerre, en rem-
placement du général Iwanof Rinof . Par de fréquents voyages
au front, où il fut populaire, il enflamma les troupes. Il trouva
une armée républicaine. La plupart des ofïîciers royalistes
s'étaient déjà assuré des postes en arrière. Les officiers du
front étaient, pour une grande partie, républicains, mais
mécontents de la gestion des affaires. Les inévitables frictions
entre politiciens socialistes-révolutionnaires et officiers se pro-
duisaient partout. La faiblesse du parti socialiste-révolution-
nare pendant la révolution a toujours été de vouloir changer
le caractère de l'armée. Une armée ne doit être qu'un instru-
ment entre les mains des chefs. Chaque essai d'y apporter des
changements — sous prétexte de collaboration des hommes
aux buts militaires — en diminue la valeur. Ce fut à un ban-
quet d'offlciers à lékatérinbourg, présidé par l'amiral, en
tournée au front, que, pour la première fois, un général
russe C), sous les acclamations des Russes et de quelques
0 Ce fut le général Bangherski, Letton, fils de paysans, républi-
cain, officier de valeur éprouvée. Voyez au chapitre II mes impres-
sions personnelles.
SIBERIE
515
officiers alliés, interpréta le désir du corps d'ofiieiers, que
i'amiral s'emparât du pouvoir. L'amiral refusa de répondre,
puis se laissa pousser.
2. AVTOUR DU COUP d'ÉtaT.
Le coup d'État eut lieu le i8 novembre 1919. Les membres
du Directoire furent arrêtés et dirigés sur la frontière, l'état
de siège et la dictature de l'amiral proclamés. Ce coup d'État,
exécuté trop tôt, fut peut-être une faute. D'abord parce que
l'amiral, ne connaissant pas les rouages de l'armée, et sans
convictions politiques, fut à la merci de quelques Éminences
grises qui le firent mener une politique entièrement de sou-
bresauts. II suscita ensuite la résistance des atamans de l'Orient,
dont il exigea une soumission immédiate sans les avoir préala-
blement consultés : le résultat en fut l'arrêt des envois vers
Omsk par les officiers de Semeonof. Mais le pire malheur fut
que les auteurs du pronunciamento avaient omis de consul-
ter les Tchèques sans lesquels le Directoire d'Oufa n'aurait pu
être fondé, ni le nouveau gouvernement ne pouvait subsister.
Aux 100.000 rouges, le gouvernement d'Omsk n'avait pu
opposer que i5.ooo volontaires russes, sous Voïtsekhovki,
Pépélaief, Kappel, Grevine, etc., encadrés par 35. 000 Tchèques
qui trouvèrent que les officiers d'Omsk auraient mieux fait de
venir les aider au front au lieu d'aller en nombres imposants
arrêter des avocats à Omsk. Le soldat tchèqiio, mécontent, se
serait laissé apaiser et aurait pu facilement ("'tre amené à rester
indifférent à (( cette question intérieure russe » — comme le
lui avait recommandé le président Masaryk — si les comités et
agents politiques ne s'étaient interposés, bien entendu au nom
do la démocratie, parce que, le plus souvent, c'est un discours
d'un politicien qu'on appelle une conviction de la démocratie,
Un manifeste dii Conseil national tchèque, que les journaux
russes publièrent, blâma en termes sévères le coup d'État.
L'état-major en empêcha heureusement la divulgation dans les
rangs de l'armée. Peut-être les avocats tchèques eurent-ils le
516 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
droit de protester contre l'arrestation de leurs camarades poli-
tiques C), mais ils augmentèrent le désordre et déclanchèrent
une réaction des éléments de gauche contre le fait accompli C).
Il ne faut pas croire — certains politiciens ont voulu le
suggérer à l'Europe — que la population sibérienne était
opposée à l'avènement du chef suprême. Rien n'est moins
naïf! La seule influence que la révolution ait probablement
eue sur l'idéologie du paysan sibérien — une révolution n'est
en somme qu'une gigantesque discussion très bête, très tapa-
geuse €t très sanglante — ce fut une méfiance à l'égard de la
monarchie, d'ailleurs inexplicable à deux ou trois mille kilomè-
tres de la capitale C). La seule chose qui importe pour lui est la
disposition de sa terre et l'écoulement de ses produits, avec de
l'ordre dans les moyens de transport, les administrations, la
police. Puisque l'amiral lui promettait tout cela, il accepta son
gouvernement, — comme de droit, — tant qu'il fut fort. A
l'exception des bolcheviks et des socialistes-révolutionnaires de
gauche et du centre ( qui sont pour la nationalisation de la
terre), les partis politiques furent pour l'amiral. Le bloc
«démocratique» qui l'appuya fut composé de : i" les coopé-
ratives ; 2° le Conseil des associations du commerce et de
l'industrie ; 3° les comités des industries de guerre ; A" le parti
cadet; 5° la section Plekhanof du parti socialiste-démocrate;
6° le parti travailliste (dirigé par des intellectuels) ; 7° les
socialistes-révolutionnaires de droite.
(^) Une douzaine de membres de la Constituante d'Oufa, qui sié-
geaient au moment du coup d'Etat, dans la zone tchèque, et dont le
général Sirovy avait défendu l'arrestation, avaient été enlevés, en son
absence, par ordre du général Diterikhs. Ce fut cet attentat à l'auto-
rité tchèque qui fut plus sévèrement ressenti que le coup d'Etat à
Omsk.
(^) Le 21 décembre éclata une révolte à Omsk. Les insurgés déli-
vrèrent les douze politiciens dont je viens de parler, sans aucune
participation de leur part. Ceux-ci revinrent, d'ailleurs, après quelques
heures, se constituer prisonniers. Ils n'en furent pas moins «jugés»
par un « comité d'officiers » et noyés dans l'Irtych.
(^) Un paysan du Transbaïkal, désabusé après deux ans de révo-
lution, me dit : « On a tant parlé du tsarisme ! Mais quel mal le
tsar a-t-il bien pu nous faire à 3. 000 vcrstes de distance ? »
EN SIBERIE
517
Le président des coopératives sibériennes, organe écono-
mique et politique très puissant, M. Sazonof, annonça en
l'amiral un « Washington russe » C). C'est-à-dire que tout le
monde en désirait un. Aucun des partis politiques que je viens
de mentionner n'aurait supporté la domination d'un autre.
Mais telle fut la nécessité d'une main ferme au gouvernail de
l'État, que tous s'inclinèrent devant le sabre, cet instrument
si éminemment neutre. Malheureusement, le sabre alla faire
de la politique à son tour.
Des services « de contre-espionnage » furent institués dans
les villes et absorbèrent un grand nombre d'officiers, auxquels
le gouvernement octroya un pouvoir discrétionnaire pratique-
ment illimité. Un citoyen était suspect pour avoir critiqué le
gouvernement, voire pour désirer l'avènement de l'Assemblée
constituante. Les suspects furent généralement envoyés « dans
la République de l'Irtych ». Il y a eu nombre de cas où l'état
de la fortune du délinquant semble avoir déterminé sa con-
damnation.
3. — La question des officiers.
Les PRAPORCIITCHIKS.
Il est certain que le gouvernement de l'amiral se trouva —
peut-être à cause de son origine — dans l'impossibilité de
diriger ses officiers là où ils pourraient être le plus utilement
employés. Les villes sibériennes sont remplies d'officiers de
métier, qui refusent de se battre au front. A Kharbine, ils
ont usurpé des postes administratifs, et on les y maintient,
soit «en vue des mobilisations futures», soit «parce qu'il
serait une illusion de former des régiments russes sans un
bataillon d'étrangers pour y maintenir la discipline C). A
(^) Ce ne fut qu'en janvier 1920 que M. S.TZonof fil la découverte
qu'il s'était trompé. En fait, le seul tort que l'amiral a ou, c'est de
ne pas avoir réussi.
(^) Les généraux S... et P... m'ont dit que, selon eux, aucun régi-
ment russe ne pourrait rien faire de bon sans un bataillon japonais
pour protéger les officiers.
518 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Tchita et au Transbaïkal, où le gros travail est fait par les
Japonais, les régiments de Semeonof sont soustraits au front
de l'Oural, d'abord parce que l'amiral n'a pas voulu recon-
naître à leur chef sa dignité d'ataman des cosaques d'Extrême-
Orient, et quand il aura été reconnu, parce que leur présence
sera devenue indispensable au front du Transbaïkal . A Irkoutsk,
on est monarchiste : « Tant que Koltchak ne se prononce pas
pour le rétablissement d'une monarchie, nous ne voyons pas
pourquoi nous nous battrions! », me déclarent les officiers
russes. Et ainsi de suite. A Omsk même, un entassement consi-
dérable se fait d'officiers excellents, jeunes et qui ont donné
des preuves au front allemand des meilleures qualités mili-
taires.
On a parfois l'impression que le ministère de la Guerre a
créé des bureaux (^) pour en embusquer, tellement est énorme
leur nombre sur les trottoirs de la ville, et tellement scanda-
leux, si l'on pense à la pénurie de chefs expérimentés au front.
Tout cela est d'autant plus regrettable, que cette classe d'offi-
ciers se considère comme héritière des meilleures traditions de
l'ancien régime et comme l'espoir de la Russie symbolique.
Si, dans les speechs officiels, ces militaires se dressent comme
(( un mur en face du désordre et de l'anarchie », on ne peut
s'empêcher de craindre qu'il ne puisse résister à des chocs
vigoureux depuis que l'attachement au légitime chef de l'Etal
— ce ciment qui en joignait les pierres, — s'est volatilisé.
Cela a été ainsi dès le commencement de l'action du Direc-
toire d'Oufa. A la fin d'octobre 191 8, les généraux Sirovy et
Diterikhs, nommés commandant en chef et chef d'état-major
du groupe d'armées, trouvèrent en arrière du front une situa-
tion ahurissante. Des milliers d'officiers, rescapés de Russie,
s'étaient réunis en 160 états-majors, avec leurs ordonnances
pour seuls soldats. Entre autres, un corps d'armée, comptant
60 militaires, parmi lesquels 2A officiers, tous occupés dans les
bureaux de l 'état-major, avait soustrait au front des canons.
(M Pai' exemple une batterie sans canons, où, à Omsk, 17 officiers
furent employés.
SIBERIE
519
mitrailleuses, munitions, qu'on gardait quelque part, en ar-
rière du front, en attendant que les soldats se présentassent
pour les organiser! Il fallait les arrêter et envoyer, munis de
fiches, chez les commandants des régions militaires en les-
quelles on avait divisé la Sibérie! Tous ces milliers d'officiers,
que seul un Kornilof eût contraints, par son magnifique
exemple, de prendre le fusil et le sac au dos, l'amiral n'a
jamais réussi à les envoyer là où leur activité aurait été indis-
pensable.
Quand je me rendis au front (mars 1919), la situation au
corps d'officiers était la suivante : dans les régiments, 5 %
officiers du métier, et plus que 70% de praportchiks. Pour ne
nommer qu'un seul exemple : au 45^ régiment, je trouvai 58
officiers, parmi lesquels 3 officiers du métier. Ce sont : le colo-
nel, son aide (un lieutenant-colonel) et un capitaine sans pro-
tection et négligé par le sort au cours de la grande guerre.
Le premier a pris service pour des raisons patriotiques, le
second, vieillard de 60 ans, pour venger sur les rouges sa
femme et sa fille, indignement maltraitées par des soldats
rouges. Parmi les 55 officiers de réserve, je trouve 4i pra-
porchtchiks.
Ce sont les praporchtchiks qui forment les jeunes classes, qui
font les reconnaissances dans cette guerre, où le? officiers ne
sont faits prisonniers que pour être martyrisés, qui conduisent
leurs hommes aux combats et qui ne peuvent pas se consoler
avec les plaisirs pour lesquels leurs brillants camarades de
céans s'embusquent dans les villes.
On se rappelle comment ces derniers se moquaient d'eux
pendant la grande guerre, avec quelle véhémence on les accu-
sait plus tard d'avoir répandu les idées révolutionnaires dans
l'armée, ou du moins de les avoir trop tôt acclamées dans les
assemblées des soldats. Cela ne les a pas empêchés de se faire
tuer aux attaques de juillet et août 1917. Et s'ils se sont, en
officiers russes, trompés sur la portée d'événements qui, en
somme, ont débordé le jugement de tout le monde, ils peuvent
se réclamer d'un nombre immense d'augustes exemples. Les
520 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
matelots les tuaient, tout comme les officiers du cadre, dans
les maisons de Sébastopol, Odessa et Kief, quand leur seul
crime fut de porter des pattes d'épaule d'officier, et encore plus
tard, à la seconde révolution, pour la seule raison d'avoir été
des officiers.
On continue à se tenir, à leur égard, aux anciennes règles
de promotion. Il y a des chefs clairvoyants — trop rares,
hélas! — qui les distinguent dans la masse des jeunes. Ils y
voient le pur métal dont seront forgés les futurs chefs de
l'armée russe. Et un des côtés les plus tragiques du gigan-
tesque conflit russe et illustré par le fait que ces praporchtchiks
accusés d'avoir provoqué et préparé le bolchevisme dans
l'armée russe, trouvent chaque jour, parmi leurs prisonniers,
des officiers de carrière et leurs camarades de l'ancien régime.
k. — La faiblesse du régime.
La jeunesse et l'inexpérience des officiers, pour la plupart
anciens élèves des gymnases et dont la moitié compte moins
que 20 ans, mettaient souvent la troupe en état d'infériorité.
Cependant, ils s'aguerrissaient, et on aurait pu arriver à quelque
chose, si l'arrière avait coopéré. Mais il y avait « quelque part,
entre Omsk et le front », un trou, dans lequel tout disparais-
sait : complets d'équipements, bottes, casquettes, couvertures,
le sucre, le tabac, les sous-vêtements pour officiers, et jusqu'aux
fusils et munitions destinés au front. Pour expliquer la longue
impunité de la canaille qui vivait aux dépens de l'armée, on est
obligé de la supposer nombreuse.
Dès le début, on put se procurer à Omsk, moyennant de
bons billets, des papiers militaires permettant à un commer-
çant — et qui ne l'était pas par ces temps durs.^* — d'aller avec
des wagons militaires faire des achats à Kharbine, et d'en
revenir revendre ses marchandises dans la capitale. Chaque
nuit, des soldats venaient décharger, à la i3® ou i4® voie de
la gare d'Omsk, quantités d'objets de luxe pour dames, par-
fums, sous-pantalons parisiens (on était resté fort mondain à
SIBERIE
521
Opisk). Un ministre en fonctions n'a-t-il pas gagné ainsi une
coquette fortune O, par le transport, pour son propre compte,
de vingt wagons, destinés à approvisionner la population en
détresse? L'affaire étant rendue publique, le cher collègue a
dû démissionner, mais on lui a épargné le déplaisir de rendre
gorge, probablement pour ne pas créer un fâcheux antécédent.
Le trafic en wagons militaires était le secret de Polichinelle
à Omsk. Deux fois j'ai vu des commerçants présenter au com-
mandant militaire de la gare d'Omsk, plus ou moins gêné par
ma présence, les papiers portant le cachet du grand quartier,
et qui obligèrent cet officier de mettre les voitures à leur dispo-
sition. Pourquoi a-t-on attendu la débâcle finale, pour con-
damner un des principaux coupables, qui fut le général chef
des transports au grand quartier général (^)? Quelles compli-
cités inextricables se sont opposées aux poursuites judiciaires?
La faiblesse du régime se manifestait d'ailleurs en une faci-
lité anormale des meurtres politiques ou quasi politiques :
l'amiral n'a jamais voulu les interdire, probablement parce
qu'il était impuissant. Il n'était chef suprême qu'en nom; la
Russie était une oligarchie : le pire des régimes. La multipli-
cation des pouvoirs donnait lieu à de nombreux abus. Certains
scandales rappellent celui du roi David avec la femme
d'Uriah (^), ou, pour choisir un exemple plus récent, celui de
Maurice de Saxe qui obtint une lettre de cachet pour rendre
un mari phis complaisant (*).
Les véritables ennemis du régime d'Omsk ne furent pas les
bolcheviks, que tout le monde détestait, ils se trouvaient à
(') Un wnpon, hnbilempnt rempli, rapportait, à cause de la diffé-
rence des prix entre Kharbine et Omsk, un peu plus qu'un million
de roubles.
(^) Le général Kasatkine a été condamné à mort, puis gracié après
intervention de l'étranger, pour les services rendus pendant la retraite.
Il ne fut d'ailleurs pas le seul officier supérieur impliqué dans
l'affaire.
(•'') II Samuel, ii, i5.
(■*) Favart, le mari de la (".bantilly (Voy. Grimm et IHd. C.orr. Ht.
VIII, p. 23i-i>.'^3). Il s'agit du ministre S... La lettre de cachet fut \m
envoi en première ligne, que le ministère de la Guerre aocorda com-
plaisamment.
522 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
l'intérieur. Le soldat qui se bat, le citoyen qui paye, ne de-
mandent pas qu'on leur explique tous les actes du pouvoir
exécutif : ce sont là exigences d'ambitieux voulant participer
à la conduite des affaires publiques. Ils ne veulent qu'être
conduits de main sûre, ils demandent la certitude d'une tran-
quillité, présente ou future, — il leur est indifférent, au nom
de quels principes, — pour compenser les sacrifices qu'on leur
impose. Mieux vaut à leurs yeux un mauvais programme poli-
tique, fût-ce le programme bolcheviste, conduit de façon inexo-
rable, que le programme le plus joli et le plus attendrissant,.
qui ne suscite que des espoirs idiots et qui ne fait que dupes.
Je m'explique ainsi comment, pendant les retraites du moi&
d'août 1919, jusqu'aux bourgeois hésitèrent à quitter leurs
demeures, pour suivre la destinée du gouvernement. On me
dit : « Évidemment, ces ministres et ces généraux, ils sauve-
ront leur peau, leur fortune se trouve déjà à l'étranger. Mais
nous.** Si nous avions encore l'espoir de pouvoir retourner.»* »
Il n'est pas vrai que le gouvernement d'Omsk n'ait été sup-
porté que d'un petit groupe de monarchistes. La plus grande
partie de la population sibérienne l'avait admis au -début,
quand les proclamations de l'amiral inspiraient la confiance.
Mais l'incapacilé, l'inexpérience et les vols de son entou-
rage O avaient graduellement provoqué un indicible malaise.
Les vertus de l'amiral, son honnêteté, son enthousiasme n'y
purent plus rien. La défaite est la résultante naturelle du
régime. La Sibérie, dès le mois de juillet 191 9, voterait pour
le régime qui saurait se rendre définitif. D'ailleurs, le désordre,
sous le régime bolcheviste, serait moins grand que sous celui
de l'incertitude. On en avait assez des théories. On s'apprêtait
à subir le régime qui aurait l'armée la plus forte. ^
5. — L'amiral.
J'ai eu deux fois le plaisir de causer avec l'amiral. Il est
(^) On loua, au début, la participation aux affaires de l'Etat de
fonctionnaires jeunes, non compromis dans les bureaux de Vancien
régime. Comme si l'on peut se passer de connaissances techniques,
péniblement acquises !
SIBERIE
523
petit, a des épaules carrées, et ne semble jamais quitter l'alti-
tude du commandement. Un regard un peu fixe, mais honnête,
une expression sympathique au visage. Pendant la conver-
sation, un rien suffit pour qu'il s'emballe de façon inquiétante.
Quand il me parla de l'intervention américaine en Sibérie, il
avait l'écume aux lèvres. Son entourage l'admirait beaucoup
pour cette fureur facile, et y voyait je ne sais quelle force
d'enthousiasme pythique, tandis que ce n'était qu'une dange-
reuse faiblesse. C'est une nature pleine de noblesse, mais dans
le sens que les vieilles légendes russes nous ont conservée,
excluant la souplesse, la ruse et presque la prudence. Il croyait
fortement en ce qu'il faisait : cela est bien. Il faisait tout ce
qu'il croyait, et cela est fort mal. Sa politique courait d'inspi-
ration en inspiration, et changeait souvent du matin au soir.
II n'avait autour de lui que des « jeunes ». Pour un chef de
détachement qui vit d'élans, rien de plus naturel. Pour un
chef d'Etat, ce fut une fauté de principe : les jeunes n'étaient
pas assez jeunes pour ne pas apporter à Omsk les jeunes espoirs
d'une époque déjà ancienne. Il fallait de vieux rats, que l'âge
avait détachés de leurs propres doctrines.
On devinait en lui la tristesse d'un homme dont aucun effort
n'aboutit au résultat. Il n'est pas assez général pour en imposer
aux presque trois mille officiers qu'occupent les bureaux
d'Omsk, et pas assez homme politique ponr conduire cette
magnifique et tentante entreprise que serait la restauration
de la Russie en son ancienne grandeur, froidement, logique-
ment, comme une affaire. Le choix d'un grand-duc C) eût été
une faute (peut-être!), mais du moins les officiers se seraicnt-il.s
rangés autour du chef, comme les détachements de communis-
(^) Dans les cercles officiels, on n'a pas voulu envisager l'hypothèse
que la révolution russe n'a été, du commencement jusqu'à la fin,
qu'une énorme bévue. On a souvent cru. parmi la populace, h l'avè-
nement prochain du grand-duc Mikhaïl Alexandrovilch. On chucho-
tait avec mystère, et répandait par une sorte de pia fraiis les détails
les plus minutieux sur son séjour en Sibérie. On le signalait tantôt
à Omsk, ou à Kliarbine et Tehita, c'est-à-dire où le plus grand nombre
d'officiers monarchistes étaient accumulés. 11 n'est pas sûr que le
grand-duc aurait été mal reçu par la population, s'il avait fait sa
rentrée avec un programme large, lilural et conciliant.
524 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
tes autour de l'anti-chef, et on aurait disposé d'un noyau sûr.
La force d'un régime réside surtout dans les croyances d'une pe-
tite élite, les autres s'en f... En Sibérie ne peut-on pas s'empê-
cher de croire que le prix de l'obéissance factice au chef suprême
fut la facilité pour les suppôts du régime de se faire embusquer,
et l'impunité de petits et grands délits C)-
L'amiral accentua pendant nos conversations le rôle que des
étrangers (parmi lesquels il rangea les Lettons et les Juifs)
continuent de jouer dans tous les mouvements subversifs en
Russie et en Sibérie. Il me montra quelques photos de comités
révolutionnaires (pétiorkas) C) d'Omsk, de lékatérinbourg, etc.
Les photos, prises dans des caves, juste avant la pendaison des
coupables, me montrèrent des figures caverneuses, atterrées
par la peur. « Voici les noms des huit conspirateurs de léka-
térinbourg, me dit-il, parmi eux je compte deux Russes, trois
Juifs, trois Lettons. Regardez les faces des deux Russes : ne
sont-ce pas des douraki (idiots) et ne voyez-vous pas en eux
l'image de la Russie même, analphabète, mal instruite, séduite
par des allogènes malins? Pour la pétiorka d'Omsk, la même
chose. Parmi sept membres, un Russe, et ce n'est pas le plus
intéressant. Le chef est toujours un commissaire, envoyé par
Trotski. »
Quant à la politique américaine, l'amiral la prétendit être
infecte pour la Russie.
« Les Etats-Unis ont envoyé ici des représentants qui, étant
aussi mal intentionnés que le président, et subissant de sem-
blables influences, empirent la situation. On dit parfois que les
Américains sont mal informés, mais ils savent autant que les
autres puissances. L'attitude de leurs chefs. Graves, Robinson,
(^) Chaque fois que la conduite d'un officier semblait devoir impo-
ser une punition (ivresse publique, désertion, détournement de
fonds), l'amiral faisait remarquer « que les bolcheviks en avaient assez
tué en Russie, pour qu'on ne continuât pas à le faire en Sibérie 1 ».
Ce ne fut qu'à la fin du régime qu'on commença à sévir.
(^) (c Pétiorka » (groupe de cinq), mot appartenant au vocabulaire
révolutionnaire : comité secret, un dans chaque ville russe, composé
<ie 5 membres, qui, sous l'ancien régime, dirigeait les conspirations.
Depuis, le nombre des membres a varié, le nom (symbolique) est
resté.
EN SIBERIE
525
Morris, et celle de leurs troupes, est telle qu'on les croirait tous
envoyés en Sibérie dans le but d'y répandre le bolchevisme.
Vous pouvez dire à qui vous voudrez C) qu'on les rappelle
tous, que le mal qu'ils font est incalculable et que les relations
entre la Russie et l'Amérique deviennent de plus en plus mau-
vaises. Leur politique est largement une politique juive, et
ici, en Sibérie, ils sont principalement entourés de Juifs, sujets
russes C). Quant aux autres puissances, nous n'avons à nous
(*) Je me suis bien gardé de le faire.
(2) On trouve une liste des interprètes russes, que la mission de
l'ingénieur Stevens utilisait, dans un ordre du général Ivanof, com-
mandant la ville de Kharbine, que le Viestnik Mandchouriy a publié
dans son numéro du i8 septembre 191 9 :
Raïgorodsky (Ilia Moyseevitch), Galberg (Mauris losiphovitch) ,
Rousanov (Fedor Nikanorovitch), Gikhovitch (Iwan Nikiforovitch),
Likorenko (Abram Alekseevitch), Rozen (Israel-Iosel Beniaminovitch),
Lanis (Scholim Abramovitch), Gourevitch (Israil losiphovitch),
Feingold (Léon Salphitovitch), Chichkovsky (Benian Markovitch),
Kaganski (Mikhael Samuilovitch), Gourevitch (Pasa Isaakovitch),
Saigelman (Meier Wolphovitch), Kan (Grigory Petrovitch), Rekovski
(Mochko Khaïmovitch), Blives (Mozek Meierovitch), Baraban (Moisey
Fridrikhovitch). Gourevitch (Boris Semeonovitch), Petraskas
(Bortleni Matis). P.adionof (Pawel Ivanovitch), Anuon (Roubin
Morits), Pergamentchik (Maoum Aaronovitch), Minine (Kasian Iva-
novitch), Bereker (Abram Eleiv), Wolfovitch (Moisey Izraelovitch),
Belink (Khaïm Mikhaelovitch), Ourban (losif Bernard), Anfinagenof
(Nikolaï Sergciev), Pazik (losiph Foïrouch), Iwanen (Frank Andree-
witch), Borisof (Semen Iwanovitch), Eli (Izer Abramovitch),
Sabchine (Mordokh Aronovitch), Sabchine (Nakhman Aronovitch),
Chinkirouk (Vasili Iwanovitch), Goudman (Emmanuil Khars), Tchou-
mak (Biliam Andreevitch), Liamine (Solomon Borisovitch), Wasi-
lenko (Vladislav Petrovitch), Galatski (Beniamine lontclev), Kaplan
(Maks Izraelevitch), Chekhol (Samouil Khaïmovitch), Monzars (Izi
Abramovitch), Goldchtein (Izaak Lazarevitch), Oulanovsky (Girch
Davidovitch). Keller (Luns losiphovitch), Zarietski (Mordokh Abra-
movitch), Wekselstein (Abram Petrovitch), Kazan (Cari Frank),
Dietlowitski (Mire Samouilovitch), Iakoubovitch (Maouris Mcnakhi-
movitch), Groutchkounis (losiph Petrovitch), Tosman (Solomon
lezovitch), Pestounovitch (Abram Petrovitch), Brozd (Naftouhne
leelev), Riabkine (Alcksandr Mikheveitch), Kcnous (Boris Chadgi),
Zakrepski (Mikhail losiphovitch), Kroupnik (Karl Samouilovitch),
Kichen (Anton Martinovitch), Chperling (Eris Wladimuovitch),
Klein (Lounz Samouilovitch), Koltozov-Mosalski (Alcksandr), larmo-
linski (Efim' Lvovitch), Pavliouk (Garry Ivanovitch). Gucraïlouk
(Ivan Mikhaïlovitch), Ivanof (Ivan Aloksandrovitch), Leyer (Karl
Karlovitch), Glik (louguen Leonteviich), Zilberg (Gans Isakovitch),
Frank (Levis Lazarevitch), Rolmik (Filip Niouterovitch), Sclnvarts-
man (David Gherchevitch). Kroukis (Martin DavidovildO. Kazaiiine
(Markous Izaakovitch), Kagan (Schlin.a Boris). Routmik (Ivan
526 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
plaindre d'aucune d'elles. A plusieurs d'entre elles, nous devons
beaucoup. (Ici l'amiral évite intentionnellement de préciser.)
Mais au front nous n'avons besoin d'aucunes troupes étrangères
(allusion à un secours japonais dans l'Oural, auquel le Japon
a été peu favorable). Il ne faut pas que du sang étranger
coule pour notre cause. Nous n'attendons de l'étranger que du
secours en armes et munitions. »
6. — L'amiral et les Tchèques,
L'entourage de l'amiral continuait les traditions et incarnait
l'orgueil de l'ancien Empire : Sa fierté souffrait d'être rede-
vable de l'existence à une armée alliée, obéissant à des direc-
tives venant du dehors, de devoir en subir la présence et de
n'en être pas le maître.
Pourtant, la prudence la plus élémentaire aurait dû dicter
une attitude conciliante à l'égard des Tchèques. L'amiral aurait
pu, pour une partie, neutraliser l'influence de leurs politiciens
qui ne cessaient, par décrets et manifestes, de s'immiscer dans
les affaires intérieures russes. Quelques bonnes paroles, une
«datante reconnaissance des services qu'ils avaient rendus à la
Russie, lui auraient gagné le cœur des «frères slaves».
Mais l'amiral ne manquait aucune occasion pour les froisser.
Tantôt — les sachant attachés au Transsibérien — il voulait
les chasser de Sibérie : « Qu'ils s'en aillent, avec ce qu'ils nous
ont prisi » Tantôt — connaissant les instructions de leur pré-
sident — il voulut les forcer de retourner au front soviétique.
Il les crut peut-être en désorganisation, parce qu'ils étaient
Mikhalovitch), Rouschwarzer (Piotr Aleksandravitch), Berenson
(Toïwa-Boris Fechelef), Biabchenko (Piotr Lvanovitch), Rietchitz
(Nikolaï Aleksandrovitch), Bielka (Piotr Samouilovitch), Smirnof
(Mikhael lakovlevitch), Mouravtchik (Natan Moisecvitch), Troïtski
(Liev lvanovitch), Lapinitski (Noson Nakhimovitch), Troïtski (Leonid
lvanovitch), Braun (Samouil Moïseevitch), Porietski (Nison lankele-
vitch), Sibiriakof, Makovski, Solkolov, Morosof, Soumarokof,
Dvorkine, Polonetski, Bourzov, Enicr, Grousman. Grokhalski.
Les interprètes énumérés sont invités de se présenter dans les trois
jours aux bureaux du commandant, pour se faire diriger sur les
unités dont ils font partie.
SIBERIE
527
difficiles à commander. Mais ce n'étaient pas des paysans
russes, chez qui ia débandade, une fois déclanchée, ne peut
être combattue qu'avec la peur. Ces soldats tchèques furent des
hommes instruits, braves, livrés à des influences contraires et
désorientés, mais parfaitement capables de s'arrêter eux-mêmes
sur la pente de l'indiscipline et de se reconstituer en phalanges,
dès que la nécessité s'en imposait.
De tels malentendus expliquent les curieuses démarches
qu'entreprenaient les ministres de l'amiral. Fin juillet 1919,
M. Soukine, ministre des Affaires étrangères, alla débiter au
général Janin l'énormité suivante : « Les Tchèques n'avaient
qu'à aller au front, s'ils ne voulaient pas être désarmés! » Le
gouvernement d'Omsk répéta cette sommation, au commen-
cement de septembre, au consul Pavlu. L'amiral continuait à
menacer « ses prisonniers de guerre » ; il se mettrait à la tête
de ses troupes, et « alors le sang coulerait! »
La mission tchèque, arrivée en Sibérie à la fin de septembre,
pour trancher nombre de questions que les légionnaires avaient
soumises au gouvernement de Prague, refusa le contact avec
l'amiral. MM. Pavlu et Girza publièrent un manifeste violent
contre lui, dans le pays qu'il gouvernait, probablement pour
expliquer à la troupe pourquoi il lui était défendu de se mêler
des questions intérieures russes C).
On a l'impression que, par-dessus les têtes des Russes et des
Tchèques, qui auraient pu faire bon ménage ensemble, l'ami-
ral de son côté, les chefs politiques du leur, n'aient beaucoup
fait pour aggraver les conflits existants et pour compromettre
définitivement toute collaboration.
(^) L'amiral répondit, les politiciens répliquèrent, cette horrible
discussion continua pendant la retraite.
CHAPITRE XII
LA MORT DE KOLTCHAK
I. — La retraite d'Omsk.
Au début de novembre 19 19, l'approche des armées so-
viétiques rendit la situation à Omsk précaire. L'armée
sibérienne était en fuite. Ses soldats, pour la plus
grande partie mobilisés dans les gouvernements de Perm,
d'Oufa et d'Akmolinsk, désertèrent en route, pour retourner
chez eux. Dans certaines divisions, on ne disposait que de 760
hommes ; telle brigade ne compta que i84 soldats. Le 8 no-
vembre, les missions française et japonaise quittèrent Omsk ;
les autres missions étaient déjà parties.
La retraite eut lieu dans un désordre d'autant plus complet
qu'un retour passager de la fortune avait suscité plus d'espoirs.
Les services de l'intendance avaient amassé — et laissé jusqu'au
dernier moment — de telles provisions à Omsk et Novoniko-
laievsk (comme auparavant à Oufa, Tchéliabinsk, lékatérin-
bourg) qu'on se sentait incliné à les soupçonner de conni-
vences avec l'ennemi. Ce fut le moment où un T. S. F. ofQciel
du Q.G. soviétique proclama le général Knox « fournisseur
attitré des armées rouges ».
L'administration du chemin de fer, en distribuant pour la
retraite les locomotives et le charbon, les avait, pour la plus
grande partie, dirigés sur le secteur Omsk-Novonikolaievsk
et avait complètement dégarni le trajet Taïga-Krasnoiarsk (45o
kilomètres). Cette coupable négligence allait faire tourner la
retraite en désastre.
Quant aux fonctionnaires du Transsibérien, dont la neutra-
L•A1AMA^ SÉMÉOiNOF.
EN SIBERIE
529
lité avait été tacitement reconnue, depuis deux ans, par les
deux adversaires de la guerre civile, le gouvernement d'Omsk
s'en était aliéné les dernières sympathies, en ayant omis de les
payer depuis trois mois.
Au début de la retraite, il était dû 3oo millions de roubles
aux seuls fonctionnaires à Omsk, et 600 millions à ceux entre
Omsk et Irkoutsk, où les membres du gouvernement étaient
allés attendre l'arrivé© de l'amiral. Plus un seul rouble dans
la caisse à Novonikolaievsk, à Krasnoiarsk un demi-million
— une goutte. Au cours de la retraite, chefs de gare et ingé-
nieurs désertèrent — ainsi à la gare de Bogatol, où ils aban-
donnèrent 3o locomotives gelées — laissant la voie libre aux
cheminots qui, à l'approche des rouges, dressèrent la tête.
Et, entre temps, le douloureux cortège des trains que rem-
plit toute la population bourgeoise à partir de Tchéliabinsk et
Perm jusqu'à Novonikolaievsk, et malheureusement aussi
d'une trop grande partie de l'armée découragée, encombra les
deux voies du Transsibérien et empêcha tout mouvement vers
l'Ouest. Il avait bien été décidé que l'ordre d'évacuation serait
le suivant : d'abord les services des ministères et les missions
alliées, ensuite les réfugiés civils et les services d'ambulance,
et finalement les troupes. Malheureusement cet ordre de trans-
port fut renversé par la conduite arbitraire d'un grand nombre
d'officiers généraux russes. Désespérant de pouvoir reprendre
la conduite de leurs troupes, complètement démoralisées, ils
ne manifestaient plus qu'un désir : se mettre, au plus tôt, en
sécurité derrière le cordon allié. Chacun dans son propre train,
chacun transportant sa suite et d'abondants bagages, ils s'em-
paraient à main armée de locomotives et de charbon, et for-
•çaient les chefs de gare à arrêter — parfois sur des distances
<;onsidérables — tous les autres transports, pour les laisser
passer, tantôt sur l'une tantôt sur l'autre voie C)- l's empê-
chèrent ainsi les arrivées de troupes et de charbon au front,
mirent en j)éril l'évacuation tchèque, et préparèrent ainsi un
(^) Je rencontrai, on novonitiiv-dôcombrc, un ctMfain noinl)ie de
■ces trains à l'Est du Baïkal, jusqu'à la fjarc de Trliila.
34
530 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
conflit entre les malheureuses troupes russes et les seules
troupes étrangères qui auraient pu en assurer la retraite.
2. — Les Tchèques suspendent la retraite russe.
Pour bien comprendre le rôle que jouent les Tchèques dans
le drame dont on va lire le récit, il faut se représenter l'état
d'esprit dans lequel ils se trouvaient. Anciens sujets autrichiens
et prisonniers de guerre, ils avaient été reconstitués en 191 6 en
nouvelles unités pour combattre les Allemands au front russe.
Soupçonnés d'abord par l'ancien gouvernement tsariste, ils
avaient été ensuite utilisés pour tous les coups de main les
plus dangereux. En août 19 17, ce furent eux qui sauvèrent, à
la bataille de Zdorof, le front russe qui s'écroulait. La seconde
révolution, puis la paix de Brest-Litovsk les libérèrent. Ils par-
tirent à travers la Sibérie pour se rendre au front occidental,
ensuite arrêtés, fondèrent presque malgré eux un nouvel ordre
et préparèrent l'avènement de Koltchak. Ils avaient travaillé el
souffert pour leurs frères slaves, sans empressement, mais
émus par la beauté du geste qu'ils accomplissaient.
C'étaient généralement des soldats sympathiques, unissant
au « charme slave » une solide instruction germanique (*).
Leur très belle conduite leur avait attiré l'admiration univer-
selle et les avait fait récompenser de l'indépendance de leur
nation. Leur attitude s'en ressentait jusque dans les profon-
deurs de la Sibérie. Une petite fraction aurait désiré continuer
la guerre contre les Soviets, mais la plus grande partie de
ces légionnaires était lasse de la longue absence de !a patrie
reconstituée, et le commandement tchèque n'osa les pousser
vers de nouveaux sacrifices. Les instructions du gouvernement
tchécoslovaque, qui prenaient un caractère de plus en plus
impérieux, limitaient leur tâche à la garde stratégique du
Transsibérien entre Omsk et Virkhné-Oudinsk, avec inlerdic-
(^) Dans certaine unité que je visitai, /Jo 0/0 des combattants avaient
passé le baccalauréat.
EN SIBÉRIE 531
tion formelle de se laisser impliquer dans les questions inté-
rieures russes.
Cette défense était en contradiction avec la protection qu'ils
accordaient au parti gouvernemental russe, et contenait le
germe du terrible conflit qui allait éclater. La neutralité des
Tchèques ne les en rendait pas plus sympathiques aux yeux
des rouges. La garde du Transsibérien les obligeait à de très
fréquentes expéditions armées, à une guérilla difficile et san-
glante, qu'ils menaient avec leur entrain coutumier C). Leur
situation en Sibérie était extrêmement équivoque et désagréable.
Constamment froissés et insultés par Omsk, ils étaient consi-
dérés par le gouvernement de Moscou, et par les conspi-
rateurs rouges en Sibérie, comme responsables de la longue
durée du gouvernement de l'amiral. La répression des émeutes
de paysans, la destruction des bandes de saboteurs au Transsi-
bérien (podryvny otriada), voire la suppression des rébellions
dans les garnisons gouvernementales, leur avaient attiré la
haine des rouges, sans que le gouvernement. en vigueur leur
en témoignât la moindre reconnaissance. Tout comme les Japo-
nais, ils retrouvaient souvent les cadavres de leurs camarades,
affreusement mutilés, et portant sur la figure les traces d'hor-
ribles souffrances. Après s'être prononcés en toutes circoais-
tances contre l'ancien régime et contre le diciatoriat, ils
finirent par être dénoncés, dans les manifestes bolchevistes,
comme des contre-révolutionnaires, coupables de tous les
crimes. Ils ne pouvaient donc pas être alléchés par la perspec-
tive d'entrer en contact avec les rouges, par petits paquets et
au hasard. C'est cependant ce qui allait arriver.
Par décret du 28 septembre 191 9, le gouvernement tchèque,
d'accord avec le Conseil suprême, avait donné ordre à ses
troupes sibériennes de se diriger sur Vladivostok, pour être
rapatriées. Cette décision, prise indépendamment de la situa-
(') Au cours de roccupalion du Transsibérien, 36o colonnes tclièquos
compo.S(;es de volonlaires ont marché contre les rebello. Quand on
on parlait à l'amiral ou à son cntourajïe, il répondait : a Ils ne le
font pas pour la Russie ; s'ils niarchenf, c'est pour proléper leurs
propres trains ! »
532 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
tion au front, n'avait été exécutée que lentement, grâce aux cir-
constances malheureuses que traversait l'armée sibérienne. La
façon arbitraire dont se comportaient un trop grand nombre
de généraux russes exaspéra les Tchèques, menacés d'être im-
pliqués dans des combats d'arrière-garde avec les sovié-
tiques C)- Parmi les six ou sept trains militaires qui partaient
par jour de certaines gares, devançant les trains d'ambulance
et de réfugiés, aucun échelon tchèque ne figura. Le com-
mandant tchèque, le général Sirovy, ordonna donc, à la mi-
décembre, que le transport sur le Transsibérien serait exclusi-
vement dirigé par les commandants tchèques dans les diverses
gares, sur les indications du Q.G. à Irkoutsk C). Aucun train,
voyageant dans la direction Est, ne serait admis sur la voie
Nord, qu'on laisserait libre pour les provisions de charbon en
partance pour la région sans charbon, et pour les échelons
militaires se rendant au front. Aucun train russe, en outre,
ne serait évacué avant que tous les échelons tchèques eussent été
mis en sûreté.
Un conflit violent s'éleva entre les troupes tchèques et
l'amiral Koltchak. Celui-ci voyageait en sept trains C) « nu-
mérotés », c'est-à-dire non classés dans l'ordre de retraite. Il
avait tenu à se laisser accompagner d'un train avec le lingot
d'or du gouvernement d'Omsk (600 millions de roubles d'or),
qui raffermirait son pouvoir chancelant. A la gare Marynsk, le
chef suprême se heurta pour la première fois aux troupes
(^) On se souvient que les troupes polonaises, moins heureusement
«ommandées, sont tombées dans les mains des soviétiques.
(2) Décision plus tard ratifiée par les hauts commissaires alliés à
Irkoutsk.
P) C'est-à-dire cinq de plus que l'empereur Nicolas II, et six de
plus que le grand-duc Nicolas Nicolaiévitch. D'un autre côté, les
Russes reprochent aux Tchèques que le nombre de leurs trains, par les-
quels les échelons russes devraient se laisser devancer, était excessif.
Ces trains hébergeaient de 100 à i5o hommes chacun, assez confor-
tablement installés, et voyageant avec de nombreux bagages. Il ne
faut pas oublier que les Tchèques y avaient habité pendant plus de
deux ans, et que le caractère désordonné de la retraite, l'isolement
des échelons sur d'immenses distances, n'en permettaient plus la
réorganisation. Cette réorganisation a été faite, par la suite, avant
l'entrée dans la zone japonaise.
EN SIBERIE
533
tchèques. Il le prit d'abord de haut, refusant aux Tchèques le
droit de s'immiscer dans des questions d'administration russe
et de s'opposer à la volonté du chef suprême. Mais il fallait
bientôt se rendre à l'évidence. La position réciproque des Russes
et des Tchèques ressemblait à celle de deux naufragés, cram-
ponnés à- une planche qui n'en peut porter qu'un seul. Il ne
s'agissait plus de menacer ou d'intimider. Le plus fort allait
survivre, et l'autre irait à la mer, s'il se démenait trop.
L'amiral rencontrait partout une volonté inflexible. On ne
lui permettait pas de passer sur la voie Nord, s'il rencontrait
des obstacles sur la voie Sud. Aucun tour de faveur dans la
série des départs. Aucune préséance pour l'approvisionnement
en charbon. Quand il voulut employer la force, on lui opposa
un train blindé, dont le nom, Praha, prend figure de symbole
chez ces hommes qui ne veulent pas se laisser prendre la der-
nière chance de revoir leur patrie. Les sept trains de Koltchak
rampent donc doucement (le i4 décembrç, 90 verstes) vers
l'Est, tandis que, seule, une arrivée précipitée à Irkoutsk
aurait — peut-être — pu sauver le régime et le chef.
3. — Conflits irrémédiables.
A Krasnoiarsk, le train de l'amiral s'arrête. Parmi les six
trains qui ont réussi à passer pendant une semaine entière,
trois appartiennent au chef suprême, les trois autres aux
Tchèques. Des trains de charbon sont en route pour la région
sans charbon (de Taïga à Krasnoiarsk). Mais les Tchèques ne
sont pas pressés d'expédier les quatre autres trains de l'amiral,
et le temps presse. Koltchak, chevaleresque et obstiné, refuse
d'abandonner sa suite qui s'est cramponnée à lui. Il télégraphie
aux hauts commissaires, aux gouvernements alliés, et — ce
qui est pire — aux atamans de l'Est, exigeant l'immédiate
expédition non seulement des quatre trains, mais d'un nombre
illimité de trains de quartiers généraux, trains de matériel,
trains d'amibulance, que les Tchèques devront laisser passer.
Le 18 décembre, l'amiral agréa des mesures que le général
534 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Mikhailof avait proposées : les fonctionnaires des mines de
Tcheremkhovo seraient payés, son personnel serait nourri et
habillé par les soins de l'Etat et un bataillon de sapeurs y
monterait la garde. C'était trop tard : tout fermentait sur le
Transsibérien. Dans les mines de Tcheremkhovo, ce furent
encore les Tchèques qui organisèrent le travail et le transport
pendant cette période critique.
Peut-être, une prudente action diplomatique aurait pu sau-
ver la situation et rappeler aux Tchèques qu'ils avaient fonde
l'ordre en Sibérie, dont le régime mourant s'était nourri. Mais
les esprits étaient exaspérés. Le commandement russe n'avait
perdu, dans ces circonstances tragiques, rien de son orgueil,
et se cabra contre la résistance tchèque. Le général Rappel,
commandant en chef les restes de l'armée sibérienne, envoya
au général Sirovy une dépêche imprudente, dont je relève la
phrase pathétique que voici :
« Bien que l'armée russe traverse en ce moment la dure
épreuve des échecs militaires, ses rangs comptent encore beau-
coup d'honnêtes gens, de loyaux officiers et soldats qui se sont
trouvés souvent face à face avec la mort et la torture des bol-
cheviks. Ces gens ont droit à la déférence et il n'est pas permis
d'insulter une telle armée et ses représentants. »
Le général Rappel, jeune officier d'une bravoure réputée, et
caractère bouillonnant, fît le geste compréhensible, mais par-
faitement inutile, de provoquer le général Sirovy en duel.
Le 24 décembre, le chef suprême envoya aux atamans de
Sibérie une dépêche terrible qui compromit tout. Il leur
ordonna de s'opposer au transport des échelons tchèques,
« dût-on même faire sauter les ponts et tunnels du Transsi-
bérien ».
L'ordre ne manqua pas de beauté oratoire et fut compréhen-
sible chez un homme aussi violent et aussi imbu de son impor-
tance que l'amiral, mais il gâta tout définitivement et ne
laissa aux représentants alliés aucun moyen effectif pour inter-
venir. Jusque-là le conflit entre Russes et Tchèques avait
conservé un caractère purement local, qu'une intervention du
SIBERIE
)35
haut commandement et des hauts commissaires aui*ait pu
redresser, puisque la responsabilité des autorités n'avait pas
encore été engagée. La dépêche du 24 décembre, inspirée par
un de ces mouvements de colère aveugle qui avaient rendu
l'amiral incapable de gouverner, fut une déclaration de guerre
dressant l'armée tchèque tout entière contre le chef suprême.
Semeonof transmit l'ordre à ses unités, qui l'acclamèrent avec
enthousiasme, sans se demander s'il était exécutable.
4. — La situation sur ï.e Tr^^nssibérien.
Au moment dont je parle, Omsk, puis Novonikolaievsk,
étaient pris. Une proposition du général Knox, publiquement
faite et tendant à armer les prisonniers allemands pour les
opposer aux soviétiques — mesure précaire et dangereuse —
n'avait pas eu de suites. D'ailleurs, la crise actuelle, comme
toutes celles dont les causes sont surtout d'ordre moral, ne
pouvait plus être résolue par des remèdes matériels. On voyait
les événements de plus en plus dominés par d'irrésistibles
remous qui semblaient sortir des profondeurs de l'histoire.
L'amiral, après avoir juré de ne jamais abandonner sa capi-
tale, y avait organisé un détachement, composé d'officiers
ancien régime et de volontaires, au nombre de 5 à 6.000
hommes, qui se sacrifieraient pour sauver la retraite. Ils
s'étaient rendus aux rouges, sans lâcher un seul coup de fusil.
Quelques-uns prirent service sous le général soviétique Evert,
les autres furent envoyés vers l'Est, a avec défense de prendre
service contre lui et ordre de se présenter chez lui, dès son
arrivée à Irkoutsk ». Chacun d'eux avait reçu, sous forme de
laissez-passer, un billet de i.ooo roubles du gouvernement
d'Omsk, portant l'inscription :
« Bon pour servir de passeport à allant rejoindre
l'aventurier Koltchak. »
La docilité avec laquelle ils se plièrent au désir du Q.G.
rouge ne contribua pas peu à impressionner les populations
des villes sibériennes qu'ils traversèrent.
536 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Le long du Transsibérien, les trains de réfugiés se tou-
chaient, sur des centaines de kilomètres. Dans les petites gares,,
que ravitaillent en temps ordinaire les villages avoisinants^
les paysans ne venaient plus apporter leur lait et leur pain,
parce que les bandes rouges le leur défendaient, ou parce que
les billets d'Omsk, dont les « bourgeois » étaient munis,
n'avaient plus cours. Dans les wagons immobilisés, vieillards
et nourrissons mouraient par centaines.
Le i8 décembre, i8o trains étaient déjà tombés dans les
mains des rouges. Les télégrammes officiels en rendirent les
Tchèques responsables. Cela fut-il bien juste.»^ Comment expli-
quer que les trains russes (avec femmes, enfants, blessés) que
les rouges avaient pris avaient été devancés par les troupes
russes qui étaient censées les défendre .►> Vers le 20 décembre^
le front russe, pour la dernière fois constitué sur la rivière Ob>
n'existait plus. L'arrière- garde russe s'était évanouie. La division
polonaise, sous le colonel Czuma, se trouva aux prises avec
l'ennemi. Il rapporta, à cette date :
{( Il n'y a plus d'arrière-garde russe, aucun commandement
ou officier russe à qui parler. Il n'y a plus que des états-majors
russes fuyant en désordre vers l'arrière, des bandes qui pillent
et qui veulent s'emparer de force de nos trains : d'où des
batailles. Hier, à Marynsk, nous avons livré combat aux
Russes qui avaient expulsé nos soldats de leurs trains. »
Quelques jours plus tard, les légionnaires polonais, tentés
par d'habiles offres bolchevistes, se rendirent ignominieu-
sement. Le commiandant Czuma tomba dans les mains des
rouges, son adjoint Rumcza et quelques officiers échappèrent.
Le 25 décembre, le général Sirovy avertit ses troupes de
l'attitude que l'amiral et ensuite l'ataman Semeonof avaient
prise à leur égard, et rendit ainsi le conflit irrémédiable, au
moment même 011 Koltchak aurait eu un besoin immédiat de
leur bonne volonté et de leur protection. En effet, l'arrêt des
trains, l'impossibilité du transport des troupes fidèles, l'impor-
tance que prenaient les organisations des cheminots à l'ap-
proche des bolcheviks, facilitèrent des révolutions, qui ecla-
EN SIBERIE
537
tèrent presque simultanément dans les grands centres sibériens.
Entre le 20 et le 26 décembre, des républiques furent fondées
à Krasnoiarsk, à Nijnioudinsk, à Tcheremkhovo, et dans
d'autres localités, par lesquelles l'amiral aurait dû passer pour
atteindre Irkoutsk, où ses ministres et les» missions alliées
l'attendaient. Mais, à Irkoutsk aussi, la révolution éclata, le
25 décembre 1919. •
5. — L'amiral, arandonné des siens.
Entre le 26 et le 3 1 décembre, le chef suprême était en route
et hors de contact avec son gouvernement. A cette dernière
date, il arriva avec quatre de ses trains, un train blindé et un
train d'or, à Nijni-Oudinsk, où venait de se constituer un
comité socialiste-révolutionnaire, ne s'appuyant que sur les ou-
vriers, et devant donc fatalement glisser dans le bolchevisme.
En attendant l'arrivée des soviétiques — le parti socialiste-
révolutionnaire n'ayant jamais pu organiser une armée disci-
plinée, n'a jamais pu conserver le pouvoir — les insurgés
tenaient à démolir la dernière digue qui s'y opposait.
Les comités révolutionnaires locaux prirent une attitude cor-
recte à l'égard des Tchèques qui furent les plus forts et se
conformèrent entièrement à leurs prescriptions relatives au
chemin de fer. A Nijni-Oudinsk, le comité exigea le désar-
mement des échelons de l'amiral, de son train blindé, la livrai-
son de l'or, et la démission, par écrit, du chef suprême, sur
le sort duquel le comité (Centre politique) d'Irkoutsk se pro-
noncerait.
L'attitude d'une grande partie de l'entourage de l'amiral
rendit son isolement plus douloureux. De nombreux soldats
de sa garde personnelle essayèrent de gagner, avec leurs armes,
le camp révolutionnaire. Plusicxirs iTiiiitaires et civils qui
avaient espéré se sauver sous les ailes du chef, se rendirent
clandestinement chez le commandant de la garnison de Mjni-
Oudinsk, pour lui déclarer « qu'ils n'avaient rien de coinniin»
avec l'amiral »! l'n autre groupe d'oITlciers se pré{)ara à tra-
538 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
verser la frontière chinoise, avec l'or du gouvernement (})■ Ce
furent les Tchèques qui empêchèrent ces trahisons.
Tout le chemin de fer fut en émoi. Des proclamations, rédi-
gées par les comités révolutionnaires à Nijni-Oudinsk, Tou-
loun, Zima, Tcheremkhovo, gares par où Koltchak devait pas-
ser pour arriver à Irkoutsk, défendirent aux fonctionnaires et
cheminots du Transsibérien de prêter leur concours au trans-
port de Koltchak. Elles semblaient, à leur tour, citer une
dépêche de l'amiral, en ordonnant <( de ne pas reculer devant
la destruction des ponts, pour empêcher que le chef suprême
se sauvât ».
L'amiral, accompagné de quelques familiers, se trouva ainsi
isolé entre sa suite, qui agissait avec une incroyable veulerie,
«t iine population prête à le lyncher. Il ne pouvait plus espérer
qu'en ces mêmes Tchèques, dont il venait de faire d'irrécon-
ciliables ennemis et qui se conduisirent avec une froideur
hostile.
Sa conduite pendant ces jours tragiques fut digne de sa vie.
Déjà à Krasnoiarsk, il avait refusé de repartir avant que sa suite
l'eût rejoint. Quand les Tchèques de Nijni-oudinsk se décla-
rèrent disposés à le transporter dans son wagon, il eut un beau
geste. Il fit télégraphier aux autorités alliées qu'il ne pouvait
-accepter :
« ...L'amiral a ordonné de vous transmettre que, pour des
raisons morales, il ne peut jeter en proie à la foule ses subor-
donnés et qu'il est décidé à partager leur sort, aussi affreux
qu'il soit. »
6. — Perplexité des représentants alliés.
Au début de 1920, la Sibérie présenta donc exactement le
même aspect de profond désordre qui avait caractérisé toutes
ies provinces russes, depuis trois ans, aux périodes sans dic-
(^) Ils semblent avoir gagné Shanghaï avec 20 caisses d'or qu'ils
ont vendu aux banques qui n'ont fait aucune objection. Evidem-
ment, les affaires sont les affaires, et l'or n'a pas d'odeur. Ces mes-
sieurs se sont rendus en Egypte, où on perd leurs ti'aces.
EN SIBERIE
539
tateur. Les émeutes locales, que l'absence prolongée du chef
suprême et de son armée semblait avoir spontanément fait
«clore dans toutes les villes du Transsibérien, semblaient régies
par une harmonie préétablie. Ce furent des socialistes-révolu-
tionnaires, parmi lesquels des membres de la Constituante,
qui profitaient de la faiblesse du gouvernement pour l'achever.
Espéraient-ils vraiment édifier, en ces circonstances difficiles,
une oeuvre durable, relever les esprits, organiser une ligne de
résistance, arrêter les rouges.!^ 11 est permis d'en douter. Le
quasi régime qui momentanément se cristallisait autour du
« Centre politique » d'Irkoutsk, fut la création transitoire d'un
mauvais instinct politique. Il fut une végétation hybride,
comblant le vide entre le gouvernement en déclin et celui qui
approchait.
Ceci n'empêche pas que les Alliés furent obligés de traiter
avec lui, puisqu'il rallia toutes les forces d'opposition contre
le gouvernement, et surtout la masse compacte des employés
■et cheminots du Transsibérien. Du gouvernement nominal, il
n'existait plus à Irkoutsk qu'une ombre. Les ministres avaient
tous réussi à se mettre à l'abri avant l'orage et n'étaient plus
représentés que par le délégué Lorionof et le général Sytchof.
Le chef suprême, absent et déjà presque abandonné, se trou-
vait en sérieux péril de mort. La garnison d'Irkoutsk s'était
quasi entière rangée du côté des insurgés C). Le pont sur
l'Angara — unique communication entre la gare et la ville —
■était détruit. La rive gauche (la ville) se trouva pour la plus
grande partie dans les mains des rebelles, et le général Sytchof.
commandant la garnison symbolique, ne disposa que de 5 à
6oo élèves-officiers, pour toutes troupes sûres. II était à prévoir
que les combats les plus durs seraient livr^^s autour de la gare,
où se trouvaient stationnées toutes les missions, et dont la des-
truction en cas de l)onil)ard('mont différerait indéfiniment l'éva-
cuation des Tchèques. 1! fut donc d'abord décidé que la gare
d'Irkoutsk et le Transsibérien seraient neutralisés.
(') Des soldnts, avec Icsqiiols je causai au début do déor-mbre, itit!
diront qu'ils déserteraient, si les soviétiques s'approchaient.
540 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
II ne put être question de fournir un appui armé au gouver-
nement de l'amiral, qui sembla déjà irrémédiablement perdu.
Le haut commissaire japonais, M. Kato, promit la garde de la
gare d'Irkoutsk par le bataillon japonais sous un colonel, qui
s'approchait en deux trains, dans le but avoué de ramener
d'Irkoutsk la colonie et la mission japonaises.
Pour les Tchèques — les seules troupes dont disposaient les
Alliés pour faire exécuter leurs décisions — la question du
rétablissement d'un régime mourant ne se posa même pas. Les
ordres les plus stricts du président Masaryk (« Vous avez perdu
assez de sang », etc.) et des comités politiques leur défendaient
de s'immiscer dans les conflits intérieurs russes. Leurs sympa-
thies politiques étaient d'ailleurs du côté des insurgés, surtout
après la déclaration de guerre de l'amiral. Ils n'avaient qu'un
seul désir : sortir indemnes de la fournaise, et l'état de la disci-
pline dans leurs rang était tel qu'il fallut tenir compte de leurs
dispositions, avant de leur imposer un plan de conduite.
Semeonof — nommé commandant en chef des armées sibé-
riennes — avait envoyé le général Skipietrof, dont les forces
comprenaient nominalement 2 régiments de cavalerie, 2 batail-
lons d'infanterie et 3 trains blindés, avec 2 wagons de dyna-
mite, pour faire sauter les tunnels du Baïkal, d'après l'ordre de
l'amiral C). Les représentants du gouvernement de l'amiral,
après avoir consenti à la neutralisation de. la voie ferrée,
omirent de communiquer cette décision au général Skipietrof
qui continua à approcher. On pouvait craindre qu'il ne pro-
fitât des hasards d'une bataille à la gare d'Irkoutsk, pour jouer
un mauvais tour aux Tchèques, puis qu'il ne fît sauter les tun-
nels du Baïkal en se retirant. Skipietrof débarqua 600 hommes
à la gare, dont la moitié avait déserté après trois quarts d'heure.
Nonobstant la présence des Tchèques — on prétend, à cause de
leur présence — les insurgés occupèrent la gare. Il y eut des
échauffourées, et des blessés parmi les neutres.
(^) La découverte de cette quantité de dynamite et l'aveu de sa
destination causèrent chez les Tchèques une colère compréhensible,
et gâtèrent tout.
EN SIBERIE
541
Les hauts commissaires se trouvaient donc en contact à la
fois avec les délégués du gouvernement de l'amiral et ceux des
insurgés. Un armistice fut conclu entre les belligérants. Des
deux côtés, les assurances les plus formelles furent données
que des représailles ne seraient pas exercées. Les insurgés
avaient notamment promis au général Janin de lui remettre
l'amiral sain et sauf, s'ils le prenaient.
Quant à l'amiral Koltchak, les décisions suivantes furent
prises : Si une lutte armée éclatait entre lui et les insurgés,
les Tchèques resteraient les bras croisés. Les Alliés ne pour-
raient faire intervenir les Tchèques qu'au cas oii l'emploi des
armes serait exclu, puisque les ordres du président Masaryk
— et que les soldats connaissaient parfaitement — étaient fort
stricts sur ce point. Si l'amiral démissionnait et se refusait à
une résistance contre ses sujets rebelles, la voie serait ouverte
à des négociations et il deviendrait le protégé des Tchèques.
Il serait transpoité, ainsi que l'or du gouvernement, dans des
wagons que couvriraient les drapeaux alliés : français, anglais,
japonais, américain et tchèque.
En offrant au chef suprême la protection alliée, les hauts
commissaires et le général Janin ne pouvaient en somme
qu'exprimer un désir. L'exécution en était confiée aux troupes
tchèques, qui se sentaient libérées de toutes obligations envers
la Russie et presque de toute obéissance envers le comman-
dement, qu'ils savaient lié par des instructions de leur pré-
sident. Seules les bonnes relations que les missions alliées à
Irkoutsk entretenaient avec les insurgési permettaient d'espérer
que — aucune nouvelle difficulté ne surgissant — tout le
monde se tirerait de l'affaire, sans y laisser de plumes.
Ce furent les Scmeonoftsy qui se chargèrent de créer le nou-
veau conflit qui devait coûter la vie à l'amiral.
7. — Chef supuême jusqu'au hout.
L'amiral reçut à Krasnoiarsk, le i" janvier 1919, la dépèche
des hauts commissaires qui lui offrirent la sécurité en échange
d'une demande de protection, équivalant à un engagement de
542 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
neutralité. Le chef suprême ne put pas se résoudre à rentrer
dans la vie privée et attendit quelques jours à Krasnoiarsk,
méditant sur les dépêches de ses fidèles qui l'encouragèrent
tantôt à quitter la Sibérie, tantôt à résister.
Cependant, tout s'écroula autour de lui. Une proclamation
du 2 janvier (^), signée par M. Sazonof, président des coopé-
ratives sibériennes, lui ôta l'appui de cette puissante organi-
sation qui, aux beaux jours du régime d'Omsk, avait apporté
au dictateur le concours spontané de la démocratie sibérienne.
Ce concours avait été un hommage à la force. Né de la force,
le chef suprême aurait pu révoquer en doute le célèbre principe
de saint Léon le Grand : Qui praefuturus est omnibus, ab omni-
bus eligatur! Maintenant que ses baïonnettes lui faisaient dé-
faut, le silence et la haine du peuple, témoignage de sa fai-
blesse, rendirent ses prétentions particulièrement futiles.
Et cependant, l'homme ne cessa de donner, jusqu'à sa mort,,
l'émouvant spectacle de ces héros antiques, que le destin
poursuivit. Comme eux, il donna prise au sort impitoyable,
par l'aveuglement de ses vertus et de ses défauts. Inégal à sa
tâche historique, succombant à ses fautes et à celles de ses
amis, il refusa d'abdiquer et conserva jusqu'au bout le sen-
timent de sa dignité.
Le 6 janvier, l'amiral, cédant à l'évidence, annonça l'abdi-
cation de son pouvoir entre les mains du lieutenant-généraF
Dénikine, qu'il désigna comme son successeur. L'acte d'abdi-
cation ne serait toutefois signé qu'à son arrivée à Verkhné-
oudinsk, qui est la première ville que les troupes japonaises-
occupent (^). Jusque-là l'amiral Koltchak désira voyager en
(^) «Je croyais sincèrement trouver en la personne de l'amiraî
Koltchak un Washinn:ton russe », mais je me suis cruellement trompé.
Jusqu'à présent, je vous ai soutenu, acceptant plus d'une fois de sé-
vères reproches du gouvernement démocratique dont je suis le repré-
sentant. Maintenant, à vous qui avez augmenté le désordre et ruiné
la patrie, je dois vous dire ouvertement : « Cessez l'inutile effusion
« de sang, quittez le pouvoir et remettez la restauration de la Russie
« au nom du peuple. »
Cette tirade, que veut-elle exprimer, sinon la constatation de la
faiblesse du gouvernement qu'on venait de poignarder dans le dos !
(2) Les révolutionnaires considérèrent l'insertion de cette clause
EN SIBERIE
543
plein exercice de ses fonctions : il exigea la mise en route de
« ses trains» avec (( son personnel ». Il resterait donc la possi-
bilité d'un conflit avec chaque « République » que le chef
suprême traverserait, avant d'arriver à Irkoutsk.
Le même jour, toutefois, l'amiral décida de libérer les offi-
ciers de sa suite de leurs devoirs — une grande partie s'en était
déjà libérée spontanément — a leur laissant la liberté d'agir
suivant leurs consciences ». Il se fit quasi immédiatement un
vide autour de lui, ce qui lui permit d'entasser sa suite dans
un seul wagon, qui fut accroché à un échelon tchèque. On
croirait revivre les jours qui suivirent l'abdication de S. M.
Nicolas II.
8. — Les otages d'Irkoutsk.
Je ne crois pas qu'il y ait une ombre de doute que l'amiral
aurait, même dans les circonstances que je viens de décrire,
passé, sain et sauf, par Irkoutsk, si un nouvel événement im-
prévu n'avait exaspéré les insurgés et empêché les Tchèques
récalcitrants et hostiles de faire le moindre sacrifice au profit
de l'amiral.
Pendant les premiers jours de l'insurrection d'Irkoutsk, les
gouvernementaux avaient réussi — par un de ces hasards
de la bataille de rues — à arrêter 3i personnes notables, parmi
lesquelles une femme et quelques membres de la Constituante.
Les conditions de l'armistice que les hauts commissaires^
avaient su arranger, dans les meilleures intentions pour les
deux adversaires et les allogènes, avaient obligé le général
Sytchof de les traiter avec douceur C), mais avaient, d'autre
comme une indication que l'amiral désirait retirer sa parole, une foi»
en sûreté. En dccembro, il s'ôtait déjà pasod quelque chose de pareil
à Taïga. Après avoir promis d'abdiquer et de partir, il s'était repris
dès qu'il fut sorti du milieu des troupes du péncral Pepelaïev.
(^) ...« En ce qui concerne la question des délégués relative an sort
des personnalités arrêtées dans Irkoutsk en raison de l'insurrection,
le gouvernement déclare que dès les premiers jours de la lutte, il a
pris toutes mesures pour que la personne et la vie de tous les gen»
arrêtés fussent respectées... »
(Signé) Larionof, délégué du Conseil des ministres,
Général Vaghine, pour le général Sytchof.
544 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
part, empêché le (( Comité central » de faire les efforts néces-
saires pour les libérer.
La possession de ces otages devait être particulièrement pré-
cieuse pour le parti gouvernemental. En supposant le pire :
que le Comité central eût l'intention d'attenter à la vie de
l'amiral, nonobstant son engagement envers le général Janin,
les prisonniers, amis politiques et parents des membres
du Comité central, auraient pu servir à sauver la vie du chef
suprême, du général Pepelaief, et de leur suite. On savait
combien peu les Tchèques ressentaient de l'enthousiasme pour
l'amiral. Les hauts commissaires l'ont d'ailleurs fait remarquer
aux gouvernementaux : a La vie sauve des otages serait le
garant du passage de l'amiral. »
Malgré les engagements les plus solennels, le général Sytchof,
en quittant Irkoutsk, dans la nuit du 4 au 5 janvier, emmena
les otages, liés les uns aux autres C)- Leur disparition fit une
immense impression sur la ville, et cela d'autant plus que les
Semeonoftsy, auxquels le général Sytchof avait confié les pri-
sonniers, n'avaient cessé de battre, de pendre et fusiller les
employés et ouvriers des gares du district du Baïkal, sans forme
de procès (^).J\on seulement les tentatives des représentants
alliés pour amener la paix entre les deux partis politiques
étaient-elles restées infructueuses, mais encore n'avait-il été
possible d'exécuter ce forfait que grâce à la confiance — en
somme déplacée — que les hauts commissaires avaient cru
devoir témoigner aux représentants du gouvernement de
l'amiral Koltchak. Une lettre du Comité central aux hauts
commissaires insista donc :
a Pour que les hauts commissaires des puissances alliées,
gui ont pris l'initiative des pourparlers de paix entre le C.P.
(^) Rapport du commandant de la gare d'Irkoutsk. Podlaiev, à la
date du 7 janvier 1920.
(~) A la gare de Mikhaïlevo, 2 fonctionnaires pendus, une quaran-
taine d'ouvriers tués. A Sloudianka, 12 employés et ouvriers fusillés ;
les Tchèques constatèrent sur 6 cadavres les traces d'horribles atro-
cités, etc., etc. Dès le début de 1920, certaines équipes de conducteurs
à la gare d'Irkoutsk refusèrent d'accompagner les trains voyageant
vers l'Est.
EN SIBERIE
545
et le gouvernement de l'amiral Koltchak, fassent tout le néces-
saire pour s'informer du sort des prisonniers et assurer la sécu-
rité de leur vie. »
Dans une autre lettre au général Janin, le Comité exigea le
retour des prisonniers, et se réserva, dans le cas contraire, l'en-
tière liberté à l'égard de l'amiral C)- Ce fut la menace de
représailles contre la personne du chef suprême, qu'on jugea
responsable des abus inhérents au régime.
Deux jours après, les missions alliées à Irkoutsk furent
informées que les 3i otages avaient été noyés au lac Baïkal, le
8 janvier, dans des circonstances abominables C). Les auteurs
de 1 assassinat se firent, quelques jours après, sans résistance,
arrêter par les Tchèques, et on put reconstituer le crime.
(^) « Les pourparlers au sujet de l'armistice, entre les belligérants,
commencés sur l'instigation du Conseil des hauts commissaires, se
sont terminés par la fuite du général Sytchof avec un détachement
armé, emmenant avec lui 3i prisonniers importants parmi lesquels
des membres de la Constituante et des hommes politiques en vue.
« Ainsi s^explique que Varmistice était indispensable pour orga-
niser cette fuite. De ce fait, le Conseil des hauts commissaires se trouva
être de connivence dans cette fuite. La vie des prisonniers est de
nouveau en danger, la responsabilité en retombe sur tout le corps
diplomatique.
« De nouveau les commissaires étrangers ont fait, en Sibérie, le
jeu de la réaction en sauvant un petit groupe de leurs représentants.
« Le mécontentement populaire contre le rôle joué par le Conseil
des hauts commissaires dans la conduite des pourparlers de paix,
charge de toute la faute de la fuite des principaux criminels le Con-
seil des hauts commissaires.
« Nous soussignés, protestons contre l'appui donné à la fuite des
suppôts de Koltchak et exigeons de la part du Conseil des hauts com-
missaires des mesures pour le retour des prisonniers.
« Dans le cas contraire, nous nous réservons l'entière liberté
d'action, n'ayant aucune garantie que les ministres de l'amiral
Koltchak et lui-même ne bénéficient de quelque aide amicale de la
part du Conseil des hauts commissaires.
« (Signé) Membre du Comité sibérien de la Constituante :
V. Vl\dikine ;
Membre de la Douma régionale sibérienne :
(Illisible), n
C^) Dans un article de la Revue de Paris de février (?) lOPir. un
officier russe, qui a appartenu à l'entourage de l'amiral, e\pli(jue le
meurtre des otages par le représentant du gouverin-nienl i-t les
Semeonoffsy comme une représaille contre l'exécution de l'aniiral.
Le contraire est malheureusement vrai : l'amiral est mort un mois
après les prisonniers du commandant d'Irkoutsk.
35
546 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Le général Sytchof , averti du désir des Alliés que les otages
leur fussent remis, n'a pas bougé et a laissé les officiers de
Senieonof libres de faire ce qu'ils voulaient. Sur ordre des
généraux Artemief et Skipietrof, le capitaine Godlevski, com-
mandant de la gare Baïkal, conduisit les prisonniers à bord du
bateau l'Angara, où ils furent reçus par les colonels Sipailov et
Rakhmaninof et le capitaine Grant C), qui les jetèrent à l'eau
et partagèrent leurs vêtements avec les soldats (").
(^) Le lecteur se souviendra d'avoir rencontré ce nom dans un cha-
pitre précédent.
(-) Voici un récit du meurtre digne de foi :
« Sur les indications du capitaine Tcherepanof, les autorités mili-
taires avaient arrêté 3i personnes (dont une femme et un vieillard),
notabilités politiques du parti S. R., parmi eux des membres de la
Constituante. Au moment de l'abandon d'Irkoutsk pour aller rejoin-
dre le détachement semeonoviste, stationné sur la Baïkal, sous les
ordres de Skipietrof, ils furent emmenés par les soins du général
Sytchof, ex-commandant militaire à Irkoutsk.
« Le 5 janvier après-midi, ils étaient amenés de Listvenitchnoc
par le bateau Krougobaikalets sur le bateau Angara, qui se trouvait à
la station Baïkal. Ils étaient conduits par un détachement et furent
reçus par un capitaine Godlevski, commandant la garnison de la
gare Baïkal, qui les prit en compte au débarcadère pour le général
Skipietrof. Le capitaine Tcherepanof avait reçu d'Irkoustk, à la
station de Patrone, un message téléphonique demandant que les otages
fussent remis aux troupes alliées. Il en fit part au général Sytchof
et au général Artemief, ancien gouverneur militaire de la Sibérie
Orientale, qui se trouvait là. Sytchof aurait répondu d'abord de faire
ce qu'on voudrait. Artemief invita Tcherepanof à s'en aller.
Ce dernier essaya d'entrer en relations, dit-il, avec le détachement
japonais qui se trouvait à Listvenitchnoc, mais ne put se faire com-
prendre, à ce qu'il raconte. Il exposa à Godlevski les messages télé-
phoniques venus d'Irkoutsk au sujet de la remise de ces otages aux
Alliés. Celui-ci répondit qu'il savait ce qu'il avait à faire.
Même communication fut faite au chef d'état-major de Skipietrof,
colonel Vedeniapine, qui arriva là dans la soirée. Celui-ci répondit
qu'ils seraient emmenés à Tchita et termina l'entretien en refusant de
l'admettre près de Skipietrof. Skipietrof, de son côté, a déclaré avoir
reçu à Baïkal une lettre en français des hauts commissaires disant que
la vie sauve des otages était la garantie du passage de l'amiral. Il
fixe cela au 7 ou 8, date incertaine.
« Les otages furent donc conduits à bord du bateau VAngara, le 5
dans la soirée et installés plus ou moins dans les cabines de 3^ classe,
donnant dans le compartiment des machines. Leur nourriture, sur
le refus de Godlevski de s'en occuper, fut assurée par Tcherepanof.
Le bateau VAngara quitta Baïkal dans la soirée, à plus de 18 heures,
et se dirigea sur Listvenitchnoe.
« Le capitaine Godlevski plaça un homme de son détachement en
sentinelle près de la porte de la cabine où se trouvaient les otages. Il
en sibérie 547
9. — Refus des Tchèques.
Pendant ces événements, l'amiral s'approcha d'Irkoutsk. 11
est hors de doute que les Tchèques auraient pu le sauver,
s'y trouvait déjà le colonel Sipailof, le capitaine Grant, et quelques
hommes du détachement Skipietrof. D'après certaines indications, il
y aurait eu auparavant une sorte de conciliabule où auraient pris part
les deux officiers précités, un colonel Rakhmaninof, sous-chef d'état-
niajor de Skipietrof, etc.. On fit sortir successivement de la cabine
les otages, on les fit déshabiller, remettre l'argent et les objets de
valeur et signer un engagement de quitter le territoire russe dans les
trois jours. Quelques-uns dirent : « Vous nous trompez, nous le savons
bien ! » On leur dit, en les faisant déshabiller, qu'on leur donnerait
des vêtements de prisonniers.
(( Ils restaient en chemise et caleçon. Quelques-uns reçtirent des
coups de poing de Sipailof et des cosaques qui étaient avec lui. Ils
furent ensuite conduits sur le pont successivement par Sipailof,
Godlevski, Grant ou un soldat. L'homme amené était conduit jusqu'à
la rampe du bateau. Sipailof ou un autre lui prescrivait de s'en appro-
cher et de courber la tête. Un cosaque lui donnait deux ou trois coups
sur le crâne d'un gros bâton, et on le jetait à l'eau. Aucun ne cria.
Aucun de ceux qui attendaient leur tour ne résista, sauf un. Quelques-
uns ^^ulement demandèrent : « Pourquoi ? »
(( Lorsqu'on s'approcha de Listvenitchnoe, et pendant l'arrêt qui
dura une dizaine de minutes, on fit interrompre l'opération, qui
reprit après qu'on eût quitté l'endroit. La femme passa la dernière.
Elle avait 28 ans environ et était très pâle. On lui avait donné des
caleçons chauds. Celui qui la précéda fut le seul qui fit quelque dif-
ficulté ; trois personnes (deux civils inconruis et un cosaque) lui cou-
rurent après, et, après l'avoir saisi, le jetèrent par-dessus bord. Il
se retint un instant avec la main, on lui fit lâcher prise, et il tomba
en poussant un gémissement dans le lac, où il disparut après avoir
submergé quelques fois.
« Les opérateurs craignirent im instant que cela n'eût été aperçu
du KroïKjobaikalets qui se trouva approcher. Lorsque tout fut fini,
on fut, paraît-il, étonné de la rapidité avec laquelle avait marché la
chose. On descendit alors et, sur la table de la cabine, il y avait \mc
série d'objets : montres, porte-cigares, etc. Un cosaque reçut de Ski-
pietrof une montre. Le dernier promit des montres et gratifications
aux autres exécutants. Chacun prit dans les effets ce qui lui plut, les
officiers s'étant servis avant, Sipailof et Grant prirent des souvenirs,
(iiodicvski un paletot fourré de darne, etc. Le reste fut remis i\
l'intendant du détachement de Skipietrof. Les taches et traces de siing
furent lavées par des cosaques, mais il en restait encore le 5 au matin.
« Ski|)ietrof et son chef d 'étal-major ont manifesté le i/|, lors de
leur interrogatoire, après avoir été arrêtés par les Tchèques, une
ignorance vraiment curieuse au sujet des otages. Le premier dit avoir
appris de son chef d'état-major qu'on ne pouvait les retrouver. Il
H cependant avoué avoir été sur le baleati Amjdra en mêmi- temps
qu'eux, sans même savoir leur présence. »
548 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
s'ils l'avaient voulu. Comme le général Sirovy l'avait fait
remarquer dans sa dépêche à l'ataman Semeonof : « Aucune
force ne pourrait empêcher les Tchèques de gagner Vladi-
vostok, pour être, ensuite, dirigés vers la patrie! » Mais, en
refusant de se rendre au désir des insurgés, quelles grèves,
quel trop facile sabotage, quelles sanglantes représailles allaient-
ils attirer sur les 260 échelons qui, lentement, se faufilaient
vers l'Estl II y aurait bataille dans la gare, le déraillement des
trains, la retraite à pied jusqu'au lac Baïkal pour ceux qui le
pourraient. Il y avait déjà, depuis deux jours, grève aux mines
de Tcheremkhovo, et aux mineurs se joindraient inévitable-
ment les employés du chemin de fer. Deux divisions, échelon-
nées sur i.4oo verstes, seraient perdues. De combien de morts
allaient-ils allonger la déjà trop longue liste de leurs pertes
sibériennes?
Les décisions des hauts commissaires? N'y avait-il pas
d'autres ordres beaucoup plus pressants pour eux : du président
Masaryk et de leurs comités locaux, d'ailleurs tous en sympathie
et dans les meilleurs rapports avec les insurgés, et en oppo-
sition et en guerre contre le gouvernement de l'amiral? Leur
chef politique à Irkoutsk, le D'' Blahos, ne venait-il pas de
signer un traité avec le Centre politique, qui obligeait les
Tchèques à livrer le chef suprême, sans phrase?
Il n'avait pas été difficile de rédiger des ordres à l'armée
tchèque, il fut difficile d'en assurer l'exécution. La coopération
des armées alliées s'était désunie par la chute du gouvernement
d'Omsk. Elles s'étaient désagrégées en des groupes de nationa-
lités éparses, dont chacun, gagné par la peur de rester accro-
ché à un obstacle sibérien, essaierait désormais de s'enfuir du
Pandémonium, pour son proper compte, et sans regarder son
voisin. D'abord l'amiral, puis les socialistes- révolutionnaires
avaient dressé devant les Tchèques la menace de la destruction
des ouvrages d'art du Transsibérien. Cette menace avait reçu
un commencement d'exécution, qu'ils n'auraient pu empêcher
sans la prise des wagons de dynamite de Skipietrov.
Ce n'est d'ailleurs que le désir, seul, de regagner leur patrie.
I
EN SIBERIE
)49
qui les avait sauvés de la désorganisation, à laquelle les prédis-
posaient les émeutes bolchevistes dans leurs rangs, et le travail
— souvent funeste — de leurs comités nationaux (ressemblant
aux boievoïe-komitets russes). On était frères : frères of Aciers
et frères tout simples. Comment forcer une armée de 5o.ooo
hommes, difficiles à commander, ne se dérangeant que pour
des buts qu'ils approuvaient, à se préparer pour des sacriflces
incalculables, pour un étranger dont ils avaient assuré le
pouvoir, sans l'approuver et à contre-coeur, et dont la dernière
signature avait revêtu la plus imprudente et la plus sanglante
provocation à leurs chefs et d'eux-mêmes?
Quelqu'un les avait-il encouragés à s'interposer en faveur des
constituants d'Oufa, en novembre 1918, quand les officiers de
l'amiral les arrêtèrent, presque dans leurs rangs, pour les exé-
cuter ensuite .^* Le même mot d'ordre qu'on avait à ce moment
invoqué pour les obliger à l'inactivité ne pouvait-il pas, de
plein droit, s'appliquer au cas actuel : « Pas d'immixtion dans
les affaires intérieures russes I »
Restait évidemment la question d'honneur! Devaient-ils livrer
cet homme qu'ils avaient reçu la mission de garder et d'escor-
ter, bien malgré eux, mais qui, poussé hors de leurs trains,
serait jeté dans une mort certaine? Comme le dit la bushido
japonaise, en forme pittoresque :. « Le chasseur ne tue pas
l'oiseau qui s'est réfugié dans les plis de son manteau! » Mais
ces pauvres bougres démocratiques n'étaient pas des hidalgos,
liés par des traditions d'honneur séculaires. Pour faire obéir
une foule, quelle qu'elle soit, à des préceptes d'honneur, pour
imprégner d'idées sublimes ses volontés informes, il lui faut
l'obéissance à une élite que les siècles ont préparée. Chez les
Tchèques, cette obéissance, tout le travail politique do leurs
directeurs de conscience avait tendu à la détruire. Etaient-ils
d'ailleurs obligés à des sentiments plus chevaleresques que les
compatriotes du malheureux chef d'Etat, qui. après avoir cher-
ché, pendant deux ans, à s'embusquer dans son nid, l'avaient
unanimement abandonné h l'approche de la catasliophe?
Le général Sirovy, depuis longteni[)s d'accord avec les poli-
550 LA GUERRE RX;SS0-SIBÉRIE>NE
ticiens tchèques, en tous points, prétendît qu'il serait mal avisé
de donner aux soldats tchèques des ordres auxquels ils refu-
seraient certainement obéissance. Il ne les donna donc pas.
Les «décisions» des hauts commissaires n'étaient que des
desiderata, et basées sur aucun calcul des réalités. Le général
Sirovy l'exprima ainsi :
(( Les Tchécoslovaques ont reçu de leur gouvernement l'ordre
de ne pas intervenir dans les affaires de Sibérie. Par suite, ils
n'avaient pas le droit d'engager, à cause de Koltchak, des com-
bats et de risquer le salut de toute l'armée.
(( L'amiral Koltchak et son gouvernement n'ont subsisté que
grâce au séjour forcé des troupes tchécoslovaques en Sibérie
et par suite à la garde du Transsibérien assurée par elles.
Nonobstant, l'amiral Koltchak a commis à l'égard des Tchéco-
slovaques un crime, en donnant l'ordre à l'ataman Semeonof
d'empêcher, par tous les moyens, notre évacuation vers l'Est.
L'armée tchécoslovaque le savait, les troupes le considéraient
comme leur ennemi, coupable d'empêcher leur évacuation,
décidée par les Alliés. Le maintien de l'ordre dans Varmée,
ainsi que les motifs indiqués plus hauts, nécessitaient pour
elles' de cesser la tâche de le garder.
« Malgré tout ce qui a été dit plus haut, malgré les diffi-
cultés et dangers menaçant notre évacuation, nous avons gardé
Koltchak plus longtemps même que nous ne pouvions. »
lo. — La fin de l'amiral.
On a prétendu plus tard que le général Sirovy aurait pu
trouver, pour répondre à l'ordre des représentants alliés, mieux
que ce geste de Pilate, et que ses soldats Fauraient suivi, s'il
avait voulu leur ordonner de conduire l'amiral jusqu'en Trans-
baïkal. Malheureusémeint, ceux qui invoquent cette belle action
— et rien n'aurait été plus joli — se trouvaient-ils au moment
de son arrestation en Europe ou — ce qui est pire — à Khar-
bine et "Vladivostok. A Irkoutsk, on se trouva en face de réa-
lités. Il y avait un enchevêtrement inextricable d'autorités et
de. responsabilités, dont les racines se perdaient dans des doc-
SIBERIE
o51;
trines et des intérêts d'outre-mer. Ne cherchons pas des cou-
pables, et n'oublions pas que, parfois, — et ici plus clairement
qu'ailleurs! — cette brutale logique des faits qu'on appelle la
fatalité préside aux événements. Ne voit-on pas aussi les
ombres des constituants d'Oufa et des otages d'Irkoutsk flotter
autour du wagon que transportèrent les Tchèques impassibles?
Les Tchèques n'auraient-ils pas été les seuls, en Sibérie, à
se laisser inspirer de la magnifique chimère de l'honneur,
après une pénible époque, gouvernée trop peu par le soldat
et trop par le politicien.!^ On les avait forcés à assister, fusil
au pied, à tant de massacres, de traverser sans sourciller tant
de pronunciamentos, qu'ils se trouvent tout étonnés qu'on
puisse leur reprocher de ne pas avoir sacrifié une partie de
leurs troupes, et pour une autre partie le retour à la patrie,
afin de sauver un étranger qui les avait insultés, qui avait
voulu les détruire, et que les siens avaient abandonné.
L'amiral arriva le i3 janvier à Tcheremkhovo, où les mineurs
le réclamèrent. Le commandant de l'échelon tchèque, qui
voulut éviter son lynchage par les émeutiers, promit de le
livrer au Centre politique d'Irkoutsk. L'amiral était encore
accompagné d une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles
le ministre Pepelaief, les généraux Zankievitch et Martynof/
MM. latcherski, Zoukovski, etc. Dès l'arrivée à la gare d'Ir-
koutsk, ceux-ci furent avertis par les Tchèques que les socia-
listes-révolutionnaires se rendraient maîtres du wagon vers
7 heures du soir. La gare était cernée. Le train qui avait
transporté l'amiral se trouva au milieu des voies bondées,
enfermé entre i5 trains d'un côté et lo trains de l'autre. Les
officiers russes sortirent en se glissant sous les voilures avoisi-
nantes, après s'être revêtus de tunicpies Ichèipies ou après
avoir arraché leurs insignes d'officier. Les soldats tchè(iues les
emmenèrent plus loin, en les tenant sous le bras. Ils prétendent
que l'amiral aurait pu se sauver do façon semblable s'il l'avait
voulu, mais qu'il a repoussé cette proposition. Cela me semble
probable. Le chef suprême n'aura pas voulu déroger.
L'attitude des Tchèques fut purement passive. Lo diplomate
552 LA GUERRE RUSSO-SIBERIENNE
Blahos avait livré l'amiral, les soldats l'abandonnèrent. Les
insurgés entrèrent dans le wagon et y trouvèrent l'amiral, le
ministre de la guerre et une dizaine d'autres personnes, qu'ils
emmenèrent. Ils les fusillèrent dans la nuit du 7 février 1920, à
l'approche du détachement Kappel C)-
(1) Il existe une controverse au sujet des troupes japonaises qui
auraient refusé de sauver l'amiral et l'or de son gouvernement. La
thèse japonaise est la suivante :
Le colonel Fukuda, chef de la mission militaire japonaise à Irkoutsk,
ne disposait, au moment de la livraison de l'amiral, que d'un batail-
lon, envoyé par le général Suzuki, pour ramener les civils et mili-
taires japonais d'Irkoutsk vers la zone japonaise. Dans la décision
unanime des hauts commissaires allie.- de transporter l'amiral Koltchak
et le lingot d'or à Vladivostok, se trouvèrent impliqués les repré-
sentants tchèques et japonais. Il aurait été ridicule pour le minuscule
détachement japonais d'accepter la responsabilité du transport de
l'amiral et de l'or, dans une zone dont ils n'avaient pas la garde et
où ils se trouveraient parfaitement isolés, en cas de combats iné-
vitables avec les insurgés. En effet, si les Tchèques ref lisaient de
conduire l'amiral et l'or et cherchaient à persuader les Japonais de
s'en charger, la raison en était qu'ils craignaient de se compromettre
et de compromettre le transport de leurs trains en protégeant Koltchak.
A plus forte raison les Tchèques se verraient-ils obligés d'abandonner
les échelons japonais qui effectueraient ce transport, en cas de dif-
ficultés avec les cheminots révolutionnaires. Les Japonais accepteraient
de transporter l'amiral et l'or à partir de Virkhné-Oudinsk, ou même
à partir de Mysovaia, si les Tchèques voulaient les conduire jusque-là.
A partir de Mysovaia, les troupes japonaises avaient la complète
gestion de la voie ferrée.
« Quand l'amiral Koltchak a été livré aux insurgés, dit le colonel
Fukuda, je suis allé trouver le général Sirovy et lui ai offert de
prendre, même à ce moment (le i5 janvier), le transport de l'amiral
sur moi, si les Tchèques voulaient le tirer de la prison. (Je ne pou-
vais exposer notre petit détachement à une bataille de rue.) Le général
Sirovy a refusé, disant que cette complaisance tardive n'en exposerait
par moins ses troupes aux représailles des mineurs et cheminots, qu'il
avait voulu éviter en livrant l'amiral au « tribunal du peuple russe. »
Quant à l'or, que les hauts commissaires alliés avaient également
confié aux troupes tchèques, le général Sirovy en offrit également la
garde au colonel Fukuda, qui refusa. Le commandant de l'armée
tchèque fit alors décrocher les wagons d'or de ses échelons et signa
avec le Centre politique un traité qui stipula que les insurgés favo-
riseraient l'évacuation des trains tchèques et que, par contre, les
wagons d'or seraient livrés au « gouvernement d'Irkoutsk », au
moment du départ du dernier échelon tchèque. Les wagons d'or
furent donc gardés par des équipes combinées tchéco-russes jusqu'au
départ des Tchèques.
Au colonel Fukuda, qui demanda aux autorités S.R. de vouloir
garantir la vie de l'amiral, on répondit : (( Nous ne pouvons pas nous
prononcer sur l'issue du jugement, mais sa vie nous sera sacrée
jusque-là. »
INDEX ALPHABÉTIQUE DES xNOMS PROPRES
Abkhasia, 116.
Acha Balachovska, 322, 323.
Adamski, 431.
Adrianovka, 448, 449.
Adzitarova, 308.
Afanasief (col.), 296.
Agnéief, 199.
Akhmed (Khan), 199.
Akmolinsk, 319, 379, 381, 528.
Aksaï, 207.
Alafouzof (cap.), 296.
Alexandre (Grand-Duc), 79.
Alexandre Grouchevski, 202, 207.
Alexandrof, 452.
Alexandrovka, 346.
Alexandrovsk, 157, 158, 159, 162,
167-170.
Alexéief (gén.), 4, 67, 70, 78, 80,
152, 156, 175, 177, 188, 196,
207, 208, 209, 213, 224, 225,
230, 231, 252, 255, 264.
AIféorof, 146.
Allemands, 241, 382, 361, 535.
Altaï, 385, 392, 395, 398.
Américains, 291, 292, 380, 397,
495, 503, 507, 523.
Amour (flottille de 1'), 419.
Andréief, 452.
Angara (fleuve), 539.
Anglais, 291, 292, 474, 491, 492,
495, 503.
Anjou, 245.
Annenkof, 381-384, 386, 479.
Antonof, 252, 260, 272.
Anvers, 3.
Aparovitcli (col.), 449.
Apriélef (cap.), 221, 223, 231.
Argonne, 63.
Arkhangelsk, 474.
Arkhangolski Zavod, 311.
Arkous (commissaire), 287-288.
Armavir, 241.
Arméniens, 172, 249.
Artémief (gén.), 546.
Assova, 40.
Astrakhan, 185, 244, 248.
Atchitskoe, 362-367.
Atioukta (riv.), 202.
Australie, 292.
Avtonomof (Ct soviétique), 238,
241, 246, 252-254, 273.
Babine, 117.
Bachkirs, 308-.309, 316, 326, 331,
342, 382, 392, 395.
Bachkirskaia, 326.
Bagaievski (gén.), 153, 195, 199,
210.
Bagration (gén. prince), 113, 117,
143.
Baïkal (lac), 545, 548.
Baïkal (gare), 546.
Baïram (fête du), 113, 114-116.
Baklanof (col.), 23L, 232, 237, 238.
Banguerski (gén.), 300-307, 309,
318, 329, 338, 514.
Baranof (rotm. Cte), 15, 16, 19.
Baranof (cap. en second), 132.
Baranof (gén.), 258.
Bariatinski (gén. prince), 5, 152,
196.
Barkalof (col.), 231.
Barnaoul, 380, 386, 387, 389, 390,
391, 398, 508.
Bataillon de l'Ecole Militaire, 189.
Bataillon St-Georges, 152, 177, 189.
Bataillon de Juifs. 287.
Bataillons de la Mort, III.
Batainons-Négentsof, 108-110.
Bataillon d'officiers, 188.
Bataiski, 216, 252.
Beaufon, 245.
Beck, 63.
Boil (major), 384.
Békétova, .304, 305.
Hckhtéief (gén.), 270.
Hck-iMamédof (col.), 312.
Bélébéi, 331.
554
INDEX
Bélisor (gén.), 15.
Berdiaouch, 376.
Berditchef, 5, 146, 148, 149.
Bérenski, 415.
Bérézina, 356.
Berg (chef rouge), 162-167.
Berthelot (mission), 478.
Berzine, 296.
Bia (riv.), 395.
Biïsk, 336, 387, 390, 395, 396, 397.
Biélaia (riv.), 319, 320 et sv.
Bielgorod, 164.
Biélabojnitsa, 125.
Biéloglina, 226, 231, 234 et sv.
Birioukof (col.), 19, 21-39.
Birsk, 292.
Bisert (riv.), 369.
Bisertski-Zavod, 375.
Bisertskoe, 369, 371.
Bjejeani, 108.
Blagovéchtchensk, 418, 420, 500,
507.
Blahos, 548, 552.
Bloudniki, 117.
Bloumberg, 295.
Bobrinski (Cte, Gouv.-Gén. de
Galicie), 49.
Bobrinski (lieut. Cte), 133.
Bobrinski (cap.. Cte), 196.
Bode (lieut. Baronne Von), 172,231.
Bogarzoukof, 257.
Bogdatskoe, 415, 418, 433.
Bogomolitch (gén.), 470.
Bohatkovce, 55.
Boïevoïe Komitet. 145.
Boïka (Abram), 444.
Bolchaia Osnitsa, 19, 36.
Bolchie-Saly, 191.
Bolcheviki, 92, 287, 507.
Boldyref (gén.), 507, 514.
Bontch-Brouévitch (gén.), 272.
Boris (Grand- Duc), 78.
Borissof, 215.
Bouclioulé, 428, 429, 431, 436, 462.
Boudilovitcli (prof.), 148.
Bougourouslan, 317, 333.
Boulanger (gén.), 151.
Boutchkief (cap.), 131.
Bouzowiazy, 303, 304, 307.
Brendeis, 474.
Brest- Litovsk, 305, 473, 484, 530.
Broussilof (gén.), 5, 6, 15, 16, 17,
18, 38, 39, 40, 82-89, 91, 144,
173, 181, 224, 262-266, 271, 510-
Brynhildar Quida, 274.
Buchanan (Sir), 81.
Buchholz- (lieut. Cte), 211.
Buclisenschutz (col.), 66, 149, 478
Buczacz, 121, 122, 123, 125.
Bulow (lieut. ^■on), 32.
Bytkof (révolutionnaire), 410, 412,
Cadet (parti de Sibérie), 516.
Cadet (parti de Mandchourie), 288-
Californie, 233.
Casanova, 449.
Castelnau (gén. de), 63.
Centre politique d'Irkoutsk, 537,,
539, 552.
Chakcha, 346.
Châlons, 63.
Champagne, 63.
Chantilly (la), 521.
Charovkina (femme), 296.
Chemin de fer de l'Amour, 415.
Cherevkova, 221.
Chervachidze (prince), 113.
Chichkine, 514.
Chiglatova (Véra), 407.
Chilka (riv.), 418-422, 427.
Chilova, 386, 393, 394.
Chinois, 292, 297, 313,382,425,452.
Chlesinski (col.), 311, 312.
Chmylga, 294.
Chorga (pont de), 436.
Chostak (commissaire), 233-250,
260-262, 272.
Choucha, 116, 134.
Choura (révolutionnaire), 410-413.
Chtcherbatchef (gén.), 150, 224.
Cicéron, 409.
Circassiens, 112, 119, 131, 173,
197, 259.
Clé.menceau, 474.
Coanda (gén.), 149.
Comité Exécutif de Pétrograd, 67,
110, 150, 244, 256, 510.
Comité révolutionnaire en Chine,
287.
Comité rév. de Novo-Nikolaievsk,
404-406.
Comité sup. rév. de la guerre, 293.
Comité du groupe Sud-Ouest, 88.
Conseil National tchèque, 515.
Conseil de l'Alliance des Monta-
gnards, 227..
INDEX
555
Constituante d'Oufa, 382, 549, 551.
Convention Nationale, 245, 472.
Coopératives sibériennes, 516.
Copernic, 409.
Corée, 500.
Cosaques de l'Amour, 198, 48-3.
Cosaques d'Astrakhan, 172, 198,
222.
Cosaques du Don, 156-162, 175,
185, 192-194, 197-201, 211, 252^
Cosaques du Kouban, 172, 182,
216.
Cosaques d'Orenbourg, 198, .309,
314, 316.
Cosaques d'Oural, 198.
Cosaques d'Oussourie, 198, 483.
Cosaques de Sémirietch, 198, 381,
392.
Cosaques de Sibérie, 198, 336, .392.
Cosaques de Tiersk, 198.
Cosaques du Transbaïkal, 198, 416,
418, 428, 449, 483, 484, 512.
Cosaques rouges du Transbaïkal,
415-41^ 421, 430-431.
Costiaak (cap.), 391-394.
Gzartoryska (princesse), 143.
Czartkof, 124, 125.
Czuma (col.), 536.
Daghestan, 119, 131, 132, 241.
Daouria, 500, 508.
Davidof (col.), 5..
Davidof (col. de cav.), 187, 191.
Delcamps (adj.), 65.
Delcassé, 3.
Dembina (ferme), 134-139.
Demidof, 230-233.
Denikine (gén.), 16, 19, 24, 25,
27, 29, 30, 38, 39, 109, 146, 176,
182, 209, 222, 323, 351, 490, 542
Dessino (gén.), 40.
Diakof (lient.), 203.
Dioma (pont de), 320, 322, 350,
377.
Directoire d'Oufa, 473, 514, 515,
549.
Diterichs (gén.), 516, 518.
2" Division de chasseurs, 15.
4<' Division de chasseurs, 16-38.
13" Division de Sibérie, 94-105.
Division Sauvage, 107-143, 144,
145.
39» Division d'infanterie, 253.
Division-Baklanof; 232, 237.
Division-Guerchelman, 189, 211,
213-223, 229, 237, 250.
Division d'art.- Ikichef, 149.
3» Division de l'armée de Sibérie,
36.3-368.
12« Division de l'armée de Sibérie,
301, 320, 3.38.
3« Division japonaise, 501.
7» Division japonaise, 501.
20« Division soviétique, 218.
Dniepr, 157, 158, 296.
Dolguintsevo, 158, 159, 160.
Dolgoroukof (prince), 81.
Domovoïe Komitet, 269.
Don (gvt du), 152-224.
Dostoïevski, 406.
Doukhonine (gén.), 39, 184.
Douma, 70, 72, 75.
Doumanievski (col.), 486.
Doumergue, 66.
Doumski komitet, 68.
Doutof (gén.), 291, 316.
Dovgal (femme), 453-458, 469.
Drago (col.), 149, 151.
Droujina, 376.
Dzerjinski(col.), 51.
DzikeLani, 94-105, 108.
Egypte, 538.
Ehud, 208.
Elsner (gén.), 148, 176, 209.
Epesses, 245.
Erdeli (gén.), 176, 216, 227.
Etat-major du Caucase du Noi'd,
235, 260, 272.
Etat-major Khangine, 285.
Etat-major de la div. de Mantchou-
rie, 470.
Evald (lieut.), 49.
Evert (gén.), 535.
Van Eyck, 171.
Favart, 521.
Fermor (lieut. Cte), 223, 231.
Filonovo, 172.
Fitz-Williams, 492.
FkMiry, 04.
Foudziy (gén.), 499, 500.
l'our de Paris, 95.
Kranrais, 283, 291, 474-481, 492,
495.
François (comra.),393.
556
INDEX
Frédérickz (Cte), 81.
Fried (juge), 384.
Freiberg (col.), 449.
Fukuda, 552.
Gabory, 245.
Gagarine (gén. prince), 130, 131.
Gaï (prap.), 296.
Gajda (gén.), 291, 320, 349, 356,
358, 367, 376, 507.
Galicie, 82.
Galitch, 108, 361.
Galitsine (gén.), 387.
Gamof, 493.
Gatovski (col.), 114.
Gazimourskaïa (slan.), 431.
Guerber, 493.
Guerchelman (col.), 178, 213, 215,
218, 221, 223, 229, 231, 237, 250.
Guevlits (sotnik), 179.
Girza, 527.
Gladijeva, 340, 343.
Glazof, 351.
Glieb (rev.), 407.
Glouchkof (lient.), 98-106.
Gniliovskaia(stan.), 190-192'
Godlevski (cap.), 470, 546-547.
Goldberg, 287.
Goldstein, 289.
Goloubief (col.), 200, 252, 334'
Golovine (gén.), 145
Gorbitsa, 421.
Gorlitsa, 181.
Goudovski, 217.
Goumène, 180.
Gouraud (gén.), 63.
Gourko (gén.), 69, 88.
Goutchkof, 67, 68, 69, 70.
Goutor (gén.), 39, 104, 108, 110.
Graabe (Cte), 81.
Graabe (Ataman Cte), 198.
G. E. M. soviétique, 272.
G. Q. G. russe, 4, 78-81, 148, 149.
Grands Russes, 382.
Grant (cap.), 470-471, 546-547.
Graves (gén.), 278, 474, 524.
Gredeler (Marie), 243.
Grévine (gén.), 328, 329, 339, 352,
355-358, 363, 366, 367, 369-371,
375, 515.
Gricha Almasof (gén.), 382.
Griékof (sotnik), 189.
Grigorescu (gén.), 151.
Grodek, 180.
Grodièkof (gén.), 39.
Du Guesclin, 153.
Hashimoto (cap.), 5.
Hegel, 265.
Herbiers, 245.
Honolulu, 474.
Hosono (gén,), 432, 433, 506.
House (c), 474.
Hucher (col.), 230.
Iakoubovski (col.), 128.
lalima, 367.
lanouchkévitch (gén.), 224.
lanovski (col.), 215, 223, 231.
lassy, 150.
latcherski, 551.
léisky otdièl, 227.
lekaterinbourg, 291, 330, 351, 352.
363, 367, 370, 376-378,384.
lekaterinodar, 213, 252, 256, 257.
léniséi, 508.
lermoline (col.), 294. ^
Ikichef (col.), 189.
Ingoushs, 119, 132, 133, 142, 147.
Intendances d'Omsk, 365.
loffe, 273.
lomofski (stan,), 443.
lordanski (comm.), 148-149.
losefovka, 52.
lougoslaves, 474.
Irkoutsk, 293, 301, 366, 426, 442,
495, 505, 535, 544, 550.
Irtych (riv.), 517.
Italiens, 380, 390.
Ivan le Terrible, 267.
Ivan III, 343.
Ivanenko (cap.), 43.
Ivanof (gén.), 5, 39, 82, 83, 254i
258.
Ivanof (gén.), 525.
Ivanof Rinof (gén.), 514.
Izima, 306.
Jack (gén.), 378.
Janin (gén.), 66, 149, 228, 274,
474, 481, 503, 527, 541.
Jaou-Jan, 499.
Japon (mer du), 277.
Japonais, 281, 282, 283, 284, 289,
380, 390, 416-426, 431-442, 468,
474.
INDEX
557
Jedanova (Alotia), rév., 407.
Johnson (Owen), 63.
Jorjadze (prince), 116.
Jourovlof (sotnik), 416.
Judith, 208.
Juifs, 40, 116, 123, 129, 133, 140,
150, 151, 157, 169-170, 234'
262, 285-289, 299, 383-384, 444,
524, 525-526.
Jusserand, 279.
kabardiens, 119, 131, 137, 139,
147, 172.
Kachérine (chef soviétique), 334.
Kadjar (prince Fazoula Mirza),
114-116.
Kalédine (Ataman gén.), 152, 175,
J84, 185, 195-196, 198-201, 211,
252.
Kalédine (Madame), 196-197.
Kalmanka, 389, 391, 392.
Kalmouks, 213, 217, 221, 222, 395,
397.
Kalmykof (Ataman), 283, 376, 450
473, 493, 495.
Kalucz, 108, 109, 113, 117,. 123.
Kaménief (col.)^ 294.
Kaméniets-Podolsk, 82, 87, 90, 92,
144, 146, 147.
Kaménolomnia, 202-206.
Kamenskaia (stan.), 252.
Kamentcliaga, 384.
Kamichly, 298, 299.
Rappel (gén.), 39, 320, 323, 325,
515, 534, 552.
Karageorgiitch, 114.
Karéline (lieut), 137.
Kargaiski (cap.), 189, 202, 203,
206.
Karimskaia, 500.
Kato (l.-c), 430.
Kato, 540.
Katoun (riv.), 395.
Kawakami, 492.
Kazan, 317, 323, 351, 352.
Kazanienko (loulia), 111.
Kazbek, 143, 173.
Kérenski, 70, 85, 87, 93, 103, 104,
109, 110, 129, 147, 148, 163,
181, 182, 198, 210, 223, 224,
227, 234, 246, 303, 384, 484, 503,
511.
Khabarovsk, 450, 498, 507.
Khairouzovka, .390.
Khangine (gén.), 291, 292, 325, 351.
Khapri, 186, 187, 188, 190-195.
Kharbine, 277, 301, 365, 366, 468,
483, 487, 511, 517, 518, 523.
Kharkof, 172.
Khièmchéief (lieut. prince), 211.
Khopiorsk, 191, 193.
Khorine (gén.), 294.
Khorotskof, 129, 1.30.
Khortitsa, 162, 169.
Khonat (gén.), 277, 485, 486, 491,
492, 495, 503, 511, 512, 513.
Khoungouzes, 425, 444.
Khransk, 24, 31.
Kiaou-Tcheou, 434.
Kief, 84, 146, 151, 152, 153, 156,
223, 520.
Kievskaia Myzl, 149.
Kikiyo (It.), 418.
Kirghizes, 384, 392, 395, 397.
Kirpitchnaia, 170.
Klan-goun (khan mong.), 396.
Kletsanda (col.), 148.
Kliouvintse, 1.30, 131,
Kloubovtse, 120.
Knox (gén.), 277, 362, 474, 479,
514, 528, 535.
Kojevnikof (cap.), 78.
Koliankofski (cap.), 296.
Kolki, 16, 38.
Koltchak (amiral), 182, 277, 280,
282, 291, 304, 468, 476, 478-4^0.
Komar, 397.
Komarovski (col. Cte), 115, 122,
129, 130, 133, 144.
Komrakof, 297.
Kontaktnaia Kommissia, 68.
Kontorski, 215, 216.
Koops, 167.
Kopanka, 117.
l-Sopiansk, 170.
Kopyczince, 128.
Ivorenofskaia (stan.), 252.
Koniilof (gén.), 39, 108, 109, 113,
117, 143, 147, 148, 152, 153,
156, 158, 175, 170, 17'.V182„ 183,
184, 185, 186, 188, 196, 200-
201, 207, 209, 221. 225, 226-
228, 230, 236, 237, 238, 239,
210, 242, 256, 204-266, 271.
Ivornilof (col.), 203-205, 208, 209,
222, 241.
558
Korolkovo, 217-221.
Kosmine (col.), 294, 328, 329, 480.
Kostiaief (col.), 293.
Koua-gan, 397.
Kou-baï-goun (Khan), 396.
Kouban, 216, 226, 227, 235, 239,
241, 252, 254.
Kouchno, 294.
Koudachef (prince), 4, 492, 511.
Koungour, 351, 363, 366, 367.
Kourakine (prince), 5, 146.
Kourdioukof (gén.), 50.
Kourlitchenski (stan.), 443.
Koaroki (gén.), 396.
Kouropatkine (gén.), 39, 128.
Kournakof (lient.), 131.
Kousnietsovka, 216, 222, 224.
Koutiépof (col.), 186, 190, 192.
Kouzmine, 142.
Kovalof, 451.
Kraievski, 495-499.
Krasilnikof, 384.
Krasnianski (col.), 189.
Krasnochtchokof, 289, 507.
Krasnoiarsk, 384, 389, 528, 529,
533, 537, 538, 541, 542.
Krasnooufimsk, 351, 352, 355,
357, 365, 369, 376.
Krasnovka, 217-221.
Krasny-Iar, 328, 333, 339.
Krilenko (comm. en chef), 184.
K^ousenstern (gén.), 49.
Kritski (cap.), 223, 231, 250.
Kreml, 271, 305.
Kronstadt, 150, 273.
Kropotkine (prince), 148, 149.
Kroug du Don, 192.
Kroupenski 512, 514.
Krym-Chamkalof (princes), 131.
Kvitkine (col.), 33.
Kyrille (Grand-Duc), 74.
Lacau (cap.), 328.
Lachévitch (Ct d'armée sovié-
tique), 294.
Laguiche (gén. Marquis de), 4.
Larionof (col.), 329, 339, 340, 347,
348.
Larionof, 543.
Lavdovski (gén.), 93-104.
Lavrentie (Pacha), 403-404, 411-
412, 413.
Lechtch (gén.), 16, 173.
Lemberg, IQB.
Lénine, 167, 208, 245, 443.
Lenôtre, 245.
Léon le Grand (saint), 542.
Léouchkovskaia, 239, 240.
Létchitski (gén.), 83.
Lettons, 186, 241, 304, 305, 474,
524.
Levachef (cap.), 207.
Lezgeanka, 221, 224,
Lichman (frères), 444, 445-446.
Lignov (gén.), 93.
Likhaia, 199, 200.
Liski, 170.
Liskovski (sotnik), 428.
Listvenitchnoe, 547.
Litiény prospekt, 65.
Lochkine (lient.), 303.
Lockhart, 492.
Lomnitsa (riv.), 108, 110, 111.
Lougovtsof (chef rouge), 239, 250-
252. ■
Loutsk, 85.
Louvain, 3.
Lubignac (col.), 359.
Lucain, 415.
Lucretius, 274.
Lvov, 68.
Machiavelli, 488.
Mackensen (gén.), 181.
Magalof (col. prince), 115, 122,
130, 133, 134.
Magyars, 292, 313, 382.
Maïdan, 110.
Maïoffes, 286.
Makéievka, 199.
Malmije, 351.
Malye-Saly, 191, 193.
Mamontof (col.), 202, 203.
Mandchouria, 278, 282, 432, 484,
485, 499, 513.
Mangin (gén.), 65.
Mantchourof, 449.
Manteuffel (major von), 3.
Marachesti, 149.
Marat, 443.
Mareuil-sur-Laye, 245.
Maria Fedorovna (Impératrice-
Mère), 79.
Markof (gén.), 22, 39, 148, 176,
189, 209.
559
JMartel (Cte), 274, 479.
JVIartinkovtse, 134, 142.
Martsof, 178.
Martynof, 551.
Marynsk, 532, 536.
Masaryk, 394, 475, 482, 493, 515,
540, 541, 548.
Matchavariani (col. prince), 193-
194.
Matséievski (gén.), 436.
Matti (cap.), 249.
Matvéief-Kourgan, 170.
JMatvéiki, 15, 53.
Maximof, 454.
Maximovka, 345, 347, 349.
Mazarof (khorounji), 189.
JMédovéia, 498.
Médviédief, 507.
Médviékofskaia, 191.
JMer Blanche (troupes de la), 50-59.
Mer Noire, 474.
JVIérof (It), 449.
Aleuse, 63.
Mésopotamie, 511.
Miano (It), 422, 430, 434, 436-437.
Miketintse, 119.
Mikhanochine, 294.
JVIikhail Alexandrovitcli (Grand-
Duc), 86, 113, 523.
Mikhaïlof (commissaire), 294.
Mikliaïlof (min.), 534.
JMikhailovo, 544.
Milioukof, 67, 74, 75, 81.
Millerovo, 200.
Mineralnié-V'ody, 153.
Minousinsk, 508.
Minsk, 79.
Mislouvka, 94, 99, 100, 101, 102.
Mitilineu, 149.
Mogotcha, 422, 425-426.
Mohilev, 6, 81.
Moltchanof (col.), 292, 329.
Mongoles, 382, 392, 395, 397.
Mongolie, 395, 489.
Montournais, 245.
Mongoio-Bouriates, 484, 486.
Mordokliovitcli, 286.
Mordvinof (col. Cte), 81.
Morozol' (col.), 188.
Morris, 524.
Moser, (consul), 491.
Moscou, 152, 165, 172, 241, 262,
266-271, .305, 475.
Mossiska, 117.
Moukiùne (cap.), 142.
Mouralof (soldat rouge), 305.
Mouravief, 447.
.Mourman, 274.
Mouzoulaief (col.), 115, 122, 130,
133, 134.
Mysovaia, 552.
Nakadzima, 492, 493.
Nakamura (gén.), 500.
.\akatami, 418.
Nakhitchcvan, 208.
Nakliitchevanski (prince), 116.
Namakonof, 444-446, 452.
Napoléon, 264, 484.
Narychkine, 81.
Nastasof, 51.
Négentsof (col.), 108, 109, 111,
145, 183, 361.
Néron, 405.
Nikolaievsk, 508.
Nertcliinsk, 427, 468, 484.
Nertcliinski Zavod, 418.
Nijni-oudinsk, 537, 538.
Nikilorova (anarchiste), 168.
Nikitine, 143.
Nikolaï 11, 67, 78-81, 86, 372-373,
532, 543.
Nikolaï Mikhaïlovitch (Grand-
Duc), 85.
Nikolaï Nikolaievitch (Grand-Duc),
84, 532.
Nikopol, 158, 159.
Nivelle (gén.), 63.
Nizniof, 121, 122.
Novasiolki, 18, 27, 29, 31, 36.
Novitski (gén.), 70.
Novo-Dmitrievsk, 259.
Novo-Nicolaievsk, 380, 385, 386,
390, 399-414, 505, 528, 529.
Novo-Poriétclie, 142.
Novo-Rossysk, 227, 252, 259.
Novo-Tcherkask, 152, 157, 170,
176, 190, 200, 201, 202, 206,
207, 208, 216, 234, 244, 252.
Novo-Torbasly, 330, 332.
Ob, .387, 395.
Oholcnski (prince), 5.
Odessa, 227, 260, 520.
Okolokoulak (gén.), 270.
Ulgiiinskaia (stan.), 209-212.
560
INDEX
Olovianaia, 500. ^,
Omsk, 281, 282, 291, 301, 366,
378, 379, 381, 516, 518, 521,
523.
Gouvernement d'Omsk, 288, 300,
325, 326, 329, 357, 377-374, 381,
383, 385, 442, 478-482, 508,
522, 548.
Ooi (gén.), 495, 498, 507, 508.
Operativny komitet, 145.
Ordoubate, 173.
O'Rem (col.), 115, 128, 133, 142.
Orenbourg, 298.
Orlof (col.), 486, 511.
Ossipova (Mlle), 244.
Ossovski (gén.), 40, 41.
Otages d'Irkousk, 543-547, 551.
Otani (gén.), 278, 499, 507.
Otriad de Briansk, 362.
Otriad de Koursk, 362.
Otriad-Griékof, 189.
Otriad-Ijevski, 292, 480.
Otriad- Kachérine, 334.
Otriad- Kargaïski, 189.
Otriad- Krasmianski, 189.
Otriad de Kronstadt, 235.
Otriad- Lareonof, 190.
Otriad de Mandchourie, 416.
Otriad-Mazarof, 189.
Otriad de Moskou, 205, 235.
Podryvnia Otriada, 390, 412.
Otriad de Petrograd, 235.
Otriad sanitaire de Novotcher-
kask, 244.
Otriad-Simanovski, 189.
Otriad-Similetof, 189.
Otriad-Tchernétsof, 189, 200, 202-
209, 222.
Ouchoumoun, 424.
Oufa, 292, 294-298, 303, 307, 310,
319, 320-325, 334-338, 345, 377,
385, 528.
Oufimka (riv.), 346, 347, 355.
Oukhtomski (lient, prince), 110,
147, 184.
Oukouréï, 428.
Oukraïniens, 325, 382.
Oumeda (col.), 419, 421, 422-424,
428-430, 436-438, 441-442, 460,
462.
Oural, 352-353, 387, 406, 475.
Oundienski (stan. ), 443.
Ourbanovitch (lieut.), 485.
Ourioum, 452, 462.
Ourioumkan (riv.), 415.
Ourjoum, 351.
Oussourie, 494.
Oust-Talmenka, 388, 391.
Oust-Tchornaia, 420.
Oyslerbay, 476.
Paléologue, 66, 81.
Palybine (gén.), 5, 16, 83, 86.
Panfilovo, 381.
Parfionof, 444-446, 452, 459, 464.
Paris (gén.), 494, 495.
Parski (gén.), 351.
Partisans, 6-14.
Patrona, 546.
Pavlof (rév.), 401, 405-407.
Pavlu, 527.
Pelle (gén.), 149.
Pépélaïef (gén.), 339, 351,1387,
515, 543, 544, 551.
Pereverzief (gén.), 485.
Perm, 294, 304, 319, 351, 356, 379,
482, 528, 529.
Perse, 279.
Persianovka, 201.
Pétain (gén.), 63, 64.
Petclianovka, 184, 244.
Petiorkas, 524.
Petlioura (col.), 151.
Pétrof (docteur), 208.
Petrograd, 3, 68, 86, 88, 163, 273,
510.
Pichon (col.), 495.
Pichvanof, 213.
Picot (col.), 63.
Pierre le Grand, 262.
Pinsk (marécages de), 8.
Platnirovskaia, 257.
Plechkof (gén.), 485,'^512.
Plekhanof (Section), 516.
Plevna, 356.
Podajce, 123.
Podapregori, 451.
Podlaïef, 544.
Podvorki, 117.
Podziolkof (soldat rouge), 199.
Pogranitchnaia, 278.
Pokrovka, 237.
Pokrovtsof (gén.), 258.
Poliakof (col,), -^4 9,
Polianski (flotteurs), 23.
Polivanof (gén.), 69, 70, 175, 224.
INDEX
561
Polkovnikof (col.), 246.
Polonais, 380, 388, 390, 474.
Polovkof (membre Douma), 213.
Ponomaref (Polikarp, rév.), 411-
12, 413.
Popof (^én.), 226, 249.
Popof (col.), 449, 469, 470-472, 513,
Porochinskaia, 238.
Port-Arthur, 434, 500.
Potapof (col.), 486.
PotocUi (gén. prince), 255.
Poudlovski (lieut.), 203, 205. .
Pougatchev, 248.
Pountakof, 296.
Pourine (lieut.), 50-59.
Povorino, 171.
Prevalski, 447.
Prinkipo, 500. ♦
Prist.an (Kharbine), 278-280.
Protopopof, 75.
Radial (commissaire), 150.
Rada (d'Oukraïne), 163, 184.
Rada (Hilda, rév.), 407.
Radek (Sobelsohn), 242, 258.
Radziwill (prince), 5.
Rakhilski (col.), 480.
Rakhmaninof (col.), 546-547.
Rakitine (cap.), 363-366.
Ravin des Vignes, 64.
Razoumovski (lieut. Cte), 152.
Régiments :
7<| de cliasseurs, 15.
16« de chasseurs, 19-36.
de Circassiens, 112, 119, 131.
du Daghestan, 119, 131, 132.
6= du Don, 159, 211.
54« du Don, 160.
des Ingoushs, 119, 132, 133,
142, 147.
Ismaïlovski, 362.
des Kabardiens, 119, 131, 137,
139, 147.
Lanciers de la Garde (Varso-
vie), 223.
de Littiuanie, 120.
do la Mer Blanctie, 50-59.
Préol)rajenski, 362.
1"' de cosaques de Sibérie, 336-
337.
46« d'inf. de Sib., 96-106.
!<"■ de cosaques d'Orenbourg,
339.
de Tatares, 119, 122-123, 126,
132-141.
de Tchetchens, 119, 124-126.
de Tékintsi, 158, 159, 184.
de sapeurs du Tourkestan, 155.
de Tourkmènes, 119.
10» de l'armée- Koltchak, 368.
13« de l'armée-Koltchak, 338.
24» de l'armée-Koltchak, 339.
30" de l'armée-Koltchak, 334,
347, 348.
320 de l'armée-Koltchak, 347.
41» de l'armée-Koltchak, 310.
45» de l'armée-Koltchak, 308-
318.
46» de l'armée-Koltchak, 306,
308.
47» de l'armée- Koltcliak, 309,
311.
57» de l'armée-Koltchak, 363.
Immortel, 362, 363-369.
3» soviétique, 302.
231» soviétique, 306.
238» sov., 362.
239» sov., 362.
3» internationale, 302.
5» tchèque, 391-394.
71» japonais, 422-464.
Régof (cap.), 98.
Réznikof (gén.), 214, 215, 223.
Riga, 147, 163, 241.
Robinson, 524.
Roch (Mlle), 150.
Rodzianko, 74, 75, 86.
Romanols (les), 271.
Romanovski (gén.), 148, 170, 209.
Roosevelt, 279, 476.
Rostof, 152, 106, 170, 172, 175,
186, 190, 193, 195. 207, 208,
224, 234, 241, 255, 261.
Rostovtsef (gén.), 49.
Roubinstein (commissaire), 145.
Roudnief (docteur), 263.
lioumains, 474.
Rouzski (gén.), 88.
Routine (commissaire), 286.
Rovno, 5, 16, 17, 82, 85. (gén.).
Rozanol' (gén.), 507.
Hunicza, 5.36.
Rybniki, 10 1, 103, !05.
Sadovaia, 7U.
Saibort (It), 304-;J95.
36
562
INDEX
Sakharof (gén.), 39, 332.
Saltyr, 192.
Samara, 317, 475.
Samoïlof (gén.), 405, 512. '
Samoïlof (gén. sov.), 351.
Samokhine (khorounji), 203, 205,
206.
Sapojnikof, 452.
Sarapoul, 365.
Sarénof (col.), 190, 192.
Savélief (gén.), 94.
Savianovka, 191.
Sazonof, 517. 542.
Schvetsof (lient.), 443.
Sediakine, 441-442, 450, 453, 458,
459, 461.
Sédich (cap.), 312.
Semeonof Tian-Chanski, 447.
Sémeonof (ataman), 282, 283, 285,
376, 398, 426, 448, 467-469,
473, 476, 479, 483-490, 491, 492,
493, 501.
Semeonof (oncle del'ataman), 416.
Séméonoftsy, 280, 415, 421, 427,
44:0, 441, 444, 451-458, 460,
462, 468.
Semipalatinsk, 381,382, 386, 390,
392, 508.
Serbes, 474.
Serguéï (Grand- Duc), 78, 79.
Sévastianof (lient.), 21, 35.
Sévastopol, 222, 260, 518.
Shakespeare, 409.
Shanghaï, 511, 538.
Sidorof (cap.), 449.
Sieuwers (lient, ail.), 186.
Sieuwers (col. Cte), 231.
Sièzd du Don, 252.
Sigof, 270.
Simanovski (col.), 189.
Simbirsk, 320.
Similétof (col.), 189, 202, 206.
Siniélnikovo, 170.
Sipaïlof (col.), 470, 546-547.
Sirovy (gén.), 482,516, 532, 534,
536, 548.
Skipietrof (gén.), 540, 546-547,548.
Skobelef (gén.), 30.
Skobelef (rév.), 68.
Skriabine (cap.), 449, 451, 452,
469, 470-472.
Slavgorod, 382.
Slavine. (commissaire), 286.
Slotof'(col.), 328, 330.
Sloudianka, 544.
Smirnof (commissaire), 294.
Smotricz (riv.), 90.
Socialistes- révolutionnaires, 246,
287, 505, 507, 516.
Sofronof, 213, 246.
Soïous intellighentnikh sapojeni-
kof, 269.
Sokolof (rév.), 68, 69.
Soldatski Sièzd de Minsk, 69.
Soliman (gén.), 272.
Solntsova Olga, 401-403,409-410.
Solonernaia, 397.
Solovief (comm.), 296.
Somme, 84.
Somof (cap.), 218-221.
Sorotchkine (lieut.), 231.
Soukhomline (gén.), 5, 82.
Soukine, 374, 504, 521, 527.
Souville, 64.
Souvorine (Boris), 231.
armées Soviétiques. 293-294.
gvt. Soviétique, 493, 507, 530.
Srédnyi-Iégorlyk, 226, 229, 231.
Sriétensk, 418, 419, 427.
Staniévitch (Ueut.), 428, 429.
Stanislau, 108, 112, 121, 124, 125,
361. .
Stara-Poriétche, 107, 142.
Stargard, 254.
Stavropol, 221, 235, 241, 251.
Steinberg (prof.), 294.
Stéklof (Nahamkes), 68, 69.
Stènko-Razine. 129, 195.
Stépanof (gén.), 195.
Stépanof (col.), 370, 480.
Stépanof (coL), 448, 449, 451, 470-
Stépanof, 5J4.
Stépanofka, 339, 340. 348.
Stepnoe Konnozavodstvo. 213.
Sterlitamak, 292, 298, 303, 307,
310-317.
Stevens, 281, 284, 476, 491,502,
525.
Stourmer, 85.
Strypa (riv.), 49-59.
Styr (riv.), 15, 17, 18, 19-25, 27,
31, 35, 36, 38.
Sunblad (gén.), 294.
Suzuki (gén.), 416, 418, 427, 508.
Sytchof (gén-), 543, 544, 545,546.
INDEX
563
Tabouis (gén.), 148, 230.
Taganrog, 166, 170, 178, 180, 190,
201, 223.
Taïga, 528, 533, 543.
Takayanagui (gén.), 508.
Talaia, 384.
Tambovsk, 270.
Tanaka (gén.), 477-478, 492, 506,
512, 514.
Tanaka (gén.), 492.
Taptougari, 424, 425.
Taranenko, 452.
Tardieu, 64.
Tarnopol, 49, 50, 118, 123.
Tatares, 115, 119, 122-123, 126,
1.32-141, 144, 173, 197, 314,
323, 331, 382, 392, 395.
Taube (gén. von), 499.
Tavtimanova, 325, 326.
Tcharatskaia, 397.
Tchartorisk, 15-38, 46.
Tchéïdze, 69, .
Tchéka, 472.
Tchéliabinsk, 291, 352, 377, 528,
529.
Tchèques, 218, 219, 221, 223, 225,
283, 316, 328, 329, 3S0, 384,
385, 386, 387, 390, 391-395,
399-412, 431, 459, 468, 474, 475,
481.
Thérémisses, 368.
Tchéremissof (gén.), 39, 107-109,
144, 145-146, 224.
Tcheremkhovo, 504, 534, 538, 548-
551.
Tchérépanof, 546.
Tcherkaskaia (princesse), 177.
Tcherniétsof (côI.), 189, 200, 210.
Tchesmski(s.-c.), 428,429,430,468.
Tchesnakovka, 310.
Tchessovaia (riv.), 423.
Tchessovinskaia, 422.
Tchetcliens, 107, 119, 121-126,
144, 197.
Tchiclima, .320, 321, 334.
Tchila, 282, 291, 301, 420, 448,
450, 467-472, 487, 501, 507,
508, 523.
Tchitchérine, 274.
Tchitchikar, 500.
Tcliougaï, 452.
Tékintsi, 158, 159, 173, 184, 225,
226, 250.
Terauchi, 429, 402.
Térégoulova, 306.
Termonde, 3.
Thiaumont, 65.
Tibère, 405.
Ticlienko, 289, .478.
Tichinof, 449.
Tièrsk, 198, 2.35, 241.
TilTauges, 245.
Tikhoriétskaia, 170, 175, 226, 234,
238, 239, 240, 241, 242, 246, 305.
Tischenhausen (iounker baron von
216, 218.
Tlalof (lieut.), 115.
Tlodne Strava, 131.
Tokyo, 277, 477, 500.
Tolbasy, 299, 306, 308.
Tolstoï (Cte), 77-354.
Tomsk, 282.
Toouste, 130, 132, 134, 135.
Toptchikha, 388.
Torbasly, 328.
Torgovaia, 170, 174, 224, 226,
234, 248.
Touapse, 227, 259.
Touloun, 538.
Touloviérief (lient), 203, 205.
Tourkan, 319, 321.
Tourkestan, 155, 479.
Tourkniènes, 119.
Transhaïkal (gén. du), 415.
Trétiakof, 504.
Triboukhovtse, 123.
Tribus, 454.
Tril'onof (cosaque), 187, 294.
Trotski (Bronnstein), 69, 208, 234,
235, 244, 245, 249, 260, 272,
274, 305, 319. .335, 362, 480,
492, 493, 507.
Tsaritsine, 171,213, 244, 246, 247,
252.
Tsarskoe-Selo, 79, 81.
Tsélina, 244.
Tseretelli, 69.
Tsou-ker-baï (Khan niong.), 396.
Tsouno (gén.), 508.
Turcs, 249.
l'urroau (gén.), 245.
nngern-Slernbcrg (Baron v.), 489.
\'iigliine (gén.), 543.
\'an der Wcydcn (Roger), 171.
564
INDEX
Vara (femme), 401-404, 410, 413.
Vasili (rév.), 407.
Vasilief (It), 384.
Vatséitiés (col.), 305.
Véliko-knajeskaia, 248.
Vendée, 245.
Verdun, 63, 65, 66, 84.
Verknié-Oudinsk, 280, 448, 501,
507, 508, 530, 542, 552.
Verkhnié-Ouralsk, 334.
Viselki, 252, 257.
Vladikine, 545.
Vladivostok, 280, 286, 301, 366,
450, 468, 477, 482, 483, 493,
494.
Vodianski, 283.
Voïekof (gén.),
Voïskovoïe Pravitelstvo, 248.
Voïskovoïe Kroug, 252.
Voïtsekhovski (gén.), 323, 328,
339, 346, 350, 356, 515.
Volga, 129, 172, 222, 235, 351.
Volhynie, 7, 10, 17, 38, 41, 82,96.
Volkof (gén.), 337.
Voloczycz, 129.
Voltchikha, 384.
Von Meer (cap.). 396-398.
Voronine (gén.), 16, 38, 85.
Vrakhtel, 486.
Vrangel (gén.), 109, 182.
Washburne (Stanley), 4.
Washington, 277, 474.
Weinstein (banquier), 151.
Wilson (pr.), 474-476, 494, 499.
Wood (gén.), 476.
Zaïontchkovski (gén.), 15, 16, 19.
Zamouta (Mlle), 244.
Zankévitch (gén.), 551.
Zaremba (cap.), 183, 187.
Zdorof (lieut.), 100.
Zdorof, 530.
Zenal Bek Sadekhof (Cornet), 134-
139.
Zerenski, 415.
Zikha (major), 498.
Zilovo, 436, 439, 440, 441, 443-
446, 450-458, 462, 464-467.
Zima, 538.
Zimine, 449.
Zinovief 69, 273.
Zlatooust, 324, 331, 352.
Zlota-JLipa, 94.
Znamienka, 156, 158, 159.
Zoubkovski (col.), 416.
Zouief (s. 0.), 428.
Zoukovski, 551.
Zviérévo, 170, 171, 199, 200.
I
TABLE DES MATIERES
Pages
Avant-propos de M. Paléologue v
Préface de M. Haumant ix
PREMIÈRE PARTIE
SOUS LE TSAR
Chap. I. Les aigles du Tsar.
Introduction 3
1. Les aigles du Tsar 6
2. Départ de partisans 11
Chap. II. La prise de Tchartorisk.
Introduction 15
1. La situation 17
2. La préparation du combat 19
3. La traversée du Styr 22
4. Hésitations. Bombardement d'un état-major
allemand 25
5. Scènes de guerre. Passions de combat 27
6. Esprit de sacrifice. Prisonniers allemands .... 30
7. Sur le ciiamp de bataille 32
8. La prise du village 34
9. Praporchtchik Sévastianof, chef de bataillon . 35
10. Prisonniers de guerre 36
Epilogue 38
Chap. III. Autour d'un feu de camp 40
Chap. IV. Une reconnaissance sur la Strypa .
Introduction 49
La reconnaissance 50
DEUXIÈMI'; PARTIE
SOUS LA RÉVOLUTION
Verdun 63
Chap. I. Le priliaze n» 1 67
566
TABLE DES MATIERES
Chap. II. Scènes de la révolution russe.
1. Soldats 71
2. Les femmes 73
3. Idéalistes 73
4. Convictions démocratiques 74
5. Inepties dangereuses 75
Chap. III. Les adieux du Tsar au G. Q. G. russe 78
Chap. IV. Le général Broussilof 82
Son attitude pendant la révolution 85
Chap. V. Le sursaut de juillet 1917. Prise de Dzike-Lany.
1. Kaménets-Podolsk 90
2. Avant l'offensive 91
3. Vers la ligne de feu 93
4. L'assaut 98
5. Dans les lignes allemandes 99
6. Rencontre de Kérensky 103
7. Conversation de soldats 104
Chap VI. Avec la Division Sauvage pendant la retraite de
Galicie.
1. Le général Tchérémissof 107
2. Sur la Lomnica 1 10
3. L'état-major des « Sauvages » •. 112
4. La fête du Beïram 1 14
5. Conversation avec un soldat 117
6. Scènes de retraite 1 18
7. Avec Tchetchens et Tatares 121
8. Scènes de pillage et de déroute 124
9. Le troupeau de fuyards 125
10. La cause de l'indiscipline 127
11. Pillards. Reprise du contact avec l'ennemi. . . 128
12. Une reconnaissance avec les Tatares 134
13. Les petites filles dans le champ de maïs 139
14. Retour. Fin de l'aventure 142
Chap. VII. Dans l'Armée des patriotes.
Introduction 144
Voyage de Kief au gouvernement du Don.
1. Propos de camarades 152
2. Avec les cosaques 156
3. Un chef de bande révolutionnaire 162
4. La situation à Alexandrovsk. La participation
des Israélites aux Soviets 167
5. Pèlerinage pour Rostof 170
La défense de Rostof.
6. L'état-major de l'armée de volontaires 175
7. Le général Kornilof 179
8. Le régiment de Kornilof 183
TABLE DES MATIERES 567
9. Une armée composée d'officiers 188
10. Une reconnaissance 190
11. Les libres fils du Don .'. 192
12. Cosaques et bourgeois 193
Au pays du Don.
13. Une visite à la veuve de Kalédine 195
14. La fin d'un rêve 197
15. Guerre de détachements. Attaque de nuit... 201
16. Nous quittons Novo-Tclierkask 206
L'armée de Kornilof dans les steppes.
17. Exode de patriotes 209
18. Gentilshommes et paysans 210
19. Vers les zimovniki 212
20. Le châtiment d'un village 217
21. Les cadets de Gascogne 222
22. La bataille de Lezgeanka 224
23. Dernière conversation avec Kornilof 226
Chap. Vin. En captivité chez les bolcheviks.
1. Je quitte l'armée des volontaires 229
2. Sauvé par un commissaire bolchevik 231
3. Un commissaire bolchevik 234
4. La poursuite de l'armée de volontaires 236
5. Un état-major en fuite. La situation à Tikho-
retskaia 240
6. Psychologie des massacres dits bolcheviks... 242
7. Villages armés jusqu'aux dents 246
8. Chantage de commissaires. Attaque de déta-
chement 247
9. L'armée de volontaires passe le chemin de fer
vers lékatôrinodar 256
10. Le Commandant en chef des rouges, ancien
officier tsariste 252
11. Un commissaire ancien séminariste, le chef
d'état-major 254
12. Jeunes filles au combat. Massacre de prison-
niers 256
13. L'armée de volontaires est sauvée 258
14. Je retourne dans le monde civilisé. Une delà- *
tion 260
15. Une visite à Broussilof 262
16. Moscou la Grande. La société des savetiers
intellectuels. Les continuat'^urs des Tsars.. 266
É pilogue 272
TROISIÈME PAHTIt:
EN SIBÉRIE
Chap. 1. A Kharbine 277
1. La ville ; 278
568 TABLE DES MATIERES
2. Le chemin de fer 280
3. La Bourse et la politique 281
4. Grands et petits bolcheviks. Une plainte juive. 284
5. Opinions d'un patriote 288
Ghap. II. Victoires de l'armée sibérienne 291
Note sur l'armée soviétique en Sibérie 293
1. Oufa ■ 294
2. Un nouvel accessoire de l'armée : le padvod-
chik. Praporchtchiks russes 298
3. Guerre de surprises 302
4. Un général letton. Les Lettons pendant la
révolution. Guerre de bataillons 303
5. Bachkirs neutres. Une armée de prolétaires
en voitures. On ne sera approvisionné que
par l'ennemi 306
6. Soldats sibériens. Entrée à Sterlitamak 310
7. Les habitants. Un » traître » 314
8. Optimisme à Omsk 317
Chap. III. Une retraite stratégique.
1. L'évacuation d'Oufa 319
2. Optimisme pendant la retraite 321
3. Misère de réfugiés 323
4. Soldats en équipements anglais. Réquisitions. 325
5. Chefs sibériens 328
6. Sans-culottes mahométans 330
7. Guerre défensive 332
8. Oufa sous un régime de cosaques 334
9. La Bielaia est traversée 337
10. Batailles sans énergie 339
1 1. Le soldat a faim 345
12. Nouvelle retraite sur la rivière Oufimka 346
Chap. IV. La retraite continue.
1. L'initiative est chez l'ennemi 351
2. Paysages d'Oural 352
3. Un soufflet. Le général Grévine 355
4. Scènes d'ivresse. Fanfares 357
5. Misère humaine 359
» 6. Le corps d'attaque 361
7. Le régiment immortel et les régiments quel-
conques 363
8. On les aura quand même. Pourquoi les oudar-
niki ont-ils reculé? Conversation entre an-
ciens collègues 367
9. Un bienfait de l'autocratie 371
10. Scènes de retraite. Accidents de chemin de fer. 375
Chap. V. Soulèvements de paysans.
1. Paysans sibériens 380
2. Mécontentement des paysans. L'ataman An-
nenkof 381
lAHi.K i)i:s M A I ii;iîi-;s
569
3. Propagande liulchevislc aux villaprfs 385
4. Composition dos bandes de rebelles 38G
5. Répressions par Tchèques et Russes 388
<5. [Jn poste avancé dans la nuit 391
7. Un olTicier russe cliel' de Mongoles 395
8. Suspension des liosLililés 398
CuAP. VI. Une conspiration bolcheviste.
1. Découverte d'un coMiphiL bolcheviste 399
2. Vara et la petiLe Olga 400
3. Étudiants et étudiantes 404
4. Petit gibier 409
5. Un moiule noyé dans \v, sang 4P2
Ghap. VII. Parmi les troupes japonaises en Sibérie.
1. Rébellion de cosaques 415
2. Une grande artère sibérienne, la Chilka 418
3. Paysages désolés 422
4. La garnison de Mogotcha. Une épave de l'an-
cien régime 425
5. Avec les Japonais sur le chemin de fer de
l'Amour 427
6. L'action commence. Moralité sociale des
rouges 4 30
7. Démocratie guerrière. Conceptions de samouraï. 431
8. Contacts l'urtifs avec les rouges 436
9. Cavalcade dans la nuit. Scènes che/. l'habi-
tant 439
10. Village vidé par la peur. Politique de conci-
liation 441
11. Une confédération d'insurgés 442
12. Un service funèbre mixte orthodoxe- révolu-
tionnaire 444
13. Petits seigneurs pré-féodaux et trains blindés. 447
14. Politique de violences des Semeonoftsy. Kn-
(liuHe à Zilovo. Assassinat de neutres 450
15. Un témoignage de viols collectifs 453
K;. Les lro\qies japonaises i)ien accueillies par la
population 458
17. Cadavres de torturés. Sang-froid japonais.... 402
18. Scènes de détresse et païuiyUhides 4<)4
19. Epilogue. Le tribunal exlraordiiuiire de l'ala-
nian en session secrète 'tw
Cu \e. \ 1 1 1. La mission militaire française en Sibérie 173
CuM*. I.\. L'Ataman Semeonof.
1. L'Imiiiiimc 483
2. Son (.'Il VIT 484
3. Son ei\lourage 48/
4. l'.pilogue IMi
37
570 TABLE DES MATIERES
Ghap. X. L'intervention japonaise en Sibérie.
i. Seraeonof. Interventions échelonnées 491
2. L'affaire de Kraevski 495
3. L'incident de Mandcliourie du 28 août 1918.., 499
4. L'occupation du Transsibérien 500
5. Politique japonaise en Sibérie. Coopération
avec les Semeonoftsy 502
Ghap. XL L'Amiral Koltchak.
1. L'Amiral Koltchak. Sa carrière 510
2. Autour du coup d'Etat 515
3. La question des officiers. Les praporchtchiks. 517
4. La faiblesse du régime 520
5. L'Amiral 522
6. L'Amiral et les Tchèques 526
Ghap. XII. La mort de Koltchak.
1. La retraite d'Omsk 528
2. Les Tchèques suspendent la l'etraite russe... 530
3. Gonflits irrémédiables 533
4. La situation sur le Transsibérien 535
5. L'Amiral, abandonné des siens 537
6. Perplexité des représentants alliés 538
7. Ghef Suprême jusqu'au bout 541
8. Les otages d'Irkoutsk .... 543
9. Refus des Tchèques 547
10. La fin de l'Amiral 550
Index alphabétique des noms propres 553
TABLE DES GRAVURES
Portrait de l'Auteur, dessin de Ilia léfimovitch Répine.... (Jronlispîce).
Le Général Aléxéief i
Carte générale de la Eiissie et de la Sibérie 8-9
La suite du général Ivanof, à côté de son train (octobre 191 5). De
gauche à droite : M. Tchoubarof, D'' Kobzarenko, D' , prince
Radzivill, prince Kourakine, prince Obolensky, l'Auteur, capitaine
Maltsof, colonel Boulatsel 16
Carte de Tchartorisk 17
Types de cosaques-partisans. (Rovno, octobre I9i5) 24
Départ de partisans. Les cosaques, nu-tête, assistent au service religieux . . Sa
Généraux Aléxéief et Ivanof 82
Deux cosaques, le juge Bielosiersky, l'Auteur, trois paysannes de
Galicie /So
Kasatchok (danse de cosaques du Don) 48
Soldats du régiment de la mer Blanche. A cheval, le praporchtchik
Pourine 48
Devant Tchartorisk. Morts à Tassant. Au fond, la ligne blanche de la
tranchée autrichienne 64
Fcnimc-soldat : Tatiana Kakourine, 16 ans, entre le plus grand et le
plus petit soldat du 90'' régiment 64
l'iiotographie prise par l'auteur h Verdun 88
Déserteurs russes en voyage. Le soldait du milieu proteste contre la prise
de la photographie (avril 1917) 88
Croquis des positions de Combat à IJzika-l.oDy 96
flroquis du soldat russe Anion Komachkn : lalilo des officiers étrangers
au C.Q.G. russe, avril 1917. De droite à gauche : général .Tanin, général
sir Williams, général baron Van Rijckcl, colonel Marsengo, général
Coanda, général comte Bonico Loiigeni, l'Autour, coinmaiidnnt Busch-
senschutz 96
Kamenels-Podolsk : Vue de ranciciitu' ciladullc turque , iia
Mlaquc du /i7^ régiment siiiéricii, de la position fortifiée do Drike-Lany,
le i""" juillet IQI?! sous \m feu de barrage 128
Kerenski parmi les soldais. A côté de lui, le général ),av<lovski |36
572 TABLE DES GRAVURES
Capitaine Recof, blesse; deux soldats sibériens avec des mitrailleuses
allemandes ^ ''^
Fête du Baïram : lutte de Tatares. Triple rangée de spectateurs, age-
nouillés, debout, à clieval i44
Officiers de la Division Sauvage. Debout : au milieu, prince Magalof;
derrière lui, comte Komarofski; à sa droite, colonel Oremm; à gau-
che, prince Fazoula Mirza Kajdar, commandant la a» brigade. l'Au-
teur colonel Mouzoulaief, comte Bobrinski. Assis : princes Jorjadze,
Jerwajidze, etc i52
Théàlre de la Guerre Civile russe en jnniner 1918 161
Le bountchouk (queue de cheval) de la Division Sauvage. Prince Bagra-
tion (main au sabre), rAuteur, colonel Gatofski 168
Type de cavalier turconian 1^8
Reconnaissance de cavalerie circassienne (juillet 1917) 176
Cavaliers tatares en reconnaissance (juillet ioit) 176
Le régiment de Tchefchens franchit le Zbroudch, frontière entre la
Russie et la Galicie. A part quelques reconnaissances, c'est la dernière
fois que des troupes russes se trouvent sur territoire autrichien 192
Le lieutenant Zenal-Bek harangue un petit gniupe de soldats resté fidèle
à son devoir dans la débandade générale 192
Compagnie d'infanterie de l'Armée des Volontaires composée d'officiers
de la garde 208
La dernière photographie de Kornilof prise dans la chambre d'une
compagnie d'officiers du régiment Kurnilof. Derrière lui, capitaine
Zaremba; à sa droite, colonel Nejcntsof, chef du régiment 224
Le dernier ataman du Don, général Kalédine qui scsl suicidé à l'ap-
proche des cosaques rebelles, dans la cathédrale de Novo-Tcherkask.
Parmi la foule en pleurs, à droite, M™"^ Kalédine ayjo
Devant le train blindé rouge : le commissaire Choslak, le commandant
(ancien soldai) Lougoftsof 2^8
Le chef d'état-major (ancien séminariste) Ivanof 266
Société de savetiers intellectuels. De gauche à droite : général Bekh-
teief, ancien maréchal de noblesse du gouvernement Tambovsk, le
banquier Sigov, général Okolokoulak 266
Le commandant Avtonomof du groupe d'armée du Caucase 26/1
Épaves humaines : femme et petite-fille d'un colonel, délivrées par les
troupes sibériennes. 26/1
Le Général Broussilof dans la clinique du D"" Roudnief (mai
1918) 272
i.NBi.K Di;s (; li.w r l'.Ks
573
Pétrovka, dans l'Oural. Type de ville sibérienne 288
L'Autour et sa femme dans leur wagon, en Sibérie. 'jSS
Vicloircs de Varmée sibérienne ''i.)->
Oufa. Prisonniers rouges, après écbange de leurs nnifcirnics contre les
nôtres ;• 3o.'i
Au fond, le clocher de l'cglise de Sterlitamak. Ceux qui sont les pre-
miers entrés dans la ville : le praporchichik Borissof, l'Auteur, le pra-
porclitchik Lebedef, deux sous-officiers; au milieu, l'aumônier du
456 régiment .^o^
Au fond, la boucle de la Biélaia, où cette lourde pièce doit diriger un tir
de destruction. Personne ne veut aller de l'avant pour l'observation . . 820
Par la fonte de la neige, le chemin est couvert de crottin de cheval. A
gauche : soldat de Nicolas I^"", monarchiste; à droite : le colonel Bek-
Mamedof , républicain Sac
Soldats Bachkirs du i4® régiment siljérien, en haillons, plusieurs nu-pieds.
Les effets envoyés au front ont gcnéralemcuit été vendus en route 336
Un des réginu'iils les mieux habillés. Russes et Bachkirs 336
Front sibérien en avril et juin-juillet ioi<) 35i
Unique moyen de trans]iort pour le train d'un C.A. La rivière Oufim-
ka 368
Soldats de Kollchak en fuilr. f.luin ri,i(,, Nord d'Oufa.) 368
Retraite de Stépaiiovka vers Im \;illée d<- l'Oiifinika. (8 juin i()t.).) 38/|
Général (iiévine, comniandaiil le f\^ C.-\. sibérien, plus tard fusillé sur
ordre du général VoifscklmN ^ki 38/|
Soldats tchèques revenant (riiiic rr(()iniaiss;ince sur l'Ob, près de Bar-
naoul /|00
Victime de la guerre civile : Baehkir idessé 4oo
lti'<iiiiu de ^rclrntik 4 17
l'rulil (rirk(Jiilsk , \ii de l'autre rive de l'Angara 4-'4
Marché à Bisk (frontière de Mongolie) 4^4
Le fleuve Cliilka ('Anwiur) 43a
Paysage typique du Transbaïkal. Le I1en\e Uliilka 43a
'rrans[i(jrt ja])(>Mais -.ur la (Ihilka 448
Drapeau du 71" régiment japurhiis 4'|8
Comme sous César : clicf japonais baïaiigiianl la troupe avant l'at-
taque ■ t^(^\
Kirghize, membre d'iuie caravane pour l'intériiMM- de la Chine 4'") I
Cosa((ue capturé cl marlyri'i'' pai' les Bmigr^ '|Sn
574 TABLE DES GRAVURES
Autre cosaque capturé et martyrisé ^80
Croquis de la Situation générale au 19 août 1918, au soir /196
Croquis du Combat, près de Kraevsky, le nk août 1988 497
La Mission militaire du général Janin. En première Jigne, de gaucht à
droite : colonel Le Magnen, G^éral Janin, Commandant Le Gras, Capi-
taine Fabian. Deuxième ligne, de gauche à droite : Capitaine Souben, le
soldat Krauss, ordonnance tchécoslovaque, Capitaine Tikhinravof,
Colonel Buchsenscliulz, Colonel Poirot, l'Auteur 5o4
L'amiral Koltchak 5i2
L'ataman Séméonof ^28
).,\uis, — soc, r,i';Ni':n. p'impr. et p'ÉPiT., 71, hue de rennes.
D Grondijs, Lodevdjk Hermen
550 La guerre en Russie
G7 et en Sibérie
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