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Full text of "La guerre en Russie et en Sibérie"

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Dessin  de  Ii.ia  Iéfimovitch   rSÉPiXE. 


LA   GUERRE 


EN 


RUSSIE     ET    EIX    SIBERIE 


DU  MÊME  AUTEUR 

Les  Alleniamh  en  Belgique.   (Notes  d'un  témoin  hollandais),  Ber- 
per-Levrault,   Paris. 

Études  philosophiques  : 

Le  Problème  de  la  Paix  mondiale.  Yersiuys,  Amsterdam. 

L'Église  catholique  el  le  Transformisme,  Versluys,  Amsterdam. 

Histoire  critique  de  la  Demonstratio  ontologica  de  existentia  Dei. 
Versluys,  Amsterdam. 


Copyright   hy  «   Editions  Bossard   »,   Paris,   192a. 


LUDOVIC-H.     GRONDIJS 


LA    GUERRE 


EJ\ 


RUSSIE  ET  EN  SIBERIE 

AVANT-PROPOS 

DE 

M.    Maurice    PALÉOLOGUE 

AMBASSADEUR    DE    FRANCE 

PRÉFACE 

DE 

M.    Emile    HAUMANT 

PROFESSEUR    A    LA    SORBONNE 

ILLUSTRÉ    DE    64    PHOTOGRAPHIES 
ET    DE    10    CARTES 


EDITIONS     BOSSARD 

43,     RUE     MADAME,     43 

PARIS 

1922 


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AVANT-PROPOS 


C'est  ici,  comme  dirait  Montaigne,  un  livre  de  bonne 
foy  ».  C'est  mieux  encore  au  point  de  vue  historique  : 
c'est  un  livre  impartial  et  remarquablement  documenté. 

L'auteur,  M.  L.-H.  Grondijs,  est  sujet  néerlandais.  Après 
de  fortes  études  scientifiques  et  philosophiques,  il  se  distingua 
par  une  collaboration  à  la  Revue  philosophique  de  Harlem, 
qui  centralise  en  quelque  sorte  le  mouvement  des  idées  aux 
Pays-Bas. 

Il  se  trouvait  à  Louvain,  quand  l'Allemagne  se  rua  sur  la 
Belgique.  Immédiatement  sa  vocation  se  décida  :  il  allait  suivre 
et  observer,  en  témoin  direct  et  quotidien,  la  tragédie  épou- 
vantable qui  venait  de  s'ouvrir  dans  l'histoire  du  monde. 

Sa  formation  intellectuelle  le  préparait  excellemment  à  ce 
rôle.  Physicien  et  philosophe,  il  savait  exactement  observer 
les  faits,  et  les  relier  par  une  interprétation  générale.  Sa  natio- 
nalité néerlandaise  et  tout  l'atavisme  de  sérieux,  de  droiture,  de 
conscience  qu'elle  implique,  lui  assuraient  en  outre  le  privi- 
lège de  l'impartialité. 

C'est  sur  le  front  français  qu'il  s'initia  aux  règles  de  son 
nouveau  métier;  car  pour  être  un  bon  «  correspondant  de 
guerre  »,  il  faut  une  instruction  spéciale  :  il  y  a  tout  un 
apprentissage  à  faire,  tout  un  entraînement  physique,  intel- 
lectuel et  moral  à  s'imposer. 

Au  mois  de  juin  191 5,  M.  Grondijs  arriva  à  Pétrograd, 
c'est  de  ce  jour  que  datent  nos  relations. 

Il  part  aussitôt  pour  les  armées  combattantes,  se  fait  attacher 
successivement  à  plusieurs  régiments  de  première  ligne  et  par- 
ticipe ainsi  à  la  vie  intime,  si  dure  et  si  héroïque  des  soldats 
fusses.  Quand  je  dis  qu'il  participe  à  leur  vie,  j'entends  qu'il 
prend  toute  sa  part  de  leurs  souffrances  et  de  leurs  périls,   il 


VI  AVANT-PROPOS 

est  dans  leurs  rangs,  lorsqu'ils  subissent  sans  fléchir,  calmes 
et  résignés,  les  effroyables  ouragans  de  la  canonnade  alle- 
mande; il  se  glissse  parmi  eux  quand  ils  s'avancent  en  éclai- 
reurs;  il  tient  à  honneur  de  ne  pas  les  quitter  quand  ils  dé- 
ferlent, en  vagues  d'assaut,  sur  les  tranchées  de  l'ennemi. 

Mais,  chez  M.  Grondijs,  le  combattant  n'oublie  jamais  qu'il 
est  observateur.  S'il  se  bat,  c'est  afin  de  mieux  observer.  De  là, 
cette  quantité  de  notations  intéressantes,  originales,  impré- 
vues, qui  nous  font  pour  ainsi  dire  pénétrer  jusque  dans  l'âme 
du  soldat  russe.  A  lire  ces  pages  d'une  vérité  si  profonde,  d'un 
relief  si  vif,  on  ne  peut  s'interdire  de  penser  souvent  aux  mer- 
veilleuses descriptions  de  Tolstoï  dans  Guerre  et  Paix. 

Après  un  voyage  en  France,  oii  il  visite  nos  armées  de  Cham- 
pagne et  de  Verdun,  M.  Grondijs  revient  en  Russie.  Mais  ce 
ne  sont  plus  les  troupes  combattantes  qui  s'imposent  à  sa 
curiosité  :  c'est  la  révolution.  Il  assiste,  dans  les  rues  de  Pétro- 
grad,  à  l'écroulement  du  régime  tsariste.  Puis,  sitôt  la  catas- 
trophe accomplie,  il  retourne  au  front;  car  c'est  là  que  se 
prépare  le  drame  le  plus  poignant,  c'est-à-dire  la  propagande 
anarchiste  dans  les  troupes,  la  destruction  de  la  discipline,  la 
dissolution  de  l'armée,  l'écroulement  définitif  de  la  puissance 
russe. 

Quelques  mois  plus  tard,  il  rejoint,  sur  le  Don,  l'armée  du 
général  Kornilow,  dont  les  bataillon^  sont  uniquement  com- 
posés d'officiers. 

Capturé  au  Caucase,  il  est  ramené  à  Moscou,  s'en  échappe 
et  rentre  en  France  par  l'Océan  Arctique. 

Mais  il  ne  reste  pas  longtemps  inactif,  car  le  voici  mainte- 
nant attaché,  avec  le  grade  de  capitaine,  à  la  Mission  militaire 
française  en  Sibérie. 

Là,  sous  les  ordres  du  général  Janin,  il  court  la  triste  aven- 
ture  de  l'amiral  Koltchak.  Enfin,  après  une  dangereuse  explo- 
ration sur  la  frontière  mongole,  il  accompagne  les  Japonais 
dans  une  chasse  aux  cosaques  rouges  à  travers  les  collines  du 
ïransbaïkal. 

M.  Grondijs  a  donc  promené  sa  curiosité  courageuse  et  clair- 
voyante  sur  tous  les  théâtres  d'opérations,   de  la  Vistule  au 


AVANT-PROPOS  VII 

Caucase,  du  Dniester  à  l'Océan  Pacifique.  Il  s'est  donné  ainsi 
l'occasion  d'étudier  la  guerre  sous  tous  ses  aspects,  d'observer 
l'officier  et  le  soldat  russes  dans  tous  leurs  caractères  et  toutes 
leurs  physionomies,  dans  toutes  leurs  façons  d'agir,  de  sentir 
et  de  penser. 

La  série  de  tableaux  et  d'esquisses,  de  narrations  et  d'anec- 
dotes, que  l'auteur  vient  de  réunir  en  volume,  ne  compose  pas 
seulement  une  lecture  d'un  vif  attrait,  où  les  impressions 
psychologiques  et  pittoresques  animent  sans  cesse  le  récit.  Par 
son  intelligence  exacte,  compréhensive  et  pénétrante,  M.  Gron- 
dijs  a  préparé  aux  historiens  futurs  une  documentation  de 
premier  ordre. 

Maurice  PALÉOLOGUE, 

Ambassadeur  de  France. 


PRÉFACE 


DAi>s  les  lignes  éloquentes  qui  précèdent,  M.  Grondijs  a 
été  trop  bien  présenté  pour  qu'il  y  ait  lieu  de  revenir 
sur  sa  personnalité;  le  lecteur  sait  déjà  qu'il  n'est  pas 
le  Hollandais  qu'on  situe  naturellement  derrière  un  comptoir 
ou  devant  un  parterre  de  tulipes.  Il  se  détache,  lui,  du  fond 
des  steppes  ensanglantées  qu'il  a  parcourues,  des  Karpathes 
au  Pacifique,  pour  son  plaisir  d'abord,  et  si  glorieuœ  que  soit 
le  passé  militaire  de  la  Hollande,  il  n'explique  pas  à  lui  seul 
cet  amour  des  combats.  Le  fait  est  que  M.  Grondijs  n'est  pas 
tout  uniment  d'Amsterdam  ou  de  la  Haye;  par  une  de  ses 
ascendances,  il  tient  aux  castes  guerrières  de  l'Extrême-Orient, 
et  ce  détait  n'est  pas  inutile  à  l'intelligence  de  son  livre. 

a  Livre  de  bonne  foi  »,  a  justement  dit  M.  Paléologue. 
J'ajouterai  que  cette  bonne  foi  n'est  pas  l'objectivité  froide 
qu'on  attendrait  du  professeur  qu'a  été  d'abord  M.  Grondijs, 
mais  plutôt  la  spontanéité  du  combattant  qui,  tout  chaud 
encore  de  la  bataille,  nous  livre  ses  impressions  sur  les  faits 
et  les  gens,  sans  aucune  de  ces  réserves  prudentes  qu'on  n« 
trouve  qu'installé  dans  un  fauteuil.  Parle-t-il  de  l'ancien 
régime  russe,  il  ne  se  croit  pas  tenu  de  prendre  un  air  navré. 
Est-ce  de  la  démocratie,  en  bon  «  samouraï  »,  il  la  traite  sans 
aucun  respect.  Est-ce  des  bolcheviks  ou  d'autres  révolution- 
naires, il  n'a  d'indulgence  que  pour  ceux  dont  il  a  reconnu 
la  sincérité  et  le  courage  personnel.  Est-ce  de  leurs  adver- 
saires enfin,  il  note  leurs  fautes  et  flétrit  leurs  défaillances. 
C'est  dire  que  son  livre  ne  recueillera  pas  que  des  éloges.  A 
gauche,  on  en  qualifiera  l'auteur  —  on  l'a  déjà  qualifié  —  de 
Carde  Blanc,  voire  de  «  Cent-Noir  ».  A  droite,  on   lui  repro- 


X  PREFACE 

chera  d'avoir  été  passionné,  injuste,  de  n'avoir  pas  assez  tenu 
compte  des  dures  nécessités  du  moment.  Et  d'aucuns  le  soup- 
çonneront de  secrète  russophobie,  en  dépit  de  son  mariage, 
entre  deux  batailles,  avec  une  Eusse  ! 

Ces  accusations  ou  ces  soupçons,  nous  pouvons  ne  pas  nous 
y  arrêter;  des  pages  de  M.  Grondijs  il  se  dégage  une  telle 
expression  de  sincérité  que  personne,  en  France,  ne  lui  croira 
de  parti  pris  —  sinon,  peut-être,  en  faveur  du  courage  mal- 
heureux. Ce  qui  nous  importe,  c'est  de  savoir  si,  indubi- 
tablement sincère,   il  a  bien  vu. 

Il  a  choisi  pour  cela  les  meilleurs  endroits.  S'il  a  vécu  avec 
des  états-majors,  il  s'est  trouvé  plus  souvent  aux  avant-postes, 
avec  les  régiments  de  l'ancienne  armée,  et  il  les  a  accompagnés 
dans  des  attaques  dont  il  a  rapporté  des  croix  de  Saint-Georges 
et  d'antres.  En  1917  il  a  marché  à  l'ennemi  avec  la  «  division 
.sauvage  ))  qui  a  été  un  moment  l'espoir  de  la  Russie.  Puis,  tout 
étant  perdu  sur  le  front,  même  l'honneur,  il  a  rejoint  la  poi- 
gnée de  volontaires  qui  menaient,  par  les  steppes  du  Don  et  de 
la  Kouban,  une  épopée  —  selon  le  mot  de  l'un  d'eux  —  de 
<(  cadets  de  Gascogne  ».  Plus  tard,  il  a  vu  l'avance,  puis  le 
recul  de  l'armée  de  Koltchak,  et  enfin  les  exploits  et  surtout  les 
crimes  des  bandes  de  l'ataman  Sémeonof.  Or,  sur  presque  tous 
ces  actes  de  la  tragédie  russe,  nous  avons  déjà  des  informa- 
lions;  nous  pouvons  «  recouper  »  celles  de  M.  Grondijs,  et 
toujours  nous  le  constatons  observateur  aussi  méthodique  et 
consciencieux  que  jadis  au  laboratoire.  Il  est  seul  à  relater 
certains  faits,  mais  ce  n'est  pas  sa  faute  s'il  s'en  est  trouvé  le 
.seul  témoin  qui  sût  écrire,  ou  s'il  survit  seul  à  l'aventure.  Il  a 
d'ailleurs  pris  soin  de  distinguer  ce  qu'il  a  vu,  ce  qu'il  affirme, 
de  ce  qu'il  n'a  su  que  par  ouï-dire.  Ajoutons  qu'il  ne  sacrifie 
pas  au  désir  de  dramatiser  —  de  combien  d'horreurs  de  plus 
il  aurait  pu  charger  ses  pages,  s'il  avait  recherché  le  succès 
facile  de  l'émotion  !  —  et  pas  .davantage  à  celui  des  «  révé- 
lations »  tapageuses.  Arrivé  à  tel  épisode  encore  obscur  et 
toujours  douloureux,  il  s'abstient  de  verser  au  débat  des  pièces 
qui  seraient  incomplètes.  Le  samouraï  a  peut-être  ses  senti- 
ments, inais  l'homme  de  science  n'est  pas  fixé. 


1'  R   É    F  A   C   E  XI 

Cette  prudence  ne  l'n  pas  empêchr  de  couper  son  récit  de 
réflexions  générales,  et  peut-être  dira-t-on  qu'en  cela 
il  est  sorti  de  son  rôle-  d'observateur.  Mais,  jeté  par  le 
sort  dans  «  le  pays  de  tous  les  imprévus  »,  amené  à  l'aimer, 
intéressé  d'ailleurs,  et  de  .longue  date,  à  tous  les  problèmes 
historiques  et  philosophiques,  pouvait-il  mettre  bout  à  bout 
des  milliers  de  faits  sans  essayer  d'en  tirer  une  leçon  ?  Il  est 
hanté  par  le  contraste  du  soldat  russe  qu'il  avait  connu  en 
1915  et  1916,  et  de  la  loque  humaine  ou  de  la  brute  sangui- 
naire qu'a  fait  surgir  la  révolution;  comment  en  ce  plomb 
vil  l'or  pur  s'est-il  changé?  A  cette  question  chacune  de  ses 
brèves  réflexions,  le  soir,  dans  la  tranchée  ou  sous  une  hutte 
sibérienne,  est  le  commencement  d'une  réponse  générale  que 
le  lecteur  aura  peu  de  peine  ci  dégager.  Ce  n'est  pas  .sans  motif 
(}ue  M.  Crondijs  insi.sfe  .sur  la  pa.ssivité  des  masses,  sur  ces 
figures  qu'au  premier  abord  on  croirait  énergiques,  et  qui 
décèlent,  un  instant  après,  une  mollesse  prête  à  s'épanouir  en 
inertie;  pas  .sans  motif  non  plus  qu'il  note,  cent  fois,  la  docilité 
de  ces  masses  aux  ordres  de  l'étranger  ou  de  l'allogène,  Letton, 
.Juif,  AUemand.  La  cause  de  cette  étrange  mentalité, 
M.  Grondiis  incline  évidemment  à  la  chercher  dans  l'histoire 
plutôt  que  dans  un  myslérieux  tréfonds  psychologique,  mais, 
à  vrai  dire,  elle  a  moins  d'importance  que  son  effet,  pour 
l'Europe  comme  pour  la  Russie  et  c'est  pour  cela  qu'il  faut 
recommander  ce  livre,  non  seulement  aux  amateurs  d'aven- 
tures brillamment  contées,  mais  encore  aux  hommes  d'Etat  qui 
contemplent  avec  sérénité  le  traité  germano-bolchevik  de 
Rapallo. 

ÉMiLK  HAUMANT, 
Profossoiir  à   la  Porbonnc. 


X': 


Kl) 


1^ 


Le  ïrcnéral   AT.l'lM'IF.F 


PREMIERE    PARTIE 

SOUS   LE   TSAR 


Rendons-leur  justice  !  Leur  sacrifice  4  été 
complet,  sans  réserve,  sans  regrets  tardifs. 
Leur  renommée  est  restée  grande  et  pure.  Ils 
ont  connu  la  vraie  gloire,  cl  quand  une  civi- 
lisation plus  avancée  aura  pénétré  dans  tous 
leurs  rangs,  ce  grand  peuple  aura  son  grand 
siècle  et  tiendra  à  son  tour  ce  sceptre  de  gloire, 
qu'il  semble  que  les  nations  de  la  terre  doivent 
se  céder  successivement. 

(Comte  DE  SiÎGUR,  Campayne  de  Bussie.) 


I 


CHAPITRE  PREMIER 


LES    AIGLES    DU     TSAR 


Quand  je  me  rendis  au  front  russe,  en  juillet  1915,  j'avais 
déjà  assisté  à  d'importants  événements  sur  le  front  occidental. 
J'avais  été  témoin  du  sac  de  Louvain  par  les  troupes  du  major 
von  Manteuffel  à  la.  fin  d'août  191U  (^)  ;  j'avais  assisté  en 
octobre  191h  au  siège,  au  bombardement,  puis  à  l'occupation 
d'Anvers  (-).  J'avais  visité  (décembre  191U-mai  1915)  d'im- 
portants secteurs  du  front  français  (^).  Mais  un  correspondant 
de  guerre,  auquel  on  refuse  de  vivre  parmi  la  troupe  combat- 
tante, voit  en.  somme  très  peu  de  la  guerre.  Les  visites  de  jour- 
nalistes, en  groupes  nombreux,  au  front,  n'apprennent  jamais 
rien  qui  vaille.  Quoique  pourvu  de  permis  personnels  et  rela- 
tivement étendus,  je  n'avais  pu  obtenir  qu'on  me  fît  participer 
aux  opérations  en  première  ligne.  Encouragé  par  M.  Delcassé, 
qui  fut  ministre  des  Affaires  étrangères,  j'espérai  mieux  réussir 
en  Russie. 

A  Petrograd,  je  me  heurtai,  au  début,  aux  mêmes  difficultés. 
Le  ministère  des  Affaires  étrangères  fut  assiégé  par  une  qua- 
rantaine de  journalistes  qui  eurent  l'ambition,   non  de  vivre 


(^}  Voir  mon  Allemands  en  Belgiqur.  Ik'rger-Levniult,  Pages  d'his- 
toire,  n"  34- 

(-)  J'assistai  aux  combats  entre  les  forts  3  et  /j  de  la  deuxième  ligne, 
puis  à  ceux  devant  Tisrnionde,  parmi  les  troupes  de  la  fi''  division.  Le 
bombardement  ftit  particulièrement  passionnant.  Mes  impressions 
n'ont  paru  que  dans  les  journaux. 

(^j  Un  passeport  du  G.Q.G.  me  permit  de  faire  une  enquête  sur  le*; 
traces  de  roeciq)alion  allemande  dans  les  deux  riianqjagnes.  J'c>is 
un  intéressant  séjour  à  Reims  bombardé,  et  visitai  les  terrains  de  la 
bataille  d'Arras  et  de  quelques  autres  batailles. 


4  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

dans  l'armée,  mais  d'y  faire  de  courts  séjours.  Le  Grand  Quar- 
tier Général  refusait  les  permissions  de  recueillir  des  rensei- 
gnements dans  la  zone  militaire  à  des  personnes  dont  il  lui 
serait  impossible  de  contrôler  les  agissements  et  les  dépêches, 
dès  qu'elles  seraient  rentrées  dans  la  zone  civile.  Ne  voulant 
pas  proposer  des  exceptions,  les  bureaux  des  Affaires  étran- 
gères éconduisirent  tout  le  monde,  et  le  plus  poliment  possible. 

Je  réussis  à  obtenir  du  grand-duc  Nicolas  Nicdif.aiévitch  — 
quelques  jours  avant  son  envoi  en  Caucase  —  un  permis  qui 
m'incorporait  comme  correspondant  militaire  ('*)  à  l'armée 
russe.  Tous  mes  déplacements  seraient  réglés  par  les  états- 
majors.  Les  régiments  en  première  ligne  où  je  séjournerais 
seraient  désignés,  mais  on  me  désignerait  ceux  où  un  séjour  en 
vaudrait  la  peine.  Je  ne  les  quitterais  —  l'opération  terminée 
—  pour  un  autre  qui  entrerait  en  nciion,  que  sur  l'ordre  d'en 
haut. 

Il  y  eut  dans  l'armée  russe  quelques  étrangers  qui  y  occu- 
paient des  fonctions  quelconques.  Le  seul  collègue  qui  eût 
un  passeport  militaire  analogue  et  que  j'eus  le  plaisir  de  ren- 
contrer de  temps  en  temps,  fut  l'Américain  Stanley  Washburne, 
le  correspondant  militaire  en  Russie  du  Times.  Je  me  fais  un 
plaisir  de  lui  rendre  hommage  comme  à  un  des  quatre  ou  cinq 
meilleurs  correspondants  de  guerre  existants  et  un  véritable 
gentilhomme. 

En  m' approchant  du  front,  je  fis  de  courts  séjours  dans  un 
grand  nombre  de  quartiers  généraux,  en  commençant  par  la 
Stavka,  et  en  descendant  par  des  états-jnujors  consécutifs  jus- 
qu'au régiment. 

A  la  Stavka,  le  général  marquis  de  Laguiche,  qui  avait  eu  les 
relations  les  plus  amicales  avec  le  grand-duc,  me  présenta  au 
général  Alexéief,  et  au  prince  Koudaclief,  directeur  de  la  Chan- 
cellerie diplomatique.  Je  profitai  peu  de  ce  cercle  si  profon- 
dément intéressant,  n'y  faisant  que  passer.  Le  général  Alexéief 


(/*)  Du  journal  anglais  \e  Daily  Telcgraph. 


SOUSLETSAR  D 

me  dir'ujea  sur  le  groupe  d'armées  du  Sud-Ouest,  où  on  espérait 
—  la  retraite  étant  définitivement  arrêtée  —  reprendre  l'offen- 
sive. 

A  Berditchef,  le  général  Ivanof,  commandant  les  armées  du 
Sud-Ouest,  m'assigna,  un  coupé  dans  son  train  personnel,  où 
j'habitai  parmi  sa  suite.  Il  travaillait  généralement  en  ville 
et  ne  venait  souper  avec  nous  que  quand  il  y  avait  des  liâtes. 
Il  parlait  peu,  et  les  repas  qu'il  présidait  furent  assez  silen- 
cieux. Il  avait  une  figure  de  patriarche  et  des  yeux  paternels 
ei  rusés,  qui  nous  regardaient  attentivement,  mais  à  la  déro- 
bée. Il  était  de  la  vieille  école,  il  avait  de  l'ancien  régime,  qui 
fut  incomparable  pour  animer  les  hommes,  toutes  les  vertus 
et  très  peu  de  défauts.  De  l'adoration  —  une  grande  qualité  — 
pour  la  Couronne,  une  haute  conception  du  devoir,  une  mé- 
moire immense,  une  intelligence  moins  brillante  que  sûre.  Il 
faisait  la  guerre  scientifiquement,  sans  grande  passion,  et  il  ne 
commença  à  détester  l'ennemi  qu'après  quelques  atrocités  et 
vexations  qu'on  lui  avait  rapportées. 

Parmi  sa  suite,  je  distinguai  surtout  le  général  prince 
Bariatinsky,  ami  du  tsar,  ancien  attaché  à  Rome,  homme  prc^ 
fondement  cultivé.  Lui  et  quelques  officiers  de  moindre  grade, 
les  princes  BadziuùH,  Kourakine,  Obolienski  m'exposèrent  leurs 
opinions  sur  la  Russie,  qui  me  semblent  encore  aujourd'hui, 
après  le  cauchemar  ridicule  de  la>  révolution,  assez  sensées. 

Le  colonel  Davidof  m'accompagna  à  Rovno  pour  me  pré- 
senter au  général  Broussilof  qui  y  commandait  la.  8"  armée. 
Celui-ci  me  prit  en  amitié,  et  après  que  j'eas  pour  la  première 
fois  accompagné  une  attaque  à  la  baïonnette,  il  m'incorpora 
au  petit  cercle  qui  partageait  trois  fois  par  jour  ses  repas. 
Nous  étions  généralement  six  ou  sept  :  le  chef  d'état-major, 
général  Soukhomline,  le  vieux  général  Palybine,  souvent  son 
neveu  Palybine,  le  beau-père  du  chef  et  un  général  dont  je  ne 
me  rappelle  plus  le  nom.  .J'y  rencontrai  aussi  l'excellrnl  capi- 
taine japonais  Hashimoso,  estimé  de  tout  le  monde. 

Au-  milieu  da  mois  de  septembre  1915,  la  situation  dans 
laquelle  se   trouvait  l'armée  russe  commença  à  s'éclaircir.   Le 


6  LA      GUE   RUE       RUSSO-SIBERIENNE 

moral  de  la  troupe  avait  peu.  souffert,  mais  je  vis  dans  certaines 
unités  la  moitié  des  soldats  marcher  sans  fusils.  Je  visitai  des 
divisions  qui  ne  disposaient  que  d'une  seule  haUerie  de  cam- 
pagne. Peu  de  mitrailleuses.  Et  cependant  il  fallait  reprendre 
Voffensive,  pour  redresser  le  soldat  rosse  qui  allait  s'habituer 
à  la  retraite,  et  pour  arrêter  l'avance  trop  facile  de  Vennemi. 
Il  fallait  aussi  fixer  et  fortifier  les  positions,  où  les  armées 
s'assoupiraient  sous  la  neige. 

En  attendant,  le  général  Brou.ssilof  essaya  d'exploiter  contre 
l'ennemi,  embourbé  dans  les  marécages  de  Pinsk,  les  extraor- 
dinaires qualités  de  la  cavalerie  irrégulière  russe  :  à  défaut 
d'une  discipline  rigide  chez  tous  les  individus,  —  prédisposés 
au  métier  militaire  par  une  guerre  éternelle,  —  de  la  souplesse 
et  de  l'indépendance  dans  le  jugement,  des  instincts  très  sûrs 
de  prudence  et  de  vigueur  dans  la  manœuvre  et  l'attaque,  et 
une  grande  uniformité  de  méthodes,  exigeant  du  chef  un  tni- 
nimutn  de  pression  et  presque  exclusivement  l'exemple. 


I.  —  Les  Aigles  du  tsar. 

Automne   191 5. 

Les  corps  de  partisans,  qu'on  vient  de  formel'  dans  l'armée 
russe,  ne  sont  pas  —  ce  que  le  nom  ferait  soupçonner  —  des 
troupes  irrégulières.  Leur  organisation,  très  récente,  corres- 
pond à  la  nouvelle  phase  de  la  guerre. 

L'armée  ennemie  s'enfonce  dans  les  immenses  plaines  de 
l'empire.  Elle  s'éloigne  de  ses  bases  de  ravitaillement,  de  ses 
centres  d'approvisionnement  :  elle  n'en  trouvera  pas  dans  le 
pays  qu'elle  envahit.  Les  paysans  ont  fui.  Les  cosaques  n'ont 
laissé  ni  une  usine  ni  un  moulin.  Il  n'y  a  plus  une  bourgade 
où  on  puisse  trouver  un  abri,  du  repos.  J'ai  passé  devant  de 
petites  maisons  de  campagne  qui  risquaient  d'être  occupées  le 


SOUSLETSAK  / 

mois  suivant  :  tous  les  meubles,  étaient  dôjà  l)iùlé'î  par  les 
détachements  cosaques  spécialement  affectés  à  ce  but.  Dans 
les  chambres  vides,  l'envahisseur  ne  découvrirait  ni  une  boite 
de  paille,  ni  un  ^^ramme  de  cuivre. 

Il  faut  se  rendre  compte  de  ce  qu'est  cette  Volhynic  (jue  je 
viens  de  traverser.  L'ennemi  y  occupe  une  terre  qui,  même 
avant  la  guerre,  offrait  peu  d'agréments  à  l'habitant  ou  au 
voyageur.  Pendant  des  jours  entiers,  on  peut  parcourir  le  pays 
sans  y  rien  voir,  sinon  des  bois  et  des  marais.  Pas  de  chaussées. 
Les  chênes  et  les  l)ouleaux  couvrent  des  espaces  immenses,  cou- 
pés par  des  routes  qui  comptent  parmi  les  plus  mauvaises  au 
monde,  et  qui  ne  sont  que  de  larges  bandes  i)rises  sur  les 
champs  dont  elles  gardent  le  profd  irrégulier,  la  boue  et,  par 
temps  sec,  la  terrible  poussière.  Après  la  pluie,  les  voies  sont 
remplies  d'eau.  Les  voitures  y  enfoncent  jusquà  la  caisse, 
jusqu'aux  pieds  du  voyageur.  Pendant  le  dégel,  on  ne  peut  plus 
passer  :  la  neige  fondue  forme  des  lacs  que  le  sol  n'absorbe 
que   lentement. 

A  l'été,  les  marais  se  cachent  sous  une  verdurc  de  mousses 
et  d'herbes  et  ressemblent  à  de  tendres  prairies  couvertes  de 
Heurs.  Combien  de  fois  ne  nous  sommes-nous  pas  trompés  ! 

Souvent,  en  galopant  avec  des  camarades  russes,  j'en 
ai  fait  l'épreuve  pour  mon  compte.  Les  jamlies  de  nos 
chevaux  s'enfoncèrent  brusquement.  En  poussant  nos  mon- 
tures à  coups  d'éperon,  nous  ne  réussissions  qu'à  leur  faire  da- 
vantage perdre  l'équilibre  sur  ce  terrain  mouvant.  C'étaient 
de  bonnes  bêtes;  elles  essayaient  de  se  dégager  en  levant  très 
haut  les  pieds,  puis  en  sautant.  Mais  chaque  bond  les  faisait 
euforcer  plus  profondément,  l^llcs  se  cabraient,  l'icil  eu  déses- 
poir, la  narine  frémissante,  puis,  brusqucnieni,  perdaient  cou- 
rage, et,  ne  senlant  rien  sous  leurs  sabot^,  se  coucliaient,  le 
ventre  sur  l'herbe.  Loisque  nous  réussissions  cniiu  à  les  sortir 
du  marais,  leurs  jambes  étaient  couvertes  d'une  boue  noire  et 
gluante  que  nous  n'avions  pu  soupçonner  sous  le  tapis  de 
verdure,  utilisable  pour  le  piéton. 

Imaginez-vous  l'état  de  tels  marais,  après  plusieur'^  seniair.cs 


10  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

de  pluie.  Vous  comprendrez  alors  que  l'ennemi  ne  puisse  occu- 
per qu'une  partie  d'une  semblable  régioa  et  que  les  voies  de 
communica lions  dont  il  dispose  soient  limitées.  Après  quelques 
expériences  avec  des  canons  qui  s'enfoncent  et  disparaissent  à 
jamais,  ou  avec  des  chariots  à  (jni  il  faut  de  longues  heures  pour 
sortir  d'un  sentier  de  Volhynie,  Icnnemi  se  tiendra  aux  grandes 
roules  qui  sont  rares,  comme  on  en  peut  juger  d'un  coup  d'œil 
sur  la  carte.  Et  encore  serait-il  impossible  d'utiliser  des  ca- 
mions automobiles  qui  s'enfonceraient  dans  le  sable,  comme 
dans  la  boue  au  printemps  et  à  l'automne. 

Dans  un  pays  où  tout  se  dérobe  devant  lui,  l'ennemi  se  sent 
trop  isolé.  En  ne  rencontrant  dans  les  plaines  immenses  que 
la  destruction  et  l'abandon,  il  ne  trouve  rien  qui  lui  repose 
l'esprit  par  le  rappeJ  de  la  patrie  qu'il  a  dû  quitter  et  qu'il 
regrette.  Tous  les  prisonniers  nous  en  font  l'aveu.  Que  les 
coavois  de  vivres,  de  munitions  arrivent  avec  une  journée  de 
retard,  c'est  alors  la  privation  qui  s'ajoute  à  la  solitude  et  au 
danger  et  qui  achève  de  déprim&r  l'envahisseur... 

Supposez  maintenant  que  des  hommes  détemxinés  se  glissent 
à  travers  les  lignes  et  commencent  à  peupler  les  forêts  que 
l'ennemi  a  laissées  derrière  lui.  Qu'ils  se  tiennent  dans  ces 
marais  redoutés,  dans  ces  bois  qu'on  ne  peut  occuper  que  par- 
tiellement, qu'ils  mettent  en  danger  —  nuit  et  jour  —  les 
lignes  de  communication,  de  ravitaillement,  surprennent  les 
messages,  écoutetit  ses  conversations  téléphoniques,  guettant 
ses  détachements,  les  suivent  à  la  piste,  les  entourent  de  leur 
menace,  lesachèvent  s'ils  s'arrêtent,  s'ils  s'égarent,  s'ils  fuient... 

Ce  sont  les  partisans  —  les  aigles  du  tsar  comme  on  les 
appelle  parfois  en  ce  langage  fleuri  qu'aiment  les  cosaques. 
Po«r  remplir  leur  mission,  ils  opèrent  séparément,  ou  par  font 
petits  groupes,  mais  savent  se  retrouver  quand  il  le  faut.  Sépa- 
rés eux-mêmes  de  toute  base,  isolés  comme  des  brigands,  ils 
«  travaillent  »,  animes  par  la  plus  farouche  détermination,  par 
le  plus  profond  dédain  de  la  mort. 


LE       T    S    A    U 


DÉPART    DE    PARTISANS. 


11 


Prévenu  qu'une  troupe  de  5oo  partisans  allait  partir  pour 
percer  les  lignes  ennemies  et  entreprendre  sa  terrible  mission, 
je  me  rendis,  un  matin,  au  commencement  d'octobre  igiô, 
vers  un  champ  de  manœuvres,  à  la  ville  de  Rovno,  où  la 
cérémonie  du  départ  était  préparée. 

A  gauche  une  troupe  de  cavaliers  de  l'arme  régulière,  à 
droite  une  troupe  égale  de  cosaques.  Les  cavaliers  appartenaient 
aux  jeunes  classes  actives,  la  Russie  n'ayant  pas  appelé  ses  ré- 
serves de  cavalerie  de  ligne.  Les  cosaques  —  tous  mobilisés 
sans  distinction  d'âge  —  représentaient  divers  gouvernements 
et  tous  les  âges  :  jeunes  et  vieux  avaient  spontanément  ré- 
pondu à  l'appel  quand  on  a  demandé  des  «partisans  ». 

Il  y  a  surtout  des  jeunes,  et  souvent  presque  encore  des 
enfants.  Ces  adolescents,  pour  lesquels  il  semble  que  la  vie 
devrait  avoir  le  plus  de  valeur,  y  attachent  le  minimum  d'im- 
portance. Ce  n'est  décidément  qu'à  son  déclin,  à  l'heure  où 
l'existence  perd  ses  charmes,  que  l'homme  se  cramponne  à  la 
terre  et  se  refuse  de  mourir. 

Chez  les  cosaques,  je  remarque  les  types  les  plus  divers  : 
cosaques  du  Don  qui  sont  souvent  de  purs  Russes,  cosaques  de 
l'Oural,  d'autres  qui  arrivent  des  frontières  de  la  Chine.  Ils 
ont  des  nez  pareils  à  des  becs  d'oiseau  de  proie,  des  crânes  rasés, 
de  fortes  moustaches.  Les  uns  sont  souples,  comme  serpents, 
les  autres  ont  des  carrures  de  buffle.  Tous  portent  de  grands 
bonnets  d'astrakan  ou  de  mouton  ou  de  fourrures  rares. 

Le  détachement  est  silencieux,  presque  solennel.  La  tenue 
des  hommes  est  magnifique  et  pleine  d'amour-propre,  mais 
extrêmement  simple.  On  ne  se  grise  pas  avec  de  la  gaieté  ou 
du  cynisme.  Personne  ne  «  crâne  »,  ne  pose  à  l'héroïsme  devant 
l'infanterie  rassemblée. 

Le  prêtre  qui  doit  célébrer  la  cérémonie  a  fait  placer  par 
son  assistant  une  petite  table  devant  le  front  du  détachement. 
On  attend,  pour  célébrer  le  service  divin,  l'arrivée  du  général 
qui  a  organisé  le  corps  des  partisans.  Quand  son  approche  est 


12  LA      GUERRE       R   U   S   S  O  -   S   I   B   É   R   I   E   H   N   E 

signalée,  les  5oo  volontaires  rangent  leurs  chevaux  en  un 
énorme  demi-cercle.  Le  général  arrive,  se  place  au  centre  de 
la  troupe  et  crie  à  haute  voix  : 

«  Je  vous  souhaite  Iwmne  sanlé,  les  partisans!  » 
Les  cavaliers  tendent  leurs  lances,   les  sabres  des  cosaques 
brillent  au  clair,  et  dans  un  tonnerre  les  hommes  répondent 
en  chœur  : 

«  Nous  vous  souhaitons  bonne  santé,  Votre  Excellence!  » 
Puis,    après   le  cliquetis   des   sabres   remis   au   fourreau,    le 
prêtre  commence  le  service   religieux,   auquel   tous  assistent, 
nu-tête,   dans  un  silence  et  un  recueillement  profonds. 

Le  chant  de  l'officiant  s'élève,  avec  la  gravité  d'une  magni- 
fique voix  de  basse.  Les  réponses  du  diacre  apportent  à  la 
cérémonie  une  note  plus  légère  et  plus  chantante.  Les  hommes, 
et  surtout  les  cosaques,  se  signent,  à  larges  gestes  des  bras,  et 
en  penchant  leurs  têtes  jusqu'à  toucher  la  crinière  de  leurs 
chevaux.  A  la  fin  de  l'office,  le  prêtre  souhaite  aux  partisans 
un  bon  retour,  et  ceux-ci  répondent  par  cette  prière  si  connue 
et  toujours  si  émouvante  : 

Spassi  Gospodi  lioudi  Tvoia  i  blagoslovi  dostoianie  Tvoie... 

«  Sauve,  ô  Dieu,  Tes  gens  et  bénis  tout  ce  qui  est  Tien. 

«  Donne  la  victoire  à  notre  Empereur  très  chrétien  Nicolas 
Alexandrovitch,  sur  ses  ennemis,  et  conserve  par  Ta  sainte 
Croix,  tout  ce  qui  vit.   » 

Le  général  crie  : 

«  Hourrah,  pour  le  tsar  I  » 

Et  ce  cri  est  répété  plus  de  dix  fois,  avec  une  telle  ardeur, 
que  j'ai  le  cœur  serré  d'émotion.  Le  dernier  enthousiasme  de 
ces  jeunes  hommes  dans  la  fleur  de  l'âge  partant  pour  l'aven- 
ture et  la  mort,  est  pour  leur  ïlmpereur.  L'extase  monte  comme 
une  vague  dans  leur  cœur,  et  s'éteint  sur  leurs  visages,  rede- 
venus impassibles.  Ils  mourront  :  l'Empereur  et  la  Sainte  Rus- 
sie vivront.  ^ 

J'échange   quelques   paroles    avec    leurs   officiers    qui,    dans 


sous       LE       TSAR 


13 


leurs  uniformes  pittoresques,  avec  leurs  longues  culottes  col- 
lantes et  leurs  courts  manteaux,  semblent  surgir  de  l'époque 
napoléonienne.  Je  n'oublierai  jamais  les  traits  do  l'un  d'eux  : 
un  visage  d'enfant  inquiet,  long,  mince,  sous  un  énorme 
bonnet  de  fourrure  grise,  un  garçon  élégant,  parlant  plu- 
sieurs langues.  Sous  son  extérieur  d'adolescent  ou  de  jeune 
fille,  il  a  un  regard  si  résolu,  si  implacable  qu'il  est  difficile 
d'en  détourner  les  yeux.  Je  dis  au  revoir  aux  officiers  et  à 
quelques  soldats.  L'un  des  derniers  répond  : 

«  La  plupart  ne  reviendront  pas.  »  Et  les  autres  approuvent 
du  regard. 

Ne  sont-ils  entraînés  que  par  le  goût  de  l'aventure,  ou  le 
parfum  du  sacrifice  pour  une  grande  cause  se  dégage-t-il  déjà 
de  leurs  âmes  ?  Partent-ils  vraiment  sans  espoir  et  sont-ils 
décidés  à  mourir  en  étreignant  le  cadavre  d'un  ennemi  haï, 
ou  bien  reste-t-il  encore  en  eux  une  espérance  qui  survit  à 
faibles  coups  d'ailes  ? 

L'adversaire  les  traitera  sans  merci,  car,  eux-mêmes,  ils  ne 
peuvent  faire  de  prisonniers.  Ils  partent  sans  nourriture,  car, 
pour  être  légers  comme  des  oiseaux,  ils  doivent  chercher  leur 
nourriture  dans  les  champs  ou  dans  le  sac  de  l'ennemi  abattu. 
Ils  partent  sans  campement,  ils  coucheront  dans  les  bois,  par 
pluie  ou  beau  temps,  toujours  seuls  avec  leur  cheval  et  leur 
lance.  Aucune  ambulance  ne  les  accompagne.  Quand  ils  seront 
blessés,  nulle  douce  main  ne  pansera  leura  plaies  ;  ils  mour- 
ront dans  leur  sang  ou  un  ennemi  impitoyable  les  achèvera... 

Un  commandement  bref  résonne  dans  la  plaine.  Les  parti- 
sans défilent  devant  le  général  qui  salue  ;  ils  tournent  à  droite 
et  disparaissent  dans  la  direction  de  l'ennemi. 

Ce  sont  les  héritiers  de  ces  parlisans  qui  poursuivirent  l'ar- 
rière-gardc  de  la  Grande  Armée.  Mais  leur  tâche  est  plus 
lourde.  En  1S12,  ils  combattaient  une  arméo  en  retraite,  donc 
ils  combattaient  chez  eux.  Aujourd'hui,  pour  approcher  de 
l'envahisseur,  ils  coupent  derrière  eux  toute  chance  d'échapper. 
Ils.  se  glisseront,  sales  et  défigurés,  à  travers  les  forêts  obscures 


14  LA      GCERRE       RUSSO-SIBERIENNE 

et  les  marais  perfides.  Ils  vont  harasser  l'ennemi  partout  où 
ils  le  pourront.  Libres,  ils  se  battront  à  leur  guise,  seuls  ou 
en  groupes.  Ils  pourront  choisir,  eux-mêmes,  la  scène  de  leur 
mort. 

...Les  derniers  cosaques  passent  devant  moi.  Ils  sont  fiers 
comme  des  princes,  et  certains  sont  vraiment  de  magnifique* 
guerriers.  L'un  d'eux  porte  un  accordéon  sous  le  bras  ;  son 
voisin  deux  lances.  La  foule  est  silencieuse.  Longtemps  nous 
suivons  des  yeux  ces  figures  et  ces  silhouettes  qui  s'estompent 
t  me  semblent  déjà  des  ombres  s'éloignant  vers  la  inort  C). 


(^)  L'ennemi  n'a  jamais  voulu  admettre  le  caractère  régulier  de  ces 
troupes  qui  ne  pouvaient  d'ailleurs  utilement  opérer  qu'en  Volhynie, 
dans  les  régions  des  marais.  Les  Russes  retrouvaient  souvent  des  par- 
tisans blessés  achevés  d'un  coup  de  feu  à  bout  portant  ;  d'autres  furent 
pendus  par  l'Allemand.  Les  partisans  ont  rendu  de  grands  services  à 
leur  armée,  en  inquiétant  l'adversaire  par  d'innombrables  petits 
coups  très  osés  et  d'un  effet  très  sûr.  Parfois,  ils  opéraient  en  masse. 
Ainsi  purent-ils,  si  je  ne  me  trompe,  en  novembre  rgiS,  tailler  en 
pièces  un  régiment  entier  et  faire  prisonniers  deux  généraux  alle- 
mands, chefs  de  division  et  de  brigade,  à  une  dizaine  de  kilomètres 
en  arrière  du  front,  sans  que  les  postes  avancés  n'en  aient  rien  su. 


CHAPITRE  II 


LA   PRISE  DE   TCHARTORISK 


Pour  m  accompagner  au  front  et  me  présenter  aux  êtats- 
majors  inférieurs,  le  général  Broussilof  désigna  le  chef  de  son 
escorte,  le  «  rotmistr  n  comte  Baranof.  C'était  un  homme  ins- 
truit, d'une  politesse  parfaite,  et  dont  Vintroduction  orale 
me  fut  plus  utile  que  le  grand  permis  de  la  S'tavka. 

Après  quelques  courtes  visites  sans  importance  aux  tran- 
chées de  première  ligne,  j'allai  assister  à  un  combat,  dans  le 
rayon,  de  la  2"  division  de  chasseurs.  Mon  voyage,  à  cheval  et 
en  voiture,  passa  par  Vétat-major  du  30^  corps,  où  le  comman- 
dant, général  ZaïontchUovsl:y,  me  donna  l'hospitalité  pendant 
deux  jours. 

La  façon  dont  ma  vii^ite  avait  été  annoncée  m  assura 
sa  confiance,  et  il  m'expliqua  toute  la  manœuvre  qui  alla.,  dans 
la  région  de  la  rivière  Styr,  renverser  la  liaison  entre  les  hel- 
Ugérants.  Dirigé  d'abord  sur  la  T  division  de  chasseurs  (géné- 
ral Belisor),  je  me  rendis  au  V  régiment  de  chasseurs,  dont 
on  espérait  une  belle  manœuvre.  Il  occupait  une  ligne  de  tran- 
chées en  Ipeine  forêt,  près  du  village  Matvéiky.  Je  trouvai  les 
officiers  pleins  d'ardeur,  les  hommes  prêts  au  sacrifice  suprême. 
Le  chef  du  régiment,  qui  ne  fut  rien  moins  cpie  brave,  actif 
et  intelligent,  ne  sut  pas  profi,ter  de  ces  dispositions,  et  la 
manœuvre  manqua,  ou  à  peu  près.  J'accompagnai  l'attaque  (i), 
et  pus  faire  quelques  observations  sur  le  soldat  russe  au  feu, 
mais  la  manœuvre  manqua  d'intérêt,  et  j'en,  épargnerai  le  récit 
au  lecteur. 


(^)  L'Illualnition  en  a   publiô   le   n'cil    in    extenso.   Gette   action   me 
valut  la  Croix  de  Stanislas  de  3"  classe. 


16  LA       G    U    E    I?    U   E       R   U    S   S   O   -    S   I   B    É    R   I   E   U    -N    E 

L'ennemi  amena  des  réserves  sur  celte  partie  du  front,  çt 
l'opéralion  éhanchée  s'éteignit.  Retourné  à  Rovno,  je  manifes- 
tai le  désir  de  quitter  le  front  de  la  8^  armée,  devenu  trop 
calme.  Un  soir,  au  début  du  mois  d'octobre,  je  pris  congé  du 
vieux  chef,  nous  bûmes  à  la  santé  de  l'empereur,  à  celle  du 
grand-duc  son  oncle,  du  général  Broussilof,  des  autres  per- 
sonnes présentes,  de  leurs  femmes,  tantes,  cousines,  nièces,  etc., 
comme  il  est  d'habitude  dans  V armée' russe.  Revenu  dans  mon 
hôtel,  je  donnai  des  ordres  à  mon  ordonnance  pour  le  départ,  et 
je  m'endormis  profondément.  Quelle  ne  fut  pas  ma  surprise, 
quand,  réveillé  brusquement,  je  vis  la  lumière  d'une  lanterne 
sourde  dirigée  sur  mon  visage.  .Je  fis  le  geste  de  chercher  une 
arme,  mais  la  voix  du  vieux  général  Palybine,  une  voix  encore 
mal  assurée,  me  tranquillisa  :  le  général  Broussilof- me  proposait 
de  différer  mon  départ  :  je  trouverais  dans  son  armée  ce  que 
'  j'allais  chercher  ailleurs. 

Le  matin  suivant,  après  le  petit  déjeuner  que  je  pi'is,  comme 
d'habitude,  dans  le  xvagon-resiaurant  du  général,  il  m'expliqua 
la  manœuvre  qui  allait  dégager  l'armée  du  général  Liéchtch,  et 
porter  noire  front  jusqu'au  delà  de  Kolki.  Chaque  comman- 
dant de  corps  d'armée  et  de  division  dans  la  8^  armée  l'avait 
supplié  de  lui  accorder  l'opération  centrale.  Elle  serait  faite 
par  le  -W^  corps  du  général  Voronine,  ancien  attaché  militaire 
à  Vienne  et  surtout  par  la  W  division  de  chasseurs  (divi- 
sion de  fer),  commandée  par  le  général-major  Dénikine.  Le 
général  Zalonlchhovsh-y,  qui  allait  faire  un  dernier  effort  chez 
traversée  du  Stir.  .J'en  serais.  J'aurais  deux  jours  pour  m'y 
rendre.  Des  chevaux  seraient  mis  à  ma  disposition.  L'état  des 
routes  —  tantôt  la  boue,  tantôt  le  sable  —  ne  permettait  pas 
l'emploi  de  l'auto. 

Le  capitaine  Raranof  et  moi,  nous  rencontrâmes  en  route  le 
général  Zaïontchkovshy,  qui  alla  faire  un  dernier  effort  chez 
le  vieux  chef,  pour  se  faire  accorder  une  partie  des  abondantes 
troupes  de  réserve,  que  le  général  Broussilof  avait  su  obtenir 
du  général  Jvanof. 


'd 


sous      L    I-:      T    s    A    II 


La  si  l'UM'io.N. 


Au  comnienccnR'iil.  du  mois  d'oelobrc  191"),  la  .situation 
militaire  près  de  la  ville  do  Rovno,  sur  le  front  de  la 
8'^  armée,  était  la  suivante  : 
Les    troupes    autrichiennes,    renforcées    par    des    régiments 
allemands,     occupaient     de     forts     retranchements     dans     les 


td>tion6  Bossard 


forêts  de  Volhynie.  Les  Uusses,  après  avoir  arrêté  leur  a\ancc, 
s'étaient  creusé  des  tranchées  et  exerçaient  une  pression  inces- 
sante sur  l'ennemi.  De  temps  en  temps,  ils  exéculaicnl  un  Ixmd 
en   avant,   et  enseignaient  à    l'ennemi    la    inudciicc. 

L'armée  du  général  Broussilof  se  tenait  sni'  la  rive  orientale 


18  LA      GUERRE       RVSS0-SIBÉRIE?<NE 

ilu  Slvr.  Los  Aulricliirns,  établis  sur  raulre  rive,  construisirent 
partout  des  ponts  ef  envoyèrent  en  reconnaissance  de  fortes 
patrouilles,  pour  inquiéter  les  Russes,  et  pour  préparer  de 
nouvelles  positions. 

Le  Styr  forme,  entre  les  villages  Novasiolky  et  Tchartorisk, 
un  saillant  qui  pénétrait  dans  le  front  nisse.  Les  Russes  ne 
bougeant  pas  de  leurs  positions  de  la  rive  Est,  les  Autrichiens 
et  les  Allemands  creusèrent  des  tranchées  le  long  de  la  chaus- 
*iée  qui  mène  vers  Tchartorisk  et  s'établii'ent  fortement  dans 
celte  dernière  ville.  Ensuite,  ils  franchirent  la  rivière,  creu- 
sèrent des  tranchées  au  Sud  de  Novasiolky  et  s'apprêtèrent  à 
occuper  définitivement  l'autre  rive. 

Ces  manœuvres  menaçaient  sérieusement  le  front  russe.  Si 
l'ennemi  réussissait  à  faire  passer  des  effectifs  suffisants  sur  la 
rive  gauche  du  fleuve,  l'armée  du  général  Léchtch  se  trouverait 
dangereusement  menacée  sur  son  flanc  gauche.  Laie  actioii 
immédiate  s'imposait. 

Le  général  Broussilof,  sur  la  prière  de  son  collègue,  prépara 
une  manœuA-re,  singulièrement  favorisée  par  la  nature  même 
du  terrain,  oii  l'ennemi  faisait  sentir  sa  pression. 

L'Est  et  le  Nord-Ouest  de  Tchartorisk  sont  dépourvus  de 
forêts.  Des  collines  peu  élevées  bornent  le.  paysage.  Les  Alle- 
mands y  avaient  établi  des  retranchements  qui  étaient  comme 
de  petites  forteresses,  mais  la  plaine  dét'oûverte  ne  permet  pas 
aussi  aisément  que  la  forêt,  à  un  ennemi,  dispersé  sur  un  front 
trop  large,  de:  se  cramponner  aux  plis  du  terrain.  L'avance 
dans  les  forêts  avait  toujours  échoué  ])ar  suite  des  mêmes  dif- 
ficultés. Les  bois  étant  épais,  les  patrouilles  tombaient  dans  des 
guets-apens  ou  se  heurtaient  tout  simplement  à  des  tranchées 
dissimulées,  d'où  elles  étaient  fauchées  par  les  mitrailleuses. 

Au  contraire,  la  nature  de  la  plaine  autour  de  Tchartorisk 
rendait  possible  un  bond  en  avant  de  plusieurs  verstes,  si  l'on 
voulait  en  prendre  la  peine  et  y  mettre  le  prix. 

Le  général  Broussilof  me  désigna  le  corps  d'armée  auquel 
serait  confié  le  rôle  le  plus  important,  c<'lui  du  général  Voro- 


sous       LE        r    S    A    R 


V.) 


ninc  (i),  ri  me  donna  quelques  explications  sur  l'opération 
préparée.  Le  C.A.  du  jj^énéral  Zaïontchkovsky  exécuterait  une 
démonstration  pour  détourner  l'attention  de  l'ennemi. 

2.    La    PaÉPARATION    DU    COMBAT. 

Pour  donner  une  idée  des  diflicultés  des  communications  et 
des  transports,  il  suffît  de  dire  qu'une  distance  de  90  kilomètres 
sépare  l'état-major  de  l'armée  de  celui  du  C.Â.,  que  de  ce 
dernier  aux  dÏTisions,  il  y  a  encore  10  kilomètres,  que  les  che- 
mins de  fer  manquent  et  que  les  automobiles  ne  peuvent  pas 
circuler,   étant  donné  la  nature  du  terrain. 

La  division  que  j'accompagnerai  est  la  «division  de  fer» 
(4*  de  chasseurs,  qui  a  remporté,  pendant  la  guerre  turque 
de  1877,  d'impérissables  lauriers). 

Accompagné  du  comte  Baranof,  je  pars  sur  un  cheval  de 
cosaque,  suivi  de  deux  cosaques  de  l'escorte  du  générai. 

A  Osnitsa,  nous  sortons  des  bois  et  jïénétrons  dans  la  plaine 
qui  s'étend  autour  de  Tchartorisk.  Elle  est  do-minée  par  lar- 
tillerie  allemande  et  partout  trowée  par  les  obus.  Mais  l'ennemi 
ne  tire  pas  sur  des  homines  isolés. 

Quand  j'arrive  à  la  division,  il  est  quatre  heures.  Le  com- 
mandant, général  Dénikine,  me  conseille  d'aller  immédiate- 
ment rejoindre  le  16''  régiment  qui,  dans  deux  heures,  essayera 
de  franchir  le  Styr.  lo  pars  donc  sans  perdre  de  temps,  accom- 
pagné seulement  d'un  cosaque  et  d'un  soldat  que  le  colonel 
Jîirioukof,  averti,  a  envoyé  au-devant  de  moi. 

Le  ciel  est  couvert  et  une  demi-ofoscurité  règne  dans  la  forêt. 
Après  une  heure  de  marche  dans  des  sentiers  qui  sinuent  à 
travers  les  fourrés,  heure  pendant  laquelle  je  dois  constam- 
ment courber  la  tète  sur  le  cou  de  mon  cheval  afin  d'éviter  les 
branches  de  sapin,  nous  arrivons  dans  une  petite  clairière  où 
les  feux  sont  allumés.  Je  trouve  le  colonel  Birioukof  avec  son 
aide  de  camp,  installés  à  côté  de  lenirs  appareils  de  téléphone, 
dans  un  tro«  énorme.  Ce  colonel,  qui  compte  parmi  les  ineil- 


{'■)  Au(  ica  altiiché  mililaire  à  Vienni». 


20  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

leurs  officici's  supérieurs  de  l'armée  russe,  est  un  homme  ins- 
truit et  distingué.  Il  m'offre  l'hospitalité,  et  nous  partons  aus- 
sitôt pour  le  théâtre  des  opérations. 

On  a  apporté  aujourd'hui  les  matériaux  de  construction  pour 
les  ponts  aussi  près  que  possible  de  la  rivière.  Dans  une  heure, 
on  commencera  à  jeter  les  ponts,  et  si  l'ennemi  n'y  met  pas 
obstacle,  à  9  heures,  nous  traverserons  la  rivière. 

Nous  nous  arrêtons  dans  une  petite  ferme  située  au  milieu 
de  la  forêt  et  qui,  avant  la  guerre,  était  probablement  habitée 
par  le  forestier.  L'unique  pièce  nous  sert  de  bureau,  de  cuisine, 
de  salle  à  manger  et  de  chambre  à  coucher.  Une  chandelle 
éclaire  une  de  ces  scènes  qui  se  fixent  profondément  dans  la 
mémoire.  Un  jeune  garçonnet  et  un  chien,  qui  se  tiennent 
embrassés,  sont  couchés  sur  un  tas  de  paille  près  du  poêle.  Un 
soldat-cuisinier  ranime  le  feu  qui  brûle  cependant  fort  bien, 
et  dont  une  subite  lueur  me  fait  soudain  découvrir  une  jeune 
femme  pauvrement  vêtue  qui  attend  les  restes  de  notre  repas. 
Un  groupe  de  cosaques  au  large  visage  et  aux  yeux  brillants, 
coiffés  de  leurs  grands  bonnets  de  peau  de  mouton,  encom- 
brent la  porte  et  nous  regardent  avec  curiosité.  Tandis  que 
tous  ces  gens  parlent  à  voix  basse,  le  téléphone  fonctionne,  le 
colonel  rédige  des  ordres  tout  en  achevant  un  repas  d'une 
remarquable  frugalité. 

Il  est  7  heures.  Un  chef  de  bataillon  nous  apprend,  par 
téléphone,  que  le  génie  a  achevé  le  pont  et  qu'on  va,  à  l'ins- 
tant, procéder  au  passage  du  Styr.  Nous  montons  à  cheval  et, 
entrons  dans  les  ténèbres  épaisse^  de  la  forêt. 

Les  arrière-gardes  et  les  réserves  sont  campées  autour  d'énor- 
mes feux  ;  sur  les  branches  de  pin,  que  les  flammes  agitent,  la 
résine  grésille  et  dégage  de  fortes  senteurs.  Au-dessus  de  cha- 
que foyer,  les  flammes  vacillantes  qui  illuminent  les  bran- 
chages des  arbres,  tendent  comme  des  draperies  de  lumière. 

Autour  des  fagots  sont  accroupis  les  êtres  humains  à  l'aspect 
le  plus  étrange,  des  types  bizarres  tels  que,  seule,  en  produit 
la  Russie.  Sur  des  visages  magnifiques  de  rude  intrépidité  et 
trempés  d'endurance,  d'énormes  bonnets  de  fourrure  qui  évo- 


sous       L    E       T    S    A    « 


21 


quent  des  époques  primitives.  Des  peaux  de  mouton  blanches 
ou  d'un  rose  délicat,  detincelants  kinjals  (')  iiltiiriit  nos 
regards,  tandis  que  nous  passons  rapidement. 

Ces  gens  parlent  peu  et  se  reposent  dans  des  attitudes  si  non- 
chalantes que  l'on  a  de  la  peine  à  se  figurer  cpie,  dans  peu 
d'instants,  cette  même  foret  retentira  du  fracas  de  la  bataille. 
Ils  nous  regardent  à  peine.  Un  sous-oiïicier  qui  reconnaît  mon 
compagnon,  se  dresse  sur  ses  pieds  et  crie  d'une  voix  forte  : 
((  Garde  à  vous!  ))  {Sniirno).  Les  visages  se  tournent,  curieux, 
et,  dans  les  yeux,  passent  des  éclairs.  Les  hommes  se  lèvent  à 
regret,  mais  ils  se  recouchent  dès  que  le  colonel  a  prononcé  le 
mol  qu'ils  atterident  :  «  Volno!  »  Les  grands  corps  retombent 
et  reprennent  les  poses  allongées  qui  les  faisaient  ressembler 
à  des  serpents  roules  aussi  près  que  possible  de  la  chaleur 
bienfaisante  dans  une  nuit  qui  s'annonce  froide. 

A  travers  la  forêt,  aucun  sentier  ne  sillonne,  nous  nous 
heurtons  aux  branches  et  aux  fils  téléphoniques,  éternellement 
suspendus  trop  bas.  Je  remarque,  à  ma  grande  surprise,  qu'à 
un  kilomètre  du  camp,  les  lueurs  des  feux  sont  invisibles, 
tant  la  forêt  est  épaisse. 

Nous  approchons  de  la  lisière  du  bois.  Nos  yeux,  accoutumés 
à  l'obscurité,  aperçoivent  au  loin,  entre  les  arbres,  un  coin  du 
ciel.  Aucun  bruit  nulle  part.  Les  Allemands  sont  campés  non 
loin  dei  la  rivière  et  le  succès  de  l'entreprise  dépend  de  la 
prudence  que  les  nôtres  observeront.  Tout  à  coup,  mon  cheval 
fait  un  petit  saut  à  gauche,  et  j'entends  un  chuchotement  de 
voix  près  de  moi. 

Des  centaines  de  formes  grises  couvrent  le  sol  et  ne  laissent 
libre  qu'un  étroit  sentier  où  nos  chevaux  peuvent  à  peine 
passer.  Les  chefs  de  bataillon  s'approchent  de  nous.  En  dehors 
du  colonel  Birioukof,  le  lieutenant-colonel  ipii  s'entretient  avec 
nous  est  le  seul  officier  qui  ait  commencé  la  guerre  dans  notre 
régiment.  Un  autre  chef  de  bataillon  est  le  prai^oa-chtchik  Sévas- 
tianof  ;  j'apprends  avec  étonnement  qu'il   commande  des  of- 


(^)  KinjuJs,   longs  poignards  caiicasiciis  an   i)()ign('t   (.laniasqniin'. 


22  LA      GUERRE       RUSSO-  SIBERIEN   NE 

ficiers  qui  ont  quatre  galons  de  plus  que  lui.  J'aurai  l'occasion 
de  reparler  de  lui. 

Le  colonel  s'approche  avec  moi  de  la  rive  et  inspecte  les 
préparatifs,  faits  pour  jeter  les  ponts.  Des  ssics  à  air  flottent  sur 
le  courant  rapide,  liés  par  des  planches.  Ces  points  semblent 
assez  fragiles,  mais  on  m'assure  que  le  génie  a  miesuré  la  pro- 
fondeur de  la  rivière  qui  compte  ici  lo  mètres,  ce  cpii  rond 
difficile  la  construction  d'un  pont  à  bases  fixes.  Quelques  cen- 
taines de  mMres  à  notre  gauche,  un  second  pont  a  été  posé, 
qu'un  autre  régiment  —  ie  i3%  du  colonel  Markof  —  fran- 
chira au  miême  moment  que  nous. 

Jusqu'ici,  le  travail  ne  semble  pas  avoir  été  remarqué  par 
l'ennemi.  On  me  dit  qu'il  serait  pourtant  possible  qu'il  méditât 
une  surprise. 

3.  —  Traversée  du  Styr. 

Il  est  9  heures  au  moment  où  je  prends  rang  dans  la  pre- 
mière compagnie  qui  traversera  le  pont.  La  nuit  est  froide  et 
sombre.  Un  vent  glacial  secoue  les  roseaux  qui  murmurent  le 
long  de  la  rivière.  Les  eaux,  ridées  par  son  souffle,  reflètent 
les  fusées  qui  montent  et  descendent. 

Les  hommes  appartenant  aux  bataillons  qui  vont  passer  le 
Styr  après  nous,  dès  que  nous  serons  établis  sur  l'autre  bord, 
sont  couchés  parmi  les  roseaux  ;  on  éveille  ceux  qui  ronflent. 
Toute  notre  rive  semble  animée  d'une  vie  mystérieuse  et  in- 
tense. Je  suis  des  yeux,  dans  leur  marche  lente  et  méditative, 
ces  soldats  anonymes,  dans  leurs  capotes  grises,  et  cherche  à 
distinguer  les  yeux  dans  ces  visages  impassibles,  aux  traits  si 
fortement  dessinés.  Un  soldat  qui  parle  à  haute  voix  reçoit  un 
coup  de  poing  de  son  voisin  :  ((Tais-toi,  imbécile  !  » 

A  notre  gauche,  le  ciel  est  tout  illuminé.  Les  fusées  jaillissent 
sans  cesse,  font  briller  un  moment  les  baïonnettes  et  descen- 
dent lentement  en  laissant  des  traces  lumineuses  dans  le  ciel. 
Les  lueurs  produites  par  le  tir  des  batteries  incendient  les 
nuages,  et  le  fracas  des  explosions  nous  parvient,  incessant, 
avec  sa  terrifiante  intensité,  assourdie  par  l'éloignement,  mêlé 


sous 


23 


au  crépitement  des  fusillades,  au  bruit  automatique  et  impi- 
toyable des  mitrailleuses,  pareil  à  un  chœur  de  gigantesques 
horloges  qui  ne  cesseraient  de  marquer  des  morts. 

El  quand  tous  ces  bruits  cessent,  par  grand  hasard,  on 
entend  très  loin  un  tonnerre  prolongé,  qui  semble  venir  de 
partout,  et  qui  est  l'écho  d'autres  batailles  sur  des  parties  plus 
éloignées  du  front.  Tous  ces  combats  sont  des  démonstrations 
destinées  à  dissimuler  notre  manœuvre,  ou  du  moins  à  em- 
pêcher l'ennemi  de  dégager  des  troupes  de  secours  pour  sou- 
lager celles  qui  sont  en  face  de  nous,  quand  notre  action  aura 
commencé. 

Après  avoir  descendu  la  rive  glissante,  nous  mettons  le  pied 
sur  les  plancnes  irrégulièrement  attachées  aux  sacs  C).  Le  pont 
a  vingt  mètres  de  long  et  ne  peut  porter  que  seize  hommes  à  la 
fois.  -\os  yeux  fouillent  l'autre  bord,  les  ombres  vagues  des 
roseaux  et  celles,  plus  incertaines  encore,  des  broussailles  qui 
sont  derrière. 

Mais  toute  notre  attention  est  captivée  par  là  traversée  même. 
Les  planches  ne  sont  guère  stables,  au-dessus  de  cette  eau  noire 
et  profonde,  emportée  par  un  courant  vif  (pii  secoue  obstiné- 
ment ce  fragile  appareil  de  petits  sacs  et  de  planches  tour- 
nantes. Ou  trébuche  sur  lune  et  saute  sur  une  autre.  Soudain, 
toute  une  file  de  soldats  s'arrête  brusquement  et  voilà  que  nos 
pieds  entrent  dans  l'eau. 

Chaque  fo'is  qu'un  soldat  arrive  sur  l'autre  rive,  au  pied 
dune  berge  élevée,  il  fait  un  saut  bnjsque  mais  étonnamment 
agile  pour  un  corps  qu'on  se  figurait  lourd.  Sur  l'autre  rive, 
nous  entrons  dans  la  solitude.  Silencieux  et  méfiants,  nous 
formons  un  groupe  dense  et  formidable  par  la  qualité  et  la 
détermination  des  hommes  dont  le  nombre  augmente  sans 
cesse. 

Un  sous-officier  et  quelques  hommes,  envoyés  en  recon- 
naissance, reviennent  ;  ils  n'ont  rien  découvert  aiLx  environs. 
Ils  repartent  aussitôt  chercher  les  positions  .ennemies.  Le  capi- 


(^)  «  Fiotleors  t'oliiiusky  n. 


24  LA      GUEKRE      KUSSO-SIBÉRIENNE 

taine  que  j'accompagne,  enveloppé  d'une  noire  peau  de  mou- 
ton, bordée  de  franges  de  fourrure  grise,  a  installé  son  poste 
de  commandement  derrière  une  meule  de  foin  qui  nous  pro- 
tège contre  la  bise  glaciale.  On  nous  jette  un©  énorme  bourkn 
sur  les  pieds.  Les  hommes  affluent  encore,  arrivant  toujours  de 
l'autre  rive.  A  côté  de  moi,  retentissent  les  coups  de  téléphone. 
Tout  au  loin,  une  lueur  d'incendie  tremble  au-dessus  de  cette 
bataille,  qui  gronde  de  plus  en  plus  fort  et  s'approche  de  nous. 

La  reconnaissance  est  revenue.  L'ennemi  est  blotti  contre 
la  chaussée  qui  s'étend  juscpi'à  Tchartorisk,  et  ses  tranchées, 
bien  gardées,  se  trouvent  à  mille  pas  d'ici  C).  Il  est  maintenant 
averti  par  les  ombres  qui  se  sont  glissées  près  de  ses  positions. 
A  notre  gauche,  le  iS**  régiment,  du  colonel  Markof,  déploie 
également  ses  colonnes,  pour  les  diriger  tout  de  suite  sur 
Novasiolky.  Plus  au  Nord,  vers  Khransk,  la  cavalerie  est  en 
train  d'achever  son  mouvement  tournant,  et  menace  déjà  le 
flanc  gauche  de  l'ennemi.  Quant  à  nous,  nous  creuserons  des 
contre-tranchées  'à  petite  dislance  et  commencerons  l'assaut 
dès  que  nous  disposerons  de  plus  amples  informations. 

Je  reprends,  à  regret,  mon  chemin,  par  la  passerelle  de  sacs 
et  planches.  On  prépare,  sur  un' autre  point,  la  construction 
d'un  pont  fixe,  par  lequel,  demain,  passeront  canons,  caisses 
à  munitions,  cuisines  roulantes,  voitures  pour  les  blessés. 

Je  trouve  le  colonel  au  téléphone,  faisant  son  rapport  au 
général  Dénikine,  attendant  des  ordres.  Enfin,  à  i  heure  et 
demie,   nous  entrons,  par  im  sentier  de  chasseur,  dans  la  fo- 


(^)  La  négligence  du  commandement  allemand  est  évidemment 
grave  :  une  zone  plate,  couverte  de  broussailles  et  roseaux,  large  d'un 
demi-kilomètre,  entre  ses  positions  avancées  et  le  Styr,  les  postes  de 
sentinelles  mal  placés  ou  manquant,  aucun  service  régulier  de  pa- 
trouilles. Mais  toute  l'Europe  nous  suppose  un  moral  bien  jikis  bas 
qu'il  ne  l'est  en  réalité,  et  l'état-major  russe  n'a  —  pour  cause  — 
rien  fait  pour  démentir  les  rumeurs  pessimistes  à  l'étranger.  Nous 
occupons  une  forêt  immense,  inhabitép,  où  il  n'y  a  aucun  va-ct- 
A'ient  de  civils,  et  où  l'espionnage  de  part  et  d'autre  est  quasi-impos- 
sible. L'ennemi  croit  posséder  l'initiative,  et  prépare  une  action. 
La  concentration  de  nos  réserves  a  été  rapide,  et  le  secret  en  a  été 
bien  gardé.  Nous  vivons  un  de  ces  moments  où  l'absence  de  cliaque 
service  de  presse  régulier  dans   l'armée  se  fait  favorablement   sentir. 


2'-f 


s    O    U    s       L    E       T    s    A    R  ZO 

rèt,  OÙ  règne  uiu'  épaisse  obscurité.  Nous  nous  égarons  et 
errons  qufilque  Irnips  parmi  ces  pins  et  ces  cliénos  ti^us  sem- 
blables. Deux  heures  ont  sonné  de])uis  longtemps  ipiand  nous 
nous  jetons  sur  une  botte  de  paille,  tout  habillés  et  gielottants 
sous  nos  manteaux. 

4.  —  Hésitations.  —  Bombardement  d'un  état-major  allemand. 

A  4  heures,  mon  hôte  me  réveille  déjà,  une  tasse  de  thé 
bouillant  à  la  main.  Il  faut  que  nous  déménagions  à  l'instant. 
Le  front  qu'occupe  notre  régiment  ayant  été  porté  en  avant, 
le  colonel  doit  le  suivre.  Notre  pauvre  <(  izba  »,  qui  est  la  seule 
habitation  dans  l'immense  foret,  sera  occupée  par  le  général 
Dénikine. 

En  nous  rendant  à  notre  nouveau  poste  de  commandement, 
nous  croisons  un  bataillon  entier,  appartenant  à  un  autre 
régiment  de  notre  division.  Il  aurait  dû  faire  la  traversée  du 
Styr,  comme  nous,  à  9  heures,  dans  la  soirée  d'hier,  mais  il 
semble  que  le  commandant  ait  préféré  se  reposer  d'abord  et 
attendre  l'aube.  Le  colonel  Birioukof  prétend  que  de  telles  in- 
fractions à  la  discipline  et  aux  ordres  des  supérieurs  ne  sont 
pas  rares  et  sont  encouragées  par  une  trop  grande  faiblesse 
<:'nvers  les  coupables. 

Un  grand  trou,  creusé  en  pleine  foret,  à  proximité  du  fleuve, 
voilà  notre  nouveau  poste  de  commandement.  Quatre  poutres 
soutiennent  le  plafond,  d'où  de  minuscules  avalanches  de  sable 
se  produisent  aux  moments  les  plus  imprévus  et  provoquent 
toujours  les  mêmes  explosions  d'hilarité  chez  nos  deux  télé- 
phonistes. Quelques  moments  après  notre  installation,  notre 
«  cheminée  »  s'effondre,  et  avec  elle  tout  espoir  de  nous  chauf- 
fer pendant  la  prochaine  nuit. 

Autour  du  poste,  la  vie  est  gaie.  Un  campe  au  hasard  des 
lieux.  Des  Sibériens  à  forte  carrure  font  bouillir  (]uelque 
chose  qui  sent  bon.  Leur  esprit  est  un  fort  curieux  mélange 
d'indolence  et  de  vivacité.  Leur  gaîté  est  sincère,  mais  peu 
communicative.  Rapprochés  les  uns  des  autres,  ils  continuent 


26  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

cette  vie  isolée  qu'ils  ont  menée  dans  les  déserts  sibériens.  Je 
suis  pourtant  frappé  par  la  facilité  et  la  bonne  grâce  avec  les- 
quelles ces  gens  simples  se  rendent  service  les  uns  les  autres. 
Leur  com{)laisance  naturelle  envers  les  camarades,  et  à  plus 
forte  raison  envers  leurs  supérieurs,  m'enchante. 

Près  de  nous,  une  batterie  se  met  à  tirer.  Nos  hommes,  fort 
amusés,  se  clignent  de  l'œil.  Mais  quand  l'ennemi  répond,  et 
deux  obus  éclatent  dans  la  forêt,  non  loin  de  nous,  mais  sans 
toucher  personne,  ce  sont  chez  tous  des  hurlements  de  joie  : 
«  O  cochons,  que  vous  tirez  mal  !  » 

La  sonnerie  téléphonique  retentit  sans  cesse.  L'ennemi  est 
en  éveil.  Nos  troupes,  cramponnées  au  terrain  en  face  de  lui, 
ne  peuvent  sortir  sans  qu'un  feu  infernal  ne  réponde.  Le  suc- 
cès de  notre  manœuvre  dépend,  en  premier  lieu,  de  la  prise 
de  la  position  allemande.  Le  lieutenant-colonel,  commandant 
un  bataillon,  sorti,  il  y  a  une  demi-heure,  pour  assaillir  l'en- 
nemi, a  été  tué  raide  et  ses  hommes  ont  été  décimés.  Le  colonel 
Birioukof  est,  à  partir  d'aujourd'hui,  le  seul  officier  du  régi- 
raient appartenant  à  la  brillante  équipe  qui,  à  la  déclaration  de 
la  guerre,  est  entrée  en  campagne  avec  tant  d'espérance. 

Deux  batteries  vont  prendre  Tchartorisk  sous  le  feu,  et  je 
me  rends,  ventre  à  terre,  au  poste  d'observation,  installé  à  la 
lisière  de  la  forêt  et  séparé  du  village  seulement  par  une 
plaine  relativement  étroite  et  la  rivière.  De  l'autre  côté  du  Slyr. 
tout  près,  c'est  Tchartorisk.  C'est  la  série  interminable  de 
maisonnettes,  de  fermes,  de  petits  jardins,  de  vergers,  où, 
avec  les  feuilles  pourprées  et  les  parfums  des  arbustes,  meurt 
l'automne.  Le  profil  inquiet  du  village,  bâti  au  hasard  le  long 
du  fleuve,  est  surmonté  de  la  triste  silhouette  d'une  église 
orthodoxe,  trouée  par  les  obus. 

Quelques  tranchées,  près  du  village,  ont  été  abandonnées 
récemment  ;  je  vois  dans  l'une  d'elles  un  corps  étendu  dans 
un  dernier  effort  pour  en  sortir,  les  bras  cramponnés  au  pa- 
rapet. 

On  croit  qu'une  jolie  maison,  près  de  la  chaussée,  est  le  quar- 
tier d'un  état-major  et  on  décide  d'y  diriger  le  feu.  Qu'elle 


SOI 


27 


est  blanche  et  gaie,  avec  ses  deux  étages,  son  jardin  fkuri,  ses 
abricotiers  ou  ses  pêchers,  qui  grimpent  contre  la  façade, 
serréïi  entre  les  fenêtres  hautes  et  larges  !  Un  bref  con>man- 
dcnient,  des  chiffres,  et  immédiatement  après,  de  loiigs  sif- 
flemenls,  le  bourdonnement  de  tout  un  essaim  d'insectes  au- 
dessus  de  nos  tètes.  Puis  c'est  là-bas  une  lueur,  de  tout  petits 
nuages  aux  contours  nets,  et  voilà  subitement  la  llamme 
rouge  qui  sort  du  toit.  Ensuite,  nous  apercevons  de  petites 
orabres  qui  quittent  la  maison  en  feu  et  qui  courent  à  toutes 
jambes,   [)oitrsuivies  par  nos  shrapnols. 


5.  —  Scènes  de  guerre.  —  Passions  du  combat. 

De  bonnes  nouvelles  :  pendant  la  nuit,  un  régiment  qui 
venait  de  franchir  le  Slyr  s'est  emparé  du  village  Novasiolky, 
et  d'une  garnison  allemande  de  deux  compagnies.  La  tran- 
chée au  Sud  du  Styr  se  trouvanl  eiilre  deux  feux,  les  occupants 
se  sont  rendus  après  une  courte  résistance. 

Le  soleil  a  percé  les  nuages  et  rempli  toute  la  forêt  d'une 
atmosphère  de  fête.  Partout  une  activilé  bruyante.  Les  soldats 
pendent,  toujours  trop  bas,  des  fils  de  téléphone  aux  branches 
des  arbres.  Des  compagnies  en  marche  pour  relever  celles  qui 
(Mit  fait  l'assaut,  un  drapeau  que  tout  le  monde  salue,  le  gé- 
néral Dénikine  avec  son  état-major  qui  va  inspecter  le  terrain 
pris.  Les  chevaux  sont  magnifiques  et  bien  entretenus,  c'est 
une  animation  qui,  sous  ce  soleil  d'octobre,  semble  presque  de 
la  gaîté. 

Pins  près  des  scènes  de  combat,  parmi  les  incroyables 
quantités  de  fusils,  i)ièces  d'imiformc.  boites  de  cartouches  et  de 
greuades.  que  l'ennemi  a  abandonnées,  quelques  installations 
d'ambulance.  On  a  allumé  d'énormes  feux,  autour  desquels  se 
sont  improvisés  les  plus  curieux  rassemblements  qu'on  puisse 
imaginer,  .\ssis,  des  cosaques,  des  Circassiens,  presque  des 
Orientaux,  attisent  le  feu.  A  leur  côté,  des  ambulanciers  pro- 
diguant leurs  soins  aux  blessés,  qui  sont  assis  sur  des  boîtes  de 


28  LA      GUERRE      R   U   S   S  O  -   S   I  B   É   R   I   E   N   .N    E 

la  Croix-Rouge,  ou  se  tiennent  debout,  le  torse  nu,  la  tèle 
pâle,  mais  toujours  étonnamment  silencieux. 

Des  convois  de  prisonniers  autrichiens,  chétifs,  abattus,  mal 
nourris,  conduits  par  leurs  officiers  qu'on  voit  marcher,  la 
tête  courbée,  les  yeux  fixés  à  terre. 

Et  encore  et  toujours  des  voitures  pleines  de  blessés.  Très 
peu  d'Autrichiens,  presque  tous  sont  Russes,  tombés  à  l'assaut. 
Les  Autrichiens,  protégés  dans  leurs  tranchées,  les  fusillent 
et  mitraillent  à  distance,  jusqu'au  moment  oiî  la  vague  irré- 
sistible des  assaillants  va  les  engloutir,  et  les  terribles  baïon- 
nettes russes,  et  tous  ces  visages  crispés  de  toutes  les  passions  du 
combat,  se  dressent  devant  eux.  Alors,  ce  sont  des  cris  telle- 
ment éperdus,  la  soumission  est  si  lamentable  et  si  générale 
que  les  assaillants  eux-mêmes  en  sont  désarmés. 

Dans  ime  simple  iclièga  tirée  par  deux  chevaux,  un  jeune 
officier  est  assis  entre  deux  soldats  grièvement  blessés  et  cou- 
chés tout  de  leur  long.  Il  nous  reconnaît,  nous  salue  avec  de 
grands  gestes  du  bras  resté  intact  et  arrête  la  voiture.  Son  autre 
bras  est  brisé  par  une  balle,  et  un  éclat  d'obus  lui  a  causé  une 
très  grave  blessure  qu'on  vient  de  panser  sur  le  champ  de 
bataille.  Les  passions  du  combat  qui  l'agitaient  se  sont  chan- 
gées en  ime  joie  débordante  d'avoir  tué  ses  adversaires  au 
corps  à  corps  et  de  se  retrouver,  après  la  terrible  épreuve, 
devant  l'éternelle  merveille  de  la  nature  où  l'herbe  et  de  rares 
fleurs  attardées  répandent  de  doux  parfums  dans  la  charitable 
lumière  d'un  soleil  généreux. 

Dans  son  bonheur,  que  ses  blessures  n'ont  encore  pu  abat- 
tre, il  parle  abondamment  et  se  répand  en  paroles  enthousiastes 
avec  des  gestes  désordonnés.  Nous  sommes  singulièrement 
émus  par  cette  frénésie  de  la  félicité  qu'il  nous  communique 
d'une  voix  tremblante  de  joie,  et  parfois  étouffée  par  les 
larmes  qui  coulent  sur  ses  joues  colorées  par  un  commence- 
ment de  fièvre.  Combien  ce  joli  dérèglement  de  l'esprit  — 
ainsi  que  chez  une  femme  le  léger  désordre  du  regard  et  la 
couleur  changeante  des  joues  —  trahit  la  violence  des  passions 
subies  et  maîtrisées  ! 


sous       LE       T    S    A    II 


29 


Nous  lui  faisons  dos  gestes  d'adieu.  Il  agite  sa  main  et,  dans 
son  visage  ennobli  par  l'épreuve  et  la  souffrance,  nous  voyons 
les  yeux  en  fièvre  qui  nous  suivent  et  qui  pleurent  de  joie. 

Sous  les  arbres,  coucbées  sur  l'herbe,  des  milliers  de  capotes 
grises,  dans  un  désordre  inimaginalde.  Nos  chevaux  se  frayent 
difTicilcment  un  chemin  parmi  ces  soldats  qui  n'aiment  pas  à 
se  déranger.  Ce  sont  les  léserves  qui  attendent  le  signal  du 
départ  et  qui  entreront  probablement  dans  la  mêlée  avant  ce 
soir.  L'ennemi  s'est  repris,  il  bombarde  Novasiolky  que  les 
Russes  occupent  depuis  cette  nuit. 

A  travers  les  feuillages,  brille  une  ligne  blanche,  irrégulicre: 
la  tranchée  autrichienne  qu'on  vient  de  prendre.  Mon  cheval 
a  subitement  peur  d'un  cadavre  étendu  près  du  sentier  et  caché 
dans  les  hautes  herbes.  Les  bras  rigides  sont  tendus  vers  le 
ciel,  et  tout  lé  corps  est  tordu  dans  un  dernier  spasme  de 
douleur.  Plus  loin,  ce  sont  toujoux's  des  cadavres,  tous  des 
Russes.  Au  milieu  de  la  clairière,  un  jeune  garçon,  joli,  bien 
bàli,  et  qu'une  balle  au  cœur  a  tué.  Ses  sourcils  sont  légèrement 
froncés,  et  on  lit  dans  ses  yeux  fixes  et  les  lèvres  entr'ouvertes 
un  immense  étonnement.  On  creuse  déjà  les  tombeaux,  on 
taille  les  croix.  Il  faut  se  hâter,  la  bataille  appelle,  il  faut 
rendre  ces  morts  à  la  terre,  à  laquelle,  déjà,  ils  appartiennent. 
On  emporte  le  joli  soldat  et,  près  de  nous,  on  ensevelit  son 
doux  visage  que  l'œil  miaternel  ne  contemplerai  plus  jamais. 

Nous  franchissons  à  cheval  un  l)ras  du  Styr  et  entrons  dans 
la  plaine  ouverte.  Les  Allemands,  qui  occupent  maintenant  la 
lisière  de  la  forêt,  en  face,  tirent  sur  nous,  et  les  balles,  venant 
de  trop  loin,  se  perdent,  avec  un  bruit  musical  et  lugubre.  Le 
général  Dénikine  qui,  non  loin  de  nous,  observe  le  terrain, 
nous  ordonne  de  retourner  :  les  règlements  obligent  d'épar- 
gner nos  chevaux  qui  sont  pur  sang. 

Encore  des  cadavres  parmi  les  roseaux.  Ici,  on  ne  s'est  pas 
battu.  Ce  sont  probablement  des  blessés  qui  ont  cherché  à  se 
sauver,  en  se  cachant  derrière  la  berge  peu  élevée.  Le  soleil, 
déjà  près  de  l'horizon,  jette  une  lumière  rose  et  or  sur  la 
forêt,  dont  il  fait  resplendir  les  cimes.  Sur  l'herbe,  gît,  dans 


30  LA      GUERRE       RUSS0-SIBÉRIEN>'E 

une  pose  méditative,  une  forme  humaine,  dont  la  face  est  em- 
p>ourprée  par  ie  soleiL  Quand  nous  so-mmes  tout  près,  nous 
voyons  un  visage  couvert  d'une  couche  de  sang  échappé  d'une 
énorme  blessure  à  la  tète.  Où  le  malheureux  a-t-il  trouvé  les 
forces  nécessaires  pour  se  tramer  si  loin  des  tranchées,  si 
près  de  cette  eau  qu'il  cherchait  et  qu'il  n'a  pu  atteindre  ? 

6.  —  L'esprit  de  sacrifice.  —  Prisonniers  allemands. 

La  situation  n  a  pas  changé.  En  face  des  Allemands,  à  une 
distance  ^e  cent  mètres,  ïios  troupes  sont  enterrées.  Personne 
ne  peut  lever  la  tète  sans  être  accueilli  par  de  vives  fusillades. 
Il  faut  attendre  la  nuit.  L'attaque  est  fixée  à  4  heures  du  matin. 

Il  est  étonnant,  le  colonel  Birioukof.  I^  téléplione  ne  s'arrête 
pas.  Le  général  Déniiiine,  qui  commande  et  avec  qui  il  faut 
parfois  discuter,  les  compagnies  établies  de  l'autre  côté  du 
Styr,  les  batteries,  les  commandants  des  régiments  voisins, 
tout  cela  sonne,  et  parle,  et  les  aides  de  camp  partent  dans  les 
diverses  directions.  Un  régiment  qui  représente  une  si  petite 
unité  dans  nos  gigantesques  armées,,  peut  acquérir,  par  la 
force  des  choses,  un  poids  considérable.  C'est  le  i6^  réginneïit" 
qui  résumera,  par  l'attaque  finale,  les  préparatifs  de  notre 
division,  et  même,  pour  une  partie,  ceux  des  divisions  voi- 
sines. Le  colonel,  se  permettant  à  peine  quelques  moments 
pour  dormir  ou  se  nourrir,  a  tantôt  l'oreille  au  téléphone, 
tantôt  court,  à  cheval,  Aoir  si  ses  ordres  ont  été  exécutés. 

On  vient  de  nous  rapporter  un  fait  d'armes  qui  est  un  glo- 
rieux pendant  d'un  exploit  gaulois  que  César  raconte  dans  ses 
Commentaires.  Pendant  le  siège  d'une  ville  gauloise,  un  soldat 
ennemi  sortit  de  l'enceinte  jx)ur  incendier  une  des  palissades 
de  bois  que  les  Romains  avaient  élevées  contre  un  mur  de  la 
ville.  Il  fut  transpercé  par  une  flèche,  tirée  d'un  scorpion. 
Sans  hésiter,  un  deuxième  prit  sa  place  et  subit  le  même  sort. 
Un  troisième,  un  quatrième  le  suivirent.  On  compta  ainsi,  en 
un  temps  très  court,  dix-sept  cadavres  —  si  je  ne  nie  trompe 
pas  —  entassés  au  même  endroit. 


s    O    U    s       L    E       T    s    A    R  31 

Quelque  part,  entre  le  lleuve  et  nos  tranchées  avancées,  le 
fil  téléphonique  qui  les  relie  an  poste  de  commandement  a  été 
(•oupé  par  un  obus,  au  milieu  de  la  plaine.  Le  soldat  envoyé 
pour  le  réparer  a  été  tué  net,  dun  seul  coup  de  fusil.  Le 
deuxième,  le  troisième  ont  été  tués  ou  grièvement  blessés. 
Alors  le  commandant  de  bataillon  a  demandé  des  volontaires 
qui  ne  cessent  de  s'offrir.  On  nous  téléphone  que  le  onzième 
vient  de  se  rendre  vers  le  dangereux  endroit. 

Partout  maintenant,  dans  la  nuit  tombante,  on  allume  des 
feux  splendides  et  i)ittoresques.  Les  Allemands  ont  cessé  l'inu- 
tile bombardement  de  Novasiolky  en  flammes,  et  on  n'entend 
plus  que  les  coups  de  fusil  et  les  explosions  de  grenades  > 
main. 

Xous  sommes  trois  dans  notre  petit  souterrain,  le  colonel, 
son  aide  de  camp  et  moi.  Nous  mangeons  avec  les  mains 
comme  des  demi-sauvages,  couchés  tout  du  long  sur  la  paille 
et  serrés  fraternellement  l'un  contre  l'autre.  Au  milieu  des 
bruits  du  camp,  des  murmures  de  voix  musicales  aux  accents 
rudes,  du  hennissement  des  chevaux,  des  airs  doucement  fre- 
donnés, un  sommeil  lourd  descend  sur  nos  yeux  lassés.  Mais 
quand,  dans  le  silence  de  la  nuit,  un  bruit  de  voix  nous 
réveille,  nous  apercevons  chaque  fois  le  colonel,  assis  près  de 
l'appareil,  écrivant  des  ordres  ou  s'apprètant  à  partir  pour 
surveiller  les  préparatifs  et  animer  le  courage  des  troupes. 

Il  est  5  heures  quand  je  me  réveille  en  sursaut.  Au  loin,  de 
l'autre  côté  du  Styr,  on  entend  de  vives  fusillades  et  le  bruit 
plus  sourd  des  grenades.  Les  nouvelles  sont  bonnes.  Une  partie 
de  la  tranchée  principale  est  prise  et  on  a  cerné  les  autres 
défenseurs.  Quelques  compagnies  prennent  la  droite  pour  atta- 
quer 'l'cliarlorisk,  une  force  plus  importanle  marclie  vers  le 
Nord,  pour  coopérer  avec  les  troupes  (pii  ont  franchi  le  Slvr 
près  de  Khransk. 

\u  moment  où  nous  allons  monter  pour  assister  à  la  prise 
du  village,  un  bruit  confus  de  voix  nous  arrive.  Au  milieu 
des  arbres,  un  groupe  d'hommes  en  «  feldgrau  »  sans  armes, 
acconipagnés  de  quelques  soldats,   arrive.  Un  lieutenant  aile- 


32  LA      GUERRE       RUSSO-SIBERIENNE 

mand  nous  donne  toutes  les  informations  qu'on  lui  demande,  ' 
C'est  un  «  Reservcofiizier  »,  physicien  de  Goettingue,  fds  de  pro- 
fesseur. Il  rit  beaucoup,  nous  raconte  nombre  de  choses  que 
nous  ne  hii  avons  pas  demandées  et  qui  sont  autant  de  capta- 
iiones  benevolrntiae.  Il  fait  des  plaisanteries  à  ses  inférieurs, 
sur  la  prise  de  leur  tranchée,  et,  rassuré  par  l'attitude  cor- 
recte des  Russes,  devient  bruyant.  Mais,  quand  l'un  de  nous 
lui  demande  —  en  le  fixant  d'un  ceil  froid  —  s'il  a  été  en 
Belgique,  ajoutant  qu'il  est  Belge  lui-même,  le  lieutenant 
allemand  perd  subitement  l'usage  de  la  parole. 

La  prise  est  bonne  :  ces  hommes  appartiennent  tous  au  ré- 
gyuent  des  grenadiers  du  kronprinz,  de  Kœnigsbcrg.  De  nou- 
veaux convois  de  prisonniers  arrivent.  Les-  ofTiciers  qui,  cette 
fois,  appartiennent  à  l'active,  évitent  de  nous  regarder  et,  en 
réponse  aux  questions  qu'on  leur  pose,  crient  seulement  : 
«  Nein,  nein  !  »  Leur  morgue  habituelle  prête  maintenant  à 
leur  correction  une  nuance  d'insolence  déplaisante.  Ce  sont 
plusieurs  lieutcnant_s,  parmi  lesquels  deux  von  Biilow.  Ils  se 
sont  rendus  en  demandant  grâce.  On  les  a  convenablement 
traités  et  on  n'a  pas  exigé  qu'ils  s'humilient.  Toutefois,  leur 
impolitesse  surprend.  Ils  ne  saluent  même  pas  notre  colonel, 
qui  se  trouve  au  milieu  de  ses  officiers.  Je  le  regarde  avec 
étonneinent  :  «  —  Ne  pourrait-on  pas  les  frapper  sur  les 
doigts  :'  ))  Il  répond  d'un  air  indifférent  :  <( —  Que  voulez- vous  ? 
Ils  sont   toujours  ainsi,  dès  que  le  danger  est  passé  !  » 

Leur  allitude,  toutefois,  nous  plaît  mieux  que  la  pleutrerie 
de  l'autre,  celui  de  Goettingue. 

7.  —  Sur  le  champ  de  bataille. 

A  côté  du  pont  fragile,  composé  de  sacs  et  de  planches,  on 
vient  d'en  bâtir  un  autre,  qui  repose  sur  des  poutres  solides 
et  qui  peut  supporter  canons  et  voitures  de  nuinitions. 

Les  blessés  passent,  en  un  cortège  triste  mais  non  déprimant. 
Les  blessures  qu'on  devine  parfois  horribles,  sous  les  bandages, 
n'ont   pas   encore   éteint   la    détermination   qui    brille   dans  les 


32^' 


Di''pait  de  partisans.  Les  cosaques,  nu-tètc,  assistent  au  service  reiifïleux. 


(Ii'ni'iMiix    .\r.i:\r:n:r   et   h'ANor 


sous       LE       T    S     A    H  33 

yeux.  L'entrain,  le  courage,  l'énergie  ne  disparaissent  que 
dans  les  hôpitaux,  et  ce  n'est  que  là  qu'il  faut  cacher  les 
blessés  aux  combattants. 

La  vue  des  morts  n'effraye  pas.  Un  crâne,  ouvert  par  un 
obus,  et  ensuite  vidé  par  l'explosion,  semble  nettoyé  par  un 
préparateur.  Plus  loin,  chez  un  autre,  ventre  et  intestins  ont 
disparu,  et  une  partie  de  la  colonne  vertébrale  est  visible,  dans 
une  masse  informe  et  rouge.  Rien,  dans  ces  spectacles,  n'émeut 
des  soldats  qui  ne  pourraient  supporter  la  vue  d'un  blessé  sur 
une  table  d'opération.  Chez  nous  tous,  à  l'aspect  des  blessures, 
rien  que  de  l'indifférence  ou  de  la  curiosité.  Les  souffrances 
sous  lesquelles  la  volonté  s'abat  vaincue,  peuvent  révolter,  les 
dangers  peuvent  exaspérer,  mais  la  mort  qui  descend,  subite 
ou  lente,  en  respectant  ou  en  brisant  la  forme  humaine,  ne 
nous  émeut  plus. 

Un  soldat  sort  d'un  groupe  de  blessés  et  m'aborde.  Il  me 
parle  avec  une  abondance  de  paroles  chaleureuses  et  respec- 
tueuses. Un  des  officiers  m'explique  ce  qu'il  dit.  Il  a  pris  part, 
à  côté  de  moi,  à  une  attaque  du  7®  régiment  de  chasseurs,  à 
Matvéiky.  Je  serre  la  main  du  pauvre  diable  qui  embrasse  la 
mienne.  Un  peu  plus  loin,  je  trouve  le  colonel  Kvitkine  que 
j'avais  vu,  la  dernière  fois,  rassemblant  ses  hommes,  en  face 
des  tranchées  magyares,  sous  un  feu  infernal.  Nous  nous  em- 
brassons sans  dire  un  mot.  Je  comprends  maintenant  la 
camaraderie  qui,  mieux  que  l'amitié,  est  la  vertu  la  plus 
noblement  masculine  et  qui  règne  sur  les  champs  dç  bataille. 

La  plaine,  entre  les  tranchées  allemande  et  russe,  est  parse- 
mée de  toutes  petites  tranchées  individuelles,  pas  plus  larges 
qu'un  demi-mètre,  et  dont  quelques-unes  cachent  un  cadavre 
russe,  un  trou  noir  au  front.  Notre  imagination  peut  suivre, 
à  travers  la  nuit  obscure  et  sinistre,  l'avance  du  régiment, 
réglée  par  l'effort  individuel  de  ces  splendidcs  soldats  —  aux- 
quels on  se  plaît  parfois  à  refuser  le  don  de  l'initiative  —  et 
qui  se  sont  portés  en  avant,  chacun  isolément,  jusqu'aux 
dernières  tranchées  qui,  à  certains  endroits,  se  trouvent  à 
5  mètres  de  la  ligne  ennemie. 

3 


34         la    guerre     russo-siberienne 

8.  —  La  prise  du  village.      ''' 

Les  derniers  soldats  du  régiment  des  grenadiers  du  kron- 
prinz  se  sont  cachés  dans  les  maisons  du  village  et,  de  là, 
tirent  sur  les  Russes  qui  avancent,  à  découvert,  par  la  longue 
rue.  L'ennemi  ne  se  rend  qu'au  moment  où  les  j^ortes  sont 
enfoncées.  Aussi  les  pertes  russes  atteignent-elles  le  tiers  des 
effectifs  engagés. 

Les  blessés  attendent  l'arrivée  des  ambulanciers.  Un  gros 
Allemand,  tout  en  sang,  se  traîne  le  long  des  maisons.  Son 
corps  est  secoué  de  tremblements  convulsifs  et  ses  yeux  fuyants 
nous  regardent  avec  une  expression  de  terreur  indicible. 

Dans  l'herbe,  est  couché  un  Russe  que  nous  croyons  mort. 
Mais  quand  nous  nous  approchons,  il  ouvre  tout  doucement 
ses  petits  yeux  étonnés  et  fiévreux,  et  un  sourire  éclaire  son 
bon  visage  de  vieux  paysan. 

-  Dans  la  rue  principale,  un  soldat  allemand  assis  sur  une 
chaise.  Des  mains  charitables,  des  mains  russes  ont  allumé, 
avec  des  débris  de  meubles,  un  feu  pour  le  chauffer.  Nous  lui 
retirons  une  botte  pleine  d'eau  qui  le  fait  souffrir  et  brisons 
une  table  et  des  chaises' pour  qu'il  puisse  attiser  le  feu.  Lui- 
aussi  souffre  moins  de  ses  trois  horribles  blessures  que  du 
froid.  Au  risque  de  se  brûler,  il  penche  son  corps  et  sa  grosse 
tète  barbue  sur  les  flammes. 

Sur  la  grande  place,  en  face  de  l'église  orthodoxe,  dans  un 
coin,  tout  le  cuivre  du  village  est  rassemblé  :  chandeliers, 
samovars,  ustensiles  de  cuisine,  le  tout  destiné  à  être  envoyé 
en  Allemagne. 

Le  clocher,  qui  avait  servi  de  poste  d'observation  pour  l'ar- 
tillerie ennemie,  a  été  démoli  par  les  obus  russes.  A  l'intérieur 
de  l'église,  nous  voyons  les  grands  candélabres,  les  icônes 
dorés,  tous  les  objets  du  culte,  en  or  ou  argent,  intacts.  On 
n'a,  évidemment,  rien  voulu  troubler  'dans  cette  maison  de 
Dieu  dont,  pourtant,  les  portes  étaient  ouvertes,  et  on  a  laissé 
chaque  objet  à  sa  place.  Mais  un  grand  portrait  de  Nicolas  II 
au  vestibule  a  été  tailladé  à  coups  de  baïonnette. 


sous       LE 


35 


Autour  d'un  feu  gigantesque,  allumé  en  face  de  l'église, 
sont  assis  des  soldats  russes  et  des  prisonniers  (iirf)n  a  cueillis 
dans  les  taillis,  dans  les  meules  de  foin.  On  ne  se  parle  pas, 
parce  qu'on  ne  se  comprendrait  pas,  mais  il  n'y  a  aucune 
trace  de  haine.  De  superbes  Sibériens  distribuent  le  café,  sans 
oublier  les  Allemands  qui,  d'abord  abattus  et  craintifs,  se 
mettent  à  l'aise,  qui  regardent  leurs  adversaires  à  la  dérobée 
et  puis  essaient  d'attirer  leur  attention.  Mais  les  Russes,  abso- 
lument indifférents  à  la  j^résence  de  leurs  prisonniers,  n'éprou- 
vent aucune  curiosité.  Aussi  les  uns  et  les  autres  s'enfoncent- 
ils  dans  une  profonde  rêverie. 

Le  colonel  Birioukof  nous  rejoint  et,  au  niéiiic  moment, 
arrive  le  premier  obusier  pris  aux  Allemands.  Bientôt  après, 
les  troupes  ennemies  en  retraite  sont  poursuivies  par  leurs 
propres  obus. 

g.  —  Le  praporciitchik  Sévastianof,   chef  de  bataillon. 
L'instinct  des  cosaques. 

Au  Nord,  le  combat  continue  autour  d'une  petite  colline  où 
l'ennemi  s'est  établi  et  que  les  soldais  de  notre  régiment  et  la 
cavalerie  du  C.A.  voisin  ont  cernée. 

Je  pars  avec  le  sous-lieutenant  Sévastianof,  visiter  nos  nou- 
velles positions.  C'est  un  charmant  garçon,  bien  pris,  intré- 
pide. Ayant  été  choisi  pour  commander  un  bataillon  de  notre 
régiment,  il  a  eu,  pendant  trois  jours,  des  capitaines  sous  ses 
ordres.  Nous  parlons  à  cheval,  accompagnés  d'un  autre  officier 
que,  dans  notre  ardeur,  nous  laissons  bientôt  derrière  nous. 
Sévastianof,  cpii  seia  j)r(ii|)osé  ])our  la  croix  de  Saint-Georges, 
se  conduit  exactement  comme  un  écolier  en  congé.  En  lon- 
geant le  Styr,  nous  faisons,  en  galopant,  un  long  détour  et 
risquons  plusieurs  fois  de  rester  engagés  dans  des  marais,  oii 
les  jambes  de  nos  chevaux  s'enfoncent  profondément. 

Les  soldats  russes,  après  s'être  battus  pendant  deux  jours, 
avec  à  peine  quelques  heures  de  sommeil,  sont  occupés  à 
creuser    de    nouvelles    tranchées   et   à   jeter   des   [)onts   sur   les 


36  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

étangs  et  les  minuscules  marais  avec  lesquels  le  Styr  commu- 
nique chaque  fois  que  ses  eaux  montent. 

Le  ïoJit  est  lentement  descendu  sur  les  plaines  abandonnées, 
que  traversent  les  eaux  rapides  du  Styr,  entre  buissons  et  forêts 
étendues,  et  entre  des  rangées  de  ruines  fumantes.  Les  villa- 
geois, qui  s'étaient  cachés  dans  les  forêts  environnantes,  pen- 
dant l'occupation  ennemie,  reviennent,  hommes,  femmes,  en- 
fants, chargés  de  ballots. 

Le  colonel  Birioukof  avait  espéré  pouvoir  nous  offrir  de  bons 
lits,  après  deux  jours  de  fatigues.  Mais  le  téléphone  sonne.  Il 
faut  repartir  à  l'instant  même.  La  victoire  est  complète,  l'en- 
nemi est  partout  en  pleine  fuite.  Il  faut  le  harceler,  le  pousser 
aussi  loin  que  possible,  et  ne  lui  laisser  aucune  possibilité  de 
se  retrancher,  à  nouveau,  dans  les  forêts. 

Moi,  je  vais  rejoindre  mon^  auto,  qui  m'attend,  à"  20  kilo- 
mètres d'ici.  Après  avoir  pris  congé  de  mon  excellent  hôte,  je 
me  lance  dans  la  sombre  nuit,  accompagné  d'un  cosaque,, 
auquel  on  attribue  un  instinct  infaillible  d'orientation. 

Les  bataillons  partent  vers  les  forêts  au  nord  de  Novasiolky. 
Dans  l'obscurité,  leurs  groupes  compacts  surgissent  à  chaque 
moment  devant  nous,  et  nous  entendons  partout,  à  droite  et 
à  gauche,  le  bruit  étouffé  de  leur  marche. 

Mou  excellent  cosaque  s'égare  dans  la  plaine,  et  nous  voilà 
à  minuit  quelque  part  dans  les  landes,  parsemées  de  rares 
pins,  sans  route  ni  piste  d'aucune  sorte.  A  droite,  l'incendie- 
de  Novasiolky  éclaire  le  ciel.  Je  trouve,  pour  cette  nuit,  un 
accueil  charitable  dans  une  ferme,  à  Bolchaia-Osnitsa,  qu'oc- 
cupent fonctionnaires  de  la  C.R.,  médecins  et  quelques  blessés. 
Le  matin  suivant,  mon  cosaque,  que  tout  le  monde  raille,  se 
défend  d'un  air  fort  maussade  :  l'animal  prétend  que,  si  nous 
nous  sommes  égarés,  c'est  par  ma  faute.  Je  hausse  les  épaules. 
Je  ne  me  fie  plus  à  ses  facultés  occultes.  La  carte  me  suffît. 


10.  —  Prisonniers  de  guerre. 
Arrivé    à   l'état-major   du   4o®   C.A.,    j'apprends   que    notre 


sous       LE       TSAR 


37 


front  a  été  avancé  de  lo  kilomètres  et  que  notre  butin  de 
guerre  comporte  9  canons  de  divers  calibres,  ainsi  que  9.000 
prisonniers.  Pour  interroger  ces  prisonniers,  il  a  fallu  recou- 
rir aux  services  d'une  quinzaine  d'interprètes.  Et  encore  ne, se 
parle-t-on  souvent  que  par  gestes. 

Nous  assistons,  le  jour  suivant,  au  défilé  des  prisonniers  de 
guerre.  Des  soldats  hâves,  en  guenilles,  mal  soignés,  redevenus 
paysans,  crient  aux  villageois  qu'ils  sont  des  leurs,  qu'ils  ne 
sont  pas  des  ennemis.  Ce  sont  des  Roussines  et  Tchèques  et 
Croates  et  Serbes  et  cent  autres  races  autrichiennes  pour  qui 
la  reddition  signifie  la  fin  de  leur  nationalité  artificielle.  Tous 
remplissent  leurs  bouteilles  de  l'eau  claire  que  les  femmes  leur 
tendent. 

Au  loin  résonnent  des  chants  allemands,  scandés  en  chœur, 
chantés  d'une  façon  impressionnante.  Le  contraste  être  les 
cris  de  concilialion  des  pauvres  Autrichiens  et  ce  chant,  de 
plus  en  plus  distinct,  ce  contraste  est  si  grand,  que  le  comte 
Baranof  et  moi,  nous  décidons  à  attendre  le  choeur  que  cache 
un  tournant  de  la  route.  Enfin  les  voici  !  ce  sont  les  Allemands, 
maintenus  par  leurs  sous-officiers  dans  une  attitude  très  mili- 
taire, et  soigneusement  séparés  de  leurs  alliés.  Tout  leur  dé- 
dain pour  leurs  a  Oesterreichisclu  n  Kamaradc  »  e-t  là,  dans 
cette  séparation  blessante.  Nous  les  arrêtons  ;  tous  ont  des  mots 
vifs  et  méprisants  pour  caractériser  l'armée  autrichienne.  Le 
malheur  commun  n'efface  pas  leur  dédain  et  n'adoucit  nulle- 
ment leurs  rancunes.  Les  consolations  de  la  chanson  ne  sont 
que  pour  eux,  non  pour  ces  «  vieilles  femmes  »,  ces  «  chiens 
-de  cochons  »  là-bas,  si  bien  vaincus  qu'ils  ne  sont  plus  des 
militaires  et  que  leur  uniforme  semble  déjà  un  déguisement. 
Les  Allemands  marchent  «  in  Reih  und  Glied  »,  la  tète  redres- 
sée, misérables  et  vaincus,  mais  essayant  de  sauver  dans  l'in- 
fortune la  seule  consolation  qui  leur  restera  :  l'orgueil  de  leur 
race  et  de  leur  uniforme. 

Et  sous  l'œil  vigilant  de  quekiues  magnifiques  cosaques  ar- 
més jusqu'aux  dents,  peu  sympathiques  au  convoi,  mais  ne 
trouvant  rien  à  dire  contre  des  gens  aussi  disciplinés,  ils  font 


38  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

résonner  plaines  et  collines  de  leurs  antiques  Noëls  sentimen- 
taux et  énergiques. 

Épilogue  du  chapitre  II. 

Broussilof  avait  mis  des  troupes  de  réserve  à  la  disposition 
du  commandant  du  U(f  C.A.  Il  lui  avait  ordonné  de  transpor- 
ter son  état-major  à  Tchartorisk,  que  le  front  venait  à  peine  de 
dépasser,  et  de  poursuivre  Vennemi  avec  la  dernière  énergie. 
Il  se  trouva  un  quasi-vide  devant  nous,  Vennemi  ne  s'était 
pas  encore  repris,  on  aurait  pu  prendre  KoJki  d'un  seul  saut. 
Le  C.A.  ne  disposait  pas  de  batteries  suffisantes  pour  faire  une 
préparaiion  d'attaque  sur  un  front  supéineur  à  un  kilomètre. 
Il  fallait  multiplier  les  facteurs  de  la  supériorité  numérique 
locale  et  de  la  surprù^e.  Le  général  Voronine  ovait  ardre  d'éta- 
blir une  position  défensive  sur  le  Styr,  de  foncer  sur  Ven- 
nemi en  retraite  avec  le  reste  de  ses  troupes,  en  s'appuyant 
sur  la  rivière,  et  de  tourner  ensuite  Vaile  gauche  de  Vennemi. 

Le  général  Voronine  refusa  de  se  conformer  au  plan  du 
chef.  Il  ne  voulut  sortir  de  ses  positions  qu'à  condition  de 
recevoir  un  supplément  de  réserves  qui  lui  permettrait  d'attd-- 
quer  sur  un  front  plus  étendu.  Il  perdit  trois  jours  à  récrimi- 
ner. Les  Allemands  eurent  le  temps  de  consolider  le  front  me- 
nacé, et  les  Russes  se  trouvèrent  à  nouveau,  partout  dans  cette 
interminable  forêt  de  Volhynie,  devant  les  mitrailleuses  ca- 
chées dans  la  broussaille. 

Broussilof  ne  fut  pas  homme  à  pardonner  ce  refus  d'obéis- 
sance. La  prise  de  Tchartorisk  signifia  aux  yeux  de  VEurope  la 
fin  de  la  retraite  et  le  début  d'une  nouvelle  époque.  Mais  la 
Stavka  s'était  ottendue  à  mieux.  Le  général  Voronine  alla  au, 
G.Q.G.  implorer  ses  anciens  amis,  en  vain  ;  il  reçut  un  poste  à 
Varrière  du  front. 

Quelques  semaines  plus  tard,  Vopération  fut  reprise  —  avec 
quelques  variantes  —  au  point  même  où  elle  avait  été  arrêtée. 
Le  général  Dénikine  se  distingua  par  une  bravoure  et  un  sang- 
froid  exceptionnels.  Il  se  porta  en  avant,  en  auto  découverte. 


sous       LE       TSAR 


39 


suivant  les  autos  blindces,  mais  précédant  la  troupe.  Il  fil  per-^ 
sonnellement,  revolver  en  main,  les  premiers  prisonniers. 

Le  colonel  Birioukof,  commandant  le  i6®  régiment  de  chas- 
seurs, fut  moins  lieureux.  Son  régiment,  complété  pendant  la 
marche,  après  avoir  subi  de  grosses  pertes  devant  Tchartorisk, 
fléchit  à  un  moment  critique  de  l'avance.  Cela  lai  barra  défini- 
tivement la  route  vers  la  gloire  (^).  Ce  fut  le  colonel  Markof, 
dont  le  régiment  avait  été  w,oins  éprouvé  au  début  de  l'opé- 
ration, qui  cueillit  les  fruits  de  la  victoire.  Broussilof  ne  s'est 
d'ailleurs  jamais  fié  qu'au  succès,  pour  juger  ses  ofjiciers. 

A  mesure  que  Bi-oussilof  monta,  il  amena  ses  lieutenants  à 
des  postes  plus  élevés.  Sur  les  fronts  allemands  —  groupes  de 
l'Ouest  et  du  Sud-Ouest  —  la  guerre  de  position  développa 
chez  les  jeunes  chefs  une  tactique  prudente  et  solide.  Kornilof,. 
Dénikine,  Markof,  Doukhonine,  Goutor,  Tcheremissof,  etc.. 
se  sont  formés  sur  les  fronts  autrichiens,  sous  Ivanof  el  Brous- 
silof (^).  Il  n'y  a  rien  comme  les  victoires  pour  développer 
chez  les  généraux  la  hardiesse  et  l'esprit  d'initiative' 

Ce  ne  fut  d'ailleurs  pas  autrement  que,  dans  une  époque  pré- 
cédente, Kouropatkine,  Grodiekof,  etc.,  avaient  accompagné 
,la  montée  de  Skobelef. 


(^)  En  191 7,  cet  intelligent  et  actif  officier  commandait  encore  un 
régiment  avec  le  grade  honoraire  de  général-major. 

(2)  Même  Sakharof,  Rappel,  etc.,  qui  se  distinguèrent  en  Sibérie, 
avaient  servi  sur  le  même  front. 


CHAPITRE  III 


AUTOUR  d'un   feu  DE  CAMP 


Entre  le  15  et  le  20  octobre,  je  visitai  le  général  Dessina, 
ancien  attaché  militaire  à  Pékin,  qui  commandait  la  7i*  divi- 
sion. Je  fus  son  hôte  au  village  Assova,  cjui  est  un  des  deux 
ou  trois  villages,  en  Russie,  où  le  gouvernement  avait  réussi  à 
installer  des  laboureurs  juifs.  Les  nombreux  cosaques,  attachés 
à  la.  division,  furent  parfaitement  décidés  à  leur  jouer  quelque 
mauvais  tour.  On  avait  trouvé  des  fils  téléphoniques  coupés 
(probablement  par  les  lances  des  cosaques),  on  craignait  l'es- 
pionnage dans  cette  région  de  forêts  et  de  marais,  et  les  soldats 
voulurent  chasser  les  Juifs^  et  piller  leurs  maisons,  pour  les 
punir  des  prétendus  méfaits  et  de  leur  neutralité.  Le  général 
Des.<iino  ressentait  peu  de  sympathie  pour  leurs  coreligion- 
naires qui  s'étaient  quasi  exclusivement  voués  au  commerce  et 
à  la.  banque  ;  il  désirait  protéger  ces  pauvres  gens  qui  prenaient 
part  à  la  production  économique.  Un  matin,  je  fus  réveillé  par 
des  hurlements  de  femme.  .Je  me  précipitai  dans  la  rue,  et  y  vis 
la  haute  et  belle  stature  du  général  Dessino,  entourée  d'une 
énorme  grappe  de  vieillai'ds  et  de  femmes  en  pleurs,  qui  lui 
embrassaient  les  mains  et  les  bottes,  pour  le  remercier  de  sa 
protection.  Le  général  eut  toutes  les  peines  du  monde  pour  se 
débarrasser  des  pauvres  gens.  Je  le  félicitai  de  ses  sentiments 
humanitaires,  qui  furent  d'autant  plus  méritoires,  qu'il  fut 
désavoué  par  son  état-major. 

J'allai  ensuite  passer  quelques  jours  chez  le  général  Ossovsky, 
auquel  le  général  Broussilof  avait  confié  une  masse  de  ma- 
nœuvre, composée  de  sept  régiments.  Le  G.Q.G.  insista  sur 
une  avance,   le  général  Broussilof  exerça  une  pression  sur  le 


LE       TSAR 


Ai 


général  Osso-vsky.  de,  dernier  se  défendit  avec  éneryie.  En  effel, 
impossibilité  d'attaquer,  sans  pertes  gigantesques,  contre  des 
mitrailleuses,  que,  la  nature  du  terrain  permettait  de  masquer. 
En  haut,  on  se  laissa  —  et  combien  de  temps  encore  après  — 
inspirer  par  la  fameuse  théorie  de  «  l'immense  réservoir 
d'hommes  )>.  Mais  ce  fut  surtout  une  théorie  des  états-major. 


Front  russe  de  Volhynie, 
commencement  de  novembre  igib. 

TBois  petites  fermes  dans  un  pré,  au  milieu  d'une  im- 
mense forêt  sans  clairières.  Ici  et  là,  un  marais  qui 
semble  séché  dans  les  broussailles  ;  mais  l'eau  dort 
sous  les  mottes  d'herbes  et  une  affreuse  boue  persiste,  qui  tire 
les  chevaux  par  les  jambes  jusqu'à  ce  que,  haletants,  ils  s'af- 
faissent, les  yeux  désespérés. 

La  plus  grande  de  ces  trois  fermes  est  habitée  par  l'état- 
major  de  la  division  ;  les  deux  autres  par  les  ofQciers  du  régi- 
ment qui  occupe  les  lignes  de  feu  les  plus  proches.  Tout  au- 
tour, de  grands  gaillards,  un  peu  lents  dans  leurs  capotes  grises, 
couchent  sous  le  ciel  ou  dans  des  trous  profonds  qui  les  pro- 
tègent contre  la  pluie  et  les  balles. 

L'ennemi  se  trouve  à  un  kilomètre  ;  il  est  caché  derrière  les 
mêmes  aFbres  qui  lui  cachent  nos  positions.  A  travers  la  brous- 
saille,  les  éclaireurs  avancent  à  tâtons,  et  tout  à  coup  la  mi- 
trailleuse, invisible,  commence  à  tirer  et  fauche  les  hommes. 

Parfois,  pendant  le  jour,  on  n'entend  rien.  Un  cheval  hen- 
nit ;  le  vent  fait  trembler  les  feuillages  ;  au  loin,  dans  une  des 
maisonnettes,  un  oiseau  roucoule  ;  tout  semble  endormi  dans 
une  idylle.  Les  soldats  sommeillent,  autour  desi  fusils  en 
faisceaux,  ou  causent  à  voix  basse.  Et  quand  il  fait  beau,  quand 
'le  soleil  éclaire  le  paysage  et  fait  resplendir  la  terre  dans  une 
immense  lumière,  tous  sourient  et  sont  heureux. 

Quelque  part,  derrière  les  campements,  sont  rangés,  dociles 
et  terribles   comme  des  bouledogues  apprivoises,   les  luisants. 


42  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

canons  de  montagne.  Ils  tournent  leurs  gueules  ouvertes  vers 
l'ennemi  et,  de  temps  en  temps,  éclatent  en  de  violents  et  secs 
aboiements  qui  résonnent  très  loin  sous  les  coupoles  de  la  forêt. 
Avec  la  nuit,  le  froid  descend  dans  les  bois.  De  grands  feux 
sont  allumés  partout,  et  les  hommes  les  entourent.  Ils  se  tas- 
sent et  s'étendent,  amollis  par  la  chaleur  ;  et  ils  se  tournent 
pour  se  chauffer  également  le  dos.  On  les  voit  parfois  enroulés 
comm.e  des  serpents  autour  des  fagots,  pour  ne  rien  perdre  de. 
la  chaleur. 

Dans  la  maison  occupée  par  1  etat-major,  tout  le  monde  s'en- 
nuie terriblement. 

Huit  lits  de  camp  sont  étendus  dans  une  petite  chambre  de 
ferme.  Les  officiers  sont  couchés  et  lisent  ou  se  plaignent  entre 
eux  de  leur  inactivité.  Tous  lèvent  la  tète  quand  un  coup  de 
téléphone  résonne,  leur  faisant  espérer  un  changement  dans 
leur  vie  monotone.  Ils  attendent  le  signal  d'une  attaque  qui 
dépendra  des  succès  remportés  sur  d'autres  points  avoisinants 
du  front.  Chez  les  téléphonistes  aussi,  on  sent  de  l'inquiétude 
et  de  la  nervosité. 

A  l'appareil,  le  général  parle  peu  et  brièvement  ;  il  semble 
discutei^  avec  un  état-major  supérieur,  en  des  phrases  qui 
montent  et  descendent  le  long  du  fil. 

Il  est  petit  ;  mais  il  a  une  attitude  de  géant  ;  son  visage  res- 
pire la  bonté  et  il  apparaît  brave  comme  un  sabre  ;  dans  ses 
yeux,  pendant  que  je  le  regarde,  passent  des  lueurs  d'acier.  Il 
pense  aux  combats  qui,  dans  cette  guerre  et  la  précédente,  ont 
trempé  son  âme.  Son  esprit  se  prépare  à  la  bataille  prochaine. 

Il  ne  connaît  qu'une  seule  expression  en  langue  étrangère, 
et  c'est  de  l'allemand  :  «  Setzen-Sie  sich  »  (Asseyez- vous).  Et 
chaque  fois  que  j'entre,  son  visage  s'illumine  dans  un  bon  sou- 
rire d'homme  du  monde  ;  il  me  tend  la  main  et  me  désigne 
une  chaise  :  «  Setzen-Sie  sich  ».     • 

Après  quoi  il  recommence  sa  marche  à  travers  la  pièce,  oii 
à  chaque  instant  il  se  heurte  contre  un  escabeau  ou  un  des  cent 
objets  qui  appartiennent  à  ses  officiers.  Des  yeux  très  perçants 


sous       LE       TSAR 


43 


brillent  dans  sa  tête,  pendant  que,  interrompant  sa  marche  de 
fauve  en  cage,  il  dicte  des  instructions,  d'une  voix  de  clairon, 
à  son  chef  d  etat-niajor. 

Ji".  sors  avec  mon  jeune  ami  Ivaueuko,  capitaine  et  écrivain. 
La  nuit  est  claire,  les  étoiles  brillent  au  ciel  ;  l'air  est  humide 
et  froid.  Des  coups  de  fusil  éclatent  comme  des  joncs  qu'on 
brise,  et  les  balles  sifflent  au-dessus  de  nos  têtes. 

Autour  de  grands  feux  les  hommes  sont  assis.  Ils  écoutent 
un  joueur  d'accordéon,  un  grand  virtuose,  (pii  appuie  son 
vieil  instrument  contre  ses  genoux  et,  nonchalamment,  la  tête 
penchée  en  arrière,  promène  ses  doigts  agiles  et  infaillibles 
sur  le  clavier.  Quand  il  nous  voit,  il  change  de  répertoire  et 
joue  des  valses  très  modernes.  Nous  le  prions  de  continuer  ses 
chansons  du  Don  ;  et  les  hommes  approuvent. 

Ils  fredonnent  les  airs  qui  montent  et  s'évaporent  dans  la 
nuit  froide  et  claire.  Ils  ont  tous  des  yeux  limpides,  des  yeux 
d'enfants.  Leur  intelligence  est  peu  développée,  mais  ils  ne 
s<>nt  nullement  stupides.  Les  traits  des  visages  sont  rudes  et 
parfois  presque  grossiers,  mais  les  mouvements  de  la  face  sont 
fins,  et  chez  tous  le  sourire  est  sympathique. 

Je  leur  fais  poser  des  questions  par  Ivanenko,  (pii  sintéresse 
à  mes  étonnements.  Les  réponses  sont  généralement  données 
par  l'un  d'eux  qui  était  avant  la  guerre  un  ouvrier  de  Moscou 
et  qui  a  lu.  Il  consulte  les  autres  du  regard  chaque  fois  qu'il 
parle. 

Je  leur  demande  s'ils  haïssent  leurs  ennemis. 

— •  Oui,  nous  haïssons  les  Allemands.  Nous  n'avons  pas  de 
haine  pour  les  Autrichiens. 

Et  quand  j'insiste,  ils  précisent  : 

—  Les  Allemands  ont  voulu  faire  la  guerre.  Les  Autrichiens 
pas  tant  que  ça... 

D'autres  : 

—  Et  les  Allemands  sont  très  cruels.  Ils  ont  pendu  des  pri- 
sonniers par  les  pieds,  pour  les  faire  parler... 


44  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

—  J'ai  moi-même  trouvé  des  Russes  dont  les  yeux  étaient 
crevés... 

—  Ils  tuent  tous  les  cosaques  qu'ils  trouvent... 

—  Et  après,  ils  tirent  encore  des  coups  de  fusil  sur  leurs 
cadavres,  parce  qu'ils  ont  peur  qu'ils  revivent... 

—  Oh  !  comme  les  Allemands  haïssent  les  cosaques  !... 
Tous  parlaient  à  la  fois.  Et  puis  ils  riaient,  en  montrant  de 

fortes  dents  blanches,  car  ils  pensaient  que  les  cosaques  avaient 
bien  mérité  depuis  la  guerre  la  haine  de  l'ennemi. 

Je  demande  si  les  Autrichiens  n'emploient  pas  de  balles 
explosives  et  ne  commettent  pas,  eux  aussi,  des  cruautés.  Ils 
se  consultent  quelque  temps  et  répondent  : 

—  Parmi  les  Autrichiens,  dit  l'un,  nous  trouvons  presque 
toujours  des  amis.  Les  gens  de  Galicie  viennent  chez  nous  en 
temps  ordinaire,  et  nous  allons  chez  eux.  Comment  voulez- 
vous  que  nous  ayons  de  la  haine  pour  eux  ? 

—  Et  toujours  il  arrive  qu'un  de  nous,  en  voyant  les  pri- 
sonniers, s'écrie  :  Eh  bien,  c'est  toi  ?  Et  l'autre  qui  répond  : 
Tu  le  vois  !  Le  premier  reprend  :  Comment  vont  ta  femme  et 
tes  filles  ?  L'autre  l'interroge  sur  son  bétail  et  sa  ferme.  Et 
tous  les  deux  se  plaignent  de  la  guerre.  Combien  de  temps 
durera-t-elle  encore  ?  Et  ai,nsi  de  suite.  Il  y  en  a  qui  s'em- 
brassent et  s'en  vont  comme  des  amis.  Un  instant  plus  tôt,  ils 
voulaient  s'entre-tuer. 

—  Il  y  a,  dit  un  autre,  beaucoup  de  vrais  Russes  parmi  les 
prisonniers,  et  qui  ne  parlent  que  le  russe.  Pourquoi  les  haï- 
rions-nous ? 

Un  troisième  a  des  griefs  sérieux  centime  les  Allemands  : 

—  Oui,  dit-il,  les  officiers  autrichiens  sont  très  bons  ;  ils 
nous  donnent  des  cigarettes  ;  ils  nouent  conversation  avec  nous. 
Mais  les  officiers  allemands  ne  font  pas  ainsi  ;  ils  nous  don- 
nent des  ordres. 

La  fusillade  est  devenue  tout  à  coup  plus  violente.  Les  balles 
sifflent  à  travers  les  arbres.  L'ennemi  a  commencé  une  attaque 
contre  nos  positions  qui  sont  à  un  quart  d'heure  de  marche  de 
ce  feu  de  bivouac.  Notre  conversation  a  cessé.  Les  réserves  vont 


sous       LE       TSAR 


au  combat.  Lentement,  leurs  lignes  grises  passent  à  côté  de 
nous.  Les  hommes  regardent  notre  groupe,  où  le  joueur  d'ac- 
cordéon a  repris  son  instrument.  II  n'y  a  qu'un  seul  accordéon 
dans  le  régiment,  et  il  suffît  à  charmer  tous  les  soldats. 

L'artiste  joue  une  mélodie  que  tous  connaissent,  et  nos  hom- 
mes, en  suivant  des  yeux  leurs  camarades  qui  vont  au  feu, 
murmurent  les  paroles  d'une  célèbre  ballade  du  Don.  Un. 
cosaque  a  trahi  sa  fiancée  avec  une  amie  et  se  moque  de  celle 
qu'il  a  délaissée.  Celle-ci  l'empoisonne  et,  tandis  que  l'infidèle 
meurt  lentement,  elle  chante  près  de  son  chevet  un  chant  de 
haine  et  d'amour. 

Un  soldat  apporte  des  branches  qui  avivent  le  feu.  Lorsque 
les  flammes  s'élèvent,  elles  illuminent  des  yeux  brillants.  Cha- 
que homme  a  oublié  l'attaque  qui  a  commencé  et  la  fusillade 
dont  l'intensité  croît,  tellement,  dans  la  guerre,  la  mémoire 
est  courte  pour  la  douleur  et  longue  pour  tous  les  transports 
de  l'a  me. 

Tout  à  coup  les  explosions  violentes  de  nos  canons  se  mêlent 
aux  bruits  du  soir,  et  nous  oublions  les  haines  des  fiancées  de 
cosaques  qui  ressemblent  tant  à  des  idylles  travesties.  Je  vois 
les  soldats  qui  rient  aux  éclats,  moitié  par  nervosité  subite, 
moitié  par  contentement.  Ils  pensent  :  «  Voilà  comment  nos 
canons  parlent  et  de  quelle  jolie  voix  !  » 

Les  coups  de  fusil  diminuent  d'intensité.  Bientôt  les  réserves 
reviennent  lentement,  comme  elles  étaient  arrivées.  Les  canons 
se  taisent.  L'attaque  est  repoussée.  Quelques  blessés  qu'on 
soigne  ;  quelques  morts  qu'on  transporte  pour  les  enterrer 
demain.   Voilà  tout. 

Le  combat  est  oublié  dès  que  laccordéon  joue  de  nouveau. 
Et  c'est  fort  bien  ainsi.  Un  homme  ne  pourrait  résister  à 
l'anxiété  de  la  mort  qui  plane  continuellement  sur  lui,  s'il 
avait  continuellement  devant  les  yeux  les  souffrances  et  le 
désespoir  de  ses  camarades  et  la  vision  des  dangers  qui  le 
menacent  personnellement. 

Je  fais  raconter  aux  hommes  par  mon  jeune  ami  comment, 


46  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

après  la  prise  de  Tchartorisk,  un  détachement  du  i^''  régiment 
des  grenadiers  du  kronprinz,  espérant  se  sauver  à  travers  la 
forêt  par  des  petits  chemins  de  hùcherons,  rencontra  deux  cosa- 
ques isolés,  tua  l'un  et  blessa  l'autre.  Celui-ci  put  se  sauver  ;  il 
rassembla  26  camarades  qui,  pleins  de  rage,  poursuivirent  les 
Allemands  et  les  exterminèrent  tous  à  coups  de  sabre.  J'ajou- 
tai qu'aucun  ofTicier  russe  n'était  présent  à  cette  scène. 

Quand  les  soldats  entendirent  cette  histoire,  ils  rirent  et  l'un 
d'eux  dit  : 

—  Voilà  ce  qui  est  bien  fait.  Les  Allemands  ont  vraiment 
massacré  assez  de  cosaques. 

Et  tous  conimencèrent  à  conter  des  histoires  de  vengeances 
cosaques,  auxquelles  ils  avaient  assisté,  ou  qu'ils  avaient  en- 
tendues pendant  les  longues  soirées  des  camps,  alors  que  tout 
le  panorama  de  la  guerre  se  déroule  devant  l'imagination  et  se 
ranime  en  songes  fiévreux. 

Ils  approuvaient,  mais  sans  oublier  d'expliquer  ces  rigueurs 
des  cosaques  en  rappelant  que  les  Allemands  avaient  les  pre- 
miers donné  l'exemple  de  la  cruauté. 

Je  fis  demander  :  «  Tout  cela  est  parfait,  mais  vous  racontez 
ce  que  les  cosaques  ont  fait  en  telles  ou  telles  circonstances. 
Que  feriez-vous  vous-mêmes  ?  Massacreriez-vous  des  prison- 
niers, tueriez-vous  des  blessés  sur  leurs  chevets  ?  Et  insulteriez- 
vous  des  gens  qui  ne  peuvent  pas  se  défendre  ?  » 

Les  soldats  se  consultèrent  longuement.  L'un  d'eux,  un  vieux 
guerrier  du  Don  qui  avait  une  tête  de  philosophe  grec,  fit  des 
remarques  judicieuses  et  fort  approuvées.  Enfin,  celui  qui  a  lu 
prit  la  parole  au  nom  de  tous  : 

—  Non,  nous  ne  pourrions  pas  faire  cela  ! 
Et  tous  me  regardèrent. 

Je  leur  fis  dire  que,  dans  de  nombreux  combats,  j'avais  vu 
des  blessés  allemands,  pris  dans  les  tranchées,  qui  avaient  la 
tête  tuméfiée,  mais  qui  pouvaient  facilement  suivre  à  pied 
leurs  camarades  en  captivité.  Ils  me  répondirent  que  ces  pri- 
sonniers avaient  dû  être  abattus  à  coups  de  crosse.  J'insistai 


sous    LE    TSAR 


47 


en  demandant  pour  quelle  raison  les  soldats  russes  préféraient 
{)arfois  employer  la  crosse  plutôt  que  la  baïonnette. 

Les  soldats  se  consultèrent  une  fois  de  plus.  Et  le  savant 
déclara  que,  lorsque  les  soldats  entraient  dans  les  tranchées 
qu'ils  se  sentaient  sûrs  de  prendre,  ils  préféraient  ne  pas  tuer 
inutilement  leurs  ennemis,  mais  les  étourdir  à  coups  de  crosse 
pour  les  mettre  momentanément  hors  de  combat. 

Je  regardai  ces  hommes,  et  je  compris  qu'ils  disaient  la 
vérité.  J'ai  maintes  fois  eu  l'occasion  de  remarquer  comment 
'  les  passions  qui  éclatent  ici  rarement,  y  sont  brusques  et  vio- 
lentes. Le  soldat  russe  a,  dans  la  bataille,  des  élans  qui  me 
semblent  irrésistibles  quand  ils  sont  bien  dirigés.  Mais  cette 
ardeur  disparaît,  comme  elle  est  venue,  subitement.  La  colère 
du  vainqueur  tombe  devant  l'infortune  du  vaincu.  Le  soldat 
russe  a  une  civilisation  différente  de  celle  de  ses  alliés  des 
autres  fronts,  mais  qui  n'est  pas  inférieure.  Si  son  esprit  est, 
en  général,  moins  développé,  ses  yeux  brillent  d'un  éclat  plus 
doux,  son  calme  est  plus  attrayant.  L'état  d'enfance,  dont  par- 
lent les  Écritures,  et  que  les  autres  nations  ont  perdu,  vaut 
bien  toutes  les  éducations. 

Et  quant  aux  contes  sur  la  cruauté  des  cosaques,  il  ne  faut 
pas  les  prendre  à  la  lettre.  Ces  soldats  me  font  l'impression  de 
ces  jeunes  filles  qui  aiment  à  lire  de  terribles  romans  de  bri- 
gands, mais  qui  n'admettent  pas  qu'on  tue  des  colombes. 

Le  virtuose  s'est  remis  à  jouer  de  son  accordéon.  Des  cris 
plaintifs,  des  soupirs  douloureux  et  des  mélodies  très  tendres, 
montent  et  restent  suspendus  aux  étoiles  comme  des  guir- 
landes. Heureux  les  peuples  qui  connaissent  encore  la  douceur 
des  ballades  I  Dans  leurs  vies  qui  ne  sont  que  des  épisodes, 
dans  leurs  âmes  qui  sont  prêtes  à  mourir,  la  poésie  est  un 
parfum  qui  pénètre  les  sens,  console  de  la  douleur  et  guérit 
de  cette  appréhension  maladive  de  la  mort,  toujours  en  suspens 
au-dessus  de  nos  têtes. 

Les  hommes  n'osent  pas  s'étendre  par  terre.  Nous  les  remer- 
cions et  rentrons.   Quand  nous  nous  retournons  une  dernière 


48  LA     GUERRE     RUSSO-SiBÉRIENNE 

fois,  nous  les  voyons  qui  se  rapprochent  du  feu  attisé  à  nou- 
veau, et  qui  se  couchent  dans  un  ensemble  très  pittoresque  de 
costumes  et   d'attitudes. 

Dans  la  chambre,  tout  est  rentré  dans  le  calme.  Le  générai 
me  semble  avoir  pris  son  parti  ;  silencieusement,  il  étudie  la- 
carte  avec  son  chef  d'état-major.  Quand  il  m'aperçoit,  il  me 
tend  la  main  :  ((  Setzen-Sie  sich  ))  s'écrie-t-il,  et  ses  officiers, 
qui  l'aiment  pour  sa  bravoure  et  son  excellent  cœur,  sourient 
de  cette  érudition  linguistique. 

Mais  personne  n'est  content.  Dans  le  silence  de  la  nuit,  qui 
n'est  interrompu  que  par  de  rares  coups  de  fu'sil,  nous  sommes 
tourmentés  par  la  pensée  que  l'ennemi  est  en  train  de  conso- 
lider ses  positions  dans  la  forêt,  et  que  l'heure  de  l'offensive 
n'est  pas  encore  venue. 


^5 


fe 


K;isatcliolv   (dan^e   de   v(i<i\q\'.vs   du    Ddn). 


Snldi'ls  du   li'uillicnl    di'  l.i    mer   Idiiiicli 
A    I  l.cval,    le    iii;i[)(  !■(  Id(  liik    \\.\  i;im;. 


CHAPITRE  IV 


UNE     RECONNAISSANCE 
SUR  LA   STRYPA 


A  la  fin  de  novembre  1915,  je  me  rendis,  dans  le  secteur  de 
Tarnopol,  où  l'on  m'avait  annoncé  une  reprise  des  hostilités. 
L'armée  russe  y  avait  remporté  une  petite  victoire  que  le  com- 
mandement espéra  exploiter.  Malheureusement,  l'ennemi  ar- 
rêta l'avance  russe,  reprit  les  positions  perdues,  et  on  retomba 
dans  le  sommeil  d'hiver.  Il  s'ensuivit  une  situation  assez  cu- 
rieuse, et  que  le  front  occidental  n'a  jamais  connue.  Il  restait, 
à  un  certain  point  sur  la  rivière  Slrypa,  entre  les  lignes,  une 
zone  large  de  h  ou  5  kilomètres,  où  les  adversaires  menèrent 
une  guerre  assez  débonnaire.  J'essaye  de  la  caractériser  dans  le 
chapitre  suivant. 

Je  me  suis  arrêté  quelque  temps  à  Tarnopol,  où  je  fus  excel- 
lemment reçu  par  le  commandant  et  le  chef  d'état-major  du 
ly  corps,  le  général  Kriou.^enstern  et  le  colonel  Rastovtsef,  offi- 
cier de  très  grande  valeur  intellectuelle  et  d'une  bravoure 
éprouvée.  Les  relations  entre  sujets  autrichiens  et  conquérants 
russes  étaient  très  bonnes,  si  j'excepte  quelques  assez  graves 
conflits,  provoqués  par  le  clergé  orthodoxe  qui  poursuivit 
i'Église  ruthène,  et  devant  qui  même  le  gouverneur  militaire, 
comte  Bobrinsky,  fut   impuissant. 

Je  fis  ensuite  un  agréable  séjour  dans  un  chàlemi  polonais 
parmi  les  membres  de  l'état-major  de  la  ?3®  division.  Je  me 
rappelle  notamment  d'inoubliables  parties  de  chasse  dans  les 
vastes  forêts  de  Galicie,  avec  le  colonel  Polinknf,  le  pornutrhiU 

Evald,  et  le  prêtre  polonais  Le  soir,  penchés  sur  île  délec- 

4 


50  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

tables  plats  de  gibier,  nous  faisions  de  consciencieux  rapports 
au  général  Kourdioukof  qui  présidait  en  silence  —  mais  non 
inactif  —  à  nos  réunions. 

Mais  mon  meilleur  séjour  fut  celui  aux  régiments,  notam- 
ment au  régiment  «  de  la  Mer  Blanche  »  (OT),  où  je  menai  la 
vie  des  soldats  et  participai  à  des  coups  de  main. 


Sud  de  Tarnopol,   commencement   décembre    191 5. 

-|^  y      OTRE  dernière  reconnaissance  avait  été  infructueuse. 

^k  Partis  à  minuit,  et  en  pleine  obscurité,  pour  chercher 
j^  ^  l'emplacement  des  positions  adverses,  nous  avions  été 
surpris  par  la  lune,  et  découverts  par  l'ennemi  sur  la  neige 
éblouissante.  La  capture  d'une  patrouille  allemande  nous  avait 
consolés,  en  laissant  entre  nos  mains  trois  hommes,  des  Prus- 
siens d'âge  mûr  et  peu  intelligents,  qui  ne  purent  ou  ne  vou- 
lurent nous  donner  des  indications  précises  sur  leurs  troupes. 

Cette  fois,  mon  jeune  et  courageux  ami,  le  praporchtchik 
Pourine,  chef  d'une  compagnie  d'éclaireurs,  résolut  de  partir- 
de  meilleure  heure.  Le  danger  que  nous  courrions  ne  consis- 
tait pas  en  une  menace  précise,  comme  lorsqu'on  approche,  en 
ramj)ant,  une  tranchée  ennemie,  dont  on  connaît  la  place  et  les 
abords.  Ce  qui,  ici,  frappait  l'imagination,  c'était  particuliè- 
rement l'imprévu  et  l'inconnu  d'une  guerre  de  patrouilles  et 
de  petites  bandes.  Nous  espérions  d'ailleurs  que  l'ennemi 
essayerait  de  se  venger  de  la  prise  de  ses  hommes,  dans  la 
nuit  précédente. 

Devant  nous,  une  plaine,  lai'ge  de  plusieurs  kilomètres, 
s'étend  de  nos  lignes  jusqu'à  la  rivière  Str\pa.  L'ennemi  est 
composé  d'Autrichiens  et  de  quelques  régiments  allemands 
qui  montrent  ici  plutôt  que  des  qualités  militaires,  un  patrio- 
tisme que  ni  la  dureté  des  combats,  ni  les  rigueurs  du  climat 
ne  peuvent  éteindre.  Ces  forces  occupent  l'autre  rive  entière, 
elles  ont  même,  en  différents  endroits,  pris  place  sur  la  nôtre. 


sous       LE       TSAR 


51 


Les  très  légères  ondulations  du  terrain  suffisent  à  peine  à 
cacher  aux  adversaires  leurs  positions  réciproques.  La  plaine  a 
un  aspect  prospère  et  monotone.  De  petits  hameaux  et  des 
fermes  isolées,  entourés  d'arbres  et  de  broussailles,  sont  semés 
partout.  De  telles  maisonnettes  peuvent,  par  la  force  des  cir- 
constances, gagner  une  importance  hors  de  proportion  avec 
leurs  dimensions.  Le  plus  petit  bâtiment,  un  hangar,  une 
cabane  de  berger,  est  noté  avec  soin  sur  la  carte. 

Des  deux  camps,  les  patrouilles  sortent  pour  des  reconnais- 
sances dans  cette  terre  «  neutre  ».  Cavalerie,  troupes  à  pied, 
font  des  courses  rapides,  ou  y  marchent  avec  une  lenteur  et 
une  circonspection  minutieuses.  On  invente  des  ruses  pour 
tromper  l'adversaire,  on  s'installe  parfois  dans  un  hameau  pour 
un  quart  d'heure,  et  on  découvre  que  les  autres  maisons  sont 
occupées  par  l'ennemi. 

Les  bâtiments  que  les  obus  n'ont  pas  incendiés  sont  habités. 
Les  paysans,  hommes,  femmes  et  enfants,  vivent  ainsi,  entre 
les  deux  lignes,  dans  une  situation  peu  enviable  d'inquiétude  et 
de  terreur,  sous  la  menace  incessante  d'obus  et  de  balles,  d'oc- 
cupations nocturnes  réitérées  et  d'escarmouches  parfois  sé- 
rieuses. Avec  un  empressement  et  un  esprit  d'équité  touchants, 
ils  font  profiter  tout  le  monde  de  leur  peur  et  de  leurs  solli- 
citudes ;  ils  trahissent  et  hospitalisent,  tour  à  tour,  sans  pré- 
férence, le  Russe  et  l'Autrichien. 

Suivi  de  mon  cosaque,  je  partis  du  yillage  de  Nastasof 
après  avoir  serré  la  main  au  colonel  Dzerjinsky,  qui  me  re- 
commande la  prudence.  Il  était  7  heures  du  soir,  il  gelait  à 
10  degrés.  Une  tempête  de  neige  nous  fouettait  le  visage. 
Dans  l'obscurité  profonde,  nous  pouvions  à  peine  voir  le  sol. 
Nos  chevaux,  après  avoir  quelquefois  trébuché,  devinrent 
nerveux,  hennirent,  s'arrêtèrent.  Stimulés  de  nos  éperons,  ils 
courbèrent  leurs  tètes  et  s'abandonnèrent  avec  fatalisme  aux 
hasards  du  chemin.  De  temps  en  temps,  les  murs  calcinés 
d'une  ferme  incendiée  sortaient  de  la  neige. 

.\rrivé  aux  tranchées,  je  donnai  le  mot  de  passe  aux  senti- 


52  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

nelles,  et  bientôt  atteignis  le  hameau  de  loséfovka,  où  Pourine 
et  ses  hommes  m'attendaient.  Dans  une  ferme,  autour  de  quel- 
ques officiers  assis,  se  tenaient,  rangés  en  demi-cercle,  un 
certain  nombre  de  soldats,  affublés  de  costumes  blancs.  Pou- 
rine les  inspectait,  leur  donnait  des  conseils,  riait  avec  eux  et 
s'entretenait  en  particulier  avec  un  sous-officier,  dont  je  me 
souviendrai  toujours  avec  plaisir.  Petit,  trapu,  d'esprit  vif, 
presque  gai,  cet  homme  comptait  parmi  les  soldats  les  plus 
braves  de  l'armée.  Son  plus  éclatant  fait  d'armes  avait  été  la 
prise,  avec  quatre  hommes  seulement,  d'une  troupe  autri- 
chienne, composée  de  trois  officiers  et  quarante  soldats,  qu'il 
avait  réussi  à  intimider  par  une  voix  de  stentor  et  quelques 
grenades  à  main. 

Parmi  les  soldats,  se  trouvaient  des  types  remarquables. 
Jeunes,  solidement  bâtis,  bien  découplés,  ils  avaient  tous  aux 
yeux  cette  flamme  faite  d'intrépidité  et  de  candeur.  Ils  me 
semblèrent,  sans  exception,  de  bons  cœurs.  Ce  sont  ceux-là 
qui,  au  combat,  sont  parfois  les  plus  terribles.  Ils  tuent  leur 
homme  avec  ingénuité,  sans  hésitations  ni  remords. 

L'officier  le  plus  âgé  les  harangua  pendant  quelques  instants: 
«  Celui  qui  hésiterait  ce  soir  devant  le  danger  très  réel,  ne 
méritait  pas  une  place  dans  leur  corps  d'élite.  Ils  devaient 
aveuglément  suivre  leurs  chefs.  Du  travail  des  éclaireurs  peu- 
vent dépendre  le  sort  d'une  bataille  et  la  vie  de  nombreux 
camarades.  Aussi  ne  devraient-ils  pas  oublier  que  l'homme 
qui,  au  moment  d^  danger,  agit  sans  peur,  ne  court  certai- 
nement pas  plus  de  risques  que  celui  qui  hésite  là  où  la  déter- 
mination seule  peut  sauver.  » 

Ce  petit  discours  fut  prononcé  avec  beaucoup  d'entrain. 

Mais  l'auditoire  me  semblait  différer  complètement  de 
ces  guerrier  latins,  chez  lesquels  l'assentiment  de  l'esprit  est 
indispensable  aux  grands  dévouements.  Quel  lecteur  de  César, 
de  Tacite,  de  Tite-Live,  de  Xénophon  ne  se  souvient,  dans  ces 
guerres  classiques,  où  certaines  expéditions  nous  semblent 
presque  des  reconnaissances  d'aujourd'hui,  du  rôle  que  jouait 
la  harangue  du  tribun  ou  même  du  stratège  en  chef.  Emilius 


sous        LE       TSAR 


53 


Paulus  expliquant  sa  conduite  aux  troupes  assemblées,  César 
raisonnant  devant  ses  cohortes  sur  leur  propre  valeur  qu'elles 
semblent  ignorer  et  sur  celle  de  leurs  ennemis  d'outre-Rhin 
qu'elles  s'exagèrent  ;  quels  spectacles  !  Et  quels  spectacles  que 
ces  soldats  qui  applaudissent,  convaincus,  et  qui  envoient 
des  députations  au  chef,  pour  l'assurer  de  leur  ardeur  et  de 
leur  confiance  I 

Et  l'histoire  se  répète.  Lisez  les  citations  à  l'ordre  du  jour 
de  l'armée  française.  Vous  serez  touchés  par  cette  ardeur  des 
troupes  pour  lesquelles,  à  l'heure  du  sacrifice,  une  parole,  un 
geste  ont  une  si  grande  importance,  et  qui  veulent  entendre 
une  de  ces  phrases  étincelantes,  où  rayonnent  les  idées  chères 
aux  patriotes  et  aux  croyants. 

Dans  l'armée  russe,  j'ai  été,  au  contraire,  frappé  par  la  sim- 
plicité avec  laquelle  le  soldat  entre  dans  le  péril. 

Le  lecteur  verra  que  notre  expédition  n'eut  aucune  perte, 
mais  il  aurait  pu  en  être  autrement.  Cette  immense  plaine  qui 
s'étendait  devant  nous  était  parcourue  au  cours  de  la  nuit, 
dans  toutes  les  directions,  par  des  patrouilles  ennemies.  Les 
hameaux,  les  maisonnettes,  auraient  pu  être  peuplés  par  des 
troupes  pour  lesquelles  nous  aurions  été  des  cibles  bien  visibles 
dans  cette  neige  qui  semble  si  lumineuse  dans  les  nuits 
obscures. 

Nos  cinquante  hommes  écoutèrent  donc  avec  attention  les 
paroles  graves  de  leur  chef  et  ses  exhortations  au  courage.  Ils 
répondirent  de  temps, en  temps,  comme  machinalement  :  «  Oui, 
certainement  !  »  et  :  «  Certainement,  oui  !  »  Mais  leurs  visages 
restaient  impassibles.  Je  vis  qu'ils  avaient  hâte  d'en  finir  et  de 
commencer  l'aventure.  Leur  courage  tout  individuel,  et  libre 
de  toute  ivresse  collective,  ne  m'en  semblait  pas  moins  tou- 
chant. 

La  reconnaissance  commença.  Pouiiue  et  moi,  au  |)i(iiiicr 
rang,  nous  étions  suivis  par  nos  cinquante  hommes,  dont  la 
moitié  était  affublée  en  blanc.  Nous  prîmes  un  sentier  qui  con- 
duisait du  village  dans  la  plaine  et  liait  les  fermes  et  hameaux. 


54  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Il  était  glissant,  mais  à  côté  on  enfonçait  dans  une  neige  pro- 
fonde de  deux  ou  trois  pieds. 

Les  soldats  nous  suivaient  en  longue  file,  silencieux,  mais  de 
bonne  humeur.  De  temps  en  temps,  en  me  retournant,  je 
voyais  briller  leurs  yeux,  quand  ils  échangeaient  des  paroles 
à  voix  basse. 

Il  était  9  heures  du  soir.  Il  me  semblait  que  nous  nous  pro- 
menions au  hasard  dans  l'empire  des  ombres.  Une  faible  lueur 
montait  de  cette  terre  blanche  et,  dans  la  clarté  indécise,  écla- 
tèrent des  taches  noires,  loin  dans  la  nuit  ;  nous  crûmes  à 
une  hallucination,  et  tout  à  coup  ces  ombres  surgirent  près 
de  nous. 

C'étaient  des  cavaliers  de  notre  armée  :  ils  passèrent  et  nous 
saluèrent,  silencieusement,  un  peu  abattus  par  la  fatigue.  Puis 
un  homme  se  dressa,  seul  et  très  petit  dans  cette  immensité. 
Comme  il  répondait  à  peine  à  nos  questions  chuchotées.  nous 
l'entourâmes  :  le  malheureux  se  traînait  seul  à  travers  la  neige 
profonde,  blessé  d'un  coup  de  fusil  dans  le  côté. 

Ensuite,  ce  furent  des  coups  de  fusil,  à  gauche  et  à  droite, 
et  nous  ne  sûmes  pas  s'ils  étaient  lointains  ou  proches.  Un  peu 
plus  loin,  des  ombres  d'hommes  à  cheval  se  glissèrent  vers 
nous,  puis  changèrent  brusquement  de  direction.  Il  ne  fallait 
pas  penser  à  nous  enquérir  de  leur  identité.  Nous  approchions 
des  premières  maisons  et  notre  esprit  tendu  avait  déjà  perdu 
l'image  de  ces  lointains  cavaliers,  sans  doute  des  ennemis. 

Parmi  les  squelettes  des  arbres  de  la  première  ferme,  des 
silhouettes  de  chevaux  attachés  et  d'hommes  immobiles  ;  nous 
reconnûmes  des  cosaques,  le  fusil  à  la  main. 

Cette  scène  se  répéta  plusieurs  fois.  Puis,  tout  à  coup,  des 
formes  noires  sortirent  de  ces  énormes  tachés  de  maisons  et 
une  voix  rouillée  nous  interrogea.  Nous  vîmes,  menaçantes, 
des  ba'ïonnettes  pointées  dans  notre  direction.  Ces  ombres 
s'éloignèrent  et  l'obscurité  les  engloutit. 

Nous  étions  arrivés  à  notre  base  d'opérations  devant  une 
ferme  où  nous  avions  envoyé  cinq  hommes.  Nous  prîmes  un 


sous       LE       TSAR 


55 


peu  de  repos  derrière  un  gros  tas  de  foin,  qui  nous  protégeait 
contre  le  vent  glacial  qui  s'était  levé,  violent  et  subit. 

Le  but  de  notre  expédition  était  de  nous  emparer  d'une 
ferme,  qu'on  disait  occupée  par  les  Autrichiens  et  les  Alle- 
mands, et  puis  de  reconnaître  les  positions  de  l'ennemi. 

Quelques  semaines  auparavant,  nos  troupes  occupaient  des 
tranchées  tout  près  de  ce  point.  Elles  se  trouvaient  sous  le  feu 
des  howitzers  autrichiens.  Nous  y  perdions  beaucoup  d'hom- 
mes, inutilement,  stupidement,  dans  cette  plaine  rase.  Un 
jour,  nous  les  abandonnâmes. 

L'ennemi  se  trouvait  installé  sur  notre  rive,  au  Nord  et  au 
Sud  de  notre  ferme,  à  une  distance  de  plusieurs  kilomètres.  11 
franchissait  régulièrement  la  Strypa  tout  près  du  village  de 
Bohalkovce.  Nous  savions  qu'il  avait  ses  jDositions  principales 
sur  l'autre  rive,  mais  nous  ignorions  s'il  s'était  également  for- 
tifié de  notre  côté.  Ses  positions  formaient  donc  une  sorte  de 
demi-lune,  dont  les  cornes  approchaient  de  nos  postes.  Nous 
nous  trouvions,  ce  soir,  au  centre  de  cette  demi-lune. 

Devant  nous,  vide,  mystérieuse  et  remplie  de  dangers,  s'éten- 
dait l'immense  plaine,  jusqu'aux  eaux  rapides  de  la  Strypa. 
Nous  envoyâmes  d'abord  deux  groupes  de  quinze  hommes 
explorer  ce  champ  noir  et  inconnu,  afin  de  ne  pas  être  pris 
par  derrière  pendant  notre  marche  sur  la  ferme  ennemie.  Le 
premier  groupe  habillé  de  blanc  fit  bientôt  une  rencontre.  Au 
loin  nous  entendîmes  des  hennissements  de  chevaux,  et  presque 
immédiatement  des  coups  de  fusil,  et  des  bruits  plus  lourds, 
qui  semblaient  provenir  d'explosions  de  grenades  à  main. 

Les  hommes,  de  retour  après  quehjue  temps,  nous  apprirent 
qu'ils  s'étaient  mis  en  embuscade,  et  qu'ils  avaient  surpris  un 
détachement  de  cavaliers  ennemis.  Leurs  grenades,  dont  la 
portée  avait  été  mal  calculée,  n'avaient  pas  eu  d'effet.  Il  leur 
semblait  avoir  touché  quelques  cavaliers,  mais  l'ennemi  avait 
tourné  bride  et  s'était  échappé  dans  la  dircclion  de  Bohatkovcc. 

Tandis  que  nous  écoutions  ce  récit,  l'un  de  nous  vit  un 
groupe  d'hommes  s'approcher,  dont  il  fut  impossible  de  déter- 
miner le  nombre  ni  la  qualité.  Nous  étions  cachés  par  la  proxi- 


5G  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

mité  des  arbres,  dont  le  bosquet  touffu  engloutissait  nos  formes 
et  mouvements. 

Nous  deux  et  quatre  soldats,  nous  nous  mîmes  au  milieu 
du  sentier.  Les  autres  éclaireurs  gagnèrent,  la  broussaille,  où 
ils  tendirent  une  embuscade.  Quelques  minutes  passionnantes 
s'écoulèrent.  Enfin,  nous  pûmes  voir.  C'était  le  deuxième 
groupe  de  nos  hommes  qui  avait  pris  une  voie  détournée  pour 
revenir  ! 

Jusqu'ici,  l'expédition  n'avait  été  pour  chacun  de  nous 
qu'une  lutte  contre  soi-même,  intérieure.  Chez  les  hommes, 
je  remarquai  que  ce  jeu  de  craintes  et  d'apaisements,  de  vie 
excitée  et  d'amollissement  des  nerfs,  provoquait  de  l'impa- 
tience. Ils  devenaient  nerveux,  «t  je  vis  dans  leurs  gestes  la 
montée  d'une  vague  de  passion.  Les  mouvements  de  têtes 
étaient  plus  brusques  et,  dans  les  yeux,  passaient  des  éclairs 
de  colère  et  d'audace.  J'en  fis  la  remarque  à  mon  ami. 

((  Oui  »,  répondit  celui-ci,  ((  ils  s'ennuient,  ils  voudraient 
en  finir  ». 

Il  fallait  maintenant  prendre  la  ferme  :  on  nous  avait  rap- 
porté qu'elle  était  occupée  par  un  détachement  ennemi  qui 
pourrait  nous  couper  la  retraite. 

Nous  ne  pouvions  plus  avancer  sous  la  protection  de  l'obscu- 
rité. La  brume,  secouée  par  le  vent,  s'évaporait  lentement. 
Une  légère  clarté  précédait  la  lune  et  descendait  d'un  ciel  où 
quelques  étoiles  brillaient  déjà,  sur  cette  plaine  infinie,  dans 
laquelle  nous  marchions  à  grand'peine,  petit  troupeau  perdu 
dans  la  neige. 

Les  hommes  nous  avaient  suivi  docilement,  en  longue  file, 
au  commencement  de  l'expédition.  Dès  qu'ils  flairaient  le  par- 
fum du  danger,  ils  voulaient  rompre  la  ligne  et  s'élancer. 
Impatients  et  amoureux  de  l'aventure  et  du  danger,  ils  vou- 
lurent nous  devancer,  Pourine  et  moi.  Le  jeune  officier,  d'une 
voix  étouffée  et  autoritaire,  leur  ordonna  de  s'éclipser,  mais 
ils  obéirent  à  peine.  Car  le  soldat  russe  est  terriblement  entêté 
dans  ses  passions.  Sous  ses  gestes  flegmatiques,  sa  lenteur  et 
son  air  doux,  son  âme  est  tendue  comme  un  ressort.  Vous  le 


SOUSLETSAR  OJ 

verrez  doux  comme  l'agneau  de  l'Apocalypse,  mais  tout  à 
coup,  quelque  part,  un  levier  se  déclanche,  un  sentiment  caché, 
une  image  vénérée,  une  émotion  inavouée,  et  le  voilà  secoué 
par  un  mécanisme  violent  —  subitement  clairvoyant  et  aveugle 
à  la  fois,  terrible  et  déterminé. 

Nous  parcourûmes  encore  une  distance  assez  grande  dans 
une  sorte  d'anxiété  et  de  fièvre  :  nous  étions  des  buts  qu'on  ne 
pourrait  manquer.  A  notre  surprise,  le  silence  nous  attendit. 
Nous  poussâmes  la  porte  de  la  ferme.  L'habitation  était  vide  : 
elle  portait  toutes  les  traces  d'une  occupation  récente. 

Désappointés,  fatigués,  refroidis,  nous  retournâmes  vers  la 
maison  qui  formait  notre  base,  pour  nous  chauffer  et  pour 
retrouver  le  souffle  perdu.  Autour  d'une  mauvaise  chandelle 
fumante,  qu'on  avait  posée  sur  une  chaise  boiteuse,  les  quel- 
ques hommes  qui  formaient  la  troupe  d'occupation  étaient 
assis  sur  un  banc  et  sur  des  chaises,  le  fusil  entre  les  genoux, 
et,  sans  s'occuper  des  habitants,  ils  chuchotaient  ou  rêvaient. 
Dans  un  grand  lit  dormaient  ou  faisaient  semblant  de  dormir, 
une  assez  jeune  femme  et  deux  enfants,  blottis  contre  elle.  Ces 
corps  entrelacés,  qui  s'entouraient  de  leurs  bras  nus,  bien 
développés  et  vigoureux  chez  la  femme,  et  tendres  et  indécis 
chez  les  enfants,  formaient  un  groupe  touchant.  Un  chien, 
couché  devant  le  lit  sur  une  natte,  levait  de  temps  en  temps  la 
tête,  et  ses  yeux  inquiets  et  menaçants  parcouraient  l'assem- 
blée. Le  mari  s'était  étendu  sur  le  poêle  et,  après  avoir  répondu 
en  russe  à  une  question  topographique  de  Pourine,  il  chercha, 
sur  la  maçonnerie  blanchie  de  chaux,  une  pose  plus  favorable 
au  sommeil  qui  ne  voulait  pas  venir  cette  nuit  et  qui  se  lui 
était  refusé  pendant  tant  de  longues  nuits  d'hiver. 

Le  plaine  était  maintenant  libre  de  tous  les  côtés.  Le  brouil- 
lard s'était  dissipé.  La  lune  brillait  à  l'horizon  et  projetait  sur 
la  neige  des  ombres  immenses,  dont  les  inégalités  du  terrain 
défiguraient  les  contours.  Nos  manteaux  gris  faisaient  tache 
dans  la  blancheur  de  cette  neige  qui  nous  assiégeait  de  partout. 

Il   fallait  marcher  vers  la  rivière.  Bientôt  nous  atteignîmes 


58  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

nos  anciennes  tranchées  de  première  ligne,  abandonnées.  Ici  et 
là,  les  contours  ondulants  étaient  brisés  par  les  obus  autri- 
chiens. Toutes  ces  fortifications,  remuées,  coupées  par  de  grands 
cratères  de  sable,  ces  travaux  de  terre  et  ces  poutres  d'abri 
nous  rappelaient  les  souffrances  inouïes  que  devaient  avoir 
subies  pendant  de  longues  semaines  nos  troupes  exposées  en 
rase  campagne  aux  bombardements  incessants  des  grosses 
pièces  ennemies  qui,  mathématiquement,  régulièrement,  frap- 
paient en  plein  ces  pauvres  buts  si  visibles. 

La  promenade  vers  la  rivière  à  la  recherche  des  positions 
ennemies  se  faisait  maintenant  en  pleine  lune.  Le  vent,  tombé 
subitement,  avait  laissé  de  petits  flocons  de  brouillards,  accro- 
chés dans  les  broussailles  et  suspendus  aux  rives  de  la  Strypa. 

Il  n'y  avait  plus  de  sentiers  et,  pendant  notre  marche  au 
hasard,  nos  jambes  s'enfonçaient  à  chaque  pas  de  deux  pieds 
ou  plus  dans  la  neige.  A  travers  nos  grosses  bottes,  le  froid 
impitoyable  entrait  dans  nos  membres  endoloris  par  une  im- 
mense fatigue.  ' 

Au  Nord  résonnèrent  tout  à  coup,  très  loin  (puisque  nous 
ne  vîmes  pas  la  lumière  des  explosions),  des  coups  de  grenades. 
C'était  une  autre  reconnaissance  aux  prises  avec  les  gardiens 
des  tranchées  allemandes.  Vraiment,  on  ne  dort  pas  toujours 
dans  notre  armée,  la  nuit. 

Lentement  nous  nous  approchions  de  la  rivière.  Les  deux 
rives  étaient  parfaitement  visibles.  Tout  à  coup,  de  petites 
flammes  parurent  et  des  coups  de  fusil,  très  proches,  nous  ré- 
veillèrent de  la  sorte  de  torpeur  dans  laquelle  nous  marchions. 
Une  balle  siffla  au-dessus  de  nos  tètes.  De  petits  points  noirs 
cooirurent  vers  la  gauche.  Les  avant-postes  ennemis  gagnaient 
un  abri  dans  la  forêt. 

Presque  au  même  moment,  d'autres  coups  de  fusil  sur 
l'autre  rive  furent  tirés,  qui  se  multiplièrent  et  se  dévelop- 
pèrent en  une  fusillade  générale,  vacarme  épouvantable  auquel 
se  mêla  bientôt  la  voix  autoritaire  et  stupide  d'une  mitrailleuse. 
On  devinait  la  peur  des  hommes,  subitement  éveillés  d'un  som- 


s    O    U    s       L    E       T    s    A    R  59 

meil  rare  et  toujours  agité,  peur  qui  se  transformait  en  un 
besoin  de  se  venger  et  d'avertir. 

Nous  nous  étions  jetés  à  terre.  Les  balles,  par  centaines,  avec 
de  jolis  gazouillements,  passèrent  au-dessus  de  nous.  De  temps 
en  temps,  elles  éclataient,  contre  un  tronc  d'arbre  ou  au  loin 
contre  une  pierre,  en  flamme  bleue.  Nous  étions  étendus  en 
une  ligne  très  longue,  et  quand  le  feu  insensé  et  mal  dirigé 
cessa  après  quelques  minutes,  aucun  de  nous  n'avait  été  touché. 

Poiirine  avait  cependant  eu  l'occasion  de  noter  la  place  pro- 
bable des  positions  ennemies.  Au  moins,  un  but  de  notre  expé- 
dition avait  été  atteint. 

Il  était  à  ce  moment  4  heures  du  matin,  et  nous  avions  encore 
une  heure  et  demie  de  marche  à  faire.  Suivis  de  nos  hommes 
qui  ne  semblaient  nullement  fatigués,  nous  prîmes  le  chemin 
de  retour.  Tout  d'abord,  nous  marchâmes  courbés,  puis  nous 
nous  redressâmes  quand  nous  vîmes  que  l'ennemi  ne  tirait 
plus.  Il  n'aimait  pas  être  dérangé  pendant  la  nuit,  voilà  tout. 

Pourine  et  moi,  nous  nous  étions  pris  par  la  taille,  pour  nous 
aider  mutuellement  sur  la  route  glissante.»  Nous  sommeillions 
tous  les  deux  pendant  que  nos  jambes,  raidies,  nous  portaient, 
d'un  mouvement  automatique  et  saccadé,  vers  les  paradis  loin- 
tains de  la  chaleur  et  du  repos. 


DEUXIÈME    PARTIE 

SOUS  LA  RÉVOLUTION 


La  canaille  qu'est  l'homme  s'habitue  à  tout. 

D08TOÏEV6KY. 

Nicht  Voltaire 's  maasvolle,  dem  Ordnen, 
Reinigen  und  Umbauen  zugeneigte  Natur, 
sondern  Rousseau 's  leidenschaftliche  Thor- 
heiten  und  Halblùgen  haben  den  optimistischen 
Geist  der  Révolution  wachgerufen...  Jeder  sol- 
che  Umsturz  bringt  die  wildesten  Energien, 
als  die  Isengst  begrabenen  Furchtbarkeiten 
und  Maasslosigkeiten  fernster  Zeitalter,  von 
Neuem  zur  Auferstehung.  Ein  Umsturz  kann 
wohl  eine  Kraftquelle  in  einer  matt  gewor- 
denen  Menschheit  sein,  nimmermehr  ein  Ord- 
ner,  Kunstler,  Vollender  der  menschlichen 
Natur. 

Nietzsche. 
{Menschliches,  Allzumenschliches  1,8.) 


VERDUN 


Je  rentrai  en  France  au  mois  de  juillet  1916.  Après  une  visite 
superficielle  à  l'armée,  en  compagnie  de  deux  Américains, 
MM.  Beck  et  Johnson,  j'eus  l'honneur  d'un  séjour  prolongé  et 
extrêmement  intéressant  dans  la  zone  du  front.  Je  fus  d'abord, 
pendant  à  peu  près  une  semaine,  l'hôte  du  général  Gouraud. 
Je  dînais  chaque  soir  —  après  une  visite  à  un  secteur  limité  du 
front  —  chez  le  général,  à  Châlons,  et  j'eus  ainsi  fréquemment 
occasion  de  causer  longuement  avec  ce  magnifique  officier. 
Malheureusement ,  le  front  de  Champagne  était  calme,  l'ennemi 
étant  engagé  sur  la.  Somme  et  devant  Verdun.  Le  gr:ind  chef 
m'invita  à  revenir  chez  lui,  dès  que  la  poursuite  de  l'ennemi 
aurait  commencé.  On  la  pronostiquait  trop  tôt,  mais  je  n'ai 
rencontré  qu'à  l'arrière  des  personnes  qui  en  doutassent.  Je 
fis  une  intéressante  visite  au,  front  d'Argonne,  chez  le  colonel 
Picot;  le  général  Hirscl^auer  me  fit  une  forte  impression. 

Le  général  Nivelle  me  garda,  ensaUe  pendant  une  dizaine  de 
jours.  J'avais  une  chambre  chez  le  curé,  délicieux  prêtre  de 
village,  et  je  prenais  mes  repas  du  soir  chez  le  général.  Chaque 
soir,  après  mes  visites  au  front,  je  l'attendais  devant  son  bureau. 
Nous  nous  promenions  ensuite  dans  la  rue  jusqu'à  l'heure 
où  ses  quatre  compagnons  de  table,  parfois  attardés  dans  leurs 
bureaux,  venaient  tious  rejoindre.  Nous  dînions  à  proximité 
de  la  maison  au  double  escalier  de  pierre,  désormais  célèbre,  où 
le  général  de  Castelnau  avait  pris  les  mesures  qui  allaient  sau- 
ver la  rive  droite  de  la  Meuse,  et  où  les  grands  chefs  Pétain 
et  Nivelle  ont  conduit  les  immortels  com.ba.ts.  A  table  régnait 
une  tranquille  gaîté.  Le  général  Nivelle.,  esprit  très,  fin  et 
équilibré,  m'interrogeait  sur  le  front  russe,  et  m-e  documentait 
sur  le  sien,  en  vue  des  conférences  qu'on  m'avait  prie  de  faire 


64  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

en  Russie,  comme  neutre,  sur  le  jroni  français.  Un  soir,  je  me 
trouvai  assis  en  face  du  général  Pétain,  qui  était  de  passage. 
Je  me  rappelle  sa  conversation  caustique.  Il  maltraitait  certains 
inspecteurs  d'artillerie  d'avant -guerre,  mais  ne  voulait  pas 
entendre  beaucoup  de  mal  des  députés  :  u  II  faut  savoir  les 
utiliser,  toute  la  question  est  là.  »  Et  en  me  fixant:  a  Tout 
cbmme  les  correspondants  !  »  Je  répondis  quil  faudrait  encore 
qu'on  en  trouvât  qui  se  laissent  «  employer  ». 

Je  fis  de  longues  visites  à  différents  secteurs  du  front,  d'abord 
en  compagnie  du  lieutenant  Tardieu,  du  service  historique, 
plus  tard  seul.  J'examinai  en  détail  le  fort  de  Souville,  sous  un 
bombardement  avec  les  220,  et  —  ce  qui  fut  pire  —  avec  de 
grosses  pièces  de  marine.  Je  visitai  aussi  ce  célèbre  petit  bout 
de  terre,  labouré  par  vingt  formidables  bombardements,  qu'on 
persistait,  par  superstition  géographique,  à  nommer  Fleury, 
quoique  ce  village  eût  été  si  complètement  effacé,  qu'il  fut 
impossible  au  commandant  du  bataillon  qui  l'occupait,  et  à 
moi,  d'y  retrouver  la  moindre  trace  des  bases  du  clocher  et  de 
la  gare. 

A  certains  jours,  il  n'y  avait  pas  de  secteurs  calmes.  Mes 
promenades  dans  le  Ravin  des  Vignes  et  dans  les  ravins  avoi- 
sinants,  sous  des  feux  de  barrage  à  gros  calibre  (pour  empêcher 
le  ravitaillement  du  front),  sont  encore  présentes  devant  mes 
yeux,  après  cinq  ans.  Je  revois  aujourd'hui,  comme  si  j'y 
étais  hier,  ces  majestueux  paysages,  où  les  entonnoirs  se  tou- 
chaient sur  des  dizaines  de  kilomètres,  et  où  les  obus  percu- 
tants ne  faisaient  plus  éclater  que  la  poussière.  Je  vois  encore, 
dans  ce  grandiose  désert,  les  puissants  éclatements  approcher 
et  s'éloigner  rapidement,  et  sous  les  nuages  de  poussière  et  de 
fer,  les  petits  soidats,  chargés  de  la  relève  ou  du  ravitaillement, 
trébucher  sur  les  pentes,  s'accroupir  dans  les  trous,  s'élancer 
comme  mus  par  un  mécanisme  d'automates,  ou  marcher  d'un 
mouvement  stoïque  et  indifférent. 

Partout,  dans  les  lignes  avancées,  terrés  dans  les  gros  trous 
d'obus,  des  poilus  invaincus,  résignés  et  ne  vivant  plus  que 
,par   l'esprit.    Misérables,    isolés   pendant   parfois  une   semaine 


c^ 


■M'-^W^'         '•) 


Devant   Tcharlorisk. 
Morts  à  l'assaut.   Au  fond,  la  ligne  blanche  de  la  tranchée  autrichimn 


Feinnic-soldat    :    lidiana    Kakum  irir.    Iti  ans,  entre  le  plus  giaml 
et   le  plus  jiclil   .-(ild.il   du  ()()''  régiment. 


sous        LA        R     E     \'    O     L     U     T    I     O     N 


65 


entière,  sous  les  intempéries  et  la  ruilraille,  ils  n'avaient  même 
pas  la  consolation  de  se  sentir  coude  à  coude  avec  les  camarades, 
alignés  en  face  de  la  mort. 

Je  n'ai  fuit  qu'y  passer,  et  parfois  que  f)i'y  attarder,  conscient 
du  privilège  de  pouvoir  assister  à  ce  spectacle  digne  d'un  dieu, 
où  la  vie  ouvrait  comme  une  quatrième  dimension  de  la  souf- 
france et  de  la  vertu.  J'ai  souvent  pensé,  depuis,  qu'il  aurait 
fallu  y  promener,  chaque  jour  pendant  une  seule  heure,  les 
futurs  membres  du  Conseil  Suprême,  pour  les  préparer,  par 
de  convenables  exercices  spirituels,  aux  délibérations  sur  les 
réparations  par  l'ennemi. 

Dans  le  général  Mangm,  commandant  un  C.A.  devant 
Verdun,  je  rencontrai  une  de  ces  figures,  sous  lesquelles  notre 
imagination  essaye  d'évoquer  les  glorieux  soldats  de  l'Empire, 
stratèges  autant  que  sabreurs,  d'une  intelligence  et  d'un  entrain 
également  magnifiques.  Ayant  reçu  l'indication  de  me  recevoir 
«  comme  si  j'étais  un  officier  français  »,  il  me  reçut  bien,  et 
mit  un  avion  à  ma  disposition,  pour  mes  visites  journalières 
au.  front.  Celui-ci  fut  piloté  par  l'adjudant  Delcamps,  garçon 
brave  et  froid.  Le  jour  de  l'attaque  près  Thiaumont,  destinée 
à  rectifier  la.  base  du  départ  pour  Vaux,  je  partis  avec  les  ordres 
de  combat  en.  poche.  A  partir  de  i6  heures,  j'assistai,  à  une 
hauteur  de  HOO  mètres,  aux  déclanchements  successifs  des  feux 
de  destruction  et  de  barrage.  Juste  avant  17  heures  et  demie, 
nous  descendîmes  à  200  mètres.  Vingt  avions  français  en  l'air, 
et  pas  un  allemand.  L'entiemi  tira,  sur  notre  avion,  mais  trop 
court.  A  il  heures  et  demie  exactement,  les  soldats  français 
sortirent  de  leurs  trous  :  de  tout  petits  points  en  bas,  formant 
un  front  inégal  et  fluctuant,  puis,  une  dem.i-heure  plus  tard, 
refluant,  plus  nombreux  :  on  avait  fait  300  prisonniers. 

Je  retournai  en  Russie,  au.  début  de  l'an  IUI7.  En  attendant 
mon  p'isscpdil  pour  les  zones  milibii rcs,  je  coinincnriii  ma 
série  de  lecliirrs  jxir  une  conférence  sur  la  baUillle  de  \  er- 
dun,  dans  la.  grande  sa.lle  du.  «  Club  de  1'  \rnié(-  cl  (/«'  la 
Elotle    »  au  Litéiny  prospeld.    Un   public    nombreux   apprécia 

5 


66  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

surtout  les  photos  que  j'avais  prises  d'en  haut  de  deux  champs 
de  bataille  à  Verdun.  MM.  Paléoiogue,  Doumergue,  le  général 
Janin,  l'officier  par  cjui  le  général  de  Castelnau  s'était  fait 
représenter,  le  cotyimandant  Buchsenschulz  et  des  dignitaires 
russes  me  firent  l'honneur  de  venir  me  complimenter. 

Plus  tard,  j'ai  eu  l'occasion,  au  front  russe,  de  continuer 
dans  les  étals-majors  ma  série  de  conférences.  Les  officiers 
russes,  accoutumés  aux  avances  et  retraites  sur  d'immenses 
distances,  et  insuffisamment  informés  sur  les  conditions  au 
front  occidental,  avaient  pris  l'habitude  de  railler  les  commu- 
niqués franco-anglais  :  u  Une  grande  victoire,  avance  de  vingt 
mètres,  trois  prisonniers,  un  blessé  !  »  Tout  cela  était  bien 
changé.  L'orgueil  militaire  de  ces  pauvres  gens  fondit  dans  la 
calamité  générale.  Jamais  ils  n'avaient  tant  parlé  sur  le  passé, 
et  si  peu  sur  l'avenir.  Même  les  grandes  défaites  de  1915  leur 
semblaient  maintenant  pleines  de  majesté.  Penchés  sur  mes 
photos,  77ies  cartes  et  chiffres,  ils  réalisaient'  en  même  temps 
la  grandeur  militaire  de  la  France  et  la  profondeur  de  l'abîme 
dans  lequel  ils  glissaient. 


CHAPITRE  PREMIER 


LE  PRIKAZE  N^ 


LE  fameux  prikaze  n°  i,  reprenant  un  décret  de  la  révo- 
lution de  l'an  igoô,  prescrivit  aux  soldats  de  ne  recon- 
naître aucune  autorité  en  dehors  du  Comité  d'ouvriers 
et  soldats,  et  les  libéra  du  salut  et  de  l'obéissance  aux  officiers. 
Il  fut  affiché  dans  la  nuit  du  i"  au  2  mars  1917,  dans  les  cir- 
constances suivantes  : 

Ce  qu'on  appela  la  ((  volonté  du  peuple  »  n'avait  créé  que  le 
pur  désordre.  Parmi  tous  les  parfis  en  présence,  il  n'y  en  eut 
que  deux  qui  eussent  une  religion  politique.  Ce  furent  le  groupe 
nationaliste,  allant  de  la  droite  au  parti  cadet,  et  le  parti  gou- 
verné par  le  Comité  des  délégués  des  ouvriers  et  soldats,  com- 
munément nommé  Soviet. 

Le  groupe  nationaliste  était  composé  des  officiers,  de  la  plus 
grande  partie  de  I' «  intelligence  »,  des  fonctionnaires,  etc. 
Son  chef  légitime  était  le  grand-duc  Michel  Alexandrovitch,  dé- 
signé par  Nicolas  II  comme  son  successeur.  Malheureusement, 
le  grand-duc,  comme  d'ailleurs  la  plus  grande  partie  de  la 
haute  noblesse  de  l'Empire,  faillit  à  sa  tâche.  Il  accepta  l'ar- 
gument du  cabinet  des  ministres  (à  l'exception  de  Milioukof  ;  t 
Cloutchkof)  et  abdiqua,  «  ne  voulant  pas  marcher  dans  le  sang 
de  ses  sujets  »,  etc.,  argument  digne  d'une  élève  de  pensionnat. 
11  décapita  son  parti,  laissa  les  officiers  sans  chef  légitime,  les 
livra  aux  dix  mille  comités  et  à  des  chefs  improvisés  et  sans 
prestige,  et  fut  ainsi  responsable  de  leur  désagrégation. 

A  partir  de  ce  moment,  le  Soviet  fut  en  Russie  la  seule  orga- 
nisation unie,  animée  d'une  conviction  inébranlable,  gouver- 


68  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

née  d'une  main  sûre,  frappant  l'ancien  régime  sans  relâche, 
s'adressant,  par-dessus  la  tête  du  gouvernement  provisoire, 
directement  à  l'armée,  à  la  classe  ouvrière  qui,  bientôt,  à 
l 'assaut  du  pouvoir,  ne  trouveront  devant  eux  que  le  vide. 

Le  gouvernement,  composé  du  cabinet  des  ministres,  s'ap- 
puyant  sur  le  Comité  de  la  Douma,  ne  fut,  en  somme,  qu'un 
cabinet  d'affaires.  Ses  membres  étaient  pour  la  plupart  hon- 
nêtement et  sincèrement  résolus  à  sauver  tout  ce  que  l'ancieiv 
régime  renfermait  de  bon,  mais  leur  politique  n'était  basée 
sur  aucun  parti  organisé.  Le  pire,  ce  fut  qu'il  devait  agir, 
tandis  que  l'initiative  lui  échappait,  et  que  mille  faits  accom- 
plis l'obligeaient  sans  cesse  à  des  mises  forcées. 

Quand,  le  3  mars,  M.  Goutchkof  retourna  à  Petrograd,  avec 
l'acte  d'abdication  de  l'empereur,  il  apprit,  à  la  gare,  que 
le  prince  Lvof  l'avait  désigné  pour  le  minislère  de  la  Guerre. 
En  prenant  possession  de  cette  fonction,  il  se  trouva  devant 
des  faits  accomplis  : 

Depuis  trois  jours  le  prikaze  n°  i,  télégraphié  dans  toutes 
les  unitési  de  l'armée,  y  avait  fait  des  ravages. 

Un  accord  conclu  entre  le  Soviet  d'un  côté,  et  le  Doumski 
Komitet  avec  les  futurs  membres  du  cabinet  de  l'autre,  stipu- 
lait l'abolition  de  la  peine  de  mort,  la  défense  au  gouvernement 
de  faire  n'importe  quel  changement  dans  la  garnison  de  Petro- 
grad, et  rintroduction  d'un  nombre  de  réformes  dites  démo- 
cratiques dans  l'armée. 

Le  même  jour,  le  général  Alexéief  pria  le  ministre  de  la 
Guerre  d'abolir  le  prikaze  par  un  nouveau  décret.  En  opérant 
de  cette  façon,  M.  Goutchkof  aurait  créé  un  conflit  public, 
dont  l'issue  n'eût  pas  été  douteuse.  Il  se  mit  donc  immédia- 
tement en  relation  avec  la  a  Kontaktnaia  Kommissia  »  que  le 
Soviet  avait  nommée  pour  la  discussion  de  toutes  questions 
pratiques  avec  le  gouvernement.  Le  président  en  était  M.  Soko- 
lof;  parmi  les  membres  se  trouvaient  Stiéklof  et  Skobelef. 
M.  Goutchkof  argua  que  le  prikaze  empêcherait  la  continua- 
tion de  la  guerre.  La  Commission  alla  délibérer  dans  une  pièce 
contiguë  au  cabinet  du  ministre.  Elle  semblait  prête  à  retirer 


sous       LA       REVOLUTION 


69 


le  prikaze  quand  Stirklof  (alias  .Nakhanikcs)  proposa  une  t'cliap- 
patoire,  qu'on  accepta  :  un  second  prihaze  abolirait  le  ])n'inier, 
pour  la  zone  du  front. 

Le  ministre  remit  cetlo  proposition  à  la  Commission  pour 
les  réformes  démocratiques  au  ministère  de  la  Guerre.  Cette 
commission  était  composée  de  généraux  et  de  colonels,  élus 
par  les  divers  bureaux  du  ministère,  sous  la  présidence  du 
général  Polivanof,  ancien  ministre  de  la  Guerre.  Cette  commis- 
sion renvoya  le  nouveau  prikaze  avec  la  mention  ((  qu'on  n'au- 
rait pu  trouver  une  meilleure  solution  ».  Le  prikaze  n°  2  fut 
donc  émis  par  le  Soviet,  qui  y  ajouta  «qu'il  avait  été  rédigé  en 
collaboration  avec  le  ministère  de  la  Guerre  ». 

Le  prikaze  n°  i  n'avait  pas  été  composé  par  les  bolcheviks. 
Au  commencement  de  mars,  ce  ne  furent  pas  encore  des  bol- 
cheviks Israélites  (Zinovief,  Trotsky,  etc.)  animés  d'une  forte 
haine  contre  l'ancien  régime,  qui  accélérèrent  le  mouvement 
révolutionnaire.  Les  Caucasiens  Tchéïdze  et  Tseretelli,  le  Russe 
Sokolof  furent  responsables  du  funeste  décret,  que  Sokolof  osa 
encore  défendre  deux  mois  plus  tard  :  ((  Il  avait  été  indispen- 
sable pour  briser  le  prestige  des  officiers  ».  Il  fut  d'ailleurs, 
comme  de  juste,  fortement  maltraité  par  des  soldats,  pendant 
une  tournée  au  front,  et  revint,  la  tête  en  bandages. 

Pendant  les  premiers  deux  mois,  le  Soviet,  quoique  conti- 
nuant son  action  autonome  sur  l'armée,  collabora  avec  le  mi- 
nistère de  la  Guerre,  pour  faire  légaliser  par  lui  ses  résolutions. 
Malheureusement,  il  y  trouva  des  instruments  dociles.  Ce  ne 
fureîit  pas  des  'avocats  et  politiciens,  ni  des  prai)orchlchiks 
rouges,  ce  furent  des  officiers  de  carrière,  pour  la  i)hipart  bre- 
vetés, et  conscients  de  l'importance  de  leurs  décisions. 

Le  «  Soldatski  Siezd  »  de  Minsk,  organisation  de  soldats,  au- 
torisée par  le  général  Gourko,  avait  élalWé  un  projet  des 
<(  droits  du  soldat  »  (ooniine  si  ce  t'Ai  le  moment  dVn  inventer 
<-ncoro  !).  Le  Soviet  l'envoya  à  M.  Goutchkof  pour  sa  signature. 
Jugeant  que  la  publication  d'une  telle  déclaration  détruirait 
îles  restes  de  là  discipline  dans  l'armée,  M.  Goutchkof  la  remit 


70  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

à  la  Commission  pour  les  réformes  démocratiques.  Deux  jours 
plus  tard,  le  général  Polivaiiof  la  lui  rendit  :  elle  avait  été 
acceptée  à  lunanimité.  Le  ministre  la  lui  remit  de  nouveau, 
ajoutant  que  la  Commission  lui  rendrait  le  rejet  plus  facile, 
si  même  une  minorité  se  prononçait  contre  la  déclaratiori. 
Quelques  jours  plus  tard,  le  général  Polivanof  revint  :  elle 
avait  de  nouveau  été  acceptée,  et  à  l'unanimité. 

Entre  temps,  les  commandants  des  trois  groupes  d'armées, 
ainsi  que  le  général  Alexéicf,  avaient  prié  M.  Goutchkof  de  ne 
pas  signer  la  «  Deklaratsia  Prav  soldata  ».  Fort  de  cette  atti- 
tude des  chefs,  M.  Goutchkof  déposa  le  général  Polivanof,  et 
nomma  à  son  poste  le  général  Novitsky.  Mais  celui-ci  lui 
ramena  la  «  Deklaratia  »,  agréée  à  l'unanimité. 

Quand  M.  Goutchkof  refusa  de  la  signer,  il  reçut  la  visite 
de  deux  membres  du  Soviet,  qui  lui  notifièrent  qu'on  pourrait 
peut-être  se  passer  de  sa  signature  !  Le  projet  resta  dans  les 
archives  du  ministère,  jusqu'à  l'arrivée  de  Kérenski,  qui  en 
prit  la  responsabilité.  Mais  peut-on  lui  en  faire  un  grief  ? 


CHAPITRE  II 

SCÈNES 
DE  LA  RÉVOLUTION  RUSSE 

I.  —  Soldats. 

LE  service  d  ordre  est  toujours  assuré  à  la  Douma  par 
des  régiments  de  la  garde  en  grande  tenue  et  magni- 
fiques. L'alignement  des  troupes  est  si  parfait  qu'on 
s'attend  à  voir  apparaître  le  cortège  des  officiers  supérieurs  qui 
les  passeront  en  revue.  Mais  aucun  officier  ne  se  montre.  C'est 
spontanément,  sans  ordres  et  sans  raison  que  les  soldats  con- 
tinuent les  parades  réglementaires  des  jours  de  fête. 

Dans  la  salle  des  pas  perdus,  dans  la  salle  Catherine,  les 
scènes  qui  se  succèdent  sont  d'un  pittoresque  difficile  à  décrire. 
Il  n'y  a  que  des  soldats  devant  les  bureaux  des  députés;  on  ne 
voit  que  des  formes  grises  aux  fenêtres  et  jusqu'aux  balustrades 
de  la  petite  tribune.  Les  soldats  sont  assis  sur  les  marches  ou 
couchés  par  terre  et  dorment  avec  leur  sac  et  leur  fusil.  Quatre 
rangs  de  chaises  ont  été  réservés  à  leurs  camarades  blessés, 
que  des  sœurs  de  charité  conduisent  à  leur  place. 

Au  milieu  de  la  salle  des  étudiants,  quelques  étudiantes,  des 
délégués  du  Comité  des  ouvriers  et  soldats,  et,  dominant  toute 
la  foule  par  sa  haute  taille,  un  cosaque  de  Iakoutsk,  véritable 
géant,  se  promène  à  grands  pas.  Il  est  vêtu  d'une  peau  de 
renne  blanche  à  grandes  taches  noires  ;  il  est  chaussé  de 
mocassins.  Venu  de  Sibérie  avec  les  plans  d'une  nouvelle  mine 
d'or,  il  a  été  attiré  par  ce  foyer  révolutionnaire.  Il  va,  de  droite 


72  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

à  gauche,  examinant  chacun  de  ses  yeux  perçants  et  prodi- 
gieusement intéressé.  Je  l'aborde.  Il  salue  la  révolution  avec  une 
ardente  conviction  ;  mais  c'est  un  petit  propriétaire  et  il  déteste 
les  social-démocrates  :  aussi,  le  voilà,  au  milieu  des  soldats  et 
des  'ouvriers  que  ses  gestes  véhéments  ont  rassemblés,  qui  fait 
le  procès  des  Marxistes.  Les  soldats  semblent  l'approuver  ;  alors," 
des  étudiants  se  mêlent  à  l'auditoire  et  la  discussion  commence. 
Les  orateurs  ne  cherchent  qu'à  impressionner  les  soldats  qui 
écoutent,  bouche  bée  et  les  yeux  brillants,  et  font  un  effort 
considérable  pour  comprendre  toutes  ces  idées  nouvelles  et 
compliquées. 

Des  groupes  se  forment  où  chacun  argumente.  La  foule 
s'écarte  pour  faire  place  aux  grands  blessés  qui  se  font  porter 
près  des  orateurs,  ou  qui  s'approchent,  appuyés  sur  leurs  bé- 
quilles. Des  députés  interviennent  et  des  membres  du  Comité 
des  ouvriers  et  soldais.  Deux  ou  trois  officiers  écoutent  aussi  et 
semblent  complètement  dépaysés  au  milieu  de  leurs  hommes 
si  attentifs.  Des  journalistes  passent,  des  fonctionnaires  sans 
postes  et  quelques  jeunes  femmes  légères  que  les  étudiants 
ont  amenées  dans  des  autos  confisquées  aux  «  bourgeois  ». 
Soudain,  la  dernière  édition  du  Joiwnal  officiel  est  annon- 
cée. Elle  interrompt  les  conversations,  les  rêveries,  les 
discussions  et  les  disputes.  On  s'arrache  les  feuilles  que  des 
employés  de  la  Douma  jettent  à  pleines  mains  dans  la  salle. 
Il  n'y  a  plus  que  des  petits  groupes  de  lecteurs  qui  lisent  ou 
épèlent  à  haute  voix  les  dernières  nouvelles... 

C'est  la  première  fois  en  Russie  que  le  peuple  prend  à  cœur, 
si  passionnément,  les  moindres  détails  de  la  vie  politique, 
devenue  libre,  claire  et  triviale. 

Encore  des  régiments  qui  passent.  Ils  viennent  de  la  gare 
Nicolas  et  descendent  la  rue  Sadovaïa,  en  ordre  parfait,  en 
rangs  serrés,  sans  permettre  aux  civils  qui  les  accompagnent 
de  se  mêler  à  eux.  Ils  s'en  vont;  acclamés  par  la  foule.  Je  pense 


sous       L    A       R    É    V    O    I.    U    T    I    O    N  73 

à  la  réserve  de  ces  milliers  de  soldats  qui,  entassés  depuis  trois 
jours  dans  la  capitale,  avec  leurs  fusils  et  mitrailleuses,  sans 
officiers,  et  absolument  libres  de  faire  ce  qu'ils  auraient  voulu, 
n'ont  presque  encore  commis  d'excès.  Quelques  boutiques  pil- 
lées, c'est  tout. 

Les  habitudes  de  discipline,  incomparable  legs  de  l'ancien 
régime  à  ces  paysans,  ont  été  pour  beaucoup  dans  cette  tenue  : 
elles  ont  permis  aux  soldats  d'aborder  les  dangers  —  générale- 
ment imaginaires  —  coude  à  coude.  Conscients  de  leur  solida- 
rité de  soldats  quoiqu'en  ayant  oublié  la  source,  qui  est  la  fidé- 
lité, ils  ont  refusé  de  se  laisser  entraîner  par  l'élément  anar- 
chiste de  la  populace.  Il  faut  dire  aussi  que  les  soldats  n'ont  pas 
pu  trouver  d'alcool  dans  ces  journées  énervantes,  où  ils  au- 
raient cherché  dans  l'ivresse  l'oubli  de  la  fatigue,  du  danger, 
des  représailles  possibles.  Pas  d'alcool.  C'est  ce  dernier  bienfait 
du  tsar  à  son  peupjle  qui  l'aura  le  plus  sûrement  perdu. 

•2.  —  Les  femmes. 

Les  femmes  avaient  joué  un  rôle  important  dans  la  révolution 
de  1905.  Elles  avaient  risqué  leur  liberté  et  leur  vie  :  plusieurs 
étaient  tombées  les  armes  à  la  main.  Dans  ces  journées  de  mars, 
on  n'a  pas  vu  de  femmes  dans  la  rue  :  à  peine  quelques 
fausses  infirmières  brandissant  des  sabres  à  côté  de  jeunes 
i;ens,  les  véritables  (c  sœurs  de  charité  »  restant  dans  les  phar- 
macies à  soigner  les  blessés  qu'on  leur  apportait.  Cette  absence 
des  femmes  fait  comprendre  le  caractère  imprévu,  improvisé 
des  événernents.  Les  femmes  ont  besoin  de  préméditer  leurs 
violences.  Les  révolutionnaires  sont  des  intellectuelles  :  c'est 
pour  suivre  leurs  convictions  qu'elles  acceptent  les  dangers,  les 
sacrifices  de  l'émeute.  Rien  n'ayant  été  préparé,  elles  ont  été 
surprises  ;  elles  ont  hésité.  Les  hommes  retrouvent  [ilus  faci- 
iem.cnt  leur  présence  d'esprit  et  ils  aiment  à  riscjner. 

3.  —  Idéalistes. 
Je  rencontre  deux  officiers  en  civil.   Ils  sont  très  contents. 


74  LA      GUERRE       RUSSO-SIBERIENNE 

Gentilshommes,  officiers  de  régiments  de  la  garde  impériale, 
ils  avouent  que  tout  le  monde  était  indigné  et  que  létat  des 
choses  n'était  plus  tenable.  On  enviait  les  autres  pays  de 
l'Europe  où  on  allait  respirer  de  temps  eh  temps.  Ils  avaient 
notifié  par  écrit  à  leur  colonel  qu'ils  n'exécuteraient  pas  les 
ordres  donnés  et  resteraient  chez  eux. 

Plus  tard,  je  rencontre  le  général  M...,  ancien  officier  de  la 
garde,  vieillard  respectable,  très  cultivé.  Il  me  presse  la  main  : 
«  Depuis  quarante  ans,  me  dit-il,  j'attends  ce  jour,  et  je  suis 
content  d'avoir  vécu  assez  longtemps  pour  voir  enfin  poindre 
la  nouvelle  aube.  » 

D'importants  fonctionnaires  que  j'ai  vus  ne  me  cachent  pas, 
eux,  leurs  inquiétudes.  J'ai  l'impression  qu'ils  comptent,  dans 
leur  for  intérieur,  sur  le  poids  d'inertie  des  administrations. 
On  peut  tuer  les  policiers,  prendre  d'assaut  les  ministères,  libé- 
rer les  prisonniers  politiques,  promettre  toutes  les  libertés... 
Quelques  traits  de  plume,  le  bruit  des  chaînes  qui  tombent  : 
c'est  fait.  Mais  les  administrations  continueront  leurs  travaux. 
Quel  que  soit  le  nouveau  gouvernement,  il  aura  besoin  d'orga- 
nisations qui  ont  mis  un  demi-siècle  à  mûrir,  de  fonctionnaires 
qu'on  ne  remplace  pas  en  quinze  jours.  Bientôt,  on  demandera 
autre  chose  que  des  cris  enthousiastes,  des  musiques  dans  la 
rue,  des  cortèges  que  suit  la  populace.  On  voudra  que  l'ordre 
revienne,  que  la  vie  sociale  reprenne  dans  le  lit  que  les  siècles 
ont  creusé. 

4.  —  Convictions  démocratiques. 

Quelques  membres  de  la  Commission  des  Douze,  Rodzianko, 
Milioukof  et  d'autres,  sortent  pour  haranguer  les  soldats. 
Hissés  et  portés  chacun  par  deux  hommes  au-dessus  des 
têtes,  ils  exhortent  au  calme,  ils  exigent  que  les  ouvriers 
reprennent  le  travail.  On  les  acclame.  Au  loin,  un  orchestre  se 
rapproche,  qui  joue  la  Marseillaise. 

Voilà  le  grand-duc  Cyrille,  à  pied,  en  uniforme  d'officier  de 
marine.  Il  vient  témoigner  de  sa  sympathie  au  gouvernement 


sous       LA       RÉVOLUTION  75 

révoliifif)unairc.  On  h-  hisse  à  son  tour  sur  les  épaules,  on  le 
montre  aux  soldats,  on  l'acclanie,  on  pousse  des  hourras.  Au 
comble  de  la  joie,  les  fusiliers  marins  qui  portent  le  grand-duc, 
Milioukof  et  Rodzianko,  les  balancent  tous  les  trois.  On  voit 
leurs  bustes  tantôt  surmonter  la  foule  de  toute  leur  taille  et 
tantôt  disparaître  parmi  les  soldats. 

Ln  moment  après,  la  place  du  grand-duc  est  prise  par  un 
agitateur  révolutionnaire  qui,  hurlant  et  s'agitant,  réclame 
sur  l'heure  la  république  démocratique.  On  l'acclame,  on  le 
balance  avec  autant  de  plaisir  que  le  grand-duc.  Les  cosaques 
qui  assistent  à  cheval  et  sabre  au  clair,  en  longue  file  derrière 
la  haie  des  fusiliers  marins  saluent  chaque  fois  et,  le  visage 
impassible,  poussent  chaque  foiG  des  cris  de  joie... 

Maintenant,  on  amène  des  prisonniers  :  de  vieux  généraux 
à  pied,  un  amiral  sifflé  par  les  marins,  des  officiers  d'inten- 
dance. Ils  sont  escortés  par  des  soldats  baïonnette  au  canon  ou 
des  cavaliers  saljrci  au  clair.  Quand  un  gorodovoï  arrive,  il  est 
accueilli  par  des  grognements  et  des  éclats  de  rire  :  «  Sacré 
Pharaon,  cochon,  idiot,  tu  voulais  tirer  sur  nous,  n'est-ce 
pas  !  »  Puis,  on  le  laisse  tranquille  :  il  est  prisonnier,  on  ne 
le  touche  plus.  Si  les  haines  sont  terribles  dans  ce  pays,  elles 
tombent  vite  et  s'éteignent  dans  l'indifférence  et  la  bonté  de 
la  race.  Cependant,  d'autres  policiers  arrivent  en  des  états  plus 
piteux.  Ils  sont  entassés  dans  des  voitures  de  la  Croix-Rouge, 
les  tètes  bandées,  les  yeux  clos,  accompagnés  d'infirmières  et 
de  soldats. 

Protopopof  s'est  rendu  à  la  Douma  dans  son  aulo  qu'il  con- 
duisait lui-même.  En  arrivant  au  corps  de  garde,  il  avait  l'air 
d'un  fou.  On   ne  l'a  pas  touché. 

Celte  révolution  est  la  première  où  l'automobile  joue  un  pa- 
reil  rôle... 

5.  —  Inepties  dangereuses. 

Je  viens  d'assister  à  deux  meetings. 

Comme  ils  parlent  bien,  tous  ces  orateurs,  improvisant, 
selon   les  circonstances,   selon  les  interruptions.  Que  cette  ar- 


76  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

deur  des  étudiants  socialistes  et  même  de  leurs  chefs  serait  lou- 
chante si  elle  n'était  pas  si  dangereuse*!  Ils  ont  une  abondance 
de  paroles  incomparable,  des  gestes  larges,  ils  trouvent  des 
mouvements  oratoires  d'une  force  singulière,  martelant  chaque 
phrase  avec  passion  et  soulevant  aisément  les  applaudissements 
les  plus  enthousiastes  ou  les  huées  les  plus  vigoureuses.  Mais 
c'est  leur  talent  que  l'auditoire  admire.  Malheur  à  l'orateur  qui 
plaît  à  la  foule.  S'il  commence  trop  tôt  sa  péroraison,  on  lui 
crie  :  ((  Continuez  !  »  Il  répond  :  <(  Mais  j'ai  tout  dit.  »  Alors  la 
salle  de  hurler  :  «  Non  !  non  !  Continuez  I  continuez  !  »  Et  le 
malheureux  doit  recommencer,  esclave  de  ce  tyran  aux  mille 
têtes  dont  il  a  cherché  les  faveurs  et  qui,  maintenant,  le  tient 
en  haleine. 

Un  autre  orateur  est  acclamé  dès  qu'il  apparaît  sur  l'estrade. 
C'est  un  Polonais,  une  sorte  de  héros  populaire.  Mais  sa  voix 
est  faible  et  ses  gestes  sont  trop  langoureux  au  goût  des  éner- 
gumènes  du  meeting.  Si  sympathique  qu'il  soit  au  public,  une 
forte  voix  crie  :  ((  Assez  !  ))  Aussitôt,  d'autres  voix  s'élèvent  : 
«  Oui,  c'est  assez  !  Partez  !  c'est  assez  !  »  En  vain,  le  héros 
populaire  essaie-t-il  d'atteiidrir  l'auditoire  par  des  attitudes  élé- 
gantes, des  gestes  d'ange  qui  déploie  ses  ailes,  le  président  ie 
tire  en  arrière  par  un  pan  de  son  habit. 

Tout  ce  que  disent  les  orateurs  est  d'une  ignoble  ineptie,  et 
vieux  pour  nous,  mais  c'est  une  révélation  pour  l'auditoire. 
Les  ouvriers  écoutent  avec  avidité  le  développement  des  pro- 
grammes les  jjIus  violents  qu'on  leur  expose  pour  la  première 
fois,  sans  qu'un  policier  ou  un  censeur  vienne  mettre  un  frein 
à  ces  imaginations  déchaînées.  «  On  partagera  toute  la  terre 
de  Russie  entre  les  paysans  »,  dit  un  orateur,  très  applaudi. 
<(  Gouvernement  par  représentation,  sans  centralisation  », 
explique  un  autre.  Un  étudiant  réplique  :  «  Il  faut  d'abord 
faire  cesser  la  guerre  ;  il  faut  que  tous  les  prolétaires,  russes, 
allemands,  autrichiens,  français,  se, tendent  la  main.  »  Il  tombe 
mal.  Un  murmure  s'élève,  grandit,  terrible.  On  trépigne,  in- 
sulte l'orateur.  On  couvre  sa  voix  de  hurlements  et  on  exige 
qu'il  quitte  la  tribune.  Quand,  incapable  de  se  faire  entendre, 


sous       LA       REVOLUTION  // 

il  hésite,  de  vieux  moujiks  se  mettent  à  escalader  les  balus- 
trades et  le  menacent  :  u  Va-t'en,  ou  je  vais  venir  et  te  sortir 
de  là  !  »  La  salle  est  debout  et  ne  cesse  de  crier  que  lorsque 
1  étudiant  a  rejoint  ses  camarades  qui  répondent  aux  injures 
par  des  injures. 

C'est  la  première  fois  qu'en  Russie  les  programmes  socia- 
listes-anarchistes et  l'évangile  de  Tolstoï  sont  ainsi  discutés 
devant  des  auditoires  de  cinq  ou  six  mille  personnes.  Ces 
paysans,  ces  ouvriers,  ces  petits  boutiquiers  écoutent  en  se 
persuadant  qu'ils  tiennent  les  destinées  de  leur  pays  et  l'avenir 
de  leurs  petits-enfants.  Ils  ont  sans  cesse  le  mot  :  démocratie 
à  la  bouche,  cette  vieillerie,  cet  archaïsme  d'une  époque  qui 
jamais  ne  reviendra,  où  parfois  une  foule,  rassemblée  sur  la 
place  publique  de  l'iJrbs  ou  de  la  Polis,  décida  des  destinées 
de  sa  communauté.  Déjà,  derrière  la  façade  trompeuse  du  mou- 
vement démocratique,  voit-on  les  ombres  de  ceux  qui  se 
préparent  à  être  les  tsars,  les  kniazes  de  demain.  Il  ne  s'agira 
jamais  plus  de  démocratie,  il  ne  s'agira  que  de  la  façon  dont 
les  nouvelles  aristocraties  seront  reciiitées  et  se  maintiendront. 


CHAPITRE  III 


LES    ADIEUX   DU    TSAR 
AU  GRAND  QUARTIER  GÉNÉRAL 


LE  i6  mars,  les  généraux  et  colonels  de  la  Stavka  atten- 
daient à  la  gare  le  tsar  qui  avait  abdiqué  la  veille  et  ve- 
nait prendre  congé  de  ses  collaborateurs.  La  soirée  était 
froide.  Il  neigeait  à  gros  flocons  qui  tombaient  du  ciel  sombre 
et  se  fondaient  dans  le  paysage  uniformément  blanc. 

A  g  lieures,  le  train  arriva.  Le  général  Alexéief,  chef  de 
l'état-major,  et  les  grands-ducs  Serge  et  Boris  montèrent  dans 
le  wagon  impérial,  d'où  le  tsar  sortit  bientôt,  suivi  de  soti 
escorte.  II  demanda  aux  officiers  alignés  : 

—  Vous  êtes  tous  ici  ? 
Une  voix  répondit  : 

—  Oui,   Votre  Majesté,   excepté  l'officier  de  service. 

—  Et  qui  est  de  service  ? 

—  Le  capitaine   Kojevnikof. 

—  Il' est  nouvellement  arrivé  P  Je  ne  le  connais  pas. 

Le  tsar  serra  la  main  de  chacun  des  officiers  et  leur  parla  de 
la  même  voix  calme,  mais  les  traits  de  son  visage  étaient  tirés 
par  les  veilles,  et  ses  joues  pâles  et  creuses.  Après  quelques 
minutes,  il  remonta  dans  son  train  et  y  passa  ïa  nuit. 

Le  lendemain,  il  se  rendit  dans  les  appartements  qu'il  occu- 
pait depuis  un  an  et  demi,  à  côté  du  bâtiment  central  de  la 
Stavka.  Dans  la  même  journée  et  celles  qui  suivirent,  il  sortit 
plusieurs  fois  en  automobile,  et  fit  le  tour  de  la  ville.  La  foule 
partout  se  pressait  sur  son  passage  et  le  saluait  à  grands  coups 
de  chapeau.  Les  soldats  saluaient  plus  solennellement  encore 
et  dans  le  profond  silence  qui  s'étendait  alors,  on  n'entendait 
que  les  sanglots  déchirants  des  vieilles  femmes.  L'impératrice 


sous       LA       RÉVOLUTIQN  79 

Maria  Fiodorovna  était  venue  rejoindre  ?on  fils,  et  l'accompa- 
gnait dans  ses  promenades  à  travers  les  mes  où  les  drapeaux 
rouges  apparaissaient  de  plus  en  plus  nombreux  sur  les  bâti- 
ments publics  et  privés. 

Un  service  religieux  auquel  le  tsar  assista  avec  sa  mère,  a 
laissé  à  tous  lui  souvenir  inoubliable.  Avant  la  révolution,  le 
prêtre  qui  ofTiciait  devait  prier  publiquement  pour  le  tsar,  au 
moment  de  la  consécration.  Dans  une  première  oraison,  il 
appelait  la  bénédiction  de  Dieu  sur  le  tsar,  la  tsarine  et  le 
grand-duc  héritier;  dans  la  seconde,  il  priait  pour  le  Saint- 
Synode  et  le  clergé  ;  dans  la  troisième,  pour  les  soldats,  pour 
les  fidèles  présents  à  l'office  et  la  chrétienté  toute  entière  ;  enfin 
il  priait  à  mi-voix  pour  ceux  qu'il  aimait. 

Or,  à  ce  dernier  service  célébré  devant  celui  qui  avait  été 
le  chef  de  l'Eglise,  devant  sa  mère,  devant  le  corps  des  officiers 
du  G.Q.G.  et  les  hauts  fonctionnaires,  le  prêtre  modifia  la 
première  et  dit  :  ((  Que  Dieu  protège  l'Etat  russe  !  »  Puis, 
se  tournant  vers  les  fidèles,  il  prononça  aussitôt  et  à  mi- 
voix  sa  prière  personnelle  :  «  Que  Dieu  protège  Nicolas  Alexan- 
drovitch  et  Maria  Fiodorovna!  » 

Le  tsar  reçut  du  gouvernement  provisoire  la  permission  et 
l'ordre  de  quitter  la  Sfavka  et  de  se  rendre  à  Tsarskoié-Sélo. 
Le  21  mars,  jour  du  départ,  tous  les  officiers  du  G.Q.G.  étaient 
rassemblés,  au  nombre  d'environ  trois  cent  cinquante,  dans  une 
grande  salle  ;  près  d'eux,  une  quinzaine  de  soldats  représen- 
taient les  différentes  unités  attachées  à  la  Stavka.  A  ii  h.  5 
—  en  retard  pour  la  première  fois  —  le  tsar  entra,  accompagné 
des  grands-ducs  Serge,  Boris  et  Alexandre.  Il  portait  un  uni- 
forme gris  de  Circassien,  avec  les  cartouches  en  bandoulière, 
le  long  sabre  courbe  et  le  poignard  damasquiné. 

Il  salua  l'assistance  qui  s'inclina  en  profondes  révérences. 
Il  s'avança,  serra  la  main  des  généraux,  et,  s'adressant  aux 
soldats,  il  leur  dit  :  «  Bonjour,  mes  vaillants  !  »  Les  soldats 
répondirent  en  chœur  :  «  Nous  souhaitons  une  bonne  santé  à 
Votre  Majesté  !  »  Et  ce  salut  fut  émouvant  comme  tant  de  jolies 
coutumes  et  de  brillantes  cérémonies  de  l'ancien  régime  cpii 


80  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

sont  sombrées   dans   l'épouvantable   laideur   de   la   démocratie. 

Le  tsar  prit  la  parole.  Il  semblait  fort  ému,  s'interrompait 
pour  chercher  des  mots  et  faisait  son  geste  coutumier  qui  était 
de  porter  la  main  à  son  nez.  On  l'écoutait  dans  un  profond 
silence.  On  sentait  qu'avec  cet  homme  qui  allait  partir,  tout 
un  régime  s'écroulait,  toute  la  splendeur  des  pompes  royales, 
tout  un  système  d'ordre  difficilement  établi,  et  abandonné  avec 
une  criminelle  légèreté. 

«  Il  m'est  difficile  de  parler.  J'ai  travaillé  avec  vous  pendant 
une  année  et  demie.  Mais  que  faire  !  » 

II  hésita,  puis  se  raidit  : 

«  C'est  par  la  volonté  de  Dieu,  et  par  ma  propre  volonté  que 
je  dois  vous  quitter.    » 

On  entendit  alors  le  bruit  d'une  chute.  Un  jeune  officier 
circassien  de  l'escorte  impériale  venait  de  s'affaisser  comme  un 
bloc.  Peu  après,  un  autre  s'évanouit.  Un  troisième  éclata  en 
sanglots  et  on  dut  le  faire  sortir  de  la  salle  pour  que  cette 
nervosité  ne  gagnât  pas  d'autres  officiers.  Un  moment  gagné 
par  cette  émotion  collective,  le  tsar  dut  maîtriser  ses  nerfs.  Il 
reprit  d'une  voix  plus  femie  : 

((  Je  vous  remercie  tous  pour  le  concours  que  vous  m'avez 
apporté  dans  mon  travail.  Je  vous  engage  à  travailler  encore 
pour  le  salut  de  la  patrie  bien-ajmée  et  à  lutter  contre  l'ennemi 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  chassé  entièrement  du  territoire  de  notre 
chère  Russie.  » 

Puis,  se  tournant  vers  les  soldats  en  larmes,  il  ajouta  : 

«  Je  vous  remercie  également,  mes  vaillants  !  Allez  retrouver 
vos  camarades  et  exprimez-leur  ma  reconnaissance.   » 

Le  général  Alexéicf  répondit  à  ces  adieux  impériaux  par  un 
discours  délicat  et  touchant.  Mais  les  paroles  du  tsar  réson- 
naient encore  dans  toutes  les  âmes.  La  nation  russe  qui  n'avait 
jamais  connu  tranquillité  ni  bonheur  que  sous  le  poing  d'un 
maître,  répudiait  ce  chef  trop  faible,  ce  fataliste  pieux,  accablé 
par  les  scrupules  et  succombé  sous  les  hésitations.  L'autorité 
séculaire  de  sa  race  et  de  sa  couronne  allait  disparaître,  sans 
qu'en  l'immen'se  Russie  rien  ne  restât  pour  combler  la  lacune. 


sous        LA        RÉVOLUTION  81 

Parmi  ces  officiers  sincèrement  affligés  mais  encore  aveuglés 
par  on  ne  sait  quelle  chimère  révolutionnaire,  il  n'était  (h'jà 
plus  qu'un  simple  homme  do  manières  affables,  de  sentiments 
-élevés  et  chevaleresques,  un  véritable  gentilhomme.  Aussi,  lous 
courbaient  la  tète  et  avaient  les  larmes  aux  yeux,  lorsque 
Nicolas  II,  dieu  redevenu  homme,  prit  congé  de  ses  officiers 
•et  de  son  escorte,  en  souriant  tristement. 

En  quittant  Mohilef,  le  tsar  entra  définitivement  dans  une 
solitude  presque  complète  (').  Des  espérances  insensées  qu'un 
renversement  social,  si  peu  motivé,  éveillait  chez  les  uns,  la 
lâcheté  chez  les  autres,  prêtent  à  son  abdication  et  sa  retraite 
un  caractère  douloureux  et  touchant.  Son  entourage,  insépa- 
rable de  la  Majesté  Impériale  aux  jours  heureux,  l'abandonna 
au  malheur.  Seul,  le  prince  Dolgoroukof  rentra  avec  son 
maître  à  Tsarskoié  Sélo,  Les  autres  officiers  de  sa  suite  : 
Voiéikof,  Frédérickz,  Mordvinof,  Graabe,  Narichkine,  restèrent 
à  la  Stavka. 


(^)  Sur  les  efforts  engagés  poui;  sauver  la  famille  impériale,  la 
lumière  est  faite.  L'initiative  en  a  été  prise  par  M.  Milioukof.  Sur 
sa  proposition.  Sir  Ruchanan  doniancla  au  roi  d'Angleterre  de  vouloir 
accorder  asyle  et  protection  fu  Tsar  et  aux  siens.  La  réponse  de 
Georges  V,  adressée  à  Nicolas  II,  fut  affirmative,  ne  posant  que  des 
■conditions  très  légères.  Sir  Buchanan,  esprit  beaucoup  moins  péné- 
trant qne  l'ambassadeur  de  France,  avait  manifesté  —  longtemps 
avant  la  révolution  —  une  confiance  illimitée  en  le  parti  cadet,  et 
notamment  en  M.  Milionkof.  Il  ne  remit  pas  la  dépèche  au  desti- 
nataire, mais  au  ministre  des  affaires  étrangères.  Celui-ci,  avec  l'assen- 
timent de  Sir  Buchanan,  n'en  pai'la  pas  non  plus  à  Nicolas  II,  mais 
on  référa  au  conseil  des  ministres.  M.  Kerenski,  ministre  d(!  la  justice, 
en  prit  donc  siio  jure  connaissance.  Il  se  hâta  d'avertir  le  soviet  de 
Petrograd,  dont  il  était  un  membre  également.  Le  soviet  s'opposa  im- 
médiatement au  'départ  projeté  du  Tsar,  le  gouvernement  provisoire 
s'inclina  comme  d'habitude,  M.  Kerenski  se  chargea  des  mesures  i\\n 
devaient  rendre   impossible   l'évacuation   de   la   famille  impériale. 

Deux  ou  trois  attachés  militaires  à  la  Stavka  eurent  l'idée  de  faire 
conduire  Nicolas  II  et  les  siens  à  la  frontière,  par  une  missioil  d'offi- 
ciers étrangers.  Mais  par  qui  aurait-on  pu  en  assurer  la  garde  ?  Et 
jfuis,  il  y  avait  le  gouvernement  provisoire.  Manifestement  impuis- 
sant, déjà  convaincu  de  sa  faiblesse,  mais  préoccupé  de  n'en  laisser 
rien  paraître,  il  aurait  sans  doute  considéré  une  semblable  insistance 
de  rétraiigrr  ((imiuc  uuc  nirliamc  injurieuse  à  l'égard  de  la  Bévo- 
bition. 


CHAPITRE  IV 


LE  GÉNÉRAL  BROUSSILOF 


M 


Kamrnicts-Podolsk.    juin    1917. 

ES  premières  impressions  sur  le  nouveau  commandant 
en  chef  des  armées  russes  datent  de  septembre  ïqiô. 
Il  commandait  alors  la  8^  armée.  L'avance  en  Galicie, 
à  laquelle  son  armée  avait  contribué  pour  une  si  grande  part, 
venait  d'être  presque  complètement  annulée  par  une  retraite 
forcée,  qu'on  savait  très  bien  conduite,  et  qui  était  enfin 
arrêtée. 

Dans  des  opérations  d'aussi  grande  envergure  que  ce  flux  et 
ce  reflux  d'un  million  d'hommes  à  travers  tout  un  pays  ennemi, 
l'imagination  populaire  cherche,  derrière  l'autorilé  du  stra-' 
tège  en  chef,  d'autres  noms  et  d'autres  initiatives  pour  expli- 
quer l'étendue  de  tels  succès.  De  la  gloire  collective  qui  enve- 
lopjiait  les  armées  du  vieil  Ivaiiof,  la  renommée  personnelle 
de  Broussilof  commençait  déjà  à  surgir. 

Rovno,  petite  ville  du  gouvernement  de  Volhynie,  était  sa 
résidence.  Il  me  reçut  dans  son  train  qu'il  habitait  continuel- 
lement. Son  visage  me  frappa  tout  de  suite  par  la  vivacité 
caractéristique  des  yeux  et  par  une  expression  de  bonté  mali- 
cieuse qui  trahissait  le  grand  seigneur  et  l'homme  d'esprit. 

Lorsque  je  séjournais  à  Rovno,  entre  mes  voyages  répétés 
dans  les  régiments,  je  prenais  tous  mes  repas  avec  lui  et  une 
huitaine  de  convives,  parmi  lesquels  le  chef  d'état-major  —  le 
général  Soukhomline  —  quelques  autres  généraux  et  deux  ou 
trois  familiers  dont  il  s'entourait. 

Il  dominait  aisément  les  conversations,   toujours  très  libres 


sous       LA       RÉVOLUTION  83 

et  très  gaies,  et  qu'il  aimait  à  poursuivre  longtemps  après  le 
dessert.  Il  supportait  les  critiques,  admettait  qu'on  le  contredît, 
et  encourageait  les  répliques.  Il  aimait,  d'autre  part,  à  exercer 
son  esprit  sur  un  des  convives.  Le  général  Palybine  servit 
quelque  temps  de  cible  à  ses  railleries  spirituelles  et  sans 
méchanceté,  qui  amusaient  les  familiers,  tant  ce  vieil  ofiicier 
s'y  prêtait  de  bonne  grâce.  Son  neveu,  le  jurisconsulte  Palybine, 
a,  depuis,  recueilli  avec  une  parfaite  bonne  humeur  l'héritage 
de  ce  rôle  délicat. 

La  voix  de  Broussilof  prend  volontiers  une  intonation  mo- 
queuse qu'il  atténue  en  articulant  les  mots  avec  netteté.  Il  est 
certainement,  parmi  tous  les  hommes  de  mérite  que  j'ai  ren- 
contrés en  Russie,  l'esprit  le  plus  clair,  je  dirais  presque  «  le 
plus  européen»,  si  je  ne  craignais  de  méconnaître  ce  qu'il  y  a 
en  lui  de  si  profondément  russe,  et  de  calomnier  son  patrio- 
tisme. 

Il  possède  une  sorte  de  génie  naturel  qui  lui  donne  de 
grandes  facilités  de  réalisation.  Il  travaille  beaucou]),  mais  son 
labeur  ne  l'absorbe  jamais  complètement.  Au  milieu  des  opé- 
rations les  plus  ardues,  il  trouve  toujours  le  temps  de  s'occuper 
de  ses  amis  et  de  ses  hôtes.  J'ai  toujours  eu  l'impression  que 
chez  lui  le  jugement,  extrêmement  rapide  et  précis,  écono- 
misait le  travail  et  qu'il  pouvait  exécuter  en  une  heure  ce 
qu'un  autre  mettrait  une  demi- journée  à  accomplir. 

Chaque  jour,  par  le  beau  ou  le  mauvais  temps,  été  ou  hiver, 
il  monte  à  cheval  de  5  à  7  heures  du  soir.  Il  se  choisit  lui  point 
h  l'horizon  et  s'y  dirige,  comme  font  les  vrais  cavaliers,  par- 
dessus monts  et  vallées.  Sa  taille  de  guêpe  et  son  port  de  tête 
gracieux  et  aisé  font  de  lui  un  fort  élégant  cavalier. 

Il  manquait  à  Broussilof  une  qualité  qui,  sous  l'ancien 
régime,  semblait  indispensable  aux  promotions  rapides  :  il  est 
—  avec  Ivano'f,  Lélchitsky  — -  un  des  rares  chefs  russes  ne 
sortant  pas  de  l'Académie  du  CE. M..  11  a  fallu  à  Broussilof 
de  grandes  qualités,  comme  nu'iiciir  (l'iidruiues,  coniiiic  (r;i\ail- 
liiir  érudit,  comme  slralègc,  et  coninic..  (Ii|il(itual(',  pour  bri- 
-rr  les  résistances,  qui  entravent  tout  iiatuiellemciil  la  carrière 


84  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

irop  éclatante  d'un  indépendant.  Et  ce  souple  lutteur  a  très  tôt 
dans  la  vie  rencontré  une  précieuse  maîtresse,  fîère  et  exigeante, 
méprisant  les  faibles,  souriant  atix  forts,  et  qui  lui  est  restée 
fidèle  pendant  toute  sa  vie  :  la  chance. 

Broussilof  appartient  à  une  vieille  famille  aristocratique  de 
rUkraine.  Il  prétend  descendre  directement  d'un  Broussilof 
qui,  au  xvii*^  siècle,  alors  que  la  Petite-Russie  appartenait  à  la 
Pologne,  en  fut  le  Grand  Palatin.  Le  général  conserve  encore  le 
grand  sceau  dont  son  ancêtre  revêtait  ses  décrets.  Le  village 
Broussilof,  dans  le  gouvernement  de  Kicf,  a  été,  pendant  des 
siècles,  le  siège  de  sa  famille. 

Il  avait  conquis  de  bonne  heure  l'estime  du  grand-duc 
Nicolas  Nicolaiévilch,  et  ensuite  du  tsar.  Avant  la  guerre,  direc- 
teur de  l'École  de  Cavalerie  de  Petrograd,  et  investi  de  nom- 
breuses missions  à  l'étranger,  il  fut,  quand  la  guerre  éclata, 
appelé  au  commandement  du  8"  C.A.  De  brillants  succès  en 
Galicie  lui  valurent  le  poste  de  commandant  de  la  8^  armée, 
qu'il  occupa  jusqu'au  début  de  l'an  191 6,  quand  il  succéda 
au  vieil  Ivanof. 

Par  la  splendide  avance  de  son  groupe  d'armées,  en  juin-juil- 
let 1916,  pendant  laquelle  46o.ooo  prisonniers  et  un  incal- 
culable butin  lui  tombèrent  entre  les  mains,  Broussilof  s'est 
élevé  fléfînitivement  au  rang  des  grands  stratèges.  La  coïnci- 
dence de  ces  opérations  avec  l'époque  la  plus  glorieuse  de  la 
bataille  de  Verdun  et  de  la  Somme,  a  uni  son  nom  à  ceux, 
impérissables,  des  grands  chefs  qui  s'illustrèrent  au  même 
moment  sur  le  front  français. 


Ses  relations  personnelles  avec  le  grand-duc  Nicolas 
Nicolaiévitch  l'ont  très  tôt  rendu  indépendant  et  invulnérable 
aux  intrigues  mesquines  qui,  fréquemment,  éclataient  entre 
généraux.  Sa  qualité  et  ses  dons  exceptionnels  de  grand  sei- 
gneur lui  ont  permis  de  maintenir  à  l'égard  de  ses  subordon- 
nés, officiers  comme  soldats,  une  attitude  pleine  de  prestige, 
mais  simple,  souriante  et  courtoise,  qui  ressemble,  à  s'y  mé- 


sous       LARÉVOLUTION  85 

prendre,  au  sentimcnl  démocratitpie  que  Kéronski  aoluelle- 
uieut  impose  aux  chefs. 

Sous  la  souriante  bonhomie  qui  l'a  rendu  populaire  auprès 
des  soldats,  se  cache  pourtant  un  maître  excessivement  dur 
et  exigeant.  Dans  une  armée,  où  on  pardonne  trop  de  défail- 
lances, il  avait  souvent  surpris  par  une  inexorable;  dureté  envers 
des  absences  d'énergie  ou  des  fautes  contre  la  discipline.  Je 
me  rappelle  un  exemple  de  sa  justice  implacable  pendant  mon 
séjour  à  Rovno,  en  octobre  igiT).  Huit  cosaques  étaient  entrés 
chez  trois  femmes,  les  avaient  violentées  et  avaient  pillé  et 
ravagé  leur  maison.  Autre  part,  on  se  serait  contenté  d'infliger 
à  ces  hommes  une  peine  corporelle,  ou  de  les  envoyer  dans  un 
secteur  dangereux  ;  Broussilof  les  fit  fusiller.  Il  punissait  sou- 
vent des  fautes  plus  légères,  commises  par  des  officiers,  en  les 
reprenant  d'une  voix  froide  en  public.  Ces  exécutions  morales 
avaient  un  effet  foudroyant  :  j'ai  vu  le  commandant  d'une  gare, 
convaincu  de  négligence  et  insulté,  en  présence  de  l'état-major, 
par  Broussilof,  éclater  en  pleurs  et  tirer  son  pistolet  pour  se 
tuer.  On  le  lui  arracha,  mais  il. se  sentit  déshonoré. 

Quant  aux  généraux  responsables  d'un  échec,  il  ne  leur  par- 
donnait jamais.  Il  s'est  rendu  à  quelques  reprises  au  G.Q.G. 
pour  obtenir  du  grand-duc  leur  disgrâce,  s'ils  étaient  bien 
en  cour.  Il  me  suffira  de  citer  en  exemple  le  cas  éclatant  du 
général  Voronine,  commandant  le  io*^  C.A.,  qu'il  accusa 
d'avoir  causé   l'échec  devant   Loutsk,   en  octobre-  191 5. 


Son  attitude  pendant  la  révolution. 

Son  attitude,  au  début  de  la  révolution,  a  été  sévèrement  cri- 
tiquée. Il  est  certain  qu'il  avait  fait  plusieurs  démarches  pour 
la  prévenir. 

Il  me  dit  avoir,  cri  mai  191  <>,  exercé  une  pression  sur  Stiir- 
mer,  pour  le  décider  à  trancher  la  question  polonaise,  avant 
les  Allemands.  La  réponse  fut  :  (pie  le  moment  n'était  pas  en- 
core venu.   En  octobre  de   mcme  année,    il   pria   le  grand-duc 


86  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Nicolas  Mikhaïlovifch,  et  en  novembre  le  grand-duc  Michel 
Alexandrovitch,  frère  du  tsar,  de  transmettre  au  tsar  sa  con- 
viction qu'il  devait  sans  retard  accorder  au  pays  un  gouver- 
nement responsable.  Nicolas  II  lui  fit  répondre  qu'il  le  tenait 
pour  un  grand  expert  en  choses  militaires,  et  qu'il  ferait  bien 
de  s'y  tenir. 

Dès  que  la  révolution,  pendant  deux  jours  incertaine, 
s'orienta  vers  un  changement  de  dynastie,  Rodziankoi  lui 
envoya  le  jeune  Palybine,  dire  :  qu'on  reprochait  au  tsar  de 
ne  pas  aimer  sa  patrie,  de  mépriser  son  peuple  auquel  il  avait 
refusé  les  droits  de  la  liberté  et  les  bienfaits  de  la  civilisation, 
et  de  compromettre  la  dynastie  et  la  couronne,  par  des  scan- 
dales au  sein  de  sa  famille. 

Dans  la  nuit  du  27  au  28  février,  Broussilof  essaya  d'exercer 
une  pression  sur  le  tsar  qui  ne  l'écouta  pas  plus  qu'auparavant. 
Après  l'abdication,  le  i  mars,  il  permit  immédiatement  d'ar- 
borer le  drapeau  rouge.  Les  rapports  qui  commençaient  à 
arriver  de  Petrograd  prouvèrent  que  le  mouvement  révolu- 
tionnaire s'étendait  à  tous  les  domaines  de  la  vie  sociale,  intel- 
lectuelle et  religieuse.  Les  esprits  les  plus  faussés  s'emparaient, 
de  la  classe  ouvrière  et  de  l'armée.  Broussilof  croyait  devoir 
empêcher,  en  les  devançant,  leur  œuvre  destructrice. 

Le  10  mars,  il  mettait  la  cocarde  rouge  à  l'uniforme,  recevait 
les  députations  qui  aflluaient  de  tous  côtés,  députations  de 
soldats,  d'ouvriers,  de  la  colonie  Israélite,  de  paysans  qui 
venaient  apprendre  de  sa  bouche  qu'aux  aspirations  du  qua- 
trième état  se  conciliaient  les  sympathies  des  chefs.  Il  assistait, 
constamment  applavidi,  aux  réunions  des  comités  de  soldats, 
et  régularisait,  par  des  décrets  forcés,  leurs  insolents  empié- 
tements sur  la  discipline. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  eût  le  choix.  La  propagande  révolu- 
tionnaire avait  su  établir  une  habile  confusion  entre  la  disci- 
pline militaire  et  l'oppression  sociale,  entre  les  a  bourgeois  en 
uniforme»  et  ceux  en  civil.  Des  gens  persécutés  sous  l'ancien 
régime,  étudiants  révolutionnaires,  anarchistes  fanatiques,  Is- 
raélites, semaient  chez  les  hommes  la  suspicion  à  l'égard  de  la 


sous       LA       RÉVOLUTION  87 

sincérité  politique  de  leurs  chefs,  et  encouraj.'^eaient  les  ten- 
dances du  soldat  russe  à  l'insubordination  et  la  paresse. 

Quand  Broussilof  quitia  Kaménets-PodoJsk  pour  aller  occu- 
per à  Mohilef  son  nouveau  poste  de  commandant  en  chef,  tous 
les  comités  de  soldats  se  trouvèrent,  musiques  en  tète,  à  la 
gare.  Après  les  discours  d'usage,  il  tendit  la  main  d'abord  aux 
matelots  et  soldats,  membres  de  comités  de  compagnies,  de 
bataillons,  de  régiments,  etc.,  avant  de  serrer  la  main  de  ses 
collaborateurs  de  l'état-major.  Malheureusement,  ce  geste  sym- 
bolisa très  exactement  le  renversement  des  rôles  dans  l'armée. 
Que  Broussilof  eût  cru  utile  de  distinguer  (et  flatter)  en  public 
ceux  qu'il  considérait  comme  les  vrais  maîtres  de  lai  situation, 
rendit  la  scène  d'autant  plus  ignominieuse  et  fatale. 

Le  ministre  de  la  Guerre,  Kércnski,  est  fortement  apprécié 
de  tout  le  monde.  Broussilof  est  même  allé  si  loin,  pendant 
une  séance  publique  à  Kaménets-Podolsk,  quil  déclara,  sous 
les  applaudissements  d'un  énorme  auditoire  d'ofïîciers  de  divers 
quartiers  généraux,  qu'il  était  «  réellement  amoureux  de 
Kéreuski  ». 

Mais  ce  que  Broussilof  fait,  en  grand  seigneur,  d'un  air 
détaché,  et  en  se  laissant  lécher  les  mains  par  les  soldats, 
d'autres  officiers  le  font  trop  sérieusement,  un  peu  ridicules, 
et  dupes  d'une  mode  passagère  C).  Presque  tous,  vieux  géné- 
raux et  iuiberbes  praporchtchiks,  rivalisent  en  zèle  démocra- 
tiffue.  Ils  assistent,  pendant  d'interminables  nuits,  aux  into- 
iérables  et  prétentieuses  inepties  des  réunions  de  soldats  et 
flattent  les  goûts  des  hommes  pour  les  phrases  sonores  et  les 
formules  obscures,  depuis  que  Kérenski,  par  des  promotions 
éclatantes,  a  prouvé  vouloir  oncoiMager  ce  qu'on  appelle 
r  ((  ascendant  personnel  )>  sur  les  hommes.  Le  grade  n'étant 
plus  respecté,  cliacnn  doit  se  débrouiller  pour  se  l'aiii^  plus 
ou  moins  obéir. 


(')  A  cotte  époque,  on  les  aurait  étonnés,  en  leur  prédisant  que  It; 
.jour  viendrait  où  ils  sorairnt  unanimes  à  déclarer  que  <(  l'iniiuense 
Kérenski  »,  ce  ((  demi-dieu  n.  ce  «sauveur  de  la  palrii'»,  et  eiisuile 
ce  «  civil  »^  co  ((traîde»,  cet  «avocat  camoutlé  »,  serait,  tout  seul, 
responsal)le  de   la  catastrophe   liual.-. 


Ob  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Je  l'ai  bien  éprouvé  à  mon  dépens.  A  Kainénets-Podolsk,  lo^- 
soldats  avaient  commencé  à  contrôler  les  passeports  des  offi- 
ciers dans  la  rue.  Ayant  refusé  de  montrer  les  miens  et  de 
reconnaître  le  ((Comité  du  Groupe  d'Armées)),  j'avais  été 
arrêté  dans  mon  appartement  et  gardé  tout  un  après-midi  à 
vue,  par  une  dizaine  de  soldats,  baïonnette  au  canon.  Vers  le 
soir,  ces  fous,  copieusement  insultés  en  mauvais  russe,  se  reti- 
rèrent sans  avoir  vu  mes  passeports.  Mon  attitude,  d'ailleurs 
logique,  fut  blâmée  par  l'état-major  tout  entier,  et  on  me 
railla  par  deux  fois  en  public,  pour  mes  ((  sentiments  anti- 
démocratiques )). 

Quoi  qu'il  en  soit  :  maintenant,  à  la  fin  juin,  après  trois  mois 
de  révolution,  le  front  Broussilof  est  le  seul  où  une  offensive 
paraisse  avoir  la  moindre  chance  de  succès. 

L'attitude  hésitante  du  général  Rouzski  (et  la  proximité  du 
centre  bolcheviste  qu'est  Petrograd)  a  perdu  complètement  le- 
prestige  du  commandement  du  front  Nord-Ouest. 

Au  front  Ouest,  le  général  Gourko,  porteur  d'un  nom  exécré 
de  tous  les  révolutionnaires  russes  de  quelque  parti  que  ce 
soit,  a  su  continuer  ses  traditions  de  famille  par  une  attitude 
nautaine  et  méprisante  envers  les  comités  de  soldats.  Cette 
conceiDtion,  d'ailleurs  correcte  et  honorable,  de  son  devoir  l'a 
mis  en  conflit  avec  tous  les  commissaires.  Ces  derniers,  échap- 
pés au  contrôle  ((  amical  »  du  commandement,  ont  glissé  dans 
les  pires  extrêmes  de  la  doctrine  bolcheviste.  On  ne  parle 
ouvertement  que  de  cessation  des  hostilités,  le  front  s'ouvre,  la 
zone  des  armées  est  infestée  d'espions. 

Broussilof  s'est  régulièrement  rendu  aux  réunions  des  comi- 
tés de  soldats.  Ce  monde  insoumis  se  lève  à  son  entrée.  Les- 
vieux  soldats,  oubliant  le  nouveau  catéchisme  disciplinaire,  et 
tout  tremblants  de  se  voir  si  près  du  chef  célèbre  et  quasi 
légendaire,  crient,  cornme  aux  anciens  temps  :  ((  Nous  vous- 
souhaitons  la  bonne  santé.  Votre  Excellence  !  ))  Broussilof, 
petit,  élégant,  bien  pris  dans  une  coquette  tunique  grise,  les 
réprimande,  avec  son  sourire  bienveillant  et  légèrement  mo- 
queur. Avec  la  même  aisance  que  s'il  allait  présider  un  conseil; 


^■A. 


Photographie  prise  par   raiifeur   à   Verdun. 


Drscrtcurs  russes  en  voyaye.  Le  soldat  du  milieu  proteste 
contre  la  prise  de  la  photographie  (avril  i»)i7). 


eOUS       LA       RÉVOLUTIOM  89 

de  généraux  convoqués  au  Q.G.,  il  s'assied,  en  témoin,  mais 
bien  en  évidence,  parmi  ses  soldats  qui  décideront  sur  l'issue 
des  opérations,  et  le  sort  du  pays.  Mais,  en  écoutant,  c'est  lui 
qui  préside.  Chaque  orateur  lui  adresse  la  parole,  et  cherche 
son  assentiment.  Un  mot  maladroit  ou  rude  est  immédiate- 
ment corrigé  par  les  camarades.  Broussilof  propose  aux  décrets, 
mis  en  discussion,  de  légers  amendements  qui  en  changent  la 
portée.  Avec  des  intonations  impeccables  et  un  frappant  accent 
de  sincérité  il  rassure  son  auditoire  :  aucun  danger  de  l'inté- 
rieur ne  menace  la  révolution  russe,  mais  il  faut  la  défendre 
contre  l'ennemi  national.  Et  sous  son  regard  brillant,  son  fin 
sourire  et  sa  parole  sans  gestes,  les  comités  votent  des  mesures 
que,  sur  les  autres  parties  du  front,  aucun  comité  n'oserait 
prendre  :  la  peine  de  mort  contre  les  espions,  les  défaitistes, 
les  spéculateurs,  et  une  préparation  intensifiée  pour  l'offensive. 


CHAPITRE  V 


LE   SURSAUT   DE   JUILLET    1917 
LA    PRISE    DE    DZIKE-LANY 


I.  —  Kamé.mets-Podolsk. 

Kaméniets-Podolsk,    aS   juin    1917. 

EN  quittant  la  gare  pour  la  ville,  le  voyageur  parcourt, 
pendant  la  demi-heure  que  dure  le  trajet,  le  même 
paysage  légèrement  ondulé  qui  l'a  ennuyé  pendant  les 
longues  journées  d'un  voyage  sans  surprises.  Des  chemins 
sans  contours  serpentent  *sur  ces  plaines  qui  semblent 
sans  horizon.  Des  prisonniers  autrichiens  se  promènent 
en  parfaite  liberté  parmi  des  soldats  russes  qui  n'ont 
plus  la  brillante  tenue  des  premières  années  de  la  guerre.  Des 
paysans  sales  et  déguenillés,  qui  ne  semblent  pas  croire  aux 
bienfaits  d'une  révolution  dont  ils  n'ont  pas  encore  su  profiter, 
rompent  seuls  par  leurs  accoutrements  pittoresques  la  monoto- 
nie du  paysage.  Puis,  au  tournant  de  la  chaussée  qui  a  lente- 
ment descendu,  c'est  tout  d'un  coup,  en  haut,  le  profil  clair 
et  coloré  de  Kaméniets-Podolsk,  la  a  forteresse  polonaise  ». 

Par  un  de  ces  hasards  surprenants  qu'on  expliquerait  dif- 
ficilement, la  rivière  Smotricz  a  creusé  dans  les  roches,  proba- 
blement dans  une  autre  ère  géolè'gique,  alors  que  son  courant 
était  rapide  et  violent,  un  lit  circulaire  profond  de  trente 
mètres,  isolant  toute  une  petite  île  au  milieu  des  champs 
poussiéreux.     Les     rivages     escarpés    du     Smotricz     montrent 


sous       LA       H    ÉVOLUTION  91 

détranges  clTets  de  l'action  séculaire  des  eaux  ;  les  rocs  pren- 
nent dans  le  crépuscule  du  soir  l'aspect  de  ruines,  dont  les 
hideuses  difformités  font  imaginer  mille  légendes.  Les  anciens 
remparts  turcs,  percés  de  meurtrières,  les  bastions  à  deux  éta- 
ges, dont  les  mornes  masses  de  pierres  montrent  de  toutes 
petites  fenêtres,  sont  d'une  beauté  romantique  et  farouche  et 
sans  doute  étrangère  aux  guerriers  qui,  au  moyen  âge,  s'instal- 
lèrent ici,  en  plein  pays  étranger. 

Au-dessus  des  rochers  et  des  ruines  des  fortifications  a  poussé 
toute  une  floraison  d'habitations  très  simples  construites  en 
bois,  avec  des  balcons  minuscules.  Ces  maisons  légères  abritent 
des  intérieurs  infects,  et  qui  semblent  transportées  en  plein 
XX®  siècle  d'un  Ghetto  médiéval.  Dans  les  ruelles  étroites  et 
tortueuses,  de  malsaines  puanteurs  persistent  longtemps  dans 
la  nuit.  Les  petits  enfants  en  semblent  moins  gentils  ;  les  jeunes 
filles  qui  ont  tous  les  charmes  de  cette  population  mêlée  de 
Polonais,  d'Ukrainiens  et  de  Blanc-Russiens,  en  sont  moins 
attrayantes.  Et  on  aime  à  reposer  son  regard  sur  toutes  les 
tours  d'églises  qui  se  dessinent  sur  le  ciel  trop  brillant,  et  qui 
apportent  là-haut,  au-dessus  de  cette  bourgade  où  cinq  races 
fourmillent,  le  témoignage  obstiné  des  adorations  de  toutes 
sortes  de  croyants.  On  découvre  dans  le  panorama  de  la  ville 
un  discret  clocher  catholique,  d'imposantes  cathédrales  ortho- 
doxes aux  coupoles  orientales,  une  prude  église  luthérienne, 
de  mornes  synagogues,  et  quelque  part,  oublié  par  les  guerres 
de  parti  et  de  secte,  la  silhouette  élégante  d'un  minaret.  Sur 
l'autre  rive,  au  sommet  d'une  colline  qui  monte  à  pic,  c'est 
la  citadelle  turque,  où  régnent  une  solitude  et  un  silence  bien- 
faisants. Entre  les  bastions  et  les  redoutes  de  cet  ouvrage,  qui 
fut,  jadis,  formidable,  on  voit,  tout  en  bas  et  séparés  de  ces 
ruines  par  trois  siècle  d'isolement,  les  contours  nets  et  précis 
d'une  basilique  chrétienne. 

2.  —  Avant  l'offensive. 
Quand,    il   y   a   six  semaines,   le  général   Brou^silof,   encore 


92  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

commandant  du  front  Sud-Ouest,  m'invita  à  venir  dans  se& 
armées,  j'espérais  que  l'offensive  dont  tout  le  monde  parlait, 
et  à  laquelle  personne  ne  voulait  croire,  se  produirait  bientôt. 
La  conviction  avec  laquelle  le  général  annonçait  cette  reprise 
de  l'action,  par  des  armées  sur  lesquelles  couraient  tant  de 
bruits  alarmants,   m'avait  gagné. 

A  Kaméniets-Podolsk,  les  jours  et  puis  les  semaines  passaient, 
et  dans  la  garnison  et  dans  les  régiments  on  n'entendait  que 
des  discussions  politiques  et  des  déclarations  sur  les  droits  des 
soldats.  Peu  de  préparation  pour  une  grande  offensive,  sauf 
dans  les  états-majors,  où  l'on  travaillait  avec  une  énergie 
fiévreuse.  On  ordonnait  bien  des  manœuvres  d'entraînement, 
des  exercices  de  grenades,  de  tir,  de  travaux  de  sape  ;  mais 
les  soldats  refusaient  d'obéir,  les  comités  des  régiments  ayant 
jugé  ces  fatigues  inutiles  après  trois  ans  de  guerre. 

Et  partout  les  Bolchcviki  agissaient.  Leurs  sourdes  menées, 
leur  propagande  infatigable  continuaient  à  miner  le  prestige 
des  officiers  et  à  flatter  chez  les  soldats  les  instincts  d'indisci- 
pline. Tout  le  monde  parlait,  les  comités  des  compagnies,  des 
régiments,  des  divisions,  des  corps  d'armée,  des  armées,  du 
groupe  d'armées,  avec  une  chaleur  et  une  grandiloquence  infa- 
tigables. On  discutait,  on  critiquait,  dans  ces  moments  décisifs. 
Comment  ces  soldats  excités  contre  leurs  chefs  et  comment  ces 
chefs  exaspérés,  depuis  des  mois,  par  les  tracasseries  les  plu& 
raffinées,  par  le  mépris  le  plus  insolent,  retrouveraient-ils  dan& 
le  combat  la  cohésion  et  la  camaraderie  ?  Après  tant  de  conces- 
sions, comment  reprendre  sur  les  hommes  cet  ascendant  dont 
un  chef  a  besoin  pour  les  mener  au  combat  ?  Broussilof 
avait-il  eu  raison  de  plier  sous  l'orage  subit,  et  le  prestige  du 
commandement  allait-il  se  retrouver  intact  après  un  affreux 
cauchemar  ? 

Pour  moi,  je  ne  doutais  pas  que  le  soldat  russe  ne  dût 
retrouver,  au  moment  suprême  de  l'attaque,  son  imperturbable 
sang-froid  et  presque  son  enthousiasme  guerrier.  Mais  je  crai- 
gnais qu'il  n'eût  plus  la  force  morale  de  résister  après  l'at- 
taque aux  épreuves  plus  dangereuses  que  la  mitraille  et  que  le 


sous       LA       RÉVOLUTION  93 

corps  à  corps,  c'est-à-dire  à  l 'épuisement  et  à  l'attente  passive 
sur  les  positions  conquises. 

Le  jeu  va  donc  enfin  recommencer.  On  m'a  permis  d'assister 
à  l'offensive  au  milieu  des  régiments.  Dans  la  nuit,  c'est  de 
nouveau  lo  grondement  des  canons,  et  l'horizon  s'éclaire  aux 
gerbes  de  lumière  qui  montent  aux  nuages.  De  tout  ce  paysage 
en  flammes  sort  un  chuchotement  irrité  et  indistinct,  où  per- 
cent seulement  les  exclamations  sourdes  et  violentes  des  très 
grosses  pièces.  Nous  concevons  très  bien  ce  que  ces  bombar- 
dements représentent  de  souffrances  horribles  et  de  privations 
intolérables.  Mais  une  grande  satisfaction  nous  remplit  tous, 
et  nous  sourions  en  écoutant  ces  bruits  infernaux,  tandis 
qu'une  lune  très  pure  illumine  les  cimes  des  forêts,  là-bas,  sur 
les  sommets  des  collines. 

Des  hourras  se  rapprochent  et  résonnent  dans  cette  vallée. 
C'est  Kérenski  qui  passe,  infatigable,  parmi  les  divisions  qui 
demain  monteront  à  l'assaut.  La  révolution,  comme  le  tsarisme, 
réclame  ses  droits  aux  suprêmes  sacrifices.  Elle  aura  si  peu 
changé  la  face  des  choses  que  ses  promesses  les  plus  solen- 
nelles font  sourire,  ici,  à  l'aspect  glacial  et  indifférent  de  la 
mort.  Et  j'ai  déjà  maintes  fois  aperçu  cet  étonnement  des 
esprits  simples,  surpris  également  par  la  futilité  de  leurs  droits 
et  par  l'énormité  de  leurs  devoirs. 

3.  —  Vers  la  ligne  de  feu. 

i*'"'  juillet   1917. 

Le  matin,  à  5  heures,  je  pars  à  pied  jusqu'au  poste  de  com- 
mandement du  7°  C.A.  de  Sibérie.  J'y  trouve  le  commandant 
général  Lavdovski  et  son  chef  d'étal-major,  général  Lignof. 
On  est  très  content  de  la  préparation  d'artillerie,  qui  a  été 
minutieuse  par  ce  beau  temps,  et  dans  laipielle  l'aviation  fran- 
çaise a  joué  un  rôle  considérable.  L'attaque  commencera  à 
10  heures.  Les  batteries  qui  continuent  leur  feu,  mais  mol- 
lement, commenceront  la  rafale  à  9  heures. 


94  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Accompagné  du  colonel  qui  fait  le  service  de  liaison  avec  le 
front,  je  me  rends  chez  le  général  Savélief,  commandant  la 
division  qui  mènera  l'attaque  principale.  Il  me  reçoit  dans  son 
poste  d'observation  et  m'explique  la  manœuvre  du  combat.  Les 
Allemands  occupent  ici  une  très  forte  position  en  avant  du 
sommet  de  la  colline  Dzike-Lani,  dans  la  ligne  de  contre-pente. 
Leurs  positions  forment  un  saillant  dans  les  lignes  russes  et 
dominent  de  i32  mètres  toute  la  vallée  de  la  Zlota-Lipa. 

Il  y  a  à  Dzike-Lani  une  forte  organisation  de  tranchées  et 
de  redoutes,  que  l'infanterie  ne  pourrait  prendre  sans  l'énorme 
préparation  d'artillerie  qui  a  été  poursuivie  pendant  deux 
jours  et  demi.  Le  fait  que  Dzike-Lani  forme  un  saillant  dans 
les  lignes  russes  a  facilité  à  notre  artillerie  un  feu  extrêmement 
concentré.  Aussi,  espère-t-on  que  la  position  ennemie  sera 
((  mûre  pour  l'attaque  »  (ce  que  les  Allemands  appellent 
sturmreif)  au  moment  oii  l'assaut  se  déclanchera.  On  prendra 
d'abord  le  centre  de  Dzike-Lani  ;  on  s'emparera  ensuite  de  la 
Redoute  Blanche,  qui  est  aussi  fortement  située  et  domine  la 
vallée  de  la  Lipa  ;  en  troisième  lieu,  on  se  tournera  vers 
Mislouvka.  Notre  assaut  sera  exécuté  par  quatre  régiments, 
qui  sont  indiqués  sur  le  croquis  :  I,  II,  III  et  IV.  Ils  ont  en 
face  d'eux  au  moins  cinq  régiments  allemands. 

Le  premier  mouvement  sera  exécuté  par  les  régiments  I  et  II, 
qui  pénétreront  jusqu'à  la  ligne  A-A.  A  ce  moment,  le  régi- 
ment III  avancera  à  son  tour  pour  s'emparer  de  la  Redoute 
Blanche.  Le  régiment  IV,  placé  en  réserve,  enverra  deux 
bataillons  pour  flanquer  l'attaque  principale. 

...Il  est  9  heures.  Un  feu  terrible  commence.  Le  sommet 
de  Dzike-Lani  est  entouré  d'un  nuage  de  fumée  et  de  poussière, 
à  travers  lequel  percent  des  flocons  blancs  et  de  hautes  colon- 
nes noires.  J'aurai  juste  le  temps  de  me  trouver  en  première 
ligne  au  moment  de  l'assaut. 

Une  chaleur  accablante  tombe  d'un  ciel  de  plomb.  Je  marche 
à  pied  en  suivant  la  vallée.  A  des  distances  variant  de  3oo  à 
5oo  mètres,  des  postes  sont  placés.  A  chacun  d'eux,  il  me 
faut  réveiller  un  homme  qui  me  conduira  au  poste  suivant,  où 


sous        LA        RÉVOLUTION  95 

un  camarade  le  remplace.  Je  perds  ainsi  un  temi)s  précieux, 
car  nous  trouvons  des  postes  où  tout  le  monde  ronfle,  et  il 
faut  s'expliquer,  endormir  les  soupçons  que  la  paresse  inspire. 

Ce  sont  d'abord  les  troupes  en  réserve  qui  attendent  en  bas, 
derrière  la  digue  du  chemin  de  fer  ;  d'autres,  plus  près  de  la 
colline,  et  qui  n'entreront  dans  la  fournaise  qu'en  cas  d'échec 
des  premiers  régiments.  Elles  se  sont  établies  dans  la  craie  du 
sftl,  dans  des  abris  souterrains  qui  ressemblent  beaucoup  à 
ceux  de  l'Argonne,  particulièrement  à  ceux  du  Four  de  Paris, 
que  j'ai  visités  en  191 6. 

L'ennemi  semble  avoir  vu  des  mouvements  suspects  dans 
nos  lignes  :  des  shrapnells  commencent  à  éclater  au-dessus 
de  la  pente  que  nous  occupons,  et  d'où  l'attaque  doit  s'élancer 
dans  un  quart  d'heure.  Il  y  a  un  arrêt  dans  le  mouvement 
en  avant. 

Je  vois  des  soldats  qui  reviennent  et  s'abritent  dans  des 
boyaux  de  traverse,  où  ils  n'ont  rien  à  faire  pour  le  moment. 
On  leur  crie  :  «  Pourquoi  relournez-vous,  camarades  .►*  En 
avant  !  »   Et,   lentement,   ils  rentrent  dans  les  rangs. 

Des  colonnes  suivent  les  tranchées  qui  mènent  au  combat. 
Quelques-unes  s'avancent,  l'air  assuré,  les  yeux  brillants  ; 
d'autres  marchent  sans  enthousiasme.  Il  faut  conij)rendre 
qu'aucun  régiment  n'a  voulu  intégralement  s'élancer  sur  l'en- 
nemi. On  peut  même  considérer  comme  des  volontaires  tous 
les  hommes  que  je  vois  maintenant  s'approcher  de  la  ligne 
d'assaut. 

On  leur  a  enseigné  pendant  quatre  mois  que  c'est  un  péché 
de  se  battre  ;  on  a  essayé  de  ridiculiser  ceux  qui  portent  les 
médailles  de  Saint-Georges  «pour  bravoure».  Je  comprends 
donc  que  certains  hésitent  un  instant  et  j)ent-èlit  se  repentent 
d'avoir  pris,  hier,  la  résolution  de  combattre,  alors  cpiils  pour- 
raient se  trouver  quelque  part  en  arrière,  trancpiillenient  assis 
dans  l'herbe,  jouissant  de  la  plénilude  d^e  vie  qii'exhah^nt  les 
l^aysages  de  juin,  parmi  foutes  ces  douces  et  gentilles  popu- 
lations de  Pelits-Russiens,  chez  lesquelles  ils  furent  si  bien 
accueillis... 


96  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Les  Allemands  n'avaient  d'abord  pas  répondu  au  feu  des 
batteries  russes,  espérant  peut-être  que,  la  préparation  ache- 
vée, l'infanterie  n'attaquerait  pas.  Mais  maintenant  leur  défense 
devient  sérieuse,  à  coups  d'obus  asphyxiants,  et  puis  de  grands 
obus  brisants,  qui  répandent  des  pluies  meurtrières  d'éclats 
de  fonte  et  de  rocher. 

Voici  nos  premiers  blessés.  Ils  se  traînent  le  long  des  tran- 
chées. Ils  ont  le  visage  haut  en  couleur,  le  regard  allumé.  I?s 
■crient  :  «  En  avant,  tovarichichi!  »  D'autres  :  «  Camarades, 
allez-y  !  Mettez-les  en  pièces  !  »  Un  autre,  un  gros  gaillard,  dont 
la  jambe  est  probablement  cassée:  «Les  Autrichiens  sont 
fichus,  finissez-en  avec  les  Allemands  !  »  Et  leurs  terribles 
blessures  finissent  par  encourager  leurs  camarades. 

C'est  la  première  fois  que  je  les  entends  crier  ainsi.  Je  me 
les  rappelle,  ces  grands  blessés  de  l'an  1916,  dans  les  forêts 
de  Volhynie,  dans  les  plaines  de  Galicie,  silencieux,  sans  cris, 
sans  plaintes,  couchés  dans  les  charrettes,  pensifs  et  résignés. 

Leurs  yeux,  très  doux  et  douloureux,  vous  suivaient,  tandis 
que  leur  main  impuissante  esquissait  un  geste  de  salut.  Ils 
semblaient  faire  pour  d'autres  hommes  une  guerre  qui  ne  les 
regardait  point.  Ils  n'avaient  aucune  responsabilité,  aucune  es- 
pérance dans  leur  vie  interminable  de  fatigues  et  de  privations. 
Ils  n'avaient  que  la  souffrance. 

Combien  tout  cela  semble  changé  aujourd'hui  !  Ils  se 
battent  pour  leur  cause,  et  parce  qu'ils  le  veulent.  Je  ne  suis 
pas  du  tout  certain  qu'ils  se  battent  pour  une  république, 
comme  ils  ont  jusqu'ici  fait  la  guerre  pour  un  empire.  Mais, 
s'ils  souffrent  cette  fois,  c'est  parce  qu'ils  l'ont  voulu,  en . 
hommes  libres,  et  parce  que  le  prix  qu'ils  attendent  de  leurs 
peines  vaut  bien  les  blessures  qu'ils  exhibent  avec  une  visible 
fierté. 

Ces  cris  des  blessés,  qu'on  entend  encore  longtemps  le  long 
des  boyaux  par  lesquels  ils  s'éloignent,  ont  fini  de  décider  les 
soldats.  Un  frisson  a  passé  tout  d'un  coup,  très  visible,  le  long 
des  lignes.   C'est   l'appel   des   camarades   qui  entrent  dans  la 


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07 


fournaise  dt'-jà,  et  qui  invoquent  la  fraternité  de  ceux  qui  sont 
en   arrière. 

J'ai  vu  tant  de  fois  les  élans  subits  de  cette  race  qui  est  si 


I 


ï 


^^l^jLiqnes  MIemandes         °™°™\  Lignes  Russes 

CROQUIS    DES    POSITIONS    DE    COMBAT    A   D/.IKA-LANY 


lente  à  dépenser  ses  énergies,  mais  qui  les  verso  aux  vents 
sans  les  compter,  dès  qu'une  idée  irrésistible  s'est  emparée 
d'elle  !  Désormais  plus  d'hésitalions  !  ,Ii'  les  vois  s'avancer 
maintenant,  ces  braves  soldats  qui  sf)nt  les  j)rcmiers  soldats 
au  monde,  comme  je  les  ai  vus  tant  de  fois,  sous  le  tsar,  aller 
à  l'assaut. 

7 


98  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

i.  —  L'assaut. 

La  première  vague  est  sortie  des  tranchées  six  minutes  trop 
tôt,  par  suite  d'un  mauvais  réglage  des  montres.  Je  suis  donc 
en  retard.  .Te  rejoins  la  deuxième  vague,  et  me  mets  à  côté 
du  lieutenant  Clouehkof,  qui  commande  une  compagnie. 
Nous  attendons  le  signal  dé  départ.  Il  n'y  a  aucune  possibilité 
pour  moi,  en  ce  moment,  de  rejoindre  la  première  vague 
par  ces  tranchées  remplies  de  soldats,  et  par  lesquelles  on  ne 
saurait  passer.  J'attends  donc  à  côté  de  Glouchkof,  qui  se  tient 
très  bien,  et  d'un  petit  soldat  très  brave,  Alexandre  Ignatief, 
lequel  porte  mon  appareil.  Je  lui  demande  de  temps  en  temps  : 
<(  Tu  n'as  pas  peur  ?  »  Et  sa  réponse  est  invariablement  : 
«  Nitchevo  !  » 

Tout  à  coup,  en  bas,  à  notre  gauche,  nous  voyons  de  toutes 
petites  silhouettes  qui  courent  vers  nos  lignes,  irrégulièrement, 
par  sauts  brusques.  Ce  sont  des  Allemands  qui  vont  se  rendre. 
Et  nos  soldats  de  rire  !  En  haut,  un  aéroplane  ennemi  plane 
sur  nos  tètes.  Mais  une  mitrailleuse  commence  son  tir  mono- 
tone, et  il  fait  volte-face.  Puis  ce  sont  des  cris  :  «  En  avant  les 
mitrailleuses  !  »  Les  lignes  de  téléphone  semblent  cassées,  et 
on  se  crie  les  ordres  dim  bout  des  tranchées  à  l'autre.  Dans 
les  boyaux  parallèles,  d'autres  cris  :  «  Avancez,  la  ...*"  compa- 
gnie !  »  Et,  enfin,  chez  nous  :  «  Avancez,  la  12*^  compagnie  !  » 
Nous  nous  mettons  en  marche. 

En  première  ligne,  tout  en  avant  de  nos  positions,  encore 
une  petite  halte.  Ler»  blessés  de  la  première  vague  reviennent, 
et,  avec  eux.  un  seul  prisonnier.  Le  capitaine  Régof,  l'épaule 
percée,  s'avance  -entouré  de  deux  soldats  qui  ont  chacun  pris 
une  mitrailleuse  allemande,  et  qui  se  feraient  tuer  plutôt  que 
de  s'en  séparer.  Cette  prise  signifie  pour  eux  la  croix  de  Saint- 
Georges,  et  i^ar  conséquent  toute  une  vie  de  fierté. 

Le  signal  est  donné.  Nous  escaladons  le  parapet  avec  notre 
toute  petite  compagnie,  qui  forme  la  deuxième  vague  d'assaut. 
La  résistance  ne  sera  pas  forte,  mais  le  bombardement  devient 
de  plus  en  plus  intense.   Les  shraimells  et  les  gros  obus  font 


sous       LA       RÉVOLUTION  99 

un  bruit  singulier  qui  semble  se  prolonger  à  travers  les  rares 
silences.  Les  hommes  sont  superbes.  Ni  exhortations,  ni  sup- 
jjlications  ne  sont  nécessaires.  Il  faut  seulement  de  temps  en 
temps  les  tirer  des  grands  trous  d'obus  dans  lesquels  ils 
s'attardent. 

Et,  tout  comme  mes  camarades  russes,  je  les  tire  des  enton- 
noirs :  ((  \  periud,  lovarichlclti.  »  En  avant,  camarades!  Tous 
les  ofiiciers  sont  d'ailleurs  magnifiques,  froids,  autoritaires, 
très  habiles,  d'une  bravoure  très  simple,  poussant  leurs  hom- 
mes. Mais  ils  ne  leur  parlent  pas  et  cela  a  toujours  été  une 
cause  d'étonnemeiit  pour  moi  toutes  les  fois  que  je  les  ai  ac- 
compagnés au  combat.  Serait-ce  parce  que  les  soldats  marchent 
sans  qu'on  les  encourage,  d'abord  par  devoir  et  ensuite  par 
la  passion  guerrière  c}ui  se  réveille  en  eux  ? 

■  Ce  qui  me  surprend  aujourd'hui,  puisque  j'en  suis  témoin 
pour  la  première  fois,  c'est  qu'à  côté  des  officiers,  des  soldats 
encouragent  leurs  camarades  :  ((  Vperiod,  tovariclitchi!  »  Ces 
cris,  calmes  et  autoritaires  chez  les  officiers,  sont  passionnés 
■chez  les  soldats. 

Nous  pénétrons  dans  les  tranchées  allemandes.  Les  prison- 
niers se  font  cueillir  partout.  Deux  blessés  allemands,  attardés 
dans  leur  troisième  ligne,  sont  soignés  par  nos  soldats,  parce 
que  nos  ambulanciers  n'ont  pas  encore  eu  le  temps  de  suivre 
Il  s  vagues  d'assaut.  J'ai  pansé  deux  des  nôtres,  blessés  par  des 
balles  de  shrapnells  à  la  tête.  Et  ce  sont  alors,  pour  cet  insi- 
gnifiant service  (ju'on  rend,  tandis  qu'on  est  simplement  api- 
Inyé  par  tant  de  souffrances  et  un  si  simple  héroïsme,  des 
épanchements  de  tendresse  et  de  reconnaissance,  qui  effraient 
presque. 

5.  —  Dans  les  licnes  allemandes. 

En  troisième -ligne  ennemie  —  parce  (pie  le.*  troupes  d'occu- 
pation n'offrent  plus  ici  ^nuiine  résistance  —  je  maperçoi-< 
(]nt'  nous  sonmies  fusillés  par  les  Allemands  qui  se  trouvent 
dans  l'ouvr^igc  de  Mislouvka  et  qui  menaccnl  noliv  llaNc  droii. 


100         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Le  lieutenant  Zdorof,  que  j'avais  vu  auparavant,  très  brave 
et  énergique,  s'est  installé  ici  avec  deux  ou  trois  mitrailleuses, 
pour  repousser  —  si  besoin  en  était  —  une  attaque  partant  de 
Mislouvka.  Le  régiment  IV  (voir  la  carte)  doit  protéger  les 
flancs  des  colonnes  d'attaque  ;  mais  il  ne  faut  pas  compter 
sur  les  autres  ;  il  faut  tout  attendre  de  soi-même.  Ce  Zdorof, 
très  vif,  et  rendu  nerveux  par  les  dangers  qu'il  a  traversés, 
excite  les  soldats  qui  passent  à  activer  leur  marche  :  ((  Courez 
plus  vite,  camarades  !  Vos  officiers  vous  ont  devancés.  Rejoi- 
gnez-les. Battez-vous  pour  la  République  démocratique  !  »  Et 
à  d'autres  :  «  Attaquez  aujourd'hui,  mes  camarades  !  C'est 
pour  la  libre  Russie  !  »  Je  lui  dis,  —  en  passant,  parce  que 
j'ai  hâte  de  rejoindre  les  autres  :  «  C'est  de  ce  jour  que  datera 
votre  République  !  »  Mais  il  répond  :  ((  Non,  ils  se  battront 
parce  qu'ils  appartiennent  déjà  à  la  Russie  libre  et  à  la  grande 
République  1  » 

Nous  nous  donnons  une  poignée  de  main  en  nous  quittant 
sous  le  feu  des  obus  et  sous  la  pluie  de  balles  qui  nous  prend 
en  enfilade.  Mais  je  ne  crois  pas  que  la  forme  d'un  régime 
puisse  provoquer  l'héroïsme. 

Ces  soldats  se  battent  parce  qu'ils  le  veulent,  et  aussi  parce 
que,  arrivés  dans  la  fournaise,  l'appel  des  combattants  les 
pousse  à  ne  pas  abandonner  leurs  camarades,  et  plus  encore, 
peut-être,  parce  qu'ils  ont  la  vertu  guerrière,  le  don  du  sacri- 
fice, l'animalité  saine  et  brusque. 

Nous  arrivons  enfin  dans  la  ligne  6.  La  première  vague  s'y 
repose  déjà.  Le  lieutenant  Glouchkof,  dont  je  m'étais  séparé 
une  dizaine  de  minutes  auparavant,  est  tué.  En  général,  les 
pertes  sont  élevées  ;  mais  nous  sommes  dans  la  position  enne- 
mie. Pour  peu  que  les  troupes  restent  animées  du  même 
esprit  combattif,  et,  pour  peu  que,  sous  l'influence  d'un  retour 
momentané  de  l'ancienne  discipline,  elles  occupent  le  terrain 
stoïquement  (ce  qui  est  plus  pénible  que  de  le  conquérir),  je 
ne  doute  pas  que  la  journée  que  je  viens  de  passer  avec  ces 
braves  troupes  ne  soit  décisive  pour  la  campagne  actuelle. 

T^s    ambulanciers    ne   sont   pas    encore    arrivés    dans    cette 


sous       LA       RÉVOLUTIQN  101 

-dixième  lijinc  allemande,  dont  nous  nous  sommes  emparés 
après  une  marche  dune  heure  cl  deniic  II  nous  faut  assister 
aux  spectacles  les  plus  épouvantal)les,  découvrir  des  l)lessures 
si  affreuses,  des  tortures,  si  horrii)les,  qu'on  voudrait  partir 
pour  ne  phis  demeurer  impuissant  devant  ces  malheureux 
blessés,  ne  plus  entendre  leurs  g-émissements,  ne  plus  voir  leur 
sang  se  perdre  par  flots  dans  le  sable  ensoleillé. 

Un  paysan  russe,  le  genou  percé  par  un  éclat  d'obus  et  dont 
on  a  coupé  les  vêtements  pour  mettre  rapidement  un  premier 
pansement  sur  sa  blessure,  est  las  d'attendre  ;  il  se  traîne,  sur 
les  mains  et  sur  la  jambe  qui  lui  reste,  à  la  rencontre  des 
ambulanciers. 

Je  prends  un  autre  blessé  par  le  bras.  Il  a  la  mâchoire  tra- 
versée par  un  projectile  ;  le  sang  lui  sort  du  cou  et  de  la 
bouche.  Je  le  soutiens  et,  pour  gagner  du  temps,  nous,  quit- 
tons la  tranchée  tortueuse  que  suivent  deux  courants  de  sol- 
dats en  direction  inverse,  et  marchons  en  haut,  à  travers  les 
champs,  où  tombent  les  obus  et  sifflent  les  balles.  Le  pauvre 
bougre,  qui  fut  sans  doute  très  froid  et  flegmatique  au  comhat, 
mais  qui  est  affaibli  par  une  abondante  perte  de  sang,  a  pris 
peur.  Chaque  fois  que  le  gazouillement  d'un  obus  annonce 
une  explosion  prochaine,  sa  bouche  couverte  d'écume  prend 
une  expression  d'effroi,  et  il  se  jette,  en  gémissant,  dans  un 
des  milliers  de  trous  d'obus  dont  le  sommet  est  couvert. 

Un  peu  plus  loin,  gît  par  terre  un  Allemand,  blessé  par  les 
l'clats  d'un  obus  de  gros  calibre,  sans  doute  en  prenant  un  rac- 
courci vers  ses  lignes.  Je  me  penche  un  instant  sur  lui.  Il 
râle,  et  des  bruits  très  légers  et  très  doux,  qui  sont  peut-être 
des  tendresses  pour  un  être  aimé,  moulent  de  ces  pauvres  restes 
humains.  Le  mourant  ne  semble  plus  souffrir,  et  ses  yeux 
sans  expression  regardent  un  point  du  ciel,  comme  pour  y  fixer 
une  pensée  qui  déjà  s'enfuit. 

Dans  une  tranchée  moins  remplie,  je  remets  mon  blessé  à 
\m  poste  d'ambidance.  J'y  apprends  cpie  Mislouvka  est  pris, 
ainsi  que  la  Redoute  Blanche. 

A   Rybniki,   je  me  trouve  tout  d'un   couj»   parmi    les   troupes 


102  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

de  réserve.  Des  soldats  crient  d'une  façon  très  brutale  :  «C'est 
défendu  de  fumer  !  »  Je  ne  comprends  pas.,'  et,  tout  en  conti- 
nuant de  fumer,  j'interroge  du  regard.  Mais  on  insiste  :  «  Com- 
ment, cet  officier  allemand  ose  fumer  !  »  Cet  incident  man- 
quait à  cette  journée  !  Je  riposte  vertement  :  «  Vous  ne  voyez 
pas,  bande  d'idiots,   que  je  porte  des  décorations  russes  ?  » 

Ils  sourient  aussitôt.  Ceux  qui  étaient  tout  près  me  saluent 
et  déclarent  :  ((  Mais  on  voit  maintenant  tout  de  suite  qu'il  est 
un  des  nôtres  !  » 

Le  soir,  chez  le  commandant  du  corps  d'armée,  j'entends, 
par  contre,  raconter  qu'un  officier  allemand  du  133*°  d'infan- 
terie de  réserve  avait  demandé  au  capitaine  S...,  qui  l'inter- 
rogeait :  «  Comment  les  Russes  acceptent-ils  d'être  conduits  à 
l'assaut  par  un  officier  français  .•*  ))  Le  capitaine  S...  s'était 
récrié,  et  avait  assuré  son  prisonnier  qu'il  se  trompait,  qu'il 
avait  mal  vu.  On  rechercha  l'origine  de  cette  confusion  et  on 
découvrit  que  c'était  moi  que  l'Allemand  avait  pris  pour  un 
officier  français.  Il  faudra  décidément  que  je  change  mes  cos- 
tumes... 

On  peut  me  fournir  maintenant  des  données  plus  précises 
sur  l'action  :  la  position  de  Dzike-Lani  était  défendue  par  six 
régiments,  comj)renant  environ  i3.ooo  à  i5.ooo  hommes. 
C'étaient  des  régiments  d'infanterie  de  réserve,  le  104*"  et  le 
i3y  (2-1"  division  de  réserve),  le  17^  et  le  161'^  (i5®  division  de 
réserve)  et  le  36i*  et  le  ■'1-2'^  (198"  ou  aii''  division  de  réserve). 
590  prisonniers  sont  restés  entre  nos  mains,  dont  5  officiers 
parmi  lesquels  un  «  major  »,  le  commandant  de  la  position 
centrale  de  Dzike-Lani.  Les  Allemands  ont  subi  de  grosses 
pertes  sur  toiit  le  front  d'attaque,  excepté  dans  la  position 
centrale,  composée  d'abris  souterrains  profonds.  On  pouvait 
y  entrer  par  des  escaliers  à  09  marches. 

Le  butin  compte  en  outre  9  mitrailleuses  prises  à  Mislouvka 
et  t3  conquises  à  Dzike-Lani,  ainsi  que  9  canons  de  tranchée. 


sous       LA       H    ÉVOLUTION  103 

6.   —  Rkncomhk   de    ki-:ui:NSKi. 

2  juillet. 

Les  Allemands  honihardcnl  la  position  conquise  avec  toutes 
les  batteries  dont  ils  disposent.  De  nos  tranchées  des  gens 
reviennent,  hagards,  presque  aveugles,  trébuchant,  heurtant 
à  chaque  pas  les  parois  avec  des  gestes  de  fous.  Quand  je  les 
interroge,  ils  répondent  par  des  phrases  qui  n'ont  pas  de  sens. 
Ce  sont  des  contusionnés.  Puis,  des  blessés,  tor(his  par  la  dou- 
leur, mais  ne  criant  plus  vengeance  comme  hier.  Le  premier 
enthousiasme  est  passé.  Et  je  vois  des  m^rts  qu'on  n'enterre 
pas  et  à  côté  desquels  on  se  couche  et  on  s'endort,  comme  si 
les  malheureux  camarades  ensanglantés  et  mutilés  dormaient 
aussi. 

Et  ensuite  des  grou{)es  lamcnlables,  composés  de  soldats 
chez  qui  la  première  ardeur  est  tombée,  qui  ne  sont  retenus 
par  aucim  sentiment  de  discipline  et  qui  vont  simplement 
manger  et  boire  à  Rybniki,  à  une  heure  de  distance,  aban- 
donnant les  lignes  qui  ont  coûté  le  sang  de  tant  de  leurs  frères. 

A  la  On  de  la  journée,  je  rencontre  Kérenski,  qui  fait  le  tour 
du  front  et  qui  vient  causer  avec  les  soldats.  Après  que  je  hii 
ai  été  pi'ésenté  par  le  commandant  du  corps,  nous  échangeons 
quelques  paroles.  Il  fait  sur  moi  l'impression  d'avoir  de  fortes 
convictions.  Ayant  appris  que  j'avais  assisté  à  la  bataille 
d'hier,  il  m'interroge  sur  le  rôle  que  l'idée  républicaine  y  a 
joué.  Il  me  demande  ensuite  si  les  troupes  qui  ont  pris  Dzike- 
Lani  ont  déployé  à  l'assaut  des  drapeaux  rouges.  Je  dois  lui 
répondre  que  je  n'en  ai  vu  aucun  et  même  que  j'ai  vu  très 
peu  de  cocardes  rouges.  Je  mentionne  pourtant  le  fait  qu'un 
officier  ré[)ublicain  a  prononcé  dans  les  tranchées  des  discours 
au  nom  de  la  Républi(pie  démocratique.  J'aurais  pu  ajouter 
que  l'attaque  a  réussi  grâce  aux  qualités  guerrières  du  Russe, 
et  non  par  l'effet  des  nouvelles  idées  politiques,  répandues 
d'une  façon  fort  inopportvme,  cl  qui  oui  affaibli  l'airnée. 
Mais  je  garde  celle  opinion  pour  moi. 

Kérenski    signcia    ce    soir    nirnic    un    (b'ci'ct,     par    lequel     le 


104  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

gouvernement  provisoire  fait  à  chaque  régiment  le  don  d'un 
drapeau  rouge,  pour  remplacer  celui  avec  lequel  ils  montèrent 
à  l'assaut  et  indiquer  sous  quelle  égide  les  soldats  devront 
tenir  leurs  positions  dans  l'avenir.  Je  dois  avouer  que  la  cou- 
leur ne  me  dit  rien.  Mais  on  n'a  pas  encore  trouvé  le  temps 
de  remplacer  les  deux  aigles  qui  flottaient  si  magnifiquement 
au-dessus  des  anciens  champs  de  bataille... 

Les  régiments  qui  se  sont  battus  hier  ajouteront  à  leur  nom  : 
régiment  du  i8  juin  (calendrier  russe,  en  retard  de  treize  jours 
sur  le  nôtre). 

Le  ministre  de  la  Guerre  est  adoré  des  soldats,  comme  le 
fut  le  tsar  et  sans  qu'on  le  comprenne  ni  qu'on  le  connaisse 
mieux.  On  le  dit  très  ambitieux.  Je  le  crois  et  je  l'espère.  Il  a 
les  yeux  attentifs  de  ceux  qui  ne  veulent  pas  perdre  le  contact 
avec  la  réalité.  S'il  commet  des  fautes,  en  introduisant  de  mal- 
heureux changements  dans  l'armée,  je  crois  qu'il  pèche  par 
erreur,  étant  d'ailleurs  d'accord  avec  les  généraux  les  plus 
réputés.  Car,  s'il  est  ambitieux,  il  semble  bon  patriote  et  il 
donne  l'impression  d'être  capable  de  mourir  pour  la  cause  qu'il 
embrasse. 

...  Ce  soir,  des  contre-attaques  se  produisent,  qu'on  repousse. 
Toute  la  nuit,  ce  sont  de  terribles  feux  de  barrage  autour  du 
sommet  de  Dzike-Lani  qui  semble  être  en  flammes. 

\ 
•7.  —  Conversations  de  soldats. 

4  juillet. 

Ce  matin,  le  général  Lavdovski  m'apprend  que  le  général 
Goutor,  commandant  le  groupe  d'armées,  d'ailleurs  sur  sa  pro- 
position, ma  conféré  le  S. -Vladimir  avec  épées  et  rubans. 

Hier  encore,  des  contre-attaques  de  l'ennemi  nous  ont  fait 
perdre  quelques  lignes.  Les  comités  de  soldats  continuent  leur 
propagande  sous  le  feu  de  l'ennemi,  et  les  hommes,  oubliés 
des  services  de  l'arrière,  et  manquant  de  nourriture,  les  écou- 
tent. Heureusement  les  relations  entre  les  ofTiciers  et  les  hom- 
mes   s'améliorent    silencieusement,    par    la    tragique    commu- 


sous       LA       R    E    V    O    L    U    T    I    Q    X 


105 


naulé  des  pertes,  ({ui  renionteiit,  pour  les  soldats,  à  3o  %, 
pour  les  officiers  à  70  %. 

Je  reviens  chaque  jour  parcourir  nos  lignes  qui  sont  vastes. 
A  midi,  aujourd'hui,  je  visite  une  ancienne  tranchée  allemande, 
la  dernière  que  nous  occupons  encore,  et  y  trouve  un  bataillon. 
Quand  j'y  retourne  deux  heures  après,  je  n'y  vois  que  huit 
officiers  et  trois  soldats.  Je  demande  aux  officiers  : 

—r-  Comment,  les  Boches  sont  à  cinquante  mètres,  et  vous 
ctes  dix  pour  défendre  votre  tranchée  ? 

—  Oui,  mais  l'autre  bataillon  n'est  pas  ar'-ivé. 

—  Vous  quittez  vos  lignes  avant  que  les  troupes  de  relève 
y  soient  ? 

—  Que  voulez-vous,  les  soldats  ont  décidé  qu'on  était  resté 
assez   longtemps  en   première  ligne. 

Chaque  jour,  quand  je  retourne,  tout  seul,  des  tranchées  à 
l'état-major,  je  suis  accompagné  par  un  grand  nombre  de 
Mildats,  qui  vont  en  bas,  à  Rybniki,  prendre  le  thé  et  qui  aban- 
donnent leurs  positions,  où  reposent  encore  les  corps  de  leurs 
camarades,  tués  pendant  l'assaut.  Et  parmi  les  blessés  qui  se 
rendent  aux  lazarets,  je  remarque  déjà  un  grand  nombre 
d'hommes  blessés  à  l'index  de  la  main  gauche. 

5  juillet. 

Dans  les  tranchées  de  Dzike-Lany,  où  je  vais  de  nouveau 
passer  la  journée,  des  monceaux  de  morts  partout,  dans  le  fond 
des  boyaux  et  contre  les  parapets.  On  les  laisse  pourrir  en  plein 
soleil,  par  groupes  de  quatre  ou  cinq.  Je  m'assieds  près  de 
deux  cadavres  russes,  noircis  par  la  chaleur,  parmi  une 
colonne  en  marche  pour  relever  la  dcriiirrc  Iranchéc  alle- 
mande, où  nous  tenons  encore. 

En  face  de  moi,  un  vieux  soldat  à  la  figure,  ridée,  aux  yeux 
paisibles  et  doux.  Après  m'avoir  regardé  pendant  quelque 
trmps,   il  m'interpelle: 

—  Dis-moi,  carparade,  pourquoi  cette  guerre  ? 

J'essaie  de  lui  expliquer,  en  mauvais  russe,  qu'il  faut  défen- 


106  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

dre  la  liberté.  Si  elle  est  menacée,  mieux  vaut  mourir  que  de 
subir  la  moindre  contrainte. 

—  Et,  dis-je,  que  vaut  donc  la  vie  ? 

—  Oui,  répondit-il,  c'est  vrai,  la  vie  vaut  peu  de  chose! 
Après  un  silence,  je  lui  demande  à  mon  tour  : 

—  Et  toi,  camarade,  pourquoi  es-tu  ici  ?  Après  la  révolu- 
tion, tu  pouvais  retourner  tranquillement  chez  toi  ! 

—  Ma  foi,  répond-il,  je  suis  venu  parce  que  tout  le  monde 
prétend  qu'il  le  faut. 

Ses  regards  se  fixent  sur  les  cadavres  à  côté  de  moi.  Ensuite 
il  lève  les  yeux  vers  moi,  et  dit  avec  un  soupir  : 

—  Ceux-là,  du  moins,  ont  la  Icrre  cl  la  ]il)erlé  {Zernlia  i 
Yolia,  terme  de  propagande  révolutionnaire).  Il  se  tourne  de 
nouveau  vers  les  deux  morts,  et,  s'adressant  à  son  voisin  : 

—  Qu'ils  ont  donc  de  belles  bottes  !...  Il  serait  dommage  de 
les  laisser  pourrir  ici  ! 

Mais  quand  il  voit  que  je  reste  très  froid  et  que  je  ne  l'encou-  ' 
rage  nullement,  il  n'ose  pas  prendre  les  bottes.  Puis  à  un  cri 
qui  retentit,  tout  le  monde  se  lève,  et  nous  allons  occuper  la  j 
tranchée  à  5o  mètres  de  l'ennemi. 

Qu 'est-il  devenu,  ce  vieux  soldat  aux  yeux  doux,  attentifs 
et  cupides  ?... 


CHAPITRE  VI 

AVEC  LA  ^^ DIVISION  SAUVAGE" 
PENDANT 

LA  RETRAITE  DE  GALICIE 

.     S<nro-Pori('tch(:',    le    aS    juillet/B.  août    1917. 

C'est  aujourd'hui,  pour  la  première  fois,  depuis  deux 
semaines,  que  je  Irouve  le  loisir  d'arranger  mes  notes 
et  de  décrire  mes  impressions  sur'  la  retraite  précipitée 
et  douloureuse  à  travers  la  Galicie.  Le  régiment  de  cavalerie 
irrégulière,  auquel  j'ai  été  attaché,  celui  des  Tchetchens,  oc- 
cupe ce  village.  Les  deux  colonels,  l'aide  de  camp  du  régiment, 
et  moi-même,  nous  nous  sommes  emparés  d'un  grand  château 
d'origine  polonaise  oij  nous  trouvons  enfin,  après  de  longu/^s 
marches  fatigantes,  un  peu  de  repos  sous  les  hautes  colonnades 
grecques  et  les  sombres  sapins  séculaires. 

Nous  venons  de  vivre  des  jours  tourmentés  et  pleins  d'amer- 
tume. Combien  tout  aurait  pu  marcher  autrement,  avec  notre 
énorme  supériorité  numérique,  avec  les  magnificpies  (pialités 
guerrières  que  présentait  l'armée  russe  avant  (]u'clle  ne  fù! 
gâchée  par  la  gigantes(pie  aventure  à  laquelle  on   l'a  livrée. 


I.  —  Le  général  Toiu':nKMissoF. 

La  vaste  opération  du  i""  juillet  avait  été  groupée  par  Brous- 
silof  autour  d'un  mouvement  qui  devait  nous  assurer  la  posses- 


108  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

sion  de  Lembcrg.  L'attaque  principale,  visant  Lemberg  par 
Bjéjcany.  avait  été  confiée  par  le  général  Goutor,  commandant 
le  groupe  d'armées  du  Sud-Ouest,  au  7^  G. A.  sibérien,  supé- 
rieurement équipé,  et  dont  l'attitude  morale  inspirait  de  l'opti- 
misme. 

Simultanément,  le  22^  G. A.,  commandé  par  le  général  Tché- 
rémissof,  et  occupant  le  secteur  Nord  de  Stanislau,  dut  tenter 
une  très  forte  démonstration  destinée  à  donner  le  change  à 
l'ennemi.  Cette  manœuvre  ne  pouvait  d'ailleurs  aboutir  qu'à 
la  prise  des  petites  villes  Galitch  et  Kalucz,  après  lesquelles 
elle  devait  se  perdre  dans  une  région  sans  importance  poli- 
tique, 011  les  succès  militaires  seraient  condamnés  à  la  stérilité. 

J'ai  décrit,  dans  un  chapitre  précédent,  comment  les  fortes 
positions  de  Dzike-Lany  furent  prises  et  perdues.  D'autre  part, 
le  général  Tchérémissof,  malgré  (pi'il  ne  disposât  que  de  trois 
cents  pièces  de  campagne,  franchit  la  Lomnitsa,  prit  Galitch, 
Kalucz,  et  réussit  à  s'y  maintenir,,  même  après  qu'une  partie 
du  front  de  bataille  eût  été  obligée  de  se  retirer  à  cause  de  la 
scandaleuse  défaillance  de  deux  régiments  de  la  garde  faisant 
partie  de  la  9^  armée.  Ge  succès  fut  d'autant  plus  remarquable, 
que,  au  milieu  du  mois  de  juillet,  l'armée  russe  semblait  défi- 
nitivement atteinte  par  la  propagande  bolcheviste  et  par  les 
doctrines  militaires,  plus  dangereuses,  des  socialistes-révolu- 
tionnarires. 

L'explication  en  est  la  suivante  :  le  général  Kornilof,  com- 
mandant la  8^  armée,  avait  attaché  au  12^  G. A.  deux  corps  de 
troupes  dans  lesquels  l'ancienne  discipline  s'était  maintenue. 

Le  premier  fut  un  petit  groupe  de  deux  «  bataillons  d'at- 
taque »,  du  capitaine;  Négentsof,  qui.  sous  les  auspices  de 
Kornilof,  avait  réuni  des  volontaires  triés,  ayant  tous  juré  de 
ne  jamais  reculer,  et  formant,  sous  l'anarchie  républicaine, 
une  heureuse  survivance  de  l'ancien  régime. 

Le  second  fut  la  division  de  cavaliers  indigènes  du  Gaucase, 
mieux  connue  sous  le  redoutable  nom  de  «  Division  Sauvage  ». 

Lors  de  l'assaut  général  près  de  Stanislau,  du  26  juin/ 
8    juillet,     les    bataillons  Négentsof,   sortis  de  leurs  tranchées. 


sous       LA       REVOLUTION 


109 


cinq  minutes  avant  le  sig^nal  du  départ,  traversèrent  d'un  seul 
bond  les  lignes  autrichiennes  et  s'emparèrent  des  trente-quatre 
pièces  de  campagne  que  l'ennemi  avait  alignées  pour  enrayer 
l'avance  russe.  Les  troupes  autrichiennes,  se  sentant  menacées 
au  dos,  n'offrirent  qu'une  faible  résistance.  Néanmoins,  de 
lâches  fuites  des  troupes  révolutionnaires  nécessitèrent,  par 
deux  fois,  dans  la  semaine  suivante,  une  nouvelle  intervention 
des  bataillons  Négentsof. 

La  «  Division  Sauvage  »  entra  eu  jeu,  quelques  jours  plus 
tard,  quand  la  ville  de  Kalucz,  conquise  par  les  soldats  révo- 
lutionnaires qui  y  commirent  ensuite  de  scandaleux  excès  et 
s'enivrèrent  effroyablement,  avait  été  libérée  par  les  Autri- 
chiens. Les  cavaliers  du  Caucase,  s'attaquant  d'un  bel  entrain 
aux   positions   fortifiées   de  l'ennemi,    reprirent  la  ville. 

Les  mérites  exceptionnels  de  ces  deux  unités,  que  le  main- 
tien de  l'ancienne  discipline  et  un  vif  attachement  au  chef  de 
l'armée  avaient  fait  haïr  des  camarades  révolutionnaires, 
.et  suspectes  au  gouvernement  provisoire,  furent  jugés  ina- 
vouables par  le  général  Tchérémissof.  Sur  la  liste  de  propo- 
sitions pour  décorations  et  promotions,  que  le  gouvernement 
lui  avait  demandée,  il  ne  mentionna  aucun  nom  d'oiïîcier  ou 
de  soldat,  ni  des  bataillons  d'attaque,  ni  de  la  division  sauvage. 
Mais  le  général  Kornilof,  saisi  de  leurs  plaintes,  et  anticipant 
son  opposition  aux  méthodes  de  Kérenski,  décora  proprio  motu 
chaque  officier  et  chaque  soldat  des  bataillons  Négentsof,  et 
plusieurs  membres  de  la  division  du  Caucase  C). 


(•)  Ces  deux  bataillons  Néj,n'nt>^of  l'iuriil,  l'ii  jiiillcl,  (•liiiii,i,n'S  en  un 
répriment,  coniprenaiit  une  solnia  do  cosaque.'^  du  Don  vl  quelques 
jJièces  de  campafirne  : 'ce  fut  le  «  Kornilofslci  Oudarni  Polk  »,  qui  a, 
par  la  suite,  joué  un  rôle  .si  considérable  sous  Kornilof,  Dénikine  et 
Wrnngel.  Les  demandes  d'admission  allluant  de  toutes  les  parties  du 
fiont  ()ar  dizaines  de  milliers,  le  capitaine  Négentsof  offrit  au  général 
Kornilof  de  former  sur  les  mêmes  bases  tout  un  corps  d'armée.  Ce 
dernier,  nllégiiaril  les  soupçons  immodérés  du  gouvernement  provi- 
soire avec  le(|uel  il  désirait  coopérer,  et  peut-èlro  confiant  en  une 
justice   immanente,   déclina   la   proposition. 

Chaque  aspirant  —  officier  ou  soldat  —  au  régiment  d'attaque  resta 
pendant  deux  semaines  eri  observation  dans  une  caserne  spéciale,  ovi 
des  sous-ofTlciers  ancien  régime  contrôlaient  sa  tenue  et  son  attitude 
politique.    A  l'rxpiiation  de  vo  terme,  il  était  admis  ou  mis  à  la  porte. 


110  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Mécontent  du  rôle  secondaire  que  le  commandant  du 
groupe  d'armées  dans  le  plan  d'ensemble  des  opérations  avait 
assigné  au  12'"  corps,  le  général  Tchérémissof  essaya  d'imposer 
au  commandement  une  autre  manœuvre  et  l'attribution  à  son 
C.A.  de  toutes  les  réserves  du  groupe  Sud-Ouest.  Le  général 
Goulor,  espérant  un  retour  de  la  fortune,  refusa.  Mais,  à  l 'état- 
major  du  12*, corps,  les  officiers  se  promenaient  avec  les 
soldats,  bras  dessus,  bras  dessous,  sous  la  surveillance  pater- 
nelle du  général  Tchérémissof  qui  en  fît  parfois  de  même,  ce 
qui  le  rendit  extrêmement  populaire.  Le  commissaire  révolu- 
tionnaire de  la  S''  armée,  un  praporchtchik,  pris  d'amitié  pour 
l'excellent  général,  jeta  son  poids  démagogique  dans  la  balance 
contre  la  mùrc  expérience  du  général  Goutor,  et,  dans  le 
désordre  général,   l'emporta  sur  le  vieux  chef. 

Le  gouvernement  provisoire  —  en  restant  fidèle  à  son  sys- 
tème —  accusa  des  honteux  échecs  qui  s'accumulaient,  non  les 
soldats,  ni  les  nouveaux  règlements  ou  la  fatale  désagrégation 
des  esprits,  mais  les  chefs,  qu'il  destitua  en  grand  nombre  et 
remplaça  par  de  jeunes  ambitieux  qui  hâtèrent  la  catastrophe 
finale. 

Le  général  Tchérémissof.  —  tout  en  entamant  des  pourpar- 
lers secrets  aA'ec  le  Comité  exécutif  (bolchevik)  de  Petrograd, 
—  profita  des  excellentes  dispositions  de  Kérenski  à  son  égard, 
amassait  ses  réserves  pour  frapper  un  grand  coup,  quand 
d'inouïes  trahisons  au  Nord  l'obligèrent  à  se  retirer. 

2.  —  Sur  la  Lommtsa. 

Maïdan.  lo  fi/iQ  juillet. 
Le  12®  C.A.  est  occupé  à  remanier  son  tout  petit  front  d'at- 
taque —  hélas  !  trop  grand  pour  le  nombre  de  ses  forces  effec- 
tives. La  majorité  des  troupes  est  restée  en  arrière  et  refuse  de 


sans  aucune  explication.  Chaque  membre  du  régimont  portait  au  bras 
gauche  des  clievrons  noirs-rouges  et  ime  tête  de  mort.  Les  ofTicicrs 
sortaient  généralement  de  la  petite  noblesse,  à  l'exception  du  prince 
Oukhtomski,  aide  de  camp  du  régiment.  Les  liommes  avaient  presque 
tous  été  décorés  d'une  ou  de  plusieurs  croix  de  Saînt-Gcorges. 


sous       LA       K     ÉVOLUTION  111 

marcher.  11  n'exislo  aucun  moyen  de  les  y  forcer,  tant  que  le 
gouvernement  persiste  à  confier  le  sort  de  la  Russie  au  bon 
vouloir  des  soldats,  et  la  direction  des  affaires  aux  comités, 
indifférents  ef  sceptiques,  s'ils  ne  sont  pas  nettement  hostiles 
à  la  gTK^rre. 

L'attitude  des  soldats  frappe  tout  de  suite  par  sa  brutalité, 
comme  elle  frappait  autrefois  par  une  trop  grande  humilité. 
Certains  officiers  de  l'état-major,  (pii  font  partie  de  comités 
militaires,  ont  pris  peu  à  peu,  en  cajolant  les  réunions  de 
soldats,  des  gestes  et  des  manières  plébéiennes,  et  ils  parlent 
d'une  façon  véhémente,  avec  des  intonations  d'agitateur.  Aussi 
vois- je  avec  surprise  le  général  Tchérémissof  faire  les  cent 
pas  entre  deux  soldats. 

On  est  parvenu  au  point  de  vouloir  flatter  les  hommes  et  de 
chercher  à  obtenir  d'eux,  par  une  fausse  camaraderie  —  qui 
ne  trompe  d'ailleurs  personne  —  ce  que  le  nouveau  régime  ne 
permet  pas  d'imposer  par  des  sanctions  disciplinaires.  Le 
temps  se  perd  à  convaincre  les  réserves  qu'il  faut  allçr  de 
l'avant  et  remplacer  les  camarades  qui  ont  jusqu'ici  tout  fait, 
seuls.  Heureusement,  l'ennemi  ne  montre  pas  grande  envie 
d'attaquer.  Il  espère  probablement  obtenir  plus  par  la  patience 
que  par  une  opération  hasardeuse. 

Il  reste  pourtant  parmi  les  soldats  —  dont  la  révolution  n'a 
pu  faire  que  de  mauvais  citoyens  —  un  noyau  d'hommes  qui 
veulent  se  battre  par  sentiment  de  devoir,  ou  pour  leur  plaisir. 
En  imitant  les  bataillons  d'attaque  du  capitaine  Négentsof,  ils 
se  sont  enrôlés  dans  les  «  Smertielnia  batalioni  »,  ou  «  Bataillons 
de  la  Mort  »,  qui,  isolés,  échappant  au  contrôle  du  haut  com- 
mandement, sous  des  chefs  de  hasard,  continuent  à  faire,  à 
peu  près  seuls,  la  guerre  contre  l'ennemi  national. 

Pour  les  visiter,  je  prends,  en  auto,  un  chemin  qui  descend 
M'is  hi  \  a  liée  (le  la  Lonmilsa.  Sur  la  rive  opposée,  je  vois  les 
posiiiuns  ennemies  qui  serpentent  sur  les  pentes  en  face,  et 
je  quitte  la  voiture.  Alors,  c'est  ime  promenade  délicieuse  dans 
la  fraîcheur  des  forets,  par  un(>  de  ces  admirables  routes  de 
<"'alici('. 


112  I,  A      GUERRE      RUSSO-SIBÉRIENNE 

Tout  d'un  coup,  à  gauclie,  un  commandcnienf  :  ((  Smirno  !  » 
Ce  sont  quelques  centaines  de  soldats  campant  en  pleine  foret, 
qui  se  lèvent  a  notre  approche  et  se  mettent  à  l'alignement.  Il> 
sont,  de  leur  libre  gré,  rentrés  dans  les  préjugés  disciplinaires 
de  l'ancien  régime. 

Ce  sont,  sans  exception,  de  jeunes  gars,  un  peu  apaches  sou- 
vent, un  peu  brutaux,  mais  qui  saluent  et  se  redressent  d'un 
air  à  la  fois  si  sérieux  et  si  naïf,  qu'ils  font  sourire.  Ils  donnent 
presque  l'impression  de  boys-scouts  campant  ici  pour  jouer, 
comme  ceux  de  France  et  d'Angleterre,  avec  leur  feu  de 
bivouac  et  leur  énorme  drapeau  rouge  où  sont  dessinés  une 
blanche  tête  de  mort  et  des  os  blancs  croisés.  Mais  en  faisant 
la  guerre  pour  leur  plaisir,  ils  se  tiennent  très  bien  au  feu,  où 
on  peut  les  mener  quand  on  veut.  D'ailleurs,  discipline  très 
rigoureuse. 

On  me  présente  encore  un,e  jeune  fille  qui  s'était  d'abord 
cachée  à  notre  approche.  Elle  a  le  type  un  peu  masculin  des 
conductrices  de  tramway  anglaises,  type  énergique  et  agréable, 
loulia  Kazanenko,  Oukrainienne,  a  21  ans.  Elle  a  gagné  deux 
croix  de  Saint-Georges  et  vient  d'être  proposée  pour  la  troi- 
sième, après  avoir  été  blessée  à  la  main,  par  des  éclats  de  gre- 
nade à  main,  pendant  l'assaut  du  25  juin.  On  ne  peut  rien 
reprocher  à  la  jeune  héroïne,  sinon  qu'elle  a  mis  par  ses 
rigueurs  plusieurs  jeunes  ofïiciers  de  son  bataillon  au  désespoir. 

3.    L'ÉTAT-MAJOR    DES    «SaUVAGES». 

Stanislau,  le  7/20  juillet. 
J'ai  fait  une  visite  à  l'état-major  de  la  célèbre  ((  Division 
Sauvage  »  C).  Elle  a  joué  un  rôle  assez  important  pendant  la 
dernière  avance,  où  les  Circassiens  ont  chargé  à  l'arme  blanche. 
Et  c'est  dans  l'espoir  de  pouvoir  participer  à  une  de  ces  charges 
de  cavalerie  que  je  suis  allé  demander  la  permission  d'accom- 
pagner ces  régiments  indigènes  du  Caucase. 

(^)  Partout  où  elle  avait  passé,  en  Roumanie,  au  début  de  l'an  1917, 
les  autorités  locales  avaient  invité  les  habitants  à  fermer  leurs  portes 
et  de  ne  pas  se  montrer  à  ces  farouches  mais  peu  scrupuleux  guerriers. 


l'-2^ 


-A 


sous        LA        REVOLUTION 


113 


Ils  se  sont,  avec  la  permission  du  général  Korniiof,  retirés 
<lu  front  pour  donner  du  repos  à  leurs  chevaux  et  pour  célébrer 
la  grande  fête  du  Baïrani.  Car  les  cavaliers  de  la  ((  Division 
Sauvage  »  sont  presque  tous  musulmans. 

Quand  je  me  rends,  de  bonne  heure,  à  Stanislau,  en  auto, 
pour  rejoindre  la  2"  brigade  qui  m'a  invité  à  assister  à  sa  fête, 
je  dépasse  à  chaque  instant  les  cavaliers  circassiens  attardés 
qui  se  pressent  pour  ne  pas  manquer  le  dîner  collectif,  les 
jeux,  les  courses  qui  rassembleront  les  tribus  de  mahométans, 
perdus  dans  cette  vaste  armée  de  chrétiens. 

Ce  qui  m'inquiète,  toutefois,  c'est  que  tous  les  convois,  toutes 
les  charrettes  chargées  de  foin,  de  vivres,  de  munitions,  et 
tous  les  soldats  qu'on  voit  se  traîner  dans  les  tourbillons  de 
poussière,  s'éloignent  du  front,  et  que  personne  ne  semble 
se  rendre  aux  premières  lignes  pour  approvisionner  ou  relever 
les  soldats  épuisés  qui  occupent  depuis  deux  semaines  les  tran- 
chées conquises. 

La  ((  Division  Sauvage  »,  que  j'ai  entrevue  plusieurs  fois  et 
que  je  vais  revoir,  est  un  des  plus  brillants  corps  de  l'armée 
russe.  Formé  exclusivement  de  volontaires  caucasiens  et  recru- 
tant ses  officiers  de  préférence  parmi  les  grandes  familles  cau- 
casiennes, il  fut,  depuis  sa  formation  qui  ne  date  que  des 
premiers  mois  de  la  guerre,  l'enfant  chéri  du  gouvernement 
impérial.  Pour  cette  raison,  et  pour  des  raisons  politiques,  le 
grand-duc  Michel  a  été  longtemps  son  commandant.  Depuis,  le 
frère  du  tsar  a  été  remplacé  par  le  prince  Bagration,  le  meilleur 
gentilhomme  et  le  plus  grand  seigneur  du  Caucase,  le  dernier 
descendant  direct  des  Bagratides  qui  ont  régné  sur  le  royaume 
de  Géorgie  depuis  le  v®  siècle.  Quand  la  famille  est  entrée  dans 
la  noblesse  russe,  le  nom  a  été  légèrement  changé  et  le  litre  de 
prince  a  été  le  seul  qu'on  ait  trouvé  admissible  en  Russie.  On 
Je  dit  officier  très  capable.  D'ailleurs,  sa  conversation  es!  char- 
nianfc  d  pirine  d'intérêt.  Manières  très  douces  et  celle  vi'rilable 
•courtoisie  qui  est  la  politesse  du  cœur.  Avec  lui,  uialiuMireuse- 
ment,  la  race  royale  des  Bagratides  s'éteindra. 

Parmi    le?  autres   ofïîciers   de   la    ((  Division    Sauvage  »,    on 


114  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

trouve  nombre  de  têtes  brûlées,  d'une  intrépidité  et  d'un  élan, 
d'une  intensité  de  vie  toute  méridionales.  Tel  officier  a  dû 
quitter  son  pays  pour  un  meurtre  —  question  de  vendetta  — 
et  n'a  été  admis  dans  l'armée  que  lorsque  la  guerre  a  éclaté. 
Tel  autre  a  été  en  Sibérie  pour  avoir  tué  son  adversaire  danif 
une  rixe  d'amour.  La  plupart  sont  très  brillants  officiers,  extrê- 
mement chics  dans  leurs  costumes  pittoresques  du  Caucase. 

Une  des  aventures  les  plus  extraordinaires  a  été  celle  du 
chef  d'état-niajor  de  la  division,  le  colonel  Gatofski.  Quelle 
carrière  que  celle  de  cet  officier,  joli  page  de  l'empereur,  bre- 
veté de  l'école  du  G.E.M.,  qui  parvient  facilement  au  poste  de 
chef  d'état-major  d'une  division  de  cavalerie  que  commande 
un  Karageorgeiitch,  frère  du  roi  Pierre  de  Serbie,  mais  se 
trouvant  en  mauvais  termes  avec  son  chef,  le  soufflette  ;  qu'on 
dégrade  ensuite  ;  qui,  comme  soldat-aviateur,  pendant  six  mois, 
faisant  tranquillement  son  devoir,  gagne  par  une  bravoure 
extrême  les  quatre  croix  de  Saint-Georges,  et  auquel,  au  début 
de  la  révolution,  on  rend  son  grade. 

Je  ne  puis  pas  m 'empêcher  de  regarder  du  coin  de  l'œil  avec 
admiration  ce  colonel  qui  soufflette  des  monseigneurs,  et  le 
général  qui,  évidemment,  n'a  pas  peur  d'un  chef  d'état-major 
aussi  impétueux. 

La  «  Division  Sauvage  »,  composée  de  mahométans,  n'a  pas 
de  drapeaux,  qui,  sans  exception,  en  Russie,  portent  des  images 
saintes,  bénies  avec  pompe  par  le  haut  clergé.  Elle  a,  selon  la 
mode  turque,  le  bounichoul:,  la  queue  de  cheval,  suspendue 
à  une  hampe.  Les  régiments  n'arl)orent  que  les  fanions  peints 
aux  couleurs  des  sotnias. 

A.  ■ —  La  fête  du  Baïram. 

Stanislau,   le  8/21   juillet. 

Je  suis  aujourd'hui  l'hofe  de  la  -.f  brigade,  composée  des 
régiments  tatare  et  tchetchen.  Quand  j'arrive,  en  auto,  la 
table  est  dressée  chez  les  Tchetchens,  dans  un  verger  où 
l'orchestre  joue  des  mélodies  du  Caucase. 

Le   chef  de  la   brigade,    prince   Fazoula-Mirza-Kadjar,   oncle 


sous 


LA        RÉVOLUTION  115 


du  shah  de  Perse,  de  la  vieille  famille  dynastique  des  Kadjar, 
me  reçoit  avec  son  air  tranquille  et  parfaitement  distingué  de 
grand  seigneur  persan.  Ensuite  viennent  les  chefs  des  deux 
régiments,  colonel  Mouzoulaief  et  prince  géorgien  Magalof, 
avec  leurs  seconds,  les  lieutenants-colonels  O'Remm,  de  descen- 
dance irlandaise,  et  le  vieux  comte  Komarovski;  ils  ont  avec 
eux  une  suite  brillante  de  jeunes  officiers  tatares,  tchetchens, 
circassiens  et  russes. 

Après  un  court  déjeuner  très  gai,  en  plein  air  sous  un  ciel 
presque  méridional,  nous  nous  rendons  au  déjeuner  du  régi- 
ment des  Tatares,  qui  bat  son  plein,  oii  il  faut  recommencer, 
et  où  nous  goûtons  encore  une  fois  ces  étonnants  plats  cau- 
casiens, composés  de  riz,  de  viandes,  d'oignons  et  de  raisins 
séchés. 

Dans  une  grange,  officiers  et  soldats  sont  entassés  autour  de 
tables  qu'on  a  rangées  en  fer  à  cheval.  Assis  sur  un  banc  trop 
étroit,  pressé  entre  les  princes  Kadjar  et  Magalof,  il  faut  que 
je  m'habitue  lentement  à  la  pénombre,  à  ce  groupe  extraordi- 
naire  de  gens  de  la  cour  et  paysans,  de  gentilshommes  cam- 
pagnards et  petits  bandits  caucasiens,  tous  armés  de  poignards 
étincelants,  rassemblés  avec  une  simplicité  patriarcale,  juchés 
les  uns  sur  les  autres,  d'ailleurs  tous  très  dignes  et  presque 
silencieux.  Dans  la  mi-obscurité,  je  vois  briller  les  yeux  lui- 
sants et  mobiles  dans  les  visages  basanés.  Les  hommes  sont 
d'une  politesse  exquise  envers  les  officiers,  et  cela  réconforte 
après  le  désordre  révolutionnaire. 

Tout  d'un  coup,  la  musique  commence  à  jouer  :  deux  instru- 
ments monotones  qui  crient  sans  interruption  une  plainte 
assourdissante,  et  une  sorte  de  musette  nasillarde  qui  répète 
toujours  la  même  mélodie,  indéfiniment.  Aussitôt,  des  soldats 
commencent  une  danse,  et  ensuite  un  officier  danse  aussi,  sur 
la  pointe  de  ses  pieds  agiles  ccjmnie  ceux  d'une  ballerine.  II 
danse  très  bien,  le  lieulenant  Tlatof,  avec  ses  yeux  riants,  fixés 
sur  les  miens,  tandis  qu'il  s'approche  et  s'éloigne  tour  à  tour, 
avec  des  mouvements  des  bras  languissants  et  gracieux.  Et  les 
soldats  se  pressent  autour  de  leur  olficicr  qui  i)arfici[)e  à   leur 


116  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

jeu,  et  l'applaudissent  avec  un  sens  très  fin  et  très  savant  des 
distances,  sentiment  que  le  fantassin  russe,  dans  de  semblables 
circonstances,  ouljlierait  tout  de  suite. 

Jilnsuite,  ce  sont  en  plein  air  des  courses  à  cheval,  des  luttes, 
encore  des  danses  au  poignard  entre  des  haies  de  spectateurs 
qui  battent  des  mains  et  qui  enflamment  le  danseur  par  leurs 
cris.  Et  enfin  des  exercices  au  sabre  dans  lesquels  on  passe  à 
cheval,  au  galop,  et  on  coupe  des  branches  posées  à  quelques 
mètres  de  distance  à  gauche  et  à  droite.  Ils  sont  merveilleu- 
sement agiles,  ces  cavaliers  du  Caucase,  qui  aiment  seulement 
les  armes  tranchantes.  Ils  dédaignent  la  lance,  l'épée  et  le 
poignard,  puisqu'ils  considèrent  les  armes  pointues  comme 
traîtresses.  Ils  disent  :  «Ce  sont  les  Juifs  qui  piquent.  »  Leur 
adresse  s'exerce  à  donner  'des  coups  formidables  qui  coupent 
un  cou  d'homme,  qui  s'enfoncent  de  l'épaule  jusqu'au  cœur. 
Ou  bien  des  coups  dans  l'eau  qui  ne  doit  pas  rejaillir.  Les  offi- 
ciers ont  parfois  des  sabres  qui  datent  de  plusieurs  siècles  et 
qu'a  fabriqués  jadis,  aux  anciens  temps,  un  célèbre  armurier 
de  Damas  ou  de  Chouch^. 

Dans  ces  peuples  guerriers  du  Caucase,  la  discipline  est  basée 
sur  des  traditions  patriarcales.  Les  officiers  russes  sont  entourés 
du  même  respect  que  leurs  hommes  témoignent  aux  chefs  de 
leur  tribus,  à  ces  descendants  des  anciennes  familles  dynas- 
tiques du  Caucase,  des  rois  d'Abkhazie,  de  Nakhitchevan,  ces 
Khans  Chervachidzé,  Nakhitchevanski,  Jorjadzé,  qui  à  côté  du 
prince  Fazoula,  enflammés  tout  comme  leurs  soldats,  suivent 
leurs  danses,  et  participent  à  leurs  jeux  sportifs,  comme  ils 
partagent  leur  extrême  mépris  des  dangers  et  de  la  mort. 

Le  soir,  les  princes  Fazoula  et  Magalof  me  reconduisent  à 
Stanislau  en  auto.  Et  là,  déjà,  des  bruits  alarmants  flottent 
dans  l'air.  La  population,  respectée  jusqu^ici  par  l'armée  d'oc- 
cupation, s'assemble  dans  les  rues.  Les  soldats  d'infanterie 
occupent  en  trop  grand  nombre  les  coins  des  trottoirs,  discu- 
tent les  nouvelles,  les  rumeurs  qui  précèdent  les  défaites  et  les 
paniques. 


sous       LA       RÉVOLUTION  117 

5.  —  Conversation  avec  un  soldat. 

Stanislau,  le  9/22  juillet. 
Le  i)iinco  Bagration  me  montre  une  dépêche  du  général 
Kornilof,  j)romu  commandant  du  groupe  d'armées  du  Sud- 
Ouest,  qui,  en  des  termes  chaleureux,  loue  sa  division  de  ce 
qu'elle  a  fait  pendant  l'avance  sur  Kalusz  et  prie  les  troupes  du 
Caucase  de  vouloir  bien  suspendre  les  fêtes  religieuses  du 
Baïram  pour  venir  protéger,  dans  la  ii''  armée,  des  positions 
qu'une  trahison  subite  et  scandaleuse  de  deux  régiments  de 
la  révolution,  aussitôt  suivie  par  d'autres  libres  citoyens,  a, 
d'une  façon  inouïe,  mises  en  danger. 

Nous  partirons  donc  demain  pour  cette  armée,  et  nous  nous 
réjouissons  d'entrer  bientôt  en  contact  avec  l'ennemi.  Cepen- 
dant, la  division  a  beaucoup  donné.  Lorsque  l'infanterie  russe, 
en  supériorité  numérique  sur  l'ennemi,  eut  pris  le  ■!()  juin 
Babine,  le  27  Bloudniki  et  Padvorki,  assurant  ainsi  à  l'infan- 
terie le  passage  de  la  Lomnitsa,  elle  se  trouva  arrêtée  sur  l'autre 
rive  de  la  rivière  par  de  nouvelles  lignes  de  fds  de  fer.  Mais, 
après  avoir  défendu  et  dépassé  Kalusz,  elle  s'est  avancée  jus- 
qu'à Mossiska  et  Kopanka,  011  elle  se  heurta  de  nouveau  —  et 
cette  fois  définitivement  —  à  une  position  préparée. 

Un  soldat,  membre  d'un  comité  de  corps  d'armée,  a  exprimé 
le  désir  de  me  questionner.  Je  me  rends  volontiers  à  son  désir. 
Le  gouvernement  et  le  G.Q.G.,  qui  a  institué  ces  comités,  les 
croit  utiles  à  la  continuation  de  la  guerre  ;  mais  je  n'en  suis 
point  sûr. 

Le  soldat  me  demande  pourquoi  la  France  veut  continuer  la 
guerre.  Je  lui  explique  que,  forcée,  connue  la  Russie,  à  la 
faire,  elle  se  trouve  dans  l'impossibilité  de  la  finir  maintenant. 

—  Le  pays  est  épuisé,  réplique-t-il.  On  a  versé  du  sang  pen- 
dant trois  ans.  Nous  en  avons  assez. 

Je  réponds  que  l'ennemi  est  encore  en  Russie,  qu'une  paix 
allemande  ferait  perdre  aux  républicains  russes  tous  les  avan- 
tages qu'ils  se  promettent  du  nouveau  régime,  et  que  l'avenir 
de  la  Russie  serait  compromis  par  une  attitude  trop  molle 
pendant  ces  mois  qui  peuvent  être  décisifs. 


118  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

—  Mais  si  nos  soldats  ne  veulent  plus  se  battre  ? 

—  Eh  bien  !  dis-je,  est-ce  que  cela  dépend  maintenant  d'eux, 
qu'ils  continuent,  oui  ou  non,  à  se  battre  ? 

—  Dans  une  République  démocratique,  on  ne  peut  pas  faire 
la  guerre  contre  la  volonté  des  soldats  ! 

—  Oui,  surtout  s'il  y  a  tant  de  mauvais  citoyens  parmi  eux. 
Il  faut,  dans  ce  cas,  employer  quelques  groupes  d'autos-mitrail- 
leuses contre  les  récalcitrants. 

Mon  interlocuteur  se  fâche  alors  et  commence  à  épuiser  son 
vocabulaire  de  propagandiste  révolutionnaire  contre  la  France, 
qui  est  une  ((  République  bourgeoise  »,  tandis  qu'au  contraire 
la  Russie  est  ou  .sera  une  véritable  «  République  prolétaire  ■>, 
etc.,  etc. 

Les  trains  des  régiments  quittent  Stanislau  ce  soir.  Les  rues 
sont  obstruées  par  les  voitures,  parce  que  ce  départ,  prenant 
tout  de  suite  forme  de  retraite,  inquiète  les  soldats  des  trans- 
ports, qui  sont  peu  militaires,  qu'on  tient  toujours  éloignés 
des  batailles,  qui  ont  ((  la  frousse  »  et  se  hâtent  de  détaler.  Ce 
sont  partout,  dans  l'obscurité,  des  jurons,  des  cris  qui  sortent 
des  voitures  arrêtées  en  quatre  files,  sur  une  longueur  de  plu- 
sieurs kilomètres. 

Les  bruits  se  précisent.  A  Tarnopol,  l'infanterie  a  pillé  et 
incendié  la  ville,  en  commettant  des  atrocités  sans  nombre. 
Stanislau  verra-t-elle  les  mêmes  hontes  ?  Je  vois  des  soldats  du 
train  qui  pillent  des  boutiques  sous  prétexte  qu'il  ne  faut  rien 
laisser  aux  Allemands.  Ils  entassent  des  ballots  qu'ils  aban- 
donnent dans  la  boue.  Je  dois  m'employcr  moi-même,  pendant 
une  nuit  pénible,  pour  aider  un  restaurateur  à  défendre  ses 
couverts,  ses  nappes  et   ses  tables. 

6.  —  Scènes  de  retraite. 

Le   10/28  juillet. 
Après  un  sommeil  de  trois  heures,  je  me  réveille  en  sursaut. 
La  division   est   partie   et   il   me   faut   la   rejoindre   coûte   que 
coûte.   Dans  les   rues,   on   voit   des  scènes  d'une   terrible  déso- 


sous       LA       RÉVOLUTION  119 

lation.  Et,  puisque  je  porte  runifornie,  je  suis  en  quelque 
sorte  complice  de  ce  désordre  et  j'en  ressens  une  honte  très 
vive.  Une  charrette  qui  passe,  un  cheval  d'olficier  tenu  à  la 
bride  par  une  ordonnance  :  je  charge  quelques  effets  dans  la 
toute  petite  voiture  et  je  pars  à  bride  abattue  pour  retrouver 
ma  «  Division  Sauvage». 

Je  rejoins  ses  régiments  déjà  à  Mikétintse,  où  ils  attendent 
larrivée  de  ^eurs  trains,  à  un  carrefour  où  un  autre  convoi, 
immense,  marchant  vers  le  Sud,  les  a  arrêtés. 

Tout  à  coup,  notre  cortège  s'ébranle,  et,  parce  que  je  suis 
avec  des  officiers  d'un  régiment  qui  forme  notre  arrière-garde, 
je  vois  passer  toutes  les  peuplades  du  Caucase,  qui  se  sont 
volontairernent  engagées  dans  la  ((  Division  Sauvage  »  :  les 
gens  de  Kabarda,  ceux  de  Daghestan,  les  Tartares,  les  Tchet- 
chens,  les  Circassiens,  les  Ingoushs,  tous  types  orientaux,  mais 
appartenant  à  cent  races  différentes,  qui  se  sont  croisées,  ou 
qui,  dans  quelques  endroits,  vallées  séparées  ou  crêtes  inac- 
cessibles, se  sont  maintenues  pures.  L'œil  furtif  et  perçant, 
qui  regarde  surtout  à  la  dérobée,  la  tenue  nonchalante,  mais 
d'une  bravoure  et  d'une  discipline  à  toute  épreuve,  ils  mani- 
festent un  visible  dédain  pour  l'infanterie,  qui  a  décidément 
mauvaise  tenue,  et  qui  ne  les  aime  pas.  Sans  hésitation,  ils 
tourneraient  leurs  armes  contre  ces  bandes  indisciplinés  qui, 
sans  cohésion,  sans  chefs,  traversent  selon  leur  plaisir  tout  ce 
pays. 

Enfin  viennent  les  Turcomans,  qui  forment  le  plus  extraor- 
dinaire régiment  de  Russie,  et  que  le  commandement  a  provi- 
soirement attaché  à  notre  division  comme  septième  régiment. 
Sous  d'énormes  «  papakhas  »  (bonnets  noirs),  leurs  faces  très 
bnines  d'Arabes  font  une  très  martiale  impression.  Mais  ce  que 
nous  ne  cessons  pas  d'admirer,  ce  sont  leurs  chevaux,  parfois  de 
pur  sang  arabe,  aux  jambes  fines  et  aux  queues  superbes, 
vibrants  de  feu,  et  qui  peuvent  galoper  pendant  des  heures. 
Ces  beaux  soldats  passent  sans  regarder  personne,  très  fiers.  Il 
y  a  un  escadron  entier  monté  sur  des  grisons,  un  autre  <ur  de 
magnifiques  chevaux  noirs. 


120  LA      GUERRE       RUSSO-SIBERIENNE 

De  temps  en  temps  nous  nous  arrêtons  dans  un  champ,, 
pour  nous  reposer  après  cette  nuit  sans  sommeil,  et  ce  sont 
alors  des  spectacles  inoubliables,  pleins  de  vie  et  d'une  beauté 
qui  dépasse  toutes  les  imaginations.  Toute  la  plaine  semble 
animée.  Les  officiers  en  leurs  costumes  superbes,  aux  capes 
rouges  et  jaune  d'or,  forment  un  groupe  magnifique,  et  autour 
d'eux  une  multitude  de  chevaux  broutent  l'herbe,  jusqu'à  la 
crête  des  collines  qui  entourent  ce  fertile  paradis  galicien,  sur 
lequel  le  soleil  éjjand  un  glorieux  rayonnement. 

Un  commandement  retentit  à  travers  la  vallée,  on  le  répète 
partout,  et  les  régiments  qui  s'étaient  rapprochés  se  séparent. 
On  monte  à  cheval,  on  se  met  en  lignes,  on  pique  vers  la  voie, 
en  brisant  subitement  les  cortèges  des  troupes  à  pied  et  les 
trains  des  régiments,  et  on  reprend  majestueusement  sa  place 
dans  l'énorme  défilé,  qui  —  nous  commençons  à  le  com- 
prendre —  signifie  la  retraite  et  rabandon.  Et  je  vois  dans 
les  yeux  étonnés  des  soldats  de  la  révolution  l'admiration  et  la 
terreur  que  leur  inspirent  nos  cavaliers  impassibles. 

A  Kloubovtse,  j'assiste  à  vme  scène  pleine  d'intérêt.  Nous 
dépassons  le  régiment  de  Lithuanie,  celui  même  qui  a"  décidé, 
du  sort  de  la  révolution  dans  les  rues  de  Petrograd.  Près  d'une 
voiture  de  transport,  dans  laquelle  un  homme  est  étendu,  un 
sous-officier  à  cheval,  dans  un  état  de  fureur  sourde.  Les  yeux 
semblent  lui  sortir  des  orbites.  Il  fouette  de  sa  nagaïka 
l'homme  couché,  qui  est  ivre,  et  autour  de  lui  les  soldats  du 
régiment  semblent  l'approuver.  Il  hurle  : 

— ■  0  cochon,  tu  es  donc  ivre  !  Ce  n'est  vraiment  pas  le- 
moment  d'être  ivre  maintenant  que  nous  allons  à  la  bataille. 
Voilà  donc  la  liberté,  n'est-ce  pas  ! 

Et  en  se  tournant  vers  ses  camarades  : 

—  Jetez-le  dans  le  fossé.  Je  prends  ceci  sous  ma  responsa- 
bilité. Et  que  personne  ne  mette  ce  cochon  dans  sa  Aoiture  ! 

Ainsi  fut  fait.  Le  cortège  se  mit  en  route  et  l'homme,  ivre 
et  hébété,  resta  dans  la  boue. 

Un  officier  aurait-il  pu  faire  la  même  chose  sans  vexer, ces 
soldats,  si  jaloux  de  leurs  libertés  ?  Et  que  de  tels  sous-officier& 


sous       I.    A       REVOLUTION 


121 


sont  rares,  inalheurcuscnicnt,  parmi  ces  paysans  dont  on  a 
déchaîné  les  mauvais  instincts  ! 

La  j)riMcipale  vertu  militaire  du  simple  soldat  russe  est 
l'obéissance.  Il  se  sent  de  plus  en  plus  embarrassé  par  la 
fausse  liberté  que  des  combinaisons  politiques  lui  ont  donnée. 
Une  forte  voix  qui  crie,  un  bras  de  fer  qui  frai)pe,  —  et  il 
comprend. 

Nous  ne  ferons  aujourd'hui  que  35  kilomètres  à  peu  près  ; 
l'ordre  nous  est  venu  de  nous  arrêter  pour  cette  nuit  à  Nizniof. 


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\)J.askjroun 


ITI.NERAIHE   DE    LA   DIVISION    SAUVAGE   PENDANT   LA  RETHAITE   DE   GALICIE 
JUILLET    1917. 

Nous  apprenons  que,  déjà,  nos  troupes  au  Nord  de  Stanislau, 
abandonnées  par  les  trains  et  les  réserves,  se  replient  sur  la 
ville,  et  qu'ici  et  là  nos  batteries,  dans  une  fuite  précipitée, 
ont  été  abandonnées. 

7.  —  Avec  Tchetghens  et  Tatares. 

Le    11/2/4  juillet. 

J'ai  passé  la  niiil  dans  la  chambi'e  du  colonel  Moii/.oiilaief, 
l'excellent  commandant  du  régiment  des  Tchetchens.  Mes 
bagages,  éjiars  sur  différentes  voitures,  se  perdent,  mais  je 
n'ai  qu'à  offrir  un  bon  pourboire,  et  ils  se  retrouvent  immé- 
diatement. 

Nous  parlons  à  0  lieures  pour  Monaslcrzyka  et  Buczacz.  Le 
temps  est  excellent.  Pendant  notre  trajet,  nous  sommes  coupés 


122  LA      GUERRE       RUSSO-SIBERIENNE 

de  la  division,  qui  a  quitté  .Niziiiof  une  heure  après  nous,  el  de 
tout   le   reste   de   l'armée.   De   temps   en    temps,   une  auto   qui 
passe,  un  courrier  au  galop,  nous  renseignent  bien  vite  sur  la 
situation  qui  empire.  Mais  nous  coupons  vers  Buczacz  par  de 
petites  routes,  nous  passons  les  fleuves  à  gué  pour  faire  boire 
les  chevaux.  L'insouciance  martiale  des  hommes,  l'attitude  dé- 
gagée des  officiers  accroissent  l'impression  que  nous  faisons  une 
simple  promenade  par  des  paysages  qui  sont  d'une  invraisem- 
blable  beauté.   J'accompagne    le    régiment    des   Talares,    mar- 
chant en   avant,   entre  les  colonels,   prince  Magalof  et  comte 
Komarofski.    Le   premier  extrcmcmcnt   brillant   officier,   Géor- 
gien à  la  culture  européenne.   L'autre,   grand,   très   franc,   le 
type  de  ces  vieux  gentilshommes  russes  d'un  temps  qui  sem- 
blerait trop  rude  et  surtout  trop   guerrier  aux  délicats  d'au- 
jourd'hui.  Le  comte  Komarovski   fait  la   guerre  pour  la   cin- 
quième fois.  Il  a  promené  son  activité  et  son  enthousiasme  du 
Transvaal  à  Pékin,  de  la  Mandchourie  aux  Balkans.  D'ailleurs, 
d'une    très    grande    culture    universitaire,    méprisant   tous    les 
((   bureaux    »,    ({uoique    lui-même    breveté    d'éta (major,    —   et 
mauvaise  langue  spirituelle  à  tout  casser. 

Avant  Buczacz,  nous  rejoignons  sur  la  grande  route  les 
régiments  d'infanterie  qui  marchent,  sans  officiers,  en  complet 
désordre.  Des  clameurs  épouvantables  :  quelques  conducteurs 
de  voitures,  hurlant  sans  trêve,  fouettent  leurs  chevaux  pour 
se  forcer  un  passage  à  travers  un  inextricable  chaos  de  camions, 
charrettes,  calèches,  remplis  de  fuyards,  avec  les  plus  invrai- 
semblables collections  de  meubles,  samovars,  veaux,  porcs  et 
sacs  remplis  d'objets  pillés.  Le  prince  Magalof,  qui  chevauche 
en  tète,  de  notre  régiment,  ordonne  au  conducteur  d'une  voi- 
turette  de  transport  de  l'arrêter,  pour  laisser  passer  ses  cava- 
liers. Mais  l'homme  —  moins  par  insolence  peut-être  que  par 
une  inertie  orientale  —  continue  tranquillement  sa  marche. 
Sur  un  ordre  de  notre  chef,  s'élancent  plusieurs  Tatares  qui 
battent  à  pleins  bras,  de  leurs  formidables  a  nagaikas  »,  ce 
soldat    de    Kércnski,     tout    stupéfait    de    son     infortune.   Tout 


sous       LA       REVOLUTION 


123 


autour,  les  soldats  regardent,  les  veux  écarquillés  d'étonne- 
ment  :  eela  ne  s'était  plus  vu  sous  le  nouveau  régime.  Mais 
aucun  cri  de  conscience,  ni  de  protestation.  Komarofsky  crie  : 
«  Assez  !  »  Chacun  retourne  dans  le  rang,  et  nous  continuons 
notre   marche. 

Il  va  sans  dire  que  Buczacz,  où  l'armée  révolutionnaire,  sous 
le  contrôle  des  comités  gouvernementaux,  a  passé,  est  pillée 
de  fond  en  comble,  et  à  plusieurs  endroits  incendiée.  Quelques 
cadavres  d'habitants,  et  aussi  de  soldats  révolutionnaires,  exé- 
cutés par  les  bataillons  Négentsof  qui  ont  traversé  la  ville 
avant  nous. 

La  division  reste  à  Buczacz,  nos  régiments  vont  à  Tribou- 
khovtse.  Nous  sommes  de  nouveau  coupés  du  reste  de  l'armée, 
et  seulement  le  soir,  après  le  rétablissement  des  communi- 
cations téléphoniques,  nous  apprenons  ce  qui  se  passe  sur  le 
front.  Les  Allemands  ont  pris  Podajce,  à  une  trentaine  de  kilo- 
mètres d'ici,  et  semblent  s'approcher  à  marches  accélérées. 

Il  se  passe  des  choses  épouvantables.  Les  réserves  qui  mar- 
chaient vers  Podajce,  pour  secourir  les  troupes  qui  l'occupaient, 
ont  partout  été  arrêtées  par  des  individus  en  uniforme  et  en 
civil,  qui  les  ont  immobilisées  par  de  fausses  nouvelles,  en 
les  convainquant  qu'elles  seraient  inévitablement  prises  si  elles 
continuaient  leur  chemin.  Les  Allemands  avancent  à  peu  de 
frais. 

C'est  partout  la  même  chose  :  les  vieux  soldats  et  les  jeunes 
patriotes,  consolidés  par  les  officiers  en  des  bataiUons  smerti, 
occupant  les  premières  lignes,  font  généralement  leur  devoir. 
Mais,  gagnées  par  une  incessante  propagande  bolcheviste,  les 
réserves,  les  troupes  de  relève,  les  Services  d'approvisionne- 
ment et  de  transport,  pris  par  la  panique,  font  le  vide  derrière 
ce  tout  mince  cordon  de  combattants  qui  bientôt,  à  leur  tour, 
n'ont  qu'à  se  retirer,  ou  à  se  rendre  à  l'ennemi,  s'ils  s'aper- 
çoivent trop  tard  de  l'isfjloment  complet  dans  lequel  les  ont 
laissés  leurs  camarades  de  l'arrière. 

Et  partout  ce  sont  les  Juifs  qui  fout  entendre  à  demi-mot 
que  c'est  la  punition  des  pogroms  de  Kalucz,  de  Tarnopol,  de 


124  LA      GUERRE      RUSS0-SIBÉRIE?JNE 

Stanislau,  et  des  pillages  systématiques  de  tous  les  villages  de 
Galicie,  par  où  l'infanterie  de  la  liberté  a  passé.  Et  il  se 
pourrait  très  bien,  qu'à  la  punition  céleste  —  combien  méritée 
d'ailleurs  —  se  soient  ajoutées  les  vengeances  humaines. 

8.  — -  Scènes  de  pillage  et  de  déroute. 

Triboukliovlse-Czorlkof,    le    12/25    juillet. 

Nous  voilà  de  nouveau  en  selle  à  6  heures  du  matin.  J'ac- 
compagne le  docteur  du  régiment  des  Tchetchens.  Suivis  de 
nos  ordonnances,  nous  sommes  sur  le  point  de  prendre  la 
chaussée  vers  Czortkof,  quand  nous  entendons  tout  près  des 
coups  de  fusil  et  des  cris  déchirants.  L'ennemi  est-il  déjà  si 
proche  ?  Il  faut  en  avoir  le  cœur  net.  Nous  piquons  vers  le 
village,  où  une  autre  partie  de  notre  division  vient  de  passer 
la  nuit.  Des  scènes  invraisemblables  nous  attendent,  des  femmes 
en  pleurs,  des  enfants  qui  crient  et  qui  nous  implorent  de  ne 
pas  leur  faire  de  mal.  Une  vieille  grand'mère  avec  sa  fdle  et 
ses  petits-enfants,  en  nous  voyant,  se  sont  mises  à  genoux 
dans  la  rue,  devant  nos  chevaux,  et  nous  prient  de  leur  rendre 
justice  :  on  leur  a  volé  leurs  dernières  ressources  en  argent. 
Non  l'ennemi,  mais  les  soldats  révolutionnaires,  et  des  cava- 
liers de  notre  division,  les  Kabardiens,  ont  passé  par  là  C).  Dans 
une  ferme,  un  vieillard  se  découvre.  Sous  son  chapeau  de 
feutre,  on  voit  une  fraîche  blessure  faite  par  un  coup  de  sabre. 
Il  semble  n'avoir  pas  été  assez  prompt  à  donner  sa  montre  et 
ses  dernières  couronnes.  Le  docteur,  d'ailleurs  aussi  impuissant 
que  tous  les  autres  officiers  de  l'armée  russe,  panse  le  pauvre 
vieux  diable,  autour  duquel  des  femmes  et  des  petites  fdles,  en 
sanglotant,  se  sont  rassemblées. 

Partout  des  maisons  qui  s'allument  à  l'horizon  :  là-bas,  l'in- 
fanterie russe  passe  par  les  villages. 


(^)  Les  musulmans  du  Caucase  se  battent  pour  des  motifs  séculaires  : 
chacun  veut  regagner  son  village  ou  son  «  clan  »  avec  une  croix  sur 
la  poitrine  et  les  poches  pleines  d'or.  Pour  se  faire  obéir  par  ces 
fatalistes  intrépides,  leurs  officiers  sont  obligés  de  fermer  souvent  les 
yeux  sur  leurs  faiblesses.  Cela  est  dur  pour  les  jeunes  nobles  sortis 
des  écoles  militaires  du  Nord,  mais  ils  doivent  s'y  faire  ! 


sous       LA       RÉVOLUTION  125 

Après  avoir  fait  une  vingtaine  de  kilomètres,  nous  sommes 
arrèt^  à  Biélobojnitza  par  un  ordre  de  la  division.  L'ennemi 
semble  attaquer  Buczacz.  Et  des  cavaliers  qui  passent  assurent 
que  les  réserves  du  front  sont  toutes  en  fuite.  Il  est  ii  heures. 
Nos  Tchetchens  mènent  leurs  chevaux  paître  dans  les  champs 
d'avoine  et  d'orge.  Les  voitures  de  transport,  sans  relâche,  se 
dirigent  vers  l'Est,  pour  mettre  en  sûreté  les  bagages  de 
l'armée. 

Tout  d'un  coup,  de  petits  points  api)araissent  sur  la  crête 
des  collines,  qui  limitent  le  paysage  vers  le  Nord.  La  vue  en 
est  tellement  extraordinaire  que  nous  nous  portons  instincti- 
vement au-devant  de  cette  ligne  vivante  qui  se  rapproche.  Et 
puis  on  voit  que  c'est  l'avant-garde  des  déserteurs,  gens  sans 
fusils,  sans  sacs,  et  ne  portant  que  leurs  vêtements.  Encore 
d'autres  lignes  qui  approchent  et  descendent  dans  cette  vallée 
qui  semble  vivre  partout  d'une  vie  fiévreuse.  Ce  sont  des 
milliers  de  fuyards,  tous  pris  d'une  panique  irrésistible,  et  qui 
se  hâtent  d'échapper  à  l'ennemi  qu'ils  n'ont  même  pas  vu.  Et 
nos  cavaliers,  avec  leur  discipline  d'ancien  régime,  regardent 
avec  surprise  et  ironie  ce  spectacle  abominable. 

Une  auto  paraît,  au  petit  drapeau  rouge,  filant  à  toute 
vitesse  :  c'est  un  soldat,  membre  d'un  comité  de  corps  d'armée, 
qui  a  réquisitionné  une  autO'  militaire  pour  sa  fuite  avec  ses 
«  tovarichtchi  ». 

9.  —  Le  troupeau  des  fuyards. 

Czorthof,   le   12/25   juillet. 

Une  estafette  nous  apporte  l'ordre  de  nous  rendre  à  Czortkof. 
Mais  nous  y  sommes  à  peine  depuis  une  heure  qu'il  nous  faut 
repartir.  Le  rôle  de  notre  division  est  subitement  changé  par 
la  désertion  monstrueuse  de  l'infanterie.  Au  lieu  d'aller  secou- 
rir les  troupes  de  la  ii''  armée,  mises  en  danger  par  une 
défaillance  locale,  il  faut,  aux  lieux  mômes  oii  nous  sommes, 
protéger  une  retraite  générale  qui  menace  de  tourner  au 
désastre. 


126  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

On  préparait  déjà  un  repas,  une  bonne  soupe  dont  l'odeur 
commençait  à  remplir  la  maison  où  nous  sommes  descetjdus, 
les  colonels  Mouzalaief  et  O'Remm  et  moi  ;  mais  les-  ordres 
sont  formels.  Nous  ferons  une  très  forte  reconnaissance  avec 
une  brigade  entière  :  les  régiments  des  Tatares  et  des  Tchet- 
chens. 

Il  est  7  heures.  Le  soleil  couchant  jette  de  longues  ombres 
sur  les  voies  encombrées  par  mille  voitures,  où  les  bagages 
des  régiments  et  tous  les  objets  volés  sont  entassés.  Le  mécon- 
tentement général  se  traduit  par  des  tempêtes  de  jurons  que 
de  grands  éclats  de  rire  interrompent  :  il  faut  gravir  une  col- 
line, et  des  dizaines  de  volontaires  se  présentent  pour  pousser 
les  voitures  avec  de  sauvages  hurlements  de  plaisir.  Ce  sont  de 
grands  enfants,  et  au  fond  de  bons  diables,  mais  qui  ont 
besoin  de  sentir  la  main  d'un  maitre. 

Le  cortège  de  nos  huit  cents  hommes  est  coupé  par  cet  éton- 
nant désordre.  Et,  tandis  que  nous  attendons  à  cheval  que 
toutes  ces  confusions  et  ces  clameurs  cessent,  il  se  fait,  tout 
d'un  coup  et  partout,  un  grand  silence  à  la  vue  d'une  étrange 
procession  qui  arrive. 

Ce  sont  des  soldats  hâves,  sans  fusils  ni  sacs,  sans  casquettes, 
avançant  en  désordre,  les  yeux  hagards  et  fatigués,  à  la  marche 
chancelante,  vil  troupeau  égaré  par  la  peur  et  livré  à  la  faim. 
Quinze  mille  jeunes  hommes  passent  ainsi  en  un  quart  d'heure, 
entre  deux  haies  de  cavaliers,  abattus  par  la  panique  et  les 
privations,  et  poursuivis  par  les  moqueries  et  les  cris  de  mépris 
de  nos  gens  du  Caucase.  «  0  braves  fantassins  !  vous  voulez 
vous  battre  avec  les  mains.,  camarades  ?  Retournez  vite.  Vous 
marchez  vers  l'ennemi  I  » 

En  effet,  ils  retournent  au  front,  ces  quinze  mille  soldats 
révolutionnaires  et  libres,  conduits  par  huit  cosaques,  lance 
au  poing.  Ils  ne  feraient  qu'une  impression  piteuse  avec  leurs 
figures  brutales  et  abattues,  leurs  mauvaises  mines  de  chiens 
affamés,  si  on  ne  les  savait  pas  coupables  d'une  si  lâche  trahison 
envers  leur  patrie.  Aucun  ofïîcier  n'a  manqué  à  ses  devoirs.  On 
m'apprend   que  plusieurs   d'entre  eux,    abandonnés  par  leurs 


sous       LA       RÉVOLUTION  127 

hommes,  ont  péri  à  leurs  postes.  Les  fuyards  que  le  nouveau 
régime  avait,  sur  leur  seule  conscience  d'hommes  libres,  char- 
gés de  garder  le  nouveau  gouvernement,  armes  en  mains,  ont 
manqué  si  unanimement  à  tous  leurs  devoirs  qu'ils  viennent 
de  prouver  en  un  jour  la  criminelle  faiblesse  et  l'insolente 
stupidité  de  cette  discipline  inédite  que  des  politiciens  venaient 
de  «  fonder  sur  de  nouvelles  bases  ». 

lo.   —   La   cause   de   l'indiscipline. 

Un  nouvel  ordre  du  gouvernement  provisoire  nous  apprend 
que  les  officiers  auront  désormais  le  droit  de  fusiller  les  pil- 
lards et  les  déserteurs.  On  vient  donc,  en  haut  lieu,  de  regretter 
cette  liberté  spéciale,  concédée  aux  «  tovarichtchi  »  par  les 
socialistes-révolutionnaires  conjoints  aux  bolcheviks  pour  les 
gagner  à  la  légère  aventure  révolutionnaire,  —  et  qui  a  été  la 
liberté  de  fuir  devant  l'ennemi,  d'abandonner  les  officiers  et 
de  commettre  des  atrocités  et  des  vols  partout. 

Par  cette  nouvelle  mesure,  on  prétend  remettre  sur  les 
épaules  des  officiers  la  responsabilité  des  excès  que  les  soldats 
commettront  désormais.  Malheureusement,  on  ne  pourra  remé- 
dier en  un  jour  aux  effroyables  fautes  qui  ont  été  commises 
pendant  de  longs  mois. 

Rien  de  plus  facile  que  d'abattre  le  maraudeur,  le  déserteur, 
si  la  grande  masse  des  soldats,  qui  assistent  à  ces  exécutions 
expéditives,  les  appuient  unanimement  et  sur-le-champ.  Il  ne 
suffît  pas  de  tuer  deux  ou  trois  hommes  qui  tournent  le  dos 
à  l'ennemi,  il  faut  avoir  l'assentiment  des  autres,  en  même 
temps  avertir  ceux  qui  hésitent  et  encourager  les  braves. 

On  savait  que,  même  pour  les  races  les  plus  braves  et  ins- 
truites des  autres  nations  de  l'Europe,  les  armées  ont  eu  de 
tous  les  temps  besoin  de  sanctions  terribles  contre  les  passions 
que  les  batailles  et  les  défaites  déchaînent.  On  en  a  libéré  les 
.soldats  russes,  qui,  pour  une  grande  partie,  sont  des  Ames 
simples,  et  cpii  ont  les  goûts  des. siin{)les  pour  le  vol,  l'ivresse, 
les  violences. 


128  LA      GUERRE       RUSSO-SIBERIENNE 

On  les  a  llallés  dune  façon  incompréhensible,  de  haut  en 
bas  C),  par  des  harangues  qu'on  se  figurait  enthousiastes  et 
qui  n'étaient  que  stupides,  par  des  raisonnements  plus  ineptes 
que  profonds.  On  a  abaissé  ainsi  en  trois  mois  une  armée 
moderne  au  niveau  d'une  horde  de  la  migration  des  peuples. 

Et  on  veut  maintenant,  tout  d'un  coup,  que  ces  centaines  de 
mille  «camarades  »,  qui  traversent,  en  les  dévastant,  ces  vastes 
pays,  et  qu'on  a  méthodiquement  encouragés  à  se  cabrer  contre 
toute  parole  d'autorité,  soient  maîtrisés  par  de  tout  jeunes 
sous-lieutenants,  revolver  en  main,  dont  on  a  d'abord  miné 
le  prestige,  et  dont  on  exige  qu'ils  retrouvent  leur  autorité  par 
des  coups  de  feu,  au  milieu  d'une  universelle  panique,  isolés 
parmi  des  multitudes  de  paysans  farouches,  préparés  aux 
révoltes  et  aux  massacres  ? 

II.   —  Pillards.   —  Reprise  du  contact  avec  l'ennemi. 

Kopyczynce,  le   iS/aô  juillet  1917. 

Ce    malin,    notre    corps    d'armée,    le    34%    ne    compte   que 

i.5oo  soldats.   Et  encore,   sont-ils  tous  sûrs  ?  La  retraite,   qui 

est  maintenant  devenue  un  fait  accompli,  sera  protégée  par  la 

cavalerie.  Le  2*^  corps  de  cavalerie  se  trouve  autour  de  Kopy- 


(^)  Un  général  russe  m'a  raconté  le  fait  suivant,  caractéristique  et 
très  typique,  auquel  11  a  assisté  : 

Le  général  Kouropatkine  se  rendit  un  jour  chez  le  ministre  de  la 
Guerre  Kércnski.  Il  ne  le  trouva  pas  et  se  fit  annoncer  au  chef  de 
cabinet  Iakoubovsky  par  l'aide  de  camp  du  ministre.  La  salle  d'attente 
oîi  il  entra,  était  remplie  de  soldats  qui  venaient  de  profiter  de  leur 
droit  de  prétoriens  pour  causer  avec  le  ministre  de  la  Guerre.  Ils 
avaient,  comme  de'  coutume,  pris  les  meilleures  places,  et  ils  bar- 
raient les  passages,  assis  ou  debout,  en  des  attitudes  plus  pittoresques 
que  polies. 

L'ancien  généralissime  de  la  guerre  japonaise  et  ancien  comman- 
dant du  groupe  d'armées  A'ord-Ouest  fut  reçu  par  le  chef  de  cabinet, 
avec  lequel  il  resta  une  dizaine  de  minutes.  Lorsqu'il  fut  sorti,  le 
chef  de  cabinet  réprimanda  l'aide  de  camp  à  voix  si  haute  que  ses 
paroles  furent  entendues  par  une  partie  des  soldats  : 

—  Comment,  dit-il,  vous  laissez  entrer  le  général  Kouropatkine 
avant  que  son  tour  soit  arrivé  ?  Si  lui  ou  un  autre  général  reviennent, 
une  autre  fois,  faites-les  attendre  jusqu'à  ce  que  tous  les  soldats  qui 
seront  arrivés  avant  eux  aient  eu  leur  audience  ! 


12^ 


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sous        LA        RÉVOLUTION  129 

czynce,  on  vient  de  débarquer  le  3"  corps  de  cavalerie  vers  le 
Nord,  à  Voloczycz,  et  nous  commençons  notre  travail  dès  ce 
soir,  à  Khorotskof. 

Un  fait  significatif  :  l'avance  des  Autrichiens,  après  notre 
retraite  de  la  ligne  de  la  Lomnitsa,  a  été  si  Icnlc,  que  nos 
corps  de  patrouille  chargés  de  retrouver  le  contact  avec  l'en- 
nemi ont  retrouvé  des  batteries  que  nous  avions  abandonnées 
pendant  les  premières  paniques. 

Pendant  que  nous  nous  préparons,  rassemblés  autour  de  la 
fontaine  du  village,  au  départ,  un  Juif  très  maigre,  au  teint 
bilieux,  vient  se  plaindre  qu'on  lui  ait  pris  son  cheval.  On  le 
confie  à  deux  Tatares  qu'il  accuse,  pour  qu'il  leur  désigne  sa 
monture.  Mais  il  refuse  de  les  suivre,  et  sa  frayeur  est  si  vive 
devant  l'attitude  moqueuse  des  Tatares,  qui  sont  évidemment 
des  brigands,  et  devant  les  yeux  froids  et  menaçants  desquels 
il  baisse  les  siens,  qu'il  inspire  en  même  temps  la  pitié  et  la 
dérision.  Komarovsky  ordonne  de  lui  rendre  son  cheval  et  il 
disparaît  derrière  une  haie,  où  il  «  aura  certainement  du 
coton  ». 

Le  régiment  aligné  s'ébranle.  Nous  cachons  nos  inquiétudes 
et  nos  douleurs  derrière  le  magnifique  apparat  militaire  de  nos 
régiments.  Notre  musique  joue  cent  mélodies  que  chaque  Russe 
connaît  :  chansons  populaires  de  Caucase,  les  Brigands  dans 
la  forêt,  Alla  Verdi,  et  surtout  le  célèbre  chant  épique  du 
cosaque  Stenko  Razine,  qui  noie  sa  fière  et  heureuse  fiancée 
dans  les  sombres  eaux  de  la  Volga. 

Partout,  laboureurs,  femmes  et  enfants,  sortent  des  maisons, 
et  admirent  l'allure  guerrière  de  nos  gens,  qui  semblent  encore 
plus  formidables  dans  la  solitude  qui  se  forme  autour  de  nous. 
Nous  nous  redressons  sur  nos  selles  et  oublions  nos  fatigues 
des  derniers  jours,  pour  faire  de  notre  douloureuse  fuite  à 
travers  des  haies  d'Autrichiens  qui  ne  cachent  souvent  pas 
leur  joie,  une  série  d'entrées  triomphales  dans  tous  ces  pros- 
pères villages  que  nous  abandonnons  peut-être  pour  toujours. 

Mais,  dans  tous  les  villages  que  nous  laissons  de  côté,  des 
cavaliers  Gabardines  ou  Ingoushs,  après  s'être  écartés  du  rang, 

9 


130  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

eulcvont  le  bétail  pour  le  vendre  —  la  pointe  du  poignard  sur 
la  poitrine  —  au  village  suivant,  où  nos  Tatares,  â  leur  tour, 
les  volent,  pour  les  vendre  au  village  suivant,  et  ainsi  de  suite. 


Kliouvintse-Tooiistc,    le    1^/27    juillet. 

Jai  liasse  la  nuit  avec  le  comte  Komarovsky  dans  une  de  ces 
jolies  et  proprettes  maisons  galiciennes,  peintes  en  couleurs 
claires  du  village  de  Khorotskov.  A  une  heure  du  malin,  un 
ïatare  entre  chez  nous  pour  nous  avertir  de  la  part  du  prince 
Magalof  que  «  la  dernière  ligne  de  linfanterie  vient  de  nous 
dépasser,  qu'il  ne  se  trouve  plus  rien  entre  nous  et  l'ennemi, 
et  que  nous  ferons  bien  de  nous  tenir  prêts  à  toutes  les  éven- 
tualités ». 

Nous  nous  habillons  et  nous  jetons  de  nouveau  sur  le  lit 
pour  attendre  le  signal  du  départ,  qui  s'effectue  à  6  heures. 
Point  d'ennemi  !  Et  c'est  presque  un  désappointement  pour 
nous  que  les  Allemands,  et  surtout  ces  «  uhlans  »  que  nous 
avons  attendus  anxieusement  et  impatiemment  pendant  la  nuit, 
ne  nous  aient  pas  rejoints.  Ce  serait  une  fête  pour  tous  de  les 
charger,  à  nombre  égal,  ou  même  s'ils  nous  étaient  supérieurs 
en  nombre. 

Je  trouve  le  prince  Gagarine  à  Kliouvintse.  11  a  fait  devant 
Kalusz  une  de  ces  jolies  actions  qui  caractérisent  le  soldat  né. 
Le  nouveau  régime  l'avait  écarté,  et  ce  n'est  que  sur  la  prière 
unanime  de  tous  les  officiers  de  sa  brigade  qu'il  a  conservé 
son  poste.  Quels  que  puissent  avoir  été  ses  torts  aux  yeux  des 
meneurs  révolutionnaires,  il  les  a  largement  rachetés  par  le 
fait  suivant  :  la  subite  défaillance  d'un  régiment  d'infanterie 
devant  Kalusz  jeta  plus  d'un  millier  d'hommes  en  désordre  sur 
les  i-éserves,  et  fut  près  de  les  entraîner  dans  leur  fuite.  Le 
prince  Gagarine  vit  le  danger,  descendit  de  son  cheval,  haran- 
gua les  soldats  et  réussit  à  les  emmener  avec  lui,  chargeant 
lui-même,  sabre  au  poing,  vers  l'ennemi  qui  s'était  avancé 
pour  profiter  du  désordre,  et  qu'il  rejeta  tout  de  suite  dans 
ses  anciennes  positions. 


sous       LA       REVOLUTION 


131 


Le  prince  Gagarine  nie  permet  d'accompagner,  pour  quelque 
action  que  ce  soit,  les  escadrons  de  ses  deux  régiments.  Puisque 
Ja  y  sot  nia  du  régiment  des  Circassiens  doit  aller  prendre  le 
contact  avec  l'ennemi,  je  me  rends  chez  son  commandant,  le 
capitaine  Boutchkief,  qui  me  présente  aux  officiers  qui  parti- 
ront bientôt  :  les  princes  Mahomet-Ghirei  et  Seid-Pay,  Krym- 
Chamkalof  et  le  lieutenant  Kournakof. 

Le  village  de  Kliouvintse  s'étend  dans  la  petite  vallée  cl 
remonte  des  deux  ccMés  sur  les  collines  qui  longent  la  petite 
rivière   la  Tlodne-Strave. 

Nous  partons  avec  l'ordre  de  chercher  le  contact  avec  l'en- 
nemi et  de  le  charger  à  l'arme  blanche,  s'il  insiste  et  s'aiJ])r<jchc. 
Partout  apparaissent  sur  les  collines  en  face  des  points  noirs  : 
des  patrouilles  d'infanterie,  —  et  d'autres  points  qui  marchent 
vite  contre  le  fond  clair  du  ciel  :  la  cavalerie  ennemie. 

Noire  grande  crainte,  ce  sont  les  autos-mitrailleuses  ennemies 
qui  nous  surprendraiiht  sans  que  nous  puissions  nous  défendre. 
Nous  détruisons  les  petits  ponts  avec  les  mains,  car  nous 
n'avons  pas  de  dynamite.  Il  faut  disloquer  une  poutre  avec  nos 
sabres,  et  ensuite  l'employer  comme  un  levier  pour  enlever  une 
par  une  les  planches  du  poiit. 

La  division  est  partie  ;  les  régiments  des  Ingoushs  et  des 
Circassiens  s'éloignent  aussi,  et  notre  demi-escadron  reste  jxiur 
surveiller  l'ennemi.  Les  régiments  de  Kabarda  et  de  Daghes- 
tan prennent  position  sur  notre  flanc  gauche  avec  leurs  mitrail- 
leuses, tandis  que  les  batteries  de  campagne  de  la  division 
prennent  à  partie  les  groupes  de  cavaliers  qui  se  montrent 
partout  et  b<jmbardent   les  chemins  vers  Kliouvintse. 

L'ennemi  répond  avec  de  petits  obus  de  trois  j)ouces,  (pii 
éclatent  à  shrapnells  au-dessus  de  la  i)rincipate  route  de  com- 
munication, et  que  nous  pouvons  donc  facilenitMit  éviler,  en 
restant  dans  les  champs. 

Commence  maintenant  le  léger  flottement  du  «  rideau  vi- 
vant »  que  nous  tendons  devant  l'armée  en  retraile.  Il  faut  se 
montrer  partout,  faire  semblant  d'attaquer  et  tromper  ainsi 
sur  noti'c  nombre  et  nos  véritables  intentions,  mais  sati>;  être 


132  LA      GUERRK      RUSSO-SIBERIENNE 

jamais  trop  brusque  et  sans  trof)  risquer.  Notre  division  a 
excellente  renommée  chez  l'ennemi,  et  cela  nous  sera  fort 
utile  pour  le  tenir  à  distance,  l'effrayer  s'il  le  faut,  et  surtout 
semer  dans  son  esprit  l'inquiétude  et  rincertitude  sur  nos 
forces  que  ses  craintes  agrandiront.  Pendant  ce  temps,  notre 
brave  infanterie  et  nos  convois  pourront  se  sauver. 

Le  danger  est  surtout  dans  la  nature  du  terrain.  En  suivant 
une  vallée,  on  arrive  tout  à  coup  à  un  point  où  une  autre  la 
coupe,  et  oii  on  peut  avoir  été  guetté  avant  d'avoir  vu.  En  mon- 
tant sur  la  crête,  on  est  sûr  d'être  découvert  par  l'ennemi,  et 
le  charme  de  l'entreprise  est  mêlé  d'un  trop  fort  sentiment 
de  danger.  Je  longe  donc  la  crête  à  contre-pente. 

A  droite,  trois  cavaliers.  Nous  nous  arrêtons  pour  distinguer 
qui  ils  sont.  Deux  d'entre  eux  nous  imitent.  Nous  nous  appro- 
chons prudemment  :  C'est  le  capitaine  en  second  Baranof,  du 
régiment  des  Ingoushs.  Nous  nous  serrons  la  main  ici,  loin  der- 
rière l'armée  russe,  dans  ce  terrain  que  l^nnemi  a  déjà  occupé 
et  qu'il  semble  de  nouveau  avoir  abandonné.  Mais  une  fusil- 
lade extrêmement  vive  à. notre  droite  nous  avertit  que  l'ennemi 
a  simplement  concentré  ses  efforts  dans  une  autre  direction. 
D'autres  cavaliers  nous  appellent  par  de  grands  gestes  des 
bras  et  nous  filons  à  toute  vitesse  vers  le  lieu  du  nouveau 
combat. 

Quatre  mitrailleuses  du  régiment  de  Daghestan  tirent  vigou- 
reusement sur  l'ennemi  qui  semble  avoir  fait  une  attaque,  qui 
s'est  jeté  à  terre  ou  qui  s'est  retiré,  qu'on  ne  voit  donc  plus, 
mais  sur  lequel  on  continue  de  diriger  un  feu  extrêmement 
nourri. 

Cette  ((  bataille  »  manque  d'intérêt  et  je  rejoins,  dans  la 
nuit,  le  régiment  des  Tatares.  L'ennemi  ne  veut  pas  mordre 
évidemment. 

Quand  nous  nous  approchons  de  Toouste,  une  maison  flambe  | 
à  notre  droite.  Je  hasarde  la  remarque  que  cet  incendie  révolu- 
tionnaire signifie  la  joie  d'avoir  rendu  à  l'ennemi  les  annexions 
qui  souillent  la  conscience  russe.  Mais  on  prétend  qu'il  n'est 
pas  impossible  que  cette  maison  soit  incendiée  par  des  espion^ 


sous       LA       RÉVOLUTION 


133 


<lans  le  seul  but  dn  faire  savoir  aux  Autrichiens  où  se  trouve 
l 'arrière-garde  de  l'armée  russe. 

Nous  nous  chauffons  tous  près  de  ce  feu  énorme,  en  un 
groupe  pittoresque,  où  surtout  les  colonels  prince  Magalof, 
comte  Komarovsky,  Mouzalaief  et  O'Remm  se  font  remarquer. 
De  la  petite  ville  en  émoi,  monte  une  tempête  de  bruits  indé- 
cis, où  se  distinguent  des  jurons,  des  voix  menaçantes,  des 
hurlements  de  femme,  des  cris  perçants  d'enfants.  Personne 
de  nous  ne  semble  rien  remarquer.  Je  regarde  mon  ami, 
comte  Bobrinski,  jeune  savant,  homme  distingué  et  aimable  : 
il  détourne  le  regard.  Nos  officiers  aussi  perdent  lentement 
l'ascendant  sur  leurs  hommes.  Il  faut  les  laisser  faire  aujour- 
d'hui pour  pouvoir  demain  compter  sur  eux.  Je  pousse  un 
juron,  et  sans  compagnon  me  rends  en  ville. 

Dans  toutes  les  maisons,  les  armoires  et  bahuts  sont  ouverts, 
les  vêtements  éparpillés,  par  terre.  Les  femmes  pleurent,  deux 
vieux  Juifs  me  montrent  de  profondes  blessures  dans  la  poi- 
trine, le  cadavre  d'un  autre  gît  au  milieu  d'une  pièce  désolée. 
Je  chasse  quelques  Ingoushs  d'une  maison  qu'ils  pilKnt,  le 
poignard  nu  à  la  main.  Des  femmes,  des  vieillards  me  sup- 
plient de  venir  passer  la  nuit  chez  eux  pour  pouvoir  les  pro- 
téger, puisque  les  officiers  ne  le  peuvent  plus.  Quel  pouvoir 
occulte  ces  pauvres  gens  m'attribuent-ils  donc  ? 

Plus  tard,  après  avoir  trouvé  dans  une  maison  juive  un  banc 
dur,  pour  m'y  étendre  durant  les  quatre  heures  que  les  chefs 
nous  ont  bien  voulu  laisser  pour  tout  repos,  j'entends  dans  la 
ville,  partout,  les  bruits  significatifs  du  pillage  et  de  l'assas- 
sinat. Et  je  m'aperçois  que  la  Russie  vient  de  perdre  infiniment 
{•lus  que  toute  sa  belle  et  importante  conquête  en  Galicio  et 
d'abandonner  tous  gages  pour  son  avenir  national,  la  solida- 
rité et  le  sentiment  de  l'honneur  dans  les  rangs  de  l'armée. 
Mais  que  signifient,  pour  ces  bolcheviks,  la  solidarité  et  l'hon- 
neur de  l'armée  C)  ! 

(1)  Comme  rliacnn  sait,  les  chcf>;  bolcheviks  se  sont  par  la  suite 
favorablement  distingués  des  socialisles-révolutionnaires,  piir  leur  sens 
pratique  et  de  saines  méthodes  dictatoriales  qui  sauvent  eu  Russie  ce. 
que  le  tsarisme  avait  de  plus  solide  et  de  plus  bienfaisant. 


134  LA       GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Le  15/28  juillet. 

Nous  partons  le  matin,  poursuivis  par  les  malédictions  de  la 
population,  chez  laquelle  notre  armée  révolutionnaire  a  réussi 
à  réveiller  toutes  les  sympathies  pour  sa  dynastie  et  tous  ses 
goûls  pour  un  gouvernement  doux  sans  sentimentalité,  ferme 
sans  cruauté.  En  dix  jours,  nos  bandes  de  «  nouveaux  et  libres 
citoyens  »  auxquels  les  socialistes-révolutionnaires  ont,  pris 
l'unique  religion  politique  dont  ils  furent  capables,  ont  détruit 
la  bonne  renommée  qu'avait  jusque-là  laissée  l'armée  tsariste- 
pendant  une  domination  modérée  et  saine  de  près  de  trois  ans. 

12.    UîNE    RECONNAISSANCE    AVEC    LES    TaTARES. 

Maitinkovtzi  (frontière  austro-russe),   le   16/29  juillet. 

La  deuxième  brigade  a  aujourd'hui  le  service  de  jour. 
J'obtiens  du  prince  Magalof  la  permission  d'accompagner  ses 
Tatares  qui,  ce  soir,  rentreront  en  Autriche  pour  chercher  le 
contact  avec  rcnnemi,   dont  nous  ignorons  les  mouvements. 

Le  lieutenant  musulman  Zenal-Bek  Sadekhof  a  reçu  l'ordre 
d'aller  me  chercher  à  la  i""""  sotnia  avec  ses  vingt  Tatares,  et 
de  fixer  avec  moi  dès  cette  nuit  la  position  exacte  des  Autri- 
chiens près  de  la  ((  ferme  Dembina  ». 

L'ennemi  ne  semble  pas  nous  poursuivre  sérieusement.  Notre 
infanterie  est  retournée  en  Autriche,  et  occupe  près  de  Toouste 
des  tranchées,  qu'elle  a  le  devoir  de  défendre,  coûte  que 
coûte.  Les  Autrichiens  ont  été  vus  à  la  ferme  Dembino,  à 
6  kilomètres  à  l'Ouest  de  Toouste.  11  faudra  déterminer  s'ils  dis- 
posent là-bas  de  positions  fixes. 

Mon  compagnon,  Zenal-Rek-Sadekhof,  propriétaire  natif  de 
Choucha,  Sud  des  montagnes  caucasiennes,  s'est  engagé 
comme  volontaire  au  commencement  de  la  guerre.  Après  avoir 
gagné,  comme  soldat,  pendant  des  reconnaissances  impor- 
tantes et  dangereuses  dans  les  Karpathes,  trois  ou  quatre  croix 
de  Saint-Georges,  ce  gentilhomme  a  été  promu  officier.  On  le 
choisit  pour  les  petits  coups  de  main,  qui  exigent  de  l'officier 


sous        LA       R    É    V    O    L    U    1     I    O    N  1 35 

de  rares  qualités  de  bravoure,  de  sang-froid  et  d'intelligence. 
Je  suis  donc  enchanté  de  l'accompagner. 

Les  hommes  sont  pleins  d'entrain.  L'un  d'eux  nous  amuse, 
en  chevauchant  à  la  tète  de  notre  colonne,  jambes  en  l'air, 
pendant  un  temps  considérable.  Quand  Zenal-Bek,  pour  un 
motif  ou  un  autre,  quitte  notre  groupe,  j'en  prends  la  direc- 
tion, jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  rejoint,  et  nos  cavaliers  règlent  la 
marche  de  leurs  chevaux  à  celle  du  mien.  La  bonne  humeur 
de  ces  gens  ne  quitte  jamais  une  gravité  orientale  qui  prête 
au  plus  petit  soldat  un  air  de  distinction. 

Lorsque  nous  nous  approchons  de  Toouste,  un  mouvement 
insolite  de  gens  qui  vont  et  viennent,  nous  frappe  de  loin. 
C'est  un  petit  détachement  d'infanterie  russe  qui,  à  travers 
une  immense  contrée,  délaissée  par  les  armées  de  la  révolution, 
est  venu  ici  occuper  une  tranchée  avancée  tout  près  du  village, 
à  contre-pente  de  la  colline  qu'il  domine.  Pourquoi  le  poids 
de  la  guerre  pèse-t-il  sur  un  si  petit  nombre  d'hommes  dans 
cet  immense  pays  ?  Déjà  au  commencement  de  la  campagne, 
on  ne  pouvait  pas  s'empêcher  de  remarquer  le  contraste  cjui 
éclatait  entre  la  zone  de  la  guerre  avec  ses  souffrances  et  pri- 
vations inouïes  et  celle  de  l'arrière,  qui  semblait  si  peu  se  sou- 
cier des  sacrifices  de  la  première  ligne. 

La  défense  du  pays  qui  fut  jadis  la  «  Sainte  Russie  »,  et  qui 
est  maintenant  une  terre  en  quelque  sorte  neutre,  pour  ainsi 
dire  «  internationale  »,  est  confiée  à  un  petit  nombre  de  volon- 
taires qui  forme  à  peu  près  la  cent  vingtième  partie  de  l'armée 
russe. 

Nous  descendons  pour  causer  avec  ces  hommes  que  nous  ne 
pouvons  qu'estimer,  parce  que  l'entière  propagande  de  la  révo- 
lution, si  l'on  excepte  un  petit  nombre  de  phrases  évidemment 
hypocrites,  a  tendu  à  leur  faire  oublier  ieur  patrie  et  leurs 
devoirs  hislm  Icpips.  Ils  ont  l'aspect  hâve  et  semblent  dépouillés 
de  cet  orgueil  militaire  qui  me  semble  indispensable  |»our  com- 
penser, chez  des  gens  prêts  à  mourir,  la  |)ers|)e(|ivf  de  la  mort 
et  les  mille  privations  quotidiennes. 

On  observe  si  souvent  sur  le  théâtre  de  la  guerre  —  et    j<> 


136  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

l'avais  particulièrement  remarqué  pendant  mon  séjour  dans 
l'armée  russe  en  1916  —  une  santé  excessive,  le  bon  appétit, 
la  bonne  humeur  et  le  goût  de  vivre  au  moment  même  où  on 
va  risquer  sa  vie  pour  un  rien.  Rien  de  cela  chez  ces  gens, 
qui  font  l'impression  de  pauvres  diables  déterminés  à  faire 
leur  devoir,  mais  peut-être  chancelants  en  leurs-  décisions,  et 
sans  ce  robuste  enthousiasme  qu'avaient  en  1916  les  plus  mau- 
vais bataillons  russes. 

Mon  ami  Zenal-Bck  va  leur  remonter  le  moral.  II  parle  très 
bien,  mon  bon  Sadekhof,  avec  sa  voix  sympathique  et  douce 
et  ses  gestes  simples  et  courtois.  Aussi  les  soldats  sont-ils,  au 
fond,  d'accord  avec  lui,  et,  s'ils  font  des  objections,  c'est  parce 
qu'ils  mettent  un  temps  convenable  à  se  laisser  gagner.  Tout 
ce  qu'ils  disent  semble  si  clair  : 

—  Nos  soldats  sont  égarés,  dit  l'un  d'eux  ;  aujourd'hui  on 
leur  dit  ceci,  demain  on  leur  crie  cela  !  Ils  ne  savent  que  faire  ! 

—  Vous  êtes  braves,  réplique  le  gentilhomme  circassien  ; 
tout  le  monde  sait  que  le  soldat  russe  est  brave  !  Mais  on  vous 
a  mis  des  idées  dans  la  tête  que  vous  ne  comprenez  peut-être 
pas  tout  à  fait.  Comment,  dans  un  régiment,  les  ordres 
peuvent-ils  être  donnés  par  trois  ou  quatre  chefs  en  même 
temps  ? 

—  Que  voulez-vous,  répond  un  soldat,  la  plupart  de  nos 
gens  ne  savent  pas  lire  ou  écrire.  En  France  et  en  Angleterre, 
cela  doit  être  tout  autrement. 

Et  tous  me  regardent. 

Je  parle  alors  en  mon  mauvais  russe  de  la  liberté,  dont  tous 
les  mauvais  et  faux  esprits  ont  la  bouche  pleine;  j'affirme 
qu'elle  vaut  plus  que  tout  au  monde,  plus  que  la  prospérité, 
plus  que  le  bonheur,  plus  que  la  civilisation,  qu'elle  mérite 
d'être  défendue  au  prix  même  de  la  vie,  parce  que  la  vie  n'a 
de  valeur  sans  elle. 

Et  nous  conversons  ainsi  quelque  temps  avec  ces  braves 
gens,   plus  malheureux  d'être  laissés  à  leurs  raisonnements. 

A  un  commandement  de  Zenal-Bek,  nos  cavaliers  montent 
en  selle,  agiles  et  superbes.  Notre  cavalcade  s'éloigne,   suivie 


>^.c> 


sous       LA       RÉVOLUTION 


137 


longtemps  des  yeux  par  ce  petit  groupe  de  pauvres  troupiers 
perdus  dans  l'immensité  du  paysage  et  dans  les  solitudes  du 
doute  et  de  la  défaite. 


Lentement,  la  nuit  commence  à  vivre.  Du  Nord  au  Sud  nous 
viennent  des  fantassins  montés,  des  cavaliers  de  divers  régi- 
ments, etc.,  une  troupe  de  Kabardiens.  Nos  chevaux  sont  atta- 
chés à  la  haie  qui  forme  la  lisière  de  Toouste  et  nous  tenons  un 
conseil  de  guerre.  Les  ennemis  qui  viennent  de  tirer  sur  les 
nôtres  se  trouvent  en  avant  de  la  ferme  Dembina  et  nous  irons 
d'abord  par  petits  groupes  en  trois  directions  chercher  le 
<^onta'ct  avec  eux. 

Je  pars  avec  les  fantassins  sous  les  ordres  du  lieutenant 
Karéline.  Nous  sommes  sept,  trois  officiers,  trois  soldats  et  moi. 
D'autres  groupes  de  sept  ou  huit  hommes  partent  en  même 
temps  que  nous  et  nous  quittent  à  la  sortie  du  village. 

Nons  sortons  de  la  nuit  et  découvrons  en  face  de  nous,  très 
nettement,  les  lignes  des  crêtes  où  une  lune  très  claire  descend 
dans  un  ciel  pur.  Il  est  impossible  à  l'ennemi  de  nous  voir 
sur  nos  chevaux  que  nous  avons  tous  choisis  de  couleur  sombre, 
bien  entendu. 

Mais  nous  venons  à  peine  de  monter  la  première  pente  qu'une 
vive  lueur,  derrière  nous,  nous  oblige  à  nous  retourner  ;  on 
vient  d'incendier  une  maison,  et  cette  lueur,  qui  semble  im- 
mense dans  cette  partie  si  obscure  du  ciel,  nous  éclaire.  Notre 
avantage  est  perdu  et  nos  mouvements  doivent  être  parfaite- 
ment visibles  devant  le  brasier. 

Nous  continuons  prudemment  notre  marche,  d'abord  on 
suivant  un  chemin  entre  des  champs  d'orge  et  de  ma'ïs.  Puis 
nous  piquons  vers  le  Sud-Ouest,  à  travers  des  blés  mûrs,  vers 
un  autre  chemin  parallèle  au  premier.  Tout  d'un  coup,  à  notre 
droite  et  à  notre  gauche,  nous  distinguons  d'assez  nombreuses 
silhouettes  en  mouvement  pour  nous  tourner.  11  ne  nous  reste 
que   la   retraite   devant   rinccrliliidc   du   iiomi»rc  dos  ennemis. 


138  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Nous  filons  en  gaiopant  à  travers  champs  et  rapportons  au 
iieutonant  Zenal-Bck,  qui  s'est  promu  commandant  en  chef,  le 
résultat  de  notre  promenade. 

Puis,  sous  ses  ordres,  nous  repartons,  à  vingt  cavaliers,  cette 
fois.  L'incendie  de  tout  à  l'heure  s'est  éteint,  et  nous  commen- 
çons notre  deuxième  expédition  de  nouveau  dans  l'obscurité. 
Mais  à  peine  sommes-nous  en  pleins  champs,  que  le  ciel,  der- 
rière nous,  est  de  nouveau  éclairé  par  des  flammes  :  une 
seconde  maison  a  été  incendiée.  Et  quoique  nous  ayons  main- 
tenant les  chances  conirc  nous  —  parce  que  la  lune  a  disparu 
et  reruiemi  est  devenu  invisible  —  nous  continuons  notre 
marche  silencieuse. 

Cette  fois  nous  n'irons  pas  aussi  loin.  A  peine  avons-nous 
atteint  le  premier  chemin,  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  qu'un 
feu  bien  nourri  éclate,  de  différents  côtés  à  la  fois.  Nous  répon- 
dons à  la  fusillade,  mais  les  coups  de  fusil  partent  de  trop  bas  : 
ce  sont  des  gens  à  pied  qui  tirent.  Nous  sommes  à  cheval, 
placés  contre  un  ciel  allumé  par  un  incendie  qui  vient  d'at- 
teindre son  maximum,  tous  parfaitement  visibles,  et  impuis- 
sants contre  ce  poste  ou  cette  patrouille,  qui  s'est  cachée  dans 
la  nuit  et  qui  tire  à  labri  des  balles  explosives,  dont  je  vois, 
en  galopant,  les  petites  flammes  blanches  et  un  peu  bleuâtres 
dans  l'herbe,  lorsque  les  projectiles  ont  rencontré  un  corps 
dur. 

Quelques-uns  de  nos  chevaux,  effrayés,  prennent  le  mors  aux 
dents  ;  les  autres  suivent.  C'est  une  folle  chevauchée  dans  la 
nuit.  J'ai  perdu  mes  étriers,  j'essaie  en  vain  pendant  quelques 
minutes  de  retenir  mon  cheval,  et  je  dois  sauter,  en  serrant  la 
selle  des  genoux,  un  ruisseau  qui  coule  par  la  vallée. 

Après  avoir  réussi  à  calmer  nos  bêtes,  nous  prenons  le  pas 
près  du  village.  Partout  les  coups  de  feu  éclatent.  Toutes  nos 
reconnaissances  semblent  s'être  heurtées  à  l'ennemi  en  éveil. 
Si  les  deux  maisons  n'ont  pas  été  incendiées  par  ses  espions, 
le  hasard  l'a  admirablement  aidé. 


sous       LA       REVOLUTION 


139 


i3.  —  Les  petites  filles  dans  le  champ  de  maïs. 

Près  Tooustc,  le  i7/3o  juillet. 

Il  semble  impossible  à  Zenal-Bek  —  et  je  suis  de  son  avis  — 
de  continuer  nos  reconnaissances  cette  nuit.  Nous  prendrons 
quelques  heures  de  repos  —  il  est  trois  heures  et  demie  —  et 
reviendrons  demain  matin  à  nos  projets. 

Huit  officiers  s'étendent  sur  les  tables  et  par  terre  dans  une 
petite  ferme  où  une  vieille  femme  grommelante  les  aide  le  plus 
lentement  possible.  Nos  Tatares  sont  occupés  à  plumer  un 
grand  nombre  de  poules,  dont  la  mort  a  visiblement  augmenté 
la  mauvaise  humeur  de  la  vieille.  Ils  ont  allumé,  dans  la  petite 
cheminée,  un  immense  feu,  dans  lequel  ils  suspendent  deux 
grandes  chaudières  à  trois  fusils  en  faisceau. 

Je  sors  dans  la  nuit  claire.  Contre  la  haie,  une  cinquantaine 
de  chevaux  sont  attachés,  et  près  d'eux  dorment  dans  l'herbe 
nos  Tatares,  les  Kabardiens,  enveloppés  de  leurs  capotes  grises 
ou  de  leurs  énormes  manteaux  noirs.  Chacun  tient  son  fusil 
à  la  main,  et  ne  le  lâche  pas  dans  le  sommeil.  A  gauche  et  à 
droite,  des  cavaliers  —  nos  avant-postes  —  à  quelques  centaines 
de  mètres  de  nous,  et  sur  le  pont,  gardent  le  sommeil  des 
autres. 

J'entre  dans  une  maison  pour  y  chercher  un  lit  :  je  ne 
redoute  pas  les  duretés  de  la  vie  militaire,  mais  préfère  le 
confort.  In  vieillard,  bientôt  accompagné  d'une  Tdle  de  dix 
ans,  sort,  à  peine  habillé,  de  sa  chambre,  et  me  demande  ce 
que  je  désire.  Nous  nous  mettons  à  causer.  Il  s'est  battu  pen- 
dant la  guerre  de  1866.  Après  une  vie  de  travail  difRcile,  il  a 
accumulé  une  toute  petite  aisance,  une  ferme,  une  terre  bien 
labourée,  des  vaches,  des  moutons,  des  meubles  qui  lui  appar- 
tiennent. Tout  cela  lui  semblait  si  sûr,  si  bien  protégé  contre 
les  à-coups  de  la  vie.  Et  même,  (piand  la  guerre  a  éclaté,  les 
Russes  sont  entrés  sans  rendre  aux  Iiabitauls  la  \  if  trop  désa- 
gréable. Pas  d'excès,  pas  d'abus  :  les  soldats  s'habituaient  à 
vivre  parmi  les  villageois.  Les  officiers  les  tenaient  bien  en 
mains.    Le  cœur  des  habitants  —  et  certaiiiemei\t   son  vieux 


140  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

cœur  daucicn  soldat.  —  battait  pour  la  patrie  galicienne,  mais 
il  avait  presque  commencé  à  sympathiser  avec  l'envahisseur. 

Comme  tout  cela  lui  semble  changé  maintenant  !  «  Ils  font 
absolument  ce  qu'ils  veulent  !  »  Les  soldats  russes  entrent  à 
chaque  instant  dans  les  fermes,  sabre  au  clair,  et  prennent  ce 
que  bon  leur  semble.  Sa  maison  a  été  quatre  fois  pillée.  On 
traite  les  Juifs  d'une  façon  pire.  Envers  eux,  tout  est  permis, 
parce  qu'ils  amassent  plus  d'objets  qui  tentent  les  paysans 
russes,  tandis  que  les  cultivateurs  ont  de  plus  simples  ustensiles 
qui  n'attirent  guère  les  pillards. 

La  ])elite  fille,  qui  a  des  yeux  admirables,  très  clairs  et  tout 
enfantins,  commence  subitement  à  sangloter.  Je  demande  au 
grand-père  ce  qui  l'attriste.  «  Si  vous  saviez,  répond-il,  ce  que 
tout  cela  signifie  pour  une  enfant  délicate  comme  notre  petite 
Maria.  Les  soldats  qui  entrent,  qui  bousculent  tout,  qui  me 
menacent,  bien  inutilement  —  parce  que  je  ne  me  défends 
pas  —  qui  font  tout  passer  dans  leurs  mains,  cherchent  dans 
les  armoires,  jettent,  par  terre  et  brisent  ce  qui  ne  leur  con- 
vient pas,  avec  des  jurons  et  de  vilains  propos  ;  parfois,  ils 
sont  ivres.  Sa  mère  et  sa  grand'mère  se  sont  enfuies  après  la 
première  invasion  et  je  ne  sais  pas  ce  qu'elles  sont  devenues.  » 

Je  demande  si  Maria  a  des  frères  et  des  sœurs.  c(  Oui,  elle  a 
deux  petites  sœurs,  de  six  et  de  huit  ans.  Ce  sont  mes  trois 
petits-enfants.  Maria  a  voulu  rester  près  de  son  grand-père, 
mais  les  deux  autres  gosses  ont  creusé  pendant  la  journée  un 
grand  trou  dans  le  jardin  :  bien  cachées  parmi  les  maïs,  elles 
y  passent  la  nuit  froide,  pour  ne  pas  tomber  dans  les  mains 
de  ces  gens  terribles.  Si  vous  saviez  combien  tout  a  changé 
pour  nous  avec  la  révolution  russe  !  » 

Le  vieux  m'offre  un  lit,  du  lait,  des  fruits,  et  me  remercie 
de  lui  avoir  si  gentiment  parlé.  ((  Si  vous  saviez  combien  cela 
fait  du  bien  d'être  gentiment  traité,  d'entendre  de  bonnes 
paroles,  et  de  ne  pas  sentir  à  chaque  phrase  la  menace-  de  la 
baïonnette  ou  du  sabre.  Maria,  baise  la  main  de  cet  officier.  » 
Mais  je  ne  laisse  pas  faire.  Je  lui  dis  qu'il  serait  bien  cruel  de 
n'être  pas  gentil  pour  un  vieillard  et  une  si  douce  petite  fille. 


sous        LA        l\     F.     V     O     L     V    T     I    f)     N  1  •''i  1 

Maria  me  montre  ses  trésors,  qu'elle  a  mis  à  l'abri  des  con- 
voitises des  «  cosaques».  Ce  sont  une  ardoise,  une  poupée  très 
«  amochée  »,  un  livre  aux  gravures  en  couleurs,  et  d'autres 
choses  très  précieuses,  qu'elle  aurait  défendues  même  contre 
les  sabres  de  ces  vilains  soldats  ivres. 

Les  deux  maisons  qui  ont  flambé  dans  la  nuit  ont  épouvanté 
le  vieillard  et  les  petites  fdlcs.  Mais  celles-ci  reviennent.  La 
petite  Maria  est  allée  les  chercher,  et  j'en  suis  entouré,  et 
toutes  doivent  me  baiser  la  main  dans  cette  nuit  obscure  que 
l'aurore  éclaire  déjà. 

Je  ne  puis  pas  trouver  le  sonimeil,  comme  d'ailleurs  nulle 
part  dans  ces  lits  infects  de  paysans,  remplis  de  vermine.  Et 
j'entends  pendant  les  trois  heures  qui  me  restent  le  murmure 
des  voix  des  enfants  —  bien  douces  pour  ne  pas  me  gêner  — 
qui  se  sentent  rassurées  par  ma  présence,  mais  que  le  hennis- 
sement des  chevaux  et  les  voix  rauques  des  soldats  à  chaque 
instant  ramènent  à  la  réalité. 

Je  réussis  avec  grande  difiîculté  à  mettre  un  peu  d'argent 
dans  la  main  de  la  petite  fille,  et  je  retourne  au  bivouac.  Les 
officiers  dorment  dans  un  chaos  indescriptible.  Le  feu  flambe 
toujours.  Tous  les  fagots  de  la  vieille  y  ont  passé.  La  soupe  — 
où  les  soldats  font  délicieusement  cuire  une  dizaine  de  poules 
—  n'est  pas  encore  prête.  On  alimente  le  feu  qui  donne  un 
aspect  d'incendie  à  la  chambre  en  désordre  :  les  meubles,  les 
chaises,  armoires,  nombre  de  petits  articles  de  ménage  sont 
avec  une  remarquable  adresse  mis  en  pièces  à  coups  de  sabre 
par  vm  de  nos  ïatares.  Un  autre  les  jette  au  feu.  Un  troisième 
remue  le  précieux  potage  avec  sa  «  cliachka  »,  son  poignard 
à  manche  argenté.  Ils  font  ces  travaux  à  grond  tapage,  en  fre- 
donnant leurs  airs  du  Caucase,  ou  en  parlant  leurs  dialectes 
nasillards  et  lents. 

Après  avoir  mangé  chacun  sa  poule,  avec  les  mains  et  les 
poignards,  bien  entendu,  et  sous  les  malédictions  de  la  pauvre 
vieille,  dont  les  yeux  séchés  semblent  continuer  à  pleurer,  nous 
nous  éloignons  du  village.  En  effet,  une  patrouille  est  venue 


142  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

ainioncor  ce  matin  —  tandis  que  nous  dormions  —  que  les  che- 
mins où  nous  nous  sommes  cette  nuit  heurtés  à  la  résistance 
ennemie  sont  pour  le  moment  accessibles,  si  l'on  excepte  des 
coup  de  fusil  tirés  de  très  loin.  Nous  n'avons  donc  eu  affaire  cette 
nuit  qu'à  des  avant-postes. 

Le  village  de  Toouste  est  abandonné  par  les  habitants  qui  ont 
passé  à  l'ennemi.  Nous  attendons  de  nouveaux  ordres  dans 
une  maisonnette  délaissée,  ou  Zenal-Bek  fait  cuire  un  mouton 
qu'on  a  sur  ses  ordres  vraiment  acheté,  un  admirable  «  chach- 
lik  »  caucasien  :  de  petits  morceaux  de  viande,  enfilés  à  une 
branche  de  saule,  et  rôtis  au  feu. 

Les  ordres  viennent  :  noire  mission  est  accomplie.  Une  recon- 
naissance des  Ingoushs  vient  nous  remplacer.  Je  m'informe 
auprès  du  commandant  Moukhine  sur  cette  mission,  s'il  peut 
m'assurer  qu'on  ira  jusque  chez  l'ennemi.  Mais,  comme  il  ne 
peut  rien  me  promettre,  je  cède  aux  instances  de  Zenal-Bek  et 
m'en  retourne  avec  lui. 

Pour  nos  chevaux  ce  sont  des  journées  admirables.  Nous  leur 
faisons  manger  dans  les  champs  l'avoine,  l'orge,  le  mais,  qui 
sont  tout  frais.  Ils  boivent  dans  les  rivières  que  nous  passons 
à  gué,  souvent  enfoncés  dans  l'eau  jusqu'à  la  selle.  Et  nous 
aussi,  nous  réjouissons  de  ces  fatigues  qui  sont  parfois  into- 
lérables, mais  dont  on  sort  toujours  endurci,  plus  intrépide  et 
plus  vigoureux. 

I  4.  —  Retour  et  fin  de  l'aventure. 

Staro-Poriétche,   le   i8  juillet/ 1*""  août. 

A  Martinkovtse,  nous  ne  trouvons  plus  notre  régiment.  Il 
faut  donc  repartir  à  l'instant  dans  la  direction  de  Kouzmine, 
où  on  nous  assure  qu'il  s'est  rendu,  sans  avoir  d'ailleurs  laissé 
pour  nous  la  moindre  indication. 

Les  deux  régiments  avec  lesquels  je  me  suis  trouvé  conti- 
nuellement en  contact,  ceux  des  Tchetchens  et  des  Ta  tares, 
ont  trouvé  des  gîtes  à  Novo  et  à  Stara-Porietche.  Je  partage 
avec  les  deux  excellents  colonels  Mouzalaief  et  O'Remm  et  l'aide 


sous 


RÉVOLUTION  143 


de  camp  du  régiment,  un  magnifique  château  d'origine  polo- 
naise, où  nous  trouvons  enfin,  après  noire  odyssée  de  neuf 
jours,  le  repos  chez  un  Kusse,  M.  Nikitine.  Après  avoir  pris 
congé  de  ces  officiers,  je  rends  une  visite  à  1  etat-major  de  la 
division. 

11  est  logé  dans  le  château  d'une  princesse  Czartoriska.  Le 
prince  Bagration,  avec  qui  je  passe  ma  dernière  soirée,  me 
décrit  les  attaques  auxquelles  il  a  assisté  pendant  la  grande 
guerre,  et  m'invite,  dès  que  ses  troupes  se  seront  reposées,  à 
venir  dans  ses  régiments  accompagner  les  assauts  de  ses  cava- 
liers caucasiens  C). 


(1)  Bientôt,  la  division  d<i  général  Bagration,  appelée  par  Kornilof 
pour  souligner  à  Petrograd  sa  menace  de  dictature,  échoue  dans  les 
plaines  du  Nord.  Ou 'ont-ils  à  faire  avec  ces  seigneurs  étrangers  que 
commandait  jadis  un  grand  tsar  russe,  depuis  que  son  prestige  ma- 
gique qui  dominait  doux  mondes  s'est  écroulé  ?  Ces  guerriers  cauca- 
siens sont-ils  faits  pour  être  policiers  ?  Pour  risquer,  en  des  combats 
sans  gloire  et  sans  butin,  de  ne  jamais  plus  revoir  le  Kazbek  et  les 
plaines  ensoleillées  du  Caucase  ?  Leurs  sacs  sont  remplis  do  l'or  et  des 
bijoux  des  mécréants.  Ils  se  sont  couverts  de  gloire,  et  les  chants  natio- 
naux célèbrent  la  crainte  qu'ils  inspirent  à  leur  ennemi  «  muet  ».  Le 
dernier  lien  qui  les  unissait  au  Russe  est  coupé.  Que  les  Russes  se 
battent  entre  eux.  La  guerre  est  terminée,  les  fils  du  Caucase  retour- 
nent, libres  et  impassibles,  vers  leurs  champs,  leurs  troupeaux,  leurs 
cols    inaccessibles  ! 

Le  prince  Bagration,  retourné  en  Caucase,  a  été  plus  tard  fusillé 
par  les  bolcheviks. 


CHAPITRE  VII 


DANS  l'armée  des   PATRIOTES 


Après  avoir  quitté  la  Division  Sauvage,  je  nie  fis  transporter 
à  la  gare  la  plus  rapprochée,  pour  me  rendre  à  Kaméniets- 
Podolsk.  J'avais  espéré  y  accompagner  le  comte  KomarovskXr 
que  Vétat-nwjor  de  la  2^  brigade  de  la  Division  Sauvage  avait 
envoyé  «  en.  mission  »  auprès  du  groupe  d'armées,  mais  en  réa- 
lité pour  en.  ramener  quelques  tonneaux  de  boissons  :  les  régi- 
ments des  Tatares  et  Tchetchens,  condamnés  à  l'abstinence 
depuis  bientôt  six  semaines,  n'en  pouvaient  plus!  Je  le  man- 
quai, et  ne  l'ai  plus  revu  depuis. 

Je  fis  le  voyage  dans  le  train  du  général  TcJiérémissof,  C{ue 
le  gouvernement  provisoire  venait  de  nommer  au  commande- 
ment du  groupe  Sud-Ouest.  Cet  officier  mérite  que  nous  nous 
arrêtions  un  instant  à  sa  mémoire.  Quand  la  révolution  éclatOr 
son  esprit  fin  mais  mal  équilibré,  son  ambition  passionnée, 
son  ataraxie  morale,  son  mépris  des  hommes,  le  mettaient 
en  excellente  posture  pour  exploiter  le  goût  de  l'anarchie 
chez  les  soldats,  et  les  appétits  politiques  des  homines  novi. 
Après  une  longue  disgrâce  Cjui  avait  retardé  sa  promotion  sous 
l'ancien  régime,  il  élait  fermement  décidé  à  s'agenouiller  de- 
vant les  nouveaux  dieux,  et  à  rattraper  le  temps  perdu. 
Résolu  à  faire  toutes  les  concessions  aux  j'évolutionnaii'es, 
fût-ce  aux  dépens  de  l'armée,  il  était  sûr  de  l'emporter  sur 
ses  camarades  que  des  scrupules  retenaient.  Il  chercha,  comme 
Broussilof,  l'amitié  des  soldats,  mais  il  y  perdit  toute  dignité. 
Broussilof  était  allé  aussi  loin  que  possible,  sans  compromettre 
définitivement  l'esprit  combatif  de  la  troupe.  Le  général  Tché- 


^IVI 

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sous        LA        RÉVOLUTION  145 

remissof  offrit  ait  soldat,  souvent  sans  que  celui-ci  le  lui  eût 
demandé,  le  boïévoï-komiiet,  et  le  comité  opératif  (^). 

Il  sut  convaincre  le  gouvernement  provisoire,  si  facile  à 
duper,  que  l'enthousiasme  révolutionnaire  porterait  l'armée 
jusqu'au  cœur  de  l'Allemagne,  si  on  augmentait  les  libertés 
des  soldats  (-).  Ses  amis,  deux  Israélites,  M.  Rubinstein 
■et  un  autre  dont  je  ne  me  rappelle  pas  le  nom,  colpor- 
tèrent partout  parmi  les  comités  de  soldais  Vunique  victoire 
que  ce  général  «  vraiment  révolu tionnaii-e  )>  avait  su  remporter. 
Il  s'agissait  toujours  des  combats  autour  de  Stanislau  (^), 
qu'il  n'avait  gagnés  que  grâce  aux  deux  bataillons  d'attaque 
Négentsof  et  à  la  Division  Sauvage,  où  la  discipline  classique 
avait  été  conservée  :  les  soldats  révolutionnaires  n'avaient  nulle 
part  tenu.  Ce  qui  n'empêchait  pas  le  général  Tchérémissof  et 
ses  acolytes  d'en  attribuer  tous  les  mérites  aux  soldats  déban- 
dés. Des  émissaires  allaient  partout,  dans  les  comités  des  unités 
que  le  général  désirait  commander,  et  des  états-majors  supé- 
rieurs qu'il  ambitionnait,  faire  la  propagande  pour  ce  ce  g<'nt'- 


(^)  Boïévoï-koniitet,  comité  de  soldats,  ayant  pour  mission  de  con- 
trôler tous  les  ordres  militaires  des  chefs.  Opérativni-komitet,  comité 
de  soldats,  ayant  le  droit  de  prendre  connaissance  de  tous  les  plans 
de  bataille  des  états-major,  de  les  discuter  et  d'y  proposer  des  amen- 
dements. Ces  deux  comités  furent  exigés  par  la  propagande  bolcheviste, 
afin  de  détruire  l'autorité  des  officiers  ;  ils  avaient  le  droit  de  veto. 

(2)  Le  général  Tchérémissof  avait  l'habitude  d'aller  au-devant  des 
désirs  des  comités.  Depuis  qu'on  ne  se  battait  plus,  il  était  sûr  de 
gagner  partout  la  partie,  puisque  aucun  de  ses  collègues  n'eut  le 
triste  courage  de  l'imiter.  Il  parvint  jusqu'à  dégoûter  les  soldats. 

Appelé  au  commandement  de  la  g®  armée,  il  fit  le  tour  de  toutes 
les  unités  qui  en  faisaient  partie.  Il  harangua  les  soldats,  offrit  par- 
tout les  «comités  de  guerre»  et  les  «comités  opératifs».  Le  comité 
du  G®  corps  de  cavalerie  protesta,  et  on  vit  le  spectacle  extraordinaire 
d'une  discussion  publique  entre  un  commandant  d'armée  essayant  de 
pervertir  la  troupe,  et  des  soldats  refusant  à  se  laisser  entraîner.  La 
■cavalerie  avait  subi  relativement  peu  de  perles,  était  donc  composée 
pour  une  grande  partie  des  combattants  magnifiques  que  l'ancien 
régime  avait  formés,  et  résista  encore  quelque  *emps  à  la  révolution. 
Le  6"  corps  de  cavalerie  envoya  quelques  soldats  au  général  (Jolovini'. 
chef  d'état-major  au  groupe  d'armées,  pour  le  prier  d'incorporer  leur 
unité  à  une  autre  armée,  «afin  de  la  soustraire  à  la  néfaste  influence 
du  général  Tchérémissof  ».   Ce  qui  fut  fait. 

(^)  Dont  on  a  pu  voir  le  récit  dans  un  chapitre  précédent. 

10 


14ti  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

rai  de  la  révolution  »,  sous  qui  «  non  les  chefs,  mais  les  soldats 
gagnaient  les  batailles  »  ! 

En  se  rendant  à  Kaméniets-Podolsk  pour  y  assumer  le  com- 
mandement du  groupe  d'armées  Sud-Ouest,  le  général  Tchéré- 
m.issof  ne  savait  pas  que  Kornilof,  qui  le  détestait  —  et  pour 
cause  —  y  avait  nommé  le  général  Dénikine.  Quand  nous 
arrivâmes  à  la  gare  de  Kaméniets-Podolsk,  un  officier  de  Vétai- 
mujor  s'y  trouva  pour  lui  intimer  l'ordre  de  se  retirer.  Penaud 
et  furieux,  il  dût  rebrousser  chemin. 

Je  me  rendis  à  Kief.  Vers  la  mi-août  je  m'acheminai  à  nou- 
veau-vers  le  front.  L' état-major  du  groupe  sud-ouest,  à  l'ap- 
proche des  armées  ennemies,  avait  été  ramené  à  Berditchef. 
Kaméniets-Podolsk  était  le  siège  d'un  état-major  d'armée. 

De  passage  à  Berditchef,  j'y  appris  que  le  ministre  des 
Affaires  Etrangères  avait  donné  ordre  à  son  représentant  au 
groupe  Sud-Ouest,  de  faire  ((  prendre  des  mesures  appropriées 
contre  mm  ».  .J'avais  en  effet  écrit  quelques  lettres  au  ministre 
de  l'Intérieur  pour  me.  plaindre  d'une  perquisition,  conduite 
de  façon,  ignoble  —  et  naturellement  accompagnée  de  vol  — 
par  la  crapule  habituelle  de  la  police  secrète,  dont  j'avais  été 
l'obji't  (/rtn.s-  l'hôtel  Bcgino  à  Petrograd.  J'y  avais  ajouté  des 
appréciations  sur  le  personnel  que  le  G. P.  avait  cru  devoir 
introduire  dans  tous  les  services  de  l'Empire. 

Je  trouvai,  en  outre,  parmi  mon  courrier,  une  lettre  du 
ministre  des  Pays-Bas  à  Petrograd,  m'avej'tissant  que  le  G. P. 
lui  avait  communiqué  son  intention  de  «  prendre  de  fortes 
mesures  contre  moi  ».  Mon  ministre  y  ajoutait  —  comme  c'est 
la  coutume  —  qu'il  se  voyait  dans  l'impossibilité  de  me  pro- 
téger. Après  conférence  avec  l'état-major  du  ugrryupe»,  dont 
mes  lettres  avaient  fait  la  joie,  le  représentant  de  la  Chancel- 
lerie diptoma.tique,  M.  AIféorof,  me  fit  savoir  a  que  Vétat-nw- 
jor,  après  avoir  pris  connaissance  des  inconvenantes  lettres 
adressées  par  moi  au  ministre  de  l'Intérieur,  au  commandant 
de  la  garnison  de  Petrograd,  etc.,  se  serait  vu  dans  l'obligation 
d'agir  contre  moi,  si  je  ne  m'étais  pas  conduit  au  front  de 
façon  aussi   brillante,   etc.    »  J'allai   le   remercier  de  sa   répri- 


sous       LA       RÉVOLUTION  147 

mande,  el  nous  bûmes  un  verre  au  retour  de  l'ordre  en  Russie. 

C'est  que  l'on  s'attendait  à  un  coup  d'Etat.  Le  prince  Koura- 
kine  me  dit  mystérieusement  que  «  bientôt  tout  serait  changé 
en  Russie  »  /  Tout  restant  vague,  je  continuai  mon  voyage. 

De  retour  à  Kaméniets-Podolsk ,  j'y  trouvai  un  état  de  choses 
invraisembla.ble.  Autour  de  la.  ville,  les  troupes  continuaient 
à  se  retirer  en  désordre,  pillant,  commettant  des  excès  nom- 
breux. En  ville,  ce  furent  encore  les  soldats  qui  eurent  le 
pouvoir.  Quand  ils  en  avaient  l'envie,  ils  arrêtaient  les  officiers 
dans  les  rues,  pour  examiner  leurs  passeports.  Au-dessus  de 
cette  -armée  en  décomposition ,  que  les  officiers  patriotes  com- 
mençaient à  quitter,  pour  s'organiser  en  détachements  de 
volontaires,  un  groupe  d'officiers-politiciens  occupait  gravement 
les  bureaux  parfaitement  inutiles  d'un  état-major  d'armée,  et 
profita  du  désordre  pour  se  faire  conférer  la  croix  de  Saint- 
Georges  pour  soldat  (^ )  et  d'autres  décorations,  ainsi  que  des 
commandements  surpix'nmits.  Tchérémissof,  commandant  un 
C.A.  en  juillet,  et  en  septembre  commandant  en  chef,  sans 
avoir  été  en  contact  avec  la  troupe,  ne  fut  pas  le  seul. 

Je  retrouvai  à  la  gare  de  Kaméniets-Podolsk  les  régiments  des 
Ingoushs  et  des  Kabardiens  en  train  d'embarquer  pour  Petro- 
grad  lears  chevaux  et  leur  train.  Quelques  gares  plus  loin,  en 
cinq  échelons,  le  capllaine  iSégritlsof,  avec  son  régiment 
d'attaque  Kornilof,  se  préparait  aussi  à  se  rendre  au 
^'ord.  Nous  passâmes  en  revue  son  merveilleux  détachement  de 
trois  mille  ba'ionncttes,  avec  une  solni<i  de  cosaques  et  mie  Ixil- 
terie  de, campagne.  Ici  aussi  le  mystère  :  on  se  mettait  en  route 
pour  le  front  de  Riga,  mais  le  prince  Oukhtomsky,  un  scien- 
lifique  a  aide  de  camp  du  régiment  »,  me  fit  comprendre 
que  ((  quelque  chose  allait  se  passer  )i. 

Quelques  jours  plus  tard,  j'appris  en   ni'''nie  temps  le  mup 


r' )  A|)p('l(''c  aussi  «croix  de  kiMciiski  ».  lilli'  lui  (t'iisi'c  rlic  fiiri- 
f('r('o  i'i  roflicicr  par  la  Iroupc.  Lj-s  soldats  la  refiistTcut  aux  clu-fs 
un  peu  durs,  cl  on  pouvait  l'obtenir  en  aujjnicntanl  la  portion  de 
sucre;,  ou  avec  quelques  ciparcs.  Klle  n'avait  de  la  valeui  (pie  dans 
les  bons  réfjiments.   On   la  portait  avec  uiu'  palme. 


148  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

d'Etat  de  Dcnikine  et  son  échec.  Je  retournai  immédiatement 
à  Berditchef. 

J'y  rencontrai  à  la  gare  le  colonel  roumain  ,  attaché 

à  l'éiat-mujor  du  h  front  Sud-Ouest)).  Il  me  confia  que  Déni- 
kine,  Markof,  etc.,  arrêtés  sur  ordre  du  commissaire  du  gou- 
vernement par  le  comité  des  soldats,  avaient  été  abondamment 
insultés.  On  leur  avait  craché  au  visage,  on  leur  avait  jeté  des 
pierres,  et  on  leur  refusait  des  matelas  pour  dormir.  Ils  étaient 
en  danger  de  mort.  Le  colonel  se  plaignit  que  le  colonel  Ta- 
bouis,  doyen  du  corps  d'attachés  étrangers,  prétextant  qu'il 
n'avait  pas  le  droit  de  s'immiscer  dans  les  affaires  inférieures 
russes,  se  refusât  à  une  démarche  en  faveur  de  Dénikine,  Mar- 
kof, etc.,  qui,  cependant,  avaient  remporté  des  victoires  aux 
côtés  des  Alliés.  Il  me  proposa  de  me  rendre  chez  le  commis- 
saire. 

J'y  trouvai  un  général,  membre  de  .l'ciat-major,  et  quelques 
journalistes.  M.  Jordansky,  l'évolutionnaire  émérite,  avait  acquis 
une  profonde  expérience  des  conspirations,  pendant  sa  longue 
canièi-e.  Il  avait  sans  peine  supprimé  le  complot,  et  fait  arrêter 
onze  ou  douze  personnalités,  parmi  lesquelles  les  généraux' 
Dénékine,  Markof,  Elsner,  Romanovsky,  le  prince  Kropotkine, 
adjudant  de  Dénikine,  puis  le  pi'ofesseur  Boudilovitch,  une 
sorte  de  Tyrtée  au  cœur  de  lion,  et  le  capitaine  tchèque  Kle- 
çanda,  officier  très  brave  qui  a.vait  blessé  un  soldat  voulant 
l'arrêter,  et  dont  le  compte  était  bon  aussi  C). 


(^)  Le  «  coup  d'Etat  »  de  Kornilof  et  de  ses  généraux  avait  été 
conduit  avec  une  maladresse  tellement  puérile,  que  tout  le  monde 
l'attendait,  et  que  les  commissaires  eurent  toute  facilité  pour  parer  le 
coup.  Qu'on  se  figure  Kornilof,  utilisant  le  télégraphe  pour  conférer 
avec  Kércnski  sur  une  matière  aussi  délicate,  au  lieu  de  le  mander  à 
la  Stavka,  et  de  l'y  forcer  à  signer  les  ordres  nécessaires.  Quand 
Kornilof  invita  Dénikine  et  Markof  à  se  joindre  à  sa  tentative,  ceux-ci 
convoquèrent  les  officiers  de  leur  état-major,  —  parmi  lesquels  plu- 
sieurs partisans  du  nouveau  régime,  —  et  les  informèrent,  sans  am- 
bages, de  ce  qui  allait  se  passer.  Dénikine  comptait  sur  un  régiment 
de  cosaques  pour  arrêter  les  commissaires  et  les  comités,  mais  avait 
oublié  les  sept  ou  huit  auto-mitrailleuses,  stationnées  à  Berditchef,  et 
que  Jordansky  avait  fait  retirer  du  service,  sous  le  prétexte  qu'elles 
avaient   besoin   d'être   réparées.    Au   moment   du   coup,    les   cosaques, 


sous       LA       RÉVOLUTION  149 

Je  demandai  au  commissaire  Jordansky  l'autorisalion  de 
causer  avec  Dcnikine,  afm  de  pouvoir  démentir  les  bruits 
fâcheux  au  sujet  du  frailenicnt  quil  subissait.  Jordansky 
refusa.  Je  lui  notifiai  alors  que  j'avertirais  les  autorités  com- 
pétentes, et,  par  eux,  les  gouvernements  alliés.  Je  compris  que 
Jordansky  voulait  faire  juger  les  <i  conspirateurs  ))  par  le 
comité  de  soldats  de  Berdilchef,  et  que,  en  ce  cas,  ils  seraient 
perdus.  Après  une  discussion  fort  aigre  avec  Jordansky,  à 
laquelle  les  journalistes  rouges  assistèrent  furieux,  je  sortis,  et 
télégraphiai  aa  général  Janin. 

Le  jour  suivant,  le  journal  Kievskaia  Mysl,  et  par  la  suite, 
les  autres  journaux  russes,  publièrent  des  articles  où  on 
exigeait  du  gouvernement  qu'il  prît  de  fortes  mesures  contre 
moi.  Les  commissaires  à  la  Stavka  furent  sur  le  point  de  mattre 
la  justice  révolutionnaire  en  action.  Le  général  Janin  et  le 
commandant  Buchsenschutz  surent  les  apaiser.  Dans  ces  cir- 
constances, je  préférai  quitter  la  Russie,  et  je  mé  renffis  au 
front  roumain. 

Très  bien  accueilli  par  le  G.Q.G.  roumain,  auquel  j'avais 
été  recommandé  par  une  lettre  autographe  du  général  Pelle, 
par  des  dépêches  du  général  Coanda  et  de  M.  Mitilineu,  mi- 
nistre à  La  Haye,  j'eus  un  excellent  séjour  dans  l'armée  rou- 
maine. Je  fus  attaché  au  régiment  55/67,  commandé  par  le 
colonel  Drago,  un  magnifique  chef,  très  brave,  beaucoup  aimé 
de  ses  hommes.  Il  commandait  le  secteur  devant  Marachesti. 
petit  village,  auquel  la  fameuse  bataille  russo-roumaine  em- 
prunte son  nom.  Le  soldat  roumain  y  a  montré  de  remar- 
quables qua.Uiés  d'endurance  et  d'entrain.  Il  a  été  très  bien 
conduit  par  un  officier  qu'on  avait  parfois  représenté  cotnmc 
plus  ou  moins  efféminé,  et  qui  s'est  montré  l'égal  de  ses  meil- 
leurs camarades  sur  les  autres  fronts. 


pris  enirc  les  mitrailleuses,  se  rendirent    iiniurdinlnncnl ,    el    au   hoiit 
d'une  heure  tout  était  fini. 

Jordansky  fit  son  devoir.  Les  altaeliés  étrangers  Inviil  une  seul»- 
démarche  en  faveur  du  prince  Kropotkine,  t^^s  peu  iinpli(pié  dans 
l'affaire.  En  s'intorposant  pour  les  autres  prisonniers,  ils  auraient 
risqué  d'être  imprudents  ! 


150  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Je  fis  de  courtes  visites  à  la  6^  armée  russe,  où  je  trouvai  les 
mêmes  conditions  qaen  Russie.  De  fortes  bandes  de  soldats 
rouges  parcouraient  la  campagne  et  commettaient  des  pillages 
et  atrocités  innombrables.  Une  trentaine  de  villages  avaient 
di.'^paru  au  mois  de  décembre  1917.  La  situation  des  officiers 
russes  en  Roumanie  fut  atroce.  Impuissants  à  conjurer  le  mal, 
ils  en  partageaient  V opprobre  à  cause  de  V uniforme  (ju'ils  por- 
taient. Le  commandement  russe  fit  tout  le  possible  pour  enrayer 
le  désordre  dans  ses  troupes.  La  présence  des  belles  troupes 
roumaines,  qui  ont  continué  à  montrer  les  plus  belles  qualités 
patriotiques,  permit  au  général  Chtcherbatchef  de  résister  aux 
e.rigences  de  ses  soldats.  Pourtant,  il  fit  aux  bolcheviks  des 
concessions  peu  compréhensibles. 

De  retour  à  .îassy,  je  dînai  un  soir  de  décembre  1917  chez  le 
tninistre  de  Belgique,  dont  la  maison  se  trouvait  à  côté  de  la 
résidence  du  général  Chtcherbatchef.  De  grandes  clameurs  s  éle- 
vant *de  cette  maison,  nous  nous  y  précipitâmes.  Un  officier 
russe  venait  d'attenter  à  la  vie  du  général.  Comment  était-il 
entré  dans  la  mai.'ion  ?  J'appris,  par  la  suite,  que  le  général 
Chtcherbatchef  avaii  offert  gratuitement  son  propre  salon  à  un 
comité  bolcheviste,  qu'il  pouvait  croire  envoyé  par  le  Comité 
exécutif  de  Petrograd,  pour  achever  la  ruine  de  l'armée  russe 
en  Roumanie.  Ses  hôtes  furent  présidés  par  la  fameuse  propa- 
gandiste juive  bolcheviste  M"®  Roch,  et  par  le  Juif  Rachal,  un 
garçon  de  vingt-deux  ans,  ancien  président  de  la  République  de 
Kronstadt,  et  qui,  en  cette  fonction,  avait  ordonné  l'exécution 
de  plusieurs  centaines  d'officiers  de  marine,  dans  les  conditions 
les  plus  airoces.  En  fouillant  ces  conspirateurs,  on  découvrit 
que  parmi  les  autres,  personne  ne  possédait  aucun  mandat. 
Rachal  fut  bassement  lâche,  demanda  pardon  à  genoux,  en 
■  pleurant.  Quand  on  voulut  se  débarrasser  de  cet  individu,  le 
député  d'Oukraine  auprès  du  général  Chtcherbatchef  s'y  opposa 
fortement  ! 

Le  front  roumain  fut  tout  naturellement  engagé  dans  l'ar- 
nii:itice  conclu,  entre  Russes  et  Austro- Allemands,  et  le  canon 
se   tut.  Je  crus  mon  travail  comme   correspondant  de   guerre 


sous 


RÉVOLUTION  151 


termine,  et  je  quittai  la  Roujnanii'  à  la.  fui  de  décembre,  pour 
me  rendre  en  France.  Avant  mon  départ,  le  général  Grigorescu 
me  remit,  pendant  une  cérémonie  inlime  et  touchante,  la  croix 
d'officier  de  l'Ordre  de  la  Couronne  avec  glaives. 

Malgré  un  séjour  relativement  peu  mouvementé  au  front 
roumain  —  je  n'avais  fait  que  deux  reconnaissances  entre  les 
lignes  —  j'aurais  tenu,  à  honneur  de  vouer  quelques  chapitres 
^lu  beau  régiment  du  colonel  Drago,  et  aux  généraux  Grigorescu 
et  autres,  qui  m'ont  donné  l'hospitalité.  Malheureusement,  mes 
notes  et  photos  pri.ses  dans  l'armée  roumaine  ont  partagé  le  sort 
de  mes  valises,  dont  une  partie  se  trouve  encore  à  Kief,  et. 
dont  l'autre  partie  m'a  été  volée  par  des  a  camarades  »  russes. 

Au  débat  de  l'année  1918,  je  trouvai  à  Kief  un  état  de  choses 
remarquable.  D'un  côté,  Petlioura,  une  sorte  de  Boulanger, 
peu  intelligent,  mais  très  beau  cavalier,  rassembla  des  offi- 
ciers qui  se  distinguaient  sartout  par  leurs  costumes  de  parade, 
imités  du  moyen  âge.  Il  y  eut  rarement  des  pertes  dans  leurs 
engagements  avec  les  bolchevilts,  il  n'y  eut  que  des  fuites 
réciproques.  Le  «  gouvernement  oukrainien  »,  création  alle- 
mande, qui  ne  pouvait  pas  invoquer  un  passé,  et  n'aura  pas 
d'avenir,  dupait  les  Aîliés,  en  attendant  que  les  Allemands 
arrivassent.  Des  émissaires  bolcheviks  parcouraient  la  ville,  en 
quasi-sécurité.  Des  Juifs  «  intelligents  »  furent  la  tète  du  mou- 
vement, des  matelots  de  la  mer  Baltique  le  bras.  Il  y  avait  déjà, 
chaque  nuit,  des  enlèvements  et  des  exécutions.  Tout  le  monde 
s'attendait  à  des  pogroms.  Le  banquier  Weinstein,  de  la 
Banque  du  Commerce  et  de  l'Industrie,  me  fit  part  de  ses 
inquiétudes.  Les  Alliés  ne  pouvant  intervenir,  les  uns  espéraient 
le  rétablissement  de  la  monarchie  par  les  Allemands,  les  autres 
une  victoire  définitive  des  bolcheviks.  En  ailyndant  le  cours 
des  événem,ents,  on  restait  les  bras  croisés. 

Je  retrouvai  un  grand  nombre  d'amis  russes,  officiers  de 
valeur,  mais  incapables  d'aucune  initiative,  depuis  que  la  hié- 
rarchie par  laquelle  ils  avaient  été  formas  s'était  volatilisée. 
Un  grand  nombre  de  généraux  portant  de  beaux  noms  et  qui, 


152  LA      G  r  ERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

dans  le  cadre  de  l'ancienne  armée,  avaient  bien  mérité^  de  Ut 
patrie,  mais  pas  un  seul  chef. 

.l'avait  déjà  fait  mes  valises,  et  préparé  mon  départ  de  Russie,, 
quand  j'appris,  par  hasard,  l'existence  d'un  commissaire  du 
général  Alexéief,  qui  enrôlait  des  volontaires  pour  une  nouvelle 
armée  du  Don.  J'allai  le  trouver.  C'était  un  jeune  lieutenant^ 
comte  Bazoumovsky,  caché,  en  vêtements  civils,  dans  un  petit 
appartement  d'une  maison  de  faubourg.  Il  me  donna  des 
détails,  d'ailleurs  exagérés.  Soixante  mille  cosaques,  cent  cin- 
quante mille  volontaires  sous  le  stratège  Alexéief,  et  le  héros 
Kornilof,  étaient  en  train  de  se  consolider,  et  ne  tarderaient 
pas  à  77iarcher  sur  Moscou.  Je  ferais  mieux  de  me  faire  accepter 
par  un  des  nombreux  échelons  de  cosaques,  en  route  pour  le 
Don,  sur  l'appel  de  leur  ataman,  le  général  Kalédine. 

La  princesse  Bariatinskaïa,  que  je  retrouvai  avec  son  mari, 
l'ancien  attaché  militaire  à  Rome,  me  confia  que,  le  5  ou 
6  janvier,  le  bataillon  de  Saint-Georges  (garde  d'honneur  à  lœ 
Stavka)  était  parti  pour  Rostof. 


•  Voyage  de  Kief  au  gouvernement  du  Don. 

I.  —  Propos  de   ((Camarades». 

Tous  les  efforts  pour  réorganiser  la  Russie  en  désordre 
sont  coucenlrés  à  Novo-ïcherkask.  Tout  ce  que  la 
Russie  compte  de  meilleur,  —  généraux,  officiers,  gen- 
tilshommes, patriotes  de  toutes  les  classes,  —  a  quitté  l'armée- 
corrompue,  la  campagne  en  flammes,  les  villes  en  pleine  anar- 
chie, et,  par  des  voies  détournées,  a  rejoint  l'ataman  des  cosa- 
ques du  Don  et  le  grand  républicain  Kornilof.  A  Kief,  mes  amis, 
de  jeunes  et  fringants  officiers  appartenant  tous  à  l'aristocratie, 
ne  parlent  que  d'aller,  —  sous  des  déguisements,  bien  en- 
tendu, —  prendre  place  dans  les  rangs  de  la  nouvelle  aiméc' 
qui  se  forme  au  cœur  de  la  Russie,  afin  de  venger  leur  honneur 


/^ 


tb.S  ^ 


O   = 


-    p  — 


sous       LA       REVOLUTION 


153 


et  celui  de  l'armée,  flétri  par  les  lâchetés,  les  trahisons,  les 
atrocités  de  douze  niillions  de  «  camarades  »  C). 

La  guerre  de  bandes  entre  les  Ukrainiens  et  les  bolcheviks 
se  rapproche  de  plus  en  plus  de  la  ligne  de  communication 
Kief-Rostof  :  je  hâte  donc  mon  départ. 

Le  10/23  janvier,  je  pars  en  wagon  d  etat-major,  en  compa- 
gnie d'une  trentaine  de  privilégiés  comme  moi.  Notre  «  privi- 
lège »  nous  fait  des  jaloux  de  tous  les  non-privilégiés.  Dans  le 
couloir,  des  soldats,  qui  ne  nous  quittent  pas  des  yeux,  échan- 
gent des  propos  où  reviennent  sans  cesse  les  mots  :  «  contre- 
révolutionnaires  »  et  ((  bourgeois  ».  Nous  prévoyons  que  le 
voyage  ne  se  passera  pas  sans  accident. 

En  effet,  le  matin  suivant,  de  très  bonne  .heure,  notre 
wagon  s'arrête  dans  une  petite  gare,  où  on  le  décroche  ;  nous 
avons  juste  le  temps  de  jeter  nos  bagages  dans  un  fourgon  qui 
continue  de  rouler. 

Dans  ce  fourgon,  une  trentaine  de  personnes  étendues  sur  le 
plancher  ou  assises  sur  leurs  valises  et  leurs  sacs  :  un  médecin 
militaire  sans  pattes  d'épaule,  des  soldats,  des  cosaques,  des 
paysans,  dans  un  coin  quelques  femmes  qui  essayent  de  dor- 
mir, et,  çà  et  là,  effacés,  silencieux,  dissimulés  sous  des  man- 
teaux de  soldat,  mais  reconnaissables  à  la  finesse  des  traits  et 
aux  soins  de  la  personne,  des  officiers  qui  se  rendent  à  l'armée 
de  Kornilof. 


(1)  Malheureusement,  la  plup;irt  n'en  sont  restés  qu'aux  bonnes 
intentions.  Après  la  décomposition  de  la  i''*'  division  de  cavalerie  de 
la  giirde,  qu'il  avait  ronimnndée,  le  général  Bagacvski  se  trouva,  en 
décembre  191 7,  à  Ivief,  en  compagnie  d'un  grand  nombre  de  ses 
officiers  appartenant  tous  à  la  gran<le  noblesse.  Il  leur  montra  leur 
devoir  qui  était  de  s'enrôler  dans  l'armée  de  volontaires.  Plus  tard, 
au  gouvernement  du  Don,  il  n'en  a  retrouvé  que  deux.  Cela  n'a  pas 
sauvé  les  autres  d'une  mort  misérable  quand,  fin  février,  les  l)olehc- 
viks  prirent  Kief.  Il  est  d'ailleurs  avéré  que  la  grande  noblesse  de  la 
cour  a  été,  en  Russie,  comme  souvent  ailleurs,  fortement  au-dessous 
de  sa  tâche.  Ce  sont  les  petits  Du  Guesclin,  les  siuqtlt-^  ..  dxorianié  » 
qui  se  sont   le   mieux  comportés. 

Au  début  de  l'an  191^,  se  trouvaient  à  la  station  balnéaire  cauca- 
sienne Alinerabiié  Vody  un  millier  d'ofReiers,  occupés  fi  s'anniser, 
tout  près  du  berceau  de  l'armée  du  Don.  In  mois  plus  tard,  ils  furent 
surpris  par  les  détachements  bolebeviks,  et  fusillés,  (Mi  forcés  à  prendre 
service   chez  leurs  pires  ennemis. 


154  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Un  silence  se  fait  à  mon  entrée  :  il  y  a  là  de  furieux  démo- 
crates à  qui  je  n'ai  pas  l'heur  de  plaire.  Je  décline  ma  qualité 
d'étranger  :  elle  les  rassure  un  peu.  D'ailleurs,  ils  m'ont  bien- 
tôt oublié  et  je  puis,  tout  à  mon  aise,  observer  et  écouter. 

Un  vieux  cosaque  interpelle  un  soldat  révolutionnaire  : 

—  Que  vous  êtes  donc  stupides  !  Vous  ne  voulez  pas  vous 
battre  contre  les  Allemands.  Bien  !  Et  maintenant  vous  risquez 
de  tomber  sous  les  balles  de  vos  frères.  Qu'est-ce  que  vous  y 
gagnez  ?  Cela  ne  valait  vraiment  pas  la  peiAe  de  quitter  le 
front  ! 

—  La  liberté  l'exigeait,   camarade  ! 

—  Et  personne  ne  travaille  plus  :  cela  promet  une  jolie 
moisson  pour  cette  année  !  Vous  ne  faites  que  manger  et  boire, 
paresseux  que  vous  êtes  !  Vous  devriez  retourner  chez  vous  et 
travailler  à  la  terre. 

—  Non,  je  ne  veux  ni  retourner  ni  traînailler  à  la  terre.  J'ai 
travaillé  aux  champs  toute  ma  vie  ;  ensuite  je  me  suis  battu 
pendant  trois  ans  et  demi  :  j'en  ai  assez  de  gratter  le  sol  et 
de  faire  la  guerre.  (S'adressant  à  moi  :)  Je  veux  être  écrivain  ! 

Un  autre  soldat  révolutionnaire,  le  visage  hostile,  interroge 
le  médecin  : 

— ■  Combien   gagnes-tu   par  mois,    camarade  ? 

—  Quatre   cent  roubles,    camarade. 

—  Comment,  quatre  cents  roubles  ?  Et  moi  qui  n'en  gagne 
que  vingt  !  C'est  scandaleux. 

En  dépit  de  la  nuit  qui  tombe,  les  conversations  continuent. 
Tout  ce  monde  s'excite  en  parlant.  Ce  sont  tous  soldats  qui 
vont  piller  les  propriétés,  ou  s'engager  comme  volontaires  dans 
l'armée  contre  la  «  contre-révolution  ». 

A  peine  ai-je  réussi  à  m'endormir,  assis  sur  une  valise,  dans 
une  atmosphère  étouffante,  je  suis  tiré  de  mon  demi-sommeil 
par  des  éclats  de  voix.  Un  groupe,  autour  d'une  chandelle 
allumée,  cause  bruyamment  :  deux  faces  bestiales,  et  puis  de 
bonnes  figures  de  paysans,  le  regard  amusé,  riant  aux  anges. 

— ■  Alors,  explique  un  des  discoureurs,  on  a  pris  et  par- 
tagé la  moisson,  on  a  coupé  et  vendu  les  arbres,  on  a  battu  et 


sous       LA 


RÉVOLUTION  155 


chassé  le  propriétaire,  on  a  tout  cassé  dans  la  maison,  les 
tables,  les  armoires,  les  tableaux  et  tout... 

Une  bordée  de  rires.  Mais  quelqu'un  réclame  : 

—  C'est  stupide.  Tuer  les  bourgeois,  c'est  bien  ;  mais  pour- 
quoi tout  casser  et  détruire  ?  Il  faut  prendre  et  profiter. 

Ils  viennent  ensuite  à  parler  de  l'armée  de  Kornilof. 

—  Nous  ne  faisons  pas  de  prisonniers.  Chaque  officier  qu'on 
prend,  on  le  tue. 

—  Ça  n'est  pas  assez  de  les  tuer  :  il  faut  les  jeter  à  l'eau... 
tout  vifs...  dans  l'eau  bouillante... 

—  Il  faut  les  écorcher...  leur  enlever  la  peau  du  dos  par 
lanières... 

La  conversation  devient  tout  à  fait  intéressante.  Je  me 
hasarde  à  m'y  mêler  : 

—  On  m'a  conté  que,  sur  le  front  austro-allemand,  des 
soldats  ont  vendu  à  l'ennemi  les  chevaux  et  les  canons.  Est-ce 
vrai  ?  Pourriez-vous  me  dire  combien  les  Allemands  ont  payé 
par  cheval,  par  batterie  ?  ■ 

—  Demandez  à  celui-ci  ;  il  doit  le  savoir  :  il  est  chef  de 
régiment. 

Je  regarde  celui  qu'on  me  désigne,  un  soldat  qui  peut  avoir 
une  trentaine  d'années  : 

—  Eh  bien  !  monsieur  le  colonel,  lui  dis- je  sous  les  rires 
des  assistants,  avez-vous  vendu  beaucoup  de  chevaux  à  l'en- 
nemi ? 

—  Tant  que  nous  avons  pu.  Qu'est-ce  que  nous  en  aurions 
fait  ?  J'ai  voulu  d'abord  en  vendre  aux  Roumains,  mais  ils  ne 
payaient  pas  assez.  Les  Allemands  m'ont  donné  dans  les  cent 
roubles  par  cheval. 

Tous  se  récrient  : 

—  Cent  roubles  !  Alors  nous  avons  été  rudement  volés  ! 
Volés,  oh  !  combien  !  Ils  ont  vendu  leurs  chevaux  8,  5  et 

même  3  roubles  ;  d'excellents  chevaux  d'officier  ont  été  vendus 
2o  roubles  ;  ceux  du  régiment  de  sapeurs  du  Turkestan,  encore 
moins  cher. 

—  Et  les  canons,  monsieur  le  colonel  ? 


156  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Au  commencement,  il  y  a  eu  des  malins  qui  ont  trouvé 

le  moyen  de  vendre  leurs  canons  i5.ooo  roubles  par  batterie 
de  six  canons  de  trois  pouces,  et  3o.ooo  roubles  par  batterie 
lourde.  Mais  on  a  eu  vite  faite  de  gâter  le  marché.  Les  Alle- 
mands n'ont  payé  à  notre  division  que  i.ooo  roubles  par  pièce, 

—  Et  sans  doute  vous  vendiez  bien  d'autres  choses  à  l'en- 
nemi ?... 

—  Des  tas  de  choses  :  du  savon,  de  la  farine,  tout  ce  qu'on 
trouvait  à  l'intendance. 

—  Liquidation  générale...  Pourtant,  si  je  vous  demandais 
le  drapeau  de  votre  régiment,  me  le  vendriez- vous  ? 

—  Pourquoi  pas  ?  A  trois  cents  roubles,  si  vous  voulez  :  j'en 
serai  quitte  pour  en  faire  fabriquer  un  autre. 

—  Trois  cents  roubles  ?  C'est  un  peu  cher  pour  un  drapeau 
comme  le  vôtre.  Il  ne  vaut  sûrement  pas  trois  cents  roubles. 

Plus  tard,  le  ((  colonel  »  me  confie  qu'il  est  revenu  du  front, 
—  lui,  simple  soldat,  —  avec  27.000  roubles  en  poche,  qu'if 
a  d'ailleurs  dépensés  en  deux  semaines  avec  «  les  femmes  ». 

Ces  soldats  du  nouveau  régime  sont  uniques  au  monde,  — 
uniques  dans  l'histoire  du  monde  ! 

2.  —  Avec  les  Cosaques. 

Le   12/25   janvier   1918. 

J'arrive  dans  la  matinée  à  Znamenka,  d'oià  j'espère  continuer 
ma  route  avec  des  convois  de  cosaques,  retour  du  front. 

Mes  amis  de  Kief  m'ont  assuré  que  les  jeunes  cosaques,  rap- 
pelés par  le  gouvernement  militaire  du  Don,  reviennent  dans 
leur  stanitsas,  complètement  gagnés  par  la  propagande  maxi- 
maliste,  mais  vivant  en  assez  bonne  -intelligence  avec  leurs 
officiers,  tant  que  ceux-ci  n'exigent  pas  d'eux  de  remplir  leurs 
•devoirs  envers  la  patrie  russe.  Les  vieux  cosaques,  au  contraire, 
auraient  tous  pris  parti  pour  leur  ataman,  pour  Alexéif  et 
Kornilof.  Dans  ces  conditions,  le  gouvernement  du  Don  dis- 
loque les  régiments  dès  leur  retour  du  front,  renvoie  les 
homme    chez    eux    dans    stanitsas    pour    y    respirer    l'air  du 


/ 

SOlJS       LA       RÉVOLUTION  157 

pays  et,  quelque  temps  après,  les  verse  dans  de  nouvelles  for- 
mations, où  ils  sont  soumis  dès  lo  dclmt  à  une  discipline  très 
stricte. 

Justement,  un  ((commissaire»  des  cosaques  doit  partir  au- 
jourd'hui par  train  spécial,  avec  ses  secrétaires  et  quelques 
officiers,  pour  Novo-ïcherkask.  11  m'accorde  un  coupé  dans 
son  wagon-lit.  Le  ton  qu'il  affecte  vis-à-vis  des  ofTiciers,  les 
propos  qu'il  tient  sur  leur  compte,  sont  d'une  suprême  incon- 
venance. 

A  deux  heures  l'après-midi,  une  dépêche  annonce  que  ((  la 
gare  et  la  ville  d'Alexandrovsk  ont  été  occupées  par  les  bol- 
cheviks, qui  ont  installé  deux  canons  sur  le  pont,  et  une 
vingtaine  de  mitrailleuses  pour  garder  le  passage  du  Dniepr. 
Les  bolcheviks,  nombreux  et  bien  armés,  seraient  décidés  à 
désarmer  tous  les  cosaques  en  route  pour  le  Don  ». 

Le  commissaire  décide  que  son  train,  oii  je  viens  de  m'ins- 
taller  si  confortablement,  retournera  à  Kief.  Les  cosaques 
continuent  leur  route  vers  le  Don,  par  échelons,  partie  en 
chemin  de  fer  et  partie  à  cheval  :  j'irai  avec  eux.  Deux  éche- 
lons du  11^  régiment  sont  à  ce  moment  en  gare  ;  je  me 
présente  au  colonel,  qui  m'admet  avec  empressement,  et  je 
prends  place  avec  les  officiers  du  premier  échelon  dans  un 
wagon  de  troisième  classe. 

Une  grave  question  reste  à  régler.  Le  passage  d'un  fleuve 
Jarge  et  profond  comme  le  Dniepr  n'est  pas  une  opération 
commode  :  nous  risquons  d'être  attaqués  par  les  bandes  de 
maximalistes  qui  courent  le  pays.  Le  chef  du  régiment  envoie 
donc  en  avant  le  ((  docteur  »,  avec  mission  de  nous  renseigner 
sur  les  conditions  dans  lesquelles  se  présente  ce  passage,  seule 
difficulté  sérieuse  que  puissent  rencontrer  cinq  cents  cavaliers 
bien  armes,  munis  de  mitrailleuses. 

Ce  docteur,  un  Juif  très  débrouillard,  est  constamment 
employé  pour  ces  besognes  moitié  d'éclaiieur  et  moitié  d'espion, 
qui  exigent  non  seulement  de  l'adresse,  mais  du  courage. 
Pourtant  les  officiers  m'assurent  qu'au  feu  il  n'est  guère  brave. 
Ce  mélange  de  courage  et  de  couardise  étonne  d'abord  ;  mais 


158  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

sans  doute  cet  habile  homme,  quand  il  s'aventure  parmi  les 
soldats  et  les  paysans,  compte  instinctivement  sur  sa  présence 
d'esprit,  pour  écarter  de  lui  tout  danger.  Au  feu,  c'est  diffé- 
rent :  on  ne  parlemente  pas  avec  les  balles. 

Le   13/26   janvier. 

A  toutes  les  gares  par  où  nous  passons,  si  nos  cosaques 
descendent  sur  le  quai,  aussitôt  se  mêlent  à  leurs  groupes  des 
individus  surgis  on  ne  sait  doii  :  ce  sont  des  matelots  et  de 
ces  curieux  ouvriers-agitateurs  aux  gestes  rigides,  au  regard 
halluciné,  à  qui  trois  idées  et  dix  mots  techniques  suffisent 
pour  haranguer  et  enthousiasmer  les  foules.  Le  résultat  ne  se 
fait  pas  attendre:  des  désobéissances  se  produisent,  soulignées 
de  répliques  insolentes.  Finalement,  le  contact  des  officiers 
ave€  leurs  hommes  est  rompu.  Plus  d'ordres  :  chacun  fait  ce 
qu'il   veut. 

Dans  l'après-midi,  le  docteur  revient.  Le  passage  du  Dniepr 
s'annonce  comme  une  opération  très  hasardeuse.  Tous  les 
ponts  sont  aux  mains  des  bolcheviks  ;  le  seul  moyen  de  trans- 
port est  un  bac,  qui  ne  peut  prendre  que  vingt  hommes  avec 
leurs  chevaux  et  qui  met  deux  heures  aller  et  retour.  Notre 
échelon,  qui  compte  cent  cinquante  hommes,  mettrait  donc 
au  moins  seize  heures  pour  traverser  le  fleuve  :  ceux  qui 
attendraient  la  dernière  traversée  seraient  en  grand  danger. 

A  Dolguintsevo,  le  chef  de  l'échelon  reçoit  vme  dépêche  du 
commissaire  des  cosaques  à  Znamenka,  lui  enjoignant  d'at- 
tendre l'arrivée  d'un  secours  en  artillerie,  qui  permettra  d'atta- 
quer Alexandrovsk.  On  consulte  les  cosaques  ;  ils  sont  d'avis 
de  continuer  à  avancer  ;  on  continue. 

A  Nikopol,  dans  la  soirée,  nouvel  ordre  formel  du  commis- 
saire de  Znamenka  :  attendre  sur  place  l'arrivée  de  l'arlillerie  ; 
on  compte  surtout  sur  le  régiment  des  Tekintsi  (Afghanistan), 
complètement  dévoué  au  général  Kornilof. 

C'est  l'occasion  d'une  scène  pénible  entre  officiers  et  cosaques. 
Ces  derniers  crient  qu'on  les  trompe  :  «  C'est  un  mensonge  de 
dire   que  les  bolcheviks  nous  prendront  nos  fusils.  »  Ce  sera 


sous       LA       REVOLUTION 


159 


bien  inutile  en  effet  :  les  drôles  sont  tout  prêts  à  les  rendre... 
Les  officiers  ont  la  rage  au  cœur  :  ce  qui  ajoute  à  leur  humi- 
liation, c'est  que  j'assiste  à  la  scène.  Ils  me  prient  de  les 
accompagner  au  Don,  mais  je  refuse.  Je  ne  veux  pas  entrer 
dans  les  plaines  du  ((  vieux  Don  »  avec  un  régiment  sans  fusils. 
Un  instant  je  songe  à  reprendre  le  train  pour  Dolguiiitsevo, 
où  je  me  joindrai  à  l'autre  échelon  du  même  régiment,  dont  on 
prétend  que  l'esprit  est  meilleur...  Justement,  voici  l'échelon 
qui  arrive.  Je  met  présente  au  colonel.  Je  trouve  un  homme  au 
désespoir  :  il  me  confie  que  ses  hommes  lui  échappent,  qu'il  a 
totalement  cessé  de  les  avoir  en  main,  qu'il  n'y  a  plus  rien 
à  faire. 

Le   i/i/?.7  janvier. 

Cette  nuit,  à  deux  heures,  nouvelle  dépêche  du  commissaire 
de  Znamenka  : 

«  Les  bolcheviks  d'Alexandrovsk  veulent  nous  forcer  à 
rendre  nos  armes.  La  prétention  est  absolument  inadmissible. 
D'après  les  instructions  que  je  viens  de  recevoir  du  grand 
Conseil  de  guerre  du  Don,  je  vous  ordonne  d'attendre  à  Mkopol, 
de  vous  emparer  de  la  place  et  d'arrêter  le  comité  révolution- 
naire local.  Viendront  vous  rejoindre  le  6''  régiment  du  Don, 
le  régiment  des  Tekintsi,  et  de  l'artillerie.  Ensemble  vous  mar- 
cherez contre  Alexandrovsk.  Ce  n'est  pas  aux  bolcheviks  à 
nous  faire  la  loi,  c'est  à  nous  de  leur  dicter  nos  conditions.  » 

Un  officier  lit  la  dépêche  aux  cosaques  :  force  est  bien  de 
tout  leur  montrer,  puisqu'ils  osent  prétendre  que  leurs  offi- 
ciers mentent.  Cet  officier  est  un  bon  jeune  homme,  d'une 
insuffisance  lamenlable.  La  scène  à  laquelle  j'assiste  alors, 
dans  le  plus  pittoresque  des  décors,  est  une  chose  navrante. 
Dans  la  fantasmagorie  d'un  merveilleux  clair  de  lune,  les 
cosaques  se  pressent  autour  du  petit  lieutenant.  Dos  figures 
farouches  ;  regardez-les  de  près  :  vous  n'y  découvrirez  que 
mollesse.  A  peine  la  lecture  est-elle  commencée,  c'est  un  feu 
roulant  de  ricanements,  de  réflexions  insolentes  et  d'interjec- 
tions   hostiles.    Cepend.'iiif    un    certain    flottement    se   dessine  : 


160  LA      GUERRE      RUSSO-SlBERIEiMNE 

.peut-être  tout  n'est-il  pas  perdu.  Les  cosaques  veulent  être  sûrs 
que  l'ordre  émane  vraiment  du  grand  Conseil  de  guerre  du 
Don,  parce  qu'il  serait  tout  de  même  grave  de  désobéir.  Que 
l'officier  tire  parti  de  cette  indication,  qu'il  insiste  I...  Mais  il 
ne  sait  rien  dire  et  ne  dit  rien  de  ce  qu'il  faudrait.  D'une  voix 
blanche,  il  a  lu  la  dépêche  ;  et  puis,  c'est  tout.  Maintenant, 
son  esprit  semble  ailleurs.  Les  agitateurs  ont  la  partie  belle  : 
ils  commencent  à  mettre  les  rieurs  de  leur  côté.  Pourtant  le 
plus  grand  nombre  se  tourne  encore  vers  l'officier,  attendant 
de  lui  quelque  chose  qui  ne  vient  pas  :  l'officier  reste  immo- 
bile et  muet.  Alors,  c'est  le  grand  lâchage.  On  chante  en 
cadence  :  «  Allons-nous-en  !  Allons-nous-en  !  Et  plus  vite  que 
ça  !  »  Et  ils  s'en  vont,  comme  ils  le  disent  :  nous  restons  seuls, 
l'officier  et  moi. 

Les  huit  officiers,  colonel  y  compris,  décident  d'obéir  et  de 
rejoindre  les  forces  annoncées  par  la  dépêche.  Je  pars  avec 
cinq  d'entre  eux  pour  Dolguintsevo,  sur  une  locomotive  mise 
à  notre  disposition  par  le  chef  de  gare.  Le  colonel  et  les  autres 
officiers,  un  instant  arrêtés  par  les  soldats  qui  refusent  de  les 
laisser  partir,  sont  ensuite  relâchés,  puis  désarmés  par  dés 
employés  de  chemin  de  fer  qui  ont  besoin  d'armes  à  feu,  et  ce 
n'est  que  tard  dans  la  matinée  qu'ils  nous  rejoignent. 

Le    15/28   janvier. 

Après  avoir  passé  trente-six  heures  sur  une  chaise  dans  une 
salle  bondée  de  soldats,  je  puis  rejoindre  vers  la  soirée  un 
échelon  du  54^  régiment  de  cosaques  du  Don.  Je  n'ai  rien 
gagné  à  attendre.  Parmi  les  «  libres  fils  des  steppes»,  les  uns 
sont  plus  insolents,  les  autres  moins,  mais  tous  se  ressemblent 
en  ceci  que  pour  eux  l'honneur  est  un  vain  mot.  Ils  se  laisse- 
ront docilement  désarmer  :  ils  sont  mûrs  pour  l'opéra- comique. 

Cette  nuit,  couché  sur  la  paille.  Deux  chevaux  du  Don 
agitent  leurs  têtes  intelligentes  au-dessus  de  la  mienne,  qui  ne 
vaut  plus  grand'chose  après  deux  nuits  sans  sommeil.  Je  rêve 
que  je  campe  avec  les  héros  célèbres  et  les  bouillants  coursiers 
des  anciennes  ballades  du  Don.  Ce  n'est  qu'un  rêve.  La  clarté 


sous       LA       REVOLUTION 


Hil 


THÉATHE    UE    LA    G  U  ERRE  C  I VI  l.E    lU'SSE    i;N    JANNIIII    l'.MS. 


11 


162  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

du  malin  me  montre  la  réalité  :  les  visages  défaits  des  hommes, 
les  croupes  efflanquées  des  bêtes. 

Arrêt  à  Khortitsa.  On  parlemente  avec  Alexandrovsk.  Les 
bolcheviks  ne  consentent  à  laisser  aux  cosaques  que  les  armes 
qui  sont  leur  propriété  privée  ;  pour  les  armes  fournies  par  le 
gouvernement,  elles  sont  limitées  à  vingt-quatre  fusils  pas 
escadron. 

Ces  scènes  m'inspirent  un  tel  dégoût  que  je  quitte  ce? 
bandes  de  cosaques  et  m'aventure  seul  chez  les  maximalistes. 

3.  —  Un  chef  de  bande  révolutionnaire . 

Alexandrovsk,  le   16/29  janvier. 

A  peine  suis-je  arrivé  à  la  gare  d'Alexandrovsk,  des  soldats 
m'arrêtent.  On  me  mène  chez  le  commissaire  de  la  gare,  lo 
matelot  Berg.  Heureux  hasard  qui  me  met  en  contact  avec  un 
des  véritables  chefs  militaires  de  la  révolution. 

Combien  de  fois  me  suis-je  demandé  par  quel  prodige 
s'expliquaient  certains  succès  foudroyants  des  bandes  révolu- 
tionnaires et  l'ascendant  qu'elles  prenaient  sur  les  populations! 
Nous  autres,  étrangers,  un  abîme  nous  sépare  de  ceS  chefs 
improvisés  :  la  différence  d'origine  et  de  mentalité,  et  leur 
méfiance  à  notre  égard  autant  que  nos  sympathies  pour  la 
classe  intellectuelle.  Aussi  de  quel  puissant  intérêt  n'est-il  pas 
pour  moi  d'écouter  l'âpre  langage  d'un  de  ces  hommes,  qui 
ont  réussi  à  s'imposer  aux  foules  amorphes  et  inorganiques  ! 
Le,  secret  de  ces  terribles  meneurs  est  toujours  le  même  :  ils 
agissent  suivant  la  logique  d'une  passion  en  accord  avec  les 
instincts  et  les  appétits  de  la  foule. 

Ce  Berg  est  un  homme  issu  du  peuple,  violent,  cruel,  sans 
scrupules  et  sans  pitié,  mais  convaincu  et  prêt  à  tout  :  le  type 
du  révolutionnaire  romantique.  Pourquoi  m'a-t-il  soudain  pris 
en  amitié  et  s'est-il  mis  à  me  raconter  sa  vie  ?  D'abord  ouvrier, 
puis  matelot  dans  la  flotte  baltique,  il  se  plaint  d'y  avoir  tout 
particulièrement  souffert  de  la  sévère  discipline  russe,  en  rai- 
son de  son  humeur  de  Letton  rebelle  à  toute  rèffle.  Pour  avoir 


sous        LA        RÉVOLUTION  163 

tenu  dans  le  rang  des  propos  antimilitaristes,  il  a  été  empri- 
sonné dans  la  forteresse  centrale  de  Riga,  où  il  prétend  qu'on 
l'a  enchaîné  au  mur.  Les  termes  où  s'exprime  sa  haine  contre 
ses  anciens  chefs  sont  sinistres  à  entendre,  en  ce  moment  où 
c'est  par  milliers  qu'on  tue  les  officiers  à  travers  toute  la 
Russie. 

—  Jamais  je  ne  leur  pardonnerai.  Ils  ont  empoisonné  ma 
vie.  Parce  qu'ils  étaient  des  nobles,  ils  nous  méprisaient,  ils 
nous  traitaient  comme  des  chiens!  Alors  demandez-vous  pour- 
quoi nous  en  avons  tué  deux  cent  trente  en  une  seule  nuit,  à 
la  nouvelle  que  la  révolution,  —  si  longtemps  attendue  !  — 
avait  enfin  éclaté  à  Petrograd. 

—  Rien  n'excuse  la  cruauté  des  tortures  que  vous  leur  avez 
infligées... 

—  Nous  aurions  dû  leur  en  faire  mille  fois  plus,  et  n'avoir 
après  cela  qu'un  regret,  c'est  qu'ils  soient  morts  et  qu'il  n'y  ait 
plus  moyen  de  les  faire  souffrir...  Croyez-moi  :  la  révolution 
ne  fait  que  commencer...  On  tuera  tous  les  dvorianié  (gen- 
tilshommes). On  les  tuera  à  coups  de  mitrailleuse,  à  coups  de 
canon,  à  coups  de  guillotine.  Il  s'en  est  sauvé  un  grand  nombre 
à  Kief,'  où  la  Rada  (vendue  aux  Autrichiens)  les  protège  :  nous 
prendrons  Kief,  et  nous  achèverons  de  nettoyer  la  Russie. 

J'apprends  de  lui  qu'ils  maintiennent  un  tiers  des  équipages 
sur  les  navires  de  guerre,  —  auxquels  ils  laissent  tous  leurs 
canons  et  toutes  leurs  munitions,  pour  ne  pas  diminuer  leur 
valeur  militaire.  —  Les  deux  autres  tiers  sont  employés  pour 
la  guerre  civile. 

—  Sans  les  matelots,  nous  n'amions  rien  pu  faire.  Voilà  de 
braves  bougres!  Savez-vous  cpie  nous  avons  pris  à  Kérenski. 
—  la  canaille  !  il  m'a  tenu  trois  mois  en  prison  :  qu'il  soit 
maudit  !  —  six  auto-mitrailleuses,  rien  qu'avec  cent  matelots  ? 

—  Tous  mes  compliments.  Et  comment  vous  y  êtes-vous  pris 
pour  cette  belle  opération  ? 

—  C'étaient  des  autos  qu'on  faisait  marcher  contre  nous 
dans  les  rues  de  Petrograd  :  elles  étaient  fermées  par  le  haut 
pour  qu'on  ne  pût  tirer  des  fenêtres  des  ni;us(ins  dans   l'iuti' 


164  LA     GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

rieur.  Mes  hommes  rampèrent  jusqu'à  une  voilure  dont  les 
occupants,  à  cause  de  celte  disposition,  ne  pouvaient  rien  voir. 
Ils  se  hissèrent  sur  le  toit.  L'un  d'eux  arracha  une  mitrailleuse, 
tandis  que,  par  la  brèche,  un  autre  tuait  l'équipage  à  coups  de 
revolver...  La  première  auto  prise  nous  a  servi  à  prendre  les 
autres  ;  et  je  vous  jure  qu'ils  ne  les  ont  jamais  revues...  N'est- 
ce  pas  que,  pour  une  petite  bande  de  cent  hommes,  ce  n'était 
pas  trop  mal  ? 

—  Après  de  pareils  coups  de  main,  j'imagine  que  vous  dis- 
tribuez des  croix,  des  décorations... 

—  Des  décorations  ?  C'était  bon  pour  l'ancien  régime.  Nous, 
c'est  pour  la  liberté  que  nous  nous  battons.  Et  contre  les  contre- 
révolutionnaires,  nous  nous  battrons  comme  des  diables.  Ja- 
mais plus  aucun  de  nous  ne  voudra  consentir  à  retomber  sous 
l'ancienne  discipline...  Mais  il  faut  que  je  vous  raconte  encore 
ce  que  nous  avons  fait  à  Bièlgorod.  Les  Cadets  s'y  étaient 
fortifiés  en  grand  nombre.  Des  mitrailleuses  partout,  sur  les 
hauteurs,  sur  un  moulin,  dans  un  clocher.  C'est  là  que  nous 
avons  trouvé  ce  pope  qui  tirait  sur  nous... 

—  Vous  êtes  sûrs  qu  il  tirait  sur  vous  ? 

—  Dame  !  Qu'est-ce  (pi'il  pouvait  bien  faire  auprès  d'une 
mitrailleuse  ? 

—  Ce  qu'il  faisait  ?  Il  suivait  les  troupes  en  campagne  : 
c'était  son  droit. 

—  Jamair>  je  n'admettrai  qu'un  prêtre  ait  le  droit  de  se 
trouver  parmi  les  forces  combattantes. 

—  Pourquoi  pas  ?  tant  qu'il  y  aura  des  hommes  pour 
craindre  d'être  damnés,  s'ils  ne  reçoivent,  à  l'article  de  la 
mort,  les  secours  de  la  religion... 

Berg  éclate  de  rire. 

—  Oui,  je  sais,  il  existe  de  tels  imbéciles  !  Pour  moi,  on 
m'a,  pendant  trente  ans,  présenté  non  seulement  la  croix, 
mais  le  knout  et  les  chaînes.  Maintenant,  c'est  fini  :  personne 
ne  m'y  prendra  plus...  Figurez-xous  que  ce  prêtre,  que  nous 
avons  pris  dans  le  clocher,  dès  que  je  le  fis  mettre  au  mur, 
éleva  devant   moi   ime  grande  croix   d'argent  et  me  menaça 


sous       LA       REVOLUTION 


16- 


du  jugement  dernier...  Sa  croix  !  Je  lui  ai  flanqué,  au  travers, 
une  balle  qui  est  allée  lui  fracasser  la  cervelle.  Ensuite  j'ai 
fait  fusiller  un  paquet  de  huit  officiers  tombés  entre  nos 
mains...  Il  est  rare  que  nous  fassions  des  prisonniers. 

—  Les  ofllciers  que  vous  avez  fusillés  sont-ils  morts  brave- 
ment, comme  le  prêtre  ? 

—  Je  le  crois,  mais  —  en  me  fixant  aux  yeux  —  qu'est-ce 
que  cela  me  fait  ? 

—  Vous  ne  redoutez  pas  les  représailles  ?  Si  un  jour  vous 
venez  à  ne  pas  être  les  plus  forts... 

—  Le  sacrifice  de  ma  vie  est  fait.  J'ai  deux  devises  :  «  Nach 
einem  traurigen  Leben,  ein  mathiger  Tod  (^)  »,  et  «  Gieb  mir 
nicht  ein,  Kreuz,  gieb  mir  nur  einen  rotea  Sarg  {')  ».  Et  pour- 
tant j'ai  connu  de  beaux  moments.  J'ai  eu  en  Finlande  des 
auditoires  de  trente  mille  personnes,  qui  m'ont  acclamé.  Du 
délire,  je  vous  dis  !...  Et  les  belles  attaques  que  j'ai  conduites  ! 
Chez  nous  les  chefs  ne  sont  pas  imposés  aux  hommes,  ils  sont 
choisis  par  les  hommes.  Nous  nous  sommes  vus  au  danger, 
mes  hommes  et  moi  ;  s'ils  m'ont  choisi  et  s'ils  me  gardent, 
c'est  qu'ils  savent  que  je  charge  à  leur  tète,  revolver  au  poing, 
et  que,  s'ils  meurent,  ils  seront  vengés...  Et  ce  furieux  assaut 
d'un  train  blindé  près  de  Moscou  !  C'était  beau  à  voir.  Qua- 
rante pour  cent  de  mes  hommes  y  sont  restés  ;  de  /'autre  côté, 
tous,  —  sans  exception. 

Il  se  tut,  comme  absorbé  par  ses  souvenirs.  Je  repris  : 

—  D'où  tenez-vous  vos  pouvoirs  ?  D'où  vient  l'argent  avec 
lequel  vous  payez  vos  hommes  ? 

—  Je  ne  dépendt  de  personne.  Même  pas  de  Lénine.  Je 
travaille  selon  ma  propre  inspiration.  Pourvu  que  je  traque  le-^ 
bourgeois,  je  suis  sur  d'être  couvert.  Voyez  plutôt.  A  Bit-lgorod. 
nous  prenons  la  ville.  Je  taxe  la  bourgeoisie  à  un  million  et 
demi.  Elle  ne  se  presse  pas  de  nous  verser  la  somme,  la  bour- 
geoisie. J'entre  chez  un  gros  ventru,  qui  même  n'éprouve  au- 


(^)  Après  une  triste  vie,  une  mort  coiirapeuse. 

(2)  Ne  me  donnez  pas  une  croix  sur  ma   tombe, -donnez-moi  seulf 
ment  un  cercueil  roupe. 


16G  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

cun  plaisir  à  me  voir.  Je  lui  tends  un  chèque  de  mille  roubles 
à  signer  :  il  hésite.  Mais  alors  je  lui  mets  mon  revolver  à 
cinq  centimètres  de  l'oeil  droit,  le  doigt  sur  la  gâchette.  Ce  fut 
magique  :  il  signa  instantanément...  En  général,  on  ne  fait 
pas  de  difficultés. 

—  Ne  croyez-vous  pas  possible  que  soldats  et  matelots  réqui- 
sitionnent de  l'argent  pour  leur  propre  compte  ? 

—  Cela  peut  arriver. 

Et  il  a  un  haussement  d'épaules  dune  superbe  indifférence... 
Puis,  il  me  montre  un  certificat  qui  lui  donne  pleins  pouvoirs 
pour  combattre  la  contre- révolution,  en  qualité  de  «  commis- 
saire »,  dans  le  district  de  Bièlgorod.  Ce  certificat  lui  a  été 
délivré  par  le  Soviet  de  la  ville,  sans  -qu'il  y  soit  soufflé  mot 
du  gouvernement  et  des  autorités  centrales.  Un  autre  certi- 
ficat, émanant  de  même  du  comité  local,  lui  enjoint  d'orga- 
niser une  flottille  de  navires  légers,  pour  attaquer  Taganrog, 
dont  on  veut  faire  une  base  pour  prendre  Rostof.  Cette  der- 
nière mission  ne  le  rend  pas  médiocrement  fier. 

—  Avant  la  révolution,  dit-il,  on  en  aurait  chargé  un 
amiral. 

Rien  n'égale  le  mépris  du  matelot  Berg  pour  cette  foule  qui 
tremble  devant  lui.  Quand  nous  sortons  dans  la  rue  :  u  Regar- 
dez-les, me  dit-il,  quelles  tètes  d'idiots  !  Ça  les  épate  que  nous 
parlions  une  langue  étrangère  (l'allemand)  !  » 

La  soif  de  la  vengeance,  une  terrible  soif  de  vengeance  per- 
sonnelle, voilà  ce  qui  a  jeté  dans  la  révolution  cet  homme  qui 
est  loin  d'être  le  premier  venu.  Le  regard  est  direct,  la  physio- 
nomie intelligente  ;  aux  lèvres  un  rictus  habitué  à  railler  !e 
danger  :  tous  les  signes  d'une  volonté  implacable,  avec  la 
décision  farouche  d'un  vrai  chef  de  bande...  Mais  c'est  là  un 
sujet  auquel  je  reviendrai,  car  je  soutiens  que  cette  forme  de 
bravoure  est  infiniment  rare. 

Lne  fois,  pendant  notre  conversation,  ce  fut  lui  qui  me  posa 
une  question  :  ' 

—  A  votre  avis,  me  demanda-t-il,  qu'est-ce  qui  fait  que  nos 


sous       LA       RÉVOLUTION 


167 


délachemenls  de  matelols  sont  tellement  supérieurs  aux  autres 
corps  de  la  révolution,  par  exemple  aux  gardes  rouges  P 

—  Rien  de  plus  simple  :  cela  tient  à  cette  discipline  sévère 
dont  vous  ne  cessez  de  vous  plaindre.  C'est  elle  qui  produit  chez 
eux  cet  esprit  de  corps,  que  rien  ne  remplace  et  qu'on  recon- 
naît tout  de  suite.  Ce  sont  vos  victimes  qui  vous  ont  armés 
pour  la  lutte  contre  la  noblesse  et  le  capital.      • 

Il  me  jeta  un  mauvais  regard  et  détourna  la  conversation. 

4.  —  La  situation  a   Alexandrovsk. 
Participation  des  Israélites  aux  Soviets. 

Lorsque  les  bolcheviks  s'emparèrent  de  la  ville,  —  à  peu 
près  sans  résistance,  —  ils  eurent  pour  premier  souci  de  se 
créer  une  caisse  de  guerre  et  d'oTganiser  une  garde  rouge 
locale.  On  s'empara,  dans  la  nuit,  de  quelques  riches  bour- 
geois, et  on  lit  savoir  à  leurs  familles  qu'on  ne  répondait  pas 
de  leur  vie  si,  le  lendemain  matin,  la  somme  de  5oo.ooo  roubles 
n'avait  pas  été  déposée  au  Comité.  Les  parents  des  otages 
coururent  toute  la  nuit  pour  réunir  la  somme  exigée  en  bons 
billets  de  la  couronne,  les  bolcheviks  ayant  refusé  d'accepter 
ni  chèques,  ni  billets  de  crédit  locaux. 

Des  bourgeois  se  plaignent  que  la  contribution  forcée  a  été 
partagée  de  façon  fort  inégale  parmi  les  riches,  par  le  soviet 
local.  Un  fabricant  niennonite,  de  descendance  hollandaise, 
Koops,  me  cite  le  détail  suivant  :  tandis  qu'on  lui  a  extorqué 
oo.ooo  roubles  pour  sa  pari,  un  commerçant  Israélite,  ayant 
Tnême  fortune  et  mêmes  revenus,  n'en  a  payé  que  3.ooo,  ce 
qui  ne  l'a  pas  empêché  de  protester  contre  cette  injuslice. 

C'est  parmi  les  ouvriers  des  fabriques  que  se  recruta  la  garde 
rouge.  La  révolution  avait  déjà  sensiblement  modifié  les  condi- 
tions du  travail  :  entendez  qu'elle  avait  augmenté  les  salaires 
et  diminué  le  rendement.  Pour  cinq  heures  par  jour  du  travail 
le  plus  médiocre,  un  ouvrier  gagne  au  minimum  quatre  à 
cinq  cents  roubles  par  mois.  Encore  a-t-on  soin  de  placer  les 
meetings,  réunions  et  palabres  politiques  aux  heures  de  travail. 


168  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Si  un  ouvrier  attrape  un  fusil  pour  aller  garder  les  ponts, 
aider  à  exproprier  les  bourgeois,  attaquer  les  Ukrainiens  ou  les 
contre-révolutionnaires,  il  continue  à  toucher  son  salaire  que 
le  patron  est  tenu  de  lui  payer.  Lui  prend-il  fantaisie  de  se 
promener  avec  son  fusil  plus  de  huit  heures  par  jour,  le 
patron  lui  doit  des  heures  supplémentaires. 

Bien  entendu,  le  système  des  réquisitions  est  largement 
appliqué.  On  réquisitionne  les  denrées  alimentaires,  dans  les 
dépôts  publics  et  pareillement  dans  les  boutiques  privées,  pour 
les  besoins  de  la  garde  rouge.  On  réquisitionne  jusqu'aux 
cigarettes  :  la  garde  rouge,  si  d "aventure  elle  est  en  humeur  de 
payer,  fixe  elle-même  les  prix,  fort  au-dessous  du  prix  de 
revient,  cela  va  sans  dire. 

A  côté  des  bolcheviks,  on  voit  apparaître  immédiatement  — 
et  immanquablement  —  les  anarchistes.  Une  femme,  Nikifo- 
rova,  se  promène  à  Alexandrovsk  avec  une  bande  de  compa- 
gnons, tous  imbus  de  la  théorie  que  la  propriété  c'est  le  vol, 
et  qu'on  ne  fait  donc  rien  que  de  juste  en  prenant  à  autrui  ce 
qu'il  possède.  Elle  pille  jusqu'aux  plus  petites  boutiques.  Anar- 
chistes et  bolcheviks  font  excellent  ménage.  Il  leur  arrive  bien, 
de  temps  en  temps,  de  se  quereller,  et  même  de  se  battre  ; 
mais,  l'instant  d'après,  réconciliés,  ils  font  expédition  com- 
mune. 

J'ai  eu  l'indiscrétion  de  demander  au  comité  révolution- 
naire ce  que  signifie  exactement  le  mot  «bourgeois  ».  Comme 
ils  avaient  tous,  dans  les  vêtements  de  soldat  ou  de  paysan 
qu'ils  prenaient  bien  soin  de  ne  pas  quitter,  leurs  poches 
bourrées  de  billets  de  banque,,  cela  rendait  la  définition  malai- 
sée. Sur  ces  entrefaites,  j'apprends  que  dans  une  seule  fabrique, 
celle  de  Koops,  quatre-vingt-trois  ouvriers  ont  été  chassés  la 
veille  par  leurs  camarades  et  remplacés.  Leur  crime  :  avoir 
réalisé  de  petites  économies,  parfois  même  avoir  acquis  une 
maisonnette,  deux  ou  trois  hectares  de  terre,  une  vache,  etc. 
Voilà  le  «  bourgeois  ». 

Dans  les  environs  de  la  ville,  la  situation  n'est  pas  moins 
grave.   Des   bandes   de   bolcheviks  et   d'anarchistes   battent  la 


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sous       LA       H     K    V    O     L    U    T    I    O    N  169 

campagne,  visitent  les  habitations  aisées,  et,  sous  couleur  de 
vérifier  s'il  n'y  a  pas  d'armes  cachées,  enlèvent  chevaux, 
vaches,  vivres  et  meubles.  Une  grande  propriété  prés  de  Khor- 
titsa,  entourée  de  deux  petits  villages  et  d'un  autre  plus  impor- 
tant, —  je  les  nommerai  A.,  B.  et  C,  —  a  été  l'objet  des  con- 
voitises de  ses  trois  voisins.  Les  habitants  d'A.  se  sont  les 
premiers  emparés  de  la  terre  cultivable,  l'ont  labourée,  et  y 
ont  semé  du  blé.  Un  beau  jour,  ceux  de  B.  la  leur  ont  prise, 
l'ont  labourée  en  sens  inverse  et  y  ont  semé  de  l'avoine.  Mais 
C.  s'est  fâché,  a  chassé  les  deux  autres  villages  et  occupé  la 
place,  où  il  se  maintient  par  la  force  du  nombre  et  des  mitrail- 
leuses. 

Partout  dans  la  bouche  des  petites  gens  je  recueille  cette 
phrase  :  «  Jamais  nous  n'avons  été  aussi  peu  libres  que  main- 
tenant. » 

Quant  à  la  participation  des  Israélites  d'Alexandrovsk  au 
mouvement  bolcheviste,  voici  ce  que  les  révolutionnaires  eux- 
mêmes  m'ont  raconté.  Dès  que  la  seconde  révolution  éclata, 
les  Israélites  locaux  se  laissèrent  confier  par  les  gardes  rouges 
la  présidence,  les  secrétariats,  et  toutes  les  autres  charges 
importantes  des  comités  rouges.  Ils  profitèrent  de  leur  nouvelle 
position  avec  une  passion  formidable.  Ils  introduisirent  leurs 
parents  jusqu'au  quatrième  et  cinquième  degré  dans  tous  leurs 
bureaux,  conclurent  avec  eux  les  marchés  les  plus  rémuné- 
rateurs, poursuivirent  les  riches  chrétiens  en  épargnant  leurs 
propres  bourgeois,  affectèrent  à  l'égard  de  l'Église  et  des  Russes 
un  tel  mépris,  traitèrent  tout  le  monde  avec  une  telle  morgue, 
qu'ils  réussirent  à  soulever  la  populace,  leurs  propres  soldats 
compris,  contre  eux-mêmes.  Une  partie  prit  la  fuite,  les  autres 
durent  démissionner.  Mais  les  Russes  qui  les  remplacèrent  mon- 
trèrent une  telle  incapacité,  les  affaires  publiques  allaient  si 
mal,  que  les  soldats  furent  obligés  de  recourir  à  nouveau  aux 
bons  offices  des  révolutionnaires  juifs  s'ils  ne  voulaient  pas 
employer  les  foru'tionnaires  ancien  régime.  Les  Israélites  s'y 
prêtèrent,  mais  avec  plus  de  ciri-onspection.  Sous  un  Russe 
parfaitement   incapable  qui   occupait   le   fauteuil   présidentiel, 


170  LA      GUERRE      RTJSSO-SIBÉRIENNE 

qui  signait  tous  les  décrets  —  sous  leur  dictée  —  et  qui  portait 
donc  l'entière  responsabilité  du  mouvement,  ils  reprirent, 
dans  un  rôle  apparemment  plus  effacé,  mais  en  réalité  aussi 
prépondérant  qu'auparavant,  la  complète  gestion  des  affaires. 

II  semble  que,  limitée  d'un  côté  par  la  haine  séculaire  des 
Russes,  de  l'autre  par  leur  propre  indispensabilité,  leur  action 
ait  presque  partout  en  Russie  présenté  le  même  aspect.  Je  ne 
crois  pas  à  un  plan  préconçu  :  l'uniformité  des  causes  suffît  à 
expliquer  celle  des  effets. 

5.  — :  Pèlerinage  pour  Rostof. 

Le   19  janvier/ 1^""  février. 

On  prétend  ici  que  je  ne  pourrai  pas  atteindre  Rostof,  parce 
que  la  ville,  accessible  de  trois  côtés,  est  attaquée  par  le  Nord 
{front  de  Zviérévo)  et  par  l'Ouest  (front  de  Taganrog)  et 
menacée  à  l'Est  (stations  de  ïikhorietskaïa  et  Torgovaïa). 

Mais  je  refuse  de  rebrousser  chemin,  et  recommence  mon 
pèlerinage  dans  les  trains  bondés  et  sales.  J'arrive  à  Siniélnikovo 
dans  la  nuit  du  20  :  après  une  nuit  passée  sans  dormir  dans 
la  gare,  où  les  soldats  couchent  jusque  sur  les  tables  et  sur  le 
buffet,  je  pars  l'après-midi  et  descends  la  nuit  suivante  à  lasi- 
novataïa.  Le  ai,  de  bon  matin,  je  repars  pour  Kripitchnaïa, 
et  y  prends  un  train  de  marchandises  pour  Khartsyskaïa,  dans 
la  direction  de  Rostof.  Nous  sommes  maintenant  à  i5o  kilo- 
mètres de  Rostof,  mais  on  se  bat  sur  le  chemin  de  fer  Nord  de 
Taganrog,  à  Matvéiev-Kourgan,  et  il  faut  couper  vers  le  Nord. 

Le  22,  après-midi,  je  pars  pour  le  Nord,  et  arrive  le  28  dans 
la  matinée  à  Koupiansk.  Il  faut  essayer  de  remonter  à  Liski  et 
de  descendre  de  là  à  Novo-Tcherkask. 

Quand,  vers  la  soirée,  le  train  entre  en  gare,  une  marée 
humaine  envahit  les  wagons.  Debout  dans  le  couloir,  serré  à 
perdre  haleine,  je  suis  près  de  défaillir,  —  et  les  a  camarades  » 
entrent  toujours  !  Un  soldat,  qui  n'a  pu  passer  par  la  porte, 
brise  la  fenêtre  à  coups  de  crosse,  grimpe  sur  nos  épaules, 
marche  sur  nos  têtes,   et  chemine  jusqu'à  un  coin  oiî  il   se 


sous       LA       REVOLUTION 


171 


laisse  glisser  entre  nos  jambes.  L'odeur  devient  fellenient  irres- 
pirable que  je  prends  le  parti  de  m'enfuir.  J'aime  mieux  rester 
toute  la  nuit  dehors  par  un  froid  de  huit  degrés,  enveloppé 
d'une  couverture,  deboiit  dans  le  ve/it  et  la  neige. 

J'arrive  à  Liski  le  2^  au  matin,  mais  on  se  bat  à  Zviérevo 
et  il  faut  donc  essayer  de  passer  par  Tsaritsine  et  le  chemin  de 
fer  du  Caucase.  Les  employés,  avec  cette  morgue  de  l'homme 
du  peuple  qui  porte  uniforme,  me  traitent  de  fou.  Mais  je  ne 
renoncerai  pas  avant  échec  complet  :  je  continue. 

Le  25,   à  Povorino,   j'ai  quatorze  heures  d'attente  dans  une 
petite  auberge  :  pour  tuer  le  temps,  je  m'amuse  à  observer,  à 
travers  la  fumée  d'une  bonne  pipe,  les  types  rassemblés  autour  , 
des  samovars. 

Un  groupe  surtout  fixe  mon  attention.  Ce  sont,  assis  autour 
<1  une  petite  table,  graves  et  silencieux,  quatre  pieux  person- 
nages :  des  tètes  d'apôtres,  comme  on  voit  à  Bruges,  dans  les 
tableaux  de  ces  maîtres  immortels.  Van  Eyck  et  Roger  van  der 
Weyden.  Mêmes  fronts  admirablement  dessinés,  mêmes  barbes, 
mêmes  yeux  clairs  et  mélancoliques.  Qui  devinerait  là-dessous 
la  mollesse  et  d'indolence  d'âmes  presque  orientales  .^  Je  ne  me 
lasse  pas  de  les  contempler  ;  je  guette  leé  rares  éclairs  que 
jettent  leurs  yeux  enchâssés  sous  de  fortes  arcades,  je  suis  la 
lenteur  des  mouvements  que  font  leurs  doigts  courts  et  minces. 
Qu'est  devenue  en  eux  l'action  du  Christ  ?  Qu'ont-ils  fait  de 
sa  parole  et  de  son  geste  ?  La  foi,  cette  foi  sublime  qui  soulève 
les  montagnes,  suffirait-elle  à  leur  faire  trouver,  un  jour  par 
semaine,  le  chemin  de  la  plus  proche  église,  qu'on  me  dit  à 
une  heure  de  distance  ?  Pour  le  moment,  surpris  par  1  orage 
qui  a  éclaté  sur  la  Très  Sainte  Russie,  ce  sont  de  pitoyables 
«paves.  Cependant,  je  me  plais  à  espérer  qu'un  soir,  un  soir  de 
tristesse  et  de  lassitude,  un  mystérieux  voyageur,  —  ainsi  qu'à 
Emmaiis,  —  rejoindra  leur  petit  groupe  isolé,  découvrira  à 
leur  vue  son  front  puissant  et  majestueux,  et  leur  dira  de  ces 
paroles  lumineuses  qui  entrent  dans  l'âme  comme  des  coups 
de  foudre  et  l'emplissent  comme  des  parfums.  Et  après  le 
départ  de  leur  auguste  visiteur,  les  apôtres,  —  la  taille  redres- 


172         LA       GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

sée,  les  yeux  flamboyants,  —  se  remettront  à  répandre  les 
impérissables  vérités  des  Évangiles,  qui  dorment  dans  l'âme 
russe  sous  les  iniquités  sans  nombre  et  les  hontes  sans  nom 
de  l'heure  présente. 


Le   2G   janvier/8   février. 

Quand  je  me  réveille  à  Filonovo  dans  mon  fourgon  de 
bagages,  —  billet  de  première  classe  en  poche,  —  je  m'aperçois 
qu'une  partie  de  mes  bagages  et  mon  appareil  de  photographie 
ont  disparu.  C'est  ma  troisième  contribution  au  bonheur  du 
prolétariat  russe. 

Je  viens  de  passer  ma  quatrième  nuit  en  fourgon  de  bagages. 
Les  «camarades  »  y  font  du  feu,  parfois  dans  un  poêle,  placé 
au  milieu,  d'autres  fois  à  même  le  plancher  qui  s'enflamme  et 
se  consume.  On  a,  pour  s'étendre,  des  bottes  de  paille  :  l'instal- 
lation est  plus  primitive,  mais  l'air  est  moins  vicié  que  dans 
les  wagons  de  premières,  qui  sont  ceux  où  les  soldats  font 
irruption  et  vont  tout  droit  se  jeter,  la  tète  en  avant. 

A  Tsaritsine,  ville  de  quelque  importance  sur  la  Volga,  je 
m'arrête  une  journée  :  arrêt  forcé,  on  le  devine.  La  Volga  n'y 
produit  pas  encore  la  puissante  impression  qu'elle  fait  à  Astra- 
khan, mais  autour  de  ses  rives  voltigent  mille  légendes,  et  on 
aime  à  se  figurer  le  cosaque-brigand  Stenko  Razine,  tel  qu'il 
y  naviguait  naguère  avec  sa  bande  farouche,  pillant  les  navires 
tatares  et  persans  qui  remontaient  le  fleuve,  chargés  des  étoffes 
précieuses,  des  fines  lames  et  de  la  délicieuse  vaisselle  d'Orient. 

A  la  gare  maintenant,  sous  des  manteaux  de  soldats,  j'aper- 
çois partout  des  tournures  trop  distinguées  et  qui  trahissent 
une  autre  condition.  Les  transports  de  Moscou  et  de  Kharkov 
se  rencontrent  ici  sur  la  Volga  ;  le  train  pour  le  Caucase  partira 
cette  nuit  :  le  chef  de  gare  m'assure  encore  que  je  n'arriverai 
pas  à  Rostof,  mais  je  suis  allé  trop  loin  pour  reculer. 

Les  salles  d'attente  son  remplies  de  cosaques  du  Kouban, 
du  Don  et  d'Astrakhan,  de  petits  Arméniens,  de  jolis  Khabar- 
diens.  Partout  des  têtes  rasées  et  moustaches  et  des  nez  en  bec 


sous       LA       RÉVOLUTION  173 

d'aigle.  Coiffés  d'énormes  papakhas  (^),  couverts  de  bourkas  C) 
noires,  des  Circassicns  en  costume,  cartouches  autour  de  la 
poitrine,  sabre  courbe  de  ïekinlsi  au  côté,  ou  sabre  droit 
de  Talare.  Une  fouie  bigarrée,  parlant  vingt  langues  et  cent 
dialectes,  pressée  de  rentrer  au  Caucase.  Toute  l'ardente  bra- 
voure musulmane,  toute  la  dévorante  passion  des  brigands  du 
Caucase,  conduites  par  l'Aigle  russe  contre  l'ennemi  national, 
ont  été  libérées  par  sa  chute,  et,  à  grands  battements  d'ailes, 
rentrent  dans  les  pays  légendaires  entre  Kazbek  et  Ordoubate, 
pour  participer  à  mille  nouvelles  aventures  contre  l'ennemi 
héréditaire,   le  Turc. 

En  passant  devant  moi,  un  vieillard  de  haute  mine,  en  cos- 
tume circassien,  m'adresse  quelques  mots  ;  chaque  fois  que 
nous  nous  i'encontrons,  nous  échangeons  des  phrases  furtives  : 
nous  constatons  ainsi  que  nous  avons  môme  but  de  voyage. 
Quelques  jeunes  gens,  vêtus  d'uniformes  et  sans  doute  munis 
de  passeports  de  soldat,  mais  qui  sont  en  réalité  des  officiers 
déguisés,  se  joignent  à  lui  :  ils  forment  le  noyau  d'un  déta- 
chement dont  le  vieux  Circassien  aura  le  commandement  : 
celui-ci  est  un  propriétaire  du  Kouban,  qui  avait  grade  de 
khorounji  dans  l'ancienne  armée. 

Plus  tard,  un  voyageur  en  civil  m'offre  une  chaise  et  me 
fait  toute  sorte  de  politesses.  La  conversation  s'engage  :  j'ap- 
prends que  lui  et  ses  quatre  compagnons,  dispersés  dans  la 
salle,  se  rendent  également  à  Rostof. 

Et  puis  partout,  se  mêlant  à  la  foule  et  gardant,  pour  ne 
pas  se  trahir,  un  silence  prudent,  des  figures  qu'on  reconnaît 
immédiatement  pour  être  ccllrs  d'ofTiciers  ou  d'élèves  d'écoles 
militaires,  qui  cachent  sous  des  barbes  d'une  semaine,  sous  des 
chevelures  négligées  et  des  vêtements  râpés,  une  identité  à 
laquelle  l'observateur  ne  peut  se  méprendre. 

Le  soir,  je  me  trouve  en  présence  du  général  l.icclilcli.  Je 
l'avais  rencontré,  en  1916,  chez  RroussiloT,  ipiaiid  il  connnan- 


(')  Bonnets  à  poils. 

f^)  Sorte  de  pèlerine  ou    manteau  épais,   portée  par   les   peuplades 
du  Caucase. 


174  LAGLERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

dait  encore  la  3"  armée.  Je  revois  un  vieillard  brisé  corps  et 
âme.  Ses  soldats  l'ont  obligé  à  faire  pour  eux  les  bas  ouvrages, 
peler  les  pommes  de  terre,  etc.  Il  se  retire  dans  une  petite 
maison  du  Caucase,  qu'il  espère  retrouver  intacte,  pour  y  ter- 
miner ses  jours.  C'est  un  homme  qui  a  perdu  jusqu'au  goût 
de  vivre,  un  homme  fini. 

Ainsi,  pendant  toute  la  durée  du  voyage,  nous  évitons  d'en- 
gager des  conversations,  afin  de  ne  pas  éveiller  les  soupçons, 
et  c'est  pour  nous  un  plaisir  subtil  de  nous  jeter  quelques  mots 
au  passage  dans  le  couloir,  presque  sans  nous  regarder.  Par- 
tout des  écouteurs  aux  aguets,  partout  des  agents  provocateurs, 
prêts  à  saisir  l'occasion  d'une  parole,  le  prétexte  d'un  geste. 
Mes  compagnons  sont  bien  forcés  de  laisser  passer  les  plus 
fortes  insolences  sans  rien  dire.  Moi,  en  ma  qualité  d'étranger, 
je  suis  libre.  Comme  j'ai  déjà  été  arrêté  onze  fois  sur  le  front 
par  les  «  camarades  »  pour  des  répMques  un  peu  vives,  je 
m'étais  promis  de  me  tenir  tranquille.  Mais  il  arrive  une 
minute  oii  on  n'en  peut  plus  ;  j'éclate  ;  je  leur  crie  :  a  Que 
leur  armée,  —  comme  il  leur  plaît  de  l'appeler,  —  n'est  qu'une 
Ijande  ;  qu'ils  sont  un  troupeau  asiatique  indigne  de  la  liberté  ; 
qu'ils  sont  les  seuls  soldats  au  monde  qui  reculent  devant  un 
ennemi  huit  fois  moins  nombreux  ;  qu'aucvin  autre  soldat  au 
monde,  à  quelque  nationalité  qu'il  appartienne,  ne  vendrait, 
comme  eux,  ses  chevaux  et  ses  canons  à  l'ennemi,  etc.  » 

Aussitôt,  je  suis  entouré  d'une  bande  de  furieux  qui  m'invec- 
tivent,  me  menacent,  me  montrent  le  poing  ;  mais  quelque 
chose  qui  est  en  moi,  plus  fort  que  moi,  me  pousse  et  me  fait 
aller  de  plus  belle  en  plus  belle.  Alors,  eux.  qui  tout  à  l'heure 
voulaient  me  faire  peur,  les  voilà  qui  peu  à  peu  se  calment,  se 
taisent,  s'apaisent,  rentrent  sous  terre.  Pourtant,  j'aperçois 
dans  un  coin,  s'épanouissant  dans  l'ombre,  des  figures  que  je 
n'avais  pas  encore  remarquées.  Encore  des  officiers  déguisés  : 
ceux-là,   d'oii  viennent-ils  ? 

A  Torgovaïa  entre  dans  le  Avagon  un  garÇon  apothicaire, 
devenu  agent  bolchevik.  Il  inspecte  nos  bagages.  Nous  sommes 
presque  entre  nous,   les   «  camarades  »   ayant  pour  la  plupart 


sous       LA       RÉVOLUTIOM 


175 


quiltû  le  train.  Le  jeune  révolutionnaire  s'obslinc  à  chercher 
dans  la  valise  d'un  colonel,  ancien  ofTicier  d'ordonnance  du 
général  Polivanof,  des  preuves  de  son  identité.  Après  un  quart 
d'heure  de  recherche  fiévreuse,  sous  un  feu  roulant  de  sar- 
casmes, il  finit  par  découvrir  des  pattes  d'épaule  de  colonel. 
La  scène  change.  Lardé  de  brocards  plus  cuisants  que  la  pierre 
infernale,  et  plus  caustiques  que  les  sels  anglais,  le  garçon 
apothicaire  se  met  à  sangloter  :  il  dit  et  répète,  sous  nos  éclats 
de  rire,  qu'il  vient  de  faire  cette  besogne  ponr  la  dernière  fois  ; 
il  jure  qu'il  n'y  reviendra  plus.  Dans  cette  région,  les  bolche- 
viks ne  disposent  pas  encore  de  forces  suffisantes,  pour  exercer 
une  surveillance  vraiment  active  et  un  contrôle  sévère. 

A  Tikhoriétskaïa,  les  crânes  rasés,  les  regards  d'aigle  et  les 
barbes  musulmanes  nous  quittent.  Quelques  trains  de  mar- 
chandises partent  encore  cette  nuit  pour  Rostof.  Le  matin  du 
27  février  nous  sommes  arrêtés  par  un  peloton  de  soldats,  dont 
chacun  porte  les  insignes  des  divers  grades  d'ofiicier  :  c'est  que 
nous  venons  de  pénétrer  dans  la  zone  de  l'armée  volontaire. 
Bientôt  nous  passons  le  Don,  et  entrons  à  Rostof,  ville  au  sur- 
plus uniquement  commerçante  et  par  conséquent  sans  carac-. 
tère. 


LA  DÉFENSE  DE  ROSTOF 

6.   L'ÉTAT-MAJOR   DE   l'aRMÉE   DE  VOLONTAIRES. 

Les  généraux  Alexéief  et  Kornilof,  —  la  tcte  et  le  cœur  de 
la  nouvelle  organisation,  —  ont  choisi  le  gouvernement  du 
Don  comme  celui  où  ils  seraient  le  mieux  en  mesure  de  former 
la  nouvelle  armée  et  de  rassembler  autour  d'eux  tous  les  élé- 
ments de  la  nation  avides  de  mettre  fin  aux  désordres  de  la 
Russie  et  d'instaurer  un  pouvoir  stable.  Le  général  Kalédine, 
chef  militaire  de  tous  les  cosaques  du  Don,  leur  prête  son  con- 
cours :  il  emploie  tout  son  prestige  et  toute  l'autorité  de  sa 
haute  fonction,  à  organiser  une  armée  de  cosaques  en  état  de 
défendre  les  pays  du  Don  contre  les  détachements  de  bolchc- 


176  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIE   AN   K 

viks  q\ii  ont  pris  pied  sur  toutes  les  lignes  menant  vers  Novo- 

Tcherkask. 

On  ne  trouverait  pas  d'exemple,  dans  l'histoire,  d'une  telle 
abondance  de  talents  réunie  dans  une  si  petite  armée.  Le 
général  Alexéief,  le  meilleur  stratège  russe,  ancien  géné- 
ralissime, commande  des  forces  qui  atteignent  tout  juste 
l'effectif  d'un  régiment.  Il  a,  à  ses  côtés,  un  autre  grand  chef, 
son  ancien  antagoniste,  maintenant  son  ami  :  Kornilof.  A 
l'état-major,  sept  généraux,  parmi  les  plus  réputés  :  Dénikine, 
ancien  chef  d'élat-major  au  G.Q.G.,  Markof,  Romanovski, 
Elsner,  Erdeli,  etc.  On  verra  pair  la  suite  que  cette  profusion 
de  savoir  militaire  et  de  prestige  n'aura  pas  été  de  trop  pour 
guider,  à  travers  tous  les  danges  dont  elle  est  entourée,  cette 
armée  d'élite  qui  compte  à  peine  3.5oo  hommes,  et  qui  a  devant 

elle  des  forces  plus  de  dix  fois  supérieures  en  nombre. 
t 
Un  bruit  de  conversations,  comme  au  cercle.  Le  fait  est  que 

sous  une  coupole,  à  laquelle  aboutissent  les  divers  bureaux  de 
cet  extraordinaire  état-major,  cause  une  foule  élégante,  pour 
la  plus  grande  partie  en  vêtements  civils  :  j'y  reconnais  plu- 
sieurs généraux. 

Le  général  Dénikine,  sans  la  barbe  qui,  jadis,  lui  donnait 
l'air  d'un  pope  aux  armées,  n'a  plus  dans  les  yeux  sa  gaieté 
d'autrefois  ;  son  front  s'est  chargé  de  soucis  ;  mais  le  geste 
par  lequel  il  me  tend  la  main  a  toujours  la  même  cordialité. 

Markof,  toujours  grondant,  bousculant  tout  le  monde,  tem- 
pêtant contre  une  porte  ouverte  ou  fermée,  contre  un  chien 
qui  ne  passe  pas  assez  vite  entre  ses  jambes,  contre  un  pauvre 
diable  d'officier  coupable  d'avoir  une  mauvaise  écriture,  fait 
une  drôle  de  mine  dans  son  frac,  dont  les  pans  flottent  derrière 
lui,  tandis  qu'il  arpente  la  pièce  à  grandes  enjambées. 

Kornilof,  visage  pâle,  regards  brillants  de  vivacité  et  d'intel- 
ligence, est  sans  nul  doute  préoccupé  au  plus  haut  point  des 
difficultés  au  milieu  desquelles  se  débat  la  nouvelle  armée, 
mais  n'en  veut  rien  laisser  paraître  ;  esprit  simple  évoluant 
parmi  les  intrigues  des  conspirations,  républicain  opérant 
parmi  des  monarchistes. 


ns 


-f'AJ-* 


Heconnaissance  de  cavalerie  circassiennc  (juillet   1017). 


r'.iniilirrs  lahin-s  rn    riT(iiiiiai<«;iTic<'    Juill''!    I<.)I7). 


sous       LA       RÉVOLUTION  177 

Alexéief  est  celui  qui  a  le  moins  changé.  Réfléchissant  beau- 
coup, parlant  peu,  en  mots  nets  et  brefs  à  son  habitude,  il  est 
comme  tous  ceux  que  meut  l'intellip-encc  plutôt  que  la  passion  : 
il  n'a  pas  subi  autant  que  les  autres  rinlluence  des  nouveaux 
événements. 

Sous  le  frac  qui  remplace  les  brillants  uniformes  d'hier, 
beaucoup  d'officiers  font  peine  à  voir.  On  les  dirait  descendus 
de  deux  ou  trois  degrés  sur  l'échelle  sociale.  Des  dos  un  peu 
voûtés,  des  ventres  un  peu  bedonnants,  des  visages  un  peu 
flasques,  qui  faisaient  leur  petit  effet  en  uniforme,  ne  sont  plus 
que  piteux  sous  le  costume  civil.  Inversement,  des  gentils- 
hommes, en  tenue  de  simples  cosaques,  ne  sont  que  très  impar- 
faitemcnt  déguisés  :  l'aisance  et  la  souplesse  de  leurs  attitudes, 
la  distinction  de  leurs  traits,  la  finesse  de  leurs  mains  sont  des 
signes  qui  ne  trompent  pas. 

L'officier  de  service  est  une  jeune  femme,  la  baronne  von 
Eode,  si  élégante  et  charmante  dans  son  costume  collant, 
saluant  avec  un  tel  empressement,  si  polie,  —  très  correcte, 
d'ailleurs,  et  aussi  peu  entourée  que  peut  l'être  une  jolie 
femme  —  qu'on  serait  tenté  de  sourire,  si  l'on  ne  savait  qu'elle 
a  été  deux  fois  blessée  sur  le  champ  de  bataille  et  qu'elle  a 
amplement  mérité  sa  décoration.  Une  autre  jeune  femme,  le 
lieutenant  princesse  Tchcrkaskaïà,  bien  connue  dans  la  société 
de  Pétrograd,  et  qui  venait  d'épouser  un  officier,  a  chargé 
avant-hier  à  la  tête  de  ses  hommes  et  a  été  glorieusement  tuée 
à   l'ennemi. 

C'est  ici  la  dernière  redoute  du  bon  ton,  le  dernier  rendez- 
vous  des  élégances  de  la  Russie.  Cette  poignée  de  braves  ose 
résister  à  la  formidable  marée  des  dizaines  de  millions  de 
déments  qui  clament  leurs  revendications  sociales.  Et  au  spec- 
tacle de  l'immense  solitude  qui  entoure  ces  patriotes,  généraux, 
hommes  et  femmes  de  la  cour,  républicains  honnêtes,  on  no 
peut  se  garder  d'une  impression  de  stupeur  épouvantée. 

L'armée  de  volontaires  est  en  voie  d'organisation  :  pour  !a 
défense  de  la  ville,  on  n'emploie  que  de  petites  unités,  des  com- 
pagnies, des  escadrons.  Le  régiment  de  Kornilof,  le  bataillon 

12 


178  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

de  Saint-Georges,  les  compagnies  d'officiers  de  la  garde,  la 
division  de  cavalerie  Guerchelman  et  quelques  détachements 
declaireurs,  —  en  tout,  comme  je  l'ai  dit,  à  peu  près  3.5oo 
honmies,  —  forment  un  ensemble  d'une  valeur  militaire 
exceptionnelle.  Troupes  superbes,  animées  des  plus  beaux  sen- 
timents, liées  par  l'honneur,  par  le  serment  d'obéissance,  par 
les  plus  solides  traditions  militaires. 

Elles  sont  aux  prises  avec  un  adversaire  qu'une  propagande 
savante  a  rendu  fou  de  haine  et  qui  ne  pardonne  pas.  Car 
cette  guerre  est  menée  avec  une  férocité  qu'on  ne  rencontre 
qu'entre  frères  ennemis.  Un  officier,  le  fils  du  chef  de  gare  de 
Martsof,  près  de  Taganrog,  vient  de  trouver  son  père  affreu- 
sement mutilé  par  les  gardes  rouges.  Le  crime  de  ce  malheu- 
reux semble  avoir  été  de  porter  sur  soi  le  portrait  de  son  fils 
en  uniforme  d'officier  de  l'armée  de  volontaires.  Le  fils  a  tué 
les  prisonniers  qu'il  venait  de  faire,  et  promenant  le  pauvre 
cadavre  déchiqueté  de  son  père  avec  lui  pendant  quelques 
jours  de  reconnaissances,  s'est  acharné  contre  les  bolcheviks 
qui  lui  sont  tombés  entre  les  mains.  Aussi  —  depuis  ce  jour  — 
ne  fait-on  plus  de  prisonniers. 

Le  courage  individuel  de  quelques  révolutionnaires  con- 
vaincus forme  contraste  avec  l'esprit  de  la  masse  qui  manque 
de  résolution.  Un  ouvrier  que  les  gardes  blancs  trouvèrent 
dans  un  bureau  d'usine  d'où  on  venait  de  tirer  sur  eux,  se 
mit  contre  le  mur  : 

«  Fusillez-moi,  c'est  la  lutte  entre  le  prolétariat  et  le  capi- 
tal I  » 

On  obéit  à  sa  prière. 

Un  autre  garde  rouge,  entouré  par  la  compagnie  d'officiers 
du  régiment  Kornilof,  j)rès  de  Taganrog,  s'écria  :  «  Je  ne  veux 
pas  être  tué  par  un  cadet  !  »  et  se  mit  une  balle  dans  la  tète. 

Quant  aux  ofFiciers  de  l'armée  de  volontaires,  ils  achèvent 
par  miséricorde  les  camarades  blessés  qu'on  est  obligé  de  laisser 
sur  le  champ  de  bataille. 

Incorporé   dans   une   compagnie  d'officiers  du   régiment   de 


sous       LA       RÉVOLUTION 


179 


Kornilof,  je  dors  avec  eux  dans  une  grande  chambrée,  entre 
mon  vieil  ami,  le  khorounji  Guevlits,  et  un  capitaine  de  cava- 
lerie. 

•7.  —  Le  général  Kornilof, 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  admirable  en  lui,  c'est  son  âme  ardente. 
C'est  par  là  qu'il  excelle,  plus  que  par  les  qualités  du  stratège 
ou  du  politicien.  Son  honnêteté  immaculée,  sa  bravoure 
légendaire,  sa  confiance  dans  l'avenir  de  la  Russie  et  dans 
sa  tâche,  historique,  voilà  sa  force.  Par  la  confiance  instinctive 
qu'il  inspire,  par  l'ascendant  irrésistible  qui  émane  de  lui,  il  a, 
plus  qu'aucun  autre,  séduit,  gagné,  entraîné  les  jeunes  héros 
de  la  Russie.  Rarement  chef  a  vu  se  grouper  autour  de  lui 
autant  de  braves,  au  cours  d'une  carrière  plus  aventureuse.  A 
soixante  ans  passés,  il  a  gardé  toute  l'ardeur  de  la  jeunesse. 
C'est  un  des  plus  beaux  représentants  de  la  valeur  militaire 
russe,  ne  trouvant  d'attrait  qu'aux  tâches  excessives,  soulevé 
parfois  de  soudaines  colères,  incapable  de  résister  à  l'empor- 
tement 4e  la  passion. 

Personne  en  Russie  ne  semblait  moins  désigné  pour  mener 
à  bien  les  opérations  de  la  guerre  moderne  qui  exigent  avant 
tout  d'être  prudemment  pesées  et  mûrement  réfléchies.  Mais 
aussi  personne  n'a  su  comme  lui  enflammer  les  jeunes  cœurs 
et  galvaniser  les  patriotes  circonspects.  Tant  il  est  vrai  que  les 
grandes  actions  collectives  n'ont  pas  leur  origin?  dans  le  rai- 
sonnement, mais  que  leurs  véritables  mobiles  sont  d'ordre  mys- 
tique. 

Chez  ce  cosaque  de  Sibérie,  la  bravoure  touche  à  la  folie.  II 
est  de  ceux  qui  ne  savent  pas  reculer  et  qui,  dès  qu'ils  ont 
flairé  l'approche  de  l'ennemi,  d'insliiut  f<inront  en  avant. 
Rester  inactif  en  présence  de  l'ennemi,  céder  du  terrain  pour 
des  considérations  stratégiques,  autant  d'impossibilités  j)onr 
ce  grand  sabreur.  Un  tel  homme  n'est  pas  fait  pour  la  patiente 
guerre  de  tranchées,  ne  fût-ce  que  parce  qu'il  se  trouve  encadré 
de  chefs  plus  prudents  ou  moins  enclins  aux  aventures  risquées. 
C'est  un  de  ces  véritables  guerriers  russes,  qu'il  faut  tenir  ou 


180        LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

laisse  tant  qu'ils  se  trouvent  sur  les  fronts  étendus  des  armées 
modernes,  mais  auxquels  il  faut  rendre  leur  entière  liberté,  dès 
qu'ils  sont  seuls  avec  leurs  compagnons  d'armes  dans  les 
immenses  plaines  de  leur  pays.  C'est  seulement  maintenant, 
parmi  celte  élite  exceptionnelle  de  soldats  en  qui  il  se  recon- 
naît, qu'il  réalise  ce  rêve  suprême  d'un  chef  :  être  seul,  — 
avec  Dieu,  —  maître  des  destinées  d'une  armée. 

Cet  homme  admirable  avait,  pendant  tout  le  cours  de  la 
guerre,  montré,  à  un  rare  degré,  l'impatience  d'obéir  et  de  se 
tenir  à  la  place  qui  lui  était  assignée  dans  le  rang.  Au  début 
des  hostilités,  il  commandait  une  division  en  Galicie  sous  les 
ordres  de  Broussilof  qui  avait  un  corps  d'armée.  Pendant  la 
bataille  de  Grodek,  sa  division  formait  l'aile  gauche.  L'attaque 
principale  devait  se  produire  au  centre  ;  en  conséquence,  il 
reçut  l'ordre  de  rester  sur  la  défensive.  Mais  quand  le  canon  se 
mit  à  tonner  à  5  verstes  de  distance,  et  quand  les  autres  divi- 
sions avancèrent,  vous  devinez  s'il  lui  fut  possible  de  rester  les 
bras  croisés.  Il  se  projeta  en  avant  comme  un  tigre  qui  brise 
ses  chaînes,  entraîna  ses  hommes  d'un  magnifique  élan  ;  mais 
n'ayant  pas  été  suivi  par  ses  voisins,  il  perdit  la  moitié  de  ses 
troupes,  se  fit  prendre  28  canons  et  mit  toute  la  ligne  en  dan- 
ger d'être  enfoncée.  Il  fallut  envoyer  sur-le-champ  deux  divi- 
sions de  cavalerie  el  une  brigade  d'infanterie,  pour  le  dégager. 

Plus  tard,  dans  les  Carpathes,  près  de  Goumène,  oii  la 
8^  armée  devait  opérer  en  liaison  avec  la  3*",  Kornilof  reçut 
l'ordre  de  rester  sur  la  crête  d'une  ligne  de  collines  et  d'at- 
tendre le  développement  des  opérations.  Voilà  qui  ne  convenait 
guère  à  un  tel  tempérament.  Un  coup  d'éclat  et  de  folie  était 
bien  mieux  dans  sa  manière.  Donc,  il  lança  d'un  élan  furieux 
à  la  descente  sa  division  tout  entière,  chargeant  lui-même  à 
la  tête  de  ses  hommes.  Arrivé  dans  la  vallée,  il  s'y  trouva  réduit 
à  ses  seules  forces  et  fut  écrasé  par  un  ennemi  vingt  fois  supé- 
rieur en  nombre. 

Mais  tel  était  alors,  dans  l'armée  russe,  le  respect  tradition- 
nel pour  la  bravoure  individuelle,  qu'on  pardonna  ses  insuc- 
cès et  ses  désobéissances  à  ce  brave  des  braves.  Sa  division  fut 


sous       LA       RÉVOLUTION  181 

ratlacliée  à  la  3"  armée  qui  dut  subir  près  de  Gorlilsa  le  lcrril)le 
choc  des  armées  de  Mackensen.  Le  front  fut  sur  le  point  d'être 
rompu,  et  on  ordonna  la  retraite  générale.  Encore  une  fois, 
Kornilof  refusa  d'obéir.  En  vain  le  commandant  du  corps 
d'armée  lui  téléphona  à  cinq  reprises  de  battre  en  retraite.  Ne 
doutant  pas  qu'il  pourrait,  à  lui  seul,  rétablir  la  situation,  il 
attaqua.  Ce  fut  un  désastre.  Des  éléments  isolés  de  sa  division 
purent  se  sauver  et  rejoindre  l'armée.  Lui-même,  avec  la 
presque  totalité,  tomba  aux  mains  de  l'ennemi. 
Il  refusa  de  donner  sa  parole,  —  et  il  s'évada. 
A  son  retour  en  Russie,  on  lui  fît  une  ovation.  L'empereur 
s'intéressa  personnellement  à  lui,  et  confia  un  corps  d'armée  à 
ce  général  d'une  témérité  splendide. 

Kornilof  est  un  cosaque  de  Sibérie,  c'est-à-dire  un  républi- 
cain-né. Il  m'a  maintes  fois  répété  qu'il  considérait  la  répu- 
blique comme  la  forme  supérieure  du  gouvernement,  et  la 
royauté  ou  l'empire  comme  des  formes  transitoires,  à  l'usage 
des  nations  qui  ne  savent  pas  encore  se  gouverner  elles-mêmes. 
Quand  la  révolution  éclata,  il  fut  le  premier,  même  avant 
Broussilof,  à  manifester  ses  sympathies  pour  le  nouveau  régime. 
Nommé  par  Kérenski  gouverneur  de  Petrograd,  il  lui  fut  im- 
possible de  coopérer  longtemps  avec  le  Soviet  et  les  soldats. 
Il  posa  des  conditions  qui  ne  furent  point  acceptées,  et  donna 
sa  démission  :  le  gouvernement  provisoire  lui  conféra  le  com- 
mandement de  la  8"  armée  que  Broussilof  venait  de  quitter.' 

Une  des  très  curieuses  séries  de  hasards,  dont  la  révolution 
russe  abonde,  et  dont  on  soupçonne  qu'elles  obéissent  à  une  loi 
cachée,  a  voulu  que  Broussilof  ait  élé  suivi  dans  toutes  les 
phases  de  sa  carrière  par  sa  vivante  antithèse  :  Kornilof.  Le 
souple  temporisateur  Broussilof  retenait  l'armée  et  la  nation 
qui  couraient  aux  abîmes  :  Kornilof  précipita  leur  chute  par 
une  manœuvre  politique  mal  conçue  et  une  conspiration  mili- 
taire faiblement  dirigée.  Mais  il  n'est  pas  impossible  (ju'un 
jour,  qui  n'est  pas  très  éloigné,  la  Russie  soit  sauvée  non  par 
les  savantes  combinaisons  des  habiles,  mais  par  la  folle  bra- 
voure de  ses  héros.  La  brùlanl(>  jeunesse  (pii  préparera  la  résnr 


182  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

rection  de  la  Russie  suivra,  non  les  esprits  mûrs  et  lents,  mais 
les  âmes  fébriles,  et  ne  sera  tentée  que  par  les  tâches  impos- 
sibles. 

S'il  est  vrai  que  Kornilof,  en  prononçant  trop  tôt  sa  dicta- 
ture, a  perdu  la  situation  politique  et  l'armée,  il  ne  l'est  pas 
moins  que  personne  autre  que  lui,  ou  quelqu'un  qui  lui  res- 
semble, ne  pourra  sauver  la  nation.  Il  a  commis  la  faute  d'agir 
trop  tôt,  quand  rien  ne  pouvait  arrêter  sur  la  pente  fatale  la 
masse  en  folie.  Abandonnés  par  une  armée  que  la  propagande 
bolcheviste  par  en  bas,  et  non  moins  sûrement  les  décrets  de 
Kérenski  par  en  haut,  avaient  disloquée,  les  officiers  se  décla- 
raient pour  Kornilof  quand  le  ((  Parleur  en  chef  des  armées 
russes  »  le  trahit  et  le  fit  arrêter.  Leurs  sympathies  pour  Kor- 
nilof coûtèrent  la  vie  à  vingt  mille  d'entre  eux. 

Malgré  toutes  ses  fautes  et  erreurs  de  jugement,  il  est  le 
seul  homme  qui  puisse  rendre  à  la  jeunesse  russe  la  confiance 
dans  les  destins  du  pays.  La  Russie  souffre  surtout  d'une  ter- 
rible maladie  de  la  volonté.  Ce  grain  de  folie  qui  caractérise 
les  actions  de  Kornilof  est  justement  ce  qu'il  faut  pour  dissiper 
les  hésitations  de  ceux  qui  raisonnent  trop  et  rendre  aux 
esprits  paralysés  le  mouvement  et  l'action.  C'est  dans  les  mo- 
ments les  plus  désespérés  que  le  Russe  se  ressaisit  le  mieux. 
Ce  n'est  pas  son  plus  adroit  politicien,  c'est  son  plus  brave 
soldat  qui  montrera  à  la  Russie  le  chemin  de  la  délivrance  C). 


(^)  Je  ne  veux  rien  clianger  à  ces  lignes,  restées  vraies  —  encore 
maintenant  —  malgré  l'apparence  du  contraire.  Je  les  écrivis  au 
moment  do  quitter  l'armée  des  volontaires.  Elle  fut  le  résultat  d'une 
sélection  que  l'Histoire  prépare  rarement  avec  un  tel  soin,  et  qu'elle 
ne  maintient  jamais.  Ceux  qui  restèrent  spectateurs  —  en  Russie 
comme  ailleurs  —  reprochent  maintenant  à  Kornilof,  Dénikine, 
Koltchak,  Wrangel,  d'avoir  manqué  de  prudence,  d'avoir  sacrifié 
inutilement  la  fleur  de  la  jeiinesse  russe.  Cependant,  par  leurs  échecs 
tristes  et  éclatants,  ces  chefs  firent  la  démonstration,  non  de  leur 
aveuglement,  mais  de  l'indifférence  patriotique  et  de  la  veulerie  de 
la  jeune  bourgeoisie  qui  refusa  de  quitter  le  parterre  pour  monter 
sur  la  scène.  Les  avocats  dont  fut  composé  le  parti  de  «  l'ordre  »  et 
leur  légion  d'émulcs,  se  lamentaient,  à  l'étranger  comme  en  Russie. 
Kornilof  et  les  siens  firent  mieux  :  ils  se  battaient. 


sous       LA       REVOLUTION- 


ISS 


8.  —  Le  régiment  de  Kormlof. 

Hostof,  le  28  janvier/ 10  février. 

Mon  compagnon  de  voyage,  le  sotnik  C)  Gueviits  et  moi, 
nous  sommes  incorporés  dans  la  compagnie  d'officiers  du 
((  régiment  d'attaque  »  de  Kornilof.  Notre  nouveau  chef,  le 
capitaine  Zaremba,  nous  fait  installer  deux  lits  dans  la  cham- 
brée, où  nous  partagerons  la  vie  et  U-s  repas  de  nos  nouveaux 
compagnons  d'armes.  Dans  une  autre  chambrée,  les  jeunes 
officiers  et  cadets,  qui  sont  arrivés  avec  nous,  rasés  et  vêtus 
d'uniformes  tout  battant  neufs,  attendent  la  formation  d'un 
détachement  volant,  pour  lequel  on  les  exerce  chaque  jour. 

Ce  régiment  Kornilof,  auquel  je  me  suis  joint,  a  été  formé 
en  juin  1917,  sur  l'initiative  de  Kornilof,  par  un  officier  du 
plus  beau  dévouement,  le  capitaine  Xégentsof.  Sa  formation 
fut  une  protestation  contre  les  désordres  qu'occasionnaient 
les   bolcheviks  et  les  décrets   du  gouvernement   provisoire. 

Qu'on  le  sache  bien  :  la  célèbre  avance  de  larmée  russe  en 
Galicie,  dans  la  direction  de  Kalucz  et  Galitch  fut  l'œuvre 
non  des  misérables  bandes  révolutionnaires,  —  comme  une 
presse  trop  docile  a  voulu  le  faire  croire,  —  mais  presque  exclu- 
sivement de  deux  corps  qui  avaient  gardé  l'ancienne  discipline: 
la  Division  Sauvage  et  les  deux  bataillons  d'attaque  Kornilof. 
Je  ne  veuxi  pas  récapituler  ici  les  indicibles  complaisances 
militaires  et  lâchetés  politiques,  auxquelles  j'ai  assisté  en  juil- 
let 1917.  Je  mentionne  uniquement  ce  fait  peu  connu  :  le 
général  Tchérémissof,  commandant  le  10,"  corps  d'armée  auquel 
furent  adjoints  les  bataillons  Kornilof  et  la  Division  Sauvage, 
refusa  la  moindre  citation  aux  officiers  et  soldats,  qui  venaient 
d'assurer  son  succès  militaire,  tandis  qu'il  décorait  à  lour  de 
bras  les  troupes  chères  à  Kérenski.  l  ne  enquête  fut  ouverte  : 
Kornilof  décora  de  sa  main  chaque  officier  et  chaque  soldat 
ayant  pris  part  à  l'assaut. 

Le    gouvernement    provisoire    voyait   d'un    mauvais    œil    ce 


(*)  Solnik  :  elief  d'un  escadron  de  cosaques  (sotnia). 


184  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

superbe  régiment  ;  c'est  pourquoi,  et  bien  que  les  circonstances 
eussent  exigé  la  formation  d'unités  semblables,  Kornilof,  tout 
commandant  en  chef  qu'il  était,  n'osa  pas  permettre  à  Né- 
genlsof  d'organiser  de  nouveaux  corps  sur  le  même  modèle.  La 
révolution  russe  aura  donc  été  jusqu'à  la  fin  une  série  inin- 
terrompue d'hésitations  et  de  défaillances.  Au  moment  où 
Kornilof  eut  le  plus  besoin  de  troupes  sûres,  il  ne  trouva,  — 
et  cela  par  sa  propre  faute,  —  que  le  régiment  de  Negentzof 
et  celui  des  Tékintsi.  Kornilof,  cœur  de  lion  et  esprit  faible, 
abandonné  par  ses  armées,  dut  se  rendre.  Son  régiment  fut 
rattaché  au  corps  tchèque  à  Pétchanovka,  et,  à  la  fin  d'octobre, 
envoyé  par  le  gouvernement  provisoire  à  Kief,  pour  y  tenir 
tête  à  la  fois  aux  bolcheviks  et  aux  Ukrainiens.  A  Kief,  où 
il  arriva  le  :>.9  octobre,  Négentsof  fut  bientôt  tiraillé  entre  les 
deux  partis  qui  se  disputaient  la  suprématie  en  Ukraine.  Ne 
voulant  pas  intervenir  dans  ce  conflit  d'ordre  intérieur,  il  solli- 
cita du  commandant  en  chef  l'autorisation  de  se  rendre  à 
l'invitation  de  l'ataman  Kalédine  et  de  se  joindre  à  ses  troupes. 
Doukhonine  refusa  et  renvoya  le  régiment  à  Pélchaiiovka. 
Après  le  massacre  de  Doukhonine,  le  nouveau  commandant 
en  chef,  Abram,  —  alias  Krilenko,  —  exigea  des  officiers  le 
serment  au  nouveau  gouvernement.  Force  fut  donc  de  repartir. 
Devant  l'évidente  impossibilité  de  regagner  le  Don  en  échelons, 
Négentsof  disloqua  ses  troupes  et  donna  l'ordre  aux  hommes  de 
se  rendre  individuellement  à  Roslof.  On  découpa  le  drapeau, 
qui  fut  emj)orté  par  Négentsof  et  le  prince  Oukhtomski. 
Parmi  les  soldats,  il  y  en  eut  qui  se  découragèrent  et  n'allèrent 
pas  jusqu'au  bout  ;  mais  les  autres  se  glissèrent  dans  des  éche- 
lons de  cosaques  à  destination  du  Don.  Le  régiment  se  recons- 
titua plus  lard,  réduit  de  moitié,  mais  toujours  en  possession 
de  son  drapeau,  de  ses  32  mitrailleuses  et  de  600.000  cartouches. 

Rostof,   le   29  janvier/ II    février   1918. 

Ce  malin,   Kornilof  est  venu  chez  nous.    Après  nous  avoir 
passés  en  revue,  il  nous  assemble  autour  de  lui,  et  nous  dit  l 


R    E    V    O    L    i;    T    I    O    N 


185 


«  Les  7"  et  lo*^  régiments  de  cosaques  du  Don  sont  résolus 
à  marcher  contre  les  Allemands  ;  d'autres  régiments  se  forment 
sur  le  Don;  les  cosaques  de  la  Kouban  s'organisent.  Il  est  de 
toute  nécessité  que  nous  tenions  ici  quelque  temps  pour  laisser 
aux  stanitsas  le  temps  de  lever  de  nouveaux  détachements. 
Nous  n'avons  en  face  de  nous  que  des  Autrichiens  et  des  Alle- 
mands, qui  ont  pris  la  direction  des  forces  bolchevistes.  11 
faut  marcher  contre  eux.  Je  compte  sur  vous  pour  donner 
l'exemple.» 

Sans  rien  dans  l'aspect  qui  le  distingue,  le  regard  mobile  et 
doux,  Kornilof  nous  parle  d'un  ton  uni,  d'une  voix  sans  timbre. 
De  petite  taille,  il  disparaît  au  milieu  de  nous  qui  le  domi- 
nons de  toute  la  tête.  Nul  fluide  ne  se  dégage  de  sa  personne, 
rien  qui  magnétise,  rien  qui  électrise.  C'est  son  passé  qui  agit 
sur  nous,  un  passé,  devenu  légendaire,  de  bravoure  inouïe  et 
de  patriotisme  pathétique.  Pourtant  ses  paroles  sont  accueillies 
sans  enthousiasme,  sans  un  mot  d'approbation.  Bien  entendu, 
on  obéira  ;  mais  les  fronts  restent  soucieux  :  c'est  que  les  nou- 
velles qui  arrivent  du  Don  sont  des  plus  inquiétantes. 

Présenté  à  Kornilof,  je  cause  qvielques  instants  avec  lui.  Il 
continue  de  croire  aux  cosaques.  Nous  restons,  nous,  très 
sceptiques.  N'ont-ils  pas,  partout  et  toujours,  trahi  ou  aban- 
donné l'armée  des  volontaires.!^  S'ils  s'étaient  levés  en  masse, 
ou  simplement  s'ils  avaient  fait  un  effort  quelconque,  il  y 
aurait  lieu  de  venir  à  leur  aide  pour  la  défense  du  Don  ;  mais 
ils  ne  sont  ni  meilleurs  soldats  ni  plus  patriotes  que  les  autres 
«  camarades  »  russes  :  il  n'y  a  vraiment  aucune  raison  pour 
rester  ici  dans  une  grande  ville  impossible  à  défendre,  et  perdre 
du  monde  inutilement.  Ce  que  nous  voudrions,  c'est  garder 
notre  formation  Intacte,  et  nous  retirer  chez  les  cosaques  de 
la  Kouban,  ou  même  plus  loin,  vers  Astrakhan. 

Ce  soir,  on  chuchote  la  terrible  nouvelle  :  l'ataman  des 
cosaques,   le  général  Kalédinc,   s'est  suicidé  ! 

Cette  mort  symbolise  l'épouvantable  délabrement  do  la 
Russie  et  la  fin  tragique  d'un  rêve  grandiose.  Elle,  tranche  bien 


186         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

des  questions.  Rien  ne  nous  retient  plus  au  Don.  Notre  départ 
pour  le  front  est  devenu  ridiculement  inutile. 

Rostof,  le  3o  janvier/ 12  février  1918. 

Conversation  avec  le  général  Kornilof.  Tout  l'état-major  est 
au  sombre,  ce  matin,  mais  Kornilof  garde  l'optimisme  des 
braves.  Celui-là  est  Russe  dans  l'âme.  Il  a  cette  confiance 
illimitée  dans  la  bravoure,  qui  chez  le  Russe  dispense  si 
souvent  des  minutieuses  préparations. 

Vous    savez,    me    dit-il,    que    le    général    Kalédine    s'est 

suicidé  ?  C'est  une  perte  très  douloureuse,  mais  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  désespérer.  Les  cosaques  commencent  à  se 
lever,  et  le  gouvernement  militaire  du  Don  vient  de  proclamer 
l'état  de  guerre  pour  toutes  les  stanitsas. 

—  Ne  craignez-vous  pas  que  des  troupes  peu  sûres  ne 
constituent  un  grave  danger  pour  l'ensemble  de  l'armée  ? 

—  Aussi  ne  fais-je  pas  trop  de  fond  sur  ces  êtres  vraiment 
incompréhensibles.  Je  diffère  le  départ  du  régiment.  La  com- 
pagnie d'officiers  à  laquelle  vous  appartenez  occupera  seule 
un  poste  avancé.  J'ai  dû  cette  nuit  me  replier  jusqu'à  la  pro- 
chaine gare,  pour  ne  pas  être  enveloppé.  L'ennemi,  mieux 
conduit  depuis  quelques  jours,  a  changé  de  tactique.  Nous, 
pour  bien  marquer  que  ce  n'était  pas  une  fuite,  nous  avons 
donné  un  formidable  coup  de  pied  en  arrière,  et  pris  onze 
mitrailleuses. 

Khapii,  le  3i  janvier/ 13  février  1918. 

Dès  que  je  suis  arrivé  à  la  dernière  gare  que  nous  occupons 
dans  la  direction  de  ïaganrog,  je  me  rends  chez  le  colonel 
Koutiépov,  de  la  garde  impériale,  qui  commande  nos  avant- 
gardes. 

L'ennemi  dispose  de  3.5oo  hommes  sous  les  ordres  du  lieu- 
tenant allemand  von  Sieuwers.  Les  éléments  les  plus  fermes 
—  mais  qu'on  épargne  le  plus  soigneusement  —  sont  d'anciens 
prisonniers  de  guerre  germano-autrichiens,  et  des  Lettons,  qui, 
comme  partout  en   Russie,    se  battent  à  côté  des  bolcheviks. 


sous       LA       K    ÉVOLUTION  187 

L'ancienne  armée  russe  est  représentée  par  la  4*  division  de 
cavalerie,  sous  le  colonel  Davidof.  Elle  comprend  douze  esca- 
drons à  pied,  douze  autres  montés,  et  une  batterie  à  cheval,  en 
lout  I.200  hommes.  Enfin,  trois  bataillons  de  gardes  rouges, 
sous  Trifonof. 

Nous  n'avons  à  leur  opposer  que  35o  hommes,  officiers  et 
cadets.  L'incertitude  où  est  l'ennemi  à  l'égard  de  notre  nombre, 
son  indiscipline  et  sa  lâcheté  rendent  seules  notre  résistance 
possible.  D'avance,  il  a  limité  le  combat  aux  lignes  de  chemin 
de  fer.  Il  s'approche  en  trains  blindés,  locomotives  en  arrière, 
prêtes  à  repartir. 

Khapri,  le  3i  janvier/i3  février  1918. 

Notre  compagnie  d'officiers  monte  la  garde  dans  la  gare,  où 
nous  couchons  sur  des  bottes  de*paille.  Le  capitaine  Zaremba  a 
aménagé,  dans  le  cabinet  du  chef  de  gare,  une  ambulance  où 
deux  infirmières,  une  Polonaise  et  une  Anglaise,  soignent 
nos  blessés. 

Soirée  des  plus  mélancoliques.  Nous  fumons  en  silence, 
l'attention  en  éveil,  l'oreille  au  guet,  occupés  à  écouter  les 
coups  de  fusil  qui  crépitent  sans  cesse,  au  loin,  où  nos  postes 
avancés  gardent  les  groupes  d'arbres  et  le  sommet  des  petites 
collines  qui  surplombent  le  Don. 

Un  capitaine,  ancien  ingénieur,  intelligent  et  homme  de 
coeur,  me  confie  ses  doutes  :  «  Pourquoi  nous  battons-nous  ? 
Pourquoi  toutes  nos  pertes  et  tout  ce  sang  qui  coule,  —  Dieu 
sait  pour  qui  ?  Pour  la  patrie  qui  nous  abandonne  ?  Pour  le 
peuple,  qui  nous  traque  comme  des  bétes  féroces,  qui  nous 
poursuit  de  sa  haine,  et  qui,  non  content  de  nous  achever 
quand  nous  serons  blessés,  mutilera  nos  pauvres  cadavres  ? 
En  vérité,  à  quoi  bon  ?  » 

II  est  clair  que  notre  situation  est  des  plus  périlleuses.  Nous 
sommes  entourés  d'une  population  dont  les  sympathies  sont 
partagées.  Impossible  de  distinguer  lesquels  nous  sont  amis 
ou   ennemis  :   les   gardes   rouges,   qui   mênie  au   combat   ron- 


188         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

servent  leurs  blouses  ouvrières,  n'ont  qu'à  jeter  leurs  armes 
pour  disparaître  dans  la  foule.  Nous,  dans  les  gares,  paysans  et 
ouvriers  nous  espionnent.  Ils  peuvent  faire  sauter  les  rails 
derrière  nos  trains  et  nous  couper  la  retraite.  Les  représailles 
collectives,  seul  moyen  efficace  contre  une  population  armée, 
ne  sauraient  être  employées  dans  un  pays  qu'on  espère  gagner 
à  sa  cause.  Aussi  nos  blessés,  sachant  le  sort  qui  les  attend, 
préfèrent-ils  se  suicider  sur  le  champ  de  bataille. 

ç).  —  Une  armée  composée  d'officiers. 

Kliapri,   le    i^'Yi^i   février    1918. 

Ce  matin,  la  compagnie  d'officiers  de  la  garde  impériale 
revient  du  front,  dans  des  fourgons  de  bagages  ;  ils  dorment 
sur  la  paille.  Je  cause  avec  leur  chef,  le  colonel  Morozof.  Tous 
étaient,  sous  l'ancien  régime,  de  brillants  seigneurs  :  ils  ont 
librement  choisi  cette  rude  existence.  Obligés  maintenant  de 
porter  le  sac  et  le  fusil,  de  faire  les  travaux  qui  exigent  de  la 
vigueur  physique,  de  suffire  au  transport  des  mitrailleuses  et 
des  munitions,  aussi  bien  qu'au  nettoyage  des  effets  militaires  ' 
et  à  la  cuisine,  il  est  inévitable  qu'ils  se  fatiguent  plus  vite  que 
le  moujik.  Mais  ils  s'y  font.  A  l'heure  du  combat,  ils  sont 
incomparables,  leur  bravoure  est  à  toute  épreuve.  Presque 
tous  ont  été  blessés  pendant  la  guerre  ;  animés  du  plus  noble 
sentiment  d'honneur  militaire,  ardents  patriotes,  ils  ont  pour 
leur  ennemi  le  plus  profond  mépris,  ce  qui  les  aide  à  supporter 
les  dures  épreuves  de  cette  guérilla. 

Spectacle  unique  dans  l'histoire  que  celui  de  ces  troupes 
formées  exclusivement  d'officiers  !  L'ancien  gouvernement,  et, 
hélas  !  bon  nombre  de  généraux,  avaient  étendu  à  l'armée  la 
conception  nouvelle  de  l'autorité,  suivant  le  mode  révolution- 
naire. iL'armée,  fût-ce  chez  le  plus  libre  des  peuples,  est 
obligée  de  conserver  entre  le  chef  et  ses  hommes  un  reste  des 
vieilles  relations  féodales,  sans  quoi  il  n'y  a  pas  de  comman- 
dement possible.  Cette  discipline,  il  fallait  la  réintroduire  dans 
l'armée  qu'on  allait  créer.  Alexéief  et  Kornilof  partirent  de  ce 


sous       LA       RÉVOLUTION  189 

principe  que  la  plus  petite  unité,  dont  on  est  sûr,  Tant  mieux 
qu'une  armée  nombreuse,  oii  la  défaillance  d'une  partie  peut 
amener  la  débâcle  du  tout.  De  là  ces  formations  par  sections, 
compagnies,  bataillons  d'officiers  de  l'ancienne  armée,  auxquels 
sont  adjoints,  dans  la  proportion  de  quelques  unités  à  peine, 
des  volontaires  non  gradés. 

Voici  comment  est  composée  une  compagnie  d'officiers  de 
notre  régiment  :  un  colonel,  4  capitaines,  12  capitaines  en 
second,  3o  lieutenants,  23  sous-lieutenants,  ^7  praporchtchiks 
(sous-lieutenants  temporaires),  3  élèves-officiers  et  3  volontaires 
non  gradés. 

L'organisation  de  l'armée  de  volontaires,  fondée  sur  l'espoir 
d'une  forte  afïluence  de  volontaires,  comporte  des  troupes  régu- 
lières et  des  détachements  irréguliers. 

Dans  les  troupes  régulières,  les  bataillons  —  en  attendant 
qu'ils  s'enflent  jusqu'à  devenir  des  corps  d'armée  —  sont  com- 
mandés i)ar  des  généraux,  anciens  commandants  d'armées  et 
de  groupes  d'armées.  Ce  sont  : 

Le  régiment  d'attaque  Kornilof,  composé  d'officiers,  cadets, 
élèves-officiers,  volontaires,  tous  appartenant  à  la  classe  des 
intellectuels. 

Trois  bataillons  d'officiers,  sous  le  général  Markof. 

Le  régiment  de  Saint-Georges,  composé  de  soldats,  membres 
du  célèbre  bataillon  de  Saint-Georges,  tous  décorés. 

Le  bataillon  de  l'Ecole  militaire,  composé  exclusivement 
d'élèves-offîciers. 

La  division  de  cavalerie  GuercJielmaji,  officiers,  élèves-offi- 
ciers, cadets,  cosaques,  solidement  encadrés  parmi  les  officiers. 

Une  division  d'artillerie,  commandée  par  le  colonel  Ikichef. 

Les  troupes  irrégulières  ont  été  organisées  par  les  soins  de 
leurs  chefs,  les  bataillons  amenés  tout  formés  à  Rostof,  agis- 
sant presque  indépendamment  de  l'ctat-major.  Le  plus  célèbre 
est  celui  du  colonel  Tchernetsof,  composé  de  volontaires  de 
toutes  sortes.  Rnsuite  ceux  du  colonel  Sémih'tof  (cosaques),  du 
cafiitiiiiic  Karga'iski  (cosaques),  du  colonel  Simaiiocshi,  du 
sotnik  C,reh(>i\   du  coloru'l   KrasniansLi ,   (\\i   khordiinii    MiKurof 


190         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

et  du  colonel  Sarenof,  commandant  les  cosaques  de  la  stanitza 
Gniliovskaïa. 

Ce  qui  caractérise  tout  spécialement  ces  organisations  mili- 
taires, c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  services  de  l'arrière.  Chaque 
otriad  (détachement)  doit  se  ravitailler  soi-même.  Il  dispose 
d'un  train  qui,  pendant  le  combat,  lui  sert  de  base.  Le  com- 
mandant y  accumule  les  provisions  en  armes,  munitions, 
matériel  d'ambulance,  vêtements  :  il  est  de  ce  fait  indépendant 
du  reste  de  l'armée. 

lo.  — •  Une  reconnaisSx\nce. 

Khapri,   le    i^'/ii   février    1918. 

Depuis  que  les  Allemands  ont  plus  de  part  au  comman- 
dement, les  gardes  rouges  montrent  plus  d'audace.  Ils  ont  une 
nouvelle  tactique  et  des  ruses  de  guerre  inédites.  C'est  ainsi 
que,  le  jour  qui  précéda  mon  arrivée  sur  ce  front,  les  bol- 
cheviks de  Taganrog  envoyèrent  des  émissaires  au  colonel 
Koutiépov  :  ils  l'invitaient  à  s'unir  avec  eux  dans  un  commun 
effort  contre  «l'ennemi  national».  De  sérieuses  querelles  au- 
raient éclaté  entre  les  garnisons  russe  et  allemande  à  Taganrog, 
on  se  battrait  dans  les  rues...  Koutiépov  n'est  pas  un  imbécile  : 
l'affaire  en  resta  là. 

Ils  essayent  maintenant  de  nous  tourner,  mais  la  peur  les 
paralyse.  Ils  se  refusent  à  avancer  autrement  que  par  masses. 
Leur  cavalerie  n'ose  même  pas  affronter  nos  poignées  d'offi- 
ciers en  reconnaissance. 

Nous  supposons  que  l'ennemi  s'est  divisé  en  trois  corps,  de 
mille  hommes  chacun,  ayant  pour  objectif  de  nous  couper  la 
retraite  vers  Rostof.  Pour  s'en  assurer,  le  colonel  Koutiépov 
décide  d'envoyer  en  reconnaissance  neuf  officiers  de  ma  com- 
pagnie, sous  les  ordres  d'un  capitaine.  Je  leur  suis  adjoint.  On 
nous  a  trouvé  des  chevaux  de  cosaques,  petits,  peu  élégants, 
mais  forts  et  endurants. 

Un  ciel  couvert  de  nuages  que  chasse  très  bas  un  vent  glacé  ; 
un  sol  dur  sous  une  mince  couche  de  neige.  A  notre  gauche, 


sous       LA       RÉVOLUTION  191 

le  bras  supérieur  du  Don  coule  sous  une  épaisse  couche  de  glaœ. 
Nous  tenons  la  crête  des  hauteurs  qui  longent  la  rive  Nord. 
Partout  de  petits  villages,  et  des  groupes  de  maisons,  peuplés 
d'ennemis  ;  plus  loin,  sans  doute,  des  nids  d'importantes  forces 
bolchevistes. 

Après    une    marche    de    trois    verstes,    nous    dépassons   nos 
avant-postes  groupés  autour  d'une  maison  de  garde  de  chemin 
de  fer.  Rien  de  suspect.  Le  village  de  Khopiorsk,  un  khoutor  C), 
a  évidemment  des  sympathies  bolchevistes.  L'ataman,  qui  est 
un  vieillard,  n'ose  ou  ne  veut  nous  donner  aucun  renseigne- 
ment sur  l'ennemi.  Plus  loin,  dans  le  village  de  Savianovka.  — 
une  stanitsa,   je   crois,   —  les   vieux  cosaques  se   rassemblent 
autour  de  nous.  Ils  sont  d'un  autre  type  que  les  paysans.  La 
liberté  séculaire,  l'habitude  de  porter  des  armes  et  de  se  gou- 
verner en  citoyens  indépendants,   leur  ont  donné   fîère  mine 
sous   leurs   énormes   bonnets   de   fourrure   noirs.    Ils   nous   té- 
moignent  de  la  sympathie,   mais   la   propagande  bolcheviste, 
menée  par  les  jeunes  cosaques  qui  reviennent  du  front,  dépeint 
le   système  des   Soviets,   —  lequel,    en   réalité,   détruira   toute 
l'organisation    traditionnelle   du    Don,   —   comme   un    nouvel 
ordre  de  choses  dirigé  uniquement  contre  les  ce  grands  capita- 
listes ».   Notre  chef  les  exhorte  :   ((  Engagez- vous  :   vous  aurez 
un  équipement  complet,  et  i5o  roubles  par  mois.  »  Un  vieux 
cosaque  et  son  fils,  garçon  de  quinze  ans,  promettent  qu'ils  se 
rendront  demain  au  bureau  de  i^ecrutemenl  à  Rostof.  Ils  nous 
avertissent  que  les  villages  suivants  sont  occupés  par  l'ennemi. 
En   effet,    à   peine  sommes-nous   arrivés   à   une  distance   d'un 
kilomètre    du    village    de    Nedvikovskaya,    une    mitrailleuse    se 
met  à  tirer  et  nous  force  à  rebrousser  chemin.  Les  villages  de 
Malyo-Saly  et  Bolchy-Saly  sont  occupés  par  des  forces  consi- 
dérables,  entre  autres  par  la  4^  division  de  cavalerie  sous  le 
colonel  Davidof,  —  déjà  nommé  ! 


(1)  Los  cosaques  hnbileiit  dans  l(>s  stanitsas,  villafjes  plus  iuosix'tos. 
ot  roprôscntés  dans  le  gouvorncmont  du  Wm.  Dans  les  k)u>utnrs,  en 
général  misérablçs  ot  pauvros,  habitent  los  |)aysans,  dôpondanl  des 
Cosaquos,  ci  privés  dos  droits  de  libre  oitoyon. 


192         LA      GUERRE      RUSSO-SIBÉRIEMNE 

Nous  retournons  par  le  village  de  Saltyr,  non  occupé. 

II.  —  Les  ((Libres  Fils  du  Don». 

Les  renseignements  que  nous  rapportons,  —  la  présence 
d'une  force  de  S.ooo  bolcheviks,  puissamment  munis  d'artil- 
lerie et  de  mitrailleuses,  —  indiquent  clairement  qu'il  faut 
nous  préparer  à  la  retraite.  Koutiépov  téléphone  ses  craintes  à 
l'état-major.  Mais  on  nous  répond  que  tout  le  pays  du  Don, 
électrisé  par  la  fin  tragique  de  son  ataman,  se  lève  en  masse, 
et  que  nous  recevrons,  dès  ce  soir,  des  renforts.  En  effet,  à 
quelques  heures  de  là,  un  train  entre  en  gare,  rempli  de  vieux 
■cosaques  de  la  stanitza  Gniliovskaïa,  qui  ont  répondu  au  vi- 
brant appel  du  Conseil  militaire  du  Don,  du  <(  Kroug  »,  et 
sont  accourus  en  formation  improvisée  sous  le  colonel  de 
cosaques  Sarenof.  11  y  a  vingt  ans  qu'ils  n'ont  manié  leurs 
armes  et  qu'ils  vivent  en  dehors  de  toute  discipline  :  peu 
importe,  l'ardeur  qu'ils  nous  témoignent,  la  chaleur  de  leur 
enthousiasme  nous  remplit  d'espérance.  Enfin  !  le  voilà,  !e 
«ecours  tant  de  fois  promis,  et  chaque  fois  refusé  !  Un  groupe 
d'artillerie,  exclusivement  servi  par  des  officiers,  est  arrivé 
presque  eu  même  temps.  Les  officiers  souhaitent  la  bienvenue 
aux  cosaques  : 

■ —  OujTa,  da  zdravstvouiout,  Kosaki  !  Hourrah,  vivent  les 
■cosaques  ! 

Et  les  vieux  répondent  en  chœur,  comme  c'était  l'habitude 
dans  l'ancienne  armée  : 

— :  Zdravia  gelaiem,  gospoda  ofitseri,  oiirrd,  oiirra  !  Nous 
souhaitons  votre  bonne  santé,  messieurs  les  officiers,  hourrah, 
hourrah  ! 

Il  y  en  a  de  tous  les  âges,  jusqu'à  des  vieux  qui  approchent 
de  la  soixantaine.  A  la  haine  invétérée  pour  les  Allemands, 
s'ajoute  chez  eux  le  mépris  pour  les  ouvriers  et  les  paysans  qu'ils 
considèrent  comme  pétris  d'un  limon  inférieur  et  aussi  une  va- 
gue inquiétude  devant  le  danger  imprécis  des  théories  nou- 
velles. Ainsi  s'est  réveillée  leur  ardeur  guerrière,  évoquant  les 
belles  époques  lointaines. 


ilO- 


Le  n'-ginu'ut  de-  T(  Iiclclicns  franchit  le  Zbioiidcli,  frontière  entre  la 
Russie  et  la  Galicie.  A  part  quelques  reconnaissances,  c'est  la  dernière  foi* 
que  des  troupes  russes  se  trouvent  sur  territoire  aulrichien. 


I.e   liciilcnaril   Zkn  \i.-l')i;K   li:ir;iiiL;iir   mi    pi'lil    -i'<iii|ir   d.'  -mM.iN   n 
à  son  devoir  dans   la   débandade  générale. 


-lé   ti.lèlc 


sous        LA        RÉVOLUTION  193 

Les  cosaques  sont  partis  vers  Khopiorsk.  Je  m'endors  tard, 
fatigué  de  la  course  et  des  émotions  de  la  journée.  Pendant 
la  nuit,  vers  3  ou  4  heures,  je  mo  réveille  en  sursaut  :  coups 
de  canon  et  vive  fusillade  à  proximité. 

12.  —  Cosaques  et  bourgeois. 

Khapri  et  Rostof,   le   2/i5  février. 

Dans  la  matinée,  quelques  oflîciers,  dont  plusieurs  blessés, 
reviennent  furieux,  se  plaignant  amèrement  des  cosaques.  Une 
demi-heure  plus  tard,  c'est  au.  tour  des  cosaques  de  revenir, 
eux  aussi  très  excités,  et  vociférant  contre  «  messieurs  les  oflî- 
ciers ».  Ce  sont  les  mêmes  que  nous  avions  vus  partir  hier  d'un 
si  bel  élan  !... 

Voici  ce  qui  s'est  passé. 

Pour  mettre  tout  de  suite  à  profit  les  excellentes  dispositions 
des  cosaques,  on  les  a  fait  attaquer,  sur  le  village  Malye-Saly. 
Ils  sont  partis  avec  une  vingtaine  d'officiers  de  Kornilof,  sous 
les  ordres  du  lieutenant-colonel  prince  Matchavariani. 

Cette  attaque  était  évidemment  une  faute.  Cette  troupe 
bigarrée,  mêlée  de  gens  de  tous  âges  et  de  toutes  conditions, 
inexercés,  sans  cadres,  presque  sans  commandement,  allait  se 
heurter  à  un  ennemi  huit  fois  supérieur  en  nombre,  solidement 
retranché,  muni  de  canons  et  de  mitrailleuses,  commandé  par 
les  officiers  allemands.  Et  elle  chargeait  à  lancienne  mode, 
datant  d'avant  les  mitrailleuses  ! 

Le  plus  étonnant  est  que  ces  20  oflîciers  et  ces  3oo  cosaques, 
les  uns  montés,  les  autres  à  pied,  s'emparèrent  d'une  batterie, 
prirent  dix  mitrailleuses  et  semèrent  le  désordre  dans  les  rangs 
de  l'ennemi.  Mais,  en  plein  succès,  une  fausse  alerte  vint  tout 
gâter.  Bolcheviks  ou  Allemands  dispersèrent  quelques  cosaques 
à  cheval,  et  les  autres  —  déconcertés  par  cet  échec  dont  leur 
simplicité  de  primitifs  s'exagérait  la  gravité  —  tournèrent 
bride,  dans  une  soudaine  panique.  La  fuite  des  cosaques  à 
cheval  jette  le  désarroi  parmi  les  cosaques  à  pied  ;  les  bolche- 
viks reprennent  courage  ;  il  se  l'orme  dans  la  nuit  un  centra 

13 


194         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

de  résistance  ;  la  retraite  des  cosaques,  devient  générale,  et  les 
officiers  restent  seuls  devant  plus  de  deux  mille  ennemis  qui 
tirent  comme  des  fous.  Blessé  à  l'épine  dorsale,  le  pied  broyé 
l'abandonne  :  les  officiers  refusent.  Au  prix  des  plus  grandes 
difficultés,  ils  parviennent  à  le  transporter  sur  une  verste  et 
par  une  mitrailleuse,  le  prince  Matchavariani  supplie  qu'on 
demie.  Mais  les  douleurs  se  faisant  plus  intenses,  Matchava- 
riani, changeant  le  ton  de  la  prière  pour  celui  du  comman- 
dement, donne  l'ordre  qu'on  l'achève.  Son  adjudant,  devant 
l'approche  de  la  horde  hurlante,  se  décide  à  obéir  : 

—  Où  voulez-vous  que  je  mette  la  balle  ? 

—  Visez  derrière  la  tête. 

Il  tombe  frappé  à  bout  portant  :  une  dizaine  de  survivants 
réussissent  à  nous  rejoindre,  à  pied,  épuisés. 

Grand  tumulte  à  la  gare.  Un  cosaque,  insolent  et  bruyant, 
crie  :  «  Nous  avons  été  trahis  par  les  officiers  !  »  Le  mot  fait 
traînée  de  poudre;  on  jette  à  notre  groupe  de  «  Kornilovtsî  » 
qui  assiste,  silencieux  et  sombre,  à  cette  débâcle  : 

—  Que  messieurs  les  officiers  se  battent,  si  ça  leur  fait 
plaisir  1  Nous  autres,  nous  en  avons  assez  :  nous  retournons 
chez  nous.  La  guerre  est  finie  !  » 

Aux  abords  de  la  gare,  les  cosaques  montés,  qui  se  sont 
enfuis  dans  toutes  les  directions  pendant  la  nuit,  regagnent 
leurs  stanitsas  :  ils  passent  par  groupes  de  deux  ou  trois,  sans 
nous  jeter  même  un  regard.  Ceux  de  leurs  camarades  qui  sont 
dans  la  gare  crient  qu'il  faut  mettre  un  train  à  leur  disposition. 
«  La  guerre  est  finie  !  On  rentre  chez  soi  1  »  Quarante  d'entre 
eux  montent  sur  une  locomotive,  les  autres  dans  des  fourgons 
de  bagages. 

L'aventure  des  cosaques  est  terminée.  Encore  une  fois,  nous 
nous  sommes  laissé  prendre  aux  folles  clameurs,  aux  pro- 
messes trompeuses  des  «  libres  fils  du  Don  ».  Une  angoisse 
nous  étreint.  Alors  ce  serait  donc  fini,  bien  fini  ?  L'ennemi 
qui  avance,  le  désordre  et  la  folie  qui  rongent  l'immense 
nation,  les  forces  matérielles  qui  manquent,  et  jusqu'à  l'élé- 
ment moral   et  à  la  foi   qui   nous   abandonnent...    Comment 


sous       LA       RÉVOLUTION  195 

pourra-t-on  jamais  réorganiser  ces  foules,   aussi  promptes  au 
■découragement  qu'à  l'enthousiasme  ? 
Tout  le  problème  est  là. 

Le  soir  de  ces  tristes  événements,  je  rentre  à  Rostof,  en 
compagnie  de  quelques  camarades,  tous  éreintés,  boueux, 
découragés,  pour  escorter  les  cadavres  de  deux  officiers  qu'on 
va  enterrer  avec  les  honneurs  militaires.  Des  passants,  avec 
leurs  épouses,  en  splendides  manteaux  de  fourrures,  pressés  de 
rentrer,  nous  jettent  un  regard  curieux,  mais  à  peine  sym- 
pathique. Devant  les  fenêtres  grandement  éclairées  des  cafés, 
sont  assis  des  jeunes  gens  solides,  bien  mis,  aimables,  buvant 
le  Champagne  avec  des  filles  de  mœurs  équivoques.  L'une  d'elles 
nous  montre  du  doigt.  Tous  ces  commerçants  et  fils  de  com- 
merçants commencent  à  trouver  notre  présence  encombrante. 
Nos  échecs  les  ont  étonnés,  puis  alarmés,  et  les  rendent  hostiles 
à  notre  égard.  Cette  ville  de  marchands,  en  escomptant  nos 
espérances  d'un  avenir  heureux  et  profitable,  a  fait  une  mau- 
vaise affaire,  en  nous  accueillant.  Nous  sommes  des  gens 
compromettants.  Quant  aux  bolcheviks,  on  les  trouve  inquié- 
tants, on  leur  prête  des  façons  grossières,  voire  dangereuses. 
Mais  on  est  sûr  de  pouvoir  faire  du  commerce  avec  eux.  Et 
•cela,  c'est  le  principal. 

AU  PAYS  DU  DON 

i3.  —  Une  visite  a  la  veuve  de  Kalébine. 

Rostof,  le  3/i6  février. 

On  se  bat  au  Nord  de  Novo-Tcherkask  :  il  paraît  que  les 
cosaques  s'y  compoTtcnt  mieux  qu'au  Sud  :  je  veux  y  aller 
"voir.  Les  généraux  Bagaevski,  sous-ataman  du  Don,  et 
Stépanof,  me  font  le  meilleur  accueil  et  me  facilitent  l'accès  à 
l 'état-major  de  «  l'ataman  de  campagne  »  du  Don.  Je  me  mets 
^onc  en  route. 

La  gare  de  Rostof  est  gardée  par  une  compagnie  d'officiers 


196         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

qui  campent  dans  les  salles  d'attente.  Ce  sont  partout  et  tou- 
jours les  anciens  officiers  qui  s'offrent  pour  protéger  le  pays- 
contre  les  deux  fléaux  qui  le  menacent  :  l'invasion  et  l'anarchie. 
Cependant  les  rues  sont  pleines  de  jeunes  gars,  robustes  et 
bien  vêtus,  qui  continuent  à  faire  la  fête,  tandis  que  la  patrie 
est  en  danger... 

Novo-Tcherkask,    le   4/17    février    1918. 

J'ai  encore  sur  moi  des  lettres  que  j'aurais  dû  remettre  air 
général  Kalédine  de  la  part  d'amis  communs,  le  général  prince 
E.  Bariatinski  et  son  ancien  aide  de  camp,  comte  Bobrinski. 
C'est  pour  moi  maintenant  un  triste  devoir  de  les  porter  à  s» 
veuve. 

Je  trouve  M"**  Kalédine  dans  le  palais  de  l'ataman  du  Don. 
Dans  les  vastes  salles  de  l'immense  demeure,  son  deuil  prend 
une  grandeur  tragique,  un  air  d'infinie  désolation.  Avec  la 
mort  de  cet  homme,  c'est  le  rêve  de  tout  un  peuple  qui  s'est 
évanoui. 

Cette  malheureuse  et  vénérable  Française,  à  qui  les  doux 
souvenirs  de  sa  patrie  semblent  plus  beaux  encore  et  plus^ 
chers  dans  sa  solitude  et  son  deuil,  ne  veut  pas  quitter  le 
palais,  menacé  pourtant  par  le  plus  cruel  des  ennemis. 

Je  lui  raconte  la  douloureuse  stupéfaction,  le  désespoir  qui 
s'est  emparé  de  l'armée  de  volontaires,  quand  la  terrible  nou- 
velle y  a  été  connue  :  dans  les  yeux  de  la  pauvre  veuve,  —  ces 
yeux  qui  savent  encore  voir  et  qui  ne  savent  plus  pleurer,  — 
passe  comme  un  éclair  :  l'orgueil  d'avoir  été  associée  à  l'œuvre- 
du  grand  patriote. 

«  Le  patriotisme  a  été  pour  lui  une  religion.  Sa  patrie, 
c'était  son  Dieu.   » 

Ce  sera  le  jugement  définitif  de  l'histoire  sur  cet  homme, 
qui  a  pendant  quelques  mois  rempli  l'unique  grande  charge 
seigneuriale  qui  nous  ait  été  léguée  par  le  moyen  âge.  Les  uns^ 
l'accusent  de  faiblesse,  les  autres  d'un  manque  de  souplesse. 
Kalédine  est  tombé  à  son  poste  comme  un  des  derniers  soldats^ 
qui  aient  lutté  pour  la  Russie.  Comme  Alexéeif  et  Kornilof,  le 


sous       LA       RÉVOLUTION 


197 


dernier  ataman  du  Don  a  levé  l'étendard  du  patriotisme  en 
face  de  l'anarchie. 

—  Mon  admirable  mari  s'est  suicidé  pour  enflammer  les 
cosaques.  Quand  il  s'est  aperçu  que  sa  voix  était  couverte  par 
les  clameurs  de  l'anarchie,  et  que  sa  parole  n'était  plus  écoutée, 
il  a  pris  le  dernier  moyen  qui  lui  restât  pour  pousser  les  sta- 
nitsas  à  la  révolte  contre  l'ennemi.  Sa  mort  glorieuse  a  plus 
fait  que  tous  les  actes  de  sa  vie.  Tout  le  Don  se  lève. 

Voilà  donc  pourquoi  le  métropolite  a  revêtu  le  front  de 
l'auguste  mort  de  la  «  couronne  des  vainqueurs»  !  Toute  une 
foule,  pleurant  et  désespérée,  a  défdé  devant  le  cercueil  de 
celui  dont  la  vie,  selon  la  conviction  de  l'Église,  se  termine 
€n  victoire.  Hélas  !  peut-on  croire  que  sa  mort  suffise  à  galva- 
niser les  guerriers  du  Don,  après  que  les  horribles  malheurs  de 
leur  patrie  les  ont  laissés  indifférents  ?  Mes  souvenirs,  qui 
datent  d'hier,  ne  me  permettent  guère  de  le  croire. 

i4.  —  La  fin  d'un  kêve. 

Pour  comprendre  cette  chute  si  brusque,  et  sans  doute  iné- 
vitable, il  faut  remonter  aux  causes.  Il  faut  se  rappeler  que, 
dans  la  «  Donskaia  Oblast  »,  les  cosaques  proprement  dits 
•sont  en  minorité.  On  compte  1.700.000  cosaques  et  2.000.000  de 
non-cosaques.  Ces  derniers  sont  des  commerçants,  et  surtout 
des  paysans,  anciens  serfs  des  propriétaires  cosaques.  Au 
moment  où  la  révolution  a  éclaté,  les  non-cosaques  n'étaient 
pas  représentés  dans  ce  gouvernement  exclusivement  guerrier. 

Cependant  les  cosaques  du  Don,  —  surtout  ceux  du  Nord, 
—  avaient  perdu  la  plus  grande  partie  des  fameuses  qualités 
guerrières  qui  avaient  motivé  leurs  privilèges.  La  frontière 
russe,  qu'ils  avaient  à  défendre  contre  les  populations  musul- 
manes du  Sud,  les  Tatares,  les  Tchetchens,  les  Tcherkesses, 
s'était  déplacée  depuis  longtemps.  Les  cosaques  des  slanitsas 
du   Nord,   dont   les   terres   touchent   à   la   Grande-Russie,    sont 


198         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

depuis    longtemps   devenus    des    paysans.    Ceux   du    Sud    ont 
davantage  conservé  l'esprit  militaire. 

Chaque  cosaque  naissait  propriétaire  et  soldat.  Dès  que  la- 
guerre  éclatait,  il  devait  accourir,  à  l'appel  du  tsar,  avea 
son  cheval  et  sa  selle;  le  gouvernement  lui  fournissait  la 
lance,  le  fusil  et  l'uniforme.  Depuis  plusieurs  siècles  les- 
cosaques  avaient  leur  chef,  l'ataman,  élu  par  les  a  krougs  )> 
qui  représentaient  les  stanitsas.  Le  gouvernement  russe  redou- 
tait cette  force  placée  au  centre  de  l'Empire,  et  qui  réunissait 
dans  une  seule  main  plus  de  cinquante  bons  régiments  de 
cavalerie  ;  aussi  la  désignation  de  l'ataman  appartenait- elle  à 
la  couronne,  qui  choisissait  rarement  un  cosaque.  Le  dernier 
ataman,  sous  l'ancien  régime,  fut  le  général  comte  Graabe, 
d'origine  balte. 

La  révolution  russe  eut  pour  principal  effet,  dans  les  pays  du' 
Don,  de  ressusciter  l'énorme  privilège  militaire  de  l'élection' 
d'un  commandant  en  chef,  dont  le  pouvoir  échappait  au 
contrôle  du  gouvernement.  Le  kroug  usa  de  son  droit  pour 
élire  le  cosaque  le  plus  populaire  au  Don,  le  commandant  de 
la  8*  armée,  le  général  Kalédine.  Pour  comprendre  l'importance 
de  cette  nomination,  et  l'ampleur  des  espoirs  dont  elle  emplit 
les  cœurs  des  cadets,  il  faut  savoir  que  l'ataman  des  cosaques 
du  Don  est  a  primus  intei'  pares  »  ;  il  est  de  droit  le  porte- 
parole  des  onze  tribus  de  cosaques  de  la  Russie  :  ceux  du  Don, 
de  la  Kouban,  du  Terek,  de  l'Oural,  d'Orenbourg,  de  Sémiriét- 
chie,  d'Astrakhan,  de  Sibérie,  du  Transbaïkal,  de  l'Amour,  et 
d'Oussouri.  Au  congrès  de  Moscou,  le  général  Kalédine  a  en 
effet  lu  une  résolution  au  nom  de  tous  les  cosaques  de  Russie. 

Après  la  «  rébellion  »  de  Kornilof,  Kalédine  prit  hautement 
parti  pour  lui  et  fut  défendu  par  ses  cosaques  contre  les 
émissaires  de  Kérenski  venus  pour  l'arrêter.  Plus  tard,  il  se 
tourna  résolument  contre  les  bolcheviks.  Il  comptait  beaucoup,, 
pour  la  défense  du  Don,  sur  les  jeunes  cosaques  qu'il  avait 
fait  revenir  du  front.  Mais  il  s'aperçut  bientôt  que  ceux-ci 
étaient,  en  grande  partie,  gagnés  par  l'esprit  maximaliste.  Les 
pères  qui  s'étaient  rangés  derrière  Kalédine,   ne  reconnurent 


sous       LA       RÉVOLUTION  199 

plus  leurs  fils  ;  aussi  bien,  ceux-ci  avaient  moins  adopté  les 
idées  politiques  nouvelles,  qu'acclamé  l'insubordination  dans 
les    régiments. 

Un  projet  de  dislocation  et  de  réorganisation  des  régiments 
échoua  :  personne  ne  voulut  se  rendre  aux  endroits  désignés. 
Les  frontovié-cosaques  voulaient  marchander  avec  les  bolche- 
viks, les  vieux  se  battre  avec  eux,  mais  personne  ne  se  battait. 

Au  grand  kroug  de  décembre  191 7,  les  différences  éclatèrent. 
Tous  les  représentants  des  stanitsas,  à  l'exception  de  celles  du 
Nord,  furent  cependant  pour  les  mesures  que  proposa  Kalédine. 

Craignant  que  son  nom  n'attirât  sur  le  Don  toutes  les  haines 
des  bolcheviks,  Kalédine  donna  sa  démission,  mais  fut  réélu 
par  570  voix  contre  100,  aux  applaudissements  frénétiques  de 
l'assemblée  011  les  frontovié  ne  comptaient  que  200  membres. 
Ce  fut  un  beau  succès  pour  Kalédine.  Malheureusement  la 
réunion  prit  une  résolution  qui  hâta  sa  chute. 

Un  certain  Agnéef  proposa  un  projet  de  loi  qui  tendait  à 
donner  aux  non-cosaques  une  part  du  pouvoir,  Kalédine,  soit 
diplomatie,  soit  faiblesse,  ne  se  prononça  pas  clairement  sur 
cette  proposition  qui  allait  subitement  déplacer  l'équilibre  des 
forces.  Le  sous-ataman,  le  général  Bagaevski,  flairant  le  dan- 
ger, essaya  de  décider  le  kroug  à  n'admettre  comme  électeurs 
que  les  paysans.  Mais  on  passa  outre.  Les  ouvriers  et  la  petite 
bourgeoisie  eurent  droit  de  vote.  Le  gouvernement  du  Doft, 
représenté  jusque-là  par  8  cosaques,  compta  au  mois  de  jan- 
vier i5  membres,  dont  7  socialistes,  inclinant  au  maxima- 
lisme  ;  ceux-ci  firent  tout  le  possible  pour  mettre  fin  à  la 
guerre,  amnistier  les  bolcheviks,  punis  ou  exilés,  etc. 

Depuis  le  16/28  janvier,  une  dizaine  de  régiments,  parmi 
lesquels  deux  régiments  de  cosaques  de  la  garde,  se  révoltèrent 
contre  l'ataman,  élurent  un  comité  révolutionnaire  sous  le 
soldat  Podziolkof,  et  exigèrent  la  démission  intégrale  du  gou- 
vernement, ataman  inclus,  et  le  renvoi  immédiat  de  l'armée 
de  volontaires.  Les  dix  régiments  occupèrent  Likhaya,  Zvié- 
revo,  Makéievka  et  d'autres  nœuds  de  chemin  de  fer  impor- 
tants. Impuissant  à  maîtriser  ce  mouvement,  et  ne  disposant 


200         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

d'aucune  force  contre  les  rebelles,  le  gouvernement  promit  de 
convoquer  un  nouveau  kroug. 

A  ce  moment,  où  l'édifice  de  l'Etat  semblait  près  de  s  écrou- 
ler dans  la  défection  des  hauts  dignitaires,  généraux  et  députés, 
un  seul  homme  fit  face  au  danger.  Le  colonel  Tchcrnetsof, 
encore  jeune  et  d'une  bravoure  inouïe,  attaqua  les  cosaques 
avec  son  détachement  de  4oo  jeunes  gens,  lycéens,  étudiants, 
cadets,  officiers,  occupa  Zviérevo,  Likhaïa,  chassa  les  fron- 
towicki  de  partout,  bouscula  les  dix  régiments  de  Cosaques,  et 
rétablit  en  deux  jours  la  situation  chancelante  de  l'ataman.  Il 
battait  partout  —  à  raison  d'au  moins  une  bataille  par  jour  — 
des  troupes  de  métier,  dix  fois  supérieures  en  nombre,  mais 
moins  décidées,  et  surtout  moins  bien  conduites,  et  acquit  en 
quatre  jours  une  magique  renommée. 

Le  25  janvier/7  février,  il  attaqua  avec  trente  hommes  un 
millier  de  bolcheviks,  rencontrés  au  cours  d'une  reconnais- 
sance, et  eût,  cette  fois  encore,  remporté  une  de  ses  incroyables 
victoires,  s'il  n'eût  été  blessé.  Je  tiens  de  ses  hommes  qu'ils 
l'ont  vu  tomber,  mais  aussitôt  se  relever,  s'élancer  sur  un  che- 
val et  disparaître.  Les  bolcheviks  prétendent  l'avoir  pris  et  tué, 
et  avoir  gardé  sa  tête  pendant  deux  semaines  fixée  à  une  baïon- 
nette dans  la  salle  de  réunion  du  comité  révolutionnaire  de 
Millerovo.  Mais  ses  «  partisans  »  assurent  qu'il  est  vivant,  et 
qu'il  n'attend  que  sa  complète  guérison  pour  se  joindre  à  ses 
braves  troupes.  Au  moment  où  j'écris,  ils  se  refusent  à  se  lais- 
ser dissoudre  et  verser  dans  un  autre  détachement.  Le  colonel 
Tchernetsof  continue  à  mener  ses  hommes  au  combat  ! 

Le  jour  où  le  bruit  se  répandit  que  Tchernetsof  avait  disparu, 
le  prestige  du  gouvernement  s'écroula,  et  cette  fois  définitive- 
ment. Le  lieutenant-colonel  Goloubief,  qu'on  avait  connu  très 
conservateur  avant  la  révolution,  prit  le  commandement  des 
cosaques  rebelles.  Il  avait  été  arrêté  par  Kalédine,  puis  relâché 
après  avoir  donné  sa  parole  qu'il  ne  tenterait  plus  rien  contre 
le  gouvernement. 

Kornilof,  qui  espérait  encore  que  les  vieux  cosaques  écoute- 
raient   l'appel    de    leur    chef,    envoya    un    bataillon    à    Novo- 


sous       LA       RÉVOLUTION  201 

Tcherkask.  Les  stanitsas  promirent  d'envoyer  des  troupes,  mais 
elles  n'en  firent  rien.  L'armée  de  volontaires  n'avait  pas  été 
créée  pour  sauver  le  Don  contre  la  volonté  de  ses  habitants, 
mais  pour  établir  un  «  gouvernement  national  »  en  Russie. 
Elle  était  maintenant  dans  une  terrible  position  :  sévèrement 
menacée  du  côté  de  Taganrog,  et  mise  en  danger  par  l'inutile 
attente  de  renforts  cosaques  qu'on  avait  escomptés  et  qui 
n'arrivaient  pas.Kornilof  retira  le  bataillon  de  Novo- Tcherkask, 
et  manifesta  l'intention  de  quitter  le  Don. 

Ce  fut  le  dernier  coup  porté  à  Kalédine. 

Les  rares  troupes  qui  lui  étaient  restées  fidèles  tenaient  la 
voie  ferrée.  La  nouvelle  que  Goloubief  approchait  de  Novo- 
Tcherkask,  du  côté  de  l'Ouest,  le  prit  au  dépourvu.  Une 
panique  s'empara  des  habitants.  Kalédine  se  sentit  abandonné. 
Une  orageuse  séance  du  kroug  finit  de  lui  enlever  toute  l'auto- 
rité sur  l'assemblée.  C'est  alors  qu'il  décida  de  se  brûler  la 
cervelle. 

Ce  que  le  grand  ataman  des  cosaques  du  Don  avait  été 
impuissant  à  faire,  revêtu  du  grand  appareil  de  sa  dignité,  il 
faillit  le  faire,  sous  le  catafalque  où  il  reposait  dans  la  cathé- 
drale de  Novo-Tcherkask,  au  milieu  d'une  foule  en  pleurs, 
tandis  que  les  vieux  chefs  de  guerre  renouvelaient  leur  serment 
de  sauver  le  pays  de  leurs  pères. 

La  légende  du  Don  refleurit  encore  une  fois  pour  quelques 
jours  ;  puis  elle  s'est  évanouie  à  jamais. 

i5.  —  Guerre  de  détachement.  —  Attaque  de  nuit. 

Persianovka,    le    5/i8    février. 

L'  ((  ataman  de  campagne  »,  le  général  Popof,  veut  bien  me 
donner  une  recommandation  pour  le  commandant  des  troupes 
opérant  au  Nord.  Le  commandant  de  la  gare  de  Novo-Tcher- 
kask met  aussitôt  une  locomotive  à  ma  disposition. 

La  gare  àe  Persianovka,  où  j'arrive  dans  la  soirée,  est  occu- 
pée par  une  curieuse  collection  de  militaires  de  toute  espèce. 
Cosaques,  officiers,  lycéens,  élèves  de  l'École  militaire  de  Novo- 


202         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Tcherkask,  en  manteaux  de  fourrure,  ou  simples  ((  polou- 
choubki  »,  remplissent  les  salles  d'attente  et  les  abords  de  la 
gare.  Le  colonel  Mamontof,  qui  commande  ce  front,  m'invite 
à  rester  chez  lui  ;  mais  je  préfère  aller  de  l'avant.  Les  bolche- 
viks, abondamment  pourvus  de  matériel  de  guerre,  occupent 
Kamenolomnia,  au  Sud  d'Alexandro-Grouchevski.  Le  détache- 
ment de  Tchernetsof  est  envoyé  en  avant  pour  protéger  la 
capitale  que  les  cosaques  ne  veulent  plus  défendre.  Ma  locomo- 
tive me  transportera  chez  lui. 

Après  une  course  de  quelques  kilomètres,  le  mécanicien  me 
dépose  en  plein  paysage  de  neige,  à  côté  d'un  train  en  marche 
et  retourne  à  Novo-Tcherkask.  Imaginez  un  train,  composé 
d'une  quinzaine  de  voitures,  roulant  tantôt  dans  un  sens, 
tantôt  dans  un  autre,  à  travers  les  immenses  champs  blancs 
où  l'ennemi  le  guette  de  tous  côtés.  Je  cours,  mes  deux  valises 
en  main,  saute  dans  un  wagon  d'ambulance,  d'oîi  l'on  me 
dirige  vers  le  poste  de  commandement. 

Entre  Novo-Tchcrkask  et  Alexandro-Grouchevski, 
le   6/19    février    1918. 

A  midi,  notre  train  arrive  à  Gospodski  Dvor,  à  une  distance 
de  six  kilomètres  dé  Kamenolomnia.  Nous  avons  reçu  l'ordre 
d'attaquer  d'abord  cette  gare  et  ensuite  Alxandro-Grouchevski, 
en  compagnie  de  deux  autres  détachements  de  cosaques,  ceux 
du  capitaine  Kargaiski  à  droite  et  du  colonel  Sémiletof  à 
gauche. 

A  2  heures,  nous  quittons  nos  wagons,  et  nos  170  hommes 
se  disposent  en  tirailleurs,  sur  deux  lignes,  front  vers  Kameno- 
lomnia. Il  y  a  deux  pieds  de  neige  ;  sous  un  ciel  couvert,  une 
brise  glacée  nous  souffle  au  visage.  Un  message  nous  parvient 
du  capitaine  Kargaiski  :  avec  ses  i5o  cavaliers  cosaques,  il  est 
arrivé  à  la  hauteur  de  Kamenolomnia.  Le  colonel  Sémiletof, 
avec  ses  200  fantassins  et  3o  cavaliers,  a  été  arrêté  par  la  rivière 
l'Atioukta,  imparfaitement  gelée.  Quatre  ou  cinq  hommes  seu- 
lement ont  réussi  à  passer  et  à  couper  la  voie  entre  Alexandro- 
Grouchevski  et  Kamenolomnia. 


SOLS       LA       RÉVOLLTION  203 

A  4  heures,  nous  recevons  l'ordre  de  marcher  résolument 
sur  cette  dernière  gare.  J'accompagne  la  i"  sotnia  du  capi- 
taine Kornilof,  et  choisis  ma  place  à  côté  du  lieutenant  de 
vaisseau  Diakof,   volontaire,   commandant  la   i*  section. 

La  marche  est  difficile,  et  on  ne  peut  reprendre  haleine  que 
sur  les  plateaux  d'où  la  neige  a  été  balayée  par  le  vent.  A  la 
traversée  des  vallées,  il  faut  former  des  équipes  pour  traîner 
nos  six  mitrailleuses.  Pendant  cette  surprenante  marche  de 
sept  heures,  nous  sommes  continuellement  sous  les  vues  de 
l'ennemi  qui  nous  envoie  des  obus  de  tranchée.  A  gauche, 
devant  nous,  des  cavaliers,  que  nous  supposons  être  les 
cosaques  de  Kargaiski. 

A  9  heures,  nous  rejoignons  la  voie  ferrée  où  nous  retrou- 
vons les  colonels  Cherivkof  et  Mamontof.  La  première  sotnia 
se  place  à  gauche,  la  deuxième  à  droite  de  la  voie  ferrée.  Je 
suis  à  côté  du  capitaine  de  cavalerie  Kornilof,  qui  commande 
la  première.  Les  commandants  de  section  sont  les  lieutenants 
Toulevierief  et  Poudlovski  en  première,  et  Samokhine  et  Diakof 
en  deuxième  ligne. 

Devant  nous,  rien  dans  la  nuit  noire  que  les  silhouettes 
sombres  de  fermes,  en  groupes  compacts,  et  de  bois  touffus, 
d'où  commencent  à  sortir  des  milliers  de  coups  do  fusil  tirés 
au  hasard. 

Le  capitaine  Kornilof  et  moi,  debout,  dirigeons  l'avance  de 
la  sotnia.  Dans  l'obscurité  qui  nous  enveloppe,  impossible  de 
distinguer  aucun  objectif.  Kornilof  donne  l'ordre  :  «  Feu  à 
volonté  1  »  Nous  avançons  par  bonds  d'une  cinquantaine  de 
mètres,  que  Kornilof  fait  précéder  chaque  fois  de  tirs  de  mi- 
trailleuse. Nous  n'avons  plus  qu'une  seule  mitrailleuse  en  état, 
toutes  les  autres  ayant  été  abîmées  pendant  la  route  ;  nos  mi- 
trailleurs, qui  ne  connaissent  pas  leurs  instruments,  ne  sont  pas 
capables  de  les  réparer.  Mais,  heureusement,  l'ennemi  ne  tient 
pas  sous  notre  choc.  Quand  nous  arrivons  à  la  broussaille, 
d'où  les  coups  partaient  tout  à  l'heure,  il  n'y  a  plus  personne. 
Nous  nous  emparons  de  quatre  pièces  de  campagne,  complète- 
ment abandonnées  dans  la  neige  entre  les  premières  habitations 


204         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

<lu  hameau.  Kornilof  et  moi,  nous  nous  consultons.  Aucuns 
bruits,  ni  à  droite  ni  à  gauche,  où  les  cosaques  devaient 
seconder  notre   manœuvre. 

Tout  d'un  coup,  il  me  semble  que  je  vois  l'horizon  se 
mouvoir.  A  notre  droite,  noire  sur  noir,  une  masse  avance 
silencieusement.  C'est  un  train  qui  glisse  lentement  sur  les 
rails.  Cinq  plates-formes  en  avant  pour  le  cas  où  la  voie  serait 
minée,  des  wagons  blindés,  encore  deux  plates-formes,  et 
ensuite  une  interminable  série  de  fourgons,  évidemment  pleins 
de  soldats.  Du  premier  wagon  blindé,  on  tire  sur  nous,  d'au- 
tant plus  aisément  que,  nos  silhouettes  se  détachant  sur  la 
neige,  nous  sommes  parfaitement  visibles  :  plusieurs  des  nôtres 
sont  atteints.  A  cet  instant,  l'unique  mitrailleuse  qui  nous  reste 
cesse  de  fonctionner.  J'y  cours  et  vois  les  trois  desservants 
couchés  nonchalamment  auprès  d'elle. 

—  Qu'est-ce  que  vous  f...  là,  n.  de  D.  ? 

—  Celui-ci  est  blessé  ! 

—  Et  toi,  tu  n'es  pas  blessé  !  Pourquoi  est-ce  que  tu  ne  tires 
pas  ? 

—  Impossible  d'ouvrir  la  boîte  de  cartouches. 

J'ouvre  la  boîte  avec  une  baïonnelte,  j'introduis  la  bande 
«t  commence  à  tirer  sur  l'ouverture  du  wagon  d'où  partent  les 
coups.  J'ordonne  au  mitrailleur  de  continuer,  sachant  que, 
même  s'il  les  manque,  à  4o  mètres,  les  soldats  maximalistes, 
par  poltronnerie,  cesseront  le  tir,  dès  que  les  balles  frapperont 
■de  trop  près  la  tôle  de  fer. 

Je  retourne  ensuite  auprès  du  capitaine  Kornilof  pour  con- 
férer avec  lui.  Nous  continuons  à  perdre  du  monde.  Quel 
parti  prendre  ?  J'émets  l'avis  d'attaquer  le  train  à  tout  prix  : 

—  Le  wagon  blindé  est  ouvert  par  en  haut.  Nous  en  aurons 
raison  avec  quelques  grenades  à  main  et  nous  prendrons-  le 
train  par  surprise. 

—  Contre  un  train  blindé,  il  n'y  a  rien  à  faire.  C'est  la 
retraite  forcée. 

—  Nous  perdrons  bien  plus  de  monde  en  nous  retirant  qu'en 
attaquant. 


sous       LA       RÉVQLUTIO.N  20S 

—  C'est  à  peine  si  nous  avons  trois  ou  quatre  grenades  par 
section  ! 

Ce  dernier  argument  clôt  la  discussion.  C'est  vrai  qu'il  n'y 
a  rien  à  faire.  Les  nôtres  continuent  de  tomber.  Le  capitaine 
Kornilof,  frappé  d'une  balle  à  la  cuisse,  vient  de  passer  le 
commandement  au  lieutenant  Poudlovski.  A  son  tour 
Poudlovski  s'affaisse,  une  balle  dans  le  ventre.  Nous  courons 
à  lui.  Il  ne  peut  plus  marcher  et  nous  crie  :  «  Ne  vous  embar- 
rassez pas  de  moi  :  j'ai  mon  compte  I  »  J'ordonne  à  deux  soldat* 
de  lui  faire  un  brancard  avec  leurs  fusils  entre-croisés. 

Le  lieutenant  Toulovierief,  qui  a  pris  le  commandement  de 
la  sotnia,  est  bientôt  blessé,  lui  aussi  :  une  balle  lui  traverse  le 
bras.  Le  capitaine  Kornilof  donne  le  signal  de  la  retraite. 
Quelques  soldats  sont  pris  de  panique,  à  commencer  par  ceux 
que  j'avais  envoyés  au  secours  de  Poudlovski.  Je  m'agenouille 
près  de  l'officier  et  lui  demande  s'il  peut  se  lever  et  s'appuyer 
sur  moi.  Il  n'y  a  plus  une  minute  à  perdre  :  les  bolcheviks, 
enhardis  par  notre  retraite,  commencent  à  sortir  des  wagons, 
en  poussant  des  cris  de  victoire.  Je  sens  Poudlovski  se  raidir 
entre  mes  bras  :  il  est  mort,  —  du  moins  je  l'espère. 

Je  me  joins  à  nos  hommes  et  suis  la  retraite.  Pendant 
quelques  pas,  j'aide  à  marcher  un  blessé  que  soutient  de  l'autre 
côté  l'un  des  nôtres  ;  le  blessé  est  tué,  son  compagnon  tué  :  de 
nouveau  je  me  retrouve  seul.  On  n'avance  qu'à  grand'peine. 
Tout  à  coup  j'entends  un  tumulte  derrière  moi  ;  je  me  retourne 
et  j'assiste  à  l'une  des  scènes  les  plus  impressionnantes  de 
ma  vie. 

Le  khorounji  Samokhine,  revolver  en  main,  a  rassemblée  six 
soldats.  Il  fait  cette  folie  :  contre-attaquer  avec  six  hommes 
pour  aller  au  secours  des  blessés  !  Il  m'aperçoit  et  me  crie, 
toujours  brandissant  son  revolver  : 

—  Qui  êtes- vous  .'* 

—  Je  suis  le  Hollandais. 

— •  Votre  place  n'est  pas  ici.  Allez  h  l'arrière  I 

—  Jamais  de  la  vie  I  Je  reste  avec  vous. 

Deux  blessés  nous  ont  rejoints.   Partout,  dans  la   nuit  sans 


206         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

lune,  dos  groupes  lugubres.  Un  des  nôtres  dévisage  un  soldat 
dont  il  vient  de  prendre  le  fuil.  L'autre  proteste  : 

Laisse-moi  donc  !  Tu  vois  bien  que  je  suis  ton  camarade. 

Samokhine  l'interroge  brusquement  : 

— .  De  quel  otriad  es- tu  ? 

—  De  l 'otriad  de  Moscou. 

L'otriad  de  Moscou  est  un  détachement  bolcheviste...  Une 
détonation  :  la  lueur  éclaire  la  face  terreuse  de  l'individu  qui 
s'écroule.  Il  .s'était  imaginé,  —  voyant  que  nos  hommes  étaient 
déjà  loin,  —  que  nous  étions  des  bolcheviks  comme  lui. 

Mais  il  faut  nous  hâter.  Toujours  soutenant  les  deux  blessés, 
nous  rejoignons  le  reste  du  détachement,  qu'on  voit  par  petits 
groupes  quitter  la  voie  ferrée  dans  toutes  les  directions.  Der- 
rière nous  une  clameur  confuse,  oii  se  mêlent  dans  un  concert 
sinistre  les  cris  de  joie  des  bolcheviks  et  la  plainte  de  nos 
mourants. 

Enfin  nous  rattrapons  la  voie  ferrée  et  nous  la  suivons  jus- 
qu'à l'endroit  où  notre  train  nous  attend.  Il  est  minuit.  La 
manœuvre  a  manqué.  Nous  .avons  perdu  78  hommes,  sur  les 
170  qui  composaient  notre  détachement. 

Le  matin  suivant,  notre  chef,  le  colonel  Cherivkof,  envoie 
un  officier  s'informer  au  sujet  des  détachements  Kargaïski  et 
Sémilétof,  qui,  en  nous  abandonnant  hier  soir,  ont  occasionné 
notre  échec.  La  réponse  nous  parvient  :  ces  messieurs  n'avaient 
pas  pu  continuer  leur  marche  après  9  heures,  chevaux  et 
hommes  avaient  été  trop  fatigués. 

16.   Nous  QUITTONS  NoVO-TCHERKASK. 

Novo-Tcherkask,  le  8/21  février. 
Je  cause  longuement  avec  la  femme  du  capitaine  Kornilof, 
une  ancienne  actrice  de  l'Opéra  de  Petrograd,  qui  a  voulu 
suivre  partout  son  mari.  Elle  aspire  à  la  fin  de  cette  meurtrière 
et  vaine  campagne  :  «  Chaque  fois  l'otriad  perd  le  tiers  ou  le 
quart  de  son  effectif.  C'est  la  faute  des  cosaques  1  Ils  lâchent 


sous       LA       RÉVOLUTION  207 

partout.  Quand  donc  en  aurons-nous  fini  de  souffrir  !  Ah  !  me 
retrouver  au  calme  quelque  part  avec  mon  mari  !...  » 

Pour  la  première  fois,  le  petit  kroug  a  forcé  une  st'anilsa  k 
former  une  ((  drougina  »  C).  Le  comité  révolutionnaire  qui 
s'était  formé  à  Grouchevskaïa,  à  i5  kilomètres  de  Novo- 
Tcherkask,  a  été  arrêté.  On  prétend  ici  que,  partout  chez  les 
cosaques,  la  majorité  voudrait  se  battre  :  une  minorité  de 
<(  frontoviki  »,  qui  suffît  à  les  terroriser,  paralyse  toutes  les 
bonnes  volontés. 

Grande  nouvelle  !  Le  6®  régiment  de  cosaques  du  Don  est 
revenu  avec  ses  armes,  qu'il  a  refusé  de  rendre  aux  bolcheviks. 
C'est  trop  beau  :  il  doit  y  avoir  quelque  chose  là-dessous  I  Le 
régiment  est  reçu  par  les  autorités  du  Don,  devant  la  cathé- 
drale avec  un  immense  déploiement  :  musique,  discours,  prises 
d'armes,  etc.  On  exalte  leur  courage  :  on  déborde  d'enthou- 
siasme. Chaque  cosaque  reçoit  un  cadeau  de  4oo  roubles... 

Novo-Tcherkask,    le    9/22    février    1918. 

Au  commencement  du  soir,  de  sinistres  bruits  nous  par- 
viennent :  le  régiment  Kornilof  aurait  été  presque  entièrement 
anéanti.  Les  généraux  Alexéief  et  Kornilof,  après  avoir  prolongé 
le  séjour  de  leur  armée  à  Rostof,  dans  l'espoir  de  voir  se 
joindre  à  eux  un  fort  contingent  de  cosaques  du  Don,  vont 
quitter  Rostof.  Une  forte  avant-garde  se  trouve  à  Aksaï,  petite 
gare  à  mi-chemin  entre  Rostof  et  Novo-Tcherkask,  où  nous 
sommes  invités  à  nous  rendre. 

Je  me  rends  à  Aksaï,  en  compagnie  de  quelques  officiers  de 
notre  détachement,  pour  recevoir  les  ordres  des  chefs.  En 
route,  notre  locomotive,  sur  laquelle  nous  sommes  entassés, 
est  fusillée,  probablement  par  des  cosaques  qui  scnicnt  notre 
défaite. 

A  Aksaï,  je  rencontre  le  capitaine  Levachef,  que  j'avais 
jadis  entrevu  à  la  Stavka.  Grand,  très  distingué,  conversation 
pleine  d'insouciance.  Il  me  raconte  l'anecdolc  suivante  qui 
semble  vivement  le  préoccuper  : 


(')  Bataillon    de    l'armée    territoriale. 


208         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

«  Figurez-vous  à  quel  point  les  esprits  ont  été  bouleversés 
par  la  révolution.  Avant-hier,  un  professeur  de  théologie 
demande  à  être  admis  chez  le  général  Alexéief,  pour  lui  faire 
une  proposition  intéressante.  Il  développe  à  notre  vieux  chef 
tout  un  plan,  pour  faire  assassiner  Lénine  et  Trotsky.  Cela  ne 
nous  coûterait,  à  l'entendre,  que  cent  mille  roubles  pour  le 
moment.  Voilà  un  homme  qui  a,  toute  sa  vie,  étudié  les  Saintes 
Écritures  !  n 

«  Il  aura  probablement  lu  et  relu  les  histoires  d'Ehud  et  de 
Judith  !  » 

«  N'importe,  ce  n'est  pas  un,e  affaire  pour  un  gentilhomme  I  » 

Aujourd'hui,  la  première  scission  se  fait  dans  nos  rangs. 
Quelques  officiers,  parmi  lesquels  notre  chef,  colonel  Cheriv- 
kof ,  et  le  docteur  Pétrof ,  refusent  de  quitter  Novo-Tcherkask.  Ils 
m'avouent  n'avoir  aucune  confiance  dans  l'avenir  de  l'armée 
de  volontaires.  En  restant  à  Novo-Tcherkask,  ils  conservent 
une  chance  de  se  fondre  dans  la  population  civile  et  d'échapper 
aux  bolcheviks  qu'on  attend  dans  une  dizaine  de  jours. 

Au  délégué  du  kroug,  qui  vient  s'informer  des  motifs  de 
notre  décision,  le  conseil  des  officiers  de  notre  otriad,  réuni, 
répond  que  le  détachement  a  été  toujours  mis  aux  endroits  les 
plus  dangereux,  qu'il  n'a  jamais  été  soutenu  par  les  cosaques, 
qu'il  a  été  sans  cesse  sacrifié,  perdant  le  tiers  ou  la  moitié 
de  son  effectif  à  chaque  engagement.  Nous  maintenons  notre 
demande  d'enrôlement  dans  l'armée  de  volontaires,  qui  a  quitté 
Rostof,  et  marche  sur  Nakhitchevan. 

Dans  la  soirée,  le  général  Popof,  ataman  de  campagne, 
vient  nous  trouver  à  la  gare  et  nous  apporte  l'autorisation  du 
kroug  :  nous  pouvons  nous  rendre  où  nous  voudrons.  La 
démission  de  Cherivkof  est  acceptée.  Le  capitaine  Kornilof,  fils 
du  célèbre  amiral,  est  promu  lieutenant-colonel,  et  nommé 
commandant  de  1' «  Otriad  de  Tchernetsof  ».  Chaque  combat- 
tant ayant  pris  part  à  la  dernière  attaque  reçoit  une  médaille 
de  Saint-Georges. 


sous       LA        R    É    V    O     I.    X      T    I    O    N  209 

L'ARMÉE  DE  KORNILOF  DANS  LES  STEPPES 

17.  —  Exode  de  patriotes. 

Aksaï,   le   11 /2A   février   1918. 

Nous  voici  à  Aksaï.  C'est  dimanche  :  dans  Lair  pur  du  matin, 
les  cloches  sonnent  à  toutes  volées.  Le  lieutenant-colonel 
Kornilof,  accompagné  de  sa  femme,  passe  l'otriad  en  revue.  Le 
moral  est  superbe.  Quel  courage  ne  faut-il  pas,  et  quelle  inextin- 
guible flamme  d'espérance  à  tous  ceux  qui  composent  ce  déta- 
chement volant,  pour  oser  ainsi  embrasser  librement  le  sort 
<de  l'armée  Kornilof,  cette  poignée  d  hommes  perdue  dans  un 
■océan  d'ennemis  ! 

Nous  partons  à  pied,  par  deux,  sur  l'étroit  sentier  que  les 
traîneaux  ont  tracé  dans  ce  désert  gelé.  Nous  traversons  le 
Don  sur  la  glace.  Derrière  nous,  les  sœurs  de  charité,  montées 
sur  des  charrettes.  Le  brave  colonel  Kornilof,  blessé,  est  à 
■cheval,  ainsi  que  Toiïloviérief,  blessé  comme  lui.  M""  Kornilof 
suit  en  charrette.  A  côté  de  vieux  briscards,  chevronnés  et 
barbus,  de  vrais  gamins,  des  étudiants,  des  lycéens.  On  les 
■exerce,  à  même  la  marche  :  «  Un,  deux,  trois,  quatre,  gauche... 
un,  deux,  trois,  quatre,  gauche...» 

Nous  approchons  de  la  stanitsa  Olguinskaïa,  point  de  con- 
centration pour  tous  les  détachements.  Du  Sud  arrivent  les 
troupes  de  cette  extraordinaire  armée  de  volontaires:  fantas- 
sins, cavaliers,  artilleurs,  tous  ou  presque  tous  oflîciers,  portant 
les  insignes  de  leurs  grades,  sous  les  ordres  des  plus  grands 
généraux  russes.  D'anciens  commandants  d'armée  commandent 
■des  compagnies  ;  Dénikine,  ancien  commandant  de  groupe 
d'armées,  un  bataillon.  A  la  tête  de  cette  armée  à  l'effectif  d'un 
régiment,  marchent  Alcxéief  et  Kornilof,  tous  les  deux  fusil 
sur  l'épaule,  sac  au  dos,  suivis  i)ar  EIsncr,  Ronianovski, 
Dénikine,  Markof,  et  tant  d'autres. 

Peut-être  une  prudence  moins  bien  avisée  eùt-olle  conseillé, 
après  les  amères  déce|)tions  de  trois  mois  d'efforts  inutiles,  de 
dissoudre  cette  armée  et  de  remettre  à  un  lointain  avenir  la 

14 


210         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

réalisation  des  plus  chères  espérances.  Mais  l'amour  de  la  patrie- 
chez  Alexéief  et  l'indomptable  courage  chez  Kornilof  ont  été 
plus  clairvoyants.  Cette  minuscule  poignée  d'hommes  repré- 
sente une  impérissable  idée  qu'il  importe  de  ne  pas  abandonner 
aux  hasards  d'un  obscur  avenir.  Au  milieu  de  cette  folie- 
générale  de  destruction,  où  tout  semble  avoir  sombré  à  la  fois,. 
voici  une  clarté  qui  subsiste,  une  pensée  lucide,  un  espoir 
invincible  auquel  se  rattacher. 

L'importance  de  ce  brillant  groupe  d'hommes  ne  consiste 
pas  en  ceci,  que  ce  sont  tous  des  chefs  sachant  commander. 
Ils  sont  plus  que  cela,  mieux  que  cela  :  ce  sont  des  soldats,  qui, 
au  milieu  de  l'anarchie  et  par  protestation  contre  elle,  ont 
fait  vœu  d'obéissance.  Pour  prix  de  leur  bien-être  perdu,  de 
leur  sécurité  compromise,  de  tant  de  sacrifices  et  de  tant  de 
dangers,  ils  se  consolent  avec  la  pensée  de  sauver  le  trésor 
cher  aux  patriotes.  Ils  emportent  au  cœur  des  steppes  l'honneur 
de  l'armée  russe. 

i8.  —  Gentilhommes  et  paysans. 

Olguinskaïa-Stanitsa,  le  11/24  février. 

Dès  notre  arrivée,  nous  nous  présentons  chez  le  général 
Kornilof,  à  qui  le  colonel  Kornilof  présente  noire  détachement. 

Le  général  nous  passe  en  revue  :  arrivé  devant  moi,  il  me 
serre  la  main  et  me  pose  quelques  questions.  Un  dernier  cri 
sorti  de  toutes  les  poitrines  :  «  Hourra  pour  le  héros  Kornilof!  » 
Puis  nous  rompons  les  rangs  et  nous  nous  mettons  en  quête 
d'un  abri.  Tous  les  détachements  volants  seront  dissous  et 
réunis  en  un  seul  grand  otriad  de  reconnaissance  sous  l'ancien 
sous-ataman  du  Don,  le  général  Bogaévski.  Seul  notre  otriad^ 
en  récompense  de  sa  belle  conduite,  conserve  sa  formation  et 
son  nom.  Quel  plus  bel  hommage  à  la  mémoire  vivante  dir 
colonel  Tchernetsof.^ 

Dans  les  maisons  des  cosaques,  "après  un  an  de  révolution,, 
partout  ie  portrait  du  tsar.  La  renommée  elle-même  de  Kérenski 


sous       LA       RÉVOLUTION  211 

et  la   gloire  de  Kalédine  n'ont  pu  chasser  du  pusillanime  et 
faible  cœur  cosaque  l'amour  pour  le  souverain  légitime  ! 

Olguinskaïa-Stanitsa,  le  i3/26  février. 

Un  officier  nouvellement  arrivé  de  Novo-ïcherkask  me 
donne  des  nouvelles  du  fameux  6®  régiment,  revenu  au  Don 
avec  ses  armes,  et  si  bien  fêté  devant  la  cathédrale  par  les 
autorités  du  Don.  Une  fois  encaissé  le  cadeau  de  4oo  roubles 
par  tête,  il  a  reçu  l'ordre  d'avancer  contre  les  bolcheviks  de 
Kaménolomnia.  Sur  l'heure,  et  sans  autres  explications,  le 
régiment  a  fait  demi-tour  et  regagne  ses  foyers...  J'avais  raison 
de  me  méfier  I 

Notre  odyssée  recommence.  La  division  Guerchelman  doit 
aller  vers  le  Nord  chercher  des  chevaux  pour  l'armée.  Je  l'ac- 
compagne. En  atendant  le  cheval  qu'on  vient  d'acheter  pour 
moi,  je  passe  quelques  heures  chez  deux  officiers  de  cet  otriad, 
le  prince  Khiemschéief  et  le  comte  Buchholz.  Je  savoure  ce 
bout  de  dialogue  : 

—  Faites-moi  le  plaisir,  prince,  de  me  dire  quelle  heure  il 
est. 

—  Je  crois,  baron,  qu'il  est  tout  juste  quatre  heures  et  demie, 
répond  incontinent  Khiemschéief. 

Et  ainsi  de  suite.  Cete  affectation  à  conserver  les  formes  de 
la  plus  parfaite  courtoisie  est  du  plus  singulier  effet  dans  ce 
milieu  et  quand  on  songe  que  ces  gentilshommes,  qui  accen- 
tuent les  signes  extérieurs  de  la  politesse  et  mettent  leur 
coquetterie  à  souligner  leurs  privilèges,  sont  de  toutes  parts 
entourés  par  une  population  hostile  qui  prendrait  à  les  torturer 
un  plaisir  féroce. 

Dans  les  villages  en  apparence  les  plus  calmes,  couvent  les 
plus  terribles  haines.  Je  croise  un  traîneau  monté  par  deux 
hommes  : 

—  Dis-moi,  cosaque,  quelle  distance  y  a-t-il  d'ici  h  la 
stanitsa? 

—  Je  ne  suis  pas  un  cosaque,  je  suis  un  paysan.  Celui-ci 
(désignant  son  compagnon)  est  cosaque.  Moi,  je  suis  bolchevik. 


212         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Comme  son  compagnon  me  donne  le  renseignement  de- 
mandé, il  l'interrompt  pour  me  dire  que  je  suis  à  trois  verstes 
de  la  stanitsa.  Mais  le  paysan  continue  : 

—  Votre  Kornilof...  qu'il  soit  maudit  !  {Il  crache  par  terre.) 
D'ailleurs  on  lui  fera  bientôt  son  affaire,  à  lui  et  à  ses  parti- 
sans. On  vous  tuera  tous,  jusqu'au  dernier. 

—  Nous  verrons  bien...  Je  vous  connais,  tout  étranger  que 
je  suis...  Vous  êtes  très  braves  en  paroles  ;  mais  j'ai  vu  ce  que 
vous  savez  faire  en  face  des  Allemands.  Dès  que  vous  les  aper- 
cevez, vous  vous  sauvez  comme  des  lapins. 

—  Les  Allemands  ?  Ils  ne  nous  font  pas  peur...  Nous  les 
chasserons,  à  coups  de  bâton...  Nous  n'avons  pas  besoin  de 
fusils,  nous  autres...  A  coups  de  bâton  I 

—  Tais-toi,  moujik  !  Tu  as  bu,  moujik  !  Tu  bats  la  cam- 
pagne. 

Et  le  cosaque  de  rire. 

Je  passe  la  nuit  dans  la  chambre  du  colonel  Guerchelman, 
ancien  chef  du  régiment  de  cuirassiers  de  la  garde,  à  Varsovie. 
C'est  un  esprit  raffiné,  curieux  mélange  de  douceur  slave  et 
de  décision  occidentale.  Il  m'explique  pourquoi  on  a  dû  aban- 
donner Rostof.  L'armée  de  volontaires  ne  pouvait  envoyer  en 
avant  que  des  petits  détachements.  Ces  postes  avancés  ne  comp- 
taient jamais  plus  de  3oo  hommes.  Aucune  attaque  frontale 
n'a  jamais  pu  avoir  raison  d'eux  ;  mais  ils  risquaient  d'être 
enveloppés  :  la  retraite  s'imposait. 

19.  —  Vers  les  Zimovniki  (^). 

Chomoutofskaya,    le    14/27    février. 
Chemin  faisant,   notre  division,   cent  cavaliers,   deux  infir- 
mières,  dépasse  le    gros  de  l'infanterie,    Kornilof    marche    à 


(^)  Les  steppes  du  Don  sont  les  terrains  classiques  pour  l'élevage 
des  chevaux  pour  la  cavalerie  russe.  Le  cheval  indigène,  utilisé 
depuis  plusieurs  siècles  par  le  guerrier  du  Don,  y  vivait,  jusqu'aux 
derniers  temps,  à  l'état  sauvage,  en  grands  troupeaux.  Les  violents 
vents  d'hiver  les  chassaient  parfois  en  cohues  de  plusieurs  dizaines 
de  mille  jusqu'à  la  rive  orientale  du  Don.  Ce  cheval  est  fort  et 
endurant,   mais  manque  d'allure.   On  a  amélioré  sa   race,   en  intro- 


sous       LA       RÉVOLUTION  213 

pied;  Alexéief,  trop  vieux  et  fatigué,  est  en  voiture.  Nous 
faisons  le  salut  en  passant.  Partout  des  connaissances  :  voici 
Polovkof,  ancien  membre  de  la  Douma,  qui  est  cocher  sur 
une  voiture  de  viande.  Il  n'est  tel  de  ces  menus  détails  qui 
n'ajoute  encore  à  la  grandeur  du  spectacle  vraiment  unique 
que  nous  avons  sous  les  yeux. 

En  déviant  vers  le  Nord,  notre  division  quitte  la  région  des 
stanitsas  et  des  riches  villages,  situés  autour  des  grandes  voies 
de  communication  du  Don.  Maintenant  s'ouvre  devant  nous 
une  plaine  infinie,  immense  pelouse  d'herbes  courtes  que 
recouvre  une  mince  couche  de  neige. 

A  Ma  tête  de  notre  cavalcade,  calme  et  souriant,  le  colonel 
Guerchelman,   figure  aristocratique,   caractère  créé  pour  cette 


duisant  des  pur  sang  anglais.  La  combinaison  de  trois  quarts  pur  sang 
et  un  quart  sang  indigène,  jugée  la  meilleure,  fut  le  cheval-type  de 
la  cavalerie  russe. 

Un  immense  terrain  de  84o.ooo  desiatines,  que  le  chemin  de  fer 
Tsaritsine-Iékatérinodar  coupe  en  deux  moitiés  sensiblement  égales 
(Voslochnoe  et  Zapadnoe  Stepnoe  Konnozavodstvo)  était  destiné  à 
l'élevage  par  le  gouvernement  militaire  (Woiskevoie  Pravitelstvo) 
qui  en  retirait  iS.ooo  excellents  chevaux  par  an. 

Ce  terrain  était  partage  en  «  morceaux  »  de  2.4oo  desiatines  chacun, 
délimités  par  des  lignes  droites.  Le  gouvernement  les  louait  à  des  par- 
ticuliers à  un  prix  ridicule  :  5o  kopeks  par  desiatine  et  par  an.  Ces 
éleveurs  y  bâtirent  des  fermes  avec  granges,  écuries,  remplies  de 
chevaux,  bœufs,  brebis,  que  gardaient  des  Kalmouks,  armés  de  lassos. 
Certaines  familles  administraient  plusieurs  «morceaux»,  par  exemple 
la  famille  Sopronof,  i3  morceaux,  la  famille  Pichvanof,  8,  etc. 
L'éleveur  devait  obéir  aux  conditions  suivantes  : 

Il  ne  pouvait  labourer  que  .4oo  desiatines  par  morceau,  les  autres 
2.000  desiatines  étant  exclusivement  destinées  au  pâturage.  Il  ne 
pouvait  entretenir  pour  son  propre  profit  que  3oo  bœufs  et  600  mou- 
tons au  maximum.  Au  moins  200  cbevaux  devaient  continuellement 
paître  sur  chaque  morceau.  L'éleveur  ne  pouvait  vendre  aux  parti- 
culiers que  des  pur  sang,  tous  les  autres  devant  être  présentés  aux 
commissions  de  remonte  qui  y  choisissaient  les  meilleurs.  Cbaque 
morceau  devait  fournir  à  l'Etat  un  minimum  de  i5  chevaux  par  an. 
L'éleveur  qui,  par  trois  fois,  ne  pouvait  fournir  ce  nombre,  se  voyait 
enlever  sa  concession. 

Les  chevaux  broutaient  en  plein  air,  l'iiive'  js  grattaient  des  pieds 
la  neige  pour  trouver  l'iicrbe.  Cbaque  nuit,  les  Kalmouks  les  condui- 
saient avec  leurs  longs  fouets  dans  les  écuries  éparses  du  zimovnik. 

L'Etat  russe  eut  ainsi  l'avantage  d'assiirer  à  sa  puissante  cavalerie  de 
splendides  chevaux,  à  un  prix  peu  élevé  (variant  de  100  à  280  roubles 
par  tête).  Il  réussit  en  outre  à  peupler  les  vastes  déserts  que  dix  siècles 
de  colonisation  n'avaient  pu  rendre  utilisables. 


214         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

dure  guerre.  Je  chevauche  tantôt  à  côté  de  lui,  tantôt  en  tête . 
à  tête  avec  le  général  Rièznikof.  Suivent,  deux  par  deux,  une 
centaine  de  cavaliers.  Nos  vêtements  sont  en  loques,  nos 
armes  ne  reluisent  pas  comme  aux  jours  de  parade,  mais 
on  a  rarement  vu  au  monde  une  semblable  collection  de  bons 
cavaliers  et  de  guerriers  décidés.  Tous  ont  brûlé  leurs  vaisseaux 
derrière  eux.  La  plupart,  officiers  de  la  garde,  gentilshommes 
et  propriétaires,  ruinés  par  la  confiscation  de  leurs  biens,  .se 
sont  éperdument  jetés  dans  l'aventure. 

Aussi  loin  que  porte  le  regard,  rien,  pas  une  maison,  pas 
une  grange,  pas  un  arbre,  rien  que  ces  courtes  herbes  que  les 
troupeaux  broutent,  et  que,  depuis  la  création  du  monde, 
aucun  paysan  n'a  coupées.  Nous  suivons,  tantôt  au  pas,  tantôt 
au  trot,  les  sillons  que  les  paysans  ont  tracés  au  hasard,  en 
tâtonnant  dans  cette  immensité  sans  points  de  repère.  Parfois 
se  profile,  dans  le  lointain,  une  verte  coupole,  un  moulin,  sur 
lequel  bientôt  se  referment  les  lignes  veloutées  de  l'horizon  ; 
d'autres  fois,  surgissent  de  petits  groupes  de  cavaliers  que  les 
regards  d'acier  de  nos  cavaliers  ne  quittent  plus. 

...Des  traîneaux  viennent  dans  notre  direction.  Ils  ont 
esquissé  un  mouvement  pour  nous  éviter,  puis  ils  ont  pris  le 
parti  de  braver  le  danger.  Bientôt  nous  distinguons  des  femmes 
en  costumes  clairs,  des  hommes  en  habits  de  fête,  —  quel 
contraste  avec  nos  guenilles  !  —  et  nous  reconnaissons  une 
noce.  Sur  un  signe  de  la  nouvelle  mariée,  fine  diplomate,  le 
mari  descend  du  traîneau,  et  offre  au  colonel  d'abord,  à  tous 
les  autres  ensuite,  un  verre  de  vin  du  pays.  Notre  infirmière, 
jeune  fille  noble,  n'est  pas  oubliée.  Le  petit  vin  a  fort  bon  goût  : 
nous  buvons  tous  à  la  santé  et  au  bonheur  futur  des  nouveaux 
mariés. 

Et  tout  retombe  dans  le  silence  si  lourd  dans  cette  solitude 
et  dans  cette  immensité  1  Une  sorte  d'angoisse  dont  rien  ne 
peut  donner  l'idée  nous  étreint  à  voir,  pendant  des  heures  et 
des  heures,  toujours  le  même  horizon,  toujours  la  même  route, 
où  s'effacent  à  mesure  les  pas  de  nos  chevaux  et  ne  subsiste 
nulle  trace  de  notre  passage.  Vers  le  soir,  dans  l'accablement 


sous       LA       RÉVOLUTION  215 

de  la  fatigue,  nous  allons  comme  en  rêve.  Alors,  pour  réveiller 
jios  esprits  qui  s'assoupissent,  une  voix  s  élève,  entonne  une  de 
ces  chansons  de  route  si  vives,  si  gaies,  d'un  mouvement 
endiablé.  Chacun  de  nous  se  redresse  sur  sa  selle  :  l'espace 
d'un  instant,  nous  oublions  le  steppe,  son  aridité  morne  et  sa 
lassante  monotonie.  Le  refrain  que  nous  entonnons  va  se 
perdre  là-bas,  loin,  très  loin.  Et  c'est  une  tempête  de  cris,  un 
■  ouragan  de  coups  de  sifflet...  Mais  la  gaieté  détonne  dans  cette 
solitude.  Peu  à  peu  les  visages  reprennent  leur  gravité,  les 
fronts  redeviennent  mélancoliques.  A  quoi  pensent  tous  ces 
jeunes  hommes,  beaux,  fiers,  et  qui  portent  à  un  si  haut  degré 
le  sentiment  de  l'honneur  militaire  et  l'esprit  de  sacrifice  ? 
Chacun, a  laissé  une  mère,  une  fiancée,  une  maîtresse,  qu'il 
ne  reverra  peut-être  plus  jamais,  et  dont  la  blanche  image  se 
■dresse  avec  une  douce  insistance  sur  l'infini  de  l'horizon. 

Une  voix  chaude  entonne  la  chanson  populaire  de  Borissof. 

Comme  une  fleur  dans  les  neiges  immenses  de  l'hiver, 
Ta  beauté  a  lui  sur  mon  âme, 
A  travers  le   brouillard   un   rayon  de  soleil 
Évoque  une   amère   illusion. 

T^ous  reprenons  en  chœur  : 

Le  présent  s'effacera, 
Notre  tristesse   s'oubliera, 
Notre   cœur  endolori 
Connaîtra   un   nouveau  bonheur. 

La  chanson  achevée,  tout  rentre  dans  le  silence.  On  n'entend 
plus  que  le  bruit  léger  de  l'escadron  en  marche,  —  si  petit, 
tellement  perdu  dans  ce  désert  1 

A  la  nuit  tombante,  nous  nous  arrêtons  dans  un  misérable 
«  khoutor  »,  Kontorski,  dont  les  habitants,  de  pauvres  paysans 
'non  cosaques,  ou  «  inogorodni  »  C)  ^on\  éviciemmonl  dos  bol- 
cheviks et  ne  nous  reçoivent  qu'à  contre-cœur. 

Deux  chambres  sont  réservées  à  notre  «  état-major  ».  On 
m'abandonne  l'unique  lit;  le  généra!  Hiéznikof.  les  colonels 
•Guerchelman   et  lanovski   et    l'iidjiKlant    coiicbi'iii    à    côté   sur 


(})  Étrangers,   venus  d'une  autre   \il 


216         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

la  paille.  Les  ordonnances  dans  l'autre  pièce.  J'ai  pour  ordon- 
nance un  gentilhomme  d'origine  balte,  bon  patriote  russe,  le 
baron  von  Tischenhausen  :  ce  iounker  de  l'École  militaire  de 
Novo-Tcherkask,  avant  de  se  mettre  à  table  avec  nous,  éponge 
mon  cheval,  et  soigne  mes  effets.  Nous  vivons  ici  sous  l'an- 
cienne discipline  russe. 

Kontorski,  le   26/28  février. 

De  6  heures  à  9,  le  canon  se  fait  entendre  dans  la  direction 
de  Bataïski.  Est-ce  le  général  Erdeli,  qui  revient  avec  des  ren- 
forts de  cosaques  du  Kouban.»  Ou  bien  Allemands  et  bolche- 
viks, —  comme  le  prétendent  des  cavaliers  arrivés  ce  matin,  — 
sont-ils  en  train  de  s'entre-déchirer  ? 

Nos  chevaux,  insuffisamment  nourris,  n'en  peuvent  plus. 
Après  une  étape  d'une  vingtaine  de  verstes,  nous  nous  arrêtons 
au  khoutor  Kouznetsovka,  village  sans  cosaques,  où  le  pope 
nous  offre  l'hospitalité  la  plus  cordiale. 

Il  nous  apprend  que  notre  arrivée  a  été  l'occasion  d'une  déli- 
bération orageuse  au  comité  révolutionnaire.  Le  comité,  réuni 
d'urgence,  avait  d'abord  décidé  d&  tirer  sur  nous  ;  mais  il 
s'est  ravisé  :  «  les  cadets  brûleraient  le  village  !  »  Cela  nous 
intéresse  médiocrement.  Aquila  non  capii  muscas.  D'ailleurs  le 
président  et  le  secrétaire  se  sont  enfuis,  et  les  paysans  ont 
fermé  le  bâtiment  du  soviet. 

Une  députation  vient  nous  demander  la  permission  de  poser 
au  colonel  les  questions  suivantes  :  «  Quelle  est  la  situation  sur 
le  Don  ?  Lesquels  ont  le  plus  de  chances,  les  bolcheviks  ou  les 
kornilovtsi.î*  »  L'adjudant  est  envoyé  pour  renseigner  sommai- 
rement ces...  idéalistes. 

Quelques  anecdotes  que  nous  conte  le  pope  achèvent  de  nous 
édifier.  L'éducation  politique  des  paysans  est  faite  par  les  sol- 
dats qui  reviennent  du  front.  Ils  assistent  encore  aux  services, 
mais  se  mettent  à  fumer  et  à  cracher  dans  l'église.  Quand  le 
pope  leur  fait  lire  les  affiches  recommandant  d'avoir  une 
bonne  tenue  dans  la  maison  de  Dieu,  ils  sourient  d'un  air  de 


sous       LA       REVOLUTION 


217 


supériorité  :    u  Vous   ne  savez  donc  pas  ?   Maintenant,   on  est 
libre  I  » 

Korolkovo,  le   16/29  février. 

Nous  arrivons  à  midi  au  zimovnik  C)  Korolkovo,  dont  le 
propriétaire  est  un  certain  Goudovsky. 

Ce  propriétaire  ne  témoigne  pas  d'une  excessive  envie  de 
nous  vendre  ses  chevaux.  Ceux  qu'il  nous  offre  sont  maigres 
et  laids  :  nos  officiers  les  refusent.  Alors,  il  nous  promet  ses 
bons  offices  auprès  des  Kalmouks,  chargés  de  la  garde  des 
troupeaux  ;  mais  nous  le  soupçonnons  de  leur  donner  en  secret 
des  instructions  toutes  contraires.  Douze  cents  chevaux  errent 
en  liberté  sur  un  espace  de  près  de  dix  milles  où  il  est  impos- 
sible de  les  attraper  sans  l'aide  de  ces  Kalmouks,  qui  eux- 
mêmes  défient  quiconque  voudrait  les  atteindre  à  la  course. 
Cavaliers  infatigables,  ils  gardent  jour  et  nuit  leurs  fiers 
troupeaux,  par  groupes  de  trois  :  l'un  se  repose  tandis  que  les 
deux  autres  sont  en  selle.  On  me  montre  l'un  de  ces  Kalmouks 
qui,  naguère,  deux  fois  par  semaine,  sur  le  même  cheval, 
allait  prendre  le  courrier  pour  son  maître,  à  5o  kilomètres  de 
là,  faisant  ainsi  près  de  no  kilomètres  dans  les  vingt-quatre 
heures. 

Le  colonel  cherche  à  convaincre  Goudovski  qu'il  faut  lui 
vendre  des  chevaux  :  autrement  les  bolcheviks  les  prendront. 
Mais  cet  honnête  homme  ne  *eut  rien  entendre.  Nous  n'aurons^ 
pas  les  chevaux  ;  les  bolcheviks  ne  les  auront  pas  non  plus  :  à 
quoi  bon  les  vendre,  quand  l'argent  diminue  tous  les  jours  de 
valeur  ? 

20.  —  Le  ciiatimeivt  d'un  village. 

Korolkovo,   le    18   février /3   mars. 

Le  village  de  Krasnovka  a  mis  les  doctrines  niaximalistes 
en  pratique.   Après  une  résolution  unanime  du  soviet  de  vil- 


(*)  Endroit   protégé  contre   les  vents  froids  et  qui  sert   de  pâturage 
pour  les  chevaux  on  hiver. 


■218         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

lage,  la  population  en  armes,  accompagnée  d'un  grand  nombre 
de  ((  frontoviki  »,  s'est  rendue  avec  des  charrettes  à  un 
2imovnik  voisin,  l'a  mis  à  sac,  s'est  enivrée  dans  les  caves 
puis  est  repartie,  emportant  le  vin  qui  restait,  emmenant  les 
chevaux  et  le  bétail.  Le  propriétaire  qu'ils  avaient  enfermé  et 
menacé  de  mort,  a  réussi  à  s'échapper.  C'est  lui  qui  nous  fait 
le  tableau  de  l'ignoble  et  odieuse  scène.  A  ce  récit,  les  nôtres 
Toient  surgir  derrière  l'image  du  zimovnik  détruit,  celle  de 
tous  les  biens  pillés  et  incendiés,  de  tous  les  malheureux  mal- 
traités et  massacrés  dans  la  Russie  en  feu.  En  conséquence,  le 
colonel  Guerchelman  ordonne  au  capitaine  Somof,  comman- 
dant de  vzvod  C),  de  se  rendre  avec  3o  de  nos  hommes  et 
lo  Tchèques  au  village,  situé  à  une  distance  de  12  verstes,  d'y 
ouvrir  une  instruction,  et  de  faire  un  exemple.  Je  me  joins  h 
l'expédition, 

A  II  heures  du  matin,  notre  petit  groupe  quitte  la  ferme  où 
il  est  installé,  contourne  un  bois  où  les  loups  se  cachent  pen- 
dant le  jour,  et  s'engage  dans  la  steppe.  Nous  suivons,  sous  un 
ciel  bas,  l'unique  sentier,  tracé  par  le  passage  de  milliers  de 
traîneaux,  et  cheminons  au  pas.  Tous  sont  des  officiers  ou 
îounkers,  ayant  appartenu  à  l'ancienne  cavalerie  russe.  Somof, 
en  raison  de  sa  réputation  de  bravoure  et  de  décision,  a  reçu 
pleins  pouvoirs  du  colonel  Guerchelman.  Pas  un  chant  :  on 
n'entend  que  le  bruit  des  pas  assourdi  par  la  neige,  et  les 
hennissements  des  chevaux.  Mûii  ordonnance,  le  baron  de 
Tischenhausen,  qui  n'a  pas  encore  vu  le  feu,  me  donne  l'adresse 
de  ses  parents,  pour  les  prévenir  en  cas  d'accident. 

A  une  demi-verste  du  village,  cinq  cavaliers  piquent  à 
gauche,  cinq  autres  à  droite,  pour  le  cerner  et  empêcher  les 
coupables  de  se  sauver.  Deux  d'entre  eux  qui  essayent  de  pas- 
ser sont  cueillis  à  l'instant.  Puis,  sur  l'ordre  de  Somof,  nous 
nous  élançons  en  «  lava  »  C),  fusil  en  main,  au  grand  galop^ 
vers  la  principale  entrée  du  village. 


(1)  Peloton, 

(-)  Chargé  de  cavalerie  clans  un  ordre  spécial  aux  cosaques. 


sous       LA       REVOLUTION 


219 


Nous  ne  rencontrons  aucune  résistance.  Des  observateurs, 
montés  sur  des  meules  de  foin,  ont  donné  l'éveil.  Pas  un 
honyne  :  seulement  des  femmes  qui  feignent  de  ne  rien  com- 
prendre à  notre  subite  arrivée,  font  mine  de  continuer  leur 
travail  dans  les  champs,  sans  lever  les  yeux. 

Cependant  voici  un  paysan.  Somof  le  fait  arrêter  : 

—  Où  se  cache  le  président  du  Comité  révolutionnaire  ? 
Le  paysan  balbutie,  jure  ses  grands  dieux  qu'il  n'en  sait  rien. 
Alors,  Somof,  lui  mettant  le  revolver  entre  les  yeux  : 

—  Si  tu  ne  nons  l'amènes  pas,  tu  es  un  homme  mort. 
L'effet  est  magique.  Trois  minutes  ne  se  sont  pas  écoulées, 

îe  paysan  revient,  traînant  à  sa  suite  ce  fameux  président, 
petite  figure  trapue,  yeux  fous  et  perçants  sous  un  front  étroit, 
bouche  têtue.  Il  se  couvre  la  face  pour  se  garantir  des  coups 
■de  cravache  et  de  nagaïka  qui  pleuvent  sur  lui.  Ensuite  les 
Tchèques,  avec  délices,  s'emparent  de  lui.  Bientôt  une  salve 
nous  apprend  qu'il  a  payé  de  sa  vie  sa  complicité  avec  les 
théoriciens  de  Moscou. 

Quant  au  secrétaire  du  Comité,  il  demeure  introuvable. 

Un  paysan,  sommé  de  nous  indiquer  où  il  se  cache,  répond 
sottement  : 

—  Je  ne  sais  pas,  camarade  ! 

—  Comment,  tu  oses  dire  :  camarade  ? 
Les  coups  tombent  sur  ses  épaules. 

—  Dis  tout  de  suite  :  Votre  Noblesse,  monsieur  l'officier  I 
Le  paysan  porte  la  main  à  son  bonnet  : 

—  Je  vous   demande  pardon.    Votre  Noblesse  I 

—  Comment,  tu  n'es  pas  militaire,  et  tu  salues  ? 

Le  paysan  enlève  son  bonnet,  et  faisant,  tête  nue,  une  légère 
révérence  : 

— •  Je  vous  demande  pardon.  Votre  Noblesse  ! 

Abasourdi  par  le  brusque  retour  de  l'ancienne  étiquette, 
l'échiné  courbée,  il  prend  nos  ordres.  On  le  charge  de  faire  le 
tour  des  quarante-deux  misérables  habitations  qui  composent 
le  village  et  d'annoncer  : 

—  Dans  un  quart  d'heure,   toutes  les  armes,   le  vin  et  les 


220         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

chevaux  volés  devront  être  livrés.  A  l'expiration  de  ce  terme, 
quiconque  détiendra  encore  une  seule  arme,  un  seul  cheval  du 
zimovnik,  sera  impitoyablement  fusillé. 

Nous  nous  faisons  ensuite  conduire  à  la  maison  du  secrétaire. 
Sa  femme  restée  au  logis,  avec  un  enfant  dans  les  bras  et  trois 
autres  pendus  à  ses  jupes,  ne  peut  nous  dire  qu'une  chose  : 
les  papiers  ont  disparu  avec  son  mari.  Il  ne  reste  que  le  cachet 
du  comité,  que  Soniof  saisit  à  l'effet  de  s'en  servir  pour  fabri- 
quer de  faux  passeports. 

Nos  cavaliers  ont  fait  le  tour  de  Krasnovka.  Les  femmes 
continuent  de  travailler,  affectant  toujours  le  plus  grand  calme. 
On  a  évidemment,  à  notre  approche,  soigneusement  dissimulé 
toutes  les  traces  du  vol.  Les  horribleg  haridelles  des  indigènes 
de  l'endroit,  deux  bouteilles  de  vodka,  des  fusils  de  chasse,  de 
vieux  pistolets,  des  sabres  rouilles,  c'est  tout  ce  que  nous  trou- 
vons. 

Cependant,  on  nous  amène  un  soldat  qui  a  «  rencontré 
quelque  part  »  un  cheval  pur  sang,  et  deux  autres,  qui  se 
cachaient  derrière  le  foin  dans  une  écurie,  et  sur  lesquels  on  a 
trouvé  des  cartouches.  Hier,  sans  doute,  c'étaient  des  paysans 
inoffensifs  :  le  nouveau  régime  en  a  fait  des  bandits  :  sur  leurs 
pauvres  faces  de  déséquilibrés  et  d'ivrognes,  je  lis  une  peur 
atroce,  la  peur  de  cette  mort  violente  qui  leur  a  fait  quitter  le 
front,  et  qu'ils  risquent  fort  de  trouver  ici. 

Les  officiers  les  interpellent,  comme  si  aucun  cataclysme 
social  n'était  intervenu,  et  l'ancien  régime  durait  encore  : 

—  Pourquoi  n'as-tu  pas  la  cocarde  réglementaire  sur  ta 
casquette  ? 

Ils  balbutient  de  vagues  excuses. 

— -  De  quel  régiment  es-tu  ?  Pourquoi  as-tu  ôté  tes  pattes 
d'épaule  ? 

Nouveau  bredouillement. 

—  C'est  bien,  montez  tous  les  trois  dans  la  voiture  1 

Le  capitaine  Somof  compte  ses  hommes.  Un  ordre  bref,  et 
nous  quittons  le  village,  suivis  cette  fois  par  les  regards  an- 


sous       LA       REVOLUTION 


221 


goissés  des  habitants  qui  ont  cessé  de  faire  semblant  de  tra- 
vailler et  n'ont  plus  du  tout  leur  air  insouciant  de  tout  à 
l'heure. 

Le  soir  descend  sur  la  vaste  plaine  blanche.  La  silhouette 
du  misérable  village  avec  ses  meules  et  ses  cabanes  accroupies 
dans  la  neige,  commence  à  se  perdre  dans  la  brume  où  tout 
s'efface... 

Quand  nous  rentrons  au  zimovnik,  la  nuit  est  entièrement 
tombée  :  on  entend  les  loups  qui  rôdent  autour  de  la  ferme. 
Après  avoir  reçu  le  rapport  de  Somof,  le  colonel  Guerchelman 
procède  à  l'interrogatoire  du  prisonnier  qu'une  escorte  de 
trois  Tchèques  vient  d'ariiener.  Je  demande  : 

—  Où  sont  les  deux  autres  prisonniers  P 

—  Il  paraît  qu'ils  ont  essayé  de  se  sauver  en  route... 

Tremblant  de  peur,  le  bolchevik  essaie  d'expliquer  sa  pré- 
sence dans  ces  parages,  en  prétendant  qu'il  appartient  à  un 
régiment  de  réserve  de  l'ancien  front  turc.  Mais,  en  observant 
îa  face  hautaine  et  silencieuse  de  Guerchelman,  il  change  de 
tactique,  et  nous  fait  ses  offres  de  service  contre  ses  camarades. 
Guerchelman  le  regarde  fixement  pendant  quelques  instants, 
et,  sans  répondre,  en  riant,  le  remet  aux  Tchèques. 

—  Q.ue  va-t-on  en  faire  ? 

Le  colonel  semble  réfléchir  un  instant,  et  puis,  nonchalam- 
ment : 

—  Je  crains  beaucoup  qu'il  ne  cherche  à  s'évader  cette  nuit. 

Korolkovo,   le   19  février//»   mars.     , 

Le  village  de  Chérevkova  est  occupé  par  2^0  bolcheviks 
avec  2  canons  et  4  mitrailleuses.  Ce  serait  amusant  de  capturer 
ces  canons,  avec  notre  unique  mitrailleuse  ;  mais  ils  ne  feraient 
que  nous  encombrer. 

Le  capitaine  Aprelef  est  allé  prendre  les  ordres  de  Kornilof. 
Nous  rejoindrons  l'armée  de  volontaires  demain  à  Lezgeanka, 
à  l'entrée  du  gouvernement  de  Stavropol.  Les  vingt  chevaux 
que  nous  avons  pu   nous  procurer  seront  conduits  par  deux 


222         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Kalmouks  C),  que  Guerchelman  a  décidés  à  se  déclarer  pour 
nous,  non  sans  lâcher  la  forte  somme.  Hauts  en  selle,  droits 
sur  les  étriers,  ils  font  décrire  de  grands  cercles  à  leurs  fouets. 
Les  chevaux  nous  suivent  librement  en  «  taboun  ». 

21.  —  Les  Cadets  de  Gascogne. 

Zimovnik  Kouznietsovka,  le  19  février/4  mars. 
Partont  de   petits   groupes   de   cavaliers   en   reconnaissance. 
Je  rencontre  un  détachement  de  l'otriad  de  Tchernetsof,  qui  a, 
quelque  part  dans  une  stanitsa,  trouvé  des  lances.  Nous  cher- 


(1)  Ces  Kalmouks  habitent  les  contrées  qui  bordent  la  Volga,  for- 
mant des  peuplades  à  caractéristiques  nettement  distinguées,  mais- 
sans  existence  proprement  nationale.  Ils  sont  cavaliers  et  dresseurs  de 
chevaux  remarquables,  et  se  rendent  en  Russie,  à  cheval,  accompa- 
gnés de  leurs  familles,  pour  s'y  louer  dans  les  zimovniki,  où  ils  ne 
s'assimilent  pas  aux  Slaves.  Ils  y  amènent  leurs  petits  dieux  en  pierre 
ou  en  simples  étoffes  —  car  ils  sont  fétichistes  —  qu'ils  nourrissent 
de  lard,  ou  qu'ils  battent,  selon  les  circonstances.  Ils  n'ont  pas  d'égaux 
au  monde  pour  l'endurance,  pouvant  rester  vingt-quatre  heures  et 
plus  à  cheval.  Les  troupeaux  de  chevaux  que  les  propriétaires  des 
zimovniki  leur  confient,  sont  généralement  gardés  par  trois  Kalmouks  : 
à  tour  de  rôle  chacun  dort,  tandis  que  les  deux  autres  guettent  le 
troupeau,  ce  qui  fait  pour  chacun  seize  heures  de  garde  par  jour. 
Dans  le  zimovnik  que  j'ai  visité,  un  Kalmouk  allait  deux  fois  par 
semaine  chercher  le  courrier  au  bureau  de  poste  le  plus  rapproché  (à 
55  verstes  de  distance).  II  revenait  chaque  fois  dans  les  vingt-quatre 
heures,  après  avoir  parcouru  iio  verstes  d'un  seul  trait. 

L'ancien  régime  les  considérait  comme  inutilisables  dans  l'armée 
et  les  exemptait  du  service  militaire.  Au  cours  de  l'an  1918,  le  général 
Dénikine  fit  inscrire  leur  peuplade  parmi  les  cosaques  d'Astrakhan,  ce 
qui  l'assujettit  au  recrutement  normal.  Le  jeune  colonel  Kornilof,  le 
même  que  je  viens  de  mentionner  plus  haut,  fut  chargé  de  les  orga- 
niser. Les  vieux  généraux  lui  déconseillèrent  de  compromettre  sa 
"jeune  renommée  par  un  travail  condamné  à  l'insuccès  :  «  Vous  serez 
d'ailleurs  trahi  par  eux,  lors  de  la  première  rencontre  avec  l'ennemi.  » 
L'expérience  a  prouvé  que  cette  race  mongole,  enfermée  dans  ses 
plaines  arides,  séparée  des  peuples  environnants  par  sa  religion  et  ses 
habitudes  nomades,  et  habituée  à  des  gestes  timides  et  craintifs  devant 
l'effroyable  ours  russe,  tenait  enfermées  d'excellentes  prédispositions 
'au  métier  militaire.  Leurs  prouesses  ne  se  comptaient  plus.  Et  ce  qui, 
vraiment,  distingue  le  guerrier,  il  n'y  avait  pas  d'exemple  qu'ils  se 
séparassent  de  leurs  armes.  Une  fois,  cinq  Kalmouks,  envoyés  en 
reconnaissance,  et  obligés,  étant  surpris  par  l'ennemi,  d'abandonner 
leurs  chevaux,  revinrent  chez  le  colonel  Kornilof,  après  une  marche 
difficile  de  20  verstes,  tous  porteurs  d'un  fusil,  d'une  longue  lance  et 
du  lourd  sabre  de  cavalerie  anglaise. 


sous       LE       TSAR 


225 


chons  des  yeux  des  partis  de  bolcheviks,  prêts  à  foncer  sur  eux; 
mais  ils  ne  se  montreront  pas.  Gardes  rouges  et  soldats  révo- 
lutionnaires ont  bien  su  massacrer  les  officiers  à  l'armée  en  les 
frappant  dans  le  dos,  ou  dans  les  maisons  de  Kief,  Sébastopol, 
Taganrog,  en  les  attaquant  isolément  et  par  surprise  :  mais  ils 
n'osent  pas  les  affronter  quand  ils  les  savent  en  état  de  se 
défendre. 

Le  soir,  nous  couchons  dans  un  zimovnik  abandonné,  oii  les 
Tchèques  nous  rejoignent.  Nous  sommes  sept  dans  une  petite 
chambre  :  Rièznikof,  Guerchelman,  lanovski,  Apriélef,  Kritski, 
Fermor  et  moi.  Nos  vêtements  sont  en  loques.  Le  comte  Fermor 
a  sa  culotte  déchirée  et  sa  tuniqiie  percée  aux  coudes.  Nous 
nous  mouchons  avec  les  doigts,  et  souffrons  cruellement  de 
manquer  de  linge  de  corps.  Nous  mangeons  à  la  pointe  du 
couteau,  ou  tout  bonnement  avec  les  doigts,  à  même  dans  la 
casserole,  des  nourritures  fort  sommaires.  Mais  on  conserve, 
tout  déguenillé  qu'on  est,  les  formules  et  les  gestes  de  la  plus 
exquise  politesse.  Nous  en  rions  nous-mêmes.  Cette  guerre  d'un 
contre  cent  ressemble  si  peu  à  une  expédition  raisonnable,  elle 
vous  a  tellement  l'air  d'être  le  résultat  d'une  folle  gageure  ou 
d'une  insolente  fanfaronnade  !  Le  comte  Fermor  trouve  que 
nous  lui  rappelons  Cyrano  et  se  met  à  déclamer  : 

Ce  sont  les  cadets  de  Gascogne, 
De  Carbon  de  Castel-Jaloux, 
Bretteurs   et   menteurs   sans   vergogne, 
Qui  font  cocus  tous  les  jaloux... 

Voilà  qui  est  de  circonstance  !...  On  rit...  et  puis  soudain 
on  retombe  dans  un  profond  silence...  On  rêve,  on  se  rappelle 
les  jours  où  l'on  parcourait  les  rues  de  Varsovie,  brillant 
essaim  de  fringants  officiers  de  la  garde,  à  la  tête  des  beaux 
régiments  de  Leurs  Majestés  impériales. 

Lne  question  me  brûle  les  lèvres  :  le  soir,  après  un  de  ces 
longs  silences  rêveurs,   je  demande  : 

—  Le  bruit  court  que  Kérenski  est  dans  le  voisinage.  Que 
feriez-vous,  s'il  se  présentait  à  vous  et  réclamait  votre  pro- 
tection ? 


224  I.   A      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

—  Je  lui  donnerais  une  escorte  pour  le  conduire  à  l'état- 
major.  Mais  je  doute  fort  qu'il  y  arrivât. 

—  Pourquoi,  chez  vous  tous,  cette  haine  contre  lui  ? 

—  Pourquoi  ?  Savez-vous  ce  que  c'est  que  d'avoir  formé  un 
beau  régiment,  de  lui  avoir  pendant  vingt  ans  consacré  toute 
sa  pensée,  toute  son  activité,  tous  ses  soins,  d'en  avoir  rehaussé 
l'éclat  et  la  renommée,  d'y  avoir  créé  un  magnifique  esprit  de 
-corps,  d'en  avoir  fait  un  instrument  doeile  et  terrible  ?  Et 
puis  imaginez  après  cela  qu'en  trois  mois,  par  une  série  de 
décrets,  par  une  continuité  d'action  malfaisante,  par  la  ruine 
de  toute  discipline,  les  régiments  retombent  à  l'état  de  bandes 
de  lâches  et  de  pillards,  fuyant  devant  l'ennemi,  et  massacrant 
leurs  concitoyens  ?  Regardez  alors  qui  a  signé  les  décrets  :  un 
nom,  toujours  le  même.  Detnandez-vous  d'oii  est  venue  la 
propagande  révolutionnaire  et  défaitiste  dans  les  rangs  :  un 
homme,  un  même  homme  auquel  remonte  toute  la  responsa- 
bilité. Comprenez-vous  maintenant  pourquoi  nous  haïssons 
l'auteur  responsable   de  cette  œuvre  néfaste  ? 

—  Et  que  dites-vous  des  généraux,  anciens  ministres  de 
la  guerre,  anciens  commandants  d'armée,  dont  la  docilité  mili- 
taire n'a  jamais  été  trouvée  en  faute  pour  servir  en  même 
temps  leurs  ambitions  et  les  desseins  politiques  des  avocats  ? 
Les  généraux  lanouchkévitch  et  Polivanof ,  préparant  et  contre- 
signant les  décrets  que  vous. condamnez;  Tchérémissof,  cons- 
pirant avec  des  soldats  et  commissaires  révolutionnaires  contre 
ses  supérieurs;  Chtcherbatchef,  offrant  son  salon  à  de  petits 
conspirateurs  bolchevistes;  Alexéief,  signant  le  décret  insti- 
tuant les  comités  de  soldats,  et  Broussilof  encourageant  le 
même  Kérenski  à  continuer  son  rôle  d'éleclrificateur  d'écre- 
visses  pourries  ?  Les  feriez-vous  fusiller  s'ils  tombaient  entre 
vos  mains  ? 

—  Ce  sont  mes  supérieurs,  je  n'ai  pas  à  les  juger  ! 

22.  —  La  bataille  de  Lezgeanka. 

Zimovnik  Kouznietsovka,   le   20  février/5  mars. 
Depuis  le  matin  le  canon  tonne  devant  nous.  Les  troupes  de 


Z.-i-'i 


La  (Irniiî'rc  pliolu^Miipliic  i\r   KOliMI.OF  p'-isr  dans  la  rliamhiro       [ 
dMine   compagnie   d'olTuifMS   du    n'ginicnt    Kornilof.    Derrière   lui, 
eapilaine  Zari'tid)a;  à  sa  didilc,  loidiK'l  \cj<iil<(>f,  clicf  ilu  n'irinit-ut. 


sous 


R     K     V     O     L     L     T     I    O     .N  221 


Kornilof  sont  engagt'-os  coiilre  les  holchoviks.  Nous  passons 
sans  incident  le  chemin  de  1er  Torgovaïa-Rostol".  Partout  des 
paysans  en  fuite,  des  cosaques,  les  uns  à  pied,  d'autres  à  trois 
ou  quatre  sur  la  croupe  d'un  cheval.  Nous  ne  doutons  pas  un 
seul  instant  que  lu  victoire  ne  soit  de  notre  côté.  Mais  la 
voie  est  barrée  par  un  encombrement  de  voitures  et  de  chevaux. 
Nous  ne  pouvons  entrer  au  village  qu'à  7  heures,  en  pleine 
obscurité.  Nos  chevaux  trébuchent  sur  les  cadavres,  surtout 
aux  abords  du  pont  et  autour  de  l'église,  endroits  où  s'est 
concentré  l'effort  de  la  résistance.  Enfin,  nous  pouvons  nous 
installer  dans  une  maison  qu'occupaient  les  bolcheviks.  Nous 
y  trouvons  tout  servi  un  repas  que  ces  messieurs  n'ont  pas  eu 
le  temps  de  déguster.  Nous  nous  l'adjugeons  sans  remords. 

L'ennemi  avait  l'avantage  de  la  position,  les  nôtres  étant 
obligés  de  descendre  jusqu'au  pont  pour  remonter  ensuite  vers 
le  village.  Les  bolcheviks,  au  nombre  de  600  soldats,  4oo  gardes 
rouges,  aidés  par  les  paysans,  avaient  creusé  deux  lignes  de 
tranchées.  Huit  canons  de  3  pouces  ouvrirent  le  feu  sur  nos 
troupes,  qui  disposaient  pour  toute  artillerie  de  6  pièces  de 
campagne. 

Après  le  duel  d'artillerie,  Kornilof  et  Alexéicf  donnèrent  le 
signal  de  l'assaut.  Ce  fut  un  spectacle  magnifique.  Alexéief  et 
Kornilof,  celui-ci  avec  son  escorte  de  Khans  des  Tékintsi,  char- 
gèrent, fusil  en  mains.  La  première  ligne  fut  tout  de  suite 
enlevée  :  on  n'y  trouva  que  quelques  cadavres.  Le  régiment 
de  Kornilof  arrivé  devant  la  deuxième  ligne,  à  l'entrée  du  vil- 
lage, l'emporta  à  la  baïonnette.  Une  demi-heure  après  le  dé- 
clenchement de  l'attaque,  l'ennemi  était  en  pleine  retraite, 
emmenant  son  artillerie  :  un  canon  et  onze  mitrailleuses  res- 
tèrent entre  nos  mains.  En  fouillant  les  caves,  on  y  trouva 
un  grand  nombre  de  bolcheviks  :  aoo  furent  passés  par  les 
armes.  La  compagnie  d'officiers  de  la  garde  en  fusilla  fui  dans 
une  petite  enceinte,  les  Tchèques  35. 


226  LA      GUERRE       RUSSO-SIBERIENNE 

23.  —  Dernière  conversation  avec   Kornilof. 

Srédni-Iégorlik,    le    21    février/G    mars. 

Au  lendemain  de  ces  événements,  j'ai  pu  m'entretenir  lon- 
guement avec  Kornilof.  Les  déclarations  qu'il  m'a  faites  peu- 
vent se  résumer  ainsi  : 

«  .T'ai  été  obligé  de  faire  un  exemple.  Une  armée  comme 
la  nôtre  est  tenue  de  se  faire  craindre,  sans  quoi  elle  est  perdue. 
Vous  savez  quelle  est  la  bravoure  de  nos  hommes  et  aussi  quels 
dangers  nous  courons.  Telle  est  la  minceur  de  nos  lignes  que 
tous  —  jusqu'aux  médecins  et  aux  infirmières  —  se  trou- 
vent toujours  en  première  ligne.  Chacun  de  mes  deux 
officiers  d'ordonnance,  des  princes  Tekintsi,  a  tué  cinq  enne- 
mis de  sa  main,  en  bataille,  sous  mes  yeux.  Notre  tactique 
n'est  pas  de  nous  battre  à  tout  prix,  mais  en  conservant  le 
plus  grand  nombre  des  nôtres,  et  en  intimidant  l'ennemi, 
regagner  le  Kouban,  nous  y  reconstituer,  et  de  là,  dès  que  les 
circonstances  nous  seront  favorables,  faire  un  nouveau  bond 
en  avant. 

«  J'avais  fait  avertir  le  village,  par  des  cosaques  neutres,  de 
nous  laisser  passer.  Les  paysans  se  sont  réunis  en  conseil. 
Les  vieux,  résistant  aux  propositions  des  émissaires  bolche- 
Tistes,  furent  d'avis  que  la  guerre  entre  les  kornilovtzi  et  les 
gardes  rouges  ne  les  regardait  pas.  Les  jeunes  ont  tenu  le 
langage  suivant  :  ((  Si  Kornilof  nous  fait  des  propositions,  cela 
<(  prouve  qu'il  se  sent  faible  ;  il  faut  donc  l'attaquer.  »  Cet  avis 
ayant  prévalu,  j'ai  été  obligé  d'exercer  des  représailles. 

((  La  prise  de  Lezgeanka  a  été  si  subite  que  les  bolcheviks 
n'ont  pas  même  eu  le  temps  de  couper  les  communications 
avec  leur  état-major.  Un  de  mes  officiers,  qui  s'est  mis  à  l'ap- 
pareil, a  pu  causer  avec  le  commandant  en  chef.  Nous  savons 
i'xactement  le  nombre  des  troupes  bolchcvistes  à  Tikhorietskaïa, 
Torgovaya   et  Biéloglina. 

«  J'ai  confiance  dans  l'avenir.  Le  général  Popof  viendra 
bientôt  me  rejoindre  avec   2.000  hommes.   Dès  demain,   nous 


sous       LA       REVOLU!" 


227 


entrons  sur  lo  territoire  de  Yésky-otdièl,  où  se  trouvent  deux 
régiments,  jadis  rattachés  au  mien,  quand  nous  opérions  dans 
les  Carpathes  :  j'ai  reçu  aujourd'hui  leurs  délégués.  Au  Kouban, 
le  général  Erdeli  m'amènera  deux  bons  bataillons  de  cosaques 
■et  deux  autres  bataillons  de  montagnards. 

.((  Quant  aux  troupes  caucasiennes,  j'ai,  au  mois  de  dé- 
cembre dernier,  signé  une  convention  avec  le  Conseil  de  l'Al- 
liance des  Montagnards,  stipulant  qu'il  mettra  le  corps  de 
•cavaliers  indigènes  du  Caucase  sous  mes  ordres. 

«  Vous  savez  quelle  déception  les  cosaques  m'ont  causée. 
Partout  oii  j'ai  pu,  dans  les  slanitsas,  leur  adresser  la  parole, 
je  leur  ai  afTirmé  qu'ils  me  reviendraient,  quand  ils  auraient 
fait  connaissance  avec   le  système  des  bolcheviks. 

«  Je  suis  un  cosaque,  c'est-à-dire  un  républicain-né.  Dès  le 
■commencement  de  la  révolution,  j'ai  embrassé  la  cause  de  la 
liberté,  et  rassemblé  les  bons  éléments  autour  de  moi.  Malheu- 
reusement j'ai  vu  que  mon  pauvre  pays  n'est  pas  encore  mûr 
pour  cette  forme  supérieure  de  gouvernement  qu'est  le  régime 
républicain.  C'est  pourquoi  je  dis  à  tous  :  ((  Si  le  retour  à  la 
«  monarchie  est  réclamé  par  le  libre  vœu  du  peuple  russe, 
<(  nous  l'accepterons  ;  jamais  nous  ne  l'accepterons  sous  la 
«  pression  allemande.  Nous  n'accepterons  aucun  régiine  quel 
((  qu'il  soit  qui  nous  sera  imposé  par  l'Allemagne.   » 

«  Vous  allez  nous  quitter,  et  vous  choisissez  un  moyen  dan- 
gereux pour  essayer  de  regagner  Kief.  Je  vous  conseillerais 
d'accompagner  deux  de  mes  officiers  qui  iront  demain,  seuls, 
au  gouvernement  du  Kouban,  rejoindre  le  général  Erdeli,  si 
J'étais  siir  qu'ensuite,  arrivé  à  Novorossysk,  vous  pourriez 
trouver  un  bateau  pour  Odessa.  Il  m'est  connu  qu'il  se  trouve 
à  Kief  un  grand  nombre  d'officiers,  dont  la  place  est  ici.  Reve- 
nez avec  eux.  Vous  nous  trouverez,  en  prenant  un  bateau  pour 
Touapse. 


(^)  Le  général  Kornilof  a\iiit  piis  riuiliiliidf  ili-  rassembler,  dans 
chaque  stanitsa  du  Don  (ju'ii  allait  quitter,  les  cosaques,  de  les  e\l\or- 
ter  à  le  suivre  —  toujours  sans  succès  —  par  des  discoms  patriotiques 
qui  se  terminaient  invariat^Iement  par  les  mots  :  ((  Vous  êtes  des 
salauds  (svolotch)  !   » 


228         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

((  Dites  partout,  et  en  particulier  au  général  Janin,  si  vous- 
le  rencontrez,  que  nous  représentons  l'armée  russe,  que  les 
nobles  traditions  militaires  russes,  son  esprit  de  corps,  son 
sentiment  d'honneur  continuent  à'  vivre  en  nous.  Un  jour 
viendra,  oii  tous  les  patriotes  accourront  à  nous,  et  où  la 
malheureuse  Russie  comprendra  qu'elle  a  été  trahie  et  vendue. 
Jusque-là,  nous  avons  mission  de  tenir.  Nous  tiendrons.   » 


CHAPITRE  VIII 


EN  CAPTIVITÉ 
CHEZ    LES    BOLCHEVIKS 


I.  —  Je  quitte  l'armée  des  volontaires. 

Srédni-Iégorlik,  le  22/7  mars  191 8. 

Jusqu'ici  notre  petite  armée,  avançant  par  petits  bonds 
a  fait  le  vide  autour  d'elle.  La  fuite  la  plus  invraisem- 
blable de  très  forts  détachements  de  bolcheviks,  armés 
de  canons  et  de  mitrailleuses,  devant  nos  reconnaissances,  nous 
a  prouvé  que  ces  immenses  attroupements  de  quasi-soldats  ne 
sont  nullement,  en  face  de  nos  officiers  décidés,  un  danger, 
tant  que  nous  nous  trouvons  dans  les  steppes.  Partout  où  la 
■cavalerie  de  Guerchelinan  poussait  de  l'avant,  à  trente  kilo- 
mètres à  la  ronde,  on  attelait  les  batteries,  réquisitionnait  les 
chevaux  et  charrettes,  et  on  partait  comme  poursuivis  par  des 
démons. 

Désormais  cela  changera.  Nous  sommes  entourés  par  les 
multiples  lignes  de  chemin  de  fer  du  Caucase,  qui  serviront  à 
l'ennemi  à  transporter  ses  trains  blindés,  son  matériel  de 
guerre,  ses  armées.  Pour  effectuer  la  traversée  dos  voies  ferrées, 
il  faudra  éparpiller  encore  nos  forces,  afin  de  pouvoir,  au  fur 
et  à  mesure  que  nos  transports  passeront,  attaquer  les  lignes, 
faire  sauter  les  ponts,  réduire  les  peliles  garnisons  des  haltes, 
couper  les  fils  téléphoniques  et  télégraphiques. 

Espionnés  de  tous  côtés,  nous  devrons  sévir  avec  sévérité, 
-fiiin-  rcfficii   iiaitiii   li's  [)(i[iiilali()iis  [xiiii'  iniiiKiliiliscr  lc«  ini- 


230         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

mitiés.  Il  faudra  par  mille  artifices  tromper  l'ennemi  sur  la 
route  que  nous  prendrons,  et  sur  les  points  que  nous  choisi- 
rons pour  traverser  des  voies  ferrées  que  l'ennemi  battra  de 
ses  pièces  à  longue  portée.  Il  n'y  a  pas  que  les  cavaliers  qui 
devront  les  franchir,  il  y  aura  les  voitures  avec  l'or,  les  char- 
rettes avec  les  provisions,  les  voitures  d'ambulance  et  les  infir- 
mières. Et  à  mesure  que  notre,  troupe,  abandonnant  son 
magique  isolement,  découvrira  sa  faiblesse  à  un  ennemi  féroce 
et  attentif,  les  populations  ameutées  se  rangeront  de  son  côté. 

Je  ne  puis  partager  l'optimisme  de  Kornilof.  Je  crois  à 
l'incomparable  héroïsme  de  ses  camarades,  mais  je  ne  crois 
pas  que,  dans  le  malheur,  ils  soient  secourus  par  la  masse 
chaotique  du  peuple  russe,  dépourvue  d'idées,  et  alléchée  par 
une  anarchie  dont  elle  croit  encore  tirer  profit. 

J'ai  promis  au  colonel  Huchcr,  chef  de  la  mission  française 
à  Novo-Tcherkask,  de  porter  un  billet  pressant  à  son  chef, 
le  général  Tabouis,  à  Kief,  pour  lui  faire  connaître  le  danger 
dans  lequel  se  trouve  la  mission  qui  sera  bientôt  à  la  merci 
des  gardes  rouges  C).  D'autre  part,  j'espère  trouver  à  Kief  de 
nombreux  officiers  que  Kornilof  me  prie  de  lui  ramener  par 
la  mer  Noire. 

Il  est  convenu  que  je  resterai  en  arrière,  dans  une  charrette, 
et  me  laisserai  prendre  par  les  bolcheviks.  Pour  dépister  ceux- 
ci,  le  général  Alexeief  a  fait  fabriquer  un  certificat,  dont  voici 
la   traduction  : 

Chef  du  k^  Bureau 
de  l'Etat-Major 
de  V Armée  des  Volontaires. 

Le  22  février  1918. 

N°   287 
à  Srédni-légorlik. 

Le  correspondant  d'un  journal  néerlandais, 
D""  Grondijs  et  Paul  Alexandrovitcli  Demidof, 
arrêtés  par  l'état-major  de  l'Armée  de  Volon- 

(^)  Les  bolcheviks  avaient  intercepté  une  correspondance  prouvant 
les  excellentes  relations  que  le  frouvernement  français  entretenait  avec 
l'Armée  des  Volontaires.  A  l'entrée  des  rouges  en  la  ville  de  \ovo- 
Tcherkask,  les  officiers  français  furent  arrêtés  et  condamnés  à  mort 
par  le  comité   local,   mais  relâchés  par   ordre   de   Moscou. 


sous        I.     A        R     É     V     ()     L     U     T     I     O     N  231 

taircs,  sont  mis  r-n  lihirtô  et  autorisés  à  quit- 
ter le  secteur  occupé  par  l'Armée  de  Volon- 
taires, en  prenant  la  direction  qu'ils  choisi- 
ront. 

{Siijné)   Lieutenant-Colonel  Barkalof. 
Sous-chef  lieutenant  (signé)   :   Sorotchkine. 

Hier  très  tard,  l'officier  chargé  de  me  rcmetlrc  ce  document, 
me  conseilla  de  la  part  du  g-énéral  Alexéief  de  prendre  le  che- 
min de  Biéloglina. 

Ce  matin,  à  5  heures,  après  avoir  pris  congé  de  Guerchelman, 
lanovsky,  Kritski,  Fernior,  Apriélef  et  les  autres,  je  me  rends 
chez  le  comte  Sieu\vers,  où  une  petite  comédie  sera  jouée.  J'y 
trouve  la  petite  baronne  lîode,  Boris  Souvorine,  et  d'autres 
personnes  notoires.  Pendant  le  thé  du  matin,  nous  discourons 
sur  la  possibilité  d'échapper  aux  fureurs  de  la  populace,  sans 
doute  excitée  par  l'exécution  des  260  prisonniers  à  Srédni 
Jégorlik.  On  est  sceptique,  mais  puisque  chacun,  à  Kief,  à 
Kharkof,  à  Petrograd,  a  un  fds,  une  épouse,  un  ami,  auquel 
on  veut  adresser  un  salut,  peut-être  le  dernier,  tous  me 
chargent  de  lettres  ou  de  dépèches.  J'accepte,  mais  préviens 
que,  si  je  dois  être  fusillé,  l'argent  qu'on  me  confie  pour 
l'envoi  des  dépêches  servira  aux  menus  plaisirs  de  nos  ennemis. 

Six  heures  :  il  faut  partir.  On  me  serre  la  main.  Sieuwers  et 
un  autre  officier,  fusil  en  main,  me  prennent  rudement  par  le 
bras,  et  me  jettent  dans  la  charrette  que  j'ai  louée,  en  criant  : 
«  Allez-vous-en  immédiatement,  et  que  nous  ne  vous  revoyions 
plus.   » 

2.   —   Sauvé   par    un    commissaire    rolciievik. 

Vers  7  heures,  l'armée  des  volontaires  quitte  le  village,  pré- 
cédée par  un  essaim  d'éclaireurs.  Les  ailes  se  détachent  ;  à 
gauche  la  colonne  de  cavalerie  du  colonel  Baklaiiof,  à  droite 
celle  du  colonel  (Mierchelman.  Au  centre  les  non-condiattants, 
ambulances,  charrettes  à  provisions. 

Partout  se  dres.seut,  à  l'horizon,  les  silhouettes  de  nos 
hommes.  Demidof  et  moi,  nous  laissons  passer  les  cavaliers  — 


232         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

dont  plusieurs  me  reconnaissent  —  sans  nous  trahir,  pour  ne 
pas  donner  l'éveil  au  vieux  paysan  qui  nous  conduit. 

Après  une  marche  d'une  heure,  d'autres  cavaliers  appa- 
raissent à  l'horizon.  Les  nôtres  chargent,  ventre  à  terre,  et 
aussitôt  les  lointaines  silhouettes  s'évanouissent.  Le  colonel 
Baklanof  que  je  rencontre  bientôt,  à  la  tète  d'un  détachement, 
me  conseille  de  m'arrêter  en  plein  champ  et  d'attendre  la  nuit 
pour  franchir  les  lignes  ennemies.  Mais  je  crois  qu'il  vaut 
mieux  les  atteindre  pendant  qu'il  fait  encore  jour,  que  de 
risquer  dans  l'ohscurité  d'être  tué  par  les  sentinelles. 

Des  coups  de  feu  éclatent  partout.  Baklanof,  en  s'éloignant, 
me  crie  que  je  me  trouverai  bientôt  entre  les  lignes  de  tirail- 
leurs. Je  donne  l'ordre  d'arrêter  près  dune  meule  de  paille, 
au  milieu  d'un  immense  désert.  Trois  cavaliers  formant 
l'arrière-garde  de  la  colonne  Baklanof,  nous  dépassent.  Puis, 
un  officier  qui  revient,  seul,  d'une  reconnaissance,  me  salue, 
et,  en  galopant,  s'éloigne  pour  rejoindre  les  volontaires.  Et 
ensuite,  c'est  la  solitude. 

Après  une  heure  d'attente,  deux  petits  points  apparaissent, 
très  loin.  Notre  cocher  soutient  que  ce  sont  de  vieilles  femmes 
retournant  au  village  qu'elles  avaient  quitté  pendant  le  com- 
bat. Il  les  appelle  avec  des  gestes  suppliants,  en  agitant  son 
bonnet,  faisant  force  révérences,  et  en  leur  parlant,  comme 
pour  mieux  inspirer  ses  gestes  de  naturel  et  de  sincérité  : 
«  Pourquoi  ne  venez- vous  pas  ?  Mais  pourquoi  avez- vous  peur.»^ 
C'est  un  camarade,  un  ami  qui  vous  parle.  Nous  n'avons  pas 
d'armes,  babouchki.  Venez  donc,  venez!  » 

Les  silhouettes  fuient  d'abord,  puis  s'arrêtent,  et  se  dirigent 
lentement  vers  nous.  Après  une  demi-heure  de  pantomime 
entre  notre  paysan  et  les  arrivants,  ceux-ci  se  décident  fina- 
lement à  s'approcher.  Ce  sont  des  soldats  bolcheviks,  tenant 
.leurs  fusils  en  joue,  ce  qui  fait  sensiblement  diminuer  la  ten- 
dresse et  l'enthousiasme   qu'éprouvait  notre  paysan. 

Les  deux,  soldats,  auxquels  se  joignent  deux  autres,  surgis 
de  l'herbe,  nous  somment  de  lever  les  mains,  nous  fouillent, 
*t   nous   font  prisonniers.   L'un  d'eux  est  un   ancien  officier. 


SOIS        LA        R     É    V    O     L     I      T     I     O     N 


233 


servant  sous  les  ordres  d'un  soldat.  Après  avoir  examiné  mon 
passeport  diplomatique,  long  de  70  centimètres,  et  couvert  de 
visas,  il  s'excuse  d'avoir  voulu  ouvrir  le  feu  sur  nous  :  «  C'est 
votre  faute,  vous  êtes  habillés  en  cadets.  » 

Arrivés  près  d'une  petite  maison  de  garde,  à  proximité  de 
la  gare  Biéloglina,  nous  sommes  bientôt  entourés  par  des 
■ouvriers  et  gardes  rouges,  qui  quittent  les  tranchées  qu'on 
construit  parallèles  à  la  voie  ferrée.  Quoique  nous  portions  des 
vêtements  râpés  et  défraîchis,  notre  tenue  ne  semble  inspirer 
aucune  sympathie.  Partout  des  faces  défigurées  par  la  haine. 
Des  cris  :  «  Ce  sont  des  capitalistes,  tuez-les.  »  On  commence 
à  nous  pousser,  on  lève  le  poing.  Il  y  a  des  gens  armés,  et  il 
suffît  dans  ces  circonstances  d'un  premier  coup  de  poing  pour 
déchaîner  une  ruée  de  toute  la  bande.  L'ancien  lieutenant  de 
î 'armée  impériale  semble  éprouver  de  la  pitié  pour  nous  :  il 
nous  jette  dans  la  charrette,  et  nous  partons  accompagnés  des 
cris  menaçants  d'une  centaine  de  gardes  rouges  qui  nous 
suivent  d'abord,  puis  se  dispersent. 

A  la  gare  se  trouve  un  train  blindé  bolcheviste,  avec  un 
membre  de  l'état-major  du  groupe  d'armées  bolchevistes,  et 
c'est  vers  celui-là  qu'on  nous  conduit.  Nos  gardiens  nous 
séparent,  et,  en  examinant  notre  certificat,  clignent  de  l'œil. 
Tandis  que  Demidof  est  interrogé,  j'ai  le  temps  d'examiner 
ma  situation,  qui  commence  à  m'inspirer  des  inquiétudes.  J'ai 
en  poche  des  certificats  prouvant  ma  participation  aux  com- 
bats de  l'A.V.  et  que  je  tiens  à  conserver.  Si,  d'un  aiitre  cOté, 
on  les  découvre,  je  suis  sûr  d'être  immédiatenuMit  fusillé.  J'ai 
le  temps  de  les  détruire,  mais  je  préfère  courir  un  risque,  et 
conserver  les  papiers. 

Mes  gardiens,  en  me  conduisant  vers  leur  chef,  parlent  en 
riant  du  «  prisonnier  de  Kornilof  »,  et  je  me  crois  perdu.  Ils 
m'introduisent  aujM'ès  du  commissaire  Chostak.  C'est  un  jeune 
homme  de  viugt-lrois  ans,  bien  bâti,  de  type  isréalite,  aux 
yeux  vifs  et  inlelligents.  Il  a  été  en  Californie  pendant  la 
guerre,  parle  couramment  l'anglais,  et  send)l(>  lieunux  de 
rencontrer  un  él ranger.  Il  me  paraîJ  satisfait,  mais  non  dupi- 


234         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

du  conte  que  Demidof  et  moi  avons  imaginé.  Il  me  retint  pri- 
sonnier, dans  mon  intérêt:  en  quittant  le  train,  je  serais  mas- 
sacré! 

Je  réponds  que  je  dois  me  rendre  à  Kief,  etc. 

—  Vous  ne  le  pourriez  pas.  Les  voies  ferrées  entre  Torgo- 
vaia  et  Rostof,  Novo-Tcherkask  et  ïikhorietskaia  sont  coupées 
par  les  éclaireurs  de  Kornilof. 

—  Je  pourrais  prendre  un  traîneau. 

—,  Vous  n'iriez  pas  loin.  On  vous  tuerait  au  premier  vil- 
lage. Je  vous  donne  un  coupé  dans  mon  train.  Et,  puisque 
vous  êtes  resté  neutre  dans  la  guerre  civile,  vous  assisterez, 
en  témoin,  à  la  destruction  de  cette  petite  bande  {that  Utile 
bunch)   de  brigands. 

Un  officier,  rapportant  que  280  hommes,  pris  de  panique, 
viennent  de  quitter  la  ligne  de  défense  devant  Biéloglina, 
entre  essoufflé.  Chostak,  imperturbable,  ordonné  de  prendre 
23o  autres  soldats  à  la  gare  et  de  les  transporter  sur  la  ligne 
abandonnée.  A  mes  questions,  il  répond  qu'on  ne  peut  encore 
parler  de  formations  régulières.  On  est  obligé  de  prendre 
ho'mmes  et  chefs  au  hasard. 

3.  Un  COMMISSAIRE  BOLCHEVIK. 

Chostak,  Israélite  russe  de  Crimée,  a  gagné  les  Etats-Unis 
pendant  la  guerre,  probablement  pour  se  dispenser  du  service 
militaire.  Il  est  intelligent,  quoique  peu  instruit,  ambitieux, 
et  a  —  grâce  à  son  séjour  à  l'étranger  —  assez  bonne  façon. 
Il  est  remarquablement  sceptique  pour  son  âge,  n'a  aucune 
foi  dans  les  hommes,  et  adopte  les  idées  de  Trotsky,  sans  en 
être  pénétré. 

Il  hait  les  aristocrates,  et  méprise  le  peuple.  Il  a  l'ambition 
d'être  un  vrai  Russe,  et  prétend  travailler  pour  le  bien  du 
peuple.  Mais  il  manque  des  moyens  pour  se  laisser  comprendre 
d'eux.  Il  traite  officiers  et  soldats  avec  hauteur.  Les  gardes 
rouges  supportent  parfois  difficilement  ses  maladresses,  mais 
leur  méfiance  à  l'égard  des  classes  qui  les  avaient  dirigés  sous 


sous       LA       H     E     V    O     L    U    T    I    O    N 


235 


l'ancien  régime  les  livre  aux  «  persécutés)»  de  jadis  :  Polonais, 
Lettons,    Israélites. 

Ses  «  convictions  »  se  composent  de  sympathies  et  de  pen- 
chants  irraisonnés. 

Il  adore  les  États-Unis,  oii  il  a  trouvé  la  considération  que 
ses  compatriotes  lui  avaient  parfois  refusée.  Dans  ce  Nou- 
veau-Monde, d'une  si  effarante  simplicité,  il  a  appris  à  mépri- 
ser mille  facteurs  qui  constituent  la  richesse  des  véritables  civi- 
lisations. Comme  les  dizaines  de  milliers  de  révolutionnaires 
revenus  d'Amérique  dès  l'effondrement  de  l'ancien  régime,  il 
affecte  n'envisager  la  culture  russe,  si  magnifique  en  ses  débuts, 
et  si  pleine  do  promesses,  que  sous  l'aspect  économique  du 
conflit  entre  capital  çt  travail.  Le  dollar  le  hante  jusque  sur  les 
rives  de  la  Volga.  Toutes  les  questions  profondes  et  délicates, 
qui  se  rattachent  à  1?  religion,  les  vieilles  institutions,  les  usages 
et  anciennes  traditions,  à  la  vie  ancestrale  qui  prépare  l'avenir 
de  la  race,  il  s'en  moque,  et  il  refuse  hautainement  d'en  parler. 
Un  million  de  soviets,  voilà  le  remède,  composés  des  opprimés 
d'hier,  et  posant  en  un  clin  d'œil  les  bases  de  la  société  future. 

Il  a  une  confiance  excessive  en  cette  panacée  universelle 
qu'il  vante  de  sa  parole  trop  facile,  et  son  entourage,  com- 
plètement purgé  de  1'  «  intelliguentsia  »,  l'encourage  en  ses 
ambitions  démesurées.  Après  n'avoir  été  que  simple  artilleur 
sous  l'ancien  régime  —  selon  ses  dires  —  il  est  maintenant 
membre  du  grand  état-major  du  Caucase  du  Nord,  avec  droit 
de  veto  sur  les  décisions  du  commandement.  Trotsky  lui  a  en 
outre  confié  l'importante  mission  d'organiser  la  guerre  contre 
la  ((  contre-révolution  »  dans  les  gouvernements  du  Kouban, 
de  Tiersk  et  de  Stavropol,  et  d'y  introduire,  en  tontes  les 
communes  et  fonctions   sociales,   le  système  des  soviets. 

Les  forces  bolchevistes  se  composent  de  trois  groupes  : 

Les  détachements  révolutionnaires  des  grandes  villes  (Mos- 
cou, Petrograd,  Kronstadt). 

Les  anciens  soldats,  se  groupant  selon  leurs  anciennes  unités. 

Les  détachements  locaux,  rassemblés  et  commandés  par  des 
soviets  locaux. 


236         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Les  derniers,  beaucoup  plus  nombreux  que  les  autres, 
obéissent  à  leurs  états-majors,  tant  qu'ils  sont  hors  de  danger. 

La  tâche  de  Chostak  et  de  ses  camarades  est  de  coordonner 
toutes  ces  masses  informes  dont  les  différents  groupes 
échappent  continuellement  à  l'autorité  centrale. 

Il  faut  à  Chostak  toute  la  souplesse  naturelle  de  son  intel- 
ligence, pour  imposer  son  autorité  à  des  gens  pour  qui  la 
révolution  signifie  n'en  plus  reconnaître  aucune.  Contre  son 
prestige,  si  peu  motivé,  s'élèvent  continuellement  les  écha- 
faudages d'autres  ambitions.  Isolé,  et  ne  disposant  pour  toui 
instrument  que  du  certificat  que  Trotsky  a  signé,  il  oppose  à 
ses  concurrents  la  méfiance  du  bas-peuple.  Les  règlements 
étant  abolis,  et  ne  pouvant  se  baser  sur  aucune  loi,  il  punit 
la  désobéissance  par  le  soupçon. 

J'ai  été  deux  fois  témoin  de  scènes  où  il  employa  cette  arme 
formidable.  Un  jeune  ambitieux  qui  protesta  contre  une  de 
ses  décisions  fut  arrêté  sur  un  ordre  de  Chostak,  qui  affecta  de 
ne  pas  même  le  remarquer  :  ((  Arrêtez-le,  c'est  un  provoca- 
teur !  » 

L'homme  essaya  de  se  défendre,  mais  ne  put  détruire  le 
soupçon  qui,  chez  ces  soldats  poltrons  et  excités,  équivaut  h 
une  condamnation. 

4.    La    POURSUITE    DE    l'arMÉE    des   VOLONTAIRES. 

Biéloglina,    le    28/8    mars. 

L'exécution  des  260  prisonniers  par  les  Kornilovtzi  a  produit 
le  plus  grand  effet.  Chostak  en  parle  en  termes  mélodrama- 
tiques. On  a  évidemment  peur.  Les  soldats  rouges  ne  veulent 
sortir  de  leurs  retranchements  qu'en  masses  compactes. 

Chostak  se  plaint  qu'on  ne  voit  de  l'armée  des  volontaires 
que  la  cavalerie,  dont  la  renommée  exagère  l'importance. 
L'état-major  bolcheviste  croit  à  une  force  de  8.000  hommes  à 
pied,  de  3. 000  cavaliers,  de  8  canons  et  d'un  nombre  immense 
de  mitrailleuses.  Il  n'y  a  que  les  canons  qui  ont  été  exactement 
comptés  par  les  espions  ou  les  villageois. 


sous       LA       K    ÉVOLUTION  237 

En  réalilc,  l'infank'rie  de  Koriiilof  ne  complo  (ju'cnviron 
3.000  hommes  que  couvrent  de  petits  groupes  de  60  à  80  cava- 
liers, sous  le»  colonels  Baklanof,  Cucrchelnian,  etc.  Ceux-ci 
sont  entourés  de  petits  «  raziezds  »  de  3  à  10  hommes,  tou- 
jours en  mouvement,  se  dispersant  avec  un  incroyable  mépris 
du  danger,  pour  aller  en  reconnaissance,  se  rassemblant  à 
nouveau  pour  exécuter  un  coup  de  main,  et  —  si  l'ennemi  se 
montre  —  avertissant  le  gros  de  leur  détachement  qui  accourt 
pour  attaquer  à  la  lance  la  cavalerie  ennemie,  et  enveloppant 
ainsi  l'armée  de  volontaires  d'un  rideau  agité,  cachant  ses 
moindres  mouvements. 

Chostak  attend  toute  la  journée  la  traversée  des  Kornilovtzi 
à  un  endroit  de  la  voie  ferrée  qu'ils  n'ont  jamais  pensé  franchir. 

Pokrovka,  le  20/10  mars. 

A  9  heures  du  matin,  notre  train  blindé,  suivi  de  quatre 
trains  remplis  de  soldais  bolchevistes  et  ornés  de  drapeaux 
rouges,  entre  au  village  Pokrovka  dont  les  habitants  ont  me- 
nacé des  bolcheviks  qui  auraient  voulu  s'opposer  au  passage 
des  Kornilovtzi.  Deux  généraux  que  Kornilof  a  envoyés  pressent 
actuellement  un  bataillon  d'ancienne  formation  de  se  joindre 
à  l'A.V. 

Sur  la  voie  ferrée  qui  tourne  près  du  village,  les  quatre 
trains  de  l'armée  rouge  sont  visibles,  et  Chostak  me  les  montre 
avec  fierté.  Il  envoie  aux  villageois  le  message  suivant  : 

(c  Au  nom  de  la  révolution,  je  vous  donne  une  demi-heure 
pour  livrer  vos  armes.  Pas  de  paroles  inutiles.  Si  vous  n'obéis- 
sez pas,  nous  bombarderons  votre  village.  » 

Les  cloches  de  l'unique  église  sonnent  à  toute  volée,  pour 
rassembler  les  habitants.  Les  soldats  rouges  manifestent 
quelque  désir  de  s'élancer  dans  le  village  pour  arrêter  les  oflî- 
ciers.  Mais  Chostak,  ne  voulant  pas  risquer  sa  vie  avec  des 
soldats  si  peu  sûrs,  préfère  l'arme  de  la  terreur. 

A    10  heures,   un  premier  obus  explose  près  de  la   maison 


238         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

qu'on  disait  habitée  par  les  généraux.  Un  quart  d'heure  après, 
les  délégués  du  régiment  viennent  offrir  leur  soumission, 
8  mitrailleuses  et  leurs  fusils.  Ils  ont  l'air  martial  et  gardent 
l'attitude  de  soldats  d'ancien  régime.  Les  deux  généraux  et 
tous  les  officiers  se  sont  enfuis  à  cheval,  après  avoir  vainement 
tenté  de  les  persuader  de  les  suivre. 

Après-midi,  à  4  heures. 

Chostak  continue  la  campagne  contre  Kornilof.  Nous  venons 
à  peine  d'arriver  à  une  petite  halte,  Porochinskaia,  quand 
nous  entendons  des  cris  :  «  Arrêtez  le  train  tout  de  suite  !  n , 

Sa  marche  ralentit,  et  nous  courons  aux  portières.  Deux 
cavaliers  s'éloignent  au  galop.  Les  fils  téléphoniques  et  télé- 
graphiques pendent,  coupés,  aux  poteaux.  La  section  de  rouges 
qui  occupe  la  halte,  ayant  cru  que  ces  cavaliers  étaient  des 
bolcheviks  poursuivant  des  cadets,  ils  en  ont  profité  pour 
s'enfuir.  Un  petit  sac  de  cartouches  de  dynamite  abandonne 
sur  les  rails  témoigne  qu'ils  avaient  l'intention  de  faire  sauter 
notre   train. 

Sur  la  crête,  à  2  kilomètres  de  distance,  nous  apercevons 
un  groupe  de  cavaliers  qui  galopent  parallèlement  à  la  voie  : 
ce  sont  probablement  ceux  de  Baklanof. 

Chostak  est  encore  occupé  à  commenter  l'événement,  quand 
nous  entendons  des  cris  :  «  On  les  bat,  on  va  les  tuer  !  »  Sans 
savoir  de  quoi  il  s'agit.  Ghostak  s'élance  hors  du  train,  en 
criant  : 

«  Je  ne  veux  pas  qu'on  les  batte,  je  défends  qu'on  les  tue  !  » 

Ce  sont  deux  cosaques  non  armés,  que  les  rouges  ont  pris,  et 
dont  le  crime  consiste  à  habiter  un  village  que  les  Kornilovtsi 
viennent  de  quitter.  Ils  auraient  été  mis  en  pièces,  sans  l'inter- 
vention de  (vhostak. 

Tikhoriètskaia ,  le  26/9  mars. 

Revenus  à  Tikhoriètskaia,  où  réside  Avtonomof,  comman- 
dant le  groupe  du  Caucase  du  Nord,  pour  chercher  des  ordres. 


socs       LA 


RÉVOLUTION  239 


Chostak,  commandant  l'échelon,  et  Lougovtsof,  commandant 
le  train  blindé,  sont  obligés  par  l'état-major  de  retourner  et 
de  s'opposer  à  la  traversée  du  chemin  de  fer  Tikhoriètskaia- 
Rostof,  que  Kornilof  semble  méditer. 

Le  départ,  fixé  à  6  heures  du  matin,  ne  s'effectue  qu'à  midi  : 
les  soldats  ont  refusé  de  partir  avant  d'avoir  rempli  leurs 
wagons  d'une  immense  quantité  de  boîtes  de  conserves,  qu'ils 
viennent  de  découvrir. 

Chostak,  devant  une  carte,  dite  «  de  2  verstes  »,  expose  ses 
théories  stratégiques  à  des  soldats  qu'il  remplit  d'admiration. 
A  chaque  instant,  des  gardes  rouges,  qui  se  trouvent  dans  un 
incroyable  état  de  nervosité,  font  invasion  dans  son  coupé, 
pour  l'interroger  sur  ses  plans,  qu'ils  critiquent  d'un  ton  rogue. 
Imperturbable,  Chostak  répond,  de  sa  voix  indifférente,  et  les 
soldats  se  retirent  chaque  fois,  comme  des  chiens  battus. 

Les  deux  fois,  que  je  suis  sorti  aujourd'hui  du  train,  pour 
me  promener  à  la  gare,  j'ai  été  arrêté,  et  ramené  chez  Chostak, 
qui  me  conseille  de  ne  plus  quitter  mon  coupé. 

Dans  toutes  les  gares,  les  appareils  de  téléphone  ont  été  enle- 
vés par  la  cavalerie  de  Kornilof.  Je  vois  presque  continuelle- 
ment ses  éclaireurs  au  loin,  guettant  la  voie.  La  proximité 
des  volontaires  semble  galvaniser  les  fonctionnaires  aux  gares, 
qui  visiblement  sabotent  les  ordres  que  Chostak  leur  donne. 
Nous  approchons  du  Kouban. 

Léouchkovskaia ,  d  hciu'cs  3o. 
Nous  voyons  au  loin  un  grand  nombre  de  cavaliers  ennemis, 
immobiles,  guettant  nos  trains.  Se  préparent-ils  pour  une  ma- 
nœuvre .»  Toutefois,  les  soldats  rouges,  frappés  de  peur,  et  so 
cachant  derrière  le  train  blindé,  ouvrent  un  feu  de  fusils  et  de 
mitrailleuses,  à  une  distance  de  3  kilomètres.  Chostak.  furieux, 
crie  de  cesser  cette  stupide  dépense  inutile  de  cartouches,  mais 
personne  n'obéit.  Le  feu  ralentit,  quand,  tout  prt»s  de  nous, 
une  huitaine  d'hommes  sélancenl  sur  nous.  La  fusillade 
recommence  de  plus  belle.  Après  (pielques  instants,  ils  repa- 
raissent d'un  autre  c(jté  :  ce  sont  des  éclaireurs  bolchevisles. 


240         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Le  soir,  à  5  heures  3o. 

On  apprend  à  Chostak  que  Kornilof  se  trouve  à  Léouch- 
kovskaia.  Tout  le  monde  s'excite.  Le  détachement  que  Chostak 
commande,  et  qui  compte  quelques  milliers  d'hommes,  veut 
cerner  l'A.V.,  fusiller  tous  ses  membres,  etc.  Mais  les  trains  de 
renfort  que  l'état-major  avait  promis  ne  sont  pas  arrivés,  et 
Chostak  n'a  nulle  envie  de  courir  des  risques. 

A  ce  moment  s'élève  un  terrible  tumulte.  Les  soldats  en- 
tourent, furibonds,  un  paysan  qu'ils  menacent  de  mort.  Puis- 
qu'il venait  de  nous  rejoindre  par  la  voie,  on  lui  avait  demandé 
si  les  rails  étaient  en  bon  état,  et  il  avait  répondu  affirmati- 
vement. Il  paraît,  cependant  qu'ils  ont  été  brisés  par  de  faibles 
charges  de  dynamite,  légèrem'^nt,  mais  suffisamment  pour 
faire  dérailler  les  trains.  Chostak,  considérant  que  sa  culpabi- 
lité n'est  pas  prouvée,  lui  donne  asile  dans  son  wagon. 

Soir,   7   heures. 

On  rapporte  que  Kornilof  vient  d'échapper  sans  pertes,  et 
que  seule  une  faible  arrière-garde  se  trouve  encore  au  village. 
Chostak,  furieux,  accuse  de  haute  voix  son  état-major  d'avoir 
saboté  sa  victoire.  Les  soldats  menacent  de  mettre  le  quartier 
général  de  Tikhoriètskaia  à  sac.  Le  bruit  que  de  nombreux 
détachements  rouges  approchent  par  la  plaine  fournit  à 
Chostak  et  à  ses  soldats,  furieux  et  satisfaits,  le  dernier  prétexte 
pour  retrouver  Tikhoriètskaia. 


5.   —   Un   état-major  en   fuite. 

La  situation  a  Tikhoriètsk^aia. 

Tikhoretskaia,  le  27/12  mars  19 18. 
L'A.V.    vient    de    franchir   le   chemin    de   fer,    sans   pertes. 
L'arrière-garde,    composée    de    3oo    hommes,    et    attardée    à 
Léouchovskaia,    a    été    entourée    par    les    2.000    rouges    que 


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sous       LA       REVOLUTION 


241 


Avtonomof  y  avait  expédiés,  et  qui,  grâce  à  l'obscurité,  avaient 
pu  se  glisser  entre  les  maisons.  Les  Kornilovtsi  se  sont  barri- 
cadés, à  raison  de  lo  à  i5  hommes  par  maison,  résolus  à 
défendre  chèrement  leur  vie.  C'est  à  ce  moment  que  les  rouges, 
fatigués  par  leur  marche,  se  sont  sentis  «  impuissants  à  rien 
•entreprendre  »  et  que  les  Kornilovtsi  ont  pu  échapper  sans 
avoir  perdu  un  seul  homme. 

Le  malin,  à  lo  heures. 

Les  soldats  ont  entouré  et  attaqué  le  train  qu'habite  Avtono- 
mof avec  son  état-major.  Avtonomof  se  trouve  par  hasard  au 
JNord,  en  voyage  d'inspection.  Le  chef  d'état-major,  Ivanof, 
a  eu  tout  juste  le  temps  de  sauter  dans  un  train  de  voyageurs, 
•et  ne  s'arrêtera  qu'à  Armavir.  D'autres  membres  de  l'état- 
major  se  sont  enfuis  et  se  cachent  au  village.  Trois  dii  minores 
ont 'été  battus  sans  pitié,  et  doivent  s'aliter. 

Le  nombre  des  troupes  amassées  à  Tikhoriètskaia  dépasse 
20.000  hommes.  Après  avoir  signé  un  contrat  pour  six  mois, 
ils  reçoivent  des  vêtements,  un  salaire,  la  nourriture.  Aujour- 
d'hui on  annonce  un  nouveau  décret  du  gouvernement  :  Seuls 
toucheront  leur  solde,  ceux  qui  auront  rejoint  leur  unité.  Cela 
ne  les  empêche  nullement  de  rester  chez  eux,  les  jours  de 
-combat. 

Aussi  le  nombre  de  combattants  est-il  faible,  comparé  avec 
■celui  des  fusils  que  le  gouvernement  soviétiste  a  distribués. 
Selon  Chostak,  on  trouverait  au  Kouban  aSo.ooo  hommes 
armés  contre  TA.  V.,  au  gouvernement  de  Térek  200.000,  dans 
le  Daghestan  100.000  et  dans  celui  de  Stavropol  i5o.ooo. 

On  attend  ici  l'arrivée  de  troupes  plus  sérieuses  :  quelques 
régiments  de  Lettons,  qui,  pour  le  moment,  occupent  encore 
la  gare  et  les  environs  de  Rostof.  Chassés  de  Riga  par  l'approche 
des  Allemands  qu'ils  détestent  presque  autant  que  les  tsaristes, 
ils  se  sont  voués  au  service  du  gouvernement  soviétiste,  sans 
être  pour  cela  bolcheviks  convaincus,  mais  surtout  alléchés 
par  la  position  privilégiée  que  Moscou  leur  accorde.  Voici  une 
-anecdote  qui  les  caractérise  : 

16 


242  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Ayant  appris  qu'une  stanitsa,  près  de  Novo-Tcherkask,  ma- 
nifestait des  sympathies  •  pour  Kornilof,  quelques  ofTiciers  et 
soldats  lettons,  déguisés  en  officiers  russes,  s'y  sont  rendus, 
alléguant  vouloir  recruter  les  cosaques  pour  Kornilof.  Un 
nombre  de  cosaques,  confiants  et  séduits  par  les  conditions 
qu'on  leur  offrait,  se  rendirent  à  un  endroit  convenu  où  on 
leur  remettrait  armes  et  argent.  Ils  y  furent  encerclés  et 
fusillés  par  un  bataillon  de  Lettons,  en  embuscade. 


6.  —  Psychologie  des  massacres  dits  bolchevistes. 

Tikhoriètskaia,   le    27/10   mars. 

J'avais  été  frappé,  en  Russie,  bien  avant  la  révolution,  par 
la  dislance  qui  sépare  la  classe  «  intelligente  »  formant  à  peine 
un  pour  cent  du  peuple,  de  la  grande  masse.  Les  grands 
hommes  russes,  hommes  politiques,  écrivains,  compositeurs, 
peintres,  généraux,  appartiennent  presque  exclusivement  à  la 
noblesse,  dont  le  type  se  distingue  tellement  de  celui  des 
couches  inférieures  de  la  société,  qu'on  pourrait  presque  par- 
ler de  deux  races  différentes,  séparées  par  un  gouffre  à  peine 
franchissable.  Le  prestige  de  1'  «  intelliguentsia  »  était  si  natu- 
rellement fondé  dans  ses  qualités,  le  peuple  admettait  si  aisé- 
ment son  autorité,  qu'elle  se  trouva  complètement  isolée,  au 
jour  que  la  révolution  éclata,  et  en  butte  à  toutes  les  persécu- 
tions après  la  proclamation  de  Radek  C). 

Depuis  que  même  la  petite  bourgeoisie  se  cache,  on  peut 
voyager  en  Russie  pendant  des  semaines,  sans  voir  une  seule 
face  intelligente.  De  tout  côté,  les  paysans  accourent  pour 
voir  «  la  révolution  passer  ».  Ils  ont  suspendu  leur  travail,  et 
se  promènent  pendant  des  jours  entiers  autour  des  drapeaux 
rouges  dans  les  gares.  Retombés  dans  l'anarchie,  ils  montrent 
la  faible  volonté  et  la  faible  intelligence  des  sauvages,  la  bouche 
toujours  frémissante  et  mi-ouverte,  les  yeux  lents  et  incertains. 


(^)    Chaque    aristocrate,     chaque    bourgeois    est    contre-révolution- 
naire, ou  peut   le  tuer. 


sous       LA       K    É    V    O    L    U     I     I    O    N  243 

A  chaque  moment  les  mouvements  de  la  ligure  suivent  ceux  de 
lame.  A  l'observateur  qui  passe,  et  dont  ils  ne  se  savent  pas 
observés,  ils  présentent  un  curieux  objet  d'études.  L'incohé- 
rence de  la  vie  intérieure,  qui  est  la  même  chez  tous  les  êtres 
humains,  et  qui  ferait  parfois  désespérer  de  l'existence  de  l'âme, 
est  ici  moins  dissimulée.  Leur  physionomie  est  transparente,  et 
ils  n'en  sont  pas  encore  arrivés  à  cette  hypocrisie  qui  est  le  com- 
mencement de  chaque  civilisation.  Ils  reprochent  aux  classes  su- 
périeures ces  raffinements  qu'ils  semblaient  auparavant  vénérer 
d'une  façon  si  exagérée.  Mais  le  respect  de  jadis  et  la  haine  d'au- 
jourd'hui s'expliquent  par  la  même  infériorité  inguérissable. 
On  peut  s'habiller  de  leurs  vêtements,  on  peut  essayer  de  copier 
leurs  habitudes,  mais  rien  n'y  fait.  Votre  manière  de  vous 
asseoir,  de  lever  la  tête,  de  porter  le  verre  aux  lèvres,  et  jus- 
qu'à votre  bienveillance  à  leur  égard  vous  trahit.  Partout  vous 
trouvez  ces  faces  bestiales,  qui  vous  interrogent  et  vous 
soupçonnent.  On  vous  pose  des  questions  adroites,  on  vous 
aborde  par  interruptions  brutales,  derrière  lesquelles  apparaît 
la  férocité  de  panthères  auxquelles  on  a  donné  le  goût  du  sang. 

Ce  matin,  nous  trouvons  près  de  la  gare  le  cadavre  d'un 
homme  en  vêtements  d'ouvrier,  percé  de  balles.  Il  sortait  hier 
d'un  train  venant  du  Sud.  Frappés  par  sa  bonne  mine,  des 
gardes  rouges  lui  demandèrent  son  passeport.  Il  exhiba  un  cer- 
tificat —  probablement  faux  —  de  chasseur  à  pi^d  d'un  régi- 
ment du  front  caucasien.  Mais  les  soldats  et  les  ouvriers  qui 
l'avaient  dénoncé  regardèrent  d'un  air  incrédule  sa  taille 
élancée,  son  beau  port  de  têle,  ses  traits  bien  couj)és.  L'un 
d'eux  cria,   en  ricanant  :   ((  Montrez  vos  mains  !  » 

Cinq  minutes  après,  il  tomba  devant  le  mur  ensoleillé  où 
nous  l'avons  trouvé. 

J'en  parle  à  Chostak,  qui  me  remet  un  petit  paqu.t  de  passe- 
ports et  de  rapports  signés  d'un  comité  révolutionnaire,  au 
sujet  du  massacre  d'un  délachenienl  sanitaire  i)ar  des  paysans 
et  gardes  rouges.  En  feuilletant  les  documents,  je  nie  rappelle 


244         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

les  victimes  :  deux  jeunes  sœurs  de  la  Croix-Rouge  que  j'avais 
rencontrées  à  la  gare  de  Novo-Tcherkask,  où  elles  dirigeaient 
un  détachement  de  la  Croix-Rouge.  Dès  que  leur  tâche  auprès 
de  l'A.V.  fut  terminée,  elles  partirent  avec  le  docteur  et  les  am- 
bulanciers, jjour  regagner  Tsaritsine  et  ensuite  Moscou.  A  la 
gare  Tsélina,  les  gardes  rouges  les  arrêtèrent  et  les  transpor- 
tèrent au  village  Pétchanokovski,  où  siégeait  un  comité  révolu- 
tionnaire. L'état-major  rouge  de  Biéloglina  apprit  leur  arresta- 
tion et  envoya  quelques  soldats  pour  chercher  les  inculpés.  Dès 
qu'ils  sortirent  de  la  prison,  la  foule,  composée  d'ouvriers,  de 
paysans  et  d'anciens  soldats,  se  rua  sur  eux.  Les  malheureux 
coururent  pour  sauver  leur  vie,  poursuivis  par  une  foule  en 
fureur,  qui  les  abattit  avec  sabres,  bâtons,  faux. 

En  écrivant  ces  lignes,  j'ai  sous  les  yeux  carnets  et  certificats 
des  quinze  personnes  qui  trouvèrent  la  mort  à  cette  occasion. 
Les  jeunes  filles  étaient  les  demoiselles  Ossipova,  Russe,  19  ans, 
deux  fois  médaillée  pour  bravoure  au  front,  et  Zaniouta,  Polo- 
naise, 18  ans.  Que  Dieu  ait  pitié  de  leurs  pauvres  âmes  ! 

Les  dernières  nouvelles  venues  de  Novo-Tcherkask  confirment 
les  dispositions  féroces  de  la  populace.  Les  gardes  rouges, 
entrés  dans  cette  ville,  en  compagnie  des  cosaques  du  colonel 
Goloubief,  ont  immédiatement  commencé  à  fusiller  les  offî- 
oiers  qui,  n'ayant  pas  voulu  se  joindre  à  nous,  étaient  restés  en 
ville.  5oo  ont  été  tués,  près  de  la  gare,  1.700  autres  ont  été 
écroués  par  les  cosaques,  puis  relâcliés,  et  placés  sous  une 
étroite  surveillance. 

Je  demande  à  Chostak  si  ces  massacres  sont  commis  sur  ordre 
du  Comité  exécutif  de  Moscou.  Il  me  montre,  en  réponse,  la 
copie  d'un  rapport  sur  les  meurtres  d'Astrakhan,  que  son  état- 
major  avait  envoyé,  par  dépêche,   à  Trotsky. 

Comme  partout  ailleurs,  le  parti  «  cadet  »  d'Astrakhan  a  dû 
quitter  la  ville,  n'ayant  pas  d'artillerie  à  opposer  à  celle  des 
bolcheviks,  et  ne  voulant  pas  inutilement  exposer  les  habitants. 
En   entrant,    les  gardes   rouges  ont  massacré,   en  pleine  rue, 


sous       LA       RÉVOLUTION  245 

dans  les  maisons  ou  devant  les  prisons,  6.000  bourgeois,  parmi 
lesquels  même  les  élèves  des  gymnases. 

Notre  état-major  s'est  souvent  plaint  en  haut  lieu  de  sem- 
blables assassinats  inutiles,  mais  n'a  jamais  reçu  aucune  ré- 
ponse. Il  semble  que  Trotsky  n'ait  jamais  donné  l'ordre 
d'exterminer  les  bourgeois.  Mais  il  ne  s'est  pas  non  plus  opposé 
aux  articles  de  la  presse  oiïiciellc  exigeant  l'attifude  la  plus 
inexorable  à  l'égard  de  cette  classe  haïe.  Jamais  non  plus  un 
blâme  aux   auteurs.    Chostak   a   l'impression   qu'on    se   réjouit 


(^)  On  a  parfois  cherché  dans  ces  massacres  la  preuve  de  je  ne  sais 
quelle  cruauté  asiatique.  C'est  avoir  la  mémoire  bien  courte.  Les  atro- 
cités sont  essentielles  à  toutes  les  révolutions,  et  l'Occident  n'a  eu 
dans  ses  meurtres  que  la  supériorité  de  la  méthode.  Je  doute  même 
que  Lénine  ou  Trotsky  —  qui  ont  préféré  laisser  agir  —  aient  donné 
à  leurs  commissaires  des  prescriptions  semblables  à  l'ordre  de  la  Con- 
vention du  19  janvier  179^,  chargeant  le  général  Turreau  d'organiser 
douze  colonnes  afin  d'exterminer  en  Vendée  tous  les  «brigands», 
leurs  femmes,  leurs  filles  et  leurs  enfants,  sans  épargner  les  personnes 
simplement  suspectes,  et  de  livrer  aux  flammes  tout  ce  qui  peut  être 
brûlé,  villages,  métairies,  bois,  genêts,  etc.  Le  général  écrit  le  19  ger- 
minal an  II  :  «  Mareuil-sur-Lay  en  ce  moment  brûle.  Vive  la  Répu- 
blique. Les  brigands  se  multiplient  ;  tant  pis  et  tant  mieux,  plus  de 
coquins,  plus  de  scélérats  à  détruire  et  la  terre  sera  purgée.  » 

Sur  la  paroisse  de  Beaufon  les  colonnes  passèrent  et  repassèrent 
treize  fois.  Elles  trouvèrent  un  plaisir  diabolique  à  torturer  et  à  assas- 
siner les  pauvres  gens  qui  s'étaient  repris  à  la  joie  d'espérer.  Quinze 
cents  femmes,  enfants,  vieillards,  amenés  d'Anjou,  par  les  colonnes 
de  Turreau,  furent  fusillés  à  Tiffauges,  ayant  marché  plusieurs  jours, 
dans  l'accablement  de  la  faim,  et  la  rage  impuisanfe  des  insultes  su- 
bies. 

Aux  Épcsses  et  à  Montournais,  des  vieillards  et  des  enfants  à  la  ma- 
melle avaient  été  grillés  dans  des  fours  ou  égorgés  après  des  raffine- 
ments de  cruauté.  Aux  Herbiers,  des  enfants  avaient  été  tirés  du  sein 
de  leurs  mères  et  portés,  palpitants,  au  bout  des  baïonnettes.  Les 
femmes  et  filles  avaient  été  souillées  ;  beaucoup  d'entre  elles  gardaient 
les  stigmates  indélébiles  des  maladies  honteuses  dont  étaient  rongées 
les  brutes  des  colonnes  incendiaires.  Voir  Gabory,  Napoléon  et  la 
Vendée.) 

Quant  aux  atrocités  populaires,  il  est  doiileux  que  la  feiiuue  russe  y 
ait  participé  comme  la  femme  du  bas-peuple  parisien,  qu'on  a  vue 
porter,  en  manière  de  bouquet  au  corsage,  une  oreille  sanglante  pi- 
quée d'une  épingle,  pour  ne  mentioner  que  ce  fait  typique. 

Le  supplice  de  Marie  Grcdcler  par  les  massacreurs  de  se|itembre 
(après  l'avoir  liée  au  poteau,  des  raffinés  lui  tailladèrent  la  poitrine  à 
coups  de  sabre,  lui  clouèrent  les  pieds  au  sol  et  allumèrent  entre  ses 
jambes  un  feu  de  paille,  ("voir  Lenôtre  :  I.r  Irilniiuil  rérnlrlli,)nnnir<'^, 
reste  toujours  le  modèle  du  genre. 


246         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

à  Moscou  d'exécutions  automatiques  dispensant  les  autorités 
soviétiques  d'en  accepter  la  responsabilité  par  des  décrets 
signés. 

Les  prisonniers  qu'on  conduit  à.  1  etat-major  sont  presque 
toujours  écroués.  Et  aux  jours  où  le  prestige  d'Avtonomof 
faiblit,  les  gardes  rouges  en  profitent  pour  les  fusiller.  Parmi 
les  officiers  qu'on  avait  amenés  à  Tikhoriètskaia,  le  plus  notable 
fut  le  colonel  Polkovnikof.  L'ancien  aide  de  camp  de  Kérenski 
avait  organisé,  en  décembre  191 7,  un  détachement  composé 
de  propriétaires  du  Don,  surtout  provenant  des  zimovniki  spo- 
liés par  les  bolcheviks.  Détesté  autant  des  cadets  que  des  bol- 
cheviks, —  c'est  le  sort  habituel  des  modérés,  —  il  a  fait  bra- 
vement la  guerre  à  lui  seul.  Captivé  par  les  rouges  à  Sofro- 
nove,  il  a  été  rélégué  à  Tikhoriètskaia  et  mis  sous  les  verrous, 
quoique  convenablement  traité.  Il  ne  se  plaignit  à  Chostak  que 
du  manque  de  vêtements  propres.  Pendant  la  dernière  scène 
tumultueuse,  il  a  été  enlevé  par  les  gardes  rouges  et  massacré 
à  Rostof. 

7.   —  Villages  armés  jusqu'aux  dents. 

Tikhoriètskaia,    le    i/iA    mars. 

Chostak  a  reçu  un  ordre  de  se  rendre  à  Tsaritsine,  pour 
régler  la  liaison  de  l'état-major  avec  les  comités  révolutionnai- 
res des  villes.  Aujourd'hui,  les  chemins  de  fer,  partout  coupés 
par  les  petits  détachements  de  partisans  que  Kornilof  a  laissés 
dans  la  région,  ont  été  remis  en  état.  Il  partira  ce  soir,  dans 
son  train  blindé,  armé  jusqu'aux  dents. 

Il  vient  d'arriver  de  l'ancien  front  caucasien  un  régiment,  ou 
ce  qu'il  en  reste,  muni  d'une  vingtaine  de  mitrailleuses  et  d'une 
batterie  de  six  pièces  de  campagne.  Au  nom  de  l'état-major 
d'Avtonomof,  Chostak  est  allé  les  sommer  de  laisser  leurs 
armes,  dont  ils  n'auront  nullement  besoin,  à  la  disposition  de 
l'état-major  pour  la  guerre  contre  ((  la  bande  de  brigands 
contre-révolutionnaires  ». 


sous       LA       RÉVOLUTION 


247 


Les  soldats  considèrent  les  canons  et  niilraillenses  comme 
leur  propriété  collective.  Gagnés  à  la  révolution  par  l'encou- 
ragement à  la  désobéissance  aux  étals-majors,  ils  se  sont  mis 
subitement  en  colère,  à  la  seule  idée  de  pouvoir  être  contraints 
à  quoi  que  ce  fût.  Ils  ont  entouré  Chostak,  lui  ont  appuyé  la 
bouche  d'un  revolver  sur  le  front,  en  criant  :  ((  Si  tu  dis  encore 
un  mot,  tu  es  mort  !  »  Chostak,  battu,  s'est  retiré,  impuissant 
et  furieux. 

Les  soldats  viennent  donc  de  continuer  leur  voyage  vers  le 
pays  natal  où  ils  mettront  la  batterie  en  position  devant  le 
siège  du  Comité  révolutionnaire,  (pii  aura  ainsi  le  moyen 
d'imposer  sa  volonté  aux  villages  environnants.  Le  système 
d'autonomie  des  petites  communes  et  de  toutes  autres  cellules 
sociales  marque  le  terme  de  la  doctrine  socialiste-révolution- 
naire. La  savante  propagande  de  ses  avocats  malicieux  ou  illu- 
minés, n'a  fait  ni  fera  que  détruire  les  principes  de  cohésion. 
Elle  a  divisé  la  Russie  en  un  nombre  immense  de  petites  Répu- 
bliques qu'aucun  lien  n'unit.  Comment  coordonner  ou  cimen- 
ter ces  grains  de  sable  ?  L'unique  remède  —  universellement 
désapprouvé  —  sera  la  reconstruction  d'un  impitoyable  pou- 
voir central.  Déjà,  pour  réquisitionner  et  transporter  les  pro- 
duits du  pays,  le  Conseil  de  commissaires  de  Moscou  est 
obligé  de  recourir  à  de  terribles  expéditions  armées,  dont  les 
exploits,  d'ailleurs  nécessaires  au  maintien  du  régime  actuel, 
font  regretter  l'ancien  régime  qui,  même  dans  ses  pires  excès, 
semble  maintenant  doux  et  paternel. 

8.  —  Chantage  de  commissaires. 
Attaque  de  détachement. 

Tsaritsine,   le   /1/17   mars    1918. 
A  mon  étonnement,  je  vois  dans  celte  ville  de  commerçants 
les  trottoirs  remplis  de  gens  convenablement  habillés,  de  mili- 
taires qu'on   reconnaît  —  sans   qu'ils   portent  les  insignes  de 
leur  »rade  —  pour  des  officiers,   de   inardiauds   bien   nourris, 


248         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

se  promenant,  épouse  au  bras,  sans  être  inquiétés.  Les  fureurs 
révolutionnaires  s'éteignent  à  mesure  qu'on  s'éloigne  des  lieux 
des  combats.  Le  célèbre  marché,  qui  n'emprunte  un  caractère 
original  qu'à  la  rencontre  de  cinquante  races  et  peuplades 
différentes,  est  presque  abandonné,  comme  pendant  le  règne 
de  Pougatchef.  Le  reste  de  cette  ville,  entièrement  marchande, 
ne  vaut  pas  la  peine  d'être  mentionné.  Mille  commissaires  — 
bourgeoisie  de  demain  —  essayent  d'entrer  dans  les  familles  et 
salons,  et  s'associent  à  1'  «  intelliguentsia  ». 

Chostak  reçoit  dans  son  wagon  la  visite  d'une  vieille  dame 
juive  et  de  sa  fille,  qui  viennent  implorer  sa  protection.  Le 
père,  qui  habitait  la  ville  d'Astrakhan,  l'a  quittée  avant  l'entrée 
des  rouges  et  les  massacres,  portant ^sur  lui,  dans  un  petit  sac, 
toute  sa  fortune,  lentement  —  depuis  la  chute  du  rouble  — 
transformée  en  bijoux  et  diamants,  dont  la  valeur  dépassait 
un  million.  Arrêté  dans  un  village  près  de  la  ligne  ïsaritsine- 
Torgovaia,  les  soldats  l'ont  accusé  —  pour  pouvoir  confisquer 
le  petit  sac  —  d'avoir  voulu  porter  des  subsides  à  une  des 
bandes  de  partisans  de  Kornilof,  qui  courent  la  région.  Cette 
accusation  lancée  contre  un  vieil  Israélite  d'avoir  voulu  risquer 
sa  vie  au  profit  de  partisans  de  l'ancien  régime,  est  manifes- 
tement stupide,  mais  elle  est  maintenue,  pour  motiver  la  con- 
fiscation. 

Il  ne  s'agit  plus  de  sauver  la  fortune  —  définitivement  per- 
due, cela  est  bien  entendu,  —  mais  la  vie  du  malheureux.  Et 
les  femmes  offrent  à  Chostak,  comme  cela  semble  être  la  cou- 
tume en  des  cas  semblables,  une  somme  de  loo.ooo  roubles 
comptant,  s'il  veut  intercéder  pour  le  vieillard.  Chostak,  qui  a 
des  principes,  n'accepte  pas  l'argent,  mais  envoie  immédia- 
tement par  le  télégraphe  les  ordres  nécessaires.  Il  avoue  que 
la  fortune  d'un  grand  nombre  de  commissaires  prend  origine 
dans  l'arrestation  d'un  richard. 

Tikhoriètskaia,  le   6/19   mars. 
En  passant  par  la  gare  de  Véliko-Kniageskaia,  vers  minuit^ 


0  •->  h 


DoNiint  le  Iraiii  bliiult-  nm^'c   : 
le   coniniissajio    Chostvk,    le   coiiiiiiaiulaiil    (aiicicii    soldai)    Loucoi  tsoi". 


sous        I.     A        H     É     V    {)     L    U     T     I     ()     N  '24î> 

Choslak  —  et  moi  probablement  aussi  —  a  éehappé  à  un 
grand  danger.  Une  heure  après  le  départ  de  son  train  blindé, 
un  détachement  volant  de  170  hommes,  sous  le  capitaine 
Matti,  et  appartenant  aux  troupes  du  général  Popof, 
a    attaqué    la   gare,    qu'occupaient   700   rouges. 

Le  nombre  des  bolcheviks  n'étant  que  quatre  fois  supé- 
rieur à  celui  des  assaillants,  la  tâche  a  été  facile  pour  les 
derniers.  Après  avoir  sal)ré  l'élat-major  de  la  garnison, 
coupé  les  fils  télégraphiques  et  téléphoniques,  ils  se  sont 
éloignés,  en  laissant  dans  les  mains  des  rouges  quatre  de 
leurs  blessés,  probablement  supposés  morts.  Au  moment  de 
l'assaut,  la  plupart  des  700  rouges  se  trouvaient  casernes 
dans  une  école.  Quand  ils  entendirent  les  cris  de  Kornilovtsi, 
et  les  clameurs  du  combat,  ils  se  sont  enfermés  dans  le 
bâtiment,  refusant  de  sortir,  en  alléguant  que  leur  éducation 
militaire  n'était  pas  encore  terminée.  Les  prisonniers  ont 
reconnu,  avant  d'avoir  été.  achevés,  que  leur  détachement, 
au  moment  de  la  formation  à  Novo-Tcherkask,  comptait  1.200 
hommes,  mais  avait  été  abandonné  dès  qu'il  eut  (piilté  la  ville. 

Tikhorièlskaia,    le   7/20   mars. 

L'n  fort  détachement  d'Arméniens,  armés  de  fusils  et  de 
mitrailleuses,  munis  de  cartouches  en  quantités  imposantes, 
viennent  du  Nord  à  destination  du  front  caucasien,  qu'ils 
veulent  reconstituer,  contre  les  Turcs,  maîtres  de  leur  pays. 
Trotsky  leur  a  reconnu  le  droit  de  défendre  l'indépendance 
de  leur  nation  conlrc  leurs  ennemis  hérédilaires.  Probable- 
ment toutefois,  il  y  a  eu  ordre  contraire  de  Moscou.  Leur 
train,  arrivé  ici  aujourd'hui,  a  été  rangé  sur  une  voie  morte 
de  la  gare.  Après  avoir  dirigé  une  batterie  sur  le  train,  les 
cosaques  bolchevistcs  l'ont  entouré,  menaçant  de  le  bom- 
barder à  la  moindre  résistance.  Ils  ont  ensniii»  désarmé  les 
Arméniens,  les  ont  rossés  et  chassés. 

J'exprime  mon  éloniHint'iil  à  Choslak   : 

—  Comment    l'élat-major    piMil-il    pciriielliv    un    -i    ii:n(>lil.' 


250         LA      GUERRE      RUSSO-SIBÉRIENNE 

acte  de  violence  ?  Leur  droit  de  défendre,  par  les  armes, 
l'autonomie  de  leur  peuple,  repose  sur  les  principes  mêmes 
de  votre  révolution.  Faites  donc  le  possible  pour  leur  faire 
rendre  les  armes. 

Mais  Chostak  paraît  satisfait.  Les  cosaques  semblent  s'être 
amusés  aux  dépens  des  Arméniens,  très  peu  guerriers  : 

Si    vous    saviez,    dit-il    en    riant,    combien    les   cosaques 

détestent  les  peuples  caucasiens  1 

Il  n'est  pas  difficile  de  deviner  par  quelle  puissance  étran- 
gère les  cravaches  des  cosaques  ont  été  guidées. 

Q.  —  L'armée  de  volontaires  passe  le  chemin  de  fer 

VERS   IÉKATERINODAR. 

Tikhoriètskaia,  le  18/26  mars  1918. 

Après  avoir  exécuté  des  manœuvres  vagues  dans  d'autres 
directions,  l'armée  des  vo.lontaires  s'est  énergiquement  tour- 
née vers  la  voie  ferrée,  qu'elle  a  atteinte  en  coup  de  surprise, 
par  une  marche  de  douze  heures  dans  la  nuit.  Après  avoir 
occupé,  dans  un  village  situé  sur  la  voie  ferrée,  les  points 
dominants,  et  hissé  des  mitrailleuses  jusque  dans  le  clocher, 
elle  a  ouvert  le  feu  sur  les  maisons  vers  l'aube.  Les  bolche- 
viks, léveillés  par  les  coups  de  feu,  ont  été  facilement  réduits 
au  silence.  Une  partie  des  Kornilovtsi  ont  ainsi  pu  passer, 
avant  que  le  combat  ait  été  engagé. 

Le  chef  d'otriad  Lougovtsof,  qui  vient  de  rentrer,  a  été 
aux  prises  avec  le  détachement  de  Guerchelnian.  Plusieurs  de 
ces  cavaliers  se  battaient,  la  tète  en  écharpe.  Lougovtsof  me 
montre  le  calepin  ensanglanté,  trouvé  sur  le  cadavre  du 
capitaine  Kritsky.  Combien  de  fois,  pendant  de  longues 
journées,  n'avons-nous  pas  chevauché  ensemble  dans  l'inti- 
mité d'une  inoubliable  camaraderie  !  Combien  avons-nous 
passé  de  nuits  sur  la  paille,  dans  une  même  pièce  ! 

Parmi  d'autres  cadavres,  les  hommes  de  Lougovtsof  ont 
trouvé  le  cadavre  d'un  des  aides  de  camp  de  Kornilof.  Est-ce 
un  des  jeunes  et"  fidèles  Khans  de  Tékintsi."^   Et   puis   encore 


sous       LA       H    ÉVOLUTION 


251 


des  cadavres  de   cavaliers  de   Guerchelman,   dont  «   plusieurs 
déjà  deux  ou  trois  fois  blessés  et  ayant  la  tète  bandée  ». 

Lougovtsof,  ancien  soldat,  trois  croix  de  Saint-Georges  (il 
se  plaint  que  la  ((  jalousie  »  des  commissaires  ne  lui  permette 
pas  de  les  porter),  prétend  avoir  remporté  une  «  victoire  » 
sur  les  Kornilovtsi.  Cette  victoire,  remportée  par  S.ooo  hommes 
avec  6  canons  sur  600  «blancs»  avec  4  pièces,  se  réduit 
finalement  à  une  tentative,  qui  a  échoué,  pour  empêcher  les 
Kornilovtsi  d'entrer  au  gouvernement  de  Stavropol.  Il  semble 
déjà  satisfait  que  ses  hommes  n'aient  pas  pris  la  fuite.  Il  • 
explique  d'ailleurs  son  succès  par  la  circonstance  qu'une 
grande  partie  des  combattants  ennemis  étaient  ivres.  11  pré- 
tend avoir  vu  tituber  plusieurs  d'entre  eux  pendant  le  corps 
à  corps.  Serait-il  possible  que  quelques  officiers,  devant  la 
menace  du  nombre  et  de  la  supériorité  du  feu,  aient  cherché 
un  excitant  dans   la   boisson  P 

Pendant  la  dernière  bataille,  ses  soldats  ont  voulu  s'enfuir 
à  un  moment  extrêmement  critique.  Il  leur  a  barré  la  route 
en  criant  «  qu'il  savait  manier  la  mitrailleuse  et  n'hésiterait 
pas  à  tirer  sur  les  fuyards».  Je  lui  demande: 

—  Comment,  vous  avez  le  droit  de  tuer  les  déserteurs  ? 

—  J'ai  tous  les  droits  ! 

—  Je  vous  demande  si  vous  disposez  d'une  autorisation 
écrite,  émanant  du  commissaire  pour  la  guerre,  vous  permet- 
tant  de   tuer  des   hommes   fuyant  devant   l'ennemi  ? 

—  Non,  mais  maintenant  il  n'y  a  pas  de  lois. 

—  Vous   agissez   donc   sous  votre  propre   responsabilité  ? 

—  Je  fais  tout  ce  qui  me  semble  nécessaire. 

—  Mais  un  jour  vos  soldats  vous  tueront,  si  vous  vous 
tournez  contre  eux. 

—  C'est  très  possible,  mais  je  m'en  fiche.  Je  n'ai  pas 
peur. 

—  Très  bien  !  Ceci  prouve  que  vous  êtes  brave.  Mais  je 
ne  vois  pas  comment  faire  entrer  de  telles  habitudes  dans 
vos   bandes   indisciplinées  ? 


252         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Lougovtsof  avait  occupé  avec  ses  hommes  la  stanitsa  Koré- 
novskaia.  Un  cosaque,  enthousiaste  admirateur  de  Kornilof, 
avait  tiré  de  sa  fenêtre  sur  des  bolcheviks  qui  passaient.  Trahi 
par  ses  voisins,  simples  paysans,  quand  Lougovtsof  arriva,  il 
fut  conduit  devant  un  tribunal  révolutionnaire,  et,  après  de 
longues  délibérations,  acquitté,  faute  de  preuves.  Retournant 
auprès  du  peloton  qui  l'avait  pris,  et  qui  l'accabla  d'insultes, 
il   lui  montra  son  certificat  d'acquittement  en  disant  : 

J'ai  tiré  sur  vous,   cela  est  vrai,  mais  on  m'a  acquitté. 

Vous  ne  pouvez  rien  faire.  Je  continuerai  à  tirer  sur  vous. 

Sur  cette  folle  provocation,  les  soldats  l'emmenèrent  et  le 
tuèrent.  C'était  un  géant  ;  il  fallut  au.  moins  quinze  coups 
de  baïonnette  pour  l'achever. 

Un  des  aides  de  camp  du  général  Alexéief  a  malheu- 
reusement perdu  sur  le  champ  de  bataille  un  précieux  calepin 
contenant  l'énumération  intégrale  des  unités  de  l'armée  de 
volotaires,  ainsi  que  d'autres  détails  sur  elle.  Le  petit  nombre 
des   combattants   stupéfie   et   rassure   l'état-major. 

lo.  —  Le  Commandant  en  chef  des  rouges, 

ANCIEN    OFFICIER    TSARISTE. 

Tikhoriètskaia,  le  16/29  t^^^^  iQiS- 
Le  «  Glaviiokomandoiouchtchiy  ))  Avtonomof  n'a  aucune- 
ment le  type  militaire.  Il  a  les  lèvres  et  le  nez  minces.  Pas 
de  poitrine.  Aucune  allure.  Il  est  le  type  d'un  bureaucrate 
et  d'un  politicien  réunis,  et  n'a  probablement  jamais  été  au 
feu. 

Il  est  cosaque  du  Don,  de  la  stanitsa  Kamenskaia,  et  khorounji 
dans  un  régiment  du  Don,  quand  la  révolution  éclata,  il  fil 
arrêter  par  les  soldats  tous  les  officiers  de  son  régiment  — 
le  colonel  inclus  —  le  jour  même  oii  les  succès  des  révolu- 
tionnaires à  Petrograd  se  répandirent  dans  l'armée.  Cette 
action  méritoire,  dont  Avtonomof  se  vante  auprès  de  moi, 
lui  assura  toutes  les  sympathies  bolchevistes,  et  lui  ouvrit 
une   brillante   carrière    révolutionnaire.    Il    continua   au    régi- 


sous       LA       REVOLUTION 


253 


ment,  comme  la  plupart  des  officiers  révolutionnaires,  une 
violente  propagande  pour  les  principes  socialistes-démocra- 
tiques, et  glissa  comme  eux,  au  moment  propice,  vers  le 
bolchevisme. 

Revenu  vers  le  Don,  avec  sa  division  (la  8®),  il  s'établit  à 
Novo-Tcherkask,  le  jour  même  oii  Kalédine  occupa  Rostof 
pour  la  première  fois.  Le  colonel  Goloubief,  candidat  à  la 
dignité  d'Ataman,  fut  l'inspirateur  de  la  violente  opposition 
des  cosaques  frontoviki  contre  le  travail  patriotique  du  général 
Kalédine.  Avtonomof  en  fut  l'âme  damnée. 

Il  fut  élu  député  des  cosaques  frontoviki  au  «  Voïskovoï 
Kroug  »  et  au  ((  Siezd».  Arrêté  par  Kalédine,  et  jeté  en  prison, 
ses  gardiens  l'aidèrent  à  s'évader.  A  Tsaritsinc,  il  organisa, 
comme  membre  de  l'état-major  rouge,  le  mouvement  popu- 
laire contre  les  héros  du  Don.  Bientôt,  la  Sg^  division,  excel- 
lente division  du  front  turc,  retourna  en  Russie  presque 
complète,  dirigée  par  Chostak.  Avtonomof  y  fut  délégué  par 
Tsaritsine,  fut  élu  praporchtchik  par  les  soldats  —  les  grades 
d'officier  étant  abolis  par  la  révolution,  mais  pouvant  être 
rendus  dans  certaines  unités  —  puis  commissaire. 

Il  dirigea  les  combats  contre  les  «  cadets  »  près  de  lékaté- 
rinodar,  entr-î  autres  celui  de  Viselki,  et  ensuite  les  opéra- 
tions à  Bataïski,  où  l'armée  de  volontaires  fut  forcée  de 
quitter  Rostof  et  de  gagner  le  Kouban.  L'ancien  officier 
Antonof,  commissaire  pour  toutes  actions  contre  la  contre- 
révolution,  nomma  son  jeune  collègue  commandant  des 
troupes  révolutionnaires  du  Caucase  du  Nord,  et,  après  que 
ses  soldats  eurent  confirmé  cette  nomination,  il  entra  en 
fonction. 

Je  suis  en  train  de  causer  avec  Avtonomof,  quand  entrent 
trois  militaires  d'aspect  convenable.  Ce  sont  des  colonels  de 
l'ancienne  armée.  Un  d'eux,  secrétaire  du  comité  révolution- 
naire de  Novorossysk,  est  venu  conférer  avec  Avtonomof 
sur  le  sort  d'im  grand  nombre  d'officiers,  cadets,  «  iounkers  » 
et  élèves  de  lycées,  soupçonnés  de  s\mpatlii<-s  poui'  les  Korni- 


254         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

lovtsi,  et  arrêtés  par  le  comité.  Avtonomof  conseille  de  les 
mettre  en  liberté.  Mais  Chostak  est  d'avis  qu'il  faut  les  laisser 
où  ils  se  trouvent.  Et  c'est  évidemment  le  dernier  avî&  qui 
prévaut. 

Les  deux  autres  colonels,  brevetés  d'état-major,  et  spécia- 
lisés pour  l'artillerie  et  les  services  d'auto,  se  sentent  visible- 
ment gênés  par  ma  présence.  L'artillerie  que  le  premier 
commande  est  dirigée  contre  ses  anciens  chefs  qui  traversent, 
à  pied,  les  plaines  du  Kouban.  Les  auto-mitrailleuses  de 
l'autre  iront  les  mitrailler  dans  les  pentes  Sud  de  lékaté- 
rinodar. 

II.  —  Un  commissaire  ancien  séminariste  : 
Le  chef  d'état-major. 

Ivanof  me  reçoit  dans  son  wagon,  où  il  a  posé  une 
mitrailleuse  Lewis  depuis  qu'il  a  été  obligé  par  ses  soldats  de 
s'enfuir  dans  un  train  de  passagers.  C'est  un  des  plus  beaux 
types  d'homme  qu'on  puisse  voir  en  Russie  :  grand,  mince, 
bien  proportionné,  aux  épaules  larges,  avec  des  yeux  graves 
dans  une  sympathique  figure  de  prêtre,  un  profil  bien 
découpé. 

Destiné  à  la  prêtrise  par  ses  parents,  il  a  fait  son  édu- 
cation au  séminaire  de  Novo-Tcherkask.  En  1907,  un  mois 
avant  d'être  ordonné  prêtre,  il  fut  arrêté  avec  onze  autres 
séminaristes  comme  membre  d'une  société  révolutionnaire 
secrète.  Après  une  année  de  détention  préventive  et  neuf  mois 
de  prison,  il  fut  mis  en  liberté.  Mais  il  trouva  l'Église  et 
toutes  autres  carrières  fermées.  Il  quitta  la  Russie  pour  aller 
travailler  dans  les  usines  d'Allemagne,  d'Autriche,  de  Suisse, 
suivant  l'exemple  des  grands  socialistes  russes,  cherchant  à 
connaître  la  vie  des  ouvriers  à  l'étranger.  Revenu  en  Russie, 
où  son  coeur  l'appelait,  en  191 2,  il  y  fit  le  service  militaire, 
puis  il  se  battit  jusqu'en  191 6,  qu'il  fut  fait  prisonnier  par 
les  Allemands.  Interné  dans  un  camp  de  Stargard,  il  réussit 
à  s'enfuir,  et,  par  la  Suisse,  rentra  en  Russie,  où  on  l'expédia 


sous       LA       REVOLUTION 


255 


sur  le  front.  Les  excellentes  qualités  qu'il  venait  de  montrer, 
son  intelligence,  son  patriotisme,  l'ascendant  qu'il  exerçait 
sur  son  entourage,  ne  suffisaient  pas  à  lui  faire  pardonner 
son  passé.  Il  ne  réussit  pas  à  passer  officier  ;  la  révolution  le 
trouva  rempli  de  rancune  et  d'ambition. 

Ses  qualités  naturelles  de  meneur  d'hommes,  son  enthou- 
siasme révolutionnaire  le  servirent  dans  ces  armées  du  Sud, 
encore  si  peu  influencées  par  Moscou.  Élu  par  les  hommes, 
il  les  conduisit  à  l'assaut  de  Rostof,  défendu  par  le  général 
Potocki,  dont  il  désarma  les  troupes. 

Je  cause  longuement  avec  lui  sur  la  désorganisation  du 
commandement  et  de  la  troupe,  sur  la  destruction  du  pres- 
tige de  l'officier,  dont  le  parti  socialiste-révolutionnaire  (le 
sien)  s'est  rendu  coupable.  Lui,  comme  Avtonomof  et  les 
autres  chefs,  que  la  première  révolution  a  formés  et  pétrifiés 
par  la  superstition  de  la  liberté,  ne  savent  plus  comment  sortir 
de  l'anarchie  qu'ils  ont  créée. 

Il  avoue  qu'il  faudra  renforcer  les  sanctions,  mais  se  tient 
encore  toujours  aux  comités  de  soldats,  auxquels  un  fameux 
décret  du  général  Alexéief  avait  confié  la  punition  des  délits 
militaires. 

—  Vous  perdrez  un  temps  précieux,  et  vous  élargirez  le 
désordre,  en  vous  fiant  aux  camarades,  pour  punir  un 
délinquant  dans  les  rangs. 

—  «Que  faire  ?  Nos  hommes  n'admettront  jamais  qu'ils 
puissent  être  punis  par  un  camarade. 

—  Vous  fuyez  les  responsabilités.  Après  avoir  aboli  la 
peine  de  mort,  vous  l'avez  réintroduite  dans  larméc,  pour 
les  agitateurs  contre-révolutionnaires,  les  espions  et  les  spé- 
culateurs. Pourquoi  ne  l'appliquez-vous  pas,  par  décret,  sur 
la  désertion  devant  l'ennemi  ? 

—  Ce  décret  serait  en  coiitradiclioii  avec  nos  principes 
politiques,  que  les  soldats  pourraient  nous  opposer.  Si 
l'ofiicier  ne  peut  être  qu'un  camarade,  nommé  par  eux,  et 
auquel  ils  se  sont  obligés,  par  leur  libre  consentement, 
d'obéir,  en  le  eriticfuanl  et  le  contrôlant,  jusque  sur  le  champ 


256         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

de  bataille,  comment  lui  conféreraient-ils  le  droit  de  les 
fusiller,  à  lui  dont  les  pouvoirs  ne  dépendent  que  d'eux  ? 
Et  si  nous  leur  avons  reconnu  les  droits  des  hommes  libres, 
le  droit  de  représentation,  de  libre  parole,  ces  droits  sacrés, 
comment  leur  prendre  celui  de  désapprouver  les  ordres  de 
combat  qu'on  voudra  leur  imposer  ? 

Je    vois    que   vous   êtes    dans   le   marais.    Remarquez    la 

différence  entre  vos  centaines  de  mille  quasi  combattants  et 
les  mille  Kornilovtsi,  dont  vous  ne  pouvez  pas  venir  à  bout. 

Seul    le   comité   exécutif  de   Moscou   peut   intervenir   et 

changer  les  relations  entre  nos  chefs  et  nos  soldats.  Nous 
sommes  impuissants. 

—  Permettez-moi  une  question.  Les  officiers  de  Kornilof 
qui  tombent  entre  vos  mains  sont  généralement  massacrés 
par  vos   soldats.   Agissent-ils   sur  vos  ordres  ? 

—  Non.  Je  ferais  peut-être  une  exception  pour  quelques 
chefs  particulièrement  dangereux.  Mais  nous  sommes  entiè- 
rement impuissants  à  protéger  les  Kornilovtsi  contre  nos 
soldats.  Notre  origine  bourgeoise  nous  expose  aux  soupçons 
et  nous  lie  les  mains. 

—  Plusieurs  journaux  et  le  bas-peuple  demandent  la 
guillotine  et  le  meurtre   sur  une  plus   grande  échelle. 

—  Pour  moi,  jamais  je  n'autoriserai  l'extermination  de 
quelque  classe  que  ce  soit  ! 

12.  —  Jeunes  filles  au  combat.  —  Massacre  de  prisonniers. 

lékatérinodar,  le   19/ 1"  avril  1918. 

La  prise  de  la  capitale  du  gouvernement  des  cosaques  du 
Kouban,  par  l'armée  rouge,  est  une  grave  perte  pour  l'armée 
des  volontaires.  Elle  obstrue  la  principale  issue  vers  la  Mer 
Noire  et  limite  la  sphère  d'action  pour  les  manœuvres  futures. 
Les  batailles  n'ont  rien  présenté  de  remarquable.  Une  énorme 
supériorité  numérique,  une  forte  artillerie,  le  concours  de 
la  population  pauvre,  concours  volontaire  de  la  part  des 
paysans,   forcé  chez  les   cosaques,   ensuite   la   tactique  passive 


f 


Le   chef   d'étiit-niajor   (ancien    séminariste)    Iv.\.\of. 


Société  de  saxelieis  inlellccluels.  Uc  {,'aiiclie  à  droite  :  ;:énéial  Bekiileief. 
ancien  rnaréolial  de  noblesse  du  f,'oii\ei  tienienl  Tanilio\sk,  li'  liaiitjiiiti' 
Sigov,  général  Okolokoidak. 


sous       LA       RÉVOLUTION  257 

des  «  volontaires  »  a  permis  aux  bolcheviks  de  remporter 
quelques  victoires. 

Il  ne  faut  pas  non  plus  oublier  quelle  fut  la  composition 
des  détachements  «  blancs  »  locaux,  qui  coopéraient  avec  les 
Kornilovlsi.  De  jeunes  gymnasiastes,  des  cadets,  sans  instruc- 
tion militaire,  portés  par  leur  enthousiasme,  et  puis  défaillant 
aux  combats,  formaient  des  détachements  que  conduisaient 
des  chefs  improvisés. 

Chacun  sait  comment,  sous  l'ancien  régime,  des  jeunes  filles 
furent  poussées,  par  de  fortes  convictions  révolutionnaires,  au 
sacrifice.  La  contre-révolution  aussi  aura  eu  ses  jeunes  mar- 
tyres, dont  les  rouges  eux-mêmes  parlent  sans  haine  ni  ironie. 

Le  2^/6  février,  un  détachement  de  lékatérinodar  montait 
la  garde  à  la  voie  ferrée  près  de  Viselki.  Une  jeune  fille,  de 
la  famille  honorable  Bogarzoukof,  maniait  une  mitrailleuse, 
postée  sur  le  remblai  du  chemin  de  fer.  L'approche  d'un 
train  blindé  mit  en  fuite  le  détachement  tout  entier.  La  jeune 
fille,  légèrement  blessée,  fut  abandonnée  et  faite  prisonnière 
par  les  soldats  qui  voulurent  la  lyncher.  Le  commandant 
du  train  la  fit  conduire  devant  un  tribunal  militaire  et 
fusiller  le  même  jour. 

Une  semaine  plus  tard,  il  y  eut  bataille  près  du  village 
Platnirovskaia,  à  proximité  de  lékatérinodar.  Cinq  jeunes 
élèves  du  lycée  communal,  âgées  de  17  à  18  ans,  prirent 
position  dans  un  sous-sol,  armées  de  fusils  et  d'une  mitrail- 
leuse dont  le  canon  fut  braqué  à  travers  le  soupirail.  Là 
aussi,  le  détachement,  dont  elles  faisaient  partie,  recula  et  les 
abandonna  à  l'ennemi.  Tandis  qu'elles  continuaient  à  tirer, 
un  cosaque  entra  par  la  porte  et  les  tua  à  coups  de  sabre. 

lékatérinodar,  le   20/2  avril   1918. 

Ce  matin,  le  chef  d'état-major  reçoit  la  visite  d'une  jeune 
femme  qui  lui  demande  l'autorisation  d'exhumer  le  cadavre 
de  son  mari,  tué  dans  les  circonstance^  suivantes,  qu'elle  me 
révèle  en  pleurant. 

Le   4/17   mars,    le  jour  que  l'armée   rouge   reprit   lékaléri- 

17 


258         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

nodar,  la  foule,  jusqu'alors  maîtrisée  par  les  Kornilovtsi  et 
les  détachements  de  gardes  blanches  locales,  arrêta  deux 
mille  citoyens  soupçonnés  d'être  des  a  bourgeois  »  et  de 
sympathiser  avec  la  contre- révolution.  On  les  entassa  près 
de  la  gare  —  où  siégeait  en  permanence  le  comité  révolu- 
tionnaire —  en  des  wagons  et  baraques.  Les  juges  nommés 
par  Avtonomof  et  Ivanof,  et  encore  indépendants  de  Moscou, 
étaient  disposés  à  l'indulgence.  Ils  firent  relâcher  un  grand 
nombre  de  bourgeois  que  ni  leur  patriotisme  ni  leurs  senti- 
ments de  classe  n'avaient  jamais  portés  vers  des  tentatives 
contre-révolutionnaires.  La  foule,  excitée  par  une  presse  qui, 
elle,  est  inspirée  par  Moscou,  ne  l'entendit  pas  ainsi.  Une 
masse  de  gardes  rouges  et  paysans,  après  des  réunions,  où  le 
commandement  révolutionnaire  de  Radek  C)  fut  commenté 
dans  tous  les  tons,  se  rua  sur  les  prisonniers  et  les  tua,  sans 
exception. 

Ivanof  permet  à  la  jeune  veuve  de  retirer  le  cadavre  de 
son  mari  de  la  fosse  où  on  a  jeté  pêle-mêle  tous  les  bourgeois 
tués.  Il  met  à  sa  disposition  une  dizaine  de  soldats  triés,  qui 
la  protégeront,  elle  et  les  membres  de  sa  famille,  pendant 
la  cérémonie  de  l'exhumation.  La  foule,  en  voyant  un  groupe 
assez  considérable  de  bourgeois,  pourrait  bien  ne  pas  résister 
au  désir  de  reprendre  ses  tueries. 

i3.  —  L'armée  des  volontaires  est  sauvée. 

lékatérinodar,  le  20/2  avrih' 
Selon  l'état-major  rouge,  les  troupes  de  Kornilof  auraient 
vainement  essayé  de  s'emparer  du  chemin  de  fer  de  Tikhorièts- 
kaia-Toapse.  Les  détachements  des  généraux  Baratof  et 
Pokrovtsof,  formés  à  lékatérinodar,  et  d'abord  laissés  en 
arrière  pour  couvrir  la  retraite,  se  seraient  joints  à  l'armée 
de  volontaires,  qui  compterait  maintenant  12.000  hommes. 
Elle  se  trouve   dans  un  pays  riche  en   céréales,    dispose    de 


H)  Déclarant  suspects  et  proscrits  tous  les  bourgeois,  et  enjoignant 
aux  prolétaires  de  les  exterminer. 


sous       LA       RÉVOLLTIOX  259 

errandes  quantités  de  cartouches  et  même  d'auto-mitrailleuses, 
qu'on  fait  tirer  par  des  chevaux,  en  attendant  qu'on  arrive 
dans  les  régions  pétrolifères.  Mais  sa  provision  d'obus  semble 
presque  épuisée. 

Les  sentiments  de  la  population  sont  favorables  aux 
;Kornilovtsi.  Les  bolcheviks,  en  entrant  au  Caucase,  se  sont 
conduits  à  l'égard  des  Musulmans  en  conquérants.  Après  les 
pillages,  et  surtout  après  les  viols  inévitables  chez  une 
pareille  troupe  de  sauvages,  les  habitants  des  villages  les  plus 
proches  de  la  voie  ferrée  se  sont  enfuis  dans  les  montagnes, 
■et  tirent  sur  chaque  train  qui  passe. 

Les  Circassiens,  vivant  dans  les  environs  de  lékatérinodar, 
sont  une  population  guerrière,  ayant  conservé  leurs  vieilles 
habitudes  chevaleresques  de  guerriers  musulmans.  Ils  sont 
restés  attachés  à  leurs  Khans,  et  méprisent  et  détestent  les 
•((  barbares  du  Nord  ».  Les  rares  sentiers  dans  les  marais  qui 
-entourent  lékatérinodar  ne  sont  connus  que  d'eux.  Les  sen- 
tinelles avancées  et  les  petits  détachements  d'éclaireurs  que 
les  bolcheviks  envoient  dans  la  campagne  ne  reviennent 
jamais  :  on  retrouve  plus  tard  leurs  cadavres  portant  la 
trace  d'une  balle  ou  d'un  coup  de  poignard.  Il  s'est  joint  à 
Eornilof  quelques  otriads  de  cavalerie  circassienne  et  tchet- 
chen,  célèbre  pour  sa  fougue  et  son  mépris  de  la  mort. 

Après  avoir  quitté  Novo-Dmitrievsk,  l'armée  de  volontaires 
-se  dirige  vers  les  montagnes  près  de  la  Mer  Noire.  Dans  une 
vallée  parallèle  à  la  mer,  6.000  bolcheviks  ont  été  envoyés 
de  Toapse,  et  attendent,  en  embuscade,  l'A.  V.  Toutefois, 
l'ardeur  guerrière  chez  les  rouges  ne  semble  pas  s'accroître. 
Deux  compagnies  d'infanterie  bolcheviste  avaient  pris  posi- 
tion derrière  le  remblai  du  chemin  de  fer  de  lékatérinodar-No- 
■vorossysk.  avec  de  nombreuses  mitrailleuses.  Cinquante  cava- 
liers sous  le  colonel  Guerchelman,  surpris  et  violemment 
canardés,  prirent  le  parti  d'attaquer  au  galop.  Les  bolcheviks 
s'enfuirent  et  auraient  été  hachés  en  pièces,  si  une  forte 
reconnaissance   rouge  n'était  intervenue. 

Avtonomof    répand    des   proclamations,     exhorte   chefs    et 


260         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

soldats  au  combat  et  envoie  à  Moscou  les  nouvelles  les  plus 
rassurantes.  Chacun  répète,  et  docilement  les  journaux 
publient  :  que  toutes  mesures  ont  été  prises  pour  l'extermina- 
tion de  l'armée  de  volontaires,  en  deux  ou  trois  jours.  Mais 
les  jours  et  les  semaines  sont  passés.  Les  héros  de  Kornilof 
ont  traversé  les  pires  épreuves,  et,  plus  unis  que  jamais,  se 
réorganisent  dans  une  région  à  l'accès  difficile,  parmi  une 
population  bien  disposée,  et  qui  accueille  à  bras  ouverts  cette 
épave  ensanglantée  de  l'ancien  régime. 

i4.  —  Je  retourne  dans  le  monde  civilisé.  —  Une  délation. 

lékatérinodar,   le   2i/3  avril. 

L'issue  de  la  Mer  Noire  est  fermée  pour  moi.  Après  l'occu- 
pation d'Odessa  par  les  Allemands,  les  matelots  de  Sébastopol 
ont  interrompu  les  services  maritimes  entre  le  Caucase  et 
Odessa.  Ils  visitent  avec  la  dernière  sévérité  tous  les  navires 
qui  passent,  retiennent  les  passagers  suspects  et  les  exécutent 
au  moindre  soupçon. 

Chostak  va  faire  une  visite  au  commissariat  de  la  guerre  à 
Moscou,  pour  transmettre  à  Trotsky  les  désirs  de  l'état-major 
du  groupe  d'armées.  Les  sentiments  d'hostilité  contre  les  Alle- 
mands, auxquels  des  ordres  d'en  haut  avaient  mis  un  frein, 
semblent  revivre  dans  l'armée  rouge.  On  sait  que  l'armée  d'An- 
tonof  se  replie  devant  les  troupes  allemandes.  On  sait  aussi  que 
les  dernières  fusillent  tous  les  commmunistes  —  et  spécialement 
tous  les  matelots  de  la  flotte  baltique  —  qui  leur  tombent  dans 
les  mains.  Des  représailles  sanglantes  ont  été  exercées  contre 
ouvriers  et  paysans  lettons,  sur  l'indication  des  barons  balti- 
ques.  L'armée  rouge  ne  comprend  pas  très  bien  l'attitude  des 
commissaires  de  Moscou  à  l'égard  du  gouvernement  allemand, 
dont  ils  combattent  les  troupes  et  dont  ils  accréditent  les  repré- 
sentants diplomatiques  et  consulaires  à  Moscou  et  Petrograd. 
Commissaires  et  officiers  croient  qu'on  ferait  mieux,  dans  l'inté- 
rêt de  la  patrie  et  de  la  révolution,  de  diriger  les  armées  que  la 
fin  de  «  l'aventure  Kornilof  »  a  libérées,  sur  le  front  d'Oukraine. 


sous       LA       REVOLUTION 


261 


Chostak  m'offre  de  faire  le  voyage  dans  son  wagon  particu- 
lier, et  j'accepte. 

Je  ne  puis  oublier  que  j'ai  trouvé,  dans  la  confortable  capti- 
vité qu'il  m'a  offerte,  un  refuge  contre  la  haine  des  gai'des  rou- 
ges, qui,  deux  fois,  entrés  dans  sa  voiture  pour  lui  demander 
«  pourquoi  je  n'avais  pas  encore  été  fusillé  »,  ont  été  éconduits 
par  lui.  La  mort  me  semble  toutefois  préférable  à  cette  vie,, 
si  elle  devait  se  prolonger  dans  les  circonstances  actuelles. 

Mes  conversations  avec  Chostak  auraient  été  intolérables 
s'il  avait  été  un  bolchevik  convaincu.  Mais  la  position 
«ociale,  de  laquelle  il  est  redevable  au  régime  actuel,  l'em- 
barrasse autant  qu'elle  le  flatte.  Je  ne  lui  ai  jamais  caché  ce 
que  je  pense  des  théories  bolchevistes  qu'il  est  censé  repré- 
senter. Seulement,  de  temps  en  temps,  peut-être  pour 
Tn'impressionner,  Chostak  dirige  le  canon  de  son  revolver,  en 
jouant,  sur  moi.  Il  n'y  a  qu'à  le  laisser  faire,  en  le 
priant  d'être  prudent.  Par  deux  fois,  quand  j'employai  des 
expressions  un  peu  fortes,  il  s'est  probablement  souvenu  d'être 
,un  commissaire  soviétique,  et  s'est  écrié  :  «  Je  ne  sais  pas 
pourquoi  je  ne  vous  fais  pas  arrêter.  »  (Je  le  sais,  moi  ;  il 
«spère  encore  sortir  du  bolchevismc.)  Je  le  regarde  tranquil- 
lement dans  les  yeux.  Tout  rouge,  il  quitte  lo  compartiment, 
et  revient  quelques  instants  après,  calmé  et  parlant  de  sujets 
indifférents. 

Rostof,  le  27/9  avril. 

dhostak  et  moi,  nous  profitons  de  notre  passage  à  Rostof 
pour  visiter  la  ville,  et,  si  possible,  y  prendre  un  bain.  Dans 
les  rues,  très  peu  de  traces  de  l'activité  des  gardes  rouges. 
Nous  voyons  de  nombreux  commissaires  attablés  dans  les 
•restaurants  avec  de  jolies  femmes  —  tout  comme  les  ci-devant 
ofQciers  —  au  milieu  d'une  foulo  de  bourgeois  apeurés,  mais 
convenablement  habillés. 

Quelques  effets  que  j'avais  déposés  en  consigne  à  la  gare 
sont  encore  toujours  là,  sous  la  garde  sévère  d'un  véritable 
tchinovnik     ancien    régime   dans     sa    longue     redingote     aux 


262         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

boutons  dorés.  Il  serait  capable  doter  la  casquette  en  me 
saluant,  si  cela  n'était  pas  si  rigoureusement  défendu  I  II 
refuse  même  le  «  natchaï  »  dont  je  voudrais  récompenser  son 
honnêteté.  Voilà  donc  encore  une  de  ces  consciences  que 
Pierre  le  Grand,  de  sa  main  impériçuse  et  fébrile,  avait 
huilées  et  remontées,  et  dont  les  rouages  et  ressorts  ont  résisté 
au  désastre  ! 

Je  guide  Chostak,  qui  veut  acheter  des  articles  de  toilette, 
chez  un  droguiste  israélite,  que  je  fréquentais,  il  y  a  deux 
mois,  sous  Kornilof.  La  mère  et  les  jeunes  filles  me  recon- 
naissent immédiatement  pour  m'avoir  vu  souvent  entrer  avec 
des  officiers  de  Kornilof.  Elles  avaient  noué  conversation  avec 
moi,  nous  avions  échangé  des  informations,  des  amabilités, 
voire  quelques  timides  galanteries.  Dès  que  je  m'écarte  un 
petit  moment  pour  me  pencher  sur  une  vitrine,  ces  femmes- 
échangent  à  voix  basse  quelques  propos  avec  Chostak.  Elles 
me  dénoncent  à  lui  comme  Kornilovets  !  Tout  cela  n'est  pas^, 
au  fond,  très  redoutable  ;  ma  présence  tantôt  parmi  les  mem- 
bres d'un  parti  politique,  tantôt  parmi  ceux  du  parti  opposé, 
peut  très  bien  s'expliquer  chez  un  étranger,  mais  les  femmes^ 
—  après  une  réponse  de  Chostak  —  reviennent  à  la  charge, 
et  semblent  choquées  de  mon  impunité.  Et  moi,  je  ressens 
un  réel  sentiment  de  malaise,  non  parce  que  je  me  représente 
le  danger  que  je  pourrais  avoir  couru,  mais  je  suis  pris  d'un 
subit  dégoût  devant  cette  indicible  bassesse,  devant  ce  geste 
si  spontanément  ignoble  qui  livrerait  sans  hésitation,  sans 
scrupules,  sans  l'ombre  d'un  motif  (qui  serait  par  exemple 
un  désir  de  vengeance)  un  homme  à  une  mort  terrible  ! 

i5.   —  Une  visite  a  Broussilof, 

Moscou,  le  2/i5  avril  1918. 

Pendant  le  bombardement  de  Moscou  par  les  bolcheviks,, 
le  2  novembre,  ceux-ci  ont,  avec  une  rare  adresse,  envoyé  un 
obus  dans  la  maison  que  le  général  Broussilof  habitait,  et 
qui  se  trouvait  dans  un  quartier  uniquement  occupé  par  les 


sous       LA       RÉVOLUTION 


263 


rouges.  Cet  obus,  le  seul  qui  soit  tombé  dans  ce  quartier, 
fracassa  la  jambe  de  l'ancien  commandant  eu  chef  des  armées 
russes,  qui  prétend  que  le  coup  a  été  dirigé  par  un  artilleur 
allemand. 

Je  retrouve  mon  grand  et  ancien  ami  dans  la  clinique  du 
docteur  Roudnief,  dans  la  rue  d'Argent.  Il  a  subi  de  longues 
et  douloureuses  opérations.  On  pratique  à  peu  près  une  fois 
par  mois  une  incision,  pour  extraire  encore  un  éclat  d'os, 
ou  bien  pour  ouvrir  un  abcès.  Je  le  trouve  sur  son  lit  de 
souffrances,  épuisé,  mais  souriant  de  son  bon  sourire  d'autre- 
fois. Il  a,  comme  en  1916,  quand  je  prenais,  trois  fois  par 
jour,  mes  repas  avec  lui,  la  physionomie  fine  et  légèrement, 
railleuse,  les  yeux  perçants,  les  manières  polies  et  douces,  la 
parole  claire  et  nette. 

Des  officiers  russes  m'avaient  raconté  dans  l'armée  que  les 
commissaires  de  Moscou  auraient  envoyé,  à  la  nouvelle  de  la 
blessure,  quelques-uns  d'entre  eux  pour  porter  à  l'illustre 
chef  l'expression  de  leurs  regrets.  Quelle  incurable  crédulité 
a  donc  porté  des  officiers  à  inculper  ces  commisaires  des  vices 
bourgeois,  que  sont  la  générosité  et  la  délicatesse  I 

Nous  parlons  de  Kornilof,  dont  les  journaux  de  la  capitale 
viennent  de  rapporter  la  mort,  une  glorieuse  mort  de  soldat. 
Après  avoir  exalté  sa  bravoure,  Broussilof  critique  sévèrement 
sa  carrière  politique. 

—  On  a  choisi  Kornilof  comme  mon  successeur,  contrai- 
rement à  mon  conseil.  Dès  le  moment,  où  la  question  d'une 
distature  composée  :  Kornilof-Kérenski  fut  posée,  il  est  certain 
que  le  dernier,  qui  n'avait  pas  l'appui  des  militaires,  devait 
être  écarté.  Mais  il  n'aurait  jamais  fallu  la  poser. 

»  Kornilof,  cette  tête  fêlée,  n'est  qu'un  sabreur,  chez  qui 
la  bravoure  fut  un  culte,  tandis  qu'elle  ne  doit  être  qu'un 
moyen.  Il  a  tout  perdu,  l'armée  et  la  situation  politique,  ;\ 
laquelle  il  était  le  dernier  homme  en  Russie  à  pouvoir  porter 
remède.  En  commençant  trop  tôt  un  mouvement,  qui  n'était 
pas  soutenu  par  les  sympathies  du  peuple,  et  qui  ne  fut  qu'un 
geste  nerveux,  mal  calculé,   il  a  fait  naître  chez  les  uns  une 


264         LA     GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE. 

inguérissable  apathie,  chez  les  autres  une  telle  réaction  des 
idées  révolutionnaires,  que,  d'un  seul  coup,  les  bolcheviks 
ont  pu  s'emparer  du  pouvoir.  Les  soldats  auraient  pu  être 
gagnés,  avec  du  tact,  à  un  prudent  mouvement  contre-révo- 
lutionnaire. Ils  ont  abandonné  et  laissé  tuer  leurs  officiers 
par  dizaines  de  milliers.  Kornilof  est  responsable  de  leur 
mort. 

))  Si  Napoléon  —  et  Kornilof  ne  saurait  lui  être  comparé  — 
avait  pris  le  pouvoir  deux  ans  plus  tôt,  il  aurait  été  balayé  et 
tué,  et  sa  nation  aurait  été  précipitée  dans  le  gouffre  vers 
lequel  elle  courait.  Le  dictateur  Bonaparte  ne  s'est  révélé  qu'au 
moment  où  les  esprits  étaient  fatigués  du  désordre  et  blasés 
des  idées  révolutionnaires. 

»  Aucun  homme  ne  peut  édifier  rien  qui  soit  durable 
contre  la  volonté  d'une  nation.  On  ne  peut  forcer  ni  la  cons- 
cience ni  les  convictions  de  tout  un  peuple.  Les  dernières  fautes 
de  Kornilof  ressemblent  à  toutes  les  précédentes.  Il  a  voulu 
forcer  les  circonstances  par  l'obstination.  Il  a  eu  le  culte  de  la 
bravoure,  toute  sa  vie.  Mais  la  bravoure  ne  suffît  pas  à  un 
chef  :  il  lui  faut  des  décisions  mûries  par  la  prudence,  par 
l'observation  attentive  et  réfléchie. 

))  Ma  jambe  m'a  empêché  de  rejoindre  mon  ancien  chef 
Alexéief  au  Don.  Mais  après  l'échec  de  sa  première  tentative 
d'organisation  des  cosaques  du  Don,  j  aurais  refusé  à  sacrifier 
inutilement  toute  cette  brave  jeunesse  :  j'aurais  licencié  l'armée 
de  volontaires,  quand  il  était  encore  temps. 

»  Cette  armée,  avec  toute  sa  bravoure,  avec  son  programme 
généreux  et  patriotique,  a  été  abandonnée  par  la  population. 
Le  courant  de  l'opinion  publique  est  favorable  —  pour  le 
moment  encore  —  au  mouvement  maximaliste,  et  tous  les 
efforts  de  Kornilof  sont  condamnés  à  échouer.  » 

Je  raconte  au  général  que  des  amis,  anciens  officiers  de 
régiments  aristocratiques,  se  sont  joints  aux  anarchistes,  qui 
sont  le  seul  parti  se  dressant  encore  contre  les  maximalistes. 

—  C'est  noble,  mais  stupide.  Quel  gaspillage  de  jeunesse 
et  d'énergie  1  Mieux  vaut  ne  rien  faire,  si  l'on  ne  peut  s'atta- 


£G^ 


sous       LA       RÉVOLUTION  265 

quer  au  cœur  de  l'ennemi.  Nos  espoirs  déchus  le  réconfortent.  » 

Je  lui  demande  s'il  est  vrai  que  les  maximalistes  lui  aient 
fait  des  offres  d'emploi. 

—  Cela  est  exact.  Je  n'ai  jamais  fait  de  politique,  et  des 
intérêts  de  service  m'ont  souvent  obligé  à  désobéir  à  mes 
sympathies  sociales  naturelles.  Je  considère  l'ancien  régime 
comme  aboli  pour  une  époque  considérable.  Tous  mouvements 
■contre-révolutionnaires  sont  condamnés  à  s'éteindre.  Si  l'on  me 
présente  une  armée  purement  russe,  et  qui  se  battra  pour 
un  but  national,  j'en  prendrai  le  commandement,  si  l'on  veut 
me  l'offrir,  et  sans  m'occuper  des  convictions  économiques  et 
politiques  des  dirigeants.     * 

»  Il  est  évident  que  je  pourrais,  en  donnant  mon  nom,  être 
utile  au  gouvernement  actuel.  J'ai  conservé  une  certaine 
popularité  auprès  des  soldats.  Ceux  que  les  commissaires 
•envoient  de  temps  en  temps  perquisitionner  chez  moi 
s'excusent"  en  entrant,  me  saluent,  observent  une  attitude 
pleine  de  déférence.  Grand  nombre  d'officiers  qui  se  sont 
attachés  au  ministère  de  la  guerre  actuel  seraient  contents 
de  couvrir  de  mon  nom  leur  a  conversion  ».  A  ceux  qui  sont 
venus,  au  nom  des  commissaires,  me  proposer  la  reconsti- 
tution de  l'armée  russe,  j'ai  posé  trois  conditions  : 

»  L'introduction  de  la  peine  de  mort  ; 

»  La  nomination  des  officiers  non  par  les  soldats,  mais 
par  les  supérieurs  hiérarchiques  ; 

»  La  subordination,  dans  les  zones  de  guerre,  des  autorités 
civiles  aux   autorités  militaires. 

»  Je  n'ai  plus  jamais  reçu  de  réponse.  » 

Un  grand  philosophe  O  a  parlé  de  la  «  Ruse  de  la 
Divinité  »  qui  tire  l'homme  de  son  inertie  naturelle,  le  pousse 
à  des  actions  qui  le  surpassent,  et  finalement  utilise  toute 
l'énergie  qu'il  apporte  à  la  réalisation  de  ses  buts  personnels 

(^)  Hegel.  Phaenomonologie  des  Gcsfcs.  1. 'expression  qu'il  emploie 
«si  :  «  la  Ruse  de  la  Raison  »,  c'est-à-dire  :  de  la  Raison  qui  gouverne 
le  Monde. 


266         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE. 

en  les  faisant  servir  à  des  desseins  cachés.  Chez  la  plupart  des- 
hommes, letonnement  et  la  douleur  de  voir  constamment  les- 
espérances  détrompées  par  les  résultats,  sont  atténuées  par  de 
nouvelles  illusions  qui,  habilement,  surgissent.  Seul  celui 
qui  est  clairvoyant  s'aperçoit  qu'il  «  est  joué  »  et  se  dégoûte 
de  l'action. 

.  Broussilof  et  Kornilof,  voilà  deux  hommes  également 
notoires,  et  dont  la  personnalité  a  influé  —  mais  pour  une 
petite  partie,  et  contrairement  à  leurs  prévisions  —  sur  la 
révolution.  Leurs  vies  passées,  également  honorables  et 
remplies  de  gloire,  ont,  aux  moments  où  ils  furent  placés- 
devant  les  problèmes  les  plus  terribles,  déterminé  les  voies 
qu'ils  ont  suivies.  Combien  de  façons  n'y  a-t-il  pas  d'être 
en  même  temps  patriote  et  homme  d'honneur  !  Ces  deux 
chefs  ont  agi  comme  ils  ont  dû  le  faire.  Tous  deux  ont  préci- 
pité le  cours  d'événements  inévitables,  l'un  par  sa  souplesse, 
l'autre  par  sa  brusquerie  ;  l'un  par  son  inaction  clairvoyante, 
l'autre  par  sa   folie   divinatrice.    Qui   a   eu   raison   des   deux  ? 

i6.  — ■  Moscou,  LA  Grande.  —  La  société  des  savetiers 

INTELLECTUELS.    LeS    CONTINUATEURS    DES    TSARS. 

Moscou,  le  19/2  mai. 
Quelle  différence  entre  les  deux  capitales  russes  !  Petrograd, 
ville  sans  caractère  —  ville  allemande,  disent  les  Moscovites- 
—  s'est  laissé  vaincre  par  la  révolution,  sans  résistance.  Les 
soldats  victorieux  y  dominaient  facilement  une  bourgeoisie 
apeurée,  et  un  quatrième  État  hésitant  et  flottant.  Moscou  a 
toujours  opposé  aux  nouveautés  son  imperturbable  sang- 
froid.  En  septembre  191 7,  j'y  avais  trouvé  une  population 
très  sûre  d'elle-même,  se  maintenant  dans  un  ordre  parfait, 
ne  se  laissant  entraîner  que  juste  assez  pour  ne  pas  faire 
obstacle  au  mouvement  victorieux.  Je  devinai  déjà  que  le 
clan  révolutionnaire,  en  infime  minorité,  ne  régnait  que  par 
intimidation  et  par  la  passivité  d'une  race  dont  les  convictions 
séculaires  restaient  invaincues. 


sous       LA       RÉVOLUTION  267 

Revenu  à  Moscou,  après  les  sept  lerril)lcs  mois  de  I». 
seconde  révolution,  de  l'invasion  du  bolchevisme,  d'une- 
sanglante  guerre  civile,  je  retrouve  le  moral  de  la  grande  ville 
à  peine  changé.  Pour  découvrir  dans  l'histoire  russe  un  anté- 
cédent de  la  situation  actuelle,  il  faudrait  peut-être  remonter 
non  au  dieu  national  que  fut  le  formidable  Ivan  le  Terrible, 
mais  aux  invasions  des  Khans  mongols  qui  essayèrent  — 
vainement  —  de  briser  les  croyances  et  l'orgueil  de  cette 
forte  race. 

Je  suis  frappé  d'étonnement  de  voir  le  bruyant  mouvement 
bolcheviste,  qui  remplit  l'empire  russe  jusqu'aux  frontières 
les  plus  éloignées  du  fracas  de  ses  mitrailleuses,  du  clinquant 
de  ses  furieux  discours,  prendre  à  Moscou  un  caractère  aussi 
effacé  et  disparaître  aussi  complètement  sous  la  surface  unie 
de  cette  civilisation  profonde  et  ancienne.  On  voit  d'ailleurs 
chez  chaque  bourgeois  conscient  d'être  fils  de  la  mère  des 
villes  slaves  une  foi  profonde  à  la  destinée  de  son  peuple,  une 
dignité  résistant  aux  malheurs,  qui  le  rendent  cent  fois 
supérieur  au  citoyen  de  plusieurs  pays  d'Europe,  et  à  Celui 
des  colonies  européennes  aux  Amériques,  en  Asie  et  en 
Australie  (^). 

Les  nombreuses  perquisitions,  arrestations  et  exécutions 
sont  restées  sans  effet  sur  une  ville  dont  les  commissaires 
ont  voulu  surtout  ébranler  l'inquiétante  insoumission  quf 
fait  craindre  de  futures  insurrections.  De  temps  en  temps, 
je  vois  de  grandes  processions,  que  les  commissaires  essayent 
de  combattre  par  des  affiches.  Les  centaines  de  croix,  icônes, 
bannières,  «  khorougvi  »,  sont  suivies  par  des  dizaines  de 
milliers  de  croyants,  tous  sans  exception  appartenant  aux 
classes  les  plus  pauvres.  Hommes,  femmes,  enfants,  conduits 


(^)  Je  rencontre  souvent  des  Russes,  clioqucs  —  mais  pas  assez  — 
des  airs  protecteurs  qu'osent  assumer  à  leur  éf^ard  des  citoyens  améri- 
cains, âmes  toujours  simplistes  et  rarement  développées,  qui  préten- 
draient représenter  une  culture  enraie  ou  supérieure  à  la  leur.  Mais 
est-il  vraiment  tiumainement  possible  de  s'imaginer  que  ces  pauvres 
institutions  démocratiques,  ces  ignobles  sky-scrapers,  l'application 
plus  étendue  des  boîtes  de  conserve,  ajoutent  pour  un  griviennik  à  la 
civilisation   d'un  peuple  ? 


268      «LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

par  leurs  prêtres,  délirant  d'enthousiasme,  prêts  au 
sacrifice,  défilent  sous  le  regard  arrogant  des  gardes  rouges  C). 

En  général,  la  vie  normale  semble  continuer,  et  il  faut 
vraiment  que  quelque  groupe  de  soldats  demi-ivres  passe,  en 
déchargeant  ses  fusils  sur  les  façades  des  maisons,  pour  que 
nous  nous  ressouvenions  de  la  révolution  et  do  ses  excès. 
Il  est  à  peine  parti  que,  déjà  les  boutiques  se  rouvrent,  et 
que  les  trottoirs  se  couvrent  à  nouveau  d'une  foule  urbaine 
■et  mesurée,  vieux  ouvriers  mélancoliques,  petits  garçons 
joufflus  en  longues  redingotes  bleues,  prêtres  au  regard 
perçant  et  à  la  barbe  d'or,  belles  promeneuses  en  robes 
■claires,  qu'abordent  des  cavaliers  qui  se  penchent,  d'un  geste 
courtois,  sur  leurs  petites  mains. 

D'autres  que  moi  ont  décrit  dans  tous  ses  détails  la 
surprenante  cité  que  les  soviets  ont  voulu  fonder,  cité  sans 
bases  et  sans  coupoles.  Les  milliers  de  décrets  que  les  com- 
missaires font  papillonner  au-dessus  de  leurs  «  adeptes  »  ne 
changent  aucunement  le  caractère  de  la  révolution.  Elle 
repose,  comme  toutes  celles  qui  l'ont  précédée,  sur  un 
malentendu  obstiné  et  inguérissable  entre  la  foule  et  les  diri- 
geants. La  foule  révolutionnaire  ne  marche  pas  pour  réaliser 
des  doctrines,  pour  créer  des  sociétés  idéales,  et  ses  meneurs 
le  savent.  La  foule  veut  d'abord  avoir,  sans  efforts,  sa  part 
des  richesses  nationales,  et  surtout  —  voilà  sa  part  de  l'idéal 
—  elle  veut  la  liberté,  c'est-à-dire  elle  veut  briser  toutes  les 
chaînes  du  respect.  Elle  ressent  une  honte  de  s'être  inclinée 
devant  des  individus  supérieurs,  par  la  naissance,  le  maintien, 
l'intelligence,  les  talents,  le  rafiînement.  On  les  lui  a  aban- 
donnés comme  une  proie  :  «  Bafouez,  tuez,  torturez  ceux  que 
vous  avez  jusqu'ici  admirés  et  adorés,  ce  sont  vos  ennemis  et 
ceux  de  la  révolution!  »  C) 

Observez  le  garde  rouge  qui  passe  dans  la  rue  :  il  examine 
les   passants,    pour  constater   qu'ils    ne   portent    ni    insignes 

(^)  J'ai  vu  un  petit  commissaire  qui  souffla  la  fumée  de  son  cigare 
<lans  la  direction  d'un  icône,  vigoureusement  souffleté  par  un  ouvrier 
furieux. 

(-)  Décret  de  Radek. 


sous       LA       REVOLUTION 


269 


scolaires,  ni  médailles  ou  décorations.  Le  reste  lui  est  bien 
égal.  En  province,  on  maltraite  ou  tue,  pour  avoir  les  mains 
soignées,  pour  se  moucher  dans  un  mouchoir.  A  Moscou,  la 
seule  préoccupation  des  soldats  révolutionnaires  est  la  pour- 
suite de  la  ((  revanche  du  prolétariat  »  qu'on  leur  prêche- 
journellement. 

Aujourd'hui  la  servante  d'une  famille  amie  est  retournée  à 
la  maison,  toute  tremblante.  C'est  une  paysanne  qui  a  pris 
l'habitude  des  vêtements  citadins,  et  qui  porte  chapeau.  Des 
soldats  rouges  qui  passaient  l'ont  menacée  de  leurs  baïon- 
nettes :  «  Si  tu  oses  venir  ici,  nous  vous  tuerons,  vous  êtes 
une  bourgeoise  !  »  La  pauvresse  a  riposté  :  «  Mais  je  suis- 
ujie  paysanne,  regardez  comment  je  suis  habillée,  et  je  n'ai 
même  pas  de  quoi  manger  !  »  Et  les  soldats,  en  la  chassant  : 
«  Tant  mieux,  on  voit  bien  que  vous  êtes  une  bourgeoise, 
nous  vous  couperons  la  tête  !  » 

Partout  où  les  révolutionnaires  ont  manipulé  les  anciennes 
institutions  et  organisations,  ils  n'ont  eu  qu'un  seul  souci  : 
nier  la  supériorité  de  1'  u  intelliguentsia  »,  se  venger  sur  la 
bourgeoisie.  Dans  les  usines,  des  ouvriers  remplacent  les  ingé- 
nieurs. Dans  les  gymnases,  c'est  le  portier  qui  dirige  l'ensei- 
gnement, et  qui  touche  plus  qu'un  professeur.  Dans  les 
ambulances  militaires  et  quelquefois  civiles,  les  soldats  ont 
augmenté  le  salaire  du  a  feldscher  »  C)  à  45o  roubles,  tandis 
que  les  médecins  —  pour  bien  marquer  la  différence  sociale 
—  ne  touchent  que  4oo.  Dans  les  gigantesques  maisons  de- 
Moscou,  le  concierge  est  nommé  président  du  comité  de  la 
maison  (doniovoï  komitct).  Ces  réformes  accomplies,  les 
comités  n'ont  plus  qu'un  seul  souci  :  se  coucher  sur  leurs 
excréments  pour  empêcher  qu'on  y  touche.  C'est  ce  qu'ils 
appellent  défendre  la  révolution. 

Toute  cette  société  renversée,  ivre  et  folle,  trébuchant  sur 
ses  mains,  jambes  en  haut,  fait  un  effet  d'un  comique  irré- 
sistible. Dans  les  usines,  personne  n'obéit  et  tout  s'arrête. 
Déguisé  en  barine,  le  dvornik  ne  se  sent  pas  plus  sûr  de  sas 


(})  Fcldchcr  =  aide-méclecin. 


270         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

tenue.  Le  feldscher,  embarrassé  de  sa  nouvelle  autorité, 
commet  gaffe  sur  gaffe,  sous  les  regards  ironiques  des 
médecins,  ses  subordonnés.  Il  faut  souvent  forcer  le  portier 
du  gymnase  par  des  menaces  à  continuer  la  direction  du 
lycée,  qu'il  n'avait  jamais  parcouru  que  le  plumeau  et  le 
torchon  mouillé  en  main. 

Mes  bottes  ont  besoin  d'être  raccommodées.  On  me  conseille 
■de  m'adresser  à  la  «  société  des  savetiers  intellectuels  »  C)  qui 
occupe  un  appartement  de  la  maison  que  j'habite.  Je  trouve 
dans  une  grande  pièce,  assis  autour  d'une  longue  table,  une 
dizaine  de  messieurs  à  l'aspect  très  distingué.  Tous  portent 
des  tabliers  et  sont  occupés  à  couper  des  morceaux  de  cuir, 
de  ressemeler,  de  coudre  des  bottes,  bottines  d'homme,  de 
femme,  sous  la  direction  technique  d'un  ancien  savetier 
militaire.  Je  me  présente,  les  messieurs  se  lèvent,  et  le  pré- 
sident de  l'assemblée  me  les  nomme.  Lui-même  est  le  banquier 
Sigof,  organisateur  de  l'affaire.  Le  secrétaire  est  le  général  Oko- 
lokoulak,  le  fisc  le  général  Bekhtéief,  ancien  maréchal  de  no- 
blesse du  gouvernement  de  Tambov.  Le  nombre  d'aspirants  a 
été  si  considérable  qu'on  s'est  vu  obligé  de  n'accepter  aucun  of- 
ficier au-dessous  du  grade  de  colonel.  Plusieurs  dames,  toutes 
appartenant  aux  cercles  aristocratiques  de  Moscou,  font  partie 
du  club.  Quelques-unes  d'entre  elles,  retenues  par  la  lumière 
du  jour,  se  glissent  vers  la  tombée  de  la  nuit  pour  y  gagner 
de  quoi  se  nourrir.  Vers  le  soir,  les  officiers,  en  pardessus 
râpés,  gantés,  très  droits,  et  d'une  allure  distinguée,  regagnent 
leur  domicile.  Je  leur  demande  s'ils  n'ont  pas  envie  de  tra- 
vailler dans  quelque  bureau  soviétique.  L'un  d'eux  me  répond  : 
«  Comment  le  pourrais-je,   moi  qui  suis  monarchiste  I  » 

D'autres  officiers,  jeunes  et  plus  ardents,  ne  se  contentent 
pas  d'une  attitude  aussi  effacée.  Il  ne  se  passe  pas  un  seul 
jour  où  je  ne  rencontre  un  de  mes  camarades  du  front.  Quel- 
ques-uns   rédigent    un    journal    constitutionnel-démocrate,    à. 


(^)   Soious   Intel ligentnikh   sapojnikof. 


sous       LA       RÉVOLUTION  271 

!a  barbe  des  bolcheviks.  D'autres  appartenant  à  des  régiments 
de  la  garde,  aux  régiments  des  Ingoushs,  des  Tatares,  pré- 
parent une  contre-révolution.  Je  les  rencontre  parfois  en 
compagnie  d'individus  louches  :  ce  sont  des  membres  de 
J  état-major  anarchiste,   qu'ils  essayent  de  diriger. 

Mais  il  n'y  a  aucun  système,  aucune  organisation  dans  ces 
efforts  individuels.  L'un  après  l'autre,  ces  grands  enfants 
seront  arrêtés  et  exécutés.  L'éducation  militaire  les  a  formés 
pour  obéir,  elle  en  fait  rarement  des  chefs.  Kornilof  erre  dans 
les  steppes.  Broussilof,  invalide,  attend.  Les  Romanof,  chefs 
légitimes  du  peuple  russe,  mais  déchus  des  fortes  qualités  de 
la  race,  ont  failli  à  leur  devoir,  et  les  jeunes  cœurs  qu'ils 
•devaient  conduire  se  brisent  comme  verre. 

Mais  au  Kreml,  parmi  les  ombres  des  demi-dieux  que  furent 
les  princes  de  Moscou,  gouvernent  quelques  hommes,  sans 
aucuns  droits  d'hérédité,  mais  qui  semblent  les  légitimes  conti- 
nuateurs des  anciens  tsars,  tellement  ils  leur  ressemblent  par 
la  clarté  des  buts,  l'impitoyable  dureté  des  moyens,  par  la 
force,  l'astuce,  la  cruauté,  l'ascendant  sur  leurs  féaux.  Résolus 
à  se  maintenir  sur  le  plus  magnifique  trône  que  l'univers  ait 
connu,  se  méfiant  des  instincts  populaires  qui  les  y  ont  portés, 
ils  imitent  les  empereurs  romains  du  Bas-Empire,  qui  se 
faisaient  acclamer  par  des  émeutes  de  soldats,  mais  dont  le? 
portes  étaient  défendues  par  des  barbares  varègues.  Le  Kreml 
est  gardé,  non  par  des  Russes  inconstants  et  volages,  mais  par 
des  bataillon  lettons,  soldats  grossiers  et  instruits,  indépendants 
«t  disciplinés,   qu'ils  nourrissent,   enrichissent  et  cajolent. 

Peut-être  pourra-t-on  invoquer  plus  tard  comme  excuse 
pour  leur  règne  sanglant  que  les  commissaires  de  Moscou 
ont,  pendant  une  période  où  la  Russie  était  en  danger  d'être 
livrée  aux  plus  dangereuses  expériences  ochlocratiques  O, 
*auvé  l'idée  de  l'autocrat'ie,   sans  laquelle  la  Russie  périrait. 


(^)  Les  comités  des  usines,  qui  ont  perdu  l'indiistric  russe,  ont  été 
institués  par  le  gouvernement  provisoire. 


ÉPILOGUE 
DE  LA  DEUXIÈME  PARTIE 


Le  projet  de  Chostak  (et  de  Vétat-major  d'Avtonomof)  con- 
sistait en  l'envoi  des  armées  rouges  du  Caucase,  au  front  ou- 
krainien,  sous  les  ordres  d'Antonof.  Il  fit  plusieurs  démarches 
pour  y  gagner  le  Conseil  des  commissaires.  Il  visita  les  chefs  des^ 
missions  alliées,  qui  —  habilement  bernés  par  Trotsky  —  se 
flattaient  d'espoirs  insensés.  Après  deux  semaines  d'efforts  inu- 
tiles, il  me  confia  qu'aucun  des  commissaires  du  peuple,  ni  des 
personnes  formant  leur  entourage,  ne  pensait  sérieusement  à 
une  rentrée  en  guerre  aux  côtés  des  Alliés.  En  causant  avec  les 
officier  alliés,  on  ne  voulait  que  gagner  du  temps.  Cétait  le 
mois  de  mai  1918.  Sur  le  front  français  cela  semblait  aller  mal, 
de  loin,  et  vu  à  travers  la  presse  soviétique.  Pendant  la  conver- 
sation prolongée  que  Chostak  eut  avec  Trotsky,  il  lui  développa 
la  nécessité  de  diriger  toutes  les  armées  rouges  contre  l'impéria- 
lisme allemand.  Tj'otsky  île  fixa  dans  les  yeux  : 

—  Et  pourquoi  pas  contre  le  capitalisme  français  et  anglais  ? 

Cela  n'empêchait  pas  le  Grand  Etat-Major  soviétique  d'élabo- 
rer avec  les  officiers  alliés  des  projets  de  réorganisation  de  l'ar- 
înéerusse,  et  de  son  regroupement  contre  «  l'ennemi  national  ». 
Ce  Grand  Mùt^'i'jor  occupait  à  la  gare  d'Alexandrovsk  un  train 
luxueux.  J'y  visiiai  deux  fois  les  généraux  Bontch-Brouévitch 
et  Soliman.  Partout  en  Russie  on  tuait, des  officiers  pour  avoir 
porté  des  distinctions  qui  rappelaient  l'ancien  régime.  A  la 
gare  d'Alexandrovsk,  les  généraux  et  leur  suite  exhibaient  les 
décorations  tsaristes,  pour  recevoir  les  représentants  étrangers. 
C'étaient  de  pauvres  sires,  dont  les  commissaires  exploitaient  le 
beau  port,  et  les  habitudes  diplomatiques,  pour  mieux  duper 
l'étranger.  Ils  n'étaient  au  courant  de  rien,  on  leur  cachait  tout. 
Pendant  une  conversation  entre  les  deux  officiers  généraux, 
Chostak  et  moi,  Soliman  demanda  brusquement  à  Chostak  qui 


272< 


Lo  Grii.'ral    lil'.OI  SSII.OK 
dans  la  cliiii<iiir  du    l>''   iMuidiiict'    iiiiii    kiiS) 


LA      GUERRE      RUSSO-SIBÉRIENNE         273 

venait  de  mentionner  Àvtunomof,  commandant  le  groupe  d'ar- 
mées du  Caucase  : 

— :  Dites-moi,  s'il  vous  plaît,  qui  est-ce?  Est-il  officier  de 
m,étier?  Par  qui  et  quand  a-t-il  été  nommé? 

Quand  nous  demandâmes  où  se  trouvait  actuajilement  Anto- 
nof,  commandant  en  chef  les  forces  soviétiques  combattant  la 
contre-révolution,  le  chef  et  le  sous-chef  du  G.E.M.  n'en  sa- 
vaient rien.  Ils  ne  pouvaient  même  pas  nous  dire  si  le  commis- 
sariat de  la  guerre  était  au  courant. 

A  la  fin  de  mai,  je  me  rendis  à  Petrograd.  Je  fis  ce  voyage 
dans  le  plus  luxueux  coupé  de  wagons-lits  imaginable.  Un 
■excellent  service,  beaucoup  d'ordre.  Tandis  qu'en  province 
l'abolition  des  classes  dans  les  voitures  du  chemin  de  fer  fai- 
sait encore  partie  du  programme  révolutionnaire,  on  ne  cou- 
doyait ici  dans  les  couloirs  que  commissaires  soviétiques  et 
spéculateurs  :  les  gardes  rouges  en  chassaient  les  intrus  pauvres. 
Le  gouvernement  soviétique  commença  à  se  convaincre  des 
■charmes  que  possèdent  certains  détestables  préjugés  d'ancien 
■régime,  et  cela  nous  donna  espoir  pour  l'avenir. 

A  Petrograd,  une  pauvreté  et  une  détresse  inimaginables. 
L'  «  intelliguentsia  »  vendait  des  allumettes  aux  coins  des  rues. 
La  portion  de  pain  n'était  que  de  50  grammes  par  jour,  un 
pain  contenant  de  la  paille  hachée.  Quand  il  manquait,  le 
soviet  le  remplaçait  par  50  grammes  de  hareng  salé.  Ce  fut  à 
cette  époque  que  Zinovief,  président  du  soviet  de  Petrograd, 
prononça  cet  adage  devenu  fameux  :  «  qu'il  fallait  donner  aux 
bourgeois  juste  assez  à  manger  pour  ne  pas  leur  faire  perdre  le 
souvenir  du  pain  ».  Lui  et  les  siens  n'ont  jamais  manqué  de 
rien,  ni  les  matelots  de  Kronstadt,  qui  étaient  le  soutien  du 
régime.  On  les  voyait,  gras  et  repus,  accompagnés  de  femmes 
bien  vêtues,  se  promener  aux  grands  Prospekts,  parmi  les 
spectres.  A  côté  de  la  profonde  misère,  les  plus  scandaleux 
excès,  toujours  caractéristiques  pour  les  révolutions.  Mes  amis 
étrangers  rencontraient  dans  les  bars  les  plus  réputés,  les  ma- 
nitous du  bolchcvisme,  loffe  et  autres,  dépensant  l'argent  sans 
■compter,  avec  des  filles  richement  habillées.  Les  dames  du  bal- 

i8 


274  sous       LA       RÉVOLUTION 

let  n'avaient  rien  perdu  au  changement  du  régime.  Pour  elles 
les  bijoux  réquisitionnés  et  les  landaus  impériaux. 

Le  monde  soviétique  —  les  plus  petits  commissaires  inclus  — 
occupait  les  somptueux  palais  des  ci-devant.  On  était  plein  de 
joie  :  les  missions  allemandes  s'étaient  installées  en  ville.  Paris, 
bornbardé,  allait  être  pris.  Avec  l'Allemagne  victorieuse  on  es-- 
pérait  faire  de  bonnes  affaires  :  voilà  le  ton  des  conversations  1 

J'eus  d'abord  rintention  de  regagner  la  France  par  la  Suède. 
Le  navire  suédois,  sur  lequel  j'avais  pris  place,  n'attendait  que. 
l'arrivée  d'une  considérable  quantité  de  cuivre  brut,  dont  le 
Conseil  des  cojyimissaires  avait  ordonné  l'exportation.  Quand  le 
cuivre  arriva,  le  soviet  du  port  en  défendit  l'embarquement.  Au 
capitaine  qui  lui  montra  le  certificat  d'exportation  signé 
Trotsky  et  Tchitchérine,  le  président  répondit  qu'ici,  à  Petro- 
grad,  on  n'acait  à  compter  qu'avec  les  autorités  locales.  . 

Je  pris  donc  la  route  de  Mourman.  Le  jour  même  de  mon  ar- 
rivée dans  ce  port,  le  navire  Porto,  battant  pavillon  anglais  ei 
portugais,  partit  peur  l'Angleterre  avec  2.5oo  passagers. 

J'arrivai  à  Paris  au  début  du  mois  de  juillet.  Mes  récits  sur  la 
magnifique  épopée  des  Kornilovtsi  y  firent  une  grande  impres- 
sion. J'étais  le  seul  participant  au  «  Koubansky  Pokhod  »  qui 
eût  jusqu'ici  réussi  à  sortir  de  la  fournaise,  et  on  écoutait  avide- 
m,ent  les  précisions  que  je  pus  donner.  L'armée  des  volontaires, 
entourée  d'ennemis,  coupée  de  l'étranger,  mais  invaincue,  ren- 
tra dans  les  calculs  d'avenir.  D'ailleurs,  les  soviets  venaient  de 
découvrir  leur  jeu  :  ils  misaient  sur  l'Allemagne. 

Un  nouveau  chapitre  de  la  révolution  russe  avait  commencé 
en  Sibérie.  Le  gouvernement  français  allait  s'y  faire  représenter 
par  une  mission  militaire  sous  le  général  Janin,  et  par  un  haut- 
commissaire,  le  comte  de  Martel.  Les  Affaires  Etrangères  et  la- 
Guerre  m'attachèrent  à  cette  mission  militaire  en  fonction  de 
correspondant  militaire  officiel. 


TROISIÈME    PARTIE 

EN  SIBÉRIE 


...saepe  homines  morbos  magis  esse  timendos 
infamemque  ferunt  uitam  quam  Tartari  leti,... 

...auariiies  et   honorum  caeca  cupido 
quàê    miseras    homines    cogunt     transcendere 

\  fines 

iuris  et  interdum  socios  scelerum  atque  minis- 

\tros 

haec  uulnera  uitae 

non  mi7iimam  partem  mortis  formidine  alun- 

\tur. 

{Liicretius,  de  reruni  natura  III.) 

«  Je  te  donne  ce  premier  conseil  :  ne  cause 
jamais  de  tort  à  ceux  de  ton  sang  :  et  quand 
ils  te  feraient  injure,  modère  ta  vengeance... 

«  Je  te  donne  aussi  ce  conseil  :  de  ne  jamais 
croire  aux  promesses  d'un  ennemi  dont  tu  as 
égorgé  le  frère  ou  terrassé  le  pèro.  Le  loup  vit 
encore  dans  le  louveteau,  bien  que  tvi  penses 
l'avoir   assouvi   d'or.   » 

(Brynhildar  quida,  I.) 


CHAPITRE  PREMIER 


A    KHARBINE 


Au,  commencement  de  septembre  1918,  je  quittai  la  France 
pour  la  Sibérie.  De  passage  à  Washington,  j'y  eus  plusieurs 
entrevues  extrêmement  intéressantes  avec  l'ambassadeur  de 
France.  Je  m'y  entretins  avec  quelques  personnalités  du  War 
Office,  et  du  State  Department.  J'eus  le  plaisir  de  causer  lon- 
guement avec  l'ancien  président  Roosevelt,  à  New-York,  en- 
suite dans  sa  propriété  d'Oysterbay.  Il  plaidait,  par  la  suite, 
une  forte  intervention  militaire  des  États-Unis  contre  les  so- 
viets. Sa  mort  qui  intervint  deux  mois  plus  tard,  a  privé  son 
parti  d'une  politique  extérieure  indépendante  et  l'a  livré  aux 
impulsions  des  luttes  de  politique  intérieure. 

A  Tokyo,  je  me  suis  entretenu  avec  le  ministre  de  la  Guerre, 
avec  le  chef  et  le  sous-chef  du  G.E.M.  Le  problème  de  l'inter- 
vention japonaise  m'apparut  dans  toutes  ses  complications. 
Vers  Noël,  je  fis  la  traversée  de  la  mer  du  Japon,  sur  un  trans- 
port japonais,  en  compagnie  du  général  Takayanagui,  très 
gai  convive  et  fin  diplomate.  Enfin,  à  Vladivostok,  je  me  ha- 
sardai, prudemment,  dans  le  corridor  de  la  longue  aventure  si- 
bérienne. Avant  d'aller  voir  de  mes  propres  yeux  ce  qui  se 
passait  dans  les  Ourals  —  je  compris  que  la  question  Koltchak 
ne  serait  résolue  que  là-bas  —  j'allai  causer  à  gauche  et  à 
droite. 

Le  général  Khorvat  fil  sur  moi  une  excellente  impression  : 
vieillard  très  fin,  grand  patriote,  ne  perdant  jamais  de  vue  les 
intérêts  de  la  Grande  Russie  rétablie.  Le  général  Knox  me  donna 
l'jrnpression  d'un  tempérament  de  conspirateur  contre-révolu- 
iionnaire,  aimant  la  manière  forte,  d'ailleurs  caractère  franc 


278         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

et  énergie  infatigable.  Le  général  Graves,  exactement  son  anti- 
pode, sympathique,  mais  peut-être  un  peu  trop  paternel,  sem- 
blait convaincu  que  ses  sept  mille  soldats  se  trouvaient  en 
Sibérie  pour  empêcher  que  les  gardes  blanches,  dans  leur  trai- 
tement des  bolcheviks,  s'écartassent  des  préceptes  évangé- 
liques.  Le  général  Otani,  vieux  gentilhomme,  sembla  incor- 
porer le  meilleur  raffinement  et  l'inimitable  correction  de 
l'aristocratie  japonaise. 


Kharbine,  le  lo  janvier  1919. 

LE  transsibérien  traverse  la  Chine  neutre  sur  une  lon- 
gueur de  i.4oo  kilomètres  (').  Les  villes  et  terrains 
avoisinant  la  voie  ferrée  se  trouvent  —  par  une 
exterritorialité  fictive,  réglée  par  traité  —  sous  la  juridiction 
russe,  devenue  bien  illusoire,  depuis  que  gendarmes  et  soldats 
russes  manquent  pour  la  soutenir. 

Les  garnisons  chinoises  ont  partout  repris  de  l'importance 
depuis  la  chute  du  prestige  russe  en  Mandchourie.  Et  par  une 
singulière  ironie  de  l'histoire,  la  Russie  doit  en  premier  lieu 
aux  baïonnettes  des  peureux  indigènes  la  reconstitution  de 
son  gouvernement. 

Pendant  les  plus  obscurs  moments  de  la  domination  bol- 
cheviste,  la  résistance  des  partis  «  de  l'ordre  »  s'est  organisée 
le  long  de  ce  réseau  neutre  du  Transsibérien.  Et  après  que 
les  armes  étrangères  ont  fait  refluer  le  courant  politique,  la 
même  neutralité  chinoise  continue  à  protéger  les  partis 
vaincus  contre  les  représailles  des  poursuivis  de  jadis. 

I.  La  VILLE. 

La  gare  et  la  ville  russes  (ville  nouvelle  et  le  quartier 
Pristan)   tombent  sous  la  surveillance  de  la  police  russe  qui, 


(^)  Entre  Mandchouria  et  Pogranitchnaia. 


EN       SIBERIE 


279 


déjà  fort  affaiblie  en  Sibérie,  a  de  tous  temps  été  considéra- 
blement relâchée  ici.  Kharbiiic^  sert  d'asile  aux  criminels 
russes  qui  ont  réussi  à  franchir  la  frontière,  et  qui  se  ren- 
contrent librement  avec  les  bagnards  de  tous  les  pays. 

Au  quartier  Pristan,  ville  des  commerçants,  les  marchés 
les  plus  infâmes  sont  librement  conclus.  L'astuce  orientale, 
■combinée  avec  la  criminalité,  plus  savante,  des  occidentaux, 
peut  seule  expliquer  l'abondance  des  grands  capitaux. 

Parmi  les  nombreux  millionnaires  se  font  en  premier  lieu 
remarquer  d'anciens  bolcheviks,  venus  de  Russie  et  de  Sibérie, 
les  poches  pleines.  Anciens  présidents  de  comités  militaires 
qui  ont  vidé  la  caisse  des  armées,  anciens  commissaires  révo- 
lutionnaires qui  ont  amassé  une  fortune  par  le  «  chantage  à 
exécution  »  ou  par  la  réquisition  des  capitaux  privés,  mènent 
ici  une  vie  luxueuse. 

D'anciens  ouvriers  et  soldats  entretiennent  des  artistes  de 
théâtre.  Des  fonctionnaires  gagnant  2.000  roubles  par  mois 
■en  dépensent  i5.ooo.  Des  officiers  en  retraite  perdent  au  jeu, 
sans  broncher,  des  sommes  de  4o  et  5o.ooo  roubles,  dans  une 
seule  soirée. 

Toute  cette  horde  vit  du  désordre  et  le  protège  comme  son 
gagne-pain.  La  décentralisation  de  tous  les  services  permet 
l'exercice  de  cent  métiers  louches.  Il  y  a  la  contrebande  des 
boissons  alcooliques,  qu'on  introduit  avec  la  connivence  des 
douaniers.  L'opium,  la  cocaïne,  fabriqués  en  Perse  et  intro- 
duits en  Chine  depuis  l'avènement  du  régime  rouge,  sont 
introduits  par  des  civils  et  des  militaires  qui  font  la  navette 
«ntre  les  villes  frontières  et  gagnent  à  chaque  voyage  une 
petite  fortune.  Ce  sont  l'anarchie  et  la  désorganisation  des 
transports  qui  causent  les  énormes  différences  de  prix  des 
articles  de  première  nécessité  dans  les  villes  sibériennes.  Le 
retour  de  l'ordre  les  ferait  disparaître.  Aussi  le  parti  des  com- 
merçants de  Kharbinc  est-il  opposé  au  rétablissement  des 
services  réguliers,  et  considère-t-il  l'intervention  des  Alliés 
«comme  une  peste. 


280         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

2.  —  Le  chemin  de  fer. 

A  l'exception  des  divisions  japonaises,  généralement  biei» 
tenues  en  main,  les  troupes  alliées  sont  disséminées  le  long  de- 
la  voie  ferrée  en  trop  petits  paquets,  et  ébranlées  par  le 
désordre  général,  participent  aux  abus.  D'autre  part,  les  fonc- 
tionnaires du  chemin  de  fer  continuent  à  désorganiser  inten- 
tionnellement les  services.  L'anarchie  est  telle,  que  les  ordres 
les  plus  pompeux,  les  nécessités  militaires  les  plus  impérieuses- 
peuvent  se  briser  contre  la  mauvaise  volonté  d'un  tout  petit 
fonctionnaire. 

Le  transport  de  >vagons  de  marchandises  en  Sibérie,  sup- 
primé depuis  le  23  décembre,  en  faveur  des  transports  mili- 
taires, continue  avec  la  même  régularité.  Les  chefs  de  gare  et 
les  officiers  russes  et  alliés,  disposant  de  trop  grandes  quantités 
de  wagons  pour  articles  militaires,  tous  obéissant  au  principe  : 
n  Tolko  douraki  nié  imiéout  diénég  tiépiér  »  C)>  vendent  aux 
commerçants  des  voitures  à  des  prix  qui  augmentent  à  mesure 
que  les  transports  en  Sibérie  promettent  plus  d'avantages.  Le 
prix  d'un  wagon  varie  de  20  à  50.000  roubles  pour  un  voyage 
jusqu'à  Irkoutsk  ;  il  faut  y  ajouter  une  prime  d'assurance 
contre  la  confiscation  par  les  garnisons  russes  situées  en  roule. 

Le  wagon  acheté  et  rempli  de  denrées  pour  la  Sibérie,  la 
mauvaise  volonté  du  chef  de  gare  et  des  officiers  est  éliminée. 
Mais  tel  petit  fonctionnaire,  chargé  de  la  vérification  des  voi- 
tures, peut  le  refuser  comme  «  inapte  au  transport  ».  200- 
roubles  dissipent  ses  doutes.  Pour  que  le  wagon  ne  reste  pas- 
indéfiniment  en  gare,  il  faut  un  permis  du  chef  de  gare  ou 
du  fonctionnaire  du  jour,  pour  le  faire  accrocher  à  l'unique 
train  par  jour,  qui  part  en  Sibérie  :  i.ooo  roubles.  Rangeur^ 
et  mécaniciens  ont  maintenant  le  droit,  mais  non  l'obligation, 
d'accrocher  le  wagon  :  5o  roubles  pour  chacun. 

Le  wagon  parti,  les  risques  du  commerçant  restent  consi- 
dérables. Il  peut  être  réquisitionné  par  un  Sémeonovets  (^)  ou 

(^)  «  Il  n'y  a  que  les  imbéciles  qui  maintenant  n'ont  pas  d'argent.  » 
(^)  Les  garnisons  russes  entre  Vladivostok  et  Verkhné-Oudinsk  ne- 
reconnaissent  pas  l'amiral  Koltchak.  Ils  n'obéissent  qu'au  chef  régio- 
nal, l'ataman  Sémeonof. 


EN       SIBERIE 


281 


déclaré  brûlé  par  un  ofiîcier  chef  de  transport,  et  dans  les  deux 
cas,  vendu  à  des  marchands  en  embuscade.  Pour  que  les  mar- 
chands de  Kharbine  continuent  à  courir  de  tels  risques,  ils 
doivent  se  proposer  des  bénéfices  immenses,  qu'on  s'explique 
par  la  hausse  des  prix  à  mesure  qu'on  s'éloigne  de  la  Chine.  Le 
sucre  coûte  90  kopeks  ici,  et  20  roubles  à  Omsk,  les  paquets  de 
vingt  cigarettes,  respectivement,  i  et  10  roubles. 

La  vénalité  traverse  toutes  les  sphères.  «  Nous  en  sommes 
venus  au  point,  me  dit  M.  Stevens,  que  la  situation  ne  peut 
plus  devenir  pire.  » 

On  trouve  le  guichet  fermé  :  plus  de  places  disponibles. 
Mais  en  entrant  par  une  porte  de  derrière,  et  en  payant  quatre 
fois  le  prix  du  billet,  on  l'obtient.  Le  conducteur  refuse  avec 
véhémence  qu'on  porte  d'avance  ses  valises  dans  le  coupé 
qu'on  s'est  réservé.  Dix  roubles,  et  il  sourit  obséquieusement. 
Les  mécaniciens,  irrégulièrement  payés,  accélèrent,  ralentissent 
la  marche,  prolongent  ou  diminuent  les  arrêts  aux  gares,  à 
des  prix  vraiment  raisonnables. 

A  l'exception  des  Français  et  des  Japonais,  rigoureusement 
contrôlés  par  leurs  missions,  et  d'ailleurs  également  gouvernés 
par  des  traditions  contraires  à  tout  genre  de  commerce,  les 
officiers,  tant  russes  qu'alliés,  se  livrent  pour  une  partie  au 
trafic,  et  font  peser  sur  l'intervention  militaire  le  reproche  des 
mercantis,  qu'on  est  venu  pour  leur  faire  concurrence  Q). 

3.  —  La  Bourse  et  la  politique. 

La  Bourse  de  Kharbine  est  la  seule  en  Sibérie,  où  les  cours 
et  valeurs  suivent  celles  des  marchés  étrangers.  La  finance  et 
le  commerce  de  Kharbine  influencent  donc  profondément  le 
trafic  —  et  la  politique  —  sibériens.   Ces  marchands   russes 


(})  Les  envois  qu'on  confie  à  certains  proupts  d'ofTicicrs  alliés  sont 
généralement,  pour  la  plus  grande  partie,  pillés,  si  l'on  ne  peut  se 
remettre  qu'à  leurs  sentiments  d'honneur.  Des  caisses  renfermant 
des  articles  pour  usage  personnel,  que  je  m'étais  fait  envoyer  d'Amé- 
rique, ne  me  sont  jamais  parvenues  qu'ouvertes  et  lionlcusement  pil- 
lées :  et  ce  fut  la  règle  !  Mais  c'était  la  mode  de  n'accuser  que  les 
Busses  des  malversations. 


"282         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

et  étrangers,  qui  ont  l'œil  constamment  fixé  sur  le  théâtre  de  )a 
guerre  civile,  y  forment  un  troisième  groupe  politique,  essen- 
tiellement neutre,  aussi  indépendant  des  patriotes  que  des 
rouges,  sans  convictions,  et  occupé  à  acheter  et  régler  celles 
des  autres,  à  son  gré.  Leur  louche  bande  —  d'autant  plus 
dangereuse  que  le  monde  moderne  leur  reconnaît  une  sorte 
d'honorabilité  —  n'a  aucune  sympathie  prononcée  pour  le 
bolchevisme  qui  ne  semble  pas  leur  offrir  assez  de  sécurité 
pour  l'exercice  de  leur  métier.  Mais  le  régime  Koltchak-Sémeo- 
nof  et  l'intervention  des  Alliés,  que  les  patriotes  implorent 
et  que  les  mercantis  étrangers  acclament,  certes  pas  pour  des 
raisons  d'ordre  moral,  signifie  pour  les  marchands  de  Kharbine 
le  rétablissement  d'un  ordre  moins  profitable  que  l'anarchie,  et 
l'intrusion  d'un  commerce  menaçant  de  les  chasser  du  marché 
sibérien. 

Chez  tous  ces  commerçants,  accourus  en  quantités  impres- 
-sionnantes,  aucun  souci  national,  cela  va  sans  dire.  Ceux  de 
Mandchouria  et  Tchita,  vivant  en  symbiose  avec  les  officiers, 
se  sont  rangés  parmi  les  patriotes  et  regardent  d'un  oeil  favo- 
rable les  Japonais,  dont  la  présence  leur  garantit  la  stabilité 
■de  leurs  commanditaires  militaires.  Ici,  à  quelques  centaines 
■de  kilomètres  de  Tchita,  l'intérêt  dicte  une  politique  différente: 
un  gouvernement  russe  faible  et  livré  à  leurs  manigances, 
l'éloignement  du  contrôle  étranger.  A  mesure  qu'ils  sont  plus 
ou  moins  haut  placés  sur  l'échelle  sociale,  qu'ils  ont  des 
attaches  plus  ou  moins  solides  avec  la  finance,  ces  âmes  de 
Melmoth  flottent  vers  un  patriotisme  à  vues  larges,  ou  vers  la 
trahison  pure  et  simple. 

De  larges  groupes  de  mercantis  —  sans  faire  un  appel  direct 
^ux  rouges  après  une  tentative  échouée  —  envisagent  avec 
sympathie  les  émeutes  et  insurrections  contre  lesquelles  se 
débat  le  gouvernement  d'Omsk,  et  les  difficultés  que  ren- 
contrent les  étrangers.  Des  émissaires  qu'ils  encouragent  et 
soutiennent,  entretiennent  un  continuel  va-et-vient  le  long  du 
Transsibérien,  jusqu'à  Tomsk  et  Omsk,  et  permettent  de  fomen- 
ter des  troubles  dans  la  nouvelle  armée  russe.  Je  rencontrai 


E    N        s    I    B    É    R     I    E  -^O-^ 

«hez  un  intellectuel  juif  un  de  ces  jeunes  émissaires,  qui 
raconta  joyeusement  les  progrès  de  la  propagande  bolcheviste 
(ou  socialiste-révolutionnaire  de  gauche,  ce  qui  revient  prati- 
quement au  même)  dans  l'armée  sibérienne. 

A  l'égard  des  étrangers,  les  opinions  des  commerçants 
varient,  à  mesure  qu'ils  envisagent  des  intérêts  d'ordre  plus 
ou  moins  général.  On  peut  dire  que  les  cercles  russes  craignent 
surtout  l'effort  américain,  et  que  les  milieux  juifs  s'opposent 
avec  le  plus  de  vigueur  à  l'intervention  japonaise. 

Voici  les  opinions  du  président  du  Comité  de  la  Bourse  de 
Kharbine,  homme  nouvellement  converti  à  l'orthodoxie,  et 
-qui  m'a  été  spécialement  recommandé  par  le  prêtre  principal 
de  l'église  de  Sainte-Sophie. 

«  Les  Américains  et  les  Japonais  veulent  introduire  leurs 
marchandises,  exploiter  le  pays,  immobiliser  le  commerce 
russe.  Surtout  les  Américains  sont  dangereux.  Sortis  de  la 
guerre,  sans  y  avoir  presque  rien  perdu,  ils  peuvent  s'adonner 
au  commerce.  Ce  ne  sont  pas  des  démocrates  —  comme  ils 
veulent  le  faire  croire  par  leurs  proclamations  —  mais  des 
bourgeois  infatués.  Il  n'est  pas  vrai  que  les  Alliés  aient  ici 
rétabli  l'ordre.  Le  contraire  est  vrai  :  chaque  fois  que  des 
patriotes  russes  ont  établi  un  système  convenable,  des  étran- 
gers sont  survenus  —  les  Tchèques  après  Sémeonof,  les  Japo- 
nais après  Kalmykof  —  s'attribuant  le  mérite  des  opérations, 
mais  ne  faisant  pour  nous  qu'occuper  le  chemin  de  fer,  et  en 
diminuer  le  rendement.  Notre  armée  est  forte,  et  bientôt  viendra 
Je  jour  où  nous  pourrons  dire  aux  Alliés  :  «  Nous  n'avons  plus 
«  besoin  de  vous,  allez-vous-en  d'ici.  » 

Ainsi  parle  M.  Vodianski,  nouveau  converti,  récent  patriote, 
et  surtout  boursier. 

Les  cercles  juifs  en  Chine  et  surtout  à  Kharbine  sont  forte- 
ment influencés  par  l'effort  américain  qui  s'exerce  presque 
exclusivement  par  l'intermédiaire  de  Juifs  américains.  Aussi 
rencontre-t-on  chez  les  Juifs  russes,  très  bien  accointés  avec  la 
finance  américaine  en  Chine  et  en  Sibérie  C),  une  extrême 

(1)  Parmi   les  interprètes   russes  qu'emploie   la   mission  américaine 


284         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

japonophobie.  Elle  ne  peut  être  que  partiellement  expliquée 
par  l'invasion  du  marché  par  la  manufacture  japonaise.  Les 
articles  de  la  presse  —  exclusivement  dans  les  mains  des 
Israélites  —  sont  généralement  d'une  violence  qu'on  doit  attri- 
buer aux  difficultés  qu'éprouve  le  génie  commercial  juif  à 
assujettir  la  société  japonaise.  Le  militaire  japonais,  si  hono- 
rable et  mesuré,  le  code  d'honneur  japonais,  tellenient  opposé 
à  l'immoralité  du  mercanti,  sont,  on  ne  peut  plus,  contraires 
à  leurs  convictions.  L'Empire  japonais,  jalousement  gardé 
par  un  gouvernement  très  nationaliste  contre  les  empiétements 
de  tous  les  efforts  internationalistes,  échappe,  peut-être  seul, 
aux  combinaisons  de  la  haute  finance.  En  Sibérie,  les  Japonais 
n'ont  pas  voulu  se  contenter  d'une  gloire  exclusivement  mili- 
"taire,  en  laissant  cueillir  les  fruits  de  leurs  sacrifices  par  des 
alliés.  Ils  ont  voulu  assurer  à  leurs  commerçants  et  industriels 
un  gain  proportionné  aux  efforts  du  pays.  En  s'isolant  et  se 
méfiant  des  immenses  entreprises  financières  machinées  en 
Amérique  et  en  Europe,  ils  s'attirent  l'antipathie  des  agents 
qui  en  ressortissent  en  Chine. 

4.  —  Grands  et  petits  bolcheviks;  —  Une  plainte  juive. 

On  a  parfois  exagéré  l'importance  de  la  coopération  des 
Juifs  au  régime  rouge.  Ni  en  Russie,  ni  en  Sibérie,  on  ne  pour- 
rait leur  reprocher  d'avoir  obéi  à  une  sorte  de  vaste  conspiration 
contre  la  société  russe.  Ils  ont  partout  joué  un  rôle  exception- 
nel, mais  très  peu  prémédité.  Ils  n'ont  fait  en  somme  qu'ac- 
cepter les  fonctions  pour  lesquelles  la  révolution,  arrivée  à 
une  certaine  phase  de  son  développement,  les  a  trouvés  aptes. 
Ils  se  sont  laissé  aspirer  par  le  vide  qu'avait  laissé  la  disparition 
de  r  «  intelligence  »,  mais  cela  si  uniformément,  avec  une  telle 


de  l'ingénieur  Stevens,  mission  à  vastes  vues  financières,  90  %  au 
moins  appartiennent  à  la  religion  juive.  Je  donne  leurs  noms  dans 
un  autre  chapitre.  Les  sympathies  pour  la  politique  «  démocratique  » 
de  la  mission,  et  l'aversion  séculaire  pour  le  service,  y  entrent  pour 
une  partie.  D'autre  part,  ces  gens  sortent  tous  de  milieux  commer- 
çants, intéressés  à  l'œuvre  américaine. 


EN        SIBERIE 


28[ 


conformité  de  dispositions  et  de  talents,  avec  un  entrain  si 
remarquable,  et  une  solidarité  si  naturelle,  qu'on  a  cru  parfois 
devoir  expliquer  cette  large  harmonie  de  leur  ensemble  comme 
l'effet  d'un  complot. 

Ce  qui  confond,  au  contraire,  l'observateur,  c'est,  chez  une 
grande  majorité  des  Israélites  sujets  russes,  le  constant  souci 
de  leurs  intérêts  joint  à  une  inexplicable  indifférence  politique. 
Je  n'ai  cru  au  talent  politique  de  Sémeonof,  qu'après  avoir 
observé  les  bataillons  de  Juifs,  qu'il  a  mobilisés.  Sans  les 
exposer  au  feu  (il  les  croit  peu  sûrs  en  première  ligne),  il  s'est 
assuré  leur  appui,  en  les  invitant  à  participer,  fût-ce  nomina- 
lement, aux  privilèges  et  aux  devoirs  de  son  régime.  Partout 
où  un  gouvernement  établi,  rouge  ou  blanc,  semble  peu  sûr, 
les  Israélites  ont  rarement  voulu  se  décider  à  prendre  parti.  On 
les  a  vus  traverser  plusieurs  régimes  consécutifs,  s'enrichissant 
toujours,  protégés  par  tous  les  gouvernants  qu'ils  ont  fait 
participer  aux  profits  de  leurs  négoces. 

Il  n'y  a  que  quelques  personnages  de  moindre  rang,  qui  ont 
mal  fait  leurs  calculs.  Ce  sont,  en  Sibérie,  de  petits  Israélites 
que  leur  énergie  et  leur  intelligence  avaient  fait  remarquer 
dans  les  premières  réunions  révolutionnaires,  et  que  la  pers- 
pective d'un  pouvoir  sans  contrôle  et  de  succès  sans  bornes  a 
séduits.  D'ailleurs,  ces  déshérités  de  l'ancien  régime,  grisés 
par  des  acclamations  inespérées,  attirés  par  l'espoir  d'écla- 
tantes vengeances,  se  sont  partout  ici  grièvement  brûlé  les 
ailes. 

Tel  cet  Àrkous,  garçon  apothicaire  de  Kharbine,  petite 
âme,  petite  intelligence,  mais  vif  et  bruyant.  Personne  ne  le 
connaissait,  mais  il  avança  au  premier  plan  dès  que  le  mou- 
vement bolcheviste  commença  à  se  dessiner  à  Kharbine.  Les 
soldats  le  remarquèrent  :  il  avait  la  même  a  soif  de  la  liberté  » 
qu'eux-mêmes,  et  puis  il  avait  la  parole  facile,  il  était  ambi- 
tieux, violent,  et  il  n'était  pas  tsaristc.  Trop  turbulent  au  gré 
de  ses  coreligionnaires,  et  trop  imprudent,  il  en  fut  désavoué, 
mais  il  put  se  consoler  :  le  Comité  révolutionnaire  en  Chine 
emprunta  toute  sa  force  h  l'élément  Israélite,  comme  ailleurs. 


286         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Sous  un  président  russe  —  comme  ailleurs  —  qui  avait  \st 
responsabilité,  les  Israélites  Arkous,  Slavine,  Maïoffes,  etc.^ 
furent  l'âme  du  mouvement.  Les  soldats  nommèrent  Arkous  à 
l'importante  fonction  de  chef  de  police.  Il  échangea  sa  che- 
mise crasseuse  contre  un  uniforme  tout  neuf,  et  se  promenait 
avec  un  grand  pistolet  automatique  qu'il  mettait  à  chaque 
instant  sous  le  nez  de  quelque  bourgeois.  Il  arrêta  bon  nombre 
de  «  suspects  »,  extorqua  de  l'argent  aux  «  capitalistes  »,  mena 
un  train  considérable.  Mais,  un  certain  jour,  les  deux  mille 
soldats  russes,  sur  lesquels  reposait  son  pouvoir,  furent  subi- 
tement désarmés  par  les  soldats  chinois.  Le  président  Routine, 
ses  aides,  Slavine,  Maïoffes,  etc.,  purent  se  sauver.  Mais  Arkous 
eut  tous  les  yeux  fixés  sur  lui.  L'attention  de  toute  une  ville 
scandalisée  ne  lui  permit  pas  de  s'esquiver.  On  l'arrêta,  et  on 
le  fît  conduire,  par  quelques  complaisants  soldats  chinois,  à 
Mandchouria,  oii  Sémeonof  le  fit  fouetter  et  fusiller. 

Le  chef  et  Iqs  membres  de  la  communauté  juive  me  confir- 
mèrent ces  informations.  Le  premier,  Mordokhovitch,  fabri- 
cant de  vodka,  à  la  figure  de  sage,  à  l'aspect  vénérable  et  intel- 
ligent, se  plaignit,  de  sa  voix  grave  et  douce,  que  tant  de 
jeunes  Israélites  se  fussent  laissé  entraîner  par  les  idées  bol- 
chevistes. 

((  Le  sang  de  tant  de  nos  pauvres  coreligionnaires  qu'on 
tue  depuis  quelques  mois  en  Galicie  et  en  Pologne  est  sur  leur 
tête.  Nous  les  avertissons  de  ne  pas  s'occuper  de  ces  néfastes 
doctrines  qui  ne  les  regardent  nullement.  Tout  le  monde  s'en 
mêle,  mais  on  fait  payer  cette  faute  plus  cher  aux  nôtres 
qu'à  ceux  qui  les  ont  séduits  (!).  Et  encore,  les  plus  coupables 
sont  des  renégats,  qui  ont  pris  des  noms  russes,  qui  ont 
trahi  la  foi  de  leurs  pères,  des  internationalistes  qui  renient 
chaque  lien  avec  nous,  et  contre  les  actes  desquels  nous  pro- 
testons.  » 

Je  lui  réponds  que  les  sentiments  qu'il  professe  lui  font 
honneur.  Mais  les  Israélites  qui  se  sont  mêlés  du  bolchevisme 
en  Sibérie  ont  été  si  peu  séduits  que,  sans  eux,  ce  mouvement 
n'aurait  nulle  part  pu  durer.  L'ancien  président  de  Vladivos- 


SIBERIE 


287 


tok,  Krasnochtchokof,  les  Goldberg  et  Goldslein  d'Irkoutsk  ont 
été  non  des  victimes  mais  des  animateurs.  Si  quelques 
manitous  du  bolchevisme  juif  ont  été  des  incrédules,  on  doit 
leur  avoir  pardonné  depuis  longtemps  cette  apostasie.  Aucune 
synagogue  en  Russie  ou  Sibérie  n'a  été  souillée,  les  u  bour- 
geois »  juifs  ont  élé  traités  partout  avec  une  extraordinaire 
douceur.  Ceux  qui  viennent  de  repasser  la  frontière  voyagent 
avec  des  passeports  en  règle,  et  ont  sauvé  une  partie  impor- 
tante de  leur  fortune.  On  ne  peut  s'empêcher  de  supposer 
qu'ils  rendent  de  très  importants  services,  puisqu'on  semble 
avoir  acheté  leur  participation  avec  des  privilèges  considé- 
rables :  les  armées  a  blanches  »  n'en  rencontrent  jamais  en 
première  ligne,  et  les  morts  et  blessés  qu'on  ramasse  sur  les 
champs  de  bataille  sont  presque  sans  exception  des  «  douraki  )>■ 
russes,  dont  la  servitude  a  changé  de  nom,  non  de  caractère. 

Et  puis,  parmi  le  groupe  des  mécontents,  il  y  a  ici  toute 
une  classe  d'individus  qui  gravitent,  par  le  poids  de  leur 
origine  ou  de  leurs  ambitions  sociales,  vers  le  bolchevisme, 
sans  y  appartenir.  Mus  par  des  sentiments  de  révolte,  esprits 
inquiets  et  sans  doctrines  (la  pensée  se  repose  dans  une 
conviction),  ils  sont  condamnés  à  être  dans  l'opposition, 
toujours  et  partout,  à  force  de  vouloir  être  quelque  chose.  Ce 
sont  les  socialistes-révolutionnaires  de  gauche.  Sous  le  régime 
bolcheviste  —  qui  est  un  système  d'ordre  et  d'autorité  — 
leurs  sympathies  se  dirigent  vers  le  libéralisme,  et  l'ancienne 
société  russe  (la  plus  libre  qui  fût)  leur  inspire  des  regrets.. 
Mais  la  domination  glisse  fatalement  d'un  extrême  dans 
l'autre.  Dès  que,  à  nouveau,  les  sabres  et  les  éperons  tintent 
sur  les  trottoirs,  leur  activité  s'anime  de  la  jalousie  de& 
privilèges  de  caste,  et  de  la  répugnance  contre  la  force,  qui 
fut  l'âme  de  la  révolution.  Anciens  détenus  politiques  ou  leurs 
descendants,  étudiants  pauvres,  cosaques  ambitieux,  ils 
guettent  chaque  régime,  essayent  d'en  découvrir  les  faiblesses, 
et  s'y  attaquent  dès  qu'il  meurt.  On  a  donc  raison  de  dire  que 
la    Sibérie,    récalcitrante   contre   chaque    autorité,    fût-ce   celle 


288         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

d'un  simple  agent  de  police,  mais  se  rangeant  parfaitement 
sous  chaque  pouvoir  capable  de  se  maintenir,  soit  socialiste- 
révolutionnaire.  Peut-être  n'est-il  pas  toujours  possible  de 
tenir  compte  des  programmes  des  socialistes-révolution- 
naires de  gauche,  mais  il  est  toujours  intéressant  de  les 
observer  :  la  virulence  de  leur  parti  indique  l'état  de  faiblesse 
du  gouvernement. 

5.  —  Opinions  d'un  patriote. 

II  existe  donc  à  Kharbine  tout  un  groupe  de  gens  qui  ont 
un  intérêt  à  s'opposer  au  rétablissement  de  l'ordre  par  les 
Alliés.  Commerçants,  socialistes-révolutionnaires  de  gauche, 
anciens  commissaires  rescapés,  se  trouvent  idéalement  placés, 
en  terre  neutre,  sur  l'unique  voie  de  communication  entre  le 
gouvernement  d'Omsk,  ses  armées,  les  missions  étrangères 
et  les  bases  du  Pacifique.  D'ici  se  répand  toute  une  propa- 
gande contre  la  discipline  militaire,  qui  est  la  bête  noire  de 
tous  les  révolutionaires.  Ici  se  fabriquent  des  milliers  de 
rumeurs  alarmantes,  qui  essaiment  et  vont  se  poser  en 
Sibérie  jusque  dans  les  hameaux  et  stanitsas  les  plus  éloignées. 
Pas  un  seul  bruit  qui  renforce  le  moral  de  la  population. 
Tous  les  propos,  sur  des  révoltes  dans  la  nouvelle  armée,  sur 
de  graves  désaccords  entre  Alliés,  sur  d'importants  soulè- 
vements dans  les  provinces,  tiennent  les  citoyens  en  haleine  tl 
empêchent  la  consolidation  des  convictions  agitées  par  mille 
expériences  contraires. 

Agissant  par  cent  mobiles  différents,  les  mécontents  sont 
généralement  d'accord  sur  les  éminentes  qualités  de  la  jeune 
armée  sibérienne.  Ses  soldats  sont  braves  et  patriotes,  tous 
ses  officiers  font  leur  devoir.  Et  cette  appréciation  est  encore 
une  façon  de  protester  contre  l'inter^'ention  des  Alliés. 

Au  contraire,  le  parti  cadet  en  Mandchourie  montre  que 
Tordre  relatif  qui  règne  actuellement  en  Sibérie  n'est  que 
pour  une  partie  presque  négligeable  l'œuvre  d'un  petit  nombre 


5«fe 


Pétrovka,  dans  l'Oural.  Type  de  ville  sibérienne. 


1,'Aiilciir  l'I  <;i   (riiiiiic  iliiii--  le 


•nr  \\,ii:i  m  .  iii   >iiiii  i, 


EN       S    I    B    É    K     I    E  289 

de  détachenicnls  russes,  encore  peu  consolidés.  Il  est  assuré 
■que  la  retraite  des  forces  étrangères  signifierait  immédiatement 
le   retour   définitif  de   l'anarchie. 

Le  chef  du  parti  cadet,  M.  TichcrdvO,  maire  de  Kharhine, 
m'explique,   comme  suit,  ses  opinions  : 

—  Quand  nous  avons  signé,  le  t8  juin  dernier,  une  suppli- 
que des  citoyens  de  Kharhine  aux  gouvernements  alliés  de 
venir  en  aide  à  la  Russie,  nous  avons  surloiil  pensé  à  la  France 
et  à  l'Angleterre,  et  nous  nous  sommes  ainsi  laissé  exclu- 
sivement inspirer  par  des  considérations  d'ordre  patriotique. 
Nous  avons  hesoin  d'une  armée  étrangère,  et  il  est  évident  (pie 
ni  la  France  ni  l'Angleterre  n'ont  des  vues  sur  la  Sihérie. 
Une  aide  exclusive  par  les  armes  françaises  nous  serait  la 
plus  agréable:  la  politique  française  n'a  jamais  été  une 
politique  rapace,  l'actuelle  mission  française  esv  la  seule  qui 
ne    soit    pas    accompagnée    de    conseillers    financiers. 

((  Il  est  cependant  évident  que  nous  ne  pourrons  compter 
que  sur  les  Japonais  et  les  Américains.  L(>  [);irli  commen  ial 
en  Chine  est  pour  ces  derniers,  d'abord  parce  que  les  finan- 
ciers américains  abordent  plus  facilement  des  transactions 
avec  les  nôtres,  parce  que  les  conditions  dans  lescpielles' 
s'effectue  l'intervention  armée  des  Japonais  permet  aux  trafi- 
quants japonais  des  facilités  considérables,  et  parce  que 
l'armée  japonaise  appuie  Sémeonof,  qui  est  peu  populaire 
parmi  nos  mercantis. 

«  Quant  à  nous,  qui  nous  plaçons  exclusivement  au  point 
de  vue  patriotique,  nous  préférons  l'aide  japonaise.  Le  Japon 
a  été  absolument  correct  pendant  la  guerre.  Sa  politique  est 
intéressée  —  comme  la  politique  de  tous  les  gouvernements 
qui  se  respectent  —  mais  claire  et  lucide.  Cette  intervention 
américaine,  montée  comme  une  affain\  nous  effraye  :  la 
Croix-Rouge  en  avant,  jmis  une  aide  généreuse  en  vêtements, 
mais  seulement  aux  fonctionnaires  du  chemin  de  fer,  dont 
'les  fitats-Unis  veuieiil  s'emparer,  ensuiie  ces  soldiits  ipii 
répandent  partout  des  i)roclamalions,  oITranI  d'aider  nos 
•citoyens     à     fonder     une     répid)lique     coiumi^     la     leur     (sans 

10 


290         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

demander  si  celle-là  nous  conviendrait),  tout  cela  nous  semble 
inquiétant.  Pour  tous  les  deux,  Américains  et  Japonais,  le 
caractère  national  est  trop  éloigné  du  nôtre  pour  que  nous 
nous  sentions  tout  à  fait  à  l'aise  avec  eux.  Nous  sommes  des 
alliés  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  non  seulement  au  point 
de  vue  militaire,  mais  parce  que  nos  civilisations  se 
ressemblent.  Nous  n'avons  rien  à  apprendre  de  l'Amérique 
ou  de  l'Australie,  civilisations  si  incomplètes,  ou  du  Japon, 
civilisation  profonde  mais  différente  de  la  nôtre.  Mais  nous 
croyons  que  nous  pourrions  trouver  facilement  un  terrain 
d'entente  avec  le  Japon.  Nos  militaires  admirent  les  leurs  à 
tel  point  que  notre  défaite  n'a  laissé  aucun  amer  souvenir 
chez  ceux  qui  se  sont  battus  contre  eux  en  igoâ.  Leurs  troupes 
se  conduisent  partout  d'une  façon  excellente.  Il  y  a  très  peu 
de  cas  d'inconduite  chez  les  soldats,  et  les  officiers  ne  parti- 
cipent pas  au  commerce  éhonté  auquel  se  livrent  la  plupart 
des  officiers  russes  et  étrangers.  » 


CHAPITRE  II 


VICTOIRES 


DE   L  ARMÉE   SIBÉRIENNE 


Après  de  courts  séjours  à  Tchita,  Irkoutsk  et  Omsk,  je  me 
rendis  au  front.  Ce  fut  surtout  par  les  armes  que  le  sort  du 
nouveau  gouvernement  allait  être  décidé.  Je  ne  m'attardai 
pas  dans  les  états-majors,  souvent  mal  informés,  et  pour  qui 
la  valeur  combative  des  unités  restait  un  facteur  mystérieux. 
Je  ne  pus  voir  clair  que  parmi  les  troupes. 

J'arrivai  à  Tchéliabinsk,  siège  de  l'état-major  de  l'armée  de 
l'Ouest  (^),  quelques  jours  après  la  prise  d'Oufa  (iS  mars). 
Le  général  Khangine,  artilleur  émérite,  et  son  état-major 
étaient  pleins  d'espoir.  L'arrivée  des  missions  alliées,  la  distri- 
bution de  nombreuses  mitrailleuses  (^00  dans  la  seule  armée 
Khangine)  et  de  canons  par  la  mission  française,  l'annonce 
d'ailleurs  erronée  d'une  intervention  militaire  des  Alliés,  la 
certitude  que  le  monde  entier  suivait  le  cours  des  événements 
en  Sibérie,  fouettaient  l'énergie.  Et  puis,  ni  Koltchak  ni  ses 
généraux  n'étaient  encore  grisés  par  des  succès.  Dans  ce  pays, 
où  Vopiimisme  est  toujours  un  danger,  l'incertitude  au  sujet 
des  forces  ennemies,  l'inquiétude  devant  la  bataille  qu'on 
venait  de  hasarder,  stimulaient  encore  au  travail. 

En  somme,  le  centre  de  gravité  de  toute  cette  guerre  civile 
ne  se  trouvait  nullement  en  arrière,  chez  l'état-major  qui 
exagérait  son   importance,    il  était  situé  dans  certaines  unités 


(1)  Il  y  a  trois  années  :  l'armée  de  Sibérie,  général  Gaïtla  à  léka- 
térinl)Oiirg;  l'armée  de  l'Ouest,  général  Khangine,  à  Tcliéliabinsk,  <l 
l'armée  Doutof. 


292         LA      GUERRE      RUSSO-SIBÉRIENME 

de  choc  qui  allaienl  purloui  facilement  décider  de  l'issue  des 
combats,  si  elles  voulaient  bien  se  battre. 

Pour  bien  comprendre  la  situation  au  front,  à  cette  époque 
de  l'année,  il  faut  se  représenter  toute  la  région  que  couvraient 
les  hostilités,  comme  couverte  de  trois  pieds  de  neige  (jusciu'à 
dix  pieds  sur  certaines  pentes),  en  dehors  des  routes.  Très  peu 
de  skieai's.  Tous  les  mouvements  se  font  donc  par  les  chemins 
et  les  sentiers.  Aucune  retraite  n'est  possible,  si  l'ennemi  a 
réussi  à  se  glisser  entre  un  détachement  avancé  et  sa  base. 
Tous  les  calculs  chez  ces  troupes  gélatineuse^  sont  donc  régis 
par  la  crainte  de  l'encerclement  f^j.  On  sent  cha<}ue  armée 
presque  toujours  prèle  à  céder,  et  la  plus  petite  masse  de 
manœuvre,    bien   conduite,   peut  apporter  la  victoire^. 

L'armée  Khangine  dispose  de  deux  remarquables  unités  ((  de 
choc  »  ;  la  ((  division  de  tirailleurs  d'Ouia  »  sous  le  colonel 
Kosmine,  et  la  «  brigade  Igevski  »  sous  le  colonel  Moltcha- 
nof  (~).  Avant  de  les  faire  marcher,  Vétat-major  Khangine  en 
divulguait  en  quelque  sorte  le  secret,  en  faisant  répandi'e  par 
ses  espions  à  Oufa,  que  l'armée  u  blanche  »  allait  tourner 
Ouf  a  pour  faire  toute  l'armée  d'occupation  prisonnière.  Les 
commissaires  rouges  étaient  même  obligés  de  rassui'er deurs 
troupes  dans  un  joujnal  d'Oufa  du  20  février,  n^ais  le  coup 
était  porté. 

Quand  la  a  division  Kosmine  »  perça  le  front  ennemi  dans 
la  direction  de  Birsk,  deux  bataillons  ennemis  se  joignirent 
à  elle  et  se  battirent  par  la  suite  contre  leurs  anciens  cama- 
rades. Cinq  détachements  l'ouges^  envoyés  pour  enrayer  son 
avanc  sur  Oufa,  furent  facilement  défaits  :  il  suffisait  d'atta- 
quer avec  force  et  décision.  Les  pertes  furent  peu  nombreuses. 
Oufa  fut  évacué  dans  un  tel  désordre  que  la  garnison  de  Ster- 


(')  La  guerre  changera  de  caractère  par  la  fonte  des  neiges,  qui  ren- 
dra au   front  son  immense  longueur. 

(-)  Cette  belle  troupe  fut  composée  d'ouvriers  de  l'usine  Igevsky, 
particulièrement  acharnés  contre  les  soviétiques.  Les  femmes  accom- 
pagnaient leurs  maris  aux  combats,  transportaient  les  munitions,  soi- 
gnaient les  blessés.  On  les  utilisait  toujours  aux  endroits  de  résistance 
maxima  (contre  les  Magyars,  les  Chinois,  les  détachements  de  com- 
munistes). 


SIBERIE 


293 


litainnk  n'en  fut  nième  pas  avertie.  Un  commissaire  israftlie, 
envoyé  ()  Vétal-major  d'Oufa,  croyant  voyaçier  en  sécurité  sur 
ta  chaussée,  fut  pris  par  des  co.sor/iic.s  qui  le  niirent  en  pièces. 
L'avance  décisive  de  la  division  Kosmine  avait  été  accoinpa- 
qnée  par  le  capitaine  François  de  la  mission  française.  Je 
l'avais   cojtnu    à    itostof. 


Note  sur  r armée  soviétique 
en  Sibérie 

I 

Chaque.  «  division  »  compte  3  brigades,  à  3  régiments,  à  3  batail- 
lons, à  3  compagnies,  à  3  sections  (vzvods),  à  3  otdiéléniés. 

Chaque  chef  de  régiment  dispose  d'une  compagnie  de  mitrailleuses 
(8  pièces),  chaque  chef  de  bataillon  d'un  «  komando  »  de  mitrail- 
leuses (G  pièces),  chaque  chef  de  compagnie  d'une  section  de  mitrail- 
leuses (2  mitrailleuses).  Chaque  régiment  compte  ainsi  nominalement 
àh  mitrailleuses. 

Une  compagnie  compte  normalement  i5o  hommes,  un  régiment 
entre  1,200  et  1.000.  une  division  a  io.5oo  baïonnettes. 

Par  division,  une  brigade  d'artillerie  à  3  «divisions»  d'artillerie,  à 
3  batteries,  à  fi  pièces.  Chaque  chef  de  régiment  a  une  batterie  à  sa 
disposition.  Le  chef  de  chaque  brigade  d'artillerie  ne  donne  à  ses  bat- 
teries que  des  ordres  techniques. 

Chaque  division  dispose  d'une  division  de  pièces  lourdes,  à  3  bat- 
teries, à  4  pièces.  Nominalement,  chaque  division  compte  2  batteries 
de  canons  iinti-aéroplanes,  et  2  détachements  d'avialturs. 

II 

La  guerre  est  organisée  par  le  Comilé  Supérieur  Bcvolulionnairc  de 
la  Guerre,  sur  trois  fronts  : 

Front  Ouest  :  contre  Polonais  et  Lettons  ; 

Front  Est  :  contre  l'armée  sibérienne  ; 

Front  Sud:  contre  l'Oukraine,  le  Don.  IVuikine. 

Le  chef  d'état-major  au  G.Q.G.    est  le  colonel    Kostiaicf. 

ni 

Le  front  sibérien  est  gardé  par  cinq  armées.  CluMpi''  cotiunaudant 
technique  est  secondé  par  des  membres  du  Comité  Supérieur  Hévo- 
lulioruiaire  de  (juern',  ([iii  ont  droit  dr.  veto,  .l'ajoute  à  certains  noms 
d'oniciers  tsaristes  la  mention:  ((forcé»  (à  la  coUaboralion  avec  les 
bolchevislcs),  sans  pouvoir  en  garantir  l'exactitude. 


294         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Le  groupe  d'armée  en  Sibérie  est  commandé  par  le  colonel  Kaménef 
(Jorcé)  ;  chef  d'état-major,  capitaine  KoUankofsky  (Jorcé)  ;  membres 
du  C.S.R.G.,   Chmilga   et   Mikhanochine. 

3«  armée  devant  Perm  (^9=,  So''  et  moitié  de  la  7®  divisia)  :  com- 
mandant Lacheviich;  chef  d'état-major,  capitaine  Alajouzof  (Jorcé), 
membre  du   C.S.R.G.,   le  cosaque   Trifonof. 

2«  armée  devant  Krasno-Oufimsk  (aSS  5^  divisia  d'Ouralsk  et  nioitié 
de  la  7^)  :  commandant  général  Khorine  (Jorcé)  0)  ;  chef  d'état- 
major,  colonel  Ajanasicj  (Jorcé)  ;  chef  du  bureau  des  opérations,  gé- 
néral Sunblad  (forcé)  {^)  ;  membres  de  C.S.R.G.,  professeurs  Steinberg 
et   Solovief,   tous   deux   Israélites. 

5«  armée  devant  Oufa  (26^  et  27"  divisia)  :  commandant  Bhimberg, 
23  ans,  Israélite;  chef  d'état-major,  colonel  Icrmoline  (forcé);  mem- 
bres  du   C.S.R.G.,   Mikhaïlof.    Smirnof. 

i^-e  armée  devant  Orenbourg  (24^  et  i''^  divisia  de  Penza)  :  comman- 
dant, praporchtchik  Gaï;  membre  du  C.S.R.G.,  Berzine,  ancien  com- 
mandant de  la  3"  armée,  mais  déposé  après  les  défaites  de  Kouchno 
et   Perm. 

4«  armée  devant  Ouralsk  (25"=  divisia)  :  commandant  Antonof  ; 
membres  du  C.S.R.G.,  Lindof  et  Maïolof,  tous  deux  tués  par  les 
cosaques  lors  d'un  assaut  sans  lendemain. 

Les  cinq  armées  comptent  entre  120  et  i^o.ooo  baïonnettes  avec 
200  canons. 


Oufa. 


Oufa,  le  28  mars  1919. 

LA  rive  Sud  de  la  rivière  l'Oufa  s'élève  ici  brusquement, 
en  formant  une  colline,  au  sommet  large,  aux  pentes 
raides,  qui  rompt  d'une  façon  inattendue  la  monotonie 
d'un  paysage  qui  continue  les  plaines  infinies  de  Russie.  En 
haut,  Oufa,  avec  son  rayonnement  de  tours  dorées  et  de  clochers 
verts,  son  monastère,  les  riantes  couleurs  des  toits,  et  le  fleuve, 
^source  de  vie  pour  les  habitants,  évoque  l'émouvante  image  des 
grandes  villes  russes  et  surtout  la  vision  de  l'immortelle  cité 
des  antiques  pèlerinages,  Kief,  couronnée  de  cyprès,  que  reflè- 
tent les  eaux  rapides  du  Dniepr. 

Mais,  en  remontant  les  escaliers  et  les  routes  escarpées  vers 
la   ville,    on   perd   cette   impression   de   beauté   et  de  félicité. 


(1)  A  commandé  pendant  la  grande  guerre  deux  brigades  au  front 
allemand. 

(^)  Ancien  commandant  de  G.  A. 


(fc.'t? 


l'Dh.  \  PepelaTeF 
4' Div}^erchbitsl(f 
7^Di^\.Ural-  Toréîkine 


3'  Div.  Gréifine 


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Oufa, 


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OOrsk. 


:^... 


lors  de 


Front    Sibérien 
la  relève  des  Tchéco-Slovaques 
10  Janvier  1913 


•Chemins  de  fer 


EcheUe 


S.700.OOO 


UO 


(00k. 


h a-«u- 


viCTOinES  DE    l'aumi';i;    siiikiulnm: 


296         I.  A      GUERRE      RUSSO-SIBÉRIENNE 

Dans  ce  chef-lieu  de  gouvernement,  naguère  prospère  et  animé 
dune  agréable  culture  provinciale,  les  rues  sont  vides,  les 
familles  dispersées,  la  vie  est  rabaissée  à  létat  de  barbarie 
par  la  plus  terrible  des  guerres  civiles.  On  ne  voit  que 
paysans  et  de  rares  ouvriers.  Les  autres  ont  suivi  l'armée 
rouge  en  fuite. 

Les  bonnes  maisons  bourgeoises,  en  bois,  et  toutes  couvertes, 
à  la  mode  sibérienne,  de  décorations  sur  poutres  et  planches, 
travaillées  à  jour,  sont  maintenant  délaissées  et  en  désordre. 
On  s'attendait  toutefois,  dans  une  guerre  qui  sévit  si  atro- 
cement contre  les  personnes,  à  plus  de  traces  d'incendies  et 
de  dévastations.  Mais  cette  guerre  se  distingue  de  toutes  les- 
autres  en  ceci  :  qu'elle  est  menée  parmi  une  population  qui, 
de  plus  en  plus  neutre,  s'écarte  du  conflit,  et  que  les  deux 
partis  veulent  gagner  à  leur  cause.  En  perdant  une  ville, 
chacun  des  partis  prononce  hautement  l'espoir  de  la  reprendre 
et  de  revenir  y  vivre.  Tant  qu'ils  espèrent  encore  réoccuper 
la  Sibérie,  qu'ils  réclament  intégralement  pour  eux,  les  bol- 
cheviks, en  quittant  ces  territoires,  s'y  conduisent  comme 
chez  eux. 

Ils  n'ont  pas  observé  les  mêmes  ménagements  à  l'égard 
des  sujets  qu'ils  revendiquent.  Pendant  ies  deux  mois  et  demi 
que  le  régime  bolcheviste  a  pesé  sur  la  malheureuse  ville, 
le  nombre  d'exécutions  a  atteint  un  chiffre  entre  1.200  et 
i.3oo.  Il  est  facile  de  recueillir  les  témoignages  les  plus 
complets   sur  les  meurtres  d'hommes,   de  femmes,   d'enfants. 

Une  dame  Gharovkina  avait  exprimé,  en  cercle  intime,  son 
contentement  quand  les  troupes  de  Koltchak  approchaient. 
Dénoncée  et  accusée  de  <(  sentiments  bourgeois  »,  elle  a  été 
fusillée  dans  la  nuit. 

Un  certain  Pountakof,  adolescent  de  seize  ans,  avait 
ramassé  des  proclamations  imprimées,  que  d'intrépides 
cosaques  avaient  jetées  aux  habitants  d'un  faubourg  de  la 
ville.  Dénoncé  par  des  camarades,  auxquels  il  avait  distribué 
quelques   feuilles,   il    a   été   condamné   par  un   tribunal   révo- 


B     F.     R     I     E 


297 


lutionnaire.  Ses  parents,  en  pleurant,  me  décrivent  son 
pauvre  cadavre,  dont  la  tête  fut  percée  de  multiples  coups  4e 
baïonnette. 

Pour  «  épurer  »  les  faubonrgs,   les  gardes  rouges  jouaient 

souvent     la     comédie     suivante  :     ils    entraient    d'une     façon 

mystérieuse    chez    les    habitants    et     demandaient     logis,     en 

disant  :    ((    Nous   sommes  des   blancs  !    »   Si   l'hôte  répondait  : 

'  «  Dieu  soit  loué  !  »,  on  le  fusillait. 

Ces  massacres  ne  sont  pas  l'œuvre  de  l'armée  rouge,  qui 
est  une  armée  de  mobilisés,  mais  d'équipes  spéciales  d'étran- 
gers (Chinois,  Lettons,  Austro-Allemands,  etc.)  sous  les 
ordres  de  commissaires  pleins  de  rancune  contre  la  bourgeoisie. 
A  Oufa,  ce  fut  surfout  une  Israélite,  appartenant  à  l'entou- 
rage du  commandant  Komrakof,  qui  se  distingua  par  son 
acharnement.  Chaque  matin,  elle  se  rendait  à  la  prison  sovié- 
tique et  demandait  au  commissaire-geôlier  : 

—  Est-ce  qu'il  y  a  des  oies  aujourd'hui   ?  » 

S'il  y  avait  des  pies  à  tuer,  cette  femme,  encore  jeune, 
universitaire,  prenait  rang  au  peloton  d'exécution,  en  épaulant 
son  fusil  comme  les  autres. 

Il  ressort  de  tous  mes  renseignements  que  l'élément  Israélite 
a  été  fortement  représenté  parmi  les  commissaires.  Ici,  comme 
j)artout  ailleurs  en  Russie,  les  Israélites  protègent  leur  religion, 
même  s'ils  affichent  publiquement  leur  apostasie.  D'autre  part, 
il  est  jugé  mauvais  ton  f)armi  les  orthodoxes  de  s'avouer  ortho- 
doxes. Exprimer  la  plus  légère  méfiance  à  l'égard  d'un  commis- 
saire juif  expose  le  critique  à  être  dénoncé  comme  <(  pogromf- 
chik  »  ou  même  «  tchernosotniets  ».  Ce  délit,  inventé  ])ar  la 
propagande  judéo-bolcheviste  dès  le  début  de  la  dévolution,  a 
de  tous  temps  exposé  le  délinquant  à  être  exécuté  comme 
suspect  de  «  sentiments  contre-révolutionnaires  ».  L'outre- 
cuidance des  Israélites,  que  le  régime  protège  -=—  comme 
|)rotestalion  contre  l'ancienne  société  russe  —  et  la  fausse 
honte  des  croyants  dont  nulle  autorité  en  Russie  n'ose 
jiatrouricr  K;  culte,   renverse  les  bases  de  la  vie  religieuse.  Les 


298         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

commissaires  fermaient  à  Oufa  (et  ailleurs)  leurs  bureaux  un 
jour  par  semaine,  et  ce  fut  le  samedi.  La  signature  de  com- 
missaires israélites  figure  sur  des  brochures  officielles  et  des 
articles  de  journaux  soviétiques,  où  j'ai  lu  l'avis  aux  gardes 
rouges  de  ne  pas  tolérer  que  les  prêtres  portassent  en  public 
la  croix  de  la  «  riassa  »  (soutane).  Jamais  de  propagande  contre 
les  synagogues.  Nulle  part,  aucune  synagogue  n'a  été  souillée. 
On  punirait  de  mort  le  pogromtchik  qui  oserait  commettre 
un  sacrilège  dans  une  synagogue.  Mais  je  vois  dans  l'église 
des  casernes  les  clous  que  les  gardes  rouges  ont  enfoncés 
dans  le  nez  du  Christ  et  de  la  Sainte  Vierge,  pour  y  suspendre 
leurs  casquettes.  Dans  la  chapelle  de  l'école  de  l'église 
léparkhalnaia,  les  gardes  rouges  ont  commis  des  orgies  bes- 
tiales. Sur  une  église,  dont  je  ne  me  rappelle  pas  le  nom,  la 
croix  au-dessus  du  toit  a  été  remplacée  par  l'étoile  à  cinq 
pointes. 

Je  trouve  quelques  officiers  supérieurs  —  entre  autres  le 
général  commandant  la  garnison  —  logés  chez  des  commer- 
çants israélites,  et  vivant  en  bons  termes  avec  eux.  Après  que 
ces  derniers  ont  fait  de  bonnes  affaires  avec  leurs  camarades 
rouges,  on  les  utilise  pour  leur  faire  dénoncer  les  bolcheviks 
et  anciens  amis  attardés  en  ville,  ce  qu'ils  font  avec  un  louable 
empressement.  Peut-être  profite-t-on  aussi  de  leur  expérience 
mercantile.  Ils  font  ainsi  oublier  leurs  anciennes  complicités 
et  survivent  —  en  s'engraissant  toujours  —  aux  régimes 
consécutifs. 

2.    Un   nouvel   ACCESSOIRE    DE    l'aRMÉE    :    LE    PODVODCUIK. 

Praporchtchiks  russes. 

Kamychli,   le   i^''  avril    igfig. 

Le  matin,  à  lo  heures,  je  pars  d'Oufa,  seul  en  traîneau, 
La  grande  chaussée  vers  Sterlitamak  descend  rapidement  de 
3a  ville  en  haut,  vefs  la  plaine,  couverte  de  deux  à  trois 
pieds  de  neige.  Je  me  trouve  bientôt  dans  un  immense  désert 


SIBERIE 


299 


<lc  neige,  mal  proU'-gé  contre  une  violente  bise  de  lo  degrés 
par  les  rares  platanes  qui  bordent  la  route.  Aucune  maison, 
La  solitude  n'est  interrompue  que  rarement  par  quelques 
convois  :  du  foin,  de  la  farine.  Mais  sur  ce  chemin  désert,  je 
me  sens  en  sûreté,  en  pleine  guerre  civile  :  la  population  ne 
prend  aucune  part  aux  hostilités.  Il  y  a  deux  armées  qui  se 
battent,    voilà   tout. 

Le  vent  augmente  en  violence  dans  cette  immense  plaine 
•d'Oufa  et  d'Orenbourg,  qui  est  fameuse  pour  ses  terribles 
hivers.  Dans  les  traîneaux  de  fourrage,  les  soldats  sont 
-couchés,  la  tête  complètement  enfouie  dans  le  foin.  Des 
paysans  passent  rapidement,  sur  des  chevaux  sans  selle.  Je  les 
interroge.  Ils  avaient  été  mobilisés  par  les  rouges,  avec  che- 
vaux et  traîneaux.  Il  ont  profité  des  désordres  de  la  retraite 
pour  déguerpir  en  abandonnant  les  traîneaux. 

A  côté  de  la  route  quelques  cadavres  que  personne  ne  songe 
à  enterrer.  Un  groupe  de  nos  soldats  les  regarde  avec 
curiosité  :  ce  sont  peut-être  d'anciens  compagnons  d'armes 
qu'on  avait  quittés  pour  suspendre  la  guerre  contre  l'étranger 
^t  qu'on  retrouve  ici  dans  une  guerre  entre  frères.  Les  corbeaux 
ont  élargi  les  blessures  faites  à  la  baïonnette  ;  la  tête  de  l'un 
d'eux  a  presque  déjà  disparu. 

A  Kamychli,  je  m'arrête  à  un  commandement  d'étape. 
Trois  sous-lieutenants  y  sont  occupés  à  assurer  le  départ  des 
provisions  pour  le  front.  A  chaque  instant,  ils  envoient  un 
«oldat  appeler  le  «  starost  »,  le  maire. 

—  Starost,  tout  de  suite  dix  traîneaux  pour  un  transport 
do  cartouches  à  Tolbasy  !  » 

Le  vieux  répond  :  «  J'obéis  I  »,  et  court  immédiatement. 
les  chercher.  A  mesure  que  les  transports  arrivent  de  l'arrière 
—  mais  ils  arrivent  rarement  —  le  village  livre  traîneaux 
avec  chevaux  et  conducteurs  pour  les  convoyer  aux  régiments, 
«ans  que  persorme  y  mette  un  obstacle. 

La  contrainte  que  l'ancien  régime  imposait  aux  villages, 
toujours  obligés  à  des  services  gratuits,  est  mille  fois  surpassée 


SCO         LA      GUERRE       RUSSO-SIBERIENNE 

par  la  tyrannie  des  rouges  qui  à  la  dureté  militaire  ajoutent 
je  ne  sais  quelle  goujaterie  de  soldats  débandés.  Un  des 
bienfaits  de  la  révolution  les  mieux  appréciés  de  la  clause 
rurale  fut  sa  libération  des  charges  militaires:  Après  avoir 
rendu  les  jeunes  classes  au  travail  agricole,  les  bolcheviks  non 
seulement  les  ont  reprises,  mais  ils  mobilisent  les  pères  de 
famille,  parmi  lesquels  des  vieillards,  pour  les  trîmsports  ; 
ils  les  emmènent  avec  eux  loin  de  leurs  foyers,  souvent  dans 
d'autres  gouvernements,  et  les  exposent  fréquemment  au  feu 
de  ladversaire. 

L'armée  sibérienne  apporte  plus  de  sagesse  dans  ses  réqui- 
sitions et  se  fait  suivre  d'un  train  peut-être  unique  dans  les 
annales  militaires.  Les  «  podvodehiki  »  (de  podvoda,  voiture 
de  transport)  font  le  transport  nécessaire  jusqu'au  prochain 
village  —  généralement  sur  une  distance  de  20  à  26  kilomètres 
—  où  ils  retournent  après  avoir  remis  les  effets  militaires  à 
d'autres  paysans.  Il  y  a  donc  toujours  sur  les  routes  un  va- 
et-vient  de  traîneaux  chargés  montant  vers  le  front  et  de 
traîneaux  vides   rentrant  chez  eux. 

Après  une  année  de  liberté  absolue  et  une  autre  année  de 
tyrannie  intolérable,  compliquée  de  vols  et  tracasseries,  le 
paysan  est  content  d'un  arrangement,  qui  ne  l'éloigné  de  sa 
ferme  que  pour  un  ou  deux  jours,  qui  ne  le  sépare  pas  de  sa 
monture,  et  qui  lui  en  assure  (à  part  un  maigre  payement  — 
5  roubles  par  jour)  la  disposition  entière,  dès  que  les  armées 
sibériennes  avancent. 

Les  militaires  sont  contents  aussi  :  on  trouve  toujours  des 
traîneaux  pour  les  services  d'étapes,  et  on  dispose  —  en 
éventualité  de  retraite  —  selon  le  même  échelonnement,  de 
chevaux  frais  et  dispos. 

Vers  le  soir,  le  vent  est  chargé  de  neige.  Des  tourbillons  de 
gros  flocons  aveuglent  gens  et  chevaux.  Je  préfère  passer  la 
nuit  chez  les  trois  praporchtchiks,  très  jeunes,  étudiants, 
mobilisés  par  le  gouvernement  d'Omsk  après  avoir  fait  déjà 
sur  l'autre   front  la  guerre  contre  l'ennemi  national. 


EN        SIBÉRIE  301 

Ils  appailienuent,  coininc  la  plupart  de  leurs  camarades, 
à  la  bourgeoisie  moyenne  et  petite,  mobilisés  et  partant  en 
guerre,  non  sans  regrets.  Peu  enthousiastes  et  ne  cherchant 
pas  les  brillants  sacrifices,  ils  ne  posent  pas  —  comme  nombre 
do  volontaires  —  des  conditions  à  leiu'  concours.  Ce  sont  les 
•officiers  dont  la  nouvelle  Russie  a  besoin.  L'  a  intclliguentsia  » 
contribue  pour  une  trop  petite  partie  aux  détachements  de 
volontaires.  Mais,  forcés  à  se  battre,  ces  jeunes  l)ourgeois  se 
résignent  vite,  et  s'abandonnent  à  la  tâche  imposée.  Ils  vont 
à  la  guerre,  comme  les  bons  pions  qu'ils  sont,  exécutent 
avec  zèle  quoique  sans  grande  expérience,  le  travail  que  leur 
imposent  des  chefs  impatients  et  railleurs. 

L'officier  ancien  régime  exaspère  parfois  par  sa  raideur, 
sa  morgue  ou  une  inconciliante  hauteur  un  soldat  revenu  aux 
devoirs  militaires,  mais  demandant  de  légèi'es  concessions  à 
sa  dignité  passagère.  Ces  praporchtcliiks  ont  envers  le  soldat 
jeune  et  de  bonne  volonté,  tout  comme  eux-mêmes,  un  ton 
sans  dureté  qui  n'exclut  pas  le  prestige. 

Ces  jeunes  officiers  sont  pauvrement  vêtus,  presque  en 
haillons,  et  manquent  de  toutes  les  commodités  dont  regorge 
l'arrière.  On  ne  voit  d'ailleurs  les  beaux  uniformes,  les  man- 
teaux, dolmans,  bonnets  en  couleurs  éclatantes,  les  sabres 
richement  décorés,  qu'à  Omsk,  Irkoutsk,  Tchita,  Kharbine, 
Vladivostok,  où  les  officiers  ancien  régime  qui  se  disent  ruinés 
par  la  révolution,  étonnent  et  épatent  le  public  par  leurs 
largesses.  Ici,  dans  l'armée  combattante,  on  ne  trouve  ni 
tal)ac,  ni  sucre,  ni  calé,  ni  même  de  farine,  (piuiipic  les  iuten- 
dances  du  C.  A.  et  de  l'armée  en  disposent.  On  ne  profite 
des  provisions  qu'en  arrière,  hors  de  portée  de  la  voix  du 
canon. 

Mes  jeunes  amis  —  l'aîné  a  vingt  ans  —  apportent  dans 
leur  nouvelle  vie  les  habitudes  de  leurs  familles.  L'un  d'eux 
joue  admirablement  du  violoncelle  ;je  trouve  chez  l'habitant 
un  vieux  violon,  et  nous  organisons  le  soir  un  pclil  concert. 
Au   dehors    hiirli'    un   ourayan    déclunui'.    Par   loulcs    les   (iu\cr- 


302         LA      GUERRE       RUSSO-SIBERIENNE 

tures  des  portes  et  fenêtres,  aux  coins  du  poêle  et  d'une 
armoire  monumentale,  apparaissent  des  têtes  de  soldats  et 
paysans,  et  les  figures  souriantes  de  femmes  tatares,  tout 
étonnées  de  se  trouver  en  présence  de  Bach  et  de  Corelli. 
Pendant  que  je  joue,  un  petit  veau  furette  tties  bottes  avec 
une  douce  insistance,  et  une  oie  essaye  d'en  démolir  les 
agrafes.  Et  dans  cette  classique  et  bienheureuse  atmosphère 
de  Noël,  les  instruments  chantent  des  adagios  italiens  et  de 
traînantes  mélodies  slaves. 

3.  —  Guerre  de  surprises. 

Békétova,  le  2  avril  19 19. 

Aujourd'hui  la  tempête  continue,  véhémente,  chassant  de 
grands  nuages  de  neige  et  de  grêle  à  travers  la  blanche 
immensité.  On  me  fournit  des  chevaux,  et,  suivi  de  mon 
ordonnance  et  d'un  traîneau  avec  mes  valises,  je  me  jette 
dans  l'orage.  Sur  toute  cette  large  chaussée  d'Oufa  à  Sterli- 
tamak,  bordée  de  bouleaux  séculaires,  il  n'y  a  qu'une  seule: 
ornière  que,  depuis  de  longs  mois,  tour  à  tour,  rouges  et 
blancs  utilisent.  Dès  que  je  la  quitte  pour  dépasser  le  lent 
contège  des  podvodchiki,  mon  cheval  s'enfonce  dans  une 
neige  de  deux  ou  trois  pieds,  molle  sous  une  légère  surface 
plus  dure. 

Seize  kilomètres  plus  loin,  je  m'arrête,  à  Beketova,  prendre 
haleine  dans  la  maison  du  prêtre,  où,  très  hospitalièrement, 
on  nous  prépare  le  samovar  et  le  pain.  J'y  rencontre  l'artil- 
leur S...  qui,  au  moment  le  plus  critique  de  l'avance  des 
rouges,  il  y  a  une  semaine,  a  perdu  ses  canons.  Voici  le  récit 
qu'il  me  fait  : 

—  Désireux  d'effacer  l'impression  énorme  que  la  reprise 
d'Oufa  par  l'armée  sibérienne  avait  faite  sur  la  nation,  le 
commandant  de  la  5^  armée  soviétique  avait  entassé  des  forces 
importantes  devant  la  s"eule  ville  d'Oufa  :  8.000  baïonnettes 
avec  120  mitrailleuses  et  21  canons.  Le  3'  régiment  interna- 
tional et  le  3*  régiment  soviétique  figuraient  parmi  les  troupes 


EN       SIBÉRIE  303 

de  choc  qui,  en  trois  jours,  devaient  ramener  les  rouges  à 
Ouf  a. 

«  Le  27  mars,  Békétova  était  occupé  par  deux  bataillons 
du  45*  régiment  sibérien.  L'ennemi  pouvant  surgir  de  n'im- 
porte quelle  direction,  dans  cette  guerre  sans  front,  la  petite 
garnison  ramena  ses  deux  cShons  à  côté  des  mitrailleuses,  au 
sommet  de  la  colline  qu'elle  occupait,  creusa  des  tranchées 
à  l'Ouest,  au  Sud  et  à  l'Est,  et  posa  dans  les  vallées  environ- 
nantes des  sentinelles. 

«  Avertie  de  l'approche  des  ennemis,  la  garnison' veilla 
toute  la  nuit,  mais  vers  l'aube,  qui  s'annonça  à  travers  un  fort 
brouillard,  tous  les  hommes  s'endormirent  avec  une  incroyable 
insouciance.  A  6  heures,  les  rouges  se  trouvèrent  au  milieu 
du  village,  sans  avoir  tiré  un  coup  de  feu.  Un  chef  de  bataillon 
fut  achevé  dans  son  lit,  l'autre  grièvement  blessé.  Les  artil- 
leurs tirèrent,  d'un  mouvement  instinctif,  trois  coups.  Le 
lieutenant  S...  essaya  de  retirer  les  pièces  de  fermeture  de  ses- 
canons,  mais  les  rouges  attaquèrent  à  la  baïonnette.  Le  même 
brouillard  qui  avait  favorisé  la  surprise  permit  à  un  petit 
nombre  d'officiers  et  de  soldats  d'échapper.   » 

Un  paysan  qu'on  m'amène  confirmé  que  le  lieutenant 
Lochkine,  gravement  blessé  à  la  poitrine,  fut  porté  dans  sa 
maison,  où  les  rouges  retendirent  par  terre,  en  le  couvrant 
d'injures.  Quand  il  demanda  à  boire,  un  soldat  lui  versa  de 
l'eau  bouillante  dans  la  bouche.  L'officier  poussa  un  cri 
terrible.  Personne  ne  peut  me  dire  ce  qu'il  est  ensuite 
devenu. 

4.  —  Un  r.ÉNÉRAL  letton.  —  Les  Lettons 

PENDANT    LA    RÉVOLUTION.    Gt'ERRE    DE    BATAILLONS. 

Bouzoviazi,  le  2  avril   19 19. 

Vers  l'après-midi,  après  de  passagères  clartés,  l'horizon 
disparaît.  La  tempête  redouble  en  violence.  Des  cosaques  me 
dépassent,  debout  sur  les  étriers,  courbés  sur  le  cou  de  leurs 
montures,    pressés   de   trouver  le   gîte  espéré.   Dans   les   traî- 


304         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

neaux  que  je  dépasse,  paysans  et  soldats  métonnent  par  leurs 
faces   immobiles  et  flegmatiques. 

A  la  tombée  de  la  nuit,  j'arrive  à  Bouzoviazi,  village 
tatare.  Rien  que  de  sordides  petites  cabanes,  .  rangées  sans 
ordre  autour  du  médzjid  et  de  l'école  musulmane.  Le  général 
Banguerski,  commandant  la  12^  flivision,  me  reçoit  dans  une 
petite   pièce   de    l'école. 

Il  est  Letton,  de  haute  stature,  issu  du  peuple.  De  ses  trois 
frères,  soldats  dans  l'armée  russe,  deux  ont  été  tués  à  l'ennemi. 
Après  avoir  reçu  sa  première  éducation  dans  un  village  sur 
la  rive  baltique,  il  a  réussi  à  être  admis  à  l'Académie  du 
G.E.  M.  à  Petrograd,  dont  il  est  sorti  avec  un  beau  numéro. 
N'appartenant  pas  à  un  clan  privilégié,  il  est  resté  profon- 
dément attaché  à  l'armée  combattante,  dans  laquelle  il  est 
ancré  par  sa  bravoure  reconnue,  par  ses  dispositions  envers 
les  nouveaux  soldats,  par  la  part  qu'il  prend  aux  privations 
et  dangers  de  la  vie  au  front. 

Sa  double  popularité  l'avait  en  quelque  sorte  désigné  comme 
porte-parole  du  front  entier,  quand  il  demanda,  en  novembre 
1918,  à  Perm,  au  ministre  de  la  guerre  Koltchak,  au  cours 
d'un  banquet  monstre,  de  mettre  fin  à  l'anarchie  politique 
qui  sévissait  en  Sibérie,  et  de  prononcer  sa  dictature.  Ce 
ne  fut  pas  le  parti  monarchiste  qui  exigea  le  règne  du  sabre. 
Tous  les  officiers  le  réclamèrent,  au  nom  de  l'ordi-e.  Koltchak 
ne  sut  pas  immédiatement  répondre  au  toast  que  le  répu- 
blicain Banguersky  lui  porta,  mais  l'armée  s'était  i)rononcéc 
contre  les  doctrines  socialistes-révolutionnaires,  comme 
toute  armée  saine  l'aurait  fait.  Le  coup  d'État  sortait  d'en 
bas  C). 


(1)  La  conduite  des  répriments  lettons  pondant  la  seconde  révolution 
a  étonné  Russes  et  étrangers.  Voici  l'explication  :  l'ancien  régime 
n'avait  jamais  osé  mobiliser  les  popnlaces  lettonnes,  dont  les  senti- 
ments antirnsses  étaient  notoires.  En  iQiS,  le  capitaine  Banj^nersky 
proposa  d'ntiliser  la  haine  des  Lettons  contre  les  Allemands.  En  effet, 
les  premiers  ont,  de  tons  temps,  difficilement  supporté  le  jonpr  féodal 
des  barons  baltiqnes.  Des  faits  comme  le  suivant  continuent  à  vivre 
dans  l'imagination  de  ces  paysans  farouches  et  intellifïents.  Pendant 
ta   révolution  de    igoS,   un  propriétaire   balte   tua   lib   paysans   lettons 


3^/ 


Oiifii.    l'i  isoiiiiicrs   rouges,   après   ûcliaiigc   de   leurs    unifoiuies 
contre  les  nôtres. 


Au  loud,  le  eldclier  de  ri'i^lise  de  Siei  I  il;i  II  i,i  k .  (iiiv  (jiii  ^uiil  les 
piemieis  e'nirés  diius  la  vilK'  :  le  |)ra|)<)relileliik  lidÉ'issoi',  l'Auleiu  ,  le  pia- 
|Hirclileliik.  Lebodel',  deux  sous-oflieieis;  au  uiilieu,  l'auiuôiiiiM'  du  \y  rc- 
i/itiieiil. 


I 


SIBERIE 


305 


La  guerre  sibérienne  est  menée  par  des  forces  restreintes  — 
lio  à  i5o.ooo  chez  les  rouges  —  sur  un  front  d'à  peu  près 
900  kilomètres.  Il  ne  pourrait  donc  être  question  d'entre- 
tenir un  front  continu.  Dans  ces  gouvernements,  où  pendant 
de  terribles  hivers  de  six  mois,  les  neiges  s'accumulent  sur  de 


qui  voulurent  entrer  chez  lui,  et  fut  ensuite  protégé  conlie  les  ven- 
geances de  la  populace  par  la  police  russe. 

Le  capitaine  Banguerski  proposa  de  ramasser  de  partout  les  Lettons 
affectés  au.\  services  des  ambulances,  du  télégraphe,  des  bureaux  d'état- 
major,  etc.  Le  G.Q.G.  accepta  son  plan.  En  juillet  1916,  8  bataillons 
étaient  organisés,  dont  Banguerski  commanda  le  premier  et  le  capi- 
taine Watséties,  breveté  d 'état-major  comme  lui,  et  son  adversaire,  le 
deuxième.  Watséties  méditait  l'organisation  des  Lettons  en  régiments, 
divisions,  en  un  G. A.  Banguerski  était  d'opinion  qu'il  fallait  se  limi- 
ter à  la  formation  de  petites  unités  de  choc,  et  n'utiliser  les  éminentes 
qualités  guerrières  de  cette  race,  dont  les  sympathies  nationales  sont 
si  peu  sûres,  que  pour  de  petits  coups  très  osés.  Ces  bataillons  lettons 
furent  particulièrement  haïs  des  Allemands,  et  ni  d'un  côté,  ni  de 
l'autre,  on  ne  se  donnait  quartier. 

Quand  la  paix  de  Brest-Litovsk  entra  en  vigueur,  les  Lettons  eurent 
le  choix  de  se  rendre  à  l'armée  allemande,  ou  de  se  retirer  en  Bussie 
avec  l'armée  débandée.  L'armée  allemande  ayant  commencé  à  servir  la 
politique  dos  barons  baltes  par  de  sanglantes  représailles  parmi  les 
paysans  lettons,  les  bataillons  que  Banguerski  avait  formés  suivirent 
les  rouges  et  tombèrent  lentement  sous  l'influence  des  meneurs  bol- 
chevistes,  qui  leur  promirent  la  rentrée  dans  leur  pays,  et  les  com- 
blèrent d'argent  et  de  privilèges. 

Watséties  montra  beaucoup  de  souplesse  pendant  la  révolution. 
Ayant  fait  des  offres  à  Kérenski,  quand  celui-ci  arriva  au  pouvoir,  il 
proposa  sa  collaboration  à  Trotsky  dès  le  mois  d'octobre  1917,  et  en 
devint  la  main  droite.  Toute  la  récente  organisation  des  armées  sovié- 
tiques est  son  œuvre.  Il  est  juste  d'ajouter  que  la  plupart  des  officiers 
lettons  ont  refusé  de  suivre  son  exemple.  Le  mouvemert  contre-révo- 
lutionnaire à  Moscou,  en  juin  1918,  comptait  i.Saô  oiïicicrs  russes 
et  4oo  officiers  lettons  qui  s'étaient  désolidarisés  de  leurs  soldats,  l'ne 
indiscrétion  livra  le  secret  au  fameux  géant  Mouralof,  qui  réussit  à 
en  arrêter   laS,  qui  furent  fusillés. 

Pendant  longtemps  les  troupes  lettonnes  ont  été  l'unique  appui 
des  commissaires  de  Moscou,  et  c'est  un  fait  curieux  que,  ennemis 
des  Allemands  à  Riga,  les  Lettons  ont  été  leurs  alliés  à  Moscou,  sans 
y  gagner  le  moindre  droit  à  des  ménagements,  s'ils  rentraient  dans 
leurs  foyers. 

Je  les  ai  vus  deux  fois.  D'abord  à  Tikhoriètskaia  au  Caucase,  en 
avril  1918,  où  on  les  avait  envoyés  sous  \A'atsélies  pour  en  finir. avec 
les  Kornilovlsi.  Ils  faisaient  bonne  impression  parmi  les  in(jualifiables 
troupes  bolchevistes.  La  seconde  fois,  ils  m'arrêtèrent  au  Krend.  en 
mai  de  la  niême  année.  Ces  beaux  gars  s'y  étaient  installés  en  maîtres, 
faisant,  sous  le  regard  bienveillant  des  commissaires,  exarlcnieuf  ce 
qu'ils  voulaient,  et  protégeant,  par  la  seule  menace  de  letir  présence, 
la  tranquillité  de  Trotsky. 

20 


306  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

larges  espaces,  la  guerre  est  limitée  aux  routes,  en  dehors 
desquelles  la  neige  atteint  une  hauteur  de  deux  à  trois  pieds 
dans  les  champs  et  jusqu'à  douze  pieds  dans  quelques  vallées. 
Les  forêts  sont  inaccessibles  aux  deux  partis.  Avances  et 
retraites  se  font  donc  — ■  si  l'on  exclut  quelques  petits  détache- 
ments de  skieurs  —  presque  uniquement  par  les  routes  et 
sentiers,  que  la  cavalerie  ne  peut  sous  aucun  prétexte  quitter. 

La  guerre  emprunte  à  cette  simplification  des  mouvements 
un  caractère  extrêmement  curieux.  Les  forces  se  heurtent 
toujours  sur  les  routes,  dont  la  défense  est  relativement 
facile.  Toute  cette  guerre  se  résume  donc  en  des  efforts  pour 
isoler  et  entourer  les  détachements  ennemis.  Les  cas  sont 
rares,  où  ils  réussissent,  entourés,  à  se  frayer,  baïonnette  au 
canon,  un  chemin  à  travers  le  cordon  ennemi. 

Il  n'y  a  que  les  village  qui  soient  occupés.  La  colonne  de 
manœuvre  part  donc,  en  suivant  les  sentiers,  pour  couper 
une  garnison  ennemie  de  l'arrière.  Dès  que  l'adversaire  flaire 
le  danger,  il  envoie  à  son  tour  une  colonne  par  un  sentier 
perpendiculaire,  pour  couper  la  retraite  à  la  première,  qui 
est  souvent  obligée  de  rebrousser  chemin. 

Parfois  aussi,  de  fortes  colonnes  ennemies  partent  simul- 
tanément des  deux  côtés,  s'emparent  d'une  base  de  l'adver- 
saire, et,  revenant  chez  eux,  après  un  succès  vivement  rem- 
porté, y  sont  reçus  avec  des  salves  de  mitrailleuses.  Ainsi  le 
/i6®  régiment  sibérien,  occupant  Térégoulova,  et  le  23 1®  sovic- 
tiste,  au  village  Adzitarova. 

Ces  attaques  ne  pourraient  d'ailleurs  réussir  que  si  elles 
étaient  exécutées  avec  célérité  et  entrain.  On  se  figure  aisé- 
ment le  caractère  irrésistiblement  comique  et  horriblement 
meurtrier  de  ce  genre  de  manœuvres  dans  un  pays  où  toutes 
les  actions  sont  ralenties  par  l'apathie  et  l'obstination. 

5.  —  Bachkirs  neutres.  —  Une  armée  de  prolétaires 
EN  voitures.  —  On  ne  sera  approvisionné  que  par  l'ennemi. 

Tolbasy,   le  3  avril. 
Après  avoir  passé  la  nuit  chez  le  maître  d'école  tatare  au 


EN       SIBÉRIE  307 

"village  Bouz?viazi,  j'ai  longuement  causé  avec  lui  pendant 
que  je  me  rasais  sans  miroir,  en  multipliant  les  mouvements 
de  mon  rasoir,  que  femmes  et  enfants,  tassés  devant  l'ouver- 
ture de  la  porte,  suivaient  avec  des  «  Ah  »  et  des  «  Oh  » 
d'un  effroi  sincère  et  amusant. 

Le  chef  de  la  famille  m'assure  que  la  population  musul- 
mane est  contente  du  départ  des  rouges  et  de  notre  arrivée, 
sans  toutefois  vouloir  prendre  une  part  active  dans  la  guerre 
civile.  C'est  une  autre  race,  avant-poste  de  la  Mongolie  et  du 
Claucase,  se  désintéressant  de  conflits  entre  Russes.  Ce  sont 
d'ailleurs  des  paysans,  ressemblant]  peu  aux  montagnards 
caucasiens,  leurs  frères,  mais  ayant  conservé  les  appétits  des 
anciennes  invasions  guerrières. 

Gens  alertes,  mais  peu  robustes,  au  teint  basané,  aux  yeux 
vifs,  ils  sont  sérieusement  attachés  à  leur  religion  et  aux  an- 
ciens usages.  Ils  ne  désirent  que  vivre  modestement  dans  le 
cercle  étroit  de  la  vie  communale.  Les  femmes,  peu  jolies, 
marchent  le  visage  découvert,  mais  ont  une  attitude  pleine 
de  réserve  et  de  dignité.  Les  cabanes  sont,  à  l'exception  de 
celles  du  prêtre  et  du  maître  d'école,  pauvres  et  mal  entre- 
tenues. Nous  nous  trouvons  parmi  une  race  vaincue  et 
repoussée  jusqu'aux  confins  de  la  civilisation  chrétienne. 

Ils  prétendent  s'être  soumis  aux  exigences  des  rouges,  parce 
qu'ils  en  étaient  bousculés.  Mais  si  nous  leur  parlons  d'une 
voix  plus  douce,  ils  essaieront  de  nous  cacher  leurs  petites 
provisions,  et  nous  n'obtiendrons  rien.  Il  faut  donc  hausser 
la  voix,  les  pousser  par  les  épaules,  puisqu'ils  n'obéissent 
qu'à  la  force,  et  puisque  l'arrière  ne  nous  envoie  rien  du 
tout. 

Nous  partons  tôt  dans  la  matinée,  le  général  Banguersky, 
son  aide  de  camp  et  moi,  couchés  tout  long  dans  des  paniers 
d'osier,  posés  sur  patins,  qui  sont  ici  le  véhicule  coutumier 
pendant  l'hiver.  Une  escorte  de  cosaques  nous  protège  contre 
une  attaque  toujours  possible  de  la  cavalerie  ennemie. 

La  grande  et  ancienne  chaussée  d'Oufa  i\  Sterlitamak,  que 
nous  utilisons,  ne  montre  qu'une  seule  ornière  au  milieu,  par 


308         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

OÙ  les  traîneaux  et  toiite  l'artillerie  amie  et  ennemie  ont 
passé.  La  route  présente  l'aspect  d'une  mer  fouettée  par  une 
tempête,  et  dont  un  froid  terrible  et  subit  aurait  coagulé  le& 
vagues.  Les  chevaux  tirent  difficilement  nos  traîneaux  par 
d'énormes  fosses,  perpendiculaires  à  la  chaussée,  profondes 
parfois  de  plus  d'un  mètre,  qui  se  succèdent  sur  des  dizaines  de 
kilomètres,  sans  interruption. 

Le  vent  a  cessé.  A  travers  un  brouillard  qui  se  dissipe,  un 
faible  soleil  jette  des  lueurs  rouges  sur  la  quadruple  rangée  de 
vieux  bouleaux  qui  borde  le  chemin.  D'énormes  volées  de  cor- 
beaux se  lèvent  à  notre  approche,  des  champs,  où  gisent  les 
chairs  sanglantes  d'hommes  et  de  chevaux.  Seuls,  les  rares 
cadavres  tout  près  de  notre  ornière,  livides  et  durs  comme 
pierre,  ont,  par  le  bruit  continuel  des  transports,  échappé  à 
leurs  becs.  Personne  ne  les  enterre,  mais  je  vois  chaque  fois 
des  groupes  de  soldats  qui  ont  arrêté  leurs  traîneaux  pour  les 
observer,  froidement  et  en  silence.  Ce  ne  sont  que  des  cadavres 
d'ennemis. 

Nous  nous  arrêtons  à  Tolbasy,  pour  la  nuit.  Les  affaires 
vont  bien,  mais  notre  situation  n'est  pas  sans  danger. 

L'ennemi  fuit  par  la  chaussée,  sur  laquelle  tous  les  villages 
avoisinants  ont  déversé  leurs  garnisons.  Une  ligne  ininterrom- 
pue de  traîneaux,  longue  de  plusieurs  dizaines  de  kilomètres, 
se  meut,  en  panique,  vers  le  Sud  C).  Notre  division,  la  12®,  les 
poursuit,  le  45^  régiment  sur  la  chaussée  ;  les  autres,  à  notre 
droite  et  à  gauche,  les  menacent  d'encerclement.  Les  régiments 
4i  et  46,  devançant  le  45*  d'une  dizaine  de  kilomètres,  ont  pris 


(^)  Oui,  les  soldats  rouges,  prolétaires  et  communistes,  s'épargnent 
les  fatigues  de  la  marche,  en  se  laissant  transporter  en  traîneaux  par 
les   paysans.    Calculé   à    4   hommes   par   traîneau,   cela   fait,   pour  un 
régiment  de  i./ioo  baïonnettes,  et  le  reste,  450  traîneaux,  auxquels  il 
faut  ajouter  au  moins  65o  traîneaux  pour  provisions  de  toutes  sortes,, 
munitions,  etc.   Ctiaque  régiment   forme  donc  une  immense  proces- 
sion   de    i.ioo    transports,    qui    occupe    l'unique    route    qu'elle    peut 
suivre,  sur  une  longueur  de   10  kilomètres  ou  plus.   Nos  soldats,  qui 
vont  à  pied,  —  tout  comme  nos  officiers  —  ont  ainsi  l'avantage  de  la 
vitesse,  étant  moins  encombrés. 


SIBERIE 


309 


;à  la  baïonnette  les  villages  qui  leur  avaient  été  désignés.  Mais 
notre  rapide  avance  nous  a  fait  perdre  la  liaison  avec  nos  voi- 
sins de  gauche.  Et  évidemment,  les  rouges,>  qui  se  retirent 
devant  ces  derniers,  pourraient  nous  jouer  un  mauvais  tour, 
en  nous  tombant  dans  le  dos,  par  des  sentiers  de  traverse,  que 
garde  incomplètement  notre  régiment  47,  qui  a  été  réduit  à 
■un  quart  de  son  effectif  par  des  combats  antérieurs. 

Mais  nous  supposons  que  des  troupes  qui  se  font  transporter 
■en  traîneaux  et  se  font  suivre  de  si  nombreux  bagages  ne 
pensent  qu'à  leur  sécurité.  La  division  rouge,  qui  se  retire  par 
la  chaussée  Arkhanguelski  Zavod-Sterlitamak,  est  menacée  par 
la  3^  brigade  de  cosaques  d'Orenbourg,  opérant  de  l'Est.  Mais 
on  ne  peut  généralement  compter  sur  les  cosaques,  tant  qu'ils 
ne  flairent  pas  la  défaite  chez  l'ennemi.  Et  les  rouges,  qui  se 
retirent  sans  pertes  considérables,  ne  peuvent  encore  être  con- 
sidérés comme   battus. 

Je  passe  la  nuit  dans  une  ferme  tatare,  avec  trois  officiers 
d'artillerie,  qui  ont  fait  la  grande  guerre.  Après  avoir  fait  enle- 
ver tous  les  lits  et  divans,  qui  sont  infectés  de  vermine,  nous 
nous  sommes  couchés  sur  la  paille.  Au  milieu  de  la  nuit, 
le  téléphone  résonne  dans  notre  pièce.  Le  colonel  Chlésinski, 
réveillé  en  sursaut,  écoute  les  plaintes  de  deux  batteries  lourdes 
et  de  deux  batteries  légères  (chacune  de  2  pièces)  que  l'ennemi, 
supérieurement  organisé,  arrose  avec  abondance.  Ayant  reçu 
l'ordre  de  bombarder  les  positions  ennemies  dès  l'aube,  les 
artilleurs  demandent  des  renforts  immédiats  en  projectiles. 
Les  batteries  lourdes  disposent,  l'une  de  35,  l'autre  de  '10  obus, 
les  batteries  légères  respectivement  de  5  et  de  10  obus.  Le  colo- 
nel Chlésinski,  furieux  de  son  impuissance,  hurle  dans  l'ap- 
pareil : 

«  Vous  n'avez  qu'à  obéir  aux  ordres  qu?  le  commandant  du 
corps  vous  a  donnés.  Quant  à  moi,  je  no  puis  rien  vous 
•envoyer.  Je  vous  ordonne  d'observer  la  plus  siricte  économie 
avec  vos  provisions  !  Vous  vous  approvisionnerez  demain  chez 
l^ennemil  » 


310         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Immédiatement  après,  il  expédie  au  C.A.  le  téléphono- 
gramme  suivant  : 

«  Je  TOUS  propose  de  donner  un  ordre  pour  retirer  immé- 
diatement toutes  les  batteries  du  front,  où  elles  sont  en  danger. 
Depuis  plusieurs  jours,  nous  ne  recevons  plus  aucun  projec- 
tile. » 

Le  fait  est  que  les  obus  qui  nous  sont  destinés  se  trouvent 
depuis  six  jours  à  Tchesnakovka,  et  ne  peuvent  être  trans- 
portés, faute  de  traîneaux.  A  Oufa,  où  habitent  le  général, 
directeur  d'artillerie  du  4*  C.A.,  avec  ses  aides  de  camp,  etc., 
tous  responsables  de  l'approvisionnement  du  front,  les  traî- 
neaux ne  manquent  pas,  mais  il  fait  gai  dans  les  cafés,  on  y 
trouve  quantité  de  femmes  faciles,  on  peut  encore  y  mener  -- 
Dieu  soit  loué  —  une  existence  digne  d'un  gentilhomme, 
tandis  que,  dans  ces  villages  de  païens,  il  fait  diablement 
froid,  on  s'y  ennuie,  et  on  s'y  trouve  parfois  en  danger. 

Mes  braves  camarades,  colonels  Chlésinsky  et  Bek-Mamédof, 
se  plaignent  surtout  de  la  pénurie  d'obus,  mais  je  n'ai  eu 
aucune  peine  à  constater  que  rien,  ou  à  peu  près,  n'arrive  de 
l'arrière,  ni  farine,  ni  surtout  ces  friandises  qui  rendent  la 
dure  vie  au  front  supportable  :  café,  sucre,  tabac,  etc.  On  se 
console  déjà  : 

«  Si  nous  parvenons  à  accélérer  la  fuite  de  l'ennemi,  il  sera 
bien  obligé  de  rendre  gorge.  » 

Et  je  commence  à  comprendre  que  cette  armée,  portée  en 
avant  par  l'énergie  des  chefs  et  les  excellentes  qualités  du  soldat, 
mais  presque  isolée  de  l'arrière,  se  bat  non  seulement  pour 
vaincre  l'ennemi,  mais  aussi  pour  se  ravitailler. 

6.  —  Soldats  sibériens.  —  Entrée  a  Sterlitamak. 

Sterlitamak,  le  4  avril   1919. 
La  neige  continue  à  tomber  à  gros  flocons  dans  une  très^ 
vague  clarté  du  jour.  Cavaliers,  paysans  tatares,  soldats  sibé- 
riens, et  les  traîneaux  et  canons,  placés  sur  de  longs  patins, 
tout  ce   cortège  d'hommes   et  de   choses  semble   se  mouvoir 


EN       SIBERIE 


311 


comme  sous  la  surface  d'une  eau  transparente,  où  la  lumière 
pénètre  de  tous  les  côtés  à  la  fois. 

A  une  distance  de  6  kilomètres  de  la  ville,  je  rejoins  le 
chef  du  régiment,  gesticulant  dans  un  groupe  d'officiers,  sous 
un  des  bouleaux  séculaires  qui  bordent  la  célèbre  chaussée.  Le 
45*  se  trouve  seul  sur  la  route.  A  droite  le  bruit  du  canon  :  les 
rouges  résistent  devant  la  route  vers  Samara,  qu'on  veut  leur 
couper.  A  gauche,  rien.  Une  reconnaissance,  pour  retrouver 
la  liaison  avec  le  47®,  faiblement  menée,  n'a  pas  eu  de  résultat. 
Devant  nous,  sur  la  même  route  que  l'ennemi  ne  pourra  quit- 
ter, d'importantes  forces  qu'il  faudra  bousculer,  si  elles  ne  se 
retirent  pas,  car  il  faut  occuper  Sterlitamak  celte  nuit. 

Je  regarde  attentivement  les  soldats  qui  se  rassemblent  au- 
tour de  nous.  Ce  sont  les  jeunes  classes,  gamins  de  18  à  20  ans, 
dans  lesquels  la  révolution  n'a  pas  encore  tué  toute  obéissance. 
Ils  ont  fait  de  rudes  marches  pendant  quatre  jours,  dans  une 
neige  profonde,  pauvrement  vêtus  et  nourris,  se  trouvant  au 
feu  deux  ou  trois  fois  par  jour,  et  n'ayant  eu  pour  dormir  que 
trois  heures  chaque  nuit.  Je  vois  parmi  eux  des  garçons 
maigres,  aux  yeux  écarquillés  de  fatigue,  presque  des  enfants 
qui  font  pitié,  puisqu'ils  n'ont  pas  la  consolation  d'être  partis 
comme  volontaires.  Mais  ils  sont  d'une  race  accoutumée  à 
toutes  les  duretés  de  la  vie,  aux  terribles  froids  qu'aucun  autre 
soldat  au  monde  ne  supporterait  pendant  six  moi?  consécutifs, 
qui,  enfants  encore,  dans  les  immenses  solitudes  de  Sibérie, 
ont  pu  s'attendre  à  devoir  s'engager,  armés  seulement  de 
haches,  des  combats  avec  des  loups  et  des  ours  affamés.  On 
n'a  pas  eu  le  temps  —  placé  devant  une  armée  nombreuse,  et 
ne  manquant  de  rien,  —  d'exercer  ces  jeunes  soldats,  d'aguer- 
rir leurs  corps  contre  les  fatigues  de  la  vie  militaire.  L'arrière 
s'enrichit  à  leurs  dépens,  leur  volant  jusqu'aux  couvertures 
et  bottes,  les  laissant  sans  médicaments,  sans  armes  suffisantes, 
sans  munitions,  sans  les  douceurs  qui  consolent  les  soldats  des 
autres  armées. 

Mais  ils  sont  soutenus  par  une  discipline  que  je  trouve 
excellente,  obéissant  à  de  jeunes  officiers  sans  arrogance  qu'ils 


312         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

comprennent,  soutenus  par  leur  classe  à  laquelle  le  régime 
bolcheviste  répugne  profondément,  et  par  les  villages  qui  les 
reçoivent  en  sauveurs.  Ils  sont  soutenus  aussi  par  la  victoire, 
par  les  preuves  du  désarroi  chez  les  rouges,  et  enfin  par  ce 
mélange  de  camaraderie  et  d'orgueil  militaire,  qui  —  déjà  — 
constitue  l'âme  du  régiment.  Ils  sont  les  cadets  de  ces  soldats 
russes,  qu'on  envoyait  au  feu,  en  1914  et  igiô,  sans  fusils, 
sans  préparation  d'artillerie,  en  masses  denses  que  fauchaient 
les  mitrailleuses  allemandes,  ces  braves  qui  étonnaient  l'étran- 
ger par  leur  douceur  et  leur  enthousiasme,  ces  incomparables 
soldats  russes  —  que  l'histoire  ne  reverra  plus. 

Deux  bataillons  du  45*^  restent  en  place  ;  le  premier,  com- 
mandé par  le  capitaine  Sédich  —  que  j'accompagne  —  avance. 
Sédich  range  ses  200  hommes  (certaine  compagnie  ne  compte 
que  43  soldats)  en  deux  lignes  perpendiculaires  à  la  chaussée. 
Plusieurs  soldats  se  mettent  à  creuser  dans  la  neige  dure  de 
petites  tranchées,  d'où  il  faut  les  chasser,  puisque  nous  atta- 
quons. Il  est  8  heures.  Une  neige  humide  nous  souffle  au 
visage,  mais  l'atmosphère  s'éclaircit.  Bientôt  il  nous  semble 
apercevoir  à  l'horizon  le  profil  sombre  de  la  ville  entre  la  neige 
claire  et  le  ciel  grisâtre.  Au  loin,  de  furieux  aboiements,  qui, 
pendant  des  périodes  d'assoupissement,  semblent  une  longue 
plainte  âpre  et  étouffée.  Là-bas,  passe  probablement  le  train 
des  rouges. 

A  gauche,  vers  l'horizon,  un  petit  point  rouge  qui  s'élargit  : 
une  maison  qui  flambe.  Contre  les  nuages  incendiés,  nous  dis- 
tinguons l'élégant  profil  d'un  minaret  et  de  la  cathédrale. 
Quelques  cavaliers  passent  au  loin,  parfaitement  visibles  contre 
le  brasier  et  qui  reviennent,  puis  des  mitrailleuses  qui  éclatent. 

Des  coups  de  fusil  sont  tirés  en  face  de  nous.  Il  faut  de  nou- 
veau pousser  nos  soldats  qui  se  sont  arrêtés.  Un  éclaireur 
vient  nous  avertir  que  la  tranchée  ennemie  se  trouve  devant 
nous,  à  un  demi-kilomètre.  Par  nervosité,  quelques  soldats 
se  mettent  à  tirer,  sans  but,  et  il  faut  encore  leur  imposer  le 
silence. 


SIBERIE 


313 


D'un  clocher  de  la  ville,  nous  parviennent  très  distinctement 
les  neuf  coups  de  l'heure.  Presque  aussitôt,  un  nouvel  incendie 
éclate,  tout  près  du  premier,  et  nous  assistons  à  de  brillants 
feux  d'artifice,  des  fusées  à  double  éclatement,  de  longues 
paraboles  lumineuses,  allumant  le  ciel  d'un  bout  à  l'autre,  et 
accusant  contre  la  neige  rougie  la  longue  ligne  double  de 
silhouettes  noires  des  soldats.  Bientôt  de  longues  séries  d'explo- 
sions violentes  nous  parviennent.  La  retraite  des  rouges  est 
donc  un  fait  accompli,  puisqu'ils  incendient  leurs  magasins  de 
munitions. 

Des  cris  prolongés  sortent  des  tranchées  ennemies.  D'abord 
des  noms  on  mots  que  nous  ne  comprenons  pas,  et  après 
quelque  temps  une  voix  forte  et  claire  qui  crie  : 

«  Le  3®  bataillon  vers  la  chaussée!  » 

Nous  nous  attendons  maintenant  à  une  furieuse  attaque  par 
la.  chaussée,  menée  par  les  Magyars  et  Chinois  que  nous  savons 
en  face  de  nous  (de  jeunes  troupes  auraient  depuis  longtemps 
ouvert  le  feu).  Nous  mettons  nos  trois  mitrailleuses  en  position 
sur  la  chaussée,  mais  le  silence  revient. 

Je  rejoins  les  éclaireurs  qui,  cent  mètres  en  avant,  se  sont 
installés  des  deux  côtés  du  chemin.  Au  loin  de  vagues  figures 
qui  se  meuvent  dans  l'obscurité  relative.  Il  faut  en  avoir  le 
cœur  net.  Je  pousse  les  deux  praporchtchiks,  et  leurs  17  hommes 
en  avant.  Après  trois  minutes,  les  tranchées  ennemies,  vides. 
Après  dix  autres  minutes,  les  premières  maisons  ;  les  habitants, 
vivement  intei^pellés,  rapportent  que  les  rouges  viennent  de 
passer. 

A  un  demi-kilomètre  de  la  cathédrale,  voilà  des  figures  qui 
courent  :  toute  une  débandade  de  fuyards.  Des  avertissements, 
ensuite  des  coups  de  fusil.  Nous  poursuivons  les  ombres  les 
plus  proches  dans  la  cour  d'une  maison,  où  elles  disparaissent, 
mais,  au  moment  où  noiis  y  entrons,  revolver  en  main,  elles 
sautent  par-dessus  un  mtir.  Il  faut  bien  abandonner  la  pour- 
suite. 

Tandis  que  nos  soldats,  pajr  groupes  de  deux,  fouillent  les 
maisons,  pour  y  découvrir  des  bolcheviks  cachés,  une  fusillade 


314         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

derrière  nous  :  le  i"  bataillon,  enfin  arrivé  en  ville,  nous 
prend  pour  des  ennemis.  Nous  épuisons  notre  vocabulaire 
militaire  :  «  Idiots,  cochons,  espèces  de  saletés,  vous  tirez  sur 
les  vôtres  I  » 

Dix  coups  d'airain  sonnent  d'en  haut.  Une  furieuse  galopade: 
les  cosaques  viennent  «  poursuivre  »  l'ennemi.  La  nouvelle 
que  nous  étions  entrés  en  ville  a  donc  atteint  l'arrière-garde. 
Au  tournant  d'une  rue,  c'est  une  joie  de  voir  la  sombre  masse 
de  la  vieille  cathédrale,  avec  son  lourd  clocher,  noirci  par  l'âge,, 
surgir  de  l'immense  fond  des  neiges.  Sterlitamak  est  à  nousl 

7.  —  Les  habitants.  —  Un  a  traître  ». 

Sterlitamak,  le  5  avril  1919. 

Qaand  j'entre  dans  la  rue,  ce  matin,  toute  la  population  est 
dehors.  Bourgeois  et  prolétaires,  ouvriers  et  paysans,  Russes, 
Tatares  ou  Bachkirs,  chrétiens  ou  musulmans,  hommes, 
femmes  et  enfants,  pleins  d'une  joie  nerveuse,  se  rassemblent 
en  groupes  autour  de  nos  soldats  et  cosaques. 

Habitués  à  des  fusillades  et  à  d'incessants  mouvements  de 
troupes,  ils  ont  passé  la  nuit,  enfermés  dans  leurs  maisons, 
sans  se  douter  que  leur  sommeil  fût  interrompu  —  déjà  —  par 
le  bruit  de  nos  armes.  Quand  on  a  vu  les  insignes  distinctifs  des 
grades  chez  nos  officiers,  les  pattes  d'épaule  rouges  chez  les 
cosaques,  et  l'ordre  parfait  chez  nos  troupes  qui  entrent  d'un 
flot  continu,  tout  le  monde  est  resté  ébahi  de  surprise.  Il  n'y  a 
pas  d'épanchements  de  joie  ni  acclamations  ou  chansons  dans 
les  rues,  puisque  ce  sont  des  Busses.  Mais  les  habitants  semblent 
respirer  comme  une  atmosphère  rassérénée,  ils  se  promènent  — 
du  matin  au  soir  —  en  masses  compactes,  sans  but,  bavardant 
avec  les  nôtres,  suivant  nos  musiques,  entrant  dans  les  églises 
pour  prier  ;  il  n'y  a  que  les  malades  restés  à  la  maison. 

La  réalisation  des  rêves  bolchevistes  avait  été  confiée  aux 
camarades  tous  ensemble,  et  à  chacun  individuellement.  Les 
soldats  prenaient  aux  passants  les  paletots  qui  leur  plaisaient, 
tel  communiste  entrait  dans  les  chambres  de  femme,  exigeant 


EN        SIBERIE 


315. 


une  place  au  lit  ou  le  lit  tout  entier.  On  entrait  dans  toutes 
les  maisons,  jour  et  nuit,  armes  en  mains,  pour  voler.  A  la 
moindre  résistance,  vous  voilà  arrêté  comme  contre-révolution- 
naire et,  le  malentendu  «  éclairci  »,  vous  trouviez  votre  maison 
vide.  Et  entendez  bien  que  ces  mesures  n'étaient  plus  dirigées 
contre  les  «  bourgeois  ».  On  s'attaquait  à  tout  le  monde,  on 
prenait  les  meubles  aux  pauvres,  qui,  apeurés,  laissaient  faire. 

Devant  la  maison  qu'habite  le  chef  du  45°  régiment,  tout 
un  attroupement  de  pauvres  paysans  tatares  et  russes,  à  l'aspect 
misérable,  aux  vêtements  déchirés.  En  criant,  en  pleurant,  ils 
se  plaignent  que  les  rouges  leur  aient  pris  les  derniers  chevaux, 
la  dernière  vache.  Voilà  bien  des  gens  guéris  du  bolchevisme, 
pour  les  quelques  jours  que  nous  serons  là. 

I,a  note  gaie  ne  manque  pas.  M"*  N...,  pianiste  méritoire,  me 
raconte  que  les  commissaires  rouges  avaient  décidé,  dès  leur 
entrée  en  Sterlitamak,  que  les  soldats  profiteraient  des  bienfaits 
de  la  culture,  que  la  bourgeoisie  s'était  monopolisée.  M™°  N... 
et  une  collègue,  sortie,  comme  elle,  du  Conservatoire  de 
Petrograd,  furent  nationalisées,  pour  donner  des  leçons  de 
piano  collectives  aux  camarades.  On  rassembla  une  quarantaine 
de  pianos  dans  une  salle  publique.  Les  deux  dames,  assises 
sur  une  estrade,  devant  deux  pianos  à  queue,  enseignèrent  les 
secrets  musicaux  à  une  centaine  d'ambitieux,  pressés  autour 
des  instruments  dans  la  salle.  Les  pauvres  prolétaires  apprirent 
à  leurs  dépens  que  les  meilleures  joies  de  la  civilisation  n'ap- 
partiendront jamais  qu'aux  «  kaloï  kagathoï  »  et  que  leur  or 
pur  se  changera,  par  le  contact  avec  la  foule,  en  vil  métal 
d'ennui  et  de  souffrance.  Quand  ils  s'aperçurent,  après  deux 
séances,  qu'il  leur  était  impossible  de  jouer  un  fox-trot  ou  un 
two-step  (idéal  musical  de  la  canaille),  ils  s'éloignèrent  en 
grommelant. 

Sterlitamak,  le  7  avril  1919. 
Avant-hier,   une  vingtaine  d'officiers,    qui  avaient  servi  les^ 
rouges,  se  sont  présentés  chez  le  général  Bangucrski,  demander 
asile.  Ils  appartiennent  à  trois  catégories  : 


316         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

La  première,  celle  des  aventuriers,  est  représentée  par  un 
Tchèque,  individu  louche  qui,  après  avoir  servi  le  général 
Doutof  comme  espion  et  s'être  attaché  à  un  service  de  contre- 
espionnage  bolcheviste  (il  le  prétend,  afin  de  mieux  servir 
notre  cause),  offre  de  s'engager  dans  notre  état-major.  11 
supplie  de  ne  pas  l'envoyer  à  Omsk,  où  il  serait  très  proba- 
blement fusillé  par  ses  compatriotes. 

Il  y  a  ensuite  une  quinzaine  d'officiers  de  régiments  bach- 
Ttirs,  qui,  trahis  par  leurs  troupes  et  entourés  par  les  commu- 
nistes, avaient  été  forcés  de  suivre  leurs  soldats  chez  les  rouges. 
On  les  accepte  après  une  courte  enquête. 

La  dernière  catégorie  divise  les  opinions  de  nos  officiers.  Un 
poroutchik  de  l'ancienne  armée,  qui  vient  de  remplir  les  fonc- 
tions de  chef  d'état-major  de  la  20®  division  de  Penza,  est 
tombé  dans  nos  mains.  Je  l'ai  rencontré  trois  fois  dans  les 
bureaux  et  couloirs  de  la  12^  division.  Il  cause  avec  nous  d'un 
air  distrait,  accepte  les  cigarettes  que  je  lui  offre,  mais  .se 
sent  déjà  séparé  de  nous  par  un  abîme.  Il  refuse  de  dire  ce 
qu'il  sait  sur  l'année  rouge,  et  s'expose  à  la  malveillance,  même 
chez  ceux  qui  seraient  portés  à  excuser  sa  ((  trahison  ».  Dans 
les  violentes  discussions  qui  s'engagent  sur  lui  entre  nous,  les 
mêmes  faits  servent  de  prémisses  pour  des  argmnents  opposés. 
Pour  les  uns,  son  refus  de  révéler  les  plans  des  rouges  prouve 
des  conceptions  honorables  de  l'honneur  militaire.  Pour  les 
autres,  le  poroutchik  accepte  ainsi  la  solidarité  avec  une  armée 
qui  a  traité  avec  la  dernière  sauvagerie  nos  officiers  —  et  ses 
anciens  camarades  —  qu'elle  avait  pris.  En  général,  les  offi- 
ciers volontaires  qui  ont  appartenu  à  l'armée  tsariste  de- 
mandent sa  mort,  à  l'exception  des  vieux,  auxquels  la  vie  a 
appris  le  pardon  pour  les  faiblesses  humaines,  et  qui  ont  peut- 
être  des  fils  en  Russie. 

Le  poroutchik  a  été  fusillé  cette  nuit.  Il  s'était  laissé  forcer 
par  un  membre  du  Comité  supérieur  révolutionnaire  de  guerre, 
à  mettre  sa  signature  sous  un  décret  de  condamnation  à  mort 
de  nombre  de  civils.  Le  peloton  d'exécution  fut  dirigé  par 
un  de  mes  amis,  jeune  officier  très  brave,  sympathique,  silen- 


EN       SIBERIE 


317 


cieux,  qui  avait  perdu  ses  biens  par  la  révolution,  dont  le  père 
avait  été  massacré  et  les  sœurs  maltraitées  par  des  rouges.  Il 
avait  prié  le  général  Banguerski  de  lui  accorder  la  faveur  de 
pouvoir  commander  le  feu  contre  les  ((  traîtres  »  condamnés. 
Nous  sommes  dans  les  meilleurs  termes,  et  j'échange  avec  lu> 
une  chaude  poignée  de  main  quand  je  le  rencontre.  Il  a  une 
conversation  pleine  d'intérêt  ;  mais,  quand  je  l'interroge  sur 
«  ses  »  exécutions,  il  sourit  d'un  sourire  énigmatique,  et  refuse 
de  répondre. 

8.  —  Optimisme  a  Omsk. 

Sterlitamak,  le  8  avril   1919. 

Le  général  Banguerski  vient  de  recevoir  copie  des  nouvelles 
directives  pour  l'armée.  Omsk,  tout  en  joie  et  répandant  son 
allégresse  dans  l'univers,  ordonne  de  poursuivre  l'opération, 
sans  relâche.  On  prendra  Kazan  et  Samara,  on  marchera  ensuite 
sur  Moscou.  En  attendant,  nos  soldats  feront  des  marches  de 
3o  verstes  par  jour  contre  le  feu  ennemi.  Bien  entendu,  ce  cha- 
leureux optimisnie  de  l'arrière,  ce  patriotisme  des  embusqués 
n'améliorera  pas  le  service  des  intendances.  La  farine  n'arrive 
pas,  ni  les  munitions,  ni  les  bottes,  ou  les  couvertures,  ou  les 
fusils.  Le  dégel  élargit  les  rivières  ;  de  petits  fleuves  ont  des 
lits  d'une  ou  deux  verstes  de  largeur.  Mais  l'enthousiasme 
supportera  nos  jeunes  soldats,  là  où  le  feu  de  mitrailleuses 
posées  derrière  d'immenses  champs  de  boue,  le  manque  de 
nourriture  et  de  vêtements  démoraliseraient  tout  autre  soldat 
au  monde.  Les  compagnies  comptent  en  moyenne  une  qua- 
rantaine d'hommes  de  bonne  volonté,  mais  trop  jeunes,  épui- 
sés. On  complétera  les  effectifs,  pendant  la  marche.  Les  com- 
mandants de  régiment  supplient  d'accorder  du  repos,  des  équi- 
pements et  du  temps  pour  le  cimentage  de  la  troupe.  Mais  à 
Omsk,  cercles  civils  et  militaires  rivalisent  en  toasts  ronflants 
sur  les  merveilleuses  qualités  de  ce  pauvre  soldat  russe,  qui 
se  tirera  bien  lui-même  d'affaire,  supporté  qu'il  est  par  la  sym- 
pathie et  la  reconnaissance  de  l'arrière. 


318         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Cependant  les  rouges,  en  retraite  mais  non  battus,  com- 
mencent à  offrir  de  la  résistance;  les  cosaques  d'Orenbourg, 
envoyés  à  leurs  trousses,  s'en  aperçoivent.  Leurs  soldats  ne 
manquent  de  rien,  nous  le  constatons  par  les  provisions  qu'ils 
nous  abandonnent.  Ils  disposent  d'une  classe  qui  nous  manque: 
celle  des  «communistes»,  qui  envahissent,  partout  animés  de 
la  même  furie  de  fanatisme,  tous  les  services.  Ils  ont  de  la 
discipline,  de  haut  en  bas.  Ils  ont  retrouvé,  tous,  la  soumis- 
sion, ce  bienfait  de  l'ancien  régime,  sous  des  hommes  funestes, 
mais  qui  sont  des  maîtres. 


CHAPITRE    III 


UNE    RETRAITE    STRATÉGIQUE 


I.    L'ÉVACUATIOuN    d'OuFA. 

Tourkan  (Ouest  d'Oufa),   le  29   mai   1919. 

LA  retraite  générale  de  l'armée  de  l'Ouest  sur  la  ligne  de 
la  Bielaia  a  été  décidée.  Les  raisons  en  sont  multiples  : 
Enfiévrés  par  des  succès  miraculeux  depuis  deux 
mois,  Omsk  et  l'état-major  de  l'armée  avaient  décidé  de  conti- 
nuer l'avance,  contrairement  à  l'avis  des  états-majors  au  front. 
Les  troupes  étaient  épuisées  et  avaient  perdu  jusqu'à  deux 
tiers  de  leurs  effectifs  C).  Plusieurs  régiments  comptaient  entre 
700  et  800  hommes,  certaines  compagnies  entre  4o  et  5o  sol- 
dats. La  fonte  des  neiges  avait  démesurément  élargi  les  rivières, 
dont  la  défense  était  devenue  extrêmement  facile.  L'ennemi 
allait  nous  opposer  des  unités  de  choc,  très  bien  organisées  et 
conduites,  qu'enflammerait  l'acre  parole  du  prophète  Trotski. 
Nos  soldats,  mal  équipés  et  mal  nourris,  feraient  des  marches 
de  3o  verstes  par  jour,  et  seraient  —  pour  éviter  tout  retard 
dans  la  marche  victorieuse  sur  Samara  —  complétés  et  con- 
solidés en  route. 

Aux  inévitables  arrêts  de  l'avance  s'est  ajoutée  la  trahison. 
Dans  cette  armée  de  paysans  mobilisés  dans  les  gouverne- 
ments d'Oufa,  Perm  et  Akmolinsk,  n'ayant  donc  aucune  rai- 
son pour  se  rendre  à  l'ennemi,  on  vient  d'ajouter  des  Oukrai- 
niens,  supérieurement  équipés  en  costumes  anglais  tout  neufs. 
Au  lieu  de  les  disperser  parmi  les  Sibériens,  on  les  a  organisés 


{'■)  Morts,  blessés,  prisonniers,  déserteurs. 


320         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

collectivement,  probablement  pour  leur  faciliter  la  trahison. 
En  leur  confiant  les  attaques,  le  long  de  la  voie  ferrée,  on  a 
peut-être  voulu  leur  suggérer  l'idée  d'une  reddition  en  bloc, 
et  l'entrée  dans  leur  patrie.  La  propagande  bolcheviste  n'a 
pas  tardé  à  s'en  emparer.  Près  de  Bougourouslan,  un  régi- 
ment oukrainien,  favori  de  la  mission  anglaise  et  du  général 
Kappel,  a  massacré  un  grand  nombre  (on  rapporte  deux  cents) 
d'officiers,  s'est  unanimement  joint  aux  troupes  rouges  qui  atta- 
quaient et  a  ainsi  ouvert  le  front. 

Une  longue  série  ininterrompue  de  petites  défaites,  tout 
le  long  du  front,  ne  permet  plus  d'espérer  un  retour  de  la 
fortune.  Il  sera  même  impossible  de  prendre  brusquement 
position  sur  la  rive  droite  de  la  Bielaia,  ce  qui  ôterait  pour 
le  soldat  fatigué  et  désappointé,  à  cette  grande  opération,, 
le   caractère  d'un  nouvel  échec. 

Des  milliers  de  wagons,  l'artillerie  de  trois  corps  d'armée, 
d'importantes  provisions  de  guerre,  poussés  en  avant  pour 
la  marche  sur  Samara,  sont  maintenant  entassés  derrière  un 
front  faiblement  défendu.  Tout  l'intérêt  que  présente  donc  la 
retraite  d'une  armée  quelque  peu  démoralisée  devant  un 
ennemi  supérieurement  approvisionné,  se  concentre  sur  ce 
tronçon  de  chemin  de  fer  qui  de  Tchichma  —  point  de 
réunion  des  deux  lignes  de  Simbirsk  et  Samara  —  mène, 
par  le  grand  pont  de  Dioma,  à  la  ville  d'Oufa. 

La  zone  entre  la  Bielaia  et  le  front  d'aujourd'hui,  déjà 
vouée  à  l'abandon,  et  oia  l'ennemi  commence  désormais  à 
s'infiltrer  ici  et  là,  ressemble  ainsi  à  un  vague  champ  de 
bataille,  par  les  fréquentes  incursions  de  la  cavalerie  rouge, 
et  l'inégalité  des  résistances  que  nos  troupes,  si  peu  homogènes, 
opposent  à  la  constante  pression  de  l'ennemi. 

Dans  cette  zone,  tout  le  long  du  chemin  de  fer,  des  troupes 
de  garde,  stationnées  près  des  gares  et  des  haltes,  et  cam- 
pant en  plein  air,  surveillent  les  accès  de  la  voie  ferrée.  Dès 
le  coucher  du  soleil,  on  allume  dans  les  prairies  et  forêts 
de  grands  feux  de  camp.  Pendant   les  interminables  soirées. 


l)')^ 


1\ 


-*5S:^,=:n 


Au  fond,  la  boucle  de  la  Bitlaia,  où  cette  lourde  pièce  doit  diriger  un 
tir  de  destruction.  Personne  ne  veut  aller  de  l'avant  pour  l'observation. 


Par  la  fonte  de  la  nci-e,  I.-  clirriiii.  r>l  ,-,.uN.rl  .le  crollin  de  eliexal. 
A  {,'auche  :  soldat  de  Mcolas  ^^  iium.iiriiisle;  à  droite  :  le  colonel  13ek- 
Maniedof,   républicain. 


SIBERIE 


321 


les  soldats,  couchés  ou  assis  autour  des  flammes  rouges, 
retrouvent  de  chères  réminiscences  de  la  vie  villageoise  dans 
les  danses  et  les  délicieuses  ritournelles  des  mélodies  natio- 
nales, souvent  supérieurement  exécutées  par  un  artiste  cam- 
pagnard. Les  départs  réitérés  des  éclaireurs  et  sentinelles 
pour  les  postes  avancés  sont  à  peine  remarqués  dans  la  fleg- 
matique et  insouciante  gaîté,  qui  étonne  par  son  contraste  avec 
l'incalculable  calamité  qui  frappe  nos  armées. 

Mon  Avagon,  voyageant  contre  le  courant  des  trains  qu'on 
renvoie  vers  l'Est,  n'a  avancé  que  fort  lentement  pendant  les 
dernières  vingt-quatre  heures.  A  Tourkan,  il  s'arrête  indéfi- 
niment. 

Une  seule  fois,  ce  matin,  un  commandement  a  rangé  les 
trains  dans  les  haltes  et  gares  sur  des  voies  latérales,  sur 
toute  la  longueur  de  la  voie,  et  un  train  blindé,  transportant 
des  plaies-formes  chargées  d'autos-mitrailleuses,  en  route  pour 
le  front,  a  traversé,  lourd  et  menaçant,  les  resplendissants 
paysages  ensoleillés. 

Je  me  trouve  maintenant  depuis  douze  heures  immobilisé 
dans  la  petite  localité-halte  de  Tourkan,  à  6  kilomètres  de 
Tchichma.  Des  coups  de  fusil  éclatent  à  proximité.  Nos 
avant-postes  chassent  une  reconnaissance  de  cavalerie  enne- 
mie. Les  rouges  font  quelques  efforts  pour  couper  la  voie 
entre  Tchichma  et  Oufa,  où  un  millier  de  wagons  sont 
entassés.  Ne  voulant  pas  risquer  de  perdre  mon  wagon,  je  le 
fais  accrocher  au  premier  train  en  destination  d'Oufa. 

2.  —  Optimisme  pendant  la  retraite, 

Oufa,  le  29  mai  1919. 
Par  les  mauvaises  routes,  on  voit  l'artillerie  se  retirer,  avec 
un  peu  trop  d'empressement.  Les  lourds  convois,  précédés  de 
fortes  cavalcades,  cherchent  de  nouvelles  positions  en  arrière, 
positions  qu'on  abandonnera  bientôt,  faute  de  confiance  dans 
l'infanterie, 

21 


322         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Quelques  états-majors  envoient  leurs  trains  en  arrière,  et 
ne  retiennent  pour  leurs  transports  que  voitures  et  montures. 
Tous  cesi  trains,  wagons  d'état-major,  w^agons  sanitaires, 
d'intendance,  de  munitions,  de  transport  de  troupes,  d'ateliers 
militaires,  plates-formes  chargées  de  pontons,  de  canons,  de 
charrettes,  de  traîneaux,  et  de  toutes  les  machineries  imagi- 
nables, roulent,  avec  une  lenteur  amusante,  vers  Ouf  a,  sur 
une  ligne,  dont  les  constructeurs  ne  se  sont  certainement 
jamais  laissé  inspirer  par  des  considérations  stratégiques.  Des 
entassements  se  produisent  à  Dioma,  devant  le  grand  pont, 
sur  la  Bielaia,  et  ici  à  Oufa.  Mais  de  ce  désordre  apparent  se 
dégagent  régulièrement  d'énormes  trains  de  70  à  76  wagons 
qui,  retardés  à  chaque  halte  pendant  des  heures,  rampent  tout 
doucement,  en  faisant  leurs  2  kilomètres  à  l'heure,  vers  la 
zone  de  sécurité. 

Pendant  sa  retraite,  notre  armée  détruit  les  petits  ponts 
pour  retarder  les  trains  blindés  ennemis,  et  s'il  le  faut,  sacri- 
fiera le  grand  pont  de  Dioma.  Mais  un  tel  acte  de  vanda- 
lisme, après  onze  mois  d'une  guerre,  dont  l'acharnement  ou 
le  désespoir  ne  sont  jamais  allés  jusqu'à  supprimer  un  des 
principaux  instruments  pour  la  revanche,  signifierait  peut- 
être  le  trop  complet  aveu  d'une  irrémédiable  défaite. 

Acha  Balachovska,   le   i*""  juin. 

Après  avoir  mis  mon  wagon  en  sécurité,  je  retourne  au 
front.  Mais  l'esprit  simpliste  des  fonctionnaires,  tant  civils  que 
militaires,  admet  difficilement  —  une  fois  la  retraite  com- 
mencée —  un  seul  mouvement  en  sens  inverse.  J'ai  donc  tout 
le  temps,  dans  la  «  tiéplouchka  »,  où  j'ai  pris  place  avec 
une  dizaine  d'officiers  et  une  vingtaine  d'hommes,  de  faire 
mes  petites  observations. 

Les  espérances  d'il  y  a  un  mois  ont  un  caractère  si  obstiné, 
et  la  retraite  y  est  tellement  contraire,  que  les  bruits  les 
plus  extraordinaires  se  répandent  et  se  font  admettre,  même 
par  les  officiers  généraux,  bruits  qu'il  serait  difficile  de 
contrôler,    puisque    les    relations    avec    certains    états-majors. 


EN        SIBÉRIE  323 

•complètement  perdues  depuis  quelques  jours,  n'orït  encore 
pu  être  rétablies.  On  croit,  toutefois,  que  notre  retraite  fait 
partie  d'un  plan  général,  que  l'armée  Gaïda,  qui  s'était  déjà 
trouvée  à  lao  kilomètres  de  Kazan,  aurait  forcé  cette  dernière 
redoute  du  bolchevisme  sur  la  Volga,  que  la  fuite  des  rouges 
et  la  liaison  avec  les  troupes  de  Dénikine  ne  seraient  qu'une 
question  de  quelques  jours,  etc.  On  revit,  les  courages  se 
raniment. 

Plusieurs  des  états-majors  se  sont  bien  conduits.  Celui  du 
général  Voïtsckhovski,  commandant  le  2^  C.  A.  d'Oufa,  est 
par  deux  fois  resté  à  portée  de  fusil  de  l'ennemi.  Tel  autre, 
par  exemple  celui  du  général  Kappel,  s'est  mis  à  cheval, 
•entouré  d'une  garde  de  cavalerie,  pour  pouvoir  plus  longtemps 
contrôler  le  travail  des  régiments.  L'absence  complète  de  ses 
nouvelles,  depuis  cinq  jours,  a  donné  naissance  aux  conjec- 
tures optimistes,  dont  j'ai  parlé.  Il  est  toutefois  étonnant 
qu'on  ne  soit  pas  parvenu  à  établir  une  liaison  par  postes 
de  cosaques. 

3.  —  Misère  de  réfugiés. 

Entre  Acha-Balachovska  et  Oufa,  le  2  juin. 

Et  toujours  ce  bruyant  mouvement  vers  l'Est.  3.5oo 
wagons  transportent  le  matériel  de  l'armée,  et  la  bourgeoisie 
d'Oufa.  Fonctionnaires  du  gouvernement,  autorités  locales, 
personnel  du  chemin  de  fer,  prêtres,  grands  et  petits  bour- 
geois. Chrétiens,  Juifs,  ou  Tatares,  tous  ceux  qui,  sous  la 
terreur  rouge,  sont  menacés  dé  mort  ou  de  tracasseries  régle- 
mentées, et  qui,  par  leur  position  sociale  ou  leurs  amis,  ont 
pu  s'emparer  d'un  wagon  de  voyageurs,  ou  de  bagages,  ou  à 
'bestiaux.  Partout,  les  portes  des  wagons  sont  ouvertes,  et 
dans  ces  milliers  de  voitures  se  déroule  une  vue  kaléidosco- 
pique  sur  la  misère  humaine. 

Tous  ces  pauvres  gens,  revenus  à  Oufa,  il  y  a  un  peu  plus 
que  deux  mois,  avec  meubles  et  bagages,  pleins  de  confiance 
-en  des  proclamations  et  perspec'tives  trop  optimistes,  s'étaient 


324         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

mis  à  rebâtir  leurs  foyers  détruits.  Cette  fois,  ils  n'emmènent 
dans  leur  douloureuse  fuite  que  ce  qui  leur  tient  le  plus  à 
cœur.  Une  dame,  propriétaire,  que  j'avais  rencontrée  à  Ster- 
litamak,  voyage  avec  deux  enfants  et  cinq  chevaux,  tous^ 
entassés  dans  le  même  wagon  de  bétail.  Dans  d'autres  voitures,, 
deux  ou  trois  familles  se  sont  réunies  :  gens  de  condition, 
bien  habillés,  mais  qui,  en  ce  sordide  entourage,  ont  de  la 
peine  à  maintenir  la  propreté.  Parfois  aussi  des  spectacles 
plus  gais  :  autour  d'une  table  chargée  d'un  énorme  samo- 
var, un  étonnant  nombre  de  jeunes  filles,  en  robes  claires, 
pleines  de  gaîté  et  de  verve.  Mais  par  la  plupart  des  larges 
portes  entre-bâillées,  on  croit  voir  dans  des  wagons  de  bétail ,^ 
des  gens  courbés  sous  l'inquiétude  et  le  découragement. 

Et  encore,  parmi  la  nombreuse  population  en  fuite,  tous 
ceux  qui  ont  su  se  faire  inscrire  sur  les  listes  pour  les  wagons, 
sont-ils  des  êtres  privilégiés.  Aux  côtés  de  la  voie  ferrée,  un 
autre  interminable  cortège  accompagne  la  fuite  de  la  bourgeoi- 
sie :  c'est  l'exode  des  petites  gens.  Il  y  a  d'abord  quelques 
<(  bourgeois  >;,  qui  n'avaient  pas  voulu  croire  à  une  si  invrai- 
semblable et  subite  défaite,  ou  avaient  préféré  rester  sous  la 
terreur  rouge  plutôt  que  d'abandonner  le  peu  qu'ils  possé- 
daient, et  qui,  le  dernier  jour,  quand  le  canon  tonnait  devant 
la  ville,  pris  d'une  peur  féroce,  ont  jeté  quelques  effets  dans^ 
une  charrette,  et  se  sont  sauvés,  comme  s'ils  étaient  poursuivis 
par  des  démons.  Et  puis,  en  nombres  incalculables,  des 
ouvriers  et  paysans,  parents  de  soldats  qui  servent  dans 
l'armée  «  blanche  »  ou  simplement  gens  qui  avaient  fait 
l'expérience  du  bolchevisme,  et  qui  remplissent  maintenant, 
jusqu'à  l'horizon,  les  routes  menant  d'Oufa  à  Zlatooust. 

Après  l'exode  encombrée  de  la  classe  aisée  et  rattachée  aux 
traditions  gouvernementales,  en  voici  donc  une  autre  qui 
donne  bien  plus  à  penser.  Toute  une  populace,  sur  laquelle 
le  gouvernement  n'a  pu  exercer  aucune  pression  et  qui,  par 
une  fuite  éperdue  et  spontanée,  manifeste  ses  véritables  sen- 
timents à  l'égard  d'un  régime  qui  prétend  se  fonder  sur  ses 
aspirations.  Campagnards,  ouvriers,  ou  tout  petits  bourgeois,. 


EN        SIBERIE 


325 


fuient  la  cherté  des  vivres,  l'insécurité  de  la  vie,  la  famine, 
une  intolérable  tyrannie  à  mille  tètes,  qui  n'épargne  ni  les 
croyances  séculaires,  ni  les  traditions  de  la  race,  ni  l'intimité 
■de  la  famille.  Ils  ne  manifestent  aucune  affection  exagérée 
pour  le  gouvernement  de  l'Amiral,  mais  ils  y  apprécient  un 
régime  purement  national,  dans  le  sens  très  vague  et  d'autant 
mieux  compris  du  mot.  Et  ils  opposent  au  règne  des  classes 
•aristocratiques  russes  ce  régime  rouge  avec  son  incroyable 
grossièreté  qui  n'est  d'ailleurs  qu'une  grotesque  exagération 
des  mauvaises  manières,  naturellement  inhérentes  à  toutes 
les  démocraties  C). 

Tout  près  de  nous  passe  un  paysan  tatare,  avec  sa  femme 
et  un  petit  garçon,  nu-pieds,  chargés  de  sacs,  sombres  et 
fatigués.  Partout,  dans  les  prairies,  les  champs  et  aux  abords 
<ies  forêts,  je  vois  des  camps  de  réfugiés,  qui  préparent  leurs 
sommaires  repas  au-dessus  des  branches  sèches  que  les  enfants 
sont  allés  chercher  sous  les  arbres.  Des  chevaux  dételés,  du 
bétail  qu'on  sauve,  paissent  autour  des  groupes  que  composent 
toutes  les  classes,  mêlées  dans  la  fraternité  du  malheur.  Et 
«nfin,  sur  tous  les  chemins,  jusqu'à  perte  de  vue,  la  pro- 
cession de  réfugiés,  par  petits  paquets.  Ce  que  je  vois  est 
comme  le  plébiscite  muet  et  éloquent  de  tout  un  peuple,  sur 
cette  révolution,  acclamée  comme  transition  vers  un  état  social 
supérieur,  et  qui,  n'aboutissant  pas,  devient  définilive. 

4.  —  Soldats  en  équipements  anglais.  —  Réquisitions. 

Tavtimanova,  le  3  juin. 
L'armée  Khangine  est  composée  d'unités  de  valeur  fort  iné- 
gale. Tout  un  corps  d'armée,  aussi  bien  préparé  qu'il  pouvait 
l'être  à  mille  kilomètres  de  cette  guerre  de  surprises,  par  le 
général  Rappel,  avait  récemment  fait  son  entrée  au  front, 
des  soldats,  chez  qui  on  avait  voulu  éveiller,  par  de  complets 


(')  ((  Die  gutcn  Maniorcn  vcrschwindcii  in  deni  iMaasse,  in  wcl- 
<^hom  (1er  Einfluss  des  Ilofcs  und  cincr  at)gesclilossenoii  Ai  istokralio 
nacljlicsst.   » 

(Nietzsche,   Menschllches   Allzumenschliches). 


326  LAGUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

équipements  anglais,  une  nouvelle  dignité  devant  engendrer 
ensuite,  tout  naturellement,  toutes  les  autres  vertus  militaires, 
n'ont  en  rien  prouvé  être  supérieurs  à  leurs  frères  d'armes, 
ces  sans-culottes  qui  se  battent  depuis  onze  mois.  Au  contraire, 
un  régiment,  que  tout  le  monde  à  l'intérieur  de  la  Sibérie 
admirait  comme  une  preuve  vivante  du  secours  que  les- 
Alliés  apportent  à  leur  sœur  malheureuse,  s'est  rendu  aux 
bolcheviks  —  comme  je  l'ai  dit  plus  haut  —  et  ces  faux 
braves  attendent,  pour  prix  de  leur  trahison,  d'être  renvoyé* 
en  Oukraine. 

Je  vois,  dans  les  voitures  d'ambulance  et  «  tiéplouchkas  » 
qui  passent,  de  nombreux  blessés,  vêtus  à  l'anglaise.  Un  calcul 
sommaire  donne  pour  résultat  :  80  %  blessés  à  l'index  de  la 
main  gauche,  i5  %  au  même  doigt  de  la  main  droite  (des 
gauchers  vraisemblablement),  et  seulement  5  %  blessés  plus 
sérieusement.  Tout  cela  est  fort  peu  rassurant.  Je  doute  que 
de  si  palpables  cas  de  lâcheté  soient  avec  la  même  impunité 
commis  chez  les  bolcheviks,  dont  il  y  a  lieu  d'admirer  la  sévère 
et  sanglante  discipline. 

Iglino,  le  3  juin. 

Deux  wagons  de  munitions,  demandés  d'urgence  pour  le 
front,  et  auxquels  j'ai  fait  attacher  notre  tiéplouchka,  se  trou- 
vent déjà  depuis  deux  jours  à  Tavtimanova.  Puisqu'il  y  a  un 
ordre  général  de  retraite,  MM.  les  fonctionnaires,  à  moins 
d'être  suffisamment  secoués,  —  il  n'y  a  rien  comme  les  com- 
missaires rouges  ou  les  cosaques  pour  leur  mettre  le  revolver 
sur  la  tempe  —  n'envoient  plus   rien  en  avant. 

Je  laisse  donc  rouiller  cartouches  et  obus  à  00  kilomètres  du 
front,  je  fais  réquisitionner  une  charrette  de  paysan  à  deux 
chevaux,  conduits  par  un  Bachkire,  et  pars  avec  mon  ordon- 
nance pour  Iglino. 

Au  village  Bachkirskaia  —  qui  est  niirabile  dicta  un  village 
russe  —  où  je  m'arrête  pour  prendre  quelque  part  le  samovar„ 
de  simples  paysans,  auxquels  j€  me  suis  adressé,  me  désignent 


EN        SIBERIE 


221 


?une  petite  maison  blanche  :  «  Ne  venez  pas  chez  nous.  Allez 
iîà-bas,  c'est  un  bourgeois I  » 

Quelle  accusation  mortelle  à  un  moment  où  tout  le  monde 
croit  l'arrivée  des  rouges  prochaine!  Dans  la  maisonnette 
blanche,  pauvre  mais  proprette,  et  où  des  gravures  et  de 
gracieux  bouquets  de  fleurs  montrent  un  certain  goût,  je  trouve 
la  femme  et  la  mère  du  maître  d'école,  qui  lui-même  s'est 
«nfui  en  compagnie  du  prêtre  et  d'un  certain  nombre  de  pay- 
sans. 

A  Iglino,  je  passe  la  nuit  chez  des  paysans.  Comme  presque 
partout,  le  village  se  trouve  en  lutte  avec  le  commandant 
d'étapes,  auquel  les  militaires  s'adressent  à  chaque  instant  pour 
voitures  et  chevaux.  L'armée  «  blanche  »  avait  introduit,  après 
les  méthodes  arbitraires  et  vexatoires  des  bolcheviks,  un  plus 
humain  système  de  réquisitionnement.  La  populace  avait  com- 
mencé par  accueillir  joyeusement  —  parfois  en  processions 
religieuses  Q-)  —  les  «  libérateurs  »,  mais  a  inévitablement  fini 
par  se  cabrer  contre  les  abdications  du  droit  sacré  de  la  pro- 
priété, que  chaque  armée  range  parmi  les  non  moins  invio- 
lables devoirs  du  citoyen.  Pour  la  guerre  sainte  contre  les  bol- 
cheviks, les  paysans  ont  donné,  sans  résistance,  leurs  fils  ; 
mais  dès  qu'il  s'agit  de  leur  apporter  vivres  et  cartouches  au 
front,  ils  cachent  les  voitures  et  chassent  les  chevaux  dans  les 
lointaines  forêts.  Ils  espèrent  que,  sitôt  la  paix  déclarée,  leurs 
fils  leur  reviendront,  et  qu'ils  retrouveront  la  cour  et  l'écurie 
remplies. 


Q)  Ces  mêmes  paysans  se  sont  plus  tard  partout  portés  à  la  ren- 
contre des  troupes  soviétiques,  prêtre  en  tête,  portant  dos  ikoncs  et 
des  bannières  flottant  au  vent,  offrant  le  pain  et  le  sel  aux  vainqueurs. 
Fut-ce  une  protestation  contre  les  atrocités  du  gouvernement  de 
l'amiral  ^  Ou  la  pure  joie  du  prolétariat  de  poxivoir  acclamer  ses  libé- 
rateurs ^  Nullement.  IJn  gouvernement  russe  (ou  autre)  aurait  le  plus 
grand  tort  d'attribuer  une  valeur  excessive  aux  manifestations  de 
la  «volonté  du  peuple».  Le  gouvernement  d'Omsk  ne  disposait  pas  de 
l'élite  nécessaire  pour  diriger  la  nation.  Il  avait  été  trop  dur  dans  les 
villes  et  trop  mou  en  province.  Les  paysans  redoutaient  les  commis- 
saires et  se  moquaient  de  l'humanité  des  olTiciers  et  fonctionnaires 
de  Koltchak.  En  portant  chaque  fois  au  vainqueur  non  seulement  le 
pain,  mais  l'hostie,  ils  semblaient  dire  :  a  Qui  que  vous  soyez,  soyez 
forts,  et  nous  vous  obéirons  et  vous  aimerons  !  » 


328         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Mais  le  temps  presse,  et  il  est  impossible  de  faire  le  procès 
aux  intentions  récalcitrantes  des  habitants.  Après  avoir,  par 
une  politique  sage  et  prudente,  qui  est  celle  du  gouvernement 
d'Omsk  pour  les  provinces,  si  longtemps  ménagé  la  chatouil- 
leuse susceptibilité  des  petits  propriétaires,  sur  lesquels  le 
régime  a  voulu  s'appuyer,  il  faut  donc  hâtivement  arrêter  et 
punir  les  gens  qu'on  soupçonne  de  vouloir  se  dérober  aux 
ordres  de  réquisitionnement. 

Torbasly  (sur  la  Bielaia),  le  4  juin. 

Parti  d'Iglino  dans  la  matinée,  j'arrive  à  midi  à  Chakcha, 
petite  gare  au  bord  de  la  rivière  l'Oufa,  où  réside  le  général 
Voïtsekhovski,  commandant  le  2°  G.  A.  C'est  un  jeune  officier 
plein  d'énergie  et  d'intelligence,  dont  les  débuts  en  Sibérie  — 
comme  ceux  du  général  Grévine  —  ont  été  secondés  par  les 
Tchèques.  Je  retiouve  auprès  de  lui  le  capitaine  Lacau,  officier 
français  d'une  bravoure  éprouvée  et  d'une  culture  distinguée. 

Les  deux  armées  se  regardent,  tout  le  long  des  rives  de  la 
Bielaia.  Les  rouges  ont  l'initiative,  puisque  notre  rôle  se  borne 
à  attendre.  On  craint  leur  traversée  à  un  point  particulière- 
ment dangereux,  où  la  rivière  forme,  près  de  Krasni  Yar,  une 
boucle  qui  empêche  la  défense  intégrale  de  notre  rive. 

Je  me  rends  ensuite  chez  le  général  Kosmine,  commandant 
la  4*  division,  à  laquelle  le  secteur  Nord  d'Oufa  est  confié.  Le 
général  Kosmine  s'est  acquis  une  renommée,  en  pénétrant,  au 
mois  de  mars,  avec  4. 000  hommes,  profondément  dans  les 
lignes  rouges,  et  en  déterminant  ainsi  la  prise  d'Oufa.  C'est  un 
ofQcier  instruit  et  énergique,  et  il  a  donné  les  preuves  d'une 
intrépidité  qui  n'est  pas  de  trop  chez  les  chefs  de  division  dans 
cette  guérilla  sibérienne.  Au  courant  de  ce  qui  se  passe  à 
Omsk  et  dans  les  intendances,  il  m'annonce  son  arrivée  pro- 
chaine à  Omsk,  si  les  circonstances  au  front  le  permettent, 
pour  y  balayer  toute  la  bande  d'embusqués,  avec  ses  quatre 
régiments,  qu'il  assure  avoir  complètement  en  main. 

Dans  la  soirée,  j'arrive  chez  le  colonel  Slotof,  commandant  le 
i4^  régiment.  C'est  un  cosaque  d'Orembourg,  trapu,  respirant 


EN       SIBERIE 


329 


l'énergie,  aimant  la  guerre  pour  la  guerre,  partageant  les 
haines  de  ses  troupes  et  les  enflammant  à  propos.  Il  appartient, 
comme  les  généraux  Banguersky,  Kosmine,  Grévine,  les  colo- 
nels Moltchanof,  Lareonof,  et  quelques  autres,  à  une  catégorie 
d'officiers  supérieurs  patriotes  —  pas  très  nombreux  en  Sibérie 
—  intrépides,  d'habitudes  simples,  aimant  et  cherchant  le 
contact  de  leurs  hommes,  ouverts  à  leurs  plaintes  et  souffrances, 
en  somme  le  genre  d'officiers  pour  ces  organisations  de  soldats 
forcés  à  la  guerre,  et  qui  pourraient  faire  plus,  s'ils  étaient 
mieux  appuyés  par  l'arrière,  qui  les  lâche  ou  à  peu  près.  Il 
existe  un  abîme  entre  les  régiments  qui  se  battent,  isolés,  dans 
une  profonde  misère,  et  les  états-majors  éloignés  qui  dirigent 
la  guerre  d'une  distance  de  quinze  cents  verstes.  Et  on  y  ren- 
contre deux  opinions  opposées  sur  le  recrutement,  l'exercice, 
l'armement  des  unités  combattantes. 

Par  le  nombre  peu  élevé  des  troupes  par  rapport  au  front, 
par  les  convictions  peu  décidées  chez  les  adversaires,  la  guerre 
sibérienne  est  plus  sujette  aux  surprises  et  au  hasard.  Elle 
exige  des  chefs  plus  hardis,  animés  d'un  esprit  d'initiative  et 
d'à-propos,  et  dont  une  longue  expérience  de  la  guérilla  a  créé 
une  renommée  personnelle  de  bravoure  et  comme  une  habitude 
du  succès  pouvant  agir  sur  les  hommes. 

Il  y  a  un  an,  les  officiers  dont  j'ai  parlé  ont  groupé  sous 
l'égide  des  Tchèques  —  on  retrouve  l'étranger  dans  tous  les 
commencements  en  Sibérie  —  les  premiers  volontaires  autour 
du  drapeau  russe.  Ces  officiers,  promus  à  des  postes  plus  im- 
portants, sont  à  peu  près  les  seuls  exécutants  d'aujourd'hui,  ne 
pouvant  en  aucune  façon  influencer  la  conduite  générale  de 
la  guerre. 

On  organise  en  arrière  du  front,  sous  des  officiers  dont  l'expé- 
rience militaire  a  été  interrompue  par  un  séjour  en  Chine  et 
dans  les  capitales  sibériennes,  de  nouvelles  unités,  auxquelles 
on  distribue  en  abondance  armes,  équipements  et  commodités 
de  la  vie.  On  abandonne  à  eux-mêmes  ces  autres  régiments 
qui  sont  en  campagne  depuis  une  année,  on  les  laisse  se 
débrouiller  comme  ils  le  peuvent,  pour  la  nourriture,  l'habil- 


330  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

lement,  l'armement,  et  on  leur  conseille  cyniquement,  quand 
ils  se  plaignent,  d'aller  s'approvisionner  chez  les  rouges.  Ils 
l'ont  fait  depuis  l'avance.  Pendant  la  retraite,  l'intendance 
rouge,  abondante  et  contrôlée  par  des  maîtres  sévères,  leur 
fait  défaut! 

6.  —  Sans-culottes  mahométans. 

t 

Novo-Torbasli,    le   5   juin. 

Le  colonel  Slotof  me  présente  son  régiment.  Figurez-vous 
plusieurs  centaines  de  jeunes  gens,  ayant'  en  général  bonne 
mine,  et  dont  une  grande  partie  ont  un  air  fort  décidé,  mais 
qui,  par  l'ensemble  de  leurs  costumes,  casquettes,  armes,  res- 
semblent plutôt  à  une  bande  de  brigands  qu'à  un  régiment  de 
ligne.  Ils  sont  vêtus  de  tuniques,  vestons,  fracs,  blouses  ou 
chemises,  la  plupart  honteusement  déchirés.  Ils  portent  une 
effroyable  collection  de  culottes,  pantalons  collants  ou  flottants 
de  toutes  couleurs,  et  à  travers  les  innombrables  déchirures  des- 
quels le  corps  nu  est  pleinement  visible.  Des  casquettes  grises, 
brunes,  noires  et  vertes,  bonnets  d'étoffe  ou  de  fourrure,  cha- 
peaux de  feutre,  de  cuir,  de  castor,  ronds,  pointus,  carrés,  tri- 
cornes, chapeaux  de  noce,  de  Tyrolien,  de  prêtre.  Des  bottes 
noires,  rouge  flamboyant,  jaunes,  souliers  de  cuir  ou  de  feutre 
(valenki),  jambières  et  guêtres,  dans  un  état  horrible,  déchets 
de  collections  préhistoriques.  Un  soldat  sur  neuf  ou  dix  est  nu- 
pieds.  Ici  et  là  un  type  souriant,  tout  fier  de  pouvoir  se  pré- 
senter dans  un  costume  neuf,  aux  bottes  reluisantes  :  l'heureux 
bougre  a  tué  un  communiste  de  marque. 

Pourtant  cette  troupe  s'est  battue  depuis  un  an,  manquant 
parfois  de  linge  pour  se  couvrir  les  pieds  par  un  froid  de 
4o  degrés  (pendant  quelques  mois,  personne  ne  disposait  de 
chaussures).  Après  avoir  commencé  la  campagne  de  lékatérin- 
bourg  en  septembre  1918  avec  5  cartouches  par  homme  et 
sans  mitrailleuses,  ce  régiment  en  loques  et  haillons  peut  main- 
tenant mettre  en  ligne  70  mitrailleuses,  prises  à  l'ennemi. 

Une  des  raisons  de  ces  remarquables  qualités  de  combat 
consiste  en  un  acharnement  religieux  et  racial.  Le  régiment 


EN       SIBERIE 


331 


est,  pour  70  %,  composé  de  musulmans  (Bachkircs)  du  district 
(ouezd)  de  Zlatocust,  dont  les  habitants  ont  considérablement 
souffert  des  détachements  rouges,  Le  nombre  des  volontaires 
(200  sur  les  900  hommes  que  compte  le  régiment)  est  relati- 
vement élevé.  Les  populations  musulmanes,  cherchant  une 
remarquable  solidarité  avec  les  orthodoxes,  dont  ils  ont  par- 
fois défendu  églises  et  cloîtres,  ont  apporté,  dans  les  attaques, 
un  peu  de  la  sainte  fureur  que  les  trop  prétentieuses  négations 
de  la  religion  inspirent  au  vrai  musulman  :  ((  Les  incrédules 
ont  le  mensonge  pour  guide.  Les  croyants  marchent  au  flam- 
beau de  la  vraie  foi  (^)!  »  T'n  jeune  garçon  me  dit  :  «  Les  bol- 
cheviks nous  ont  dit  qu'il  fallait  que  la  Russie  tout  entière  ait 
les  mêmes  opinions  en  toutes  choses,  et  que  nous-mêmes,  pour 
cette  raison,  devrions  sacrifier  les  nôtres.  Ils  ont  pris  à  nos 
parents  le  blé  et  les  chevaux,  ils  veulent  aussi  nous  prendre 
la  foi.  Nous  ne  nous  soumettrons  pas!  » 

Je  considère  comme  une  autre  raison  des  remarquables  suc- 
cès que  le  régiment  a  connus,  l'impitoyable  dureté  qu'il  exer- 
çait envers  l'ennemi.  Après  avoir  trouvé  officiers  et  camarades- 
massacres  dans  des  circonstances  atroces,  ces  soldats  ont  usé 
systématiquement  et  sans  pitié  du  droit  de  représailles.  Leur 
renommée,  faile  de  bravoure  et  de  dureté,  est  telle,  que  partout 
le  vide  s'est  fait  autour  d'eux.  Dans  celte  guerre,  toute  la 
tactique  des  petites  unités  consiste  en  des  essais  d'encerclement: 
une  force  ennemie,  menacée  d'être  coupée  de  sa  base  par  un 
tel  régiment,  se  retire  immédiatement. 

Le  gouvernement  d'Onisk  flotte  entre  deux  courants  :  celui 


(^)  Les  seules  églises  auxquelles  la  propagande  bolcheviste  en  Sibérie 
ne  s'est  jamais  attaquée  sont  les  synagogues.  Les  églises  orthodoxes 
ont  été  le  plus  souvent  abandonnées  par  les  Russes  avec  une  vouloric 
remarquable.  Au  gouvernement  d'Oufa,  non  seulement  les  mosquées, 
mais  les  cloîtres  chrétiens  ont  été  défendus  par  les  Bachkires.  Un 
Talare  qui  remplit  à  Oufa,  au  mois  de  mars  la  fonction  de  gardien 
de  deux  boutiques,  l'une  d'ikones,  l'autre  de  linge,  ne  quitta  pas  la 
ville  —  quand  les  rouges  approchèrent  —  avant  d'avoir  mis  l(>s 
ikones  en  sécurité.  Il  abandonna  le  linge.  Au  gouvernenieni  île  Bele- 
bey,  les  Tatares  vivant  près  d'un  cloître  de  fenunes  en  défendirent, 
armes  en  mains,  l'approche  aux  rouges  :  li's  paysans  russes  l'avaient 
abandonné. 


332         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

^es  cosaques,  dont  on  oppose  la  nagaika  à  la  terreur  bolche- 
viste,  et  une  politique,  peut-être  influencée  par  l'étranger,  qui 
repose  sur  des  principes  humanitaires  et  des  considérations 
utilitaires.  Au  moment  où  j'écris,  des  procureurs  militaires 
provoquent  arrestations  et  emprisonnements  de  nombreux  of- 
ficiers qui  ont  exercé  des  représailles  contre  le  prisonnier 
ennemi.  Des  chefs  méritoires  ont  ainsi  été  jetés  en  prison, 
^our  avoir  maltraité  et  tlié  des  communistes  C)-  Si  les  quatre 
services  du  contre-espionnage  d'Omsk  avaient  usé  des  mêmes 
méthodes  —  ils  auraient  sans  danger  pu  apporter  des  ména- 
gements dans  les  leurs  —  envers  ceux  qui  conspiraient  contre 
les  précieuses  vies  de  l'amiral,  de  ses  ministres  et  des  2.5oo 
officiers  des  bureaux  de  la  capitale,  le  gouvernement  aurait 
succombé  depuis  longtemps. 

Même  la  guerre  au  front  occidental  —  guerre  entre  gens 
plus  civilisés  et  de  moeurs  apparemment  plus  douces  —  a 
connu  de  nombreux  cas  d'atrocités  qu'on  a  été  obligé  de 
commettre,  afin  de  ne  pas  laisser  à  l'adversaire  un  avantage 
dont  il  abusait.  Dans  toutes  les  guerres,  les  inventions  de" 
l'adversaire  le  plus  dur  et  impitoyable  ont  une  tendance  h 
devenir  de  droit  et  définitives.  Seul  celui  qui  se  sent  fort,  a 
droit  d'être  généreux.  La  générosité  d'un  faible  n'est  jamais 
interprétée  comme  une  vertu,  mais  comme  un  calcul. 

7.  —  Guerre   défensive. 

Novo-Torbasly,  le  5  juin. 
La  rivière  Blanche  (Bielaia)  sépare  les  adversaires  sur  une 
longueur  de  200  kilomètres,  et  il  semblerait  que  chaque  rivière 
sibérienne  est  une  idéale  ligne  de  défense.  Ici,  le  fleuve 
formd  cependant  une  boucle,  coupant  dans  notre  front  une 
presqu'île,  qu'il  est  difficile  de  défendre  intégralement.  L'en- 
nemi en  occupe  —  c'est-à-dire  sur  notre  rive  —  la  pointe,  où 


(})  Deux  jeunes  ofûciers  m'ont  écrit  des  lettres  demandant  d'inter- 
venir à  leur  profit  auprès  du  général  Sakharof  :  pour  avoir  fait  battre 
un  spéculateur  bolcheviste,  ils  étaient  menacés  de  détention  comme 
•criminels  de  droit  commun. 


SIBERIE 


333 


SCS  positions  forUfiéos  et  cachées  derrière  une  forêt,  sont,  en 
outre,  protégées  par  ses  mitrailleuses  sur  la  rive  gauche.  Il' 
a  un  excellent  observatoire  au  sommet  d'une  colline,  remon- 
tant à  pic  de  la  rivière. 

En  face,  près  du  village  Krasni-Yar,  qu'il  occupe,  l'ennemi 
tient  sous  vapeur  un  bateau,  que  nos  troupes  ont  malheureu- 
sement laissé  sur  l'autre  rive,  et  que  la  forêt  dont  j'ai  parlé 
plus  haut  ne  permet  pas  de  repérer.  Nos  batteries  ont  reçu' 
pour  tâche  de  détruire  par  tir  indirect  ce  navire  qui  pourra, 
un  jour,  servir  au  transport  des  canons  ennemis.  Avant  d'épui- 
ser les  45  obus  qu'on  vient  de  nous  apporter,  il  faudrait  ins- 
taller un  observatoire,  dans  la  forêt  qui  nous  cache  le  navire. 
Il  faudrait  pour  cela  une  centaine  d'hommes  décidés,  sous  un- 
chef  énergique,  mais  il  semble  que,  depuis  peu,  un  ressort 
se  soit  brisé.  L'ordre  d'aller  incendier  la  forêt  n'a  pas  été  exé- 
cuté :  «  Le  sol  serait  trop  marécageux!  »  Un  autre  ordre  : 
«  Pousser  les  rouges  à  l'eau  et  installer  sur  la  rive  un  artilleur 
pour  diriger  le  tir  »,  ne  l'est  pas  non  plus,  a  On  ne  connaît  pas 
exactement  le  nombre  des  ennemis  I  »  Les  tranchées  dans  la 
presqu'île,  que  je  visite  minutieusement,  se  trouvent  séparées 
de  la  forêt  que  l'ennemi  occupe  par  une  bande  de  terrain 
d'un  demi-kilomètre.  Aucun  désir  d'avancer.  L'artillerie  ne 
pousse  donc  pas,  l'infanterie  reste  sur  la  défensive,  et  chacune 
des  deux  se  plaint  de  l'autre.  L'esprit  d'initiative  est  sévèrement 
atteint. 

A  ceux  de  mes  lecteurs  qui  seraient  disposés  à  blâmer  sévè- 
rement les  jeunes  officiers  de  l'armée  sibérienne,  je  fais  remar- 
quer qu'aucun  officier  au  front  occidental  ne  s'est  jamais 
trouvé  dans  des  circonstances  semblables  :  après  la  trahison 
de  Bougourouslan,  chaque  chef  russe  peut  craindre  d'être 
abandonné  par  ses  hommes  et  livré  à  d'atroces  tortures,  tandis 
que  les  ordres  d'en  haut  défendent  des  représailles  préventives. 

Les  ordres  de  retraite  étant  donnés,  on  n'attaque  plus,  ni 
ici,  ni  nulle  part  ailleurs.  Sur  un  front  aussi  dégarni  (des 
deux  côtés),  la  chance  est  inévitablement  pour  l'adversaire  qui 
attaque,  si  l'autre  n'est  décide  qu'à  tenir.  On  laisse  donc  tran- 


334         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIE  xN  NE 

<juillement  en  possession  de  l'ennemi  ce  bout  de  terrain  dans 
notre  zone,  oii,  probablement,  une  traversée  —  que  tout  le 
monde  craint  avec  une  philosophie  stoïque  et  résignée  —  se 
prépare  déjà. 

8.  —  La  ville  d'Oufa  sous  un  régime  de  cosaques. 

Oufa,  le  5  juin. 

J'entre  à  Oufa,  du  côté  Nord,  à  la  fin  de  l'après-midi.  A  part 
un  bombardement  peu  intense,  auquel  les  rouges  soumettent 
la  ville,  j'y  trouve  un  ordre  parfait.  Dans  les  faubourgs  — 
pour  une  grande  partie  abandonnés  —  quelques  familles  d'ou- 
vriers et  paysans,  tranquillement  assises  devant  leurs  maison- 
nettes, attendent  les  rares  soldais  qui  passent,  pour  les  inter- 
roger. Le  centre  de  la  ville  est  complètement  abandonné  :  le 
regard  traverse  les  maisons  vides. 

Au  logis  qu'on  me  désigne,  je  trouve  la  lumière  électrique, 
l'eau  dans  la  salle  de  bain.  La  municipalité  siège  ;  un  bureau 
pour  les  affaires  du  gouvernement,  un  autre  pour  les  questions 
du  ravitaillement,  fonctionnent  ;  la  milice  occupe  les  carre- 
fours ;  les  pompiers  traversent  les  rues  pour  éteindre  les  incen- 
dies causés  par  les  obus  des  rouges.  Cet  appareil  de  l'ordre  dans 
une  grande  ville  vide,  cette  apparence  de  vie  normale  dans 
une  population  d'ouvriers,  travaillant  sous  le  regard  des  co- 
saques qu'on  voit  circuler  partout,  fait  soupçonner  que  la 
nagaika  et  le  revolver  n'ont  pas  été  étrangers  à  ces  subites  con- 
versions. Voici  ce  qui  s'est  passé  : 

Le  i®""  régiment  de  cosaques  de  Sibérie,  en  temps  ordinaire 
■caserne  à  Omsk,  avait  été  envoyé  dans  la  direction  de  Tchi- 
chma,  pour  y  arrêter  l'avance  ennemie.  Il  se  trouva  en  face 
d'un  détachement  monté,  fameux  pour  sa  bravoure  et  ses 
cruautés,  celui  de  Kachérine  C)-  H  le  retint  pendant  2"4  heures 


(^)  Trois  frères  Kachérine  ont  organisé  des  détachements  de  co- 
saques «rouges».  Leur  père,  riche  cosaque,  ataman  d'une  stanitza  de 
l'Oural,  et  ancien  khorounji  au  front  allemand,  avait  posé  sa  candi- 
dature pour  le  poste  d'ataman  du  district  (okroug)  de  Verkhnié-Oural, 
et  échoué.  Deinde  irae.  Homme  sans  conviction  —  comme  Goloubief 


EN        SIBÉRIE  335 

devant  le  grand  pont  de  Dioina,  permettant  ainsi  aux  piétons 
et  équipages  attardés  de  se  retirer  en  ville.  Pendant  cette  jour- 
née, les  scènes  les  plus  sinistres  s'y  jouèrent. 

Une  nuée  de  spéculateurs  —  on  dit  pour  la  plupart  Israélites 
—  venus  de  Sibérie  pour  attendre  ici,  entre  deux  fronts,  la 
vague  de  famine  montant  du  Centre  de  Russie,  se  mirent  en 
contact  avec  les  soldats,  qui  leur  vendirent  les  provisions  de 
farine  (24o  tonnes  à  la  gare)  de  l'armée.  Les  énormes  quantités 
d'eau-de-vie  que  le  gouvernement  de  l'amiral  avait  préparées 
dans  les  villes  sibériennes  furent  l'objet  de  tous  les  désirs.  La 
direction  du  Vinni-sklad  distribua  aux  soldats,  à  leurs  amis  et 
amies,  en  quelques  heures,  mille  védros  (20.000  bouteilles) 
d'alcool  à  96  %.  Ce  fut  bientôt  une  ivresse  générale.  On 
brisait  les  devantures  des  boutiques,  des  bandits  entrèrent 
dans  les  maisons  et  commirent  des  vols  et  des  meurtres. 
Hommes,  femmes  et  enfants  se  réfugièrent  dans  les  églises  pour 
prier.  Les  ouvriers  de  toutes  les  usines  cessèrent  le  travail,  pré- 
textant le  bombardement.  Le  personnel  médical  d'un  grand 
asile  d'aliénés,  médecins  et  gardiens,  déserta.  Les  incendies 
qui  éclatèrent  partout  ne  furent  plus  éteints,  sous  le  prétexte 
que  tous  les  chevaux  avaient  été  emmenés  par  l'armée  «  blan- 
che ».  Les  bolcheviks  locaux,  en  face  de  ce  désordre,  croyant 
en  la  prochaine  entrée  des  bataillons  soviétiques,  sortirent  de 
leur  longue  réserve.  Quelques  «  intelligents  »  rouges  répan- 
dirent des  proclamations  acclamant  la  République  soviétiste 
et  préparèrent  d'énormes  drapeaux  rouges,  où  j'ai  vu  en  colos- 
sales lettres  blanches  :  «  La  bienvenue  à  la  République  socia- 
liste soviétique  fédéra tive  russe I  »  Ils  entrèrent  en  contact  avec 
l'ennemi  et  favorisèrent  l'entrée  de  quelques  commissaires  et 
officiers  bolcheviks  déguisés.  Vers  le  soir,  des  signaux  lumi- 
neux éclatèrent  tout  près  de  nos  batteries  en  haut  de  la  gare. 
Nos   radeaux,   amarrés   près  de  la   rive  droite,   en  vue  d'une 


au  Don,  etc.,  —  il  offrit  son  bras  aux  bolcheviks.  Ses  trois  fils, 
officiers  russes  comme  lui,  ^cns  fort  peu  intellifrcnts,  comme  la  plu- 
part des  cosaques,  mais  brutaux,  féroces,  grands  buveurs,  compris  <'f 
aimés  des  leurs,  orpanisèrtnt  des  détacliements  de  clioc  qui  sont 
parmi  ce  que  Trotski  a   de  meilleur  au  front. 


336         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

digression  possible  vers  l'autre  rive,  furent  détachés  et  emme- 
nés par  le  courant.  Dans  ce  pandémonium,  de  petites  bandés 
de  brigands  furetaient  les  maisons  pendant  une  interminable 
nuit  sans  lumière. 

C'est  à  ce  moment  que  les  cosaques  entrèrent  en  scène.  Le 
i*""  régiment  de  cosaques  de  Sibérie  a  une  longue  expérience 
à  manier  les  problèmes  que  les  révolutionnaires  posent  aux 
gouvernements  russes.  Dans  quelques  heures,  les  ouvriers  de 
l'usine  à  eau  et  de  l'usine  à  électricité  avaient  été  ramenés  à 
leur  travail  par  des  pelotons  de  cosaques  parfaitement  disposés- 
à  les  exécuter  au  moindre  signe  de  chômage  ou  de  sabotage. 
Les  médecins  de  l'asile  d'aliénés,  placés  entre  l'alternative 
d'être  fusillés  sur  place  ou  de  continuer  leurs  travaux,  se  ran- 
gèrent docilement,  suivis  de  leurs  acolytes.  Les  pompiers,  sous 
leurs  énormes  casques  de  cuivre  poli,  attelés,  au  lieu  de* 
chevaux,  aux  pompes,  et  toujours  escortés  de  cosaques  fort 
taciturnes,  allèrent  partout  éteindre  les  incendies,.  Les  explo- 
sions de  joie  des  rares,  mais  bruyants  bolcheviks  cessèrent. 
Espions,  propagateurs  du  nouvel  évangile,  bandits,  spécula- 
teurs, marchèrent,  en  lignes  ininterrompues,  sous  les  fouets 
des  cosaques,  hauts  à  cheval,  vers  les  lieux  les  plus  déserts,  et 
certes  pas  pour  y  être  décorés.  Après  un  jour  et  demi,  on  au- 
rait pu  entendre  tomber  une  épingle  à  Ouf  a.  Il  y  régnait  un 
ordre  qu'elle  n'avait  pas  connu  dans  ses  jours  les  plus  pros- 
pères. Ge  fut  l'ordre  de  Varsovie. 

Mais  là  ne  s'arrêtèrent  pas  les  bienfaits  des  cosaques.  Le 
commandant  de  la  ville,  le  très  énergique  aide  du  chef  du 
i*""  régiment,  jugea  nécessaire  la  reprise  de  la  vie  «  normale  ». 
Puisque  le  conseil  municipal  avait  été  évacué  avec  tous  se* 
services,  la  population  tout  entière  fut  convoquée,  toujours 
par  les  cosaques.  Le  commandant  tint  à  cette  foule  apeurée  un 
discours  plein  de  menaces  et  de  bon  sens,  lui  fît  nommer,  en 
moins  d'une  heure,  sous  un  beau  ciel  d'été,  un  maire,  un  con- 
seil niunicipal,  un  conseil  régional  (ziemskaia  ouprava)  et 
quelques  autres  comités  qui  reçurent  l'ordre  d'ouvrir,  sans 
aucun  retard,   leurs  bureaux. 


336' 


^^A*  t. 


^^ 


Soldats  lîaclikiis     du  i\^  régiment  sibérien,  en  liailloiis,  pliisii-urs  nu- 
picds.   Les  effets  envoyés  au  front  ont  généraleinenl  l'Ii'  vendus  eu  route. 


Un  des  régiments  les  mieux    li.diilh'-.    Iiii-<e<  <{    i;,h  Iikii<. 


ENSIBÉRIE  337 

Pour  ma  part,  je  suis  d'avis  que  les  cosaques,  k  Oufa,  ont 
<lonné  un  excellent  exemple  au  régime  démocratique.  Ils  ont, 
sans  effort  apparent,  tiré  de  l'anarchie  une  organisation  sociale, 
(basée  sur  le  système  électif,  et  appuyée  sur  vm  ordre  absolu.  Il 
•est  vrai  qu'ils  ne  se  sont  pas  pour  cela  démis  —  après  cet 
insigne  bienfait  —  de  leurs  pouvoirs  de  contrôle.  La  milice 
portait  les  rouges  pattes  d'épaule  des  cosaques  de  Sibérie,  et 
les  pelotons  d'exécution  continuèrent  à  organiser,  jour  et 
nuit,  de  sinistres  cortèges  par  les  rues,  dont  le  spectacle  fit 
perdre  l'haleine  aux  bourgeois  mêmes  (*). 

Dans  les  sociétés  civilisées,  nous  ne  connaissons  la  force  qui 
•en  assure  la  stabilité  que  sous  l'aspect  d'agents  de  ville  pater- 
nels et  débonnaires,  posés  —  presque  en  sinécure  —  aux  coins 
des  rues.  Ces  cosaques  de  Sibérie  sont  leurs  confrères,  et  il 
serait  injuste  de  leur  associer,  tant  en  Russie  qu'en  Sibérie,  les 
organisateurs  de  meurtres  en  masse  et  les  assassins  de  citoyens 
innocents. 

Il  faut  toutefois  que  cette  force  brutale,  inexorable  et  —  il 
faut  le  dire  —  parfois  aveugle  qu'on  lâche  sur  des  groupes 
■entiers  de  fauteurs  de  désordres,  soit  bien  domestiquée.  Que 
leur  chef  soit  Son  Excellence  Volkof  ou  quelque  autre  formi- 
dable cosaque  enraciné  dans  le  dogme  de  la  force,  il  faut  que 
le  chef  du  gouvernement  soit  tellement  au-dessus  et  indépen- 
dant de  lui,  qu'un  simple  geste  d'autorité  —  sans  jeux  d'équi- 
libre —  suffise  pour  le  faire  rentrer  dans  son  rôle  subordonné. 
Des  deux  côtés  de  la  frontière  d'Asie,  c'est  la  faiblesse  des 
.gouvernements  qui  se  venge  sur  les  citoyens. 

9.  —  La  Bielaia  est  traversée. 

Oufa,  le  6  juin. 
Hier,    la   Bielaia,   puissant  fleuve  sibérien   et   obstacle  quasi 
•définitif,    a   été   traversée  par  l'ennemi,   en   face  du   C.A.   du 
général  Galifsine,   au  moment  même  où  son  état-major  rap-' 


Q)  Les  cosaques  ont  fusillé  à  Oufn,  pendant   leur  court  interrJ>pne, 
•670  personnes. 

22 


338  LA       GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

porta  au  commandant  de  l'armée  que  les  rouges  ne  passeraient 
pas  et  que  les  patriotes  pouvaient  dormir  sur  deux  oreilles. 
Pendant  toute  la  journée,  les  ofiieiers  de  notre  12*  division 
(général  Banguerski)  occupant  le  secteur  Sud  d'Oufa,  ont 
observé  des  transports  de  troupes  et  de  canons  dans  la  direction 
Nord.  C'est  donc  là  que  va  se  jouer  le  sort  de  la  ville. 

Cette  nuit,  les  rouges  ont  avancé  leurs  canons,  avec  une 
incroyable  audace,  jusque  tout  près  du  fleuve,  d'où  nous  le& 
avons  chassés  par  un  tir  direct.  Pendant  ce  duel  d'une  heure 
qui  n'a,  en  somme,  abouti  à  rien,  l'ennemi  a  fait  un  essai  de 
traversée  qui  a  échoué,  grâce  à  une  bonne  surveillance  par  !e 
i3®  régiment. 

On  a  placé  quelques  batteries  légères  en  haut  de  la  gare, 
surplombant  la  rivière.  J'y  trouve  une  vue  magnifique  sur  les 
immenses  prairies  du  gouvernement  d'Oufa,  couvertes  d'une 
herbe  claire  et  touffue,  et  inondées  par  la  fonte  des  neiges. 
Les  eaux  puissantes  de  la  Bielaia  serpentent  entre  les  rares 
bosquets  et  dessinent  en  bas,  sur  l'interminable  pelouse,  un 
large  méandre,  resplendissant  sous  un  ciel  brûlant.  Sur  les 
rives  de  ce  fleuve,  jadis  si  vivant  et  maintenant  si  complète- 
ment abandonné  par  la  navigation,  au-dessus  de  la  ville  na- 
guère si  prospère,  et  sur  les  champs  que  personne  ne  laboure, 
éclatent  les  obus,  au  hasard,  et  dans  le  vide. 

Nos  batteries  attirent  le  feu  de  l'ennemi,  notamment  deux 
canons  lourds,  posés  en  plein  marché,  au  centre  de  la  ville, 
et  quelques  batteries  derrière  la  crête  qui  surplombe  la  Bielaia. 
Mais  on  semble  en  avoir  mal  signalé  les  emplacements  à  l'en- 
nemi. Le  bombardement  traverse  la  ville,  ne  portant  l'indice 
d'aucun  système.  Après  trois  jours,  aucun  obus  n'a  touché  nos 
batteries,  aucun  soldat  n'a  été  tué  ou  blessé.  La  bourgeoisie 
est  entièrement  absente.  On  ne  voit  courir  partout,  blêmes  et 
haletants,  que  des  femmes  et  enfants,  appartenant  à  la  classe 
ouvrière,  pour  échapper  aux  projectiles  de  leurs  amis. 

Ce  matin,  la  Bielaia,  insurmontable  ohstacle,  si  elle  était 
gardée  par  r»»  bonnes  troupes  régulières,   a  été  franchie  par 


s    I    B     E    K    I     E 


339 


l'ennemi  à  un  second  endroit,  près  du  village  Krasni-Yar, 
exactement  au  secteur  que  j'avais  visité.  Les  rouges  ont  utilisé 
pour  le  transport  des  24  canons,  qui  se  trouvent  déjà  sur  notre 
rive,  ce  bateau  à  vapeur  que  nous  n'avons  pas,  depuis  quatre 
jours,   réussi  à  détruire. 

Qu  est-ce  qui  se  trouve  à  la  base  de  ces  séries  ininterrompues 
de  coups  d'audace  (audace  si  peureuse  I)  et  de  succès  chez 
l'adversaire  et  des  uniformes  négligences,  faiblesses,  aveugle^ 
ments  chez  les  nôtres  .►*  Pourquoi  cette  brusque  inversion  des 
rôles .^*  D'où  vient  aux  bolcheviks,  après  une  si  misérable 
retraite,  cette  subite  tension  de  l'esprit  qu'on  appelle  un  «  moral 
élevé  »,  et  comme  une  confiance  en  la  supériorité  de  leur 
causer*  Comment  cette  volonté  si  tenace  de  vaincre,  chez  les 
chefs  bolchevistes,  se  communique-t-elle  avec  une  plus  grande 
facilité  aux  jeunes  paysans,  pourtant  si  peu  enflammés  pour 
la  guerre  civile? 

L'absence  de  boissons  alcooliques  chez  les  rouges,  les  for- 
mations de  volontaires  communistes,  l'impossibilité  pour  les 
oftîciers  du  métier  de  se  faire  embusquer,  le  contrôle  des 
intendants  et  des  états-majors  par  des  commissaires  politiques 
intéressés  à  la  conservation  de  leur  régime,  voilà  autant  de 
facteurs  imperceptibles,  dont  chacun  semble  sans  importance 
et  négligeable,  mais  qui  découlent  si  uniformément  de  leur  sys- 
tème, qu'ils  en  prouvent  la  supériorité  et  qu'ils  déterminent 
nos  défaites. 

lo.  —  Batailles  sans  énergie. 

Stepanovka,  le  8  juin. 

Trois  régiments  rouges  ont  franchi  la  Bielaia  et  marchent 
sur  Oufa.  Le  commandant  de  l'armée  leur  oppose  un  groupe 
de  manœuvre  composé  de  trois  régiments  (-.icf  et  So"  d'infan- 
terie et  i"  de  cosaques  d'Orembourg),  sous  le  colonel  Lareonof, 
compagnon  d'armes  de  Péjiélaief,  Voitsékhovski,  Grévine. 
Voici  donc  un  objectif  déterminé  :  on  devra  rejeter  une  force 
à  peu  près  égale,  acculée  à  une  large  rivière,  sur  l'autre  rive. 


340         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Le  salut  de  toute  l'armée  dépend  de  l'issue  de  la  lutte,  et  peut- 
être  celui  de  la  patrie.  Combien  de  raisons  impérieuses  pour 
engager  toutes  ses  forces  dans  le  combat!  Malheureusement, 
on  n'improvise  rien  sur  les  champs  de  bataille.  Les  forces,  les 
actions  du  passé  s'y  jugent,  toutes  les  fautes  et  impréparations 
s'y  vengent! 

A  peine  sorti  d'Oufa,  je  tombe  dans  un  groupe  nombreux  de 
soldats  en  guenilles,  conduits  par  des  sous- officiers.  Ce  sont 
des  effectifs  de  complément,  qu'on  vient  d'envoyer  à  quelques 
régiments  au  front,  sans  fusils  (il  n'en  manque  pourtant  pas), 
et  qu'on  a  utilisés,  faute  de  mieux,  à  charger,  dans  les  wagons 
les  provisions  de  l'armée  à  la  gare  d'Oufa.  Ce  travail  terminé 
ou  simplement  interrompu  par  l'approche  des  rouges,  on  les 
envoie  en  arrière,  sans  indications  quelconques. 

Le  colonel  Lareonof  se  trouve  à  Stepanovka.  La  route  qui  y 
mène  se  trouve  sous  le  feu  ennemi.  En  faisant  un  détour,  pour 
épargner  nos  montures,  je  rencontre  le  colonel  Lareonof,  en 
route  pour  l'état-major  du  groupe.  Un  lieutenant-colonel  offre 
de  me  conduire  vers  les  lieux  du  combat.  Il  semble  qu'on  va 
attaquer!  Nous  prenons  le  galop  pour  arriver  à  temps,  et  dis- 
tançons bientôt  mon  ordonnance,  un  Serbe,  dont  —  contrai- 
rement aux  traditions  de  sa  race  —  l'ardeur  guerrière  diminue 
à  l'aspect  d'une  bataille. 

La  bataille  se  déroule  dans  une  vallée  formée  par  deux 
énormes  vagues  de  terrain  parallèles  à  la  Bielaia.  Du  village 
oij  nous  nous  trouvons,  une  brusque  pente  descend  vers  un 
petit  ruisseau  et  forme  ensuite,  en  remontant  doucement  vers 
une  seconde  crête  qui  ferme  l'horizon  et  qu'occupe  l'ennemi, 
une  plaine  sans  élévations  et  tout  unie,  profonde  de  deux  kilo- 
mètres. Deux  petits  ruisseaux  et  quelques  longues  haies  la 
coupent  en  larges  bandes,  couvertes  de  blés  et  d'herbes  fleuries 
et  parsemées  de  petits  bosquets  d'arbres  et  d'arbrisseaux.  Un 
second  village,  Gladigewa,  situé  en  bas  et  à  droite,  dont  les 
maisons  disparaissent  dans  une  sombre  verdure,  est  le  premier 
objectif  de  l'ennemi.  Les  mitrailleurs  ennemis  arrosent  la 
vallée  de  balles,  dans  toute  sa  largeur  et  au  hasard. 


EN       SIBERIE 


341 


Descendus  dans  la  plaine,  nous  dépassons,  déjà  avant  le 
premier  ruisseau,  nos  cavaliers,  une  compagnie  d'éclaireurs 
montés  et  deux  sotnies  de  cosaques,  en  réserve.  Plus  loin,  deux 
auto-mitrailleuses  qu'on  me  dit  inutilisables,  et  les  voitures  de 
munitions  pour  fusils  et  mitrailleuses,  cach'ées  derrière  les  buis- 
sons. Ensuite  une  longue  ligne  de  petites  fosses  individuelles, 
parcourant  toute  la  vallée,  et  d'où  nous  poursuivent  les  yeux 
fatigués  des  fantassins  sordidement  vêtus.  Devant  les  fermes 
isolées,  qui  précèdent  le  village,  quelques  officiers  d'un  régi- 
ment en  ligne  et  une  demi-solnie  de  cosaques  cachent  leurs 
chevaux  pour  les  protéger  contre  les  nombreuses  balles  égarées 
dont  on  entend,  autour  de  nous,  le  doux  bruissement  dans 
l'herbe,  ou  le  clapotement  dans  les  étangs  et  flaques  de  boue. 
Les  habitants  attendent  avec  une  obstination  vraiment  russe, 
mais  la  mort  dans  l'âme,  la  fin  de  la  bataille  dans  leurs  mai- 
sons sans  caves,  que,  de  temps  en  temps,  les  b&lles  traversent, 
mais  qu'ils  craignent  d'abandonner  au  hasard  d'un  incendie. 

A  un  demi-kilomètre  en  avant  de  nous,  deux  vagues  de 
soldats  ont  dépassé  le  village  dans  la  direction  de  l'ennemi.  Le 
feu  ennemi  redouble  d'intensité,  je  vois  les  hommes  subitement 
se  coucher  et  puis  se  lever  après  des  signes  ou  menaces  des 
officiers.  Un  ralentissement  du  mouvement  ;  puis  la  première 
vague,  en  s'arrêtant,  arrête  la  seconde.  Au  village,  nous  trou- 
vons une  compagnie  entière,  nouveaux  soldats,  pour  une  partie 
sans  armes,  errant  derrière  les  maisons,  craintifs  comme  des 
moutons.  Nous  leur  crions  qu'il  faut  se  mettre  en  ligne, 
rejoindre  leurs  camarades  en  haut  et  nous  demandons  oii  se 
trouvent  leurs  officiers.  On  ne  pQut  nous  en  désigner.  Proba- 
blement ceux-ci  ont-ils  simplement  ôté  —  comme  j'ai  déjà  pu 
le  constater  quelquefois  —  les  insignes  de  leur  grade,  qui,  en 
cas  de  capture,  aggraveraient  leur  sort.  Voilà  donc  la  démons- 
tration faite  de  l'utilité  des  atrocités,  contre  ceux,  bien  entendu, 
qui  n'y  répondent  pas. 

Nos  soldats,  en  haut,  n'ont  pas  mangé  depuis  deux  jours, 
les  provisions  ont  été  envoyées  en  arrière,  par  surcroît  de  pru- 
dence, et  personne  ne  leur  apporte  quoi  que  ce  soit.  Pourtant, 


342         LA      GUERRE      RUSSO-SIBÉUIENME 

je  les  entends  qui  poussent  des  cris  :  a  Hourrah!»,  cris  bien 
faibles  et  presque  étouffés  par  le  piaffement  des  chevaux,  le 
sifflement  des  balles,  et  par  d'autres  cris  venant  de  l'arrière  et 
qu'il  est  difficile  de  comprendre.  A  nos  côtés,  les  piétons 
regardent,  hébétés.  A  gauche,  près  de  la  crête  que  les  rouges 
ont  abordée  obliquement,  une  sotnie  de  cosaques  attend  l'issue 
du  combat,  décidés  à  poursuivre,  mais  non  à  attaquer. 

Sur  la  crête,  devant  les  nôtres,  se  dessinent  contre  un  flam- 
boyant coucher  de  soleil,  les  nombreux  profils  des  rouges,  ac- 
compagnés de  celui  d'un  cavalier  haut  à  cheval,  probablement 
un  commissaire,  en  tout  cas  un  type  qui  n'a  pas  la  frousse.  Il 
y  a  comme  un  moment  d'attente  entre  nos  vagues  qui  avancent 
et  la  ligne  de  rouges,  immobile  à  cent  mètres,  inondant  la 
vallée  de  balles.  Deux  silhouettes  tombent,  encore  une,  quelques 
soldats  à  côté  commencent  à  fuir,  la  première  vague  arrête  la 
seconde,  puis  toutes  deux  disparaissent,  mais  après  quelques 
instants,  nous  voyons  les  nôtres,  ici  et  là,  surgir  des  hautes 
herbes  et,  par  bonds  courts,  fréquemment  interrompus,  revenir 
derrière  les  postes  avancés  et  la  ligne  de  tranchées.  Les  blessés 
sont,  comme  presque  toujours,  abandonnés. 

C'est  donc  le  four  aux  rouges  de  crier  «  Hourrah!  »,  et  ils 
pourraient,  en  poursuivant  leur  élan,  enfoncer  nos  lignes. 
Mais  n'oubliez  pas  que  ce  sont  exactement  les  mêmes  soldats 
que  les  nôtres,  ni  mieux  ni  moins  bien  disposés  et  que  leur 
supériorité  relative  est  composée  d'un  nombre  de  facteurs  im- 
pondérables, n'agissant  que  lentement.  Ne  vous  attendez  pas 
à  des  coups  de  théâtre  chez  ces  troupes  si  faiblement  inspirées I 
Dès  que  nos  vagues  sont  rentrées  et  que  nos  mitrailleuses  ont 
commencé  à  tirer,  le  rouges  victorieux  disparaissent  à  leur  tour. 
Nos  réserves  se  mettent  à  fuir.  Il  n'y  a  plus  rien  à  faire,  nous 
suivons  le  courant.  Très  peu  de  blessés,  et  déjà  quelques-uns 
de  ces  fuyards  que  la  guerre  actuelle  a  fait  connaître  et  qu'une 
subite  et  souveraine  peur  emporte,  isolés,  sans  arrêt,  jusqu'à 
3o  ou  4o  kilomètres  en  arrière.  Je  vois  encore  la  face  d'un 
pauvre  diable  de  paysan  bachkire,  qui  nous  dépasse,  vieillot, 
les  yeux  écarquillés  et  en  pleurs  dans  un   visage  hébété  par 


EN        S    I    U     É     H     I     E  343 

l'effroi,  et  courant  à  perdre  haleine.  Nous  lui  demandons  : 
<(  Oii?  Pourquoi?  »  Mais  il  n'entend  rien  et  poursuit  sa  course 
•sans   regarder. 

Rentrés  près  de  nos  autos-mitrailleuses,  nous  persuadons  le 
-commandant  de  les  faire  avancer.  Il  objecte  que  les  moteurs 
«e  trouvent  dans  un  pitoyable  état  et  s'arrêtent  fréquemment, 
que  les  pneus  sont  pleins  de  trous  et  de  cassures,  que  les  car- 
touches (françaises  ou  américaines,  je  ne  me  souviens  plus)  ne 
sont  pas  adaptées  aux  mitrailleuses,  et  que  toute  réparation 
a  été  impossible  depuis  deux  semaines,  puisque,  par  une  des 
inexplicables  maladresses  auxquelles  on  se  heurte  ici  à  chaque 
instant,  les  voitures-ateliers  ont  été  envoyées  5o  verstes  plus 
loin.  Le  commandant,  un  capitaine  et  officier  du  métier,  hésite 
à  envoyer  ses  machines  à  l'avant,  mais  je  réussis  à  l'y  décider. 
{Quelques  verres  de  vodka  au  chauffeur  et  aux  hommes  de 
l'équipage,  et  nous  voilà  partis. 

Je  suis  placé  à  côté  du  chauffeur.  Quand  '  nous  dépassons 
notre  première  ligne,  je  vois  passer  dans  les  yeux  de  ces  soldats 
misérables  un  éclair  d'espoir.  Avancés  à  une  centaine  de  mètres 
plus  loin,  nos  deux  mitrailleuses  se  mettent  à  tirer  ou  hasard, 
ne  faisant  chaque  fois  que  sept  ou  huit  coups,  après  lesquels 
il  faut  extraire  du  canon  une  cartouche,  dont  le  culot  est  resté 
«nfoncé.  Mais  ceci  suffît.  Au  loin,  dans  la  soirée  tombante,  de 
multiples  points  noirs  courent  et  deviennent  invisibles  dans 
les  hautes  herbes.  Par  deux  fois,  notre  moteur  s'arrête  :  il 
faut  alors  sortir  pour  le  remettre  en  marche.  Si  les  rouges 
vivaient  un  peu  d'iniliativc,  il  leur  aurait  été  facile  de  nous 
mettre  en  mauvaise  posture,  mais  ce  sont  les  mêmes  moutons 
que  les  nôtres.  Toutefois,  le  chauffeur  refuse  d'entrer  au  village 
Gladigewa,  alléguant  que  nous  ne  serions  pas  socomiis  par  l'in- 
fanlerie,  en  cas  de  danger.  Je  dis  qu'une  avance  concertée  des 
autos-mitrailleuses  et  de  l'infanterie  déciderait  définitivement 
de  la  bataille,  et  je  fais  un  effort  en  ce  sens  auprès  du  comman- 
dant des  autos-mitrailleuses,  dont  je  tairai  le  nom.  (aMiii-ci  a 
continué  ses  abondantes  libations,  et  ne  veut  rien  entendre.  I,e 
leint  enflammé,    il   décide   que    ses  doux    machines     iront   en 


344         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

réserve  :  «  On  se  reposera  d'abord,  puis  demain  on  verrai  » 

Les  opérations  s'arrêtent  donc  pour  la  nuit.  Le  principal 
coupable  est  le  commandant  du  groupe,  le  colonel  Lareonof, 
dont  la  place  est  ici,  au  milieu  de  la  troupe,  et  non  parmi  les- 
inutiles  paperasseries  de  son  «état-major»  ridicule.  Après 
s'être  fait  une  renommée,  les  Tchèques  aidant,  par  l'organi- 
sation d'un  détachement  de  volontaires  au  beau  début  de  l'af- 
faire sibérienne,  il  aurait  dû  continuer,  puisque  les  circons- 
tances ont  à  peine  changé,  en  se  battant  au  front  parmi  ses- 
soldats.  Il  n'a  pas  le  droit  de  restreindre  son  action  à  des 
ordres  tactiques,  sans  en  contrôler  et  en  forcer  l'exécution 
par  une  action  directe  sur  ses  troupes,  qu'il  sait  commandées 
par  de  jeunes  élèves  de  gymnase,  indécis  et  incapables  de 
transmettre  à  leurs  soldats  la  volonté  de  vaincre  du  com- 
mandement. 

Mais  chez  nous,  tout  le  monde  est  déjà  rudement  content 
que  les  ennemis  se  soient  retirés  un  peu  plus  que  les  nôtres. 
Voilà  un  fameux  résultat.  On  en  restera  donc  là  pour 
aujourd'hui   ! 

Ces  fuites  simultanées,  satisfaisant  les  deux  adversaires,  se 
produisent  fréquemment  dans  cette  guerre,  et  on  y  reconnaît 
facilement  le  prototype  classique  des  retraites  mutuelles 
simultanées,  qui  eut  lieu  en  i48o  dans  les  armées  du  tsar 
Iwan  III,  et  du  Khan  Akhmet.  Ces  armées  avaient  été  séparée& 
pendant  deux  semaines  par  les  eaux  rapides  de  la  rivière 
rOka.  Dans  une  seule  nuit  de  froid  terrible,  l'Oka  se  couvrit 
de  glace.  Cet  événement  imprévu  ouvrit  aux  deux  armées,, 
rangées  depuis  longtemps  en  orflre  de  bataille  et  incitées  à  la 
guerre  sainte  par  deux  clergés,  la  possibilité  de  réaliser  leurs 
intentions  belliqueuses.  Mais,  prises  de  panique,  au  même 
moment,  elles  s'enfuirent  sans  se  retourner,  et  ne  s'arrêtèrent 
que,  l'une  à  Saraï  sur  l'Aktouba,  l'autre  à  Moscou.  La  Russie 
était  libérée, des  Mongols,  et  par  miracle. 

Malheureusement,  les  hordes  rouges,  conduites  avec  plus 
de  méthode  que  celles  du  Khan  Akhmet,  reviendront  certai- 
nement demain  à  la  charge. 


EN       SIBERIE 


34S 


II.  —  Le  soldat  a  faim. 

Maximovka ,   le   7/8  juin. 

La  nuit  est  tombée,  et  une  profonde  tranquillité  règne  sur 
le  «  champ  de  bataille  ».  Entre  les  trois  régiments  rouges, 
tenus  à  exploiter  leur  traversée  sensationnelle  de  la  Bielaia,  et 
les  trois  «  blancs  »,  qui  doivent  les  refouler  vers  la  rive- 
opposée,  il  reste  toute  la  nuit  une  zone  neutre,  large  d'au 
moins  de  trois  kilomètres.  Des  nuages  sombres  se  détache  une 
pluie  tiède  et  pénétrante;  on  entend  la  chute  des  gouttes 
sur  les  troits.  Rien  dans  ce  paysage  indécis  et  mélancolique 
ne  rappelle  la  guerre.  Les  profils  pittoresques  des  cavaliers 
cosaques,  lance  à  1  etrier,  si  ardents  dans  les  poursuites  et  les 
retraites,  sont  depuis  longtemps  passés,  et  ont  disparu  dans 
les  ténèbres.  Suivi  de  mon  ordonnance  serbe,  que  je  retrouve 
en  sûreté  et  bien  reposé,  à  trois  kilomètres  du  front,  je  che- 
vauche vers  le  village  bachkire  Maximovka,  situé  six  kilo- 
mètres en  arrière. 

On  m'y  trouve  une  place,  en  compagnie  d'un  prêtre  militaire- 
et  de  trois  officiers,  dans  une  petite  chambre  de  paysans,  où 
des  régiments  entiers  semblent  avoir  passé.  La  saleté  du  lieu  et 
la  vermine  abondante  nous  forcent  à  aller  nous  coucher  en 
plein  air  sur  la  paille,  près  d'un  feu  que  les  cosaques  ont 
allumé.  L'air  nocturne  est  délicieusement  frais  et  embaumé  des 
parfums  qui  se  dégagent  des  prairies  en  fleurs.  Dans  la  direc- 
tion du  Sud-Ouest,  un  ouragan  de  détonations  semble  descen- 
dre des  nuages  en  feu.  Vers 'le  matin,  nous  apprenons  que  des 
rues  entières  de  la  ville  d'Oufa,  incendiées  par  les  obus  des. 
rouges,  ont  été  consumées.  Les  cosaques  s'étant  retirés,  les 
pompiers  avaient  immédiatement  cessé  le  travail. 

Dans  la  première  clarté  livide  du  matin  apparaissent  des^ 
ombres  grises.  Une  main  se  glisse'par  une  fenêtre  entre-bâillée, 
l'ouvre  et  une  voix  plaintive  crie  :  «  Femme,  donne-moi  du 
pain,  je  n'ai  rien  à  manger  1  »  Nous  crions  que  nous  n'en 
avons   pas   nous-mêmes,    qu'il    faut   chercher    autre   part.    Le 


"346         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

même  cri  se  répète  à  toutes  les  maisons.  Ce  sont  de  jeunes 
garçons  bachkirs,  impliqués  par  de  lointains  et  anciens 
enchevêtrements  historiques,  dans  une  guerre  entre  Russes. 
Ils  sont  vivaces,  agiles.  Ils  ont  en  maintes  circonstances 
montré  de  la  bravoure  et  un  véritable  attachement  à  leurs 
chefs.  Ces  enfants,  aux  yeux  vifs  dans  des  visages  basanés,  si 
mal  vêtus  et  armés,  abandonnés  à  leurs  souffrances  et  à  la 
vengeance  de  l'ennemi,  s'ils  sont  blessés,  condamnés  —  sans 
équivalent  —  à  supporter  une  part  si  disproportionnée  des 
souffrances  et  privations  de  cette  guerre  civile,  mais  partis 
si  joyeusement  —  il  y  a  deux  mois  —  à  la  conquête  de  la  ville 
•d'Oufa,  semblent  maintenant  vaincus  par  la  lassitude  et  aban- 
donnent la  partie.  Leurs  cris  plaintifs  remplissent  la  nuit,  en 
vain.  La  populace  leur  refuse  son  pain.  Et  nous-mêmes 
-devrons  montrer  quelques  billets  de  bon  argent,  pour  obtenir, 
à  prix  fort,  du  lait  et  une  croûte. 

N'oublions  pas  que  ces  habitants  sont  des  paysans,  égoïstes 
et  indépendants.  Après  avoir  eu  un  geste  spontané  de  géné- 
rosité au  moment  oii  nos  troupes  mirent  fin  aux  insuppor- 
tables méthodes  bolchevistes,  ils  retombèrent  bientôt  dans 
leur  indifférentisme  politique  naturel.  Aux  rouges  qui  traver- 
sèrent ces  villages  en  maîtres  inexorables,  ils  se  sont  soumis 
en  gémissant.  Les  nôtres  ont  fini  par  être  traités  en  usurpa- 
teurs. Personne  parmi  nos  officiers  ne  pense  à  opposer  aux 
Impitoyables  refus  des  habitants,  la  recherche  dans  leurs 
caves  et  armoires  et  la  confiscation.  Nos  jeunes  officiers,  à 
peine  sortis  des  douces  habitudes  de  la  vie  de  famille,  répu- 
gnent-ils aux  procédés  à  main  forte  ?  Leur  faiblesse  reste 
^ans  excuse.  Les  cosaques  ne  manquent  jamais  de  nourriture 
pour  eux  et  leurs  chevaux. 

12.  —  Nouvelle  retraite  sur  la  rivière  l'Oufimka. 

Chakcha,  le  8  juin. 

Dans  la  matinée,  je  cours  mettre  mes  bagages  en  sécurité 
-dans  le  train  du  général  Voïtsekhovski.    Celui-ci  me  dit  que, 


EN       SIBERIE 


347 


3a  manœuvre  de  la  veille  ayant  manqué,  son  C.  A.  se  sera, 
vers  le  soir,  retiré  sur  la  ligne  de  la  rivière  l'Oufimka.  Je 
î-epars  immédiatement  vers  les  lieux  du  combat. 

Vers  midi  je  retrouve  à  Maximovka  le  colonel  Lareonof, 
•en  compagnie  du  commandant  dé^  la  8®  division,  sur  le  point 
de  quitter  le  village.  Il  se  plaint  qu'on  l'ait  trop  tard  informé  de 
la  fuite  de  l'ennemi',  et  qu'il  n'ait  pu  faire  avancer  son  régi- 
ment que  vers  l'aube.  Le  3o*  régiment  (dont  j'avais  hier 
observé  l'effort  impuissant)  a  porté  ses  lignes  quatre  kilomètres 
en  avant,  sans  la  moindre  résistance  des  rouges.  En  établissant 
des  cordons  d'éclaireurs  jusqu'à  la  rivière,  il  a  coupé  les 
trois  régiments  rouges  de  la  ville  d'Oufa,  et  serait  en  état  de 
pousser  l'ennemi,  si  par  cette  avance,  «  son  élan  et  son 
initiative  n'étaient  épuisés  ».  Le  feu  des  mitrailleuses  rouges 
l'a  définitivement  arrêté  aux  abords  du  village  Alexandrovka. 
Entre  temps,  le  32*  régiment,  opérant  à  sa  droite,  a  reculé. 
Aucun  effort  pour  se  ressaisir.  On  continue*  à  jouer  ici  à 
l'état-major,  au  lieu  d'aller  se  battre.  Au  lieu  de  faire  un 
crochet  défensif,  et  de  ramener  le  Sa*  régiment  au  combat, 
on  permet  au  3o*  de  se  retirer  sur  les  positions  d'hier  — 
intenables  —  et  de  perdre  tout  l'avantage  de  la  journée. 

La  pluie  tombe  à  jets.  On  ôte  les  dernières  cartes  deç 
murs,  et  l'on  charge  les  caisses  dans  les  charrettes.  Encore 
■quelques  coups  de  téléphone  au  C.  A.  et  on  décroche  les 
appareils.  Ayant  perdu  la  liaison  avec  les  troupes,  on  a  perdu 
confiance  en  elles,  et  on  craint  que  par  une  fuite  éperdue  elles 
n'amènent  subitement  la  cavalerie  rouge  dans  ce  village.  Les 
derniers  espoirs  sombrent,  le  dernier  élan  s'éteint.  Et  le  pire 
c'est  que  tous  se  sentent  un  peu  responsables  de  ces  malheurs. 
Après  avoir  cru  pendant  plusieurs  mois  à  des  victoires  faciles 
et  prochaines,  on  vient  de  prendre  depuis  un  mois  presque 
l'habitude  du  découragement.  Les  officiers,  parmi  lesquels 
je  retrouve  des  hommes  de  valeur  de  l'ancienne  armée,  ne 
se  reconnaissent  plus  dans  la  guerre  actuelle  (^ui  leur  rappelle 
quelques  cruels  souvenirs  de  l'année  1017,  et  aucun  de  la 
retraite  de  1915.  Les  visages  s'échauffent,  on  a  des  gestes  du 


348         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

plus  complet  découragement.  Si  on  n'a  pas  pu  tenir  devant 
le  fleuve  Bielaia  qui  est  une  rivière  puissante,  oii  donc  pour- 
rons-nous arrêter  l'ennemi  ?  Les  deux  régiments  d'infanterie 
—  les  cosaques  ont  disparu  depuis  hier  —  retiendront  les- 
rouges  pendant  encore  quelques  heures,  et  puis  se  débrouille- 
ront pour  venir  occuper  vers  le  soir  de  nouvelles  positions- 
sur  rOufimka.  Pour  combien  de  temps  ?  Nerveux,  furieux, 
maugréant  contre  tous  les  diables,  l'état-major  se  met  en. 
selle,  et  s'efface  dans  la  tempête. 


Je  continue  mon  chemin  vers  Stepanovka,  où  je  retrouve  à 
peu  près  le  même  spectacle  qu'hier,  avec  cette  différence  que- 
les  autos  blindées  ont  fait  demi-tour  —  pour  se  reposer  — ^  €t 
que  les  rouges  ont  amené  de  l'artillerie.  Nous,  ne  pouvons^ 
rien  y  opposer,  celle  du  C.  A.  se  trouvant  en  position  autour 
d'Oufa.  Nos  soljiats  viennent  de  recevoir  une  ration  de  pain> 
après  n'avoir  rien  mangé  pendant  trois  jours.  J'apprends  au 
chef  du  3o*  régiment  —  qui  n'en  savait  rien  —  que  le  coloneÈ 
Lareonof  s'est  retiré. 

Pendant  que  nous  nous  entretenions  dans  la  rue,  les  yeux 
fixés  sur  la  vallée,  un  vieux  paysan  de  haute  stature,  entouré 
de  quelques  soldats,  s'approche  de  nous.  Les,  soldats  se 
plaignent  "qu'il  ait  refusé  de  leur  préparer  le  samovar.  Mais- 
d'une  forte  voix  il  nous  dit  : 

—  Je  veux  bien  leur  donner  le  thé  et  même  plus  que  ça. 
Mais  je  leur  ai  dit  :  chassez  d'abord  les  rouges  qui  sont  là 
en  face  de  nous,  et  alors  vous  aurez  tout  ce  que  vous  voudrez. 
Dites,  ai- je  raison  ?  » 

Il  cherche  des  yeux  l'approbation  de  nous  tous.  Personne 
ne  répond.  Les  officiers  haussent  les  épaules  et  quittent  le 
village.  Un  éclaireur  monté  est  envoyé  transmettre  aux 
troupes  l'ordre  de  la  retraite. 

En  face  de  nous,  le  même  décor  qu'hier.  Il  règne  seulement 
une  plus  grande  activité.  Le  continuel  crépitement  des  coups 
de  fusil  fait  contraste  avec  l'apparente  immobilité  et  le  vide 


SIBERIE 


349 


des  prairies.  Les  soldats  que  le  paysage  avait  absorbés  en 
grand  nombre  se  détachent  lentement  des  fosses,  plis 
du  terrain,  bosquets,  broussailles  des  fermes  et  hangars,  et 
découlent  vers  les  sentiers.  Seules  les  premières  lignes  restent 
•en  position.  Quelques  officiers  supérieurs,  puis  les  éclaireurs 
montés,  les  charrettes  à  munitions  pour  mitrailleuses,  le 
bataillon  de  réserve,  et  parmi  les  combattants,  crosse  en  l'air, 
les  blessés,  peu  nombreux  pour  cette  partie  du  front,  où 
l'issue  a  décidé  du  sort  de  l'armée  tout  entière. 

Nos  mitrailleuses,  comme  celles  de  l'ennemi,  se  font 
•entendre  par  intermittences.  Enfin,  quand  notre  régiment  s'est 
retiré  presque  tout  entier  derrière  la  colline,  nos  premières 
lignes  se  lèvent  à  leur  toiir  ;  elles  ont  retenu  l'ennemi  pen- 
dant une  demi-heure.  Aussitôt  le  bruit  de  la  bataille  change  : 
toutes  les  mitrailleuses  ennemies  s'acharnent  avec  un  bruit 
terrible  et  continu  sur  nos  piétons  qui  courent  à  toute  vitesse. 
L'artillerie  ennemie  qui  s'était  tue  jusqu'ici  —  probablement 
pour  surprendre  nos  autos-mitrailleuses,  si  elles  rentraient 
•en  action  —  bombarde  les  routes.  Cette  fois,  je  vois  tomber 
nos  soldats  qu'aucun  feu  ne  protège.  Ils  se  dispersent  en 
panique,  se  glissent  dans  le  blé,  en  sortent,  grimpent  par  les 
pentes  en  haut,  se  jettent  dans  les.  hautes  herbes,  et  regagnent 
à  cent  endroits  différents  la  crête  derrière  le  village.  Les 
rouges  se  contentent  de  tirer  :  aucune  poursuite  !  Ainsi  notre 
retraite- s'effectue-t-elle  dans  le  plus  grand  ordre,  et  seulement 
quand  quelques  obus,  bien  dirigés,  éclatent  sur  la  route  qui 
descend  vers  Maximovka,  l'imperturbabilité  de  la  race  se 
■dément,  et  les  chevaux  prennent  le  galop. 

Les  piétons  se  retirent  par  le  pont  de  chemin  de  fer  de 
Chakcha,  les  -équipages  sont  amenés  sur  l'autre  rive  par  un 
bac  attaché  à  un  bateau  à  vapeur  qui  passe  et  repasse  nuit  et 
jour  le  rapide  courant  de  l'Oufimka.  On  met  les  batteries 
lourdes  en  position  sur  la  rive  gauche,  qui  est  fortement 
escarpée.  Les  groupes  d'éclaireurs  se  mettent  en  niouvcment, 
tout  le  long  de  la  rivière.  Et  au  moment  où  nos  canons  lourds 
Jancent   leurs   premiers   projectiles  d'une  distance  de   6   kilo- 


350         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

mètres  sur  l'ennemi,  le  train  du  général  Voitsekhovsky  quitte 
lentement  la  ligne  du  front. 

On  a  fait  sauter  —  à  la  même  heure  —  le  grand  pont  de 
fer  de  Dioma,  et  ajouté  ensuite  à  cette  destruction  les  débris- 
de  nombreux  wagons  qu'on  a  roulés  dans  le  trou  béant.  L» 
retraite  est  ainsi  entrée  dans  sa  dernière  phase.  Par  cet  aveu 
de  l'impossibilité  d'un  retour,  elle  semble  devoir  se  prolonger 
indéfiniment,  et  peut-être  rester  sans  issue. 


CHAPITRE   IV 


LA  RETRAITE  CONTINUE 


I.  —  L'initiative  chez  l'ennemi. 

lékatérinbourg,  le  28  juin  1919. 

L'armée  Gaida,  emportée  —  il  y  a  deux  mois  —  jusqu'à 
i3o  kilomètres  de  Kazan,  dont  la  possession  nous 
aurait  assuré  la  Volga,  et  probablement  la  liaison  avec 
Dénikine,  a  été  finalement  entraînée  par  les  échecs  de  l'armée 
Hangine. 

Gaida,  dont  les  troupes  avaient  occupé,  au  moment  de 
l'évacuation  d'Oufa,  une  ligne  passant  par  Glazof,  Ourgeoum 
et  Malmige,  avait  espéré  profiter  de  cette  position  avancée 
pour  tomber  dans  le  flanc  de  l'ennemi.  Mais  une  menace 
analogues  se  dessina  contre  son  flanc  gauche.  Les  nombreuses 
armées  ennemies  étaient  dirigées  par  des  stratèges  avertis  r 
Samoïlof,  Parsky,  et  précédées  d'un  flot  puissant  de  propa- 
gateurs qui  poussaient  les  soldats  rouges,  prêchaient  les  popu- 
laces et  ici  et  là  corrompaient  les  soldats  sibériens. 

Un  régiment  du  groupe  du  général  Pepelaïef,  chef  vaillant 
et  énergique,  passa  à  l'ennemi.  Les  jeunes  classes  sibériennes, 
mal  armées  contre  l'inlassable  prosélytisme  rouge,  avaient  été 
soutenues  par  les  succès  militaires  et  l'enthousiasme  des 
villages    qui    les   accueillaient   en    libérateurs  :   tout   cela   leur 

fait  défaut. 

L'ennemi  essaye  de  percer  nos  lignes  près  de  Krasno-Ou- 
fimsk.  Le  chemin  de  fer  Pcrm-Koiingour-Tékatérinbourg, 
parallèle  au  front,  est  en  danger.  L'état-major  parera  cette 
menace  par  une  attaque  latérale  qu'exécute  un  corps  d'attaque 


352  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Tiouvellement  formé,  et  inspirant  une  grande  conCance.  Il  est 
placé  sous  les  ordres  du  général  Grévine,  commandant  le 
4^  G.  A.  qui  occupe  le  secteur  de  Krasno-Oufimsk. 

2.  —  Paysages  de  l'Oural. 

lékatéiinbourg-Krasno-Oufimsk,  le  24/28  juin  1919. 
Le  projet  de  chemin  de  fer  Kazan-Iékatérinbourg  n'avait 
été  réalisé,  au  début  de  la  guerre,  qu'entre  Kazan  et  Krasno- 
Oufimsk.  A  mesure  que  le  front  sibérien  avançait,  le  général 
Grévine  a  fait  poser  des  rails  sur  les  remblais  préparés  entre 
lékatérinbourg  et  Krasno-Oufimsk.  Ces  remblais  sont  peu  sûrs, 
les  fortes  pluies  des  derniers  jours  ont  creusé  de  petites  voies 
d'eau  sous  les  rails  qui,  à  certains  endroits,  sont  presque  sus- 
pendus dans  l'air.  Même  en  marchant  à  petite  vitesse  (de  3 
à  5  kilomètres  à  l'heure)  nous  nous  sentons  secoués  comme 
par  les  vagues  de  la  mer. 

Mais,  tandis  que  nous  rampons  ainsi  à  travers  ces  contrées 
■désertes,  quelles  vues  splendides  s'ouvrent  à  nos  yeux  I  Ici, 
les  montagnes  de  l'Oural  ont  d'autres  beautés  qu'entre  Tché- 
liabinsk  et  Oufa.  Là,  parfois,  comme  près  de  Zlato-oust,  les 
pics  s'élèvent,  portant  au  ciel  les  pentes  brusques  et  la  pierre 
nue  des  vrais  rochers.  Là  aussi,  à  chaque  pas,  les  travaux 
humains,  aqueducs,  ponts,  usines,  constructions  de  mines, 
de  nombreuses  villes  et  villages,  interrompent  l'aspect  de  la 
nature  .éternelle. 

Ici  non  plus,  aucun  de  ces  effets  grandioses  de  forme  ou 
de  couleur,  que  présentent  ailleurs  les  profils  capricieux  des 
sommets  élevés,  l'air  purifié  des  grandes  hauteurs,  l'or  d'une 
lumière  n'ayant  traversé  que  les  couches  supérieures  de 
l'atmosphère.  Le  rocher  a  partout  disparu  sous  une  abondante 
végétation,  et  l'Oural  semble  ici  continuer,  en  larges  ondu- 
lations, l'immense  plaine  verte  de  Sibérie.  Les  vallées  sont 
remplies  de  forêts  interminables,  où  sur  des  centaines  de 
kilomètres,  les  arbres  se  suivent,  chênes,  hêtres,  sapins,  bou- 
leaux, tilleuls,  mélèzes,  avec  à  peine,  quelques  fois  par  jour, 


/" 


2G50  baîonn. 
150  ssbres 
1  canon 
21  mitr. 


"Ci 


c 


30300  bamn. 
iOOO  sabres  » 

77  canons 
S/0  mitr 
2  trams  blindi 


A 


05' 


11 


\,Z8000b3Ïon. 
^iUOsabr.   Uj 

iifMmitr.  S 


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iPerm 

v^Koungoun 
Krasno-oufimsk 


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18570  béï.'^ 
IJSCsêb  ^ 
7lcan  i^< 


.à,. 


26600  baïonn.  Jo 

3610  sabres  ^ 

133  canons  ^ 

770  m/tr 


bulma 
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Krasni  Yar 

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354         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

la  maisonnette  solitaire  d'un  gardien  de  chemin  de  fer.  Sur 
les  pentes  des  collines  et  des  montagnes,  rien  que  les  insépa- 
rables sapins  ef  bouleaux,  et  même  dans  les  crevasses  des 
rocs  qui,  ici  et  là,  en  longues  veines  ou  taches  larges,  traversent 
le  paysage,  de  frêles  mais  tenaces  bouleaux  se  cramponnent 
à  la  pierre  dure. 

La  beauté  des  sites,  endormie  sous  la  dure  lumière  du  jour, 
se  réveille  vers  les  soirs.  Point  de  précipices,  oii  des  torrents 
s'élancent  en  avalanches  écùmantes.  Mais  de  gigantesques 
amphithéâtres  descendent  graduellement  des  sommets  élevés 
vers  des  fleuves  sans  rides,  qui,  d'un  flot  tout  uni  et  rapide, 
se  jettent  dans  des  lacs,  dont  nous  n'entrevoyons  que  quel- 
que contour  brisé.  Et  de  temps  en  temps  la  chaîne  des  col- 
lines doucement  s'ouvre,  et  une  large  vallée  fuit  vers  de  loin- 
taines prairies,  où,  pendant  les  soirées  chaudes,  les  brumes 
brillent  sous  les  rayons  du  couchant. 

Près  de  ces  ruisseaux  sans  nombre,  dont  le  murmure  rem- 
plit les  nuits  silencieuses,  les  prés  sont  couverts  de  fleurs, 
étincelant  dans  l'ombre  des  arbres.  Des  campanelles  bleues, 
des  orchidées  écarlates  et  de  forme  exquise,  des  roses  qui 
suivent  le  cours  des  eaux,  et  font  briller  mille  flammes  rouges 
dans  les  buissons.  L'homme  semble  absent  de  ces  paradis, 
et  rien  ne  trouble  le  bonheur  bruyant  des  oiseaux,  folâtres 
et  remuants.  Mais  parfois  leurs  chœurs  se  changent  en  appels 
stridents,  et  s'éteignent  dans  les  hautes  herbes.  En  haut,  un 
aigle  décrit  de  grandes  spirales,  plane  quelque  temps  —  le 
bec  pointu  dirigé  en  bas  —  au-dessus  de  notre  train,  et  puis, 
brusquement,   suit  le  cours  d'une  vallée  transversale. 

Dans  ces  paysages,  oii  la  nature  par  sa  relative  douceur 
semble  préparer  le  labeur  humain,  l'homme  semble  absorbé 
par  son  entourage  et  oublié  par  l'histoire.  Rarement,  on  les 
voit  passer,  solitaires  et  indifférents,  ces  autochtones  russes, 
géants  à  peine  courbés  sous  des  poids  énormes,  et  détachant 
contre  la  sombre  profondeur  des  forêts,  ce  profil  que  la  figure 
patriarcale  de  Lev  Nikolaievitch  a  immortalisé.  Une  blouse  de 
laine  couvre  la  puissance  poitrine,  le  large  pantalon  disparaîi 


SIBERIE 


355 


dans  de  hautes  bottes.  Entre  les  cheveux  mal  soignés,  et  la 
barbe  hirsute,  on  voit  des  traits  fortement  dessinés,  et  souvent, 
sous  un  très  beau  front,  dorment  les  yeux  comme  ces  étangs 
cachés  dans  les  forêts,  sur  lesquels  le  soleil  n'a  jamais  lui.  On 
croit  ainsi  voir  passer,  dans  son  impassible  et  farouche  indé- 
pendance, et  presque  isolé  du  progrès,  l'ancien  maître  de  la 
terre  russe.  Eloigné  des  grandes  routes,  que  les  cultures  ont 
suivies,  il  a  gardé,  depuis  la  naissance  des  nations  euro- 
péennes, la  vie  de  ses  aïeux,  dans  toutes  ses  formes.  Assujetti, 
tantôt  par  les  invasions  étrangères,  tantôt  par  les  machina- 
tions ou  les  caprices  de  ses  propres  princes,  chassé  de  ses 
champs,  ou  lié  par  un  dur  esclavage,  vendu,  opprimé  ou 
exploité,  il  n'a  jamais  perdu  la  notion  de  ses  droits  à  la  liberté, 
et,  bondissant  sous  ses  chaînes,  a  conservé  dans  ses  forêts 
désertes  l'adoration  des  impérissables  idoles  slaves,  et  l'atta- 
chement à  ses  terres. 

3.  —  Un  soufflet.  —  Le  général  Grévine. 

KrasHo-Oufimsk,    le    i'"''   juillet    1919. 

Une  petite  ville  sans  caractère,  avec,  le  long  d'une  petite 
rivière  boueuse,  l'Oufîmka,  sa  grande  a  promenade  »  à  trois 
lignes  de  tilleuls.  Mais  loin  d'elle,  et  loin  des  vastes  étangs, 
couverts  de  lotus,  par  lesquels  le  fleuve  lentement  se  traîne, 
mon  wagon  s'arrête  dans  un  bois  de  bouleaux,  où  nous 
trouvons  un  peu  de  fraîcheur  sous  un  ciel  livide  qui  nous 
accable  de  chaleur  et  de  lumière. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  me  rendre  à  l'état-major  du  corps 
d'armée,  pour  m'approcher  du  front.  Le  front  s'approche  de 
moi.  Une  demi-journée  après  mon  arrivée  à  Krasno-Oufimsk, 
le  général  Grévine,  commandant  le  4*  C.  A.,  auquel  on  avait 
confié  la  défense  de  ce  front  critique,  entre  en  gare. 

Le  général  Grévine  est  ofQcier  de  troupe,  connaissant  à 
fond  la  guérilla  sibérienne,  dont  il  possède  toutes  les  qualités 
et  tous  les  défauts.  Il  appartient  à  ce  petit  groupe  d'officiers, 
pleins   de   mérite,    qui,    après   le   début   de   Senieonof,    bientôt 


356         LA      GUERRE      RUSSO-   SIBERIENNE 

localisé  et  arrêté,  ont  inauguré  un  second  effort  de  libération 
de  la  Sibérie,  sous  l'égide  des  Tchèques.  Grévine  a  organisé 
un  des  premiers  bataillons  russes  qui  se  soient  battus  sous 
Gaïda,  et  a  gagné  ses  grades  supérieurs  sur  les  champs  de 
bataille,  autour  de  Perm.  Nature  froide  et  flegmatique,  chef 
brave,  dormant  dans  son  uniforme,  sans  douceur  pour  les 
civils,  plein  de  préventions  et  d'indulgence  pour  ses  hommes, 
il  personnifie  le  vrai  grognard  russe  de  la  Beresina  et  de 
Plewna,  incomparable  aux  attaques,  exécrable  pendant  l'at- 
tente C). 

Des  officiers  étrangers  se  plaignent  de  ses  «  méthodes  ancien 
régime  ».  Il  a  souffleté  publiquement  un  technicien  du  che- 
min de  fer,  et  l'affaire  n'a  fait  du  bruit  que  parce  qu'elle 
illustre  un  conflit  d'opinion  sur  la  discipline  démocratique. 
Ce  «  natchalnik  distantsi  »  ou  technicien,  chargé  d'un  certain 
trajet  de  la  voie  ferrée,  avait  constamment  opposé  aux  ordres 
de  Grévine  une  résistance  muette,  refusant  de  faire  travailler 
ses  ouvriers  pendant  la  nuit,  etc.  Le  C.  A.  avança  avec  enthou- 
siasme, mais  la  construction  du  chemin  de  fer  ne  tint  pas 
le  pas  avec  lui,  et  les  transports  n'arrivaient  que  péniblement. 
Grévine  souffleta  l'homme  publiquement,  mit  3. ooo  prison- 
niers de  guerre  à  sa  disposition,  et  le  menaça  de  mort  si  son 
travail  n'était  pas  achevé  à  terme  fixé.  Quinze  jours  après, 
20  kilomètres  de  rails  avaient  été  posés,  et  douze  ponts  de 
bois  bâtis. 

Le  général  Grévine  fut  en  ce  cas  symbolique  (d'ailleurs 
plus  fréquent  que  les  étrangers  n'aiment  à  supposer),  le  dis- 
ciple de  Gaïda,  dont  les  succès  militaires  en  Sibérie  ont  été 
beaucoup  facilités  par  l'extrême  dureté  que  ce  chef  improvisé, 
mais  brillant  et  heureux,  manifestait  devant  toutes  hésita- 
tions, retards,  sabotages,  qui  pouvaient  compromettre  l'issue 
des  opérations.  Tchèques  et  Russes  également  aiment  à  évoquer 
l'esprit   de   justice   avec   lequel    il    avait    l'habitude   de   mettre 


(^)  Son  camarade  d'armes  Voitsekliovski,  plus  jeune  que  lui,  mais 
sous  les  ordres  duqviel  Koltchak  avait  mi?  Grévine,  pendant  la  retraite, 
Fa  fait  froidement  exécuter  pour  refus  d'obéissance,  en  octobre  1919. 


EN       SIBÉRIE  357 

indistinctement  le  revolver  sur  le  front,  de  tel  commandant 
de  batterie,  de  tel  chef  de  gare,  ou  ingénieur,  ou  mécanicien, 
qui  n'apportait  pas  tout  le  zèle  voulu  dans  sa  coopération 
aux  entreprises  militaires.  Chaque  troupe  qui  met  son  ardeur 
et  sa  vie  à  la  disposition  d'un  tel  chef  lui  sait  gré  de  se  sentir 
par  lui  protégée  contre  cent  faiblesses  ou  mauvaises  volontés 
pouvant  rendre  ses  sacrifices  illusoires. 

Le  Russe,  nature  lente  mais  facilement  inflammable,  par- 
donne à  ses  plus  implacables  cbefs  les  duretés  par  lesquelles 
il  se  sent  poussé  vers  les  grandes  destinées. 

4.  —  Scènes  d'ivresse.  —  Fanfares. 

Krasno-Oufimsk,    le    1"   juillet. 

Mon  «  provodnik  »,  que  j'avais  envoyé  en  ville  faire  des 
achats,  revient  avec  la  nouvelle  que  des  scènes  de  désordre 
grave  y  ont  lieu.  En  même  temps  arrivent  une  dizaine  de 
soldats,  avec  un  cylindre  de  5o  vedros  (seaux)  d'alcool,  destiné 
à  notre  état-major.  Avant  de  le  charger  dans  un  de  nos 
wagons,  ils  y  puisent  à  pleins  verres  et  en  boivent  sous  ma 
fenêtre.  Je  cours  avertir  le  général  Grévine  que  ses  soldats 
s'enivrent  à  côté  de  son  train  — s  il  n'en  semble  aucunement 
choqué  —  et  qu'il  ferait  bien  d'envoyer  un  v(  komando  »  en 
ville  pour  y  rétablir  l'ordre.  Je  saute  en  selle,  et  arrive  à 
peu  près  en  même  temps  que  l^fTieicr  et  les  cinq  hommes 
que  le  général   a   immédiatement  expédiés. 

A  Krasno-Oufimsk,  comme  dans  toutes  les  autres  villes  de 
Sibérie,  se  trouve  un  «  vinni-sklad  »  (magasin  d'alcool),  dont 
le  gouvernement  de  l'amiral  avait  ordonné  la  réouverture. 
Après  la  fuite  des  fonctionnaires  responsables,  la  soldatesque 
s'en  est  emparée,  sous  les  regards  bienveillants  et  convoiteux 
de  l'autorité  militaire.  D'abord  les  cosaques,  qui  ont  brisé  les 
scellés,  puis  les  soldais  accourus  de  partout,  enfin  les  paysans 
attardés,  avec  bouteilles,  seaux  et  tonneaux  sur  des  charrettes, 
arrivant  en  cohue,  en  jurant  et  grognant,  puis  rangés  par  des 
sous-ofTiciers  en  une  longue  file,  et  al  fendant  (-hiuMui  son  tour. 


358         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIEN  NE 

On  se  met  à  boire,  dans  la  rue.  Bientôt  les  trottoirs  sont 
couverts  d'abominables  ivrognes.  D'autres,  plus  résistants  et 
plus  entreprenants,  brisent  les  devantures  des  boutiques  que 
les  réfugiés  avaient  abandonnées,  et  vendent  les  articles  les 
plus  divers  aux  paysans. 

Les  gendarmes  réussissent  à  y  mettre  un  peu  d'ordre.  On 
porte  les  soldats  ivres-morts  dans  les  maisons,  on  chasse  les 
pillards,  on  ferme  le  vinni-sklad.  Tous  me  regardent  d'un  oeil 
fort  mécontent  :  il  semble  que  ce  soit  ma  faute  si  le  paradis 
se  ferme. 

Toutefois,  le  transport  de  tonneaux  et  de  cylindres  d'alcool 
vers  la  gare  continue,  et  je  les  y  vois,  chargés  sur  des  voitures, 
partir  dans  toutes  les  directions  :  les  divers  états-majors  font 
provision. 

Dans  l'après-midi,  le  général  Grévine  fait  distribuer  de  l'al- 
cool parmi  les  conducteurs,  mécaniciens  et  soldats  de  notre 
train.  Chaque  groupe  de  i5  à  i6  hommes  reçoit  —  et  à  partir 
d'aujourd'hui  journellement  —  un  a  quart  »  d'alcool  à  96  %, 
ce  qui  fait  douze  litres  de  vodka  à  4o  %.  A  partir  donc 
d'aujourd'hui,  je  vois  chaque  soir  tout  le  monde  ivre.  La 
«  brigade  de  chemin  de  fer  de  l 'état-major  »  titube  autour 
de  nos  wagons.  Les  soldats,  composant  la  garde  personnelle 
du  général,  font  la  fête  avec  les  paysannes,  accourues  de  tous 
côtés.  Je  les  vois  danser  en  vêtements  déchirés,  puis  tomber 
comme  un  bloc  dans  l'herbe,  ou  s'éloigner  dans  la  forêt,  avec 
les  compagnes,  hurlant  et  vociférant.  Le  matin,  on  va  les 
prendre  parmi  les  arbres,  et  ils  rentrent  dans  les  wagons, 
ivres-morts,  traînés  par  les  jambes. 

Dans  la  soirée,  des  fanfares  bruyantes  et  joyeuses  éclatent 
à  proximité.  Tout  le  monde  sort  des  voitures,  on  court  et  on 
interroge,  il  se  produit  des  rassemblements  de  gens,  prêts  à 
accueillir,  après  les  calamités  ininterrompues  de  tout  un  mois, 
les  nouvelles  les  plus  optimistes  de  succès  au  front.  Mais 
bientôt,  les  curieux,  après  s'être  renseignés,  se  dispersent  : 
c'est  le  général  Gaïda,  commandant  l'armée,  en  visite  chez 
le  général   Grévine. 


EN       SIBÉRIE  359 

Le  colonel  Lubignac,  très  actif,  est  venu  offrir  au  général 
Grévine  le  concours  d'un  officier,  d'un  sous-olficier  et  d'un 
soldat  français,  munis  de  mitrailleuses,  et  disposés  à  orga- 
niser un  détachement  «  de  choc  »,  dont  l'officier  français 
prendrait  le  commandement.  Je  crains  que  ce  secours  éner- 
gique, d'ailleurs  froidement  accueilli,  ne  vienne  trop  tard. 
J'ai  encore  à  peine  de  l'espoir. 

5.  —  Misère  humaine. 

Krasno-Oufimsk,    le   2   juillet. 

Aujourd'hui,  le  front  s'est  rapproché  de  i5  à  20  kilomètres, 
et  à  plusieurs  endroits  l'ennemi  a  traversé  la  rivière  l'Irèn. 
L'état-major  restera  ici  jusqu'au  dernier  moment,  mais  la 
population  en  détresse,  soutenue  jusqu'ici  par  un  espo-ir 
insensé,  accourt  pour  trouver  des  places  dans  les  derniers 
trains  qu'on  renverra  plus  loin,  et  dans  lesquels  on  jette  le 
matériel  et  les  provisions  amassés  depuis  longtemps  pour 
l'avance. 

Ici  se  répètent  donc  les  mêmes  scènes  désespérées  aux- 
quelles j'assiste  depuis  un  mois.  On  entasse,  pêle-mêle,  bour- 
geois, paysans,  prisonniers  de  guerre,  femmes,  enfants,  sur 
les  plates-formes,  entre  les  charrettes,  les  canons,  les  caisses 
de  munitions,  sous  un  soleil  brûlant. 

Un  groupe  de  quatre  prêtres,  assis  entre  des  voitures  mili- 
taires, ne  portant  avec  eux  rien  que  quelques  sacs  pour  tous 
bagages,  présente  comme  l'image  de  la  misère  générale. 
Drapés  en  leurs  soutanes  râpées,  ils  causent  entre  eux,  sans 
détourner  pour  un  seul  instant  leur  regard  vers  les  autres 
habitants  de  la  plate-forme,  dont  ils  sont  d'ailleurs  séparés 
par  quatre  roues  de  charrette.  Nu-tête,  et  portant  de  longues 
barbes  mal  soignées,  comme  les  Evangélistes,  ils  appartiennent 
visiblement,  comme  eux,  au  prolétariat  du  clergé.  Ce  sont  de 
simples  intelligences;  eux-mêmes  paysans,  ils  doivent  men^r  la 
▼ie  et  ont  probablement  les  goûts  des  villageois.  N'ayant 
ni    les    consolations    des    bourgeois,    ni    le   goût   du    martyre, 


360  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

ils  n'en  sont  pas  moins  coupables  de  représenter,  en  face  du 
bolchevisme,  de  cette  délirante  religion  des  masses  qui 
approche,  l'ancienne  foi,  contre  laquelle  toutes  les  passions 
s'acharnent. 

Les  plus  malheureux,  dans  cette  guerre  à  rallonges,  ne  sont 
pas  les  soldats,  combien  mal  vêtus,  et  combien  négligés  par 
une  administration  marâtre,  mais  qui  trouvent,  même  pen- 
dant les  retraites,  une  place  pour  dormir  et  de  quoi  manger. 
Dans  ces  petites  villes  de  province,  la  prévoyance  des  auto- 
rités militaires  et  les  moyens  d'action  des  puissantes  corpo- 
rations de  fonctionnaires  ont  fait  défaut  à  la  population  en 
détresse.  Pas  de  wagons  de  bagages  disponibles  pour  les 
familles  de  réfugiés.  Des  grçupes  appartenant  à  1'  ((  mtelli- 
guentzia  »  s'installent  dans  des  sortes  de  tentes,  cousues  autour 
d'une  pièce  d'artillerie  lourde,  qu'ils  sont  bien  résolus  à 
défendre.  Deux  jeunes  filles  qu'on  reconnaît  immédiatement 
pour  des  «  demoiselles  d'institut  »,  assises  sur  une  plate-forme, 
parmi  des  caisses  d'obus  en  plein  air,  barricadées  derrière 
leurs  valises,  essayent  de  défendre  l'entrée  de  leur  nid  contre 
une  invasion  de  types  invraisemblables  de  criminels  et  de 
désœuvrés,  qui  montent,  en  grognant,  et  s'approchent  d'une 
poussée  brutale  et  irrésistible.  Tout  d'un  coup,  débordées,  les 
malheureuses,  les  yeux  mornes,  les  visages  contractés, 
prennent  la  fuite,  et  cherchent  une  protection  quelconque. 

J'avais  assisté  en  automne  de  l'an  1916  au  terrible  spectacle 
de  l'évacuation  de  la  population  dans  les  provinces  polonaises 
et  lithuaniennes,  évacuation  imposée  par  des  considérations 
militaires  et  politiques,  et  à  laquelle  les  habitants  des  villages 
se  soumettaient,  forcés  et  souvent  récalcitrants.  Je  me  rappelle 
les  cimetières  improvisés  au  milieui  des  forêts,  en  pleine 
campagne,  où  on  laissait  les  vieillards  et  les  enfants  morts  en 
route,  et  dont  les  groupes  de  croix,  coupées  de  branches  vertes, 
marquaient  les  étapes  d'un  horrible  exode.  Mais  ces  horreurs 
semblaient  étouffées  dans  les  clameurs  d'une  conflagration 
universelle. 

Combien   aujourd'hui   la   fuite    d'une     population    entière. 


E    N        s    I    B     É    R    I    E  361 

quittant  ses  foyers  librement  et  spontanément,  est  plus  impres- 
sionnante !  Quelle  peur  profonde  et  irrésistible  pousse  ces 
milliers  de  gens,  chargés  seulement  de  sacs  et  de  bagages  à 
main,  à  abandonner  au  pillage  et  à  l'incendie,  les  propriétaires 
leurs  maisons  de  campagne,  les  commerçants  leurs  boutiques 
remplies  de  marchandises,  la  petite  bourgeoisie,  les  paysans 
et  nombre  d'ouvriers,  les  meubles  hérités  des  ancêtres,  et 
leurs  jardins  fruitiers  ? 

Les  prisonniers  de  guerre  hongrois,  soumis,  avec  raison, 
à  un  traitement  spécial,  sont  renvoyés  loin  de  la  ligne  du 
combat.  Allemands  et  Autrichiens,  profondément  neutres 
maintenant  dans  la  guerre  civile,  seront  occupés,  jusqu'au 
dernier  moment,  aux  travaux  de  destruction  et  d'évacuation 
du  matériel. 

6.  —  Le  corps  d'attaque. 

Voici  l'origine  des  «  corps  d'attaque  »  russes  : 
Au  mois  de  mai  191 7  —  la  propagande  bolcheviste  com- 
mença à  vider  les  fronts  russes  —  le  capitaine  Négentsof, 
appartenant  à  l 'état-major  de  Kornilof,  organisa  deux  déta- 
chements de  volontaires,  auxquels  on  donna,  en  se  conformant 
à  la  terminologie  militaire  usitée,  le  nom  de  bataillons.  Parmi 
les  volontaires,  accourus  de  toutes  les  unités  russes,  Négentsof 
choisissait,  après  un  mois  de  stricte  observation,  les  meilleurs. 
Ces  soldats,  presque  tous  décorés,  et  s'étant  sans  exception 
déjà  battus  contre  Allemands  et  Autrichiens,  se  «  vouèrent 
à  la  mort  »  et  on  les  revêtit  —  afîfi  de  les  distinguer  des 
mobilisés  —  des  insignes  spéciaux  et  bientôt  fameux  :  une 
tête  de  mort  flanquée  de  deux  chevrons  noir-rouge.  Les  deux 
((  oudarnié-bataliona  )),  à  eux  seuls,  déterminèrent  l'issue  de 
la  bataille,  près  Stanislau,  qui  ouvrit  la  route  vers  Galitch. 

Kérenski  ne  permit  pas  une  multiplication  de  ces  fameuses 
unités.  Cependant,  l'exemple  de  Négentsof  —  depuis  glo- 
rieusement tombé  devant  lékatérinodar  —  fut  bientôt  suivi, 
quoique  avec  moins  de  méthode,  par  de  nombreux  officiers. 


362         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Quoique  d'une  façon  moins  éclatante  que  les  bataillons  de 
Négentsof,  ces  détachements  d*  «  oudarniki  »,  précurseurs 
des  «  partisans  blancs  »,  qui  vont  désormais  naître  sur  le 
territoire  russe,  se  sont  généralement  bien  battus,  et  l'histoire 
en   conservera   un  pieux  souvenir. 

La  guerre  civile  manque  des  stimulants  patriotiques.  L'ar- 
deur des  troupes  ne  peut  être  maintenue  que  par  une  forte 
propagande,  et  par  des  organisations  spéciales  de  volontaires. 
Trotski  dispose,  à  cet  effet,  soit  d'anciens  détachements  rouges 
réorganisés  en  régiments  de  formation  régulière,  soit  de 
nouveaux  détachements  spéciaux.  Les  régiments  288  et  289 
(anciens  otriads  des  villes  de  Briansk  et  Koursk)  sont  des 
exemples  de  la  première  catégorie,  le  détachement  Kachérine 
de  la  seconde. 

Le  gouvernement  sibérien,  en  se  laissant  inspirer  par  la 
mission  anglaise,  a  probablement  voulu  recourir  aux  mêmes 
expédients.  Il  a  décidé  de  revêtir  des  belles  pièces  d'équi- 
pement, que  le  général  Knox  lui  apporte,  non  les  troupes 
aguerries,  en  haillons,  qui  lui  ont  conquis  la  Sibérie,  mais 
la  plus  jeune  classe.  Convaincu  —  conviction  d'intendants  — 
que,  bien  armés-  et  convenablement  nourris,  ces  paysans 
mobilisés  formeraient  un  corps  d'élite,  on  leur  a  collé,  à  tous, 
sur  la  manche  gauche,  les  chevrons  noir-rouge  des  a  oudar- 
niki )),  et  à  certains  groupements  les  têtes  de  mort  des  vieux 
briscards  de  191 7.  Un  régiment,  particulièrement  bien  soigné, 
qui  faisait  au  champ  de  parade  de  lékatérinbourg  la  plus 
admirable  impression  sur  la  société  élégante  de  la  ville,  reçut, 
avant  que  ses  membres  eussent  senti  l'odeur  de  la  poudre,  le 
nom  de  «  Régiment  immortel  du  général  Gaïda  ».  Les  dames, 
enthousiasmées  à  la  vue  des  beaux  jeunes  officiers,  qui  s'y 
étaient  laissé  incorporer,  après  avoir  tardé  pendant  un  an 
à  aller  s'enrôler,  applaudirent  à  ce  nom,  que  les  plus  anciens 
régiments  russes,  de  Préobrajenski  et  d'Ismaïlofski,  n'ont 
jamais  porté.  Les  gens  sérieux  —  très  peu  nombreux  — 
se  crurent  transportés  en  plein  vaudeville. 


EN      SI    H    i:    i(    1    !•: 


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r^,  —  Le  Régiment  immmortel  et  les  régiments  quelconques. 

Atchitskoe,    le    4   juillet    1919. 

La  3^  division,  commandant  Rakitine,  se  trouve  à  cheval 
sur  la  chaussée  Koungour-ïékatérinbourg.  Elle  est  flanquée, 
au  Nord  par  le  Régiment  immortel,  au  Sud  par  le  reste  du 
corps  d'attaque. 

Une  poussière  jaune  et  lourde  flotte  dans  une  atmosphère 
sans  vent.  Sur  la  chaussée,  se  presse,  entre  de  triples  rangées 
d'arbres,  un  interminable  cortège  militaire  :  les  réserves 
d'infanterie  dans  leur  marche  irrégulières  et  dispersée,  les  esca- 
drons impassibles  et  minutieusement  alignés,  les  batteries, 
gueules  en  bas,  et  les  innombrables  charrettes  formant  le 
train  de  tout  un  corps  d'armée.  Et  personne  qui  s'étonne 
de  cette  retraite  devenue  chronique.  Le  flegme  russe  ralentit 
parfois  les  avances,  il  conduit  toujours  admirablement  les 
retraites. 

Je  trouve  enfin,  à  Atchitskoe,  le  capitaine  Rakitine,  com- 
mandant la  3"  division.  La  situation,  dans  ce  secteur  du  front, 
semble  entrée  dans  une  phase  tragique  et  probablement 
définitive.  Pendant  une  manoeuvre  d'enveloppement  de  deux 
régiments  ennemis,  le  Régiment  immortel,  ayant  pour  tâche 
de  rester  dans  ses  positions,  a  subitement  fléchi.  Les  déta- 
chements de  cavalerie,  envoyés  pour  en  déterminer  la  posi- 
tion actuelle,  en  signalent  des  débris  jusqu'à  35  kilomètres 
d'ici.  Les  éclaireurs  ennemis  entrent  par  les  vides  qu'ils 
ont  laissés  dans  notre  front. 

Rakitine  a  groupé  trois  régiments  en  dcmi-cercle  autour  du 
village.  Le  général  Grévine,  qui  espère  boucher  le  trou  avec 
une  division  de  cavalerie  qu'on  a  mise  à  sa  disposition,  ordonne 
que  la  3®  division  reste  dans  ses  positions. 

Dans  la  nuit  tombante,  nos  mitrailleuses  crépitent  donc, 
à  3  kilomètres  de  notre  état-major.  Un  léger  scandale  dans 
la  rue  :  un  colonel  et  trois  oITîciers  subalternes,  ivres,  bous- 
culent  les  passants.    Ce   sont    le   chef   du   57*   régiment  avec 


364         LA       GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

ses   officiers,    qui    ont   su    se   procurer    de    l'alcool    gouverne- 
mental. 

Un  petit  groupe  de  soldats,  appartenant  au  Régiment 
immortel,  conduits  par  deux  jeunes  officiers,  dépassent  le 
fanion  de  notre  division,  sans  venir  demander  des  instructions 
au  commandement.  On  les  rappelle  et  on  les  accable  de  remar- 
ques sarcastiques.  En  fuite  depuis  midi,  ils  se  sont  rassemblés 
quelque  part,  et  ils  promènent,  fatigués,  mais  non  glorieux, 
par  monts  et  chemins,  les  magnifiques  insignes  de  «  ceux 
qui  se  sont  voués  à  la  mort».  Il  faut  en  convenir:  si  leur 
régiment,  reculé  sans  pertes,  ne  parvient  pas  à  l'immortalité, 
ce  ne  sera  pas  la  faute  de  ses  hommes  et  officiers  :  ils  ont 
fait  tout  ce  qui  était  possible  pour  y  arriver. 

Atchitskoe,  le  5  juillet  1919. 

A  4  heures  du  matin  les  bombardements  se  font  à  nou- 
veau entendre.  En  suivant  la  chaussée,  qui  mène  vers  une 
vallée,  je  trouve  nos  officiers  et  soldats  couchés  dans  de 
petites  fosses  individuelles,  dont  la  longue  série  traverse  un 
champ  de  blé.  Chacun  est  à  son  poste.  Les  officiers  sont  sales 
et  déguenillés,  les  soldats  en  loques.  Ils  :::/iontrent  peu  d'en- 
train, après  les  incessantes  retraites,  mais  leur  obéissance  est, 
dans  les  circonstances,  une  qualité  inappréciable.  Le  soldat 
russe  n'a  pas  besoin  de  costumes  superbes  pour  bien  se  battre, 
et  même  a-t-on  tort  de  trop  s'écarter,  pour  lui,  des  uniformes 
nationaux,  de  la  longue  culotte,  des  bottes  hautes  aux  semelles 
minces,  et  de  la  blouse  large  d'une  étoffe  forte  et  rude,  mais 
qui  sied  bien  à  son  corps  grossièrement  taillé  et  solide.  Peut- 
être  aussi  les  tuniques  anglaises,  plus  coquettes  et  soignées,  en 
le  transformant  en  un  objet  de  parade,  choyé  par  les  états- 
majors,  l'ont-elles  dégagé  des  duretés  et  misères  du  front, 
et  attaché  —  plus  qu'il  ne  l'est  permis  à  un  soldat  russe  —  à 
la  vie. 

Ces  sans-culottes,  qui  se  battent  depuis  un  an,  et  qu'on 
laisse  souvent  sans  pain  et  sans  les  moindres  commodités 
de  la  vie,  on  ose  à  nouveau  les  envoyer  à  la  ligne  de  feu, 


SIBERIE 


365 


sans  armes.  La  division  oiî  je  me  trouve  a  reçu,  pour  com- 
pléter son  effectif,  dès  le  i5  mai,  2.100  hommes  qu'on  avait 
jusque-là  employés  aux  travaux  du  chemin  de  fer  Sarapoul- 
Krasno-Oufîmsk.  Ils  arrivaient  non  seulement  sans  fusils,  mais 
n'en  avaient,  pour  la  plus  grande  partie,  jamais  eu  entre  les 
mains.  Le  i"  juillet,  la  division  du  capitaine  Rakitine  en  reçut 
i.5oo  autres,  mieux  exercés,  mais  toujours  sans  fusils.  Et  les 
temps  ont  passé,  où  on  put  voir  cet  héroïque  et  admirable 
soldat  russe  suivre,  sans  armes,  sous  les  feux  de  barrage,  les 
vagues  avancées,  pour  recueillir  sur  ses  camarades  morts  et 
blessés  les  fusils,  afin  de  pouvoir,  à  son  tour,  se  battre  pour 
sa  mère,  la  Très-Grande  et  Très-Sainte  Russie  C)- 

Pour  les  mitrailleuses,  on  se  heurte  aux  mêmes  maux  :  dans 
la  3®  division,  le  capitaine  Rakitine  me  montre,  dans  un  régi- 
ment, 6,  dans  deux  autres  3  et  4  mitrailleuses  en  bon  état. 
On  réclame,  depuis  six  mois,  inutilement,  des  pièces  de 
rechange  pour  celles  qui  sont  défectueuses.  Les  hommes, 
comme  une  grande  partie  des  officiers,  souffrent  terriblement 
de  la  gale,  n'ayant  jamais  reçu  les  sous-vétements  que  leur 
envoyait  Omsk  sans  en  contrôler  la  distribution.  Pendant  les 
derniers  six  mois,  le  corps  d'armée  tout  entier  n'a  reçu  pour 
ses  officiers,  comme  vêtements,  que  mille  paires  de  bretelles  : 
le  reste  a  disparu  entre  Omsk  et  le  front  ("). 

Jamais  plus  de  sucre  ou  de  tabac,  depuis  qu'on  se  retire  et 
que  les  provisions  de  l'ennemi  ne  tombent  plus  dans  nos 
mains.  Quelques  officiers  ont  su  s'en  procurer  de  petites 
quantités,  par  des  parents  civils,  qui  en  ont  acheté  aux  inten- 
dants de  l'armée  C). 


(^)  On  comprondra  niioux  la  scandalotiso  néplipence  —  ou  pis  — 
des  services  d'intendance,  en  sachant  que  l'armée  de  Koltehak 
compte  un  surplus  de  So.ooo  fusils. 

(^)  On  a  envoyé  d'Omsk  vers  un  seul  C.A.  4o.ooo  collections  d'effets 
et  du  drap  pour  3o.ooo  costumes.  Rien  de  cela  n'est  arrivé.  Les  ser- 
vices d'intendance  ont  envoyé  d'Omsk  à  l'armée  Soo.ooo  paires  de 
souliers,  dont  la  plus  prande  partie  a  été  vendue  en  route. 

(')  D'un  énorme  envoi  de  tabac,  acheté  à  Kharbine  pour  le  fr^nt, 
85  %  a  été  vendu  en  route  par  les  oiriciers  roudncleurs  du  transport, 
et  le  reste  égaré  aux  états-majors.   El  ainsi  de  suite. 


366         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

En  plus  haut  lieu,  on  ne  s'occupe  pas  non  plus  des  promo- 
tions et  décorations,  mettant  en  relief  les  actions  declat,  et 
constituant  des  preuves  vivantes  de  la  confraternité  entre  la 
troupe  qui  souffre  et  se  sacrifie  et  le  pouvoir  qui  veille,, 
observe  et  encourage. 

Le  capitaine  Rakitine,  nommé  au  commandement  de  &a 
division,  pour  actions  d'éclat,  porte  les  insignes  de  son  grade 
pendant  déjà  une  année  d'un  service  dur  et  brillant.  Les 
six  ou  sept  propositions  par  le  général  Grévine,  pour  le  grade 
de  lieutenant-colonel,  sont  restées  sans  réponse.  Par  contre, 
un  lieutenant-colonel,  commandant  un  régiment  de  la  3* 
division,  et  servant  donc  sous  les  ordres  de  Rakitine,  proposé 
au  G.  E.  M.  pour  le  grade  de  colonel,  a  immédiatement  reçu 
son  brevet.  Quant  aux  praporchtcliiks,  sur  lesquels  pèse  le  poids 
entier  de  la  guerre,  pour  eux  ni  promotions,  ni  décorations. 
Ils  savent  parfaitement  que  ces  faveurs  sont  réservées  à  leurs 
camarades  d'Omsk,  Irkoutsk,  Kharbine  et  Vladivostok. 

Le  chef  du  régiment  que  je  trouve  là,  sur  la  route  de  Koun- 
gour,  des  deux  côtés  débordé  par  l'ennemi,  à  son  poste,  est 
un  des  mille  enfants  perdus  de  l'armée,  qu'on  oublie  dans  un 
poste  que  peu  ambitionnent.  Ancien  soldat  de  i9i4,  promu 
praporchtchik  après  nombre  d'actions  d'éclat,  il  me  semble 
personnifier  toute  une  classe  énergique,  saine,  ambitieuse,  en 
étroit  contact  avec  les  couches  inférieures  de  la  populace,  dis- 
posée à  acclamer  chaque  régime  prêt  à  abandonner  certains 
détestables  privilèges  et  à  détruire  certaines  confréries  dans 
l'armée,  et  qu'on  pourrait  utilement  opposer  à  la  classe  des 
communistes,  qui  constitue  la  force  de  l'armée  bolcheviste. 

Ce  sont  lui  et  ses  camarades,  sales,  déguenillés,  atteints  de 
gale,  ne  disposant  d'aucuns  des  adoucissements  de  la  vie, 
négligés  pendant  les  transports,  mal  soignés  au  régiment,  et, 
s'ils  sont  blessés,  maltraités  sur  les  tables  d'opération,  par 
des  médecins  auxquels  on  ne  fournit  ni  instruments  ni  médi- 
caments, ce  sont  ces  chiens  galeux  du  régime,  qui  en  sont 
l'unique  soutien,  et  chez  lesquels  on  a  réussi  à  éteindre,  par 
une   longue  série  de   fautes  et  de  négligences,    le   feu   sacré. 


EN       SIBERIE 


367 


que  les  Tchèques  avaient  allumé,  et  qu'une  ardente  et  éner- 
gique jeunesse  avait  entretenu  dans  la  troupe. 

8.  —  On  les  aura  quand  même  !  —  Pourquoi  les  Oudarniki 
ont-ils   reculé  ?   conversation   entre   anciens   collègues. 

lalima,  le  5  juillet  1919. 

Enfin,  à  8  heures,  le  général  Grévine  autorise  la  retraite 
des  trois  régiments  en  position  devant  Atchitskoe.  La 
manœuvre,  où  le  général  Gaïda  avait  assigné  un  rôle  si  impor- 
tant au  corps  d'attaque,  est  donc  abandonnée.  On  essaiera 
demain  un  grand  coup  vers  Koungour,  que  le  général  Pépe- 
laïef  dirigera  en  direction  Sud-Ouest,  et  un  autre  dans  la 
même  direction,  mais  sortant  de  la  voie  ferrée  entre  Koungour 
et  lékatérinbourg.  On  jettera  en  même  temps  une  (Mitière 
division  de  cavalerie  dans  la  région  des  forêts  au  Nord  d'At- 
chiskoe. 

Ces  grands  projets  d'en  haut  trouvent  chez  nos  officiers 
un  accueil  remarquable.  Les  cœurs  sont  ranimés  de  nouvelles 
espérances  que  d'autres  troupes  inspirent,  dans  d'autres 
secteurs  du  front.  - 

—  Quelle  belle  manœuvre!  Peut-elle  ne  pas  réussir? 

—  Les  rouges  sont  fichus  cette  fois  Vous  verrez  encore  des 
choses  remarquables  I 

Mais  on  ne  s'en  sent  pas  en  meilleur  état  de  se  battre. 

—  Nous  mêmes,  que  pourrions-nous  faire,  avec  trois  ou 
quatre  mitrailleuses  par  régiment  1  m  En  escomptant  déjà 
l'inévitable  succès  quelque  part  au  Nord,  on  se  prépare  à 
un  nouveau  recul  dans  notre  secteur,  et  on  répond  à  mes 
observations   sarcastiques  : 

—  Tout  cela  ne  signifie  rien.  Nous  reculerons  bien  peut- 
être  encore  mille  kilomètres.  Ensuite  ce  sera  leur  tour  :  nous 
leur  mettrons  le  pied  dans  le  derrière,  sur  deux  mille. 

Une  musique  joyeuse  monte  de  lu  Nalléi'  :  Slcnho  l\(i:ini'. 
Alla  Verdi,  Sopki  Mandchoury,  1rs  nniii-s  hrilli'iil  nu  stdi'il. 
etc.,   tout  y   passe.   Cela   signifie-t-ii   un   succès,    un   motif  de 


368         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

joie  ?  Au  contraire  :  c'est  le  lo*  régiment  qui  approche, 
cuivres  en  tête,  et  le  seul  régiment  de  notre  division  ayant 
connu  un  moment  de  recul  involontaire,  et  donc  écarté  du 
front  C)-  Les  clairons  éclatent,  les  clarinettes  sifflent,  les 
tambours  bourdonnent,  les  badauds  accourent  émerveillés,  ot 
même  la  paysanne  qui  nous  sert,  toute  en  pleurs  parce  que 
les  rouges  lui  reprendront  ses  dernières  vaches,  essuie  ses 
larmes,  et  sourit. 

Eh  bien,  cette  incompréhensible  bonne  humeur  est  peut- 
être  ce  qu'il  y  a  encore  de  mieux  dans  ces  tristes  circons- 
tances. S'il  faut  bien  y  voir  ce  que  l'optimisme  dans  l'adver- 
sité) cache  généralement  d'aveuglement  ou  de  lâcheté,  on 
peut  s'en  consoler  :  la  veulerie  sauve  du  désespoir,  et  les  esprits 
restent  intacts. 

Vers  midi,  deux  régiments  de  cavalerie  passent  vers  le  Nord 
prendre  d'inutiles  positions  de  combat.  Tout  le  long  de  la 
chaussée,  les  cuisines  de  campagne  et  des  centaines  de  casse- 
roles, sur  de  petits  bûchers,  répandent  de  délectables  odeurs. 
Parmi  les  groupes  de  nos  sans-culottes  se  trouvent  partout 
assis,  venus  de  Dieu  sait  oii,  sans  sacs  ni  fusils,  les  jeunes  et 
solides  soldats  du  Régiment  immortel.  Ils  ont  jeté  en  route 
les  forts  souliers  anglais,  solides,  aux  semelles  puissantes 
mais  dures,  qui  leur  cassent  la  peau  du  pied,  et  ils  portent, 
tant  qu'ils  ont  pu  s'en  procurer,  de  simples  «  valinki  »  ou 
((  lapti  ))  (^).  Quelques-uns  ne  portent  que  des  sous- vête- 
ments. 

—  Pensez-vous,  me  disent-ils,  que  nous  désirons  tomber 
dans  les  mains  des  bolcheviks  en  ces  costumes  neufs,  portant 
les  insignes  des  oudamiki.»^ 

Et  c'est  l'explication  de  l'énigme  que  me  pose  aujourd'hui 
un  major  anglais,  officier  de  valeur,  n'ayant  aucune  expérience 
des  Russes  et  attaché  spécialement  au  corps  d'attaque  : 


(^)  Dans  ce  régiment  les  officiers  ne  réussissent  pas  à  se  faire  com- 
prendre des  soldats,  pour  75   •"'    composés  de  Tchérémisses. 
(-)  Bottes  de  feutre,  et  pantoufles  d'écorce  de  tilleul. 


^^6% 


Unique  moyen  de  tnin^port  pom-  le  Iniin  d'un  Ç..A.  l.a  ri\ière  nnliiiik 


*l 


V' 


Soldats  de   Kollcliak  «  îi   fuilr.     .Juin    IMIH,   Nord  d'Oiifa.) 


EN       SIBÉRIE  369 

—  D'où  vient-il  que  ces  gens,  jeunes  et  solides,  supérieure- 
ment équipés,  tout  comme  les  meilleures  troupes  européennes, 
se  conduisent  d'une  façon  si  inattendue? 

Je  lui  réponds  : 

—  Ces  pauvres  mobilisés,  partis  sans  enthousiasme,  et  nul- 
lement disposés  au  martyre,  promus  héros  par  les  intendants, 
acclamés  pour  la  bravoure,  à  laquelle  les  a  prédestinés  la 
société  élégante  de  Perm  et  lékatérinbourg,  ont  bien  compris 
au  front  —  et  d'ailleurs  la  propagande  bolcheviste  le  leur 
a  fait  entendre  —  ce  que  l'uniforme  anglais,  et  surtout  les 
chevrons  noir-rouge  et  les  têtes  de  mort  signifieraient  pour 
eux,  s'ils  tombaient  dans  les  mains  de  l'ennemi.  Ceux-ci  par- 
donnent parfois  aux  mobilisés  de  l'armée  sibérienne  de  se 
battre  contre  «  leur  classe  »,  mais  ils  ont  sans  doute  préparé 
de  nouvelles  tortures  pour  ces  «  volontaires  »,  ces  «  héros  », 
ces  «  régénérateurs  de  la  Russie  »,  prêts  à  «  succomber  plutôt 
qu'à  céder  ».  Ainsi,  en  attifant  théâtralement  ces  malheureux 
pour  des  sacrifices  héroïques,  les  a-t-on  préparés  pour  des 
fuites  ignominieuses. 

Biscrtskoe,    le   6    juillet    1919. 

Ce  matin,  le  général  Grévine  essaye  de  regrouper  ses  forces. 
Une  trentaine  d'hommes  viennent  de  désarmer  le  Régiment 
immortel.  Le  i"  régiment  du  corps  d'attaque,  qui  s'est  un  peu 
mieux  conduit  —  ses  soldats  portent  les  chevrons  noir-rouge, 
mais  non  les  têtes  de  mort  —  a  été  posté  le  long  de  la  rive 
gauche  du  Disert  jusqu'à  Krasno-Oufimsk.  La  4"  division  de 
cavalerie,  chargée  hier  de  remplacer  le  Régiment  ininiortel, 
a  été  reçue  par  un  feu  de  mitrailleuses,  et  a  dénnitivemcnt 
rebroussé  chemin. 

A  II  heures,  je  visite  le  malheureux  état-major  du  corps 
d'attaque  qui,  au  lieu  de  rester  au  milieu  des  combat- 
tants pour  les  enflammer,  selon  les  traditions  dos  oudarniki, 
occupe  gravement  tout  un  terrain  quoique  part  en  arrière, 
d'où  il   lui  est  impossible  de  diriger  les  combats.   Le  colonel 

24 


370  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Stepanof  me  raconte   que  son    i*""  régiment  a   été   réparti   en 
petits  paquets  sur  un  front  de  lo  kilomètres. 

—  Et  vos  réserves  ? 

—  Je  n'en  ai  pas.  J'ai  à  peine  assez  du  régiment  pour  garder 
lo  kilomètres  d'une  rivière  presque  partout  guéable. 

Au  lieu  de  masser  le  régiment  en  deux  ou  trois  groupes 
de  manœuvre,  tenus  en  liaison  avec  quelques  patrouilles 
montées,  qui  parcourraient  la  rive,  Stepanof  a  disséminé 
ses  hommes  en  cinquante  petits  détachements,  prêts  à. être 
bousculés  par  la  première  colonne  rouge  qui  traverserait  le 
fleuve. 

Je  me  jette  en  selle  pour  examiner  la  situation,  mais  j'ai 
à  peine  fait  cinq  ou  six  verstes  que  je  rencontre  les  premiers 
groupes  des  fuyards  :  le  Bisert  est  traversé,  les  «  noir- rouge  ^) 
sont  de  nouveau  en  retraite.  En  relongeant  la  voie  ferrée, 
je  passe  d'abord  le  train  du  colonel  Stepanof,  et  je  l'avertis 
de  cette  nouvelle  défaite  :  il  n'en  savait  rien,  mais  je  crains 
qu'il  ne  s'y  attendît. 

Un  quart  d'heure  après,  je  rentre  chez  le  général  Gré- 
vine  : 

—  Vous  n'avez  qu'à  décamper,  mon  général  1  Les  rouges 
pourront  être  ici  dans  quelques  heures. 

Il  se  mit  à  rire  : 

—  Ah  !  diable,  les  oudarniki  nous  ont  à  nouveau  lâchés  .►* 
Ça  ne  m'étonne  pas.  Mais  le  danger  n'est  pas  pressant.  Mes 
propres  troupes  tiendront  bien  encore  un  jour.  Ce  que  je 
crains  pour  le  moment,  c'est  que  les  salauds  aient  pris  ia 
fuite,  sans  avoir  préalablement  coupé  les  fils  de  téléphone. 
Allons  à  l'appareil  prévenir  que  les  bolcheviks  causent  direc- 
tement avec  lékatérinbourg. 

En  route,  le  général  Grévine  me  dit  avoir  reçu  du  général 
Gaïda  l'ordre  de  restituer  au  colonel  Stepanof  toutes  les  armes 
qu'il  venait  de  faire  prendre  au  Régiment  immortel.  Il  a 
riposté  par  la  prière  de  le  débarrasser  définitivement  du  corps 
d'attaque.  , ,  ' 


EN        SIBÉRIE  371 

Nous  sommes  à  peine  entrés  au  cabinet  du  chef  d'élat-major 
que  la  sonnerie  retentit.  Le  colonel,  chef  d'état-major,  prend 
l'appareil  : 

—  Qui  est  au  téléphone  ?  —  Silence.  La  question  est 
répétée. 

—  Paroutchik  N.  de  1  ctat-major  de  la  3"  division.  (Cet 
officier  n'existe  pas.) 

—  Bonjour,   que  puis-je  faire  pour  vous  ? 

Suit  une  conversation  animée  :  questions  sur  nos  effectifs, 
nos  projets,  et  réponses  de  plus  en  plus  décousues.  Le  général 
Grévine,  qui  souffle  les  informations,  se  tient  les  côtes  de 
rire.  Après  quelques  minutes,  notre  interlocuteur,  s'aperce- 
vant  d'être  dupe,  éclate  en  jurons  et  insultes  vigoureuses, 
que  le  colonel  transmet  fidèlement  à  son  chef,  non  sans  y 
répondre  par  des  expressions  non  moins  poivrées.  Enfin  on 
calme  ses  transports.  L'interpellateur  n'est  autre  que  le  chef 
de  l'état-major  de  la  26"  divsion  soviétique,  sans  doute  un 
officier  breveté,  oui  ou  non  forcé  de  servir  la  cause  rouge. 

Notre  colonel  remarque  : 

—  Cela  ne  va  pas  mal  chez  vous  ! 

—  Je  vous  remercie,  nous  sommes  contents. 

—  Et,  dites-moi,  puisque  nous  causons  si  agréablement  : 
que  dites-vous  de  nos  oudarniki  ? 

—  Excellentes  troupes,  que  nous  aimons  beau?oup.  C'est 
toujours  un  véritable  plaisir  de  les  attaquer  :  ils  fichent  inva- 
riablement le  camp  !  N'oubliez  pas,  surtout,  de  nous  les 
opposer  à   la  prochaine  occasion  I 

Le  général  Grévine,  qui  se  tord  de  rire,  nie  dit   : 

—  Vous  l'entendez,  nous  ne  sommes  pas  les  seuFs  à  admirer 
nos  oudarniki  nouvellement  cuisinés.  L'ennemi  est  d'accord 
avec  nous  ! 

9.  —  Un  bie>fait  de  i/autoch  \i  ir . 

nisfMlskiic.   |o  (1    juillet    1910. 
En   rctoiiriniul   h  mon  wa^oii,  je  vois  un   noinltic  do  soldats 
couchés  sur  l'herbe,   ronflanf  h   Ino-lric,    les  faces  congestion 


372         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

nées.  D'autres  titubent  dans  la  forêt,  avec  les  jeunes  pay- 
sannes, que  les  puissantes  rations  d'alcool  ont  attirées.  Ce& 
ivrognes  forment  la  garde  (okhrana)  de  l 'état-major.  La 
fusillade  au  front  est  facilement  distincte.  L'orgie  a  duré 
toute  la  nuit,  et  il  est  heureux  que  le  front  n'ait  pas  fléchi 
et  livré  passage  à  un  détachement  audacieux,  qui  aurait  sabré 
l'état-major  tout  entier. 

Le  plus  considérable  service  que  le  tsar  Nicolas  II  ait  rendu 
à  son  peuple  a  été  l'interdiction  de  la  vente  de  la  vodka.  On 
n'exagère  pas,  en  prétendant  qu'il  ne  faut  pas  moins  que  le 
pouvoir  d'une  autocratie  presque  absolue  pour  que,  dans  une 
société  moderne,  le  peuple  puisse  bénéficier  d'une  semblable 
mesure.  Parlements  ou  gouvernements,  fondés  sur  des  com- 
promis de  partis,  ne  pourraient  peut-être  s'élever  jusqu'aux 
excès  du  bien.  Ils  obéissent  aux  instincts  des  partis  dont  ils 
dépendent,  ou  représentent  de  puissants  intérêts,  au-dessus 
desquels  ils  ne  peuvent  s'élever. 

Le  fléau  de  l'alcoolisme  en  Russie  est  tel  qu'il  ne  trouve  sa 
comparaison  dans  aucun  autre  pays.  L'ivresse  prend  ici  sou-' 
vent  des  formes  terribles  et  maladives.  Quiconque  a  vu,  comme 
moi,  pendant  la  révolution,  les  délires  et  les  scandaleux  excès 
d'une  foule  qui  s'était  emparée  d'une  cave  de  palais,  ou  d'un 
régiment  qui  avait  pu  mettre  la  main  sur  quelques  tonneaux 
d'eau-de-vie,  conviendra  que  l'alcoolisme  russe  est  pire  qu'une 
dangereuse  habitude  :  une  peste  contagieuse  et  funeste. 

Dans  de  tels  pays,  où  les  usages  et  la  morale  courante  ne 
s'opposent  pas  à  des  vices  qu'on  se  plaît  à  considérer  comme 
d'innocentes  faiblesses  nationales,  on  a  besoin  d'un  gouver- 
nement, po^ivant  non  seulement  imposer  sa  volonté  au  peuple, 
mais  empruntant  ses  pouvoirs  à  son  seul  prestige. 

La  vente  de  la  vodka,  défendue  d'abord  pour  la  période  de 
mobilisation,  puis  pour  la  durée  de  la  guerre,  a  été  finalement 
interdite  pour  toujours  par  décret  impérial  du  28  septembre 
1914.  Des  milliers  de  lettres,  adressées  au  tsar,  rédigées  de  ce 
ton  familier  et  touchant  qui  caractérise  le  genre  d'affection 
patriarcale    que    la    presque    totalité    de    la    nation    ressentait 


s    I    B     i:    R    T    E 


373 


pour  l'empereur  —  j'en  ai  eu  quelques-unes  sous  les  yeux  — 
évoquaient  en  images  précises  le  bonheur  que  l'interdiction 
apportait   au   pays. 

Avec  la  vente  de  la  vodka  s'éteignit  en  même  temps  sa 
production.  L'empereur  fut  d'ailleurs  vigoureusement  secondé 
par  des  chefs,  dont  le  pays  retiendra  un  souvenir  éternel. 
Broussilof,  entre  autres,  fit  détruire  les  citernes  et  toutes  les 
machines  pour  la  distillation  de  ralcool  dans  l'entier  rayon  de 
ses  armées.  Quelques  vieux  officiers  se  plaignaient  parfois 
hautement  de  cette  abstention  qu'ils  prétendaient  insuppor- 
table, mais  on  ne  les  écoutait  pas  :  la  sobriété,  tout  comme  la 
chasteté,  est  un  mal  réconfortant. 

Ce  fut  seulement  en  juillet  1917,  que  je  vis  dans  l'armée 
russe  des  cas  d'ivresse  en  masse,  et  encore  s'était-on  enivré 
dans  les  caves  autrichiennes  de  Galicz.  Vers  la  même  époque, 
les  journaux  russes  signalèrent  d'horribles  ivresses  dans  toutes 
les  villes  de  Russie,  suivies  de  massacres.  On  pouvait  même 
se  demander  si  ces'  foules  mues  par  des  colères  théâtrales  et 
frénétiques,  parcourant  les  quartiers  riches,  étaient  poussées 
par  la  seule  soif  de  la  liberté. 

Le  décret  impérial  contre  la  consommation  des  liqueurs 
alcooliques,  maintenu  et  renforcé  par  le  gouvernement  bol- 
cheviste  —  autre  autocratie  —  C)  a  été  abandonné  par  celui 
d'Omsk.  En  face  des  énormes  provisions  de  vodka,  amassées 
en  Sibérie,  ce  gouvernement  a  cru  devoir  permettre  de  nou- 
veau la  vente,  restreinte  seulement  par  la  fixation  d'un 
maximum  par  tête  cl  par  mois,  et  la  défense  absolue  pendant 
la  période  de  mobilisation.  Mais  le  gouvernement  ne  pourrait 
ignorer  que  l'esprit  du  bolchevisme  a  tellement  gagné  toutes 
les  classes  de  la  population,  qu'aucune  défense  ou  restriction 


(^)  La  vente  et  la  consommation  d'alcool  sont  punies,  chez  les 
rouges,  par  la  peine  de  mort.  J'ai  visité,  à  Oufa,  la  maison  qu'avait 
habitée  une  veuve,  fusillée  sur  ordre  des  commissaires,  pour  avoir 
fabriqué  de  la  «  samagonka  »  .  La  sobriété  des  chefs  bolchevisles  — 
pour  une  grande  partie  Israélites,  petits  buveurs  —  est  un  fait  re- 
connu. 


374         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

n'y  ferait  rien  C)-  Fonctionnaires  préposés  aux  ventes,  con- 
trôleurs, tous  cèdent  à  la  soif  illimitée  qu'exhale  le  pays. 
Pendant  les  périodes  de  mobilisation,  à  Omsk  et  Novo-Nico 
laievsk,  il  a  été  possible  de  se  procurer  en  plein  marché,  et 
presque  dans  les  «  magasins  de  vin  du  gouvernement  », 
toute  quantité  voulue  de  vodka. 

On  assiste  donc  dans  toutes  les  villes  sibériennes,  depuis 
l'avènement  du  régime  actuel,  à  des  scènes  qu'on  n'avait 
plus  vues  depuis  août  I9i4,  et  auxquelles  le  bolchevisme 
avait  déshabitué  le  pays. 

Mais  surtout  au  front  l'alcool  a  fait  des  ravages.  Le  gouver- 
nement est  coupable,  et  non  ces  hommes  de  caractère  souvent 
si  faible,  énervés  par  la  vie  des  camps  et  des  combats  mal- 
heureux. Je  considère  comme  une  des  raisons  non  négligeables 
des  succès  de  l'armée  sibérienne,  en  mars  et  avril,  le  manque 
de  boissons  alcooliques  dans  les  villes  et  villages  qu'on  pre- 


(2)  J'eus  à  ce  sujet  une  conversation,  en  février  1919.  f^ec  le 
ministre   S...,    faux   esprit.    Je   lui   demandai  : 

—  Quels,  motifs  ont  guidé  votre  gouvernement  à  la  réintro- 
duction de  "la  vente  de  la  vodka  ?  Tout  le  monde  sait  quelles  pro- 
portions prend,  dans  votre  malheureux  pays,  l'abus  des  boissons  alcoo- 
liques. 

—  Plusieurs  raisons  ont  déterminé  notre  attitude.  D'abord  la 
pénurie  dans  laquelle  se  débat  le  gouvernement.  Ensuite,  nous  nous 
trouvons  en  face  d'une  fabrication  de  vodka,  la  «  samagonka  » ,  par 
les  paysans  mêmes.  L'alcool  y  est  mêlé  à  des  alcools  supérieurs  nui- 
sibles à  la  santé,  et  le  gouvernement  a  cru  mieux  d'y  substituer  un 
alcool   pur  et  moins  offensif. 

—  Mais  pourquoi  ne  pas  en  défendre  tout  à  fait  la  fabrication  et  la 
vente  ?  Pourquoi  ne  pas  punir,  comme  le  font  les  rouges,  les  paysans 
coupables  de  fabrication  clandestine  ?  Il  vous  est  connu  que  Trotski  y 
a  mis  comme  sanction  pénale  la  mort. 

—  Ce  serait  impossible.  Calculez  combien  de  gendarmes  il  nous 
faudrait.  Le  paysan  fera  toujours  de  la  samagonka  et  on  boira  donc 
toujours  de  l'alcool  en  Sibérie.  Ici,  je  touche  à  notre  principal  argu- 
ment. En  en  défendant  au  citoyen  la  consommation,  celui-ci  se  trou- 
verait en  contradiction  flagrante  avec  la  loi.  Nous  l'habituerions  à  un 
état  d'âme  funeste  chez  un  citoyen  :  celui  de  se  trouver  coupable  et 
en  transgression  de  la  loi.  Mieux  vaut  permettre  ce  que  nous  ne  pour- 
rions prévenir. 

—  Votre  argument  est  on  ne  peut  plus  ingénieux.  De  Liguorî  lui- 
même  n'intercéderait  avec  plus  de  ménagements  pour  le  pécheur.  Ne 
pouvant  éliminer  de  votre  nouvelle  société  la  concussion  et  le  vol,  les 
autoriserez-vous,  en  vous  laissant  inspirer  par  votre  jurisprudence 
préventive  ? 


EX        SI     H     E     H     I     E 


37; 


nait,  après  que  les  rouges  y  eurent  introduit  leurs  mesures 
draconiennes.  En  se  retirant,  les  troupes  de  Koltchak  trouvent 
«  chez  eux  »  des  provisions  immenses,  plus  qu'il  ne  faut  pour 
tuer  les  dernières  ressources  de  l'énergie,  et  accélérer  l'épou- 
vantable défaite. 

lo.  —  Scènes  de  retraite.  —  Accidents  de  chemin  de  fer. 

lékatérinbourg,  le  i3  juillet   1919. 

Dans  ce  paysage  sans  grands  fleuves,  et  oiî  collines  et 
forêts  favorisent  les  coups  de  surprise,  la  retraite  de  nos 
troupes,  habituées  au  recul,  devient  presque  stationnaire. 
Tout  le  monde  semble  infecté  d'une  lassitude  sans  remède. 
Pas  de  pertes  au  front.  L'adversaire  ne  semble  avancer  que 
parce  que  nous  reculons.  Tous  se  consolent,  qu'en  se  retirant, 
ils  restent  intacts,  et  que  celte  fuite  de  plusieurs  centaines  de 
kilomètres  sera  un  jour  arrêtée,  et  qu'alors  nous  passerons 
à  l'offensive.  Mais  on  ne  prévoit  pas  comment  et  où,  et  on 
semble  attendre  une  impulsion  du   dehors. 

A  la  gare  de  Bisertski-Zavod,  où  le  général  Grévine  s'arrête, 
je  fais  accrocher  mon  wagon  au  premier  train  de  matériel, 
qui  roule  dans  la  direction  de  lékatérinbourg. 

Dans  toutes  les  gares,  l'approche  du  front  se  fait  pressentir. 
Les  chemingts  sont  depuis  longtemps  gagnés  aux  rouges,  et 
maintenus  dans  une  attitude  favorable  au  régime  soviétique 
par  les  ouvriers  de  quelques  grandes  usines,  qui,  fortement 
organisés,  passifs,  ne  donnant  aux  cosaques  aucun  prétexte 
d'intervention,  préparent  la  jonction  aux  bolcheviks. 

Les  petits  fonctionnaires  du  chemin  de  fer,  qui  ne  perdront 
rien  au  changement  de  régime,  puisque  les  bolcheviks  savent 
distinguer  parmi  les  «  bourgeois  »  ceux  qui  pourront  servir 
leur  cause,  et  probablement  déjà  gagnés  à  l'armée  victorieuse 
par  d'énormes  pourboires,  ralentissent  le  travail,  commettent 
ouvertement  des  actes  de  sabotage. 

Chaque  gare  a  son  commandant,  en  général  un  jeune  officier 
qui  ne  comprend  rien  à  l'engrenage  compliqué  des  voies,  aignil- 


376  LA      GUERRE       RUSS0-SIBÉRIE>'NE 

lages,  dépôts  de  gare,  d'ailleurs  manquant  de  l'esprit  d'initia- 
tive des  Gaïada,  Semeonof,  Kalmykof,  et  autres  fameux  chefs  de 
bande,  habitués  à  forcer,  revolver  en  main,  l'obéissance  qu'on 
leur  dispute.  On  voit  donc  invariablement,  à  côté  d'une  gare, 
un  jeune  oiïîcier  occupé  à  signer  des  ordres  de  transport  de 
troupes,  de  matériel,  de  blessés,  et  dans  un  autre  bâtiment  de 
la  même  gare,  un  fonctionnaire  mettant  à  chaque  occasion 
des  bâtons  dans  les  roues,  et  ordonnant  sans  cesse  des 
manœuvres  compliquées  sur  toutes  les  voies,  capables  de 
retarder  départs  et  arrivées  des  trains. 

A  la  gare  Droujina,  où  les  deux  voies  de  Krasno-Oufimsk  et 
de  Berdiaouch  vers  lékatérinbourg  se  rencontrent,  je  fais 
accrocher  mon  v^^agon  à  un  train  dont  on  m'a  promis  le  pro- 
chain départ.  On  le  fait,  en  effet,  sortir  de  la  gare,  mais  là 
nous  restons  indéfiniment,  bloquant  l'unique  voie  de  déborde- 
ment pour  les  trains  du  C.A.  Après  quatre  heures  d'attente,  je 
prends  des  informations,  d'abord  chez  l'autorité  militaire,  qui 
se  contente  de  signer  un  nouvel  ordre  d'expédition,  puis  chez 
le  fonctionnaire  du  jour,  qui  profère  des  phrases  désordonnées, 
regorgeant  d'expressions  topographiques  et  techniques,  enfin 
chez  les  fonctionnaires  de  deuxième  et  de  troisième  rang,  qui 
m'éclaircissent  l'énigme.  De  la  direction  de  lékatérinbourg 
approche  un  autre  train,  invisible  par  un  tournant  de  la  voie, 
et  qui,  entré,  après  autorisation  du  même  chef  de  gare  qui  a 
fait  sortir  le  nôtre,  y  touche  presque  du  nez,  depuis  quatre 
heures.  A-t-on  simplement  voulu,  au  bénéfice  des  rouges,  re- 
tarder les  trains  du  C.A.,  ou  avait-on  préparé  une  collision 
qui  aurait  bloqué  définitivement  une  centaine  d'échelons  .^* 
J'entre  chezv  le  chef  de  gare  et  y  prononce  quelques  phrases 
pleines  de  menaces  et  de  bon  sens.  Un  quart  d'heure  plus  tard, 
notre  train  a  été  ramené  en  gare,  celui  d'en  face  y  est  rentré,  et 
le  nôtre  reparti  pour  lékatérinbourg. 

La  ville  est  en  pleine  ébullition.  De  longues  processions  de 
charrettes  vers  la  gare,  et  partout,  sur  les  quais  et  en  plein  air, 
des  campements  de  familles  bourgeoises  et  paysannes,  atten- 
dant leur  tour  de  partir.  Tout  le  monde  est  plongé  dans  la  plus 


SIBERIE 


377 


profonde  stupéfaction,  par  cette  subite  évacuation,  deux  mois 
après  la  préparalion  du  prochain  transfert  des  bureaux  gou- 
vernementaux vers  cette  ville. 

Partout  des  forces  obscures  s'agitent.  Autour  du  chemin  de 
fer  et  des  autres  voies  de  transport,  éclatent  des  révoltes  de  tra- 
vailleurs. Il  y  a  bataille  près  des  provisions  de  farine,  que  les 
cheminots  refusent  de  laisser  évacuer  0).  Dans  la  nuit,  je  dis- 
tingue sur  les  emplacements  de  la  gare,  de  petits  groupes  qui 
chuchotent,  mais  se  dispersent  à  la  vue  de  mon  uniforme.  Je 
rencontre  des  figures  sinistres,  parfois  mi-ivres,  abordant  le 
personnel  inférieur  :  mécaniciens,  chauffeurs,  aiguilleurs,  ran- 
geurs,  conducteurs.  Vers  le  matin,  cinq  personnes,  parmi  les- 
quelles deux  femmes  bien  habillées,  ont  été  arrêtées  et,  con- 
vaincues d'avoir  poussé  au  sabotage,  ont  déjà  subi  le  sort  que 
les  bolcheviks  destinent  aux  propagateurs  de  la  cause  opposée. 

A  I  heure  du  matin,  se  produit,  en  pleine  gare,  une  colli- 
sion qui  brise  quatre  wagons  de  bagages  et  met  deux  voies 
hors  de  service.  Vers  4  heures,  une  autre  collision  a  lieu,  à 
Sg  kilomètres  de  nous,  et  l'unique  voie  entre  lékatérinbourg 
et  Omsk  est,  pour  une  demi- journée,  bloquée.  Ce  ne  sont  évi- 
demment que  de  purs  accidents. 

Cet  incessant  sabotage  est  combiné  avec  un  chantage  systé- 
matique et  on  se  fait  ainsi  payer  de  deux  côtés.  L'ctat-major 
du  général  Diterichs  a  préparé  son  départ,  en  le  cachant  avec 
soin  à  la  mission  française,  et  surtout  aux  habitants,  qu'il 
trompe  sur  la  situation  au  front,  au  point  de  les  abandonner 
à  l'ennemi,  sans  avertissement.  Mais  on  s'en  doute  et,  toute  !a 
nuit,  il  y  a  un  va-et-vient  chez  les  mécaniciens-rangeurs,  pour 
les  pousser  à  ranger  tel  wagon  dans  tel  échelon  dont  on  prédit 


(1)  Partout,  d'importantes  provisions  de  céréales  ont  été  alian- 
donnécs  à  l'ennemi,  et  il  y  a  eu  souvent  lieu  de  douter  que  les  per- 
sonnes responsables,  intendants,  généraux  ehefs  de  Irausjiorls.  pus- 
sent invoquer  la  force  majeure.  IXnant  le  ponf  d'Oiifa,  phisieurs  éche- 
lons de  t>lé,  à  Oufa  0  millions  de  pouds  de  blé  et  /(  millions  de  pouds 
d'avoine  ont  été  abandonnés  aux  rouges  exultants,  et  vendu*  aux 
commerçants  israéliles,  venus  de  Sibérie,  pour  aller  en  faire  le  Iraftc 
en  Russie.  A  Trlieliabinsk,  les  intendants  ont  abandonné,  plus  tard, 
de  façon  inexplicable,  /(  millions  et  demi  de  pouds  de  blé. 


378  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

un  prochain  départ.  Mais  au  dernier  moment,  ce  sera  un  autre 
train  qui,  partira,  parce  qu'on  aura  graissé  la  patte  à  un  fonc- 
tionnaire plus  puissant. 

J'en  parle  au  général  Jack,  qui  me  blâme  de  proposer  des 
mesures  plus  sévères  contre  rangeurs,  aiguilleurs  et  mécani- 
ciens, qui  font  perdre  à  l'armée  un  temps  précieux.  Quand  il 
s'agit  de  faire  accrocher  cinq  wagons  de  diverses  missions 
étrangères  au  train  de  l'état-major  de  l'armée,  il  se  contente 
d'ordonner  purement  et  simplement  la  manœuvre  C)  et  ne 
semble  aucunement  surpris  par  l'exécution  automatique  de  son 
désir.  Le  général  Jack  ignore  jusqu'au  moment  actuel  être 
redevable  de  cette  satisfaction  à  un  fabricant  russe  (mais  di- 
recteur d'une  usine  à  capital  anglais,  ce  qui  lui  a  assuré  la  pro- 
tection de  la  misssion  anglaise)  dont  le  «  sloujebny  »  wagon  se 
trouvait  placé  entre  ceux  des  officiers  alliés,  et  qui,  dans  son 
propre  intérêt,  a  assuré  le  transport  du  groupe  entier  de  voi- 
tures, en  payant  260  roubles  au  rangeur.  Le  principe  était 
sauvé  :  les  officiers  n'avaient  ni  employé  la  force,  ni  graissé  la 
patte  aux  fonctionnaires.  Le  général  Jack  m'en  exprima  son 
contentement. 

Une  interminable  série  de  trains,  se  succédant  à  5o  mètres 
d'intervalle,  rampe  vers  Omsk.  Le  public  vit,  par  ce  temps  en- 
soleillé, pour  la  plus  grande  partie  du  temps,  en  dehors  des 
voitures.  A  perte  de  vue,  les  trains  se  succèdent.  Dès  que  le 
plus  avancé  s'ébranle  et  que  l'écho'  cent  fois  répété  des  loco- 
motives résonne,  on  se  jette  dans  les  voitures.  Quatre  fois  nous 
dépassons,  en  route,  les  traces  des  collisions  récentes  :  locomo- 
tives enfouies  dans  le  sable,  wagons  réduits  en  miettes  ou  car- 
bonisés, signes  précurseurs  du  nouveau  régime  que  le  pays 
va  acclamer. 

Au  marché  des  villes,  où  je  vais  m'approvisionner,  la  popu- 
lation rurale  montre  une  joie  maligne  à  la  vue  de  cette  bour- 
geoisie déchue,  entassée  en  de  sales  Avagons  à  bestiaux,  fuyant 


,(^)  Le  malin  suiA-ant,  le  général  Jack  se  plaignit  d'avoir  été  répri- 
mandé par  l'état-major  russe,  lui,  spécialiste  pour  transports  de  che- 
min de  fer,  d'avoir  commandé  d'nccroctier  les  wagons  franco-anglais 
à  l'éctielon  ! 


SIBERIE 


579 


devant  les  prophètes  du  prolétariat.  Mais  pourquoi  les  paysan- 
nes nous  jettent-elles  en  passant  des  mots  si  méchants  et  mé- 
prisants, au  moment  même  où  approche  ce  régime  stérile  et 
cruel  dont  elles  avaient  fêté,  en  processions  religieuses,  en 
grandes  explosions  de  joie,  le  départ,  il  y  a  sept  mois? 

«  Nous  ne  vous  donnerons  pas  de  pain,  me  dit  une  pay- 
sanne, il  faut  laisser  quelque  chose  pour  les  rouges  I  » 

«  Courez,  me  dit  une  autre,  courez,  mais  no  vous  arrêtez 
pas  avant  la  mer,  si  vous  ne  voulez  pas  être  rattrapé!  » 

«  Nous  ne  voulons  pas  de  vos  billets  d'Omsk,  dit  un  vieux 
paysan,  bientôt  on  n'en  voudra  plus  à  Omsk,  et  peu  après  on 
ne  les  acceptera  plus  à  Irkoutsk!  » 

Pendant  treize  jours,  nous  parcoiuons,  entre  lékatérinbourg 
et  Omsk,  les  immenses  champs  de  blé  des  gouvernements  de 
Perm  et  d'Akmolinsk.  Voilà  le  véritable  but  de  l'invasion  rouge. 
Ne  rappelle-t-elle  pas  ces  guerres  de  conquête  du  bas  moyen 
âge?  Des  tribus  guerrières  et  nomades,  se  jetant  dans  des  civi- 
lisations plus  douces  et  rangées,  pour  s'y  enrichir  des  produits 
du  travail  systématique  et  continuel,  dont  elles  sont,  elles- 
mêmes,  incapables,  pour  refluer  ensuite,  chargées  des  trésors 
conquis,  vers  leurs  tentes,  leurs  montagnes? 


CHAPITRE  V 


SOULÈVEMENTS  DE  PAYSANS 


I.  —  Paysans  sibériens. 

Barnaoul,  le  lo  août   1921. 

LE  transsibérien  est,  à  certains  endroits,  menacé  par  des 
bandes  ayant  pour  base  les  villages  avoisinant  le  che- 
min de  fer.  En  identifiant  ces  bandes  avec  les  bolche- 
viks russes,  on  commettrait  une  erreur.  Quoique  la  propagande 
rouge  ait  joué  un  rôle  assez  considérable  dans  la  formation  de 
ces  détachements  de  partisans,  on  ne  pourrait  y  voir  des  avant- 
gardes  de  l'armée  soviétique.  Le  mécontentement  qui  pousse 
un  si  grand  nombre  de  paysans  (20.000  dans  la  seule  région 
Sud  de  Novo-Nikolaievsk)  à  prendre  les  armes  contre  les  trou- 
pes du  gouvernement  sibérien  et  leurs  alliés,'  Tchèques,  Polo- 
nais, Italiens,  Japonais,  a  des  causes  compliquées. 

Le  rêve  séculaire  du  paysan  russe  n'a  pas  seulement  été  la 
possession  des  terres  que  lui  et  ses  ancêtres  ont  labourées,  mais 
aussi  l'autonomie  des  petites  communes  (mirs),  c'est-à-dire 
leur  droit  exclusif  et  illimité  de  régler  leurs  intérêts.  La  révo- 
lution bolcheviste  avait  surtout  gagné  les  sympathies  des  vil- 
lages —  en  Sibérie  comme  en  Russie  —  par  son  institution 
typique  des  comités  locaux.  Ces  comités  nommaient  fonction- 
naires, tribunaux,  états-majors  des  bandes  communales,  insti- 
tuaient de  nouvelles  lois,  concluaient  des  alliances  avec  d'autres 
communes  ou  avec  des  groupes  de  communes.  Ces  alliances, 
d'ailleurs  temporaires,  créaient  la  seule  forme  d'une  personne 
morale  supérieure  au  comité.  Mais  la  tendance  décentralisatrice 
de  la  commune  russe,  d'abord  favorisée  par  les  propagateurs 


EN       SIBERIE 


381 


bolchevisles  comme  le  plus  sûr  instrument  de  désorganisation 
de  l'ancienne  société  ou  de  ce  qui  en  était  resté  à  la  campagne, 
entra  bientôt  en  conflit  ouvert  avec  le  principe  unificateur  de 
la  «  dictature  du  prolétariat  ». 

Le  prolétariat  ne  pourrait  subsister  ni  lutter  comme  parti 
politique,  que  dis>cipliné  et  conduit  par  une  main  de  fer.  Le 
prolétariat  russe  eut  un  chef,  fut  représenté  par  mille  commis- 
saires qui  allaient  porter  au  pays  entier  «  les  volontés  du  pro- 
létariat ».  Après  une  éphémère  illusion  d'indépendance,  les 
paysans  se  virent,  à  nouveau,  placés  devant  un  gouvernement 
centralisé  et  devant  une  nouvelle  aristocratie,  bien  autrement 
arrogante  et  moins  paternelle  que  l'ancienne.  Ils  se  sentirent 
trahis,  armèrent  contre  les  commissaires  leurs  partisans,  mais 
partout  la  fureur  de  leur  résistance  brute  s'épuisait  contre  les 
forces  organisées  du  prolétariat. 

En  Sibérie,  généralement,  les  paysans  en  sont  encore  à  leurs 
premières  illusions  révolutionnaires,  acclamant  une  autonomie 
que  de  jeunes  idiots,  étudiants,  étudiantes,  continuent  à  leur 
prêcher,  et  qu'aucun  régime  jamais  ne  leur  accordera. 

2.    MÉCONTENTEMENT    DES    PAYSANS.    L'aTAMAN    AnNENKOF. 

On  aurait  pu  essayer,  par  un  traitement  méticuleusement 
juste,  quoique  rigoureux,  d'amener  le  paysan  à  reconnaître 
ses  obligations  —  qu'il  considère  comme  profondément  anti- 
démocratiques —  envers  la  nation.  Il  n'a  pas  manqué  de  bonne 
volonté  au  gouvernement  d'Omsk.  Ses  lois  et  décrets,  ses  pres- 
criptions aux  fonctionnaires  sont,  en  général,  inspirés  de  prin- 
cipes humains.  Malheureusement,  le  gouvernement  d'Omsk 
n'a  encore  qu'une  valeur  symbolique,  et  le  pouvoir  réel  de 
l'ataman  d'Akmoli.isk  dépasse  à  peine  le  comté  d'Omsk. 

Il  y  a  d'abord  les  petits  griefs  de  la  populace  contre  les  fonc- 
tionnaires. Les  habitants  du  village  Panfilovo,  près  de  Semi- 
palatinsk,  forcés  de  déblayer  les  neiges  le  long  du  chemin  de 
fer,  pendant  tout  l'hiver,  à  raison  de  7  roubles  par  jour, 
n'ont  jamais  reçu  un  kopek. 


382         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Les  communications  des  villages  avec  les  chefs-lieux  de 
comté  ou  de  gouvernement  étant  insuffisantes,  les  décrets  de 
mobilisation  ou  de  levée  d'impôts  arrivent  avec  des  retards 
considérables  chez  les  a  slarosts  »,  le  plus  souvent  après  le 
terme  ultime  fixé  pour  l'inscription  des  recrues  ou  le  payement 
des  impôts.  Néanmoins,  les  villageois  ont  été  forcés  de  payer 
les  amendes. 

De  telles  peccadilles  n'amènent  pourtant  pas  le  soulèvement 
d'une  province  entière.  Un  mécontentement  plus  sérieux  est 
causé  par  la  conduite  des  bandes  qui,  au  service  du  gouver- 
nement d'Omsk,  «  rétablissent  »  l'ordre  dans  ces  régions.  Les 
plus  fameux  détachements  de  pillards  se  trouvent  sous  les 
ordres  de  l'ataman  Annenkof. 

Le  capitaine  Annenkof,  cosaque  de  Sémiriétch,  fougueux  et 
brutal,  bon  chef  de  détachement,  se  vit,  au  début  de  l'action 
sibérienne,  refuser  des  subsides  par  le  fameux  général 
Gricha  Almazof,  ministre  de  la  Guerre  à  Omsk.  Subventionné 
par  des  particuliers,  il  exigea  la  démission  et  l'exécution  du 
ministre.  Il  se  battit  ensuite  parmi  les  Tchèques  au  front  de 
l'Oural,  où  il  se  distingua  par  des  répressions  très  sanglantes. 
Le  village  Slavgorod,  où  une  vingtaine  d'officiers  avaient  été 
traîtreusement  massacrés  par  des  rouges,  fut  noyé  dans  le  sang. 
Refusant  d'obéir  au  commandement  tchèque,  imposé  aux 
troupes  russes  par  la  Constituante  d'Oufa,  il  quitta  le  front  et 
se  rendit  au  sol  natal,  à  Semipalatinsk,  où  on  l'accueillit  sans 
joie. 

Annenkof  s'installa  à  Semipalatinsk,  guidé  —  dit-on  — 
par  des  officiers  anglais.  Il  y  réunit  rien  de  moins  qu'une  armée 
nationale  :  Cosaques,  Grandrusses,  Oukrainiens,  Magyars, 
Baschkirs,  Prussiens,  Mongoles,  Tatares,  Chinois,  tout  y  était. 
Sou3  des  têtes  de  mort,  ces  guerriers  inscrirent  sur  leurs  wa- 
gons :  «  Dieu  et  l'ataman  »,  ou  :  «  Nous  ne  craignons  au 
monde  que  notre  ataman.  »  Aucune  justice  n'est  reconnue  que 
celle  d'Annenkof;  et  les  civils,  dans  la  région,  ne  peuvent 
avoir  raison  des  violences  dont  ils  sont  sans  cesse  menacés 
qu'en  flattant  les  ambitions  de  l'ataman. 


EN        S    I    B     E    K     I     i; 


383 


En  défendant  le  <■  front  de  Sémiriétch  »  contre  de  peu  dan- 
gereuses bandes  rouges,  ces  troupes  entrent  dans  les  villages, 
sous  les  moindres  prétextes,  pour  y  voler  et  incendier.  Annen- 
kof  réquisitionne  tout  :  coffres-forts  des  banques,  effets  des  in- 
tendances russe  et  alliée,  maisons,  bijoux,  matières  premières. 
L'anecdote  suivante  prouve  l'indépendance  de  l'ataman  à  l'égard 
du  gouvernement.  Annenkof  avait  fait  occuper  le  bâtiment  de 
la  Banque  Vofga-Kama.  Le  directeur  envoya  une  plainte  mo- 
tivée à  l'amiral  et  alla  causer  avec  l'ataman.  Celui-ci,  favora- 
blement impressionné  par  celte  démarche,  céda  :  il  ne  con- 
fisqua que  la  caisse  d'assurances  contre  maladie  des  ouvriers. 
Le  lendemain,  en  retournant  à  son  bureau,  le  directeur  trouva 
le  bâtiment  vide  :  jusqu'aux  tables  et  chaises,  tout  avait  été 
enlevé.  Ebahi  et  désespéré,  il  alla  se  plaindre  à  Annenkof  : 
celui-ci  brandit  une  dépêche  intempestive  de  l'amiral,  lui  dé- 
fendant de  toucher  à  la  banque.  «  Vous  n'avez  qu'à  vous 
plaindre  à  l'amiral!  »  lui  dit-il. 

Après  le  pillage  systématique  de  la  ville  et  de  la  région, 
Annenkof  devint  plus  traitable  :  les  fonds  allaient  manquer. 
Les  Alliés  offrirent  leur  médiation.  Afin  de  réaliser  la  fiction 
d'une  unité  de  commandement  en  Sibérie,  il  ne  restait  qu'à 
reconnaître  Annenkof  et  sa  bande  et  à  les  incorporer,  tels 
qu'ils-  étaient,  dans  l'armée  sibérienne.  Malheureusement,  le 
gc^ivernement  d'Onisk,  encore  trop  faible  pour  exercer  un 
contrôle  suffisant,  se  rendait  en  quelque  sorte  responsable  de 
la  conduite  de  ces  bandes  régionales,  sans  en  tirer,  aux  heures 
du  danger,  les  moindres  avantages  pour  la  cause  nationale  (*). 
Les  paysans,  s'opposant  aux  brigandages  des  Annenkoftsy,  so 
mettent  en  état  de  rébellion  ouverte  contre  le  gouvernement 
«ibérion,  qui  est  désormais  obligé  d'organiser  des  campagnes 


C)  Quand  en  juillcl  i()io>  'f  (Ift.if-lu'niciil  d'Annciikof  fut  envovr 
au  front  d'Iél^ntérinbourg,  pour  rétablir  la  silnaliou.  il  refusa  de  se 
batlro.  Il  se  conlciila  de  cliasscr  les  .Juifs  du  jardin  public,  de  piller 
certains  quartiers,  de  massacrer  le  i^  juillet,  les  .luifs  en  masse,  et 
de  s'enfuir  trois  jours  avard  l'arrixée  des  i-ouj/es.  Pou,  sN'xcuser  du 
pogrom,    le    clief    du    détachement    einoNa    le    rapport    suivant    :    k    I.e 


384  LA      GUERRE       RUSSO-SIBERIENNE 

par  ses  troupes  régulières  et  des  troupes  alliées,  pour  rétablir 
son  prestige  et  tirer  les  coupables  d'embarras. 

A  côté  des  Annenkoftsi,  les  troupes  gouvernementales  et  le& 
»  détachements  agissent  de  même. 

Le  major  tchèque  Beil  trouva  pendant  une  opération,  en 
mai  1919,  contre  une  bande  «rouge»  de  Krasnoiarsk,  le  déta 
chement  Krasilnikof  au  village  Talaia,  Sud  de  Kamentchaga, 
occupé  à  piller  les  habitants.  Paletots,  samovars,  montres  et 
bijoux  avaient  été  chargés  sur  les  voitures  du  détachement. 
Aux  objections  de  Beil,  le  chef  du  détachement  répondit  : 
«  C'est  l'ordre  de  Koltchak!  »  Quelques  cosaques,  émus  par  les 
cris  de  désespoir  des  femmes,  proposèrent  de  mettre  fin  au 
scandale  :  «  Frères  tchèques,  si  vous  voulez  agir,  nous  agirons 
de  concert  avec  vous  !  »  Beil  ne  put  que  défendre  aux  Russes^ 
le  pillage  pendant  les  quatre  heures  que  dura  son  séjour  au  vil- 
lage. 

Le  lieutenant  Vasilief,  du  42®  régiment  sibérien,  le  juge 
d'instruction  Fried  et  le  chef  de  la  milice  locale  de  Voltchikha, 
agissant  de  connivence,  ont  battu  les  paysans,  «  réquisitionné  » 
de  l'argent,  violé  des  femmes,  etc. 

Le  dernier  grief  est  dirigé  contre  les  Tchèques,  que  la  popu- 
lation accuse  d'appauvrir  le  pays  par  l'achat  de  bétail,  céréales- 
et  matières  premières  C). 


II  et  le  12  juillet,  les  éclaireurs  de  mon  détachement  ont  pu  confir- 
mer que  les  Juifs  à  lékatérinbourg  achetaient  en  masse  les  billets  de 
Kérenski  de  20  et  4o  roubles  et  qu'ils  se  préparaient  à  recevoir  d'une 
manière  triomphale  i'armée  rouge.  Trouvant  cette  manœuvre  anti- 
gouvernementale, je  donnai  ordre  à  mon  détachement,  chargé  de 
la  défense  de  la  ville,  de  mettre  fin  à  cela,  par  les  armes,  si  néces- 
saire. Les  soldats,  fidèles  serviteurs  de  la  patrie,  ne  pouvant  suporter 
une  offense  si  grande  de  la  part  des  .Juifs,  décidèrent,  sans  y  être- 
autorisés  par  leurs  chefs,  de  massacrer  les  Juifs,  ce  qui  eut  lieu. 
Tenant,  compte  de  la  conduite  exceptionnellement  brave  des  sol- 
dats  (!),   j'interviens  pour  eux  afin  qu'on   ne   les  punisse  pas.   » 

(^)  Par  la  confusion  monétaire  régnant  en  ce  pays,  la  circulation 
d'une  trentaine  de  différentes  sortes  de  billets  de  banque  et  de  crédit, 
et  d'innombrables  billets  faux,  la  population  est  retournée  aux  mé- 
thodes primitives  de  commerce  par  échange  de  marchandises.  On 
refuse  le  rouble  comme  payement,  mais  on  le  conserve  comme  base- 
de  calcul  des  prix.  Ainsi  les  Kirghizes  Aendent  :  les  vaches  à  raison 
de   i.5oo  roubles,  le  beurre  à  3oo  roubles  le  poud  ;  l'avoine  à  3o,   le 


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EN       SIBERIE 


3.   —   Propagande   bolcheviste   aux  villages. 


38^ 


Les  paysans  sibériens,  et  surtout  ceux  qui  habitent  la  région 
que  je  viens  de  visiter  (entre  Novo-lNikolaievsk  et  l'Altai)  ne 
sont  nullement  des  bolcheviks.  Descendants  de  colons  intré- 
pides ou  de  forçats,  ils  sont  une  race  jalouse  de  son  indépen- 
dance et  opposée  à  toute  contrainte.  Ils  ne  pourraient  pas  un 
seul  jour  supporter  la  tyrannie  des  rouges,  et  perdraient  d'ail- 
leurs à  ce  régime,  étant  tous  propriétaires,  et  souvent  grands 
propriétaires.  Mais  par  la  pénétration  superficielle  du  bolche- 
visme,  à  peine  entré  dans  sa  phase  définitive,  il  y  a  un  an,  le 
danger  bolcheviste  leur  est  resté  à  peu  près  inconnu.  Plusieurs 
des  villages  qui  entretiennent  actuellement  des  bandes  contre 
le  gouvernement  de  l'amiral  ont  spontanément  chassé  les 
rouges  au  moment  même  où  les  Tchèques  balayèrent  le  Trans- 
sibérien. Ces  ((  rébellions  »  ne  signifient  donc  pas  une  adhésion 
au  régime  de  Moscou,  et  il  est  cerlain  que  celui-ci,  s'il  pénètre 
jusqu'ici,  aura  à  compter  avec  des  mouvements  semblables. 

Cependant,  les  organisations  a  révolutionnaires  »  aux  vil- 
lages se  concentrent  autour  de  propagateurs  et  instigateurs 
venus  de  Russie.  Le  gouvernement  d'Omsk  a  manqué  de  con- 
trôler suffisamment  les  milliers  de  prisonniers  de  guerre  qui, 
au  début  de  cette  année,  ont  reflué  d'Allemagne  vers  la  Sibérie, 
et  que  les  rouges,  pendant  l'avance  des  troupes  de  l'amiral, 
avaient,  avec  une  si  remarquable  générosité,  laissé  passer  à 
travers  leurs  lignes.  Au  mois  de  mars,  j'interrogeai  près  d'Oufa 
quelques  anciens  prisonniers  de  guerre  qui  m'avouèrent  que 
beaucoup  de  leurs  camarades  n'avaient  jamais  été  en  Alle- 
magne. Il  s'était  ainsi  glissé  parmi  eux  un  grand  nombre 
d'agents  bolchevistes,  largement  munis  d'argent  et  d'instruc- 
tions, et  dont  il  est  facile  de  suivre  l'activité  en  Sibérie. 

Dans  chaque  groupe  de  partisans  rouges  qui  opère  dans  cette 


blé  à  22  roubles  le  pond.  Ils  échonpent  ces  articles  confie  :  le  tht'>  h 
3o  roubles  la  livre,  les  cordes  pour  voitures  à  25  roubles  par  aune,  les 
tôles  de  fer,  les  clous  à  i20-i5o  roubles  le  poud  ;  le  feutre  à  6o  roubles 
l'aune  carrée. 

25 


386         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

contrée,  il  y  a  au  moins  un  chef  importé,  plus  intelligent, 
plus  hardi  que  les  autochtones.  A  Bisk,  on  mena  devant  mon 
wagon  un  groupe  de  3o  paysans,  surpris  par  les  Tchèques 
dans  une  forêt,  oii  ils  s'étaient  cachés  en  vue  d'une  attaque 
sur  notre  échelon.  Il  m'aurait  été  difficile  de  les  voir  prison- 
niers sans  ressentir  une  certaine  satisfaction.  La  nuit  suivante 
fut  orageuse.  La  gare  n'est  jamais  gardée.  Nous  y  aurions  tous 
passé,  si  on  ne  les  avait  pas  découverts,  et  je  crains  qu'ils 
n'aient  tous  payé  de  leur  vie  l'attentat  projeté.  Parmi  ces 
gens,  désarmés,  farouches,  il  me  fut  facile  de  distinguer  le 
chef  :  si  près  de  la  mort,  il  semblait  encore  conserver  un 
ascendant  sur  les  siens. 

L'approche  des  armées  soviétiques  a  augmenté  le  prestige 
des  agents  que  les  paysans  avaient  commencé  par  accepter 
avec  méfiance.  Désirant  se  venger  sur  les  Annenkoftsi,  les 
fonctionnaires,  etc.,  les  paysans  insoumis,  sans  vouloir  le 
moins  du  monde  engager  leur  avenir,  se  mettent,  de  plus  en 
plus,  sous  la  tutelle  des  «commissaires».  La  propagande  de 
ces  prophètes,  jeunes  et  ardents  pour  la  plupart,  pour  une 
grande  partie  étudiants  et  étudiantes,  chassés  des  villes,  se 
limite  aux  idées  qui  avaient  rendu  la  première  révolution  popu- 
laire :  abolition  de  la  grande  propriété,  autonomie  des  com- 
munes, extension  des  droits  des  zemstwos,  création  de  comités 
de  villages,  abolition  des  privilèges  de  classe,  etc. 

Partout  des  «  états-majors  »  rouges,  dont  l'activité  rayonne 
dans  toutes  les  directions.  Des  officiers  du  5®  régiment  tchèque 
trouvèrent  au  village  Chilova,  affiché  à  l'église,  l'avertissement 
suivant  :  «  L'un  de  ces  jours  viendra  une  forte  bande  de  bri- 
gands déguisés  en  soldats  (allusion,  à  la  compagnie  tchèque 
gardant  la  voie  ferrée)  qui  essaiera  de  piller  et  brûler  vos  mai- 
sons et  d'enlever  votre  bétail.  Que  tous  s'arment  et  chassent 
les  usurpateurs  I  (Signé  :)  Etat-major  des  Rouges,  Izima.  » 

4.  —  Composition  des  bandes  de  rebelles. 
On  peut  estimer  le  nombre  des  «  bolcheviks  »  armés,  entre 
Novo-Nikolaievsk  et  Barnaoul  à  S.ooo,  entre  Barnaoul  et  Semi- 


EN        SIBERIE 


387 


palatinsk  à  4  à  5.ooo,  et  autour  de  Bisk  à  12.000.  Pui?,  partout 
ailleurs,  une  population  en  ébullition,  d'oii  sortiront  de  mul- 
tiples bandes,  dès  que  les  circonstances  seront  favorables. 

Il  y  a  deux  mois,  il  se  trouvait  dans  cette  région  un  noyau 
tout  prêt  pour  la  future  insurrection.  Des  forçats  libérés  par 
les  soviétiques,  d'anciens  soldats  rouges,  chassés  dans  les 
forêts  par  les  Tchèques  victorieux,  des  journaliers  n'ayant  rien 
à  perdre  et  gagnés  par  la  propagande  rouge,  se  tenaient  cachés 
dans  les  taïgas  (forêts  impénétrables  soit  par  l'eau  soit  par 
d'épaisses  broussailles)  d'où  ils  sortaient  faire  des  incursions 
dans  les  villages  opulents.  A  ces  brigands,  les  émissaires  des 
rouges  ont  pu  joindre  les  paysans  révoltés  contre  Annenkof  et 
îes  Tchèques,  ou  —  en  rébellion  pure  et  simple  —  contre  le 
gouvernement  actuel. 

On  commençait  par  forcer  les  habitants  à  les  héberger  et 
à  les  nourrir,  et  l'on  profitait  de  chaque  signe  de  méconten- 
tement pour  mobiliser  par  la  force  ou  la  persuasion,  au  nom  de 
la  révolution  —  mot  vague  et  irrésistible!  —  de  nouveaux  vil- 
lages. Depuis  quelque  temps,  on  voit  même  des  paysans  riches 
(gens  ayant  10.000  et  20.000  pouds  de  blé  en  grenier)  entrer 
dans  les  bandes. 

Les  acquistions  les  plus  précieuses  sont  les  permissionnaires, 
venus  du  front  avec  fusil,  sabre  et  cartouches  (!).  Plusieurs 
d'entre  eux,  ayant  dépassé  le  terme  de  leur  congé,  n'osent  plus 
rentrer  au  régiment  et  se  laissent  gagner,  avec  leurs  armes, 
aux  bandes.  Il  y  a  ensuite  les  déserteurs.  Les  petites  patrouilles 
passent  généralement  à  l'ennemi.  Il  y  a  six  semaines,  le  poste 
de  garde  du  pont  sur  l'Ob,  près  de  Barnaoul,  a  déserté,  avec 
armes  et  plusieurs  caisses  de  cartouches  (*).  Il  y  a  un  tarif  en 
cours  pour  la  vente  des  munitions  de  l'armée.  Deux  soldats, 
partis  du  front  de  l'Oural  en  permission  sont  rapportés  avoir 
volé  et  transporté,  tout  le  long  du  Transsivérion,  doux  niiliiail- 
leuses  avec  munitions. 


(^)  Le  rapport  ofTiciel  russe  dit  que  le  poste  du  pont  avait  été  sur- 
pris par  les  rouges  et  fait  prisonnier.  L'enqu«*(e  par  des  officiers 
tchèques  et  russes  établit  les  faits  comme  je  !i>s  ai  inentionnt^s  ri- 
dessus. 


388         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

L'armement  des  partisans  consiste,  pour  lo  à  20  %  d& 
fusils,  principalement  des  Berdans  et  des  fusils  de  chasse.  Les 
autres  ne  disposent  que  de  faux,  et  de  piques  :  barres  rendueS' 
pointues  par  le  forgeron  de  village  et  attachées  à  de  longues 
perches,  à  la'  façon  des  cosaques.  Ils  attaquent,  toujours  enr 
grand  nombre  et  à  cheval,  avec  un  remarquable  courage,  même 
contre  les  feux  des  mitrailleuses,  parvenant  parfois  jusqu'aux 
premières  lignes  de  l'adversaire.  A  la  gare  de  Toptchikha,  les^ 
Tchèques,  assiégés  par  les  paysans,  en  sont  venus  aux  mains 
avec  eux.  Contre  de  telles  troupes  solidaires  et  disciplinées, 
leurs  pertes  sont  effroyables.  Il  arrive  qu'on  compte  78  mort» 
chez  les  partisans  contre  2  blessés  chez  les  Tchèques  (à  Topt- 
chikha), ou  256  morts  contre  quelques  blessés  (près  Oust- 
Talmenka). 

On  les  voit  souvent  venir,  nombreux,  de  loin,  cernant  l'hori- 
zon. Ce  sont  gens  rudes,  trapus,  féroces,  grossiers,  assis  en 
majorité  sur  le  dos  nu  d'un  cheval,  lance  en  main,  guettant 
les  gares  pendant  des  journées,  chargeant  en  faisant  le  signe 
de  la  croix  comme  contre  un  ennemi  de  légende,  se  retirant 
devant  une  attitude  résolue  de  l'adversaire,  puis  revenant  d'un 
autre  côté.  L'infanterie,  isolée  sur  d'immenses  distances,  im- 
puissante contre  eux,  doit  être  sur  ses  gardes,  jour  et  nuit,  ce 
qui  rend  la  surveillance  de  la  voie  ferrée  extrêmement  fati- 
gante. Polonais  et  Tchèques  ont  retrouvé  les  cadavres  mutilés 
de  leurs  camarades,  que  ces  partisans  avaient  surpris  :  avant 
de  pouvoir  mourir,  ces  pauvres  exilés,  plongés  dans  cette  guerre 
civile  à  laquelle  ils  sont  si  complètement  étrangers,  ont  subi 
des  tortures  sans  nombre  :  de  profonds  trous  ont  été  brûlés 
dans  la  chair,  au  fer  rouge,  les  membres  coupés  par  petits 
fragments,  les  crânes  enlevés,  les  yeux  enfoncés,  la  peau  arra- 
chée, et  cent  autres  inventions  oij  l'on  reconnaît  l'imagination- 
des  assassins  échappés  aux  grandes  prisons  sibériennes. 

5.  —  Répressions  par  Tchèques  et  Russes. 
Les  Russes  ne  suffiraient  pas  à  la  garde  du  chemin  de  fer_ 
L'actuel  régiment  russe  ne  montre  des  qualités  militaires  tolé- 


SIBERIE 


389 


rables  que  près  du  front,  en  formation  de  combat.  La  guerre 
de  grande  envergure  sépare  les  combattants  et  rend  la  propa- 
gande chez  l'adversaire  difficile. 

Les  corps  de  milice  et  les  petites  garnisons  des  villes  de  pro- 
vince ne  sauraient  être  isolés  de  la  contagion.  Les  partisans, 
ne  se  distinguant  en  rien  des  autres  paysans,  se  mêlent  au 
public  des  gares,  aux  groupes  de  marchands  et  d'acheteurs 
^allant  ou  revenant  des  marchés.  Ils  vous  parlent,  puis,  dès 
que  vous  vous  tournez,  vous  tirent  dans  le  dos.  A  Barnaoul, 
je  vis  un  cavalier  russe  abattre,  d'un  seul  coup  de  sabre,  un 
homme  du  peuple  qui  faisait  de  la  propagande  parmi  ses  cama- 
rades. Mais-  une  autre  fois,  l'émissaire  tombe  mieux,  et  des 
unités  entières  disparaissent  pour  aller  renforcer  les  partisans. 

Les  officiers  commandant  de  petits  détachements  isolés, 
craignant  l'indécision,  le  manque  de  convictions  arrêtées,  ou 
Ja  trahison  des  hommes,  n'osent  agir.  II  reste  pour  la  troupe, 
à  l'heure  du  danger,  l'issue  de  sauver  sa  peau,  en  sacrifiant  le 
chef.  Il  y  a  des  cas  où  un  jeune  officier,  subitement  pris  de 
peur,  abandonne,  à  tort  ou  à  raison,  ses  soldats,  et  regagne 
seul  la  caserne.  Les  garnisons  russes  n'opèrent  qu'en  niasse,  for- 
tement armées,  manœuvrant  avec  circonspection,  lentement, 
lourdement,  attaquant  un  ennemi  toujours  averti  et  qui  a  le 
temps  de  se  sauver  dans  une  région  éloignée. 

L'incertitude  qui  plane  sur  l'attitude  de  la  troupe  pèse  sur 
les  autorités,  vivant  dans  leurs  villes  sous  l'incessante  menace 
■d'une  insurrection.  Tous  ménagent  l'ennemi,  espérant  l'ama- 
douer. Un  campagnard  partisan,  fait  prisonnier  par  les 
Tchèques  près  de  Kalmanka,  déclara  que  sa  bande  —  qu'on 
«l'avait  jamais  réussi  à  surprendre  —  recevait  ses  informations 
•du  praporchtchik  N...  et  du  chef  de  milice  de  lîaniiKuil.  Dans 
les  conversations  avec  les  citoyens,  je  me  heurte  souvent  à  la 
phrase  suivante  :  ((  Nous  sommes  ntuitrcs,  nous  attendons  l'issue 
de  la  guerre  civile  et  ne  prendrons  pas  parti,  n  Un  gouvernement 
qui  lutte  i)Our  son  existence  est  impuissant  devant  de  telles 
faiblesses  et  hésitations.  Seul  le  ^)restige  de  la  force  pourrait 
les  dissiper. 


390         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

La  rébellion  de  la  garnison  de  Krasnoïarsk,  coopérant  avec 
des  prisonniers  magyares,  qui  ne  put  être  matée  que  grâce  aux. 
Tchèques  et  cosaques,  a  démontré  que  la  garde  du  Transsibé- 
rien ne  peut  être  confiée  qu'à  des  étrangers.  Troupes  tchèques, 
polonaises,  italiennes,  japonaises,  américaines,  stationnées  le 
long  de  la  voie  ferrée,  non  seulement  sont  fermées  à  la  propa- 
gande rouge  par  leur  cohésion  disciplinaire  et  leur  esprit  na- 
tional —  les  rouges  se  sont  d'ailleurs  chargés  par  quelques 
menues  atrocités  de  les  rendre  tous  furieux  —  mais  par  leur 
seule  présence  soutiennent  le  moral  des  garnisons  russes. 

De  petits  détachements  étrangers,  souvent  conduits  de  façon 
supérieure,  suffisent  pour  réprimer  les  désordres  et  punir  les 
fauteurs,  mais  ne  pourraient  prévenir  les  activités  des  «  pod- 
ryvnia  otriady  »,  bandes  exclusivement  destinées  à  la  destruc- 
tion systématique  du  chemin  de  fer.  La  voie  Novonikolaievsk- 
Barnaoul  et  ses  deux  bifurcations  vers  Bisk  et  Semipalatinsk, 
longues  de  7/io,  verstes,  ne  sont  gardées  que  par  un  régi- 
ment de  cavalerie,  un  bataillon  d'infanterie  et  une  batterie 
tchèques. 

Aux  gares,  les  destructions  se  pratiquent  par  de  fausses  ma- 
nœuvres avec  les  aiguillages,  par  le  décrochage  des  boîtes  de 
graissage,  par  la  détérioration  des  freins.  A  de  nombreux  en- 
droits, pendant  la  nuit,  on  courbe  les  rails,  détachés  à  un  bout, 
par  des  équipes  de  8  chevaux  qu'on  promène  le  long  de  la 
ligne  ;  le  rail  est  devenu  inutilisable  et  on  perd  du  temps  pour 
en  amener  d'autres.  On  brûle  les  ponts  de  bois,  innombrables^ 
dans  ce  pays  de  petits  ravins  secs.  Des  bandes  de  quelques 
milliers  de  partisans  isolent  des  transports  de  troupes,  ou  des 
trains  blindés,  au  milieu  des  forêts,  en  incendiant  les  ponts 
avoisinants,  pour  achever  ensuite  plus  facilement  les  occu- 
pants. 

Il  n'y  a  que  la  cavalerie  qui  puisse  agir,  en  poursuivant  les 
partisans.  La  cavalerie  tchèque,  même  en  petits  paquets,  a 
beau  jeu  avec  les  partisans.  Ne  pouvant  ralentir  les  marches 
que  seule  une  extrême  rapidité  peut  rendre  victorieuses,  par 
Je  transport  de  prisonniers,  on  est  obligé  de  ne  pas  en  faire» 


SIBERIE 


391 


On  a  d'ailleurs  des  camarades  à  venger,  dont  on  se  rappelle 
les  restes  sanglants,  parfois  ramassés  à  la  pelle. 

Ainsi  figure,  sur  toutes  les  affiches  que  les  «  états-majors 
rouges  »  répandent  aux  villages,  sous  la  déchéance  du  gouver- 
nement sibérien  et  la  proclamation  de  la  République  russe, 
fédérative,  socialiste,  soviétique,  la  mise  à  prix  des  têtes  des 
contre-révolutionnaires  régionaux  :  chefs  de  cosaques,  et  aussi 
tête  par  tête,  tous  ces  farouches  démocrates  que  sont  les 
Tchèques. 

6.  —  Un  poste  avancé  dans  la  nuit, 

Barnaoul,  le  i3  août  191 9. 

Le  bataillon  tchèque  (du  5*"  régiment),  sous  l'excellent  capi- 
taine Costiaak,  stationné  à  Barnaoul,  est  réparti  comme  suit  : 
deux  compagnies  montent  la  garde  au  grand  pont  sur  l'Ob,  au 
port  et  en  ville.  Une  autre  compagnie  se  tient  prête  à  interve- 
nir un  peu  plus  vers  le  Nord,  près  de  la  gare  Oust-Talmenka, 
où  des  détachements  nouvellement  formés  viennent  d'inter- 
rompre les  services  du  chemin  de  fer.  La  quatrième  compagnie 
occupe  un  poste  avancé  à  la  gare  Kalmanka,  que  je  me  propose 
d'aller  visiter. 

Quoique  les  rues  soient  remplies  de  soldats  russes,  qu'on 
entend  à  chaque  instant  chanter  pendant  leurs  marches  fré- 
quentes, les  Tchèques  exercent  la  surveillance  de  la  région  avoi- 
sinant  la  voie  ferrée,  comme  s'ils  étaient  seuls  à  défendre 
l'ordre  dans  cette  société  si  gravement  minée.  On  voit  bien 
partir  de  nombreux  détachements  russes,  avec  mitrailleuses  et 
canons,  des  régiments  entiers  de  cavalerie  régulière  ou  de 
cosaques,  en  costumes  étincelants,  mais  tout  ce  mouvement 
militaire  n'est  qu'apparent.  On  opère  avec  trop  de  circonspec- 
tion, et  s'il  n'y  a  pas  connivence,  il  y  a  lenteur  et  manque  de 
décision  :  l'ennemi  est  toujours  parti.  Entre  Barnaoul  et  Semi- 
palatinsk,  comme  entre  Barnaoul  et  Bisk,  seules  les  colonnes 
tchèques  comptent. 

Le  train  blindé  du  bataillon  se   trouve  à  Kalmanka.  Nous 


392         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

nous  rendrons  au  front  dans  un  transport  qui  offre  bien  moins 
de  garanties  de  sûreté.  Derrière  la  locomotive,  où  un  soldat 
tchèque,  baïonnette  au  canon,  surveille  mécanicien  et  chauf- 
feur, d'abord  une  dizaine  de  plates-formes  chargées  de  sable  et 
transportant  des  coolies  chinois  qui,  dans  ce  malheureux  pays, 
viennent  de  plus  en  plus  remplacer  l'ouvrier  russe.  Finalement 
un  wagon  de  bagages,  où  nous  sommes  cinq,  le  capitaine 
Costiaak  et  moi,  avec  trois  soldats,  tous  armés  de  fusils  et 
grenades. 

Entre  mille  collines  peu  élevées,  continuation  lointaine  des 
montagnes  d'Altaï,  les  perspectives  changent  sans  cesse.  Des 
champs  pauvres  et  mal  cultivés  alternent  avec  de  larges  bandes 
de  forêts  qui  traversent  le  pays  et  que  les  marais  ou  les  brous- 
sailles touffues  rendent  presque  impénétrables.  En  traversant 
l'ombre  des  hauts  arbres  dans  une  telle  région,  créée  pour  la 
guerre  de  surprises,  nous  nous  sentons  mal  à  l'aise. 

Nous  entrons  dans  la  zone  des  récents  combats.  Cinq  ponts 
neufs  sont  entourés  de  rails  tordus  et  de  poutres  mi-brûlées. 
Les  trois  premiers  sont  à  la  charge  du  village  le  plus  proche, 
que  les  Tchèques  ont  averti  :  «  Si  un  des  ponts  flambe,  nous 
incendierons  votre  village  tout  entier!  »  Des  paysans  sans  armes 
y  montent  la  garde,  prêts  à  donner  le  signal  d'alarme  aux 
postes  de  soldats  qui  gardent  les  deux  ponts  plus  éloignés. 

Soufflant,  s'arrêtant  à  chaque  montée,  pour  reprendre  ha- 
leine, notre  train  rampe  tout  doucement  par  cette  région  peu 
florissante  et  semblant  si  peu  justifier  la  construction  d'une  si 
longue  voie.  Mais  elle  conduit,  plusieurs  centaines  de  verstes 
plus  loin,  vers  la  riche  région  de  Semipalatinsk,  où  depuis  des 
siècles,  les  pionniers  de  la  grande  nation  slave,  cosaques  de 
Sémiriétch  ou  de  Sibérie,  colons  ou  commerçants  ou  chefs 
militaires  russes,  ont  tendu  la  main  ou  se  sont  heurtés  aux  peu- 
plades musulmanes  et  bouddhistes  d'Asie  :  Bachkirs,  Tatares, 
Mongoles  et  Kirghizes. 

A  Kalmanka,  nous  entrons  dans  un  camp  militaire,  protégé 
par  des  postes  de  sentinelles  et  de  patrouilles.  Une  compagnie 
de  Russes,   campée  aux  environs   de  la   gare,    n'emprunte   sa 


EN        SIBERIE 


393 


valeur  qu'à  la  proximité  d'une  compagnie  tchèque,  très  soli- 
daire, alerte,  féroce,  redoutable.  Aux  wagons  tchèques  —  aux- 
quels ces  guerriers  sont  collés  comme  des  escargots  à  leurs 
coquilles  —  sont  attachées,  comme  trophées,  de  nombreuses 
lances  bolchevistes  couronnées  de  fleurs  et  des  pavillons  blanc- 
rouge.  Sur  les  quais,  se  promènent,  très  corrects  et  très  sûrs 
d'eux-mêmes,  les  frères  slaves  de  ces  soldats  russes,  mais  autre- 
ment développés  par  des  luttes  séculaires  avec  les  races  germa- 
niques, par  leur  discipline  rigide,'  et  unis  par  une  étroite  con- 
fraternité. 

Cette  compagnie  tchèque  a  été,  il  y  a  une  semaine,  l'objet 
d'un  siège  en  règle,  à  la  gare  de  Toptchikha,  qu'elle  a  été 
obligée  d'abandonner.  Elle  y  habitait  ce  même  train,  et  fut 
brusquement  isolée  à  ino  verstes  de  ses  plus  proches  compa- 
gnies voisines,  par  la  destruction  des  fils  télégraphiques,  et 
par  des  tentatives  d'incendie  sur  les  multiples  ponts  de  bois. 
Une  bande  de  deux  ou  trois  mille  partisans  montés  essaya  de 
déborder,  par  la  force  du  nombre,  la  petite  troupe  de  107 
Tchèques,  barricadés  entre  leur  échelon  et  un  train  de  bagages. 
La  plupart  des  paysans  n'étaient  armés  que  de  piques,  mais 
ils  attaquaient  avec  ardeur.  Ils  usèrent  de  toutes  les  ruses  aux- 
quelles noois  avaient  habitués  les  récits  de  Mayne-Reid  et 
Aimard  :  attaques  masquées  derrière  des  files  de  bœufs,  mouve- 
ments rampants  dans  les  blés  et  les  hautes  herbes,  suivis  de 
sauts  à  cris  horribles,  etc.  La  nuit  fut  agitée  et  terrible.  Plu- 
sieurs partisans  réussirent  à  approcher  des  trains  et  furent 
assommés  à  coups  de  crosse.  Un  officier  avec  quelques  hommes 
qui  étaient  partis  en  locomotive,  avec  les  deux  mitrailleuses 
de  la  compagnie,  retournèrent  vers  l'aube,  après  ime  poi- 
gnante traversée  de  ponts,  déjà  sérieusement  entamés  par  les 
flammes.  Avec  ces  mitrailleuses,  dont  l'effet  sur  ces  simples  est 
toujours  incalculable,  on  repoussa  les  forcenés,  dont  le  cercle 
s'élargit  sans  se  rompre.  De  tous  côtés  retentirent  les  cris  des 
partisans  et  le  meuglement  des  bêtes  blessées.  Les  Tchèques  se 
mirent  en  route,  réparèrent  quelques  ponts,  arrivèrent  à  la 
gare  Chilova.  Ici  la  même  scène  recommença.  Des  partisans, 


394         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

accourus  de  partout,  refermèrent  le  cordon.  La  destruction  de 
plusieurs  ponts  leur  ferma  le  chemin  du  retour.  Les  Tchèques 
se  préparèrent  à  se  frayer,  armes  en  main,  un  chemin  à  travers 
des  milliers  de  fanatiques.  A  ce  moment,  le  demi-escadron  du 
poroutchik  Saibert  tomba  comme  une  trombe  dans  le  village 
Ghilova,  sabra  une  vingtaine  de  paysans,  qui  avaient  levé  les 
bras  en  l'air,  et  chassa  les  autres,  en  panique.  Assiégés  et  libé- 
rateurs s'embrassèrent  chaudement.  Les  fantassins  jurèrent 
d'enterrer  pour  toujour  les  anciens  sentiments  de  haine  et  les- 
vilains  propos  contre  la  cavalerie. 

Le  capitaine  Costiaak  et  moi,  nous  continuons  notre  voyage 
dans  le  train  blindé  du  bataillon.  Nous  irons  visiter  le  demi- 
escadron  posté,  comme  avant-garde  des  groupements  de  pro- 
tection de  la  voie  ferrée,  devant  le  village  Ghilova. 

Nous  nous  sommes  à  peine  arrêtés,  en  pleine  campagne,  que 
déjà  le  poroutchik  Saibert  se  porte  à  notre  rencontre.  Saibert, 
jeune,  taille  élancée,  au  visage  osseux  et  énergique,  respire  la 
bataille.  Magnifique  mousquetaire,  aimant  la  guerre  comme 
un  art  et  un  sport,  il  a  fait  de  ses  5o  cavaliers  un  détachement 
splendide  et  redouté  plus  que  le  «  petit  père  »  Masaryk  ne  l'a 
jamais  espéré  pour  ses  fils  spirituels.  Il  nous  fait  le  résumé  de 
sa  vie  monotone,  où  seule  l'attente  de  quelque  aventure  guer- 
rière soutient  l'âme  pendant  les  heures  et  les  journées  d'un^ 
ennui  insupportable. 

Le  détachement  s'est  installé  dans  un  petit  camp  retranché, 
entouré  d'une  fosse.   Cinquante  cavaliers.   Les  desservants  de 

2  canons  de  87  millimètres  à  tir  rapide  et  de  4  mitrailleuses 
portent  la  minuscule  garnison  à  90  hommes.  On  se  couche 
dans  deux  petites  cabanes  de  paysan,  et  puis  à  la  belle  étoile. 

De  légers  nuages  flottent  dans  un  ciel  obscur.  Nos  yeux,  enfin 
accoutumés  à  la  nuit,  croient  distinguer,  partout  autour  de 
nous,  comme  des  ombres  qui  flottent.  Une  reconnaissance  de 

3  cavaliers  sort  au  galop  et  disparaît  dans  l'obscurité. 

«  Notre  situation  est  un  peu  ridicule.  Nous  sommes  entou- 
rés, nuit  et  jour,  de  quelques  milliers  de  partisans,  désireux  de 
se  venger,  nous  guettant  de  loin,  se  faisant  relever  s'ils  sont 


SIBERIE 


395 


fatigués,  attendant  un  court  moment  d'inattention  pour  nous- 
tomber  dans  le  dos.  Nous  ne  les  voyons  donc  jamais  que  très 
loin,  de  petits  profils  se  dessinant  sur  l'horizon,  se  rapprochant 
la  nuit,  et  gardant  contre  des  dangers  imaginaires  —  nous  n'at- 
taquons jamais  que  forcés  —  une  vague  contrée,  qu'ils  ne  pour- 
raient défendre,  si  nous  voulions  nous  en  emparer.  Jour  et 
nuit,  incessamment,  mes  patrouilles  sortent  et  reviennent.  Cet 
après-midi,  sept  cavaliers,  sortis  avec  une  mitrailleuse  faire 
un  tour  dans  les  environs,  ont  été  bientôt  entourés  par  trois 
cents  partisans  montés.  Ils  ont  continué  leur  promenade  sans- 
tirer  un  seul  coup,  toujours  suivis  —  mais  à  une  distance  res- 
pectable —  de  cette  dangereuse  escorte. 

«  Notre  collaboration  avec  les  Russes .^^  Je  la  refuse  absolu- 
ment. L'état  chancelant  de  leurs  troupes  ne  permet  plus  de 
compter  sur  elles.  Une  compagnie;  voire  un  régiment  russe, 
qu'on  mettrait  sous  mes  ordres,  compromettrait  la  sécurité  de 
mes  hommes  et  la  réussite  de  mes  plans.  Chez  eux,  rien  de  la 
détermination,  de  l'entrain,  de  la  rapidité  qui  expliquent  nos 
succès  et  le  nombre  très  restreint  de  nos  pertes.  » 

7.  —  Un  officier  russe  chef  de  Mongols. 

Bisk,  le   16  août   1919. 

Bisk  est  situé  sur  la  rivière  la  Bia,  qui,  non  loin  de  la  ville, 
conflue  avec  le  fleuve  Katoun  et  forme  l'Obi.  Chef-lieu  de 
district  et  poste  russe  avancé  vers  une  des  parties  les  plus  sau- 
vages de  Mongolie,  Bisk  est  situé  sur  une  importante  voie,  qui, 
par  les  cols  des  montagnes  Altaï,  mène  en  Chine.  Le  marché 
est  important  ;  il  s'y  rencontre  les  chasseurs  et  les  mineurs  de- 
l'Altaï,  avec  les  négociants  et  les  acheteurs  de  vingt  races  diffé- 
rentes. Devant  la  grande  église,  se  coudoient,  aux  jours  de 
marché.  Khirgizes,  Kalmouks,  Bachkirs,  latarcs,  Mongols  en 
longs  manteaux  de  fourrure,  sous  bonnets,  mitres,  capuchons^ 
en  couleurs  éclatantes,  avec  les  marchands  russes,  japonais, 
chinois,  coréens. 

Le  lendemain  de  mon  arrivée,  les  partisans  font  dérailler  ui* 


396         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

irain  près  de  Khaïrouzovka  et  arrêtent  ainsi  tous  les  transports 
pour  quatre  jours.  Je  profite  de  ce  séjour  forcé  pour  me  pré- 
senter chez  quelques  personnages  de  marque.  A  part  les 
Tchèques,  je  n'ai  rencontré  que  le  capitaine  Von  Meer  capable 
d'avoir  une  conviction  et  d'agir. 

Le  capitaine  Von  Meer,  après  s'être  bien  battu  pendant 
la  guerre  japonaise  C),  s'est  vu  écarter  du  front  pendant  la 
grande  guerre,  à  cause  de  son  origine  baltique.  La  méfiance 
des  Grands- Russes  à  l'égard  des  officiers  d'Esthonie  fut  souvent 
mal  fondée.  Les  mères  et  aïeules  russes  contribuent  au  carac- 
tère et  non  au  nom  de  famille.  Von  Meer  fut  relégué  au  district 
de  Risk,  près  de  l'Altaï,  et  mis  à  la  tête  d'une  sotnià  de  cosaques 
du  Transbaïkal,  dont  il  porta  les  larges  galons  jaunes. 

Il  a  haute  taille,  est  cavalier  endurant,  aime  l'aventure.  En 
1915,  il  arrêta  dans  les  montagnes  ]in  officier  allemand,  venu 
de  Peking,  probablement  avec  des  intentions  sinistres.  Chargé 
-de  poursuivre  et  de  punir  des  Mongols,  sujets  russes,  qui 
avaient  refusé  de  servir  au  front  et  d'autres,  voleurs  de  bétail, 
il  franchit,  avec  75  cosaques,  l'Altaï,  pénétra  en  Mongolie, 
punit  les  coupables,  et  battit  les  détachements  de  Mongols  qui 
s'opposèrent  à  son  entrée  en  territoire  chinois^.  Entré  en 
contact  avec  des  chefs  mongols,  il  sut  les  attacher  à  sa  per- 
sonne, comme  seul  un  Russe,  et  encore  un  officier  russe,  peut  le 
faire.   Trois  khans  mongols,    Klan-goun,  Tsouker-baï  et  Kou- 


(^)  Le  i/i  juin  igo^i,  il  fut  envoyé  en  reconnaissance  avec  dix-huit 
-cosaques  montés,  dans  la  région  de  Sin-You-Tsen.  Au  tournant  d'une 
vallée,,  il  rencontra  un  lieutenant  japonais,  à  pied,  accompagné  de 
deux  soldats.  Sommé  de  se  rendre,  le  dernier  refusa  et  se  mit  en 
posture  de  combat.  Ne  voulant  pas  charger,  le  rotmistre  Von  Meer 
proposa  un  duel  au  sabre,  que  le  Japonais  accepta.  Les  hommes 
reçurent  l'ordre  de  ne  pas  intervenir,  quoi  qu'il  arrivât.  Désarmé 
par  son  gigantesque  adversaire,  le  petit  Japonais  refusa  à  nouveau 
de  se  rendre.  Pendant  la  deuxième  phase  du  combat  il  réussit  à 
blesser  son  adversaire  au  cou  (le  fameux  coup  droit  à  la  gorge). 
Considérant  ce  coup  comme  traître  —  en  quoi  il  eut  tort  —  Von 
Meer  lui  fracassa  la  tête.  Il  congédia  ensuite  les  deux  soldats  avec  le 
■cadavre  de  leur  chef,  et  rentra  faire  panser  la  blessure  qui  saignait 
abondamment.  Le  matin  suivant,  il  reçut  la  visite  d'un  parlemen- 
taire japonais,  que  le  général  Kouroki  avait  expédié  pour  s'enquérir 
du  nom  de  l'officier  russe  qui  s'était  si  admirablement  conduit.  De 
semblables  incidents  qui  rappellent  les  guerres  de  l'ancienne  che- 
valerie,  ont  été   assez   fréquents. 


EN        SIBERIE 


397 


baï-goun,  commandant  des  tribus  de  dix  mille  sabres,  se  sont 
mis  à  r^inier.  Ils  adorent  sa  stature  puissante,  son  parler  franr 
et  rude,  sa  résistance  contre  les  intempéries,  la  fatigue  et  la 
boisson,  son  intelligence  pratique  mêlée  de  ruse,  ses  efforts^ 
pour  comprendre  d'autres  races,  sal  diplomatie  justicière  : 
jamais  être  dupe,  ne  pas  s'obstiner  dans  la  haine,  savoir  par- 
donner. En  se  soumettant,  comme  à  un  demi-dieu,  ils  savent 
être  appréciés,  et  s'ils  demandent  d'être  conduits,  ils  sont 
certains  de  n'être  pas  méprisés.  Ces  Mongols  adorent  en  lui 
le  Russe. 

Von  Meer  rêve  d'une  suprématie  russe  sur  les  peuplades 
de  Mongols,  Kirghizes,  Kalmouks,  tous  nomades,  excellents 
cavaliers.  Vivant  parmi  leurs  troupeaux  sous  des  tentes,  braves, 
pillards,  dangereux,  mais  disciplinables  par  des  chefs  quf 
sauraient  leur  en  imposer.  Il  rêve  de  ne  pas  abandonner  aux 
ronges  ou  aux  étrangers  les  incalculables  richesse  de  l'Altaï  : 
mines  d'or,  d'argent,  de  platine,  de  charbon,  les  rares  four- 
rures, les  immenses  troupeaux,  la  force  vive  des  courants- 
rapides  et  cataractes. 

Deux  ingénieurs  américains,  venus  pour  étudier  un  plan 
d'exploitation  de  la  «  houille  bleue  »  du  fleuve  Katoun,  ont 
été  subitement  arrêtés  par  des  Kirghizes,  un  peu  malmenés 
et  relâchés. 

Von  Meer  tremble  de  colère  à  l'idée  d'une  approche  des 
soviétiques,  ou  d'une  entrée  en  Chine.  11  croit  pouvoir  utiliser 
contre  un  mouvement  militaire,  dans  la  direction  du  Sud, 
une  force  de  cavaliers  mongols,  qui  se  joindrait  à  l'aile 
droite  des  cosaques  sibériens.  Ces  hordes  braves  et  sans  pitié, 
il  se  fait  fort  de  les  organiser.  Les  défilés  de  l'Altaï  peuvent 
être  facilement  défendus,  ;\  Tcharatskaia,  Soloncrnaia,  Koua- 
gan,   Komar,  que  quelques  mitrailleuses  suffiront  à  garder. 

Kt  si  —  ce  qui  lui  semble  improbable  —  les  armées  sovié- 
tiijues  réussissaient  à  prendre  pied  jusqu'à  Disk,  avec  le 
«encours  des  paysans  soulevés,  il  lancerait  une  nouvelle 
invasion  mongole  jusqu'au  Transsibérien.  Ce  serait  terrible, 
mais  U   préférorail  une  victoire  de  ces  peuplades  guerrières  à 


■398         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

celle  des  froids  théoriciens  qui  ont  détruit  sa  patrie.  En  atten- 
dant la  restauration  des  Romanof,  il  régnerait,  délégué  du 
pouvoir  de  l'ataman  Semeonof,  sur  un  empire  situé  dans  les 
deux  mondes,  et  qu'il  garderait  intact  pour  une  future  domi- 
nation russe. 

8.  —  Suspension  des  hostilités. 

Barnaoul,  le  i8  août. 
De  nombreux  partisans  se  retirent  dans  leurs  villages.  Les 
épis  sont  chargés,  les  champs  portent  d'abcMfidanles  récoltes. 
Les  partisans  quittent  leurs  lances  et  leurs  fusils  Berdan,  et 
vont  récolter  de  plus  paisibles  moissons.  On  ne  s'attend  à 
^ne  reprise  de  la  guerre  civile  que  dans  six  ou  sept  semaines. 


CHAPITRE  VI 


UNE 
CONSPIRATION  BOLCHEVISTE 

I.  —  Découverte  d'un  complot  bolgheviste. 

Novo-Nicolaïevsk,  commencement  août   1919. 

IL  y  a  six  semaines,  le  service  secret  tchèque  découvrit 
à  Novo-Nicolaievsk  l'existence  de  l'organisation  centrale 
des  conspirations  bolchevistes  en  Sibérie.  Destructions 
■systématiques  des  chemins  de  fer  et  usines,  incitation  des 
armées  à  la  rébellion,  armement  des  paysans  rouges  dans  les 
villages  sibériens,  sabotage  aux  services  publics,  tout  cela 
figurait  dans  des  complots  étendus  et  longuement  préparés. 
Je  me  suis  longuement  entretenu  avec  le  policier  qui,  après 
avoir  eu,  le  premier,  vent  de  l'affaire,  l'a  poursuivie  avec  un 
zèle  infatigable  jusque  dans  les  racines  les  plus  inextricables 
et  les  plus  éloignées.  J'ai  pu  ensuite  feuilleter  les  notes  du 
procès,  et  j'ai  été  frappé  par  nombre  de  détails  essentiellement 
humains  qui  nous  aident  à  évoquer  des  vies  si  sombres  et 
si  difficilement  compréhensibles,  et  à  y  découvrir  les  fata- 
lités tragiques  qui  les  traversent  comme  des  veines  écarlates. 
Ces  sociétés  secrètes  s'entourent  d'un  mystère  longtemps 
impénétrable.  Chaque  conspirateur,  qu'il  soit  chef  ou  instru- 
ment, illuminé  ou  converti,  dès  qu'il  touche  à  leurs  terribles 
secrets,  sent,  comme  un  solennel  aveilissement,  le  doigt 
glacial  de  la  Mort  sur  son  front.  Elle  le  guette  désormais  : 
une  mort  dure  et  subite,  une  mort  ignominieuse,  dans  l'obs- 
iôurité  et  l'oubli,  souillant  son  héroïsme  et  effaçant  jusqu'à 
la  dernière  trace  de  sa  personnalité. 


400         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

La  police  ne  dispose  envers  ces  silences  obstinés,  devant 
ces  mornes  menaces  qui  se  cachent  dans  .l'ombre,  que  d'une 
inlassable  patience.  Seul,  le  hasard  se  charge  de  lui  jeter,  de 
temps  en  temps,  le  bout  d'un  fil  fragile,  qu'il  importe  de 
suivre,    doucement,    avec   une   prudence   infinie. 

Ce  bout  de  fil,  ce  sont  les  conspirateurs  mêmes  qui  le  lui 
livrent.  Ils  préparent  longuement,  minutieusement,  avec 
habileté  et  prévoyance,  un  de  ces  cataclysmes  sociaux  qui 
doivent  changer  la  face  du  monde,  le  renversement  d'un 
gouvernement,  le  massacre  de  toute  une  classe.  Ils  portent, 
pendant  les  longues  journées  d'un  travail  absorbant,  ce  secret 
mortel  dans  leur  cœur.  Ils  cachent  les  desseins  les  plus- 
horribles  derrière  des  masques  impénétrables,  pendant  des 
semaines.  Et  puis,  un  soir  d'ivresse,  on  chuchote  un  mot 
imprudent,  mot  qui  s'envole,  léger  comme  une  plume,  mais 
sous  le  poids  duquel  toutes  ces  vies,  déjà  vouées  à  la  mort, 
subitement  s'écroulent. 

2.  —  Vara  et  la  petite  Olga. 

Des  milliers  de  propagandistes,  ou  réfugiés  dans  les  villages 
éloignés  par  l'approche  des  armées  tchéco-slovaques  en  août- 
septembre  1918,  soit  envoyés  directement  de  Russie  à  travers 
les  lignes  de  combattants,  ont  préparé  la  classe  rurale  à  la 
révolte.  Des  garnisons  entières  ont  été  gagnées.  Il  s'agit 
maintenant  de  se  procurer  fusils,  mitrailleuses,  canons.  On  a 
pu  s'emparer,  par  un  coup  de  main  audacieux  d'un  envoi 
de  munitions  d'Omsk,  mal  gardé.  Quelques  soldats  polonais 
d'un  régiment  de  Novo-Nicolaievsk  se  sont  trouvés  prêts  à 
entrer  dans  le  complot,  ayant  pour  but  de  s'emparer  de  deux 
batteries  et  des  armes  du  régiment.  Des  bandes  armées  entre- 
ront pendant  une  nuit,  déjà  fixée,  en  ville,  attaqueront 
casernes  et  maiscfris  habitées  par  les  officiers,  et,  après  un 
massacre  général  où  les  aideront  les  troupes  secrètement 
gagnées  à  la  conspiration,  organiseront,  avec  les  armes  dont 
on  se  sera  emparé,  une  petite  armée  d'insurgés,  très  bien  placée 


lio^o 


<ul(lats    tchèques    rcvciiuul    il"iiuc    lecuiinaissance    sur    l'Ob, 
près  de  Baruaoul. 


Viclinic   (le   la   j.'ucnc  ciNilc    :    liaclikii'   hliss»'- 


i 


EN       SIBÉRIE  401 

3U  beau  milieu  de  la  Sibérie,  sur  la  grande  artère  de  la  vie 
militaire  et  commerciale,  et  en  position  excellente  pour  isoler 
le  gouvernement  d'Omsk  entre  une  guerre  et  une  insurrection. 
On  va  enfin  toucher  au  but.  On  tisse  les  derniers  fils  d'une 
toile  d'araignée  qui  descend  jusque  dans  les  marais  du  Nord, 
qui  monte  vers  les  montagnes  de  l'Altaï  au  Sud.  Personne  au 
camp  gouvernemental  ne  se  doute  encore  de  rien. 

Et  puis,  un  soir,  deux  ouvriers  descendent,  chancelants, 
l'escalier  d'une  de  ces  grandes  casernes  russes,  rue  Voront- 
sofskaia,  oii  tant  dt  vies  humaines,  sans  jamais  se  toucher, 
sont  entassées.  Ils  se  croient  seuls  dans  l'obscurité.  L'un  se 
penche  vers  l'autre,  et  dit  à  voix  basse  :  «  Une  femme  et  une 
petite  fille  viendront  bientôt  pour  parler  à  Pavlof,  et  préparer 
l'insurrection.  »  Les  deux  ivrognes  continuent  leur  chemin, 
■et  la  phrase  semble  évaporée  dans  l'air  froid  de  la  nuit. 

Mais,  en  haut,  une  jeune  femme,  penchée  sur  la  rampe  de 
4'escalier,  attend  son  amant,  un  soldat  tchèque.  Elle  a  distingué 
les  mots,  qui  l'ont  amusée,  et  les  redit  à  son  ami.  Voilà 
l'armure  entamée,  et  il  s'agit  maintenant  de  découvrir,  par 
aine   surveillance  attentive,   d'autres   fissures. 

On  arrête  la  jeune  femme,  et  on  la  force  à  se  soumettre  à  la 
police,  mais  on  n'a  pas  besoin  d'y  mettre  une  grande  pression. 
Dans  de  semblables  affaires,  une  maîtresse  est  précieuse. 
L'amour  la  rend  attentive,  clairvoyante,  discrète,  et  en  fait  un 
instrument   inappréciable. 

Deux  jours  après,  elle  signale  l'arrivée  de  deux  nouveaux 
locataires,  qui  se  sont  glissés  vers  la  tombée  de  la  nuit  {)ar  la 
porte  de  la  cour.  Les  soldats  tchèques  entourent  la  maison, 
la  fouillent,  et  découvrent,  cachées  dans  une  pauvre  man- 
sarde, une  femme  et  une  petite  fille  de  lo  ans,  qui  répondent 
à  toutes  les  questions  avec  la  leçon  apprise  :  une  tante  avec 
sa  nièce  venues  en  ville  pour  faire  des  achats.  On  les  sépare 
-en  des  cachots  différents.  I,^  femme  connaît  fort  bien  les 
•conséquences  d'un  aveu,  et  persistera  encore  (pielques  jours 
à  débiter  ses  ingénuités.  Mais  la  petite  a  des  vues  moins 
'héroïques.    Il    suffira    de   la   détacher   du    sinistre   prestige   de 

\?6 


402         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

sa  complice.  Après  avoir  passé  un  jour  dans  la  mi-obscurité^ 
elle  écrit  une  lettre  à  l'agent  de  la  police  secrète  pour  se 
plaindre  de  son  ennui  et  demander  des  livres.  On  les  lui  donne,- 
et  on  y  ajoute  des  bonbons.  Alors  ce  n'est  plus  seulement  l'inté- 
rêt, mais  aussi  la  sympathie  de  l'enfant  éveillée.  A  force  de 
caresses  et  de  cadeaux,  le  secret  si  artificiel,  si  peu  fondé  dans 
la  nature  enfantine,  commence  à  s'émietter.  Un  reste  de 
fidélité  l'empêche  encore  de  tout  révéler,  mais  un  policier 
plus  impatient  ou  plus  brutal  la  menace  de  quelques  coups 
sur  certain  endroit  de  son  corps,  et  elle  avoue  tout. 

Elle  est  dressée  à  l'espionnage,  la  petite  Olga  Solntsova, 
par  la  femme  Vara,  qui  l'a  achetée  à  sa  tante  Lise,  avec 
laquelle,  après  la  mort  de  ses  parents,  elle  habitait  à  Omsk. 
Personne  à  la  gare  de  Novo-Nikolaievsk  n'a  soupçonné  cette 
petite  de  lo  ans,  qui  vendait  cigarettes,  gâteaux  et  limonades 
aux  soldats  tchèques.  Elle  les  interrogeait  innocemment,  en 
riant,  sur  les  échelons  qui  passent,  sur  les  envois  d'armes  et 
de  munitions,  sur  la  disposition  des  troupes  tchèques,  enne- 
mies de  la  liberté.  Elle  est  encore  trop  jeune  pour  des  amou- 
rettes dangereuses,  sa  volonté  se  plie  sans  résistance.  Elle  est 
donc,  avec  sa  face  gentille  et  innocente,  impayable.  Après 
avoir  ramassé,  pendant  la  journée,  des  informations  utiles, 
elle  les  communiquait,  le  soir,  pleine  de  son  importance,  dans 
les  réiinions  secrètes,  où  elle  assistait  aux  délibérations, 
caressée,  flattée,  en  petit  animal  domestique  que  personne 
ne  prend  au  sérieux.  Dangereux  de  se  fier  à  un  enfant  P  Mais 
tout  est  danger  dans  une  conspiration  qui  a  commencé  à  se 
ramifier. 

Après  l'avoir  détachée  de  ses  anciennes  sympathies,  on  la 
confronte  avec  Vara  qui  s'est  enfermée  dans  un  silence  morne 
et  obstiné.  Pour  des  policiers  expérimentés,  il  est  facile 
d'endormir,  pendant  une  telle  rencontre  théâtralement  amé- 
nagée, la  vigilance  qu'une  longue  solitude  a  mise  à  une  si 
dure  épreuve.  Vara  avoue  brusquement,  et,  sachant  qu'elle 
est  désormais  condamnée,  dit,  pour  quelques  verres  de  vodka 
et   quelques    paquets    de    cigarettes    par   jour,    tout   ce   qu'on 


EN        SIBERIE 


403 


veut  savoir.  Elle  avait  fait  partie  d'une  fameuse  «  petiorka  » 
d'Omsk,  dont  les  membres  avaient  été,  après  une  éclatante 
découverte,  exécutés.  Elle  a  échappé,  simple  femme  sans  ins- 
truction, à  une  retentissante  série  de  fusillades,  vers  lesquelles 
les  cosaques  d'Omsk  avaient  conduit  des  révolutionnaires  plus 
notoires.  Il  lui  avait  été  facile,  à  cette  femme  vulgaire  et 
peu  remarquable,  de  se  cacher  d'abord  à  Omsk,  et  puis  de 
quitter  la  capitale,  en  compagnie  de  la  petite  Olga,  pour  Novo- 
Nicolaievsk,  oij  elle  espérait  retrouver,  dans  une  nouvelle  vie, 
après  des  journées  remplies  d'angoisse,  la  tranquillité. 

Mais  toute  personne  qui  est  une  fois  entrée  dans  cette  vie 
de  conspirateurs  traqués,  dans  ces  habitudes  de  joueur,  ne 
pourra  jamais  complètement  en  sortir.  Qu'est-ce  qui  pousse 
vers  de  si  tragiques  destinées  des  gens  si  peu  intelligents,  si 
peu  faits  pour  l'exercice  de  ces  charges  responsables,  sinon 
une  ambition  démesurée  ?  Pour  de  petites  ouvrières  comme 
cette  Vara,  sachant  à  peine  lire  et  écrire,  pour  des  paysans 
railleurs  et  stupides,  incapables  d'une  suite  quelconque  d'idées, 
mais  animés  d'une  haine  féroce  contre  la  «  bourgeoisie  », 
quelles  délices  de  se  réunir  en  des  tribunaux  nocturnes,  d'y 
juger  le  monde  et  les  hommes,  de  condamner  à  des  supplices 
raffinés  des  classes  entières  qu'on  a,  toute  sa  vie,  enviées  et 
détestées  1  Après  s'être  sentis  frôlés  par  la  mort,  on  aspire  à 
la  sécurité,  mais  jamais  plus  on  ne  se  pliera  à  un  simple 
travail  manuel,  jamais  on  ne  se  résignera  à  l'obéissance  de 
petite  ouvrière,  après  avoir  goûté  la  volupté  de  gouverner. 

A  INovo-Nicolaievsk,  la  femme  Vara  est  donc  insensible- 
ment rentrée  d'abord  dans  la  fiévreuse  atmosphère  de  propa- 
gande bolcheviste,  et  ensuite  dans  une  des  «  petiorkas  » 
secondaires,  n'y  apportant  pour  tout  mérite  que  sa  haine 
intransigeante  contre  les  gens  bien  mis.  Getlo  fois,  le  jeu  est 
perdu,  elle  le  sait,  et  l'avoue  brutalement  et  cyniquement. 
Elle  ne  partira  pas  seule.  Pour  de  la  vodka  et  des  cigarettes, 
elle  trahit  un  camarade,  Pacha  Lavrentief,  qu'on  arrête,  et 
qui,  après  une  pénible  confrontai  ion  a\('c  \aia,  insolente 
jusriu'aii  hoiil,  avoue  tout.  Pour  de  la  voilka  et  îles  cigarettes, 


404         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

ces  deux  misérables  ensuite  donnent  toutes  les  informations 
qu'on  leur  demande,  certains  qu'ils  touchent  à  leur  fin,  se 
vantant  des  meurtres  qu'ils  ont  commis  ou  préparés,  pleins 
de  dépit  d'avoir  échoué,  et  ne  voulant  pas  quitter  ce  monde 
avant  d'avoir  perdu  leurs  complices. 

Les  procès  politiques  nous  apprennent  sans  exception  dans 
ce  pays  que  les  conspirateurs  issus  des  classes  inférieures, 
généralement  dépourvus  de  sentiments  d'honneur,  trahissent 
avec  la  plus  grande  facilité  complices,  amis,  parents.  La 
fidélité  et  l'honnêteté,  fleurs  du  romantisme,  appartiennent 
uniquement  à  une  instruction  et  une  éducation  déjà  supé- 
rieures. 

Grâce  aux  dénonciations  de  Vara  et  Pacha,  la  police 
tchèque  arrive  bientôt  à  soupçonner  l'existence  du  comité 
central  bolcheviste. 

3.  —  Etudiants  et  étudiantes. 

Au  moment  dont  je  parle,  les  organisations  bolchevistes 
de  Sibérie  se  groupaient  autour  du  comité  central  de  Novo- 
Nicolaievsk,  nommé  «  Tsentr  »,  et  dont  on  sait  maintenant 
qu'il  fut  composé  de  onze  personnes.  Il  se  réunissait  dans  une 
maison,  dont  la  police,  au  moment  actuel,  après  la  mort  d'une 
moitié  et  la  fuite  de  l'autre  moitié  des  membres,  ne  connaît 
pas  encore  l'emplacement.  Les  membres  de  ce  comité  central, 
choisis  avec  soin  parmi  l'élite  révolutionnaire,  auraient  pro- 
bablement échappé  aux  recherches  policières,  s'ils  avaient  pu 
opérer  seuls.  Mais  il  fallait  attirer  de  partout,  des  clubs  révo- 
lutionnaires existants,  des  villages  éloignés,  et  jusque  des 
taïgas  impénétrables,  chefs  et  instruments,  réunir  ces  volontés 
éparses,  les  instruire  et  les  organiser  en  comités  secondaires 
et  comités  locaux,  leur  prescrire  minutieusement  les  travaux, 
régler  les  communications  entre  centre  et  périphérie,  les 
envois  d'armes  et  d'argent,  enfin  tout  un  va-et-vient  d'agents 
primaires  recevant  leurs  instructions  directement  des  chefs, 
d'agents  secondaires  qui  ne  voient  que  les  premiers,  etc. 


SIBERIE 


405 


Si  les  chefs,  reliés  à  un  vaste  dessein  international,  sont 
sûrs  ou  ù  peu  près,  les  instruments  sont  mus  par  des  intérêts 
et  des  ambitions  plus  personnels.  La  toute  petite  partie  du 
secret  qu'on  leur  confie  suffit  pour  les  rendre  dangereux  en 
cas  de  faiblesse  ou  trahison.  On  peut  les  exclure  des  délibé- 
rations centrales.  En  les  maniant  à  la  pelle,  on  peut  les 
maintenir  à  la  circonférence  des  activités,  mais  on  ne  peut 
pas  les  empêcher  de  reconnaître  et  de  dénoncer  d'autres 
conspirateurs  plus  rapprochés  du  centre,  qui,  à  leur  tour, 
trahissent  d'autres  intermédiaires  par  lesquels  on  arrive  aux 
chefs.  Il  faut  se  rappeler  qu'en  effet  l'histoire  connaît  de 
remarquables  exemples  de  fidélité,*  résistant  aux  tortures,  aux 
désespoirs  d'un  long  emprisonnement,  mais  il  s'agit  alors 
toujours  —  avec  de  rares  exceptions  — -  de  conspirations  entre 
gens  choisis,  et  encore  faut-il  exclure  les  époques  de  forte 
décadence  (').  Dans  les  conspirations  bolchevistes,  on  se 
trouve  toujours  en  pleine  canaille. 

Le  président  du  club  central,  im  certain  Pavlof,  avait  su 
attirer  dans  le  complot  quelques  soldats  polonais  de  la 
garnison  de  Novo-Nicolaievsk  par  qui  il  espérait  se  procurer 
canons,  fusils,  mitrailleuses  de  la  division  pok)naise,  siégeant 
dans  cette  ville.  Quelques  indications  précises  de  Wara  et 
Pacha  permirent  d'approcher  ce  complot  polonais.  Les 
Tchèques  y  firent  entrer  un  des  leurs,  qu'on  munit  du  passe- 
port d'un  bolchevik  tchèque,  depuis  longtemps  disparu.  11 
fut  admis  et  assistait  aux  fréquentes  réunions,  dont  il  allait 
tous  les  matins  apporter  les  détails  à  son  chef.  Mais,  étant 
d'âge  mûr,  et  marié,  il  lui  fut  impossible  après  trois  semaines 
de  prolonger  cette  activité  dangereuse  et  équivoque.  Sa 
dernière  révélation  fut  précieuse  :  la  prochaine  réunion  aurait 
lieu  dans  ime  petite  forêt  hors  de  la  ville.  Les  Polonais  la 
cernèrent    et    arnMèrent    sept    soldats    polonais,     le     président 


(^)  Qui  ne  pense  pns  ici  à  rarislocrafic  lomainc  smis  les  rt^f^^nes  de 
Tibère  et  de  Néron,  plébéisée  par  la  terreur,  et  au  eontraste  de  ces 
chevaliers  et  sénateurs  romains,  trahissant  ami,  frère  et  mère,  avec 
l'affranchie  Epicharis  qui,  brisée  par  la  torture,  refusa  de  dénoncer 
les  complices,  étrangers  et  presque  inconnus.   (Tacite,  Ann.,   i5,  57.) 


406         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Pavlof,  lourlof,  et  deux  autres  membres  du  comité.  Immé- 
diatement traduits  devant  un  tribunal  tchéco-polonais,  ils 
furent  interrogés,  et  fusillés  avec  une  bâte  inexplicable,  quel- 
ques heures  après  leur  arrestation. 

Le  personnage  le  plus  important  du  groupe  était  le  président 
Pavlof.  Il  mérite  que  nous  nous  arrêtions  quelques  instants 
à  sa  mémoire.  Il  fui  reconnu  par  un  officier  polonais  qui 
l'avait  rencontré  à  Petrograd,  où  il  avait  été  étudiant  à 
l'université.  Après  avoir  acquis  —  sous  l'ancien  régime  —  une 
certaine  expérience  des  sociétés  secrètes  et  une  habitude  des 
conspirations  —  sport  intellectuel  très  répandu  parmi  la 
jeunesse  russe  —  il  sut  se  'faire  distinguer  par  la  révolution. 
Ses  chefs,  méfiants  des  talents,  mais  sachant  récompenser  le 
zèle,  l'appelèrent  à  des  charges  importantes.  Après  avoir 
exercé  la  fonction  de  commissaire  au  front  de  l'Oural,  il  avait 
été  choisi  pour  organiser  en  Sibérie  de  vastes  émeutes  et 
insurrections  dans  le  dos  du  gouvernement  provisoire.  Muni 
d'instructions  et  d'importantes  sommes  d'argent,  il  s'était 
glissé  parmi  les  prisonniers  de  guerre  revenus  d'Allemagne, 
et  avait  facilement  pénétré  jusqu'au  front  des  combats,  négli- 
gemment gardé*  par  les  autorités  sibériennes. 

Il  était  jeime,  très  bien  vêtu,  avait  des  manières  distinguées, 
une  face  intelligente,  et  était  coquet  de  sa  personne  (portant 
sur  lui",  au  moment  de  l'arrestation,  des  instruments  de  manu- 
cure). Il  avait  un  prestige  sur  ouvriers  et  paysans,  comme  seul 
un  bourgeois  distingué  —  ou,  comme  ils  disent,  un  aristocrate 
—  peut  en  inspirer.  En  cherchant  à  approcher  ce  caractère  pro- 
bablement si  simple  et  si  étroit,  par  l'étude  de  détails  que  les 
policiers,  occupés  à  voir  en  lui,  non  l'homme,  mais  un  dan- 
gereux malfaiteur,  ont  négligés,  en  fouillant  dans  mes  rémi- 
niscences d'adolescents  révolutionnaires  que  j'ai  observés  dans 
leur  activité,  ou  entrevus  et  compris  sous  un  soudain  coup 
d'éclair,  je  crois  reconnaître  en  Pavlof  ce  type  de  gentilhomme 
révolutionnaire  que  Dostoievsky,  il  y  a  cinquante  ans,  a  peint 
sous  le  masque  de  Nicolas,  dans  les  Démons.  Pierre  lui  adresse 
la  parole  : 


EN       SIBÉRIE  407 

«  Vous  regardez  tout  le  monde  avec  indifférence  et  tous  ont 
peur  de  vous.  Cela  est  très  bien.  Personne  n'ose  chez  vous  se 
permettre  des  familiarités.  Vous  êtes  un  terrible  aristocrate,  et 
quand  un  aristocrate  descend  dans  la  démocratie,  c'est  merveil- 
leux. Pour  vous,  ce  n'est  rien  de  sacrifier  votre  vie  ou  celle 
«d'un  autre.  Vous  êtes  juste  celui  dont  on  a  besoin...   » 

Pavlof  a  été  parfait  jusqu'au  bout.  Très  dédaigneux  de  sa 
-vie,  ne  faisant  aucun  effort  pour  se  défendre,  il  avoua  immé- 
diatement son  identité  et  donna  des  détails  personnels.  Mais 
même,  après  avoir  été,  devant  Polonais  et  Russes,  cruellement 
fouetté  par  un  cosaque  sur  l'ordre  d'un  officier  russe  —  forme 
de  torture  facile  et  coutumière  —  il  refusa  de  donner  aucun 
indice  sur  le  complot  ou  sur  ses  complices.  Très  pâle  et  très 
froid,  il  persévéra  jusqu'à  sa  mort  dans  un  silence  correct.  Il 
offrit  sa  poitrine  aux  balles  du  peloton  d'exécution  d'un  air 
blasé  et  indifférent.  Ses  erreurs  et  sa  vertu  stoïque  furent  toutes 
deux  le  fruit  de  la  culture  qu'il  avait  reniée.  Il  fut  de  ces  per- 
vers qui  méritent  également  l'admiration  et  la  mort. 

Dans  la  même  nuit,  la  mort  de  Pavlof  a  été  connue  de  son 
entourage.  Ses  collaborateurs  purent  hâtivement  quitter  la 
ville  et  se  réfugièrent  dans  les  villages,  où  ils  fomentent  ces 
rébellions  qui,  à  chaque  moment,  interrompent  le  service  du 
chemin  de  fer  vers  Bisk  et  Semipalatinsk.  Les  dénonciations 
de  leurs  admirateurs  et  créatures  les  désignent  unanimement  : 
Ce  sont  surtout  trois  jeunes  et  jolies  femmes  :  une  Véra 
€higlatova,  a2  ans.  étudiante  de  l'Université  de  Kazan,  une 
Lettonne,  Hilda  Rada,  28  ans,  de  la  colonie  lettonne  de  Krasno- 
ïar.sk,  toutes  deux  blondes  et  non  sans  distinction.  Ensuite  une 
jeune  modiste  de  18  ans,  possédant  une  petite  fortune,  Motia 
Jedanova.  Un  autre  personnage,  le  cinquième  en  importance, 
était  un  tout  jeune  étudiant  de  l'Université  de  Ka/an,  dont  le 
nom  m'échappe.  De  deux  autres  individus,  moin.s  qualiliés, 
on  ne  connaît  que  les  prénoms,  Glieb  et  Vassili.  Voilà  les 
membres  du  comité  révolutionnaire  <(  Tsentr  ». 

Si  donc  on  se  demande  par  qui,  en  dernier  lieu,  ces  colli- 
sions de  trains,  où  des  centaines  d'innocents  périssent  à  l.i  fois. 


408         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

ces  rébellions  où  le  sang  coule  à  flots  dans  des  massacres 
atroces,  ces  guerres  civiles  qui  arrêtent  les  rares  communi- 
cations et  réduisent  à  la  famine  des  provinces  entières,  —  si 
on  se  demande  par  qui  ces  inutiles  calamités  sont  causées,  on 
trouve  inévitablement  quelques  jeunes  étudiants  ou  étudiantes 
de  20  ans,  ayant  quelque  instruction  de  gymnase,  n'ayant  pu 
encore  acquérir  un  bagage  d'études  ou  de  réflexions,  des  igno- 
rants, qui,  à  leur  ignorance,  empruntent  une  volubilité  et  une 
sûreté  étonnantes. 

Ils  avaient  conspiré  sous  l'ancien  régime,  sous  le  regard 
sympathique  de  1' ((  intelligence»  qui  aimait  à  opposer  leurs 
vagues  opinions  d'amateurs  ambitieux  et  amusants  à  l'inflexible 
dureté  de  la  police.  Ils  gagnaient  à  être  poursuivis  par  les 
agents  secrets  et  frappés  à  coups  de  nagaïka  par  les  cosaques,, 
à  errer,  exilés,  à  travers  les  capitales  européennes  avec  leur 
vague  sourire  de  supériorité,  de  blasés  avant  l'expérience,  de 
désillusionnés  avant  la  foi. 

Quel  minimum  de  science,  de  sagesse  et  d'expérience  chez 
ces  démolisseurs  de  gouvernements!  Dans  les  sociétés  bien  or- 
données ou  fonctionnant  convenablement,  les  têtes  les  mieux 
averties,  les  plus  froides  et  désintéressées  suffisent  à  peine  à 
entretenir  la  marche  des  plus  simples  événements  sociaux,  et 
ne  construisent  qu'en  tâtonnant,  dans  la  pénombre  de  mille 
possibilités. 

Par  quelle  mystérieuse  fatalité  l'histoire  confie-t-elle  pendant 
les  périodes  troubles  et  tourmentées  la  direction  des  affaires  à 
des  esprits  médiocres,  à  des  enfants  mal  appris,  dont  la  seule 
vertu,  ou  la  seule  excuse,  sont  la  passion  du  sacrifice  et  l'aveu- 
glement.!* 

Car  ces  illuminés  mal  équilibrés,  qui,  aux  yeux  de  leurs 
ouvriers  et  paysans,  personnifient  la  pure  doctrine,  ont  le 
mépris  de  la  science  et  de  tout  ce  qui  constitue  la  gloire  et 
l'honneur  des  sociétés  modernes.  Dostoievsky  a  caractérisé  leur 
type  de  barbares,  légèrement  effleurés  par  la  culture,  dans  les 
paroles  suivantes  de  Pierre  : 

((  On    descend    d'abord    le    niveau    de    l'instruction,    de    I* 


EN        S    I    n     F,     Il    I    F, 


409 


science,  des  talenls.  Puisque  les  hauteurs  de  la  science  ne  sont 
accessibles  qu'aux  capacités  élevées,  nous  ne  voulons  pas  de 
ces  capacités.  Les  gens  ayant  les  hautes  capacités  finissent  par 
s'emparer  du  i)ouvoir  et  par  devenir  des  despotes.  Ils  ne 
peuvent  ne  pas  devenir  des  despotes  et  pervertissent  donc 
fatalement  leur  entourage.  A  Cicéron  on  coupera  la  langue, 
à  Copernic  on  crèvera  les  yeux,  Shakespeare  sera  lapidé.   » 


4.  —  Petit  gibieu. 

Lentement,  patiemment,  et  le  hasard  aidant  —  qui  se  dé- 
clare toujours  contre  ceux  qui  perdent,  —  on  arrive,  par  des 
dénonciations  successives,  de  conspirateur  en  conspirateur, 
jusqu'aux  plus  petits.  Cette  canaille  se  mord  comme  des  rats 
dans  une  cage  chauffée.  Aucun  sentiment  élevé,  aucun  trait 
noble  n'éclairent  ces  interrogatoires,  où  les  policiers  n'ont 
souvent  qu'à  écouter  et  épier.  On  a  travaillé  pour  le  plaisir  de 
démolir  ou  d'être  redoutable  dans  un  monde  où  on  avait  été 
si  peu  de  chose,  ou  pour  des  commissariats  lucratifs,  ou  pour 
exercer  une  puissance  flatteuse. 

On  a  perdu. ^  Que  tous  y  passent  maintenant!  Ces  malheureux 
qui  touchent  à  la  mort  semblent  approuver  l'habileté  de  leurs 
ennemis,  et  parfois,  éprouvant  comme  une  détente  après  ces 
longs  mois  d'une  lourde  contrainte,  rient  avec  eux.  Souvent 
aussi,  par  un  soudain  épanchement  envers  le  geôlier  ou  jus- 
ticier qui  leur  inspire  de  subits  sentiments  fraternels,  ils 
trahissent,  sans  qu'on  le  leiir  demande,  leurs  amis,  ceux  qu'on 
pourrait  sauver,  même  ceux  que  personne  ne  soupçonne.  Ceux 
qui  n'ont  pas  pu  à  temps  se  sauver  dans  les  plaines  lointaines, 
où  les  troupes  ne  se  hasardent  qu'en  nombre  imposant,  sont 
ainsi  perdus  :  ce  sont  leurs  camarades  qui  ies  guettent  et  qui, 
du  fond  de  leurs  cachots,  étendent  leurs  bras  vers  eux. 

La  petite  espionne  Olga  est  donc  passée  au  camp  ennemi. 
Elle  se  promène  maintenant,  sous  la  garde  d'un  soldai  lcliè(pie. 
en    quéfc   de    iiouveiles   révélations.    Klie   a    loiil    dil    doiil    elle   a 


410         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

pu  se  souvenir,  mais  on  peut  encore  en  tirer  ce  qu'elle  flairera, 
■cette  petite  bête  promenée  en  laisse. 

En  visitant  une  des  maisons  où  les  conspirateurs  avaient 
auparavant  tenu  leurs  réunions,  ils  voient  au  jardin  un  homme 
couché  dpns  l'ombre  d'un  arbre.  Ils  viennent  de  le  dépasser, 
quand  Olga  se  retourne  :  «  Oncle,  je  crois  savoir  qui  c'est.  » 
Et  après  l'avoir  quelque  temps  fixé  :  «  Oui,  c'est  Bytkof.  » 
L'individu,  pris  au  bras  par  le  Tchèque,  nie  son  identité  et 
montre  un  passeport  au  nom  de  Semeonof.  Il  prétend  ne  pas 
reconnaître  Olga,  ni  un  revolver  qu'on  découvre  dans  un 
bosquet  à  côté  de  lui.  Quelques  coups  de  nagaïka  et  une  nou- 
velle confrontation  avec  l'enfant  le  font  tout  avouer  :  ne 
sachant  pas  que  Pavlof  est  mort,  il  est  venu  pour  lui  demander 
argent  et  instructions.  On  l'interroge  sans  brusqueries,  et  il 
dénonce  immédiatement  une  certaine  femme  Choura... 

Le  même  soir,  on  arrête  Choura  dans  sa  chambre,  oii  Bytkof 
a  conduit  la  police.  Aucuns  papiers  compromettants,  rien  que 
la  dénonciation  de  son  ami.  Au  moment  où  on  l'interroge,  des 
soldats  qui  ont  cerné  la  maison  voient  dans  la  rue  un  passant 
qui  regarde  attentivement  par  la  fenêtre  de  la  chambre  où 
l'arrestation  a  eu  lieu.  C'est  un  jeune  homme,  convenablement 
vêtu,  semblant  ému  par  l'événement  :  ne  sachant  qu'en  faire, 
on  l'écroue  aussi. 

Choura,  confrontée  avec  Vara,  Olga  et  Bytkof,  commence 
par  nier  ;  elle  défend  sa  vie.  Ses  amis  se  chargent  de  fournir 
les  preuves  qui  manquent  encore  à  la  police  et  font  tout  le 
possible  pour  confondre  leur  ancienne  complice.  Vara  lui  fait 
observer  en  riant  : 

((  Mais  dis  donc  tout.  A  quoi  bon  nier?  Ils  ont  déjà  arrêté 
une  moitié  et  fusillé  l'autre.  Ne  sois  pas  si  bête.   » 

Choura  continue  à  nier,  puis,  un  jour,  pressée  par  ses  amis, 
elle  s'affaisse  et  avoue. 

Le  jeune  homme  qu'on  avait,  apparemment  sans  raison, 
^arrêté  dans  la  même  nuit  que  la  femme  Choura,  fut  bientôt 
«  reconnu  »  par  celle-ci.  Il  persista  à  se  taire,  mais  après  avoir 


EN       SIBERIE 


411 


X^assé  trois  semaines  en  prison,  perdit  subitement  courage  et 
écrivit  au  chef  de  la  police  un  billet  ainsi  conçu  :  «Je  connais 
Choura,   j'ai   travaille   avec   elle   dans   le   mouvement   bolche- 
viste,  et  suis  prêt  à  dire  ce  que  je  sais.  » 

Désirant  abréger  l'interrogatoire  auquel  on  le  soumit  immé- 
diatement, il  demanda  du  papier  et  écrivit  un  rapport  détaillé, 
où  il  évita  tout  ce  qui  aurait  pu  compromettre  ses  complices, 
mais  se  vantait  d'avoir  organisé  dans  les  environs  de  la  ville 
des  bandes  d'insurgés  contre  le  gouvernement  sibérien.  Il 
sortait  d'une  bonne  famille  bourgeoise  et  avait  étudié  à  l'Uni- 
versité de  Kazan.  Il  finit  son  rapport  avec  la  phrase  :  «  Je 
chercherai  et  trouverai  les  moyens  de  m'évader.  » 

En  découvrant  ainsi  le  fond  de  ses  pensées,  il  avait  proba- 
blement sous  les  yeux  l'exemple  d'un  confrère,  deu^C  fois- 
arrêté  et  deux  fois  évadé  d'une  prison  russe.  Mais  aux 
recherches  policières  dont  je  parle  et  qui  intéressent  si  pro- 
fondément les  armées  alliées  en  Sibérie,  «ennemies  de  la 
liberté  »,  aucun  sujet  russe,  aux  seules  exceptions  de  deux 
officiers,  ne  participe.  Le  gardien  russe  est  corruptible  dans 
les  circonstances  actuelles.  Mais  d'une  prison  tchéco-polonaise, 
ces  ennemis  du  genre  humain  n'échappent  pas.  L'étudiant  de 
Kazan,  enthousiaste  amaleur  politique,  a  subi  le  même  sort  que 
les  autres. 


Quelques  jours  après  ces  événements,  la  garde  tchèque  du 
grand  pont  sur  l'Ob  remarqua  un  paysan  ivre,  criant  comme 
tous  les  diables,  cherchant  querelle  aux  passants  et  menaçant 
une  femme  de  son  revolver.  Les  Tchèques  n'y  virent  qu'un 
incident  sans  conséquence,  mais  puisque  l'individu  avait  fran- 
chi une  zone  défendue,  y  avait  fait  du  bruit  et  était  porteur 
d'un  pistolet  automatique,  on  l'écroua  pour  quelques  jours.  Il 
se  trouvait  dans  une  salle  commune  de  la  prison,  quand 
Pacha  Lavrentief  la  traversa  sous  escorte  pour  se  rendre  à  un 
nouvel  interrogatoiic.  Pacha  reconnut  l'ivrogne  (porteur  d'un 
passeport  au  nom  d'Ivanof)  cl  s'écria  : 


412         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

<(  Ah!  tiens,  c'est  toi?  On  t'a  aussi  pris?  Comment  ça  va, 
Polikarpe  Ponomaref?   )) 

L'autre  pâlit  et  ne  répondit  pas.  Les  Tchèques  dressèrent 
l'oreille.  On  cherchait  depuis  longtemps  ce  Polycarpe  Pono- 
maref, grand  démolisseur  de  voies  ferrées,  incendiaire  de  ponts, 
et  collisionneur  de  trains,  dont  des  dénonciations  antérieures 
par  des  amis  avaient  livré  le  nom.  On  l'interrogea  immédia- 
tement ;  il  insista  sur  le  passeport  dont  on  l'avait  trouvé 
porteur  et  nia.  Mais  Pacha  Lavrentief,  en  riant,  nonchalam- 
ment, le  força  d'avouer,  en  invoquant  nombre  d'actions  entre- 
prises en  commun. 

Ce  paysan  trapu,  ignorant,  violent,  avait  le  goût  des  destruc- 
tions. A  la  tête  d'un  fort  détachement  spécialisé  en  ce  genre 
de  travaux,  un  «  podryvny  otriad  »,  il  se  promenait  à  travers 
la  province,  détériorant,  incendiant  les  quelques  restes  du 
matériel  qui  attachent  encore  au  monde  civilisé  les  profondeurs 
de  Sibérie,  que  ces  philanthropes  se  croient  appelés  à  «  libé- 
rer )) . 


5.  —  Un  mOxNde  noyé  dans  le  sang. 

En  parcourant  mes  notes,  en  consultant  mes  souvenirs,, 
j'essaye  d'évoquer  l'étrange  existence  de  ces  conspirateurs, 
gens  comme  nous-mêmes,  hommes  et  femmes  que  nous  frô- 
lons chaque  jour  dans  les  rues,  indifférents  à  leurs  vies  et 
confiants  dans  l'uniformité  de  leurs  existences  avec  les  nôtres- 
Mais  déjà  sont-ils  irrémédiablement  séparés  de  nous  mêmes 
par  leur  haine,  et  de  la  vie  sociale  par  une  mystérieuse  et 
mortelle  obstination. 

Il  me  semble  voir  surgir  leurs  visages  du  brouillard  ensan- 
glanté qui  les  a,  depuis  longtemps,  ensevelis  :  visages  jeunes 
ou  ridés,  attrayants  ou  hideux,  pensifs  ou  bestiaux,  illuminés 
'  et  soucieux  ou  brutaux  et  vulgaires,  visages  de  jeune  fille  ou 
de  bandit.  Mais  tous  ont  ce  même  regard  tendu,  tous  semblent 
poussés  par  le   même  appétit  étroit  et   fatal,   et  les  meilleurs 


EN        SIBERIE 


413 


d'entre  eux  cachent  déjà  sous  des  dehors  de  prophète  des  âmes 
de  malfaiteur. 

«  Le  monde  tourne  sans  bruit  »,  les  évolutions  s'accomplissent 
par  le  silencieux  travail  des  idées.  Mais  ici  tout  est  bruit  et 
explosion.  Aucune  pnidenfe  conception  de  l'avenir,  et  partout 
cette  hâte  d'accomplir,  cet  emf)ressement  d'en  finir  qui  carac- 
térise le  genre  révolutionnaire. 

Et  rien  de  plus  contagieux  que  cette  philosophie  de  la 
canaille.  Devant  ces  incendies,  assassinats,  ces  longues  séries 
d'attentats,  ce  désordre  systématique,  ces  incessants  appels  à 
i 'anarchie  et  au  despotisme,  tous,  les  raffinés  comme  les 
humbles,  s'habituent  à  la  barbarie  avec  une  facilité  déconcer- 
tante. 

Les  fréquents  coups  de  pistolet  qu'on  entend  dans  les  soirées 
d'hiver  échangés  entre  promeneurs,  les  détonations  des  pelo- 
tons d'exécution  chaque  nuit  vers  la  lumière  du  jour,  les 
cadavres  horriblement  mutilés,  les  meurtres  compliqués  des 
pires  atrocités  n'étonnent  plus  personne.  Il  suffît  de  si  peu 
pour  effacer  dans  la  vie  .la  légère  couche  d'habitudes  plus 
douces,  que  les  lentes  aljuvions  des  siècles  avaient  déposée. 

Vara,  Pacha,  Choura,  Polycarpe,  l'étudiant  de  Kazan, 
Bytkof,  et  tant  d'autres  encore,  ont  été  transportés  à  Tomsk, 
et,  dans  des  nuits  froides  et  obscures,  sont  tombés  sous  les 
balles. 

Partout  en  province,  les  paysans  attaquent  à  la  lance  —  en 
faisant  pieusement  le  signe  de  la  croix  —  les  bandes  de  bri- 
gands qui  les  oppriment  et  violentent  et,  par  l'ironie  de  celte 
comédie  d'erreurs,  ce  sont  les  mitrailleuses  des  Tchèques,  du 
parti  de  l'ordre,  qui  les  fauchent. 

On  assomme  ses  ennemis  politiques  l'après-midi,  en  [iloine 
place  publicpie,  impunément,  d'un  coup  de  revolver.  On  jette 
du  sable  sur  la  mare  de  sang  et,  une  heure  après,  personne 
n'en  parle  plus. 

On  est  tué,  en  Sibérie,  comme  en  Russie,  pour  un  mot, 
pour  un  geste  imprudents.  Les  trains  blindés  arrêtent  les 
malheureux   par   centaines,    [)uis,    lourdement   et    luajestueuse- 


414         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

ment,  vont  les  déposer  sur  la  neige,  dans  une  forêt  éloignée^ 
Et  à  côté  de  ces  spécialistes  du  meurtre,  il  y  a  l'amateurisme  : 
chacun  dénonce  amis  et  parents  avec  abnégation,  pour  le  bien 
public. 

Et  pour  que  l'ennemi  ne  s'habitue  pas  au  spectacle  de  la 
mort,  on  ne  se  contente  plus  de  tuer  :  on  aveugle,  écorche, 
entaille,  saigne  lentement  les  chairs  vivantes,  qu'on  affiche 
ensuite  sur  les  routes  publiques,  afin  que,  pour  les  survivants, 
les  traces  des  souffrances  semblent  arrêter  la  mort. 

Ce  n'est  donc  pas  le  moment  —  maintenant  que  les  partis 
qui  se  combattent  rivalisent  en  duretés  —  d'insister  sur  de 
nouvelles  exécutions.  Mais  les  principaux  coupables,  s'il  y  en 
a  dans  une  conflagration  aussi  universelle,  ne  sont  pas  ces 
paysans  et  ouvriers,  si  souvent  dupés  par  les  parleurs,  mais 
ces  ineptes  étudiants  et  étudiantes,  dont  on  admirait  les  discours 
si  chauds  et  si  sympathiques,  mais  dont  la  lèvre  souriante  sen- 
tait le  sang. 


CHAPITRE  VII 

PARMI  LES  TROUPES  JAPONAISES 
EN   SIBÉRIE 


populi...  quos  ille  thnorum 

maximus  haud  iirget  lethi  metiis  :  inde  riiendi 
in  ferriim   mens  prona  viris,   anunaeque  capaces 
niortis,    et    ignavunt,    rediturae   parcere  vitae. 

LucAiN    (Pharsale    1). 

I.    RÉBELLION    DE    COSAQUES. 

I  'avance  des  armées  soviétiques  en  Sibérie  a  inspiré  do 

frais  espoirs  et  un  nouvel  élan  aux  insurrections  régio- 
^  nales  du  gouvernement  du  Transbaïkal.  Tout  le  long 
du  chemin  de  fer  de  l'Amour,  ponts  et  ateliers  flambent.  A 
l'intérieur  du  pays,  les  coups  de  main,  souvent  supérieurement 
exécutés,  les  assassinats  de  fonctionnaires  et  officiers  de  Semeo- 
nof  deviennent  de  plus  en  plus  fréquents.  Les  usines  et  les^ 
mines  sont  abandonnées,  les  transports  empêchés,  la  sécurité- 
compromise,  les  sentiments  de  loyauté  à  l'égard  du  gouver- 
nement troublés,  les  éléments  douteux  encouragés. 

L'organisation  centrale  des  rebelles  s'est  installée  tout  près  de 
la  frontière  chinoise,  dans  trois  villages  :  Rogdatskoc.  Berenski 
et  Zerenoki,  sur  le  fleuve  Ourioumkan.  Le  chef,  Jourovliof,. 
ancien  capitaine  sous  le  tsar,  y  dirige,  avec  son  «  état-major  m^ 
toutes  les  insurrections  de  la  région. 

Les  commandements  russe  et  japonais  ont  décidé  de  détruire 
ce  nid  par  une  opération  d'enveloppement  qui  sera  exécutée 
par  9  régiments  de  cavalerie  et  9.  bataillons  d'infanterie  avec 
i3  pièces  (le  campagne  pour  les  Scmconoftsy,  et  l 'i  compagnies- 


416         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

<i'infanterie  avec  6  canons  pour  les  Japonais.  Les  cosaques  de 
Semeonof  refusant  —  comme  toujours  —  de  se  battre  seuls, 
•on  a  réparti  les  troupes  japonaises  parmi  eux,  à  raison  d'une 
ou  deux  compagnies  par  régiment  russe. 

Invité  à  assister  à  cette  opération,  je  me  suis  rendu  à  Sré- 
lensk,  où  le  général  Suzuki,  commandant  la  5"  division  japo- 
naise, et  le  général  Semeonof  (oncle  de  l'ataman),  comman- 
dant les  «détachements  de  Mandchourie  »,  dirigeront  la  ma- 
nœuvre. Retardé  par  le  désordre  au  chemin  de  fer,  je  n'y  arrive 
que  le  i"""  octobre,  après  le  départ  de  la  dernière  colonne  pour 
l'intérieur.  Me  hasarder  seul  sur  ces  routes  solitaires  entre  les 
stanitsas  partagées  par  la  guerre  civile  serait  courir  à  une  mort 
certaine.  Je  me  trouve  dans  un  pays  de  chasseurs,  accoutumés 
à  guetter  patiemment,  cachés  dans  la  broussaille,  le  gibier  qui 
passe.  Deux  soldats  japonais  faisant  partie  d'un  détachement 
et  marchant  dans  le  rang,  ont  été  blessés,  hier,  par  des  coups 
de  fusil  isolés  et  les  coupables  ont  facilement  échappé  dans  la 
taïga. 

Il  ne  me  reste  donc,  pour  le  moment,  que  d'attendre  les  rap- 
ports, qui  nous  parviennent  bientôt.  Les  cosaques  indépen- 
dants, entourés  par  huit  colonnes  russo-japonaises,  ont  été 
battus.  6oo  cadavres  trouvés  sur  les  terrains  des  combats,  2 
canons  et  3oo  charrettes  remplies  de  vivres,  pris,  et  les  trois 
villages  rasés,  voilà  le  bilan  de  l'opération,  Jourovliof,  ac- 
compagné de  quelques  fidèles,  a  réussi  à  échapper  en  Mand- 
chourie. Les  restes  des  6  régiments  dont  il  avait  disposé  errent 
à  travers  la  région. 

Ici,  le  désaccord  règne  entre  les  chefs.  Le  général  Semeonof 
rt  son  chef  d'état-major,  colonel  Zoubkovsky,  se  plaignent 
que  le  général  Suzuki  vient  de  retirer  toute  sa  coopération  aux 
troupes  russes.  Le  chef  de  la  5*  division  japonaise  m'explique 
sa  subite  abstention  :  partout,  les  cosaques  de  l'ataman  ont 
pris  honteusement  la  fuite  et  ce  sont  donc  chaque  fois  les 
minuscules  détachements  japonais,  posés  —  comme  d'habi- 
tude —  en  arrière-garde,  qui,  abandonnés  par  leurs  alliés, 
mais   trop   orgueilleux   pour   céder,    ont   supporté   le    furieux 


418  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

assaut  d'un  ennemi  vingt  fois  supérieur  en  nombre  et  déses-, 
péré  par  la  crainte  d'un  encerclement. 

Par  exemple,  une  colonne,  composée  de  deux  régiments  de 
cosaques,  avec  une  compagnie  japonaise  en  réserve,  partie  de 
la  stanitza  Nertchinski-Zavod,  se  heurta,  près  de  Bogdatskoe, 
à  trois  régiments  de  cosaques  indépendants,  résolus  à  se  frayer 
un  chemin  à  travers  le  cordon  qui  les  enserrait.  Le  capitaine 
commandant  la  compagnie  japonaise  s'était  avancé,  avec  un 
lieutenant,  un  sous-officier  et  une  section,  pour  observer  la 
situation.  Au  moment  de  l'attaque,  les  cosaques  de  Semeonof 
lâchèrent  pied  et  laissèrent  les  4o  Japonais  plantés  en  pleine 
route,  sur  un  point  difficile  à  défendre,  et  bientôt  débordés 
par  i.5oo  cavaliers.  Les  Japonais  se  retirèrent  à  un  point  cul- 
minant de  la  route,  où  ils  attendirent,  de  pied  ferme,  le  corps- 
à-corps.  Le  reste  de  la  compagnie,  accourue  au  bruit  de  la 
fusillade,  trouva  i3  blessés  et  les  cadavres  des  deux  officiers, 
du  sous-offîcier  et  de  i8  hommes.  Autour  des  deux  corps  des 
officiers  percés  de  plusieurs  coups  de  sabre,  gisaient  sept 
cosaques,  tués  par  eux  à  l'arme  blanche:  deux  d'entre  eux 
avaient  la  tête  fendue  jusqu'au  cou. 

De  semblables  incidents,  les  pertes  très  élevées  et  inutilement 
cruelles  que  certaines  compagnies  japonaises  ont  éprouvées, 
ont  exaspéré  la  troupe  et  les  chefs.  Le  général  Suzuki  quitte 
Srétensk  avec  ostentation.  Les  unités  japonaises  engagées  dans 
les  derniers  engagements  sont  reversées  dans  leurs  régiments. 
Le  comrhandant  Nakatani,  de  l 'état-major  de  la  5*  division, 
restera  à  Srétensk  pour  opérer  un  regroupement  des  troupes 
japonaises  dans  la  direction  de  Blagoviéchtcliensk. 

Je  décide  d'attendre  le  développement  des  événements  mili- 
taires. 

2.    Une    GRANDE   ARTÈRE    SIBERIENNE,    LA    ChILKA. 

Sur  la  rivière  Chilka,  le  9  octobre  1919. 

Hier  soir,  le  commandant  Nakatani  m'a  fait  avertir  que  le 
lieutenant  Kikiyo  irait  cette  nuit  porter  un  ordre  à  un  déta- 


SIBERIE 


419 


chement  japonais  opérant  vers  le  Nord.   J'accompagnerai   le 
jeune  officier. 

Vers  une  heure  du  matin,  celui-ci  est  venu  me  chercher  à 
mon  wagon  et  m'a  conduit  vers  un  des  petits  bateaux  à  vapeur 
faisant  partie  de  l'ancienne  <(  flottille  de  l'Amour  »,  réquisi- 
tionnée par  l'armée  japonaise.  Le  navire  offre  le  même  aspect 
d'abandon  et  de  pauvreté  qui  caractérise  tous  moyens  de 
transport  par  lesquels  la  révolution  a  passé.  Ni  meubles,  ni 
tapis,  ni  rideaux  ou  articles  de  ménage.  Les  destructions  ont 
été  partout  si  complètes  et  spontanées,  que  le  plus  petit  coin 
de  Sibérie  présente,  dans  son  dénuement,  comme  une  image 
de  la  détresse  du  grand  Empire. 

Les  lanternes  du  bateau  éclairent  dans  la  nuit  et  le  brouil- 
lard une  sphère  qui  tantôt  se  rétrécit  ou  s'élargit.  De  vagues 
formes  d'arbres  ou  contours  de  rochers  y  entrent  de  temps  en 
temps  et  se  perdent  ensuite  dans  les  ténèbres.  A  la  rencontre  de 
chaque  autre  navire,  ce  sont  de  minutieuses  interpellations  en 
langue  japonaise  :  il  faut  s'assurer  que  nous  ne  manquions  pas 
le  colonel  Oumeda  avec  ses  hommes,  déjà  en  route  pour  les 
cantonnements  d'hiver,  et  qu'un  nouvel  ordre  renvoie  vers  le 
Nord. 

Encore  faudra-t-il  se  hâter.  Cet  épais  brouillard  que  nous 
traversons  est  un  présage  de  la  forte  gelée  qui  approche.  Déjà, 
les  petits  affluents  de  la  Chilka  se  ralentissent  et.  dans  une 
dizaine  de  jours,  le  fleuve  principal  aussi  commencera  à  se 
fermer.  Tous  les  navires  de  la  flottille  de  l'Amour  devront  alors 
être  rentrés  à  Srétensk,  sous  peine  de  tomber  quelque  part 
dans  les  mains  des  rouges. 

A  plusieurs  reprises,  notre  bateau  entre  dans  une  zone  de 
brouillard  particulièrement  dense,  et  nous  jetons  l'ancre.  A  un 
tel  endroit,  invariablement,  un  affluent  se  déverse  dans  le 
fleuve  principal.  Le  courant  y  est  rapide  et  dangereux,  et  nous 
attendons,  pour  nous  hasarder  entre  les  énormes  bancs  de 
sable,  qu'un  coup  de  vent  disperse  la  brume  que  le  choc  do 
deu?t  courants  d'air  a  fait  naître. 

Ce  n'est  que  dans   l'après-midi  qu'un  soleil  malsain  perce 


420         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

les  nuages.  Un  vent  frais  et  subitement  violent  chasse  le 
brouillard  par  longues  traînées  et  gros  flocons,  le  long  des 
vallées,  et  découvre  lentement  le  sauvage  paysage  de  l'Amour. 

Dans  cette  vallée  qui  se  courbe  sans  cesse  et  se  heurte  partout 
à  des  rochers  formant  obstacle,  le  fleuve,  enfermé  et  continuel- 
lement dévié,  fait  l'illusion  d'un  lac  immobile  qui  s'allonge, 
se  rétrécit,  se  déforme  entre  des  décors  variant  à  l'infini.  De 
temps  en  temps,  il  s'élargit  brusquement  :  un  nouvel  affluent 
ajoute  la  masse  claire  de  ses  eaux  rapides  au  courant  turbulent 
de  la  Chilka. 

RieUj  pendant  des  heures  et  des  heures,  que  des  rochers 
vierges,  où  se  détachent  des  mousses  brunes  et  des  bruyères 
violettes.  Ici  et  là,  au  fond  d'une  large  vallée,  l'eau  a  amené 
de  fortes  couches  d'alluvion,  parfois  épaisses  d'une  dizaine  de 
mètres,  et  oii  elle  a,  à  une  époque  postérieure,  dans  son  travail 
follement  prodigue,  de  nouveau  creusé  un  lit.  Partout  aussi 
des  cours  d'eau  abandonnés,  des  travaux  d'érosion  depuis 
longtemps  interceptés  par  d'autres  labeurs  de  la  nature,  bancs 
de  sable  ou  petites  îles,  où  elle  a  fait  éclore  quelques  bouquets 
de  verdure.  Mais,  en  général,  pas  d'arbres,  excepté  quelque 
opiniâtre  bouleau  qui  s'est  cramponné  à  une  fente  de  rocher 
et  dont  le  vent  secoue  les  dernières  feuilles. 

A  de  rares  endroits,  la  brusque  pente  des  collines  s'adoucit, 
et  sur  la  rive  se  forme  une  bande  plate  de  terre  arable.  Quelques 
dizaines  de  maisons  pauvres  à  toit  de  chaume,  cabanes  d'ou- 
vrier ou  de  pêcheur,  y  entourent  deux  ou  trois  maisonnettes 
blanches  et  propres  de  petits  fonctionnaires. 

Nulles  traces  de  labeur  humain,  excepté  à  l'intérieur,  derrière 
les  collines,  dans  quelque  mine  d'or  ou  d'argent.  La  farine  doit 
venir  d'autre  part,  du  Sud,  de  la  région  de  Tchita,  ou  du  Nord, 
des  environs  de  Blagoviéchtchensk,  mais  les  transports  sont 
arrêtés,  les  dernières  provisions  s'épuisent,  la  faim  qui  approche 
vide  la  contrée  et  chasse  la  population  dans  les  bras  des  bol- 
cheviks. 

Près  d'Oust-Tchornaia,  où  le  fleuve  décrit  un  énorme  S,  la 
prodigieuse  masse  de  ses  eaux  se  jette  par  deux  fois  contre  les 


SIBERIE 


421 


hauts  rochers  et,  en  serrant  la  pierre,  s'y  brise  et  y  creuse,  en 
écumant,  de  profondes  entailles.  Après  que  de  nombreux  na- 
vires eurent  sombré  dans  les  tourbillons  et  contre  les  pierres 
sur  la  rive,  on  a  élevé  des  échafaudages  de  poutres,  bâtis  dans 
le  courant,  protégeant  les  bateaux  que  le  courant  jetterait  contre 
la  côte. 

Plus  loin,  vers  Gorbitsa,  les  rouges,  au  moment  de  rendre 
le  pouvoir  aux  troupes  de  Semeonof  qui  allaient  profiter  des 
victoires  tchèques  et  japonaises,  ont  coulé  un  grand  navire 
de  transport,  après  l'avoir  posé  en  travers  du  fleuve,  pour  le 
boucher  à  la  navigation.  Mais  le  courant  s'est  chargé  du 
désencombrement  et  a  doucement,  mais  irrésistiblement, 
poussé  l'obstacle  de  côté. 

Pendant  notre  voyage,  les  sentinelles  japonaises  guettent 
les  deux  rives,  d'où  souvent  des  coups  de. fusil  sont  tirés  sur  les 
navire  qui  passent.  Il  y  a  un  mois,  six  passagers  du  bateau 
qui  nous  transporte  ont  été  blessés  par  les  balles  d'un  déta- 
chement rouge  tirant  de  la  rive.  Un  officier  de  Semeonof  qui 
avait  risqué  ce  dangereux  voyage  pour  retrouver  des  parents. à 
Blagoviéohtchensk,  s'est  tué  avec  une  grenade  à  main,  au  mo- 
ment où  les  rouges  allaient  l'arrêter. 

Le  capitaine  et  le  personnel  civil  du  navire,  tous  Russes,  par- 
faitement neutres  dans  cette  guerre  civile,  et  obéissant  passi- 
vement aux  autorités  du  moment,  se  cachent  sur  le  pont,  der- 
rière d'énormes  plaques  de  tôle  de  fer,  renforcées  par  des 
poutres.  Deux  mitrailleuses  sont  continuellement  braquées  sur 
les  rives. 

Vers  le  soir,  nous  apercevons  un  groupe  de  paysans  atten- 
dant, parmi  une  quinzaine  de  charriots  attelés,  le  bac  qui  les 
transportera  sur  la  rive  opposée.  Arrivés  à  portée  de  voix,  nous 
apprenons  que  leurs  voitures  avaient  été  réquisitionnées  par 
un  détachement  de  cosaques  indépendants,  en  fuite  vers  les 
régions  du  Nord-Ouest. 

Dans  la  soirée,  apparaissent,  derrière  un  tournant  de  la 
rivière,  deux  grands  transports  qui  remontent  lo  courant.  Nous 
les  arrêtons  :  ce  sont  les  soldats  du  colonel  Ouriieda.  Celui-ci 


422         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

m'assigne  une  cabine  et  une  ordonnance  qui  la  partagera  avec 
moi.  Voici  le  but  de  la  nouvelle  opération  : 

L'incendie  de  tous  les  ponts  du  chemin  de  fer  de  l'Amour, 
sur  une  étendue  de  25o  kilomètres,  a  isolé  la  petite  garnison 
japonaise  de  Mogotcha.  Après  un  silence  de  trois  semaines,  on 
vient  d'apprendre  qu'elle  est  entourée  par  une  nombreuse 
bande  ennemie  qui  s'épuise  en  efforts  pour  la  réduire.  Quatre- 
vingts  hommes  se  sont  enfermés  dans  un  bâtiment  de  la  gare 
et  y  subissent  des  attaques  répétées.  Nous  irons  les  secourir. 

Le  chemin  de  fer  de  l'Amour,  bâti  parallèlement  à  la  rivière, 
est  lié,  par  de  courts  tronçons  de  voie  ferrée,  à  de  petits  ports 
de  transbordement  sur  la  rivière.  Nous  débarquerons  à  l'un 
des  derniers,  Tchessovinskaia,  et  y  commencerons  notre  marche. 

V 

3.' — -  Paysages  désolés. 

V 
Tchessovinskaia,   le    lo  octobre. 

Notre  barque  a  amarré  à  une  heure  du  matin.  Vers  2  heures 
et  demie,  je  trouve  sur  la  rive,  près  de  la  petite  gare,  les 
troupes  préparant  le  départ.  Les  provisions  s'amassent  sur  Ja 
berge.  Des  chevaux  hennissent  quelque  part  dans  la  nuit.  Par- 
tout un  va-et-vient  de  petites  ombres  japonaises  passant  devant 
les  nombreux  feux  allumés.  Près  d'un  gigantesque  bûcher  de 
poutres,  je  rejoins  le  colonel  Oumeda,  dont  j'ai  entrevu  la 
silhouette  courte  et  trapue.  Nous  venons  à  peine  d'échanger 
quelques  paroles  courtoises,  qu'il  donne  déjà  le  signal  pour 
la  cérémonie  du  départ. 

Le  colonel  avance,  seul,  devant  le  front  des  troupes,  alignées 
par  sections  et  compagnies.  Le  lieutenant  Miano,  portant  le 
drapeau  du  71®  régiment,  suivi  de  sa  garde,  faisant  un  long 
détour,  comme  pour  une  entrée  de  théâtre,  arrive  sur  une 
petite  hauteur,  en  face  des  troupes  alignées.  Il  y  déploie  le 
disque  et  les  flamboyants  rayons  du  soleil  levant,  et  descend, 
en  tendant  le  drapeau,  d'en  haut,  vers  la  troupe,  jusque  tout 
près  du  colonel. 

Il  me  semble  revivre  les  époques  classiques  de  l'humanité. 


EN       SIBÉRIE  423 

Le  colonel  prononce  iin  discours  enflammé,  les  yeux  levés  vers 
l'étendard,  exhortant  oflîciers  et  soldats  à  faire  leur  devoir  et 
assignant  à  chaqtie  chef  sa  tâche.  Ceux-ci,  chefs  de  compagnie, 
et  ensuite  le  sous-officier  commandant  le  groupe  d  eclaireurs, 
répondent,  en  répétant  à  haute  voix  l'ordre  donné.  Les  fan- 
fares éclatent,  le  porte-enseigne  remet  le  drapeau  dans  la 
housse,  le  colonel  Oumeda  rengaine  l'épée,  et  la  colonne  se 
met  en  marche,  le  long  de  la  voie  ferrée. 

Cette  voie  qui  relie  le  chemin  de  fer  de  l'Amour  à  la  navi- 
gation sur  l'Amour  a  été  menée  par  la  vallée  de  la  Tchessovaia, 
ruisseau  qui  serpente  autour  de  la  voie,  roulant  ses  eaux  trans- 
parentes sur  un  lit  couvert  de  rochers  et  de  cailloux. 

Aucune  culture  nulle  part,  si  ce  n'est  un  minuscule  jardin 
potager,  autour  d'une  maisonnette  de  gardien  de  chemin  de 
fer,  abandonnée  depuis  les  dernières  escarmouches.  Par  terre, 
gisent  meubles  et  articles  de  ménage.  Ici  et  là,  des  poutres  ont 
été  prises  à  la  toiture,  pour  des  feux  de  bivouac.  Dans  une  de 
ces  maisons  en  détresse,  un  grand  caniche,  couché  entre  les 
débris  des  armoires,  le  museau  par  terre,  ne  levant  même  pas 
les  yeux  à  notre  approche,  attend  son  maître  qui  ne  reviendra 
peut-être  plus. 

Les  collines  s'élèvent  à  une  hauteur  de  quelques  centaines  de 
mètres  et  souvent  s'élargissent,  en  formant  de  larges  plateaux 
nus.  Rien  que  des  broussailles  partout  ou  de  petits  arbres  mal 
établis  dans  une  légère  couche  de  terre.  Aucun  sentier  dans  ce 
paysage  aride  et  inhospitalier.  Aucun  travail  humain,  depuis 
la  création,  n'a  neutralisé  la  stérilité  du  sol.  la  dureté  du  cli- 
mat, la  courte  durée  des  étés. 

Chaque  détachement  d'infanterie  opérant  dans  cette  région 
s'expose  à  deux  genres  de  difficultés.  En  suivant,  dans  la  vallée, 
la  voie  ferrée,  qui  est  la  seule  voie  praticable,  il  est  menacé 
par  des  coups  de  surprise  de  partisans  bolchcvisles  qui  se 
seraient  cachés  derrière  les  crêtes  en  haut.  En  se  laissant  guider 
par  de  simples  considérations  tactiques,  et  suivant  les  crêtes, 
la  troupe  devrait  se  frayer  un  chemin  A  travers  la  broussaillo 


424         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

diiBcilement  pénétrable,  ce  qui,  souvent,  retarderait  inutile- 
ment l'action. 

Il  y  a  un  an,  deux  compagnies  ont  succombé  sur  un  terrain 
identique  près  d'Ioufta,  à  l'Ouest  d'Ouchoumoun.  L'àvant- 
garde  du  détachement,  en  poursuivant  quelques  ennemis  mon- 
tés, qui  semblaient  fuir,  s'était  laissé  attirer  dans  un  guet- 
apens,  et  fut  exterminée  par  six  compagnies  de  cosaques 
«  indépendants  »,  cachés  derrière  la  crête.  Les  deux  compa- 
gnies, entendant  la  fusillade,  accoururent  au  secours  des  cama- 
rades, follement,  en  négligeant  toutes  mesures  de  précaution, 
et  succombèrent  intégralement.  Personne  ne  se  rendit.  Offi- 
ciers et  hommes,  animés  d'une  bravoure  égale,  se  battirent 
jusqu'au  corps  à  corps  que  de  rares  combattants  eurent  à  sou- 
tenir. Les  blessés  se  suicidèrent.  On  retrouva  plus  tard  tous 
les  cadavres,  affreusement  mutilés.  Les  bolcheviks  mêmes  ap- 
précièrent ce  simple  et  unanime  héroïsme,  que  l'imprudence 
du  chef  avait  rendu  si  tragiquement  inutile.  Seuls,  les  journaux 
japonais  refusèrent  d'en  parler,  et  cachèrent  à  leur  peuple  une 
bravoure  dans  laquelle  se  serait  reflétée  la  plus  ancienne  gloire 
de  leur  race. 

Dans  l'alternative  entre  vitesse  et  sécurité,  le  colonel  Oumeda 
décide  de  suivre  la  voie  ferrée,  après  avoir  pris  des  dispositions 
pour  déployer,  à  la  moindre  alerte,  une  partie  de  la  troupe 
aux  deux  côtés  vers  les  crêtes.  Le  colonel  —  que  j'accompagne 
—  avance  à  la  tête  de  4o  éclaireurs  montés.  Viennent  ensuite 
de  petits  détachements  d'infanterie  de  lo  à  20  hommes  chacun, 
le  gros  des  troupes,  de  la  force  de  six  compagnies,  les  sapeurs, 
les  mitrailleuses,  les  caisses  de  munitions,  et,  finalement,  deux 
petits  canons  de  87  millimètres. 

A  Taptougari,  où  nous  nous  arrêtons  dans  la  maison  d'un 
garde  du  chemin  de  fer,  nous  apprenons  que  deux  compagnies 
japonaises,  appelées  par  un  ordre  antérieur  au  nôtre,  ont  chassé 
la  bande  rouge,  après  une  fusillade  assez  nourrie.  Il  se  ras- 
semble autour  de  l'uniforme  étranger  que  je  porte  un  petit 
groupe  d'ouvriers.  Tandis  que  la  maîtresse  de  la  maison  nous 
sert  du  lait  et  des  œufs,  les  hommes  se  plaignent  des  bolcheviks 


wz^ 


Profil  d'Iikoiitsk,   \  u  de  l'autre  rive  de  l'Angara. 


.Nliidirà   l'.isk    Ininlirir  dr   Mdiigiilie). 


SIBERIE 


425 


qui  «  infectent  »  la  contrée.  Sachant  que  notre  séjour  sera  de 
courte  durée,  je  leur  conseille,  dans  leur  intérêt,  de  se  borner 
à  une  attitude  strictement  neutre. 

La  bande,  dite  «  bolcheviste  n,  qui  opère  dans  ces  régions, 
est  composée  de  600  hommes,  dont  60  %  de  Chinois  (des  bri- 
gands Khoungouzes).  Les  membres  russes  sont,  pour  une 
grande  partie,  des  forçats  sibériens,  relâchés  par  la  révolution, 
pour  une  autre  des  paysans  pauvres,  alléchés  par  une  vie  aux 
dépens  des  (c  bourgeois  ».  Venus  pour  appliquer  les  principes 
révolutionnaires,  en  remplaçant  les  anciens  chefs  de  gare,  ingé- 
nieurs, contremaîtres,  par  des  ouvriers,  et  en  déshéritant  la 
bourgeoisie,  ils  laissent  généralement  les  pauvres  tranquilles, 
et  ne  s'attaquent  qu'aux  stocks  des  commerçants  étrangers,  et 
surtout  aux  provisions  de  farine  et  d'articles  pour  le  ménage, 
que  l'ancien  régime,  avec  la  sage  prévoyance  qui  le  caracté- 
risait, avait  amassées  pour  les  habitants  d'un  pays  qui  ne  pro- 
duit ni  céréales  ni  autres  articles  de  première  nécessité.  Ils 
déclarent  «  bourgeois  »  et  voués  aux  représailles  sociales  tous 
ceux  qui  portent  la  casquette  d'un  service  public  :  chefs  de 
gare  et  d'atelier,  médecins,  dont  ils  vident  ensuite  caves  et 
garde-robes.  Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  les  atamans  de 
village,  représentants  d'un  pouvoir  que  ces  brigands  prétendent 
combattre,  sont  toujours  mis  à  mort,  avec  les  complications 
de  la  plus  terrible  cruauté. 

4.  —  La  garnison  de  Mogotcha. 
Une  épave  de  l'ancien  régime. 

Taptougari,  le   11   octobre   1919. 

Quelques  kilomètres  plus  loin,  nous  sommes  arrêtés  par  un 
obstacle  curieux.  Les  rouges,  après  avoir  fait  sauter  un  pont, 
ont  poussé  le  train  qu'ils  avaient  habité  depuis  quelques  mois 
dans  le  fleuve.  La  queue  du  train,  suspendue  en  haut,  repose 
sur  la  locomotive  et  quelques  voitures  gisent,  en  bas,  parmi 
les  décombres  du  pont. 

La   garnison  de  Mogotcha,   secourue  par  deux  compagnies 


426         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

fraîches,  et  pourvue  de  vivres  et  de  munitions,  se  trouve  hors 
de  danger,  après  avoir  vécu  des  semaines  pleines  d'angoisse. 
Les  ennemis,  descendus  de  cheval,  rampaient  sous  la  protec- 
tion de  l'obscurité,  jusqu'à  proximité  du  bâtiment  où  les  80 
Japonais,  sous  un  lieutenant,  s'étaient  enfermés.  Toutes  les 
attaques  furent  repoussées.  Ne  réussissant  pas  à  venir  à  bout 
de  la  brave  petite  bande,  les  rouges  essayèrent  de  la  dé- 
primer moralement.  Ayant  laissé,  à  dessein,  le  téléphone  en 
bon  état,  ils  employèrent  un  jeune  Sibérien,  qui  parlait  cou- 
ramment le  japonais,  pour  faire  parvenir  aux  assiégés  les 
bruits  les  plus  sinistres  et  les  plus  aptes  à  leur  ôter  tout  espoir 
de  délivrance.  Irkoutsk  aurait  été  pris  par  les  armées  sovié- 
tiques, Semeonof  et  les  siens  exécutés  par  la  population  exaspé- 
rée, les  troupes  japonaises  battues  et  en  pleine  déroute,  aban- 
donnant la  garnison  de  Mogotcha,  qu'elles  croyaient  détruite. 
Le  jeune  commandant  ne  daigna  pas  répondre  aux  propositions 
de  se  rendre.  Mais  les  munitions  touchèrent  à  leur  On,  la  provi- 
sion de  riz  était  depuis  longtemps  épuisée  et  on  commença  à 
rencontrer  de  grandes  difficultés  à  se  procurer  du  pain  parmi 
cette  population  apeurée  par  les  menaces  des  maîtres  de  la 
situation. 

Le  jeune  commandant,  après  avoir  écouté  silencieusement 
ces  longues  expectorations,  avait  daigné  répondre  :  «  Venez 
nous  prendre.  Les  derniers  survivants  commettront  harakiri  1  » 

N'ayant  plus  rien  à  faire  dans  ces  parages,  nous  allons  re- 
prendre la  route  vers  nos  barques,  après  avoir  passé  la  nuit 
chez  le  chef  de  gare.  Je  m'entretiens  longuement  avec  lui  et 
les  siens,  sur  sa  malheureuse  patrie.  Par  son  apparente  neutra- 
lité dans  l'horrible  guerre  civile,  il  est  un  exemple  typique  du 
fonctionnaire  sibérien,  si  singulièrement  déchu  depuis  la  révo- 
lution. 

Il  se  tient  encore  tout  droit  dans  sa  redingote  de  service,  où 
les  aigles  des  boutons  dorés  brillent  sur  l'étoffe  râpée.  Après 
avoir  été  copieusement  pillé  et  houspillé  dans  sa  propre  mai- 
son,   il    a    conservé,    de    l'ancien    régime,    cet   air   d'autorité, 


s     I     II     K     1? 


427 


quoique  bien  adouci,  contre  lequel,  plus  que  contre  le  «  capi- 
tal »,  l'envie  et  les  vengeances  du  quatrième  Etat  sont  dirigées. 
Il  ne  prononce  plus  ni  sympathies  ni  affinités  politiques.  Sa 
confiance  en  une  saine  restauration  et  en  une  réaction  nationale 
contre  le  bolchevisme  s'est  lentement  étiolée.  Les  troupes  de 
Semeonof,  qu'il  a  vues  à  l'œuvre,  n'ont,  à  ses  yeux,  rien  qui 
rappelle  la  puissance,  la  grandeur  et  le  prestige  de  l'ancien 
régime.  Il  a  appris  à  n'aspirer  qu'à  un  peu  d'ordre  pour  le  che- 
min de  fer,  dont  il  est  un  humble  serviteur,  et  un  peu  de 
sécurité  pour  les  siens,  que  tantôt  les  Semeonof tsy,  tantôt  les 
brigands  rouges  bousculent  dans  ses  appartements  vides.  An- 
cien croyant  au  tsarisme,  il  est  prêt,  après  mille  déboires,  à  se 
soumettre  et  se  conformer  à  tout  pouvoir  qui  saurait  se  rendre 
définitif.  Et,  renfrogné  et  sans  espoir,  devant  la  longue  nuit 
qui  approche,  comme  un  bon  chien  de  garde,  il  s'attarde, 
hébété  et  sans  savoir  pourquoi,  dans  la  maison  abandonnée  de 
ses  maîtres. 

5.  —  Avec  les  Japonais  sur  le  chemin  de  fer  de  l'Amour. 

Srétensk,  le   i6  octobre  19 19. 

Le  colonel  Oumeda  avait  espéré  pouvoir  regagner,  avec  ses 
troupes,  les  quartiers  d'hiver  du  71''  régiment,  à  Nertchinsk. 
Mais  un  nouvel  ordre  du  général  Suzuki  les  reuvoie  vers  le 
Nord. 

La  Chilka-Amour  s'est  couverte  d'une  luisante  et  transpa- 
rente membrane  de  glace.  Elle  sera  complètement  fermée,  avant 
que  six  jours  soient  passés,  et  jusqu'au  mois  d'avril.  Il  s'agit  de 
ramener  la  garnison  de  Mogotcha,  qui  a  besoin  de  repos,  d'al- 
ler déposer  quelques  petites  garnisons  le  long  de  la  voie  ferrée, 
et  de  réorganiser  une  communication  avec  les  régions  du 
Nord,  avant  que  les  profondes  neiges  rendent  la  campagne  trop 
périlleuse. 

Un  demi-bataillon  de  troupes  du  chemin  de  fer  nous  accom- 
pagnera, au  Nord,  pour  réparer  les  innombrables  ponts  que 
les  rouges  ont  détruits.   La  garnison  de  Mogotcha,   renforcée 


428         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

par  deux  compagnies  et  une  compagnie  du  corps  du  génie, 
descendra  du  Nord-Est.  Les  deux  colonnes,  en  essayant  de 
prendre  les  bandes  ennemies  entre  deux  feux,  se  rencontre- 
ront probablement  à  la  gare  d'Ourioum. 

Entre  Oukouréi  et  Bouchoulé,  le  i8  octobre  1919. 

Quatre  trains  remontent  le  chemin  de  fer  de  l'Amour  :  1  éche- 
lon du  sous-capitaine  Tchesinski,  le  train  du  colonel  Oumeda 
—  auquel  j'ai  fait  attacher  mon  Avagon,  —  un  train  avec  des 
fonctionnaires  et  ouvriers  du  chemin  de  fer,  et  finalement  un 
échelon  japonais.  Nous  suivons  donc  exactement  le  protocole 
de  l'intervention  étrangère  en  Sibérie  :  troupes  indigènes  en 
première  ligne,  troupes  étrangères  en  formation  d'arrière-garde 
et  n'intervenant  qu'en  cas  de  danger  extrême. 

Le  détachement  Tchesinski,  qui  nous  précède,  vient  d'être 
chassé  de  Bouchoulé  dans  les  circonstances  typiques  qu'on  va 
lire,  et  dont  le  récit  donnera  au  lecteur  une  idée  des  forces 
militaires  en  présence. 

La  garnison  de  Bouchoulé  était  composée  de  deux  sotnies  de 
cosaques  du  Transbaïkal  (droujina  régionale),  sous  le  sotnik 
Liskovski,  et  les  cent  vingt  fantassins  du  sous-capitaine  Tche- 
sinski, occupant  un  train  à  la  gare.  Hier  au  soir,  sur  quelques 
coups  de  feu,  partis  de  la  crête  des  collines  qui  surplombent  la 
gare,  Liskovski  résolut  de  pousser  l'ennemi  vers  la  voie  par 
un  large  mouvement  tournant.  Il  piqua  perpendiculairement 
sur  la  voie,  avec  ses  deux. cents  cosaques,  et  on  ne  l'a  plus 
revu.  Ses  cosaques  ont-ils  refusé  de  foncer  sur  l'ennemi,  parmi 
lesquels  ils  auraient  reconnu  des  cosaques  des  stanitsas  voi- 
sines O  ?  ou  a-t-il  simplement  hésité  devant  le  nombre  inconnu 
des  assaillants  O?  Toutefois,  vers  la  nuit,  la  fusillade  reprit 
de  plus  belle.  Le  lieutenant  Staniévitch,  commandant  le  déta- 
chement des  mitrailleuses,  fît  descendre  le  sous-offîcier  Zouief 
avec  deux  hommes  et  une  mitrailleuse  sur  le  perron,  d'où  ils 
arrosèrent  de  balles  les  vagues  ombres  qu'on  put  à  peine  dis- 

(^)  Liskovsky  l'a  prétendu  plus  tard. 

(^)  A  peu  près  cent  vingt  cosaques  «  indépendants  ». 


s    I    B    E    K    I    E 


429 


tinguer  dans  la  pénombre.  Ils  eurent  à  peine  ouvert  le  feu,  que 
les  ennemis  aux  cris  :  «  Hourrah!  »,  attaquèrent.  Tchesinski 
donna  immédiatement  ordre  de  partir.  Le  lieutenant  Stanié- 
vitch  se  pencha  hors  de  la  fenêtre  et  cria  aux  trois  hommes 
qu'on  abandonna  ainsi  :  u  Tirez,  tirez,  par  tous  les  diables!  » 
Les  malheureux  tirèrent  encore  quelques  bandes,  mais  les 
cosaques  ennemis,  cachés  derrière  des  tas  de  bois,  jetèrent 
des  grenades  à  main.  Zouief  eut  tout  juste  le  temps  d'ôter  la 
pièce  de  fermeture  de  la  mitrailleuse,  qu'il  abandonna  aux 
rouges  avec  2.000  cartouches.  Les  trois  hommes  eurent  la 
chance  inouïe  de  pouvoir  se  cacher  au  grenier  d'un  bâtiment 
de  la  gare,  ovi  ils  échappèrent  aux  recherches  des  cosaques 
ennemis. 

Tchesinski  retourne  donc  aujourd'hui  sur  l'ennemi,  pour 
reprendre  Bouchoulé.  Tard  dans  la  soirée,  je  visite  le  vieux 
colonel  Oumeda.  Il  a  été  adjudant  du  ministre  Terauchi  et  ne 
se  trouve  en  Sibérie  que  depuis  deux  mois  et  demi.  Il  semble 
fortement  embarrassé  d'une  coopération  avec  de  si  étranges 
militaires,  et  me  demande  : 

—  Dites-moi,  s'il  vous  plaît,  croyez-vous  que  ces  Russes 
puissent  nous  trahir. ►* 

—  Ayez  du  succès,  et  ils  vous  resteront  très  probablement 
fidèles. 

—  Mais  comment  travailler  avec  eux? 

—  Vous  êtes  évidemment  mal  placé  entre  de  tels  amis  et  de 
tels  ennemis.  Vous  êtes  moins  sûr  des  premiers  que  des  der- 
niers. Vous  ferez  donc  mieux  de  ne  compter  qu'avec  les  bol- 
cheviks. Si  les  soldats  de  Semeonof  insistent  —  cela  me  semble 
improbable  —  laissez-vous  suivre  d'eux,  et  employez-les,  mais 
arrangez-vous  comme  si  vous  étiez  les  seuls  à  vous  battre.  Ne 
leur  confiez  aucun  rôle  dans  un  plan  d'ensemble.  Ne  subissez 
aucun  ordre.  En  n'opérant  qu'avec  vos  soldats,  même  en  petit 
nombre,  vous  risquerez  moins  leurs  vies. 

Je  lui  raconte  ensuite,  à  l'appui  de  ma  thèse,  mes  expériences 
comme  combattant  sous  Kornilof,  dont  les  manœuvres  furent 

« 

constamment  compromises  par  des  trahisons  de  cosaques. 


430  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Vers   Bouchoulé,   le   19  octobre   1919. 

Notre  train  suit  passivement  celui  du  sous-capitaine  Tche- 
sinski,  qui  a,  en  quelque  sorte,  le  commandement  des  trains 
combinés.  Le  colonel  Oumeda,  le  lieutenant-colonel  Kato  et 
le  porte-drapeau  Miano  font  le  trajet  dans  mon  wagon.  Ils 
s'étonnent,  comme  moi,  des  fréquents  arrêta  et  de  la  marche 
lente  et  comme  hésitante  des  trains.  Craignant  une  tentative  de 
sabotage  chez  notre  mécanicien,  Oumeda  lui  expédie  un  soldat 
armé  pour  le  pousser  à  un  peu  plus  de  zèle.  Ce  soldat  revient 
nous  rapporter  : 

((  Le  commandant  russe  avait  ordonné  d'arrêter  son  train 
dès  que  la  distance  qui  le  séparât  du  nôtre  excédât  une  cin- 
quantaine de  mètres.  Les  officiers,  assis  aux  fenêtres,  ne  per- 
daient pas  de  vue  notre  train,  sur  cette  voie  qui  ne  décrit  que 
spirales  et  méandres.  » 

Alors,  le  colonel  Oumeda,  amusé,  laisse  faire.  A  3  kilomètres 
de  la  gare,  nous  apprenons  que  l'ennemi  a  fui  à  notre  approche. 
Les  éclaireurs  que  Tchesinski  expédie  vers  Bouchoulé  refusent 
de  suivre  la  voie  ferrée.  Vingt  hommes  marchent  vers  la  col- 
line située  à  gauche,  quarante  vers  celle  située  à  droite  de  la 
voie,  où  ils  se  trouvent  à  plus  d'un  Ifilomètre  de  la  gare.  Après 
avoir  attendu  vainement  pendant  une  heure,  le  colonel  Oumeda 
envoie  un  lieutenant  japonais  avec  deux  soldats  sur  une  petite 
voiture  à  rails.  Ils  reviennent  après  une  demi-heure  :  la  voie 
est  libre. 

6.  —  L'action  commence.  —  Moralité  sociale  des  rouges. 

Bouchoulé,    le    19    octobre    1919. 

L'ennemi  s'est  enfui  dans  la  direction  d'Adamski.  Une  com- 
pagnie d'infanterie  et  une  section  d'éclaireurs  partent  cette 
nuit  pour  le  chasser  en  avant.  Vers  l'aube,  le  lieutenant-colonel 
Kato  part  avec  deux  compagnies  pour  protéger  les  travaux  du 
détachement  de  sapeurs. 

Les  120  cosaques  «rouges»  qui  avaient  chassé  les  200  co- 
saques de  la-droujina  régionale  sous  Liskovski  et  les  120  sol- 


EN       SIBÉRIE  431 

dats  de  Tchesinski  proviennent,  pour  la  plupart,  de  la  stanitza 
(îazimourskaia  et  du  posselok  (village)  Adamski.  Leur  action, 
motivée  au  début  par  les  désirs  d'indépendance  et  de  vengeance 
contre  le  rude  régime  de  Semeonof,  a,  par  le  genre  même  de 
leur  vie  de  rebelles  et  outlaw^s  défaits,  pris  la  forme  du  bri- 
gandage. Il  entre  pourtant  dans  leurs  exploits  une  réminiscence 
des  principes  humanitaires  qu'ils  ont  évoqués  pour  expliquer 
les  débuts  de  leur  action.  Il  est  vrai  qu'ils  ont  volé  aux  habi- 
tants du  village  Bouchoulé,  n'en  exceptant  pas  les  plus  pauvres, 
jusqu'aux  dernières  papakhas,  bottes,  paletots  de  fourrure. 
Dans  la  boutique  coopérative  du  chemin  de  fer,  qui  pourvoit 
presque  intégralement  aux  besoins  d'une  région  sans  céréales, 
ils  ont  pris  toute  la  farine  (197  pouds)  que  les  officiers  de 
Semeonof  avaient  laissée. 

Mais,  à  l'orphelinat,  où  ils  se  sont  présentés  avec  les  mêmes 
intentions,  ils  se  sont  inclinés  devant  la  faiblesse  de  cette 
colonie  d'enfants.  J'y  vois  les  granges  de  provisions  intactes. 
Le  directeur  de  l'institution  qui,  après  avoir  été  nommé  par  le 
gouvernement  tsariste,  avait  continué  ses  fonctions  sous  tous 
les  régimes  successifs  qui  avaient,  par  la  suite,  tourmenté  la 
Russie  et  ce  village,  a  même  dû  refuser  la  farine  que  la  bande 
lui  offrit  pour  ses  petits. 

7.  —  Démocratie  guerrière.  —  Conceptions  de  samouraï. 

Bouchoulé,    le    19    octobre    1919. 

Ne  voulant  pas  risquer  mon  wagon  dans  les  rencontres  aux- 
quelles nous  nous  attendons  pour  demain,  je  le  renvoie  à 
Kouenga,  et  prends  place,  avec  le  soldat  russe  que  l'ataman 
Semeonof  a  mis  à  ma  disposition,  dans  le  wagon  de  3'  classe 
que  les  officiers  japonais  occupent. 

Il  existe  un  contraste  frappant  entre  le  genre  de  vie  que  les 
autres  Alliés  —  entre  autres  les  Tchèques  —  mènent  dans  leurs 
wagons  parfois  si  confortables,  et  même  luxueux,  et  la  vie 
extrêmement  simple,  sobre  et  dénuée  de  confort,  que  mènent 
ici   les  officiers  japonais.   On   a  enlevé  du  wagon   toutes  les 


432         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

banquettes.  Nous  sommes  tous  couchés  sur  le  plancher,  les 
uns  à  côté  des  autres,  sur  toute  la  longueur  de  la  voiture,  sur 
les  abondantes  couvertures  que  les  autorités  japonaises  mettent 
à  la  disposition  des  militaires  sans  distinction.  Les  bagages 
personnels  sont  défendus.  Chez  ces  officiers,  qui  sont  parfois 
de  grands  seigneurs,  aucun  objet  qui  rappelle,  même  de  loin, 
le  luxe.  Je  me  souviens  d'une  visite  que  j'avais  faite  au  général 
Hosono,  commandant  de  brigade,  à  Mandchouria.  La  chambre 
d'hôtel  où  le  vieux  guerrier  me  reçut,  extrêmement  proprette, 
ne  contenait  cependant  qu'une  seule  petite  valise,  et  ses  usten- 
siles de  toilette  étaient  exactement  les  mêmes  que  ceux  de  n'im- 
porte quel  soldat.  Ce  vrai  samouraï  conduisait  souvent  des  re- 
connaissances à  la  tête  de  ses  éclaireurs. 

Dans  notre  wagon,  les  soldats  d'ordonnance  couchent  à  nos 
pieds,  aux  côtés  du  poêle,  toujours  chauffé  rouge,  par  ce  froid 
sibérien.  Ils  y  posent  sans  cesse  de  nouvelles  chaudières, 
théières,  casseroles,  où  bouillent  toujours  les  mêmes  viandes  et 
légumes  de  conserve.  Car  officiers  et  soldats  mangent  exacte- 
ment les  mêmes  plats  que  chacun  prépare,  selon  un  rite  iden- 
tique, dans  la  même  et  identique  boîte  d'aluminium. 

Les  relations  entre  les  soldats  et  leurs  supérieurs  me  sur- 
prennent par  leur  cordialité  et  leur  simplicité.  La  tant  vantée 
discipline  japonaise  a  ceci  de  remarquable,  qu'elle  fonctionne 
sans  bruit  ni  effort.  Le  soldat  qui  entre  fait  une  révérence 
cérémonieuse,  qu'il  répète  en  sortant.  Il  parle  à  l'officier  d'une 
voix  un  peu  artificielle  et  avec  un  timbre  rudement  masculin, 
qui  surprend  chez  de  si  jeunes  gens.  Cette  façon  de  parler,  le 
cou  tendu,  la  voix  sortant  du  gosier,  en  phrases  soigneusement 
articulées  et  que  le  paysan  japonais,  si  timide  quand  il  entre 
au  service,  apprend  pourtant  si  facilement,  est  un  legs  de 
l'ancien  samouraï,  aux  époques  heureuses  où  les  obligations 
militaires  remplissaient  des  centaines  de  mille  existences,  du 
matin  au  soir. 

L'officier  donne  ses  ordres  sans  jamais  élever  sa  voix,  et  le 
soldat,  silencieux,  s'efforçant  de  comprendre  le  commande- 
ment,   obéit   religieusement.    Le   contraste    est    frappant   avec 


"ilX 


Le  fleuve  Chilka  (Amour). 


Paysage  typique  du    1  lau-lMikal.    l.r   IUu\f  t.liilka. 


EN       SIBÉRIE  433 

l'armée  russe,  où  le  goilt  inné  de  l'insoumission  chez  le  paysan, 
corrigé  sous  l'ancien  régime  avec  le  bâton,  brisa  la  cohésion 
des  rangs,  dès  les  premiers  jours  de  la  révolution. 

Au  Japon,  la  fidélité  au  chef  compte  depuis  des  siècles 
parmi  les  vertus  les  plus  vénérables,  et  l'étonnante  obéissance 
du  soldat  n'est  qu'une  préparation  mentale  à  d'inouïs  sacrifices 
et  devoirs,  dont  les  mérites  sont  enseignés  par  la  morale  cou- 
rante du  pays.  L'esprit  féodal  qui  a,  de  sa  paume  puissante, 
modelé  la  nation  pendant  mille  ans,  unissant  son  enseignement 
pratique  aux  traditions  séculaires,  a  créé  cette  unité  d'intérêts, 
cette  fraternité  devant  le  danger  et  la  mort  qu'aucune  démo- 
cratie ne  saurait  atteindre.  Au  Japon,  l'esprit  militaire,  héri- 
tage de  la  féodalité,  imprègne  l'armée,  hommes  comme  offi- 
ciers, d'une  surprenante  gravité  et  d'une  intarissable  correc- 
tion qui  frappent  agréablement  par  leur  contraste  avec  les  traces 
de  dissolution  qu'on  voit  dans  certains  autres  corps  expédi- 
tionnaires en  Sibérie.  Et  ne  vous  méprenez  pas  :  ces  soldats  si 
parfaitement  soumis  à  leurs  officiers,  si  rangés  et  corrects  dans 
les  rues,  ne  sont  nullement  des  esclaves.  Extrêmement  fiers,  ils 
font  l'impression  d'écouter  à  chaque  moment  quelque  précepte 
impérieux.  Ils  semblent  toujours  prêts  à  punir  chaque  manque 
de  politesse  à  leur  égard,  auquel  les  expose  l'intolérable  inso 
lence  de  certains  étrangers,  desquels  ils  se  distinguent  d'ail- 
leurs par  une  culture  bien  plus  ancienne  et  plus  profonde.  S'ils 
me  saluent,  et  même  avec  cordialité,  la  raison  en  est  qu'ils  ont 
observé  d'abord  les  bonnes  relations  que  j'entretiens  avec  leurs 
officiers  et  le  respect  que  je  témoigne  à  leurs  institutions. 

Le  général  qui  part  en  campagne,  tout  comme  son  ordon- 
nance qui  soigne  ses  effets  et  éponge  son  cheval,  entrent  dans 
la  même  confraternité  de  guerriers,  où  seule  l'importance  de 
l'issue  dicte  les  nécessités  du  commandement  et  de  la  soumis- 
sion. Aucuns  degrés  dans  le  confort,  la  nourriture  ou  le  danger. 
Pendant  l'affaire  de  Bogdatskoe,  le  général  Hosono,  comman- 
dant la  brigade  de  Mandchouria,  s'est  avancé  à  la  tète  de  ses 
troupes,  essuyant  le  feu  de  l'adversaire,  comme  elles.  Tous, 
officiers  et  soldats,   reçoivent  d'ailleurs  en   campagne   exacte- 

iJ8 


434         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

ment  la  même  nourriture,  chacun  la  même  ration  de  riz,  de 
mande  et  de  poisson  séché  ou  en  conserve,  que  chacun,  ofR- 
cier  comme  soldat,  prépare  selon  la  façon  traditionnelle  du 
pays,  dans  exactement  les  mêmes  boîtes  d'aluminium.  Chaque 
fois  donc  que  la  machine  militaire  s'ébranle,  la  vie  présente 
pour  tous  sans  exception  cette  uniformité  qui  frappe  par  sa 
jnonotonie  avant  que,  par  des  réflexions  ultérieures,  on  se  soit 
rappelé  sa  grandeur. 

Le  soir,  après  la  fin  des  travaux,  nous  nous  asseyons  en  un 
groupe  étendu,  autour  des  théières  (qu'on  remplit  sans  cesse) 
et  des  gâteaux  nationaux.  Les  soldats,  plus  loin,  écoutent,  en 
un  silence  respectueux.  Je  finirais  par  les  oublier,  s'il  ne  me 
plaisait  d'observer  dans  leurs  visages  immobilisés  la  tension  de 
leurs  prunelles  brillantes,  dirigées  en  un  inlassable  effort  d'at- 
tention, sur  leurs  chefs. 

Chacun  des  officiers  a  appris,  au  moins,  une  langue  étran- 
gère qu'il  parle,  en  général,  imparfaitement.  Les  deux  colonels, 
un  major  et  quelques  officiers  subalternes,  se  servent  donc 
pour  notre  conversation  de  l'intermédiaire  du  lieutenant  Miano, 
qui  parle  allemand  à  la  perfection.  Nous  nous  entretenons  par- 
ticulièrement de  choses  militaires,  et  surtout  des  devoirs  de 
l'officier.  Mes  interlocuteurs  accentuent  la  différence  entre  les 
conceptions  japonaise  et  européenne.  Rien  de  plus  étonnant 
pour  eux  que  la  facilité  avec  laquelle  des  régiments  entiers  se 
sont  rendus  à  l'ennemi,  pendant  la  grande  guerre.  Des  mil- 
lions de  prisonniers  de  guerre,  des  forteresses  qui  se  sont  ren- 
dues avec  des  milliers,  voire  des  dizaines  de  milliers  de  com- 
battants, des  canons  intacts  et  des  casemates  remplies  de 
munitions,  voilà  qui  leur  semble  incompréhensible.  Ils  avouent 
que  les  redditions  de  Port-Arthur  et,  plus  récemment,  de 
Kiaou-Tcheou,  les  ont  étonnés.  Ils  me  rappellent  le  cas  des 
militaires  japonais,  faits  prisonniers  pendant  la  guerre  russo- 
japonaise,  et  condamnés  à  l'ignominie  à  leur  retour,  conspués 
par  leurs  voisins,  et  obligés,  par  le  mépris  unanime,  de  quitter 
la  patrie.  Ils  me  racontent  celui  de  cet  ofïîcier  de  marine  japo- 
nais, naufragé  sur  un  navire,  que  l'amiral  Togo  avait  envoyé 


SIBERIE 


435 


pour  bloquer  l'entrée  du  port  de  Port-Arthur,  et  que  les  Russes 
avaient  torpillé.  Le  reste  de  l'équipage  avait  péri.  Lui  seul 
fut  tiré  de  l'eau  et  retenu  en  captivité  pendant  la  durée  de  la 
guerre.  De  retour  en  son  pays,  il  fut  condamné  par  le  tribu- 
nal militaire  institué  pour  juger  les  officiers  et  les  hommes  qui 
s'étaient  rendus  à  l'ennemi.  On  lui  reprocha  de  ne  pas  s'être 
suicidé,  pour  éviter  le  déshonneur  de  tomber  aux  mains  de 
l'ennemi.  Condamné  à  mort,  puis  gracié,  mais  dégradé  et 
chassé  du  service,  il  mit  fin  à  ses  jours. 

Toujours  entourés  par  nos  ordonnances,  qui  prennent  un 
intérêt  passionné  à  nos  conversations,  nous  passons  ainsi  la 
soirée  à  échanger  questions,  récits  et  discussions  où  mes  amis 
observent  toujours  un  tact  parfait  et  une  courtoisie  impeccable. 
Ils  parlent  d'un  ton  animé  avec  une  grande  facilité  de  parole 
et  beaucoup  d'esprit,  en  abandonnant  l'attitude  froide  et  mé- 
fiante qui  les  caractérise  souvent  et  qui  n'est  que  l'effet  d'une 
longue  éducation  à  la  prudence.  Ils  sortent  rarement  des  sujets 
militaires,  auxquels  ils  s'intéressent  profondément.  J'ai  beau- 
coup de  succès  avec  le  problème  suivant  : 

«  Deux  détachements  ennemis,  de  Sooet  5oo  hommes  res- 
pectivement, se  battent.  Valeur  guerrière  égale  chez  les  com- 
battants, armement  et  équipement  identiques.  Aucun  avantage 
de  terrain.  II  est  évident  que  le  second  détachement  rempor- 
tera la  victoire.  Combien  d'hommes  comptera-t-il  au  moment 
où  l'autre,  réduit  à  20  hommes,  se  rend  ?  » 

Un  calcul  facile  donne  :  4o4  hommes  (sans  les  décimales). 

A  vrai  dire,  ces  jeunes  officiers,  à  quelques  exceptions  près, 
ne  sont  pas  nourris  d'humanités  et  belles-lettres.  Mais  je  ne 
cesse  de  constater  chez  eux  ce  perpétuel  souci  de  l'honneur,  la 
mesure,  la  sobriété,  la  pauvreté  orgueilleuse,  et  ce  mépris  du 
commerçant,  qui  sont  à  la  base  de  toutes  véritables  aristocra- 
ties, fussent-elles  d'épée,  de  robe  ou  d'intelligence,  .\ussi  les 
Toit-on  se  rembarquer  pour  le  Japon  comme  ils  sont  venus, 
sans  bagages,  fiers  de  leur  uniforme  insouillé  par  des  contacts 
commerciaux,  et  représentant,  parmi  le  déchet  des  mercantis 
européens   dont  regorge  la  Sibérie,   parmi   les  milliers  d'ofTi- 


436  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

ciers  européens  qui  vivent  du  désordre,  un  désintéressement 
noble  et  élevé. 

Le  soir,  un  officier  russe  entre  dans  le  wagon.  C'est  un  sotnik, 
envoyé  par  le  général  Matséievski,  commandant  —  fictivement 
— •  les  forces  alliées  sur  le  front  de  l'Amour.  Le  général 
demande  au  colonel  Oumeda  une  énumération  complète  des 
forces  russo-japonaises,  ainsi  qu'une  estimation  des  forces  enne- 
mies ;  il  a  l'intention  de  mettre  à  la  disposition  du  colonel 
Oumeda  deux  régiments  de  cosaques.  Notre  chef,  flatté  et 
reconnaissant,  éconduit  l'émissaire  avec  les  formules  usitées 
d'une  parfaite  politesse. 

8.  —  Contacts  furtifs  avec  les  rouges. 

Entre  Bouchoulé  et  Zilovo,  le  20  octobre. 

Le  matin,  le  lieutenant  Miano  me  réveille  : 

«  L'ennemi  tire  sur  le  pont,  le  colonel  va  examiner  la  situa-, 
tion  et  vous  invite  à  l'accompagner.  » 

Le  pont  de  Chorga,  composé  de  bases  de  ciment  et  de 
poutres,  sur  lesquelles  reposent  des  arcs  de  fer,  vient  d'être 
incendié  cette  nuit  pour  la  troisième  fois.  Les  ingénieurs  japo- 
nais que  nous  interrogeons  se  plaignent  de  leur  travail  de 
Danaïdes. 

Comme  partout  dans  ce  pays  de  basses  collines  et  de  fleuves 
abondants,  où  les  froids  subits  et  parfois  terribles  de  la  fin 
d'octobre  rétrécissent  et  dessèchent  les  courants  et  où  la  fonte 
du  printemps  les  élargit  jusqu'à  remplir  les  vallées,  un  mince 
filet  d'eau  coule  à  travers  un  terrain  plat  et  uni,  qui  s'étend  jus- 
qu'aux proches  collines.  A  droite,  quelques  rouges,  visibles  à 
la  lorgnette  quand  ils  lèvent  la  tête,  tirent  sur  les  approches 
du  pont  pour  en  empêcher  la  réparation.  Une  épaisse  fumée 
monte  des  poutres  carbonisées,  et  le  pont  s'enfonce  de  plus 
en  plus. 

Dès  que  nous  nous  en  approchons,  l'ennemi  redouble  la 
violence  du  feu.  Les  ingénieurs,  à  l'abri  derrière  une  locomo- 


SIBERIE 


Î37 


tive,  nous  regardent  d'un  air  ingénu.  Ils  semblent  nous  dire  : 
<(  Evidemment,  il  est  de  votre  devoir  de  vous  exposer,  »  Après 
avoir  essuyé  pendant  quelques  minutes  le  feu  mal  réglé  de  l'en- 
nemi, le  rail  sur  lequel  nous  mettons  les  pieds  est  subitement 
teint  de  blanc  sur  une  longueur  de  2  mètres  par  une  balle.  Les 
rouges  semblent  avoir  trouvé  la  distance  ;  il  est  temps  de  s'en 
aller.  Mais  qui  donnera  le  signal  de  la  retraite  ?  Eux  ?  Non,  c'est 
impossible,  ce  sont  des  samouraï,  quoique  pour  la  première 
fois  au  feu.  Oumeda  m'invite  à  prendre  le  pas,  mais  je  suis 
moi-même  presque  samouraï  :  ils  ne  m'y  prendront  pas.  Nous 
restons  donc  encore  quelques  minutes,  les  bras  croisés,  à 
échanger  des  remarques  sur  le  nombre  apparent  des  ennemis, 
qui  continuent  à  tirer,  maladroitement,  par  bonheur.  Oumeda 
m'invite,  d'un  large  geste  du  bras,  à  retourner  : 

—  Vous  êtes  notre  hôte. 
Je  refuse  avec  indignation  : 

—  Jamais  de  la  vie,  puisque  vous  êtes  plus  élevé  en  grade. 
Nous  restons  donc  encore  un  instant  à  causer,  mais  voilà 

une  balle  qui  disparaît,  en  sifflant,  dans  l'herbe  du  talus  à 
côté  de  nous,  et  une  autre  qui  ricoche  contre  l'armature  du 
pont.  Lentement  et  comme  à  regret  —  non  pour  ces  négli- 
geables balles  évidemment  —  Oumeda  se  retire,  suivi  de 
Miano  et  moi.  Plus  loin,  entre  la  locomotive  et  le  train 
suivant,  un  intervalle  de  cinquante  mètres  :  l'ennemi,  deveni 
nerveux,  tire  à  bout  de  forces.  Oumeda  s'arrête  et,  tout  droit 
et  très  nonchalamment,  se  retourne  une  dernière  fois,  pour 
causer.  Encore  quelques  mètres  :  ouf  1  c'est  fini. 

On  va  déloger  l'ennemi,  dont  la  force  réside  dans  la  facilité 
de  ses  déplacements.  Tous  montés,  les  rouges  attachent  leurs 
chevaux  dans  les  forêts  derrière  la  crête  où  ils  vont  dresser 
leur  embuscade,  et  —  dès  que  l'adversaire  se  prépare  h 
l'assaut  —  sautent  en  selle,  pour  reparaître  à  un  autre  endroit. 

Il  faudrait,  pour  combattre  un  tel  ennemi,  des  détache- 
ments équipés  comme  lui,  opérant  avec  la  même  célérité, 
employant   les   mêmes   ruses,    bien   guidés  par  des   chefs  qui 


438         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

connaissent  la  région,  et  prêts  à  intimider  le  terrible  adver- 
saire par  la  plus  impitoyable  application  du  droit  du  talion. 

Au  lieu  de  cela,  voilà  que  les  deux  bataillons  du  colonel 
Oumeda  &e  rangent  aux  deux  côtés  de  la  voie,  sous  les  arbres- 
Les  sous-officiers  inspectent  minutieusement  fusils  et  sacs. 
Ensuite  les  chefs  de  compagnie  haranguent  longuement  la 
troupe  alignée,  comme  centurions  et  tribuns  à  l'époque 
classique.  On  se  prépare  évidemment  comme  pour  une  bataille 
rangée,  contre  un  ennemi  qui,  lui  aussi,  observe  les  règles 
classiques  de  tactique,  tandis  qu'on  se  trouve  en  face  d'un 
adversaire,  dont  la  force  consiste  à  n'obéir  à  aucun  système, 
à  se  trouver  partout,  et  à  ne  résister  nulle  part. 

Heureusement  pour  nous,  les  forêts  qui  couvrent  le  pays 
sont-elles  effeuillées,  et  la  guérilla  devient-elle  moins  efficace. 
-Quand  la  troupe  est  bien  inspectée,  quand  les  instructions  ont 
été  répétées,  le  détachement  s'ébranle.  En  avant,  le  vieux 
colonel  que  j'accompagne,  puis  le  drapeau  et  sa  garde, 
quelques  officiers  supérieurs,  et  la  troupe.  Une  section  a  été 
envoyée  à  droite,  en  reconnaissance.  Nos  soldats  se  déploient, 
forment  un  large  front  d'attaque,  capable  d'envelopper  les 
forces  ennemies.  Tout  cela  sent  le  champ  de  manœuvre,  et 
les  trop  méticuleuses  préparations  pour  la  grande  tactique. 
Mais,  d'un  autre  côté,  il  est  agréable  d'observer  que  le  chef 
n'appartient  pas  à  ces  vieux  officiers  qui  exagèrent  la  valeur 
de  leur  expérience  militaire,  et  craignent  que  leur  mort  ne 
laisse  la  troupe  sans  défense. 

Toujours  en  tête  du  détachement,  Oumeda  monte  la  colline, 
laissant  le  drapeau  en  arrière,  sur  la  pente,  afin  de  ne  pas 
Teocposer  à  une  surprise  de  l'ennemi.  A  peine  arrivés  au 
sommet,  où  un  magnifique  panorama  s'ouvre  sur  trois  vallées, 
nous  observons  une  cinquantaine  de  cavaliers,  fuyant  à 
travers  une  prairie  déccmverte.  Les  fusillades  de  nos  soldats 
éclatent,  et  un  cavalier  tombe,  qu'on  ramassera  plus  tard, 
mourant. 


SIBERIE 


439 


g.  —  Cavalcade  dans  la  nuit.  —  Scènes  chez  l'habitant. 

Le  gros  des  bandes  ennemies  s'est  retiré  à  Ziiovo.  Nos  troupes 
vont  regagner  ce  village,  à  pied  ;  les  trains  nous  rejoindront 
plus  tard. 

Je  chevauche  en  compagnie  d'un  officier  et  de  deux  soldats, 
en  arrière  de  nos  rangs.  Les  bolcheviks  n'ont  pas  été  battus, 
et  le  silence  qui  règne  à  la  nuit  tombante  est  rendu  mystérieux 
et  menaçant  par  le  danger  qui  semble  planer  sur  nous.  A 
notre  droite,  une  rare  brou>^saille  montant  jusqu'à  la  crête, 
où  brillent,  comme  des  paillettes  d'or,  les  dernières  feuilles.  A 
gauche,  au  delà  de  la  plaine  que  les  courants  printaniers 
ont  creusée,  une  légère  hauteur  par-dessus  laquelle  le  cou- 
chant rouge  verse  de  larges  jets  de  lumière  brisée,  dans  un 
air  très  pur. 

Partout  les  maisons  des  gardiens  du  chemin  de  fer,  délais- 
sées, ne  contiennent  que  des  meubles  brisés  et  la  paille  oii  les 
rouges  ont  passé  la  nuit. 

Nous  rejoignons  bientôt  les  desservants  des  mitrailleuses, 
qu'on  a  revêtus  de  costumes  russes  :  manteau  de  fourrure  de 
mouton  et  hautes  papakhas,  qui  leur  seyent  bien,  et  qui  les 
font  paraître  —  puisqu'ils  marchent  très  droits  et  martia- 
lement  —  plus  hauts  qu'ils  ne  sont  en  réalité. 

Il  se  joint  à  notre  colonne  un  praporchtchlk  avec  dix 
cosaques.  Les  Japonais,  auxquels  l'inexplicable  conduite  de 
certains  chefs  russes  inspire  de  la  méfiance,  les  tiennent  soi- 
gneusement à  l'écart. 

Le  soleil  s'est  couché.  Dans  la  masse  sombre  des  grandes 
collines,  que  couvrait  tout  à  l'heure  la  même  lumière  brillante, 
se  découvrent  maintenant  des  plans  successifs,  s'échelonnant 
jusqu'à  l'infini.  Rien  que  du  bleu,  plus  .foncé  pour  chaque 
plan  plus  éloigné,  et  se  détachant,  dans  les  profondeurs  de 
l'horizon,  en  un  pur  outremer,  contre  les  lueurs  mourantes 
des  nuages. 

Nous  suivons  dans  une  profonde  obscurilé  la  seule  route 
qui   ait   été   tracée    dans   ces   plaines   sauvages,   et   qui   est   la 


440  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

voie  ferrée.  Après  avoir  enlevé  les  rails  sur  de  grandes  dis- 
tances, et  détruit  les  ponts,  les  rouges  ont  envoyé  les  dernières 
locomotives  disponibles,  à  toute  vitesse,  dans  les  ravins  oi!i 
elles  se  sont  écrasées  contre  les  rochers,  et  dans  le  sable,  où 
elles  ont  creusé  de  profondes  ornières. 

Je  rejoins  finalement  le  colonel  Oumeda  avec  ses  officiers, 
dans  une  «  kazarma  »  (habitation  de  travailleurs  de  chemin 
de  fer)  à  6  kilomètres  de  la  gare  Zilovo.  Six  officiers  japonais 
ont  pris  place  autour  du  samovar,  au  milieu  d'une  de  c^s 
scènes  de  la  misère  humaine  qui  se  reproduisent  avec  une 
telle  monotonie  qu'on  finit  par  s'y  habituer.  Un  vieillard  aux 
bras  tremblants,  une  assez  jeune  femme  essayant  d'être 
agréable  dans  ses  haillons  de  couleurs  voyantes,  et  une  jeune 
fîUe  idiote  qui  nous  observe  d'un  regard  tantôt  niais,  tantôt 
scrutateur,  mais  —  sans  doute  sentant  le  danger  dans  cette 
réunion  de  militaires  —  ne  répond  aux  questions  que  par  gestes 
évasifs.  Aucun  lien  de  parenté  entre  ces  trois  individus, 
aucune  communauté,  sinon  celle  du  travail  commun  dans  ce 
coin  désert.  Les  dernières  provisions  touchent  à  leur  fin. 
Pillés,  à  tour  de  rôle,  par  les  «  blancs  »  et  les  «  rouges  »,  ils 
attendent,  les  bras  croisés,  la  famine  qui  approche. 

Tandis  que  nos  officiers  discutent  sur  la  carte  les  informa- 
tions qu'ils  viennent  de  recevoir,  entre  le  praporchtchik  qui 
avait  insisté  pour  nous  accompagner.  Un  silence  se  fait  à  son 
entrée.  Quand  il  s'assied  à  côté  de  nous,  près  de  la  théière,  un 
soldat,  ordonnance  d'un  capitaine,  lui  propose  de  sortir. 

Le  praporchtchik  s'écrie  : 

—  J'ai  le  droit  de  m 'asseoir  ici,  je  suis  officier  I 

Les  officiers  japonais  suspendent  leur  conseil  de  guerre,  et 
regardent  le  Russe. d'un  air  froid  et  indifférent.  Celui-ci  a  à 
peine  bu  une  tasse  de  thé  qu'un  sous-lieutenant  interprète  le 
touche  au  bras  : 

—  Dès  que  vous  aurez  fini,  veuillez  bien  sortir  ;  nous  avons 
à  causer. 

Ne  comprenant  pas  ce  dont  il  s'agit,  il  se  laisse  emmener 


EN        SIBÉRIE  ^141 

dehors,  puis  se  voit  fermer  la  porte  au  nez.  On  l'entend  encore 
quelque  temps  crier  ; 

—  J'ai  le  droit  d'entrer,  je  suis  officier  I 

Après  avoir  attendu  deux  heures  dans  la  «  kazarma  )>,  nous 
poursuivons  notre  marche,  pour  arriver  à  Zilovo  à  une  heure 
dans  la  nuit.  Les  rouges  ont  quitté  la  gare,  il  y  a  une  heure 
et  demie. 


lo.  —  Village   vidé   par   la  peur.   —  Politique 

DE    conciliation, 

Zilovo,   le   21   octobre. 

Quand  les  rouges  sont  entrés  à  Zilovo,  les  autorités  locales, 
chef  de  gare  et  chefs  de  dépôt,  et  les  organisations  adminis» 
tratives  se  sont  sauvés,  laissant  leurs  maisons  et  meubles  à 
la  charge  d'une  vieille  épouse  ou  grand'mère. 

Par  contre,  les  pauvres  ménages  se  sont  sauvés  cette  nuit, 
craignant  de  tomber  aux  mains  des  officiers  de  Semeonof 
qui  ne  tarderont  pas  à  nous  rejoindre. 

Au  cours  de  ma  promenade,  deux  ouvriers  m'abordent 
craintivement.  Je  les  rassure  et  arrête  leurs  confessions  poli- 
tiques, auxquelles  je  n'attache  d'ailleurs  aucune  foi.  L'un 
d'eux  demande  ; 

—  Vous  serait-il  possible  d'intercéder  auprès  des  Japonais 
en  faveur  d'une  quarantaine  de  camarades  qui  se  sont  enfuis, 
par  peur  des  trains  blindés  de  Semeonof  ?  Ils  se  cachent, 
partie  dans  les  priiski  (mines  d'or),  qui  se  trouvent  à  6  kilo- 
mètres d'ici,  partie  plus  loin  encore,  dans  la  taïga,  où  ils 
ont  allumé  des  grands  feux  pour  se  réchauffer,  eux,  leurs 
femmes  et  bébés.  Ce  sont  des  neutres  dans  la  guerre  civile. 
Les  Japonais,  qui  sont  des  alliés  des  Semeonoftsy,  protége- 
raient-ils nos  camarades,  s'ils  revenaient? 

Je  les  conduis  chez  le  colonel  Oumeda,  qui  immédiatement 
ordonne  au  président  de  la  Zemskaia  Ouprava  de  promulguer 
la  i)roclamation  suivante  : 


442  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

((  Le  Commandement  japonais  annonce  à  tous  ceux  que 
la  présente  concerne,  que  les  habitants  du  secteur  d'Alexeievs- 
kaia  doivent  retourner  de  la  taïga  et  des  montagnes  dans  leurs 
foyers  et  reprendre  leur  travail. 

Zilowo,  le  21  octobre. 

«  (Signé)  Sédiakine, 

«  Président  de  la  Zemskaia  Ouprava.  » 

Les  deux  ouvriers  partent  immédiatement  annoncer  aux 
fuyards  la  bonne  nouvelle.  Dès  ce  soir,  ils  ramènent  quelques 
camarades  ;  les  autres  reviennent  dans  la  nuit. 

Après  les  «  revendications  sociales  »  des  bolcheviks,  et  les 
stupides  représailles  des  Semeonoftsy,  voilà  un  nouveau  son 
de  cloche,  qui  fait  rentrer  au  cœur  du  citoyen  la  confiance 
dans  l'avenir.  Oumeda  annonce  au  président  Sédiakine  la 
nouvelle  politique  qui  sera  suivie  dans  les  régions  que 
libérera  l'effort  japonais.  A  partir  d'aujourd'hui,  chaque 
citoyen  neutre  recevra  protection  et  aide  des  armes  japonaises 
contre,  soit  les  rouges,  soit  les  blancs.  Et  les  combattants  qui 
viendront  livrer  leurs  armes,  et  se  soumettront  aux  autorités 
japonaises,  seront  amnistiés"  et  protégés  comme  les  autres. 

Pour  faire  comprendre  la  signification  de  cette  nouvelle 
politique  de  conciliation,  je  mettrai  en  présence  les  deux 
forces  qui  se  combattent,  et  entre  lesquelles  toute  la  populace,, 
indifférente  aux  régimes  politiques  et  désireuse  d'une  paix 
économique  à  tout  prix,  mène  une  vie  paralysée  par  la  peur. 

II.  —  Une  confédération  d'insurgés. 

Le  front,  où  les  troupes  d'Oumeda  se  battent,  fait  partie  du 
«  front  mondial  de  la  guerre  contre  le  capitalisme  ».  Il  est  inti- 
tulé :  le  3®  rayon  du  front  de  l'Est.  Grâce  à  l'excellente  police 
de  Koltchak,  on  ne  trouve  à  l'Est  d'Irkoutsk  aucun  commissaire 
bolcheviste  de  marque,  capable  d'organiser  une  armée  rouge.  La 
haine  contre  Semeonof,  qui  n'est  pour  une  grande  partie  que 


SIBERIE 


443 


la  haine  contre  l'autorité  du  moment,  a  réuni  des  combattants, 
animés  de  sentiments  et  poussés  par  des  motifs  entièrement 
différents. 

Des  groupes  de  cosaques,  peut-être  réveillés  par  le  désir 
de  rétablir  l'ancienne  quasi-indépendance  des  stanitsas,  mais 
surtout  révoltés  contre  les  officiers  de  l'ataman  Semeonof, 
forment  le  noyau  de  la  résistance  populaire.  Appartenant 
principalement  aux  stanitzas  lomofski,  Kourlitchenski  et 
Oundienski,  et  ayant  pris  part  à  la  grande  guerre,  ils  tra- 
vaillent sous  leurs  officiers,  dont  le  chef  est  le  lieutenant 
Chvetsof.  Ils  avertissent  partout  la  populace  qu'ils  sont  venus 
((  libérer  »,  de  ne  pas  les  confondre  avec  les  bolcheviks  dont 
ils  répudient  les  doctrines,  mais  dont  ils  acceptent  momen- 
tanément la  coopération.  Ils  semblent  commettre  plus  d'atro- 
cités que  les  gardes  rouges,  prétendant  avoir  à  venger  d'impar- 
donnables insultes. 

Une  deuxième  catégorie  est  mue  par  de  vagues  principes 
révolutionnaires,  et  composée  de  pauvres,  conduits  par  des 
chefs  énergiques  formant  l'âme  de  la  bande.  Aucun  essai 
de  travail  constructif.  Ils  en  sont  encore  au  «  Nimm-und- 
Essrecht  »  des  premières  époques  de  Marat  et  Lénine.  La 
bourgeoisie  qu'il  est  méritoire  de  piller,  ce  sont  ceux  qui  ont 
accumulé  des  provisions  pour  l'hiver,  le  mauvais  temps,  la 
vieillesse.  Mais  les  bourgeois  étant  tous  chassés  ou  appauvris, 
ces  gardes  rouges,  ne  pouvant  continuer  leur  vie  oisive  qu'en 
réquisitionnant,  étendent  les  limites  financières  et  sociales  de 
cette  classe,  et  prennent  aux  cosaques,  aux  paysans,  aux 
ouvriers  aisés,  et  finalement  aux  pauvres  mêmes 

Leur  religion,  c'est  de  ne  pas  se  raser,  de  se  moucher  des 
doigts.  A  un  pauvre  commis  de  la  boutique  coopérative  de 
Zilovo,  qui  tire  de  sa  poche  un  mouchoir  blanc,  un  ini|)ortant 
garde  rouge  fait  remarquer  d'une  voix  pleine  de  menaces  : 

—  Je  crois,  mon  petit,  que  tu  es  simplement  un  bour- 
geois I 

On  voit  donc,  pendant  chaque  interrègne  rouge,  les  per- 
sonnes  un    peu   cultivées   cracher   bruyamment   par  terre,    se 


444         LA      GUERRE       RUSSO-SIBERIENNE 

frapper  des  mains  sur  les  cuisses,  crier,  parler  insolemment. 

Les  chefs  sont  deux  forçats,  Parfionof  et  Namakonof.  Le 
premier,  de  haute  taille,  robuste,  énergique,  brave,  en  somme 
une  terrible  brute,  a  constamment  la  bouche  remplie  de 
phrases  sonores  qu'il  ne  semble  pas  comprendre.  Namakonof, 
ancien  détenu  pour  abus  de  conflance,  se  nomme  anarchiste, 
a  des  mœurs  plus  douces,  et  s'oppose  aux  atrocités.  Ces  deux 
presqu'analphabètes  ne  sauraient  se  débrouiller  sans  le  secours 
intelligent  des  trois  frères  Abram,  Salomon  et  Khaïm  Lichman. 
Ces  derniers,  on  ne  les  voit  jamais  aux  combats.  Ils  n'apportent 
pas  non  plus  dans  les  réunions  la  farouche  énergie  de 
Boanerges,  et  cet  amour  du  prosélytisme  qui  caractérise 
Parfionof.  Ils  prêtent  à  un  mouvement  qui  les  aurait,  à  la 
moindre  résistance,  engloutis,  leur  bonne  volonté,  leur 
intelligence  et  leur  habitude  des  affaires,  et,  en  supportant 
difficilement  les  duretés  de  la  vie  errante,  sauvent  et 
augmentent  leur  fortune. 

Le  troisième  groupe  est  composé  de  brigands  :  i5o  Khoun- 
gouzes  que  le  Russe  Abram  Boika,  on  ne  sait  avec  quel  argent, 
est  allé  recruter  dans  les  collines  de  Mandchourie  chinoise. 
Ils  sont  bien  habillés  et  armés.  Le  chef,  de  forte  stature,  se 
promène  en  un  long  manteau  rouge  flamboyant  à  large  cein- 
ture d'argent.  Poursuit-il  un  but  politique  ou  se  sent-il  attiré, 
comme  ses  brigands,  par  la  perspective  du  butin  ? 

Ces  trois  groupes  d'insurgés  représentent  en  face  de  la 
féodalité  —  déjà!  —  impuissante  des  Semeonoftsy  les  trois 
tendances  des  époques  primitives,  dans  lesquelles  la  malheu- 
reuse nation  a  glissé  des  griffes  de  l'Aigle  mourant  :  l'indé- 
pendance des  petites  communes,  l'anarchique  bellam  omnium 
contra  omnes,  et  l'éternelle  invasion  de  l'étranger. 

12.  —  Un  service  funèbre  mixte  orthodoxe-révolutionnaire. 

La  troupe  de  Parfionof  était  composée  de  4o  hommes  quand 
elle  entra  à  Zilovo,  le  lo  septembre,  et  s'accrut  rapidement 
à  une  centaine.  Deux  jours  plus  tard,  il  y  eut  rencontre  avec 


SIBERIE 


445 


les  Japonais  près  du  fameux  pont  de  Chorga.  Parfionof  y 
perdit  6  lues  et  2  blessés  qui  expirèrent  bientôt  à  l'hôpital  de 
Zilovo.  Le  i5,  eut  lieu  l'enterrement  qui  donna  lieu  à  des 
scènes  grotesques. 

Même  pour  les  bolcheviks,  nouveaux  athées  et  enragés 
mangeurs  de  prêtres,  le  Christianisme  impose  ses  bienfaits 
spirituels  pour  les  trois  événements  fondamentaux  de  la  vie  : 
la  naissance,  le  mariage,  la  mort.  On  vit  en  jurant  et  en 
se  débattant  comme  des  diables,  mais  on  se  refuse  à  mourir 
comme  des  chiens. 

Le  cortège  funèbre  se  forma  à  l'hôpital.  Les  cercueils, 
drapés  de  rouge,  furent  promenés  dans  une  procession  consi- 
dérable, à  laquelle  aucun  habitant  n'osa  manquer.  Un 
nombre  immense  de  drapeaux  rouges  flotta  au  vent.  Quatre 
hommes  robustes  portèrent  un  énorme  étendard  écarlate,  où 
on  pouvait  lire  en  caractères  blancs  :  «  Souvenir  éternel  aux 
lutteurs  pour  la  Liberté.  » 

Sous  cette  toiture  d'un  rouge  flamboyant,  se  promenait  le 
prêtre  nationalisé  sur  ordre  de  Parfionof,  couvert  de  ses 
vêtements  sacerdotaux,  que  les  rouges  —  après  de  longues 
discussions  —  lui  avaient  permis  de  conserver. 

Ce  prêtre,  secondé  par  son  diacre,  basse  réputée  dans 
toute  la  région,  entonna  les  litanies  des  morts.  Ils 
avaient  à  peine  commencé,  que  la  bande  rouge,  sous  la 
présidence  des  forçats  Parfionof  et  Namakonof,  et  des  com- 
missaires Salomon,  Khaïm  et  Âbraam  Lichman,  se  mit  à 
hurler  la  Marseillaise,  puis  V  Internationale,  ensuite  la 
Marseillaise,  et  ainsi  de  suite.  Le  diacre,  fameux  pour  le 
volume  de  sa  voix,  essaya  de  sauver  sa  réputation,  mais  sa 
voix  et  celle  du  prêtre  se  perdirent  dans  le  chœur  tumultueux 
des  terribles  bandits.  On  n'entendait  les  mélodies  majestueuses 
du  plain-chant  que  pendant  les  pauses  entre  les  chants  révo- 
lutionnaires. 

Tout  le  monde  n'en  entra  pas  moins  à  l'église,  où  on  fit. 
comme  de  coutume,  le  tour  de  la  nef.  Faux-m.onnaycurs, 
assassins,   nouveaux  incrédules,  suivirent  le  prêtre,  un  cierge 


446  LA      GUERRE        RUSSO-SIBERIENNE 

à  la  main,  tout  comme  jadis  quand  ils  priaient,  enfants 
innocents,  d'un  air  grave  et  sérieux,  devant  le  cercueil  d'un 
parent,  dont  ils  ne  pouvaient  encore  réaliser  la  mort.  Puis  on 
recommença  à  chanter,  le  prêtre  et  le  diacre  leurs  litanies, 
les  rouges  la  Marseillaise  et  l'Internationale.  Les  panny- 
khides  C)  s'achevèrent  dans  cet  horrible  et  grotesque  ouragan 
de  voix. 

Puis,  le  cortège  se  reforma,  et  gagna  lentement,  mais  non 
solennellement,  le  cimetière.  Le  prêtre  ouvrit  la  série  des 
discours  par  une  prédication  adaptée  aux  tragiques  circons- 
tances du  moment.  Il  rappela  à  ces  brigands  la  fragilité  de  la 
vie  humaine,  les  charmes  et  même  les  avantages  de  la  vertu. 
Il  toucha  d'un  doigt  prudent  et  délicat  à  leurs  crimes  sans 
nombre,  crimes  joyeusement  commis,  pour  lesquels  il  osa 
à  peine  exiger  le  repentir.  Il  les  honora  du  nom  de  guerriers, 
il  loua  la  force  de  leurs  bras,  mais  les  invita  prudemment  à 
prendre  du  repos. 

—  Échangez,  leur  cria-t-il,  le  glaive  contre  la  charrue! 
Reprenez  les  utiles  travaux  des  champs,  plantez  des  oliviers 
et  des  lauriers  dans  vos  jardins,  faites  la  paix  avec  Dieu  et 
avec  vos  ennemis! 

Mais  les  terribles  yeux  de  Parfionof  et  les  regards  moqueurs 
des  frères  Lichman  furent  sans  cesse  fixés  sur  lui.  On  l'inter- 
rompit par  de  furieux  grognements.  L'orateur  essaya  de 
continuer,  mais  ses  jambes  fléchirent,  et  il  cessa  brusquement 
sa  prédication  avant  l'exorde.  La  voix  de  Parfionof  tonna  : 

—  Tout  ce  que  vous  avez  dit  là  est  stupide  et  inepte.  Nous 
continuerons  la  guerre  contre  les  «  gros  capitalistes  »,  nous 
détruirons  les  «  palais  »,  nous  pendrons  les  «  rois  »,  nous 
fusillerons  les  a  bourgeois  »,  etc.,  etc. 

i3.  —  Petits  seigneurs  préféodaux  et  trains  blindés. 

En  Sibérie  règne  ce  désordre  spécifique  qui  caractérise  les 
époques  de  transition.  L'ancien  régime  ne  s'est  conservé  que 


(})  Service  funèbre. 


EN       SIBÉRIE  447 

dans  les  mœurs.  Tous  les  yeux  cherchent  à  retrouver  dans  la 
société  actuelle  le  squelette  de  l'ordre  ancien  :  il  y  a  un  gou- 
vernement central,  ayant  des  délégués  dans  les  provinces  et 
régions,  des  troupes  en  garnison  partout,  et  consultant  des 
<;orporations  représentatives  de  la  populace.  Mais  toute  cette 
organisation  n'est  qu'apparence  et  simulacre. 

En  réalité,  il  n'y  a  que  l'anarchie  qu'engendre  l'emploi 
arbitraire  de  la  force.  Le  gouvernement  central,  auquel  les 
gouverneurs  régionaux  s'opposent,  n'a  qu'un  pouvoir  local. 
Les  officiers,  tout  en  répétant  les  gestes  et  usages  de  l'ancienne 
•discipline,  font  exactement  ce  qu'ils  veulent.  Les  zemstvos 
sont  rarement  écoutés.  Le  règne  brutal  du  sabre  se  prolonge 
outre  mesure.  Toute  une  nouvelle  classe  d'officiers  s'est 
formée,  dont  l'initiation  au  noble  métier  militaire  s'est  faite 
■dans  la  guérilla  et  les  répressions  sanglantes,  si  douloureuses 
à  chaque  homme  d'honneur. 

Même  les  officiers  d'ancien  régime,  que  le  hasard  de  la  révo- 
lution a  jetés  dans  cette  fournaise,  ne  sont  unis  par  aucun  lien 
à  ce^  populations  sibériennes.  Ils  sont  étrangers  au  pays,  où 
ils  réintroduisent  des  conceptions  politiques  périmées.  Ils  ont 
pris  comme  émules,  non  les  grands  colonisateurs,  les  Moura- 
vief,  les  Prevalski,  les  Semeonof-Tian-Chanski,  ces  purs  repré- 
sentants du  génie  russe,  mais  les  conquistadores,  sans  motifs 
politiques,  fondant  des  règnes  brutaux  et  passagers. 

Ce  règne  du  sabre  revêt  sa  forme  la  plus  dangereuse  dans 
l'organisation  des  trains  blindés,  vraies  forteresses  roulantes, 
dont  les  châtelains  exercent  tous  droits  seigneuriaux  de  haute 
«t  basse  justice,  et  surtout  celui  de  prélever  des  impôts. 

Pour  baptiser  ces  terribles  instruments,  on  a  choisi  les  mots 
qui  composent  le  poème  d'un  adorateur  de  Semeonof  : 

Ataman  Semeonof, 
Grozny    Miestitel, 
Bezpochtchadny    Pobicditct, 
Spravcdlivy   Ousmiritel   ('),  Etc. 


(')   Ataman   Semeonof, 
Cruel  vengeur. 
Impitoyable   vainqueur, 
Juste  pacificateur.  Etc. 


448         LA      GUERRE      RTJSSO-SIBÉRIENNE 

Le  jeune  colonel  Stepanof,  compagnon  d'armes  de  l'alaman 
dès  ses  débuts  sibériens,  commandait  la  «  division  de  trains 
blindés  »  et  en  fit  un  instrument  de  vengeance.  Mais  il  exagéra. 
Que  l'on  fît  des  exemples  parmi  les  combattants  bolcheviks, 
pris,  les  armes  en  mains,  ou  parmi  les  commissaires  ou  insti- 
gateurs, rien  de  plus  naturel,  si  l'on  juge  que  la  générosité 
serait  mal  comprise  de  l'adversaire.  Il  se  trouve  dans  les  hor- 
ribles représailles  des  guerres  civiles  un  élément  de  justice  que 
l'âme  populaire  comprend  et  approuve.  Mais  il  faut  que  l'ap- 
plication de  ce  jus  talionis  soit  dictée  par  le  justicier,  qu'elle 
se  règle  en  quelque  sorte  sur  l'opinion  publique,  et  que  ses 
excès  se  fassent  —  plus  ou  moins  sincèrement  —  motiver  par 
le  souci  du  bien  public.  Il  aurait  fallu  que  les  exécutions  fussent 
faites  avec  éclat,  mais  avec  mesure  et  prudence,  et  qu'elles  res- 
tassent des  exceptions.  C'est  le  contraire  qui  eut  lieu. 

Le  siège  de  l'état-major  des  trains  blindés,  la  gare  Adria- 
nofka,  a  été  pendant  plus  d'un  an  la  scène  de  massacres  aussi 
atroces  qu'inutiles.  Je  me  contenterai  de  citer,  en  fait 
d'exemple,  le  témoignage  d'un  officier  russe,  le  poroutchik 
N...,  appartenant  au  groupe  d'Adrianofka   : 

1^  En  juillet  191 9,  arriva  de  la  direction  de  Verkhnié-Oudinsk 
un  échelon  de  348  personnes  civiles,  parmi  lesquelles  plusieurs 
femmes  et  des  enfants  de  i5  à  16  ans,  tous  arrêtés  pour  des 
raisons  vagues,  envoyés  à  Tchita,  où  l'on  ne  savait  qu'en  faire, 
et  puis  à  Adrianofka,  où  on  n'était  jamais  embarrassé  de  trou- 
ver des  remèdes  prompts  et  efficaces.  Le  colonel  Stepanof,  qui 
—  dit  mon  interlocuteur  —  ne  disposait  pas  d'assez  de  vivres 

-  pour  nourrir  la  nombreuse  compagnie,  prit  place,  avec  le 
colonel  Popof  et  les  cosaques  de  la  garnison  de  Makovéieva, 
dans  le  train  blindé  «  Semeonovets  »  et  conduisit  l'échelon 
vers  le  champ  d'exécution,  le  «  Tarskaia  Padj  »,  situé  à  3  kilo- 
mètres de  la  gare.  Les  malheureux,  poussés  des  wagons  par  les 
cosaques,  se  mirent  à  courir  pour  sauver  leur  vie,  mais  furent 
fauchés  par  des  mitrailleuses.  Après  une  demi-heure,  train 
blindé  et  échelon  retournèrent  à  Adrianofka,  pour  laisser 
passer  l'express  venu  d'Omsk,  puis  se  rendirent  à  nouveau  au 


no 


lian'^porl   japonais   sur  la   Cli 


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Drapeau    du    /l'    ri'';.'iiiiriit    japonais 


EN        SIBERIE 


449 


Tarskaia  Padj  pour  achevor  la  terrible  besofriH'.  Le  même  soir, 
les  cosaques  vendirent  ijiil)li(iuenient  les  vêlements  ensanglantés 
des  victimes. 

Ces  horreurs  maladroites  furent  commises  par  une  petite 
minorité  et  soulevaient  de  sévères  critiques  de  la  part  des  offi- 
ciers plus  modérés  et  clairvoyants.  Malheureusement,  les  colo- 
nels Stepanof  et  Popof,  Frciberg  et  Aparovitch,  les  capitaines 
Sidorof  et  Skriabine,  le  lieutenant  Merof  et  tutti  quanti,  avaient 
été  investis  par  l'ataman  de  pouvoirs  illimités.  Les  docteurs 
Zimine  et  Tichinof,  et  un  lieutenant  Mantchourof,  (pii  avaient 
osé  élever  la  voix  contre  les  exécutions  d'Adrianofka,  ont  été 
fusillés  sur  ordre  de  Stepanof,  pour  bolchevisme  naturellement. 

Ce  furent  des  monstres.  Le  sous-capitaine  Skriabine  avait, 
entre  autres,  fait  insérer  dans  une  revue  destinée  aux  équipages 
des  trains  blindés  un  article  didactique,  enseignant  aux  officiers 
moins  expérimentés  comment  il  fallait  s'y  prendre  pour  attirer 
des  femmes  honnêtes  dans  leurs  trains  et  pour  en  abuser  ensuite. 
J'ai  eu  l'article  sous  les  yeux  ;  il  était  signé  :  «  Pielka  Orlini 
Glaz  »,  le  pseudonyme  de  Skriabine.  Je  possède  aussi  des  témoi- 
gnages prouvant  que  Skriabine,  —  d'ailleurs  issu  d'une  famille 
honorable  et  admiré  des  dames  pour  ses  bonnes  manières  —  et 
ses  amis  ont  usé  de  ces  procédés  envers  les  femmes,  sœurs  et 
fiancées  de  leurs  camarade^.  II  m'a  d'abord  été  difficile  de  com- 
prendre pourquoi  ces  jeunes  brutes  les  avaient  baptisés  «  mé- 
thode italienne  ».  Je  me  rappelai  ensuite  certain  passage,  dans 
les  Mémoires  de  Casanova,  probablement  l'unique  genre  de  lit- 
térature que  ces  barbares  prisaient. 

J'ajoute,  entre  parenthèses,  qu'on  peut  reprocher  aux  offi- 
ciers de  Kalmykof  des  crimes  tout  aussi  légèrement  conuuis.  En 
novembre  1918,  ils  exécutèrent  un  docteur  suédois,  représen- 
tant à  Khabarovsk  de  la  Croix-Rouge  suédoise,  dont  je  ne  i)uis 
retrouver  le  nom,  A  part  quelques  griefs  tout  à  fait  ridicules 
contre  ce  savant  qui  avait  charge  d'àme  des  pri.st)uniers  de 
guerre  dans  la  province  maritime,  on  l'iurulpail  d'un  crime 
odieux  :  d'avoir  voulu  répandre  le  typhus  |.;iruii  l;i  population. 
En  décembre  1018,  lors  de  mon  passage  à  Vladivostok,  on  me 

2«J 


450         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

montra  les  pièces  à  conviction  :  ce  furent  des  tubes  renfermant- 
du  sérum  contre  la  fièvre  typhoïde  ! 

i4.  —  Politique  de  violences  des  Semeonoftsy. 
Enquête  a  Zilovo.  —  Assassinat  de  neutres. 

Zilovo,  le  22  octobre  1919. 

Les  équipages  des  trains  blindés  obtiennent  par  réquisition 
les  vivres  que  Tchita  ne  leur  procure  pas.  Les  officiers,  qui  ne 
subissent  aucun  contrôle,  ne  sauraient  toujours  échapper  à  Ja 
tentation  de  s'enrichir  aux  dépens  du  pays.  Mon  ami  Sédiakine, 
président  de  la  Zemskaia  Ouprava  régionale,  ancien  officier, 
antibolchevik  si  quis  alius,  me  montre  aujourd'hui  la  dépêche 
suivante  qu'il  va  envoyer  à  l'ataman  : 

«  Confirmant  la  dépêche  des  réfugiés  (N.B.  des  bourgeois 
qai  s'étaient  enfuis  à  l'approche  des  rouges!),  je  vous  prie  de 
donner  un  ordre  urgent  aux  troupes  de  rendre  la  farine,  les 
vêtements  et  tous  autres  articles.  Les  troupes  ne  recon- 
naissent aucune  autorité  locale.  Depuis  presque  un  mois,  elles 
mangent  sur  le  compte  des  villageois,  sans  jamais  payer.  De 
pareils  actes  causent  de  nouveaux  mécontentements  parmi  les 
habitants.  Je  prie  d'ordonner  une  enquête  avec  le  concours 
des  représentants  du  gouvernement. 

«  Le  Président  d»  la  Zemskaia  Ouprava  : 
(Signé)  Sédiakine  C).  » 

Pour  bien  comprendre  à  quel  degré  les  énergumènes  des 
trains  blindés  font  du  mal  à  leur  cause,  il  suffit  de  rappeler  un 
fait  qui  caractérise  toutes  les  guerres  civiles  :  entre  deux  petites 
minorités  qui  mènent  la  lutte,  une  énorme  majorité,  naturel- 
lement neutre,  tout  en  espérant  le  retour  de  l'ordre,  se  soumet 
au  vainqueur  du  moment.  Chez  cette  majorité  se  trouvent  tous 
les  éléments  qui  assureront  à  la  patrie  de  demain  la  reprise  du 
travail  interrompu  et  la  continuité  de  la  vie  morale.  La  sagesse 


C-)  Il  est  inutile  d'ajouter  que  l'enquête,  menée  sur  ordre  de  l'ata- 
man, par  un  jeune  colonel,  ami  des  officiers  inculpés,  n'a  abouti  à 
rien. 


EN        SIBERIE 


451 


îa  plus  élémentaire  dicte  le  devoir  de  les  écarter  de  l'advcr- 
•saire  et  de  se  les  gagner  C).  Les  officiers  de  Semeonof, 
au  contraire,  ont  pris  l'habitude  de  punir  les  habitants  des 
villages  que  les  rouges  ont  occupés,  pour  «  connivence  »  avec 
l'ennemi.  Voici  un  exemple  ; 

Le  lo  septembre  1919,  après  la  fuite  de  la  garnison 
((  blanche  »,  une  quarantaine  de  rouges  entrèrent  au  village 
Zilovo.  Ils  le  quittèrent  huit  jours  plus  tard,  devant  la  menace 
japonaise.  Une  centaine  d'habitants  pauvres  les  suivirent  ;  les 
autres,  contents  de  les  voir  partir,  s'apprêtèrent  à  acclamer  les 
vainqueurs.  Les  troupes  japonaises  entrèrent  le  18  septembre  ; 
le  train  blindé  blindé  «  Miestitel  »,  conduit  par  les  colonels 
-Stepanof  et  Popof  et  le  capitaine  Skriabine,  le  lendemain. 
Une  députation,  venue  pour  leur  offrir  le  pain  et  le  sel,  fut 
arrêtée  et  fusillée  quelques  jours  plus  tard,  en  compagnie 
d'une  douzaine  d'autres  habitants.  Une  enquête  chez  les  auto- 
rités russes  et  japonaises  m'a  appris  qu'on  se  trouve  ici  en  face 
d'assassinats  barbares,  et  ce  qui  est  pire,  iniitilcs  et  stiipidcs  C). 


(^)  Une  convention  tacite  entre  troupes  de  Koltchak  et  troupes 
soviétiques,  d'ailleurs  confirmée  par  des  instructions  de  l'amiral,  a 
assuré  aux  fonctionnaires  de  chemins  de  fer  —  principalement  aux 
mécaniciens,  —  aux  ouvriers  des  services  communaux,  etc..  la  liberté 
de  servir  les  maîtres  du  lieu,  sans  être  plus  tard  inquiétés  par  les 
successeurs  au  pouvoir. 

(^)  Voici  quelques  noms  et  détails   : 

Kovalof,  réputé  riche,  propriétaire  du  bain  public  de  la  commune, 
ennemi  des  bolcheviks,  a  été  tué  pour  avoir  déposé  au  commissariat 
rouge  son  fusil,  qu'il  semble  avoir  caché  quand  les  pardes  blanrlies 
étaient  venues.  Ce  fusil  était  un  Berdan,  dont  on  avait  scié  la  moitié 
du  canon,  et  qui  ne  servait  qu'à  tuer  des  lapins.  Kovalof  laisse  une 
femme  et  huit  enfants. 

Podapregori,  mécanicien,  26  ans  de  services  au  chemin  de  fer, 
<(  bezpartieni  »,  homme  rangé  et  flegmatique,  a  été  fusillé  pour  être 
parti  le  10  septembre,  avec  sa  locomotive,  vers  la  gare  d'Ourioum, 
et  pour  en  avoir  ramené  les  /|0  rouges  sous  les  forçats  Parfionof  et 
Namakonof.  Des  témoins  me  déclarent  avoir  vu  à  ses  côtés,  sur  l<i 
locomotive,  trois  rouges  armés  de  fusils.  Il  laisse  une  femme  et  trois 
«nfants. 

Alexandrof,  petit  clerc  à  la  gare,  fusillé  pour  avoir  proféré,  il  y  a 
xm  an,  en  août  1918,  sous  la  domination  tchèque,  dos  menaces  à 
l'adresse  des  «bourgeois». 

Andreef,  aiguilleur,  ivrogne  notoire,  fusillé  pour  avoir  altaclié  son 
petit  pavillon  rouge  pour  signaux  au-dessus  de  sa  porte,  (]uand  les 
4o  rouges  sont  entrés  îi  Zilovo. 


452         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

En  outre,  quelques  Semeonoftsy  commettent  dans  leurs  for- 
teresses ambulantes  toutes  sortes  d'horreurs  avec  de  jeunes 
femmes.  On  va  les  arrêter  dans  la  soirée,  sous  un  prétexte 
quelconque. 

«  Tu  t'es  promenée  avec  un  commissaire!  » 

«  Tu  leur  as  épingle  une  cocarde  rouge  sur  le  veston!  » 

«  Tu  as  réparé  leurs  costumes!  » 

«  Tu  as  couché  avec  eux!  »,  etc.,  etc. 

Ces  femmes  se  gênent  généralement  de  confesser  ce  qui  s'est' 
passé  avec  elles  (j'en  ai  deux  fois  fait  l'expérience),   et  cette     j 
pudeur  est  un  atout  dans  le  jeu  des  gardes  blanches.  A  une     J 
jeune  fille  de  Nertcliinsk,  le  sous-capitaine  Skriabine  a  dit  :  j 

((  Si  tu  dis  un  seul  mot  de  ce  qui  s'est  passé,  nous  te  retrou-  1 
verons  même  sous  la  pierre  tombale  (pod  kamniem).   »  j 

1 

i5.  —  Un  témoignage  de  viols  collectifs.  l 

Le  document  qu'on  va  lire  a  été  rédigé  et  signé  en  ma-  | 
présence  par  la  femme  Dovgal,  que  Sédiakine  connaît  depuis.  | 
longtemps.  Je  cite  ce  terrible  témoignage  sans  y  rien  changer  : 

«  La  première  soussignée,  Domna  Alexeievna  Dovgal,  a  dé- 
claré en  présence  des  deux  autres  soussignés,  Vasil  Mikhaelo- 


Taranenko,  petit  bourgeois,  «  bezpartieni  »,  fusillé  pour  avoir  acheté 
deux  fusils  de  chasse  au  commissaire  Lichman,  qui  les  avait  confis- 
qués dans  une  autre  commune. 

Sapojnikof,  commerçant  israélite,  beau-frère  des  Lichman,  fusillé 
pour  avoir  gardé  les  marchandises  que  les  commissaires  Lichman- 
avaient  ((  réquisitionnées  ». 

Tchougaï,  17  ans,  ouvrier  mécanicien,  fusillé  pour  s'être  promené 
avec  un  fusil  pendant  le  séjour  des  rouges.   Etc.,  etc.. 

On  prétend,  au  village,  que  les  équipages  des  trains  blindés  ne  se 
contentent  pas  de  fusiller  leurs  victimes,  mais  les  hachent  en  pièces.- 
J'ai  fait  des  efforts  pour  faire  déterrer  les  cadavres,  ramassés  et  enter- 
rés au  cimetière,  mais  personne  n'ose  se  compromettre  avec  moi. 
On  attend  l'arrivée  des  Semeonoftsy,  après  que  les  Japonais  auront 
purgé  la  contrée  de  rouges. 

En  sortant  de  Zilovo,  pour  fusiller  16  prisonniers  dans  une 
forêt,  les  Semeonoftsy  rencontrèrent  sur  la  voie  ferrée  12  ouvriers 
chinois  travaillant  pour  la  Compagnie  du  chemin  de  fer.  Sachant 
qu'il  y  avait  des  Chinois  (ou  plutôt  des  Khoungouzes)  parmi  les 
rouges,  et  voulant  —  à  la  mode  persane  —  faire  un  exemple  salutaire^ 
ils  prirent  ces  personnes  inoffensives  et  les  fusillèrent  du  même  coup. 


EN       SIBÉHIE  453 

■•vitch  Sédiakine,  ancien  officier  de  l'armée  russe  et  président  de 
la  Zemskaia  Ouprava  de  Zilovo,  et  le  capitaine  Ludovic  Herma- 
novitch  Grondijs,  ce  qui  suit  : 

{(  Mon  mari  a  été  arrêté  par  la  milice  locale  de  Zilovo,  le 
28  octobre  1918,  et  a  été  condamné  à  onze  mois  de  prison, 
pour  avoir  été  mobilisé  dans  une  bande  rouge,  qu'il  a  accom- 
pagnée sans  porter  des  armes.  J'ai  six  enfants,  dont  l'un  est 
sorti  du  gymnase.  Après  l'arrestation  de  mon  mari,  ma  vie  a 
été  pénible,  et  il  a  été  notamment  difficile  d'assurer  à  deux  de 
mes  enfants  la  continuation  de  leurs  études  au  gymnase. 

«  Le  19  septembre  1919,  une  vingtaine  de  bolcheviks,  sous 
le  dangereux  chef  Parfionof,  sont  entrés  à  Zilovo,  et  tous  les 
villageois  sont  sortis  pour  leur  offrir  du  pain.  Les  bolcheviks 
m'ont  apporté  du  matériel  pour  vêtements  et  m'ont  ordonné 
d'en  faire  des  costumes.  J'ai  obéi,  comme  d'ailleurs  toutes  les 
femmes  désignées  pour  cette  corvée. 

«  Le  18  septembre,  sont  entrées  l'avant-garde  des  cosaques 
et  les  troupes  japonaises  et,  le  jour  suivant,  le  train  blindé 
«  Miéstitel  »,  pour  faire  quelques  arrestations.  Les  noms  de 
teus  ceux  qui  avaient  travaillé  pour  les  bolcheviks  avaient  été 
communiqués  aux  officiers  de  Semeonof. 

«  Dans  l'après-midi  du  19,  ma  fille,  âgée  de  19  ans,  a  été 
arrêtée,  en  compagnie  de  deux  autres  jeunes  filles.  Une  de 
oelles-ci,  M"^  Sédiakine,  fille  du  deuxième  soussigné,  a  été 
presque  immédiatement  relâchée  sur  la  prière  de  sa  mère.  Au 
sujet  des  deux  autres,  une,  violente  discussion  s'est  élevée  entre 
deux  officiers,  dont  l'un  voulait  les  retenir  au  wagon,  mais  on 
finit  par  les  envoyer  chez  elles  avec  ordre  de  revenir  le  matin 
suivant  vers  8  heures.  Mais  déjà  le  même  soir,  à  11  heures, 
deux  soldats  entrèrent  chez  nous,  pour  conduire  ma  fille  au 
train.  Heureusement,  le  hasard  a  voulu  que  l'un  d'eux,  Solda- 
tenko,  ait  été  un  camarade  de  mon  fils  au  gymnase  et  con- 
naissait ma  fille.  Il  avait  honte  d'exécuter  ses  ordres  et  .sortit 
de  chez  nous,  pour  aller  arrêter  quelque  autre  jeune  fille. 

((    Le   misérable   prétexte   dont    se    scrvaicul    les   S(>rnc()iiofts\ 
ipour  arrêter  ces  jeunes  filles  éhiil  (|M'i'lles  ^e  setaienl  |Moiuenees 


454        LA     GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

avec  des  rouges,    ce  qui,   par  exemple,   et  pour  ma  fille,  et 
pour  celle  du  deuxième  soussigné,  est  notoirement  faux. 

«  Le  20  septembre,  à  lo  heures  du  matin,  deux  soldats- 
sont  venus  pour  m'arrêter,  prétendant  que  j'avais  volé  chez  le 
docteur  Maximof  les  étoffes  que  les  bolcheviks  m'avaient  appor- 
tées pour  en  faire  des  costumes.  Je  m'évanouis  en  route,  et 
continuai  ensuite  mon  chemin  en  m'appuyant  sur  les  bras  des- 
soldats. Là  je  reçus  des  traitements  du  feldscher  Tribus,  dans^ 
le  coupé  du  provodnik  d'un  wagon  de  3®  classe.  Dès  que  mon- 
état  se  fut  quelque  peu  amélioré,  on  me  poussa  dans  un  appar- 
tement du  même  wagon,  où  je  trouvai  trois  autres  femmes  : 
Maroussia  ...,  âgée  de  25  ans,  et  deux  petites,  la  servante  du 
docteur  Maximof,  âgée  de  i4  ans,  et  la  servante  du  buffet  de 
la  gare,  i5  ou  i6  ans. 

«  Bientôt  un  jeune  officier  entra,  type  ordinaire,  petit,- 
blond,  la  face  et  toute  la  tête  rasées.  Il  nous  examina,  fît  la 
grimace  en  m'apercevant,  et  sortit.  Immédiatement  après,  un. 
soldat  est  venu  pour  chercher  la  plus  âgée  des  jeunes  filles,  et 

l'a  emmenée  après  avoir  ordonné  à  Maroussia  d'attendre 

au  cabinet  où  Tribus  m'avait  traitée. 

«  Une  demi-heure  se  passa  à  peu  près,  et  j'entendis  les- 
conversations  suivantes  entre  les  soldats  : 

«  —  Le  capitaine  me  l'a  aussi  permis. 

«  —  Avec  laquelle? 

«  —  Avec  celle-ci  (montrant  le  cabinet  de  Tribus). 

«  On  chuchota  pxisemble,  puis  le  premier  remarqua  : 

«  —  Et  ces  catins,  après  les  avoir  bien  ......  je  les  fusilleras 

toutes  moi-même. 

«  Un  autre  survint. 

«  —  Je  le  ferai  aussi. 

«  Un  quatrième  interrompit  : 

«  —  Pas  du  tout,  tu  ne  le  feras  pas,  tu  es  malade. 

«  Discussion  véhémente.  Finalement  on  le  rassure  : 

«  —  Bon,  tu  iras  aussi,  mais  après  tous  les  autres. 

«  La  fille  revint,  toute  pâle  et  pleurant.  L'officier  la  suivi!" 
et  s'enferma  au  cabinet  de  Tribus  avec  la  jeune  femme  qui  y 


EN       SIBERIE 


455 


avait  attendu.  Il  y  resta  à  peu  près  un  quart  d'heure  et  s'éloi- 
gna ensuite.  Dès  qu'il  fut  parti,  les  soldats  devinrent  bruyants 
et  joyeux.  Tribus  me  poussa  dans  le  second  appartement  du 
wagon  et  ferma  la  porte  entre  les  deux  appartements.  A  peu 
près  une  dizaine  de  soldats  se  trouvaient  chez  les  jeunes 
femmes.  D'autres  commençaient  à  affluer  de  tous  côtés.  Ils 
voulaient  immédiatement  entrer,  mais  furent  repoussés  par 
ceux  qui  s'y  trouvaient  devant  eux. 

«  J'entendis  alors  les  cris  d'une  des  jeunes  filles,  proba- 
blement de  la  plus  petite  : 

«  —  Va-t'en,  ne  me  touche  pas! 

«  Et  ensuite  de  violents  sanglots  et  gémissements.  Des  jure- 
ments horribles  répondirent,  des  cris  :  «  Tais-toi!  »  et  puis  les 
plus  sales  expressions  du  célèbre  vocabulaire  du  soldat  russe. 
Enfin  la  fille  se  tut,  et  depuis  je  n'entendis  plus  une  seule  des 
femmes. 

«  Bientôt  un  soldat  sortit  du  premier  appartement,  l'air 
satisfait,  et  cria  à  ceux  qui  occupaient  le  second  appartement 
(oii  je  me  trouvais)  :  «  Vous  pouvez  tous  entrer,  si  vous  n'avez 

pas  de  maladie  sur  votre  »  Et,  un  par  un,  tous  entrèrent, 

criant  aux  premiers  de  se  hâter.  Quand,  une  fois,  la  porte 
s'ouvrit  tout  entière,  je  vis  qu'on  avait,  dans  l'appartement 
où  ces  ignobles  choses  se  passaient,  entouré  d'un  rideau  la 
partie  oij  se  tenaient  les  jeunes  femmes.  Un  soldat  vint  du 
dehors  et  demanda  : 

«  —  Qu'est-ce  qui  se  passe  donc  ici? 

«  On  le  regarda  en  riant. 

«  —  Ah,  je  vois,  on  a  arrangé  un  petit  lupanar. 

«  —  Voilà,  mais  on  ne  demande  pas  de  nom. 
,«  Vint  le  jeune  soldat  Soldatenko,  qui  prit  sa  place  dans  la 
file  des  soldats.  Je  lui  demandai  : 

«  —  Puis-je  te  parler  un  instant? 

«  —  Certainement. 

«  Et  il  m'emmena  un  peu  plus  loin. 

«  —  Voici,  mon  enfant,  je  vois  ce  qui  se  passe.  Tuo-moi.  je 
ne  veux  pas  qu'on  fasse  la  môme  chose  avec  moi. 


456         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

«  —  Tu  as  donc  bien  peur? 

«  —  Oui,   mon   garçon,   tue-moi I 

«  —  Sois  tranquille,  tiotia,  on  ne  te  fera  rien  du  tout  C). 

«  Puis  il  me  mena  m'asseoir  un  peu  plus  loin,  d'où  je  ne 
pouvais  plus  rien  voir  de  ce  qui  se  passait  à  côté. 

«  Trois  soldats  faisaient  leur  toilette  dans  l'appartement  où 
j'étais  assise.  Un  se  rasait.  Un  autre  s'approcha  : 

«  —  Hâte-toi  donc,  et  va  aussi,  toi! 

«  Le  premier  répondit  : 

((  —  Je  n'ai  aucune  envie.  Si  c'était  le  soir,  si  j'avais  près 
de  moi  une  gentille  fdle,  seule  avec  moi,  ah,  ce  serait  tout 
autre  chose. 

«  Mais  tout  à  coup,  jetant  son  rasoir,  il  court  vers  la  porte, 
et  crie  à  ceux  qui  sont  à  côté,  occupés  : 

((  —  Hâtez-vous,  j'ai  tout  juste  une  forte  envie! 

«  Mais  cela  dura  quelque  temps,  et  après  avoir  crié  et  voci- 
féré, il  s'éloigna  subitement,  maugréant  comme  tous  les 
diables. 

((  —  Voilà,  diable,  ce  que  ces  salauds  ont  fait.  Hs  ont  tra- 
vaillé si  lentement,  que  mon  envie  a  passé. 

«  La  plupart  des  jeunes  garçons  ont  aussi  eu  leur  tour,  à 
l'exception  d'un  enfant  qui  refusa,  quand  on  l'engagea  à  faire 
comme  les  autres  : 

«  —  Je  ne  suis  pas  du  tout  venu  pour  cela,  mais  pour  tout 
autre  chose.  Et  comment  pourrais-je,  après  cela,  regarder  dans 
les  yeux  de  ma  mère.»* 

«  A  peu  près  une  quarantaine  de  soldats  ont  passé  par  !e 
wagon,  dont  moins  d'une  dizaine  ont  refusé  de  participer  aux 
brutalités.  Parmi  ceux  qui  attendaient,  l'un  derrière  l'autre, 
l'un  dit  tout  haut  et  avec  l'approbation  des  autres  : 

«  —  Si  nous  restons  ici  encore  quelques  jours,  toutes  les 
femmes,  sœurs  et  filles  des  rouges  y  passeront. 

«  Ceux  qui  sortaient  de  la  pièce  voisine  avaient  encore  leurs 
pantalons  ouverts,  montrant  leurs  nudités  et  arrangeant  leurs 


(})  La  femme  Dovgal  a  45  ans. 


SIBERIE 


457 


vêtements  en  ma  présence,  tout  lentement,  soit  par  négligence, 
soit  parce  que  le  temps  leur  avait  manqué,  soit  par  insolence. 

((  Après  que  ces  scènes  eurent  duré  à  peu  près  trois  heures. 
Je  même  officier  qui  avait  commencé  ce  jeu  revint  en  riant  : 

«  —  Alors,  c'a  bien  marché? 

((  Les  soldats  se  vantèrent  : 

((  —  Moi,  j'ai 

«  Un  autre  : 

«  —  Ce  n'est  rien,  moi  je 

«  Et  ainsi  de  suite.  Les  farces  ne  cessent  pas.  Officier  et 
soldats  en  rient  à  gorge  déployée.  Ensuite  l'officier  commande  : 

((  —  C'est  bieni  Et  maintenant,  faites  ici  un  peu  d'ordre,  et 
iavez  vos  mains! 

«  Ensuite  vint  bientôt  l'ordre   : 

«  —  Artilleurs  à  la  plate-forme! 

«  Et  le  monde  se  dispersa. 

((  Le  train  blindé  se  mit  en  mouvement  dans  la  direction 
d'Ourioum  et  s'arrêta  5  ou  6  verstes  plus  loin,  en  face  des 
mines  d'or.  On  tira  quatorze  coups  d'obus  vers  ces  mines. 
Aucune  réponse  à  ce  feu,  et  on  rentra  à  Zilovo. 

((  On  me  mit  dans  le  v^^agon  destiné  aux  arrestations,  mais  ou 
me  délivra  après  dix  minutes.  J'étais  libre.  Dès  que  je  fus 
rentrée  parmi  les  miens,  une  violente  maladie  se  déclara, 
accompagnée  d'une  complète  paralysie  du  bras  gauche,  d'une 
paralysie  partielle  de  l'épaule  droite  et  de  la  langue.  Je  n'en 
suis  pas  encore  complètement  guérie  à  ce  moment. 

((  Le  Vengeur  partit  le  même  jour  de  Zilovo,  et  revint 
deux  jours  après.  Dans  la  matinée  du  22  ou  28  septembre, 
deux  officiers  de  son  équipage  vinrent  de  bonne  heure  prendre 
le  thé  chez  moi.  Ils  parlaient  librement  sur  divers  sujets,  exa- 
minaient ma  bibliothèque  qui  est  assez  bien  fournie,  etc.  Dans 
l'après-midi  du  même  jour,  l'un  d'eux  revint,  mais  celte  fois 
pour  m'arrôter.  Je  me  trouvais  au  lit,  paralysée  et  n'aiirais  pu 
me  lever.  L'officier  posa  deux  soldats,  baïonnette  au  canon, 
près  de  mon  chevet,  pour  le  cas  où  mon  état  s'améliorerait. 
Le   D*"   Maximof,    qui   croyait    encore   i\   ma   culpabilité,    refusa 


458         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

d'abord  de  venir,  et  ne  vint  que  très  tard  dans  la  soirée.  Aprè& 
m'avoir  comblée  de  cris  et  de  reproches,  auxquels  il  me  fui 
presque  impossible  de  répondre,  il  me  délivra  un  certificat,  de- 
vant lequel  les  soldats,  à  contre-cœur,  se  retirèrent.  On  m'a 
depuis  laissée  en  liberté,  mais  je  crains  encore  toujours  qu'on 
ne  me  reprenne. 

((  Plus  tard,  j'ai  revu  les  deux  filles  maltraitées.  Elles  me- 
prièrent  de  ne  rien  dire  à  personne.  Pour  moi,  je  ne  crois  pas- 
que  ce  soit  un  déshonneur  d'être  violée  dans  de  telles  circons- 
tances. Et  voilà  certainement  aussi  la  raison  pourquoi  les  mul- 
tiples arrestations  de  jeunes  femmes  par  les  trains  blindés  sont 
entourées  de  mystère.  Une  femme  de  Zilovo  ('),  emmenée 
par  l'équipage,  est  morte  en  route.  Une  autre,  maltraitée 
comme  elle,  se  trouve  actuellement  malade,  dans  la  prison  de 
Nertchinsk.  Toutes  deux  étaient  jeunes,  et  personne  ici  ne 
possède  des  détails  exacts  sur  elles. 

«  Cette  fois,  les  trois  victimes  de  l'équipage  du  Miestitel  sont 
parties  avec  les  rouges,  suivies  par  toutes  les  jeunes  parentes 
des  bolcheviks  et  par  d'autres  jeunes  femmes  du  village 
Zilovo. 

((  Domna   Alexeievna  Dovgal, 

«  Ludovic  Hermanovitch  Grondijs.  d 

a  Vassil   Mikhaelovitch   SÉDIAKI^E. 

i6.  —  Les  troupes  japonaises  bien  accueillies 

PAR    LA    POPULATION. 

Zilovo,  le  28  octobre  1919. 
Le  colonel  Oumeda  a  fait  aujourd'hui  un  discours  devant 
les  habitants,  que  Sédiakine  a  réunis  à  la  gare.  La  populace, 
parmi  laquelle  le  président  de  la  Zemskaia  Ouprava  me  désigne- 
plusieurs  ouvriers  qui,  après  s'être  sauvés  par  crainte  des- 
trains blindés,  se  sont  rendus  à  l'appel  du  commandant  japo- 


C-)  Ce  fut  une  jeune  garde-malade,  attachée  à  l'hôpital  de  Zilovo^ 
Le  feldscher,  personne  intelligente  et  pondérée,  m'assure  que  sa  jeu- 
nesse et  sa  fraîcheur  ont  été  les  seuls  motifs  de  son  arrestation. 


EN       SIBÉRIE  45&^ 

nais,  est  favorablement  impressionnée  par  la  promesse  suivante- 
qu'Oumeda  vient  de  répéter  publiquement   : 

<(  Tous  les  bolcheviks,  combattants  inclus,  qui  se  rendent 
librement  en  livrant  leurs,  armes,  sont  protégés  contre  qui  que 
ce  soit,  par  mes  troupes,  auxquelles  j'ai  donné  les  ordres  les 
plus  stricts.  Ils  pourront  reprendre  leurs  travaux,  sans  être 
inquiétés  C).  » 


(^)  On  ne  lira  pas  sans  intérêt  les  mâles  paroles  que  le  colonel 
Oumeda  adressa  à  la  populace,  dans  une  proclamation  affichée  dans 
toutes  les  communes  des  districts  de  l'Amour  : 

«  Vers  la  fin  de  la  guerre  mondiale,  la  révolution  a  éclaté  en  Russie, 
et  ce  pays  a  été  obligé  de  conclure  une  paix  séparée  avec  l'Autriche 
et  l'Allemagne.  Ainsi  la  Russie,  après  une  guerre  sanglante  et  hé- 
roïque de  quatre  années,  n'a  pas  pu  prendre  part  à  la  conférence  pour 
la  paix  et  n'a  reçu,  comme  ses  anciens  alliés,  aucune  part  de  la  vic- 
toire. Chez  elle  régnent  les  bolcheviks.  Partout  le  désordre.  Le  grand 
Empire  s'est  éparpillé  en  un  grand  nombre  de  provinces  indépen- 
dantes, et  le  spectacle  de  cette  chute  nous  inspire  une  indicible  pitié. 

«  Il  y  a  des  gens  qui  se  figurent  que  le  bolchevisme  a  eu  le  mérite 
de  délivrer  le  pays  du  fardeau  du  tsarisme,  mais  en  réalité  le  bolche- 
visme n'a  rien  fait  que  détruire  l'ordre  du  gouvernement  et  conduire 
le  peuple  vers  le  bord  du  gouffre.  Non  seulement  les  Alliés,  mais  aussf 
l'Allemagne  et  l'Autriche  considèrent  le  bolchevisme  comme  un  grand 
danger  pour  toutes  les  nations.  Les  conditions  de  la  vie  sont  deve- 
nues si  difficiles  dans  tous  les  pays,  que  le  désordre  en  Russie  pourra 
gagner  les  autres  nations.  Pour  cette  raison,  les  Alliés  désirent  qu'en 
Russie  un  gouvernement  fort  s'établisse  au  plus  vite. 

«  Des  troupes  alliées  ont  été  envoyées  en  Sibérie  pour  secourir  les 
Tchécoslovaques,  avec  l'aide  desquels  ils  continuent  à  rétablir  l'ordre. 
Le  Japon  se  trouve  déjà,  depuis  de  longues  années,  en  bonnes  rela- 
tions avec  son  voisin  russe.  Nous  ressentons  de  la  sympathie  pour  la 
Russie  et  une  grande  pitié  pour  l'Empire  écroulé.  Nous  souhaitons 
que  chez  elle  l'ordre  se  rétablisse  le  plus  tôt  possible,  et  envoyons 
nos  soldats  pour  l'y  aider.  Il  reste  encore  beaucoup  à  faire.  Les  bol- 
cheviks sibériens  n'ont  pas  d'armée,  ils  ne  disposent  que  de  bandes 
de  voleurs  et  d'assassins,  qui  se  rassemblent  aussi  facilement  qu'elles 
se  dispersent.  La  guerre  avec  eux  ressemble  à  une  chasse  de  mouches. 
Ces  bolcheviks  habitent  les  lieux  où  on  se  bat,  ils  connaissent  les 
autres  habitants  et  tous  détails  topographiques  du  pays.  Pour  nous, 
au  contraire,  il  est  difficile  de  nous  entendre  avec  la  population,  de 
tirer  d'elle  des  informations  exactes.  Poiu-  cette  raison  notre  travail 
n'est  pas  terminé,  et  il  continuera  encore  quelque  temps.  Mais  vous 
nous  connaissez,  nous,  les  Japonais,  la  pciu-  de  mourir  ne  nous  arrê- 
tera pas,  avant  que  notre  but  soit  atteint. 

«  Nous  travaillons  pour  le  bien  de  la  Russie,  et,  malgré  cela,  une 
partie  de  la  population  aide  les  assassins  bolchevilîtes.  C'est  comme  s» 
l'on  se  mettait  les  bottes  sur  la  tête,  et  le  chapeau  aux  pieds  (pro- 
verbe japonais).  Peut-être  a-t-on  peur  des  bolcheviks  ot  se  figu^e-t-0I^ 
<itr«  très  habile.  Mais  réfléchissez.  L'homme  ne  doit-il  pas  se  laisser 


460         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Voilà  un  nouveau  son  pour  des  citoyens  habitués  au  spectacle 
de  tant  de  parents  fouettés  et  fusillés  pour  avoir  fait  partie,  il 
y  a  plus  d'un  an,  d'un  comité  ou  d'une  bande  rouges.  Les 
Russes,  généralement  de  taille  fort  élevée,  regardent  avec  éton- 
nement  les  petits  soldats  japonais,  qu'on  s'était  habitué  à  redou- 
ter comme  alliés  des  terribles  Semeonoftzi,  et  qu'on  voit  entrer, 
parfaitement  disciplinés,  mesurés  et  corrects.  Leur  présence 
dans  ces  villages  est  acclamée  d'abord  par  la  bourgeoisie,  heu- 
reuse de  la  protection  qu'ils  accordent  contre  les  rouges,  par 
les  pauvres,  qui  se  sentent  garantis  contre  les  horribles  trains 


gouverner  par  une  voionté  forte,  inébranlable,  et  par  des  principes 
moraux?  L'armée  japonaise  est  le  meilleur  médecin  pour  la  Sibérie. 
Il  est  de  votre  devoir  de  nous  aider,  et  même,  s'il  le  faut,  de  sacrifier 
votre  vie  pour  la  patrie.  Si  vous,  les  Russes,  vous  abandonnez  aux 
événements  sans  résistance,  la  situation  deviendra  bientôt  intenable. 
'Comment,  en  Sibérie,  trente  fois  plus  grande  que  le  Japon,  ne  s'y 
trouve-t-il  pas  assez  de  patriotes  pour  sauver  la  patrie? 

«  Les  armées  japonaises  sont  guidées  par  des  principes  chevale- 
resques et  jamais  ne  tueront  im  bolchevik  qui  n'aura  pas  pris  les 
armes,  ou  qui  se  sera  rendu  sur  le  champ  de  bataille.  J'ai  donné  en 
ce  sens  des  instructions  fort  strictes. 

«  Les  relations  entre  Japonais  et  Sibériens  s'améliorent.  Je  vous 
prie  de  nous  aider.  N'oubliez  jamais  que  nos  soldats  font  leur  devoir 
envers  leur  patrie,  et  puis,  qu'ils  vous  aident.  S'ils  se  conduisent 
parfois  envers  vous  autrement  que  vous  ne  vous  y  attendriez,  n'ou- 
bliez pas  qu'ils  sortent  d'une  autre  civilisation.  Le  bolchevisme  n'a 
d'influence  que  dans  votre  malheureux  pays  ;  il  n'existe  même  pas 
dans  les  autres  pays.  Pour  vous  exciter  contre  nous,  on  prétend  que 
nous  voulons  annexer  des  territoires  sibériens.  Ce  sont  des  mensonges. 
La  solidarité  entre  nations  est  telle,  qu'aucun  pouvoir  ne  pourrait, 
sans  le  consentement  des  autres  gouvernements,  faire  des  annexions. 
On  dit  aussi  que  les  Japonais  se  conduisent  mal.  Nous  ne  nous  défen- 
drons pas.   Vous  jugerez  vous-mêmes. 

«  Supposez,  maintenant,  que  nous  quittions  la  Sibérie.  Le  plus  ter- 
rible désordre  s'ensuivrait,  et  les  gens  convenables  seraient  obligés 
de  quitter  le  pays.  Le  bonheur  d'un  peuple  repose  sur  l'ordre  qui 
permet  aux  habitants  un  travail  appliqué  et  libre.  Sibériens,  aidez- 
nous  de  toutes  vos  forces,  pour  détruire  le  bolchevisme.  Après  l'op- 
pression par  le  tsarisme,  vous  devez  maintenant  vivre  sous  le  joug, 
plus  terrible,  du  bolchevisme.  Si  Dieu  vous  fait  tellement  souffrir, 
vous-mêmes,  les  Russes,  en  restant  dans  l'inactivité,  en  êtes  respon- 
sables. Rendez-nous  possible  de  vou  aider,  sans  regarder  aux  diffé- 
rences de  race  et  de  nationalité  qui  régnent  entre  nous.  Aidez-nous 
pour  que  la  tranquillité  et  le  simple  bonheur  humain  retournent  chez 
vous  I 

«  Le  Colonel  Oumeda.  » 


SIBERIE 


461 


blindés,  enfin  par  le  monde  des  petits  commerçants,  fatigués 
de  l'inutile  et  interminable  guerre  civile  qui  n'aboutit  qu'à  la 
destruction  des  communications  et  du  commerce  et  au  renché- 
rissement de  la  vie.  Toutes  les  classes  s'adressent,  soit  par  l'in- 
termédiaire de  Sédiakine,  soit  directement,  au  commandement 
japonais,  avec  leurs  plaintes  et  désirs. 

Les  soldats  japonais  ont  reçu  les  ordres  les  plus  stricts.  Je 
les  observe  souvent,  quand  ils  entrent  dans  les  maisons  parti- 
culières pour  s'y  procurer  du  pain  (qu'ils  préfèrent  souvent  au 
riz)  ou  de  la  volaille.  Pour  ne  laisser  aucun  doute  sur  leurs 
bonnes  intentions  qu'ils  ne  réussissent  que  rarement  à  expri- 
mer dans  la  langue  du  pays,  ils  tiennent  au  bout  de  leur  bras 
tendu  en  avant  un  billet  d'un  demi-yen.  Les  habitants  les 
accueillent  bien  et  les  invitent  souvent,  près  du  samovar,  à 
prendre  le  fhé  avec  eux  :  ces  soldats  refusent  d'ailleurs  une 
trop  grande  intimité. 

Cet  effort  chez  la  troupe  japonaise  pour  se  rendre  suppor- 
table et  agréable  aux  habitants  n'exclut  pas  une  grande  pru- 
dence en  face  des  multiples  dangers  qu'elle  court  parmi  une 
population  qui  a  nourri  des  bandes  entières  de  rouges.  Sur 
chaque  maison  de  la  commune,  le  commandement  japonais 
fait  inscrire,  en  caractères  japonais,  le  nombre  des  hommes, 
femmes  et  enfants  qui  y  vivent  et  le  parti  politicpie  auquel 
appartient  le  chef,  s'il  est  absent.  Chaque  soir,  à  partir  de 
8  heures,  il  est  défendu  aux  habitants  de  se  promener.  Les 
patrouilles  entrent  au  hasard  dans  quelques  maisons  pour  s'as- 
surer si  la  famille  y  est  au  complet. 

La  seule  plainte  contre  un  soldat  japonais  que  j'aie  pu 
recueillir  chez  les  habitants  a  eu  pour  objet  le  vol  de  quelques 
œufs.  Le  résultat  de  ma  petite  enquête  est  assez  anmsant.  Une 
sentinelle,  placée  sur  le  toit  d'une  maison,  pour  observer  les 
environs,  s'y  promenait  par  un  froid  de  lo  degrés,  quand  son 
œil  ennuyé  tomba  sur  une  énorme  colleclion  d'œufs  que  l'habi- 
tant —  comme  d'habitude  —  avait  cachés  sur  son  toit,  par 
peur  des  réquisitions  des  Semconoftsy.  Le  soldat  en  prit  quel- 
ques-uns, les  chauffa  dans  sa  poche  et  les  avala.  Voilà  l'unique 


462  LA      GUERRE     RUSSO-SIBERIENNE 

gplainte,  depuis  un  an,  après  des  séjours  répétés  dans  la  région. 
Les  officiers  japonais  s'enferment  chez  eux.  Quand  je  leur 
rends  visite,  je  les  trouve  assis  sur  des  nattes  de  jonc  qu'ils  se 
sont  procurées  pour  en  construire  de  très  gentils  intérieurs 
japonais  d'un  goût  sobre  et  sévère,  comme  cela  sied  à  des 
guerriers.  Ils  y  boivent  leur  thé  vert  avec  les  friandises  japo- 
naises que  leur  assure  la  paternelle  prévoyance  des  intendants, 
et  fument  leurs  excellentes  cigarettes,  au  milieu  des  soldats 
respectueusement  obéissants,  nuit  et  jour  sur  leurs  gardes,  et 
disposés  à  ne  relâcher  cette  incessante  tension  que  quand  ils 
en  ïiuront  reçu  l'ordre  d'en  haut.  On  apprécie  chez  eux  l'absence 
du  désir  de  s'immiscer  dans  la  vie  de  famille,  l'attitude  froi- 
dement correcte  et  la  parfaite  honorabilité  qui  les  distinguent 
-de  leur  entourage.  * 

17.  —  Cadavres  de  torturés.  —  Sang-froid  japonais. 

Près  d'Ourioum,  le  26  octobre  1919. 

Les  voies  et  les  ponts  ont  été  partout  réparés  par  les  sapeurs 
japonais.  Ce  matin,  nous  avons  repris  place  dans  notre  train 
et  continué  notre  voyage.  A  une  quarantaine  de  verstes  Nord 
de  Zilovo,  on  nous  signale  un  cadavre  nu,  posé  dans  la  neige, 
tout  près  des  rails.  Quelques  centaines  de  mètres  plus  loin, 
un  autre,  et  ainsi  de  suite  :  sept  pauvres  corps  mutilés.  Nous 
en  reconnaissons  quatre  :  ce  sont  des  cosaques  envoyés  en 
reconnaissance  par  le  colonel  Oumeda  près  de  Bouchoulé,  et 
tombés  dans  les  mains  des  rouges. 

Un  vieillard  d'abord,  qui  n'est  autre  que  le  père  de  Sédiakine, 
vieux  cosaque  de  64  ans,  homme  tranquille  et  de  mœurs 
simples,  n'ayant  jamais  pris  part  aux  conflits  politiques,  et  ne 
pouvant  avoir  été  tué  que  pour  être  un  ((  bourgeois  ».  Les 
rouges  l'ont  traité  non  sans  indulgence  :  après  lui  avoir  allongé 
la  bouche  au  couteau,  ils  lui  ont  coupé  la  moitié  du  cou  et 
l'ont  ensuite  tué  à  coups  de  baïonnette,  dont  un  lui  a  percé  le 
cœur. 

Les  six  autres  ont  dû  souffrir  horriblement  avant  de  mourir. 


EN       SIBERIE 


463 


Chez  tous,  corps  et  jambes  sont  couverts  d'innombrables  cica- 
trices provenant  de  coups  de  nagaïka,  et  chez  quelques-uns  de 
multiples  incisions  superficielles,  faites  au  couteau  dans  la 
peau  du  bras  et  de  la  jambe.  Les  cartouches  étant  rares  chez 
ies  rouges,  ils  les  ont  tués  à  l'arme  blanche.  Sur  un  seul  corps, 
celui  d'un  cosaque,  je  compte  34  coups  de  baïonnette.  Dans 
trois  visages,  les  yeux  sont  crevés,  le  visage  haché  de  petites 
blessures  sans  nombre,  les  lèvres  et  la  langue  arrachées.  Coups 
<le  sabre  aux  bras,  aux  épaules,  au  crâne,  au  cou.  Chez  un 
vieux  cosaque,  en  voulant  lentement  couper  le  cou,  on  a  ôté 
la  chair  de  la  poitrine  par  longues  tranches,  et  le  sabre  ou  le 
■couteau  s'est,  à  plusieurs  reprises,  glissé  sous  la  peau  de  la 
:gorge. 

Tous  les  cadavres  sont  nus  et  ont  les  bras  courbés  en  haut 
•et  en  arrière,  comme  si,  pendant  la  longue  torture,  des  per- 
sonnes s'y  sont  assises  pour  rendre  les  corps  immobiles.  Un 
froid  de  20  degrés  a  figé  dans  ces  cadavres  tous  les  horribles 
•détails  de  la  scène,  leur  attitude  de  martyrisés,  les  convulsions 
et  les  sursauts  des  membres,  les  souffrances  dans  les  traits  des 
visages  et  comme  les  cris  dans  les  bouches  tordues  qui  semblent 
-continuer  à  hurler  ou  gémir. 

Les  rouges  ont  voulu  nous  effrayer  par  cette  curieuse  exhibi- 
tion de  cadavres  le  long  de  la  voie  ferrée  ;  ils  n'ont  réussi  qu'à 
exaspérer  la  troupe. 

Il  nous  parvient,  de  loin,  le  bruit  d'une  fusillade  irrégulière: 
nos  troupes  sont  à  nouveau  aux  prises  avec  l'ennemi.  Quelques 
heures  plus  tard,  les  rapports  nous  parviennent  :  une  compa- 
gnie, avançant  par  la  vallée,  a  été  prise  sous  le  feu  d'une  très 
nombreuse  colonne  rouge,  cachée  derrière  les  crêtes  qui  h  cet 
endroit  se  rapprochent  du  chemin  de  fer.  Le  commandant  japo- 
nais ayant  ordonné  de  se  cacher  dans  les  plis  du  terrain,  et 
■de  ne  tirer  que  sur  des  buts  visibles  et  jamais  au  hasard.  Japo- 
nais et  rouges  se  sont  canardés  pendant  plus  de  deux  heures, 
pendant  lesquelles  il  a  été  impossible  aux  Japonais  de  se  lever 
pour  attaquer  les  cosaques  d'en  haut.  Bientôt  les  rouges  reçurent 
un  train  avec  des  renforts,  mais,  de  notre  côté,  un  détache- 


464         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

ment  mit  l'ennemi  en  fuite  par  un  mouvement  enveloppant. 
On  trouva  sur  la  crête  trois  cadavres,  parmi  lesquels  celui  du 
chef  des  rouges.  Sur  le  dernier,  on  saisit  des  lettres  de  la  part 
de  Parfionof,  avec  des  détails  sur  les  bandes  rouges  aux  envi- 
rons. 

Pendant  cette  escarmouche,   les  dépenses  en  munitions,  du 
côté  japonais,  n'ont  été  que  de  sept  cartouches  par  tête. 

i8.  —  Scènes  de  détresse  et  Paninykhides. 

Zilovo,  le  27  octobre  1919. 
Les  sept  cadavres  ont  été  ramenés  et  identifiés.  J'assiste  à 
des  scènes  fort  pénibles,  quand  on  les  confronte  avec  les  veuves 
et  orphelins.  Point  de  larmes  dans  ces  faces  qui  restent  presque 
immobiles,  mais  des  cris  perçants  et  des  hurlements  de  fauve, 
de  grands  gestes  des  bras,  une  douleur  tout  extérieure  et  peu 
communicative.  Je  me  trouve  en  face  d'une  psychologie  à 
part,  aussi  éloignée  de  l'âme  occidentale,  qui  ne  se  permet  que 
les  marqués  les  plus  discrètes  de  ses  sentiments,  et  de  celle  de 
l'Orient,  toute  composée  de  dignité  et  de  maîtrise  de  soi. 
Devant  le  malheur  et  la  souffrance,  ces  pauvres  femmes  ne 
trouvent  que  les  gestes  de  soumission  et  d'adoration  que  l'Église 
leur  a  enseignés  :  elles  se  prosternent  devant  les  cadavres 
déchiquetés,  avec  les  mêmes  signes  de  croix,  les  mêmes  flexions 
du  corps  que  si  elles  vénéraient,  consternées,  le  Verbe  devenu 
chair. 

Zilovo,  le  28  octobre  19 19. 
Quand  j'arrive  à  la  maison  du  président  du  conseil  régionaF 
de  la  Zemstvo,  Sédiakine,  j'y  trouve  toute  une  foule,  pour  la 
plus  grande  partie  composée  de  femmes.  Après  une  courte 
attente,  deux  officiers  japonais,  qui  représentent  le  colonel 
Oumeda,  arrivent,  et  nous  nous  rendons  dans  une  pièce  voi- 
sine, où  la  bière  a  été  déposée  sur  une  longue  table  de  bois 
blanc.  On  a  réussi  à  cacher  les  cruelles  blessures  du  mort 
sous  des  couronnes  de  fleurs  et  des  guirlandes  de  feuilles  vertes. 
Même  l'expression  de  souffrance,  que  le  mort  avait  conservée. 


Vçrv^ 


Comme   sous   César    : 
chef   japonais    Iiaraiigiiaiit    la    troupe    a\aiit    l'attaque 


Kir;,'lii/r,    niniilirc   (riiiir   caraNaric    potii-    l 'iirtii  irnr   ,],•    |,i    ('.liiric. 


s    I    B    E    K     1    E 


465 


a  disparu,  et  ce  visage  livide,  d'où  on  a  fait  disparaître  les 
traces  du  crime,  respire  presque  le  repos.  La  «  couronne  des 
vainqueurs  »,  plat  bandeau  orné  d'images  de  saints,  cache 
l'entaille  faite  par  un  coup  de  sabre  au  front.  Les  mains  sont 
croisées  sur  la  poitrine,  où  les  baïonnettes  avaient  été  tournées 
dans  leurs  blessures  profondes. 

Nous  nous  rangeons,  debout,  autour  du  cercueil.  A  la  tête 
du  mort,  le  prêtre  se  place  entre  deux  grands  chandeliers  où 
de  larges  taches  de  cuivre  se  montrent  contre  le  léger  vernis 
d'argent.  Les  vêtements  sacerdotaux  d'un  brocart  râpé,  d'un 
dessin  simple,  conservent,  sous  la  pauvreté  et  la  négligence, 
un  peu  de  cette  beauté  primitive  et  attendrissante  du  culte  de.« 
ihumbles» 

L'audience  ne  compte  presque  pas  d'hommes.  Ils  n'oseraient 
être  vus  dans  cet  (Mitourage,  où,  sous  l'appareil  de  respect, 
de  piété  et  d'adoration,  rampe  déjà  la  délation,  et  où  la  torture 
que  les  Heurs  ont  recouvertes  mais  que  l'imagination  vivifie, 
semble  devenir  contagieuse.  Les  femmes,  au  contraire,  semblent 
surexcitées  par  ce  contact  avec  l'inutile  et  bestiale  cruauté  et 
rapprochées  des  extases  religieuses.  Le  prêtre  prend  la  pamlc, 
en  homme  qui  connaît  les  siens  et  qui  a  l'habilnde  d'en  diriger 
la  pensée. 

((  A  quoi  cette  révolution  a-t-elle  servi?  Quels  espoirs  avait- 
•elle  éveillés,  et  que  nous  a-t-cllc  donné,  si  ce  n'est  ce  désordre 
qui  dévore  les  restes  de  notre  bien-ôlre,  dissout  nos  mœurs  et 
qui  nous  verse  une  incessante  peur  dans  l'àmo.^  On  s'cnire-tue, 
sans  but,  on  massacre  petits  enfants  et  vieillards.  Le  vieux 
Sédiakine  a-t-il  espéré  et  mérité  autre  chose,  que  d'expirer 
tranquillement  parmi  ses  enfants  et  petits-enfants  qui  récite- 
raient les  prières  des  mourants  et  croiseraient  ses  bras  sur  sa 
poitrine?  La  Hiissie  suffoque  du  sang  de  ses  enfants.  Quittez 
les  comljats,  (fuittez  la  lutte  des  partis,  rendez-vous  h  l'église 
et  priez  en  larmes  que  Dieu  vous  vienne  en  aide  et  fasse  cesser 
'Cette  guerre  inutile,  etc.,  etc.  » 

On  nous  met  des  cierges  allumés  dans  les  mains  jointes,  et 

30 


466         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

les  pannykhides  commencent.  Le  diacre,  vêtu  d'un  vieux: 
paletot  monté  jusqu'au  cou  pour  cacher  ses  haillons,  accom- 
pagne d'une  voix  de  tonnerre  le  chant  mélodieux  du  prêtre. 
Le  service  est  terminé,  et  les  douleurs  éclatent.  La  veuve,  vieille 
courbée  sous  l'âge,  semble  tantôt  anéantie  par  le  chagrin, 
tantôt  s'élance  vers  le  cadavre  pour  l'embrasser  avec  frénésie. 
Le  fils,  d'abord  résigné,  éclate  en  sanglots,  la  tête  dans  les 
mains.  Le  capitaine  japonais  qui  s'est  tenu  très  raide  pendant 
le  service  et,  comme  moi,  un  peu  étranger  à  la  scène,  se 
tourne  vers  moi  :  «  I  am  very  sorry  for  him  »,  et  regarde  à 
nouveau  le  cierge  allumé  qu'il  tient  dans  sa  main  crispée. 

Le  prêtre  se  retire  avec  le  diacre,  la  scène  des  «  adieux  au 
mort  ))  commence.  La  veuve,  prise  d'un  spasme  de  douleur 
ou  du  désir  impérieux  de  la  montrer  à  son  entourage,  se  met 
à  danser  comme  affolée,  tout  près  de  la  tête  de  son  mari,  en 
chantant  des  phrases  inintelligibles.  Une  vieille  servante,  ani- 
mée par  l'exemple,  se  met  à  hurler,  avec  des  gestes  de  démente, 
et  on  fait  le  possible  pour  la  calmer.  Ensuite  les  membres  de  la 
famille  et  puis  les  autres  défilent  devant  le  mort  pour  le  baiser 
d'adieux.  Sédiakine,  en  pleurant,  l'embrasse  sur  la  bouche  : 
«Ah,  les  rouges  qui  t'ont  tué!  »  Une  petite  fille  qu'on  pousse 
vers  la  bouche  du  cadavre,  fait  un  petit  mouvement  de  ses 
lèvres,  mais  sans  vouloir  toucher  le  mort.  Les  autres  enfants, 
pour  qui  leur  grand-père  a  bien  définitivement  cessé  d'exister, 
évitent  l'attouchement,  mais  posent  de  légers  baisers  sur  la 
«  couronne  desi  vainqueurs  »  et  sur  l'amulette  impuissante  que 
le  vieux  père  avait  portée  au  moment  du  supplice. 

Combien  plus  vigoureuse  fut  la  scène  de  l'enterrement  que 
j'ai  décrite  plus  haut  C)-  Dans  cette  assemblée  de  bourgeois  et 
d'ofTiciers,  provoquée  par  un  assassinat  abominable,  personne 
n'a  poussé  un  cri  de  vengeance  ou  de  colère.  Entre  ces  deux 
pannykhides,  c'est  la  même  distance  qui  sépare  le  bolche- 
visme  victorieux  de  1'  «  intellighentsia  »  déchue.  Que  cela  eût 
été  joli  —  et  combien  peu  dangereux  d'ailleurs  —  de  jurer  la 


(})  Voir  ce  même   chapitre,   n°    12. 


SIBERIE 


467 


punition  des  bourreaux  devant  le  cadavre  ensanglanté  de  la 
victime!  Mais  le  fils,  ancien  officier,  et  les  autres  spectateurs, 
pleurant  des  larmes  stériles,  acceptent  le  malheur  et  se  résignent 
à  l'injustice.  Combien  leur  réponse  à  la  prière  chrétienne  du 
prêtre  semble-t-elle  hypocrite  et  inhumaine,  chez  des  hommes 
si  jeunes  et  ayant  tant  à  perdrel  Les  deux  Japonais  m'inter- 
rogent d'un  regard  scrutateur  :  ce  sont  les  leurs  qui  se  char- 
geront de  la  revanche! 

Le  cortège  se  dirige  au  cimetière,  et  ensuite  commence,  dans 
l'après-midi,  le  repas  quasi  public  de  la  pannykhide.  A  la 
tombée  de  la  nuit,  les  habitantsi  du  village  s'accumulent 
autour  de  la  maison  :  il  y  a  du  samagonka,  et  la  soif  le  gagne 
sur  la  crainte  d'être  associés  à  cette  cérémonie  funèbre,  sur 
laquelle  pèse  encore,  à  une  distance  de  cent  kilomètres,  la 
main  sanglante  des  gardes  rouges. 

19.  —  Épilogue.  —  Le  tribunal  extraordinaire  de  l'ataman 
en  session  secrète. 

Tchita,  le  3  novembre  1919. 

Aussitôt  rentré  à  Tchita,  je  me  suis  rendu  chez  l'ataman 
Semeonof,  avec  qui  j'ai  entretenu  des  relations  aimables.  Je 
lui  ai  parlé  à  peu  près  eu  ce  sens  : 

—  On  s'étonne  parfois  de  l'opiniâtreté  des  rébellions  dans 
les  districts  que  vos  soldats  occupent.  Permettez-moi  de  vous 
demander  si  vous  avez  l'impression  que  vos  troupes  se  battent 
convenablement  contre  les  bandes  rouges?  Vos  trains  blindés 
engagent-ils  des  combats  avec  les  rebelles? 

■ —  Il  m'est  connu  que  le  Grozny  a  dû  dernièrement  rebrous- 
ser chemin  devant  un  train  blindé  bolchevik  dont  l'équipage 
était  beaucoup  plus  nombreux  que  le  sien. 

—  La  vérité  est  que  les  bolcheviks  n'ont  jamais  disposé  de 
trains  blindés,  que  la  plupart  d'entre  eux  ne  possèdent  que  des 
fusils  Berdan,  qu'ils  en  sont  venus  au  point  de  devoir  fabri- 
quer  dans   les   ateliers    de   gare    leurs   cartouches,    mais   que, 


468         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

néanmoins,  leurs  bandes  réussissent  le  plus  souvent  à  mettre 
en  fuite  vos  cosaques  et  vos  trains  blindés.  Vous  est-il  connu 
qu'une  compagnie,  sous  le  capitaine  Tchesinski,  attaquée  par 
une  bande  de  rebelles,  en  nombre  inférieur,  a  laissé  une 
mitrailleuse  entre  leurs  mains? 

—  Non,   cela  ne  m'était  pas  connu. 

Et  Semeonof  nota  les  détails  et  les  noms. 

—  La  population  vous  déteste,  bien  injustement  d'ailleurs. 
Savez-vous  que  vos  troupes  ne  suivent  les  Japonais  —  qui  sont 
seuls  à  se  risquer  —  que  pour  tuer  et  piller .!>  Avez- vous  remar- 
qué, qu'à  part  les  mercantis  O,  la  population  quasi  entière, 
également  opposée  au  régime  rouge  et  à  celui  des  trains 
blindés,  préférerait  une  domination  japonaise  O?  Si  l'appui 
des  habitants  vous  manque  souvent,  qui  en  est  coupable,  sinon 
votre  division  de  trains  blindés? 

—  Non,  c'est  la  défaite  de  Koltchak  et  l'approche  des  armées 
soviétiques  qui  font  partout  naître  les  insurrections. 

—  Pardon,  pourquoi  la  plus  grande  partie  de  la  bourgeoisie 
est-elle  devenue  insensible  et  indifférente  à  la  lutte  politique? 
Pourquoi  les  cosaques  de  la  région  de  Nertchinsk,  dont  vous 
êtes  le  chef  élu,  ont-ils  depuis  longtemps  pris  les  armes  contre 
vous?  Il  vous  est  connu,  à  vous  qui  êtes  cosaque,  que  c'est  un 
tout  autre  crime  de  violer  une  fille  d'ouvrier  ou  une  fille  de 
cosaquel 

—  On  me  raconte  ces  blagues  depuis  déjà  longtemps.  J'ai, 
à  plusieurs  reprises,  nommé  une  commission  d'enquête  pour 


(^)  La  bande  internationale  des  mercantis  qvii  se  sont  rués  sur  la 
Sibérie  Orientale  s'est  journellement  —  par  la  voie  de  l'ifînoble 
presse  de  Vladivostok.  Kharbine.  etc.,  —  prononcée  contre  chaque 
occupation  militaire  des  Alliés,  in  casu  des  Japonais  et  Tchèques. 
Malheureusement  cette  campagne  a  été  encouragée  par  certaines 
missions  . 

(2)  Le  fait  que  je  signale  semble  en  contradiction  avec  l'action 
pénétrante  de  la  presse  sibérienne,  qui  —  comme  ailleurs  —  repré- 
sente non  le  désir  ou  l'intérêt  du  pays,  mais  les  vues  d'un  petit 
groupe  de  financiers.  Je  ne  veux  citer  que  le  mot  —  d'ailleurs  impru- 
dent et  exagéré  —  d'un  archiprêtre  de  Nertchinsk,  le  père  N...  : 
a  Tout  le  pays  est  las  des  rouges  et  des  Scmeonoftsy.  Dieu  veuille  que 
bientôt  l'empereur  du  Japon  soit  ici  le  maître  !  » 


EN        SIBERIE 


469 


ces  horreurs  rapportées,  et  jamais  on  n'a  rien  pu  trouver. 
Tenez,  il  y  a  deux  semaines,  un  vice-consul  américain  est  venu 
me  faire  des  plaintes  à  ce  sujet.  Je  lui  ai  demandé  ses  preuves. 
Il  n'a  pu  fournir  que  des  on-dit.  Je  l'ai  alors  prié  de  quitter 
celte  ville. 

Je  montre  alors  à  l'ataman  la  déposition  de  la  femme 
Dovgal  (^)  et  d'autres  rapports.  Il  les  parcourt  attentivement. 
Je  continue  : 

—  Cette  déposition  ne  constitue  évidemment  pas  une  preuve. 
Mais  je  vous  demande  alors  d'appeler  ici  cette  femme  Dovgal, 
dont  vous  garantiriez  la  sécurité,  et  de  la  confronter  avec 
l'équipage  du  train  blindé.  Je  saurais  ensuite  vous  indiquer 
d'autres  témoins  qu'il  serait  atile  d'entendre  (-). 

—  Non,  je  fais  mieux.  'Voici  un  papier  qu'on  soumet  à  ma 
signature  et  qui  est  un  décret  de  mise  en  accusation  de  deux 
oflîciers  que  vous  inculpez,  le  colonel  Popof  et  le  sous-capitaine 
Skriabine.  Vous  recevrez  une  invitation  d'assister  à  la  procé- 
dure. Je  vous  prie  de  vous  y  rendre  et  d'y  apporter  vos  rapports 
et  dépositions  que  vous  voudrez  bien  soumettre  au  tribunal. 

—  Ne  croyez-vous  pas  qu'il  serait  utile  de  changer  intégra- 
lement le  personnel  des  trains  blindés,  officiers  et  soldats?  Les 
hommes  qui  ont  pris  de  telles  habitudes  ne  pourront  pas  les 
changer. 

—  J'agirai  surtout  contre  les  officiers.  Je  les  ferai  fusiller. 
J'avais  essaye  des  moyens  divers  de  punition  :  simple  dégra- 
dation, envoi  dans  un  bataillon  de  travailleurs,  mais  tout  cela 
n'a  servi  à  rien.  Il  faut  en  tuer  quelques-uns.  Ces  scandales  ont 
duré  trop  longtemps.  Vous  verrez  bien  que  je  désire  vivement 
que  cela  finisse! 


(^)  Voir   ce  chapitre,   n°    i5. 

(2)  Il  aurait  été  impossible  à  l'ataman  d'accepler  ma  proposition, 
qui  lui  ôlait  l'inilialive  des  réformes,  qui  donnerait  un  corps  aux 
vagues  accusations  des  missions  étrangères,  et  qui  l'aurait  obligé 
—  par  la  proximité  des  représentants  étrangers  —  de  punir  une 
centaine  de  ses  officiers. 


470         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Tchita,  le  22  novembre   1919. 

Aujourd'hui,  à  3  heures  dans  l'après-midi,  je  me  suis  rendu 
au  bureau  de  l'état-major  de  la  «division  de  Mandchourie «, 
où  le  tribunal  extraordinaire  doit  se  réunir.  L'aîné  des  quatre 
officiers  dont  il  est  composé  compte  26  ans  et  a  1©  grade  de 
colonel.  La  fonction  d'accusateur  public  est  remplie  par  le 
capitaine  Grant,  de  triste  réputation  C)-  Immédiatement  après 
notre  arrivée,  les  accusés,  colonel  Popof  et  capitaine  Skriabine, 
furent  introduits,  sous  escorte  militaire.  J'avais  un  moment 
pensé  à  une  comédie,  mais  je  commençai  à  douter  en  écoutant 
le  prikaze  de  mise  en  accusation.  Il  ne  mentionna  nullement 
des  atrocités.  Le  seul  point  qu'on  y  reprochait  aux  deux  offi- 
ciers était  la  résistance  armée  à  un  ordre  d'arrestation.  Voici 
ce  qui  s'était  passé  : 

On  avait  persuadé  Semeonof  qu'un  changement  de  comman- 
dement pour  les  trains  blindés  s'imposait.  Le  jeune  colonel 
Stepanof ,  responsable  du  désordre  qui  sévissait  dans  cette  divi- 
sion, fut  envoyé  en  mission  au  Japon.  Le  général  Bogomolitch, 
officier  de  l'ancien  régime,  qui  lui  succéda,  était  résolu  aux 
mesures  fortes.  Il  y  a  une  semaine,  les  deux  accusés,  ivres, 
avaient  introduit  la  fiancée  de  Popof  dans  le  wagon  qu'habi- 
taient les  femmes  des  officiers.  Violentée  par  les  deux  indi- 
vidus, elle  poussa  de  hauts  cris,  auxquels  répondirent  les 
plaintes  des  autres.  Popof  et  Skriabine  menacèrent  celles-ci 
d'entrer  chez  elles  par  la  force.  Ce  fut  un  beau  scandale.  Le  gé- 
néral Bogomolitch  envoya  un  officier  avec  l'ordre  de  les  arrêter, 
mais  ces  messieurs,  que  Stepanof  avait  accoutumés  à  une  liberté 
illimitée,  tirèrent  leurs  pistolets,  sautèrent  dans  le  trains  blindé 
Miestitel  et  ordonnèrent  au  mécanicien  de  quitter  Tchita  pour 
un  but  inconnu.  Le  général  Bogomolitch  fît  arrêter  le  train 
et  reconduire  les  récalcitrants. 

Après  lecture  de  l'acte  d'accusation,  Popof,  long,  mince,  arro- 
gant,  répliqua  avec  hauteur;   Skriabine,   plus  petit,   avec  des 


O  Ce  capitaine  Grant  est  le  même  qui,  en  coopération  avec  le 
colonel  Sipaïlof  et  le  capitaine  Godlevski,  noya,  le  5  janvier  1920, 
les  3i   otages  d'Irkoulsk  dans  le  lac  Baïkal. 


EN       SIBERIE 


471 


yeux  perçants  dans  un  visage  abruti,  se  borna  à  tout  nier. 
^Quand  Grant  lut  la  déposition  de  la  femme  Dovgal/Skriabine 
sortit  de  sa  stupeur  et  me  jeta  un  regard  persistant  et  enve- 
nimé. Il  ajouta  d'une  voix  assurée  :  «  Mensonges  I  »  Quant 
aux  exécutions,  qu'une  autre  déposition  que  je  venais  de  dépo- 
ser lui  reprochait,  il  les  reconnut  : 

«  Pour  les  exécutions,  tout  est  exact.  J'ai  fait  fusiller  à 
Zilovo  un  certain  nombre  d'habitants  (nonchalamment),  je  ne 
sais  plus,  trois  ou  quatre  femmes  et  une  vingtaine  d'hommes.  » 

Les  juges  ne  répondirent  pas;  cela  leur  semblait  naturel. 
Les  accusés  n'avaient  pas  d'avocats,  on  ne  les  avait  laissés 
parler  que  pour  la  forme;  la  séance  fut  donc  interrompue,  les 
juges  allèrent  délibérer.  Ils  rentrèrent  après  cinq  minutes  : 
l'acte  de  condamnation,  écrit  à  la  machine,  avait  été  préparé 
depuis  longtemps,  on  n'eut  qu'à  le  signer. 

On  fit  réintroduire  les  accusés  et  on  leur  lut  le  jugement  • 
•exécution,  le  soir  même.  Popof,  très  droit  et  inflexible,  de- 
manda : 

—  Puis-je  faire  une  observation .►> 
Le  président  du  tribunal  : 

—  Non. 

Les  deux  officiers  firent  demi-tour  et  furent  conduits  chez  le 
commandant  de  la  ville.  Grant  me  pria  de  l'attendre  et  sortit 
pour  présenter  le  jugement  à  l'alaman.  Une  demi-heure  plus 
tard,  il  me  le  montra,  avec  sa  signature.  Il  me  proposa  encore 
d'assister  à  l'exécution.  Je  refusai,  les  balles  obéissant  parfois, 
dans  la  nuit,  à  de  singuliers  hasards. 

Grant  m'a  assuré  que  les  deux  condamnés  seraient,  aujour- 
d'hui, à  8  heures,  dégradés  devant  le  front  d'une  compagnie, 
et  amenés,  les  mains  ligotées  derrière  le  dos,  au  service  du 
contre-espionnage,  qui  se  chargerait  désormais  d'eux.  A 
10  heures,  ils  seraient,  après  avoir  eu  l'occasion  de  se  confes- 
ser, transportés  en  camion  automobile  au  champ  d'exécution, 
^itué  à  une  dizaine  do  verstes  de  la  ville.  Leurs  amis  et  parents 
n'obtiendraient  pas  l'autorisatlion  d'inhumer  leurs  cadavres  en 
Icrre  bénie.  La  fonte  des  neiges  en  découvrira  les  os  blanchia 


472         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIEN  NE 

parmi  les  dizaines  de  mille  squelettes  qui  reposent  sur  ce 
champ  désert,  dont  les  habitants  de  Tchita  devinent  l'empla- 
cement sous  les  vastes  nuages  de  corbeaux  qu'ils  y  voient  tour- 
billonner au-dessus  des  collines  C)- 


(^)  La  révoltante  insouciance  avec  laquelle  les  droits  des  accusés- 
ont  été  foulés  aux  pieds  pendant  ce  simulacre  de  jugement,  dénote 
des  habitudes  prises  par  un  tribunal,  accoutumé  à  juger  des  ennemis 
politiques.  Ce  désordre  moral  caractérise  les  révolutions  et  on  ne 
peut  se  défendre  de  sourire,  quand  on  entend  invoquer  leur  néces- 
sité pour  le  redressement  de  la  justice.  Ce  dédain  des  révolu- 
tions pour  le  droit  et  la  justice  n'a  jamais  été  plus  clairement  défini 
que  par  le  décret  du  22  prairial,  voté  aux  applaudissements  quasi- 
unanimes  des  760  membres  de  la   Convention   : 

((  Tout  citoyen  a  le  droit  de  saisir  et  de  conduire  devant  les  magis- 
trats, les  conspirateurs  et  les  contre-révolutionnaires  :  il  est  tenu  de 
les  dénoncer  dès  qu'il  les  connaît. 

((  La  formalité  de  l'interrogatoire  préalable  est  supprimée  comme 
superflue. 

«  S'il  existe  des  preuves,  soit  matérielles,  soit  morales,  il  ne  sera 
pas  entendu  de  témoins,  à  moins  que  cette  formalité  ne  paraisse 
nécessaire  pour  découvrir  des  complices. 

u  L'unique  règle  des  jugements  :  la  conscience  des  jurés  éclairés 
par  l'amour  de  la  patrie. 

«  Pas  de  défenseurs  :  la  loi  n'en  accorde  point  aux  conspirateurs. 

«  Une  seule  peine  :  la  mort. 

La  Tchéka  soviétique  ne  semble  qu'une  application  —  peut-être 
adoucie  —  de  cette  loi. 


CHAPITRE  VIII 

LA  MISSION  MILITAIRE  FRAN- 
ÇAISE EN  SIBÉRIE 

L'envoi  d'une  mission  militaire  en  Sibérie  fut  une  simple 
conséquence  de  la  politique  étrangère  du  gouvernement 
français.  Il  fut  en  premier  lieu  dicté  par  des  nécessités 
militaires. 

Après  avoir  conclu  la  paix  de  Brest-Litovsk,  les  Soviets  • 
avaient  d'abord  hésité  entre  les  belligérants,  puis,  escomptant 
dès  le  mois  d'avril  1918  la  victoire  des  empires  centraux,  avaient 
adopté  une  attitude  nettement  hostile  aux  Alliés.  Des  prison- 
niers allemands,  encadrés  de  leurs  propres  officiers  et  obéissant 
à  des  ordres  du  G.Q.G.  allemand,  s'enrôlaient  dans  l'armée 
rouge.  Des  troupes  amies  et  alliées  (tchécoslovaques,  polonaises, 
etc.),  en  route  pour  le  front  occidental,  furent  tracassées  et 
désarmées  par  ordre  de  Moscou.  Tout  faisait  prévoir  que  les 
Soviets  allaient  constituer,  sur  les  bords  du  Pacifique  et  en 
Chine,  un  nouveau  front  de  la  guerre  mondiale. 

Il  ne  s'agissait  d'ailleurs  pas  d'y  envoyer  des  troupes  fran- 
çaises. La  Sibérie,  pays  qui  n'avait  jamais  connu  la  servitude, 
se  révoltait  contre  ses  nouveaux  maîtres.  Le  Directoire  d'Oufa 
avait  levé  une  armée  qu'on  pouvait  estimer  à  i5o.ooo  hommes. 
Des  officiers  entreprenants  :  Semeonof,  Kalmykof,  organisaient 
des  détachements  qui  eurent  des  succès.  Il  ne  s'agissait,  en 
somme,  pour  le  gouvernement  français,  que  de  prendre  la 
direction  d'un  mouvement  national  qui  s'inspirait  de  l'alliance 
franco-russe  et  d'une  longue  et  fidèle  frateinilé  de  deux  nations 
en  armes.  Il  s'agissait  de  ne  pas  abandonner  au  hasard  une 
belle  tentative  patriotique,  où  le  chef  légitime  faisait  défaut, 
et  que  conduisirent  quelques  i)arleurs  et  de  petits  condottieri  ; 
il  fallait  les  aider,  les  guider.  Il  fallait  intime  se  liàter,  pour  ne 


474         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

pas  venir  définitivement  en  retard.  Déjà,  au  mois  de  mars,  les 
Anglais  avaient  pris  l'initiative  d'un  secours  financier  à  Semeo- 
nof,  auquel  les  Français,  puis  les  Japonais,  s'étaient  associés. 
A  Paris,  on  n'apprit  la  mission  du  général  Knox,  que  le  gou- 
vernement anglais  avait  envoyé  en  Sibérie  pour  y  organiser 
les  nouvelles  armées  russes,  qu'après  son  départ.  Rester  inactif 
à  ce  moment  peut-être  décisif  eût  été  commettre  la  pire  des 
fautes. 

Par  décision  de  M.  Clemenceau  du  25  juillet  1918,  le  général 
Janin,  nommé  commandant  en  chef  des  armées  tchécoslo- 
vaques, fut  chargé  d'organiser,  en  Sibérie  et  en  Russie,  un  bar- 
rage de  protection  contre  la  menace  bolcheviste,  qui  relierait 
le  front  d'Arkhangelsk  à  celui  de  la  mer  Noire,  et  d'assurer  la 
garde  du  Transsibérien,  unique  voie  de  communication  du 
gooivemement  sibérien  avec  le  reste  du  monde.  Le  général 
Janin  prendrait  le  commandement  des  armées  du  Directoire, 
et  de  nombreux  groupes  de  troupes  allogènes  (Tchécoslovaques, 
Yougoslaves,  Serbes,  Polonais,  Roumains,  Lettons).  Puisque 
tout  restait  incertain,  et  qu'on  avait  des  raisons  de  se  méfier 
de  la  valeur  combative  de  la  nouvelle  armée  russe,  le  général 
Janin  essaierait,  en  route,  d'engager  le  gouvernement  japonais 
(qu'on  supposait  disposé)  à  étendre  l'intervention  qu'il  avait 
jusque-là  limitée  à  l'Extrême-Orient. 

De  passage  aux  Etats-Unis,  le  général  Janin  constata  le  peu 
d'entrain  que  ressentait  le  gouvernement  américain  à  agir  en 
Sibérie. 

Les  bureaux  russes  des  départements  conseillaient  presque 
unanimement  une  intervention  vigoureuse  contre  les  Soviets. 
Le  président,  comme  toujours  conseillé  par  le  juge  Rrendeis 
et  le  colonel  House,  se  refusa  à  augmenter  l'effectif  du  corps 
expéditionnaire  (7.700  hommes  de  la  garnison  d'HonoluIu, 
sous  le  général  Graves)  qui  avait  surtout  été  envoyé  pour 
contre-balancer  et  contrôler  l'effort  japonais.  Les  efforts  que  les 
représentants  alliés  à  Washington  firent  pour  l'en  dissuader 
eurent  pour  unique  résultat  le  mémorandum  du  28  septembre, 
■oij  le  président,  jalousement  occupé  à  soigner  son  orgueilleux 


EN       SIBÉRIE  475 

isolement,  notifia  aux  gouvernements  alliés  que  la  sphère  de 
l'intervention  américaine  serait  rigoureusement  limitée  à  la 
Sibérie  Est  de  l'Oural  C)-  La  haute  finance  était,  à  ce  moment, 


(')  Je  me  suis  longuement  entretenu  avec  le  président  Masan'k,  à 
Washington,  au  sujet  de  la  politique  wiisonienne.  Jusqu'au  27 
septembre,  le  professeur  Masaryk  avait,  d'ailleurs  d'accord  avec  le 
général  Janin,  envisagé  la  possibilité  d'une  avance  des  troupes  tchéco- 
slovaques (à  ce  moment  groupées  autour  de  Samara)  sur  Moscou,  à 
condition,  toutefois,  qu'il  fut  prouvé  que  les  Allemands  eussent  con- 
clu une  convention  militaire  avec  le  gouvernement  soviétique,  et 
envoyé  leurs  troupes  régulières  contre  les  Tchèques.  L'aide  straté- 
gique que  les  Alliés  avaient  promise  aux  Tchèques  aurait  été  inspirée 
de  cette  idée  d'une  avance  en  Russie,  et  le  gouvernement  américain 
s'y  était  conformé. 

Une  décision  antérieure  du  président  Wilson  (du  3  août)  avait 
annoncé  une  intervention  américaine  en  Russie,  sur  une  grande 
échelle.  Elle  avait  promis  d'aider  les  Russes  à  organiser  leur  défense 
nationale,  à  restaurer  leur  gouvernement,  à  organiser  leurs  industries, 
leurs  moyens  de  communication,    leurs   administrations. 

Le  mémorandum  (non  destiné  à  la  publication)  du  27  septembre 
fut  un  revirement  complètement  inattendu  de  la  politique  russe  du 
président.  Publié,  sans  consultation  préalable  des  autres  gouverne- 
ments, il  surprit  tout  le  monde.  Il  déclara  que  «  il  is  the  unqualified 
judgment  of  the  military  authorities  of  the  United  States  that  to 
attempt  military  activities  west  of  the  Urals  is  to  attempt  the 
impossible  ».  Après  avoir  fait  tout  ce  qui  était  possible  pour 
limiter  l'effort  japonais  et  décourager  l'intervention  alliée,  le  pré- 
sident refusa  brusquement  d'encourager  les  Tchécoslovaques  à  mar- 
cher à  côté  des  troupes  russes  sur  Moscou.  «  So  far  as  the  United 
States  coopération  is  concerned,  the  government  thereof  must  frankly 
say  that  it  is  ils  view  that  Czech  forces  should  retire  to  the  eastern 
side  of  the  Urals  to  some  point  at  ivhich  they  xoill  certainly  be  acces- 
sible to  supplies  sent  from  the  east,  preferably  where  they  will  be 
in  a  position  to  make  it  impossible  for  the  Germans  to  drau^  supplies 
of  any  kind  from  Western  Siberia,  but  in  any  case  where  they  can 
make  themselves  sure  against  attack.  » 

Le  président  Masaryk,  qui  négocia  à  Washington  la  reconnaissance 
■du  nouvel  Etat  tchécoslovaque,  se  montra  fort  embarrassé.  Il  douta 
même  si  la  noiivclle  décision  du  gouvernement  américain  ne  limi- 
terait pas  l'attitude  des  autres  gouvernements  alliés.  En  effet,  dans 
toute  la  question  sibérienne,  et  surtout  au  sujet  de  l'intervention  japo- 
naise, le  président  Wilson  avait  jusqu'alors  parlé  d'un  ton  qui  n'ad- 
mettait pas  de  réplique,  et  tout  le  monde  s'était  incliné. 

A  Washington,  au  ministère  de  la  Guère,  au  State  deparfment,  on 
me  dit  que  le  président  subissait,  par  l'intermédiaire  de  ses  deux 
conseillers  attitrés,  l'influence  de  certains  cercles  universitaires,  litté- 
•raires,  financiers  qui  inclinaient  vers  le  bolclicvisme.  Il  faut  y 
<ijouler  la  lutte  qui  s'annonce  en  Extrême-Orient  entre  l'élément  juif 
-et  l'élément  japonais,  lutte  que  déterminent  des  divergences  raciales, 
religieuses,  philosophiques  et  aristocratiques.  Mais  il  est  inutile,  peur 
le  moment,  d'y  insister. 


476         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

occupée  ailleurs,  les  journaux  ne  prirent  pas  position  dans  le 
problème  sibérien,  et  par  conséquent,  ce  qu'on  appelle  corn- 
munément  l'opinion  publique  ne  se  manifesta  pas.  L'ancien 
président  Roosevelt,  avec  lequel  j'eus  l'honneur  de  causer  lon- 
guement, d'abord  au  Harvard  Club,  puis  à  Oysterbay,  com- 
mença, dans  les  premiers  jours  d'octobre,  la  publication  d'une 
série  d'articles  contre  la  politique  du  président  VVilson,  et  y 
demanda  notamment  l'envoi.  Ouest  de  l'Oural,  du  général 
Léonard  Wood  avec  5o.ooo  cavaliers  qu'on  conservait  inactifs 
au  Far  West.  Le  parti  républicain  se  rallia  momentanément 
autour  de  son  chef  clairvoyant.  D'ailleurs,  aucun  système, 
aucune  vue  vaste,  rien  que  des  considérations  de  politique  inté- 
rieure. Plus  tard,  après  la  mort  de  Théodore  Roosevelt,  le  parti 
républicain  reprochera  au  président  Wilson  son  aventure  sibé- 
rienne et  exigera  le  rappel  intégral  des  troupes  et  missions. 

Au  Japon,  le  général  Janin  rencontra  quelques  difficultés. 
Le  gouvernement  japonais  manifesta  peu  d'empressement  à 
augmenter  son  effort  en  Sibérie.  D'abord  tenu  à  l'écart  des 
affaires  sibériennes  par  le  général  Khorvat,  puis  d'urgence  in- 
vité à  intervenir  par  Français  et  Anglais,  il  s'était  vu  combattre 
par  le  gouvernement  américain  qui  refusait  d'adm'êttre  l'envoi 
d'une  force  supérieure  à  17.000  hommes.  On  assista  donc  à  ce 
spectacle  impressionnant  :  les  militaires  russes,  d'accord  avec 
les  représentants  français  et  anglais  à  Vladivostok  et  Tokyo^ 


La  nouvelle  politique  américaine  semblait  s'inspirer  de  la  crainte 
d'une  trop  forte  défaite  des  rouges.  Sur  le  front  d'Arkhangelsk  — 
un  manifeste  bolcheviste  en  témoigne  —  les  gardes  rouges  distin- 
guèrent fortement  entre  leurs  ((  frères  américains  »  et  les  suppôts 
français,  anglais,  etc.,  du  capitalisme  mondial.  En  Sibérie,  l'inter- 
vention américaine  se  groupa  exclusivement  autour  du  Transsibérien, 
que  convoita  la  mission  Stevens.  Les  dons  en  vêtements,  en  médi- 
caments, destinés  au  peuple  russe  par  une  politique  précédente,  ne 
furent  distribués  qu'aux  seuls  fonctionnaires  du  chemin  de  fer.  Les 
soins  de  la  Croix-Rouge  ne  furent  appliqués  qu'à  cette  même  caté- 
gorie de  personnes.  Aucun  médicament  n'a  jamais  allégé  les  soiif- 
frances  d'un  combattant  russe.  L'attitude  des  militaires  russes, 
Koltchak  et  Semeonof  inclus,  exprima  la  plus  grande  méfiance  à 
l'égard  du  corps  expéditionnaire  américain.  Seule  la  politique  étran- 
gère du  gouvernement  d'Omsk,  conduite  d'une  façon  idiote,  se  laissai 
bercer  de  l'espoir  d'une  future  intervention  effective  des  Etats-Unis. 


SIBERIE 


477 


suppliant  le  Japon  d'envoyer  un  minimum  de  trois  divisions, 
et  le  gouvernement  américain,  décidé  à  ne  rien  faire  lui-même, 
protestant  de  toutes  ses  forces  contre  le  secours  projeté  par  le 
G.E.M.  japonais.  Toutefois,  après  avoir  quitté  le  Japon  (le 
9  novembre  191 8),  le  général  Janin  n'avait  pas  cessé  son  action 
en  faveur  d'une  intervention  japonaise  à  l'Ouest  du  Baïkal.  Il 
y  eut  entente  avec  les  autorités  japonaises  locales,  et  on  décida 
d'envoyer  trois  régiments  japonais  jusqu'à  Omsk.  Cet  heureux 
résultat  eût  entièrement  changé  les  destinées  du  nouvel  Etat 
russe.  Le  coup  d'Etat  du  19  novembre  et  l'avènement  au 
pouvoir  de  l'amiral,  hostile  à  Semeonof,  en  termes  très  froids 
avec  les  Japonais,  et  fortement  influencé  par  la  mission  an- 
glaise, changea  tout.  Les  troupes  ne  furent  pas  envoyées. 

Le  16  décembre  1918,  le  général  ïanaka,  ministre  de  la 
Guerre,  me  dit  que  le  Japon  était  ardemment  combattu  par  les 
États-Unis,  et  intentionnellement  tenu  à  l'écart  par  les  Anglais. 
Toutes  les  missions  militaires  alliées  —  excepté  la  mission 
française  —  ne  pouvant  pas  engager  leurs  troupes  nationales, 
et  ne  voulant  pas  admettre  un  secours  militaire  qui  aurait 
assuré  au  Japon  une  place  prépondérante  parmi  les  amis  du 
nouveau  gouvernement  russe,  affectaient  d'attribuer  une  valeur 
énorme  au  mouvement  national.  Le  général  Tanaka  n'y  croyait 
pas  C)-  Selon  lui,  le  patriotisme  russe  —  à  de  rares  exceptions 
près  —  s'était  éteint,  dès  la  disparition  du  régime  tsariste.  On 
ne  pourrait  penser  à  vaincre  les  armées  soviétiques  qu'avec  des 
troupes  étrangères  en  nombre  suffisant.  Malheureusement,  le 
gouvernement  japonais  ne  pourrait  envisager  l'envoi  de  ses 
troupes  sur  le  front,  en  des  quantités  qui  rendraient  un  succès 
probable,  tant  que  les  gouvernements  américain  et  anglais 
faisaient  tout  le  possible  pour  rendre  suspect  et  limiter  chaque 
effort  militaire  que  lo  Japon  esquissait  en  Sibérie,  et  qu'ils 
trouvaient  des  partisans  —  non  évidemment  parmi  les  mili- 
taires de  la  Russie  —  mais  parmi  ses  politiciens.  On  ne  pourrait 

(^)  Une  importante  mission  mililnire  japonaise  venait  de  faire  une 
minutieuse  enquête  au  front  de  l'Oural,  où  la  situation  présonîait 
déjà,  au  spectateur  clairvoyant,  tous  les  vices  qui  allaient  so  dévelop- 
per j»lus  tard. 


478  LA      GUERRE        RUSSO-SIBERIENNE 

«nvisager  avec  confiance  un  effort  national  en  Sibérie  que  cher 
les  cosaques,  chez  qui  quelques  belles  qualités  de  l'ancien? 
régime  avaient  survécu.  Dans  ces  circonstances,  il  n'était  que 
naturel  que  l'intervention  japonaise  ne  dépassât  pas  le  lac 
Baïkal.  Le  ministre  dit  encore  que  le  général  Janin  serait  la 
personne  désignée  pour  régler  les  conflits  qui  ne  tarderaient 
pas  à  naître  en  Sibérie  entre  Alliés,  et  pour  assurer  l'accord 
complet  entre  militaires  russes  et  étrangers. 

En  effet,  la  mission  française  occupa  en  Sibérie  une  place 
exceptionnelle.  Comme  me  le  fit  remarquer  le  maire  de  Khar- 
bine,  chef  du  parti  cadet  en  Mandchourie,  la  politique  fran- 
çaise en  Russie  était  la  seule  qui  s'inspirât  de  questions  de  prin- 
cipe, et  la  mission  française  la  seule  qui  ne  se  fût  pas  laissé 
accompagner  des  spécialistes  financiers  et  qui  ne  demandât  pas 
de  concession  pour  son  secours. 

Le  général  Janin  et  son  chef  d'état-majdr,  le  colonel  Buch- 
senschutz,  avaient  une  longue  expérience  de  l'armée  et  du 
peuple  russes.  Ils  avaient  montré,  au  cours  de  la  révolution, 
une  rare  indépendance  de  jugement  et  une  perspicacité  qui- 
ne  s'était  à  aucun  moment  démentie.  Le  général  Janin,  sorti 
de  l'Académie  Nicolas,  était  considéré  par  les  généraux  russes 
comme  l'un  des  leurs,  spécialement  par  le  général  Boldyref, 
ministre  de  la  Guerre,  avec  lequel  il  avait  entretenu  de  longues 
relations  d'amitié.  Celui-ci  aurait  favorisé  une  forte  action  de 
la  mission  française  sur  la  nouvelle  armée  russe.  Le  général 
Janin,  doué  d'un  esprit  très  cultivé,  et  de  grandes  facultés  de 
persuasion  et  séduction,  aurait  pu  exercer  une  forte  action 
personnelle.  J'ai  pu  constater  que  partout  au  front,  jusque  chez 
les  officiers  de  troupe,  le  chef  de  la  mission  française  jouissait 
d'une  estime  considérable  qui  lui  aurait  facilité  la  réorganisa- 
tion des  troupes  russes  —  à  la  façon  de  celle  des  armées  rou- 
maines par  la  mission  Berthelot  —  et  la  conduite  des  opérations 
contre  les  soviétiques. 

Malheureusement,  la  rivalité  entre  alliés,  la  quasi-indépen- 
dance des  troupes  engagées,  et  les  conséquences  du  coup  d'Etat 
d'Omsk,  empêchèrent  la  réalisation  de  cette  trop  belle  solution. 


EN        SIBERIE 


47^ 


Le  coup  d'Etat  du  i8  novembre,  que  la  mission  anglaise 
avait  favorisé  (^),  remplaça  au  pouvoir  suprême  le  comité  de 
politiciens  qui  avait  sollicité  la  direction  des  opérations  par 
une  mission  française,  par  un  chef  militaire  russe  :  il  semblait 
désormais  impossible  de  le  mettre  sous  les  ordres  d'un  étranger. 
Des  accords  entre  les  gouvernements  français  et  anglais,  puis 
entre  les  représentants  alliés  et  l'amiral,  reléguèrent  au  second 
plan  la  mission  Knox,  expédiée  en  Sibérie  pour  organiser  les 
années  d'Oufa  :  elle  se  contenterait  des  services  de  l'arrière  et 
de  l'instruction  et  de  la  préparation  des  troupes  sous  le  con- 
trôle du  général  Janin.  Celui-ci,  agissant  comme  représen- 
tant du  commandement  supérieur  interallié,  en  notifierait  les 
directives  d'ensemble  au  gouvernement  russe,  qui  donnerait 
ensuite  les  ordres  et  instructions  en  conséquence.  Le  général 
Janin  confirmerait  ces  ordres  en  ce  qui  concernerait  les  troupes 
allogènes. 

L'autorité  de  l'amiral  n'était  rien  moins  que  fermement  éta- 
blie. Il  déclara  Semeonof  u  traître  à  la  patrie  »,  fulmina  contre 
Annenkof  et  les  autres  petits  chefs,  qui  en  rirent  de  bon  cœur. 
Mille  rivalités  entre  les  généraux  d'Omsk,  des  collisions  jour- 
nalières entre  les  pouvoirs  civil  et  militaire,  et  que  l'autorité 
chancelante  de  l'amiral  ne  pouvait  éviter,  auraient  été  facile- 
ment résolues  par  le  prestige  du  chef  de  la  mission  française. 
Mais  aucun  Russe  ne  voulut  reconnaître  que  les  immenses  dif- 
ficultés du  moment  et  le  délabrement  des  esprits  exigeaient 
une  si  ((  radicale  atteinte  à  la  souveraineté  russe  ».  Les  prudents 
et  intelligents  efforts  du  comte  de  Martel,  nonnné  haut  com- 
missaire de  France  auprès  du  gouvernement  de  l'amiral,  ne 
furent  pas  plus  couronnés  de  succès. 

Au  début  de  1919,  l 'état-major  russe  subit  encore  l'ascen- 
dant du  général  Janin,  qui  regroupa,  en  janvier,  le  front  de 
rOural.  Dès  les  premières  victoires  d'Oufa,  tout  changea.  Les^ 


(^)  Les  Anglais  dcninndrnMit  ;ni  gouvfrnrniont  d'Omsk,  pour  prix 
d'uno  intervention  au  Sud  de  l'Oural.  la  concession  ei  le  monopole 
de  r<!\f)loitation  des  ricliess(\s  du  Turkeslan.  Il  est  entendu  qiie.  seul, 
un  {gouvernement  russe  autonome  et  redevable  de  sou  existence  aux 
Anglais   pouvait   faire   ces  concessions. 


480  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Russes  d'Europe  —  il  y  en  eut  trop  —  les  enflèrent,  exagé- 
rèrent et  représentèrent  comme  une  conséquence  naturelle  du 
régime  Koltchak,  tandis  qu'il  convenait  de  n'y  voir  que 
l'expression  d'un  bel  enthousiasme  populaire,  que  le  nouveau 
gouvernement,  par  ses  fautes  et  faiblesses,  ne  saurait  mainte- 
nir. Tous  les  officiers  d'Omsk  avaient  porté  l'uniforme  tsariste 
et  partagé  les  ambitions  et  l'orgueil  du  magnifique  Empire. 
Ils  se  crurent  tout  près  de  son  rétablissement  définitif  et  ne 
doutèrent  plus  de  rentrer,  dans  quelques  mois,  à  Moscou.  La 
presse  mondiale  les  encourageait  dans  cette  fièvre  malsaine. 
Les  Russes  ont  toujours  été  imposants  dans  les  malheurs.  Pour 
leur  caractère,  rien  n'est  aussi  funeste  que  l'optimisme.  Ces 
officiers  sibériens  qui,  pris  d'angoisse,  fouettés  par  l'inquié- 
tude, et  dirigés  par  un  grand  sabreur,  auraient  pu  vaincre, 
ont  vu  échapper  la  victoire  parce  qu'ils  croyaient  en  être  sûrs. 
Ils  eurent  la  malchance  de  combattre  un  régime,  gouverné  — 
probablement  pour  la  première  fois  au  monde  —  par  une  col- 
lection choisie  de  vieux  rats  de  presse.  Le  T. S. F.  soviétique 
lançait  sans  cesse  des  dépêches  confirmant  —  ce  qui  aurait 
déjà  dû  donner  à  réfléchir  —  les  bulletins  d'Omsk.  Il  décrivait 
habilement,  en  termes  de  désespoir,  la  débandade  des  armées 
rouges,  le  désarroi  de  leurs  états-majors,  l'abandon  des  villes 
par  les  habitants  à  l'approche  de  l'armée  sibérienne,  les  émeutes 
à  l'intérieur,  les  crises  du  ravitaillement,  de  la  production  des 
usines  de  munitions,  etc.  Ces  vibrants  appels  et  porclamations, 
rédigés  avec  une  émouvante  sincérité,  visaient  —  par-dessus 
les  têtes  des  rouges  —  le  gouvernement  d'Omsk,  qu'elles  réus- 
sirent à  démoraliser,  par  l'espérance. 

Entre  temps,  Trotski  forma  et  regroupa  des  détachements 
de  choc  (ce  sont  ceux-là  qui  ont,  par  la  suite,  gagné  la  guerre), 
tandis  que  ceux  de  Koltchak  (troupes  d'Ijcvski,  division  Kos- 
mine)  perdaient  en  qualité  et  que  les  nouveaux  détachements 
qu'on  forma  (corps  d'attaque  Stepanof)  étaient  dénués  de  va- 
leur C).  Une  partie  de  la  presse  européenne  exigea  la  recon- 
naissance   du    gouvernement    d'Omsk    par    les    Alliés.    Omsk 

(})  Voir  le  chapitre  :  La  retraite  continue. 


'  ^5| 


I      ^ 


EN        SIBERIE 


481 


ordonna  à  l'armée,  mal  armée,  habillée  et  nourrie,  des  marches 
de  3o  ou  35  kilomètres  par  jour,  à  travers  des  terrains  inondés, 
contre  le  feu  des  mitrailleuses  d'un  ennemi  qui  jouait  encore 
à  la  retraite  et  au  désespoir,  tandis  que,  devant  la  Volga,  se 
groupaient  déjà  les  nouvelles  divisions  rouges,  conduites  par 
les  meilleurs  généraux  russes,  conduits  eux-mêmes  par  les 
revolvers  des  commissaires. 

Il  n'était  plus  question  d'imposer  une  volonté  au  gouverner 
ment  d'Omsk,  gonflé  d'orgueil.  Même  les  conseils  et  les  aver- 
tissements furent  mal  reçus.  De  quels  moyens  de  pression 
aurait-on  pu  se  faire  prévaloir,  depuis  que  l'amiral,  confiant 
«  en  son  armée  nationale  qui  saurait  seule  se  tirer  d'affaire  », 
avait  pris  le  parti  de  demander  d'abord  le  renvoi  des  troupes 
tchécoslovaques,  puis  leur  désarmement? 

Il  avait  d'ailleurs  fallu  tenir  compte  de  l'état  d'esprit  des 
troupes  tchécoslovaques,  dès  le  moment  où  la  mission  fran- 
çaise débarqua  en  Sibérie.  Ces  beaux  soldats  avaient  été  orga- 
nisés en  des  circonstances  extraordinaires,  et  ils  n'avaient  pas 
impunément  traversé  les  immenses  gouvernements  russes,  in- 
cendiés par  le  désordre.  Ils  avaient  élu  leurs  comités,  copiés 
sur  le  modèle  de  la  révolution  russe,  ils  avaient  choisi  leurs 
officiers,  remplacé  la  discipline  militaire  par  la  célèbre  «  tova- 
richtcheskoe  sodiéistvie  »,  et  se  laissaient  pousser  par  des  me- 
neurs. Ce  vice  d'origine  les  a  entachés  jusqu'à  la  fin  de  leur 
carrière  sibérienne.  Quoique  les  commandements  français  et 
tchèque  aient  réussi  à  éliminer  les  comités  nationaux  tchèques 
—  et  non  sans  des  résistances  tumultueuses  —  il  n'a  jamais 
été  possible  au  commandement  tchèque  de  faire  exécuter  ses 
ordres  aux  troupes  sans  les  avoir  préalablement  consultées,  ou, 
du  moins,  sans  tenir  compte  de  leurs  dispositions. 

Dès  le  mois  de  décembre  1918,  les  Tchécoslovaques  deman- 
dèrent au  général  Janin,  leur  chef,  le  renvoi  du  front.  Ils  se 
plaignirent  de  devoir  se  battre  seuls,  tandis  que  les  Alliés  leur 
avaient  promis  une  aide  efficace.  Les  Russes  prolongeaient  leur 
préparation  en  arrière  et  les  états-majors  russes  ne  distribuaient 
des   fusils  qu'aux   troupes  en   réserve.    L'inactivité  des  Russes 

31 


482         LA      GUERRR      RUSSO-SIBERIENNE 

mettait  les  troupes  tchèques  en  une  position  fâcheuse  :  les  opé- 
rations devant  Perm  n'étaient  supportées  que  par  elles,  et  au 
Sud,  les  Tchèques  menaient  depuis  longtemps  des  combats  en 
retraite.  Le  coup  d'Etat  qui  avait  porté  l'amiral  au  pouvoir 
avait  prouvé  que  beaucoup  d'officiers  russes  préféraient  la 
politique  dans  les  villes  à  la  lutte  sur  le  front. 

De  l'autre  côté,  les  Russes  supportaient  difficilement  le  com- 
.mandement  du  général  Sirovy,  que  le  Directoire  avait  nommé 
généralissime,  et  exigèrent  le  renvoi  des  Tchèques  en  arrière. 

Le  général  Janin,  d'accord  avec  le  général  Stefanik,  qui 
l'avait  accompagné  en  Sibérie,  décida  le  groupement  des  troupes 
tchécoslovaques  le  long  du  Transsibérien,  qu'ils  garderaient 
contre  les  attaques  des  bandes  locales.  Dès  le  mois  d'avril  1919, 
des  ordres  précis  et  formels  du  président  Masaryk  interdirent 
à  l'armée  tchécoslovaque  le  retour  au  front  et  l'immixtion  dans 
les  affaires  intérieures  russes.  Depuis  ce  moment,  elle  ne  restait 
en  Sibérie  qu'en  attendant  l'arrivée  à  Vladivostok  des  navires 
qui  la  transporteraient  vers  sa  patrie.  Elle  avait  été  définiti- 
vement détachée  de  la  lutte  contre  la  Russie  soviétique.  Elle 
continuait  à  assurer  la  tranquillité  sur  le  Transsibérien,  en 
défendant  sa  propre  existence,  et  les  Russes  affectaient  de  ne 
plus  lui  devoir  aucun  gré  pour  ce  service  intéressé.  Elle  ne  fut 
plus,  dans  la  lutte  contre  les  soviétiques  et  les  socialistes-révo- 
lutionnaires, une  alliée  et  à  peine  une  armée  amie.  Mille  mala- 
dresses et  d'innombrables  petits  conflits  commimiquaient  les 
dissentiments  des  chefs  jusqu'aux  simples  troiipiers.  Au  moment 
où  la  retraite  d'Omsk  menaça  d'engloutir  les  échelons  tchèques 
disséminés  sur  une  distance  de  2.000  kilomètres,  il  n'existait 
plus  aucun  lien  moral  entre  le  gouvernement  d'Omsk  et  les 
troupes  tchécoslovaques.  Le  conflit  avec  l'amiral,  ses  menaces, 
ses  ordres  de  destruction  des  ponts  et  tunnels,  pour  empêcher 
leur  retour  en  Europe,  en  fît  des  ennemis  C)- 

Dans  ces  circonstances,  la  mission  française  ne  disposait 
d'aucun  instrument  pour  exercer  une  pression  quelconque  sur 
l'amiral. 


(})  Voir,  pour  les  détails,  mon  dernier  chapitre. 


CHAPITRE  IX 


L  AT  AMAN    SEMEOJSOF 


I.  —  L'homme. 

LES  événements  des  deux  dernières  années  ont  mis  la 
curieuse  figure  de  l'ataman  Semeonof  fortement  en 
relief.  La  faveur  des  Alliés  l'a  depuis  longtemps  aban- 
donné. Les  jalousies  de  ses  compétiteurs  sibériens  lui  sont  res- 
tées fidèles.  Ses  anciens  camarades  d'armes  de  Kharbine,  comme 
ses  nouveaux  collègues  à  Vladivostok  l'envient  également  pour 
ses  succès  militaires  et  financiers. 

Au  commencement '  de  1918,  ce  capitaine  de  cavalerie  avait 
en  main  une  chance  unique  de  reconquérir  sa  malheureuse 
patrie,  de  la  rendre  à  son  peuple  abusé,  et  peut-être  de  la 
conduira  vers  de  plus  heureuses  destinées.  Rien  ne  lui  manquait 
pour  remplir  cette  enviable  mission  :  ni  l'admiration  attentive 
des  foules,  ni  les  encouragements  et  le  secours  des  gouverne- 
ments intéressés.  Mais  les  destinées  des  hommes  sont  écrites 
dans  les  cieux.  Cette  intrépidité  qui  fixa  tous  les  yeux  sur  lui 
fut  peut-être  son  unique  grande  qualité.  Le  vaillant  chef  d'esca- 
dron, devenu  ataman  do  campagne  des  cosaques  du  Trans- 
baïkal,  de  l'Amour  et  d'Oussouri,  fait  l'effet  du  pion  que  des 
forces  intelligentes  ont  poussé  à  travers  toute  la  largeur  de 
l'échiquier  vers  la  dignité  si  encombrante  de  la  Reine. 

L'ataman  est  de  stature  moyenne  et  solideinent  bâti.  Sous  un 
très  beau  front,  de  petits  yeux,  tantôt  fix(>s,  tantôt  timides,  il 
parle  sans  gestes,  choisit  bien  ses  mots  qui  f(,nt  la  même 
impression  que  l'homme  tout  entier:  de  la  simplicité,  du  bon 
sens.  J'ai  eu  plusieurs  fois  le  plaisir  de  m'entrelenir  avec  lui, 


484         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

dans  son  train,  dans  sa  petite  maison  de  Tchita  et  en  excur- 
sion avec  lui  dans  les  collines  du  Transbaïkal,  Il  m'était  aussi 
impossible  de  me  soustraire  à  la  sympathie  qu'il  inspire  à  tout 
le  monde,  que  de  ne  pas  le  plaindre  et  de  ne  pas  plaindre  la 
Sibérie,  pour  n'avoir  pas  mieux  résisté  contre  son  entourage 
et  ne  pas  s'être  laissé  inspirer  par  des  principes  de  gouver- 
nement plus  sains.  Aussi  me  semble-t-il  moins  heureux  qu'il 
ne  le  fut  au  glorieux  début  de  sa  campagne  contre  les  «  enne- 
mis de  la  Russie  et  du  genre  humain  »,  quand  sa  bravoure 
inspirait  son  détachement.  Il  est  une  énergie  brute,  un  jeune 
Samson  auquel  on  a  coupé  les  cheveux,  à  l'exception  toutefois 
d'une  seule  boucle,  celle  de  Napoléon,  que,  chaque  matin,  une 
main  amoureuse  arrange  sur  son  front  (}). 

2.  —  Son  oeuvre. 

Semeonof  est  un  cosaque  du  Transbaïkal,  natif  d'une  stanitsa 
dans  les  environs  de  Nertchinsk.  Parti  en  guerre  en  1914,  avec 
le  grade  de  khorounji,  il  se  distingua  au  front  allemand  par 
une  action  qui  lui  valut  la  croix  de  Saint-Georges.  Son  régi- 
ment, surpris  par  un  fort  détachement  de  uhlans,  avait  perdu 
son  drapeau.  Semeonof  réussit  à  le  leur  reprendre,  en  réatta- 
quant avec  une  force  inférieure. 

Envoyé  par  Kérenski  en  Extrême-Orient  pour  y  organiser 
un  régiment  de  Mongolo-Bouriates  (peuplade  qui  occupe  plu- 
sieurs villages  au  Transbaïkal),  il  fut  arrêté  en  Sibérie  par  la 
seconde  révolution,  puis  par  les  pourparlers  de  paix  de  Brest- 
Litovsk.  Fin  de  191 7,  il  habitait,  avec  onze  camarades,  un 
petit  hôtel  dans  la  ville- frontière  Mandchouria.  Les  soldats 
russes  s'étaient  affranchis  de  toute  discipline,  et  des  commis- 
saires bolchevistes  les  poussaient  vers  l'action.  Après  s'être  ras- 
sasiés de  la  joie  d'être  libresy,^ils  allaient  se  préparer  à  cette 
autre  :  d'être  des  maîtres.  Chaque  nuit,  les  douze  officiers  se 
barricadaient  dans  une  vieille  caserne  chinoise  abandonnée, 
pour  ne  pas  être  surpris  par  la  garnison. 

C-)  Son  entourage  l'appelait  :  «  le  Napoléon  russe.  »  On  répandait 
sa  photo,  la  fameuse  boucle  pendant  sur  le  front. 


EN        SIBERIE 


485 


Un  soir  de  janvier  191 8,  les  200  soldats  qui  occupaient  la 
gare  Mandchouria  étaient  assemblés  en  «  meeting  politique  » 
dans  leur  caserne.  La  poignée  d'officiers,  sous  les  ordres  de 
Semeonof,  cerna  le  bâtiment.  Le  lieutenant  Urbanovitch 
entra,  une  grenade  dans  chaque  main  : 

«  Haut  les  mains!  Vous  êtes  entourés.  Toute  résistance  est 
inutile.  Livrez  vos  armes,  ou  je  vous  mets  en  piècesl  » 

Les  soldats  levèrent  les  bras  en  l'air,  un  officier  fit  le  tour 
de  la  salle  et  désarma  l'assembée.  Le  capitaine  Semeonof  fit 
ensuit©  une  entrée  théâtrale,  chassa  le  comité  de  la  tribune  où 
il  monta.  En  braquant  d'une  main  un  revolver,  de  l'autre  une 
grenade  au-dessus  des  soldats  en  panique  : 

«  Je  pourrais  vous  faire  fusiller  tous.  Remerciez  Dieu  que 
je  me  sois  résolu  à  me  contenter  d'un  discours.  Tas  d'idiots, 
etc.,  etc.  » 

Les  soldats,  apaisés  et  reconnaissants,  applaudirent  furieu- 
sement. Semeonof  fit  enfermer  les  soldats  en  six  wagons  de 
bagages  qu'il  envoya  le  même  soir  en  Sibérie.  Il  disposa  d'armes 
et  de  munitions  et  offrit  au  général  Khorvat  de  se  battre  contre 
les  rouges.  Malheureusement,  il  eut  les  officiers  de  Kharbine 
contre  lui. 

Ceux-ci,  parmi  lesquels!  de  nombreux  officiers  intelligents  et 
braves,  refusèrent  de  suivre  un  capitaine  de  cosaques.  Les 
généraux  de  Kharbine,  Péréverzief,  Pléchkof,  Samoïlof,  ne 
furent  pas  les  chefs  que  les  circonstances  exigeaient.  On  créa 
de  nombreux  détachements,  auxquels  l'âme  manqua.  Les  offi- 
ciers s'habituèrent  à  l'oisiveté  dans  cette  ville  chinoise,  où  les 
bolcheviks  no  viendraient  pas  les  trouver,  par  peur  des  Chi- 
nois. Lentement  ils  glissaient  dans  des  fonctions  administra- 
tives, et  déchurent  dans  la  banque  et  le  commerce. 

Le  général  Samoïlof  caractérisa  Semeonof  :  «  Mauvais  offi- 
cier, mauvais  camarade,  presque  chassé  du  régimenti  »  Les 
jolis  officiers  de  Kharbine  remarquent  que  «  Semeonof  n'étant 
pas  officier  breveté,  ne  pourrait  pas  conduire  un  combat  ». 
Et  puis  «on  n'a  pas  besoin  de  se  battre,  puisque  les  rouges 
n'attaquent  pas,  et  attaquer  sans  nécessité  est  une  faute!  n  Mais 


486         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

au  début  de  1918,  parmi  les  milliers  d'olBciers,  hébétés  par 
le  malheur,  ce  «mauvais  officier»,  ce  «médiocre  stratège» 
fut  le  seul  à  agir.  Pour  juger  ce  brave  capitaine  qui  sera  un 
si  lamentable  administrateur,  il  faut  se  rappeler  que  les  partis 
modérés  étaient  tellement  abattus,  que  la  «  bourgeoisie  »  s'aban- 
donnait avec  une  telle  veulerie  et  trahissait  ses  convictions 
avec  une  telle  inconsistance,  que  la  seule  marche  en  avant  de 
Semeonof  valait,  pour  le  redressement  des  caractères,  plus  que 
dix  conférences  de  diplomates. 

Abandonné  et  contrecarré  par  ses  camarades,  Semeonof, 
résolu  à  l'action,  commença  son  œuvre  de  libération  avec 
presque  exclusivement  des  étrangers.  Il  entra  cm  campagne 
avec  170  Russes  (artilleurs),  700  Mongolo-Bouriates,  3oo  Serbes, 
4oo  volontaires  japonais. 

Il  y  eut  au  début  coopération  avec  les  détachements  de 
Kharbine,  par  l'entremise  du  général  Khorvat.  Quand  le  colo- 
nel Vrakhtel,  avec  ses  260  cavaliers  et  ses  3  pièces  de  cam- 
pagne, vint  secourir  les  Semeonoftsy  en  plein  combat,  ils  sou- 
rirent de  cette  sale  petite  bande  de  lieutenants  qui  avaient  dû 
dessiner  avec  le  crayon  l'insigne  de  leur  grade  sur  leurs  gue- 
nilles. Bien  nourris  et  équipés,  ils  étalaient  devant  les  yeux 
de  ces  maigres  et  furieux  mousquetaires  leurs  larges  galons 
(lampas)  de  général.  Après  dix  jours  de  campagne,  ils  quit- 
tèrent leur  poste  sans  autorisation,  pour  aller  se  reposer,  défi- 
nitivement, à  Kharbine  C).  Parmi  tous  ces  commandants  de 
détachement,  Rakhilski,  Vrakhtel,  Orlof,  Potapof,  Douma- 
nievsky,  Semeonof  fut  le  seul  chef.  Lui  et  les  siens;  jeunes, 
pauvres,  patriotiques,  braves,  risquaient  tout,  n'ayant  rien  à 
perdre  que  l'honneur.  Ce  fut  leur  meilleure  époque.  Les  suc- 
cès de  Semeonof  n'avaient  pas  encore  attiré  la  bande 'd'intri- 
gants et  de  voleurs  qui  iraient  faire  la  cour  au  «  grand  ata- 
man  »,  au  «  second  Napoléon  )),  à  «  un  des  plus  grands  hommes 
que  l'histoire  ait  connus  ».  Ce  ne  fut  que  plus  tard,  quand  les 
Semeonoftsy  se  sentirent  en  sécurité  derrière  le  cordon  allié 
(tchéco- japonais)  qu'ils  allaient  guerroyer  pour  s'enrichir. 


(^)  Les  autres  détachements  se  sont  conduits  de  la  même  façon. 


EN        SIBERIE 


487 


Les  généraux  et.  colonels  de  Kharbine  auraient  dû  se  précipi- 
ter sous  le  commandement  du  sabreur  et  homme  d'action  — 
phénomène  plus  rare  qu'un  officier  breveté  —  que  fut  Semeo- 
nof.  En  boudant  contre  lui,  ils  l'abandonnaient  à  son  entou- 
rage de  jeunes  aventuriers,  qui  allaient  le  perdre  par  une  poli- 
tique de  violence  et  de  cupidité. 

3.  —  Son  entourage. 

La  Bushido,  cet  admirable  monument  de  l'honneur  militaire, 
prescrit  sévèrement  au  guerrier  le  mépris  de  toute  recherche 
du  gain.  Le  militaire  occupe  la  plus  haute,  le  commerçant  la 
plus  basse  marche  de  l'échelle  sociale,  comme  de  juste.  Il  est 
juste  que  le  guerrier  qui  possède  si  souvent,  par  ses  armes,  le 
moyen  pour  s'enrichir,  apprenne  à  s'en  détourner  avec  dé- 
dain C).  L'alliance  avec  l'honneur  doit  être  un  mariage  sans 
dot. 

Semeonof  permit  à  ses  officiers  une  conduite  moins  désinté- 
ressée. Je  lui  parlai  une  fois,  pendant  une  course  dans  les 
environs  de  Tchita,  des  brigandages  (réquisitions)  qu'on  leur 
reprochait.  Il  me  donna  une  réponse  inquiétante  :  ((  Les  con- 
ceptions morales  changent  dans  l'histoire  d'un  pays,  comme 
les  saisons  !  »  Je  répondis  en  tirer  l'espoir  qu'on  reviendrait 
aux  idées  anciennes. 

En  novembre  1918,  655  envois  par  le  chemin  de  fer,  du  poids 
de  8.000  tonnes,  avaient  été  pris  par  les  Semeonoftsy  et  vendus. 
Ces  ventes  s'effectuent  par  une  «  symbiose»  a\ec  les  commer- 
çants de  Tchita  et  Kharbine.  L'ancien  dédain  do  l'officier  pour 
la  classe  des  commerçants  a  —  malheureusement  —  disparu 
avec  l'ancien  régime.  On  est  bien  ensemble;.  Les  relations  entre 
Mars  et  Mercure  sont  étroites  et  profitables.  Chaque  wagon 
qu'on  réquisitionne  à  Tchita  ou  à  Mandchouria  est  immédia- 


(^)  Récompenser  un  général  victori<'iix  pnr  un  don  d'argenl  est 
une  conception  de  marchand,  I^a  considération  d'une  grande  victoire 
comme  une  affaire  commerciale  l)ien  conduite,  l'élévalion  d'un  tra- 
fiquant heureux  à  une  noblesse  d'origine  mililairi'.  sortent  du  même 
ordre   d'idées. 


488         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

tement  payé  et  vidé  par  les  marchands,  qui  épargnent  ainsi  u 
l'officier  le  déshonneur  —  on  ne  voit  de  telles  choses  qu'à  Khar- 
bine  —  de  se  faire  boutiquier. 

Jusqu'aux  «  boutiques  Semeonof  »,  créées  pour  venir  en  aide 
aux  pauvres,  se  prêtaient  à  des  procédés  savants  et  subtils  qui 
rappellent  la  haute  finance.  On  y  vendait  les  articles  de  pre- 
mière nécessité  à  la  population  pauvre.  Le  gérant  de  l'ataman 
ne  les  vendait  que  contre  de  bons  billets  tsaristes,  dont  seule- 
ment les  banquiers  et  leurs  complices  disposaient.  Impossible 
donc  pour  le  pauvres  de  se  procurer  de  la  farine  dans  les  bou- 
tiques de  bienfaisance.  Les  marchands  les  leur  vendaient  dans 
d'autres  boutiques  qui  s'étalaient  impudemment  à  côté,  à  un 
prix  majoré.  OfTiciers  et  commerçants  se  partageaient  le  béné- 
fice de  la  transaction. 

En  province,  les  réquisitions  font  partie  du  système  d'occu- 
pation. Exercées  aux  dépens  des  cosaques,  elles  en  font  des 
ennemis  du  régime. 

Le  lecteur  trouve  dans  un  autre  chapitre  C)  des  précisions 
sur  les  atrocités  commises  par  quelques  officiers  de  Semeonof. 
Elles  sont  la  —  maladroite  —  continuation  des  procédés  aux- 
quels Semeonof  dut  recourir  au  début  de  sa  régence.  Exerçant 
un  pouvoir  encore  mal  établi  sur  une  population  de  colons 
farouchement  indépendants  et  excités  par  des  conspirateurs 
entreprenants,  il  s'est  vu  souvent  obligé  de  frapper  fort  et  vite. 
A  une  telle  époque,  l'Évangile  agirait  comme  un  poison  mortel, 
et  la  cruauté  se  laisse  défendre.  Mais  «  une  cruauté  bien  appli- 
quée est  celle  qu'on  n'applique  qu'une  seule  fois  pour  sa  sécu- 
rité, et  qu'on  utilise  ensuite,  autant  que  possible,  pour  le  bien 
des  sujets  C)  >'•  Derrière  l'action  de  Semeonof,  il  n'y  avait  au- 
cun système  de  gouvernement.  Aucun  désir  sérieux  de  pacifica- 
tion et  d'apaisement.  La  guerre  ne  cessait  plus.  Autour  de  Se- 
meonof, se  trouvaient  engagés  des  officiers  russes,  natifs  de 
villes  situées  à  des  milliers  de  lieues  du  Transbaïkal,  étrangers 
au  pays  et  à  la  populace,  et  prêts,  si  cela  allait  tourner  mal,  à 


(^)  «  Parmi  les  troupes  japonaises  en  Sibérie.  » 
(2)  Machiavelll,   Il  Principe,  8. 


EN       SIBERIE 


489 


aller  jouir  à  l'étranger  des  capitaux  depuis  longtemps  amassés 
dans  les  banques  de  Ghinei 

Semeonof,  sans  vouloir  les  interminables  scandales,  qu'il 
ignora  pour  une  partie,  auxquels  il  prétend  ne  pas  croire  pour 
une  autre  partie,  et  que  d'ailleurs  toutes  les  enquêtes  osent 
nier,  laisse  faire.  S'il  est  vigoureusement  poussé,  il  punit 
quelques  coupables,  mais  de  semblables  mesures  tardives  sont 
mal  comprises  et  mal  digérées  par  un  corps  d'officiers,  habitués 
à  une  liberté  absolue  et  qui  se  cabrent,  subitement  mena- 
çants C). 

Tchita,  fin  novembre  1919. 

4.  —  Épilooue. 

Les  ambitions  personnelles  de  l'ataman  Semeonof  ne  dé- 
passent pas  les  provinces  du  Transbaïkal,  de  l'Amour  et  d'Ous- 
souri.  Il  rêve  d'une  domination  en  Mongolie,  et  je  crois  qu'il 
aurait  —  à  une  époque  moins  inquiète  —  des  chances  d'y  réus- 
sir. Le  Russe  est  né  pour  gouverner  les  Mongols. 

On  essaie  de  nier  ses  droits  sur  un  commandement  en 
Extrême-Orient,  en  prétendant  que  les  événements  se  sont  char- 
gés de  l'écarter.  Mais  dans  ce  monde  de  petites  communes  et  de 
fanatiques  de  l'indépendance,  aucun  gouvernement  ne  saurait 
remplacer  le  pouvoir  légitime  disparu,  s'il  ne  dispose  d'une 
police  solide  et  dévouée.  Chaque)  nouveau  gouvernement  y 
sera  acclamé,  parce  qu'il  aura  chassé  l'ancien.  Si  Semeonof  par- 
venait à  abattre  les  soldats  rouges  de  Tchita,  il  rentrerait  dans 
sa  capitale  sous  les  guirlandes.  Le  problème  Semeonof  reste 
donc  entier. 


(^)  Après  l'exécution  de  quelques  officiers,  sar  ordre  de  l'ataman, 
un  colonel  me  dit  que  Semeonof  devait  prendre  parde  :  il  y  avait 
d'autres  chefs  que  lui,  par  exemple  le  baron  von  Tlnporn-Sfernberg, 
supérieur  comme  décision  et  instruction.  Je  répondis,  d'aillevns,  que 
celui-ci  ne  serait  qu'un  maître,  tandis  que  le  fameux  cosaque  du 
Transbaïkal  était  un  chef. 

Après  le  départ  de  Semeonof  et  des  siens  en  Chine,  seul  ce  baron 
von  Ungern  est  resté  et  a  continué  l'œuvre  de  son  chef.  Tralii  — 
évidemment  —  par  les  Mongoles  qu'il  conduisit  contre  les  rouges, 
il  a  été  capturé,  et  il  est  mort  en  héros. 


490         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Mais  il  y  a  plus.  L'amiral  Koltchak,  sur  les  instances  des 
représentants  alliés,  l'avait  depuis  longtemps  reconnu  comme 
ataman,  c'est-à-dire  chef  régional  et  commandant  de  corps 
d'armée,  donc  grand  dignitaire  russe,  quand,  à  la  fin  de  son 
règne  expirant,  il  le  nomma  commandant  en  chef  de  toutes 
les  forces  militaires  en  Sibérie  C).  Aux  mérites  de  son  beau 
début,  se  superpose  chez  Tataman  la  succession  légitime  au 
pouvoir  militaire  en  Sibérie,  auquel  aucun  des  généraux  de 
Vladivostok  ne  saurait  prétendre. 

Les  avis  sont  partagés  à  son  sujet.  Les  uns  le  croient  inca- 
pable d'un  commandement  sérieux  quelconque.  Si  cela  était 
vrai,  ce  ne  serait  pas  un  argument  concluant  dans  ce  pays  des 
faits  accomplis,  et  où  les  faits  accomplis  finissent  toujours  par 
se  faire  reconnaître. 

Les  autres  craignent  qu'on  ne  crée  une  nouvelle  question, 
en  écartant  brutalenjent  l'ataman  qui  jamais  ne  se  résignerait 
à  disparaître.  Ils  croient  que  sa  bravoure,  son  bon  sens,  son 
ascendant  sur  les  hommes,  lui  font  mériter  un  nouveau  com- 
mandement, mais  qui  serait  limité  par  l'étendue  de  ses  talents. 
Sa  place  serait  surtout  là  où  il  a  excellé  :  au  front,  comme 
officier  de  troupe,  comme  animateur  des  belles  troupes  qui 
savent,  si  admirablement,  suivre,  si  elles  sont  bien  menées.  On 
lui  pardonnerait  ses  fautes,  en  se  rappelant  qu'il  appartient  à  la 
race  des  grands  chefs  de  cosaques,  par  son  éducation  et  ses  con- 
ceptions réalistes.  Un  gouvernement  élu,  composé  d'hommes 
d'État  expérimentés,  l'emploierait,  en  respectant  son  autono- 
mie dans  ses  fonctions  de  pokhodny  ataman,  vers  laquelle  ses 
cosaques  l'ont  appelé.  On  lui  inculquerait  surtout  la  notion 
que  la  force  pure  ne  peut  être  qu'un  instrument,  et  jamais  un 
principe  de  gouvernement. 


(^)  L'amiral  avait  ajouté  la  clause  :  a  Sauf  confirmation  par  le 
général  Dénikine.  »  Ce  dernier  n'a  montré  aucune  velléité  de  con- 
tester la   nomination,   et   le   temps  lui  a   manqué   pour  la   confirmer. 


CHAPITRE  X 


l'intervention  japonaise 
en  sibérie 


I.  —  Semeonof.  —  Interventions  échelonnées. 

}-«  IN  de  janvier  1918,  toute  résistance  des  Russes  contre 
I  le  régime  soviétique  semblait  définitivemeiiit  éteinte. 
En  Russie,  l'armée  des  volontaires  perdait  le  Don.  En 
Sibérie,  on  vit  les  officiers  russes,  hébétés  par  une  impitoyable 
succession  de  malheurs,  errer,  sans  chefs,  et  essayer  par  tous 
moyens  de  gagner  les  États-Unis  et  l'Europe,  dont  les  consuls 
alliés  leur  défendaient  l'accès. 

Ce- fut  à  ce  moment  qu'une  figure  inconnue  se  dégagea  du 
chaos  et  que  les  espoirs  des  chancelleries  se  portèrent  sur  un 
seul  nom.  Le  capitaine  Semeonof,  cosaque  du  Transbaïkal, 
venait  d'organiser  en  Mandchourie  un  détachement  de  volon- 
taires qui  se  battit  avec  des  succès  intermittents  contre  les 
rouges. 

Le  général  Khorvat,  gérant  du  chemin  de  fer  de  l'Est,  auquel 
le  jeune  chef  avait  demandé  un  secours  en  armes  et  argent, 
s'adressa  aux  gouvernements  français,  anglais  et  américain, 
par  l'intermédiaire  de  leurs  représentants  à  Kharbine.  Le  gou- 
vernement américain,  qui  espérait  des  accords  avec  les  Soviets, 
sur  avis  de  sa  légation  de  Pékin,  et  peut-être  aussi  du  consul 
Moscr  et  de  l'ingénieur  Stevens,  refusa  à  deux  reprises  toute 
aide.  Les  Anglais  accordèrent  immédiatement  une  somme  de 
100.000  roubles,  et  ensuite  Soo.ooo  roubles  par  mois  (10.000 


492         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

livres  sterling) ,  dont  le  gouvernement  français  payait  la  moitié. 
Khorvat  ne  consulta  pas  les  Japonais. 

Pour  les  armes  et  le  concours  technique,  la  question  fut 
plus  difficile.  Français  et  Anglais  étaient  absorbés  par  le  front 
occidental.  En  février,  le  War  Office  anglais  fit  adresser  par  le 
général  Tanaka,  attaché  militaire  à  Londres,  la  prière  au  gou- 
vernement japonais  de  vouloir  bien  s'intéresser  au  capitaine 
Semeonof,  qui  méritait  un  appui  immédiat.  Le  gouvernement 
impérial  consentit.  Le  ministre  Terauchi  envoya  son  agent 
Kawakami,  puis  le  général  Nakadzima  chez  Khorvat,  offrir 
des  armes.  Ce  dernier  leur  demanda  (')  des  assurances  officielles 
que  le  gouvernement  japonais  ne  désirait  pas  d'avantages  ter- 
ritoriaux. Le  général  Nakadzima  répondit  que  le  Japon  n'espé- 
rait que  des  concessions  d'ordre  commercial,  déclaration  que 
confirmèrent  des  dépêches  des  généraux  Tanaka  et  Terauchi, 
et  du  baron  Goto  :  a  Le  Japon  désirait  des  relations  amicales 
avec  la  Russie.  » 

Au  mois  de  mars  191 8,  Trotski  jouait  avec  les  Alliés  un  jeu 
serré.  L'avance  sur  Paris  n'avait  pas  encore  commencé.  Les 
missions  étrangères  alliées,  dupées  par  des  hommes  de"paille, 
espéraient  reconstruire  en  Russie  un  front  contre  l'Allemagne, 
et  Trotski  fit  soigneusement  cultiver  cet  espoir.  L'agent  diplo- 
matique Lockhart  à  Moscou,  et  le  major  Fitz- Williams  à  Kief, 
décidèrent  le  Foreign  Office  à  un  changement  d'orientation 
politique.  Les  diplomates  russes  en  Extrême-Orient  ne  furent 
plus  consultés  par  leurs  collègues  anglais,  et  on  leur  refusa 
l'emploi  du  chiffre  dans  leurs  dépêches.  Au  commencement 
d'avril  1918,  les  Anglais  invitèrent  vivement  les  Japonais  à 
eesser  leur  appui  à  Semeonof.  Ceux-ci  refusèrent,  et  ils  eurent 
raison  :  un  mois  plus  tard.  Français  et  Anglais,  désabusés, 
recommencèrent  leur  subvention  mensuelle,  qu'ils  continuèrent 
à  verser  jusqu'au  mois  d'octobre  de  la  même  année. 

Jusqu'au  mois  de  juin  1918,  le  subside  du  gouvernement 
français  avait  été  versé  au  prince  Koudachef,  ministre  à  Pékin, 


(})  Khervat  me  dit  plus  tard  avoir  «  posé  cette  condition  au  secours 
des  Japonais  ». 


EN        SIBERIE 


493 


pour  le  transmettre  à  Khorvat  (et  Koltchak).  Semeonof  fut 
ainsi  considéré  comme  un  officier  subalterne,  au  service  du 
centre  politique  de  Kharbine.  On  s'aperçut  bientôt  que  la 
subvention  était  absorbée,  pour  la  plus  grande  partie,  pour  or- 
ganiser des  détachements  qui  ne  manifestaient  aucun  désir  de 
se  battre.  Le  gouvernement  français  fit  donc  parvenir  son 
secours  financier  directement  à  Semeonof,  ce  qui  lui  fit  la  posi- 
tion d'un  chef  quasi  indépendant. 

A  Semeonof,  officier  brave  et  patriote,  mais  sans  envergure, 
les  Anglais  opposèrent  l'amiral  Koltchak,  auquel  un  caractère 
honorable,  quoique  violent,  et  son  habile  attitude  comme  com- 
mandant de  la  flotte  de  la  mer  Noire,  avaient  assuré  l'estime 
universelle.  Koltchak  ne  réussit  pas  à  coopérer,  ni  avec  les 
petits  chefs,  Semeonof,  Kalmykof,  Gamof,  etc.,  dont  chacun 
s'était  distingué  de  sa  façon,  ni  avec  les  Japonais,  qu'il  choquait 
par  des  actes  et  des  paroles  d'une  violence  extrême,  que  notam- 
ment le  général  Nakadzima  ne  semble  pas  lui  avoir  pardonnées. 
Quand  Koltchak  s'aperçut,  plus  tard,  qu'il  serait  impossible 
aux  Russes  de  se  tirer,  seuls,  d'affaire  et  s'adressa  au  ministre 
de  la  Guerre  à  Tokyo,  il  ne  put  arriver  à  aucun  accord. 

Au  mois  de  mai  1918,  les  Alliés  n'avaient  pas  encore  pu 
arrêter  une  politique  définie  à  l'égard  de  la  Russie.  Masaryk 
avait  conseillé  aux  Alliés  (en  avril)  de  reconnaître  les  Soviets. 
Les  échelons  tchèques,  trahis  par  Trotski,  parcouraient  la  Sibé- 
rie, animés  de  sentiments  peu  tendres  pour  les  rouges,  mais 
faisant  eux-mêmes  de  la  politique  et  s'opposant  à  celle  de 
Koltchak,  Semeonof  et  les  autres. 

A  Irkoutsk,  un  représentant  allié  força  les  Tchèques  (^)  à 
rendre  les  armes  aux  troupes  bolchevistes  dont  ils  avaient  été 
traîtreusement  attaqués  et  qu'ils  avaient  réussi  à  désarmer. 
Tout  en  protestant  contre  cette  action,  les  Tchèques  conti- 
nuèrent à  «  protéger  la  révolution  ».  A  Vladivostok,  quelques 
commerçants,  érigés  en  consuls,  empêchèrent  les  efforts  de 
Khorvat  contre  le  socialiste-révolutionnaire  Gerber,  qui  y  avait 
établi  un  gouvernement  :  les  officiers  russes  furent  désarmés 

(^)  Avec  la  menace  qu'ils  ne  seraient  pas  transportés  en  France. 


494         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

par  ordre  des  consuls  alliés,  qui  leur  firent  en  outre  arracher 
les  insignes  de  leur  grade.  En  somme,  les  diverses  autorités 
alliées  préconisaient  une  politique  de  non-intervention  qui  les 
obligeait  sans  cesse  à  de  nouvelles  interventions,  qui  ne  conten- 
taient personne  et  dont  les  bolcheviks  furent  les  seuls  à  profiter. 

En  juillet  1918,  Vladivostok,  dégagé  par  les  premiers  éche- 
lons tchèques,  fut  menacé  par  d'importantes  forces  rouges 
auxquelles  s'étaient  joints  des  corps  de  prisonniers  austro- 
allemands.  Les  Tchèques  demandèrent  un  secours  militaire. 
Le  général  Paris,  chef  de  la  mission  militaire  française,  proposa 
d'urgence  la  descente  d'au  moins  deux  divisions  japonaises. 
Le  G.E.M.  japonais  fit,  le  25  juillet,  une  proposition  d'envoyer 
immédiatement  deux  divisions,  proposition  à  laquelle  les  gou- 
vernements alliés,  à  l'exception  de  celui  des  Etats-Unis,  s'asso- 
cièrent. 

L'intervention  alliée  en  Sibérie  aurait  été  motivée  de  plein 
droit  par  la  nécessité  d'empêcher  la  formation  d'un  front 
ennemi  en  Sibérie.  Le  président  Wilson,  qui  fut,  par  son  iso- 
lement même,  l'arbitre  de  la  situation,  se  laissa  fléchir  par  un 
argument  qui  a  été  maintenu,  par  la  suite,  pour  expliquer  ia 
présence  des  Alliés  en  Sibérie.  Ce  fut  un  argument  d'ordre  sen- 
timental :  on  jugea  impossible  d'abandonner  les  braves  troupes 
tchèques,  aux  prises  avec  les  rouges. 

Le  président  Wilson,  gagné  simultanément  par  les  idées 
contraires  d'un  secours  collectif  aux  Tchèques  et  de  la  non- 
intervention  dans  les  affaires  russes,  prit  ainsi  l'initiative  d'une 
proposition  qu'une  seule  division  japonaise  de  17.000  baïon- 
nettes, à  laquelle  la  population  sibérienne  se  joindrait,  irait 
tirer  les  Tchèques  d'embarras,  et  que  l'intervention  armée  ne 
dépasserait  pas  l'Oussouri. 

Une  déclaration  japonaise  du  2  août  décréta  la  mobilisation 
de  la  12®  division  d'infanterie  et  l'expliqua  comme  une  mesure 
pi'ise  par  le  gouvernement  impérial  pour  venir  en  aide  aux 
Tchèques,  sur  la  proposition  de  l'Amérique,  et  après  que  les 
autres  gouvernements  eurent  pris  d'analogues  mesures. 

Les  17.000  Japonais  débarquèrent  à  Vladivostok,  le  12  août. 


SIBERIE 


495 


à  peu  près  en  même  temps  que  7.700  Américains  (de  Ilonolulu), 
5oo  Français  de  Pékin  et  800  Canadiens.  Les  événements  ulté- 
rieurs donnèrent  raison  au  général  Paris,  qui  déclara  cet  envoi 
insuffisant. 

2.  —  L'affaire  de  Kraevsky. 

Au  moment  du  débarquement  des  troupes  alliées,  il  se  trou- 
vait entre  Irkoutsk  et  Vladivostok  à  peu  près  35. 000  bolcheviks 
armés  (parmi  lesquels  des  milliers  de  prisonniers,  encadrés 
d'officiers  allemands),  auxquels  Khorvat  ne  put  opposer  que 
les  i.5oo  hommes  de  Semeonof  et  3.4oo  de  Khorvat  (d'ailleurs 
opérant  par  groupes  indépendants  de  900,  600,  200  hommes), 
avec  22  canons  et  5o  mitrailleuses. 

Le  19  août,  Vladivostok  fut  menacé  par  5. 000  rouges  en  pre- 
mière ligne  et  3. 000  en  réserve.  Un  fort  détachement,  dit 
<(  international  »,  avança  le  long  du  chemin  de  fer,  en  cinq 
trains  blindés,  flanqué  par  des  groupes  épars,  entre  autres  un 
détachement  de  déserteurs  tchécoslovaques.  Les  Alliés  leur  op- 
posèrent, près  du  village  Kraevsky,  et  à  cheval  sur  la  voie 
ferrée,  4. 000  hommes,  composés  d'un  bataillon  français,  un 
bataillon  anglais,  quatre  bataillons  tchèques  et  cinq  escadrons 
de  Kalmykof,  le  tout  sous  les  ordres  du  colonel  Pichon.  Le 
général  Ooi,  avec  4. 000  Japonais,  se  tint  en  réserve. 

La  bataille,  peu  considérable  en  elle-même,  refléta  d'une 
façon  remarquable  les  complications  de  la  politique  interna- 
tionale. Le  commandement  tchèque  semble  avoir  intention- 
nellement engagé  une  force  très  restreinte,  afin  de  provoquer 
l'intervention  étrangère  que  le  gouvernement  américain  ju- 
geait presque  superflue,  mais  qui  dégagerait  les  troupes  tchè- 
ques, peu  désireuses  de  rester  accrochées  à  la  guerre  civile 
russe.  Les  Japonais,  dont  le  moment  n'était  pas  encore  venu, 
se  tinrent  soigneusement  à  l'écart,  à  une  quinzaine  de  kilo- 
mètres en  arrière. 

L'attaque,  bien  menée,  se  produisit  le  20  août,  avant  le  lever 
du  soleil,   par  l'avance  foudroyanio  de  i.ooo  rouges,  au  flanc 


Editions  Bossard 


498         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

droit  des  Alliés,  tendant  à  les  contourner  et  les  faire  prendre 
entre  deux  feux.  Les  Anglais  lâchèrent  immédiatement  pied 
et  entraînèrent  les  autres.  Le  général  Ooi,  sommé  de  venir  au 
secours  du  front  menacé,  répondit  que  le  moment  propice 
n'était  pas  arrivé. 

Quand  la  retraite  des  troupes  russo-anglo-tchéco-françaises 
fut  un  fait  accompli,  le  général  Ooi  laissa  ses  troupes  en 
rései^e,  à  l'endroit  exact  d'où  il  avait  jusque-là  observé  le 
combat,  et  arrêtai  l'offensive  des  rouges.  Du  21  au  28  août,  les 
Japonais  maintinrent  un  front  passif.  Le  24,  vers  l'aube,  le 
général  Ooi  fit  marcher  ses  hommes  qui,  avec  la  vigueur 
coutumière  de  leur  race,  poussèrent  l'adversaire  jusqu'à 
Médoveya. 

Pendant  les  engagements  dont  je  parle,  il  se  produisit  une 
scène  frappante  :  le  feu  des  obusiers  japonais  avait  détruit  la 
voie  derrière  un  train  blindé  rouge,  armé  de  canons  et  mitrail- 
leuses. Le  train,  immobilisé  sur  un  remblai  élevé,  était  chargé 
de  combattants  —  parmi  lesquels  plusieurs  femmes  —  qui 
attendaient  l'attaque  de  pied  ferme.  Le  général  Ooi,  voulant 
peut-être  offrir  à  ses  alliés,  qui  assistaient  à  la  scène,  un  spec- 
tacle unique,  ordonna  l'assaut  du  train,  par  deux  demi-com- 
pagnies, postées  à  droite  et  à  gauche  de  la  voie.  Les  rouges 
tirèrent  des  fenêtres,  des  marchepieds,  de  la  locomotive,  sur 
laquelle  une  trentaine  d'hommes  s'étaient  amassés.  Les  soldais 
japonais  avancèrent,  à  pas  de  course,  baïonnette  au  canon, 
contre  un  feu  nourri.  Ils  eurent  une  trentaine  de  morts,  mais 
escaladèrent  le  remblai  et  tuèrent  les  rouges  survivants  :  ceux 
qui  se  sauvèrent  par  les  fenêtres  furent  achevés  par  les  baïon- 
nettes des  camarades  en  bas. 

Le  major  tchèque  Zikha,  commandant  un  bataillon  tchèque, 
assista  au  spectacle  à  côté  du  général  Ooi  et  lui  fit  remarquer 
qu'il  aurait  été  préférable  de  détruire  à  coups  de  canon  le  train 
immobilisé.  Le  général  Ooi  répondit  que  le  plus  important  était 
de  faire  vite  et  de  ne  laisser  échapper  personne  de  l'équipage. 
L'ennemi,  définitivement  battu,  se  retira  sur  Khabarovsk, 
où  il  fallait  maintenant  aller  détruire  les  restes  de  ses  forces. 


EN        SIBERIE 


499 


Les  Français  avaient  perdu  une  vingtaine  d'hommes,  les  Japo- 
nais trois  cents. 

3.  —  L'incident  de  Mandciiourie  du  28  août  1918. 

Le  18  juin  1918,  un  accord  avait  été  conclu  entre  le  Japon 
et  la  Chine,  stipulant  que  la  Mandchourie  serait  gardée  contre 
l'invasion  bolcheviste  par  des  troupes  chinoises  et  japonaises, 
dont  la  tâche  consisterait  en  la  protection  des  nombreux  étran- 
gers habitant  la  frontière.  Les  bolcheviks  n'avaient  aucun 
désir  de  mécontenter  les  Chinois  par  une  escapade  en  Chine, 
mais  il  fut  à  craindre  qu'ils  ne  continuassent  à  considérer  le 
chemin  de  fer  de  l'Est  comme  terre  russe.  La  7^  division 
japonaise,  sous  le  général  Foudziy,  dont  le  quartier  général  se 
trouvait  à  Jaou-Jan,  avança  le  long  du  Transsibérien  jusqu'à 
la  frontière  sibérienne,  que  les  prescriptions  du  président 
VVilson  ne  lui  permirent  pas  de  franchir. 

Semeonof  se  trouva,  à  ce  moment,  à  Mandchouria,  avec  ses 
i.5oo  hommes,  abrités  derrières  les  baïonnettes  japonaises.  Le 
parti  militaire  au  Japon  désirait,  aussi  ardemment  que  Russes, 
Français,  Tchèques  et  Anglais,  une  entrée  en  action,  mais  le 
gouvernement  japonais  évitait  avec  soin  chaque  motif  de  con- 
flit avec  les  États-Unis,  et  le  ministre  de  la  Guerre  n'osa  pas 
accepter  la  responsabilité  d'une  opération  conlraire  à  l'accord 
avec  l'Amérique. 

Les  esprits  oscillaient  ainsi  entre  de  futiles  considérations 
diplomatiques  et  de  très  urgentes  nécessités  militaires,  quand, 
le  28  août,  Semeonof  somma  le  général  Foudziy  de  lui  prêter 
secours  contre  une  nouveille  avance  bolcheviste.  Des  forces  im- 
portantes, convenablement  commandées  par  le  général  von 
Taube,  Russe  baltique,  s'approchèrent  de  Daouria,  où  un 
nombre  de  grands  bâtiments,  favorablement  situés,  leur  au- 
raient permis  d'organiser  une  forte  position  devant  Mandchou- 
ria. Il  fallait  les  en  déloger  le  même  jour. 

Le  général  Foudziy  se  trouva  ainsi  pris  au  dépourvu.  Il  dé- 
pendait non  du  général  Otani,  commandant  les  forces  expé- 


500         LA     GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

ditionnaires  en  Sibérie,  mais  du  général  Nakamura,  comman- 
dant militaire  de  Corée,  siégeant  à  Port-Arthur.  Une  coopé- 
ration avec  les  troupes  japonaises  de  Vladivostok  n'aurait  pu 
se  faire  que  par  ordre  de  son  chef  et  du  ministre  de  la  Guerre, 
ce  qui  aurait  signifié  une  inappréciable  perte  de  temps.  Il  pré- 
féra ne  pas  interposer  des  responsabilités  moins  clairvoyantes 
dans  le  problème  que  le  moment  lui  posait,  et  le  trancha 
comme  un  soldat.  Il  tint  à  son  état-major  le  discours  suivant  : 

((  Je  suis  envoyé  ici  pour  garder  le  territoire  chinois  contre 
les  bolcheviks.  J'ai  reçu  ordre  de  ne  pas  franchir  la  frontière, 
mais  ne  crois  pas  devoir  obéir  cette  fois.  Je  ne  puis,  à  ce 
moment  décisif,  abandonner  le  seul  Russe  qui  veut  et  peut 
se  battre  contre  notre  commun  ennemi.  Si  l'empereur  me 
désapprouve,  je  saurai  ce  qu'il  restera  à  un  samouraï  à  faire  C). 

Le  même  jour,  un  bataillon  d'infanterie  et  une  compagnie 
d'artillerie  japonais  franchirent  la  frontière  sino- russe,  der- 
rière le  détachement  de  Semeonof.  Les  bolcheviks,  ne  con- 
naissant pas  le  nombre  exact  des  Japonais,  se  retirèrent  sans 
combat,   de  Daouria  d'abord,   d'Olovianaia  ensuite. 

L'incident  politique  ainsi  créé  par  le  général  Foudziy  inquiéta 
les  diplomates  japonais,  mais  fut  bientôt  réglé  par  le  bon 
sens  des  représentants  alliés  à  Tokyo.  Seul,  le  gouvernement 
américain  garda  un  silence  désapprobateur,  a  un  silence  mé- 
prisant »,  me  dit  un  de  ses  représentants  à  Tokyo. 

4.  —  L'occupation  du  Transsibérien. 

La  poursuite  des  bolcheviks  fut  fastidieuse,  mais  facile.  La 
12®  division  japonaise  remonta  la  voie  de  Vladivostok  vers 
Blagoviéchtchensk,  où  elle  devrait  se  rencontrer  avec  une  bri- 
gade de  la  7®,  venant  de  Karimskaia,  tandis  que  l'autre  brigade 
de  cette  division  se  dirigea  sur  la  même  ville,  par  Tchitchikar, 

(^)  Le  général  Foudziy  connaissait  le  désaccord  entre  les  vues  du 
G.E.M.  et  celles  des  Affaires  étrangères,  désaccord  qui  a  si  curieu- 
sement éclaté  dans  l'affaire  de  l'île  Prinkipo,  où  l'attitude  du  repré- 
sentant japonais  fut  inspirée  par  le  désir  de  ne  pas  trop  s'écarter  de 
la  politique  américaine.  Il  avait  juré  à  ses  ancêtres  de  commettre 
harakiri,  en  cas  de  désaveu  par  son  gouvernement. 


SIBERIE 


501 


afin  de  couper  aux  rouges  la  retraite  en  Chine.  Les  troupes 
russo-japonaises  saisirent  quelques  centaines  de  rouges,  que  les 
Japonais  traitèrent  en  prisonniers  de  guerre,  les  Semeonoftsy 
comme  brigands.  Quelques  bolcheviks  échappèrent  dans  les 
toundras  au  Nord,  puis  retournèrent  à  Vladivostok,  où  ils 
furent  internés  par  les  soins  des  Américains. 

Bientôt,  la  3"  division  japonaise  releva  la  7%  qui  retourna  en 
Chine,  pour  reprendre  la  garde  sur  le  chemin  de  fer  de  l'Est. 
En  octobre  1918,  les  Tchèques,  voulant  former  un  nouveau 
front  dans  les  Oural  s,  prièrent  Semeonof  de  les  relever.  Ce  fut 
en  réalité  un  appel  aux  Japonais.  La  question  des  garnisons 
russes  au  Transbaïkal  ne  s'est  jamais  posée  autrement  C)-  A. 
partir  de  cette  époque,  les  3.5oo  kilomètres  de  chemin  de  fer 
entre  Tchita  et  Vladivostok,  par  les  branches  de  l'Amour  et  de 
la  Chine,  furent  gardés  par  trois  divisions  japonaises. 

La  tâche  militaire  qui  fut  confiée  aux  Japonais  dans  l'en- 
semble des  opérations  interalliées  fut  la  garde  du  Transsibé- 
rien entre  Verkhné-Oudinsk  et  la  mer.  Plus  tard,  les  troupes 
américaines  montèrent  la  garde  sur  un  tronçon  particulière- 
ment tranquille   :  entre  Verkhné-Oudinsk  et  le  lac  Baïkal. 

Dans  les  régions  accidentées  de  l'Amour,  fourmillant  de 
bandes  rouges,  la  garde  de  la  voie  fut  celle  de  la  vallée  contre 
les  attaques  venant  des  collines.  Les  Japonais  durent  poser  de 
petites  garnisons  dans  les  gares  et  auprès  des  principaux  ponts, 
tandis  que  des  détachements  volants  faisaient,  sans  cesse,  des 
reconnaissances  en  trains  blindés. 

La  guerre  était  difficile.  Si  les  Japonais  étaient  mieux  armés 
et  plus  solidement  disciplinés,  les  rouges,  renforcés  par  des  dé- 
tachements de  cosaques,  mécontents  du  régime  de  Semeonof, 
employaient  des  méthodes  de  guerre  dans  lesquelles  ils  excel- 
laient. Leur  tactique  consistait  invariablement  en  une  destruc- 
tion du  chemin  de  fer  (à  simple  voie).  Après  avoir  isolé  quelque 
garnison,  souvent  composée  d'une  section  seulement,  les 
rouges  attachèrent  leurs  chevaux  aux  arbres  des  forets  voisines, 
derrière  les  collines,   et  commencèrent  un  siège  en  règle  de 


(')   Voir   plus   Iniu   ]r  rliaiiitic   «    Avec    lc«   troupes  Jiiponaiscs.    » 


502  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

la  gare,  située  dans  la  vallée.  Parfois  ils  eurent  raison  de  la 
poignée  de  Japonais,  dont  la  résistance  désespérée  se  termi- 
nait toujours  par  d'horribles  scènes  de  suicide  et  de  tortures 
des  blessés  survivants.  Si  des  renforts  arrivaient,  les  rouges 
sautaient  en  selle  et  disparaissaient  dans  la  «  taïga  ». 

Les  troupes  japonaises  ne  furent  ni  aimées,  ni  détestées, 
comme  une  presse  vendue  le  prétend.  Elles  se  tinrent  à  l'écart 
de  la  population.  Mais  partout  où  je  suis  entré  au  milieu  d'eux, 
dans  quelque  village  de  l'intérieur  du  pays,  j'assistai  à  des 
scènes  d'allégresse  :  leur  arrivée  mettait  toujours  fin  à  quelque 
régime  d'anarchie  insupportable,  soit  celui  des  bolcheviks,  soit 
des  Semeonoftsy.  Pour  connaître  la  véritable  opinion  du  pays 
sur  leur  présence,  j'ai  tenu  à  consulter  les  prêtres,  qui  ont 
généralement  conservé  leur  influence  sur  la  populace.  Je  n'ai 
jamais  trouvé  des  prêtres  orthodoxes  opposés  à  leur  présence 
dans  le  pays.  Tous  admirèrent  en  eux  les  vertus  militaires 
pour  lesquelles  ils  sont  justement  célèbres,  et  l'absence  de  pré- 
textes hypocrites,  pour  expliquer  leur  présence  en  Sibérie. 
Leurs  officiers  se  tenaient  enfermés  dans  une  attitude  froide- 
ment correcte  et  ne  manifestaient  nulle  intention  de  se  mêler 
des  questions  intérieures  russes. 

Les  journaux  de  Kharbine,  Vladivostok,  etc.,  leur  étaient 
généralement  hostiles.  Cette  presse,  toujours  Israélite,  défen- 
dait des  intérêts  commerciatix,  que  la  politique  sibérienne  du 
Japon  menaçait. 

5.  —  Politique  japonaise  en  Sibérie. 
Coopération  avec  les  Semeonoftsy. 

La  politique  japonaise,  constamment  contrecarrée  par  les 
Anglais  et  Américains,  consistait  en  la  création  de  sphères 
d'influence  autour  des  garnisons  japonaises,  où  l'industrie  et 
le  commerce  japonais  puissent  s'infiltrer. 

Elle  entra  par  ce  fait  en  conflit  avec  les  intentions  améri- 
caines, qui  se  cristallisaient  dans  la  mission  Stevens.  Cette 
mission,    composée   de    200    ingénieurs   américains,    avait   été 


SIBERIE 


503 


autorisée  par  Kerenski  à  réorganiser  complètement  le  Trans- 
sibérien. Cette  réorganisation  aurait  compris  l'entière  direc- 
tion dés  transports,  c'est-à-dire  la  mainmise  sur  la  principale 
artère  sibérienne.  Les  Japonais  proposèrent  l'inlernationalisa- 
lion  du  secours  technique,  sous  une  direction  russe.  Stevens 
refusa  de  partager  sa  mission  avec  des  citoyens  d'autres  pays  — 
et  le  moins  du  monde  avec  les  Japonais,  qu'il  jugeait  peu 
qualifiés  en  matière  de  chemins  de  fer.  Chacun  essaya  alors  de 
gagner  pour  soi  le  personnel  du  Transsibérien.  La  plus  sérieuse 
des  captaiiones  benevolentiae  américaines  consistait  en  un 
train  spécial,  couvert  d'affiches  immenses  :  «  Secours  fraternel 
aux  fonctionnaires  du  chemin  de  fer  »,  qui  répandait  gratui- 
tement, parmi  les  employés  du  Transsibérien,  des  vêtements 
chauds  et  des  couvertures  de  qualité  excellente,  qu'on  retrouva 
par  la  suite  presque  intégralement  sur  les  marchés  des  villes. 
Les  Japonais,  de  leur  côté,-  organisèrent  près  des  gares  des 
hôpitaux,  etc. 

La  politique  anglaise  fut  moins  simpliste.  Elle  ne  distribua 
parmi  les  cheminots  ni  bibles,  ni  sucre  à  bon  marché,  ni  sous- 
vêtements.  Elle  ne  bâtit  pas  d'hôpitaux,  mais  elle  avait  mis  la 
main  sur  un  chef.  Elle  visait  un  but  limité  mais  précis,  et 
cherchait  à  y  atteindre  par  son  influence  sur  Koltchak,  que  la 
mission  Knox  avait  amené  à  Omsk,  sans  avoir  préalablement 
consulté  les  Alliés. 

L'arrivée  de  l'amiral  au  pouvoir  n'avait  pas  pour  résultat 
d'aplanir  les  difficultés.  Pendant  quelques  mois,  il  y  eut  deux 
chefs  en  présence,  qui  ne  voulaient  pas  s'entendre  et  qui  repré- 
sentaient deux  conceptions  opposées.  Sur  l'initiative  du  général 
Janin,  les  Japonais  s'employèrent,  par  l'intermédiaire  de  Khor- 
vat,  à  réconcilier  les  adversaires. 

La  politique  étrangère  du  gouvernement  d'Omsk  fut  dirigée 
dans  un  sens  hostile  au  Japon  et  favorable  aux  Etats-Unis, 
dont  on  espérait  jusqu'au  dernier  moment  imc  intervention 
de  facto,  qui  ne  se  produisit  pas. 

Un  ra[)prochcment  avoe  le  Japon  n'eut  lieu  qu'aux  derniers 
mois  de  l'an   1919.  Le  gouvernement  imuérial   n'avait  en\ové 


504  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

un  haut-commissaire  qu'en  septembre  de  cette  année  (M.  Kato). 
Celui-ci  avait  proposé  aux  Alliés  une  complète  reconnaissance 
de  l'amiral,  sans  résultat.  Des  démarches  sérieuses  pour  un 
accord  entre  le  gouvernement  sibérien  et  celui  du  Japon  ne 
furent  faites  que  pendant  la  retraite,  après  le  transfert  des 
ministères  à  Irkoutsk.  M.  Trétiakof  avait  remplacé  M.  Soukine 
comme  ministre  des  Affaires  étrangères.  Il  me  dit,  le  i3  dé- 
cembre : 

«  Nous-mêmes,  et  la  population  russe  tout  entière,  nous 
n'avons  plus  d'espoir  que  dans  une  étroite  coopération  avec  les 
Japonais.  Nous  ne  demanderons  au.  Japon  que  l'occupation 
d'un  front,  passant  à  loo  verstes  Ouest  d'Irkoutsk,  par  les 
mines  de  Tcheremkhovo,  qui  ne  doivent  pas  tomber  aux  mains 
des  rouges.  Leur  seule  présence  et  la  certitude  de  leur  con- 
cours suffiront  pour  ranimer  le  moral  de  nos  troupes,  que 
nous  serons  obligés  de  réorganiser  complètement,  avant  de  les 
relancer  à  nouveau  dans  le  combat.  Mais  nous  désirons  rester 
fidèles  à  notre  principe  et  ne  mener  la  guerre  contre  les 
bolcheviks  qu'avec  nos  propres  troupes. 

«  L'intervention  japonaise,  présentée  comme  égoïste,  n'a 
nullement  été  plus  intéressée  que  celle  des  autres  puissances. 
Je  ne  saurais  dire  quels  avantages  le  Japon  a  remportés  jus- 
qu'ici, pour  ses  efforts,  pour  se®  énormes  dépenses  et  le  sang 
que  ses  soldats  ont  versé.  Si  le  Japon  voulait  organiser  nos 
mines  et  nous  procurer  le  charbon  qui  ne  nous  arrive  plus, 
nous  accepterions  une  telle  aide  avec  empressement.  La  popu- 
lation sibérienne  n'a  rien  contre  'eux,  et  nous  non  plus.  Les 
Russes  sentent  de  plus  en  plus  qu'une  alliance  entre  Japonais 
et  Russes,  embrassant  non  seulement  l'Extrême-Orient,  mais 
la  Russie  entière,  serait  chose  simple  et  naturelle. 

«  Le  gouvernement  sibérien  aurait  été  content  de  recevoir 
du  secours  des  Américains,  mais  la  sympathie  qu'ils  nous  ont 
témoignée  est  restée  stérile.  Ils  nous  ont  apporté  le  secours  de 
leur  Croix-Rouge  —  -comme  d'ailleurs  les  Japonais  —  mais 
non  pas  là  où  nous  l'aurions  encore  plus  apprécié  :  au  front, 
à  nos  pauvres  soldats.   Le  gouvernement  américain  a,  dès  le 


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SIBERIE 


505 


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commencement,  commis  la  faute  d'espérer  que  le  bolchevisme 
renferme  un  bon  et  utile  noyau  d'idées  réformatrices.  Il  n'en 
est  rien.  Les  opinions  du  président  ont  changé  pendant  son 
séjour  en  Europe,  mais  la  politique  d'un  pays  ne  pourrait 
changer  d'un  jour  à  l'autre. 

((  Le  gouvernement  suppose  que  les  conditions  du  Japon 
pour  l'intervention  que  nous  leur  demandons  ne  seront  pas 
dures.  Nous  n'attendons  que  l'arrivée  de  l'amiral  pour  pro- 
poser au  gouvernement  japonais  un  plan  complet  d'action.  » 

J'ai  fidèlement  reproduit  cette  partie  de  ma  conversation 
avec  M.  Trétiakof,  parce  que  ses  opinions  concordaient  exac- 
tement avec  celles  des  autres  «  intellectuels  »  d'Irkoutsk. 

L'accord  avec  le  Japon  ne  s'est  pas  fait.  Profilant  de  l'absence 
du  chef  suprême,  que  les  Tchèques  avaient  arrêté  en  route, 
les  socialistes-révolutionnaires  d'Irkoutsk  fondèrent  un  gouver- 
nement, qui  servit  —  comme  tous  les  gouvernements  socia- 
listes-révolutionnaires qui  l'avaient  précédé,  —  à  préparer  un 
prochain  régime  bolcheviste.  Peut-être  le  G.E.M.  japonais 
a-t-il  un  moment  espéré  organiser  un  front  contre  les  armées 
soviétiques  (ce  fut  l'avis  des  militaires  japonais  en  Sibérie). 
Mais  deux  divisions  n'auraient  pas  suffi,  et  le  gouvernement 
américain  désirait  encore  toujours  se  tenir  aux  engagements 
du  mois  d'août  1918.  Il  est  certain  qu'un  fort  détachement 
japonais  (comprenant  plus  qu'une  brigade  d'infanterie,  de  la 
cavalerie,  etc.)  a  été  embarqué,  en  décembre  1919,  dans  un 
port  japonais,  à  destination  de  Sibérie.  Mais  une  note  amé- 
ricaine a  arrêté  les  navires  déjà  chargés. 

Désormais,  aucun  point  d'appui  en  Sibérie,  pour  une  poli- 
tique russo-japonaise.  Koltchak,  arrêté  et  presque  prisonnier 
entre  Novo-Nikolaievsk  et  Irkoutsk,  avait  chargé  Semeonof  du 
commandement  en  chef  des  armées  sibériennes.  Mais  la  chute 
et  la  fin  de  Koltchak  redonnèrent  à  Semeonof  un  pouvoir  régio- 
nal, sans  espoir  de  continuité.  Le  capitaine  Semeonof,  en  jan- 
vier 1918,  ce  fut  l'annonce  d'un  chef  populaire,  et  la  promesse 
d'un  relèvement  national.  L'ataman  Semeonof,  au  début  de 
1920,    c'est   un    général    déchu,    abandonné   des   cosaques   qui 


506         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

rayaient  élu,  se  débattant  dans  une  situation  sans  issue.  Le 
gouvernement  japonais  allait-il  engager  une  nouvelle  politique 
avec  un  général  russe  que  ses  alliés  pourraient  désavouer? 

Et  puis,  la  presse  japonaise  commença  à  dresser  le  bilan  de 
l'expédition  sibérienne.  Il  ne  semble  pas  certain  que  la  presse 
japonaise  représente  toujours  l'opinion  de  la  nation.  Comme 
les  grandes  entreprises  industrielles  et  financières,  elle  dispose 
d'une  liberté  et  d'une  indépendance  remarquables  et  pas  tou- 
jours recommandables.  Elle  avait,  depuis  longtemps,  mené  une 
campagne  sourde  contre  l'intervention  en  Sibérie.  Les  actions 
d'éclat  de  ses  soldats,  leurs  souffrances,  leur  attitude  si  con- 
forme aux  antiques  vertus  nationales  avaient  été  ignorées  à 
dessein.  La  presse  avait  souvent  manifesté  des  tendances  qu'au- 
rait pu  lui  inspirer  la  haute  finance,  répugnant  aux  divergences 
avec  la  politique  américaine.  Comme  partout  ailleurs,  au 
Japon,  les  journaux  sont  un  moyen  d'influencer  le  public, 
quitte  à  lui  prêter  leurs  opinions  ensuite. 

Les  journaux  demandèrent  donc  si  les  avantages  commer-. 
ciaux  et  les  garanties  futures  en  Sibérie  valaient  les  707 
hommes  tués  au  front  et  les  470  morts  par  suite  de  maladie  C). 
En  effet  : 

((  Aucune  mine  d'or  ou  de  fer  ne  vaut  le  sang  d'un  seul 
soldat  japonais,  m'avait  dit  le  général  Hosono,  mais  nous 
sommes  là  pour  défendre  au  bolchevisme  l'accès  en  Chine  et 
au  Japon.  Et  nous  réussirions  facilement,  si  nous  n'étions 
gênés  par  la  jalousie  de  deux  de  nos  alliés.  » 

Ce  fut  alors  le  danger  bolcheviste  qu'on  allait  nier.  «  Ce 
n'est  pas  avec  des  mitrailleuses  qu'on  peut  combattre  des 
idéesl  »,  etc.  D'ailleurs,  les  commerçants  n'étaient  pas  con- 
tents. Le  cours  du  rouble  rendait  le  trafic  malaisé  et  ne  per- 
mettait que  l'entrée  de  la  camelote.  Le  climat,  supportable 
pour  les  Sibériens  du  Nord,  gens  trapus  et  solides,  est  diffi- 
cile  pour   les   Japonais  :    on    trouvait   parfois   des   sentinelles 


(^)  Déclaration  du  ministre  Tanaka  à  la  Chambre  des  Députés,  le 
22  janvier  1920.  Ces  pertes  comprennent  l'époque  d'août  1918  à 
janvier  1920. 


EN       SIBÉRIE  507 

mortes  de  froid.  Les  troupes  japonaises,  que  les  populations 
avaient,  au  début,  si  bien  accueillies,  rencontraient  chez  les 
habitants  des  dispositions  de  moins  en  moins  favorables,  et 
dans  certaines  villes,  des  comités  socialistes-révolutionnaires 
et  bolchevistes,  ouvertement  encouragés,  allèrent  jusqu'à  re- 
commander le  boycottage  des  marchandises  japonaises  et  l'as- 
sassinat des  sentinelles. 

'  Entre  temps,  le  gouvernement  américain  avait  retiré  son 
■corps  expéditionnaire,  sans  en  excepter  ses  services  de  la  Croix- 
Rouge.  Les  Japonais  avaient  été  placés  devant  des  chefs  suc- 
cessifs, dont  chacun  avait  été  à  son  tour  encouragé  par  une  mis- 
sion alliée,  et,  à  son  tour,  faute  d'appui  suffisant,  avait  sombré. 
Ainsi  Gaïda,  Rozanof,  plus  tard  Medvedief,  Boldyrief,  etc.  Pen- 
dant quelque  temps,  les  troupes  du  général  Ooi  C)  coopérèrent 
même  avec  des  socialistes-révolutionnaires,  qui  permettaient 
journellement  des  attaques  contre  des  soldats  japonais  isolés. 
On  voyait  chaque  matin  la  terrible  figure  de  samouraï  du 
commandant  japonais  parcourir  les  rues  à  pied  pour  se  rendre 
à  son  état-major,  accompagné  de  quelques  officiers  armés, 
toisant  les  habitants  hostiles  et  leur  imposant  le  respect. 

Depuis,  la  politique  japonaise  en  Sibérie  s'est  laissé  inspirer 
par  le  principe  de  non-intervention,  qu'il  est  évidemment  im- 
possible d'appliquer  au  contentement  de  tous  les  partis.  Dans 
les  zones  occupées  (Vladivostok,  Khabarovsk,  etc.),  on  favorise 
io  parti  militaire,  qui  fonctionne  avec  un  minimum  de  pro- 
grammes politiques.  Dans  les  autres  régions,  les  Japonais  ont 
cherché  des  accords  avec  les  petits  gouvernements  locaux  (*). 


(^)  Qui  a  succédé  au  n^énéral  Otani  conunaudanl  du  corps  expédi- 
tionnaire. 

(')  Parmi  les  qu('l(pH\-;  milliers  de  piailles  i^épnl)liq\u\s,  il  s'en  ost 
form*  cinq  qui  sont,  un  pou  plus  considérables  :  Vcrkiiuié-Oudinsk, 
Tchita,  Blagoviéclilclicusk,  Khabarovsk,  Vladivostok.  T.cs  cinq  villes 
«démocratisées»  essayent  de  soumettre  les  villages  environnants.  Le 
commissaire  israélite  Tabelson  (Krasnolcliokof),  disposant  de  pleins 
pouvoiis  conféiés  par  Trolski,  fait  des  efforts  pour  les  soumettre  à 
un  pouvoir  central  soviétique,  qui  gouvernerait  un  a  lîlal-tam|)on  », 
obéissant  à  Moscou,  c'est-à-dire  à  des  étrangers,  vivant  à  une  distance 
de  /j.ooo  kilomètres.  Des  pourparlers  ont  été  entamés  par  Tabelson 
avec  les  Japonais,  pour  aboutir  à  la   formation  et.  à   la  reconnaissance 


508         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

La  chute  du  gouvernement  Koltchak  et  la  résistance  contre 
l'infiltration  du  bolchevisme,  c'est-à-dire  l'absence  des  deux 
principes  centralisateurs  de  la  révolution  russe,  placent  la 
Sibérie  dans  une  situation  fort  curieuse.  La  démocratie  russe 
se  manifeste  ici  danj;  sa  forme  la  plus  pure  :  le  morcellement 
en  petites  communes  et  républiques,  ne  subissant  la  contrainte 
d'aucun  pouvoir  central,  qui  sera  éternellement  considéré 
comme  un  empiétement  aristocratique  par  de  petits  groupes 


de  cet  État-tampon  par  le  gouvernement  impérial.  Voici  un  court 
résumé  historique  : 

3o  avril  1920.  —  Le  général  Ooi  propose  au  gouvernement  de 
Verkhné-Oudinsk  la  création  d'une  zone  neutre,  dans  laquelle  ni  les 
troupes  japonaises,   ni  celles  des   Soviets  ne  pénétreront. 

Commencement  de  mai.  —  Les  Soviets  ont  retiré  de  Sibérie  le  gros 
de  leurs  forces,  à  l'exception  de  3  divisions  à  l'Est  d'Irkoutsk,  une  à 
Minousinsk,  une  à  léniséi,  une  à  Barnaoul,  et  une  à  Semipalatinsk. 

6  mai.  —  Le  gouvernement  de  Verkhné-Oudinsk  (c'est-à-dire 
Tabelson)  fait  une  proclamation  :  il  accepte  la  proposition  japonaise, 
à  condition  que  le  gouvernement  japonais  cesse  toutes  relations  avec 
Semeonof. 

Le  général  Ooi  refuse  de  confondre  les  deux  questions.  Il  envoie 
à  Verkhné-Oudinsk  une  commission,  sous  le  général  Takayanagi. 

25  mai.  —  Les  pourparlers  commencent  à  Verkhné-Oudinsk,  mais 
n'aboutissent  à  rien,  les  Japonais  refusant  de  discuter  la  question 
Semeonof.  Les  derniers  retournent  à  Tchita. 

3i  m,ai.  —  Le  gouvernement  de  Vladivostok  afTiche  une  proclama- 
tion :  puisque  le  général  Semeonof  empêche  un  accord  d'intervenir 
entre  le  Japon  et  le  gouvernement  de  Verkhné-Oudinsk,  il  faut  ren- 
verser le  pouvoir  de  Semeonof. 

Commencement  de  juin.  -^ —  Semeonof  soutient  de  sérieux  combats 
près  de  Tchita.  Le  gouvernement  de  Verkhné-Oudinsk  ayant  consenti 
à  la  création  de  la  zone  neutre  que  les  Japonais  avaient  proposée,  la 
5®  division  se  retire  de  Tchita.  Quoique  l'amitié  du  commandement 
japonais  pour  Semeonof,  leur  camarade  d'armes,  persiste,  sera-t-il 
possible  de  continuer  à  prêter  à  celui-ci  une  aide  efficace  ? 

3  juin.  —  Le  gouvernement  japonais  envoie  le  général  Tsouno  avec 
6  bataillons  à  Nikolaievsk,  oiT  la  garnison,  le  personnel  du  consulat 
et  les  habitants  japonais,  hommes,  femmes  et  enfants,  ont  été  mas- 
sacrés, dans  les  circonstances  les  plus  atroces.  Le  consul  japonais, 
entouré  par  les  rouges,  a  incendié  sa  maison,  tué  sa  femme  et  ses 
enfants,  et  s'est  ensuite  jeté  dans  les  flammes. 

i4  août.  —  Semeonof  quitte  Tchita  et  s'établit  à  Daouria.  Les  seuls 
Japonais  qui  se  trouvent  auprès  de  lui  sont  :  le  capitaine  Suzuki, 
avec  une  petite  mission  militaire,  et  un  nombre  de  volontaires  japo- 
nais ne  faisant  partie  d'aucune  organisation  militaire  japonaise. 

10  septembre  1920.  —  Rapatriement  des  derniers  Tchèques.  A  partir 
d'aujourd'hui,  la  présence  japonaise  n'est  plus  motivée  par  le  devoir 
d'aider  les  Tchèques  à  retourner  chez  eux,  mais  par  la  nécessité  de 
protéger  l'Empire  japonais  contre   des  agissements  bolchevistes. 


SIBERIE 


509 


de  citoyens,  sur  les  libertés  de  la  majorité.  Que  cet  insup- 
portable patronage  soit  exercé  par  des  représentants  d'un  em- 
pereur, par  les  fonctionnaires  d'une  République  ou  par  des 
commissaires  bolchevistes,  il  sera  également  exécré  par  les 
primitifs.  Il  n'y  a  que  dans  ces  petites  communes,  dont  chaque 
citoyen  connaît  son  voisin  et  peut  apprécier  les  intérêts  de  sa 
communauté,  où  il  pourrait  conserver  l'illusion  d'être  à  peu 
près  maître  de  sa  destinée.  A  côté  de  cet  avantage,  la  forme 
du  gouvernement  qui  la  lui  ferait  perdre  importerait  peu.  En 
Sibérie,  sous  la  garde  impassible  et  indifférente  des  patrouilles 
japonaises,  on  voit  la  révolution  démocratique  russe  aboutir 
tout  naturellement  à  l'application  des  idées  qui  en  ont  assuré 
le  succès. 


CHAPITRE  XI 


L'AMIRAL  KOLTCHAK 


I.  —  L'amiral  Koltchak,  sa  carrière. 

LA  notoriété  dont  jouissait  l'amiral  Koltchak  au  début 
de  l'affaire  de  Sibérie  était  moins  due  à  son  passé  de 
soldat,  —  quoique  très  brillant,  —  qu'au  rôle  qu'ii 
avait  joué  à  l'escadre  de  la  mer  Noire,  qu'il  commandait  quand 
la  révolution  éclata.  Tandis  que  la  désorganisation  de  la  flotte 
de  la  mer  Baltique,  immédiate  et  complète,  avait  été  accom- 
pagnée  d'atrocités  sans  nombre,  aucun  grave  désordre  n'avait, 
gagné  les  équipages  de  la  mer  Noire.  Comme  Broussilof  au 
groupe  Sud-Ouest  des  armées  russes,  l'arriiral  Koltchak  avait 
réussi,  par  l'introduction  de  quelques  réformes,  à  conserver 
son  influence  sur  les  hommes.  Mêmes  contacts  personnels  avec 
les  inférieurs,  même  grandiloquence,  avec  peut-être  moins 
de  concessions  à  l'esprit  d'indiscipline  :  la  savante  propagande- 
bolcheviste  s'était  en  premier  lieu  jetée  sur  les  troupes  à  proxi- 
mité de  Petrograd,  puis  sur  l'armée  ;  elle  n'avait  pas  encore- 
gagné  la  mer  Noire.  Quelques  marins  loquaces,  que  l'amiral 
prêta  à  Broussilof,  et  que  le  vieux  malin  gentilhomme  cajola 
avec  abnégation,  firent  du  bon  travail  parmi  les  troupes  qu'on 
dressa  pour  l'attaque  du  i®""  juillet. 

Un  remarquable  article  de  presse  signala  la  discipline  d& 
l'amiral  à  l'admiration  du  public  et  à  la  curiosité  inquiète  du 
Comité  exécutif.  En  juillet  1917,  l'envoi  d'une  vingtaine  de 
propagandistes  combla  la  lacune.  Quelques  semaines  plus^ 
tard,  l'amiral,  vaincu,  fut  sommé,  sur  le  pont  de  son  navire, 
de  se  rendre  à   son  équipage.   Il  eut  une  attitude   pleine  de 


EN       SIBÉRIE  511 

dignité,  refusa  de  rendre  son  sabre,  qu'il  jeta  à  la  mer  :  joli 
geste,  dont  s'emparèrent  la  poésie  patriotique  et  la  caricature. 

Il  venait  de  montrer  juste  assez  de  souplesse  pour  rester 
acceptable  dans  les  milieux  révolutionnaires,  et  assez  d'atta- 
chement aux  saines  idées  d'une  discipline  militaire,  pour  in- 
quiéter le  gouvernement  provisoire,  au  moment  où  Komilof 
prépara  son  coup  d'Etat.  Kerenski  l'envoya  en  mission  aux 
Etats-Unis  («Vous  partirez,  ou  vous  serez  arrêté!  »)  et  l'amiral 
tarda  assez  en  Suède  pour  apprendre  l'échec  de  la  malheu- 
reuse tentative  du  grand  patriote. 

Il  se  trouvait  au  Japon,  sur  le  chemin  du  retour,  quand  les 
bolcheviks  s'emparèrent  du  pouvoir.  Il  désira  continuer  à  se 
battre  contre  les  Allemands.  Ne  voulant  pas  se  contenter,  dans 
une  marine  alliée,  d'un  rang  inférieur  à  celui  qu'il  venait 
d'occuper  dans  la  sienne,  il  offrit,  par  dépêche,  au  War  Office 
de  Londres,  de  servir  dans  une  armée  de  terre,  dans  n'importe 
quel  rang  C).  Un  télégramme  de  Londres  le  pria  de(  se  rendre 
à  Shanghaï,  et  de  là  en  Mésopotamie,  où  le  commandement 
anglais  avait  été  averti. 

Des  visites  répétées  qu'il  fit  à  Pékin  au  prince  Koudachef  et 
aux  ministres  alliés  suggérèrent  à  ceux-ci  —  et  notamment 
aux  Anglais  —  l'idée  de  l'utiliser  dans  un  plan  de  grande 
envergure.  Il  s'agissait .  d'unifier,  sous  un  chef  notoire,  les 
efforts  isolés  des  officiers  de  Kharbine,  Semeonof,  Orlof  et 
autres.  L'amiral  refusa  une  propositon  de  Semeonof,  proba- 
blement inspirée  de  Khorvat,  d'accepter  le  commandement  des 
détachements  de  Kharbine.  Il  «  avait  engagé  sa  parole  vis- 
à-vis  des  Anglais  ». 

L'amiral  semble  avoir  été  désagréablement  surpris,  en  arri- 
vant à  Singapore,  d'y  trouver  un  T. S. F.  du  War  Office  lui 
«  permettant  de  se  rendre  en  Sibérie  »,  penmission  qu'il  n'avait 
pas  demandée.  Revenu  à  Shanghaï,  il  y  trouva  sa  nomination 
comme  membre  du  Conseil  de  direction  du  Chemin  do  fer  de 


0)  Un  de  ses  amis  me  dit  qu'il  avait  choisi  l'armée  nnpiaise 
parce  que  l'anglais  était  à  peu  près  la  seule  langue  étrangère  dont  il 
possédât  quelques  éléments. 


512         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

l'Est.  Cette  nomination  permit  —  sans  créer  de  nouveautés  — 
de  lui  confier  un  commandement  militaire.  En  effet,  le  traité 
russo-chinois  relatif  à  la  fondation  de  cette  importante  partie 
du  Transsibérien  mentionne  le  maintien  d'une  brigade  de 
gardes- frontière,  préposés  à  la  garde  de  la  voie  ferrée.  Ces 
troupes  se  trouvaient  inscrites  au  budget  du  ministre  des 
Finances  et  portaient  des  pattes  d'épaule  vertes.  Leur  nombre 
avait  toujours  excédé  les  20  hommes  par  verste  que  le  traité 
avait  fixés.  Le  général  Samoïlof  —  successeur  du  héros  Kor- 
nilof  —  les  commanda  pendant  la  révolution.  Ses  essais  d'orga- 
nisation des  officiers  à  Kharbine  avaient  échoué,  et  le  général 
Khorvat,  gérant  du  chemin  de  fer,  espérait  que  le  prestige  de 
l'amiral  ferait  ce  miracle  C)- 

Prévoyant  que  les  Japonais  allaient  jouer  un  rôle  très  im- 
portant en  Sibérie,  l'amiral  pria  l'ambassadeur  à  Tokyo, 
M.  Kroupenski,  de  transmettre  au  G.E.M.  japonais  que  ses 
intentions  étaient  a  de  s'entendre  avec  eux  sur  la  voie  à  suivre  ». 
Il  le  fit  prier  ((  de  télégraphier  aux  représentants  du  général 
Tanaka  à  Kharbine  et  Pékin  des  ordres  à  ce  sujet  ».  Mais  il 
lui  fut  impossible  d'arriver  à  un  accord  avec  ces  représentants. 
L'expérience  des  nombreux  détachements  que  les  officiers  de 
Kharbine  avaient  formés  avait  appris  aux  Alliés  qu'on  ne 
pouvait  rien  en  espérer  (^).  Le  petit  capitaine  Semeonof,  à 
peu  près  le  seul  qui  voulait  se  battre  et  qui  ne  quittait  parfois 
pas  ses  bottes  pendant  une  semaine,  quasi  reconnu  par  les 
gouvernements  alliés,  avait  gagné  en  importance.  Les  Japonais 
ne  croyaient  qu'aux  cosaques  (^),  et  leur  projet  d'intervention 


(^)  Le  général  Samoïlof  me  dit,  en  janvier  1919  :  «  Il  est  impossible 
pour  un  officier  russe  de  faire  du  service  comme  un  soldat.  »  Le 
général  Plechkof  :  «  Il  sera  impossibte  de  former  un  seul  régiment 
russe,  sans  qu'un  bataillon  sur  trois  soit  composé  de  soldats  étran- 
gers. » 

(^)  Avis  unanime  des  consuls  et  représentants  militaires  alliés  à 
KharÉïhe. 

(^)  Le  général  Tanaka  me  dit,  en  décembre  1918  :  «Si  le  général 
Janin  veut  atteindre  le  but  que  nous  tous  nous  proposons,  il  devra 
agir  avec  des  troupes  non-russes.  Les  Russes  (à  de  rares  exceptions 
près)  ont  perdu  leur  patriotisme.  Pour  le  rétablissement  de  l'ordre, 
on  ne  pourra  compter  que  sur  les  cosaques  !  » 


-5~/Z 


r/AMiii\i,  KOl.TCliAK. 


EN       SIBÉRIE  513 

avait  déjà  pris  une  forme  précise  :  elle  ne  dépasserait  pas 
rOussouri,  pays  de  cosaques,  où  le  cosaque  Semeonof,  seul, 
pouvait  devenir  une  véritable  force. 

L'amiral  essaya  de  se  subordonner  le  capitaine.  Après  avoir 
vainement  attendu  sa  visite,  il  alla  le  visiter  dans  son  repaire, 
la  gare  Mandchouria.  L'entrevue  fut  froide.  Quand  l'amiral 
annonça  au  capitaine  qu'il  le  nommait  ataman  des  cosaques 
d'Oussouri,  l'autre  répondit  :  «  Inutile,  je  me  suis  déjà  nommé 
moi-même I  »  D'ailleurs  Koltchak  était  amiral  et  —  comme 
Semeonof  me  le  dit  plus  tard  :  «  Pour  nous,  officiers  de  l'armée 
de  terre,  un  amiral  est  une  sorte  de  civil  !  » 

Rebuté  par  Semeonof,  qui  fut,  parmi  les  patriotes,  le  seul 
chef  voulant  risquer  sa  vie  au  front,  l'amiral  n'eut  qu'à  con- 
tinuer l'œuvre  des  «  civils  »  Khorvat  et  Popof  :  l'organisation 
et  l'équipement  —  en  pure  perte  —  de  détachements  de  parade 
en  Chine.  Il  semble  avoir  refusé,  à  plusieurs  reprises,  toute  aide 
militaire  au  capitaine  récalcitrant,  quand  celui-ci  fut  en  dan- 
ger, et  ce  furent  chaque  fois  les  Japonais  qui  l'en  tirèrent  ('). 
A  Kharbine  on  oublia  que  les  Russes  avaient  à  ce  moment 
besoin  d'exemples  et  que  les  génies  du  sabre  sont  plus  rares 
et  plus  précieux  que  les  politiciens. 

La  situation  exceptionnelle  du  chemin  de  fer  de  l'Est,  qui 
est  terre  russe,  protégée  par  des  baïonnettes  chinoises,  permit 
aux  nombreux  officiers  russes  réfugiés  de  Russie  de  s'y  établir 
en  des  fonctions  administratives,  d'y  ouvrir  des  magasins,  de 
faire  le  commerce  de  l'opium,  tout  en  promenant  en  ville  des 
uniformes  nouvellement  inventés,  et  faisant  tinter  leurs  sabres 
contre  les  trottoirs.  Avec  de  tels  militaires,  déracinés  par  la 
chute  du  tsarisme,  et  vite  corrompus  par  l'abominable  atmos- 
phère de  cette  colonie  de  trafiquants  et  spéculateurs  —  un 
ghetto  et  un  bagne  —  l'exemple  d'un  Komilof  seul  eût  pu 
faire  quelque  chose.  L'honnête  amiral,  avec  ses  saillies  ora- 
toires et  sa  fureur  patriotique,  ne  put  arriver  à  rien. 


(')  Le  colonel  Orlof  a  «Hé  rappelé  par   Kollchak  du   {toiU   Af   \\n\ul- 
chouria   à  un   moment   très  critique  pour  Semeonof. 

33 


514         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

En  juin  1918,  l'amiral,  conscient  de  son  impuissance,  se 
rendit  à  Tokyo  et  y  eut  un  entretien  avec  le  général  Tanaka, 
en  présence  de  MM.  Koupenski,  Chichkine,  Stepanof  et  autres. 
Le  chef  du  G.E.M.  japonais  lui  conseilla  de  «  se  retirer  mo- 
mentanément de  l'affaire».  ((  Nous  vous  réservons  pour  l'ave- 
nir un  rôle  plus  important!  »  Fut-ce  un  congé,  ou  y  eut-il 
déjà  entente  avec  les  Anglais.*^ 

L'amiral  passa  deux  mois  en  villégiature  au  Japon.  Entre 
temps,  l'aide  des  Tchèques,  qui  soutinrent  le  Directoire,  permit 
la  mobilisation  en  Sibérie  d'une  armée  importante.  Quand  le 
général  Knox,  à  la  tête  d'une  mission  militaire  anglaise,  se 
rendit  en  Sibérie,  pour  en  entreprendre  l'organisation,  il  cueil- 
lit l'amiral  en  route.  Celui-ci  alla  y  jouer  un  rôle  considérable. 

Le  général  Knox:  s'arrêta  à  Vladivostok.  L'amiral  continua 
son  voyage  et  se  mit  à  la  disposition  ^u  général  Boldyref, 
membre  du  Directoire  et  commandant  en  chef.  Il  fut  nommé 
un  mois  plus  tard  au  poste  de  ministre  de  la  Guerre,  en  rem- 
placement du  général  Iwanof  Rinof .  Par  de  fréquents  voyages 
au  front,  où  il  fut  populaire,  il  enflamma  les  troupes.  Il  trouva 
une  armée  républicaine.  La  plupart  des  ofïîciers  royalistes 
s'étaient  déjà  assuré  des  postes  en  arrière.  Les  officiers  du 
front  étaient,  pour  une  grande  partie,  républicains,  mais 
mécontents  de  la  gestion  des  affaires.  Les  inévitables  frictions 
entre  politiciens  socialistes-révolutionnaires  et  officiers  se  pro- 
duisaient partout.  La  faiblesse  du  parti  socialiste-révolution- 
nare  pendant  la  révolution  a  toujours  été  de  vouloir  changer 
le  caractère  de  l'armée.  Une  armée  ne  doit  être  qu'un  instru- 
ment entre  les  mains  des  chefs.  Chaque  essai  d'y  apporter  des 
changements  —  sous  prétexte  de  collaboration  des  hommes 
aux  buts  militaires  —  en  diminue  la  valeur.  Ce  fut  à  un  ban- 
quet d'offlciers  à  lékatérinbourg,  présidé  par  l'amiral,  en 
tournée  au  front,  que,  pour  la  première  fois,  un  général 
russe   C),    sous   les   acclamations   des   Russes   et   de   quelques 


0  Ce  fut  le  général  Bangherski,  Letton,  fils  de  paysans,  républi- 
cain, officier  de  valeur  éprouvée.  Voyez  au  chapitre  II  mes  impres- 
sions personnelles. 


SIBERIE 


515 


officiers  alliés,  interpréta  le  désir  du  corps  d'ofiieiers,  que 
i'amiral  s'emparât  du  pouvoir.  L'amiral  refusa  de  répondre, 
puis  se  laissa  pousser. 

2.    AVTOUR    DU    COUP    d'ÉtaT. 

Le  coup  d'État  eut  lieu  le  i8  novembre  1919.  Les  membres 
du  Directoire  furent  arrêtés  et  dirigés  sur  la  frontière,  l'état 
de  siège  et  la  dictature  de  l'amiral  proclamés.  Ce  coup  d'État, 
exécuté  trop  tôt,  fut  peut-être  une  faute.  D'abord  parce  que 
l'amiral,  ne  connaissant  pas  les  rouages  de  l'armée,  et  sans 
convictions  politiques,  fut  à  la  merci  de  quelques  Éminences 
grises  qui  le  firent  mener  une  politique  entièrement  de  sou- 
bresauts. II  suscita  ensuite  la  résistance  des  atamans  de  l'Orient, 
dont  il  exigea  une  soumission  immédiate  sans  les  avoir  préala- 
blement consultés  :  le  résultat  en  fut  l'arrêt  des  envois  vers 
Omsk  par  les  officiers  de  Semeonof.  Mais  le  pire  malheur  fut 
que  les  auteurs  du  pronunciamento  avaient  omis  de  consul- 
ter les  Tchèques  sans  lesquels  le  Directoire  d'Oufa  n'aurait  pu 
être  fondé,  ni  le  nouveau  gouvernement  ne  pouvait  subsister. 

Aux  100.000  rouges,  le  gouvernement  d'Omsk  n'avait  pu 
opposer  que  i5.ooo  volontaires  russes,  sous  Voïtsekhovki, 
Pépélaief,  Kappel,  Grevine,  etc.,  encadrés  par  35. 000  Tchèques 
qui  trouvèrent  que  les  officiers  d'Omsk  auraient  mieux  fait  de 
venir  les  aider  au  front  au  lieu  d'aller  en  nombres  imposants 
arrêter  des  avocats  à  Omsk.  Le  soldat  tchèqiio,  mécontent,  se 
serait  laissé  apaiser  et  aurait  pu  facilement  ("'tre  amené  à  rester 
indifférent  à  ((  cette  question  intérieure  russe  »  —  comme  le 
lui  avait  recommandé  le  président  Masaryk  —  si  les  comités  et 
agents  politiques  ne  s'étaient  interposés,  bien  entendu  au  nom 
do  la  démocratie,  parce  que,  le  plus  souvent,  c'est  un  discours 
d'un  politicien  qu'on  appelle  une  conviction  de  la  démocratie, 
Un  manifeste  dii  Conseil  national  tchèque,  que  les  journaux 
russes  publièrent,  blâma  en  termes  sévères  le  coup  d'État. 
L'état-major  en  empêcha  heureusement  la  divulgation  dans  les 
rangs  de  l'armée.   Peut-être  les  avocats  tchèques  eurent-ils  le 


516  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

droit  de  protester  contre  l'arrestation  de  leurs  camarades  poli- 
tiques C),  mais  ils  augmentèrent  le  désordre  et  déclanchèrent 
une  réaction  des  éléments  de  gauche  contre  le  fait  accompli  C). 
Il  ne  faut  pas  croire  —  certains  politiciens  ont  voulu  le 
suggérer  à  l'Europe  —  que  la  population  sibérienne  était 
opposée  à  l'avènement  du  chef  suprême.  Rien  n'est  moins 
naïf!  La  seule  influence  que  la  révolution  ait  probablement 
eue  sur  l'idéologie  du  paysan  sibérien  —  une  révolution  n'est 
en  somme  qu'une  gigantesque  discussion  très  bête,  très  tapa- 
geuse €t  très  sanglante  —  ce  fut  une  méfiance  à  l'égard  de  la 
monarchie,  d'ailleurs  inexplicable  à  deux  ou  trois  mille  kilomè- 
tres de  la  capitale  C).  La  seule  chose  qui  importe  pour  lui  est  la 
disposition  de  sa  terre  et  l'écoulement  de  ses  produits,  avec  de 
l'ordre  dans  les  moyens  de  transport,  les  administrations,  la 
police.  Puisque  l'amiral  lui  promettait  tout  cela,  il  accepta  son 
gouvernement,  —  comme  de  droit,  —  tant  qu'il  fut  fort.  A 
l'exception  des  bolcheviks  et  des  socialistes-révolutionnaires  de 
gauche  et  du  centre  (  qui  sont  pour  la  nationalisation  de  la 
terre),  les  partis  politiques  furent  pour  l'amiral.  Le  bloc 
«démocratique»  qui  l'appuya  fut  composé  de  :  i"  les  coopé- 
ratives ;  2°  le  Conseil  des  associations  du  commerce  et  de 
l'industrie  ;  3°  les  comités  des  industries  de  guerre  ;  A"  le  parti 
cadet;  5°  la  section  Plekhanof  du  parti  socialiste-démocrate; 
6°  le  parti  travailliste  (dirigé  par  des  intellectuels)  ;  7°  les 
socialistes-révolutionnaires  de  droite. 


(^)  Une  douzaine  de  membres  de  la  Constituante  d'Oufa,  qui  sié- 
geaient au  moment  du  coup  d'Etat,  dans  la  zone  tchèque,  et  dont  le 
général  Sirovy  avait  défendu  l'arrestation,  avaient  été  enlevés,  en  son 
absence,  par  ordre  du  général  Diterikhs.  Ce  fut  cet  attentat  à  l'auto- 
rité tchèque  qui  fut  plus  sévèrement  ressenti  que  le  coup  d'Etat  à 
Omsk. 

(^)  Le  21  décembre  éclata  une  révolte  à  Omsk.  Les  insurgés  déli- 
vrèrent les  douze  politiciens  dont  je  viens  de  parler,  sans  aucune 
participation  de  leur  part.  Ceux-ci  revinrent,  d'ailleurs,  après  quelques 
heures,  se  constituer  prisonniers.  Ils  n'en  furent  pas  moins  «jugés» 
par  un  «  comité  d'officiers  »  et  noyés  dans  l'Irtych. 

(^)  Un  paysan  du  Transbaïkal,  désabusé  après  deux  ans  de  révo- 
lution, me  dit  :  «  On  a  tant  parlé  du  tsarisme  !  Mais  quel  mal  le 
tsar  a-t-il  bien  pu  nous  faire  à  3. 000  vcrstes  de  distance    ?  » 


EN        SIBERIE 


517 


Le  président  des  coopératives  sibériennes,  organe  écono- 
mique et  politique  très  puissant,  M.  Sazonof,  annonça  en 
l'amiral  un  «  Washington  russe  »  C).  C'est-à-dire  que  tout  le 
monde  en  désirait  un.  Aucun  des  partis  politiques  que  je  viens 
de  mentionner  n'aurait  supporté  la  domination  d'un  autre. 
Mais  telle  fut  la  nécessité  d'une  main  ferme  au  gouvernail  de 
l'État,  que  tous  s'inclinèrent  devant  le  sabre,  cet  instrument 
si  éminemment  neutre.  Malheureusement,  le  sabre  alla  faire 
de  la  politique  à  son  tour. 

Des  services  «  de  contre-espionnage  »  furent  institués  dans 
les  villes  et  absorbèrent  un  grand  nombre  d'officiers,  auxquels 
le  gouvernement  octroya  un  pouvoir  discrétionnaire  pratique- 
ment illimité.  Un  citoyen  était  suspect  pour  avoir  critiqué  le 
gouvernement,  voire  pour  désirer  l'avènement  de  l'Assemblée 
constituante.  Les  suspects  furent  généralement  envoyés  «  dans 
la  République  de  l'Irtych  ».  Il  y  a  eu  nombre  de  cas  où  l'état 
de  la  fortune  du  délinquant  semble  avoir  déterminé  sa  con- 
damnation. 

3.  —  La  question  des  officiers. 

Les    PRAPORCIITCHIKS. 

Il  est  certain  que  le  gouvernement  de  l'amiral  se  trouva  — 
peut-être  à  cause  de  son  origine  —  dans  l'impossibilité  de 
diriger  ses  officiers  là  où  ils  pourraient  être  le  plus  utilement 
employés.  Les  villes  sibériennes  sont  remplies  d'officiers  de 
métier,  qui  refusent  de  se  battre  au  front.  A  Kharbine,  ils 
ont  usurpé  des  postes  administratifs,  et  on  les  y  maintient, 
soit  «en  vue  des  mobilisations  futures»,  soit  «parce  qu'il 
serait  une  illusion  de  former  des  régiments  russes  sans  un 
bataillon    d'étrangers   pour   y   maintenir   la    discipline   C).    A 


(^)  Ce  ne  fut  qu'en  janvier  1920  que  M.  S.TZonof  fil  la  découverte 
qu'il  s'était  trompé.  En  fait,  le  seul  tort  que  l'amiral  a  ou,  c'est  de 
ne  pas  avoir  réussi. 

(^)  Les  généraux  S...  et  P...  m'ont  dit  que,  selon  eux,  aucun  régi- 
ment russe  ne  pourrait  rien  faire  de  bon  sans  un  bataillon  japonais 
pour  protéger  les  officiers. 


518  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Tchita  et  au  Transbaïkal,  où  le  gros  travail  est  fait  par  les 
Japonais,  les  régiments  de  Semeonof  sont  soustraits  au  front 
de  l'Oural,  d'abord  parce  que  l'amiral  n'a  pas  voulu  recon- 
naître à  leur  chef  sa  dignité  d'ataman  des  cosaques  d'Extrême- 
Orient,  et  quand  il  aura  été  reconnu,  parce  que  leur  présence 
sera  devenue  indispensable  au  front  du  Transbaïkal .  A  Irkoutsk, 
on  est  monarchiste  :  «  Tant  que  Koltchak  ne  se  prononce  pas 
pour  le  rétablissement  d'une  monarchie,  nous  ne  voyons  pas 
pourquoi  nous  nous  battrions!  »,  me  déclarent  les  officiers 
russes.  Et  ainsi  de  suite.  A  Omsk  même,  un  entassement  consi- 
dérable se  fait  d'officiers  excellents,  jeunes  et  qui  ont  donné 
des  preuves  au  front  allemand  des  meilleures  qualités  mili- 
taires. 

On  a  parfois  l'impression  que  le  ministère  de  la  Guerre  a 
créé  des  bureaux  (^)  pour  en  embusquer,  tellement  est  énorme 
leur  nombre  sur  les  trottoirs  de  la  ville,  et  tellement  scanda- 
leux, si  l'on  pense  à  la  pénurie  de  chefs  expérimentés  au  front. 
Tout  cela  est  d'autant  plus  regrettable,  que  cette  classe  d'offi- 
ciers se  considère  comme  héritière  des  meilleures  traditions  de 
l'ancien  régime  et  comme  l'espoir  de  la  Russie  symbolique. 
Si,  dans  les  speechs  officiels,  ces  militaires  se  dressent  comme 
((  un  mur  en  face  du  désordre  et  de  l'anarchie  »,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  craindre  qu'il  ne  puisse  résister  à  des  chocs 
vigoureux  depuis  que  l'attachement  au  légitime  chef  de  l'Etal 
—  ce  ciment  qui  en  joignait  les  pierres,  —  s'est  volatilisé. 

Cela  a  été  ainsi  dès  le  commencement  de  l'action  du  Direc- 
toire d'Oufa.  A  la  fin  d'octobre  191 8,  les  généraux  Sirovy  et 
Diterikhs,  nommés  commandant  en  chef  et  chef  d'état-major 
du  groupe  d'armées,  trouvèrent  en  arrière  du  front  une  situa- 
tion ahurissante.  Des  milliers  d'officiers,  rescapés  de  Russie, 
s'étaient  réunis  en  160  états-majors,  avec  leurs  ordonnances 
pour  seuls  soldats.  Entre  autres,  un  corps  d'armée,  comptant 
60  militaires,  parmi  lesquels  2A  officiers,  tous  occupés  dans  les 
bureaux  de  l 'état-major,   avait  soustrait  au  front  des  canons. 


(M  Pai'  exemple  une  batterie  sans  canons,  où,  à  Omsk,  17  officiers 
furent  employés. 


SIBERIE 


519 


mitrailleuses,  munitions,  qu'on  gardait  quelque  part,  en  ar- 
rière du  front,  en  attendant  que  les  soldats  se  présentassent 
pour  les  organiser!  Il  fallait  les  arrêter  et  envoyer,  munis  de 
fiches,  chez  les  commandants  des  régions  militaires  en  les- 
quelles on  avait  divisé  la  Sibérie!  Tous  ces  milliers  d'officiers, 
que  seul  un  Kornilof  eût  contraints,  par  son  magnifique 
exemple,  de  prendre  le  fusil  et  le  sac  au  dos,  l'amiral  n'a 
jamais  réussi  à  les  envoyer  là  où  leur  activité  aurait  été  indis- 
pensable. 

Quand  je  me  rendis  au  front  (mars  1919),  la  situation  au 
corps  d'officiers  était  la  suivante  :  dans  les  régiments,  5  % 
officiers  du  métier,  et  plus  que  70%  de  praportchiks.  Pour  ne 
nommer  qu'un  seul  exemple  :  au  45^  régiment,  je  trouvai  58 
officiers,  parmi  lesquels  3  officiers  du  métier.  Ce  sont  :  le  colo- 
nel, son  aide  (un  lieutenant-colonel)  et  un  capitaine  sans  pro- 
tection et  négligé  par  le  sort  au  cours  de  la  grande  guerre. 
Le  premier  a  pris  service  pour  des  raisons  patriotiques,  le 
second,  vieillard  de  60  ans,  pour  venger  sur  les  rouges  sa 
femme  et  sa  fille,  indignement  maltraitées  par  des  soldats 
rouges.  Parmi  les  55  officiers  de  réserve,  je  trouve  4i  pra- 
porchtchiks. 

Ce  sont  les  praporchtchiks  qui  forment  les  jeunes  classes,  qui 
font  les  reconnaissances  dans  cette  guerre,  où  le?  officiers  ne 
sont  faits  prisonniers  que  pour  être  martyrisés,  qui  conduisent 
leurs  hommes  aux  combats  et  qui  ne  peuvent  pas  se  consoler 
avec  les  plaisirs  pour  lesquels  leurs  brillants  camarades  de 
céans  s'embusquent  dans  les  villes. 

On  se  rappelle  comment  ces  derniers  se  moquaient  d'eux 
pendant  la  grande  guerre,  avec  quelle  véhémence  on  les  accu- 
sait plus  tard  d'avoir  répandu  les  idées  révolutionnaires  dans 
l'armée,  ou  du  moins  de  les  avoir  trop  tôt  acclamées  dans  les 
assemblées  des  soldats.  Cela  ne  les  a  pas  empêchés  de  se  faire 
tuer  aux  attaques  de  juillet  et  août  1917.  Et  s'ils  se  sont,  en 
officiers  russes,  trompés  sur  la  portée  d'événements  qui,  en 
somme,  ont  débordé  le  jugement  de  tout  le  monde,  ils  peuvent 
se  réclamer  d'un  nombre  immense  d'augustes  exemples.  Les 


520         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

matelots  les  tuaient,  tout  comme  les  officiers  du  cadre,  dans 
les  maisons  de  Sébastopol,  Odessa  et  Kief,  quand  leur  seul 
crime  fut  de  porter  des  pattes  d'épaule  d'officier,  et  encore  plus 
tard,  à  la  seconde  révolution,  pour  la  seule  raison  d'avoir  été 
des  officiers. 

On  continue  à  se  tenir,  à  leur  égard,  aux  anciennes  règles 
de  promotion.  Il  y  a  des  chefs  clairvoyants  —  trop  rares, 
hélas!  —  qui  les  distinguent  dans  la  masse  des  jeunes.  Ils  y 
voient  le  pur  métal  dont  seront  forgés  les  futurs  chefs  de 
l'armée  russe.  Et  un  des  côtés  les  plus  tragiques  du  gigan- 
tesque conflit  russe  et  illustré  par  le  fait  que  ces  praporchtchiks 
accusés  d'avoir  provoqué  et  préparé  le  bolchevisme  dans 
l'armée  russe,  trouvent  chaque  jour,  parmi  leurs  prisonniers, 
des  officiers  de  carrière  et  leurs  camarades  de  l'ancien  régime. 

k.  —  La  faiblesse  du  régime. 

La  jeunesse  et  l'inexpérience  des  officiers,  pour  la  plupart 
anciens  élèves  des  gymnases  et  dont  la  moitié  compte  moins 
que  20  ans,  mettaient  souvent  la  troupe  en  état  d'infériorité. 
Cependant,  ils  s'aguerrissaient,  et  on  aurait  pu  arriver  à  quelque 
chose,  si  l'arrière  avait  coopéré.  Mais  il  y  avait  «  quelque  part, 
entre  Omsk  et  le  front  »,  un  trou,  dans  lequel  tout  disparais- 
sait :  complets  d'équipements,  bottes,  casquettes,  couvertures, 
le  sucre,  le  tabac,  les  sous-vêtements  pour  officiers,  et  jusqu'aux 
fusils  et  munitions  destinés  au  front.  Pour  expliquer  la  longue 
impunité  de  la  canaille  qui  vivait  aux  dépens  de  l'armée,  on  est 
obligé  de  la  supposer  nombreuse. 

Dès  le  début,  on  put  se  procurer  à  Omsk,  moyennant  de 
bons  billets,  des  papiers  militaires  permettant  à  un  commer- 
çant —  et  qui  ne  l'était  pas  par  ces  temps  durs.^*  —  d'aller  avec 
des  wagons  militaires  faire  des  achats  à  Kharbine,  et  d'en 
revenir  revendre  ses  marchandises  dans  la  capitale.  Chaque 
nuit,  des  soldats  venaient  décharger,  à  la  i3®  ou  i4®  voie  de 
la  gare  d'Omsk,  quantités  d'objets  de  luxe  pour  dames,  par- 
fums, sous-pantalons  parisiens  (on  était  resté  fort  mondain  à 


SIBERIE 


521 


Opisk).  Un  ministre  en  fonctions  n'a-t-il  pas  gagné  ainsi  une 
coquette  fortune  O,  par  le  transport,  pour  son  propre  compte, 
de  vingt  wagons,  destinés  à  approvisionner  la  population  en 
détresse?  L'affaire  étant  rendue  publique,  le  cher  collègue  a 
dû  démissionner,  mais  on  lui  a  épargné  le  déplaisir  de  rendre 
gorge,  probablement  pour  ne  pas  créer  un  fâcheux  antécédent. 

Le  trafic  en  wagons  militaires  était  le  secret  de  Polichinelle 
à  Omsk.  Deux  fois  j'ai  vu  des  commerçants  présenter  au  com- 
mandant militaire  de  la  gare  d'Omsk,  plus  ou  moins  gêné  par 
ma  présence,  les  papiers  portant  le  cachet  du  grand  quartier, 
et  qui  obligèrent  cet  officier  de  mettre  les  voitures  à  leur  dispo- 
sition. Pourquoi  a-t-on  attendu  la  débâcle  finale,  pour  con- 
damner un  des  principaux  coupables,  qui  fut  le  général  chef 
des  transports  au  grand  quartier  général  (^)?  Quelles  compli- 
cités inextricables  se  sont  opposées  aux  poursuites  judiciaires? 

La  faiblesse  du  régime  se  manifestait  d'ailleurs  en  une  faci- 
lité anormale  des  meurtres  politiques  ou  quasi  politiques  : 
l'amiral  n'a  jamais  voulu  les  interdire,  probablement  parce 
qu'il  était  impuissant.  Il  n'était  chef  suprême  qu'en  nom;  la 
Russie  était  une  oligarchie  :  le  pire  des  régimes.  La  multipli- 
cation des  pouvoirs  donnait  lieu  à  de  nombreux  abus.  Certains 
scandales  rappellent  celui  du  roi  David  avec  la  femme 
d'Uriah  (^),  ou,  pour  choisir  un  exemple  plus  récent,  celui  de 
Maurice  de  Saxe  qui  obtint  une  lettre  de  cachet  pour  rendre 
un  mari  phis  complaisant  (*). 

Les  véritables  ennemis  du  régime  d'Omsk  ne  furent  pas  les 
bolcheviks,    que  tout   le  monde  détestait,   ils  se   trouvaient  à 


(')  Un  wnpon,  hnbilempnt  rempli,  rapportait,  à  cause  de  la  diffé- 
rence des  prix  entre  Kharbine  et  Omsk,  un  peu  plus  qu'un  million 
de  roubles. 

(^)  Le  général  Kasatkine  a  été  condamné  à  mort,  puis  gracié  après 
intervention  de  l'étranger,  pour  les  services  rendus  pendant  la  retraite. 
Il  ne  fut  d'ailleurs  pas  le  seul  officier  supérieur  impliqué  dans 
l'affaire. 

(•'')   II   Samuel,    ii,    i5. 

(■*)  Favart,  le  mari  de  la  (".bantilly  (Voy.  Grimm  et  IHd.  C.orr.  Ht. 
VIII,  p.  23i-i>.'^3).  Il  s'agit  du  ministre  S...  La  lettre  de  cachet  fut  \m 
envoi  en  première  ligne,  que  le  ministère  de  la  Guerre  aocorda  com- 
plaisamment. 


522         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

l'intérieur.  Le  soldat  qui  se  bat,  le  citoyen  qui  paye,  ne  de- 
mandent pas  qu'on  leur  explique  tous  les  actes  du  pouvoir 
exécutif  :  ce  sont  là  exigences  d'ambitieux  voulant  participer 
à  la  conduite  des  affaires  publiques.  Ils  ne  veulent  qu'être 
conduits  de  main  sûre,  ils  demandent  la  certitude  d'une  tran- 
quillité, présente  ou  future,  —  il  leur  est  indifférent,  au  nom 
de  quels  principes,  —  pour  compenser  les  sacrifices  qu'on  leur 
impose.  Mieux  vaut  à  leurs  yeux  un  mauvais  programme  poli- 
tique, fût-ce  le  programme  bolcheviste,  conduit  de  façon  inexo- 
rable, que  le  programme  le  plus  joli  et  le  plus  attendrissant,. 
qui  ne  suscite  que  des  espoirs  idiots  et  qui  ne  fait  que  dupes. 

Je  m'explique  ainsi  comment,  pendant  les  retraites  du  moi& 
d'août  1919,  jusqu'aux  bourgeois  hésitèrent  à  quitter  leurs 
demeures,  pour  suivre  la  destinée  du  gouvernement.  On  me 
dit  :  «  Évidemment,  ces  ministres  et  ces  généraux,  ils  sauve- 
ront leur  peau,  leur  fortune  se  trouve  déjà  à  l'étranger.  Mais 
nous.**  Si  nous  avions  encore  l'espoir  de  pouvoir  retourner.»*  » 

Il  n'est  pas  vrai  que  le  gouvernement  d'Omsk  n'ait  été  sup- 
porté que  d'un  petit  groupe  de  monarchistes.  La  plus  grande 
partie  de  la  population  sibérienne  l'avait  admis  au  -début, 
quand  les  proclamations  de  l'amiral  inspiraient  la  confiance. 
Mais  l'incapacilé,  l'inexpérience  et  les  vols  de  son  entou- 
rage O  avaient  graduellement  provoqué  un  indicible  malaise. 
Les  vertus  de  l'amiral,  son  honnêteté,  son  enthousiasme  n'y 
purent  plus  rien.  La  défaite  est  la  résultante  naturelle  du 
régime.  La  Sibérie,  dès  le  mois  de  juillet  191 9,  voterait  pour 
le  régime  qui  saurait  se  rendre  définitif.  D'ailleurs,  le  désordre, 
sous  le  régime  bolcheviste,  serait  moins  grand  que  sous  celui 
de  l'incertitude.  On  en  avait  assez  des  théories.  On  s'apprêtait 
à  subir  le  régime  qui  aurait  l'armée  la  plus  forte.  ^ 

5.  —  L'amiral. 
J'ai  eu  deux  fois  le  plaisir  de  causer  avec  l'amiral.   Il  est 


(^)  On  loua,  au  début,  la  participation  aux  affaires  de  l'Etat  de 
fonctionnaires  jeunes,  non  compromis  dans  les  bureaux  de  Vancien 
régime.  Comme  si  l'on  peut  se  passer  de  connaissances  techniques, 
péniblement  acquises  ! 


SIBERIE 


523 


petit,  a  des  épaules  carrées,  et  ne  semble  jamais  quitter  l'alti- 
tude du  commandement.  Un  regard  un  peu  fixe,  mais  honnête, 
une  expression  sympathique  au  visage.  Pendant  la  conver- 
sation, un  rien  suffit  pour  qu'il  s'emballe  de  façon  inquiétante. 
Quand  il  me  parla  de  l'intervention  américaine  en  Sibérie,  il 
avait  l'écume  aux  lèvres.  Son  entourage  l'admirait  beaucoup 
pour  cette  fureur  facile,  et  y  voyait  je  ne  sais  quelle  force 
d'enthousiasme  pythique,  tandis  que  ce  n'était  qu'une  dange- 
reuse faiblesse.  C'est  une  nature  pleine  de  noblesse,  mais  dans 
le  sens  que  les  vieilles  légendes  russes  nous  ont  conservée, 
excluant  la  souplesse,  la  ruse  et  presque  la  prudence.  Il  croyait 
fortement  en  ce  qu'il  faisait  :  cela  est  bien.  Il  faisait  tout  ce 
qu'il  croyait,  et  cela  est  fort  mal.  Sa  politique  courait  d'inspi- 
ration en  inspiration,  et  changeait  souvent  du  matin  au  soir. 
II  n'avait  autour  de  lui  que  des  «  jeunes  ».  Pour  un  chef  de 
détachement  qui  vit  d'élans,  rien  de  plus  naturel.  Pour  un 
chef  d'Etat,  ce  fut  une  fauté  de  principe  :  les  jeunes  n'étaient 
pas  assez  jeunes  pour  ne  pas  apporter  à  Omsk  les  jeunes  espoirs 
d'une  époque  déjà  ancienne.  Il  fallait  de  vieux  rats,  que  l'âge 
avait  détachés  de  leurs  propres  doctrines. 

On  devinait  en  lui  la  tristesse  d'un  homme  dont  aucun  effort 
n'aboutit  au  résultat.  Il  n'est  pas  assez  général  pour  en  imposer 
aux  presque  trois  mille  officiers  qu'occupent  les  bureaux 
d'Omsk,  et  pas  assez  homme  politique  ponr  conduire  cette 
magnifique  et  tentante  entreprise  que  serait  la  restauration 
de  la  Russie  en  son  ancienne  grandeur,  froidement,  logique- 
ment, comme  une  affaire.  Le  choix  d'un  grand-duc  C)  eût  été 
une  faute  (peut-être!),  mais  du  moins  les  officiers  se  seraicnt-il.s 
rangés  autour  du  chef,  comme  les  détachements  de  communis- 


(^)  Dans  les  cercles  officiels,  on  n'a  pas  voulu  envisager  l'hypothèse 
que  la  révolution  russe  n'a  été,  du  commencement  jusqu'à  la  fin, 
qu'une  énorme  bévue.  On  a  souvent  cru.  parmi  la  populace,  h  l'avè- 
nement prochain  du  grand-duc  Mikhaïl  Alexandrovilch.  On  chucho- 
tait avec  mystère,  et  répandait  par  une  sorte  de  pia  fraiis  les  détails 
les  plus  minutieux  sur  son  séjour  en  Sibérie.  On  le  signalait  tantôt 
à  Omsk,  ou  à  Kliarbine  et  Tehita,  c'est-à-dire  où  le  plus  grand  nombre 
d'officiers  monarchistes  étaient  accumulés.  11  n'est  pas  sûr  que  le 
grand-duc  aurait  été  mal  reçu  par  la  population,  s'il  avait  fait  sa 
rentrée  avec   un   programme   large,   lilural   et   conciliant. 


524         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

tes  autour  de  l'anti-chef,  et  on  aurait  disposé  d'un  noyau  sûr. 
La  force  d'un  régime  réside  surtout  dans  les  croyances  d'une  pe- 
tite élite,  les  autres  s'en  f...  En  Sibérie  ne  peut-on  pas  s'empê- 
cher de  croire  que  le  prix  de  l'obéissance  factice  au  chef  suprême 
fut  la  facilité  pour  les  suppôts  du  régime  de  se  faire  embusquer, 
et  l'impunité  de  petits  et  grands  délits  C)- 

L'amiral  accentua  pendant  nos  conversations  le  rôle  que  des 
étrangers  (parmi  lesquels  il  rangea  les  Lettons  et  les  Juifs) 
continuent  de  jouer  dans  tous  les  mouvements  subversifs  en 
Russie  et  en  Sibérie.  Il  me  montra  quelques  photos  de  comités 
révolutionnaires  (pétiorkas)  C)  d'Omsk,  de  lékatérinbourg,  etc. 
Les  photos,  prises  dans  des  caves,  juste  avant  la  pendaison  des 
coupables,  me  montrèrent  des  figures  caverneuses,  atterrées 
par  la  peur.  «  Voici  les  noms  des  huit  conspirateurs  de  léka- 
térinbourg, me  dit-il,  parmi  eux  je  compte  deux  Russes,  trois 
Juifs,  trois  Lettons.  Regardez  les  faces  des  deux  Russes  :  ne 
sont-ce  pas  des  douraki  (idiots)  et  ne  voyez-vous  pas  en  eux 
l'image  de  la  Russie  même,  analphabète,  mal  instruite,  séduite 
par  des  allogènes  malins?  Pour  la  pétiorka  d'Omsk,  la  même 
chose.  Parmi  sept  membres,  un  Russe,  et  ce  n'est  pas  le  plus 
intéressant.  Le  chef  est  toujours  un  commissaire,  envoyé  par 
Trotski.    » 

Quant  à  la  politique  américaine,  l'amiral  la  prétendit  être 
infecte  pour  la  Russie. 

«  Les  Etats-Unis  ont  envoyé  ici  des  représentants  qui,  étant 
aussi  mal  intentionnés  que  le  président,  et  subissant  de  sem- 
blables influences,  empirent  la  situation.  On  dit  parfois  que  les 
Américains  sont  mal  informés,  mais  ils  savent  autant  que  les 
autres  puissances.  L'attitude  de  leurs  chefs.  Graves,  Robinson, 


(^)  Chaque  fois  que  la  conduite  d'un  officier  semblait  devoir  impo- 
ser une  punition  (ivresse  publique,  désertion,  détournement  de 
fonds),  l'amiral  faisait  remarquer  «  que  les  bolcheviks  en  avaient  assez 
tué  en  Russie,  pour  qu'on  ne  continuât  pas  à  le  faire  en  Sibérie  1  ». 
Ce  ne  fut  qu'à  la  fin  du  régime  qu'on  commença  à  sévir. 

(^)  (c  Pétiorka  »  (groupe  de  cinq),  mot  appartenant  au  vocabulaire 
révolutionnaire  :  comité  secret,  un  dans  chaque  ville  russe,  composé 
<ie  5  membres,  qui,  sous  l'ancien  régime,  dirigeait  les  conspirations. 
Depuis,  le  nombre  des  membres  a  varié,  le  nom  (symbolique)  est 
resté. 


EN       SIBERIE 


525 


Morris,  et  celle  de  leurs  troupes,  est  telle  qu'on  les  croirait  tous 
envoyés  en  Sibérie  dans  le  but  d'y  répandre  le  bolchevisme. 
Vous  pouvez  dire  à  qui  vous  voudrez  C)  qu'on  les  rappelle 
tous,  que  le  mal  qu'ils  font  est  incalculable  et  que  les  relations 
entre  la  Russie  et  l'Amérique  deviennent  de  plus  en  plus  mau- 
vaises. Leur  politique  est  largement  une  politique  juive,  et 
ici,  en  Sibérie,  ils  sont  principalement  entourés  de  Juifs,  sujets 
russes  C).  Quant  aux  autres  puissances,  nous  n'avons  à  nous 


(*)  Je  me  suis  bien  gardé  de  le  faire. 

(2)  On  trouve  une  liste  des  interprètes  russes,  que  la  mission  de 
l'ingénieur  Stevens  utilisait,  dans  un  ordre  du  général  Ivanof,  com- 
mandant la  ville  de  Kharbine,  que  le  Viestnik  Mandchouriy  a  publié 
dans  son  numéro  du   i8  septembre   191 9   : 

Raïgorodsky  (Ilia  Moyseevitch),  Galberg  (Mauris  losiphovitch) , 
Rousanov  (Fedor  Nikanorovitch),  Gikhovitch  (Iwan  Nikiforovitch), 
Likorenko  (Abram  Alekseevitch),  Rozen  (Israel-Iosel  Beniaminovitch), 
Lanis  (Scholim  Abramovitch),  Gourevitch  (Israil  losiphovitch), 
Feingold  (Léon  Salphitovitch),  Chichkovsky  (Benian  Markovitch), 
Kaganski  (Mikhael  Samuilovitch),  Gourevitch  (Pasa  Isaakovitch), 
Saigelman  (Meier  Wolphovitch),  Kan  (Grigory  Petrovitch),  Rekovski 
(Mochko  Khaïmovitch),  Blives  (Mozek  Meierovitch),  Baraban  (Moisey 
Fridrikhovitch).  Gourevitch  (Boris  Semeonovitch),  Petraskas 
(Bortleni  Matis).  P.adionof  (Pawel  Ivanovitch),  Anuon  (Roubin 
Morits),  Pergamentchik  (Maoum  Aaronovitch),  Minine  (Kasian  Iva- 
novitch), Bereker  (Abram  Eleiv),  Wolfovitch  (Moisey  Izraelovitch), 
Belink  (Khaïm  Mikhaelovitch),  Ourban  (losif  Bernard),  Anfinagenof 
(Nikolaï  Sergciev),  Pazik  (losiph  Foïrouch),  Iwanen  (Frank  Andree- 
witch),  Borisof  (Semen  Iwanovitch),  Eli  (Izer  Abramovitch), 
Sabchine  (Mordokh  Aronovitch),  Sabchine  (Nakhman  Aronovitch), 
Chinkirouk  (Vasili  Iwanovitch),  Goudman  (Emmanuil  Khars),  Tchou- 
mak  (Biliam  Andreevitch),  Liamine  (Solomon  Borisovitch),  Wasi- 
lenko  (Vladislav  Petrovitch),  Galatski  (Beniamine  lontclev),  Kaplan 
(Maks  Izraelevitch),  Chekhol  (Samouil  Khaïmovitch),  Monzars  (Izi 
Abramovitch),  Goldchtein  (Izaak  Lazarevitch),  Oulanovsky  (Girch 
Davidovitch).  Keller  (Luns  losiphovitch),  Zarietski  (Mordokh  Abra- 
movitch), Wekselstein  (Abram  Petrovitch),  Kazan  (Cari  Frank), 
Dietlowitski  (Mire  Samouilovitch),  Iakoubovitch  (Maouris  Mcnakhi- 
movitch),  Groutchkounis  (losiph  Petrovitch),  Tosman  (Solomon 
lezovitch),  Pestounovitch  (Abram  Petrovitch),  Brozd  (Naftouhne 
leelev),  Riabkine  (Alcksandr  Mikheveitch),  Kcnous  (Boris  Chadgi), 
Zakrepski  (Mikhail  losiphovitch),  Kroupnik  (Karl  Samouilovitch), 
Kichen  (Anton  Martinovitch),  Chperling  (Eris  Wladimuovitch), 
Klein  (Lounz  Samouilovitch),  Koltozov-Mosalski  (Alcksandr),  larmo- 
linski  (Efim'  Lvovitch),  Pavliouk  (Garry  Ivanovitch).  Gucraïlouk 
(Ivan  Mikhaïlovitch),  Ivanof  (Ivan  Aloksandrovitch),  Leyer  (Karl 
Karlovitch),  Glik  (louguen  Leonteviich),  Zilberg  (Gans  Isakovitch), 
Frank  (Levis  Lazarevitch),  Rolmik  (Filip  Niouterovitch),  Sclnvarts- 
man  (David  Gherchevitch).  Kroukis  (Martin  DavidovildO.  Kazaiiine 
(Markous     Izaakovitch),      Kagan     (Schlin.a     Boris).     Routmik     (Ivan 


526         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

plaindre  d'aucune  d'elles.  A  plusieurs  d'entre  elles,  nous  devons 
beaucoup.  (Ici  l'amiral  évite  intentionnellement  de  préciser.) 
Mais  au  front  nous  n'avons  besoin  d'aucunes  troupes  étrangères 
(allusion  à  un  secours  japonais  dans  l'Oural,  auquel  le  Japon 
a  été  peu  favorable).  Il  ne  faut  pas  que  du  sang  étranger 
coule  pour  notre  cause.  Nous  n'attendons  de  l'étranger  que  du 
secours  en  armes  et  munitions.  » 

6.  —  L'amiral  et  les  Tchèques, 

L'entourage  de  l'amiral  continuait  les  traditions  et  incarnait 
l'orgueil  de  l'ancien  Empire  :  Sa  fierté  souffrait  d'être  rede- 
vable de  l'existence  à  une  armée  alliée,  obéissant  à  des  direc- 
tives venant  du  dehors,  de  devoir  en  subir  la  présence  et  de 
n'en  être  pas  le  maître. 

Pourtant,  la  prudence  la  plus  élémentaire  aurait  dû  dicter 
une  attitude  conciliante  à  l'égard  des  Tchèques.  L'amiral  aurait 
pu,  pour  une  partie,  neutraliser  l'influence  de  leurs  politiciens 
qui  ne  cessaient,  par  décrets  et  manifestes,  de  s'immiscer  dans 
les  affaires  intérieures  russes.  Quelques  bonnes  paroles,  une 
«datante  reconnaissance  des  services  qu'ils  avaient  rendus  à  la 
Russie,  lui  auraient  gagné  le  cœur  des  «frères  slaves». 

Mais  l'amiral  ne  manquait  aucune  occasion  pour  les  froisser. 
Tantôt  —  les  sachant  attachés  au  Transsibérien  —  il  voulait 
les  chasser  de  Sibérie  :  «  Qu'ils  s'en  aillent,  avec  ce  qu'ils  nous 
ont  prisi  »  Tantôt  —  connaissant  les  instructions  de  leur  pré- 
sident —  il  voulut  les  forcer  de  retourner  au  front  soviétique. 

Il  les  crut  peut-être  en  désorganisation,  parce  qu'ils  étaient 


Mikhalovitch),  Rouschwarzer  (Piotr  Aleksandravitch),  Berenson 
(Toïwa-Boris  Fechelef),  Biabchenko  (Piotr  Lvanovitch),  Rietchitz 
(Nikolaï  Aleksandrovitch),  Bielka  (Piotr  Samouilovitch),  Smirnof 
(Mikhael  lakovlevitch),  Mouravtchik  (Natan  Moisecvitch),  Troïtski 
(Liev  lvanovitch),  Lapinitski  (Noson  Nakhimovitch),  Troïtski  (Leonid 
lvanovitch),  Braun  (Samouil  Moïseevitch),  Porietski  (Nison  lankele- 
vitch),  Sibiriakof,  Makovski,  Solkolov,  Morosof,  Soumarokof, 
Dvorkine,  Polonetski,  Bourzov,  Enicr,  Grousman.  Grokhalski. 

Les  interprètes  énumérés  sont  invités  de  se  présenter  dans  les  trois 
jours  aux  bureaux  du  commandant,  pour  se  faire  diriger  sur  les 
unités  dont  ils  font  partie. 


SIBERIE 


527 


difficiles  à  commander.  Mais  ce  n'étaient  pas  des  paysans 
russes,  chez  qui  ia  débandade,  une  fois  déclanchée,  ne  peut 
être  combattue  qu'avec  la  peur.  Ces  soldats  tchèques  furent  des 
hommes  instruits,  braves,  livrés  à  des  influences  contraires  et 
désorientés,  mais  parfaitement  capables  de  s'arrêter  eux-mêmes 
sur  la  pente  de  l'indiscipline  et  de  se  reconstituer  en  phalanges, 
dès  que  la  nécessité  s'en  imposait. 

De  tels  malentendus  expliquent  les  curieuses  démarches 
qu'entreprenaient  les  ministres  de  l'amiral.  Fin  juillet  1919, 
M.  Soukine,  ministre  des  Affaires  étrangères,  alla  débiter  au 
général  Janin  l'énormité  suivante  :  «  Les  Tchèques  n'avaient 
qu'à  aller  au  front,  s'ils  ne  voulaient  pas  être  désarmés!  »  Le 
gouvernement  d'Omsk  répéta  cette  sommation,  au  commen- 
cement de  septembre,  au  consul  Pavlu.  L'amiral  continuait  à 
menacer  «  ses  prisonniers  de  guerre  »  ;  il  se  mettrait  à  la  tête 
de  ses  troupes,  et  «  alors  le  sang  coulerait!  » 

La  mission  tchèque,  arrivée  en  Sibérie  à  la  fin  de  septembre, 
pour  trancher  nombre  de  questions  que  les  légionnaires  avaient 
soumises  au  gouvernement  de  Prague,  refusa  le  contact  avec 
l'amiral.  MM.  Pavlu  et  Girza  publièrent  un  manifeste  violent 
contre  lui,  dans  le  pays  qu'il  gouvernait,  probablement  pour 
expliquer  à  la  troupe  pourquoi  il  lui  était  défendu  de  se  mêler 
des  questions  intérieures  russes  C). 

On  a  l'impression  que,  par-dessus  les  têtes  des  Russes  et  des 
Tchèques,  qui  auraient  pu  faire  bon  ménage  ensemble,  l'ami- 
ral de  son  côté,  les  chefs  politiques  du  leur,  n'aient  beaucoup 
fait  pour  aggraver  les  conflits  existants  et  pour  compromettre 
définitivement  toute  collaboration. 


(^)  L'amiral    répondit,    les    politiciens    répliquèrent,    cette    horrible 
discussion  continua   pendant   la   retraite. 


CHAPITRE  XII 


LA  MORT  DE  KOLTCHAK 


I.  —  La  retraite  d'Omsk. 

Au  début  de  novembre  19 19,  l'approche  des  armées  so- 
viétiques rendit  la  situation  à  Omsk  précaire.  L'armée 
sibérienne  était  en  fuite.  Ses  soldats,  pour  la  plus 
grande  partie  mobilisés  dans  les  gouvernements  de  Perm, 
d'Oufa  et  d'Akmolinsk,  désertèrent  en  route,  pour  retourner 
chez  eux.  Dans  certaines  divisions,  on  ne  disposait  que  de  760 
hommes  ;  telle  brigade  ne  compta  que  i84  soldats.  Le  8  no- 
vembre, les  missions  française  et  japonaise  quittèrent  Omsk  ; 
les  autres  missions  étaient  déjà  parties. 

La  retraite  eut  lieu  dans  un  désordre  d'autant  plus  complet 
qu'un  retour  passager  de  la  fortune  avait  suscité  plus  d'espoirs. 
Les  services  de  l'intendance  avaient  amassé  —  et  laissé  jusqu'au 
dernier  moment  —  de  telles  provisions  à  Omsk  et  Novoniko- 
laievsk  (comme  auparavant  à  Oufa,  Tchéliabinsk,  lékatérin- 
bourg)  qu'on  se  sentait  incliné  à  les  soupçonner  de  conni- 
vences avec  l'ennemi.  Ce  fut  le  moment  où  un  T. S. F.  ofQciel 
du  Q.G.  soviétique  proclama  le  général  Knox  «  fournisseur 
attitré  des  armées  rouges  ». 

L'administration  du  chemin  de  fer,  en  distribuant  pour  la 
retraite  les  locomotives  et  le  charbon,  les  avait,  pour  la  plus 
grande  partie,  dirigés  sur  le  secteur  Omsk-Novonikolaievsk 
et  avait  complètement  dégarni  le  trajet  Taïga-Krasnoiarsk  (45o 
kilomètres).  Cette  coupable  négligence  allait  faire  tourner  la 
retraite  en  désastre. 

Quant  aux  fonctionnaires  du  Transsibérien,  dont  la  neutra- 


L•A1AMA^   SÉMÉOiNOF. 


EN        SIBERIE 


529 


lité  avait  été  tacitement  reconnue,  depuis  deux  ans,  par  les 
deux  adversaires  de  la  guerre  civile,  le  gouvernement  d'Omsk 
s'en  était  aliéné  les  dernières  sympathies,  en  ayant  omis  de  les 
payer  depuis  trois  mois. 

Au  début  de  la  retraite,  il  était  dû  3oo  millions  de  roubles 
aux  seuls  fonctionnaires  à  Omsk,  et  600  millions  à  ceux  entre 
Omsk  et  Irkoutsk,  où  les  membres  du  gouvernement  étaient 
allés  attendre  l'arrivé©  de  l'amiral.  Plus  un  seul  rouble  dans 
la  caisse  à  Novonikolaievsk,  à  Krasnoiarsk  un  demi-million 
—  une  goutte.  Au  cours  de  la  retraite,  chefs  de  gare  et  ingé- 
nieurs désertèrent  —  ainsi  à  la  gare  de  Bogatol,  où  ils  aban- 
donnèrent 3o  locomotives  gelées  —  laissant  la  voie  libre  aux 
cheminots  qui,  à  l'approche  des  rouges,  dressèrent  la  tête. 

Et,  entre  temps,  le  douloureux  cortège  des  trains  que  rem- 
plit toute  la  population  bourgeoise  à  partir  de  Tchéliabinsk  et 
Perm  jusqu'à  Novonikolaievsk,  et  malheureusement  aussi 
d'une  trop  grande  partie  de  l'armée  découragée,  encombra  les 
deux  voies  du  Transsibérien  et  empêcha  tout  mouvement  vers 
l'Ouest.  Il  avait  bien  été  décidé  que  l'ordre  d'évacuation  serait 
le  suivant  :  d'abord  les  services  des  ministères  et  les  missions 
alliées,  ensuite  les  réfugiés  civils  et  les  services  d'ambulance, 
et  finalement  les  troupes.  Malheureusement  cet  ordre  de  trans- 
port fut  renversé  par  la  conduite  arbitraire  d'un  grand  nombre 
d'officiers  généraux  russes.  Désespérant  de  pouvoir  reprendre 
la  conduite  de  leurs  troupes,  complètement  démoralisées,  ils 
ne  manifestaient  plus  qu'un  désir  :  se  mettre,  au  plus  tôt,  en 
sécurité  derrière  le  cordon  allié.  Chacun  dans  son  propre  train, 
chacun  transportant  sa  suite  et  d'abondants  bagages,  ils  s'em- 
paraient à  main  armée  de  locomotives  et  de  charbon,  et  for- 
•çaient  les  chefs  de  gare  à  arrêter  —  parfois  sur  des  distances 
<;onsidérables  —  tous  les  autres  transports,  pour  les  laisser 
passer,  tantôt  sur  l'une  tantôt  sur  l'autre  voie  C)-  l's  empê- 
chèrent ainsi  les  arrivées  de  troupes  et  de  charbon  au  front, 
mirent  en  j)éril   l'évacuation  tchèque,  et  préparèrent  ainsi  un 


(^)  Je    rencontrai,    on    novonitiiv-dôcombrc,    un    ctMfain    noinl)ie   de 
■ces  trains  à  l'Est  du  Baïkal,  jusqu'à  la  fjarc  de  Trliila. 

34 


530         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

conflit    entre    les    malheureuses   troupes    russes   et    les   seules 
troupes  étrangères  qui  auraient  pu  en  assurer  la  retraite. 


2.  —  Les  Tchèques  suspendent  la  retraite  russe. 

Pour  bien  comprendre  le  rôle  que  jouent  les  Tchèques  dans 
le  drame  dont  on  va  lire  le  récit,  il  faut  se  représenter  l'état 
d'esprit  dans  lequel  ils  se  trouvaient.  Anciens  sujets  autrichiens 
et  prisonniers  de  guerre,  ils  avaient  été  reconstitués  en  191 6  en 
nouvelles  unités  pour  combattre  les  Allemands  au  front  russe. 
Soupçonnés  d'abord  par  l'ancien  gouvernement  tsariste,  ils 
avaient  été  ensuite  utilisés  pour  tous  les  coups  de  main  les 
plus  dangereux.  En  août  19 17,  ce  furent  eux  qui  sauvèrent,  à 
la  bataille  de  Zdorof,  le  front  russe  qui  s'écroulait.  La  seconde 
révolution,  puis  la  paix  de  Brest-Litovsk  les  libérèrent.  Ils  par- 
tirent à  travers  la  Sibérie  pour  se  rendre  au  front  occidental, 
ensuite  arrêtés,  fondèrent  presque  malgré  eux  un  nouvel  ordre 
et  préparèrent  l'avènement  de  Koltchak.  Ils  avaient  travaillé  el 
souffert  pour  leurs  frères  slaves,  sans  empressement,  mais 
émus  par  la  beauté  du  geste  qu'ils  accomplissaient. 

C'étaient  généralement  des  soldats  sympathiques,  unissant 
au  «  charme  slave  »  une  solide  instruction  germanique  (*). 
Leur  très  belle  conduite  leur  avait  attiré  l'admiration  univer- 
selle et  les  avait  fait  récompenser  de  l'indépendance  de  leur 
nation.  Leur  attitude  s'en  ressentait  jusque  dans  les  profon- 
deurs de  la  Sibérie.  Une  petite  fraction  aurait  désiré  continuer 
la  guerre  contre  les  Soviets,  mais  la  plus  grande  partie  de 
ces  légionnaires  était  lasse  de  la  longue  absence  de  !a  patrie 
reconstituée,  et  le  commandement  tchèque  n'osa  les  pousser 
vers  de  nouveaux  sacrifices.  Les  instructions  du  gouvernement 
tchécoslovaque,  qui  prenaient  un  caractère  de  plus  en  plus 
impérieux,  limitaient  leur  tâche  à  la  garde  stratégique  du 
Transsibérien  entre  Omsk  et  Virkhné-Oudinsk,   avec  inlerdic- 


(^)  Dans  certaine  unité  que  je  visitai,  /Jo  0/0  des  combattants  avaient 
passé  le  baccalauréat. 


EN       SIBÉRIE  531 

tion  formelle  de  se  laisser  impliquer  dans  les  questions  inté- 
rieures russes. 

Cette  défense  était  en  contradiction  avec  la  protection  qu'ils 
accordaient  au  parti  gouvernemental  russe,  et  contenait  le 
germe  du  terrible  conflit  qui  allait  éclater.  La  neutralité  des 
Tchèques  ne  les  en  rendait  pas  plus  sympathiques  aux  yeux 
des  rouges.  La  garde  du  Transsibérien  les  obligeait  à  de  très 
fréquentes  expéditions  armées,  à  une  guérilla  difficile  et  san- 
glante, qu'ils  menaient  avec  leur  entrain  coutumier  C).  Leur 
situation  en  Sibérie  était  extrêmement  équivoque  et  désagréable. 
Constamment  froissés  et  insultés  par  Omsk,  ils  étaient  consi- 
dérés par  le  gouvernement  de  Moscou,  et  par  les  conspi- 
rateurs rouges  en  Sibérie,  comme  responsables  de  la  longue 
durée  du  gouvernement  de  l'amiral.  La  répression  des  émeutes 
de  paysans,  la  destruction  des  bandes  de  saboteurs  au  Transsi- 
bérien (podryvny  otriada),  voire  la  suppression  des  rébellions 
dans  les  garnisons  gouvernementales,  leur  avaient  attiré  la 
haine  des  rouges,  sans  que  le  gouvernement. en  vigueur  leur 
en  témoignât  la  moindre  reconnaissance.  Tout  comme  les  Japo- 
nais, ils  retrouvaient  souvent  les  cadavres  de  leurs  camarades, 
affreusement  mutilés,  et  portant  sur  la  figure  les  traces  d'hor- 
ribles souffrances.  Après  s'être  prononcés  en  toutes  circoais- 
tances  contre  l'ancien  régime  et  contre  le  diciatoriat,  ils 
finirent  par  être  dénoncés,  dans  les  manifestes  bolchevistes, 
comme  des  contre-révolutionnaires,  coupables  de  tous  les 
crimes.  Ils  ne  pouvaient  donc  pas  être  alléchés  par  la  perspec- 
tive d'entrer  en  contact  avec  les  rouges,  par  petits  paquets  et 
au  hasard.  C'est  cependant  ce  qui  allait  arriver. 

Par  décret  du  28  septembre  191 9,  le  gouvernement  tchèque, 
d'accord  avec  le  Conseil  suprême,  avait  donné  ordre  à  ses 
troupes  sibériennes  de  se  diriger  sur  Vladivostok,  pour  être 
rapatriées.  Cette  décision,   prise  indépendamment  de  la  situa- 


(')  Au  cours  de  roccupalion  du  Transsibérien,  36o  colonnes  tclièquos 
compo.S(;es  de  volonlaires  ont  marché  contre  les  rebello.  Quand  on 
on  parlait  à  l'amiral  ou  à  son  cntourajïe,  il  répondait  :  a  Ils  ne  le 
font  pas  pour  la  Russie  ;  s'ils  niarchenf,  c'est  pour  proléper  leurs 
propres  trains  !  » 


532         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

tion  au  front,  n'avait  été  exécutée  que  lentement,  grâce  aux  cir- 
constances malheureuses  que  traversait  l'armée  sibérienne.  La 
façon  arbitraire  dont  se  comportaient  un  trop  grand  nombre 
de  généraux  russes  exaspéra  les  Tchèques,  menacés  d'être  im- 
pliqués dans  des  combats  d'arrière-garde  avec  les  sovié- 
tiques C)-  Parmi  les  six  ou  sept  trains  militaires  qui  partaient 
par  jour  de  certaines  gares,  devançant  les  trains  d'ambulance 
et  de  réfugiés,  aucun  échelon  tchèque  ne  figura.  Le  com- 
mandant tchèque,  le  général  Sirovy,  ordonna  donc,  à  la  mi- 
décembre,  que  le  transport  sur  le  Transsibérien  serait  exclusi- 
vement dirigé  par  les  commandants  tchèques  dans  les  diverses 
gares,  sur  les  indications  du  Q.G.  à  Irkoutsk  C).  Aucun  train, 
voyageant  dans  la  direction  Est,  ne  serait  admis  sur  la  voie 
Nord,  qu'on  laisserait  libre  pour  les  provisions  de  charbon  en 
partance  pour  la  région  sans  charbon,  et  pour  les  échelons 
militaires  se  rendant  au  front.  Aucun  train  russe,  en  outre, 
ne  serait  évacué  avant  que  tous  les  échelons  tchèques  eussent  été 
mis  en  sûreté. 

Un  conflit  violent  s'éleva  entre  les  troupes  tchèques  et 
l'amiral  Koltchak.  Celui-ci  voyageait  en  sept  trains  C)  «  nu- 
mérotés »,  c'est-à-dire  non  classés  dans  l'ordre  de  retraite.  Il 
avait  tenu  à  se  laisser  accompagner  d'un  train  avec  le  lingot 
d'or  du  gouvernement  d'Omsk  (600  millions  de  roubles  d'or), 
qui  raffermirait  son  pouvoir  chancelant.  A  la  gare  Marynsk,  le 
chef   suprême   se  heurta   pour  la   première  fois  aux   troupes 


(^)  On  se  souvient  que  les  troupes  polonaises,  moins  heureusement 
«ommandées,   sont   tombées  dans   les  mains   des  soviétiques. 

(2)  Décision  plus  tard  ratifiée  par  les  hauts  commissaires  alliés  à 
Irkoutsk. 

P)  C'est-à-dire  cinq  de  plus  que  l'empereur  Nicolas  II,  et  six  de 
plus  que  le  grand-duc  Nicolas  Nicolaiévitch.  D'un  autre  côté,  les 
Russes  reprochent  aux  Tchèques  que  le  nombre  de  leurs  trains,  par  les- 
quels les  échelons  russes  devraient  se  laisser  devancer,  était  excessif. 
Ces  trains  hébergeaient  de  100  à  i5o  hommes  chacun,  assez  confor- 
tablement installés,  et  voyageant  avec  de  nombreux  bagages.  Il  ne 
faut  pas  oublier  que  les  Tchèques  y  avaient  habité  pendant  plus  de 
deux  ans,  et  que  le  caractère  désordonné  de  la  retraite,  l'isolement 
des  échelons  sur  d'immenses  distances,  n'en  permettaient  plus  la 
réorganisation.  Cette  réorganisation  a  été  faite,  par  la  suite,  avant 
l'entrée  dans  la  zone  japonaise. 


EN        SIBERIE 


533 


tchèques.  Il  le  prit  d'abord  de  haut,  refusant  aux  Tchèques  le 
droit  de  s'immiscer  dans  des  questions  d'administration  russe 
et  de  s'opposer  à  la  volonté  du  chef  suprême.  Mais  il  fallait 
bientôt  se  rendre  à  l'évidence.  La  position  réciproque  des  Russes 
et  des  Tchèques  ressemblait  à  celle  de  deux  naufragés,  cram- 
ponnés à-  une  planche  qui  n'en  peut  porter  qu'un  seul.  Il  ne 
s'agissait  plus  de  menacer  ou  d'intimider.  Le  plus  fort  allait 
survivre,  et  l'autre  irait  à  la  mer,  s'il  se  démenait  trop. 

L'amiral  rencontrait  partout  une  volonté  inflexible.  On  ne 
lui  permettait  pas  de  passer  sur  la  voie  Nord,  s'il  rencontrait 
des  obstacles  sur  la  voie  Sud.  Aucun  tour  de  faveur  dans  la 
série  des  départs.  Aucune  préséance  pour  l'approvisionnement 
en  charbon.  Quand  il  voulut  employer  la  force,  on  lui  opposa 
un  train  blindé,  dont  le  nom,  Praha,  prend  figure  de  symbole 
chez  ces  hommes  qui  ne  veulent  pas  se  laisser  prendre  la  der- 
nière chance  de  revoir  leur  patrie.  Les  sept  trains  de  Koltchak 
rampent  donc  doucement  (le  i4  décembrç,  90  verstes)  vers 
l'Est,  tandis  que,  seule,  une  arrivée  précipitée  à  Irkoutsk 
aurait  —  peut-être  —  pu  sauver  le  régime  et  le  chef. 

3.  —  Conflits  irrémédiables. 

A  Krasnoiarsk,  le  train  de  l'amiral  s'arrête.  Parmi  les  six 
trains  qui  ont  réussi  à  passer  pendant  une  semaine  entière, 
trois  appartiennent  au  chef  suprême,  les  trois  autres  aux 
Tchèques.  Des  trains  de  charbon  sont  en  route  pour  la  région 
sans  charbon  (de  Taïga  à  Krasnoiarsk).  Mais  les  Tchèques  ne 
sont  pas  pressés  d'expédier  les  quatre  autres  trains  de  l'amiral, 
et  le  temps  presse.  Koltchak,  chevaleresque  et  obstiné,  refuse 
d'abandonner  sa  suite  qui  s'est  cramponnée  à  lui.  Il  télégraphie 
aux  hauts  commissaires,  aux  gouvernements  alliés,  et  —  ce 
qui  est  pire  —  aux  atamans  de  l'Est,  exigeant  l'immédiate 
expédition  non  seulement  des  quatre  trains,  mais  d'un  nombre 
illimité  de  trains  de  quartiers  généraux,  trains  de  matériel, 
trains  d'amibulance,  que  les  Tchèques  devront  laisser  passer. 

Le  18  décembre,  l'amiral  agréa  des  mesures  que  le  général 


534        LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Mikhailof  avait  proposées  :  les  fonctionnaires  des  mines  de 
Tcheremkhovo  seraient  payés,  son  personnel  serait  nourri  et 
habillé  par  les  soins  de  l'Etat  et  un  bataillon  de  sapeurs  y 
monterait  la  garde.  C'était  trop  tard  :  tout  fermentait  sur  le 
Transsibérien.  Dans  les  mines  de  Tcheremkhovo,  ce  furent 
encore  les  Tchèques  qui  organisèrent  le  travail  et  le  transport 
pendant  cette  période  critique. 

Peut-être,  une  prudente  action  diplomatique  aurait  pu  sau- 
ver la  situation  et  rappeler  aux  Tchèques  qu'ils  avaient  fonde 
l'ordre  en  Sibérie,  dont  le  régime  mourant  s'était  nourri.  Mais 
les  esprits  étaient  exaspérés.  Le  commandement  russe  n'avait 
perdu,  dans  ces  circonstances  tragiques,  rien  de  son  orgueil, 
et  se  cabra  contre  la  résistance  tchèque.  Le  général  Rappel, 
commandant  en  chef  les  restes  de  l'armée  sibérienne,  envoya 
au  général  Sirovy  une  dépêche  imprudente,  dont  je  relève  la 
phrase   pathétique  que  voici  : 

«  Bien  que  l'armée  russe  traverse  en  ce  moment  la  dure 
épreuve  des  échecs  militaires,  ses  rangs  comptent  encore  beau- 
coup d'honnêtes  gens,  de  loyaux  officiers  et  soldats  qui  se  sont 
trouvés  souvent  face  à  face  avec  la  mort  et  la  torture  des  bol- 
cheviks. Ces  gens  ont  droit  à  la  déférence  et  il  n'est  pas  permis 
d'insulter  une  telle  armée  et  ses  représentants.  » 

Le  général  Rappel,  jeune  officier  d'une  bravoure  réputée,  et 
caractère  bouillonnant,  fît  le  geste  compréhensible,  mais  par- 
faitement inutile,  de  provoquer  le  général  Sirovy  en  duel. 

Le  24  décembre,  le  chef  suprême  envoya  aux  atamans  de 
Sibérie  une  dépêche  terrible  qui  compromit  tout.  Il  leur 
ordonna  de  s'opposer  au  transport  des  échelons  tchèques, 
«  dût-on  même  faire  sauter  les  ponts  et  tunnels  du  Transsi- 
bérien ». 

L'ordre  ne  manqua  pas  de  beauté  oratoire  et  fut  compréhen- 
sible chez  un  homme  aussi  violent  et  aussi  imbu  de  son  impor- 
tance que  l'amiral,  mais  il  gâta  tout  définitivement  et  ne 
laissa  aux  représentants  alliés  aucun  moyen  effectif  pour  inter- 
venir. Jusque-là  le  conflit  entre  Russes  et  Tchèques  avait 
conservé  un  caractère  purement  local,  qu'une  intervention  du 


SIBERIE 


)35 


haut  commandement  et  des  hauts  commissaires  aui*ait  pu 
redresser,  puisque  la  responsabilité  des  autorités  n'avait  pas 
encore  été  engagée.  La  dépêche  du  24  décembre,  inspirée  par 
un  de  ces  mouvements  de  colère  aveugle  qui  avaient  rendu 
l'amiral  incapable  de  gouverner,  fut  une  déclaration  de  guerre 
dressant  l'armée  tchèque  tout  entière  contre  le  chef  suprême. 
Semeonof  transmit  l'ordre  à  ses  unités,  qui  l'acclamèrent  avec 
enthousiasme,  sans  se  demander  s'il  était  exécutable. 

4.  —  La  situation  sur  ï.e  Tr^^nssibérien. 

Au  moment  dont  je  parle,  Omsk,  puis  Novonikolaievsk, 
étaient  pris.  Une  proposition  du  général  Knox,  publiquement 
faite  et  tendant  à  armer  les  prisonniers  allemands  pour  les 
opposer  aux  soviétiques  —  mesure  précaire  et  dangereuse  — 
n'avait  pas  eu  de  suites.  D'ailleurs,  la  crise  actuelle,  comme 
toutes  celles  dont  les  causes  sont  surtout  d'ordre  moral,  ne 
pouvait  plus  être  résolue  par  des  remèdes  matériels.  On  voyait 
les  événements  de  plus  en  plus  dominés  par  d'irrésistibles 
remous  qui  semblaient  sortir  des  profondeurs  de  l'histoire. 

L'amiral,  après  avoir  juré  de  ne  jamais  abandonner  sa  capi- 
tale, y  avait  organisé  un  détachement,  composé  d'officiers 
ancien  régime  et  de  volontaires,  au  nombre  de  5  à  6.000 
hommes,  qui  se  sacrifieraient  pour  sauver  la  retraite.  Ils 
s'étaient  rendus  aux  rouges,  sans  lâcher  un  seul  coup  de  fusil. 
Quelques-uns  prirent  service  sous  le  général  soviétique  Evert, 
les  autres  furent  envoyés  vers  l'Est,  a  avec  défense  de  prendre 
service  contre  lui  et  ordre  de  se  présenter  chez  lui,  dès  son 
arrivée  à  Irkoutsk  ».  Chacun  d'eux  avait  reçu,  sous  forme  de 
laissez-passer,  un  billet  de  i.ooo  roubles  du  gouvernement 
d'Omsk,  portant  l'inscription  : 

«  Bon  pour  servir  de  passeport  à  allant  rejoindre 

l'aventurier  Koltchak.  » 

La  docilité  avec  laquelle  ils  se  plièrent  au  désir  du  Q.G. 
rouge  ne  contribua  pas  peu  à  impressionner  les  populations 
des  villes  sibériennes  qu'ils  traversèrent. 


536         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Le  long  du  Transsibérien,  les  trains  de  réfugiés  se  tou- 
chaient, sur  des  centaines  de  kilomètres.  Dans  les  petites  gares,, 
que  ravitaillent  en  temps  ordinaire  les  villages  avoisinants^ 
les  paysans  ne  venaient  plus  apporter  leur  lait  et  leur  pain, 
parce  que  les  bandes  rouges  le  leur  défendaient,  ou  parce  que 
les  billets  d'Omsk,  dont  les  «  bourgeois  »  étaient  munis, 
n'avaient  plus  cours.  Dans  les  wagons  immobilisés,  vieillards 
et  nourrissons  mouraient  par  centaines. 

Le  i8  décembre,  i8o  trains  étaient  déjà  tombés  dans  les 
mains  des  rouges.  Les  télégrammes  officiels  en  rendirent  les 
Tchèques  responsables.  Cela  fut-il  bien  juste.»^  Comment  expli- 
quer que  les  trains  russes  (avec  femmes,  enfants,  blessés)  que 
les  rouges  avaient  pris  avaient  été  devancés  par  les  troupes 
russes  qui  étaient  censées  les  défendre  .►>  Vers  le  20  décembre^ 
le  front  russe,  pour  la  dernière  fois  constitué  sur  la  rivière  Ob> 
n'existait  plus.  L'arrière- garde  russe  s'était  évanouie.  La  division 
polonaise,  sous  le  colonel  Czuma,  se  trouva  aux  prises  avec 
l'ennemi.  Il  rapporta,  à  cette  date  : 

{(  Il  n'y  a  plus  d'arrière-garde  russe,  aucun  commandement 
ou  officier  russe  à  qui  parler.  Il  n'y  a  plus  que  des  états-majors 
russes  fuyant  en  désordre  vers  l'arrière,  des  bandes  qui  pillent 
et  qui  veulent  s'emparer  de  force  de  nos  trains  :  d'où  des 
batailles.  Hier,  à  Marynsk,  nous  avons  livré  combat  aux 
Russes  qui  avaient  expulsé  nos  soldats  de  leurs  trains.   » 

Quelques  jours  plus  tard,  les  légionnaires  polonais,  tentés 
par  d'habiles  offres  bolchevistes,  se  rendirent  ignominieu- 
sement. Le  commiandant  Czuma  tomba  dans  les  mains  des 
rouges,  son  adjoint  Rumcza  et  quelques  officiers  échappèrent. 

Le  25  décembre,  le  général  Sirovy  avertit  ses  troupes  de 
l'attitude  que  l'amiral  et  ensuite  l'ataman  Semeonof  avaient 
prise  à  leur  égard,  et  rendit  ainsi  le  conflit  irrémédiable,  au 
moment  même  011  Koltchak  aurait  eu  un  besoin  immédiat  de 
leur  bonne  volonté  et  de  leur  protection.  En  effet,  l'arrêt  des 
trains,  l'impossibilité  du  transport  des  troupes  fidèles,  l'impor- 
tance que  prenaient  les  organisations  des  cheminots  à  l'ap- 
proche des  bolcheviks,    facilitèrent  des  révolutions,   qui  ecla- 


EN       SIBERIE 


537 


tèrent  presque  simultanément  dans  les  grands  centres  sibériens. 
Entre  le  20  et  le  26  décembre,  des  républiques  furent  fondées 
à  Krasnoiarsk,  à  Nijnioudinsk,  à  Tcheremkhovo,  et  dans 
d'autres  localités,  par  lesquelles  l'amiral  aurait  dû  passer  pour 
atteindre  Irkoutsk,  où  ses  ministres  et  les»  missions  alliées 
l'attendaient.  Mais,  à  Irkoutsk  aussi,  la  révolution  éclata,  le 
25  décembre  1919.        • 

5.  —  L'amiral,  arandonné  des  siens. 

Entre  le  26  et  le  3 1  décembre,  le  chef  suprême  était  en  route 
et  hors  de  contact  avec  son  gouvernement.  A  cette  dernière 
date,  il  arriva  avec  quatre  de  ses  trains,  un  train  blindé  et  un 
train  d'or,  à  Nijni-Oudinsk,  où  venait  de  se  constituer  un 
comité  socialiste-révolutionnaire,  ne  s'appuyant  que  sur  les  ou- 
vriers, et  devant  donc  fatalement  glisser  dans  le  bolchevisme. 
En  attendant  l'arrivée  des  soviétiques  —  le  parti  socialiste- 
révolutionnaire  n'ayant  jamais  pu  organiser  une  armée  disci- 
plinée, n'a  jamais  pu  conserver  le  pouvoir  —  les  insurgés 
tenaient  à  démolir  la  dernière  digue  qui  s'y  opposait. 

Les  comités  révolutionnaires  locaux  prirent  une  attitude  cor- 
recte à  l'égard  des  Tchèques  qui  furent  les  plus  forts  et  se 
conformèrent  entièrement  à  leurs  prescriptions  relatives  au 
chemin  de  fer.  A  Nijni-Oudinsk,  le  comité  exigea  le  désar- 
mement des  échelons  de  l'amiral,  de  son  train  blindé,  la  livrai- 
son de  l'or,  et  la  démission,  par  écrit,  du  chef  suprême,  sur 
le  sort  duquel  le  comité  (Centre  politique)  d'Irkoutsk  se  pro- 
noncerait. 

L'attitude  d'une  grande  partie  de  l'entourage  de  l'amiral 
rendit  son  isolement  plus  douloureux.  De  nombreux  soldats 
de  sa  garde  personnelle  essayèrent  de  gagner,  avec  leurs  armes, 
le  camp  révolutionnaire.  Plusicxirs  iTiiiitaires  et  civils  qui 
avaient  espéré  se  sauver  sous  les  ailes  du  chef,  se  rendirent 
clandestinement  chez  le  commandant  de  la  garnison  de  Mjni- 
Oudinsk,  pour  lui  déclarer  «  qu'ils  n'avaient  rien  de  coinniin» 
avec   l'amiral  »!  l'n   autre  groupe  d'oITlciers  se  pré{)ara   à   tra- 


538  LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

verser  la  frontière  chinoise,  avec  l'or  du  gouvernement  (})■  Ce 
furent  les  Tchèques  qui  empêchèrent  ces  trahisons. 

Tout  le  chemin  de  fer  fut  en  émoi.  Des  proclamations,  rédi- 
gées par  les  comités  révolutionnaires  à  Nijni-Oudinsk,  Tou- 
loun,  Zima,  Tcheremkhovo,  gares  par  où  Koltchak  devait  pas- 
ser pour  arriver  à  Irkoutsk,  défendirent  aux  fonctionnaires  et 
cheminots  du  Transsibérien  de  prêter  leur  concours  au  trans- 
port de  Koltchak.  Elles  semblaient,  à  leur  tour,  citer  une 
dépêche  de  l'amiral,  en  ordonnant  <(  de  ne  pas  reculer  devant 
la  destruction  des  ponts,  pour  empêcher  que  le  chef  suprême 
se  sauvât  ». 

L'amiral,  accompagné  de  quelques  familiers,  se  trouva  ainsi 
isolé  entre  sa  suite,  qui  agissait  avec  une  incroyable  veulerie, 
«t  iine  population  prête  à  le  lyncher.  Il  ne  pouvait  plus  espérer 
qu'en  ces  mêmes  Tchèques,  dont  il  venait  de  faire  d'irrécon- 
ciliables ennemis  et  qui  se  conduisirent  avec  une  froideur 
hostile. 

Sa  conduite  pendant  ces  jours  tragiques  fut  digne  de  sa  vie. 
Déjà  à  Krasnoiarsk,  il  avait  refusé  de  repartir  avant  que  sa  suite 
l'eût  rejoint.  Quand  les  Tchèques  de  Nijni-oudinsk  se  décla- 
rèrent disposés  à  le  transporter  dans  son  wagon,  il  eut  un  beau 
geste.  Il  fit  télégraphier  aux  autorités  alliées  qu'il  ne  pouvait 
-accepter  : 

«  ...L'amiral  a  ordonné  de  vous  transmettre  que,  pour  des 
raisons  morales,  il  ne  peut  jeter  en  proie  à  la  foule  ses  subor- 
donnés et  qu'il  est  décidé  à  partager  leur  sort,  aussi  affreux 
qu'il  soit.   » 

6.  —  Perplexité  des  représentants  alliés. 

Au  début  de  1920,  la  Sibérie  présenta  donc  exactement  le 
même  aspect  de  profond  désordre  qui  avait  caractérisé  toutes 
ies  provinces  russes,  depuis  trois  ans,  aux  périodes  sans  dic- 


(^)  Ils  semblent  avoir  gagné  Shanghaï  avec  20  caisses  d'or  qu'ils 
ont  vendu  aux  banques  qui  n'ont  fait  aucune  objection.  Evidem- 
ment, les  affaires  sont  les  affaires,  et  l'or  n'a  pas  d'odeur.  Ces  mes- 
sieurs se  sont  rendus  en  Egypte,  où  on  perd  leurs  ti'aces. 


EN       SIBERIE 


539 


tateur.  Les  émeutes  locales,  que  l'absence  prolongée  du  chef 
suprême  et  de  son  armée  semblait  avoir  spontanément  fait 
«clore  dans  toutes  les  villes  du  Transsibérien,  semblaient  régies 
par  une  harmonie  préétablie.  Ce  furent  des  socialistes-révolu- 
tionnaires, parmi  lesquels  des  membres  de  la  Constituante, 
qui  profitaient  de  la  faiblesse  du  gouvernement  pour  l'achever. 
Espéraient-ils  vraiment  édifier,  en  ces  circonstances  difficiles, 
une  oeuvre  durable,  relever  les  esprits,  organiser  une  ligne  de 
résistance,  arrêter  les  rouges.!^  11  est  permis  d'en  douter.  Le 
quasi  régime  qui  momentanément  se  cristallisait  autour  du 
«  Centre  politique  »  d'Irkoutsk,  fut  la  création  transitoire  d'un 
mauvais  instinct  politique.  Il  fut  une  végétation  hybride, 
comblant  le  vide  entre  le  gouvernement  en  déclin  et  celui  qui 
approchait. 

Ceci  n'empêche  pas  que  les  Alliés  furent  obligés  de  traiter 
avec  lui,  puisqu'il  rallia  toutes  les  forces  d'opposition  contre 
le  gouvernement,  et  surtout  la  masse  compacte  des  employés 
■et  cheminots  du  Transsibérien.  Du  gouvernement  nominal,  il 
n'existait  plus  à  Irkoutsk  qu'une  ombre.  Les  ministres  avaient 
tous  réussi  à  se  mettre  à  l'abri  avant  l'orage  et  n'étaient  plus 
représentés  que  par  le  délégué  Lorionof  et  le  général  Sytchof. 
Le  chef  suprême,  absent  et  déjà  presque  abandonné,  se  trou- 
vait en  sérieux  péril  de  mort.  La  garnison  d'Irkoutsk  s'était 
quasi  entière  rangée  du  côté  des  insurgés  C).  Le  pont  sur 
l'Angara  —  unique  communication  entre  la  gare  et  la  ville  — 
■était  détruit.  La  rive  gauche  (la  ville)  se  trouva  pour  la  plus 
grande  partie  dans  les  mains  des  rebelles,  et  le  général  Sytchof. 
commandant  la  garnison  symbolique,  ne  disposa  que  de  5  à 
6oo  élèves-officiers,  pour  toutes  troupes  sûres.  II  était  à  prévoir 
que  les  combats  les  plus  durs  seraient  livr^^s  autour  de  la  gare, 
où  se  trouvaient  stationnées  toutes  les  missions,  et  dont  la  des- 
truction en  cas  de  l)onil)ard('mont  différerait  indéfiniment  l'éva- 
cuation des  Tchèques.  1!  fut  donc  d'abord  décidé  que  la  gare 
d'Irkoutsk  et  le  Transsibérien  seraient  neutralisés. 


(')  Des   soldnts,  avec  Icsqiiols  je  causai  au  début  do  déor-mbre,   itit! 
diront   qu'ils   déserteraient,   si   les   soviétiques   s'approchaient. 


540         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

II  ne  put  être  question  de  fournir  un  appui  armé  au  gouver- 
nement de  l'amiral,  qui  sembla  déjà  irrémédiablement  perdu. 
Le  haut  commissaire  japonais,  M.  Kato,  promit  la  garde  de  la 
gare  d'Irkoutsk  par  le  bataillon  japonais  sous  un  colonel,  qui 
s'approchait  en  deux  trains,  dans  le  but  avoué  de  ramener 
d'Irkoutsk  la  colonie  et  la  mission  japonaises. 

Pour  les  Tchèques  —  les  seules  troupes  dont  disposaient  les 
Alliés  pour  faire  exécuter  leurs  décisions  —  la  question  du 
rétablissement  d'un  régime  mourant  ne  se  posa  même  pas.  Les 
ordres  les  plus  stricts  du  président  Masaryk  («  Vous  avez  perdu 
assez  de  sang  »,  etc.)  et  des  comités  politiques  leur  défendaient 
de  s'immiscer  dans  les  conflits  intérieurs  russes.  Leurs  sympa- 
thies politiques  étaient  d'ailleurs  du  côté  des  insurgés,  surtout 
après  la  déclaration  de  guerre  de  l'amiral.  Ils  n'avaient  qu'un 
seul  désir  :  sortir  indemnes  de  la  fournaise,  et  l'état  de  la  disci- 
pline dans  leurs  rang  était  tel  qu'il  fallut  tenir  compte  de  leurs 
dispositions,  avant  de  leur  imposer  un  plan  de  conduite. 

Semeonof  —  nommé  commandant  en  chef  des  armées  sibé- 
riennes —  avait  envoyé  le  général  Skipietrof,  dont  les  forces 
comprenaient  nominalement  2  régiments  de  cavalerie,  2  batail- 
lons d'infanterie  et  3  trains  blindés,  avec  2  wagons  de  dyna- 
mite, pour  faire  sauter  les  tunnels  du  Baïkal,  d'après  l'ordre  de 
l'amiral  C).  Les  représentants  du  gouvernement  de  l'amiral, 
après  avoir  consenti  à  la  neutralisation  de.  la  voie  ferrée, 
omirent  de  communiquer  cette  décision  au  général  Skipietrof 
qui  continua  à  approcher.  On  pouvait  craindre  qu'il  ne  pro- 
fitât des  hasards  d'une  bataille  à  la  gare  d'Irkoutsk,  pour  jouer 
un  mauvais  tour  aux  Tchèques,  puis  qu'il  ne  fît  sauter  les  tun- 
nels du  Baïkal  en  se  retirant.  Skipietrof  débarqua  600  hommes 
à  la  gare,  dont  la  moitié  avait  déserté  après  trois  quarts  d'heure. 
Nonobstant  la  présence  des  Tchèques  —  on  prétend,  à  cause  de 
leur  présence  —  les  insurgés  occupèrent  la  gare.  Il  y  eut  des 
échauffourées,  et  des  blessés  parmi  les  neutres. 


(^)  La  découverte  de  cette  quantité  de  dynamite  et  l'aveu  de  sa 
destination  causèrent  chez  les  Tchèques  une  colère  compréhensible, 
et  gâtèrent  tout. 


EN       SIBERIE 


541 


Les  hauts  commissaires  se  trouvaient  donc  en  contact  à  la 
fois  avec  les  délégués  du  gouvernement  de  l'amiral  et  ceux  des 
insurgés.  Un  armistice  fut  conclu  entre  les  belligérants.  Des 
deux  côtés,  les  assurances  les  plus  formelles  furent  données 
que  des  représailles  ne  seraient  pas  exercées.  Les  insurgés 
avaient  notamment  promis  au  général  Janin  de  lui  remettre 
l'amiral  sain  et  sauf,  s'ils  le  prenaient. 

Quant  à  l'amiral  Koltchak,  les  décisions  suivantes  furent 
prises  :  Si  une  lutte  armée  éclatait  entre  lui  et  les  insurgés, 
les  Tchèques  resteraient  les  bras  croisés.  Les  Alliés  ne  pour- 
raient faire  intervenir  les  Tchèques  qu'au  cas  oii  l'emploi  des 
armes  serait  exclu,  puisque  les  ordres  du  président  Masaryk 
—  et  que  les  soldats  connaissaient  parfaitement  —  étaient  fort 
stricts  sur  ce  point.  Si  l'amiral  démissionnait  et  se  refusait  à 
une  résistance  contre  ses  sujets  rebelles,  la  voie  serait  ouverte 
à  des  négociations  et  il  deviendrait  le  protégé  des  Tchèques. 
Il  serait  transpoité,  ainsi  que  l'or  du  gouvernement,  dans  des 
wagons  que  couvriraient  les  drapeaux  alliés  :  français,  anglais, 
japonais,  américain  et  tchèque. 

En  offrant  au  chef  suprême  la  protection  alliée,  les  hauts 
commissaires  et  le  général  Janin  ne  pouvaient  en  somme 
qu'exprimer  un  désir.  L'exécution  en  était  confiée  aux  troupes 
tchèques,  qui  se  sentaient  libérées  de  toutes  obligations  envers 
la  Russie  et  presque  de  toute  obéissance  envers  le  comman- 
dement, qu'ils  savaient  lié  par  des  instructions  de  leur  pré- 
sident. Seules  les  bonnes  relations  que  les  missions  alliées  à 
Irkoutsk  entretenaient  avec  les  insurgési  permettaient  d'espérer 
que  —  aucune  nouvelle  difficulté  ne  surgissant  —  tout  le 
monde  se  tirerait  de  l'affaire,  sans  y  laisser  de  plumes. 

Ce  furent  les  Scmeonoftsy  qui  se  chargèrent  de  créer  le  nou- 
veau conflit  qui  devait  coûter  la  vie  à  l'amiral. 

7.  —  Chef  supuême  jusqu'au  hout. 

L'amiral  reçut  à  Krasnoiarsk,  le  i"  janvier  1919,  la  dépèche 
des  hauts  commissaires  qui  lui  offrirent  la  sécurité  en  échange 
d'une  demande  de  protection,  équivalant  à  un  engagement  de 


542         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

neutralité.  Le  chef  suprême  ne  put  pas  se  résoudre  à  rentrer 
dans  la  vie  privée  et  attendit  quelques  jours  à  Krasnoiarsk, 
méditant  sur  les  dépêches  de  ses  fidèles  qui  l'encouragèrent 
tantôt  à  quitter  la  Sibérie,  tantôt  à  résister. 

Cependant,  tout  s'écroula  autour  de  lui.  Une  proclamation 
du  2  janvier  (^),  signée  par  M.  Sazonof,  président  des  coopé- 
ratives sibériennes,  lui  ôta  l'appui  de  cette  puissante  organi- 
sation qui,  aux  beaux  jours  du  régime  d'Omsk,  avait  apporté 
au  dictateur  le  concours  spontané  de  la  démocratie  sibérienne. 
Ce  concours  avait  été  un  hommage  à  la  force.  Né  de  la  force, 
le  chef  suprême  aurait  pu  révoquer  en  doute  le  célèbre  principe 
de  saint  Léon  le  Grand  :  Qui  praefuturus  est  omnibus,  ab  omni- 
bus eligatur!  Maintenant  que  ses  baïonnettes  lui  faisaient  dé- 
faut, le  silence  et  la  haine  du  peuple,  témoignage  de  sa  fai- 
blesse, rendirent  ses  prétentions  particulièrement  futiles. 

Et  cependant,  l'homme  ne  cessa  de  donner,  jusqu'à  sa  mort,, 
l'émouvant  spectacle  de  ces  héros  antiques,  que  le  destin 
poursuivit.  Comme  eux,  il  donna  prise  au  sort  impitoyable, 
par  l'aveuglement  de  ses  vertus  et  de  ses  défauts.  Inégal  à  sa 
tâche  historique,  succombant  à  ses  fautes  et  à  celles  de  ses 
amis,  il  refusa  d'abdiquer  et  conserva  jusqu'au  bout  le  sen- 
timent de  sa  dignité. 

Le  6  janvier,  l'amiral,  cédant  à  l'évidence,  annonça  l'abdi- 
cation de  son  pouvoir  entre  les  mains  du  lieutenant-généraF 
Dénikine,  qu'il  désigna  comme  son  successeur.  L'acte  d'abdi- 
cation ne  serait  toutefois  signé  qu'à  son  arrivée  à  Verkhné- 
oudinsk,  qui  est  la  première  ville  que  les  troupes  japonaises- 
occupent  (^).    Jusque-là   l'amiral   Koltchak  désira   voyager   en 


(^)  «Je  croyais  sincèrement  trouver  en  la  personne  de  l'amiraî 
Koltchak  un  Washinn:ton  russe  »,  mais  je  me  suis  cruellement  trompé. 
Jusqu'à  présent,  je  vous  ai  soutenu,  acceptant  plus  d'une  fois  de  sé- 
vères reproches  du  gouvernement  démocratique  dont  je  suis  le  repré- 
sentant. Maintenant,  à  vous  qui  avez  augmenté  le  désordre  et  ruiné 
la  patrie,  je  dois  vous  dire  ouvertement  :  «  Cessez  l'inutile  effusion 
«  de  sang,  quittez  le  pouvoir  et  remettez  la  restauration  de  la  Russie 
«  au   nom  du   peuple.   » 

Cette  tirade,  que  veut-elle  exprimer,  sinon  la  constatation  de  la 
faiblesse  du  gouvernement  qu'on  venait  de  poignarder  dans  le  dos  ! 

(2)   Les    révolutionnaires    considérèrent    l'insertion   de  cette   clause 


EN        SIBERIE 


543 


plein  exercice  de  ses  fonctions  :  il  exigea  la  mise  en  route  de 
«  ses  trains»  avec  ((  son  personnel  ».  Il  resterait  donc  la  possi- 
bilité d'un  conflit  avec  chaque  «  République  »  que  le  chef 
suprême  traverserait,   avant  d'arriver  à  Irkoutsk. 

Le  même  jour,  toutefois,  l'amiral  décida  de  libérer  les  offi- 
ciers de  sa  suite  de  leurs  devoirs  —  une  grande  partie  s'en  était 
déjà  libérée  spontanément  —  a  leur  laissant  la  liberté  d'agir 
suivant  leurs  consciences  ».  Il  se  fit  quasi  immédiatement  un 
vide  autour  de  lui,  ce  qui  lui  permit  d'entasser  sa  suite  dans 
un  seul  wagon,  qui  fut  accroché  à  un  échelon  tchèque.  On 
croirait  revivre  les  jours  qui  suivirent  l'abdication  de  S. M. 
Nicolas  II. 

8.  —  Les  otages  d'Irkoutsk. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  une  ombre  de  doute  que  l'amiral 
aurait,  même  dans  les  circonstances  que  je  viens  de  décrire, 
passé,  sain  et  sauf,  par  Irkoutsk,  si  un  nouvel  événement  im- 
prévu n'avait  exaspéré  les  insurgés  et  empêché  les  Tchèques 
récalcitrants  et  hostiles  de  faire  le  moindre  sacrifice  au  profit 
de  l'amiral. 

Pendant  les  premiers  jours  de  l'insurrection  d'Irkoutsk,  les 
gouvernementaux  avaient  réussi  —  par  un  de  ces  hasards 
de  la  bataille  de  rues  —  à  arrêter  3i  personnes  notables,  parmi 
lesquelles  une  femme  et  quelques  membres  de  la  Constituante. 

Les  conditions  de  l'armistice  que  les  hauts  commissaires^ 
avaient  su  arranger,  dans  les  meilleures  intentions  pour  les 
deux  adversaires  et  les  allogènes,  avaient  obligé  le  général 
Sytchof  de  les  traiter  avec  douceur  C),  mais  avaient,  d'autre 


comme  une  indication  que  l'amiral  désirait  retirer  sa  parole,  une  foi» 
en  sûreté.  En  dccembro,  il  s'ôtait  déjà  pasod  quelque  chose  de  pareil 
à  Taïga.  Après  avoir  promis  d'abdiquer  et  de  partir,  il  s'était  repris 
dès  qu'il  fut  sorti  du  milieu  des  troupes  du  péncral  Pepelaïev. 

(^)  ...«  En  ce  qui  concerne  la  question  des  délégués  relative  an  sort 
des  personnalités  arrêtées  dans  Irkoutsk  en  raison  de  l'insurrection, 
le  gouvernement  déclare  que  dès  les  premiers  jours  de  la  lutte,  il  a 
pris  toutes  mesures  pour  que  la  personne  et  la  vie  de  tous  les  gen» 
arrêtés  fussent  respectées...  » 

(Signé)  Larionof,  délégué  du  Conseil  des  ministres, 
Général  Vaghine,  pour  le  général  Sytchof. 


544         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

part,  empêché  le  ((  Comité  central  »  de  faire  les  efforts  néces- 
saires pour  les  libérer. 

La  possession  de  ces  otages  devait  être  particulièrement  pré- 
cieuse pour  le  parti  gouvernemental.  En  supposant  le  pire  : 
que  le  Comité  central  eût  l'intention  d'attenter  à  la  vie  de 
l'amiral,  nonobstant  son  engagement  envers  le  général  Janin, 
les  prisonniers,  amis  politiques  et  parents  des  membres 
du  Comité  central,  auraient  pu  servir  à  sauver  la  vie  du  chef 
suprême,  du  général  Pepelaief,  et  de  leur  suite.  On  savait 
combien  peu  les  Tchèques  ressentaient  de  l'enthousiasme  pour 
l'amiral.  Les  hauts  commissaires  l'ont  d'ailleurs  fait  remarquer 
aux  gouvernementaux  :  a  La  vie  sauve  des  otages  serait  le 
garant  du  passage  de  l'amiral.  » 

Malgré  les  engagements  les  plus  solennels,  le  général  Sytchof, 
en  quittant  Irkoutsk,  dans  la  nuit  du  4  au  5  janvier,  emmena 
les  otages,  liés  les  uns  aux  autres  C)-  Leur  disparition  fit  une 
immense  impression  sur  la  ville,  et  cela  d'autant  plus  que  les 
Semeonoftsy,  auxquels  le  général  Sytchof  avait  confié  les  pri- 
sonniers, n'avaient  cessé  de  battre,  de  pendre  et  fusiller  les 
employés  et  ouvriers  des  gares  du  district  du  Baïkal,  sans  forme 
de  procès  (^).J\on  seulement  les  tentatives  des  représentants 
alliés  pour  amener  la  paix  entre  les  deux  partis  politiques 
étaient-elles  restées  infructueuses,  mais  encore  n'avait-il  été 
possible  d'exécuter  ce  forfait  que  grâce  à  la  confiance  —  en 
somme  déplacée  —  que  les  hauts  commissaires  avaient  cru 
devoir  témoigner  aux  représentants  du  gouvernement  de 
l'amiral  Koltchak.  Une  lettre  du  Comité  central  aux  hauts 
commissaires  insista  donc  : 

a  Pour  que  les  hauts  commissaires  des  puissances  alliées, 
gui  ont  pris  l'initiative  des  pourparlers  de  paix  entre  le  C.P. 


(^)  Rapport  du  commandant  de  la  gare  d'Irkoutsk.  Podlaiev,  à  la 
date  du   7  janvier   1920. 

(~)  A  la  gare  de  Mikhaïlevo,  2  fonctionnaires  pendus,  une  quaran- 
taine d'ouvriers  tués.  A  Sloudianka,  12  employés  et  ouvriers  fusillés  ; 
les  Tchèques  constatèrent  sur  6  cadavres  les  traces  d'horribles  atro- 
cités, etc.,  etc.  Dès  le  début  de  1920,  certaines  équipes  de  conducteurs 
à  la  gare  d'Irkoutsk  refusèrent  d'accompagner  les  trains  voyageant 
vers  l'Est. 


EN        SIBERIE 


545 


et  le  gouvernement  de  l'amiral  Koltchak,  fassent  tout  le  néces- 
saire pour  s'informer  du  sort  des  prisonniers  et  assurer  la  sécu- 
rité de  leur  vie.  » 

Dans  une  autre  lettre  au  général  Janin,  le  Comité  exigea  le 
retour  des  prisonniers,  et  se  réserva,  dans  le  cas  contraire,  l'en- 
tière liberté  à  l'égard  de  l'amiral  C)-  Ce  fut  la  menace  de 
représailles  contre  la  personne  du  chef  suprême,  qu'on  jugea 
responsable  des  abus  inhérents  au  régime. 

Deux  jours  après,  les  missions  alliées  à  Irkoutsk  furent 
informées  que  les  3i  otages  avaient  été  noyés  au  lac  Baïkal,  le 
8  janvier,  dans  des  circonstances  abominables  C).  Les  auteurs 
de  1  assassinat  se  firent,  quelques  jours  après,  sans  résistance, 
arrêter  par  les  Tchèques,  et  on  put  reconstituer  le  crime. 

(^)  «  Les  pourparlers  au  sujet  de  l'armistice,  entre  les  belligérants, 
commencés  sur  l'instigation  du  Conseil  des  hauts  commissaires,  se 
sont  terminés  par  la  fuite  du  général  Sytchof  avec  un  détachement 
armé,  emmenant  avec  lui  3i  prisonniers  importants  parmi  lesquels 
des  membres  de  la  Constituante  et  des  hommes  politiques  en  vue. 

«  Ainsi  s^explique  que  Varmistice  était  indispensable  pour  orga- 
niser cette  fuite.  De  ce  fait,  le  Conseil  des  hauts  commissaires  se  trouva 
être  de  connivence  dans  cette  fuite.  La  vie  des  prisonniers  est  de 
nouveau  en  danger,  la  responsabilité  en  retombe  sur  tout  le  corps 
diplomatique. 

«  De  nouveau  les  commissaires  étrangers  ont  fait,  en  Sibérie,  le 
jeu  de  la  réaction  en  sauvant  un  petit  groupe  de  leurs  représentants. 

«  Le  mécontentement  populaire  contre  le  rôle  joué  par  le  Conseil 
des  hauts  commissaires  dans  la  conduite  des  pourparlers  de  paix, 
charge  de  toute  la  faute  de  la  fuite  des  principaux  criminels  le  Con- 
seil des   hauts  commissaires. 

«  Nous  soussignés,  protestons  contre  l'appui  donné  à  la  fuite  des 
suppôts  de  Koltchak  et  exigeons  de  la  part  du  Conseil  des  hauts  com- 
missaires des  mesures  pour  le   retour  des  prisonniers. 

«  Dans  le  cas  contraire,  nous  nous  réservons  l'entière  liberté 
d'action,  n'ayant  aucune  garantie  que  les  ministres  de  l'amiral 
Koltchak  et  lui-même  ne  bénéficient  de  quelque  aide  amicale  de  la 
part  du   Conseil  des  hauts  commissaires. 

«  (Signé)  Membre  du  Comité  sibérien  de  la  Constituante  : 

V.    Vl\dikine  ; 

Membre  de   la    Douma   régionale   sibérienne  : 

(Illisible),  n 

C^)  Dans  un  article  de  la  Revue  de  Paris  de  février  (?)  lOPir.  un 
officier  russe,  qui  a  appartenu  à  l'entourage  de  l'amiral,  e\pli(jue  le 
meurtre  des  otages  par  le  représentant  du  gouverin-nienl  i-t  les 
Semeonoffsy  comme  une  représaille  contre  l'exécution  de  l'aniiral. 
Le  contraire  est  malheureusement  vrai  :  l'amiral  est  mort  un  mois 
après  les  prisonniers  du  commandant  d'Irkoutsk. 

35 


546         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Le  général  Sytchof ,  averti  du  désir  des  Alliés  que  les  otages 
leur  fussent  remis,  n'a  pas  bougé  et  a  laissé  les  officiers  de 
Senieonof  libres  de  faire  ce  qu'ils  voulaient.  Sur  ordre  des 
généraux  Artemief  et  Skipietrof,  le  capitaine  Godlevski,  com- 
mandant de  la  gare  Baïkal,  conduisit  les  prisonniers  à  bord  du 
bateau  l'Angara,  où  ils  furent  reçus  par  les  colonels  Sipailov  et 
Rakhmaninof  et  le  capitaine  Grant  C),  qui  les  jetèrent  à  l'eau 
et  partagèrent  leurs  vêtements  avec  les  soldats  ("). 


(^)  Le  lecteur  se  souviendra  d'avoir  rencontré  ce  nom  dans  un  cha- 
pitre précédent. 

(-)  Voici  un  récit  du  meurtre  digne  de  foi   : 

«  Sur  les  indications  du  capitaine  Tcherepanof,  les  autorités  mili- 
taires avaient  arrêté  3i  personnes  (dont  une  femme  et  un  vieillard), 
notabilités  politiques  du  parti  S.  R.,  parmi  eux  des  membres  de  la 
Constituante.  Au  moment  de  l'abandon  d'Irkoutsk  pour  aller  rejoin- 
dre le  détachement  semeonoviste,  stationné  sur  la  Baïkal,  sous  les 
ordres  de  Skipietrof,  ils  furent  emmenés  par  les  soins  du  général 
Sytchof,  ex-commandant  militaire  à  Irkoutsk. 

«  Le  5  janvier  après-midi,  ils  étaient  amenés  de  Listvenitchnoc 
par  le  bateau  Krougobaikalets  sur  le  bateau  Angara,  qui  se  trouvait  à 
la  station  Baïkal.  Ils  étaient  conduits  par  un  détachement  et  furent 
reçus  par  un  capitaine  Godlevski,  commandant  la  garnison  de  la 
gare  Baïkal,  qui  les  prit  en  compte  au  débarcadère  pour  le  général 
Skipietrof.  Le  capitaine  Tcherepanof  avait  reçu  d'Irkoustk,  à  la 
station  de  Patrone,  un  message  téléphonique  demandant  que  les  otages 
fussent  remis  aux  troupes  alliées.  Il  en  fit  part  au  général  Sytchof 
et  au  général  Artemief,  ancien  gouverneur  militaire  de  la  Sibérie 
Orientale,  qui  se  trouvait  là.  Sytchof  aurait  répondu  d'abord  de  faire 
ce  qu'on  voudrait.   Artemief  invita   Tcherepanof  à  s'en  aller. 

Ce  dernier  essaya  d'entrer  en  relations,  dit-il,  avec  le  détachement 
japonais  qui  se  trouvait  à  Listvenitchnoc,  mais  ne  put  se  faire  com- 
prendre, à  ce  qu'il  raconte.  Il  exposa  à  Godlevski  les  messages  télé- 
phoniques venus  d'Irkoutsk  au  sujet  de  la  remise  de  ces  otages  aux 
Alliés.   Celui-ci  répondit  qu'il  savait  ce  qu'il  avait  à  faire. 

Même  communication  fut  faite  au  chef  d'état-major  de  Skipietrof, 
colonel  Vedeniapine,  qui  arriva  là  dans  la  soirée.  Celui-ci  répondit 
qu'ils  seraient  emmenés  à  Tchita  et  termina  l'entretien  en  refusant  de 
l'admettre  près  de  Skipietrof.  Skipietrof,  de  son  côté,  a  déclaré  avoir 
reçu  à  Baïkal  une  lettre  en  français  des  hauts  commissaires  disant  que 
la  vie  sauve  des  otages  était  la  garantie  du  passage  de  l'amiral.  Il 
fixe  cela  au  7  ou  8,  date  incertaine. 

«  Les  otages  furent  donc  conduits  à  bord  du  bateau  VAngara,  le  5 
dans  la  soirée  et  installés  plus  ou  moins  dans  les  cabines  de  3^  classe, 
donnant  dans  le  compartiment  des  machines.  Leur  nourriture,  sur 
le  refus  de  Godlevski  de  s'en  occuper,  fut  assurée  par  Tcherepanof. 
Le  bateau  VAngara  quitta  Baïkal  dans  la  soirée,  à  plus  de  18  heures, 
et  se  dirigea  sur  Listvenitchnoe. 

«  Le  capitaine  Godlevski  plaça  un  homme  de  son  détachement  en 
sentinelle  près  de  la  porte  de  la  cabine  où  se  trouvaient  les  otages.  Il 


en     sibérie  547 

9.  —  Refus  des  Tchèques. 

Pendant  ces  événements,  l'amiral  s'approcha  d'Irkoutsk.   11 
est   hors   de   doute   que   les   Tchèques   auraient   pu    le   sauver, 


s'y  trouvait  déjà  le  colonel  Sipailof,  le  capitaine  Grant,  et  quelques 
hommes  du  détachement  Skipietrof.  D'après  certaines  indications,  il 
y  aurait  eu  auparavant  une  sorte  de  conciliabule  où  auraient  pris  part 
les  deux  officiers  précités,  un  colonel  Rakhmaninof,  sous-chef  d'état- 
niajor  de  Skipietrof,  etc..  On  fit  sortir  successivement  de  la  cabine 
les  otages,  on  les  fit  déshabiller,  remettre  l'argent  et  les  objets  de 
valeur  et  signer  un  engagement  de  quitter  le  territoire  russe  dans  les 
trois  jours.  Quelques-uns  dirent  :  «  Vous  nous  trompez,  nous  le  savons 
bien  !  »  On  leur  dit,  en  les  faisant  déshabiller,  qu'on  leur  donnerait 
des  vêtements  de  prisonniers. 

((  Ils  restaient  en  chemise  et  caleçon.  Quelques-uns  reçtirent  des 
coups  de  poing  de  Sipailof  et  des  cosaques  qui  étaient  avec  lui.  Ils 
furent  ensuite  conduits  sur  le  pont  successivement  par  Sipailof, 
Godlevski,  Grant  ou  un  soldat.  L'homme  amené  était  conduit  jusqu'à 
la  rampe  du  bateau.  Sipailof  ou  un  autre  lui  prescrivait  de  s'en  appro- 
cher et  de  courber  la  tête.  Un  cosaque  lui  donnait  deux  ou  trois  coups 
sur  le  crâne  d'un  gros  bâton,  et  on  le  jetait  à  l'eau.  Aucun  ne  cria. 
Aucun  de  ceux  qui  attendaient  leur  tour  ne  résista,  sauf  un.  Quelques- 
uns  ^^ulement   demandèrent  :    «  Pourquoi  ?  » 

((  Lorsqu'on  s'approcha  de  Listvenitchnoe,  et  pendant  l'arrêt  qui 
dura  une  dizaine  de  minutes,  on  fit  interrompre  l'opération,  qui 
reprit  après  qu'on  eût  quitté  l'endroit.  La  femme  passa  la  dernière. 
Elle  avait  28  ans  environ  et  était  très  pâle.  On  lui  avait  donné  des 
caleçons  chauds.  Celui  qui  la  précéda  fut  le  seul  qui  fit  quelque  dif- 
ficulté ;  trois  personnes  (deux  civils  inconruis  et  un  cosaque)  lui  cou- 
rurent après,  et,  après  l'avoir  saisi,  le  jetèrent  par-dessus  bord.  Il 
se  retint  un  instant  avec  la  main,  on  lui  fit  lâcher  prise,  et  il  tomba 
en  poussant  un  gémissement  dans  le  lac,  où  il  disparut  après  avoir 
submergé  quelques   fois. 

«  Les  opérateurs  craignirent  im  instant  que  cela  n'eût  été  aperçu 
du  KroïKjobaikalets  qui  se  trouva  approcher.  Lorsque  tout  fut  fini, 
on  fut,  paraît-il,  étonné  de  la  rapidité  avec  laquelle  avait  marché  la 
chose.  On  descendit  alors  et,  sur  la  table  de  la  cabine,  il  y  avait  \mc 
série  d'objets  :  montres,  porte-cigares,  etc.  Un  cosaque  reçut  de  Ski- 
pietrof une  montre.  Le  dernier  promit  des  montres  et  gratifications 
aux  autres  exécutants.  Chacun  prit  dans  les  effets  ce  qui  lui  plut,  les 
officiers  s'étant  servis  avant,  Sipailof  et  Grant  prirent  des  souvenirs, 
(iiodicvski  un  paletot  fourré  de  darne,  etc.  Le  reste  fut  remis  i\ 
l'intendant  du  détachement  de  Skipietrof.  Les  taches  et  traces  de  siing 
furent  lavées  par  des  cosaques,  mais  il  en  restait  encore  le  5  au  matin. 

«  Ski|)ietrof  et  son  chef  d 'étal-major  ont  manifesté  le  i/|,  lors  de 
leur  interrogatoire,  après  avoir  été  arrêtés  par  les  Tchèques,  une 
ignorance  vraiment  curieuse  au  sujet  des  otages.  Le  premier  dit  avoir 
appris  de  son  chef  d'état-major  qu'on  ne  pouvait  les  retrouver.  Il 
H  cependant  avoué  avoir  été  sur  le  baleati  Amjdra  en  mêmi-  temps 
qu'eux,  sans  même  savoir  leur  présence.  » 


548         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

s'ils  l'avaient  voulu.  Comme  le  général  Sirovy  l'avait  fait 
remarquer  dans  sa  dépêche  à  l'ataman  Semeonof  :  «  Aucune 
force  ne  pourrait  empêcher  les  Tchèques  de  gagner  Vladi- 
vostok, pour  être,  ensuite,  dirigés  vers  la  patrie!  »  Mais,  en 
refusant  de  se  rendre  au  désir  des  insurgés,  quelles  grèves, 
quel  trop  facile  sabotage,  quelles  sanglantes  représailles  allaient- 
ils  attirer  sur  les  260  échelons  qui,  lentement,  se  faufilaient 
vers  l'Estl  II  y  aurait  bataille  dans  la  gare,  le  déraillement  des 
trains,  la  retraite  à  pied  jusqu'au  lac  Baïkal  pour  ceux  qui  le 
pourraient.  Il  y  avait  déjà,  depuis  deux  jours,  grève  aux  mines 
de  Tcheremkhovo,  et  aux  mineurs  se  joindraient  inévitable- 
ment les  employés  du  chemin  de  fer.  Deux  divisions,  échelon- 
nées sur  i.4oo  verstes,  seraient  perdues.  De  combien  de  morts 
allaient-ils  allonger  la  déjà  trop  longue  liste  de  leurs  pertes 
sibériennes? 

Les  décisions  des  hauts  commissaires?  N'y  avait-il  pas 
d'autres  ordres  beaucoup  plus  pressants  pour  eux  :  du  président 
Masaryk  et  de  leurs  comités  locaux,  d'ailleurs  tous  en  sympathie 
et  dans  les  meilleurs  rapports  avec  les  insurgés,  et  en  oppo- 
sition et  en  guerre  contre  le  gouvernement  de  l'amiral?  Leur 
chef  politique  à  Irkoutsk,  le  D''  Blahos,  ne  venait-il  pas  de 
signer  un  traité  avec  le  Centre  politique,  qui  obligeait  les 
Tchèques  à  livrer  le  chef  suprême,  sans  phrase? 

Il  n'avait  pas  été  difficile  de  rédiger  des  ordres  à  l'armée 
tchèque,  il  fut  difficile  d'en  assurer  l'exécution.  La  coopération 
des  armées  alliées  s'était  désunie  par  la  chute  du  gouvernement 
d'Omsk.  Elles  s'étaient  désagrégées  en  des  groupes  de  nationa- 
lités éparses,  dont  chacun,  gagné  par  la  peur  de  rester  accro- 
ché à  un  obstacle  sibérien,  essaierait  désormais  de  s'enfuir  du 
Pandémonium,  pour  son  proper  compte,  et  sans  regarder  son 
voisin.  D'abord  l'amiral,  puis  les  socialistes- révolutionnaires 
avaient  dressé  devant  les  Tchèques  la  menace  de  la  destruction 
des  ouvrages  d'art  du  Transsibérien.  Cette  menace  avait  reçu 
un  commencement  d'exécution,  qu'ils  n'auraient  pu  empêcher 
sans  la  prise  des  wagons  de  dynamite  de  Skipietrov. 

Ce  n'est  d'ailleurs  que  le  désir,  seul,  de  regagner  leur  patrie. 


I 


EN       SIBERIE 


)49 


qui  les  avait  sauvés  de  la  désorganisation,  à  laquelle  les  prédis- 
posaient les  émeutes  bolchevistes  dans  leurs  rangs,  et  le  travail 
—  souvent  funeste  —  de  leurs  comités  nationaux  (ressemblant 
aux  boievoïe-komitets  russes).  On  était  frères  :  frères  of Aciers 
et  frères  tout  simples.  Comment  forcer  une  armée  de  5o.ooo 
hommes,  difficiles  à  commander,  ne  se  dérangeant  que  pour 
des  buts  qu'ils  approuvaient,  à  se  préparer  pour  des  sacriflces 
incalculables,  pour  un  étranger  dont  ils  avaient  assuré  le 
pouvoir,  sans  l'approuver  et  à  contre-coeur,  et  dont  la  dernière 
signature  avait  revêtu  la  plus  imprudente  et  la  plus  sanglante 
provocation  à  leurs  chefs  et  d'eux-mêmes? 

Quelqu'un  les  avait-il  encouragés  à  s'interposer  en  faveur  des 
constituants  d'Oufa,  en  novembre  1918,  quand  les  officiers  de 
l'amiral  les  arrêtèrent,  presque  dans  leurs  rangs,  pour  les  exé- 
cuter ensuite .^*  Le  même  mot  d'ordre  qu'on  avait  à  ce  moment 
invoqué  pour  les  obliger  à  l'inactivité  ne  pouvait-il  pas,  de 
plein  droit,  s'appliquer  au  cas  actuel  :  «  Pas  d'immixtion  dans 
les  affaires  intérieures  russes  I  » 

Restait  évidemment  la  question  d'honneur!  Devaient-ils  livrer 
cet  homme  qu'ils  avaient  reçu  la  mission  de  garder  et  d'escor- 
ter, bien  malgré  eux,  mais  qui,  poussé  hors  de  leurs  trains, 
serait  jeté  dans  une  mort  certaine?  Comme  le  dit  la  bushido 
japonaise,  en  forme  pittoresque  :.  «  Le  chasseur  ne  tue  pas 
l'oiseau  qui  s'est  réfugié  dans  les  plis  de  son  manteau!  »  Mais 
ces  pauvres  bougres  démocratiques  n'étaient  pas  des  hidalgos, 
liés  par  des  traditions  d'honneur  séculaires.  Pour  faire  obéir 
une  foule,  quelle  qu'elle  soit,  à  des  préceptes  d'honneur,  pour 
imprégner  d'idées  sublimes  ses  volontés  informes,  il  lui  faut 
l'obéissance  à  une  élite  que  les  siècles  ont  préparée.  Chez  les 
Tchèques,  cette  obéissance,  tout  le  travail  politique  do  leurs 
directeurs  de  conscience  avait  tendu  à  la  détruire.  Etaient-ils 
d'ailleurs  obligés  à  des  sentiments  plus  chevaleresques  que  les 
compatriotes  du  malheureux  chef  d'Etat,  qui.  après  avoir  cher- 
ché, pendant  deux  ans,  à  s'embusquer  dans  son  nid,  l'avaient 
unanimement  abandonné  h  l'approche  de  la  catasliophe? 

Le  général  Sirovy,  depuis  longteni[)s  d'accord  avec  les  poli- 


550         LA      GUERRE      RX;SS0-SIBÉRIE>NE 

ticiens  tchèques,  en  tous  points,  prétendît  qu'il  serait  mal  avisé 
de  donner  aux  soldats  tchèques  des  ordres  auxquels  ils  refu- 
seraient certainement  obéissance.  Il  ne  les  donna  donc  pas. 
Les  «décisions»  des  hauts  commissaires  n'étaient  que  des 
desiderata,  et  basées  sur  aucun  calcul  des  réalités.  Le  général 
Sirovy  l'exprima  ainsi  : 

((  Les  Tchécoslovaques  ont  reçu  de  leur  gouvernement  l'ordre 
de  ne  pas  intervenir  dans  les  affaires  de  Sibérie.  Par  suite,  ils 
n'avaient  pas  le  droit  d'engager,  à  cause  de  Koltchak,  des  com- 
bats et  de  risquer  le  salut  de  toute  l'armée. 

((  L'amiral  Koltchak  et  son  gouvernement  n'ont  subsisté  que 
grâce  au  séjour  forcé  des  troupes  tchécoslovaques  en  Sibérie 
et  par  suite  à  la  garde  du  Transsibérien  assurée  par  elles. 
Nonobstant,  l'amiral  Koltchak  a  commis  à  l'égard  des  Tchéco- 
slovaques un  crime,  en  donnant  l'ordre  à  l'ataman  Semeonof 
d'empêcher,  par  tous  les  moyens,  notre  évacuation  vers  l'Est. 
L'armée  tchécoslovaque  le  savait,  les  troupes  le  considéraient 
comme  leur  ennemi,  coupable  d'empêcher  leur  évacuation, 
décidée  par  les  Alliés.  Le  maintien  de  l'ordre  dans  Varmée, 
ainsi  que  les  motifs  indiqués  plus  hauts,  nécessitaient  pour 
elles'  de  cesser  la  tâche  de  le  garder. 

«  Malgré  tout  ce  qui  a  été  dit  plus  haut,  malgré  les  diffi- 
cultés et  dangers  menaçant  notre  évacuation,  nous  avons  gardé 
Koltchak  plus  longtemps  même  que  nous  ne  pouvions.   » 

lo.  —  La  fin  de  l'amiral. 

On  a  prétendu  plus  tard  que  le  général  Sirovy  aurait  pu 
trouver,  pour  répondre  à  l'ordre  des  représentants  alliés,  mieux 
que  ce  geste  de  Pilate,  et  que  ses  soldats  Fauraient  suivi,  s'il 
avait  voulu  leur  ordonner  de  conduire  l'amiral  jusqu'en  Trans- 
baïkal.  Malheureusémeint,  ceux  qui  invoquent  cette  belle  action 
—  et  rien  n'aurait  été  plus  joli  —  se  trouvaient-ils  au  moment 
de  son  arrestation  en  Europe  ou  —  ce  qui  est  pire  —  à  Khar- 
bine  et  "Vladivostok.  A  Irkoutsk,  on  se  trouva  en  face  de  réa- 
lités. Il  y  avait  un  enchevêtrement  inextricable  d'autorités  et 
de.  responsabilités,  dont  les  racines  se  perdaient  dans  des  doc- 


SIBERIE 


o51; 


trines  et  des  intérêts  d'outre-mer.  Ne  cherchons  pas  des  cou- 
pables, et  n'oublions  pas  que,  parfois,  —  et  ici  plus  clairement 
qu'ailleurs!  —  cette  brutale  logique  des  faits  qu'on  appelle  la 
fatalité  préside  aux  événements.  Ne  voit-on  pas  aussi  les 
ombres  des  constituants  d'Oufa  et  des  otages  d'Irkoutsk  flotter 
autour  du  wagon  que  transportèrent  les  Tchèques  impassibles? 

Les  Tchèques  n'auraient-ils  pas  été  les  seuls,  en  Sibérie,  à 
se  laisser  inspirer  de  la  magnifique  chimère  de  l'honneur, 
après  une  pénible  époque,  gouvernée  trop  peu  par  le  soldat 
et  trop  par  le  politicien.!^  On  les  avait  forcés  à  assister,  fusil 
au  pied,  à  tant  de  massacres,  de  traverser  sans  sourciller  tant 
de  pronunciamentos,  qu'ils  se  trouvent  tout  étonnés  qu'on 
puisse  leur  reprocher  de  ne  pas  avoir  sacrifié  une  partie  de 
leurs  troupes,  et  pour  une  autre  partie  le  retour  à  la  patrie, 
afin  de  sauver  un  étranger  qui  les  avait  insultés,  qui  avait 
voulu  les  détruire,  et  que  les  siens  avaient  abandonné. 

L'amiral  arriva  le  i3  janvier  à  Tcheremkhovo,  où  les  mineurs 
le  réclamèrent.  Le  commandant  de  l'échelon  tchèque,  qui 
voulut  éviter  son  lynchage  par  les  émeutiers,  promit  de  le 
livrer  au  Centre  politique  d'Irkoutsk.  L'amiral  était  encore 
accompagné  d  une  cinquantaine  de  personnes,  parmi  lesquelles 
le  ministre  Pepelaief,  les  généraux  Zankievitch  et  Martynof/ 
MM.  latcherski,  Zoukovski,  etc.  Dès  l'arrivée  à  la  gare  d'Ir- 
koutsk, ceux-ci  furent  avertis  par  les  Tchèques  que  les  socia- 
listes-révolutionnaires se  rendraient  maîtres  du  wagon  vers 
7  heures  du  soir.  La  gare  était  cernée.  Le  train  qui  avait 
transporté  l'amiral  se  trouva  au  milieu  des  voies  bondées, 
enfermé  entre  i5  trains  d'un  côté  et  lo  trains  de  l'autre.  Les 
officiers  russes  sortirent  en  se  glissant  sous  les  voilures  avoisi- 
nantes,  après  s'être  revêtus  de  tunicpies  Ichèipies  ou  après 
avoir  arraché  leurs  insignes  d'officier.  Les  soldats  tchè(iues  les 
emmenèrent  plus  loin,  en  les  tenant  sous  le  bras.  Ils  prétendent 
que  l'amiral  aurait  pu  se  sauver  do  façon  semblable  s'il  l'avait 
voulu,  mais  qu'il  a  repoussé  cette  proposition.  Cela  me  semble 
probable.  Le  chef  suprême  n'aura  pas  voulu  déroger. 

L'attitude  des  Tchèques  fut  purement  passive.   Lo  diplomate 


552         LA      GUERRE      RUSSO-SIBERIENNE 

Blahos  avait  livré  l'amiral,  les  soldats  l'abandonnèrent.  Les 
insurgés  entrèrent  dans  le  wagon  et  y  trouvèrent  l'amiral,  le 
ministre  de  la  guerre  et  une  dizaine  d'autres  personnes,  qu'ils 
emmenèrent.  Ils  les  fusillèrent  dans  la  nuit  du  7  février  1920,  à 
l'approche  du  détachement  Kappel  C)- 

(1)  Il  existe  une  controverse  au  sujet  des  troupes  japonaises  qui 
auraient  refusé  de  sauver  l'amiral  et  l'or  de  son  gouvernement.  La 
thèse  japonaise  est  la  suivante  : 

Le  colonel  Fukuda,  chef  de  la  mission  militaire  japonaise  à  Irkoutsk, 
ne  disposait,  au  moment  de  la  livraison  de  l'amiral,  que  d'un  batail- 
lon, envoyé  par  le  général  Suzuki,  pour  ramener  les  civils  et  mili- 
taires japonais  d'Irkoutsk  vers  la  zone  japonaise.  Dans  la  décision 
unanime  des  hauts  commissaires  allie.-  de  transporter  l'amiral  Koltchak 
et  le  lingot  d'or  à  Vladivostok,  se  trouvèrent  impliqués  les  repré- 
sentants tchèques  et  japonais.  Il  aurait  été  ridicule  pour  le  minuscule 
détachement  japonais  d'accepter  la  responsabilité  du  transport  de 
l'amiral  et  de  l'or,  dans  une  zone  dont  ils  n'avaient  pas  la  garde  et 
où  ils  se  trouveraient  parfaitement  isolés,  en  cas  de  combats  iné- 
vitables avec  les  insurgés.  En  effet,  si  les  Tchèques  ref lisaient  de 
conduire  l'amiral  et  l'or  et  cherchaient  à  persuader  les  Japonais  de 
s'en  charger,  la  raison  en  était  qu'ils  craignaient  de  se  compromettre 
et  de  compromettre  le  transport  de  leurs  trains  en  protégeant  Koltchak. 
A  plus  forte  raison  les  Tchèques  se  verraient-ils  obligés  d'abandonner 
les  échelons  japonais  qui  effectueraient  ce  transport,  en  cas  de  dif- 
ficultés avec  les  cheminots  révolutionnaires.  Les  Japonais  accepteraient 
de  transporter  l'amiral  et  l'or  à  partir  de  Virkhné-Oudinsk,  ou  même 
à  partir  de  Mysovaia,  si  les  Tchèques  voulaient  les  conduire  jusque-là. 
A  partir  de  Mysovaia,  les  troupes  japonaises  avaient  la  complète 
gestion  de  la  voie  ferrée. 

«  Quand  l'amiral  Koltchak  a  été  livré  aux  insurgés,  dit  le  colonel 
Fukuda,  je  suis  allé  trouver  le  général  Sirovy  et  lui  ai  offert  de 
prendre,  même  à  ce  moment  (le  i5  janvier),  le  transport  de  l'amiral 
sur  moi,  si  les  Tchèques  voulaient  le  tirer  de  la  prison.  (Je  ne  pou- 
vais exposer  notre  petit  détachement  à  une  bataille  de  rue.)  Le  général 
Sirovy  a  refusé,  disant  que  cette  complaisance  tardive  n'en  exposerait 
par  moins  ses  troupes  aux  représailles  des  mineurs  et  cheminots,  qu'il 
avait  voulu  éviter  en  livrant  l'amiral  au  «  tribunal  du  peuple  russe.   » 

Quant  à  l'or,  que  les  hauts  commissaires  alliés  avaient  également 
confié  aux  troupes  tchèques,  le  général  Sirovy  en  offrit  également  la 
garde  au  colonel  Fukuda,  qui  refusa.  Le  commandant  de  l'armée 
tchèque  fit  alors  décrocher  les  wagons  d'or  de  ses  échelons  et  signa 
avec  le  Centre  politique  un  traité  qui  stipula  que  les  insurgés  favo- 
riseraient l'évacuation  des  trains  tchèques  et  que,  par  contre,  les 
wagons  d'or  seraient  livrés  au  «  gouvernement  d'Irkoutsk  »,  au 
moment  du  départ  du  dernier  échelon  tchèque.  Les  wagons  d'or 
furent  donc  gardés  par  des  équipes  combinées  tchéco-russes  jusqu'au 
départ   des   Tchèques. 

Au  colonel  Fukuda,  qui  demanda  aux  autorités  S.R.  de  vouloir 
garantir  la  vie  de  l'amiral,  on  répondit  :  ((  Nous  ne  pouvons  pas  nous 
prononcer  sur  l'issue  du  jugement,  mais  sa  vie  nous  sera  sacrée 
jusque-là.  » 


INDEX  ALPHABÉTIQUE  DES  xNOMS  PROPRES 


Abkhasia,   116. 

Acha  Balachovska,  322,  323. 

Adamski,  431. 

Adrianovka,  448,  449. 

Adzitarova,  308. 

Afanasief  (col.),  296. 

Agnéief,   199. 

Akhmed  (Khan),  199. 

Akmolinsk,  319,  379,  381,  528. 

Aksaï,  207. 

Alafouzof  (cap.),   296. 

Alexandre  (Grand-Duc),  79. 

Alexandre  Grouchevski,  202,  207. 

Alexandrof,  452. 

Alexandrovka,  346. 

Alexandrovsk,  157,  158,  159,  162, 
167-170. 

Alexéief  (gén.),  4,  67,  70,  78,  80, 
152,  156,  175,  177,  188,  196, 
207,  208,  209,  213,  224,  225, 
230,  231,  252,  255,   264. 

AIféorof,   146. 

Allemands,  241,   382,   361,  535. 

Altaï,  385,  392,  395,   398. 

Américains,  291,  292,  380,  397, 
495,  503,  507,  523. 

Amour  (flottille  de  1'),  419. 

Andréief,  452. 

Angara  (fleuve),  539. 

Anglais,  291,  292,  474,  491,  492, 
495,  503. 

Anjou,  245. 

Annenkof,  381-384,  386,  479. 

Antonof,  252,  260,   272. 

Anvers,  3. 

Aparovitcli  (col.),  449. 

Apriélef  (cap.),  221,  223,  231. 

Argonne,  63. 

Arkhangelsk,  474. 

Arkhangolski  Zavod,  311. 

Arkous  (commissaire),  287-288. 

Armavir,  241. 

Arméniens,   172,  249. 

Artémief  (gén.),  546. 


Assova,  40. 

Astrakhan,   185,  244,  248. 
Atchitskoe,  362-367. 
Atioukta  (riv.),  202. 
Australie,  292. 

Avtonomof   (Ct    soviétique),    238, 
241,  246,  252-254,  273. 

Babine,   117. 

Bachkirs,   308-.309,   316,   326,   331, 

342,  382,  392,  395. 
Bachkirskaia,  326. 
Bagaievski    (gén.),  153,    195,    199, 

210. 
Bagration  (gén.  prince),   113,   117, 

143. 
Baïkal  (lac),  545,  548. 
Baïkal  (gare),  546. 
Baïram  (fête  du),  113,   114-116. 
Baklanof  (col.),  23L,  232,  237,  238. 
Banguerski    (gén.),    300-307,    309, 

318,  329,  338,  514. 
Baranof  (rotm.  Cte),  15,  16,  19. 
Baranof  (cap.  en  second),   132. 
Baranof  (gén.),  258. 
Bariatinski  (gén.    prince),   5,  152, 

196. 
Barkalof  (col.),  231. 
Barnaoul,  380,  386,  387,  389,  390, 

391,  398,  508. 
Bataillon  de  l'Ecole  Militaire,  189. 
Bataillon  St-Georges,  152,  177,  189. 
Bataillon  de  Juifs.  287. 
Bataillons  de  la  Mort,   III. 
Batainons-Négentsof,    108-110. 
Bataillon  d'officiers,   188. 
Bataiski,  216,  252. 
Beaufon,  245. 
Beck,  63. 
Boil  (major),  384. 
Békétova,  .304,  305. 
Hckhtéief  (gén.),  270. 
Hck-iMamédof  (col.),  312. 
Bélébéi,  331. 


554 


INDEX 


Bélisor  (gén.),  15. 

Berdiaouch,  376. 

Berditchef,  5,  146,  148,   149. 

Bérenski,  415. 

Bérézina,  356. 

Berg  (chef  rouge),  162-167. 

Berthelot  (mission),  478. 

Berzine,  296. 

Bia  (riv.),  395. 

Biïsk,  336,  387,  390,  395,  396,  397. 

Biélaia  (riv.),  319,  320  et  sv. 

Bielgorod,   164. 

Biélabojnitsa,  125. 

Biéloglina,  226,  231,  234  et  sv. 

Birioukof  (col.),  19,  21-39. 

Birsk,  292. 

Bisert  (riv.),  369. 

Bisertski-Zavod,  375. 

Bisertskoe,  369,  371. 

Bjejeani,   108. 

Blagovéchtchensk,  418,  420,  500, 

507. 
Blahos,  548,  552. 
Bloudniki,  117. 
Bloumberg,  295. 
Bobrinski     (Cte,      Gouv.-Gén.     de 

Galicie),   49. 
Bobrinski  (lieut.  Cte),  133. 
Bobrinski  (cap..  Cte),    196. 
Bode  (lieut.  Baronne  Von),  172,231. 
Bogarzoukof,  257. 
Bogdatskoe,  415,  418,  433. 
Bogomolitch  (gén.),  470. 
Bohatkovce,   55. 
Boïevoïe  Komitet.   145. 
Boïka  (Abram),  444. 
Bolchaia  Osnitsa,   19,  36. 
Bolchie-Saly,  191. 
Bolcheviki,  92,  287,  507. 
Boldyref  (gén.),  507,  514. 
Bontch-Brouévitch  (gén.),  272. 
Boris  (Grand- Duc),  78. 
Borissof,  215. 

Bouclioulé,  428,  429,  431,  436,  462. 
Boudilovitcli  (prof.),  148. 
Bougourouslan,  317,  333. 
Boulanger  (gén.),  151. 
Boutchkief  (cap.),  131. 
Bouzowiazy,  303,  304,  307. 
Brendeis,  474. 

Brest- Litovsk,  305,  473,  484,  530. 
Broussilof  (gén.),  5,  6,   15,   16,   17, 

18,   38,   39,  40,  82-89,  91,   144, 


173,  181,  224,  262-266,  271,  510- 
Brynhildar  Quida,  274. 
Buchanan  (Sir),  81. 
Buchholz-  (lieut.  Cte),  211. 
Buclisenschutz  (col.),  66,  149,  478 
Buczacz,  121,   122,  123,  125. 
Bulow  (lieut.  ^■on),  32. 
Bytkof  (révolutionnaire),  410,  412, 

Cadet  (parti  de  Sibérie),  516. 

Cadet  (parti  de  Mandchourie),  288- 

Californie,   233. 

Casanova,  449. 

Castelnau  (gén.  de),  63. 

Centre  politique  d'Irkoutsk,  537,, 
539,  552. 

Chakcha,  346. 

Châlons,  63. 

Champagne,  63. 

Chantilly  (la),  521. 

Charovkina  (femme),  296. 

Chemin  de  fer  de  l'Amour,  415. 

Cherevkova,  221. 

Chervachidze  (prince),   113. 

Chichkine,  514. 

Chiglatova  (Véra),  407. 

Chilka  (riv.),  418-422,  427. 

Chilova,  386,  393,  394. 

Chinois,  292,  297,  313,382,425,452. 

Chlesinski  (col.),  311,  312. 

Chmylga,  294. 

Chorga  (pont  de),  436. 

Chostak  (commissaire),  233-250, 
260-262,  272. 

Choucha,  116,  134. 

Choura  (révolutionnaire),  410-413. 

Chtcherbatchef  (gén.),  150,  224. 

Cicéron,  409. 

Circassiens,  112,  119,  131,  173, 
197,   259. 

Clé.menceau,   474. 

Coanda  (gén.),   149. 

Comité  Exécutif  de  Pétrograd,  67, 
110,  150,  244,  256,  510. 

Comité  révolutionnaire  en  Chine, 
287. 

Comité  rév.  de  Novo-Nikolaievsk, 
404-406. 

Comité  sup.  rév.  de  la  guerre,  293. 

Comité  du  groupe  Sud-Ouest,  88. 

Conseil  National  tchèque,  515. 

Conseil  de  l'Alliance  des  Monta- 
gnards, 227.. 


INDEX 


555 


Constituante  d'Oufa,  382,  549,  551. 

Convention  Nationale,  245,  472. 

Coopératives  sibériennes,  516. 

Copernic,  409. 

Corée,   500. 

Cosaques  de  l'Amour,  198,  48-3. 

Cosaques   d'Astrakhan,    172,    198, 

222. 
Cosaques   du    Don,    156-162,    175, 

185,  192-194,  197-201,  211,  252^ 
Cosaques    du  Kouban,    172,    182, 

216. 
Cosaques  d'Orenbourg,    198,   .309, 

314,    316. 
Cosaques  d'Oural,   198. 
Cosaques  d'Oussourie,  198,  483. 
Cosaques  de  Sémirietch,  198,  381, 

392. 
Cosaques  de  Sibérie,  198,  336,  .392. 
Cosaques  de  Tiersk,   198. 
Cosaques  du  Transbaïkal,  198,  416, 

418,  428,  449,  483,  484,  512. 
Cosaques  rouges   du  Transbaïkal, 

415-41^  421,  430-431. 
Costiaak  (cap.),  391-394. 
Gzartoryska  (princesse),  143. 
Czartkof,   124,   125. 
Czuma  (col.),  536. 

Daghestan,   119,   131,    132,  241. 

Daouria,  500,  508. 

Davidof  (col.),  5.. 

Davidof  (col.  de  cav.),   187,    191. 

Delcamps  (adj.),  65. 

Delcassé,  3. 

Dembina  (ferme),  134-139. 

Demidof,  230-233. 

Denikine   (gén.),    16,    19,    24,    25, 

27,  29,  30,  38,  39,  109,  146,  176, 

182,  209,  222,  323,  351,  490,  542 
Dessino  (gén.),  40. 
Diakof  (lient.),  203. 
Dioma   (pont   de),   320,   322,   350, 

377. 
Directoire   d'Oufa,  473,  514,  515, 

549. 
Diterichs  (gén.),  516,  518. 
2"  Division  de  chasseurs,   15. 
4<'  Division  de  chasseurs,  16-38. 
13"  Division  de  Sibérie,  94-105. 
Division   Sauvage,    107-143,    144, 

145. 
39»  Division  d'infanterie,  253. 


Division-Baklanof;  232,  237. 
Division-Guerchelman,    189,    211, 

213-223,  229,  237,  250. 
Division  d'art.- Ikichef,   149. 
3»  Division  de  l'armée  de  Sibérie, 

36.3-368. 
12«  Division  de  l'armée  de  Sibérie, 

301,  320,  3.38. 
3«  Division  japonaise,  501. 
7»  Division  japonaise,  501. 
20«  Division  soviétique,  218. 
Dniepr,    157,   158,  296. 
Dolguintsevo,  158,  159,  160. 
Dolgoroukof  (prince),  81. 
Domovoïe  Komitet,  269. 
Don  (gvt  du),  152-224. 
Dostoïevski,  406. 
Doukhonine  (gén.),  39,   184. 
Douma,  70,  72,  75. 
Doumanievski  (col.),  486. 
Doumergue,  66. 
Doumski  komitet,  68. 
Doutof  (gén.),  291,  316. 
Dovgal  (femme),  453-458,  469. 
Drago  (col.),   149,   151. 
Droujina,  376. 
Dzerjinski(col.),  51. 
DzikeLani,  94-105,  108. 

Egypte,  538. 

Ehud,  208. 

Elsner  (gén.),  148,  176,  209. 

Epesses,  245. 

Erdeli  (gén.),  176,  216,  227. 

Etat-major  du  Caucase  du  Noi'd, 

235,  260,  272. 
Etat-major  Khangine,  285. 
Etat-major  de  la  div.  de  Mantchou- 

rie,  470. 
Evald  (lieut.),  49. 
Evert  (gén.),  535. 
Van  Eyck,  171. 

Favart,  521. 

Fermor  (lieut.  Cte),  223,  231. 

Filonovo,  172. 

Fitz-Williams,  492. 

FkMiry,  04. 

Foudziy  (gén.),  499,  500. 

l'our  de  Paris,  95. 

Kranrais,  283,  291,  474-481,  492, 

495. 
François  (comra.),393. 


556 


INDEX 


Frédérickz  (Cte),  81. 
Fried  (juge),  384. 
Freiberg  (col.),  449. 
Fukuda,  552. 

Gabory,  245. 

Gagarine  (gén.  prince),    130,    131. 

Gaï  (prap.),  296. 

Gajda  (gén.),  291,  320,  349,  356, 

358,  367,  376,  507. 
Galicie,  82. 
Galitch,   108,  361. 
Galitsine  (gén.),  387. 
Gamof,  493. 
Gatovski  (col.),  114. 
Gazimourskaïa  (slan.),  431. 
Guerber,  493. 
Guerchelman  (col.),  178,  213,  215, 

218,  221,  223,  229,  231,  237,  250. 
Guevlits  (sotnik),  179. 
Girza,  527. 
Gladijeva,  340,  343. 
Glazof,  351. 
Glieb  (rev.),  407. 
Glouchkof  (lient.),  98-106. 
Gniliovskaia(stan.),  190-192' 
Godlevski  (cap.),  470,  546-547. 
Goldberg,  287. 
Goldstein,  289. 

Goloubief  (col.),  200,  252,   334' 
Golovine  (gén.),  145 
Gorbitsa,  421. 
Gorlitsa,   181. 
Goudovski,  217. 
Goumène,  180. 
Gouraud  (gén.),  63. 
Gourko  (gén.),  69,  88. 
Goutchkof,  67,  68,  69,  70. 
Goutor  (gén.),  39,  104,  108,   110. 
Graabe  (Cte),  81. 
Graabe  (Ataman  Cte),   198. 
G.   E.   M.  soviétique,  272. 
G.  Q.  G.  russe,  4,  78-81,  148,  149. 
Grands  Russes,  382. 
Grant  (cap.),  470-471,  546-547. 
Graves  (gén.),  278,  474,  524. 
Gredeler  (Marie),  243. 
Grévine  (gén.),  328,  329,  339,  352, 

355-358,  363,  366,  367,  369-371, 

375,  515. 
Gricha  Almasof  (gén.),   382. 
Griékof  (sotnik),  189. 
Grigorescu  (gén.),  151. 


Grodek,   180. 
Grodièkof  (gén.),  39. 
Du  Guesclin,  153. 

Hashimoto  (cap.),  5. 

Hegel,  265. 

Herbiers,  245. 

Honolulu,  474. 

Hosono  (gén,),  432,  433,  506. 

House  (c),  474. 

Hucher  (col.),  230. 

Iakoubovski  (col.),  128. 
lalima,  367. 

lanouchkévitch  (gén.),  224. 
lanovski  (col.),  215,  223,  231. 
lassy,  150. 
latcherski,  551. 
léisky  otdièl,  227. 
lekaterinbourg,  291,  330,  351,  352. 

363,  367,  370,  376-378,384. 
lekaterinodar,  213,  252,  256,  257. 
léniséi,  508. 

lermoline  (col.),  294.      ^ 
Ikichef  (col.),   189. 
Ingoushs,  119,  132,  133,  142,  147. 
Intendances  d'Omsk,  365. 
loffe,  273. 

lomofski  (stan,),  443. 
lordanski  (comm.),   148-149. 
losefovka,  52. 
lougoslaves,  474. 
Irkoutsk,  293,  301,  366,  426,  442, 

495,  505,  535,  544,  550. 
Irtych  (riv.),  517. 
Italiens,  380,  390. 
Ivan  le  Terrible,  267. 
Ivan  III,  343. 
Ivanenko  (cap.),  43. 
Ivanof  (gén.),  5,  39,  82,  83,  254i 

258. 
Ivanof  (gén.),  525. 
Ivanof  Rinof  (gén.),  514. 
Izima,  306. 

Jack  (gén.),  378. 

Janin    (gén.),   66,    149,    228,    274, 

474,  481,  503,  527,  541. 
Jaou-Jan,  499. 
Japon  (mer  du),   277. 
Japonais,  281,  282,  283,  284,  289, 

380,  390,  416-426,  431-442,  468, 

474. 


INDEX 


557 


Jedanova  (Alotia),  rév.,  407. 

Johnson  (Owen),  63. 

Jorjadze  (prince),  116. 

Jourovlof  (sotnik),  416. 

Judith,  208. 

Juifs,  40,  116,  123,  129,  133,  140, 
150,  151,  157,  169-170,  234' 
262,  285-289,  299,  383-384,  444, 
524,  525-526. 

Jusserand,  279. 

kabardiens,    119,    131,    137,    139, 

147,    172. 
Kachérine  (chef  soviétique),  334. 
Kadjar    (prince    Fazoula    Mirza), 

114-116. 
Kalédine  (Ataman  gén.),  152,  175, 

J84,  185,  195-196,  198-201,  211, 

252. 
Kalédine  (Madame),  196-197. 
Kalmanka,  389,  391,  392. 
Kalmouks,  213,  217,  221,  222,  395, 

397. 
Kalmykof  (Ataman),  283,  376,  450 

473,  493,  495. 
Kalucz,    108,    109,    113,    117,.  123. 
Kaménief  (col.)^  294. 
Kaméniets-Podolsk,  82,  87,  90,  92, 

144,  146,    147. 
Kaménolomnia,  202-206. 
Kamenskaia  (stan.),  252. 
Kamentcliaga,  384. 
Kamichly,  298,   299. 
Rappel  (gén.),  39,  320,   323,  325, 

515,  534,  552. 
Karageorgiitch,  114. 
Karéline  (lieut),   137. 
Kargaiski    (cap.),    189,    202,    203, 

206. 
Karimskaia,  500. 
Kato  (l.-c),  430. 
Kato,   540. 
Katoun  (riv.),    395. 
Kawakami,  492. 
Kazan,  317,  323,  351,  352. 
Kazanienko  (loulia),  111. 
Kazbek,   143,   173. 
Kérenski,  70,  85,  87,  93,  103,  104, 

109,    110,    129,    147,    148,    163, 

181,    182,    198,    210,    223,    224, 

227,  234,  246,  303,  384,  484,  503, 

511. 
Khabarovsk,  450,  498,  507. 


Khairouzovka,  .390. 

Khangine  (gén.),  291,  292,  325,  351. 

Khapri,    186,    187,    188,    190-195. 

Kharbine,  277,  301,  365,  366,  468, 
483,  487,  511,  517,  518,  523. 

Kharkof,    172. 

Khièmchéief  (lieut.  prince),  211. 

Khopiorsk,   191,  193. 

Khorine  (gén.),  294. 

Khorotskof,   129,  1.30. 

Khortitsa,   162,   169. 

Khonat  (gén.),  277,  485,  486,  491, 
492,  495,  503,  511,  512,  513. 

Khoungouzes,  425,  444. 

Khransk,  24,  31. 

Kiaou-Tcheou,  434. 

Kief,  84,  146,  151,  152,  153,  156, 
223,  520. 

Kievskaia  Myzl,  149. 

Kikiyo  (It.),  418. 

Kirghizes,  384,  392,   395,  397. 

Kirpitchnaia,   170. 

Klan-goun  (khan  mong.),  396. 

Kletsanda  (col.),   148. 

Kliouvintse,   1.30,   131, 

Kloubovtse,  120. 

Knox  (gén.),  277,  362,  474,  479, 
514,  528,  535. 

Kojevnikof  (cap.),  78. 

Koliankofski  (cap.),  296. 

Kolki,   16,  38. 

Koltchak  (amiral),  182,  277,  280, 
282,  291,  304,  468,  476,  478-4^0. 

Komar,  397. 

Komarovski  (col.  Cte),  115,  122, 
129,    130,    133,    144. 

Komrakof,  297. 

Kontaktnaia  Kommissia,  68. 

Kontorski,  215,  216. 

Koops,   167. 

Kopanka,  117. 

l-Sopiansk,  170. 

Kopyczince,   128. 

Ivorenofskaia  (stan.),  252. 

Koniilof  (gén.),  39,  108,  109,  113, 
117,  143,  147,  148,  152,  153, 
156,  158,  175,  170,  17'.V182„  183, 
184,  185,  186,  188,  196,  200- 
201,  207,  209,  221.  225,  226- 
228,  230,  236,  237,  238,  239, 
210,  242,  256,  204-266,  271. 

Ivornilof  (col.),  203-205,  208,  209, 
222,  241. 


558 


Korolkovo,  217-221. 

Kosmine  (col.),  294,  328,  329,  480. 

Kostiaief  (col.),  293. 

Koua-gan,   397. 

Kou-baï-goun  (Khan),  396. 

Kouban,  216,  226,  227,  235,  239, 

241,  252,   254. 
Kouchno,  294. 

Koudachef  (prince),  4,  492,  511. 
Koungour,  351,  363,  366,  367. 
Kourakine  (prince),  5,  146. 
Kourdioukof  (gén.),  50. 
Kourlitchenski  (stan.),  443. 
Koaroki  (gén.),  396. 
Kouropatkine  (gén.),   39,    128. 
Kournakof  (lient.),   131. 
Kousnietsovka,  216,  222,  224. 
Koutiépof  (col.),   186,   190,   192. 
Kouzmine,   142. 
Kovalof,  451. 
Kraievski,  495-499. 
Krasilnikof,  384. 
Krasnianski  (col.),   189. 
Krasnochtchokof,  289,  507. 
Krasnoiarsk,   384,   389,   528,   529, 

533,  537,  538,  541,  542. 
Krasnooufimsk,     351,     352,     355, 

357,  365,  369,  376. 
Krasnovka,  217-221. 
Krasny-Iar,  328,  333,  339. 
Krilenko  (comm.  en  chef),   184. 
K^ousenstern  (gén.),  49. 
Kritski  (cap.),  223,  231,  250. 
Kreml,  271,    305. 
Kronstadt,   150,  273. 
Kropotkine  (prince),   148,   149. 
Kroug  du  Don,    192. 
Kroupenski  512,  514. 
Krym-Chamkalof  (princes),  131. 
Kvitkine  (col.),  33. 
Kyrille  (Grand-Duc),  74. 

Lacau  (cap.),  328. 

Lachévitch  (Ct  d'armée  sovié- 
tique), 294. 

Laguiche  (gén.  Marquis  de),  4. 

Larionof  (col.),  329,  339,  340,  347, 
348. 

Larionof,  543. 

Lavdovski  (gén.),  93-104. 

Lavrentie  (Pacha),  403-404,  411- 
412,  413. 

Lechtch  (gén.),  16,  173. 


Lemberg,  IQB. 

Lénine,   167,  208,  245,  443. 

Lenôtre,  245. 

Léon  le   Grand  (saint),  542. 

Léouchkovskaia,  239,  240. 

Létchitski  (gén.),  83. 

Lettons,    186,  241,  304,   305,  474, 

524. 
Levachef  (cap.),  207. 
Lezgeanka,  221,  224, 
Lichman  (frères),  444,  445-446. 
Lignov  (gén.),  93. 
Likhaia,   199,  200. 
Liski,   170. 

Liskovski  (sotnik),  428. 
Listvenitchnoe,  547. 
Litiény  prospekt,  65. 
Lochkine  (lient.),  303. 
Lockhart,  492. 

Lomnitsa  (riv.),    108,    110,   111. 
Lougovtsof  (chef  rouge),  239,  250- 

252.    ■ 
Loutsk,  85. 
Louvain,  3. 
Lubignac  (col.),  359. 
Lucain,  415. 
Lucretius,  274. 
Lvov,  68. 

Machiavelli,  488. 

Mackensen  (gén.),   181. 

Magalof  (col.  prince),  115,  122, 
130,  133,  134. 

Magyars,  292,  313,  382. 

Maïdan,  110. 

Maïoffes,  286. 

Makéievka,   199. 

Malmije,  351. 

Malye-Saly,  191,  193. 

Mamontof  (col.),  202,  203. 

Mandchouria,  278,  282,  432,  484, 
485,  499,  513. 

Mangin  (gén.),  65. 

Mantchourof,  449. 

Manteuffel  (major  von),  3. 

Marachesti,   149. 

Marat,  443. 

Mareuil-sur-Laye,  245. 

Maria  Fedorovna  (Impératrice- 
Mère),  79. 

Markof  (gén.),  22,  39,  148,  176, 
189,  209. 


559 


JMartel  (Cte),  274,  479. 

JVIartinkovtse,  134,  142. 

Martsof,   178. 

Martynof,  551. 

Marynsk,  532,  536. 

Masaryk,  394,  475,  482,  493,  515, 

540,  541,  548. 
Matchavariani   (col.    prince),    193- 

194. 
Matséievski  (gén.),  436. 
Matti  (cap.),  249. 
Matvéief-Kourgan,    170. 
JMatvéiki,   15,  53. 
Maximof,  454. 
Maximovka,   345,  347,   349. 
Mazarof  (khorounji),  189. 
JMédovéia,  498. 
Médviédief,  507. 
Médviékofskaia,   191. 
JMer  Blanche  (troupes  de  la),  50-59. 
Mer  Noire,  474. 
JVIérof  (It),  449. 
Aleuse,  63. 
Mésopotamie,  511. 
Miano  (It),  422,  430,  434,  436-437. 
Miketintse,  119. 
Mikhanochine,  294. 
JVIikhail    Alexandrovitcli    (Grand- 
Duc),  86,   113,  523. 
Mikhaïlof  (commissaire),  294. 
Mikliaïlof  (min.),  534. 
JMikhailovo,  544. 

Milioukof,  67,   74,    75,   81. 

Millerovo,  200. 

Mineralnié-V'ody,   153. 

Minousinsk,  508. 

Minsk,  79. 

Mislouvka,  94,  99,   100,   101,   102. 

Mitilineu,   149. 

Mogotcha,  422,  425-426. 

Mohilev,  6,  81. 

Moltchanof  (col.),  292,  329. 

Mongoles,   382,   392,   395,   397. 

Mongolie,  395,  489. 

Montournais,  245. 

Mongoio-Bouriates,  484,  486. 

Mordokliovitcli,  286. 

Mordvinof  (col.  Cte),  81. 

Morozol'  (col.),   188. 

Morris,  524. 

Moser,  (consul),  491. 

Moscou,    152,    165,    172,  241,  262, 
266-271,  .305,  475. 


Mossiska,  117. 

Moukiùne  (cap.),  142. 

Mouralof  (soldat  rouge),  305. 

Mouravief,  447. 

.Mourman,  274. 

Mouzoulaief  (col.),   115,   122,   130, 

133,   134. 
Mysovaia,  552. 

Nakadzima,  492,  493. 
Nakamura  (gén.),  500. 
.\akatami,  418. 
Nakhitchcvan,  208. 
Nakliitchevanski  (prince),  116. 
Namakonof,  444-446,  452. 
Napoléon,  264,  484. 
Narychkine,  81. 
Nastasof,  51. 
Négentsof    (col.),    108,    109,    111, 

145,  183,  361. 
Néron,  405. 
Nikolaievsk,  508. 
Nertcliinsk,  427,  468,  484. 
Nertcliinski  Zavod,  418. 
Nijni-oudinsk,  537,  538. 
Nikilorova  (anarchiste),  168. 
Nikitine,   143. 
Nikolaï  11,  67,  78-81,  86,  372-373, 

532,  543. 
Nikolaï       Mikhaïlovitch      (Grand- 
Duc),  85. 
Nikolaï  Nikolaievitch  (Grand-Duc), 

84,  532. 
Nikopol,   158,   159. 

Nivelle  (gén.),  63. 

Nizniof,   121,   122. 

Novasiolki,  18,  27,  29,  31,  36. 

Novitski  (gén.),  70. 

Novo-Dmitrievsk,  259. 

Novo-Nicolaievsk,  380,  385,  386, 
390,  399-414,  505,  528,  529. 

Novo-Poriétclie,   142. 

Novo-Rossysk,  227,  252,  259. 

Novo-Tcherkask,  152,  157,  170, 
176,  190,  200,  201,  202,  206, 
207,  208,  216,  234,  244,   252. 

Novo-Torbasly,  330,  332. 

Ob,  .387,   395. 
Oholcnski  (prince),  5. 
Odessa,  227,  260,  520. 
Okolokoulak  (gén.),  270. 
Ulgiiinskaia  (stan.),  209-212. 


560 


INDEX 


Olovianaia,  500.  ^, 

Omsk,    281,    282,    291,    301,    366, 

378,    379,    381,    516,    518,    521, 

523. 
Gouvernement  d'Omsk,  288,  300, 

325,  326,  329,  357,  377-374,  381, 

383,    385,    442,    478-482,    508, 

522,  548. 
Ooi  (gén.),  495,  498,  507,  508. 
Operativny  komitet,    145. 
Ordoubate,  173. 

O'Rem  (col.),   115,   128,   133,   142. 
Orenbourg,  298. 
Orlof  (col.),  486,  511. 
Ossipova  (Mlle),  244. 
Ossovski  (gén.),  40,  41. 
Otages  d'Irkousk,  543-547,  551. 
Otani  (gén.),  278,  499,  507. 
Otriad  de  Briansk,  362. 
Otriad  de  Koursk,  362. 
Otriad-Griékof,   189. 
Otriad-Ijevski,  292,  480. 
Otriad- Kachérine,  334. 
Otriad- Kargaïski,   189. 
Otriad- Krasmianski,  189. 
Otriad  de  Kronstadt,  235. 
Otriad- Lareonof,  190. 
Otriad  de  Mandchourie,  416. 
Otriad-Mazarof,   189. 
Otriad  de  Moskou,  205,  235. 
Podryvnia  Otriada,  390,  412. 
Otriad  de  Petrograd,  235. 
Otriad    sanitaire    de    Novotcher- 

kask,  244. 
Otriad-Simanovski,  189. 
Otriad-Similetof,   189. 
Otriad-Tchernétsof,  189,  200,  202- 

209,  222. 
Ouchoumoun,  424. 
Oufa,  292,  294-298,  303,  307,  310, 

319,  320-325,  334-338,  345,  377, 

385,  528. 
Oufimka  (riv.),  346,  347,  355. 
Oukhtomski    (lient,    prince),    110, 

147,   184. 
Oukouréï,  428. 
Oukraïniens,    325,    382. 
Oumeda  (col.),  419,  421,  422-424, 

428-430,  436-438,  441-442,  460, 

462. 
Oural,  352-353,  387,  406,  475. 
Oundienski  (stan. ),   443. 
Ourbanovitch  (lieut.),  485. 


Ourioum,  452,  462. 
Ourioumkan  (riv.),  415. 
Ourjoum,  351. 
Oussourie,  494. 
Oust-Talmenka,  388,  391. 
Oust-Tchornaia,  420. 
Oyslerbay,  476. 

Paléologue,  66,  81. 

Palybine  (gén.),  5,   16,  83,  86. 

Panfilovo,  381. 

Parfionof,  444-446,  452,  459,  464. 

Paris  (gén.),  494,  495. 

Parski  (gén.),  351. 

Partisans,  6-14. 

Patrona,  546. 

Pavlof  (rév.),  401,  405-407. 

Pavlu,  527. 

Pelle  (gén.),   149. 

Pépélaïef    (gén.),    339,    351,1387, 

515,  543,  544,  551. 
Pereverzief  (gén.),  485. 
Perm,  294,  304,  319,  351,  356,  379, 

482,  528,  529. 
Perse,  279. 
Persianovka,  201. 
Pétain  (gén.),  63,  64. 
Petclianovka,   184,  244. 
Petiorkas,  524. 
Petlioura  (col.),  151. 
Pétrof  (docteur),  208. 
Petrograd,  3,  68,  86,  88,  163,  273, 

510. 
Pichon  (col.),  495. 
Pichvanof,  213. 
Picot  (col.),  63. 
Pierre  le  Grand,  262. 
Pinsk  (marécages  de),  8. 
Platnirovskaia,  257. 
Plechkof  (gén.),  485,'^512. 
Plekhanof  (Section),  516. 
Plevna,  356. 
Podajce,  123. 
Podapregori,  451. 
Podlaïef,  544. 
Podvorki,   117. 

Podziolkof  (soldat  rouge),  199. 
Pogranitchnaia,  278. 
Pokrovka,  237. 
Pokrovtsof  (gén.),  258. 
Poliakof  (col,), -^4 9, 
Polianski  (flotteurs),  23. 
Polivanof  (gén.),  69,  70,  175,  224. 


INDEX 


561 


Polkovnikof  (col.),  246. 
Polonais,  380,  388,  390,  474. 
Polovkof  (membre  Douma),  213. 
Ponomaref  (Polikarp,  rév.),  411- 

12,  413. 
Popof  (^én.),  226,  249. 
Popof  (col.),  449,  469,  470-472,  513, 
Porochinskaia,  238. 
Port-Arthur,  434,  500. 
Potapof  (col.),  486. 
PotocUi  (gén.   prince),  255. 
Poudlovski  (lieut.),  203,  205.     . 
Pougatchev,  248. 
Pountakof,  296. 
Pourine  (lieut.),  50-59. 
Povorino,   171. 
Prevalski,  447. 

Prinkipo,  500.  ♦ 

Prist.an  (Kharbine),  278-280. 
Protopopof,  75. 

Radial  (commissaire),   150. 
Rada  (d'Oukraïne),   163,   184. 
Rada  (Hilda,  rév.),  407. 
Radek  (Sobelsohn),  242,  258. 
Radziwill  (prince),  5. 
Rakhilski  (col.),  480. 
Rakhmaninof  (col.),  546-547. 
Rakitine  (cap.),  363-366. 
Ravin  des  Vignes,  64. 
Razoumovski  (lieut.  Cte),   152. 
Régiments  : 

7<|  de  cliasseurs,    15. 

16«  de  chasseurs,   19-36. 

de    Circassiens,    112,    119,    131. 

du  Daghestan,   119,   131,  132. 

6=  du  Don,    159,  211. 

54«  du  Don,   160. 

des    Ingoushs,     119,     132,     133, 
142,   147. 

Ismaïlovski,  362. 

des  Kabardiens,    119,   131,    137, 
139,   147. 

Lanciers    de    la    Garde    (Varso- 
vie), 223. 

de  Littiuanie,   120. 

do  la  Mer   Blanctie,  50-59. 

Préol)rajenski,   362. 

1"'  de  cosaques  de  Sibérie,  336- 
337. 

46«  d'inf.  de  Sib.,  96-106. 

!<"■    de    cosaques    d'Orenbourg, 
339. 


de  Tatares,    119,    122-123,    126, 
132-141. 

de  Tchetchens,  119,  124-126. 

de  Tékintsi,   158,   159,   184. 

de  sapeurs  du  Tourkestan,  155. 

de  Tourkmènes,  119. 

10»  de  l'armée- Koltchak,  368. 

13«  de  l'armée-Koltchak,  338. 

24»  de  l'armée-Koltchak,  339. 

30"    de    l'armée-Koltchak,    334, 
347,  348. 

320  de  l'armée-Koltchak,  347. 

41»  de  l'armée-Koltchak,  310. 

45»    de   l'armée-Koltchak,    308- 
318. 

46»    de   l'armée-Koltchak,    306, 
308. 

47»    de    l'armée- Koltcliak,    309, 
311. 

57»  de  l'armée-Koltchak,  363. 

Immortel,  362,  363-369. 

3»  soviétique,  302. 

231»  soviétique,  306. 

238»  sov.,  362. 

239»  sov.,  362. 

3»  internationale,   302. 

5»  tchèque,  391-394. 

71»  japonais,  422-464. 
Régof  (cap.),  98. 
Réznikof  (gén.),  214,  215,  223. 
Riga,   147,   163,  241. 
Robinson,  524. 
Roch  (Mlle),   150. 
Rodzianko,  74,  75,  86. 
Romanols  (les),  271. 
Romanovski  (gén.),  148,  170,  209. 
Roosevelt,  279,  476. 
Rostof,    152,    106,    170,    172,    175, 

186,    190,    193,    195.    207,    208, 

224,  234,  241,  255,  261. 
Rostovtsef  (gén.),  49. 
Roubinstein  (commissaire),   145. 
Roudnief  (docteur),  263. 
lioumains,  474. 
Rouzski  (gén.),  88. 
Routine  (commissaire),  286. 
Rovno,  5,   16,   17,  82,  85.  (gén.). 
Rozanol'  (gén.),  507. 
Hunicza,  5.36. 
Rybniki,    10 1,    103,    !05. 


Sadovaia,  7U. 
Saibort  (It),  304-;J95. 


36 


562 


INDEX 


Sakharof  (gén.),  39,  332. 
Saltyr,   192. 
Samara,  317,  475. 
Samoïlof  (gén.),  405,  512.  ' 
Samoïlof  (gén.  sov.),  351. 
Samokhine  (khorounji),  203,  205, 

206. 
Sapojnikof,  452. 
Sarapoul,  365. 
Sarénof  (col.),   190,   192. 
Savélief  (gén.),  94. 
Savianovka,   191. 
Sazonof,  517.  542. 
Schvetsof  (lient.),  443. 
Sediakine,  441-442,  450,  453,  458, 

459,  461. 
Sédich  (cap.),  312. 
Semeonof  Tian-Chanski,  447. 
Sémeonof  (ataman),  282,  283,  285, 
376,    398,    426,    448,    467-469, 
473,  476,  479,  483-490,  491,  492, 
493,  501. 
Semeonof  (oncle  del'ataman),  416. 
Séméonoftsy,  280,  415,  421,  427, 
44:0,    441,    444,    451-458,    460, 
462,  468. 
Semipalatinsk,  381,382,  386,  390, 

392,  508. 
Serbes,  474. 

Serguéï  (Grand- Duc),  78,  79. 
Sévastianof  (lient.),  21,  35. 
Sévastopol,  222,  260,  518. 
Shakespeare,  409. 
Shanghaï,  511,  538. 
Sidorof  (cap.),  449. 
Sieuwers  (lient,  ail.),   186. 
Sieuwers  (col.  Cte),  231. 
Sièzd  du  Don,  252. 
Sigof,  270. 

Simanovski  (col.),   189. 
Simbirsk,  320. 

Similétof  (col.),   189,  202,  206. 
Siniélnikovo,   170. 
Sipaïlof  (col.),  470,  546-547. 
Sirovy  (gén.),  482,516,   532,   534, 

536,  548. 
Skipietrof  (gén.), 540,  546-547,548. 
Skobelef  (gén.),   30. 
Skobelef  (rév.),  68. 
Skriabine   (cap.),    449,    451,    452, 

469,  470-472. 
Slavgorod,  382. 
Slavine.  (commissaire),  286. 


Slotof'(col.),   328,   330. 

Sloudianka,  544. 

Smirnof  (commissaire),  294. 

Smotricz  (riv.),  90. 

Socialistes- révolutionnaires,    246, 

287,  505,  507,  516. 
Sofronof,  213,  246. 
Soïous    intellighentnikh   sapojeni- 

kof,  269. 
Sokolof  (rév.),  68,  69. 
Soldatski  Sièzd  de  Minsk,  69. 
Soliman  (gén.),  272. 
Solntsova   Olga,   401-403,409-410. 
Solonernaia,  397. 
Solovief  (comm.),  296. 
Somme,  84. 
Somof  (cap.),  218-221. 
Sorotchkine  (lieut.),  231. 
Soukhomline  (gén.),  5,  82. 
Soukine,  374,  504,  521,  527. 
Souville,  64. 
Souvorine  (Boris),  231. 
armées  Soviétiques.   293-294. 
gvt.  Soviétique,  493,  507,  530. 
Srédnyi-Iégorlyk,  226,  229,  231. 
Sriétensk,  418,  419,  427. 
Staniévitch  (Ueut.),  428,  429. 
Stanislau,  108,  112,  121,  124,  125, 

361.     . 
Stara-Poriétche,   107,   142. 
Stargard,  254. 

Stavropol,  221,  235,  241,  251. 
Steinberg  (prof.),  294. 
Stéklof  (Nahamkes),  68,  69. 
Stènko-Razine.   129,   195. 
Stépanof  (gén.),   195. 
Stépanof  (col.),  370,  480. 
Stépanof  (coL),  448,  449,  451,  470- 
Stépanof,  5J4. 
Stépanofka,  339,  340.  348. 
Stepnoe  Konnozavodstvo.  213. 
Sterlitamak,    292,    298,    303,    307, 

310-317. 
Stevens,   281,   284,  476,  491,502, 

525. 
Stourmer,  85. 
Strypa  (riv.),  49-59. 
Styr  (riv.),   15,   17,    18,   19-25,  27, 

31,  35,  36,  38. 
Sunblad  (gén.),  294. 
Suzuki  (gén.),  416,  418,  427,  508. 
Sytchof  (gén-),  543,  544,  545,546. 


INDEX 


563 


Tabouis  (gén.),  148,  230. 
Taganrog,  166,  170,  178,  180,  190, 

201,  223. 
Taïga,  528,  533,  543. 
Takayanagui  (gén.),  508. 
Talaia,  384. 
Tambovsk,  270. 
Tanaka  (gén.),  477-478,  492,  506, 

512,  514. 
Tanaka  (gén.),  492. 
Taptougari,  424,  425. 
Taranenko,  452. 
Tardieu,  64. 

Tarnopol,  49,  50,  118,  123. 
Tatares,    115,    119,    122-123,    126, 

1.32-141,     144,     173,     197,     314, 

323,  331,  382,  392,  395. 
Taube  (gén.  von),  499. 
Tavtimanova,  325,  326. 
Tcharatskaia,  397. 
Tchartorisk,   15-38,  46. 
Tchéïdze,  69,     . 
Tchéka,  472. 
Tchéliabinsk,  291,   352,   377,  528, 

529. 
Tchèques,  218,  219,  221,  223,  225, 

283,    316,    328,    329,    3S0,    384, 

385,    386,    387,    390,    391-395, 

399-412,  431,  459,  468,  474,  475, 

481. 
Thérémisses,  368. 
Tchéremissof  (gén.),   39,    107-109, 

144,   145-146,  224. 
Tcheremkhovo,  504,  534,  538,  548- 

551. 
Tchérépanof,  546. 
Tcherkaskaia  (princesse),   177. 
Tcherniétsof  (côI.),   189,  200,  210. 
Tchesmski(s.-c.),  428,429,430,468. 
Tchesnakovka,  310. 
Tchessovaia  (riv.),  423. 
Tchessovinskaia,  422. 
Tchetcliens,     107,     119,     121-126, 

144,  197. 
Tchiclima,  .320,  321,  334. 
Tchila,    282,   291,   301,   420,   448, 

450,     467-472,     487,    501,    507, 

508,  523. 
Tchitchérine,  274. 
Tchitchikar,  500. 
Tcliougaï,  452. 
Tékintsi,   158,    159,    173,   184,  225, 

226,  250. 


Terauchi,  429,  402. 

Térégoulova,  306. 

Termonde,  3. 

Thiaumont,  65. 

Tibère,  405. 

Ticlienko,  289,  .478. 

Tichinof,  449. 

Tièrsk,  198,  2.35,  241. 

TilTauges,  245. 

Tikhoriétskaia,  170,  175,  226,  234, 

238,  239,  240,  241, 242, 246, 305. 
Tischenhausen  (iounker  baron  von 

216,  218. 
Tlalof  (lieut.),   115. 
Tlodne  Strava,   131. 
Tokyo,  277,  477,  500. 
Tolbasy,  299,  306,  308. 
Tolstoï  (Cte),  77-354. 
Tomsk,  282. 

Toouste,   130,   132,   134,  135. 
Toptchikha,  388. 
Torbasly,  328. 
Torgovaia,     170,     174,    224,    226, 

234,  248. 
Touapse,  227,  259. 
Touloun,  538. 

Touloviérief  (lient),  203,  205. 
Tourkan,  319,  321. 
Tourkestan,   155,  479. 
Tourkniènes,   119. 
Transhaïkal  (gén.  du),  415. 
Trétiakof,  504. 
Triboukhovtse,   123. 

Tribus,  454. 

Tril'onof  (cosaque),  187,  294. 

Trotski  (Bronnstein),  69,  208,  234, 

235,  244,  245,  249,  260,  272, 
274,  305,  319.  .335,  362,  480, 
492,  493,  507. 

Tsaritsine,  171,213,  244,  246,  247, 

252. 
Tsarskoe-Selo,  79,  81. 
Tsélina,  244. 
Tseretelli,  69. 

Tsou-ker-baï  (Khan  niong.),  396. 
Tsouno  (gén.),  508. 
Turcs,  249. 
l'urroau  (gén.),  245. 

nngern-Slernbcrg  (Baron  v.),  489. 

\'iigliine  (gén.),  543. 

\'an  der  Wcydcn  (Roger),   171. 


564 


INDEX 


Vara  (femme),  401-404,  410,  413. 
Vasili  (rév.),  407. 
Vasilief  (It),  384. 
Vatséitiés  (col.),  305. 
Véliko-knajeskaia,  248. 
Vendée,  245. 
Verdun,  63,  65,  66,  84. 
Verknié-Oudinsk,    280,    448,    501, 

507,  508,  530,  542,  552. 
Verkhnié-Ouralsk,  334. 
Viselki,  252,  257. 
Vladikine,  545. 
Vladivostok,   280,   286,   301,   366, 

450,    468,    477,    482,    483,    493, 

494. 
Vodianski,  283. 
Voïekof  (gén.), 

Voïskovoïe  Pravitelstvo,  248. 
Voïskovoïe  Kroug,  252. 
Voïtsekhovski    (gén.),     323,     328, 

339,  346,  350,  356,  515. 
Volga,   129,   172,  222,  235,  351. 
Volhynie,  7,  10,  17,  38,  41,  82,96. 
Volkof  (gén.),  337. 
Voloczycz,   129. 
Voltchikha,  384. 
Von  Meer  (cap.).  396-398. 
Voronine  (gén.),  16,  38,  85. 
Vrakhtel,  486. 


Vrangel  (gén.),   109,   182. 

Washburne  (Stanley),  4. 
Washington,  277,  474. 
Weinstein  (banquier),  151. 
Wilson  (pr.),  474-476,  494,  499. 
Wood  (gén.),  476. 

Zaïontchkovski  (gén.),  15,   16,  19. 

Zamouta  (Mlle),  244. 

Zankévitch  (gén.),  551. 

Zaremba  (cap.),   183,   187. 

Zdorof  (lieut.),  100. 

Zdorof,  530. 

Zenal  Bek  Sadekhof  (Cornet),  134- 

139. 
Zerenski,  415. 
Zikha  (major),  498. 
Zilovo,   436,   439,   440,   441,   443- 

446,  450-458,  462,  464-467. 
Zima,  538. 
Zimine,  449. 
Zinovief  69,  273. 
Zlatooust,  324,  331,  352. 
Zlota-JLipa,  94. 
Znamienka,  156,  158,  159. 
Zoubkovski  (col.),  416. 
Zouief  (s.  0.),  428. 
Zoukovski,  551. 
Zviérévo,   170,   171,   199,  200. 


I 


TABLE  DES  MATIERES 


Pages 
Avant-propos  de  M.    Paléologue v 

Préface  de  M.  Haumant ix 


PREMIÈRE  PARTIE 
SOUS  LE  TSAR 

Chap.         I.  Les  aigles  du  Tsar. 

Introduction    3 

1.  Les  aigles  du  Tsar 6 

2.  Départ  de  partisans    11 

Chap.        II.  La  prise  de  Tchartorisk. 

Introduction    15 

1.  La  situation    17 

2.  La  préparation  du  combat    19 

3.  La  traversée  du  Styr 22 

4.  Hésitations.    Bombardement    d'un   état-major 

allemand   25 

5.  Scènes  de  guerre.  Passions  de  combat 27 

6.  Esprit  de  sacrifice.  Prisonniers  allemands  ....  30 

7.  Sur  le  ciiamp  de  bataille 32 

8.  La  prise  du  village 34 

9.  Praporchtchik  Sévastianof,  chef  de  bataillon  .  35 
10.  Prisonniers  de  guerre    36 

Epilogue    38 

Chap.      III.  Autour  d'un  feu  de  camp 40 

Chap.       IV.  Une  reconnaissance  sur  la  Strypa . 

Introduction 49 

La  reconnaissance 50 


DEUXIÈMI';  PARTIE 

SOUS  LA  RÉVOLUTION 

Verdun 63 

Chap.  I.  Le  priliaze  n»   1     67 


566 


TABLE    DES    MATIERES 


Chap.        II.  Scènes  de  la  révolution  russe. 

1.  Soldats 71 

2.  Les  femmes 73 

3.  Idéalistes 73 

4.  Convictions  démocratiques 74 

5.  Inepties  dangereuses 75 

Chap.      III.  Les  adieux  du  Tsar  au  G.  Q.  G.  russe 78 

Chap.       IV.  Le  général  Broussilof 82 

Son  attitude  pendant  la  révolution 85 

Chap.        V.  Le  sursaut  de  juillet  1917.  Prise  de  Dzike-Lany. 

1.  Kaménets-Podolsk 90 

2.  Avant  l'offensive 91 

3.  Vers  la  ligne  de  feu 93 

4.  L'assaut 98 

5.  Dans  les  lignes  allemandes 99 

6.  Rencontre  de  Kérensky 103 

7.  Conversation  de  soldats 104 

Chap        VI.  Avec    la    Division    Sauvage    pendant    la    retraite    de 
Galicie. 

1.  Le  général  Tchérémissof 107 

2.  Sur  la  Lomnica    1 10 

3.  L'état-major  des  «   Sauvages  »    •.  112 

4.  La  fête  du  Beïram   1 14 

5.  Conversation  avec  un  soldat 117 

6.  Scènes  de  retraite 1 18 

7.  Avec  Tchetchens  et  Tatares 121 

8.  Scènes  de  pillage  et  de  déroute    124 

9.  Le  troupeau  de  fuyards    125 

10.  La  cause  de  l'indiscipline 127 

11.  Pillards.  Reprise  du  contact  avec  l'ennemi. .  .  128 

12.  Une  reconnaissance  avec  les  Tatares 134 

13.  Les  petites  filles  dans  le  champ  de  maïs 139 

14.  Retour.   Fin  de  l'aventure 142 

Chap.     VII.  Dans  l'Armée  des  patriotes. 

Introduction 144 

Voyage  de  Kief  au  gouvernement  du  Don. 

1.  Propos  de  camarades 152 

2.  Avec  les  cosaques 156 

3.  Un  chef  de  bande  révolutionnaire 162 

4.  La  situation  à  Alexandrovsk.  La  participation 

des  Israélites  aux  Soviets 167 

5.  Pèlerinage  pour  Rostof 170 

La  défense  de  Rostof. 

6.  L'état-major  de  l'armée  de  volontaires 175 

7.  Le  général  Kornilof 179 

8.  Le  régiment  de  Kornilof 183 


TABLE    DES    MATIERES  567 

9.  Une  armée  composée  d'officiers 188 

10.  Une  reconnaissance 190 

11.  Les  libres  fils  du  Don  .'. 192 

12.  Cosaques  et  bourgeois 193 

Au  pays  du  Don. 

13.  Une  visite  à  la  veuve  de  Kalédine 195 

14.  La  fin  d'un  rêve 197 

15.  Guerre  de  détachements.  Attaque  de  nuit...  201 

16.  Nous  quittons  Novo-Tclierkask   206 

L'armée  de  Kornilof  dans  les  steppes. 

17.  Exode  de  patriotes 209 

18.  Gentilshommes  et  paysans 210 

19.  Vers  les  zimovniki    212 

20.  Le  châtiment  d'un  village 217 

21.  Les  cadets  de  Gascogne 222 

22.  La  bataille  de  Lezgeanka 224 

23.  Dernière  conversation  avec  Kornilof 226 

Chap.  Vin.  En  captivité  chez  les  bolcheviks. 

1.  Je  quitte  l'armée  des  volontaires 229 

2.  Sauvé  par  un  commissaire  bolchevik 231 

3.  Un  commissaire  bolchevik     234 

4.  La  poursuite  de  l'armée  de  volontaires 236 

5.  Un  état-major  en  fuite.  La  situation  à  Tikho- 

retskaia 240 

6.  Psychologie  des  massacres  dits  bolcheviks...  242 

7.  Villages  armés  jusqu'aux  dents   246 

8.  Chantage  de  commissaires.  Attaque  de  déta- 

chement   247 

9.  L'armée  de  volontaires  passe  le  chemin  de  fer 

vers  lékatôrinodar 256 

10.  Le  Commandant  en   chef  des  rouges,  ancien 

officier   tsariste 252 

11.  Un    commissaire    ancien    séminariste,   le   chef 

d'état-major 254 

12.  Jeunes  filles  au  combat.  Massacre  de  prison- 

niers    256 

13.  L'armée  de  volontaires  est  sauvée 258 

14.  Je  retourne  dans  le  monde  civilisé.  Une  delà-  * 

tion    260 

15.  Une  visite  à  Broussilof 262 

16.  Moscou  la    Grande.   La  société  des  savetiers 

intellectuels.  Les  continuat'^urs  des  Tsars..  266 

É  pilogue 272 

TROISIÈME  PAHTIt: 
EN  SIBÉRIE 

Chap.  1.  A  Kharbine   277 

1.  La  ville   ; 278 


568  TABLE    DES    MATIERES 

2.  Le  chemin  de  fer 280 

3.  La  Bourse  et  la  politique 281 

4.  Grands  et  petits  bolcheviks.  Une  plainte  juive.  284 

5.  Opinions  d'un  patriote 288 

Ghap.        II.  Victoires  de  l'armée  sibérienne 291 

Note  sur  l'armée  soviétique  en  Sibérie 293 

1.  Oufa ■ 294 

2.  Un  nouvel  accessoire  de  l'armée  :  le  padvod- 

chik.    Praporchtchiks   russes 298 

3.  Guerre  de  surprises 302 

4.  Un   général   letton.    Les    Lettons    pendant   la 

révolution.   Guerre  de  bataillons 303 

5.  Bachkirs   neutres.    Une   armée   de    prolétaires 

en  voitures.   On  ne  sera  approvisionné  que 

par  l'ennemi   306 

6.  Soldats  sibériens.  Entrée  à  Sterlitamak 310 

7.  Les  habitants.   Un  »  traître  » 314 

8.  Optimisme  à  Omsk 317 

Chap.      III.   Une  retraite  stratégique. 

1.  L'évacuation  d'Oufa 319 

2.  Optimisme  pendant  la  retraite 321 

3.  Misère  de  réfugiés 323 

4.  Soldats  en  équipements  anglais.    Réquisitions.  325 

5.  Chefs  sibériens 328 

6.  Sans-culottes  mahométans 330 

7.  Guerre  défensive 332 

8.  Oufa  sous  un  régime  de  cosaques 334 

9.  La  Bielaia  est  traversée 337 

10.  Batailles  sans  énergie 339 

1 1.  Le  soldat  a  faim 345 

12.  Nouvelle  retraite  sur  la  rivière  Oufimka 346 

Chap.      IV.  La  retraite  continue. 

1.  L'initiative  est  chez  l'ennemi 351 

2.  Paysages  d'Oural 352 

3.  Un  soufflet.  Le  général  Grévine 355 

4.  Scènes  d'ivresse.  Fanfares 357 

5.  Misère  humaine   359 

»                      6.  Le  corps  d'attaque 361 

7.  Le  régiment  immortel  et  les  régiments  quel- 

conques    363 

8.  On  les  aura  quand  même.  Pourquoi  les  oudar- 

niki  ont-ils  reculé?  Conversation    entre  an- 
ciens collègues 367 

9.  Un  bienfait  de  l'autocratie 371 

10.  Scènes  de  retraite.  Accidents  de  chemin  de  fer.  375 

Chap.        V.  Soulèvements  de  paysans. 

1.  Paysans  sibériens 380 

2.  Mécontentement  des  paysans.   L'ataman  An- 

nenkof 381 


lAHi.K   i)i:s   M  A  I  ii;iîi-;s 


569 


3.  Propagande  liulchevislc  aux  villaprfs 385 

4.  Composition  dos  bandes  de  rebelles 38G 

5.  Répressions  par  Tchèques  et  Russes 388 

<5.    [Jn  poste  avancé  dans  la  nuit 391 

7.  Un  olTicier  russe  cliel'  de  Mongoles 395 

8.  Suspension  des  liosLililés 398 

CuAP.       VI.  Une  conspiration  bolcheviste. 

1.  Découverte  d'un  coMiphiL  bolcheviste 399 

2.  Vara  et  la  petiLe  Olga 400 

3.  Étudiants  et  étudiantes 404 

4.  Petit  gibier 409 

5.  Un  moiule  noyé  dans  \v,  sang 4P2 

Ghap.     VII.  Parmi  les  troupes  japonaises  en  Sibérie. 

1.  Rébellion  de  cosaques 415 

2.  Une  grande  artère  sibérienne,  la  Chilka 418 

3.  Paysages  désolés 422 

4.  La  garnison  de  Mogotcha.   Une  épave  de  l'an- 

cien régime    425 

5.  Avec   les   Japonais   sur   le   chemin    de   fer   de 

l'Amour 427 

6.  L'action     commence.      Moralité     sociale     des 

rouges 4  30 

7.  Démocratie  guerrière.  Conceptions  de  samouraï.  431 

8.  Contacts  l'urtifs  avec  les  rouges 436 

9.  Cavalcade   dans   la    nuit.   Scènes   che/.   l'habi- 

tant   439 

10.  Village  vidé   par  la   peur.   Politique  de  conci- 

liation   441 

11.  Une  confédération  d'insurgés 442 

12.  Un    service    funèbre    mixte    orthodoxe- révolu- 

tionnaire   444 

13.  Petits  seigneurs  pré-féodaux  et  trains  blindés.  447 

14.  Politique   de  violences   des  Semeonoftsy.   Kn- 

(liuHe  à   Zilovo.  Assassinat  de  neutres 450 

15.  Un   témoignage  de  viols  collectifs 453 

K;.   Les  lro\qies  japonaises  i)ien  accueillies  par  la 

population 458 

17.  Cadavres  de  torturés.  Sang-froid  japonais....  402 

18.  Scènes  de  détresse  et  païuiyUhides 4<)4 

19.  Epilogue.  Le  tribunal  exlraordiiuiire  de  l'ala- 

nian  en  session  secrète 'tw 

Cu  \e.   \  1 1 1.  La  mission  militaire  française  en  Sibérie 173 

CuM*.       I.\.  L'Ataman  Semeonof. 

1.  L'Imiiiiimc 483 

2.  Son   (.'Il  VIT 484 

3.  Son   ei\lourage 48/ 

4.  l'.pilogue IMi 

37 


570  TABLE    DES    MATIERES 


Ghap.        X.  L'intervention  japonaise  en  Sibérie. 

i.  Seraeonof.  Interventions  échelonnées 491 

2.  L'affaire  de  Kraevski 495 

3.  L'incident  de  Mandcliourie  du  28  août  1918..,  499 

4.  L'occupation  du  Transsibérien 500 

5.  Politique    japonaise    en    Sibérie.    Coopération 

avec  les  Semeonoftsy 502 

Ghap.      XL  L'Amiral  Koltchak. 

1.  L'Amiral  Koltchak.  Sa  carrière 510 

2.  Autour  du  coup  d'Etat 515 

3.  La  question  des  officiers.  Les  praporchtchiks.  517 

4.  La  faiblesse  du  régime 520 

5.  L'Amiral 522 

6.  L'Amiral  et  les  Tchèques 526 

Ghap.    XII.  La  mort  de  Koltchak. 

1.  La  retraite  d'Omsk    528 

2.  Les  Tchèques  suspendent  la  l'etraite  russe...  530 

3.  Gonflits  irrémédiables 533 

4.  La  situation  sur  le  Transsibérien 535 

5.  L'Amiral,  abandonné  des  siens 537 

6.  Perplexité  des  représentants   alliés 538 

7.  Ghef  Suprême  jusqu'au   bout 541 

8.  Les  otages   d'Irkoutsk ....  543 

9.  Refus  des  Tchèques 547 

10.  La  fin  de   l'Amiral 550 

Index  alphabétique  des  noms  propres 553 


TABLE  DES  GRAVURES 


Portrait    de    l'Auteur,    dessin    de    Ilia    léfimovitch    Répine....     (Jronlispîce). 

Le    Général    Aléxéief     i 

Carte  générale  de  la  Eiissie  et  de  la  Sibérie  8-9 

La    suite    du    général    Ivanof,    à    côté    de    son    train    (octobre    191 5).    De 

gauche   à   droite    :   M.   Tchoubarof,    D''   Kobzarenko,    D'    ,    prince 

Radzivill,    prince    Kourakine,    prince    Obolensky,    l'Auteur,    capitaine 

Maltsof,    colonel     Boulatsel 16 

Carte    de    Tchartorisk    17 

Types  de  cosaques-partisans.  (Rovno,  octobre   I9i5)    24 

Départ  de  partisans.  Les  cosaques,  nu-tête,  assistent  au  service  religieux  . .       Sa 

Généraux   Aléxéief  et  Ivanof   82 

Deux     cosaques,    le    juge     Bielosiersky,    l'Auteur,    trois     paysannes    de 

Galicie /So 

Kasatchok    (danse    de    cosaques    du    Don)    48 

Soldats    du    régiment    de   la    mer    Blanche.    A    cheval,    le    praporchtchik 

Pourine  48 

Devant  Tchartorisk.   Morts  à    Tassant.    Au   fond,   la   ligne  blanche  de   la 

tranchée     autrichienne     64 

Fcnimc-soldat    :   Tatiana   Kakourine,    16   ans,   entre    le   plus    grand    et   le 

plus   petit  soldat  du  90''   régiment    64 

l'iiotographie    prise   par    l'auteur  h    Verdun    88 

Déserteurs  russes  en  voyage.  Le  soldait  du  milieu  proteste  contre  la  prise 

de   la  photographie  (avril    1917) 88 

Croquis  des  positions  de  Combat  à  IJzika-l.oDy    96 

flroquis  du  soldat  russe  Anion  Komachkn  :  lalilo  des  officiers  étrangers 
au  C.Q.G.  russe,  avril  1917.  De  droite  à  gauche  :  général  .Tanin,  général 
sir  Williams,  général  baron  Van  Rijckcl,  colonel  Marsengo,  général 
Coanda,  général  comte  Bonico  Loiigeni,  l'Autour,  coinmaiidnnt  Busch- 

senschutz 96 

Kamenels-Podolsk    :   Vue   de    ranciciitu'    ciladullc    turque    , iia 

Mlaquc  du  /i7^  régiment  siiiéricii,  de  la  position  fortifiée  do  Drike-Lany, 

le    i"""  juillet   IQI?!  sous  \m   feu   de   barrage    128 

Kerenski  parmi    les  soldais.  A  côté  de  lui,  le  général  ),av<lovski |36 


572  TABLE    DES    GRAVURES 

Capitaine  Recof,  blesse;  deux  soldats  sibériens  avec  des  mitrailleuses 
allemandes    ^ ''^ 

Fête  du  Baïram  :  lutte  de  Tatares.  Triple  rangée  de  spectateurs,  age- 
nouillés, debout,  à   clieval        i44 

Officiers  de  la  Division  Sauvage.  Debout  :  au  milieu,  prince  Magalof; 
derrière  lui,  comte  Komarofski;  à  sa  droite,  colonel  Oremm;  à  gau- 
che, prince  Fazoula  Mirza  Kajdar,  commandant  la  a»  brigade.  l'Au- 
teur colonel  Mouzoulaief,  comte  Bobrinski.  Assis  :  princes  Jorjadze, 
Jerwajidze,     etc i52 

Théàlre  de  la  Guerre  Civile  russe  en  jnniner  1918    161 

Le  bountchouk  (queue  de  cheval)   de  la  Division  Sauvage.   Prince  Bagra- 

tion   (main   au   sabre),    rAuteur,   colonel    Gatofski 168 

Type   de   cavalier    turconian 1^8 

Reconnaissance   de   cavalerie    circassienne   (juillet    1917) 176 

Cavaliers    tatares    en    reconnaissance   (juillet    ioit) 176 

Le  régiment  de  Tchefchens  franchit  le  Zbroudch,  frontière  entre  la 
Russie  et  la  Galicie.  A  part  quelques  reconnaissances,  c'est  la  dernière 
fois  que  des  troupes  russes  se  trouvent  sur  territoire  autrichien 192 

Le  lieutenant  Zenal-Bek  harangue  un  petit  gniupe  de  soldats  resté  fidèle 
à    son    devoir    dans    la    débandade    générale 192 

Compagnie  d'infanterie  de  l'Armée  des  Volontaires  composée  d'officiers 
de    la    garde 208 

La  dernière  photographie  de  Kornilof  prise  dans  la  chambre  d'une 
compagnie  d'officiers  du  régiment  Kurnilof.  Derrière  lui,  capitaine 
Zaremba;   à  sa  droite,  colonel   Nejcntsof,   chef  du   régiment 224 

Le  dernier  ataman  du  Don,  général  Kalédine  qui  scsl  suicidé  à  l'ap- 
proche des  cosaques  rebelles,  dans  la  cathédrale  de  Novo-Tcherkask. 
Parmi  la  foule  en  pleurs,  à    droite,  M™"^  Kalédine ayjo 

Devant  le  train  blindé  rouge  :  le  commissaire  Choslak,  le  commandant 
(ancien   soldai)  Lougoftsof  2^8 

Le  chef  d'état-major  (ancien  séminariste)  Ivanof   266 

Société  de  savetiers  intellectuels.  De  gauche  à  droite  :  général  Bekh- 
teief,  ancien  maréchal  de  noblesse  du  gouvernement  Tambovsk,  le 
banquier    Sigov,     général    Okolokoulak 266 

Le  commandant  Avtonomof  du  groupe  d'armée  du  Caucase      26/1 

Épaves  humaines  :  femme  et  petite-fille  d'un  colonel,  délivrées  par  les 
troupes     sibériennes.         26/1 

Le  Général  Broussilof  dans  la  clinique  du  D""  Roudnief  (mai 
1918) 272 


i.NBi.K   Di;s   (;  li.w  r  l'.Ks 


573 


Pétrovka,  dans  l'Oural.  Type  de  ville  sibérienne 288 

L'Autour  et  sa  femme  dans  leur  wagon,  en  Sibérie.      'jSS 

Vicloircs    de    Varmée    sibérienne    ''i.)-> 

Oufa.   Prisonniers   rouges,  après   écbange   de    leurs    nnifcirnics   contre    les 

nôtres ;• 3o.'i 

Au  fond,  le  clocher  de  l'cglise  de  Sterlitamak.  Ceux  qui  sont  les  pre- 
miers entrés  dans  la  ville  :  le  praporchichik  Borissof,  l'Auteur,  le  pra- 
porclitchik    Lebedef,    deux    sous-officiers;    au    milieu,    l'aumônier    du 

456  régiment .^o^ 

Au  fond,  la  boucle  de  la  Biélaia,  où  cette  lourde  pièce  doit  diriger  un  tir 

de  destruction.  Personne  ne  veut  aller  de  l'avant  pour  l'observation   .  .  820 
Par  la  fonte  de  la  neige,  le  chemin  est  couvert  de  crottin  de  cheval.   A 
gauche  :  soldat  de  Nicolas  I^"",  monarchiste;  à   droite  :  le  colonel  Bek- 

Mamedof ,  républicain Sac 

Soldats  Bachkirs  du  i4®  régiment  siljérien,  en  haillons,  plusieurs  nu-pieds. 

Les  effets  envoyés  au  front  ont  gcnéralemcuit  été  vendus  en  route 336 

Un  des   réginu'iils  les  mieux   habillés.   Russes  et    Bachkirs    336 

Front   sibérien    en   avril    et    juin-juillet    ioi<)    35i 

Unique  moyen   de  trans]iort   pour  le  train   d'un    C.A.    La    rivière   Oufim- 

ka 368 

Soldats  de  Kollchak  en   fuilr.  f.luin    ri,i(,,  Nord  d'Oufa.)      368 

Retraite  de  Stépaiiovka  vers  Im  \;illée  d<-  l'Oiifinika.  (8  juin  i()t.).)     38/| 

Général   (iiévine,   comniandaiil    le   f\^  C.-\.   sibérien,   plus    tard    fusillé   sur 

ordre  du  général   VoifscklmN  ^ki 38/| 

Soldats    tchèques    revenant    (riiiic    rr(()iniaiss;ince    sur    l'Ob,    près    de    Bar- 

naoul /|00 

Victime  de  la  guerre  civile   :   Baehkir   idessé 4oo 

lti'<iiiiu    de    ^rclrntik    4 17 

l'rulil  (rirk(Jiilsk ,    \ii   de  l'autre   rive   de    l'Angara 4-'4 

Marché   à   Bisk   (frontière   de   Mongolie) 4^4 

Le  fleuve  Cliilka  ('Anwiur) 43a 

Paysage    typique    du     Transbaïkal.    Le    I1en\e    Uliilka 43a 

'rrans[i(jrt  ja])(>Mais  -.ur  la  (Ihilka 448 

Drapeau  du  71"  régiment  japurhiis 4'|8 

Comme  sous  César  :  clicf  japonais  baïaiigiianl  la  troupe  avant  l'at- 
taque  ■ t^(^\ 

Kirghize,   membre    d'iuie    caravane    pour    l'intériiMM-    de    la    Chine      4'")  I 

Cosa((ue    capturé    cl     marlyri'i''    pai'    les    Bmigr^ '|Sn 


574  TABLE    DES    GRAVURES 

Autre  cosaque  capturé  et  martyrisé   ^80 

Croquis  de   la  Situation    générale   au    19   août    1918,   au  soir /196 

Croquis  du  Combat,  près  de  Kraevsky,  le  nk  août  1988   497 

La  Mission  militaire  du  général  Janin.  En  première  Jigne,  de  gaucht  à 
droite  :  colonel  Le  Magnen,  G^éral  Janin,  Commandant  Le  Gras,  Capi- 
taine Fabian.  Deuxième  ligne,  de  gauche  à  droite  :  Capitaine  Souben,  le 
soldat     Krauss,     ordonnance     tchécoslovaque,     Capitaine     Tikhinravof, 

Colonel  Buchsenscliulz,  Colonel  Poirot,  l'Auteur 5o4 

L'amiral   Koltchak 5i2 

L'ataman  Séméonof ^28 


).,\uis,  —  soc,  r,i';Ni':n.  p'impr.  et  p'ÉPiT.,  71,  hue  de  rennes. 


D  Grondijs,  Lodevdjk  Hermen 

550  La  guerre  en  Russie 

G7  et  en  Sibérie 


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