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Full text of "La Jeune belgique"

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1 



I" 



LA 



j JEUNE BELGIQUE 

II' • 



LA 



JEUNE BELGIQUE 



Directeur ; Max WALLER 



TOME SIXIÈME 




BRUXELLES 
BUREAUX : 80, RUE BOSQUET 

1887 




LA FÊTE 

DES SS. PIERRE ET PAUL<'' 

I 



u pays campinois, le vingt-neuf juin, jour 

' des SS. Pierre et Paul, tous les contrats entre 

t maîtres et valets sont abrogés; les uns recou- 

, 'vrent la liberté de remplacer leurs serviteurs, 

* les autres, de changer de patrons. 

Cette séparation ne s*opére point à Timpro- 
/viste. 

A la fin de mars, le fermier et la fermière 
^ont posé cette question, lui à ses hommes, 
elle à ses femmes : « Restez-vous? » 

Suivant la réponse de leurs gens, les chefs les engagent 
pour une autre année ou avisent à leur remplacement. 
D'ordinaire le baes accorde au sujet actif et entendu la 
grosse paie que celui-ci gagnerait chez le voisin et pour peu 
qu'elle tienne à sa servante, la bae{ine lui assure un plus 
'hâut g^ge, tant en numéraire qu*en aunes de grosse et de fine 
i toile filée aux veillées d'hiver. 

Quant aux aides à demeure, que les maîtres n'interrogent 
pas sur leurs intentions, ils sont avertis par ce silence même 
d'avoir à se pourvoir ailleurs. Tel garçon ou telle fille de ferme, dont le 




(i) Cette nouvelle fait partie d*une deuxième série de Kermesses qui paraîtront cette 
année. 



M5r'47'19 



— 6 — 

caractère ne subira aucune atteinte s'ils quittent leur service à la Saint- 
Pierre, seraient fort mal notés si leur patron ne leur avait point permis 
d*attendre la date traditionnelle pour faire leurs paquets. 

Ces mutations générales de domestiques servent tous les ans de prétexte 
à Tune de ces fêtes si topiques, presque païennes, que n'oublient jamais 
ceux qui y ont assisté. 

Pour ma part, chaque été, à l'approche de la Saint-Pierre, je mis sens 
pris, où que je sois, d'un désir effréné de retourner au pays. Il suffit de 
Todeur des seringats et des sureaux pour me représenter le cadre et les 
acteurs de ces pompes rustiques. Mais cette évocation irrite ma fièvre au 
lieu de la calmer et je ne trouve de soulagement qu'après avoir été respirer, 
quelques bouffées de l'air natal : 

Un beau soleil active les fragrances des haies et des bosquets. La caille, 
blottie dans les blés, piaule sensuellement. Personne ne travaille aux 
champs. Dans leur empressement à prendre du plaisir, les hommes ont 
abandonné çà et là la faux et la serpe. Si les cultures sont désertes, par 
contre, le long des routes vicinales, c'est une procession de voitures maraî- 
chères bâchées de blanc, chargées non point, comme les vendredis, de 
légumes et de laitage, mais peintes à neuf, tapissées de fleurs, les cerceaux 
tressés de rubans, menées grand train par des chefs d'attelage endimanchés, 
ébaudis et fanfarons, et au fond desquelles se trémoussent des dirnes non 
moins réjouies et parées de leurs plus coquets atours. 

Ce sont des valets qui ont été chercher le matin, en cérémonie, les ser- 
vantes à leur ancienne résidence pour les conduire chez leurs nouveaux 
maîtres, et comme les gars ne doivent être rendus à destination que le soir, 
ils profiteront de la longue journée estivale pour lier connaissance avec 
leurs futures compagnes de charrue et d*étable. 

Souvent les journaliers d*une même paroisse, les salariés de petits 
paysans, empruntent un char à foin à un gros fermier et se cotisent pour la 
location de l'attelage. Toute la coterie, batteurs en grange, vanneurs, aoûte- 
* rons, vachères, faneuses, prennent place sur ce chariot transformé en un 
verger ambulant, où les faces rouges et joufHues éclatent dans les branches 
comme de rondes pommes luisantes. 

L'émouchette caparaçonne les forts chevaux, car les taons font rage le 
long des chênayes ; seulement les mailles du filet disparaissent sous les bou- 
tons d'or, les marguerites et les roses. 

Des cavalcades se forment. Les voitures se rendant aux mêmes villages 
ou revenues des mêmes clochers, cahotent à la file, trimbalent de compagnie 
leur nouvelle légion de servantes. 



— 7 — 

Défilé éblouissant et tapageur; apothéose des œuvres de la glèbe par ses 
affiliés. Sur leur passage Tair vibre de parfum, de lumière et de musique. 

Bouviers et garçons de charrue, le sarrau festonné d*un ruban écarlate, la 
casquette ceinte d*un rameau feuillu, une branche pour aiguillon, précèdent 
le cortège en manière de piqueurs, ou caracolent sur les $iccotements; 
d'aucuns affourchés à la genette, les jambes très écartées, tant leurs mon- 
tures ont le dos large ; d'autres assis en travers de la selle, les jambes bal- 
lant du côté du montoir, comme on les rencontre au crépuscule, par les 
chemins, après le labeur. 

Leurs voix éclatantes se répercutent d'un village à l'autre. 

tt Voilà encore un ro^enlandl un « pays de roses » I disent les gamins 
que leur approche ameute près de l'église. Car on a dénommé a pays de 
roses » ces chars de joie, à cause du refrain de la ballade que les compa- 
gnons ne chantent que ce jour-là : 

Nous irons au pays des roses, 
A u pays des roses (tun jour ! 
Nous faucherons comme foin les fleurs trop belles 

Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes. 

Qu'elles éborgneront la lune 
Et feront étemuer le soleil! 

Des sarabandes se nouent à la porte des cabarets. Les « pays de roses » 
envahissent la salle en vacarmant comme un sabbat. 

A chaque étape on emplit de bière et de sucre un énorme arrosoir, et 
après en avoir détaché la gerbe, on le fait circuler à la ronde, de couple en 
couple. La fille, aidée par son galant, trempe la première les lèvres au 
breuvage, puis, d'un geste retrouvé des temps druidiques, elle se cambre, 
son bras nu, presque aussi robuste que celui des mâles de la bande, saisit 
l'anse de l'original vaisseau, le brandit, le soulève au dessus de sa tête, puis 
l'incline vers son cavalier. Un genou en terre, le soiffard embouche le tuyau 
du réservoir et pompe sans relâche avec des mines béates de chrétien qui 
reçoit son Dieu. 

Les coteries se sont fait accompagner d'un ménétrier ou d'un joueur 
d'orgue ; mais, indifférents à la mélodie et au rythme raclés ou moulus, c'est 
toujours la même sabotière que dansent les drilles, c'est le même chœur que 
braillent leurs voix psalmodiantes : 

Nous irons au pays des roses 
A u pays des roses d*un jour! 
Nous faucherons comme foin les fleurs trop belles 

Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes 

Qu'elles éborgneront la lune 
Et feront étemuer le soleil ! 



— 8 — 

Les serfs sont les seigneurs et les pauvres sont les riches] Le salaire 
de toute une année sonne contre leurs genoux dans les poches profondes 
comme les semoirs. 

Jour de frairie, jour de kermesse révolutionnant les prêtres résignés de la 
terre I Chaudes matinées qui font édore les idylles ; soirs orageux instiga* 
teurs de carnages I 

Ce n'est pas sans raison que lesi gendarmes surveillent à distance les cara* 
vanes de « pays de roses ». 

. Ils sont pâles et tortillent nerveusement leur moustache, les gendarmes, 
car, vers le tard, à l'heure des réactions sournoises, les farouches et les 
jaloux leur en font voir de rouges. Ces bons drilles qui trinquent avec 
effusion sont prêts pour un rien à se jeter les pintes à la tête et i se déchi- 
queter comme des coqs. A force d'accoler son voisin cet expansif compère 
a fini par le presser si étroitement contre sa poitrine qu'il l'a terrassé et un 
peu meurtri. 

Tous ces festoyeurs ne s'ébaudissent pas mais tous s'étourdissent. Ils 
noient leur souci dans la bière et l'étouffent dans le tapage. Ils boivent, les 
uns pour oublier, peut-être pour calmer le regret du toit et des visages 
familiers qu*iis délaissent; les autres, au contraire, pour célébrer leur 
affranchissement du joug ancien et saluer, pleins de confiance, le foyer 
nouveau. 

La plupart firaternisent d'emblée avec leurs camarades de demain et se 
déclarent sur-le-champ aux pataudes embauchées avec eux. 

Et ces excellentes pâtes, ces irresponsables que la pensée fatiguerait, 
savourent sans se défier et sans se ménager, jusqu'à la licence, à corps 
perdu, le charme puissant de cette journée de trêve où ils sont libres de 
leurs paroles, de leurs mouvements et de leur chair. Ils ont des frénésies de 
chien qu'on détache, ce vertige que doivent éprouver, i leur premier essor 
vers l'espace, les oiseaux nés dans une cage; et l'infini de leur bonheur rend 
celui-ci presque aussi poignant qu'une extrême souffrance. On ne sait par 
moments s'ils pleurent ou s'ils rient aux larmes, s'ils se trémoussent d'aise 
ou s'ils se cabrent dans les convulsions. 

Comme le voyage est long et la journée pleine, vers le midi, on arrête 
devant la principale herberge de la bourgade, et l'on dételle. Les blousiers 
s'abattent sur les bancs de la grande salle, devant les platées fumantes. 
Mais malgré leurs fiingales et l'ivresse de leur émancipation qui se traduit 
le jour durant par des défis d'une crudité féroce envoyés à Dieu, à ses Saints 
et à sa Vierge, ils n'omettront pas, entre deux signes de croix, de rapprocher 
quelques secondes leurs larges mains calleuses. 



— 9 — 

Après la ventrée lorsque repus et trop paresseux pour retirer de sitôt 
leurs gros poteaux de dessous la table, les gars allument leurs pipes et 
ruminent silencieusement, souvent sur l'invitation d*une commère, Tun ou 
l'autre ancien berce la torpeur des digestions par quelques souvenirs des 
fériés d'autrefois. 

II 

Cest la fiSte des SS. Pierre et Paul. 

Deux carrioles fleuries se croisent à l'aube sur la grand*route. Les con- 
ducteurs se hèlent : 

— Bonjour, l'ami I Bonne Saint-Pierre 1 Est-il permis de savoir à quelle 
paroisse tu te rends ? 

— Je suis de Rostal et vais me charger d'une servante à Plink. 

— Et moi je viens de Plink et roule vers Rostal pour en ramener une 
génisse du même poil. 

— Trinquons, veux-tu, à la bonne qualité de la viande? Et tout à l'heure 
lorsque nous nous rencontrerons, riches, chacun, d'une paroissienne dodue, 
nous leur paierons un arrosoir de bière au sucre et une couple de quadrilles. 

— Oui. Et taisons jusque-là le nom et le foyer des deux commères. 

Ils ont mis pied à terre, le temps de s'humecter le gosier, puis repartent 
en se disant de nouveau : « Bonne chance 1 » 

Dans l'après-midi les deux carrioles s'abordent à peu près au même 
endroit. Les conducteurs joviaux se sont reconnus. 

Et voyez le hasard : Frans, chef d'attelage de maître Kobus de la ferme 
la « Chapelle Brûlée », à Plink, est allé prendre Stanne, fille d'étable chez 
baes Van Brée, à Rostal, en même temps que Dwyn, le batteur en grange 
de ce dernier prenait livraison de la petite Willie, manouvrière de baes 
Kobus. 

Stanne, déjà apprivoisée par Frans, salue gaîment le digne Dwyn, et 
Willie faite à son camarade des jours futurs, envoie de son côté un sonore 
bonjour à son compagnon d'antan. 

Ces gars ne sont pas des songe-creux. Ils n'ont rien compris à la fin 
mélancoUque de Luik de Bouwel qui languit et se dessécha ^mme un 
hareng fumé du jour où, pris dans les filets de la conscription on le trans- 
porta de ses bruyères natales dans la grande, grande ville. Pour eux un 
clocher vaut l'autre, toutes les fermes sont semblables, la caserne les a pinces 
ou Jies pincera sans qu'ils se rongent l'âme et poussent jusqu'à leur dernier 
soupir; ils dorment, peinent, mâchent bien partout et n'ont jamais aimé 



— 10 — 



qu*à la façon des oiseaux sans y mettre de leur coeur ou seulement de leur 



De même les deux servantes ne distinguent pas entre les galants, pourvu 
qu*ils soient membrus, solides et de bon caractère. Elles changent aussi ftd* 
lement de coucheurs que de peautres. 

N*est-ce pas leur destinée à eux, pauvres domestiques, de $*accoupler 
comme les halbrans au hasard des migrations? 

Les voilà engagés^ à quatre, dans un quadrille furieux. Les chasses- 
croisés de cette danse symbolisent leur vie au jour le jour : les deux rus- 
taudes passent indifféremment des bras de Frans dans ceux de Dv^n et les 
deux boulots se les cèdent quitte à les reprendre avec la même complai- 
sance et la même sérénité, avec la même provision de gaillardises, d*œil- 
lades, de baisers et d*étreintes, la même ample mesure d*amour. 

Après chaque figure ils choquent fraternellement les verres, se rajustent, 
et s'essuient le front du revers de la manche comme lorsqu'ils labeurent au 
champ. Pas de jalousie, pas de regret. Ils jouissent de ce temps de répit et 
se débrident sans vergogne, mais aussi sans malice et sans arrière-pensée. 
Des instincts merveilleux, pas Tombre de sentiment; superbes brutes, outils 
solides, vrais enfants de la Nature à la fois dévergondée et indifférente. 
Demain il leur faudra de nouveau battre en grange, tirer les vaches, motter 
les brebis, clapoter dans la noue. Aujourd'hui ils ont le temps de chif- 
fonner les filles et ils y vont avec la même vigueur et le même entrain qu'à 
la tftche journalière. 

Allons, encore un quadrille, le dernier, puis en route, chaque couple de 
son côté, pour les bordes de Plink et de Rostal I 

Ils se séparent, rieurs, comme ils se sont rencontrés. Après avoir nK>rdu 
les lèvres et pincé la croupe à^on ancienne voisine de soupente, après une 
allusion polissonne et reconnaissante au plaisir pris ensemble, chaque 
garçon guindé sur sa charrette sa nouvelle commère. Ils démêlent les 
brides et se souhaitent un bon retour, non sans mettre dans cet adieu une 
intention gaillarde : « Ne perds pas ton temps, camarade ! » 

Et fouette cocher ! Hue les roussins I Les deux carrioles se séparent au 
grand trot. 

Mais, au sortir du village, les garnements ralentissent l'allure des bêtes. 

La nuit tombe. L'air si tiède chatouille et picote les dermes* échauffés. 
Travaillé depuis des heures, le désir s'exaspère. Les valets entendent bruire 
derrière eux, et sentent courir sur leur nuque comme une énervante brise 
d'équinoxe. C'est la respiration chaude de leurs danseuses dépoitraillées. 
Elles soupirent, ils halètent. 



— II — 

— Il fait trop bon pour se hftter, n'est-ce pas? dit chacun des galants en ^ 
se tournant vers sa compagne. 

O combien elles sont de cet avisl 

Alors ils plantent le fouet dans la douille et abandonnent la longe. 

Ils causent, balbutient, cherchent leurs mots et leur salive, et se com- 
prennent encore mieux lorsqu'ils se taisent ! 

Le cheval va de plus en plus lentement, digérant à l'aise un double 
picotin. 

Sous la bftche fleurie les jeunes rustres se rapprochent; les mains se 
cherchent, puis les bouches... 

Et c'est à présent sur la grand'route entre Dwyn et Willie, Stanne et 
Frans, la même scène que jouaient il y a un an, à pareille heure, dans la 
nuit comme parfumée par ses floraisons d'étoiles, Dwyn et Stanne, Frans 
et Willie ! 

III 

C'est la fête des SS. Pierre et Paul. 

Deux carrioles bâchées de blanc et tapissées de roses se croisent sur la 
grand'route, entre Oostmalle et Rykevorsel^ à la porte d'un cabaret. 

Les deux conducteurs, muets et renfrognés, descendent pour boire un 
demi-litre. Mais ils avalent sans soif et même sans gourmandise, car ils 
n'ont pas le cœur à la fête. S'ils ont pavoisé et fleuri leur véhicule, c'est 
parce que le veut l'usage et qu'ils en ont reçu l'ordre de leurs baes. 

— Parbleu 1 leur dit le cabaretier, à chacun en particulier, en les ser- 
vant, vous ne me semblez pas gai, mon garçon! 

— Och I dit Maris de Wortel, je vais à Halle chercher une autre servante 
pour notre bae^ine et à cette heure un étranger emmènera Lise, mon amie, 
sous un toit inconnu ! 

— LasI geint Ariaan de Halle, je me rends à Wortél pour en rapporter 
la remplaçante de notre pauvre Trine qu'un faraud de là-bas doit venir 
enlever aujourd'hui. 

Les deux pitoyables blousiers ne se parlent pas. Ils remontent sur leur 
siège en se dévisageant, et froncent les sourcils à l'idée commune que celui 
qu'ils viennent de rencontrer pourrait être le ravisseur de leur amie. 

Dans l'après-midi les deux charrettes se recroisent à Rykevorsel ; chacune 
contient deux personnes à présent, mais elles n'en sont pas moins mornes 
pour cela. Au fond de chaque carriole se blottit une femme boudeuse et 
dolente. Et les deux conducteurs, non moins moroses, ne s'occupent pas 



— 12 — 

plus de ces femelles que des poules et des canards qu*ils charrient, au mar- 
ché, le vendredi. 

Cependant, comme les véhicules vont s'accoster, les rêveurs tressaillent 
en se retrouvant, et leur second mouvement est de se pencher anxieux 
pour scruter Tombre et dévisager réciproquement la villageoise que voiture 
le paroissien suspect rencontré le matin. Et voilà que chacun des défiants 
garçons a reconnu la silhouette aimée : 

— Lise! 

— Trine! 

Se sont-ils écriés à la fois. 

Et les deux servantes de sursauter et de s'exclamer en même temps : 

— Maris I 

— Axiaan I 

Les quatre d^ngolent à présent de Téchelette. Lise a volé dans les bras 
de Maris et Trine dans ceux d'Ariaan. Eux, le geste fier et protecteur, les 
narines frémissantes ; elles, rouges et satinées comme des pivoines à l'aube, 
surtout que des larmes tremblent à leurs joues ainsi que des gouttes de 
rosée. 

Rassurés du coup sur la constance de leurs dimes, les gars ne se toisent 
plus avec la hargne de ce matin ; ces farouches se sont apprivoisés et, un peu 
confus, après s être observés, ils s'avancent l'un vers l'autre, se sourient et 
se tapent rondement dans la main. Puis, afin de sceller cette amitié par des 
libations, ils entrent de compagnie dans l'estaminet du cantonnier. Là, ils 
se confient, en les raillant, leurs défiances et leur antipathie premières. 

De leur côté les femmes, édifiées sur la fidélité de leurs hommes, se sont 
rapprochées et babillent comme d'anciennes connaissances. 

Ils se mêlent aux déduits d'un « pays de roses » qui met en trépidation 
les mûrs de Vherberge, Ils ne sont plus désespérés, mais leur gaîté est 
moins forcenée, moins démonstrative que celle des lurons et des luronnes 
qui fringuent et se déhanchent autour d'eux comme poulains et pouliches 
en prairie. Ils dansent avec une mélancolie douce et attendrie, le cœur gros, 
la gorge serrée, un sourire mouillé dans les yeux et aux lèvres, et parlent 
en soupirant, et s'essoufflent vite. 

Quand apparaît, entre deux quadrilles, le traditionnel arrosoir, salué par 
les hourrahs et les trépignements de toute la coterie, Axiaan et Maris 
mettent galamment la main au gousset et paient leur écot. Lise et Trine 
boivent à petites gorgées, et s'interrompent pour sourire à leurs danseurs, 
puis elles les aident à s'abreuver, et ne s'impatientent pas du temps qu'ils 
mettent à cette opération : on dirait de deux mères qui donnent à téter à 
leurs nourrissons. 



— i3 — 

Avant de se rendre chez leurs nouveaux fermiers en compagnie de leurs 
nouveaux camarades, les deux filles ont tenu à cheminer au dehors, en 
tête à tête avec le promis. 

La promenade à petits pas, les haltes fréquentes sous les arbres, derrière 
des mamelons de sable, par les sentes bordées de genévriers et |de jeunes 
rouvres, se prolonge bien après le lever de la lune. Le bruit du bal lointain 
les accompagne, mais va s*assourdissant et leur devient une musique com- 
patissante qu'ils n'oublieront plus januds. 

Combien de fois se jurent-ils de toujours s'appartenir! Ils se rencontre- 
ront tous les ans aux kermesses de leurs deux paroisses; au moins... 

Après une station plus longue et plus décisive que les autres, ils 
regagnent lentement, — oh si lentement 1 — l'auberge où les « pays de 
roses » continuent de baller, de chanter et de s'arroser la luette. Mais ils 
ne rentrent plus dans la salle; ils veulent se séparer sous l'impression du 
tendre entretien qu'ils eurent là-bas, à l'orée du bois. 

Un dernier baiser d'adieu qu'ils prolongent aussi longtemps que dure le 
refrain de la ballade : 

Nous irons au pays des roses /... 

Les deux gars se donnent une énergique poignée de main dans laquelle 
ils se promettent franchise et loyauté. 

Et les kermesses retrouvent Maris et Lise, Ariaan et Trine aussi étroite- 
ment unis, aussi fidèles. 

Avant que le jour des SS. Pierre et Paul soit revenu quatre fois, nos 
deux paires d'amants se sont mariés et établis. Chaque ménage a sa ferme 
et son lopin de terre, l'un à Wortel, l'autre à Halle. Baes à leur tour; ils 
prospèrent si bien que toute une brigade de serviteurs mangent et gîtent 
sous leur chaume. 

Au jour traditionnel ils goûtent un certain charme à se rappeler les 
angoisses et les crève-cœur de la séparation d'autrefois. Et souvent à la 
veillée, en filant son rouet, la jeune bœ^ine fredonne la ballade aux sont 
de laquelle ils se faisaient de si pantelants adieux 1 

A rencontre de ce qui arrive pour le commun des parvenus, le souvenir 
des épreuves lointaines a rendu ces deux couples très humains pour leurs 
aides, surtout très sympathiques aux saines amours des plus jeunes de leur 
monde. 

Si bien que dans la contrée on dit proverbialement : a Bienheureux les 
humbles que les pays de roses déposent à la porte de ces dignes bœs : ils 
descendent du char pour ne plus jamais y remonter ! » 



— 14 — 



IV 



C'est la fête des SS. Pierre et Paul. 

Deux carrioles, dont la bâche blanche disparaît sous des arceaux de 
feuillage et des guirlandes de roses, roulent à la rencontre Tune de Tautre, 
sur la grandïoute. 

L'une, qui vient de Sassenhout, va grand train, arrache des étincelles 
aux pavés de la chaussée et menace même d'accrocher l'autre, aussi lente 
qu'un fardier, qui vient de Vorsselaer. Tandis que le conducteur de la pre- 
mière sifReet fait claquer sans cesse son fouet, celui de la seconde, absorbé 
dans sa rêverie, n'a eu juste que le temps de se garer, au cri d'avertissement 
du casse-cou. 

Le gars de Vorsselaer se réveille de mauvaise humeur et invective celui 
de Sassenhout. 

— Mille excuses! » fait le vivant gaillard lorsqu'il est enfin parvenu à 
maîtriser son cheval presque emballé, « quoique c'était à vous de me céder 
le pavé... Sans rancune, pourtant... On ne se querelle pas aujourd'hui... 
Faisons la paix en trinquant... Et où allions-nous avec si peu d'empresse- 
ment? 

— Cela ne te regarde pas... Quand tu sauras que je me rends à mon 
malheur en seras-tu plus avancé? 

— Peste, le lugubre pèlerin. C'est qu'il y tient à sa bile. 11 se croit au 
jour des Morts plutôt qu'à la Saint-Pierre... Dis donc, l'ami, ce sont des 
immortelles et des branches de cyprès que tu aurais dû attacher à ta guim- 
barde. Que n'as-tu enduit en même temps de poix ta bâche trop blanche 
pour ton humeur?... Allons, viens... Trêve de taquineries... Trinquons, te 
dis-je... Moi je cours au hasard, c'est-à-dire à la nouveauté, à la surprise... 
Mais au fait, ne viendrais-tu pas de Vorsselaer? Tu pourrais me renseigner 
alors sur la petite Isa de pachter Goris et me dire si c'est un présent 
acceptable que me font les grands saints Pierre et Paul? 

Le gars atrabilaire s'est dressé vivement sur son siège et a pris une atti- 
tude de défi : 

— Comment, tu serais toi ce Wim de Sassenhout, qui viens nous enlever 
notre Isa? 

— Lui-même. Et voilà du dépit qui te nomme en même temps qu'il me 
vante la paroissienne en question. Ah, ah! c'est toi ce bon Roel de Vorsse- 
laer qui vas me remplacer auprès de notre Lotje, et qui devras t'en con- 
tenter... 



— i5 — 

— M'en contenter! Comment dis-tu cela? 

— Comme tu viens de l'entendre?... 

— Eh bien I je prends à témoins les deux grands saints du jour que tu 
ne toucheras pas à notre Isa... 

— Ohol On est jaloux alors... 

— On aime; donc on est prêt pour la haine... 

— Compris... 

— Arrive... 

Et les deux valets d^ingolent du marche pied. Mais se ravisant : 

— Roely camarade, dit Wim, ne brusquons rien. Comme nous devons 
nous rencontrer cette après-midi, allons d'abord dénicher nos poules, et si 
ta jalousie tient encore, nous aurons tout le temps de nous trouer la peau 
avant le soir. Nous ne nous comporterons que mieux devant elles. 

Roel a eu un instant l'envie de rebrousser chemin et d'empêcher que sa 
maîtresse accompagne cet esbrouffeur, mais il dévore sa rage, consent à la 
trêve proposée et pousse même la courtoisie jusqu'à trinquer avec son rival. 
Au départ ils se saluent cérémonieusement de la main. 

Trois heures après, les attelages se recroisent. Chevaux et conducteurs 
ont la même allure qu'à l'aube. On est même plus gai et plus turbulent dans 
la voiture de Wim et dans celle de Roel plus morne, plus lugubre si 
possible. 

Le garçon de Vorsselaer a reconnu de loin le rire perlé d'Isa, et il se 
prend décidément à haïr l'enjôleur qui est parvenu déjà à la consoler du 
départ de son amoureux. 

De même, Lotje voiturée par Roel, a distingué la voix conquérante de 
ce Wim qu'elle aime de toute son exigeante nature et qu'elle n'a pas fini 
d'aimer. Malgré une année entière vécue côte à côte, ses jupes toujours 
collées à ses bragues, elle n'a pas encore son saoul du copieux gaillard et 
maintenant qu'il lui échappe, elle le désire, elle le reveut éperdûment. 
Depuis Sassenhout elle n'a pas plus accordé d'attention à son nouveau 
compagnon que celui-ci ne lui a témoigné d'intérêt. Et cependant sous le 
rapport des avantages, Roel n'a rien à envier à Wim ou Lotje à Isa. 

En revanche, dès son arrivée à Vorsselaer, le galant Wim n'a cessé de 
s'occuper de la grosse Isa. Il lui a raconté, le malin, la mauvaise humeur 
de Roel, et sa verve et ses charges ont paru beaucoup amuser la pécore. 

— Ah I ah! ah! fait le déluré compère de Sassenhout, lorsqu'il arrive à 
portée de voix de son quidam du matin... Et comment vont les amours ? 
Une gentille capture que Lotje, pas vrai ? Potelée et ronde à souhait. De 



— i6 — 

quoi occuper les mains ; dis ? Ah 1 ah I ah I Descendons. J*ai des fourmis 
dans les jambes et le gosier sec comme plusieurs lieues de bruyères... 

Roel et Lotje, suivent machinalement dans Fauberge Isa et Wim. Roel 
se rappelle les paroles de son ennemi : « Nous aurons tout le temps de nous 
trouer la peau avant ce soir ». Certain de soulager tout à Tbeure sa rage, 
il se contient à présent. Il consent même avec la pauvre Lotje à leur faire 
vis-à-vis dans le quadrille. Il observe, stoique en apparence, le manège des 
deux inconstants. 

Isa témoigne une insultante indifierence à Roel, et lorsque les figures de 
la danse veulent qu'elle tourne avec lui, la mauvaise se rebifie et se roidit 
dans ses bras, tandis qu'elle s'abandonne et se pâme, la tête renversée, 
contre la poitrine du gars de Sassenhout. Dans ces moments où elle se 
dérobe et fait la mijaurée avec lui qu'elle adorait il y a deux jours, le 
pauvre Roel a des envies de l'étrangler sur le coup et, à la ritournelle sui- 
vante, de ne plus rendre qu'un cadavre à son danseur préféré. 

Wim a trouvé, pour torturer ses anciennes amours, un moyen peut-être 
plus cruel encore que celui employé par Isa. Lorsque c'est son tour de faire 
sauter Lotje, le mauvais sujet affecte de l'aimer toujours, il enchérit de 
galanteries, prend des poses de soupirant, l'accable de déclarations ironi- 
ques, risque de temps en temps une caresse timide, un baiser furtif ; il 
parodie, le vilain, le prélude de la comédie amoureuse qu'il joua à la Saint- 
Pierre passée avec la pauvresse. Et ces pantalonnades sont d'autant plus 
cruellement ressenties par la malheureuse Lô qu'elle y retrouve en même 
temps la satire du sentiment sincère et ardent du perfide pour sa nouvelle 
aimée. Elle est prête à pleurer d'humiliation et de rage, la benoite délaissée, 
sous ces baisers grimaçants et ces étreintes extravagantes. Elle comprend qu'il 
s'est détaché d'elle pour toujours, qu'il s'est repris pour se donner complè- 
tement à l'autre. Tout ce qu'elle souhaite, c'est que l'an prochain cette 
voleuse soit moquée et abandonnée à son tour pour la grande joie d'une 
troisième amante... 

Elle ne peut s'empêcher de se reporter, attendrie, même en ce moment, 
à cette époque bénie de moisson, où le crâne faucheur s'approchait d'elle, 
la gerbeuse, et la retenait longtemps sous prétexte de retirer de ses pauvres 
doigts les barbes pointues qui s'y étaient logées. C'était là trop d'attentions. 
Elle en convenait alors. Mais c'était bien trop de mépris, à présentl... 

Cette situation crispante ne peut se prolonger. Tous n'ont pas ta 
résignation et ta timidité, petite Lô, et ne s'en remettent pas à la Provi- 
dence du soin de les venger dans lavenir ! 

Roel est las de souffrir. Voilà un quart d'heure qu'il grince les dents, 
qu'il renâcle et qu'il tourmente son couteau au fond de sa poche. 



— 17 — 

Wim, encouragé par la coquette, s^enbardit au point de lui plaquer un 
sonore baiser sur la bouche. 

Attention, petite Lô, on va vous venger, tous les deux ! Roel lâche brus- 
quement sa compagne et n*a fait qu*un bond vers le provocateur. 

— Halte-là ! Camarade ! Nos conventions du matin tiennent toujours, 
hein ? A nous deux, alors. 

En un instant, le bal est sens dessus dessous. L'orgue s'arrête court, au 
milieu d'une ritournelle, avec un couac prolongé. Les hommes écartent 
les femmes et font cercle autour des batailleurs pour leur ménager une lice. 
Le baes du cabaret a voulu protester. C'est tout au plus si les « pays de 
roses » lui ont permis de répandre du sable, afin de nettoyer plus facile- 
ment le carrelage après la tuerie. 

— Franc jeu! Franc jeu I Laissez faire I crient-ils, alléchés. 
La soirée est orageuse et incite au carnage. 

Wim a de suite fait passer Isa derrière lui. Parbleu I S'il comprend de 
quoi il s'agit ! Beau buveur, bel amoureux, il est non moins beau batail- 
leur. En un rien de temps, il a le couteau au poing et se trouve comme 
Roel en posture de combat. 

D'abord ils balafrent d une croix la chaux de la muraille. Krissl krissï 
Et les voilà partis I La joute sera chaude. On trouverait difficilement com- 
pagnons plus dignes de se mesurer, mieux bâtis, plus nerveux et plus 
robustes. 

Le partie est chaude en effet. Plusieurs coups ont déjà été portés. Les 
sarraux enroulés en guise de bourrelet autour du bras gauche, s'ensan- 
glantent, mais cela ne compte pas encore. Ce sang, les batailleurs ne le 
voient pas. C'est tout au plus s'ils en hument l'odeur affolante. Il faut que 
l'un des deux reste sur le carreau... Les voilà qui s'agrippent, s'acharnent, 
ne se lâchent plus, roulent ensemble par terre. Qui se relèvera ? Halte! Ne 
frappe plus, Wiml L'autre a son compte. 

Tous se précipitent à présent pour désarmer le vainqueur et secourir le 
blessé. Trop tard. Il n'y a déjà plus de blessé. C'est un mort qu'ils 
ramassent, la gorge ouverte. Il n'y a pas à dire, le coup a été loyalement 
porté! 

Isa repentante de sa coquetterie, se jette en sanglotant au cou de Lô. 
Mais celle-ci la repousse durement du côté du mort et vole vers son Wim, 
son Wim ingrat et criminel, et s'accroche à lui, et lui a tout pardonné. 

N'est-il pas son premier homme, son seul amour, son baes î 

— Ah Wim! cher Wim! mon Wim I... 



— i8 — 

Ce pendant que, là-bas^un a pays de roses » attardé, cahote sur la route, 

et roule plein de clameurs vers le cabaret du crime : 

Nous faucherons comme du Jbin les fleurs trop belles. 
Et en tresserons des meules si hautes et si odorantes 

Qu'elles éborgneront la lune 
Et feront étemuer le soleil! 

Novembre 1886. 

Georges Eekhoud. 



SONNETS 
I 

NOCTURNE 

A MON CHER Jo6< DB Co^PIN. 

La nuit plane, roulant les mondes dans ses voiles. 
L'astre aux noirs rameaux d'ombre ouvre son fruit vermeil. 
Le ciel est tout de feuy comme si le soleil^ 
Y volant en éclats^ Véclaboussait détoiles. 

Là^bas fleurit la lune en corbeille de flammes. 
— Comme la poudre dor qui danse en un rqjron^ 
La poussière des morts^ en muet tourbillon^ 
Monte en la nuit vivante et m'enveloppe d'âmes. 

Homme l tandis qu'alors tes vains bruits ont cessé y 
Et que rheure t'emporte, en ton sommeil lassé. 
Du gouffre doù tu sors au gouffre où tu retombes^ 

Devant cet Infini qui vit et resplendit, 

Le poète pieux écoute ce que dit 

Le silence du ciel au silence des tombes. 



^ 19 — 

II 

LE REMORDS 

A Eddy Livis. 

Coin fuyait : — des Poix emplissaient le ciel pâle, 
Epouvantant son cœur inquiet et subtil; 
Il sentait dans le vent^ qui Fassiégeait d'un râle^ 
ly inexorables mains le poussant vers FexiL 

Il fuyaity — et vers lui des sanglots^ des huées 
Montaient dans la clameur des forêts et des mers; 
Il fuyait^ — écoutant les meutes des nuées 
Gronder déjà là-bas sous le fouet des éclairs. 

Il fuyait^ — et soudain il se cacha la face ^ 

Quand le soleil, de meurtre empourprant tout Fespace, 

Rmla, tête sanglante, au fond du gouffre noir ; 

Et le ciel écarlate, éclaboussé du crime^ 
Semblait teindre Catn du sang de sa victime^ 
— Et le Maudit fuyait, tout rouge dans le soir. 

III 
CANTILÈNE 

O mon cœur, faible cœur^ 6 cœur né de la femme. 
Tu f éclaires parfois dun jour surnaturel. 
Tout rayonnant d amour, fait de soleil et dame : 
Cest comme une aube dor qui rêve au bord du ciel. 

Et tu vibres alors d'une intime musique. 
Qui te berce divresse ainsi qu'un vin subtil; 
Tu sens en toi fleurir une rose mystique. 
Qui t'embaume soudain et t'apporte Favril. 

Cette pure lumière en ta nuit infinie^ 

C'est le reflet en toi de la blanche beauté. 

Son souffle est ton parfum, sa voix ton harmonie; 



— 20 — 



Pour que tu sois ainsi chanta arôme et clarté. 
Il suffit^ 6 mon cœur, coeur qui te crois rebelle^ 
D'une vierge qui passe, — et tu te remplis tCelle ! 

Emile Van arenbergh. 



JULES DESTRÉE 

ET SES « LETTRES A JEANNE i 




Lettre au cousin de Fauteur 

Mon cher ami, 

ui, c*est à toi, et non à un autre, que j*adresse cette lettre. 
Puisque c*est toi qui es le cousin, continue ! Or, le cousin, 
dans le sens noble du mot, c'est Tétre à la fois bienveillant et 
juste, parent de Platon mais ami de la vérité. Et plus j'y 
songe, plus il me paraît évident que c'est ta vocation d'être le cousin. 
Grand jouisseur d'art, à qui des admirations excessives pour de rapides 
génies ont enseigné la mesure et le tact, tu passes tes jours dans les Ile 
Fortunées du dilettantisme. De tes balcons et de tes vérandahs, tu savoures 
ce bonheur insolent et rare : ne pas écrire. Et tu contemples de loin, en 
t'inspirant des vers égoïstes de Lucrèce, pareilles à des voiles que tour- 
mente une mer orageuse, un millier de plumes d'oie, ivres d'elles-mêmes, 
danser la danse de Saint-Guy sur un millier de feuilles de papier qui n'y 
peuvent mais. Tu les connais toutes : celles qui crachent, celles qui crient, 
les grosses et les fines, les fières et les douces, celles qui sont cruelles comme 
des épées, et celles qui sont caressantes comme des ailes de grèbe, et aussi 
celles qui, accablées d'une nostalgie bizarre, font inévitablement penser à 
l'oiseau qui les a portées. Tu les connais, et tu n'y touches pas. Tu es le 
désintéressé par excellence. Et c'est pourquoi il m'a plu de t'envoyer cette 
épître, et de rechercher avec toi ce que l'on peut dire des Lettres à Jeanne. 
La vraie, la seule critique, c'est une œuvre d'art vue à travers le tempéra- 
ment du cousin de l'auteur. 

Le chapitre IV de rirréparable^ une des Lettres à Jeanne qui ne sont 
pas adressées à Jeanne, débute ainsi : 



— 21 — 



« Cette idée : rirr^arable^ Geoi^es la retrouvait jusque dans les choses 
les plus futiles. Ainsi souvent, en mettant une lettre i la poste, il éprouvait 
un petit frisson en la lâchant, et l'écoutait tomber dans la botte, avec un 
bruit étoufifé. Il songeait aux difficultés sans nombre qu'il aurait i vaincre 
pour réparer cette action si simple et si rapide, à toutes les volontés adverses 
avec lesquelles il faudrait discuter pour remettre en son pouvoir ce carré de 
papier qa*il tenait en main, une minute avant... D'autres fois, en se pro- 
menant en désœuvré dans les rues, et surtout quand quelque tracas d'argent 
le préoccupait, il avait eu des désirs exaspérés d'eiitrer dans un magasin, 
d*7 choisir ce qu'il pourrait trouver de plus beau et de plus cher, d'y jeter 
son dernier pécule, sans retour; et son imagination lui montrait tous les 
futurs déboires, les tristesses probables, les démarches vaines, et il jouissait 
délicieusement, et malgré lui, de cette incertitude fiévreuse au bord du 
malheur... » 

Nous conclurons de ce passage, mon cher ami, que Jules Destrée, le jour 
où, après avoir corrigé les épreuves de son livre, surveillé la mise en pages 
et revu les premières feuilles, il a signé le « bon i tirer », a dû éprouver 
au plus haut degré le sentiment de l'irréparable. Publier un livre c'est plus 
grave que de jeter une lettre à la poste. La borne-poste qui s'appelle le 
public est une borne méchante et sournoise, et qui ne bouge pas quand on 
veut. Et pour plus d'un livre elle se fait une joie d'être une poste restante. 
L'auteur des Lettre à Jeanne a donc dû trembler, et feuilleter d'une main 
fébrile ce volume... irréparable. Je gage même qu'à certain moment il a 
regretté de l'avoir publié. 

Eh bien, non! Il a eu tort. Et ton devoir de cousin, mon cher ami, est 
de te joindre à moi pour le lui dire. L'irréparable était nécessaire. Et tant 
mieux, s'il n'y a rien à réparer] Jules Destrée a eu raison, superbement 
raison, de jeter ses premières pages par portes et fenêtres. Le patrimoine 
intellectuel des vingt ans a besoin d'être dissipé. Je plains les thésauriseurs 
qui l'économisent. Ils sont les captifs d'un or qui n'est pas i leur effigie, et 
ils sont appauvris par leurs stériles richesses. 

Il faut toujours se hâter de publier un premier livre, le premier livre. Et 
Destrée, s'il a eu un tort, a même trop tardé à le publier. Tu le sais aussi 
bien que moi, mon cher ami, l'écrivain, quel qu'il soit, qu'il le veuille ou 
non, est condamné, de par une fatallité naturelle, à publier au moins un 
premier livre. Il n'y a pas d'exemple du contraire. On m'objectera Baude- 
laire, et les Fleurs du mal. Je répondrai en disant : lisez donc La Fan- 
farlo. Oui, il faut immédiatement, plus tôt même s*il est possible, publier 
son maiden book. Et le motif en est bien simple : c'est alors seulement 
qu'on peut en publier un second. 



— 22 — 

Il &ut écumer le bouillon, disent les ménagères. Cette pensée profonde, 
digne d*étre mise en vers par un Ponsard ou un Augïer, à moins que ce ne 
soit par un Coppée, s'applique admirablement aux écrivains. 

Je m'explique, pas pour toi, puisque tu es le cousin, c'est-à-dire puisque 
tu comprends, mais pour les autres. 

Si l'histoire de Fart, à certaines époques, nous présente quelques exem- 
ples de l'artiste inconscient, purement instinctif, portant des chefe-d'œuvre 
comme un pommier des pommes, sans le savoir, et comme par l'accom- 
plissement d'une fonction physique, nous n'en sommes plus là, et depuis 
longtemps. Outre que je me méfie un peu de l'érudition des gens qui vous 
confient que Rubens était une espèce de boucher, ces floraisons d'art spon- 
tanées, presqu'animales, ne sont plus possibles aujourd'hui. L'écrivain 
moderne est, malgré lui, un héritier. Il est le l^taire universel des artistes 
qui le précédèrent. Il a sur les épaules, comme une cariatide pensive, le 
trésor pesant des livres qu'il a lus, des marbres qui luisent dans sa mémoire, 
et des toiles qui lui ont fleuri les yeux. Il est même, et ne crions pas au 
paradoxe, l'héritier de livres, de marbres, de tableaux qu'il ne connaît pas. 
Il est traversé par des courants magnétiques qu'il ignore; des paroles qu'il 
n'a pas entendues chantent dans ses oreilles. Ces éléments divers, s'il a 
l'étincelle, doivent se fondre en lui. Et ce travail sourd opéré, il reste un 
trop plein, une écume obscure, curieuse et attirante pour l'analyste. Cette 
écume, il doit la rejeter, et il ne peut le faire que dans un livre, le premier 
livre. 

Quand je vis Jules Destrée, c'était, je m'en souviens, sur les bancs de 
l'Université de Bruxelles. Je conserve le souvenir d'un adolescent sérieux, 
trop sérieux pour ne pas être très jeune, petit, vigoureux et taciturne. La 
tête était dune pâleur chaude, enflammée çà et là par des afSux de sang. 
Les yeux, d'un gris vert, vous regardaient lourdement, comme à travers un 
rêve. Le nez droit et charnu, les lèvres nettes et vibrantes, de ces lèvres 
pleines de paroles comme en ont les orateurs et les tribuns, et le menton 
déterminé, d'une cassure puissante, dénonçaient des appétits d'homme 
d'action, et démentaient le songe des prunelles. Une chevelure brune, ora- 
geuse et révoltée, coifiTait cette tête qui m'attira. 

Étudiant alors, avocat le lendemain, et bientôt, sans doute, homme poli- 
tique, ce fut ainsi que m'apparut l'auteur des Lettres à Jeanne. Il ne par- 
lait guère, connaissait peu d'étudiants, et ne s'anima qu'une ou deux fois. 
Tout bouillonnant encore de la lecture d'Emile Zola, qui passionnait les 
jeunes cervelles, Jules Destrée avait, devant lui, un fanatique de Victor 
Hugo, une espèce de grand diable remuant et plein de verve, qui s'appelait 



— a3 — 

Léon Furnémont. A plusieurs reprises, ils se lancèrent leurs grands 
hommes à la tête, et la lutte m*amusa beaucoup. Destrée et moi, nous ne 
causions guère. Nous ne nous connaissions pas même de nom. Et toutes 
nos relations se bornèrent, je pensej à des demandes d*encre et à des 
échanges de porte-plumes. Echange symbolique qui aurai^jpu faire dire 
à un fantaisiste, prophète comme tous les fantaisistes, que nos plumes amies 
écriraient des livres et se noirciraient dans le même combat. 

Quand je le reyis, plus tard, Jules Destrée était avocat. Il me le dit, je le 
crus. Et les comptes-rendus du procès Falleur m*ont démontré récem- 
ment que j*avais eu raison de le croire. Mais, en dépit de quelques veliéità 
politiques et de sa pratique du barrreau, Destrée était devenu un passionné 
d'art, un liseur acharné, un fureteur de curiosités, un chasseur de bibelots 
et d'objets rares, un bibliophile dangereux, un japonisant redoutable. Il 
s*enivrait de Baudelaire, de Poë, de Quincey, de Villiers de TIsle-Adam, 
de Mallarmé, de Verlaine. Il était capable d'enlever, comme un hildago sa 
dame, au risque d*être écharpé, une eau-forte de Rops, une lithographie de 
Redon, une aquarelle ou un tableau de Gustave Moreau. Il avait des 
engouements terribles, des hostilités implacables. Génie ou crétin, grand 
homme ou macaque, telle était renseigne du carrefour où il guettait les 
artistes. Toutes ces admirations, toutes ces répugnances se battaient dans 
sa tête éperdûment. Et le cœur aussi battait, à se rompre, comme un tambour, 
et Jeanne, car elle a existé, cette Jeanne! recevaitjchaque jour des lettres 
ardentes, folles, jeunes d*une jeunesse longtemps concentrée, et qui son- 
naient le carillon des amours fleuries. Souvent Jules Destrée parlait d*une 
femme sculptée ou peinte, d*une édition rare, d*une musique profonde, 
d*un livre attirant, comme si la statue, le tableau, FElzévir, la symphonie 
ou le poème eussent été sa Jeanne ; et je gage qu*il a dû quelquefois parler 
à sa» Jeanne comme à un marbre, à une toile, à un Plantyn, à un drame 
lyrique ou à un sonnet. 

Cest pendant cette période de fougue et d'expansion qu*il écrivit les 
Lettres à Jeanne^ un premier livre. 

Uauteur est jeune? Tant mieux. Inexpérimenté? Je Ten félicite. Je le 
plaindrais s*il en était autrement. Les Lettres à Jeanne ont paru banales? 
Elles ont fait sourire? J*ai pitié de Técrivain qui ne les a pas écrites, ces 
lettres là, ou d'autres lettres semblables. S'il ne les écrit pas avant, il les 
écrira après, non pas à vingt ans, mais à soixante. Et mieux vaut rester 
jeune pendant la jeunesse, que de rajeunir tout à coup, quand on est vieux! 

Et puis, mon cher ami, il n'y a pas que Jeanne dans ces lettres. Il y a 
l'art, l'Art des arts, dont Jules Destrée est un dévdt et un amoureux. Les 



— 24 — 

Croquis d'Italie, la bizarre nouvelle intitulée /{o»|^ sur Blanc sont remar- 
quables par une belle furie esthétique, que je souhaite i plus d*un écrivain 
mûr ou blet. La première partie du Cauchemar est une page pénétrante, 
de haute allure et qui suffirait, seule^ à dénoncer un artiste. 

Dieu me préserve de finir par un conseil. Mais toi, mon cher ami, tu 
peux le faire, puisque tu es le cousin. Tu connais sans doute la première 
ébauche de ce Bon-Dieu-des^Gaulx qui nous est promis. Eh bien ! mets 
Tauteur des Lettres à Jeanne en garde contre la grimace et le recommen- 
cement de lui-même. Dis-lui quun écrivain ne doit pas se confiner dans 
un genre, dans une spécialité. Un artiste contemporain doit s'essayer à 
tout. Sinon, il s^immobilise, et Timmobilité c*est la mort. Et nlmite point 
Bilboquet disant au jeune Gringalet, possesseur d'un trombone : « Tu ne 
feras qu'une note, toujours la même note, et les gens qui aiment cette 
note-là seront transportés de joiel o 

Et les autres ? 

ALBERT GIRAUD. 



VERS 

I 
SOUS LES PRÉTORIENS 

Mon réve^ enfermons-nous dans les choses lointaines. 
Comme en de tragiques tombeaux 
Pleins de métaux et de flambeaux 

Et de faisceaux tendus sous des lances hautaines. 

Les soirs 1 voici les soirs de pourpre, évocateurs 
De carnages et de victoires. 
Quand se hèlent dans les mémoires 

Les clairons fabuleux et les buccins menteurs. 

Et regarde^! Dans la mobile obscurité 
D'une salle immense — personne. 
Le bronze plangue et Vacier sonne 

A travers Fombre rouge avec mordacité 



— 25 — 

Contre des murs de nuit v<)ye\ de grands soleils 

Soudains arborer des trophées : 

Les colonnes sont attifées 
De cartouches soyeux et de lauriers vermeils. 

L'orgueil des étendards coiffés daterions^ 

Vaguement remue et flamboie. 

Un bas relief se déploie 
Oii le granit se crispe en mufles de lions. 

Un bruit de pas gueniers multiplié s'entend 
Derrière un grand rideau livide : 
Un tronc est là, sanglant et vide... 

Et le silence brusque et volontaire attend. 

Mon réve^ enfermons-nous dans les choses lointaines. 
Comme en de tragiques tombeaux 
Pleins de métaux et de flambeaux 

Et de faisceaux tendus sous des lances hautaines. 

II 

LES ORIENTS 

Les anciens Orients immensément défunts 
Et couchés dans la mort ainsi que des armées, 
Me fixent à travers leurs paupières fermées 
Et m*obèrent du cadavre de leurs parfums. 

Us s^entassent :• soleils sur des marbres^ tiares 
Sur des granits^ bronzes sur des soubassements 
De porphyres, escarboucles et diamants 
Obscurément larmes sur des manteaux barbares. 

Et Pimmuable et ténébreux désert construit 
— Après avoir éteint ses derniers incendies — 
Construit^ sur cet amas de ruines grandies. 
Comme un immortel sphinx débène et dor, sa nuit. 



— 26 — 

L'ombre est défimtive — et nianmùins les têtes 
Des plus grands sowfenirs montent comme des feux : 
Jadis on a pu voir des vaisseaux fabuleux 
Par dessus les flots noirs brûler dans les ten^tes. 

Les anciens Orients immensément défunts 
Et couchés dans la mort ainsi que des armées. 
Me fixent à travers leurs paupières fermées 
Et m'obèrent du cadavre de leurs parfums. 

Et je resonge à ces villes théogoniques 
A ces prêtres, à ces tyrans^ à ces bourreaux 
Soudains, obliquement éclairés de flambeaux. 
Dans le fantôme roide et pur de leurs tuniques. 

BabylonCy Ninive, Orphyr, Persépolis 
Au dessus deux dardaient V éternité des pierres. 
Et les lions dormaient près deux et les prières 
Des cinnames montaient vers eux et les grands lys. 

Leurs masques reposés de toute chose humaine 
N'avaient plus que les yeux qui ne fussent pas morts; 
Leurs doigts étaient trop vieux pour compter leurs remords; 
Et leurs cœurs trop usés pour s'imposer la haine. 

Ils persistaient au fond de colossaux palais. 
Lassés de leur mémoire et la sentant s'éteindre : 
Et leur désir était de voir l'oubli les ceindre 
Au point de n'avoir plus le souci des souhaits. 

Leur règne escarbouclé de célèbres victoires^ 
Cassé, gisait. Leurs pieds se reposaient dessus : 
Et rien n'y remuait. Leurs pieds n'éprouvaient plus 
Même quelque chaleur au toucher de leurs gloires. 

Leurs fronts illuminés de merveilleux charbons 
Et de joyaux, brillaient comme des fronts d'ancêtre. 
Et tous s'en sont allés — et quelques-uns peut-être 
Un soir, très doucement, sont morts comme des bons. 

Emile Verhaeren. 



— VJ — 



LÉON BLOY 




|n nouveau nom français s'ajoute à la liste de nos fidèles, celui 
de Léon Bloy, nom peu connu comme le fut si longtemps 
celui de Barbey d'Aurevilly, mais qui restera quelque jour 
parmi ceux des initiateurs de notre époque. Récemment, nous 
apprenions par les journaux français que le dernier livre de M. Bloy, 
It Désespéréy en voie de publication, avait été, au moment même de 
paraître, arrêté par l'éditeur effrayé soudain de l'audace de l'œuvre. 
M. Bloy, en effet, dévoilait dans le Désespéré les turpitudes delà presse et 
des lettres parisiennes, et le commerçant craignit que le livre n'attirât sur 
lui les vengeances de ceux qui tiennent la critique. C'est alors que nous 
écrivîmes à Léon Bloy, lui demandant de nous donner son manuscrit. Il 
iious en envoya quelques pages que nous donnerons dans notre prochain 
numéro, inscrivant aujourd'Jiui son nom parmi ceux de nos féaux. 

tt Bloy est encore un de ceux qui, venus du Midi, veulent conquérir leâ 
Gaules ; il tomba du faîte de son rêve. Ayant publié quelques articles dans 
r Univers, il ne put s'y maintenir, trop indépendant qu'il était pour qu'on 
supportât longtemps ses libres allures. Il écrivit ensuite quelques articles 
pour le Foyer, Mais ce fut le Chat Noir qui révéla à la presse parisienne ce 
talent extraordinaire, qu'on ne sait à quoi comparer, et qui s*est enfin 
affirmé d'une façon éclatante dans le Figaro. 

Entre temps, Léon Bloy publiait un livre, le Révélateur du Globe, où 
se décèlent de solides études d'exégèse, de théologie, de philosophie histo- 
rique. Telle page de ce livre est un chef-d'œuvre de pensée : les idées y foi- 
sonnent, et le mépris accablant des petitesses humaines s'y montre à chaque 
ligne. C'est que Bloy, en effet, est un méprisant : le monde fait de préjugés, 
de mensonges, de bassesses, de compromissions lâches, d'opinions surme- 
nées, de convictions affaiblies, de goûts morbides, d'exigences malsaines, 
ce monde contemporain où tout semble factice, où le convenu et le 
médiocre, et le sentimentalisme bête, prédominent, il l'a en horreur. Est-ce 
vous et moi qui lui en ferons un crime? 

Aussi de quelle raillerie impitoyable, de quel scepticisme social efifréné, 
de quelle virulence d'expression, de quelle noire, profonde et mélancolique 
ironie, son dernier livre n'est-il pas empreint! Le titre même est un défi, 
une moquerie, presque une injure adressée à cette société qui vilipende ses 



— 28 — 

anciennes idoles et se crée de nouveaux faux dieux : Propos d'un entrepre- 
neur de démolitions ! » 

Au Révélateur du Globe et aux Propos^ ajoutons le Pal, un journal 
d'une sanglante satire qui vécut quatre numéros, et nous aurons achevé la 
liste des œuvres de Léon Bloy. Hélas ! elles ne l'ont pas fait vivre, et ce hau- 
tain se débat encore contre la cruelle vie de chaque jour. Tout ce que l'on 
peut souffrir, il Ta souffert pour conserver vierge son renom littéraire. Nous 
sommes heureux de lui tendre la main et de lui donner notre amitié. Puisse 
le Désespéréj qui paraîtra malgré tout, être reçu en Belgique, puisque la 
France méconnaît ceux qui la grandissent. 

J. B. 



OU S'EN VONT LES CHEMINS 

A GusTAVB Vanaiss. 

Par le vitrail du haut de son manoir, 
La belle enfant, la douce châtelaine. 
Voit, là-bas, sur les routes, dans les plaines. 
Un peu d'automne pourpre, un peu de soir. 

O ces chemins, et ces routes lointaines! 
Les bien-aimés s'en sont allés par là... 
O les chemins! Tout ce qui s'en alla. 
Laissant ici les regrets et les peines. 

La douce enfant! Dans son regard profond. 
Si lointain de regrets et de pensées, 
Cest la douceur des pauvres délaissées, 
Et leur douleur pour ceux-là qui s'en vont. . 

O les chemins! Ils s'en vont de notre âme 
Et s'enfoncent là-bas dans le passé... 
Comme on est seul, comme on est délaissé... 
La souvenance appelle et nous réclame. 

La pauvre enfant! Dans le soir de ses yeux. 
Comme une étoile, un pleur vient d'apparaître; 



— 29 — 

O ces chemins! Et c'est dans tout son être, 
Comme un qui part et comme des adieux. 

O les chemins! Les routes désolées! 
On voit toujours quelqu'un du souvenir 
A rhori^on s'en aller et partir^ 
Partir au loin des heures envolées. 

La pauvre enfant! Dans ses yeux il fait noir^ 
Le soir tombée rêve de l'heure morte... 
Tous les aimés ont dépassé la porte... 
Et dans son cœur il tombe un peu de soir. 

Grégoire Le Roy. 




INSTANTANES 

RÉSURRECTION 

a lumière est morte, et, dans son deuil Thomme repose. 

Lugubre comme un fantôme, la lumière brille. Alors surgit 
en nous le passé, et, sous le ciel resplendissant d*un éclat 
d*outre- tombe, notre âme est constellée de souvenirs et blanche de 
nostalgie. 

TOUJOURS 

Je songe aux anciens magisters immobiles dans le cours d'une géné- 
ration, comme les piliers plantés dans l'eau qui passe. Condamnés aux 
mêmes pensées répétées, aux mêmes choses revues, ils doivent m'envier, 
élève d'antan qui ai a monté », et souhaiter d'être déracinés pour marcher 
aussi vers l'avenir. 

AUTOMNE 

Le vent a donné un long coup de peigne dans les arbres, et le ciel est 
bardé d'acier. Le soleil s'exile, laissant de son or écumer sur la crête des 
forêts. Un train, là-bas, déchire l'horizon, longuement, et son cri aigu 
a sonné pour mon âme l'âge des déserts &nés. 

F. VURGEY. 




— 3o -- 



CHRONIQUE LITTÉRAIRE 

I 

UAbbesse de Jouarre, i vol. in-8". Paris, Calmann-Lévy. Prix: 4 francs. 

près avoir écrit le Prêtre de Némi, M. Ernest Renan, qui a 
la production active, nous a donné VAbbessede Jouarre. En 
lisant dans les journaux les comptes-rendus malintentionnés 
de ce nouveau drame, on put croire qu'il offrirait une sensa- 
tion neuve et vive. Penser ainsi, c'était prêtera M. Renan, et, à la lecture, 
il n*a pas rendu. Les journaux disaient que l'œuvre était pornographique, 
et cela paraissait invraisemblable. On peut ne pas tenir, au rang où l'on 
s'est placé, la place qu'il faudrait que l'on tînt, mais il y a des déchéances 
qui sont impossibles. 

LAbbesse de Jouarre ne renferme effectivement aucune des basses 
licences dont l'accusent les gazetiers. Le livre indique une chute purement 
spirituelle, non morale. Elle n'est pas indécente, elle est pire : elle est 
impuissante. On pouvait se figurer qu'après s'être maintenu toujours dans 
le domaine élevé des idées abstraites, générales et métaphysique, l'acadé- 
micien éprouverait le besoin violent de rentrer un moment dans la vie et de 
confesser généreusement quelques-unes de- ces profondes sensations du 
cœur, que tous n'expriment pas, mais que tous ont ressenties. Le thème de 
son drame, c'est l'amour. Le philosophe allait donc se détendre, ôter son 
masque, reprendre une figure humaine et nous montrer une âme vivante ; il 
allait nous prouver que ses agitations n'avaient pas uniquement été des 
agitations de cerveau, qu'il avait eu aussi des agitations de cœur, des 
espoirs, des tendresses, des bouleversements, et que, s'il avait tant pensé, 
c'était par lassitude d'avoir beaucoup aimé. La pensée raisonnante ne peut 
s'expliquer, ou du moins se justifier, autrement que par une certaine désil- 
lusion des ressources de la vie naturelle. Et encore, quand arrive cette 
amère désillusion, qu'il fsMl peu de chose pour sentir de nouveau battre 
vivement ce cqeur que la raison a tenté de paralyser! A Faust, la science et 
les livres n'importent plus, le jour où d'aimants efBuves le sollicitent, 
raniment la sève et le rendent à la nature. 



Dans VAbbesse de Jouarre^ malheureusement, il n'y a pas une seule 
vibration humaine. M. Renan est désormais une momie, la critique l'a 
desséché. S'il fallait prendre vulgairement à la lettre l'idée maîtresse de 
son drame, il en résulterait cette confession : « Si j'avais été libre, si je 
n'avais tant sacrifié à la convenance sociale, au désir de paraître saint, si je 
n avais eu peur, si la surveillance incessante de ma vanité m'avait laissé libre, 



— 3i — 

)e me serais vautré dans les jouissances animales ». Cela peut ressortir du 
livre : t Supposes, dit d*Arcy à son amante, le monde, à la veille de finir, 
l'amour seul régnerait sans loi, sans limites ». Mais cet aveu, qui reste 
délicat sous sa plume et qu'il formule comme une vérité métaphysique 
absolument générale, est au moins étrange de la part d'un homme qui a si 
souvent partagé les doctrines sceptiques de Schopenhauer. Schopenhauer 
ne nous représente que comme étant les jouets de la Nature. Nous sommes 
des pantins dont elle tire la ficelle, et chacun de nos actes réalise une de ses 
intentions. Tout ce que nous £edsons, nous est de la sorte dicté en vue d'un 
but qu'elle veut atteindre. 

C'est très spécieux et vraiment adroit comme logique, mais c'est peut^tre 
moins convaincant que les symboles religieux et assurément plus étroit. 
N'importe, c'est une hypothèse qui « tient ensemble » et qui a si bien 
séduit M. Renan, qu'il s'en est inspiré fréquemment pour ses déductions 
philosophiques. Seulement, s'il est vrai que la nature a réellement un but, 
ce n'est qu'à la condition de perpétuer la vie. Et si, comme le dit l'auteur 
de la Vie de Jésus^ les hommes avaient la certitude de mourir endéans 
quelques heures, ils est évident qu'ils n'auraient pas de désirs d'amour, 
puisqu'on nous assure que ces désirs n'ont d'autre raison d'être que la 
procréation et la continuation de notre espèce? 

M. Renan s'est donc contredit foncièrement, et ce n'est plus une erreur 
de jeunesse 1 On lui pardonnerait plus volontiers de s'être trompé dans le 
sens large que dans le sens mesquin où sa pensée se perd. 

Au reste, si j'invoque ces raisons, c'est par esprit de précision. Pour juger 
de pareils livres, il pourrait suffire d'employer le critérium infiniment haut 
et toujours sûr de Tart. On y trouve une raison, une justice instinctives, 
absolument infaillibles. A-t-on remarqué que toutes les philosophies se 
contredisent, mais que les œuvres d'art de sommet ne se contredisent pas? 
L'œuvre de Leconte de Lisle ne contredit pas celle de Victor Hugo, et 
Baudelaire n'est pas en contradiction avec Shakespeare. L'art moyen seul 
se livre à des luttes intestines. Lorsque Ton gagne certaines hauteurs, le 
combat cesse, et on ne les atteint, ces hauteurs, qu'après avoir vaincu les 
doutes et assuré le jugement. Ce triomphe n'est pas de toutes les heures, 
mais il est de quelques heures, et il suffit, sinon pour sa gloire, au moins 
pour sa conscience, que ces instants soient ceux où l'on a le livre à la main 
pour le juger. 



Les lecteurs de VAbbesse de Jouarre ont dû éprouver une répugnance 
allant grandissante. L'art conseille ne n'écouter aucune doctrine et de ne se 
livrer que sur une preuve d'humanité; on la chercherait en vain dans ces 
pages académiques. Je ne parle même pas de noblesse de sentiment. La 
réalité admet aisément une abbesse facile à la chute et un d'Arcy subor- 
neur. Seulement, ce n'est pas même cette réalité là que M. Renan est 
parvenu à nous montrer, puisque ses héros ne vivent pas. Et non seulement 
ils n'ont aucune apparence de vie, mais, en les créant, l'auteur n'a pu 



— 32 — 

s*empécher une fois de plus de. les faire servir sa propre cause. Julie est 
une nouvelle incarnation du philosophe, elle formule toutes ses théories et 
présente sa défense. Pourquoi a-t-il tant besoin de se défendre? 

« Julie pensait, dit d*Arcy, que pour aider au progrés de Fesprit, il faut 
être irréprochable sur les mœurs. Avec les plus libres opinions et la plus 
ferme (!) raison, elle fut aussi pure que les saintes du moyen-ftge, dominées 
par la foi la plus absolue. Cétait plaisir de la voir discuter du ton le moins 
alarmé, tous les problèmes du temps, soutenir les droits du peuple, appeler 
de ses vœux un christianisme libéral qui eût appliqué des institutions sécu- 
laires et des richesses devenues nationales à l'éducation du peuple. On eût 
dit sainte Fare ou sainte Bathilde ayant lu Voltaire et commentant 
Rousseau... » 

N'est-ce pas que le portrait est joli et que M. Renan a su, cette fois 
encore, se dessiner lui-même avec une exactitude prévenante? Ce n'est pas 
tout, le portrait continue dans cette confession de Julie l'apostate : 

« J'ai l'assurance, dit-elle^ d'avoir accompli ma tâche. J'ai voulu l'amé- 
lioration du sort de Inhumanité ; j'ai bien servi la nation envers laquelle ma 
naissance m'avait assigné des devoirs. J'ai enseigné le devoir comme J'en-^ 
tendait le passé, en pénétrant mes leçons de l'esprit de mon siècle. J'ai fait 
le bien dans ma mesure. Je n'ai rien à me reprocher; je mourrai en paix. » 
(Il est vraisemblable que lorsqu'on le crie si haut, si fort et si souvent, on a 
de terribles doutes). Julie poursuit : « Je l'avoue, j'aimais la vie. Dieu fut 
toujours prodigue pour moi de lumière et de grâce. Il m'entoura, dès ma 
naissance, d'êtres bienveillants. J'héritai de tout ce qu'il y a de bon dans 
l'ancien esprit de la France, en le corrigeant par la sagesse du temps présent. 
J'ai connu les hommes les meilleurs et les plus grands de mon siècle. Si 
l'œuvre de l'humanité est sérieuse (cette réflexion est charmante de finesse), 
j'ai compté pour un bon anneau dans cette chaîne sans fin. » 

On ne peut mieux dire. Ahl M. Renan n'a pas la vanité maladive, souf- 
frante, honteuse, qui se cache par pudeur. Sa vanité se porte bien, elle 
s'affirme et s'étale en plein soleil. Julie, en fille reconnaissante, balance 
l'encensoir sous le nez du Dieu qui l'a inventée à son image. Et elle l'in- 
carne si parfaitement, que le jour où elle accorde sa main au na'if La Fresmais, 
elle lui tient un discours de réception à l'Académie : 

<( Vous avez appris. Monsieur, le mot d'une énigme qui a dû longtemps 
vous sembler inexplicable. J'ai lutté contre les sentiments les plus profonds 
de mon cœur; pendant sept ans, j'ai dû vous paraître ingrate, obstinée dans 
mes refus. Je ne sais. Monsieur, si nous reverrons jamais la pleine joie, 
celle qui suppose l'inexpérience et la na'iveté, mais je vous aime, Monsieur, 
d'un amour que des années de silence ont concentré, non affaibli. » 

Cette déclaration d'amour philosophique est singulièrement artificielle. 
On croit entendre le baiser morne, moite et glacé de deux automatiques 
créatures de. cire. De sorte que là où nous espérions trouver un germe de 
vie, nous n'avons entendu que des paroles mortes. . Plus rien ne bat dans 
cette poitrine d'où sont sortis tant d'aimables soupirs de satisfaction, et 
jamais un souffle fort. Sur le tard, M. Ernest Renan a voulu effeuiller une 



— 33 — 

marguerite et le vent qui passait en a emporté les pétales, tandis qu*il mur- 
murait de sa Yoix blanche : a Je n*aime rien, je m*aime, je n*aime rien, 
je m*aime! » 



Mais si le coeur est mort, le cerveau continue à vivre. Les Idées y sont 
toujours nombreuses. Au temps de la fleuraison, elles dansèrent d*abord 
des danses sacrées, puis, la gavotte et le menuet avec des grftces, des révé- 
rences qui attirèrent sur elles la curiosité de tous les esprits délicats. Elles 
étaient si parfaitement cérémonieuses ces Idées, même lorsqu'elles sautil- 
laient et se butaient les unes contre les autres, elles étaient si joliment 
vêtues et se présentaient si bien qu'on n'en avait vu jamais d'aussi noble- 
ment éduquées. Souvent, il est vrai, après avoir dansé en mesure la gavotte 
et le menuet, elles dansaient à contre-temps la sarabande et le quadrille, et 
tout était brouillé. Mais elles avaient encore très bonne mine dans le 
désordre et on les suivait avec le même plaisir. 

Aujourd'hui, elles ont vieilli, les parures sont fanées, les dents n'ont plus 
d'émail, les yeux sont éteints, rien qu'un reflet, qu'un scintillement pour 
rappeler les belles grftces d'antan. Elles ne dansent plus, elles boitent, sont 
ruinées et vivent inconsidérées dans un salon de tolérance philosophique. 
Et cependant, elles continuent à sourire, à saluer le passant qui n'y prend 
garde. Elles mourront ainsi en se croyant toujours belles et s'estimant 
jusqu'au dernier jour parfaitement heureuses. 

M. Renan a eu le sort de ses Idées. Il a passé du temple au salon et du 
salon n'importe où. Il se croit toujours beau. Il se targue d'avoir été com- 
plètemen heureux, de n'avoir jamais souffert, parce qu*il n'a jamais aimé. 
Il a brillé, mais il n a pas allumé une ftme à son contact. Enfin, son r61e n'a 
pas été celai de l'artiste qui, pareil à une torche, incendie et éclaire en se 
consumant. 

Francis Nautet. 

II 

Les Œuvres et les Hommes, tome VIII et dernier de la première série : Sensations 
d'histoire, par J. Barbey d'AuriSyilly, Un vol. în-S» de luxe. Paris, Frinzine. 



i la gloire du romancier des Diaboliques et du Prêtre marié 
est incontestée et resplendissante, la valeur transcendentale 
de l'homme d'Etat qui est aussi en M. d* Aurevilly n'a jamais 
paru certaine aux lettrés, et je suis presque seul à insister 
iréquemment sur les qualités de gouverneur et commandeur d'hommes du 
duc de la Normandie littéraire. Voici les Sensations d'histoire qui viennent 
me donner raison contre tout le monde. En ce livre-là, il ne faut pas voir 
seulement la critique des historiens de ce temps. MM. Michelet, la Vallée, 
Villari, Jung, Legeay, Topin, etc., ne sont que des occasions saisies par 

3 




-34- 

M. d'Aurevilly pour donner son personnel avis sur les hommes et les événe- 
ments du passé politique. Mais avant de poser les secrets de Tadmiration à 
travers ses cinq cents pages, je dois avouer la tristesse du premier feuillet. Il 
porte le nom d'un cuistre protestant, helléniste distingué, directeur des 
consciences athées, le Trenmor de Lelia-Ackerman. Et comme cette pré- 
tendue penseuse se recommande à la postérité par cette assertion « que 
l'humanité gagnerait beaucoup à se débarrasser de l'idée de Dieu », 
M. Ernest Havet se recommande aux siècles futurs par ce dilemme : 
a Jésus-Christ était ou un fumiste ou un aliéné atteint de la monomanie des 
grandeurs ». Comme les lettrés ne lisent pas l'ennuyeux pédant, j'ai voulu 
le présenter pour ce qu'il est « le cuistre du blasphème ». 

Puisque M. d'Aurevilly le met orgueilleusement dans le Décaméron de 
ses amis, il est certain que dans le privé c'est un noble caractère ; mais dans 
le public il a craché sur Monseigneur Jésus-Christ et il a bavé plutôt la 
sauve luthérienne sur le crucifié ; et j'avertis que ses livres sont semblables 
à des limaces sur un évangéliaire. 

L'étude qui ouvre la série et redresse la haute figure du roi catholique 
avant tout, Jacques VI, a toute l'importance, non seulement d'un arrêt de 
cassation frappant sur l'opinion reçue, mais encore d'une profession de 
doctrine. M. d'Aurevilly y témoigne son adhésion aux conceptions poli- 
tiques de MM. de Bonald et de Maistre, à la doctrine du droit divin telle 
que Bossuet l'a formulée dans ses Maximes politiques, tirées de l'Ecriture- 
Sainte. Louis XI, ensuite, y est vu d'un œil autrement puissant que celui 
dont l'a regardé un autre romancier, Walter Scott, et Louis XIII, dégagé 
dans sa vraie personnalité du rayonnement absorbant de son cardinal- 
ministre. Après avoir lavé la responsabilité romaine des éclaboussures de 
la Saint-Barthélémy, il passe de la guerre de Trente ans à Gustave 
Adolphe, recondamne Savonarole au nom de l'obéissance hiérarchique, 
tout en l'admirant, exalte et le pape guerrier Jules II et le sublime Hilde- 
brand. 

Catherine d'Aragon, « cette Marie Stuart sans une faute », la mégère 
Elisabeth d'Angleterre, Henriette de France, La Vallière, succèdent à 
Henri IV et au cardinal de Retz. Puis viennent Catherine II, Dupleix et 
Pitt, Napoléon le thug et Henri VI le podagre, et le livre se ferme sur la 
plus fine, la plus incise pièce d'ironie historique : Grandeur et Décadence^ 
du Journal des Débats. 

J'ai sèchement dit ce sommaire, parce que ici un nom évoque tout un 
temps, tout un peuple, et que l'intérêt s'augmente de la variété. Rare unité 
de jugement, sur tous ces points si disparates, M. d'Aurevilly promène une 
critique toujours logique et toujours concordante, quelle que soit la succes- 
sion de la matière. Cette belle ordonnance du principe restant inébranlable 
chez un écrivain aussi passionné, présente un caractère qu'on ne rencontre- 
rait pas ailleurs : et comme si, en devenant historien, il s'était inconsdero- 
ment solennisé, le styliste a atteint à une beauté sereine d'exécution, à une 
rationalité de l'expression, à une mesure qui ne sont pas les quaUtés car- 
dinales, mais qui surprennent^ chez un poète en prose dont la réputation se 



— 35 — 

btse sur le lyrisme de la psychologie et une écriture toute passionnelle et 
enflammée. 

Ces Sensations d'histoire ne sont pas seulement intenses dans leur vérité, 
lumineuses dans leur couleur étonnante, elles sont surtout les dernières 
d'une race éteinte et qui ne renaîtra pas. 

Il y a encore et il y aura toujours, même en face de TAntéchrist, des 
catholiques romains; mais M. d* Aurevilly ferme le cycle des grands pen- 
seurs qui ont poussé la foi jusque sur la personne royale. Aujourd'hui le 
catholique le plus orthodoxe ne croit plus au droit divin des races, et de 
même qu'il se déprend de l'amour du sol, il se déprend aussi du gouverne- 
ment de ce sol. 

Le fait culminant de l'évolution chrétienne, à cette heure, apparaît dans 
la scission définitive des choses temporelles et spirituelles ; le Concordat, 
qui liait le sujet du pape au roi très chrétien, est déchiré. Je n'ai pas à 
émettre ici mon propre sentiment d'humaniste; je convie simplement à 
lecture d'un livre prodigieux pour le talent et prodigieux encore pour le 
défi qu'il porte au rationalisme ambiant. 

On reconnaît la sexualité morale d'un historien à voir ou son enthou- 
siasme de la grandeur quand même ou sa tendresse abaissant et mouillant 
son regard d'aile. Eh bien ! M. Barbey d'Aurevilly, lui qui est androgyne 
dans ses romans, apparaît exclusivement mâle en ces discours sur l'histoire. 
Dans l'hécatombe napoléonienne, il ne voit pas le charnier de quinze mil- 
Uons de cadavres; sa force de personnalité s'éblouit à la monstrueuse per- 
sonnaUté du thug, et il en oublie la charité. Même comme œuvre critique, 
ce volume a l'imprévu d'une révélation soudaine, et la mise en lumière, 
pour qui sait voir d'iin côté singulièrement imposant de ce connétable des 
lettres françaises. J'ai vu l'homme d'action surgir sous l'homme de juge-' 
ment : et dans un autre temps, avec une circonstance où il eût pu jeter le 
grappin d'un fils de Rollon, Jules Barbey d'Aurevilly aurait agi de l'his- 
toire, et ce qu'il aurait fait eût été, j'en jure, aussi grand que ce qu'il a écrit. 

JOSÉPHIN PÉLADAN. 



CHRONIQUE MUSICALE 

LAKMÉ . 

uel succès 1 

— Quelle chute I 

— Charmant, n'est-pas? 

— Peuhl 

— C'est donc mauvais? 

— Ohl non! Mauvais! M. Delibes n*aurait pas pu. C'est bien pis, c'est 
médiocre. 




— 36 — 

Sur une petite histoire d'orientalisme en redingote, une histoire qui se 
passe aux Indes, et qui pourrait tout aussi bien se passer à Paris ou i 
Bruxelles, si Lakmé voulait seulement s*appeler Lisette ou Margot, et 
coudre à sa fenêtre ouverte à Tombre d'un pot de fleurs pendant que le 
régiment « s*en va-t-à Texercice », sur cette histoire, mal mise en scène, 
M. Delibes a écrit Toeuvre la plus impersonnelle que Ton connaisse de lui. 

Après le Roi Va dit^ une partitionnette ancienne, après Jean de Nivelles^ 
dont les mélodies fraîches dans leur simplesse de vieux français, semblaient 
avoir été composées au temps ingénu de la Pléiade ; après, surtout, les airs 
de ballet de Coppelia et Sylvia^ on pouvait croire qu il lui resterait un peu 
d'orchestration pittoresque, d'inspiration fine et tendre et qu'il rendrait en 
artiste un peu d'amour à cette Lakmé voluptueuse et aimante. 

Delibes n'a jamais eu de nature bien accentuée. Sa musique n'a jamais 
oublié qu'elle devait vivre dans le monde. Si elle avait quelquefois effleuré 
la banalité, elle s'était presque toujours sauvée de la vulgarité par son 
exquise distinction de forme. C'était de la musique très « comme il faut », 
d'une propreté excessive, dont on eût dit qu'elle venait d'être transcrite au 
net. 

Cette fois, son manuscrit a encore été remis au net; il n'y a pas de pâtés 
ni de bavures harmoniques; c'est écrit d'une belle écriture de pensionnaire 
et pour qu'il n'y ait pas de trous entre les morceaux, on a eu bien soin de 
mettre : « enchaînez, » au bas de chaque numéro; mais la propreté, 
n'est plus que toute matérielle, se limite à la surface; l'esprit s'est fané, 
s'est relâché et, à beaucoup de pages, l'auteur, fatigué de soutenir ses 
idées ou celles des autres, les a laissé tomber dans le lieu commun mélo- 
dique. 

Il y a encore de ces phrases souples et ondoyantes qui se ployent, s'en* 
roulent et se déroulent longuement en nous enlaçant l'esprit et les sens 
comme des lianes. Mais, hélas! les Uanes ne sont plus vierges. Ce qui n'a 
pas empêché le public de répéter « quel charmeur », parce que le public 
sait que M. Delibes est un musicien très bien et que « charmeur ! » est son 
étiquette. 

Charmeur 1 Ce n'est pas difficile quand les serpents sont empaillés 1 11 est 
vrai qu'à défaut de serpents il y avait des sonnettes, et les sonnettes et les 
clochettes ding^ ding, dong, font du bonheur à toute une salle quand elles 
viennent en ritournelle à un air comme la légende de la Jeune Hindoue, 
dans lequel il y a beaucoup de vocalises, beaucoup de notes piquées et 
beaucoup de points d'orgue. 

« Où va la jeune Hindoue, fille des Parias! » 

Voulez-vous que je vous le dise, M. Delibes î Les pères sont souvent 
aveugles à l'égard de leurs enfants. Eh! bien, elle va faire tirer son air à 
cinquante mille exemplaires, qu'elle distribuera dans les familles honnêtes, 
et le dimanche, devant les oncles, les tantes, les cousines et les cousins 
émerveillés, des enfants le joueront et le chanteront, en s'arrétant quelque- 
fois pour arranger les doigts sur un accord ou reprendre la note juste après 
une note fausse. 



-37- 

Et beaucoup de pages de cette partition suivront le même chemin. Tel 
le Quintette^ Thorrible quintette d'opérette du premier acte. Telle la marche 
des petits soldats qui passe et repasse comme dans Carmen et qui empoigne 
la banalité à pleins fifres et tambours, ce que la marche de Jean de Nivjelles 
n'avait pas osé faire, car il faut ajouter qu'il y a une marche comme cela 
dans tous les opéras de M. Delibes. 

Est-ce dire que l'œuvre ne se relève pas, çà et là, par quelques fragmenta 
de musique bien gentille? Non. On ne se dépouille pas ainsi, en une fois, 
de ses plus pr&:ieuses qualités ; il reste un peu de Delitcs dans le ravissant 
duo-barcaroUe du second acte, une des plus jolies choses de la partition ; il 
en reste un peu dans l'air de Isl fantaisie^ dit par le ténor, et peut-être ail- 
leurs, je cite à vol de souvenirs. Mais à côte de ces pages là, combien 
d'autres sur lesquelles plane l'esprit de tout le monde 1 

Un phénomène esthétique curieux, qui s'indiquait dans les premières 
œuvres, s'accentue dans celle-ci. Bien que Lakmé porte encore sa marque 
de fabrique en façade, la trace d'une patte spéciale ; l'originaUté n'y est 
plus guère que dans la facture. On dirait que c'est une originalité de 
seconde main, qui ne consiste que dans la façon particulière de s'assimiler 
des éléments puisés à un fonds commun d'inspiration. S'approprier le bien 
d'autrui en le transformant, il semble que ce soit aujourd'hui toute la 
faculté de M. DeUbes, de façon qu'on se dit à l'audition' de Lakmé : « Je 
suis bien sûr d'avoir entendu cela quelque part », mais qu'il est absolument 
impossible de savoir où. 

Sans doute, cette faculté s*exerce de façon parfaitement inconsciente et 
honnête, mais le fait n'en est pas moins de nature à diminuer la valeur du 
compositeur. Son mérite, dès lors, ne réside plus que dans la mise en 
œuvre. Quand il croît créer, il ne fait qu'exprimer, en l'interprétant, cette 
pensée latente qui lui vient de son milieu et dont il s'est tout imprégné sans 
le savoir. 

C'est un peu Thistoire du dilettantisme tuant la iaculté créatrice. Mal- 
heureusement, le dilettante est descendu de son aristocratie très éclectique 
pour crotter sa musique à des vulgarités. Pouah 1 II s'est laissé tomber à 
des fautes de goût au point de gftter, par une interprétation iausse de lui- 
même, les meilleurs éléments de son œuvre, comme si — par une anomalie 
autrement phénoménale — il ne comprenait pas sa musique. C'est très 
sérieux. Un exemple : le thème amoureux de Gérald et Lakmé, au second 
acte. Ce thème passe dans l'introduction; mais écoutez de quelle singulière 
allure. C'est un thème mystique, large. Ne fallait-il pas le phraser? le 
phraser dans un mouvement lent et recueilli, avec d'imperceptibles pauses 
pour permettre aux sons de propager leurs vibrations. Au heu de cela, on 
le joue en mouvement pressé, en marquant à coups de contrebasse les 
quatre périodes de la phrase, comme si Ton récitait un quatrain de cara- 
mel. 

Il paraît que c'est M. Delibes .qui l'a voulu ainsi. J'ai de la peine à le 
croire ou je n'y comprends plus rien, car ceci est d'une esthétique hors de 
ma portée. 



— 38 — 

Lakmé a bien voulu s'appeler ici M^* Vuillaume, et c*est^ sans doute, ce 
qui Ta sauvée de Tantipathie des artistes; car M"* Vuillaume — la petite 
Vuillaume — met tant de spontanéité, tant de grâce et de jeunesse, tant 
de fine intelligence jusque dans les traits qu'elle rate et les notes qu'elle 
fausse, que tous ses petits défauts de femme et d'artiste deviennent presque 
des qualités, comme souvent chez ces natures dont la personnalité est très 
accusée. Le bout de rôle de Hadji marque un progrès de M. Gandubert. 
M. Renaud est toujours bon dans les grands-prêtres quand il peut les faire 
très grands et très gros. M"« Wolf, malade, a été remplacée successivement 
par W^^* Castagne et Martini. Quant à M. Engel, il est en baisse. 

Au début, M. Engel avait plu par son style correct, très français, sa jolie 
voix; mais comme tout artiste qui ne se renouvelle plus, qui ne crée plus, 
voilà qu'il se gâte peu à peu. Au lieu de chercher à varier et à raviver son 
jeu un peu conventionnel, il s*y est figé. Il avait acquis quelques gestes et 
quelques expressions de figure, il les a fait clicher de peur de les perdre et 
il est en train de se faire une petite pelote de ficelles pour le jour où il 
n'aura plus rien d'autre à nous offrir. On dirait qu'il est fatigué de se fiEÛre 
du mal et songe à la retraite. Rien ne pouvait nous faire prévoir qu'il en 
fût là, bien que sa voix eût depuis longtemps besoin d*être époussetée. 

M. Engel n'a guère aidé M"« Vuillaume à poétiser l'œuvre de Delibes. Il 
n'a fait qu'en accentuer l'aspect terre-à-terre, ce mil-huit-cent-trentisme 
bourgeois, qui nous a fait songer tant de fois au vieil opéra-comique 
d'Auber et d'Adam. 

01 ma pauvre petite Lakmé I Ame de lumière, chair de volupté, rien 
qu'à t'imaginer de loin, je ne sais pourquoi j avais cru que je t'aimerais. 
J'en veux à M. Delibes, qui vient de m'enlever cette illusion de plus, 

Qu'a-t-il fait de cette jolie enfant baignée de soleil, qu'a-t-il fait de 
Lakmé, bon Dieul Une œuvre d'artiste? Une œuvre d'amuseur, à peine, 
Et encore, je vous avoue que j'y ai bâillé tout un soir. 

On dira que j'exagère. Pardon, je trouve que c'est M. Delibes qui 
exagère. 

Henry Maubel. 




-39- 



MEMENTO 



LETTRES 

V Art moderne est de plus en plus fort. En 
un seul numéro, il supprime le théâtre et 
rimprimerie. Il remplace Tun p^rleJuréde 
M. Edm. P..., Tautre par la photographie 
inaltérable des foutes d'orthographe. 

La première invention s'appelle le Mon<h 
drame; elle appartient exclusivement aux 
Esthètes. Voici la chose : 

a Imaginez qu'une seule personne, coçime 
dans les Conférences, les Monologues et les 
Lectures, tienne la redoutable estrade. L'ab- 
sence du décor ne choque déjà plus. Ima- 
ginez que, déclamant un drame, au lieu de 
dire seulement : Le théâtre représente une 
forêt, — le théâtre représente la Salle du 
. trône, elle lise, avant de commencer le dia- 
logue, une description vraiment litféraire, 
mais à remporte pièce, de manière à £aire 
tableau dans l'esprit des auditeurs, avec une 
intensité qui les transporte au lieu où il 
faut être. Imaginez qu'alors, le livret à la 
main, debout, avec une mimique sobre mais 
aussi saisissante que possible, avec une 
accentuation pénétrante, elle rende la 
scène (i). Est-ce qu'il n'y aura pas là un 
genre littéraire nouveau, masquant la bana- 
lité des Lectures, des Monologues et des 
Conférences, sous l'animation de l'action se 
développant dans le décor évoqué par l'ima- 
gination, genre tenant à la fois de l'œuvre 
écrite et de l'œuvre jouée, du Livre et du 
Théâtre, évitant les inconvénients du pre- 
mier qui sont surtout l'apparence terne, et 
les inconvénients du second, qui sont la 
complication des moyens et la dépense, uti- 
lisant, en lui donnant une expression inat- 
tendue, ce besoin d^entendre parler autrui, 
reprenant la tradition de Shakespeare,mM 
l'adaptant à notre époque! » 

On s'imagine aisément M. Edm. P... 
lisant le Juré (description vraiment litté- 
raire) avec une mimique sobre, et le public 



x) L« mal de ner wotmqam. 



se roulant à terre avec une mimique débor- 
dante. C'est la tradition de Shakespeare, 
monsieur I Le monodrame signifie la lec- 
ture à haute voix, comme les « Esthètes » 
voulait dire les amateurs. M. Edm. P... 
invente ainsi une foule de choses, très con- 
nues, qu'il rebaptise. Son monodrame, créé 
pour justifier les lectures gratuites du Juré, 
est le dernier mot de ce cabotinage spécial : 
l'inventionnite aigué. Un de ces jours, nous 
apprendrons que le roman est du théâtre 
qui fait la Sainte-Nitouche, et que Shake- 
speare n'était qu'un reporter. Voyons, 
voyons, Amiral 1 

Venons à l'invention seconde ; elle est de 
notre ami Georges Khnopff. Les lauriers de 
Gutenberg empêchaient notre poète de dor- 
mir dans ses rêves, ô combien 1 Flûte à 
Faust et zut aux frères Eizevier. Plus de 
typographie, c'est laid, mais la reproduction 
exacte du manuscrit; si l'écrivain a une 
écriture indéchiffrable, cela ne fait rien; 
Stéphane Mallarmé a suivi le conseil de 
notre ami Khnopff, et l'on annonce dans la 
Revue indépendante qu'il s'est mis à reco- 
pier ses livres pour le photographe. Fran- 
chement, quel intérêt pourra présenter 
cette copie f Je comprends que l'on regarde 
avec curiosité le manuscrit de prime-jet 
d'une œuvre ; si l'homme est quelqu'un, sa 
façon de travailler peut n'être pas banale; 
mais recopier ses livres imprimés, c'est de 
l'ânerie pure qui fait hausser les épaules. 

L'Art moderne, à force de se préoccuper 
des déliquescents, est devenu d'un <x esthé- 
tisme » liquide qui désarme et qui navre. 

*** 

M. Camille Lemonnier vient de perdre 
son plus jeune enfont Frédéric-Valentin- 
Louis-Camille Lemonnier. La Jeune Bel-' 
gique tout entière prend part à ses doulou- 
reux regrets. 

»** 

Un de nos principaux collaborateurs nous 
promet pour un numéro très prochain une 
étude sur M. Gustave Frédérix, le critique 
littéraire de V Indépendance belge. 



— 40 — 



M. Lucien Solvay vient de faire parattre 
à la librairie de TArt (Rouam, à Paris), un 
magnifique volume sur tArt Espagttol, 
Nos lecteurs se souviennent des pages de 
ce livre dont la Jeune Belgique eut la pri- 
meur. A bientôt une étude sur Tœuvre au 
complet qui, d'ores et dé% fait parler 
d*elle. 

Le Juré n*a été lu nulle part cette 
semaine. 

**♦ 

Prochainement, nous donnerons une 
élude sur renseignement de la littérature 
dans Tannée. 

♦*# 

Le prochain volume de vers de M. Geor- 
ges Rodenbach s*intitulera : Le livre de 
Jésus. D*après le peu de pages que nous 
en connaissons, ce sera une véritable sur- 
prise littéraire. 

Viennent de parattre chez Dreyfous, à 
Paris, les Conférences et Lettres de M. de 
Brax^a, réunies par M. Napoléon Ney et 
la 2* édition des Cinq années au Congo, de 
Stanley, traduites par notre confrère de 
rindépendance, M. Gérard Harry. 

M. Napoléon Ney a réuni dans un volume 
documentaire tout ce qui concerne Tœuvre 
de M. de Brazza. Il a pris dans ses confé- 
rences, dans ses rapports, dans ses lettres 
privées, les points les plus saillants de ses 
explorations dans l'ouest africain, et appe- 
lant à lui les dessinateurs, il a donné ainsi 
un travail qui semble définitif sur les tra- 
vaux du fondateur du Congo français. 

M. Gérard Harry, de son côté, a traduit 
l'ouvrage de Stanley,Ctn^ années au Congo, 
où le rival de M. de Brazza fait assister aux 
luttes et aux efforts qui ont abouti à Texis- 
tence de l'Etat libre dont le roi des Belges 
est devenu le souverain nominal. Roi du 
G>ngo 1 Autrefois, on eût souri un peu de 
ce titre, mais Léopold II a bravé les raille- 
ries de l'opinion. Ces deux ouvrages se 
complètent l'un par l'autre et montrent, en 
tous cas, l'opini&treté des explorateurs 
européens. 



Le dernier est traduit avec beaucoup de 
snvpule en une langue très littéraire qui 
en fait une lecture plus palpitante et curieuse 
que toutes les Verneries du monde. On sait* 
d*ail leurs, que M. Harry n'est pas seule- 
ment un traducteur habite, mais un écrivain 
nouvelliste dont les feuilletons ont été 
remarqués. Il réunira prochainement en 
volume une série de petits romans d'une 
fine et délicate observation que nous pou- 
vons recommander à Tavance comme étant 
de littérature vraiment solide et moderne. 
Le livre aura, nous en sommes sûr, un 
grand succès auprès des Lettrés. 

Une déception cependant. La première 
édition du livre de Stanley, imprimée par 
Lefebvre, était une merveille de typogra- 
phie; la deuxième, due à Weissenbruch, 
est ce que Ton nomme en argot de métier 
a cochonnée ». C'est regrettable. 

**« 
VArt moderne a le toupet volumineux 
de prétendre que le mot esthète, qui, dit*il, 
a fait fortune (II!1), est de son crû. Or, il 
vient en droite ligne d'Angleterre. Voir le 
volume de M. Gabriel Sarrazin sur les 
Poètes de FAngleterre (i). 

*** 
Racine décadent, d'après une communi- 
cation mallarmiste recueillie par M. Scholl 
dans le Matin : 

Ooi, je Tient. I>aaMRt.TeBpi. Plat doié. l^et Terae. 

[Ellet 
Je vieni moI. On l'aie. Agent Ticket l ol e n nel . 
Cett laid, bnire. Avec vont U feauee. Meuae Joor- 

La trompette, ça crée. Ahl non, c*ctt rHeorena 

[Tour; 

Dn Temple. Or né partait. Benx fea, tona macni- 

[fiqnea. 

Arsène Houssaye, qui a fait une série de 
conférences en Belgique, a éprouvé le 
besoin, à son retour à Paris, de confier à un 
journal du boulevard ses impressions sur 
les bons Belges. Noua relevons dans son 
article cette perle : 



(x) Qne nom prioaa H. Georgea &... à qmi aeaa 
ravona prAté de Tonlotr bien nooa raatitaer, avec le 
reste ; ceci aana reproche natuellenent 



— 41 — 



« La Belgique a aussi, comme la France, 
ses naturaUstes et ses décadents ; toutefois, 
l'école qui s*intitu1e « la Jeune Belgique » 
n*est pas étfx>îte comme la nouvelle école 
française qui pourrait s'intituler « les pré- 
cieux débraillés » ou encore « le fumier 
littéraire ». Les maîtres pour « la Jeune 
Belgique » sont: Baudelaire en poésie, 
Flaubert en prose. Ils oublient seulement 
que Flaubert n*est qu*un disciple de Théo- 
phile Gautier et Baudelaire un disciple de 
Sainte-Beuve, avec d*autres horizons mais 
avec moins de variété. » 

Flaubert disciple de Théophile Gautier 1 

Baudelaire dtsciple de Sainte-Beuve ! 

Avec d'autres horizons I 

Mais avec moins de variété I 

Laisse-nous respirer, Arsène! 

Tu ne sais plus du tout... où c'est 1 

»♦* 

Le Chevalier des Touches, ~ Les ama- 
teurs de bons et beaux livres ne pourront 
que féliatcr In Librairie des Bibliophiles 
(Jouaust et Sigauf) d'avoir fait entrer le 
Chevalier des Touches, Tœuvre la plus fine 
et la plus délicate de Barbey d'Aurevilly, 
dans sa Bibliothèque artistique moderne, où 
elle veut réunir les meilleurs contes et 
romans contemporains, faisant ainsi pour 
les auteurs de notre siècle ce qu'elle a si 
heureusement entrepris, avec sa Petite 
Bibliothèque artistique, pour ceux des 
siècles passés. Cet ouvrage si attachant a* 
encore le mérite de pouvoir être mis dans 
toutes les mains; aussi sera-t-il le livre 
d*étrennes favori dans le monde des biblio* 
philes. 

La nouvelle édition est, d'ailleurs, 
attrayante à tous égards. Au mérite d'une 
exécution typographique des plus soi- 
gnées vient se joindre le charme de très 
belles eaux-fortes» gravées par Champollion 
d*après des compositions de Julien Le Blant, 
dont la suite de dessins pour Servitude et 
Grandeur militaires a eu Tannée dernière 
un si grand succès. C'était bien, d'ailleurs, 
au peintre attitré des scènes de la Vendée 
qu'il fallait demander Tinterpréution de cet 
émouvant épisode de la chouannerie. 

Le Chevalier 4es Touches forme un beau 



volume, du format in-8^ écu, l'un des plus 
appréciés des bibliophiles. Le prix est de 
fr. 27-30. Il y a aussi un tirage en grand 
papier, in-S<* raisin, sans compter les exem- 
plaires en papiers de Chine, Whatman et 
du Japon, dans les deux formats. 

Nous rappelons aux amateurs que dans 
la même collection ont déjà paru : les Contes 
d'Alphonse Daudet, i vol., 30 francs; le 
Roi des Montagnes^ 1 vol., 30 francs ; le 
Capitaine Fracasse, 3 vol., 75 francs; Une 
Page d Amour, a vol., 45 francs ; Servitude 
et Grandeur militaires, 1 vol., 30 francs; 
Jocelyn, 1 vol., 30 francs ; Gra\iella, 1 vol., 
25 francs.— A la Librairie des Bibliophiles, 
rue Saint-Honoré, 338. 

*** 

Nous faisions erreur à propos du mot 
torpide que nous reprochions à M. Picard. 
Le mot n'est pas au Dictionnaire de i" Aca- 
démie, mais il figure dans celui de Littré, 
avec ce commentaire : 

(c Néologisme. Engourdi, engourdissant. 
Il y a des journées calmes, molles, tor- 
pidcs. (Toppfer)». 

Notre remarque était donc mal fondée. 



Une rectification de journal. Emprunté 
au Birmingham Times : 

L'autre jour, un journal de la localité, 
après avoir annoncé qu'un de ses adver- 
saires, le farouche radical, M. Maguére, 
venait d'être élu sheriff, ajoutait : « Noua 
croyons savoir que M. Maguère se lavera 
avant d'étrenner ses nouvelles fonctions 
municipales. » 

Le lendemain, M. Maguère se présenta, 
armé d'une cravache, chez l'ironique jour- 
naliste : 

— Vous allez rétracter cette mauvaise 
plaisanterie 1 lui dit-il. 

— Je ne demande pas mieux, répondit 
Tobligeant directeur du journal; j'ai tou- 
jours été accommodant, moi. Voilà mon 
caractère I 

Et le lendemain, il insère les lignes sui- 
vantes : 

« M. Maguère nous prie de démentir le 
bruit suivant lequel il aurait l'intention de 



— 42 — 



te laver avant d'étrenner sea fonctiona. » 



Le général Francia Pittié eat mort le mois 
dernier à Paris. Il était Fauteur de ptu- 
aieurs volumea de vers dont le principal de 
date récente : A travers la vie, contient ce 
que Tauteur a fait de mieux. Poésie simple, 
parfois touchante, mais qui ne dépasse pas 
une modeste moyenne. Le général Pittié 
était plus soldat que poète et s*est signalé 
par sa bravoure en Crimée et à la guerre de 
1870. 

Il était né à Ne vers en 1829. 



Nous avons dit dans notre dernier Mé- 
mento, que M. Emile Sigogne est Suisse. 
Il parait qu*il n*en est rien. Le conféren- 
cier à piston est d*Angera, ainai qu*jl appert 
d*une rectification envoyée par lui à ï Etoile 
belge. Celle-ci insère la réponse et ajoute 
judicieusement. 

« Soit, M. Sigogne eat Angevin; ce sont 
ses conférences qui sont suisses 1 » 

*** 
j0 Dans son très artistique numéro 
d*étrennes, la Revue illustrée contient, 
entre autrea friandises littéraires, un bien 
joli petit récit de M. Ludovic Halévy. C'eat 
l'histoire de Lambescasse, ancien grand 
premier rôle de province, que Fauteur 
retrouve dans un théâtre parisien. 

Uancien Buridan du théâtre de Toulouse 
joue maintenant dans une féerie idiote un 
rôle des plus sacrifiés, celui de Karikari, 
serviteur du rajah de Mitoupoulo. 

Pendant qu*il raconte ses mésaventures 
à M. Ludovic Halévy dans lea coulisses, 
entre deux portants, le rajah, qui est en 
scène, appelle Karikari de toutes ses 
forces. 

Ici, un joli croquis de théâtre : 

« Pendant ce temps, dans la coulisse, 
Lambescasse préparait son entrée... il devait 
arriver en retard, en courant, tout essouf- 
flé... Alors il commençait à haleter, pour 
ae couper la respiration ; puis il se contor- 
^tonnait la figure, afin de ae donner d'af- 
reux tics dans la bouche, dans lea yeux. 



par tout le visage. H laiaaa le rajah répéter 

une dixaine de fois : 

— Où est-il, ce Karikari f II ne viendra 
donc paa, ce Karikari I Karikari 1 Kari- 
kari I 

Enfin, Lambeacasae entra, tirant la 
jambe et grimaçant horriblement... Il alla 
se courber jusqu*à terre devant le rajah. 

— Ah I ah! te voilà enfin, misérable 1 

— Oui, grande lumière des Indes. 

— Eh bien I écoute-moi et réponds-moi. 

— Je vous écoute, soleil du grand em- 
pire arrosé par le Gange. 

— Et ne fais plus de grimaces. Je t'or- 
donne de ne plus faire de grimacea... 

Les grimaces de Karikari devenaient de 
plus en plus violentes. On riait dans la aalle. 

— Allons I réponds moi maintenant... 
Sais-tu bien, Karikari, ce qui fait le déaea- 
poir dea teinturiers t 

— Des teinturiera, grand prince f 

— Oui, des teinturiera... Cherche, Kari- 
kari, cherche. 

Karikari cherchait, cherchait et ne trou- 
vait pas. 

— C'est la lune, Karikari, c'est la lune... 
Sais-tu pourquoi? Cherche, Karikari, 
cherche. 

Karikari continuait à chercher et à ne pas 
trouver. 

— Eh bien! 8*écriait triomphalement le 
rajah, c'est parce que les teinturiera ne 
peuvent pas l'atteindre, la lune... l'attein- 
dre... la teindre ..Tu ne comprends pas t... 
Tu ne comprends pas?... Il n'y a rien de 
plus béte que ce Karikari. Sauve-toi, misé- 
rable, sauve- toi ! 

Sur quoi, le rajah de Mitoupoulo lance 
un formidable coup de pied à l'ancien grand 
fort premier rôle, qui vient tomber devant 
M. Halévy en lui disant : 

— Vous avez vu 1 vous avez entendu I 
Voilà ce qu'ils me font jouer à moi, Lambes- 
casse, à moi qui a dominé Bocage dans la 
soirée du 6 'janvier 1846! Voilà les rôles 
quils me donnent ! 

Grandeur et décadence. 

*** 
Voici le aommaire de la Wallonie (jan- 
vier) 



-43- 



Ud chapitre inédit de La Belgique (Saint- 
Trond), par Camille Lemonnier. — Des 
sonnets, par Aug. Vierset. — Fragments 
d'une nouvelle fantaisiste, par Pierre-M. 
Olin. — Danse de Gourais, par Octave Maus. 

— Un conte, par Paul Reivaz. — Le Vieux 
Miroir, La Fille des vieillards, Tentation, 
Une Vierge, Pervers, par Fernand Severin. 

— Un conte, par Hector Chainaye. — Luc 
Robert, nouvelle campagnarde, par G. Gir- 
ran. — Claire... (fin), par Aug. Henrotay 

— Divita, par Armand Hanotieau. — Un 
conte ardennais, par Maurice Siville. — 
L*Essordu Rêve, par Albert MockeL — Une 
chronique littéraire, par Ernest Makaim. — 
Une chronique musicale, par Ludwig Ghel- 
dre, et une petite chronique. 

*** 
M. Sutter Laumann, qui publia naguère 
Les Afeurt-de-faim, un volume de poésies, 
chez M. Kistemaeckers, en donne un nou- 
veau à Lemerre aujourd'hui, sous ce titre : 
Par les routes. L'auteur, qui, dans la Jus- 
tice, compte parmi les meilleurs écrivains 
de chroniques, semble mal fiait à la forme 
versifiée. Il doit avoir peu cultivé le rythme, 
et son livre parait composé de pièces ancien- 
nes. Beaucoup, au demeurant, sont datées 
de 187...; depuis ce temps, nous sommes 
devenus plus exigeants dans la question lapi- 
daire; nous soufTrons avec humeur les 
strophes d'une allure facile, s'accommodant 
d'un à- peu-près de rimes, et de chevilles 
trop visibles. II y a, dans Par les routes, 
' nombre de pages campagnardes d'une 
grande fraîcheur et d'un aimable sentiment, 
mais l'émotion y est distraite par des ima- 
ges fiiciles ou banales, dont le ton « vieux 
jeu » démonte le lecteur. Cest, en un mot, 
un livre proprement fait, honorable, plein 
de pensées heureuses et même délicates 
que Ton feuillette avec plaisir. 

**# 
Nous recevons de M. Maurice Frison 
une plaquette délicate, intitulée : Fin de 
race, sorte d'étude de décadence bien con- 
çue et gracieusement écrite. M. Frison 
était l'un des bons écrivains de feue La 
Basoche, et nous avons Tespoir qull 



deviendn des ndtrea. Fin de rûce est une 
lettre de crédit qui en vaut beaucoup d'au- 
tres; cette nouvelle est pleine de cet 
nuances de psychologie subtile qui dé- 
notent un artiste sincère, épris de la forme 
et pénétré de la moelle esthétique. Ce n'est 
pas un essai de débutant, mais une page 
solidement établie dont l'auteur mérite nos 
plus cordiaux éloges. 

Fin de race est orné d'un deissin de Jan 
Toorop, reproduit avec une habileté rare 
par le procédé Evely. La composition, 
poussée au noir, en est peu précise ; elle 
est traitée à larges taches merveilleusement 
posées, et fÎEiisant valoir de façon remarqua- 
ble, les blancs lumineux. Telle quelle, cette 
brochure est un petit trésor que goûteront 
les bibliophiles et les artistes 

*** 
Une définition de Caliban : 
Le vers est le cri de joie du mammifère 
jeune. 

(ExiuB Bekoirat). 

**• 

On vient de jouer à Munich la trilogie 
sophocléenne : Œdipe roi, Antigone et 
Œdipe à Colonne, A propos de la pre- 
mière tragédie, nous trouvons dans un 
journal allemand cette ineffable apprécia- 
tion : 

— La pièce a un peu vieilli I 

VEducation populaire du joyeut Qé- 
ment Lyon de Charleroi, donne à ses lec- 
teurs deux sonnets signés Emile Baudry, 
qui valent plusieurs mondes. Les abonnés . 
de la démocratique revue et F Art baderne, 
goûteront certainement ces vers que le 
facétieux Cl. L., donne pour de petits 
bijoux, en un préambule de haute drôlerie. 
La parole est à la Lyre : 

IS TÉLBSOOFB 
HflnraiUe de roptigna, adainblo Initranaot 
Qui pour nn œil aride, abrège la dlitanoe. 
Que ne âevoni-noiii paf à ta tonte poinaiioe? 
Qne de lecreti dé)à iiirprii an firmameatl... 
Quand, aTec la raison, sera venn nattant 
De mettre de o6lé le fnsa et la laaœ; 
Quand, an lien dn canon et de l'obna qnll lanoe 
On oonlera plut par l'olifectif pint pe i nant; 



- 44 - 



Quand, rapprochant eacoro ]m plaaètai voutnee. 
Nous pottRons distinguer lean villes, leurs (xdlinea, 
Qao n'apprcndrons-noot pas, les voyant déplus pxte ? 
Ce desideratum, dernier mot du Progrès 
Que vous cherchez aussi, courageux philanthrope, 
Peut être bien est-il au bout d'un télescope I 

LA TERRE 
Un énorme boulet, sur lui-même roulant 
Dans l'espace d'un jour, et mettant une année 
A circuler autour de son foyer brûlant ; 
Sur notre astre voici la première donnée. 
Le soleil qui l'entraîne, éclaire en l'échanffiut. 
Ce globe ob notre vie est k peine ébauchée ; 
Les rogards de Phosbus pour l'atteindre employant 
Huit minutes an moins i cette chevauchée. 
Supposez œ boulet percé de part en part, 
Eh bien, vous compterez entre les deux fenêtres 
Douze mille sept cent et quelques kilomètres 1... 
Voila notre séjour... Si ce bloc, par hasard. 
Dans ces dimensions vous semblait respectable 
Je vons dirais tout bas : Ce n'est qu'un grain de sable. 
{La Scimct en/atuiUe). Eiolb Bavdry. 



Le chroniqueur du Temps a découvert 
quelque part la circulaire d'un libraire qui, 
avec l'approbation de l'archevêché de Paris, 
annonce une nouvelle traduction des Evan- 
giles. Il y explique qu'on lit trop peu les 
Evangiles, parce qu*ils ont toujours été pu- 
bliés dans des formats incommodes, dans 
une langue pleine d'archaïsmes et avec des 
caractères d'imprimerie si mal distribués 
que rien n'invite les fidèles à lire, puis il 
ajoute : 

« Je me suis donc, dans cette présente 
édition, appliqué à traduire les Evangiles 
sinon en y introduisant des termes d'argot 
et des néologismes, du moins dans cette 
langue courante que parlent les journaux et 
les salons. De plus, par une habile disposi- 
tion des chapitres, par la multiplication des 
guillemets, des « à la ligne » et des blancs, 
je me suis évertué à donner à ma traduc- 
tion l'aspect séduisant aux yeux d'un ro- 
man, au moins d'un livre frivole. Désor- 
mais, ceux qui ne liront pas les Evangiles 
n'auront plus d'excuse. » 

Oe boniment n'est-il pas bien plaisant! 
Du moment qu*on entre dans cette voie où 
s'arrétera-t-ont Pour tenir tête aux roman- 
ciers il âiudra tôt ou tard en arriver à accom- 
moder les Evangiles d'après les formules 



littéraires en vogue. Le chroniqueur du 
Temps nous donne un avant-goût de cette 
manière nouvelle de traduction : 

Pour les disciples de Flaubert. — On y 
lira : 

« La fille d'Hérodiade entra dans la salle 
et elle se mit à danser. Ses pieds passaient 
Tun devant l'autre, au rythme de la flûte et 
d'une paire de crotales. Ses bras arrondis 
appelaient quelqu'un qui s'enfuyait tou- 
jours. Elle le poursuivait, plus légère qu'un 
papillon, comme une Psyché curieuse, 
comme une ftme vagabonde, et semblait 
prête a s'envoler. » 

Autre : Pour les lecteurs de M, Ohnet : 

« Après de très brillantes études, Ponce- 
Pilate était sorti le premier de l'Ecole des 
proconsuls. Beau, bien fait, les mains et les 
pieds aristocratiques, il avait produit une 
vive sensation à Rome, par l'élégance de sa 
tournure, la grâce de son visage et le 
charme de sa conversation. Recherché des 
mères de fomille... etc. » 

Autre : Pour les lecteurs de M. Zola : 

« Survint alors un lépreux qui se pros- 
terna en adoration et dit : « Guérissez-moi, 
Seigneur ! » Ce lépreux, en se traînant, lais- 
sait sur la terre une humeur rougeâtre qui 
infectait l'air. Et sa peau, semée de taches 
brunes, était tendue sur son squelette 
maigre comme sur une carcasse de chien 
noyé... 9 

Autre : Pour les décadents : 

« ...Et ce fut en des doigts féminins ô 
quels 1 l'inclinaison d'albâtre d'une urne 
hiératique, lentement, sur l'éclat divin des 
pieds d'où s'exhalèrent les parfums du 
musc pénétratif, du musc érotificateur. » 

Autre enfin : Pour les lecteurs de M, du 
Boisgobey : 

ce Un soldat entra dans la prison de Jean. 

tt On entendit un bruit de chaînes. 

a Un sourd gémissement. 

« Puis rien. 

« Et le sicaire sortit en tenant par les 
cheveux une tête sanglante. 

(c Quelle était cette tête t » 



M. Edmond de Concourt avait pris I ini- 



-45- 



tiative d'une souscription nariooale dans le 
but de réunir les capitaux nécessaires pour 
élever une statue à Gustave Flaubert. 

Le capital na pu être recueilli chez 
MM. les Français. Et Ton a trouvé le 
double de ce qu'il fallait pour le vieux 
gâteux de Chevreuil 

Félicitations à nos chers voisins, c'est du 
propre. 

»** 

L^Art moderne donne une amusante 
Physiologie du Criticule, Nous en déta- 
chons ce trait : 

SU essaie de produire, ses efforts sont 
des communions blanches. Il évacue des 
romans quon croirait écrits dans un pen - 
sionnat de demoiselles ou des versiculets de 
chansonnettes. Après ces exercices, il de- 
meure courbaturé pour six mois, 

L^auteur de La Jeunesse blanche et de 
La Vie morte, qui est un peu de tArt 
moderne, a-t-il accepté gaiement cette 
petite pointe? On n'est jamais trahi... etc. 
pantoufle. 

*** 

Le même article, signé par le haut, parle 
de Coppieters, l'auteur des Posthuma, que 
Ton pourrait définir : « Un monsieur qui 
n'est pas parvenu à être bon peintre et s'est 
vengé en ne parvenant pas à être bon écri- 
vain ». Pas heureux, confrère. 



II 

ARTS 

Le gouvernement vient de mettre à la 
disposition de l'Association des XX une 
partie des locaux du Musée de peinture, le 
Palais des Beaux-Arts ayant, comme on 
sait, changé de destination. 

Le quatrième Salon annuel des XX s'ou- 
vrira donc, comme précédemment, dans 
les premiers jours de février. Nous ferons 
connaître sous peu la liste des exposants, 
tous choisis parmi les apporteurs de neuf 
et dont le plus grand nombre n'a jamais 
participé aux expositions belges. 

Voici la liste des artistes choisis par les 



XY pour prendre part à leur quatrième 
salon international annuel : 

Belgique : MM. Artan, Henri de Brae- 
keleer, Constantin Meunier, Eugène Smits, 
Alfred Verhaeren. 

France : MM. Albert Lebourg, Ary 
Renan, J. F. Raflaelli, Auguste Rodin, 
Camille Pissaro, Georges Seurat, M^* 
Berthc Morisot et Marie Cazin. 

Angleterre : M. Walier Sickert. 

Hollande: MM. Mathieu et Willem Maris, 
Marius Van der Maarel et Philippe Zilcken. 

Norwege : M. Thaulow. 



Un nouveau cercle de peintres vient de 
se former à Bruxelles sous la devise Voor' 
waarts (En avant). 11 a parmi ses membres 
MM. Bertrand, De Bats, De Freyne, Hoo- 
rickx, Ludwig, Massaux, Meerts, Middeleer, 
Ovyn, Rimbout, Jan Stobbaerts, Picter 
Stobbaerts, Surinx, Van Acker, Wauters, 
Cardon, M"«* Rutteau et Van Ham, MM. De 
Rudder et Ludwig. 

La première exposition du Cercle Voor* 
waarts, dans le local ce l'ancienne Galerie 
Léonard, est faite de tableaux et de sculp- 
tures connus pour la plupart, et c'est simple- 
ment pour prendre date que les membres 
l'ont réunie. 

A l'an prochain un petit Salon inédit, au- 
quel à l'avance nous souhaitons chance et 
succès. 



Dix compositions à l'eau-forte pour illus- 
trer les Fleurs du Mal, de Charles Baude- 
laire, dessinées par Alex. Hannoteau. (Louis 
De Meuleneere, Bruxelles). 

a Compositions (t) pour illustrer (?) des- 
sinées (?)... » Quel toupet! Nous avions 
déjà rencontré, à la dernière exposition du 
Cercle des Aquarellistes et des Aquafor- 
tistes : Ais ik kan! a trois illustrations 
pour les Fleurs du Mal de Charles Baude- 
laire ». Et, — ce qui est désolant — la 
moins mauvaise de ces trois planches ne 
figure plus dans Talbum que son auteur 
fiiit publier aujourd'hui 

Tous ces rébus sont d'une originalité 



-4«~ 



des plus négatives. La lourde hantise de 
certains Rops et le souvenir malheureux 
de motifs académiques s'entrecroisent avec 
une gaucherie obstinée qu'on retrouve 
jusque dans Tezécution matérielle de la 
gravure. M. Hannoteau, pour se donner 
une personnalité, a élevé la maladresse et 
rimpuissance à la hauteur d'institutions. 
11 y a dans son album des pages qui feraient 
assez bien dans une exposition d'arts inco- 
hérents. 

III 

MUSIQUE 

Lakmé a été le phis gros événement 
musical de cette fin d*année. C'est peu dire. 
1887 "^^^ amènera-t-il enfin la Valkyrîe f 

V Association des artistes musiciens a 
donné en novembre et décembre ses deux 
premiers concerts, de pure virtuosité. Nous 
n'avons noté à son programme que deux 
ou trois morceaux symphoniques nou- 
veaux : VOuverture Ecossaise de Niels 
Gade; une ouverture de Rietz et le Car- 
naval Romain de Hans Hobner. 

M. Kefery a joué le Concerto de Beet- 
hoven, le Nocturne de Borodine et la 
Chevauchée des Valkyries, 



A la première matinée des Concerts 
populaires nous avons entendu VOuverture 
tragique de Brahms; une page de fiacture 
serrée, mais qui n'occupera qu'une place 
très modeste dans l'œuvre du maître alle- 
mand. 

Thompson, l'admirable violoniste moins 
classique peut être qu'Isaye, mais plus 
vibrant, plus passionné, plus humain, y 
a joué ce Concerto, inspiré d'un souffle aussi 
puissant que les plus belles symphonies de 
Beethoven. 



Une des auditions les plus intéressantes 
a été, au Cercle artistique la soirée Franz 
Servais. 

Nous avions entendu de hii, l'hiver der* 
nier, le Jet d*eau, une page qui le révélait 



comme un symphoniste de premier ordre. 
Son Chant ossianique de fAusset et le Poème 
en six chants sur les Contemplations gagne- 
raient en coloris à être soutenus par l'or- 
chestre. 

M. Servais a beaucoup lu avant d'écrire. 
Son romantisme touche à tous les roman- 
tismes du siècle, à commencer par Schubert 
pour finir par Wagner, qui lui a légué ses 
procédés modernistes. C'est un esprit lettré, 
éclectique, aristocrate, qui garde jusque 
dans ses pages les moins originales le style 
élevé de sa pensée. Là est, surtout, sa per- 
sonnalité, et c'est ce qui la fiût supérieure, 
dans son essence, à bien d'autres. Sur un 
fond vieux romantique qui perce souvent, 
il cultive une forme extraordinairement 
ciselée et raffinée qui le rapproche des par- 
nassiens. 

Ce n'est pas sans raison qull a écrit 
VApollonide; il y a dans l'allure hiératique 
et dans l'aspect lumineux de ses pages 
quelque chose de Leconte de Liste. Et ce 
fait de ne jamais unir sa musique qu'à des 
vers de poète ne prouve-t-il pas, avant tout, 
l'élévation de son sentiment d*artiste f 

A cette audition de salon, les pièces de 
délicatesse et de douceur nous ont le mieux 
plu ; notamment le Chant a« des Contem- 
plations, puis parmi les mélodies exquise- 
ment dites par Mn« Cornélis et M. Engel : 
Etemelles amours, sur des vers d'Armand 
Sylvestre, et cette ballade de Georges 
Khnopff,OpA^/ie: 



Voie, __ 

S'ériîrer U 1ub0 d'or ; 
L'onde froide, glanqne, gUaw 
Dans le nlenoe qtd dort 

Oh I monrir 1 blanche fiolia. 
De cueillir an fil des eaw(, 
Pbnr tea cbcnrenz, Ophélie, 
La Inoe dans les roaeanz ! 

Enfin, pour un petit nombre, c'a été 
un véritable événement musical aosst, que 
cette reprise de VArlésienne avec les déli- 
cats feuillets symphoniques de Georges 
Bizet, — ouverture, entr'actes, musique de 
scène, chœurs dans la coulisse — que nous 
n'avions encore entendus que par fragments 
au Concert populaire. 

Et quetie surprise agréable que Xexécu- 



— 47 — 



tk>n re1adv«meot par&ite de cette musique 
si joliment, si délicate et si profondément 
inspirée, pourtant, de l'admirable drame 
de Daudet. 

Ces fragments pourraient résumer en 
une impression Tœuvre de Georges Bizet, 
car il a mis là tout ce qu'il avait de cœur, 
Tauteur passionnément triste de Carmetu 

*** 

Le Guide musical nous fait part d*une 
bien joyeuse aventure ; Thistoire est signée 
Maurice Kufferath : 

« Un coup d*Etat I Le 13 décembre, pour 
faire suite au 2 idem I 

« Dimanche dernier, les abonnés et pa- 
trons des concerts du Conservatoire ont 
reçu le petit avis suivant : 

ff Le premier concert du Conservatoire 
« ne pourra avoir lieu cette année, comme 
« d*habitude, le dimanche avant la Noél. 
« Le directeur se voit dans l'obligation de 
<x Tajourner indéfiniment, par suite de 
a l'impossibilité où il se trouve actuelle- 
ce ment de former un orchestre complet 
« pour l'exécution des œuvres classiques. » 

« Grand étonnement! Profond émoil 

« Que signifiait ce poulet tout à hit inat- 
tendu! Quelle intrigue ou quel accident 
cachaient ces brèves et trop laconiques 
explications f Les professeurs de l'établisse- 
ment — qui sont tenus, on le sait, de faire 
leur partie dans Torchestre — avaient-ils 
menacé de faire grève? Ou bien l^s élèves 
qu*on force à chanter, même s'ils n*ont pas 
de voix, refusaient-ils de continuer à faire 
panie des chœurs f 

« Rien de tout cela ! 

« Autant de suppositions, autant d'er- 
reurs. 

« Ni grève des professeurs, ni mauvais 
gré des élèves, ni accident d*aucune sorte. 

« Il 7 a simplement ceci : M. Gevaert 
boude. Il boude comme une job'e femme. 

« Et qui boude-t-ii f — Le Ministre des 
Beaux-Arts, M. le chevalier de Moreau 
d*Andoy. 

« A quel propos f 

a En deux mots, voici Taffaire : 

« Lorsque M. Gevaert prit au Conserva, 
toire la succession de Fétîs, son premier 



soin fut d'éliminer, dans la mesure du pos- 
sible, quelques professeurs insuffisants. 
Les uns furent mis simplement à la retraite, 
d'autres, n'ayant pas fige et les états de 
service requis pour avoir droit à la pen- 
sion, furent simplement mis en disponibi- 
lité, avec traitement complet, en attendant 
que l'heure de la retraite eût sonné pour 
eux. Par la suite, à mesure que M. Gevaert 
éprouva le besoin d'améliorer, ou seule- 
ment de modifier son corps professoral, il 
eut recours au même procédé. Un profes- 
seur lui déplaisait-il, sagissaît-il de fure 
une petite place à un candidat découvert à 
Paris ou ailleurs à l'étranger, M. Gevaert 
mettait en disponibilité le timlaire, en lui 
maintenant son traitement, afin de ne pas 
provoquer de trop vives réclamations; et 
le nouveau professeur entrait en fonctions 
avec un traitement d'attente. 

« Cest ainsi qu'il y a deux ans, M . Gevaert 
se débarrassa (c'est le mot) de M. Pletinckx, 
l'excellent hautboïste que Ton sait, qui fut 
du même coup congédié à l'orchestre du 
théâtre de la Monnaie. 

« Cette année, il paraît qu'il s'agissait 
d*exécuter de la même fiçon un autre pro- 
fesseur, l'honorable M. Paque. Mais quel 
prétexte invoquer? On trouva ceci : c'est 
que les infirmités de l'Age empêchaient 
M. Paque de fiire sa partie de trombone à 
l'orchestre dans les concerts. 

« Notez que depuis longtemps M. Paque 
ne tenait pas le premier pupitre à l'or- 
chestre du Conservatoire, quoiqu'il aoît 
loin d'être un invalide! M. Paque est dans 
toute la force de l'Age, et il fsut croire que 
son enseignement ne laisse rien à désirer, 
puisque tous les ans, aux concours de fin 
d'année, le Jury décerne à sa classe de 
trombone foret premiert et seconds prix. 

« Seulement M . Gevaert voulait l'éliminer, 
parce qu'il avait un candidat à placer, un 
trombone de Paris. 

« M. Paque datant au Conservatoire de 
répoque de Fétis, autant dire de l'époque 
antédiluvienne, M. Gevaert éprouvait 
comme un malaise en présence de ce fos* 
sile. Il avait assez vu M. Paque. Il aime le 
changement» 



-4«- 



« Or, voici où raiftîre se corse, 
a Se souvenant des observations que Tan- 
née dernière avait formulées la section cen- 
trale de la Chambre des représentants à 
propos du Conservatoire et de l'omnipo- 
tence du directeur, M. de Moreau fit obser- 
ver que le S3rstème en usage grevait singu- 
lièrement le budget. Deux professeurs, 
pourquoi faire f Un seul, c'était bien 
assez I 

« Et le Ministre refusa de nommer un 
nouveau titulaire, après avoir mis en dis- 
ponibilité le titulaire actuel. 

ce Vous vous demandez quel rapport les 
concerts du Conservatoire ont avec cette 
question d'administration?... 

« Rien, absolument rien. 

« Mais il faut savoir que M. Gevaert, s*il 
dépend du Ministre comme directeur du 
Conservatoite, est absolument le maître en 
ce qui concerne les concerts. Il peut les 
diriger ou ne pas les diriger, personne n*a 
rien à y voir. Et il s'est fait ce raisonne- 
ment, très ingénieux comme tout ce que 
combine Téminent directeur du Conserva- 
toire : Ou Ton me donnera le trombone que- 
j*aime, ou je ne joue pas I Aussitôt feit que 
dît. 

ce Et voilà pourquoi le premier concert 
est ajourné et pourquoi, vraisemblable- 
ment, il n'y aura pas de concerts au Con- 
servatoire cet hiver. 

« Il s'agit de forcer la main au Ministre. 

« M. Gevaert a compté sans doute pro- 
voquer contre les résistances de celui-ci un 
mouvement'public d*indignation. 

« Mais il pourrait avoir fait un faux 
calcul. 

« Le public n'épouse pas sa querelle. 

« Le prétexte choisi a fait rire. 

« On ne fera accroire à personne qu'il 
n*y a pas à Bruxelles un artiste capable de 
jouer les dix mesures du trombone solo 
dans le finale de la symphonie rhénane de 
Schumann qui était au programme de 
dimanche dernier. 

« De deux choses l*une, se dit-on : 

« Ou bien Ton nous a bernés en nous 
vantant sans cesse le merveilleux enseigne- 
ment du Conservatoire de Bruxelles, le 



plus beau, le mieux installé, le mieux 
organisé, le plus fort du continent ; 

« Ou bien M. Gevaert n'a en tout ceci 
qu'un but, c'est de faire une niche à M. de 
Moreau, en indisposant le public contre 
lui. 

«, Rappelez-vous les observations désa- 
gréables de la section centrale à propos de 
l'organisation des concerts du Conser\'a- 
toire. 

a II y a longtemps que l'éminent direc- 
teur du Conservatoire méditait une petite 
vengeance, — sans se presser, car il aime 
ce plat qui se mange froid; 

a L'occasion cherchée s'est enfin offerte. 

« Et voilà pourquoi M. Gevaert boude, 
voilà pourquoi il boude comme une jolie 
femme. 

« Cette petite comédie pourrait s'inti- 
tuler : 

« Un coup tt Etat dans une coulisse, oui 
le Trombone malade, » 

Puisque nous citons le Guide musical^ 
signalons cette publication aux artistes. 
Elle est seule à suivre avec scrupule et 
vigueur le mouvement musical du monde, 
et l'année qui s'ouvre sera le signal de nou- 
veaux progrés dans son organisation. Le 
prix d'abonnement est de lo francs par an. 

IV 

THÉÂTRE 

Le théâtre de la Bourse» après un succès 
de féerie tout à fait extraordinaire, à voulu 
terminer l'année avec le drame. Des comé- 
diens de premier ordre, parmi lesquels 
nous remarquons surtout M. Paul Des- 
hayes et M"^ Lemercier, y ont interprété 
avec succès le drame de Sardou : Patrie! 
La pièce n'a pas soulevé à Bruxelles les 
polémiques qu'elle suscita lorsqu'elle y fîit 
jouée pour la première fois le 12 juil- 
let 1869. 

A cette époque, on brisa force lances en 
son honneur. M. Louis Hymans dirigeait 
alors VEcho du Parlement, ayant pour 
critique dramatique de son journal M. Geor- 
ges Vautier, aujourd'hui directeur de la 



— 49 — 



Géi^elfe, AuMitdt apréâ U rcpréaeAtati«n, 
colui-cf écrivit d'un Mul jet un article très 
éiogieux qu*ii envoya à la direction de 
VEcio, Le lendemain, le feuilleton ne parut 
pas ; en revanche, il était remplacé p«r une 
page d'élogfa tr^ atténuée, aignée Louia 
Hymana. 

En dépit de la réclame du lendemain, 
diaait-il, formulée par lea mécontenta de la 
veille, en dépit d*une mise en scène splen- 
dide, en dépit de quelques scènes pathé- 
tiquea çt de quelquea artîatea remarqua- 
bles ; en dépit d'une bienveillance univer- 
selle que justifient les nombreux succès de 
S^rdou, il est impossible de placer ce 
drame à la hauteur du bruit qu'on en 9^ 
fait et, si le théâtre doit devenir l'école du 
patriotisme, je demande qu'on nous donne 
la Àfu^tte ou GuUl^ume Tell. 

Le lendemain dv jour où parurent ces 
sévérités, M. Vautjer quitta VEçho du 
Parlement; quelquea mois après, on ven- 
dait dans les rues le premier numéro de la 
Ga^çtte. Deuil piquant : M. Hymans, 
dans le même feuilleton, dirait que les 
écrivains belges suffisaient pour £sire revi- 
vre l'histoire nationale dans les composi- 
tions dramatiques, — et personne n'igno- 
rait que M. Hymens avait en portefeuille 
une composition de ce genre, intitulée 
r Argentier de la Cour. 

C'est au théâtre de la Monnaie, sous la 
direction Vachot, qu'eut Ueu, à Bruxelles, 
la première, représentation de Patrie ! Les 
artistes venaient tous de la Porte-Saint- 
Martin. Le rôle delDolorès était tenu par 
MU« Fargueil, celui de Rafaéle par M»* Léo- 
nide Leblanc, celui du comte de Rysoor 
par M. Dumaine, celui du duc d'Albe par 
M. Charly et enfin celui de Karloo van der 
Noot par M. Charlea Lemaître. 

Ce n'est qu'en avril 1886, que M. Du- 
quesnel rendit Patrie t au public de la 
Porte-Saint-Martin. Il y avait des chancea 
que la pièce eût un peu perdu à vieillir dix- 
sept années et l'on avait à lutter contre le 
souvenir d'interprètes célèbres. Le rôle de 
Dolorès fiit donné à MU« Tessandier, celui 
de Rafiiéle à W^ Real, l'ingénue que nous 
avions applaudie au théâtre du Parc, dans 



le Mmde où rom ^emmui^t atf ul du 
de Rysoor à M. Dumaine, celui du due 
d^Albe à M. Coaaet, et celui de Karloo à 
M. Maraia, l'Andréas de Tkéodéra. On le 
voit, M. Dumaine aeul «estait de la ci^« 
tion* 

Lea représentations de la PoraMaint* 
Martin aont trop rapprodiéea de noua 
pour que Ton ae ie rappelle paa ce qa'M 
dirent lea journaux loraquIU enregis- 
trèrent le auccès de Pairie l lia rappeialMC 
les intéreaaantes originfa du dran«« com- 
ment M. Gevaert, la dirtcteur de néire 
Conservatoire, ayantdemandé à M. Sardou 
un livret d'opéra, éehii-d lui \mt répondu : 
« Soit, maia fiûtea lea recherehesl » caiti<»> 
ment M. Gevaert avait trouvé dana lia N^ 
derlandsçht Oorlogen, de Peter Bor, et 
dans r Histoire de Ul rénAuHim eu Pay^ 
Bas^ de John Lothrop Motley* aaiia Mcop* 
ter lea chroniquea néerlaiMiai«e« de Hm^ 
Vigliua, Opperua, lea élénoata d'une 
action duamatique; eommeot M* Sftf4Qii y 
avait ajouté des clous tirée 4*Ufl lirw 
drame oublié : le Si^ de Toulouse, de 
Méry; comment, enfin, il avait fiilt un 
livret d'opéra pour... M. Paladilhe, un 
drame pour M. Raphaël Félix et rien du 
tout pour M. Gevaert. Complétons cea sou* 
venirs en signalant ce hit que, depuis 1869, 
Paria ne revit qu'une fois Patrie l C'était à 
la fin de septembre 187a, au théâtre du 
Châtelet. Le rôle de Dolorèa était confié à 
Mu« Duguéret, celui de Ryaoor à M. Du- 
maine, celui du duc d'Albe à M. Charly, 
celui de la Trémouilie à M. Angelo et celui 
de Karloo à M. Paul Deahayea, qui, au 
théâtre de la Bourse, tient en ce moment 
celui du comte de Ryaoor. 

A Bruxellea, on reprit Patrie l en aep* 
tembie 1880. C'était à l'occaaion dea fêtes 
nationales, et la « Société dramatique et 
chorale » en donna, tant bien que mal, huit 
représentations à l'Alhambra. La pièce, 
montée par M. Rey, avait une partie cho* 
raie et orchestrale de M. Flon, ie troiaième 
chef d'orcheatre actuel de la Monnaie. 
MiM Pazia faisait Dolorés, et le rôle de 
Rysoor était tenu, avec beaucoup d'auto* . 
rite, par M. Vermandele, aujourd'hui pro- 



— 5o — 



fesseur de dédaroatioa à notre Conserva- 
toire. 

En 1884 enfin, le théâtre des Nouveautés 
Bain-Ro/ai) tenta , lui aussi, de faire revi- 
vre le drame de M. Sardou. Hélas 1 il est 
bien mort à présent, le pauvre théâtre! 
Les décors en ont été vendus, et Ton peut 
bien dire, n'est-ce past que cette reprise 
fut de la famille de celles que Ton fait aux 
vieux basl Dolorès (M"»* d'Alzon), n'était 
pas bien imposante, et M. Joiseant, qui 
jouait Rjrsoor, manquait un peu d'autorité ; 
un M. Cholet, non sans talent, faisait Kar- 
loo, et les décors n'étaient d'aucun Rubé 
connu. Seul, celui de l'Hôtel de Ville avait 
belle mine. Dans ces conditions. Patrie! 
tint l'affiche moins longtemps que la revue 
Boum-Boum î qui l'avait précédé, et l'on 
joua de nouveau les bons vieux « mélos », 
le Courrier de Lyon^ P aillasse ^ le Mar- 
chand d habits, pour expirer tristement, à 
la fin de janvier 1886, en compagnie de 
Marceau, de Pot-Bouille, de Latude et 
des Misérables, 



Le Grand Mogol d'Audfan a, le 7 jan- 
vier succédé à Patrie! sur l'affiche du 
théâtre de la Bourse, et c'est un nouveau 
succès pour M. Maurice Simon. Détail 
curieux, le r61e de Bengaline a été créé à 
Marseille par W^ Jane Hading. 

**# 
Bien que la chose théâtrale préoccupe peu 
notre lecteur, signalons le grand succès 
de la revue qui se joue en ce moment au 
théâtre des Galeries et qui est signée Théo- 
dore Hannon. Bruxelles- Attractions est un 
grand succès de drôlerie et nous félicitons 
notre ami Théo de savoir être un amuseur 
spirituel en même temps qu'un délicat ' 
poète. 

••• 

On repète en ce moment au théâtre du 
Parc : Par téléphone, un acte de MM. Ed- 
mond Cattier et James Van Drunen. Nous 
n'aurions pas donné cette nouvelle si elle 
n'avait été ébruitée déjà. M. Van Drunen, 
considérant cette saynète comme un essai eût 
souhaité rincognito, mais son collaborateur 
en a jugé autrement. 




PRIMEROSES 



A Albert Giraud. 



u es seul responsable de la publication de 
es enfantillages, mon cher Albert. Te rap- 
pelles-tu ce soir où tu vins, après minuit 
sonné, fumer un dernier cigare chez moi? A 
propos de bottes, que rien n*empçchait d'être 
de sept lieues, notre conversation en ses folles 
njambées heurta de vieux souvenirs, qui 
dorment indéchiffrablement griffonnés entre 
pages usées de mes préhistoriques cahiers, où j'allai, 
malgré la poussière d*antan, pour toi seul, les exhumer. 
Pauvres et nues notules, projets pas même vagis d'ode- 
lettes qui ne furent jamais rimées, semés au petit bonheur 
de mes dix-huit ans, alors si naïvement, si chastement, 
si délicieusement amoureux I En lisant cahin-caha, ma 
voix se prit à trembler, car je revoyais tout à coup vivan- 
tes et vibrantes toutes ces puériles douceurs. Tu me de- 
mandas, tu m'ordonnas plutôt de les ofihr à me» 
amis, comme un daguerréotype presque effacé de mon 
addescence. Les voici donc, tels quels. Puisse&-tu, main- 
tenant, te contenter d en sourire. Amen. 

I 

Vite, vite, entre deux études, pauvre écolier, je trouve un instant de r^t. 
Je griffonne deux mots à la hâte pour te redire encore que je t'aime. Sans 
ce maudit grimoire qui me retient, je le murmurerais à tes pieds. 

4 




— 52 — 



II 



Jadis, c'était un ramier qui portait à son cou la lettre d'amour. Tendre 
emblème du sujet de la missive ! En le voyant de loin venir comme une 
flèche vivante, le cœur de la jeune fille battait à Tunisson des ailes de 
Toiseau. Le ramier est à présent remplacé par le facteur. C'est moins 
poétique et cela coûte un timbre. Il est vrai que c est plus sûr. 

III 

Tantôt, le vent passait en jouant dans mes cheveux. Il me disait une 
mélodie si douce et si tendre que mon cœur, pour écouter, retenait ses 
battements. Jamais au fond des bois, où il agite le carillon des muguets et 
des campanules ; jamais dans les blés dont il ploie les chaumes d or ; jamais 
au bord de la source qu'il ride de son souffle, je n'ouis si gracieuse romance. 

Et pourtant, c'est le même mot qu'il répétait sans cesse; mais ce mot, 
c'était ton nom. 

IV 

Que me veut-elle encore, la lune, qui monte sur les toits ? Pourquoi ce 
regard indiscret plonge-t-il si insolemment dans ma fenêtre ? Tout passe, 
lasse et casse en ce monde charmant : les rêves, le bonheur, les larmes, 
l'amour même. Et voilà six mille ans que cette lune effrontée rit du 
spectacle de la comédie humaine et regarde ironiquement comme la foule 
s'agite et grouille en bas. 

V 

Au jardin, sous le rosier ruisselant de fleurs, quelque chose a remué. 
C'est un essaim léger de petits anges et de sylphes mignons qui, avec les 
papillons et les insectes dorés, dansent et jouent. L'un surtout, un petit 
fripon aux cheveux blonds, aux yeux bleus, tout nu et potelé, qui semble 
né d'une rose, charme mes regards. C'est l'Amour. Il s'est mis à rire à mon 
approche. Que je le serrerais volontiers sur mon cœur, que je mettrais avec 
joie un baiser sur ses joues rebondies, malgré son petit air railleur, malgré 
la flèche acérée qui se balance sur son épaule rose. 

VI 

Miséricorde! Col, cravate et manchettes, puis gants et épingles, cela n'en 
finira pas ! Sancta simplicitas ! Que de coHfichets ! Et que tu devrais me 
plaindre, ma bien-aimée, si tu n'en portais mille fois plus que moi! 



— 53 — 



VII 



Vois! Je me suis peigné et pommadé ; j*ai lustré ma peau avec des huiles 
odoriférantes, je Tai adoucie avec du lait d'iris; la poudre de riz a rafraîchi 
mon teint un peu fané par les veilles et les pensées d'amour ; mes lèvres, je 
lésai frottées des plus tendres parfums. J'ai mis trois quarts d'heure à faire 
le nœud de ma cravate, à le défaire, à le refaire encore. Mes bottines trop 
étroites meurtrissent mes pieds et mon habit, pincé à la taille, menace de 
m'étouffer. Tout cela, je Tai fiait pour toi, — et tu n'es pas à la maison! 

Vin 

Ecoute! Quel calme, quel divin silence! Le vent se tait et courbe à peine 
les herbes allanguies ; les rameaux qui susurraient hier encore, se penchent 
immobiles et écoutent. L'étang qui, à nos pieds, entre les berges fleuries, 
étend ses eaux tranquilles, pas une ride n'y fait trembler l'image des arbres 
et du blond nuage qui fuit au cie^. Quelle sérénité profonde dans la nature I 
Pourquoi donc fait-elle silence? Ecoute. Le bouvreuil chante dans l'églan- 
tier. Sa chère voix seule se balance dans l'atmosphère. Ainsi, dans nos 
cœurs quand chante l'amour, tout le reste est muet. 

IX 

. Entends-tu ce que chantent les oiseaux? Oui, tu l'entends aussi, mais tu 
ne veux pas me comprendre. 

X 

Maudit pays I A verse, à verse, il pleut matin et soir, sans repos ni trêve. 
Un nouveau déluge, à coup sûr I Nos places deviennent des marais, nos 
rues des ruisseaux- bourbeux; la ville n'est qu'un immense et vaseux maré- 
cage. Est-il donc étonnant qu'on n'y trouve que des grues ? 

XI 

Le Zéphyr s'éveilla tout joyeux, a Allons jouer sous les grands arbres,, 
dit-il ; les violettes sont écloses et la mousse est touffue ». — La-bas, là-bas, 
sojus les bois, il court, soulevant les feuilles mortes et donnant un baiser 
aux violettes. 

Plus loin, tout au fond, croissait une fleur blanche, mignonne et frêle. 
Une goutte de rosée brillait dans son petit œil d'or. — Bondissant, souriant, 
le Zéphyr passe sans la voir. Elle se penche et de son œil d'or, comme une 
grosse larme, roule la gouttelette. 



-54- 



XII 

Seul, sous la gloriette, devant la petite table de bois, je déjeune d*un 
jambon, d*un pain noir et d'une omelette. Je suis bien aise à Tombre; je 
respire les firaîches senteurs du printemps. En regardant le bois qui frissonne, 
l*étang limpide et Therbe ensoleillée, je savoure ce rustique repas. 

Pourquoi suis-je seul à la petite table? Pourquoi n'es-tu pas ma parte- 
naire? Plus gai serait le paysage et meilleur le déjeuner. 

XIII 

L*hiver a tout poudré de givre. Les arbres sont vêtus de blanc et les 
buissons ouatés de neige. 

Sur l'étang, au milieu du bois, le monde patine. Viens, allons aussi. Les 
bras enlacés, glissons légèrement, légèrement, comme deux hirondelles 
oubliées. Elançons-nous à travers la foule. 

Là-bas s'écarte un coin solitaire ; nous y serons en paix. Âppuie-toi plus 
près de mon cœur, lève tes yeux sur les miens. Le vent nous fouette le 
visage; le froid nous aiguillonne et nous engourdit à la fois ; mais dans nos 
cœurs quelle joie sereine, quelle douce et pénétrante chaleur ! 

XIV 

Connais-tu la vieille ballade? Il était une belle jeune fille. Au bord du 
ruisseau elle peignait sa chevelure d'or en chantant une douce chanson. 

Un p&:heur passa dans sa barque. Il entendit la chanson, il vit la jeune 
fille; ils s'aimèrent et se quittèrent. 

Elle fut au fond des bois, peignant sa chevelure d'or et chantant la douce 
chanson. 

Vint un chasseur qui poursuivait un chevreuil. Il entendit la chanson, 
il vit la jeune fille; ils s'aimèrent et se quittèrent. 

Le pécheur dort au fond de la rivière. Le chasseur dort au fond d'un 
précipice. La jeune fille peigne sa chevelure d'or, chante sa romance, et 
pour elle bien d'autres encore vont mourir. 

XV 

C'est kermesse au faubourg. Sur la place les carrousels tournent à la 
lueur des lampes fumeuses, au bruit des orchestres discords. C'est un 
vacarme à réveiller Mathusalem. 



— 55 — 

Les chevaux de bois se poursuivent, les palanquins glissent, les gamins 
se trémoussent et lutinent les fillettes avec de grands éclats de rire. 

Ainsi fleurit la gaîté du peuple. Regarde : un beau garçon s'approche 
d'une jolie rieuse. Il lui parle, il lui serre les bras, et un gros baiser retentit 
avec un cri joyeux. 

Voilà six mois que je soupire pour une belle en&nt sans rien oser lui 
dire; nous nous disons Vous et nous nous saluons gravement d'un trottoir 
à l'autre. 

XVI 

Il pleut à cascades. Sous mon grand parapluie, comme un scarabée sous 
un champignon, je peste de tout cœur et me donne au diable. 

Quelle est cette beUe en&nt qui trottine si vite à travers les gouttes! Elle 
m'a fait un petit signe de tête, de loin. Plus de doute, c'est elle. Galam- 
ment je lui offre mon parapluie ; elle se serre dessous, à côté de moi, toute 
frissonnante ; et je la reconduis ainsi, écoutant sa voix chérie, noyant mes 
regards dans ses beaux yeux. 

S'il pouvait pleuvoir ainsi tous les jours! 

XVII 

Je sais une vieille église, où sous les arceaux gothiques coule avec un 
demi-jour mystérieux, un silence qui pénètre l'ftme et la fait frémir. 

Contre un pilier de pierre se dresse une Vierge au profil séraphique ; elle 
est vêtue de bleu et tient dans ses bras l'enfant Jésus. Elle marche sur la 
lune et sept étoiles environnent son front. 

Aux pieds de la Vierge est agenouillée une blonde enfant, pleine de grâce. 
Le front penché sur ses mains, elle prie avec ferveur. 

L'orgue pleure et se lamente. Mon cœur tressaille. Et voilà qu'un pftle 
rayon à travers le vitrail caresse sa tête blonde et flotte comme une auréole. 

Sur la grande croix le Christ saigne ; il remue sa tête désolée et sourit 
tristement. La jeune fille élève vers lui ses regards étincelant d'un ardent 
amour. 

Ahl une amère angoisse me mord au cœur. Elle est trop pieuse, elle est 
trop sainte, elle est toute à Dieu, et je l'aime à mourir. 

XVIII 

Minuit sonne au clocher. Les dernières vibrations se meurent sur la ville 
obscure et silencieuse. 



— 56 — 

Le veilleur passe devant le cimetière. Tout à coup, à travers les vitraux, il 
voit trembler une bizarre lueur. 

Tout tremblant aussi il s'approche et r^arde par le trou de la serrure. 
Quel spectacle étrange I Le Christ en croix est étendu sur les dalles et les 
douze apôtres, descendus de leurs piUers, clouent et martellent le Sauveur. 

Ils ont un air féroce. Quelques-uns rient bruyamment. 

Et là-bas, dans un coin, pleure et se lamente Judas, qui intercède en 
vain pour le malheureux. 

XIX 

Les cloches sonnent, l'orgue mugit, les chantres beuglent leur latin de 
cuisine et, par dessus le tout, glapissent les enfants de chœur. 

De gros cierges fument. La sainte Vierge a revêtu sa plus belle robe ; 
saint Joseph a raccommodé son auréole et Ton a mis une belle tête toute 
neuve au veau qui flaire la crèche. 

Dans le chœur, monseigneur officie. Sur deux longues files, des reli- 
gieuses se prosternent sur les dalles, le visage plus blême que leur voile. 

Une famille est à genoux. Tous pleurent et regardent leur enfant qui va 
prononcer ses vœux. La voilà, debout, les yeux fixés sur le crucifix, ses 
longs cheveux défaits tombant comme un manteau d or. 

De chaudes larmes roulent entre mes doigts comme du plomb fondu. 
Ahl si la foudre pouvait frapper cette église maudite! Si les anges de la 
mort pouvaient sécher les sources de la vie I 

Donne-moi ta main, tourne tes chers yeux vers mes yeux. Dis, ce n'était 
qu'un horrible rêve, que ta douce haleine va dissiper? 

XX 

Puisque tu le veux, soiti Je ne murmurerai plus. Mais je t'aimerai 
toujours et je veux te retrouver au delà de la mort. 

Je sais dans la bruyère un cloître sévère. J'y passerai mes jours à prier, 
à penser, à vous, à désirer la mort. 

Ce même crucifié que tu presses sur ta poitrine, je le serrerai sur mes 
lèvres. Une douleur mortelle et chérie m'en descendra jusques au fond du 
cœur. 

XXI 

Quel bruit fâcheux me distrait de mes pensées? C'est un orgue de bar- 
barie dans la rue. Les gamins crient joyeusement à l'entour et organisent 
ynç ronde, 



-57- 

Comme ils sautent gaiement I Te souviens-tu de cette soirée où tu dan- 
sais dans mes bras? Tu étais légère comme une fauvette; je sentais à peine 
le poids chéri de ton corps. 

Nous causions si tendrement! Tout à coup le ruban qui retenait tes 
cheveux, tombe. Je le saisis au vol, et pour me récompenser tu rattaches à 
mon bras. 

De temps en temps nous quittions la danse. Te rappelles-tu ce délicieux 
quart d'heure où nous bavardions à deux sur la causeuse, regardant valser 
dans le salon, et seuls dans la pénombre? 

Je ne sais de quoi nous parlions. Tu t'en souviens, peut-être, et tu veux 
me quitter pour jamais ! ^ 

XXII 

Avec ses petits frères nous jouons au jardin. « Regarde ces pierres là-bas, 
dit-elle; voyons qui le premier y arrivera ». Et voilà que nous courons à 
toutes jambes. Animée, les joues teintes d'un sang frais, elle s'élance, légère 
comme la brise. Je cours à ses côtés, et longtemps ainsi nous nous essouf- 
flons côte à côte. Ensemble nous arrivons, comme ensemble nous étions 
partis. 

Elle s*appuie sur mon bras, et lentement nous retournons en devisant 
vers la gloriette. Elle s'assied à côté de moi, chacun tenant un des garçon- 
nets sur nos genoux, et tout haletants encore nous regardons les étoiles qui 
s'allument et nos yeux qui brillent plus fort qu'elles. 

XXIII 

C'est le matin. Son large chapeau de paille posé sur sa tête blonde, ma 
belle amie se promène dans son jardin, cueillant des roses et des résédas 
qu'elle attache à sa ceinture. 

Elle respire l'air frais, rempli de senteurs délicates. Elle contemple avec 
[oie les parterres de mille couleurs, où les lis et les œillets penchent leurs 
corolles diamantées par la rosée, et les verts gazons étincelants. 

Puis la voici qui agrafe dans ses cheveux une longue branche de liserons, 
blancs et roses, qui s'agitent au vent et retombent sur son cou. J'aimerais 
être cette branche pour couronner son beau front, pour caresser son cou 
flexible. 

Mais elle s'arrête devant un cerisier et, se haussant sur la pointe des 
pieds, décroche les petits bouquets de cerises rouges et fermes. 

Oh I j'aimerais mille fois mieux être une de ces cerises, pour qu'elle me 
pressât dans ses petites mains et contre ses Içvres vermeilles, pour mourir 
dans ses çhers baiser^. 



— 58 — 



XXIV 



Le jardin est sombre, mais la foule y grouille. Cest fSte au skating. Voilà 
bientôt qu*on allume les becs de gaz, puis de<i, de-là, dans les massifs 
d*arbres, s*élèvent de magiques feux de Bengale. 

Les patineurs s*élancent par couples. J'aperçois une brune jeune fille qui 
glisse comme une mouette sur les vagues. Nous nous connaissons bien, 
mais elle ne me voit pas. 

Je regarde obstinément dans la foule, parmi les patineurs, bousculé, 
bousculant, ennuyé par les quêteurs de la f^e (car cette maudite fi^e est, 
dit-on, de bienfaisance). J'écarquille les yeux, cherchant partout ma bien- 
aimée. 

En vain, hélas 1 En vain I Je m*en retourne en maugréant. Quel fut mon 
chagrin en apprenant qu'elle était là, pourtant, qui m'attendait. 

XXV 

Il pleut, il pleut, et Ton dirait qu'il ne doit plus faire autre chose. Cet 
affreux temps m'énerve et je ne sais que faire. 

J'allume ma pipe allemande et, renversé dans mon vieux fauteuil, je 
médite en regardant jouer la fumée. 

Je découvre que je suis perforé d'ennui. Dans cette disposition je doute 
de tout, tout me devient indifférent. 

En vain, je songe à mon amie; son image s'évapore doucement. Je me 
dis : « Je ne l'aime pas, peut-être; et sans doute, elle ne m'aime pas n. 

Il m'est à charge de penser, d'aimer et même d'être. Je voudrais être le 
tabac qui brûle dans ma pipe et îumer en quelques bouffées mon existence. 

Mais qu'un rayon de soleil perce le nuage de ses lances d'or; — aussitôt 
je songe à ma bien-aimée, je sonne à sa porte, et plus ne pense qu'il est dur 
d'être au monde. 

XXVI 

La petite est assise sur l'épaule de son grand frère. Elle lui passe ses deux 
mains sous le menton, comme une bride, et crie': Voyez comme je le mène 
par la barbe I 

Et lui, qui n'a encore que des espérances follettes : Petite flatteuse I Voilà 
comme elles sont toutes, menant les hommes par leurs mensonges. 

La petite est bien jolie; elle a de grands yeux noirs et de longs cheveux 
châtains, doux comme la soie. Encore un peu de temps et plus d'un ambi- 
tionnera la douce bride et le mignon mensonge. 



59- 



XXVII 

La nuit tombe. Accoudés tous deux au balcon fleuri de capucines, nous 
regardons s*éveiller les étoiles. Doucement, tendrement elles clignotent 
leurs blanches paupières; et le vent qui passe dans nos cheveux, nous dit 
de leur part : a Venez jouer avec nous. Il fait si bon au ciel ! » 

Ah I chères petites étoiles, il fait si bon aussi sur la terre! Quand le bras 
de ma bien-aimée frissonne sous le mien, quand sa joue tremble près de la 
mienne, le ciel entier s*épanouit dans nos âmes. 



1876. 



IWAN GlLKIN. 



VERS 

LIED 

Au PoikTB Albert Giraud 

« Par les halliers du répe » ineffablement frais 
Que peuple la tribu des belles désirées^ 
Elle apaise les pleurs des mystiques cyprès 
De ses chansons d'azur à mi-voix murmurées, 

« Elle va soupirant » les récits oubliés 
Qu'enclosent les Eddas de leurs hautes feuillées 
Et c*est meilleur que la senteur des bois mouilla 
Et qu'un chant de fileuse égayant les veillées. 

« Des lieder rimes dCor » racontent Parsifal 
Et y sous un ciel béni de clair de lune pàle^ 
Tous les vierges nimbés du cimier triomphal 
En allés sans amour vers des lointains d'opale. 

« Et fleuris de légende » auguste et de soleil ^ 
Traversent joyeux la cantilène vermeille 
Les chevaliers partis en royal appareil 
Pour le burg où la belle invisible sommeille. 

« Et dans ses yeux au charme » indicible d'azur . 
Pâles yeux de langueur et d'aimé meurtrissure 



— 6o — 

Se reflètent^ mirage insaisissable et pur, 
Les choses que la poix eurjrthmique susurre. 

« Indécise et mourante » au fond du songe noir 
Qu'enlumine mon cœur d'espérance et de gloire, 
Se traîne la candeur frileuse au fond du soir 
De sa grâce couleur morte de vieil ivoire. 

« Dorment les profondeurs » sereines d'une mer 
Dans tes yeux souriants comme des yeux de mère, 
O toi, mienne, et Forgueil et le mépris amer, 
Et Féternel et dur dédain d'une chimère, 

De musique allemande » et de vin et de toi, 
O rêveuse qui fais de tes larmes mes Joies, 
J'assouvis les désirs immenses de ma foi 
En rêvant aux halliers du rive oiâ tu flamboies. 

a Par les halliers du rêve elle va soupirant 
Des lieder rimes d'or et fleuris de légende. 
Et dans tes yeux au charme indécis et mourant 
Dorment des profondeurs de musique allemande, » 

PRIÈRE 

Lente aux aveux et molle aux baisers sans retour. 
Douce effeuilleuse ainsi des roses de l'amour. 
Telle soit, 6 mon Dieu, celle à qui vont mes rêves. 

Car mes rêves sont las comme de blancs oiseaux 
En qui verse l'ennui de l'a^^ur et des eaux 
Le lointain appétit de dormir sur les grèves. 

Il me plairait m'étendre en de pâles cheveux 

Et mourir, à jamais exaucé de mes vœux, 

Loin des clameurs du bronze et de F hymne des glaives, 

upl semaine sainte 

Plaise à qui va ployé du faix de ses chimères 
Clore sur mon passé de tristes noçuds d'oubli. 



— 6i — 

Plaise honorer encor de bouquets éphémères 
Les restes douloureux du frêle enseveli. 

Car, vraiment , s'il ria point désenntgré les races 
D'un livre oii soient inscrits leurs rives à venir. 
Ses étreintes, du moins, étaient bonnes et lasses 
Et des baisers reçus savaient se souvenir. 

Mais il s'est trop penché vers les larmes versées 
Pour y mirer t ennui de ses. charmes en deuil. 
Et d'avoir attendu de vaines fiancées 
S'en retournent enfin sa force et son orgueil. 

Plaise à vous, les bénis de son geste sugprime 
Le bien ensevelir, ce cher passé défunt, 
Dorme-t-il, exilé des mémoires qu'il aime. 
Mariant à des fleurs la mort de son parfum! 

Et plus tard, du néant de braises expirées, 
Oit tout ce qui fut mien se sera rq>longé. 
Dans le calme béat des futures vesprées 
On verra revenir le lointain naufragé. 

Mais il sera si beau, les mains pleines de roses. 
Et le cœur enlacé de longs rameaux de lys. 
Que nul n'ira rouvrir les bandelettes closes 
Où ses jours' écoulés dorment ensevelis. 

Fernand Severin. 




BB 



— 6» — 



L'HERMAPHRODITE PRUSSIEN 



(i) 



ALBERT WOLFF 

Mercredi dernier, je in*excusais de parler d*un subalterne chenapan du 
nom de Maubec, alléguant que nul, dans le monde des journaux, ne le sur- 
passait en ignominie. Je l'appelais, pour cette raison : Roi de la Presse, 

Quelques-uns ont trouvé cela excessif. On m*a reproché de m'étre laissé 
emporter par mon sujet, d*avoir donné trop d'importance à ce drôle chétif, 
au préjudice d'Albert Wolff et de quelques autres, d'une bien plus aveu- 
glante splendeur de salauderie morale ! 

Je confesse que le reproche peut paraître fondé. 11 est incontestable 
qu'à ce point de vue, le courriériste du Figaro^ — pour ne parler, aujour- 
d'hui, que de celui-là, — a plus de crédit et plus d'envergure. 

C'est sur le globe qu'il plane, ce condor d'abomination! Il soutire si 
puissamment, à lui seul, l'universelle pourriture contemporaine, qu'il en 
devient positivement volatile et qu'il a l'air de s'enlever dans les nues. 

Mais, sans prétendre l'égaler, on peut encore être diablement prodi- 
gieux, et c'est le cas du petit Maubec. 

D'ailleurs, tous ces monstres engendrés d'un même suintement verdâtre 
de notre charogne de société en copulation immédiate avec le néant, 
sont tellement identiques par leur origine, qu'on croit toujours contempler 
le plus horrible quand on les regarde successivement. 



Albert Wolff a eu son Plutarque en M. Toudouze, romancier cynocé- 
phale qui aurait pu se contenter d'être unâpipuissant de lettres, mais qui a 
choisi de faire bonne garde aux alentours du a grand chroniqueur n, comme 
si la pestilence ne suffisait pas ! 

Le Uvre de ce chien est, en effet, un essai d'apothéose d'Albert Wolff. 

Certes, je peux me flatter d'avoir lu terriblement dans mon existence 
de quarante ans! Mais, jamais, je n'avais lu une chose semblable. 



(i) Bien que nous n'ayons pas Thabitude de donner à nos lecteurs des extraits de livres 
non inédits, nous ne résistons pas cependant à faire exception aujourd'hui pour le frag- 
ment du livre de Léon Bloy. Il montre Tauteur de la Béatification de Christophe 
Colomb dans sa vraie lumière, comme polémiste redoutable en même temps qu*écrivain 
à la forme rare et précise. 



— 63 — 

Id, U bassesse de U flatterie tient du surnaturel, puisqu'on a trouiré le 
secret d'admirer un être, soi-disant humain, dont le nom seul est une for- 
mule évocaioire de tout ce qu*il y a de plus déshonorant et de plus hideux 
dans l'humanité. 

Il paraît que M. ToudouK est un riche qui n'a pas besoin de faire ce 
sale métier, que la plus déchirante misère n'excuserait pas. Mais la vanité 
d'un pou de lettres est inscrutable et profonde comme la nuit de l'espace, 
c'est une épouvantable contre-partie de la miraculeuse puissance de Dieu,... 
et celui-là, qui s'en va chercher sa pftture aux génitoires absents d'Albert 
Wolff, — dans l'inexprimable espérance d'une familiarité à épouvanter des 
léproseries, ~ est cent fois plus confondant qu'un thaumaturge qui rani- 
merait de vieux ossements 1 



Feu Bastien Lepage, que de lointaines ressemblances physiques et 
morales rendaient sympathique à Wolff, le peignit, un jour, dans l'ignoble 
débraillé de son intérieur. 

Ce portrait, aussi ressemblant que pourrait l'être celui d*un gorille, 
eut un succès de terreur au Salon de 1880. 

La brutale autant que précieuse médiocrité du peinturier avait trouvé 
là sa formule. 

Il fut démontré que Bastien Lepage avait été engendré pour peindre 
Wolff et Wolff lui-même, pour être étonné du génie de Bastien Lepage, 
dont la destinée fiit dès lors accomplie et qui, promptement, s'alla recoucher 
le premier, dans les puantes ténèbres de leur commune esthétique. 

Ce portrait devrait être acquis par l'Etat et conservé avec grand soin 
dans notre Musée national. Il raconterait plus éloquemment notre histoire 
que ne le ferait un Tacite, à supposer qu'un Tacite français fût possible et 
que la désespérante platitude de notre canaillerie républicaine ne le décou- 
rageftt pasi... 

Il . est assez connu des gens du boulevard, ce grand bossu à la tête 
rentrée dans les épaules, comme une tumeur entre deux excroissances; au 
déhanchement de balourd allemand, qu'aucune fréquentation parisienne 
n'a pu dégrossir depuis vingt-cinq ans, — dégaînç goujate qui semble 
appeler les coups de souUers plus impérieusement que Tablme n'invoque 
l'abîme! 

Quand il daigne parler à quelque voisin, l'oscillation dextrale de son 
horrible chef ouvre un angle pénible de quarante-cinq degrés sur la vertèbre 



-64- 

et force l*épaule à remonter un peu plus, ce qui donne Timpression quasi 
fantastique d'une gueule de raie émergeant derrière un écueil. 

Alors, on croirait que toute la carcasse va se désassembler comme un 
mauvais meuble vendu à crédit par la maison Crépin, et la douce crainte 
devient une espérance, quand le monstre est secoué de cette hystérique com- 
binaison du hennissement et du gloussement qui remplace pour lui la viri- 
lité du franc rire. 

Planté sur dlmmenses jambes qu'on dirait avoir appartenu à un autre 
personnage et qui ont l'air de vouloir se débarrasser à chaque pas de la 
dégoûtante boîte à ordures qu'elles ne supportent qu'à regret, maintenu en 
équilibre par de simiesques appendices latéraux qui semblent implorer la 
terre du Seigneur, — on s'interroge sur son passage pour arriver à com- 
prendre le sot amour-propre qui l'empêche encore, à son âge, de se mettre 
franchement à quatre pattes sur le macadam I 



Quant au visage, ou, du moins, ce qui en tient lieu, je ne sais quelles 
épithètes pourraient en exprimer la paradoxale, la ravageante dégoûtation ! 

Wolff est le monstre pur, le monstre essentiel, et il n'a besoin d aucune 
sanie pour inspirer l'horreur. Il lui pousserait des champignons bleus sur 
le visage, que cela ne le rendrait pas plus épouvantable. Peut-être même 
qu'il y gagnerait!... 

L'aspect général rappelle immédiatement, mais d'une manière invin- 
cible, le fameux homme à la tête de veau, qu'on exhiba l'an passé, et dont 
l'affreuse image a souillé si longtemps nos murs. 

Je connais un poète qui avait entendu : thomme à la tête de Wolff ^t 
qui n'en voulut jamais démordre. Il trouvait, peut-être, un peu moins de 
vivacité spirituelle dans l'œil du chroniqueur. A cela prés, il les aurait crus 
jumeaux. 



La face entièrement glabre, comme celle d'un Annamite ou d'un singe 
papion, est de la couleur d'un énorme fromage blanc, dans lequel on aurait 
longuement battu le solide excrément d'un travailleur. 

Le nez, passablement osseux, comme il convient aux gibbosiaques, 
sans finesse ni courbure aquiline, un peu groinant à l'extrémité, solidement 
planté d'ailleurs, mais sans précision plastique, éveille confusément l'idée 
d'une ébauche de monument religieux, que des sauvages découragés 
auraient abandonné dans une infertile plaine. . 



— 65 — 

En haut» des sourcils en fonne de cimis, s'envolent dans un firent de 
Tartaie, au dessus d'une paire d'yeux cupides, bridés et pochetés de vieille 
catin, devenue entremetteuse et patronne achalandée d*un bas tripot. 

La bouche est inénarrable de bestialité, de gouaillerie populacière, de 
monstrueuse perversité supposable ! 

Cest un rictus, c'est un vagin, c*est une gueule, c*est un suçoir, c'est un 
hiatus immonde. On ne peut dire ce que c*est... 

Les images les plus intimes se présentent seules à l'esprit. 

On ne peut s'empêcher de croire que cette bouche de mauvais esclave 
ou d'espion décrié, fut exclusivement fsdte pour engloutir des ordures et 
pour lécher les semelles du premier maître venu qui ne craindra pas de 
décrotter sa chaussure à ce mascaron vivant. 

Et c'est tout. Il n'y a pas de menton. La lippe pendante de ce gftteux 
de demain ne recouvre rien que le fuyant dessous d'entonnoir de son 
museau de poisson, qui disparaît ainsi, pour notre subite consternation, 
dans le plus ridicule accoutrement de cuistre sordide qu*on ait jamais ren* 

contré sur nos boulevards ! 

• 

Le moral du sire est en harmonie par£adte avec sa physique* Sa vie, 
dénuée de toute péripétie juponnière, — pour l'excellente raison d'un her- 
maphrodisme des plus frigides, — est aussi plate que celle du premier 
cabotin venu, dont la carrière aurait été sans orages. 

Albert Wolff est né juif et Prussien, à G>logne, dans les bras de la 
grand'mère de Béranger. 

Parvenu à l'âge viVfV, — pour lui dérisoire, — on le trouve copiste 
d'actes chez un notaire, à Bonn, mêlé aux étudiants de l'Université, dont il 
partage les études de physiologie. 

Il s'amuse même, dit son biographe, à décapiter des grenouilles, — en 
attendant celles, qu'en des jours meilleurs, il devra manger. 

Puis, la vocation littéraire s'allumant tout à coup en lui, comme une 
torche, il écrit Guillaume le Tisserand, conte moral qui 6t pleurer des 
ËEunilles, assure-t-on. 

Seulement, ces choses se passaient en Prusse et son ambition ne pou- 
vait se satisfaire à si peu de frais. 

11 lui fallait Paris et le café de Mulhouse^ où se réunissait alors, vers 
1857, la rédaction du Figaro hebdomadaire, fœtus plein de santé du puis^ 
sant journal qui règne aujourd'hui sur les cinq parties du monde. 



^66 — 

Il ne s'agissait pas précisément d'avoir du génie pour être admis à par- 
tager la fortune de ce perruquier. 

Il s'agissait, surtout, de faire rire Villemessant et le balourd y parvint. 

Dès ce jour, il fut jugé- digne d entrer dans le groupe des farceurs, par 
qui la France est devenue, intellectuellement, ce que vous savez, et il ne 
s*arrêta plus de monter, lentement, sans doute, à cause de la pesanteur de 
son gros esprit, mais avec Tinâdllible sécurité du cloporte. 

L'héroïque Toudouze raconte, sans aucun agrément, cette plate 
Odyssée de journaliste, jugée par lui cent fois plus épique que l'Odyssée du 
vieil Ulysse. 

Il s'arrête çà et là, — comme un âne gratté, — pour exhaler d'idiotes 
réflexions admiratives, à propos d*Aurélien Scholl, de Jules Noriac, 
d'Alexandre Dumas, père et fils, ou de tout autre décrocheur de timbale de 
Varrivage parisien. 

Au fond, toute cette histoire n'est rien de plus qu'un livre de caisse, 
où le comptable inscrit exactement les recettes et dépenses de son héros. 

On voit bien que c'est là l'essentiel pour le narré et le narrateur. 

Aussi, quelle exultation pour celui-ci, quand il relate le succès d'argent 
de cette honorable brochure : les Mémoires de Thérésa, écrits par elle- 
même^ mémoires inventés par Wolff, en collaboration avec Blum, Rochefort 
et Peragallo, et quels lyriques accents désolés, quand sa conscience impla- 
cable le force à mentionner une perte de jeu de cent quatre-vingt-quinze 
mille francs ! 

Cette catastrophe, arrivée en. 1877, fiit, sans doute, pour beaucoup 
dans la vocation de Sàlonnier de l'hermaphrodite du Figaro. 

Il avait, une minute, pensé au suicide, mais il se tint ce raisonnement 
lucide, qu'après tout, il serait bien imbécile de se faire périr, comme un 
vulgaire décavé, quand il avait sous la main la riche mamelle de la vache 
à lait d'un Salon sincère. 

La Fortune recommença donc à rouler vers lui, à dater de cette 
réflexion salvatrice. 

Il devint très puissant, sa sincérité prussienne n'ayant plus de bornes 
et, du même coup, le malheur ayant fait tomber les squammes qui enténé- 
braient son génie, le simple pître qu'il avait été jusque-là, fit enfin place au 
grand moraliste, que consultent, avec respect, les magistrats les plus sévères 
et qui tient l'humanité contemporaine sous son arbitrage! 



Telle est sa dernière et, probablement, définitive incarnation. Albert 
Wolff crèvera dans la peau d'un moraliste révéré. 



-«7- 

Nous en sommes vernis à ce point. 

Ce semblant dlxMnme, nité même comme 0umM|Qe« ce tes-MSnt jv^ 
wumiqme^ — suhnnt Texpcession de Glatîgny, — dispose d\ine autorité si 
grande, que le plus sublime artiste du monde lelèirerait de son bon plaisir, 
et qu'il a le pouvoir de fiùre tomber des têtes ou de dAerminer des verdicts 
d'acquittement I 

Ce vermineux juif de Pru^ est le roi que nous avons au dans notre 
inexprimable avilissement» roi respecté de l'opinion» comme Louis XIV ne 
le fut pas, et devant qui bave de peur toute la rampante crapule des jour- 
naux I 

Bismarck peut dormir tranquille. 

Son bon lieutenant est le mattre en France. 

11 se charge de nous émasculer, comme il est émasculé lui-même, et de 
tellement nous mettre par terre, qu'il ne reste plus qu*à nous piétiner 
comme un fumier de peuple, bon i engraisser le sol de TuniverseUs iUln 
magne de l'avenir I 

• « 

Lorsque la guêtre de 1670 éclata, la situation de l'horrible drôle, non 
assise comme elle Test aujourd'hui, ne fut plus tenable. 

Il se vit forcé de disparaître, ainsi que la plupart de ses compatriotes. 
Il erra, dit-on, par toute l'Europe, comme un chacal inassouvi, attendant 
que le Belluaire de Prusse eût achevé sa besogne et que le vieux Lion fran- 
çais, épuisé de vieillesse, fût abattu, pour venir l'achever de sa lâche gueule. 

Il n'osa pas immédiatement reparaître après la Commune. Il y avait 
encore, pour lui, trop de bouillonnement et trop de calottes dans Tair 
parisien. 

Il se fit imperceptible, il s'aplatit sous les meubles comme unepunaiseï 
il se coula dans la boiserie. 

Avec la ténacité d'acarus de sa double race, il se cramponna au bitume, 
essuyant les crachats et l'ordure dont l'inondait le passant stupéfait de son 
impudence, voulant, quand même, s'imposer à Paris, qu*un atome de 
fierté lui eût conseillé de fuir. 

Humble, mais inarrachable d'abord* victorieux et superbe, à la fin 
desfinsi 



Il ne lui suflSsaft pas d'êtm împiaiHié parmi noua. U lui iêilùi régner 
par le Figaro, et VUkoiessant fut asses infilme pour k Im abandonner. 
On sait, d'aiUeurs, la reconaaissanœ du légataire, et te mot, mlyélateur 



— 68 — 

de la beauté de son âme, qu'il laissa tomber, en manière d*oraison itinèbre, 
sur la montagneuse charogne 4e son bienfaiteur. 

Il venait de rembourser quatorze cent cinquante francs à la caisse du 
journal pour dette de jeu contractée envers le patron. 

Presque aussitôt, le télégraphe apporte la nouvelle de la mort de \^lle- 
messant. 

Après la première émotiony Wolff dit à ses camarades : 

— Je n'ai jamais eu de chance avec notre rédacteur en chef. Si la nou- 
velle était arrivée quelques he^ires plus tôt, je ne payais pas les quatorze 
cent cinquante francs et la famille ne les aurait jamais réclamés. 

Il ne reste plus qu*à rapprocher de cette anecdote le cantique d'allé- 
gresse des journaux allemands, apprenant la sinistre £arce de naturalisation 
du chroniqueur, et félicitant l'Allemagne d'être débarrassée d'une fière 
canaille aux dépens de cette imbécile de France qui s'empressait de la 
recueillir. 

LÉON Bloy. 



LES NOÈLS ETEINTS 

Cest theure de mon cœur^ et le soir sur le monde 
Joint ses mains de sommeil ^ ses ténébreuses mains; 
Cest theure doucement^ oii se râpe la ronde 
Des vieilles de légende et des mystiques nains. 

Entendez-vous y lâ-baSy là-bas^ dans ma pensée, 
Les ateules^ conter de fabuleux récits? 
Comme un silence d'aile et de branche froissée. 
Le passage muet sur l'ombre des écrits ? 

Je vois dans les maisons anciennes de mon âme, 

La veille des petits devant le feu ronflant. 

Us entendent de rêve une très vieille femme 

Et le vent qui dans tombre erre rythmique et lent. 

Ce sont de très vieux soirs dans de vieilles chaumières; 
Ce sont de vieux hivers qui neigent au dehors^... 
Alors, dans la douceur tretnblante des lumières. 
Doucement, doucement, à mon cœur, tu f endors.... 



-69- 

La vieille parle au loifty et t histoire s'achève 
Au loin y dans un manoir^ comme une fin de jour ^ 
Tandis que dans un coin très vague^ un rouet rive 
Comme un cœur de princesse exilé de Famour. 

O douceur ï O langueur l Ce souvenir de choses 

Qui ne furent jamais pour nous qu'en souvenir! 

O jours si peu vécus^ si plaintifs et si roses^ 

Et morts! Si douces morts, qu'on en voudrait mourir! 

Quelqu'un, dans notre etrfance, un prince, une princesse. 
Que nous pleurons par/bis, vainement rcgppelé 
D'amour et de regret! Quelqu'un de la tristesse. 
Quelqu'un de bien aimé, quelqu'un s'en est allé.., 

Grégoire le Roy, 



AUTOUR DU MIRLITON 

Aux symbolistes de ^ la Wallonie n etde ^ tArt moderne » 

AJAX ♦ 
Toute chaine 
À deta poids. 
Tonte peine 
En a troia. 

AGAMEMNON. 
Toute peine en a troia !... Cett doux 
à Toraille et ça ne vent rien dire du 
tout. Voua feres école, nx>n ami, vous 
ierea école. 

[La Belle Hélène, Acte I«, tctae XI- 



AUTRE SONNET 

Mais ches qui du rêve se dore, 
Triitencnt dort une mandore 
An creux néant musicien. . 

S.MALLAMft. 

Le creux néant musicien 



De la mdndore qu'échcvèle 
Le tourment du vent ancien, 



— 70 — 

m far*iffi Annr reenméli U sim. 
BUmc de Nuk, Tartiste réwMe 
Le ereux mAmt mmieim^ 

Pour r horreur du chat et du chien 
4^^nt mugir dans sa cervellt 
Le tourment du vent ancien. 

Méphitique magicien^ 
Crispe-t'H l'âpre manivelle : 
Le creux néant musicien. 

Si, muant theur éphésien 

Du noir prodige oà Tange vêle 

Le tourment du vent ancien. 

Un piano stcficien 

Aux het/trts du silence nivèle 

Le creux néant musicienî 

Qu'tLf hrsqu^un doigt physicien 
Au très vierge anus renouvelle 
Le tourment du pent ancien. 

Noie, et sans remords prussien, 
Houles! dans Fidoine cuvelle 
Le creux néant musicien. 
Le tourment du vent ancien! 



II 
NIHILISME TRISMÉGISTE 



LInbim jpMse A t»v«n àm forttt de symbole». 

Baudblaikb. 
NmUI 

(CALU DB la VUK.TA ÂBAjo). 



Ah! Nada! Nadadai 
Petit cheval de b&isi 
La oanme à Canada! 
Ohl plusieurs à la feis ! 



— 71 — 

Vùilà : Gcyd gronda 
Nada, quand QumquempoiXf 
Camarde! canarda 
Soularjr soms la croix 

Du carrefour. Vara 
Qu^aura Lara leurra 
Laura^ qu*amarrera^ 

Flotte! rhonorera 

Ses père et mire. Hara 

KiHy Caro, Cora, 

COMMENTAIRE. 

Ce sonnet symbolique est bftti sur les sonorités a et o, Talpha et Tomega, 
réunis phonétiquement dans la diphthongue oi (o-a) qui indique le retour 
de la Fin aux Origines, et qui met la queue du fiitidique serpent dans sa 
gueule, fermant ainsi le cercle de TÉternité. 

Un sens unique, déclaré par le titre : Nihilisme Trismégiste^ a rigou- 
reusement gouverné, dans ce poème, remploi de tous les Mots et de toutes 
les Figures. 

D^emblée est affirmée Fidée essentielle, la Négation fondamentale du 
Nihilisme. Et comme le NihiUsme est une conception non point vulgaire- 
ment individuelle ou locale, mais universelle, cette affirmation se produit 
dans un idiome- exotique : Nada, 

Quoi de plus naturel, devant ce Verbe verti^neux, que d'exclamer Ahl 

Nadal Nadadal Une répétition, une prolongation, avec cette musicale 
redondance syllabique ronronnant comme un tambourin dans le tympan 
extasié. 

Mais dans Nadada, Toreille a perçu la sonorité â dadal le cri de Ten- 
fiinçon qui galope sa précoce chevauchée. L*ésprit, de sa part, intellige que 
si, pour d'aucuns, le Nihilisme est une haute et vaste Idée, pour d'autres, 
agonisants de muflisme, c'est un stupide Dada, un vain jouet d'enfiint : 
Petit cheval de bois. 

Quelle est votre monture, mignonnes jambes niollettes? Une canne. La 
Canne â Canada! Pourquoi â Canada? C'est que l'oreille, éblouie encore 
des sonorités du premier vers : Ah! Nada! Nadada! évoque par une 
naturelle symphonie ce populaire refrain, auquel l'Esprit insufle un Sens 



supérieur. Mais les cannes modernes sont si frêles! On falsifie tout. Si Ten* 
fant est gros?? Eh bien» il foudra beaucoup de cannes. Oh ! plusieurs à la 
fois! 

Telle que dans une Phonie musicale le thème primordial reparatt maintes 
fois afin de serrer Tunité compositionnelle, Finitiale pensée Nada est ici 
ramenée, précédée de la fanfare démonstrative Vbf/i et illuminée du nom 
du Grand Ouvrier d*Art qui illustra d'une célèbre eau-forte cette hispa- 
nique formule, Goya ! « Voila : Goya gronda Nada / » 

Quand ce grondement terrible brisera-t-il toutes oreilles? Quand le Nihi- 
lisme sera-t-il vraiment triomphant? Quand sera donc accompli son nivel- 
lement suprême? On le verra à ce signe ultime que les poètes, non pas les 
mauvais, mais les simples médiocres, comme Soulary^ seront méprisés 
jusque dans les petites villes telles que Quinquempoix, et qu'ils y recevront 
l'anéantissement bêtement mélodramatique mérité par leur art feuilleton- 
nesque ; — lorsqu'ils seront canardés sous la croix du carrefour. 

Un tel résultat ne justifie-t-il point cette ironique invocation : Camardel 
à la Souveraine Libératrice? 

Le poème prend le large.* Le symbolisme se dilate et s'obscurcit de 
vapeurs fuligineuses. 

Vara; Ce symbolique oiseau figure ici la poésie éclatante qui se répète 
elle-même. Vara qxCaura Lara signifie la poésie romantique, personnifiée 
par le héros de Byron. Cette ramageuse bavarde trompa, leurra l'espoir des 
Rénovateurs qui croyaient ressusciter l'ancienne et libre poésie du cœur, 
symbolisée par la Laura de Pétrarque. 

Mais lorsque périront les derniers Soulary, ce faux art sera lié, ligotté,' 
que dis-je? amarré (et ici, pour légitimer cette expression peut-être lyrique 
à l'excès, on a mis en interjection le mot Flotte l)^ oui, amarré au moyen 
de cibles définitifs, c'est-à-dire par le seul bon sens, que représente ici une 
locution proverbiale : 1' « Honoreras tes père et mèrel » 

Quand le Nihilisme en sera venu là, il ne restera plus, dans l'Anéantisse- 
ment final, qu'à s'ouvrir le ventre : Hara Kiri, (Voix^ pour l'emploîyu 
japonais, les remarques précédentes sur l'espagnol Nada.} Et c'est rhuoia- 
nité entière qui s'étripera, le monde de la pensée et le monde de la chiûr, 
figurés par un philosophe, Caro, et une courtisane, Cora. 




^73- 

VIEILLE DAME 

ESQUISSE 

Pour Iwak Gilkin. 
Cest un visage auguste et sublimement pâle 
Avec ses blancs cheveux en bandeaux^ son front doux^ 
Sillonné^ calme^ enfin l mais aux tempes deux trous : 
Goutte à goutte les eaux peuvent creuser la dalle. 

Car sesx^^^ sont éteints par F averse des pleurs 
Et sa joue est profonde : Hélas! fière et farouche 
Elle a mangé souvent les parois de sa bouche 
Pour avaler le cri fauve de ses douleurs, 

3a main est dicgphane et saillante aux phalanges; 
La souffrance a passé comme un feu dans sa chair ^ 
Elle a tout ravagé mais laissé de Féclair 
Un reflet à son front qui rapproche des anges. 

Pourtant ce ne sont pas ses yeux^ ses tristes yeux 
Qui racontent le mieux les larmes^ mais, tranquille. 
Son sourire indulgent vers une jeune fille 
Et retraçant Venfer en promettant les deux, 

5, Frédéric. 

17 décembre 1886. 



CHRONIQUE MUSICALE 

Le Cid, à Anvers* — Le Concert russe, - L Amour médecin. — Les Contes 

d'Hoffmann, 

ne mention pour le Cid de Ma^senet, qui a passé par Anvers 
le mois dernier. Cest comme s'il n'y avait pas passé. Non 
seulement l'interprétation, mais la simple exécution maté- 
rielle à été si déplorable qu'elle n'a foit que brouiller ce qu'une 
! ecture nous avait laissé d'impressions. 

A beaucoup de pages du Cid, M. Massenet semble être sorti de sa nature. 
On dirait qu'il cherdhe, dans sa musique de scène, à guérir sa névrose par 
l'allopatfâe, et qu'il prend du cuivre, comme certaines gens prennent du fer, 
parce qu'on l^r a dit qu'ils étaient anémiques. Je puis me tromper, mais 
je crois que My Massenet a tort; les ressources de son talent sont dans cette 
tendresse un peu féminine qui lui a inspiré ses plus belles œuvres. 




-74- 

Aussi le meilleur du Cid est-il dans son troisième acte, où Ton tetrouve 
tout l'amour mystique dé ce musicîen-poéte descttidu du ciel par les 
femmes. 

Il 

Lé doncert russe, et peu après la première des Contes éTHoffmann^ ont 
marqué la rentrée en scène (k W^ Woli 

Malheureusement, ^ rartiste est guérie, s« ptorrt jolie mx d^antan 
n*est encore que convalescente et a bien perdu de ses forces. Cecie fiiiWesse 
de l'exécution a-t-elle été la cause principale du demi insuccès de Feeuvre 
de César Cui? Toujours est-il que j'exprime l'impression d'une minorité, en 
admirant cette œuvre comme ime des meilleures choses de la production 
contemporaine. Jusqu'à ce jour, et dernièrement encore au Cercle, le public 
s'était habitué à n'entendre que le Cui de la Suite miniature et du Petit 
coq et du Petit lièvre et d'un tas d'autres machinuscules microscopiques, le 
petit Cui, enfin. 

Le fragment d'Angelo (prélude et deuxième acte, scènes I et II), exécuté 
au Concert populaire, a fait apparaître aux oreilles étonnées des auditeurs, 
et surtout des auditrices, un Cui renforcé de soufSe, agrandi d'allures. Du 
miniaturiste est sorti un modeleur de longues lignes souples et ondoyantea, 
un coloriste sensible aux moindres dégradations de teintes sonores, dont 
l'étoffe symphonique^ moelleuse et chaude fait rêver à Schumaan. 

Ce nom de Schumann a fBiit dire : Ce n'est pat russe! Le bel argument 
d'esthétique 1 Qu'est-ce que cela nous fait que ce ne soit pas russe) Si c'est 
beau. Fallait-il l'arrêter à la douane peut-être ? 

Sommes-nous donc habitués au chef-d'œuvre quotidien que nous préten- 
dions trouver en chaque personne une personnalité originale de toutes 
pièces? Je n'en veux pas à Cui de s'être approché de Schumann; je lui en 
veux d'autant moins que cette analogie paraît provenir, avant tout, d'une 
sympathie de nature et que, s'il en est ainsi, il a trop de délicatesse et d'im- 
pressionnabillté en lui pour n'être qu'un pasticheur. 

Ces pages A'Angelo sont d'une tout autre manière que les Danses circas- 
sienneSf pétries de couleurs plus voyantes, mais d'une originalité plus facile, 
plus « conventionnelle » et plus sensible aux masses. 

J'ai aussi entendu reprocher à Cui son habileté. C'est un reproche inutile 
et risqué. S'il y a un habile, c'est bien Rimsky-Korsakoff. Ce n'est pas seu* 
lement en nationalisme que celui-ci dépasse Cui de toute une tête énergique 
et sombre. Cette tête porte quelque chose de plus : un caractère supérieiff, 
où Ton sent la pleine maîtrise de soi-même et la volonté puissante d'exprimer 
une* inspiration venue de loin. Sa musique, comme son nom, s'imprègne 
de tartare et d'arabe. Elle a la couleur somptueuse de ces sauvages illu- 
minés de l'Orient. Son poème : Antar (symphonie pour orchestre d'après 
un conte arabe de Seunkowsky), composé suivant un programme, est une 
pièce merveilleuse, serrant de près le sujet descriptif et le rendant avec toute 
l'intensité profonde et la richessç imaginative que peut traduire la sym- 
phonie. 



-75- 

Rinskj-Korsakoff» dont le nom avait déjà figura au pi'ogramme At$ Cou* 
ccru populairea, a fait cette ibis Teffet d'un nouveau venu, car il n'y avait 
jamais paru avec une œuvre d aussi grande allure. 

Cest l'esprit encore illuminé de l'éclat de soh poème, qu'on a écouté 
l'adorable cavatine du Prince Ygor, de Borodine, et sa marche : Dans le$ 
Steppes de F Asie cemtrale 

Ça été comme une immense accalmie, une élévation lente à un art de 
lumière et de sérénité qui, pourtant, plante ses racines au plus profond du 
sol naul. Aucun ne m'a donné, autant que Borodine, l'impression de la 
grande nature russe telle que je la devine. Son imagination est plus reposée» 
elle est plus haute. Cest une imagination panthéistique, qui prête de la 
divinité aux choses du paysage et s'enveloppe de leur essence. Esprit supé- 
rieur et religieux, simple, biblique, comme l'esprit d'un apôtre qui ne 
prêcherait pas, aimant à perte d'âme ce qu'il trouve en deçà du ciel, faute 
de pouvoir aimer ce qu'il devine au delà. Borodine est tout en cet amour 
surhumain, et je me demande si l'on pourrait trouver une page de lui qui 
n'en fût pas impr^ée. C'est ce qui en fait le plus élevé des compositeurs 
russes. 

Des auditions comme celle-ci laissent une impression vlvace, sous 
laquelle s*effaceront peut-être toutes les impressions d'un hiver. 

L'invasion d*Orient s*accentue de jour en jour. La jeunesse et le souffle 
de cette musique dépouillée de tout élément scolastique, sont si intenses, 
la disproportion entre cet art et le nôtre paraît si énorme qu'on se prend 
à avoir peur de cette invasion comme d'un écrasement. Car la poussée se 
produit de plus loin qu'on ne pense. A ne considérer que la saveur géné- 
rique des œuvres, ce n'est plus la musique russe qu'il faudrait dire, mais 
iu musique asiatique. 

III 

Redescendons en France. 

Je ne sais ce qui m'a empêché, il y a deux ans, de parler de Joli Gilles, 
La foute n'en est pas à M. Poise, car Joli Gilles est une des plus délicieuses 
petites machines que nous ait données la France depuis longtemps. 

V Amour médecin ne la vaut pas. On dirait de cette partition, malgré 
toutes ses qualités de facture, que c'est une œuvre de déchet, une œuvre de 
transition oà la personnalité s'attiédit, se âge ; QÙ l'inspiration demande à 
se r^iouveler. 

C'est toujours bien du Poise, cette musique mince, si mince qu'on est 
tenté de la regarder au jour pour en apercevoir le fignolage gracieux et le 
dessin à fleur de sons. La symphonie est serrée, à fines mailles, et la couleur 
orchestrale n'a qu'une couche posée d'une main sûre et légère d'aquarel- 
liste qui lui donne d'emblée sa place et sa juste valeur tonale; mais, cette 
fois, la main y a plus travaillé que « l'autre chose » qui insuâe aux œuvres 
le courage et la force de vivre. 

Celle-ci n*en a plus guère, de courage ; eUe est un peu lasse, elle répète les 
ç)iansons de Gilles, mais timidçment, presque tout bas, comme en se 



-76- 

demandant si Ton voudra bien encore les applaudir un brin» car elle n*a pas 
trouvé mieux. Elle n'a pas trouvé mieux que la gracieuse chanson-sérénade 
et le trio du début ; pas mieux que l'air du baryton : a Dis i ton petit 
papa.. . » ; pas mieux que le divertissement du premier acte où se place très 
spirituellement le pas des apothicaires; pas mieux, enfin, que la tendre 
romance du ténor au troisième acte et le quatuor des médecins au deuxième. 
C'en est assez, cependant, pour agrémenter cette courte partitionnette, 
si courte que la scène des médecins y constitue un acte entier. Cette scène, 
qui est réussie musicalement et d'un joli efifet vocal avec ses différents 
thèmes habilement combinés, est trop longue et se répète. M. Poise ne 
craint pas les répétitions, il en abuse même parfois. Ici il s*est trouvé le 
complice de M. Monselet pouF insister sur cet élément comique et principal 
de sa pièce. Ce n'est pas, à mon avis, l'élément qui lui est le plus per- 
sonnel. 

A première vue, on pourrait se dire que Joli Gilles et V Amour médecin 
appartiennent au même genre dix-huitième siècle, puisqu'il y a de la poudre 
de riz et des soubrettes, des talons rouges et des menuets. N'oublions pas 
cependant que Joli Gilles venait de ce pays du tendre qui est de toutes les 
époques humaines, parce qu'on y aime tendrement, et que, s'il faisait la 
bouche en cœur, c'est qu'il avait le cœur sur les lèvres et qu'il en tombait à 
tout bout de « chant » des baisers. 

MoUère, lui, qui s'appelait Poquelin, n'a vu souvent de ce pays que ce 
qu'il y avait de laid à en voir. II l'a vu tout en grimaces. Il en a ri d'un 
gros rire avec un gros bâton en guise de plume. 

Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que, après avoir fait de la musique spiritudle i 
force d'âme, M. Poise ait été moins heureux à cette musique bouffe, comme 
on l'appelait à l'époque du Barbier de Séyille, et qu'il se soit souvenu de 
cette époque et de ses formules surannées jusqu'à banaliser ses formes d'ac- 
compagnement à certaines pages de V Amour médecin, comme jamais dans 
Joli Gilles. 

Ajoutons qu'il faut à ces œuvrettes une interprétation toute en délica- 
tesse. Joli Gilles avait été ravissamment exécuté et mis en scène. C'est un 
peu ce qui a manqué à Y Amour médecin. 

Je ne veux pas faire de personnalités. Une exception seulement pour le 
décor rouge carotte qui encadrait les costumes rose fané de Manon et à 
qui je prétends dire son fait avec tous les égards dus à un aussi vilain 
décor. 



L'interprétation des Contes d'Hoffmann, au contraire, est l'une des 
meilleures qu'on ait eues jusqu'à présent. 

Mlle Vuillaume, fort intelligente dans ses trois incarnations, y serait par- 
faite si sa voix se conduisait un peu mieux. M. Engel, plus dégourdi que 
dans Lakmé, semble avoir eu l'imagination fouettée par les contes Cântas- 
tiques, au point d'y renouveler un peu son jeu et son allure. M ^^^ Legault, 
gracieuse en étudiant allemand, fait regretter qu'on ne comprenne jamais 



— 77 — 

les petits cris qu'elle pousse. Quant à M. Isnârdon, il s*est véritablement 
révélé comme comédien» notamment dans la grande scène du docteur 
Miracle. 

. Tout cela eût donc été parfait si seulement M. Lapissida, revenant de 
Dresde, avait bien voulu faire un petit crochet par Anvers pour aller voir 
comme se fait la mise en scène en province. Malheureusement, M. Lapis* 
sida, qui était pressé, n*a pas fait de petit crochet et voilà, sans doute, 
pourquoi Ton nous a rendu le décor rouge carotte de V Amour médecin en 
y mettant des meubles bleu pâle? Il me semble, pourtant, qu*en nous 
appliquant un peu, nous pourrions faire au moins aussi bien qu*à Ver- 
viers \ 

On connaît cette définition de Tœuvre posthume : une œuvre composée 
après la mort de l'auteur. Pour que la définition soit complète et tout à 
fait juste, il faut ajouter : par les autres. Sous ce rapport, je me figure que 
la partition des Contes d'Hoffmann^ interprétée à la Monnaie, est bien une 
œuvre posthume, conformée ce qui fut représenté en i883 sur la scène de 
Paris. Mais il y en a eu une autre représentée à Paris en 1881, absolument 
différente de Tédition corrigée, augmentée et si ce n*est pas la vraie, c*est 
au moins la bonne, car elle est infiniment meilleure que celle qu*on nous a 
donnée. 

Celle-ci ajoute à l'oeuvre tout le deuxième conte (Giulietta, le Reflet 
perdu) qui en est la moins bonne chose ; le prologue y est notablement 
raccourci et l'épilogue précédé d'un entr'acte « oUapodridesque » résumant 
tous les motifis ties contes sans oublier le thème de la barcaroUe, qu'on a 
bissé le premier soir et que l'on continuera à bisser jusqu'à la consomma- 
tion des Contes d'Hoffmann, c'est fatal. 

L'édition princeps finissait tout différemment. 

Au lieu de ce hors-d'œuvre, elle répétait ici le thème final du prologue : 
« H est doux de boire au récit d'une folle histoire » joué rêveusement en 
moderato aux sonorités moelleuses des cors, qui ramenait l'esprit, par une 
transition logique, de l'action au récit, du fantastique au réel. La Muse 
apparaissant à Hoffmann le rappelait à elle : 

Et moi?., . moi lajidèle amie 
Dont la main essuya tes yeux î 
Par qui la douleur endormie 
S'exhale en rêves dans les cieux ? 
Ne suiS'je rien! .. que la tempête 
Des passions s'apaise en toi ! 
L'homme n'est plus. Renais poète î 
Je f aime! Hoffmann t appartiens-moi 
^_ . Des cendres de ton cogur réchauffe ton génie. 

Dans la sérénité souris à tes douleurs! 
La Muse apaisera ta souffrance bénie. 
On est grand par tamour et plus grand par les pleurs, 

pendant qu'un andante symphonique, des meilleures pages de l'œuvre, 
apportait l'accalmie, la convalescence au pauvre cœur du poète meurtri et 
déchiré par les passions. Ainsi se dissipait peu à peu tout l'élément factice, 



-78- 

étnnge, maladif des coûtes, et Ton se fetrouvait sur le sol ferme de la ca^e 
de Luther où Hoffinaim entonnait le dernier couplet de la chanson de 
Kleirofach. 

Le tableau de Giolietta supprimé ou inexistant enlevait quelques trous à 
la partition et l'action des contes s'encadrait plus étroitement des deux 
tableaux pittoresques de la Uveme, rappelant bien la vieille Allemagne uni- 
versitaire, tête carrée et pieds dans le plat, qui émaille ses chansons de 
pédagogie et de Deprofundis et parle le latin pour dire : Réjouissons-nous ! 
Comme si ce mot-là aussi choquait Thonnéteté: Gaudeamus igitur! Dès 
lors, il ne restait plus, dans ce cadre, que Tépisode drolatique d*01ympia la 
poupée à ressort, qui a fait le grand succès de la pièce ici, et le touchant 
conte d'Antonia (le violon de Crémone). Fort heureusement, cette dernière 
partie a été conservée à peu près intacte. Elle suffirait k faire coter haut la 
valeur de l'ouvrage, car elle est traitée dans un style dramatique profond et 
élevé qui a étonné bien des gens. 

Il y a, en effet, dans Ofienbach, deux natures : l'une, échevelée de joie 
bruyante et de cancans qui a jeté le bonnet de sa muse par dessus les mou- 
lins et les toits de la Vie Parisienne ; Tautre, plus concentrée et tendre» 
presque triste... Pourquoi dire : presque?... N'est-ce pas celle-là qui a 
donné la Chanson de Fortunio et cette romance où la Périchole se souve- 
nant des paroles de Manon à Desgrieux écrit dans une lettre d^adieu à son 
amant : « Crois-tu qu'on puisse être bien tendre alors que l'on manque de 
pain? » 

Tout le tableau d'Antonia est dans cette note impressionnante : la 
mélodie de la tourterelle, le thème du duo : « C'est une chanson d*amour 
qui s'envole triste ou folle », tout jusqu'à la scène si dramatiquement écrite 
du docteur Miracle, jusqu'au trio que traverse le thème obsédant de Tappa- 
rition, écrit suivant une progression ascendante à l'italienne, et répété par 
trois fois dans des tonalités de plus en plus élevées comme le thème : 
« Anges purs » de Faust. 

On ne me soupçonnera pas, j'espère, de repousser la forme artiste. Ce que 
j'ai dit plus haut des Russes et ce que j'espère dire prochainement de Wagner, 
ne m'empêche pas d'admirer l'art simple de ce fantaisiste original en qui 
l'opérette n'a pas tué l'artiste fin et sensible. De même qu'on oublie un peu 
la littérature pour apprécier certains conteurs qui ont fait vibrer une corde 
humaine dans leur œuvre, de même faut-il oublier un peu la musique toute 
moderne de forme que nous avons à l'esprit pour apprécier TOffenbach des 
Contes d Hoffmann. 

On trouvera en lui, à défaut de cette finesse de forme extérieure, qui 
dépend de la culture, une extraordinaire délicatesse de sentiment et l'on se 
demandera si ce faiseur d'opérettes, qui a poussé la joie jusqu'à l'outrance, 
n'était pas avant tout un affolé de nervosisme, plus triste que joyeux, dont le 
rire — suraigu comme tout le rire moderne — fait la grimace, et qui ne 
s'est jeté dans cette frénésie de flonflons et de cancans que pour ne pas 
pleurer .* ce qui ne l'a pas empêché d'afHner quelquefois son rire en sou- 
rires et d'y mêler un peu de larmes quand la foule ne le regardait pas. 

Henry MAubel. 



— 79 — 



MEMENTO 



LETTRES 

Découpé dans ropinion de Namur : 

c Samedi prochain, M. Edmond Picard, 
réminent avocat à la Cour de cassation, le 
savant jurisconsulte et Técrivain distingué 
bien connu, viendra lire, au Cercle artis- 
tiquiftt littéraire, UL dernière œuvre: Le 
Juré. 

Ceat une œuvre puissante et dramatique, 
qui a obtenu le plus vif succès dans les 
diiférents Cercles où M. Picard en a donné 
lecture. 

Cest donc un régal de gourmets que 
nous aurons, samedi, à notre Cercle. 

P. S. Les enfants que cette lecture ne 
peut nullement intéresser, ne seront pas 
admis à cette soirée. » 

Les Namuiois sont ausâtôt retombés en 
enfimce, pour se donner une excuse. 



A rapprocher de cette joyeuseté, celle du 
Palais. L'organe du Jeune Barreau, trou- 
vant comme nous que Tidée du monodrame 
était doucement risible, a découpé en scènes 
et actes une parodie du Juré de M. Picard. 
Ce a'est pas très respectueux et noua aoup- 
çooiiOQS fort notre ami Félix Fuchs de m 
pas être étranger à cette innocente fiimiê- 
terie. Voici la scène première : 

ACTE PREMIER 
scàrai 

« L'affaire en était à sa dix-neuvième 
audience et finissait; le Jury délibérait. 

« Cétait un dimanche, mais sans repos 
pour la population bruxelloise que trois 
semaines de débats d'un procès retentis- 
sant, conduit avec la lente minutie belge, 
avut amenée au paroxysme de la surexci- 
tioion «t de Tachamement contre Taccusé. 

« Céuit le soir, mais sans la paix, car 
partout dans le vieux Palais de Justice et 
aux alentours, grondait le bourdonnement 
d'une grande ville n'ayant d'autre préoccu- 
pation que sa curiosité et sa rage cruelles. 



Elle voulait, elle souhaitait, elle pressentait 
une condamnation à mort. 

« Dans la salle des assises, sous le clair 
obscur d'un éclairage de hasard, au milieu 
de Tatmosphère étou£Pante vomie par les 
calorifères, ici la Cour et ses juges, les 
bancs en amphithéâtre des jurés, la cage 
de l'accusé, vides, mornes, attendant le 
retour de leurs tragiques occupants; ià, 
derrière la massive balustrade, un entasse- 
ment de corps et de têtes, agité de remous 
et de rumeurs, noir dans les dessous où se 
piètent les corps, brillant de l'éclat des 
chairs dans les dessus où pullulent les 
visages : la foule I non plus agrégat d^àmea 
capables de pitié, mais hyare farouche, 
tenaillée aux entrailles par des appétits 
sanglants, qui, tantdt, avait hué la défense 
tentant un dernier assaut pour emporter 
l'acquittement. 

c( Du dehors arrivait en bruit régulier, 
sinistre, de fer heurtant les pavés, le piéti» 
nement d^escadrons de gendarmes occupant 
militairement la cour. 

tt Les jurés étaient menacés. Slls ne 
frappaient point, ils seraient frappés eux- 
mêmes. La fureur populaire depuis six 
mois, depuis le cnme, leur criait le verdict. 
Elle voulait être obéie. Des sabres étaient 
là pour protéger la Justice ai elle refusait 
de tirer «on glaive. Pris par le froid de cette 
nuit de décembre, les cavaliers» «oin imn 
bonnets à poil et leurs manteaux sombres, 
tournaient en un circuit lugubre, ininter- 
rompu. » 

• La «lente minutie belge », les « dessous 
où se piétent les corps », les visages qui 
<c pullulent », f « agrégat d*ftmes », la 
c fureur populaire », le « glaive » de la 
Justice et les bonnets à poil (tout aus) sont 
vraiment drôles; ajoutons que l'acte tout 
entier est écrit avec un sérieux étonnant 
auquel plus d'un lecteur s'est laissé pren- 
dre, croyant de bonne foi que M. Picard 
était capable de signer cette littérature 
plaisante. Toutes nos félicitations au paro- 
diste du Palais. 



— 8o — 



A rapprocher encore un article de VArt 
moderne sur le Fantastique réel. On sait 
que la revue de MM. les avocats esthètes 
ne permet pas que les oeuvres de ses colla- 
borateurs ysotent analysées ni même citées. 
Mesure de prudence pour éviter la camara- 
derie partiale. Alors un truc 'UArt mo- 
derne publié cm compte-rendu du Juré 
sans le nommer (6 Fortunio \) et tout porte 
à croire que cette critî^e est due à l'auteur 
même du Juré, 

C'est fantastique. 

Mais c*est réel ! 

♦** 
M. Edmond Picard, le samedi 39 janvier 
a lu Le Juré au thé&tre de la Bourse. 
On lui a décerné le prix de beauté. 



Et moi qui croyais qu'il était mort! 

La Revue de Belgique publie une chro- 
nique littéraire de Charles Polvin, le ma- 
crobite catapultueux. 

C'est très ennuyeux. 

Il est vrai que c'est peut-être posthume ! 

*** 
La même Vieille Belgique donne des 
vers d'un nommé Félix Gravrand. 
En voici un spécimen récréatifr: 

UNE VIEILLE CHANSON 

Je ton du TannMœmêr : U musique ett nvante 
Faguée, et figurée, et symbolitée. et 
Tourmentée à tel point qu'il faudra qu'on invente 
Des termes tout exprès pour en rendre Tefiet. 

Richard Wagner sait bien 4 coup sûr œ qui! fait : 
Cest un maître, et œ n*est pas à feort qu*on le vante ; 
Mais combien je préfère & son art si parfait 
Un vieil air que souvent &udonne ma aervante I 

Cest Vair avec lequel, enfant, je fus bercé ; 
Sans p«ne il me transporté en un lointain passé ; 
Et par lui je me sens l'Ame ragaillardie. 

J'admets le chant nouveau, je conçois ses preneurs ; 
Mais tu trouves mieux place en mes petits bonheurs, 
Refrûn des premiera jours^ naïve mélodie 1 

Fini, Wagner ! 

Oh I les gagas ! les gagas ! les gagas ! Une 
cuiller, s. v. p. • 



L'alcool et Musset; une observation de 
M, Arsène Uoussaye dans le Gauloif : 

On a trop dk que de Musset n'a^tit 
rechsrché les griscriss de rimagiostioa 
que pour se rnnsnifr de ses méssvea* 
tures avec Lélia. Il en riait tout le premie r . 
II faudrait dire pftntdtque, dés les premiers 
jours de cette passion, il tenta de donner se 
méthode inspiratrice à la grande roman- 
cière. Déjà en sa dix-huitième année, au 
temps où la lune tombait « sur le clocher 
jauni comme un point sur un i r>, il s'était 
oublié en orgie romantique, dans son haut 
dédain du prosaïsme de la vie bourgeoise. 

Si Musset essaya de rallier LéUa à sa 
ce méthode )», il n'y réussit guère. Il le rs- 
contait lui-même. 

Un jour, disait-il, nous nous étions mis 
à travailler Tun devant Tautre à la même 
table. Au bout de trois heures, j'avais vidé 
un petit carafon d*eau-de-vie, et écrit quatre 
vers. Elle avait vidé trois verres de lait et 
écrit trente pages. 

Voilà les deux méthodes jugées. 



On nous prie d'insérer une réclame pour 
la Revue dite Verte, Revue de concours 
donc escroquerie littéraire, nous l'annon* 
çons pour qu'on s'en garde. 

Ecoutez : 

« La Revue Verte paie tous ses rédac- 
teurs. 

Elle organise un grand concours de prose 
et de vers qui, ouvert depuis le i*'' jan* 
vier 1887, sera clos le 1^ mars. 

Les trois vEn^LEURES compositions (prose 
et vers) seront insérées dans la Revue. Verte 
et payées, la prose à raison de 35 centimes, 
les vers à raison de 1 franc la ligne. 

Tous les genres sont admis. 11 n'est perçu 
aucun droit de concours. Pour y prendre 
part il suffit détre abonné. 

Vous avez compris ? 

C'est simple. 

Les meilleures compositions seront celles 
du directeur. Alors, il se paiera! 



— 8i 



11 suffit d^étre abonné pour jouir de ce 
spectacle curieux. 



Qi^lques souvenirs de Benjamin Con- 
stant, publiés par la Revue internationale : 

a Le 3. Je travaille peu et mal, mais, en 
revanche, j'ai vu Goethe! 

<c Finesse, amour-propre, irritabilité 
physique jusqu^à la souffrance, esprit 
renuirquable, beau regard, figure [un peu 
dégradée, voilà son portrait. 

ce Le 26. Souper très intéressant chez 
Goethe. C'est un homme plein d*esprit, 
de saillies, dp profondeurs, d'idées neuves. 
Mais c'est le moins bon homme que je 
connaisse. En parlant de Werther, il 
disait : a Ce qui rend Touvrage dange- 
« reuz, c'est d'aiwir peint de la faiblesse 
« comme de la force. Mais, quand je fais 
« une chose qui me convient, les consé- 
ce quences ne me regardent pas. S'il y a 
« des feus à qui la lecture tourne mal, ma 
a foi, tant pisl » Soupe avec Schiller eti 
Goethe. Je ne connais personne au monde 
qui ait autant de gaieté, de finesse, de force 
et d'étendue dans l'esprit que Goethe I » 

Voilà des choses fort exactes peut-être, 
mais qui sont évidemment écrites sous 
l'influence de a soupers » répétés. 



Le Petit Parisien rappelle les débuts de 
l'auteur de FrancUlon : 

Après avoir constaté que M. A. Dumas 
rédigea un jour le prospectus de la loterie 
du a Lingot d'or », il dit : 

« Il entra au journal V Assemblée natio- 
nal»^ où il fit le compte-rendu des 
Chambres.' Ce fut sur ces entrefaites 
que^ une fois qu'il se trouvait des loisirs, 
à Saint-Germain, il écrivit la Dame aux 
Camélias* Le succès du roman fut long 
à se décider. Pour tout bénéfice, l'auteur 
en avait d'abord retiré mille francs. Son 
père se refusait encore à prendre le 
nouvel écrivain en considération litté- 
raire. Un jour que M. Alexandre Dumas 
disait à l'auteur de Monte-Christo qu'il 



voulait tirer une pièce de la Dame aux 
Camélias, le fécond romancier se mit à 
rire : — - Il n'y a pas Tombre d'une pièce 
là dedans! lui répondit-il. — Mais c'est 
très beau! s'écriait-il. M. Dumas avait 
déjà une volonté très opiniâtre : il fit la 
pièce quand même et vint un jour la lire 
à son père. Celui-ci Técouta en hochant 
la tête, puis tout à coup il fut saisi par 
l'intérêt et l'émotion. Dumas père avait, 
en ce moment, le Théâtre-Historique : il 
reçut la pièce d'emblée. Mais avec Dumas, 
le lendemain n'avait rien de trop sûr. La 
Dame aux Camélias ne fut jouée que 
longtemps après avoir été refusée partout. 
Voilà qui peut consoler de leurs déboires 
certains auteurs malheureux! On a raconté 
que, le jour de la première de sa pièce, 
M. Alexandre Dumas fils possédait dix 
francs en tout ». 



On annonce un nouveau roman de 
M. Paul Bourget. La Revue illustrée en 
donne des fragments d'un grand intérêt. 

M. Paul Bonnetain qui, depuis quelque 
temps écrit à Gil Blas, publie un nouveau 
volume : En Mer, L'auteur de rOpium, et 
ses souvenirs de voyages se retrouvent 
dans la nouvelle oeuvre. Willette a illustré 
une partie du livre avec la fantaisie qu'on 
lui connaît. 



Le Journal des Débats publie'en feuil- 
leton : Nais, une des nouvelles qui com- 
posent le livre que M. E. Rousun fiaiit 
éditer chez Calmann-Lévy et qui paraîtra 
prochainement. L'auteur, qui est un ami 
intime de Pierre Loti, a donné naguère à 
la Nouvelle Revue une étude brillamment 
écrite et pleine de détails délicats sur l'au- 
teur des Pécheurs d'Islande, A en juger 
par l'extrait que nous en avons lu, le 
volume que prépare M. Roustan sera d'une 
lecture agréable par la belle coloration d^ê 
cadres et la pureté de caractère de se& 
héros. 




— 82 — 



L'exquis Jules'BUmcvd aous envoie la 
ctrie ainsi rédigée : 

JULES BLàNCilRD 

Félibre méridionat, 
eomfMgM» de Mistiml, Aubenel, Rouauh 
nille et tutH quanti,.. 
Et au dot ce chef-d^œuvre : 

UN DILEMMEl 
Vexpùrtathn des réeidipisie$. 

A nos LÉOIK.ATBURS 

Hcc o^t kie iai9r êti^ 
Je tient pour on ne peut pins Mge 
Même prise en an dAnt 
Oa Ite nt brillv le ooniite 
De aoi veillante hoouMS dlStetl 



Donc, lene m'en fiaire Vwfoeat, 
An bon ordre ce nonveea gefe; 
Aime d*an diffidle nnge, 
Qoel en eeca le zéeultnt ?^. 



Ceit fort bien peneei^ nue 



Unit, eévîr en bee, c''eet mbère^. 
Bfe, névir en la bnnte ephtee 

aMnittwp éipiiMlK B»ieU> 



Joui BiAMftnB. 



ART 

Le Salon des 'XX est particulièrement 
intéressant. Indépendamment de l^ezposi- 
tion des membres de f Association et des 
enftns des attistes étrangers, on remaR{aa 
surtout une admirable colloction d'eeuvres 
de De Braekeleer, cboisies avec le plus 
grand soin dans les coileaions paitîcu- 
Hères de quelques amateurs de goût. Pin- 
sieurs de ces oeuvres magistrsles n'ont 
jamais figuré à une «position. 

n 7 a aussi un importsnt envoi d^eeuvres 
de Louis Artsn, Tun des artistes qui ont 
été !e plus maltraités dans les Salons offi- 
ciels par les jurys de placement. 

Parmi les œuvres « à scandale » on se 
montre surtout la Grande Jatte de ilm- 
pressiooniste parisien, Georges Seurat, une 
peinture devant laquelle, bien €ertaia»> 
ment, suivant le mot pittorasqosde MâHet* 
on se f....a des gifles. 



MUSIQUE 

Le troisième concert de rAssodatioa des 
Artistes-M usiciens a eu lieu le 5 fiévrier. 

On jra eséculé des oeuvies sympboniques 
de M. Arthur Coquard et de M. Léon Vnn 
Cromphout. 

Nous en reparlerons le mois prochain. 





PIERROT NARCISSE 

SONGE D'HIVER 
COMÉDIE FIABESQUE 



DÉDICACE 



A IWAN GlLKIN. 



Voici bien trois ans et demi 
Que fai rimé « Pierrot Lunaire » . 
Je suis encore ton ami : 
Cest vraiment extraordinaire. 

Cest pourquoi^ — puisque c'est mon sort^ 
Captif de la rime et du nombre^ 
D'avoir Pierrot jusqu'à la mort 
A côté de moi, comme une ombre, — 

Ces vers frêles, tout blancs' de lui, 
Ces vers où fai baisé de givre. 
Loin des bassesses d'aujourd'hui, 
Tous les chers yeux qui me font vivre. 

Ce poème triste et moqueur. 
Qui sautille au rhjrthme fantasque. 
Au rhythme fantasque d'un cœur 
Qui serait un tambour de basque, 



Ce doux lys d'hiver, pâle et pur, ^ 
O fleur de douleur et de joie ! 
Ce lys de silence et d*a!(ur, 
Ce lys de lune, je l'envoie 

D'un seul geste fier et tremblant. 
Malgré les ânes qui vont braire, 
Vers un Pierrot vêtu de blanc 
Qui me ressemble comme un frère l 



A. G. 



PERSONNAGES 

Pierrot, sans profession. 

ARLEQUIN, neveu de Cassandre. 

Cassandre, oncle d'Arlequin, député de Bergame. 

MezzetIN, malade imaginaire, \ 

Premier abbé, ( . , r». 

^ ^ ' > amis de Pierrot. 

Deuxième abbé, l 

Troisième abbé, ) 

Le sommelier. 

Eliane, nièce de Cassandre. 



Pierrot, en costume moderne. Tenue de soirée, en satin blanc. Col très haut. Gibus 
blanc. Paletot à pèlerine blanc. 35 ans. 
Arle<^uin. Maillot noir et blanc. 16 ans. 
Cassandre, Habit de sénateur. 60 ans. 
Mezzetin. Complet de fourrure. 30 ans. 
Eliank. Robe couleur feuille morte, cheveux noirs. 23 ans. 
Les trois abbés en satin violet. 



SCÈNE PREMIÈRE 

A Bergame. Une nuit de carnaval. L'intérieur d'un grand café, fleuri de glaces et de 
dorures. Groupes de masques çà et là. Musiques lointaines et contradictoires. 

PREMIER ABBÉ 
Hél Garçon! du café! 

DEUXIÈME ABBÉ 
De la Chartreuse! 

TROISIÈME ABBÉ 

. A boire! 

Pierrot, monte â l'autel, et voici mon ciboire, 
Et chante Alléluia, Pierrot, et bénis nous : 
Chante! Les desservants vont plier les genoux. 

DEUXIÈME ABBÉ 
Eh bien! Qu! attends-tu? 

PREMIER ABBÉ 

Chante : accomplis ta promesse! 
Oh! fi du prêtre blanc qui ne sait plus sa messe. 

TROISIÈME ABBÉ 
L'église est belle, vois! L'encens rêve dans l'air, 
Le cher encens du kirsch, du kummel, du bitter. 
Je surprends la saveur des prières latines 
Dans le cantique en fleur que les bénédictines 
Murmurent doucement dans les flacons pieux. 

PREMIER ABBÉ 

Chante! Ou bien nous croirons que Pierrot devient vieux! 



- 86 - 

DEUXIÈME ABBÉ 

Chante! c'est l'heure foi le et divine, ô ma pinte l 
L'heure qui danse, l'heure amoureuse qui tinte 
Comme un grelot d'argent au cou d'un épagneuL w 
Chante î cette heure est folle. 

PREMIER ABBÉ' 

Un jour tu seras seul. 

TROISIÈME ABBE 

Chante ! cette heure est frêle et pleine de gavottes. 

Regarde ces flacons : on dirait des dévotes! 

Une cave à liqueurs, pour nous, c'est un couvent 

Très doux et très béat, onctueux et fervent. 

La chartreuse vous a des airs de pénitente 

Qui veut vous convertir, et dont la chair vous tente. 

Elle a le charme obscur d'un amour interdit^ 

Sucre et velours, impie, et quelque peu maudit. 

On boit! c'est comme si F on baisait une abbesse... 

On éprouve un besoin de courir à confesse! 

Et de se faire absoudre, et de recommencer! 

DEUXIÈME ABBÉ 
// ne nous entend pas, à quoi peut-il penserai 

TROISIÈME ABBÉ 

Fais un signe au jubé! Des musiques dormantes 
S'évaderont pour nous des cumins et des menthes. 
Et le riche plain-chant mystique des liqueurs 
Comme un orgue puissant réchauffera nos cœurs! 

PREMIER ABBÉ 
Je crois qu'on l'a bouché! 

DEUXIÈME ABBÉ 

Pierrot mélancolique! 

TROISIÈME ABBÉ 
Pierrot devient athée! 



Un soir de carnaval! 



-87- 

PREMIER ABBÉ 

// n* est plus catholique! 

DEUXIÈME ABBÉ 



Mécréant! Apostat! 
Crime contre la soif! Crime contre F État! 

TROISIÈME ABBÉ 
Horreur ! Demeurer sourd aux conseils de F absinthe ! 

PREMIER ABBÉ 
A la diète j Luther! 

DEUXIÈME ABBÉ 

Va-t-en! Père Hyacinthe! 
A la place d'un cygne il nous reste un oison. 
Défroqué de la joie, à la porte! 

TROISIÈME ABBÉ 

En prison ! 

PREMIER ABBÉ 

Allons! il en est temps : pour juger ce fossile 
Nous nous réunissçns tous les trois en concile. 
Et nous F abandonnons au pouvoir séculier ! 
Hé! Monsieur le bourreau! 

DEUXIÈME ABBÉ 

Monsieur le sommelier! 

LE SOMMELIER 

Bon! 

TROISIÈME ABBÉ 

Vous alle\, d'après Fus ecclésiastique y 
Mettre à la question cet infâme hérétique. 
Veux-tu boire? Une fois! 



— 88 — 

PREMIER ABBÉ (saîssîasant Pierrot) 
Veux'tu boire? 

TROISIÈME ABBÉ (même jeu) 

Deux /ois! 
DEUXIÈME ABBÉ 
VeuX'tu boire? 

TROISIÈME ABBÉ 
Trois fois ! 

PIERROT (se dégageant) 

Eh ! Laissez-moi, je bois 
Depuis des heures^ des heures^ je bois à pleine 
Bouche, depuis des jours, depuis une semaine, 
Je ne sais, mais je bois, mais je suis ivre-mort! 

PREMIER ABBÉ' 
Mais tu ri as rien bu, rien! 

DEUXIÈME ABBÉ 

Ivre! c'est un peu fort! 

PIERROT 
Vous ne le vqyei pas? Je dis que je suis ivre! 

TROISIÈME ABBÉ 
// est ivre? Et de quoi? . 

DEUXIÈME ABBÉ 
De quoi? 

PIERROT 

De quoi? Du givre, 
De cet hiver soudain, si lucide et si clair, 
Et de la transparence adorable de Pair! 



-89- 

DEUXIÈME ABBÉ 

// est fol! 

TROISIÈME ABBÉ 

A lier! 

PIERROT 

Je suis ivre, vous dis-je ! 
Ivre du mâle hiver, du grésil, du vertige 
De toutes ces blancheurs qui songent sous Va:iur. 
Le ciel chaste est plus grand, plus limpide, plus pur ; 
Le seul bruit de mon pas sonore sur Fasphalte 
Me saoule éperdûment de ma force et m'exalte, 
O ces acres baisers du vent dans mes cheveux! 
Mon sang bout. Je suis beau. Je sais. Je puis. Je veux. 
D'énergiques parfums dilatent ma narine ; 
Et portant haut la tête, et bombant la poitrine. 
Le cerveau pavoisé de glorieux projets. 
Toisant tous les passants comme un roi ses sujets. 
Et cinglant du manteau cette race servile, 
Impétueusement je traverse la ville 
Et la campagne, en fête, ayant je ne sais quoi 
De viril et de fier soufflant derrière moi! 

PREMIER ABBÉ 

Si tu veux de Fhiver, Pierrot, je te conseille 
Le Champagne frappé : c'est Fhiver en bouteille, 
Cest le seul qui me rie!.,, 

PIERROT 

Ohl la neige me rit! 
Elle a je ne sais quel mystéri€u,x esprit 
Qui semble un paradoxe exquis de la nature. 
Elle est la fantaisie, elle est la fioriture 
De ce monde banal, uniforme et malsain : 
La neige me ressemble, et je suis son cousin! 

DEUXIÈME ABBÉ 

La neige est ta cousine? Eh! c'est un fier lignage! 
Nous ne te savions pas ce nouveau cousinage ! 



— 90 — 

TROISIÈME ABBÉ 

Elle est blanche; il est gris : le cousinage est clair! 
Dis « ma tante n à la lune! 

PREMIER ABBÉ 

Et « mon oncle » â V hiver l 

TROISIÈME ABBÉ 

Là-bas, au Pôle Nord, n'as-tu point de petites 
Sœurs? 

PREMIER ABBÉ 
Ni de belle-mère avec des stalactites? 

DEUXIÈME ABBÉ 
Pour boire à leur santé débouchons ces flacons ! 

PIERROT 

Vos concetti sont lourds â côté des flocons 

De la neige qui tourne et qui valse et qui chante! 

TombCy hermine des deux, sur la cité méchante, 

Tombe comme un pardon sur ces êtres ^ais! 

Couvre-les de candeur, de silence et de paix! 

Et quand tous dormiront de leur sommeil stupide. 

Le page Fleur-d'Hiver prendra son vol limpide, 

Loin de leur rêve impur, vers la pâle foret 

Où les lys de l'azur éternel, en secret. 

Pleureront doucement, un à un, sur sa tête. 

Et pour le consoler de votre ivresse bête, 

A travers les rameaux des vieux ormes frileux, 

La lune penchera ses rayons fabuleux, 

Et mon cœur chantera dans ces flûtes d'ivoire ! 

PREMIER ABBÉ 

Une dernière fois, mon ami, veux-tu boire? 
La moutarde finit par me monter au ne\ ! 
Veux-tu boire, â la fin, ou je... 



— 91 — 

PIERROT 

Vous^ tene^î 
Eh bien, oui! je boirai. Holà! le plus grand verre! 
Clarence! ton tonneau! Ta botte, Bassompierre! 
Un verre musical et profond comme un puits! 

(Il se précipite au dehors et revient avec sa coupe pleine de neige.) 

PREMIER ABBÉ 
Hé! garçon, du Pomard! 

DEUXIÈME ABBÉ 

Holà! garçon, du Nuits! 

PIERROT 

Non ! mais un vin plus fort que toutes vos tisanes. 
Aigu, brillant et froid comme les pertuisanes. 
Un vin couleur du temps, un vin couleur de Pair, 
Et ce vin, c'est la neige, et je bois à V hiver ! 

(Pendant ce toast, entrent Arlequin et Mez2etin.) 

ARLEQUIN 

Le toast est, sur ma foi, le plus galant du monde, 
Mais il n'est pas certain que Fhiver te réponde. 
Moi, je bois au printemps, car je suis amoureux ! 

PIERROT (étonné) 

Amoureux! • 

"^LES ABBÉS 

// est fou! 

MEZZETIN (avec intérêt) 

Mais non : il est fiévreux. 

PREMIER ABBÉ- 

Save^'Vous d'oii lui vient ce bel enthousiasme t 
De la neige! 

ARLEQUIN 

// a bu! 



— 92 — 

MEZZETIN 

Qui sait? Cest un miasme, 
Cest une maladie inédite, un nouveau 
Trouble de festomac, du foie ou du cerveau. 
Est-ce contagieux? 

PIERROT 
Pas du tout : prends un siège. 

MEZZETIN (pensif) 
Si c'était un remède?... Oh! garçon, de la neige! 

PIERROT 

Ce n'est pas un remède!,.. 

MEZZETIN (se ravisant) 

Ah!... garçon, du Kumme 
Cest pour me réchauffer, car je souffre du gel. 
Comme remède, hélas! ce Kummel est bien fade! 

PIERROT 
Hélas! non, Me^f^etin : je ne suis point malade. 

ARLEQUIN 

Ni malade, ni fou, mes amis! — Amoureux! 
Je nCy connais ; c'est comme moi : je suis heureux. 
Je rougis, je frémis, je sens mon cœur éclore. 
L'amour se lève en moi rose comme une aurore. 
Et je suis fou des fleurs qui fleuriront demain. 
Taime. Je vais aimer. On dirait qu'une main 
Mystérieuse et frêle et pleine de paresse 
S'alanguit sur mon front pensif, et le caresse. 
Et c'est une douceur dont fai peur de mourir. 

MEZZETIN (observant Arlequin) 

De quoi diable Arlequin peut-il bien se nourrir? 
Ses yeux sont frétillants et ses oreilles roses. 



-93- 

PREMIER ABBÉ 

Pierrot boit de la neige ^ et lui broute des roses! 
Ce sont là deux façons neuves de s' affamer l 

ARLEQUIN 

Ecoute-moi^ Pierrot! Taime^ je vais aimer! 

Et mon âme se fond dans cette rêverie. 

Elle est pure^ elle est fraîche , et c'est une prairie 

Enfantine, couleur de songe et de matin. 

Une prairie humide, où l'haleine du thym 

Et le profond parfum des herbes écrasées 

Embaument le riant exil de mes pensées. 

Dis-moi, Pierrot, mon cher Pierrot, dis-moi pourquoi 

Quelqu'un est là, tout près de moi, derrière moi. 

Qui me regarde et dont je sens les yeux nocturnes 

Afensorceler la chair de baisers taciturnes. 

Et que je ne vois pas, et dont le cœur aimant 

Palpite sur mon cœur, et vient obscurément. 

Comme un écho lointain de la houle marine. 

S'apaiser et s'éteindre, ici, dans ma poitrine! 

— Ton cœur, n'est-il pas vrai, ressent le même émoi? 
Tu ne dis rien... Pierrot, je t'ai blessé... 

PIERROT (à Arlequin) 
(A part) Tais-toi! 

Cet Arlequin me trouble. Amoureux! Je l'envie. 
Et sa douceur m'irrite. On dirait que la Vie 
Se sert de cet enfant cruel pour m' assiéger. 
(A Arlequin) — Taise^-vous, Arlequin! Pierrot, c'est l'étranger. 
C'est le passant qu'on ne connaît jamais, F avare 
De son cœur orageux et fou, c'est le barbare 
Qui pleure de ce qui vous fait rire, et qui rit 
De tout ce qui vous fait pleurer, c'est un esprit. 
Une lumière espiègle et pensive qui vibre 
Un peu plus haut que votre amour! Pierrot est libre! 

— Et ne me parle\ plus, car vous m'offenserie\! 

ARLEQUIN 

Comme vous aimer ie^. Pierrot, si vous aimie^! 

(Entrent Cassandre et Eliane.) 



— 94 — 



CASSANDRE 



Tout beau! Que disait^n^ et pourquoi ce tofogel 
Vous parlie\ politique? 

ARLEQUIN 
Oh! non! 

ELIANE (à Arlequin) 

Bonsoir^ mon page! 
Bonsoir, Monsieur Pierrot!,,, Vous ne dites plus rien 
Maintenant ; c'est très mal. Messieurs, savesf-vous bien 
Que c'est inconvenant, et que je pourrais croire 
Que vous parliez de moi? 

PREMIER ABBÉ 

Ccst une sotte histoire. 
Madame, Me^^etin est malade et se plaint 
De battements de coeur quand son broc n'est pas plein. 
Et puis ne souffle mot jusqu'à ce qu'il soit vide. 
Arlequin, votre page, est devenu candide 
Et chante des sonnets dignes d'un écolier 
Amoureux de sa bonne; et quant au chevalier 
De la blanche figure, il mange de la neige. 
Boit à la santé de l'hiver, du gel, que sais-je! 
Ils sont fous, archifous, refous, et contrefousH 

CASSANDRE 

Eh quoi? Vous n'ave^ pas de passe-temps plus doux? 

DEUXIÈME ABBÉ 

7/5 sont là tous les trois, mornes, défaits, lugubres. 
Comme de lourds pédants et des pions insalubres! 
Pierrot, croque-mort blanc, essence de vieillard. 
On va te saluer ainsi qu'un corbillard! 

. TROISIÈME ABBÉ 

Enterreur de la joie, échanson des ténèbres. 
Tu feras ton chemin dans les pompes funèbres ! 



— 05 — 



PREMIER ABBÉ 



Tu ressembles autant à ton blanc devancier 
Que le fils d'une reine au fils d'un épicier l 

DEUXIÈME ABBÉ (à Arlequin) 

Pareils à des serpents^ souples et mirifiques. 
Les premiers Arlequins étaient moins pacifiques. 
Leur perfidie exquise ondulait et sifflait ; 
Et le spectre solaire en fleur les habillait. 
Toi tu n'es pas leur fils : regarde ton costume! 
Car tu n'es même pas un Arlequin posthume! 
Non^ tu n'es pas le fils des fils de farc-en-ciel : 
Ton habit noir et blanc a Pair officiel; 
Et je songe j en pleurant sur ces couleurs austères^ 
A quelque vieux damier souillé par des notaires ! 

(Pierrot se voit dans U glace et jette un cri.) 



ARLEQUIN 



Pierrot, qu'as-tu? 



ELIANE . 
Pierrot^ vous souffre^ .. 

MEZZETIN 

Qu'est-ce? 

PIERROT (étendant la main vers la glace) 

Là! 

Là!,., Quelqu'un.... 

(U s*évanouit.) 

MEZZETIN 
// est mort!... 

ELIANE (se penchant sur Pierrot) 

O la bigarre, ô la 
Douce figure pâle !. . . 

ARLEQUIN 

// va mieux. 



-96- 

CASSAMDRE 

Une crise 
Légère.,., 

ELIANE 

// est sauvé. 

ARLEQUIN 
Cest fini. 

PREMIER ABBÉ 

Ça dégrise 
Désagréablement. 

CASSANDRE 

Messieurs, ma nièce et moi. 
Pour vous dédommager de cet instant d'émoi. 
Nous vous invitons tous à venir, vers on^e heures, 
Souper demain che^ nous... 

PREMIER ABBÉ 

Il faudra que tu meures 
Encor plus d'une fois, Me^^ietinl.., 

CASSANDRE 

Est<efait1 

PREMIER ABBÉ 

Accepté l 

DEUXIÈME ABBÉ 
De grand cœur. 

CASSANDRE 

On sera satisfait. 

ELIANE 
Vous viendres[, Me^^fetin? 

MEZZETIN 

Cest un honneur extrême. 



— 97 — 

ELIANE 

Amene^ donc Pierrot!... (à Arlequin) Et si tu veux qu'on faime. 
Amène ton Pierrot,.. A demain, 

CASSANDRE 

A demain! 



SCÈNE DEUXIÈME 

L*avenue qui mène à la villa d*E liane. Paysage de neige, et de grands arbres givrés 
Bourrasque et clair d'étoiles. 

PIERROT 

Suis-je encor loin? Oh! oui! Tant mieux! Si ce chemin 
Où je marche voulait marcher en sens inverse, 
Je marcherais ainsi, toujours.,. Il neige à verse. 
Le ciel est aussi noir qu'un nègre, et le vent fou 
M'échevète et me plie en deux, et dans le cou, 
M applique éper dûment ses froides lèvres blanches! 
Comme un oiseau blessé je bats l'air de mes manches, 
Et j'ai peur d'arriver où Von m'attend, 
(Il foit quelques pas.) Mon sort 

Se jouera cette nuit, et je me sens moins fort 
Qu'avant ce maudit soir de carnaval!... Je tremble. 
Quelque danger lointain me menace... 

(Ecoutant.) 

... Il me semble 
Qu'on me parle tout bas. . . 

...a Pierrot, dis-moi pourquoi 
Quelqu'un est là, tout près de moi, derrière moi. 
Qui me regarde et dont je sens les yeux nocturnes 
M'ensorceler la chair de baisers taciturnes, 
Et qui »... 

Je ne sais plus... Arlequin m'a fait mal. . 
J'ai peur de cet enfant : il me sera fatal... 
...Je sens des roses sous la neige... 

...« Une paresse 



-98- 

S'alanguit sur mon front pensif et le caresse! 

— Et ne me parle^ plus, car vous m'offenserie^ ! 

— Comme vous aimeriej. Pierrot, si vous aimie^^! » 
... O ce bel Arlequin, je crois que je F envie! 
Arlequin cependant, ce n'est rien que la vie. 

Que la jeunesse.., hélas! ce n'est rien que cela! 
Rien que cela!.,. 

ARLEQUIN (de 4oin) 
Tra là! La hi là. La ho là! 

PIERROT 

Faut-il rester Pierrot, ou bien cesser de F être? 
Pourquoi vais-je là-bas? Je ne suis plus mon maître. 
Et /obéis. A qui? Je ne sais. 

ARLEQUIN (de loin) 
La ho là! 

PIERROT 

Cest la jeunesse. Rien que cela, que cela! 
Le rêve le plus fier vaut-il que Von dédaigne 
La natve douleur Sun cœur jeune et qui saigne ? 
Vivre et rêver? Rêver ou vivre f II faut choisir. 

(Il sonne à la porte d*EIianc.) 



. SCENE TROISIEME 

Le boudoir d^Ellane, couleur lilas mourant. Une psyché. Des fleurs. Une haleine 
d*ainbre traîne dans les rideaux. Arlequin danse. 

ARLEQUIN 
La hi la! La ho la! — Pierrot! 

PIERROT 

Vous 



— 99 — 

ARLEQUIN 

Quel plaisir 
De te revoir avant les autres!,.. Ma cousine 
Va venir : elle est /i, dans la villa voisine. 
Et m'a prié de te distraire en attendant... 
Mon oncle est en affaire avec son intendant : 
Il déguste les vins destinés à la fête, 
Et ses préparatifs lui font tourner la tête ! 

PIERROT (contraint) 
Je ne vous retiens pas. Arlequin. 

ARLEQUIN 

Tu tri en veuxt 
Je f ai froissé,., 

PIERROT 
Du tout... Je suis un peu nerveux; 

ARLEQUIN 



Bien vrai? 

Mais oui! 



PIERROT 



ARLEQUIN 



Tant mieux!... Tourne, que je te voie! 
Encore! Ton habit est beau.. Cest de la soie... 
Cassandre ne veut pas que je m'habille ainsi. 
Il est laid y ri est-ce pas, mon oncleî II est aussi 
Grognon et déplaisant que mon maître d'école... 
Cest mal ce que j'ai dit? 

PIERROT 

Très mal, 6 tête Jolie! 
Car tu pourrais très bien lui ressembler plus tard! 

ARLEQUIN 
Moi! 



— lOO — 

PIERROT i 

Toi! \ 

I 
ARLEQUIN j 

Moi ressembler à Cassandre, un vieillard ! 

PIERROT 

Cette flamme : Arlequin! Cassandre ; cette cendre! 
Le plus bel Arlequin fait le plus froid Cassandre. 
Beau page imberbe et blond ^ charmant petit coquin, 
Vous aure\ quelque jour aussi votre Arlequin, 
Auquel vous prêcher e:{ t abstinence et le jeûne! 
Il aura ce grand tort à vos yeux d'être jeune. 
Et vous aure\ aux siens ce grand tort d'être vieux! 

ARLEQUIN 

Vieillir? Mourir un peu tous les jours! X aime mieux 
Vieillir en une fois d'un coup de carabine! 

PIERROT 

Bravo! Bravissimo! Boyard! Mais Colombine 
Mais Eliane? Mais.,. 

ARLEQUIN 

Mais elle m'aimera 
Avant! 

PIERROT 

Peste! Et sinon? 

ARLEQUIN 

Sinon? Elle attendra 
Sous Forme! 

PIERROT 

Sous le saule! 

ARLEQUIN 

Elle vient! Je m'esquive!... 

J'a main?,.. A la bonne heure!... Et vive Pierrot! Vive 
rlequin! Vive nous! Vive tout le monde! (Il sort) 



— lOI — 

(Entre Eliane ; elle porte au poing une perruche attachée par une chaînette d*argent.) 

PIERROT (à Eliane) 

// 
Saute comme un pantin qu'on tire par un fil. 
A ses talons légers Je crois qu'il a des ailes* 
Et c'est un tourbillon d'oiseaux Joyeux et frêles 
Qui scintille et qui neige et qui fuse en Jasant. 
Il ne courberait pas un brin d'herbe en dansant. 
Votre cousin devient un Jeune hommes Madame. 
Il ne s'en doute pas, mais Je crois^ sur mon âme. 
Que vos Jolis yeux pers Font métamorphosé, 

ELIANE 



Arlequin? cet enfant!,.. Il serait bien osé 
Et bien impertinent, n'est-ce pas? 

PIERROT 

Mais, Madame^ 
SU est impertinent, ce sentiment là, dame! . 
Tous mes concitoyens sont des impertinents. 

ELIANE 

Vous vous trompe^ : tous ne sont pas inconvenants 
A ce degré.,. 

PIERROT 

Vraiment? 

ELIANE 

La surprise est flatteuse ! 
Je ne vous savais pas l'humeur complimenteuse 
A ce point. Cher Monsieur, vous êtes fort galant; 
Et vous ne saurie:^ pas vous montrer insolent 
De cette façon, vous! 

PIERROT 

Arlequin vous adore. 
Il vous aime. Madame, et n'en sait rien encore.,. 



^ 102 ^ 

ELIANE 
Vous plairait'ily Monsieur, S avancer ce fauteuil^ 

PIERROT (obéisMDt) 

// vous parle : sa voix chante comme un bouvreuil 
Tout au fond de son âme, et lorsqu'il vous regarde. 
Il a les yeux fleuris... 

ELIANE 

Monsieur, prene^ donc garde. 
Il vient par cette porte un affreux vent^coulis. 
Ferme:[ à double tour... 

PIERROT imêmcjeu) 

// vous aime, je lis 
Si bien dans sa pensée... 

ELIANE (nerveuse) 

Ok! la plaisante histoire, 
Que vous me chante^ là. Monsieur. Je pourrais croire 
Que vous vene\ ici me demander ma main... 

PIERROT (étonné) 
Moi, Madame? 

ELIANE 

Attende:^!... au nom de ce gamin. 
Tâchei donc d'écouter avec intelligence. 

PIERROT 
Mais, Madame, je vous... 

ELIANE (piquée) 

Vous êtes d'une agence? 
Vous plaide:^ avec feu pour les autres, mais quand 
Cest pour vous, cher Monsieur, êtes vous éloquent 
Aussi? Vousjoue^ bien les menuets des autres. 
Trop bien; mais à présent joue^ moi donc les vôtres; 



— io3 — 

Votre musique, à vous^ doit avoir des appas... 
T écoute... 

PIERROT (sec) 
Excusef^moi : je ne compose pas! 

ELIANE (minaudant) 

Que regardez-vous là. Monsieur? est-ce ma ruche? 
Elle est du bon Jaiseur... ma guimpe? 

PIERROT 

La perruche! 

ELIANE 

Comment la trouvez-vous? 

PIERROT 

Adorable! Or et feu. 
Un vrai rubis qui vole,., oh! c'est pour elle un Jeu 
Charmant que d'être ainsi sur votre doigt perchée... 

ELIANE (riant feux) 
Vous enviez ^^^ sort? 

PIERROT 
Non! Elle est attachée! 

ELIANE (8*aniniant peu à peu) 

A merveille! Monsieur Pierrot! le tour est fin. 

Délicat , transparent, et je comprends enfin 

Le rébus!... Vous aimez les perchoirs sans chaînettes! 

Je ne prise pas fort, pour moi, vos devinettes ; 

Qui vous donne le droit de me parler ainsi? 

Le perchoir ne veut pas d'un perroquet transi. 

Dispensez-moi, Monsieur, d'écouter ces sornettes! 

PIERROT (avec un salut ironique) 
Vous m'offrez le perchoir, mais avec les chaînettes ! 



— I04 — 
ELIANE 

Mais vous êtes un fat. Monsieur, un malappris! 
Qui pensie:{ vous entendre et qu'avie^ vous compris? 
Je vous connais très peu. Mon oncle vous invite. 
Je vous reçois. On cause, on plaisante, et puis, vite. 
Sur un mot, sur un seul. Monsieur Pierrot sourit 
Avantageusement, et se met dans l'esprit 
Qu'on Vaime, et puis ce soir il ira, par la ville. 
Dans tâme des badauds mirer son âme vile. 
Et leur dire : « Eliane? Elle m'aime, mais moi. 
Moi, je ne Paime pas! » 

PIERROT (regardant longuement Eliane] 

Non certes! Sur ma foi, 
Cette aventure-là doit demeurer secrète. 
Et Pon sera discret, si vous êtes discrète! 

ELIANE 

Discret! Discrète! Ah! c'est ineffable! Je vous 
Sais gré. Monsieur, de vous montrer si doux! 
Votre impromptu n'est point d'un comique ordinaire. 
Vous pourrie^ le nommer : « L'Amant Imaginaire » 
Et nous en amuser à souper aujourd'hui! 

PIERROT 
Vous VOUS contenterez de o L'Amant malgré lui! » 

ELIANE (toisant Pierrot) 
Alors vous êtes sûr. Monsieur, que je vous aime? 

PIERROT (simplement) 
Mais oui! 

ELIANE 
Qui vous l'a dit? 

PIERROT 

Hermione elle-même! 
Du Racine tout pur! Cest un fort bon auteur! 



— io5 — 

ELIANE (s'ouUiant) 

Du Racine arrangé par un contrefacteur! 

Il se pourrait y Monsieur ^ qu^on sifflât votre pièce. 

Cassandre est un puriste; il adore sa nièce. 

Convenez qu'il aurait le droite si Je voulais. 

De vous faire chasser d'ici par ses valets. 

Comme un lâche insulteur de femmes que vous êtes, 

A grands coups de balai sur votre échine! 

PIERROT 

Faites. 
Vous m'aime^^ Elianel... Eh bien? Et vos valets? 
Je voudrais bien les voir, ainsi que vos balais? 
Vous ne balafre^ pas ? 

ELIANE (courant vers la porte, puis soudain dans les bras de Pierrot) 

Je faime! Tétais folle!... 
Pardonne-moi : fai tant souffert! Je suis frivole. 
Coquette; je ri avais jamais aimé, j'avais 
Uàme sèche, Vesprit vide^ le cœur mauvais. 
Tétais la Célimène inconstante et légère; 
Au véritable amour je restais étrangère. 
Et je riais des pleurs que F on versait pour moi; 
Mais maintenant je suis une autre femme; toi, 
Tu comprendras cela, tu seras secourable 
A la femme vaincue, â titre misérable 
En qui tu fais éclore un lys surnaturel. 
Un beau lys aussi blanc que la neige et le gel! 

PIERROT 

Je riaimerai qu'un lys du jardin de la Lune, 
Et qui se fanerait sous vos doigts. 

ELIANE 

Je suis une 
Malheureuse qui faime, oh! qui faime! Depuis 
fie jour, ce jour cruel oii je fai vu, je suis 
Une autre femme! Je me hais, je me renie ! 



— io6 — 

Pitié! Pitié de moi. Toute mon ironie 

Est morte! Cest par toi que f appris la douceur! 

Je veux être à la fois ta maîtresse et ta sœur. 

Pitié! Ne marche pas sur mon cœur! c'est impie 

D'écraser celle qui s'abdique^ qui s'expie 

Elle même, et qui couche à tes pieds son orgueil. 

Tu ne peux plus sortir de ma pensée en deuil. 

Tu me hantes, tu me possèdes, je n'existe 

Qu'en toi, par toi, pour toi... Je t'ai vu pâle, triste, 

Souffrant du mal obscur de n'être pas aimé!... 

(La perruche s*envole.) 

PIERROT (secouant U tète) 
Eliane lit mal dans un livre fermé. 

ELIANE (hors d'elle) 

Fragppe-moi, meurtris-moi, mais parle. Ton silence 
Me tue. Oh ! par pitié, vois ce camr qui s'élance 
Frileusemement vers toi comme un oiseau mouillé. 
Il saigne, si la vie amère l'a souillé. 
Il saigne, mais ce sang lave comme un baptême. 
Sois bon, ne raille pas, aime celle qui t'aime. 
Calme-la, guéris la d'un baiser tiède et pur! 
Réapprends lui. Pierrot, la lumière et Ta^ur! 
Je t'aime... Ecoute-moi!... Je connais ta souffrance. 
Et je la guérirai! Laisse cette espérance 
Voltiger dans mon cœur comme un parfum subtil! 
N'est-il pas vrai que tu souffrais hier, n'est-il 
Pas vraif Rappelle-toi, Pierrot, ce soir de fête... 

PIERROT (à part) 

Je me rappelle tout!... O cette étrange tête 

Fraternelle et si douce, et qui me ressemblait! 

Cette tête pensive et pâle qui voulait 

Partager ma chimère et ma mélancolie!... 

La reverrais-je encor si j'aimais F autre?... (à Eliane) Oublie, 

O pauvre âme en tumulte! Oublie! Cet amour 

Qui te métamorphose et t'éclaire, le jour 

Où fen aurais pitié, deviendrait de la haine! 



— I07 — 

Ecoute... Cest la fin de toute ivresse humaine^ 
Et ce serait la fin de la nôtre y yois-tu! 
Si je refuse, val ce n*est point par vertu, 
Ni par orgueil, ni par vanité, ni par feinte, 
Non... 

ELIANE 

Mais alors, pourquoi? Dis-moi pourquoi? 

PIERROT 

Par crainte! 

ELIANE 
Par crainte? 

PIERROT 

Je me sens, moi le fou, le railleur, 
Lâche devant Vépreuve et devant la douleur. 
Tu connais peu la femme, d femme trois fois femme ! 
Mais nous serions demain la fable de Bergame, 
Crois-moi. Ce bel amour vient d'une vanité 
De femme : je n'ai pas, comme d'autres, été. 
Lamentable et piteux, languir sous ta fenêtre. 
Eliane vaincue a rencontré son maître. 
Ton âme de coquette a bondi sous T affront. 
Et c'est par vanité que tu courbes le front l 
Vanité] Vanité l Voilà toute r histoire. 
Tu me ferais payer bien cher cette victoire. 
Et tu te vengerais^ chaque jour, en détail. 
Tai peur du vent qui souffle à travers Véventail, 
Cest le même qui souffle à travers la montagne. 
Signé : Gastibel^a, 

ELIANE (comme au sortir d'un rêve et se calmant peu à peu) 
Pauvre amour en Espagne! 

PIERROT 
Tu n'y penseras plus, demain, à ton réveil. 

ELIANE 
Hélas l 



— io8 — 

PIERROT 

Comme la neige aux baisers du soleil 
Tu te réveilleras froide et rose, étonnée^ 
Disant : « Tavais rêvé que je m'étais donnée l » 

ELIANE 
Ainsi, je f oublierai? 

PIERROT 

Sans peine, et tu riras 
De toi même et de moi quand tu me reverras. 

ELIANE (pensive) 
Peut être... 

PIERROT 

Ton amour était une amourette. 
La femme de Pierrot doit être une Pierrette. 
ES'tu Pierrette? 

ELIANE 
Hélas! 

PIERROT 
Tu n'es pas dé mon sang. 



ElianeL 



ELIANE 



Et pourtant, tu tiens le même rang 
Que nous, et tes dieux aimèrent mes aïeules l 

PIERROT 

Mais les uns sont morts seuls, les autres mortes seules. 
Séparés par le sang dont ils étaient sortis. 
Punis de s'être aimés et de s'être assortis! 

ELIANE (étonnée) 

Je ne te comprends plus. Pierrot ; tu m* embarrasses ! 
ES'tu bien sûr de vivre? 



— 109 — 

PIERROT (gmvc^ 

Ecoute : il est deux races 
Vieilles comme fa^^ur et comme la clarté : 
L'une éprise de force et de réalité^ 
Belle, luxuriante^ héroïque^ ravie 
Par la banalité splendide de la vie. 
Et cette race-là c'est celle des heureux! 
Vautre est la race des rêveurs, des songe-creux, 
Et de ceux qui, nés sous le signe de Saturne, 
Ont un lever d'étoile en leur cœur taciturne l 
Cest la race farouche et douce des railleurs 
Qui traînent par le monde tin désir d'être ailleurs, 
Et que tue à jamais la chimérique envie 
De vivre à pleine bouche et d'observer la vie, 
Cest la race de ceux dont les rêves blasés 
Se meurent du regret d'être réalisés! 
L'une est pleine de Joie, et l'autre de rancune. 
L'une vient du soleil, et Fautre de la lune; 
Et Pon fait mieux d'unir Fantilope au requin 
Que lés fils de Pierrot aux filles d^ Arlequin! 

ELIANE (souriant) 

La chose est vraisemblable, hélas! mais peu galante. 
Et votre métaphore est par trop violente! 
Oh! vous aurie:[ bien pu, sans vous en trouver mal. 
Choisir, pour être juste, un plus bel animal ! 
Requin me paraît dur!... (Elle rit) 

PIERROT (vivement) 

Ah! cet éclat de rire 
Sonore, frémissant, et qui s'enfuit à tire 
n ailes, comme un oiseau délivré vers le jour. 
Ce beau rire, Eliane, emporte votre amour! 

ELIANE (riant plus fort) 

Cette comparaison semble moins familière. 
Requin m'avait déplu : faime asse\ la volière 
Cest d'un style plus noble, et vous ave:^ du tact. 



— 110 — 



PIERROT 



Volière, plus jy pense ^ est bien le terme exact! 
Vous ne tarderez pas à confirmer Fimage : 
Car votre âme déjà s* emplit d'un doux ramage; 
Une colombe en rêve y murmure : o Arlequin! » 

ELIANE 
Arlequin, après vous? Non! Ce serait mesquin... 

PIERROT 
Ce sera le plus fol oiseau de la volière ! 

ELIANE 

Arlequin?.., Un erifant... 

PIERROT 

Et vous en sere\ fière 
Plus tard, après bien des étés et des printemps, 
Quand vous aure:{ trois fois ou quatre fois vingt ans! 

ELIANE 

// se peut faire. . Dieu! fat perdu ma perruche! 
Ma perruche! 

PIERROT (cherchant) 

Là? 

ELIANE 

Non! 

PIERROT 

Je la vois : elle juche 
Là-haut.., Chut!... Je la tiens! 

(RattRchant Toiseau au poing d*Eliane). 
— Désormais^ par le j bas. 
Quand vous dire^ des mots qu'elle ne comprend pas! 

ARLEQUIN (dudchora) 
Eliane! 



— III — 

ELIANE 

On attend... 

PIERROT (avec une politesse détachée) 

Prene\ mon bras. Madame. 

ELIANE (même jeu) 
Avec plaisir y Monsieur. 

ARLEQUIN (entrant) 

Ven&^l On vous réclame 
Depuis tantôt... mon oncle et nos amis sont là... 

PIERROT 
Quoi! tu ne chantes plus la ht la^ la ho la? 

ARLEQUIN (AûsaDt la moue) 
On chante quand on veut... 

ELIANE 

Quelle métamorphose 
Soudaine!... 

PIERROT 
Eh bien qu* as-tu? Te voilà tout morose... 

ARLEQUIN (contraint) 
Mais non... 

PIERROT 

Je fai blessé f 

ARLEQUIN 

Je ne vous retiens pas. 

Pierrot... 

(Pierrot et Eliane sortent). 

// m'a joué!... Cest infâme! c'est bas! 

Pierrot que f aimais tant!.,. O la figure blanche! 

Tu me le payeras cher y et f aurai ma revanche ! 

(Il se regarde dans la glace). 



— 112 — 

A toi. Pierrot, deux mots! — Parle! — Je connais deux 
Amoureux d*Eliane, et sur rhonneur, Vun deux 
Est de trop!... Bien!... Très bien!.., Cest superbe! 

ELIANE (entrant et se mirant) 

Une inouche 
Au coin de fœil.., une autre, ici, près de la bouche... 
Oh! comme je suis rose!... 

ARLEQUIN 
Eliane! 

ELIANE 

Arlequin! 

ARLEQUIN 

Que faiS'tu là, méchante^... 

ELIANE 
Et toi, petit coquin f 

ARLEQUIN (tragique) 

Je me vengeais! 

ELIANE 
De quiï 

ARLEQUIN 
De Pierrot! 

ELIANE 

Ah! Devine 
Ce qu'il me demandait^,.. Ma main! 

ARLEQUIN (éclatant) 

Bonté divine! 
Mais je le tuerai, mais... 

ELIANE 
Non... 



MoiL.. 

Vrai! 



— ii3 — 

ARLEQUIN 

Mais... 

ELI ANE (très doucement) 

Tai refusé, 

ARLEQUIN 



Me le dire.. 



ELI ANE 
Ten aime un autre... 

ARLEQUIN (menaçant) 
Oh! 
ELI ANE (soulignant les mots) 

Qui n'a pas osé 



ARLEQUIN (fébriïc) 
«Son nom? 

ËLIANE 

Tu le sauras... Adieu! 

(Elle le baise au front.) 

ARLEQUIN 
Oh! Je suis fou!... Mon front!... A Pincendie! Au feu! 



SCÈNE QUATRIÈME 



La salle à manger, sombre, avec toute la lumière sur la joie du dessert. En foce de la 
grande fenêtre qui regarde le parc, une glace de Venise. 

PREMIER ABBÉ (à Eliane) 
Mille grâces! Vraiment, ceti^fête est charmante! 

ELIANE 
Un soupçon de kummcl? Ou bien un doigt de menthe? 



— 114 — 

PREMIER ABBÉ 
Un doigt,,. 

PIERROT (avec une galanterie dédaigneuse) 

Un doigta Fabbé, ce n'est guère, on le voit 
En regardant les doigts de madame... Un seul doigt! 
Alle\--y de la main tout entière!... 

DEUXIÈME ABBÉ 

Adorable! 
Le voilà bien galant!,.. 

ELI ANE (piquée) 
// Fest toujours.., à table! 

PREMIER ABBÉ 
Touché! 

PIERROT 
Cest là surtout qu'il faut F être.., 

ELIANE 

A regret! 

PIERROT 
A moins d'être certain d'avoir le vin discret! 

ELIANE 

Je vous attendais là : cette heure est opportune t 
Vous allei raconter quelque bonne fortune^ 
Sept hommes^ au dessert^ cela nous promet bien 
Deux cents confessions!.., 

PIERROT 

Sept hommes, oui; mais rien 
Qu'une femme, et ce nombre en devient dérisoire! 

ELIANE 
Vous ave!( de la femme une' idée un peu noire! 



ii5 — 



PIERROT 

Noire? Oh! non! je le jure! Et cependant le noir 
Vous va si bien! 

ELIANE 

Et mon idée^ à moi, ce soir, 
La crqye:{-vous très... blanche f 

PIERROT 

Ohl non! mais, en revanche ^ 
Elle pourrait bien être à la fois noire et blanche 
Comme le bel habit de votre beau cousin... 
Ou verte, s'il vous plaît, la couleur du raisin 
Trop haut! 

PREMIER ABBÉ 

Asse\, mon cher! à propos de ce chiffre 
Et de cette couleur vous nous jouerie^ du fifrel 
Asse\î Et vous. Monsieur Cassandre, dites-nous, 
Une parole sage, et qui nous rende fous. 
Ou bien toi, Me:^ietin, chante nous ta ballade 
En Vhonneur d'Hippocrate ! .. 

MEZZETIN 

Oh! fil cette salade 
M'absorbe .. et je l'absorbe, et cela me plaît mieux 
Que de chanter des vers en roulant de grands yeux. 
Et de m'écerveler à raffiner des pointes ! 
O salade! On devrait te manger, les mains jointes, 
Si Fon avait deux autres mains pour te manger! 

PREMIER ABBÉ 

Mange donc, Me\\etin,,. (à part) Je saurai me venger! 

'à Mezzeiin) Comment te portes-tu depuis tantôt, cher maître t 

MEZZETIN 

Pas trop mal : un moment fugitif de bien-être, 
Trop fugitif , hélas! 



— ii6 — 

PREMIER ABBÉ 

Et cependant tes yeux 
Sont vifs^ ton teint est rose... 

MEZZETIN (s'attristant peu à peu) 

Oh ! je ne vais pas mieux 
Pourtant,,. 

PREMIER ABBÉ 

Regardeif'le, mes amis, ses oreilles 
A travers ses cheveux semblent des fleurs vermeilles! 

MEZZETIN 

Oh! je me sens plus mal!... 

PREMIER ABBÉ 

Ta narine frémit,,. 

MEZZETIN 
Hélas! J'ai le vertige, et j'ai peur.,, 

CASSANDRE (à part) 

Il blêmit! 

PREMIER ABBÉ 

Ton ventre glorieux, après tant de batailles. 
N'a rien à redouter des plus vastes futailles! 

MEZZETIN (de plus en plus anxieux) 

Mon cosur bat... 

PREMIER ABBÉ 

Et ton ne\^ ardent comme un fanal ^ 
Semble un évêque en train de passer cardinal! 

MEZZETIN 
Ohl f expire!... 



— 117 — 

PREMIER ABBÉ 

Expirer I La bonne comédie! 
Ta face éblouissante a Fair d'un incendie! 
Les pompiers vont te suivre! 

DEUXIÈME ABBÉ 

Et demain, les lourdauds 
De notre Observatoire apprendront aux badauds 
QuHls ont vu quelqu' immense aurore boréale I 

PREMIER ABBÉ 
Quelle santé superbe! 

DEUXIÈME ABBÉ 
EJra^ante! 

ARLEQUIN 

Idéale! 

MEZZETIN 

Je meurs... la terre tourne... à F aide! un médecin! 
Je suis mort!.,. (Il tombe sur la table.) 

CASSANDRE 

// suffit. On le fait à dessein. 
Il ne parlera plus , s* il est mort!... A lions ^ vite, 
Ranime\4e... 

TROISIÈME ABBÉ 

Veut-on que je le ressuscite? 
Cest facile: voye:{ plutôt!... Cher Me:{\etin^ 
Ces rieurs sont obtus y et je te crois atteint 
Beaucoup plus gravement que tu ne veux le dire ! 

MEZZETIN 
Toi, du moins j tu comprends!... 



— ii8 — 



TROISIÈME ABBÉ 

Comment pouvei-vous rire? 
Ne voye^-vous donc pas qu'il est malade? 

MEZZETIN 

Ohl oui! 
TROISIÈME ABBÉ 
Malade! Très malade l... Il s'est évanoui 
Deux ou trois fois pendant qu'il mangeait la salade! 

MEZZETIN (attendri) 
O cet ami! comme il est bon! Je suis malade! 

CASSANDRE (à part) 
// renaît! 

ELIANE (à part) 
// sourit! 

TROISIÈME AQBÉ • 
Malade serait peu, . . 

MEZZETIN (souriant) 
Oh ! oui, très peu, fort peu !. . . 

TROISIÈME ABBÉ 

J'affirme, tête-bleu! 
Qu'il est encor plus bas qu'il ne dit!... 

ARLEQUIN 

Son haleine 
Est courte! 

TROISIÈME ABBÉ 

Sa prunelle inquiétante est pleine 
D'une étrange lueur,,. 

MEZZETIN (riant) 

Cest cela! 



— 119 — 
TROISIÈME ABBÉ 

Cest certain : 
Tu n'as plus qu'un moment à vivre!,.. Me\\etin! 
Tu m'as l'air d'être mort!.., 

MEZZETIN (se jeUnt dans ses bras) 

Tu me sauves la vie! 

ELIANE 

Si vous moureif ainsi, Monsieur, fen suis ravie! 

PREMIER ABBÉ 

O ce cher Me^^etin! Pardonne : j'avais tort! 

Et maintenant. Messieurs, un cri : n Vive le mort! » 

TOUS 
Vive le mort! 

PREMIER ABBÉ 

Pierrot! tu gardes le silence! 
Pourquoi ne ris-tu pas? 

PIERROT (béai) 

O divine indolence! 
Céleste nonchaloir de la fin des repas! 
J'écoute la chanson du Kirsch : ne parle^ pas. 
Oh! taisons-nous: causer est une impolitesse. 
Ecoutons le discours que nous tient Son Altesse 
Le Kirsck^ prince allemand de très vieille maison , 
Le Kirschf âpre seigneur de cette âpre saison, 
Beau margrave givré d'argent pâle et d'hermine, 
Traînant derrière lui l'odeur puissante et fine 
Des profondes forêts où se grise le vent! 

ARLEQUIN 

Tout cela dans un verre f 



— 120 — 

ELIANE 

Oh! vous êtes savant! 
Vous ave^ le palais pé4ant, Voule^-youi boira 
Encore un petit brin de cette for(t noire 1 

« 
DEUXIÈME ABQ£ 

Regarde:^ le fumer son havane ^ passant 

Et repassant^ Vœil clos, sous son ne^f frémissant. 

Comme une fleur de feu le rubi9 du cigare! 

TROISIÈME ABBÉ 
Oh! prends garde , Pierrot! 

DEUXIÈME ABBÉ 

Tu vas te brûler! Gare! 
PIERROT (aspirant son cigare) 

Dessert! ô cher instant qu'il faut éterniser! 
.0 la folle chaleur! Cest plus doux qu'un baiser^ 
Et fai Villusion dune lèvre amoureuse 
Qui me cherche et me fuit! Quelle est donc la chartreuse 
Qui pourrait m'inspirer ce rêve d'être aiméî 
Et ce rêve, ô délice, est très vite fumé! 

CASSANDRE 

Mais à de vains propos c'est assesf condescendre! 

ELIANE 
Devisons d'autre chose... 

MEZZETIN 

A votre tour^ Cassandre! 
Votre groupe^ le centre, est-il pour le refet 
Du budget?... 

ARLEQUIN 
Me^^etin qui parle du budget! 



— 121 — 

PREMIER ABBÉ 

// est fort compétent : il est lui-^néme un centre. 
Et ne cesse denfler certain budget : son ventre! 

CASSANDRE (important) 

Le centre, hier encor, penchait pour le rejet; 

Mais je l'ai supplié de voter le budget. 

Seulement, pour porter un coup au ministère, 

— Vous rien soufflere^f mot : c'est encore un mystère! - 

Nous devons proposer, tout au dernier moment. 

Un petit, très petit, petit amendement 

Par lequel on verra soudainement par terre 

Le budget côte à côte av'ec le ministère! 

MEZZETIN 
Peut-on vous demander un éclaircissement? 

CASSANDRE 
Faites! 

MEZZETIN 

Qrientende^-vous par un amendement? 

CASSANDRE 
Diable! 

MEZZETIN 

Je vous attends! 

PREMIER ABBÉ 

Je brûle de comprendre! 

CASSANDRE (embarrassé) 
Ce que /entends par là ? Comment le leur apprendre ? 



— 122 — 

ARLEQUIN (lancé) 
Je vous rexpliquerais d*un mot, si Je voulais! 

PREMIER ABBÉ 
Bravo! 

TROISIÈME ABBÉ 
Vive Arlequin! 

ARLEQUIN (plongeant sous la table et ramenant les mollets postiches de son oncle) 

Vqye:{ ces faux mollets! 
MEZZETIN (riant) 

Le drôle! 

CASSANDRE (furieux) 
Linsolent! 



Un amendement!! 



ARLEQUIN 
Eh bien! c'est ce qu'on nomme 

CASSANDRE (se levant) 
Monstre! Assassin! 

ELIANE 

Le pauvre homme! 
CASSANDRE (poursuivant Arlequin autour de la table) 

Ma canne! 

ARLEQUIN (sautant par dessus sa chaise) 
Le Derby! 

PREMIER ABBÉ 
Hourrah! 



— 123 — 

DEUXIÈME ABBÉ 

Très bien sauté l 

CASSANDRE 
Te voilà, pour le coup, pendard, déshérité! 

ARLEQUIN (revenant derrière Cassandre) 
Cest de la politique!,.. Et puis cette perruque, 

CASSANDRE 

Le gueux! 

TROISIÈME ABBE 
O le genou! 

ARLEQUIN (enlevant la perruque) 

...Qui couvre votre nuque,,, 

CASSANDRE (apoplectique) 
Je te tûrail 

ARLEQUIN (fuyant) 

De loin!... Eh bien! cet ornement. 
Dans le jargon du crû, c'est un amendement! 

CASSANDRE (poursuivant Arlequin] 
Arrête^!... Arrête^f! 

ARLEQUIN (disparaissant) 

A bas le ministère!! 

(Tous les convives se lèvent pour s^interposer et suivent la chasse. Pierrot seul 
reste absorbé, devant son kirsch.) 

PIERROT (accoudé sur la table) 
Les voilà donc partis... Je vais pouvoir me taire... 



— 124 — 

Tai trop vécu depuis ce soir,.. Je veux rêver ^ 
Redevenir enfin mon maîtrej et me sauver 
Dans le silence auguste et fier de ma pensée!... 
Je suis content de moi : cette fête est passée^ 
Et Je sens que mon âme en garde le meilleur... 
Eliane, Eliane! ô cher caprice l ô fleur 
C(q>iteuse et maligne! ô fleur cueillie en songe! 
Tu seras le plus fol et le plus beau mensonge 
Des mensonges cruels qui font la vérité^ 
Et tu n'as rien souffert de la réalité! 
Et toi, son Arlequin, cœur d'enfant, camr de soufre^ 
O flamme qui fais mal, sourire dont on souffre^ 
Petit cierge amoureux brûlant par les deux bouts. 
Arlequin, Eliane, évanouisse\-vous! 

(Il se lève.) 
Combien fen ai déjà, pâles, coiffés de nimbes. 
Combien de ces profils féeriques, dans les limbes 
De ma mémoire, et dans le vague clair-obscur 
De mon âme! 6 proflls de tendresse et d'azur. 
Aimés avant de vivre, et morts avant de naître. 
Que je n'ai pas aimés, et que f aimais peut-être ! 

(Se croisant les bras.) 
Comme on devient mauvais, implacable et moqueur, 
A se pencher ainsi sur les gouffres du cœur! 
Et comme le cristal de la divine enfance 
Se fêle étrangement â la première offense! 
On en garde à jamais un sourire attristé. 
Où la peur de souffrir semble de la fierté! 

(Regardant le parc.) 
O la belle nuit claire! La neige au loin, la neige 
Tombe sur les rumeurs du monde sacrilège. 
Douce sœur du silence et des esprits plaintifs, 
La lune se promène, et ses rayons furtifs 
Passant et repassant sur les herbes glacées. 
Ce sont les chers désirs et les chères pensées 
De quelqu'un qui m'appelle et que je ne vois pas ... 

ARLEQUIN (entrant essoufflé) 
Personne!... 



laS — 



PIERROT 



Le$ voici : /entends le bruit d*un pas... 
Je ne veux plus les voir... Fuyons!... Ah! (Il se voit dans la glace.) 

ARLEQUIN (à part) 

Quelle chasse I 
Cassandre renâclait comme une contre-basse; 
Eliane riait; un des abbés cherchait 
A retenir la contre-basse^ et moi, Farchet 
De ce gros instrument orageux et classique, 
Tallais comme le vent, de peur de la musique l 
Tiens l Je ne suis pas seul... Pierrot!,.. Que /ait-il lâf 
On dirait qu'il répète un menuet ï,.. 

PIERROT (regardant son image) 

O la 
Douce apparition, 6 la lumière en fête l 
Je la revois... c'est elle, elle-même^ la tête 
Fraternelle et si pure, et qui me ressemblait; 
Cette tête pensive et pâle qui voulait • 
Partager ma chimère et ma mélancolie! 
Elle bouge... Elle vit... 

ARLEQUIN (à part) 

Si Fon croit que f oublie 
Le bon tour que Pierrot a voulu me jouer, 
Je consens, sur mon àme^ à me laisser rouer ! 
Ecoutons... cet écran peut avoir des oreilles! (Il se cache.) 

PIERROT (se contemplant) 

Cest un autre, et c'est moi... ses lèvres sont pareilles 
Au sang vierge d'un cygne assassiné, ses yeux 
Profonds comme des deux, ses yeux mystérieux 
Sont deux lacs de tristesse et de candeur où sombre 
Le soir silencieux de mes yeux, et dans F ombre 
Plus lointain qu'un espoir et plus pur qu'un regret. 
Son visage é^loré me suit comme un portrait. 



126 



ARLEQUIN 

A qui parte-t'il donc de sa voix lente et basse? 
Personne!... 

PIERROT (à son reflet) 

Parle ! oh ! parle ! 

ARLEQUIN 

// regarde la glace!.., 

PIERROT (s'cxalta'ni) 

Je comprends maintenant!.,. Cet ait toi, cher absent^ 

Cher fantôme à la fois invisible et pi^ésent, 

Qui me gonflais le cceur de cette étrange ivresse! 

ARLEQUIN 

Il parle à son reflet... 

PIERROT 

Cette immense tendresse 
Eparse autour de moi, ce besoin de souffrir^ 
Cette soif de te voir^ et la peur d*en mourir. 
Ces roses sous le gel, c^s roses mensongères 
Dont le parfum tout bas, comme des voix légères, 
Afensorcelait la chair, ces roses folles, ces 
Roses qui fleurissaient à mes tempes, à mes 
Narines, à mes yeux, toute cette jeunesse. 
Tout cela me venait de toi, ri est-ce pas? N'est-ce 
Pas? Tout cela venait de toi!!..,... 

ARLEQUIN 

Bon ! fai compris ! 
Le cousin de la neige à la fin s'est épris 
De son image!... Ah! Ah! Pierrot! nous allons rirel 
Et je me vengerai!. . 

PIERROT 
Tu ne veux rien me dire? 



— 127 — 

(Lent et presque chanté) 
O cœur plein de mon cœur^ vaste comme les mers^ 
Espoir inexaucé de mes lèvres hautaines. 
Qui nous a révélé ces ivresses lointaines^ 
Par delà V heure triste et les baisers amers? 

ARLEQUIN (répétant) 
Espoir inexaucé de mes lèvres hautaines, 

PIERROT 

Mes jreux tendres et las fleurissent tes yeux chers, 

ARLEQ.UIN (même jeu) 
Par delà Fheure triste et les baisers amers, 

PIERROT 
Purs comme un ciel enfant, bons comme les fontaines! ' 

ARLEQUIN (même jeu) 

Mes yeux tendres et bas fleurissent tes yeux chers l 

PIERROT 
Quel silence enivré d^ étoiles incertaines ! 

ARLEQUIN (mêqiejcu) 
Pur comme un ciel enfant, bon comme les fontaines, 
PIERROT (éperdu) 

Un baiser de la lune a flàncé nos chairs ! 

(Il se précipite, les bras tendus, vers la glace, qu1l brise, et tombe, son habit blanc 

rouge de sang.) 



— 128 — 

SCÈNE FINALE 

PIERROT, ARLEQUIN, CASSANDRE, ELIANE, MEZZETIN 
LES TROIS ABBÉS 

PIERROT 
Oh! je me suis tué!! (Il reste absorbé.) 

CASSANDRE 
Pourquoi tout ce tapage f 

PREMIER ABBÉ 
Pierrot se tfouve mal!... 

ELIANE 
Qu*il y a-t'il, mon page? 

DEUXIÈME ABBÉ 

Est-ce un assassinat? 

CASSANDRE 
O mon pauvre miroir / 

MEZZETIN 

Que s^est-il donc passé?.. . 

ARLEQUIN (triomphant) 

Pierrot, fou de se voir 
De trop près dans la glace ^ a baisé son image! 
Et voilât mes amis, d^où vient tout ce tapage! 

TROISIÈME ABBÉ 
Ùonnei^-lui donc à boire; il me parait soufrant! 

CASSANDRE (solennel) 

Et voilà ce que c'est que d'être indifférent 
Aux choses de VEtatl 



— 129 — 

ELI ANE 

Au charme d'une ceillade! 

MEZZETIN 
Et voilà ce que dest de ri être pas malade! 

ARLEQUIN 

Hé! seigneur du grésil! 

ELI ANE 

O marquis de F hiver! 
Vous ne dites plus rien!... 

MEZZETIN 

// est mort! ô mon cher 
Pierrot, seraiS'4u mort?.,. 

CASSANDRE (secouant Pierrot) 

Holà! prince du givre! 

PIERROT (se relevant) 
Ouif je me suis tué: mais comme je vais vivre! 

'ALBERT GiRAUD; 

Décembre 1886. 




— i3o — 



CHRONIQUE ARTISTIQUE 



L'EXPOSITION DES XX 

Se fortifier dans V admiration de quelques 
rares artistes et dans un dédain vaste de la 
foule, 

(Inconnu.) 

Je leur ai une très vive et sincère gratitude, à ces XY, de contribuer 
chaque an, pendant quelques jours, à montrer le bourgeois dans toute' 
la splendeur de sa naïveté. J'adore le bourgeois, le pur sang; ce m'est 
une inépuisable source de délectations profondes. Mais il devient timide 
et difficile à confesser; cela l'a effarouché de se voir parfois si hautai- 
nement méprisé; il a maintenant la pudeur de son incompréhension et 
un vague sentiment de son grotesque lui fait adopter, en matière d'art, 
quelques opinions courantes, apprises par les relations mondaines et par 
elles dictées comme la coupe d'un veston ou la cassure d'un col. Ainsi, 
maintes fois, sont salis d'admirations convenues des maîtres de dilection. 
Mais du moins, aux XX^ quelle revanche ! Comme elle s'épanouit la mon- 
strueuse fleur de goujaterie! Devant cette peinture qui a toutes les audaces, 
il a, Lui, cette audace plus grande de se montrer tel qu'il est, lâchant la 
bonde à toutes les sottises, dans l'intégrale ineptie de son goût, enfin sincère, 
et si curieux alors à observer, si réjouissant à entendre. Il y a des apprécia- 
tions d'une platitude ineffable, impossibles à inventer, et des cuistreries 
majestueuses qui révèlent la foncière vilenie de certanies âmes... 

Je leur suis reconnaissant encore, à ces XX, pour m'avoir donné à 
admirer l'un des plus gracieux tableaux modernes qui se puisse rêver. Au 
jour de l'ouverture, les Salons, malgré tout l'esprit des détracteurs qui 
« zwanzent » et l'hostilité de la critique qui pontifie, étaient remplis, 
remplis à ^'étouffer. Ce fut une solennité mondaine d'un caractère char- 
mant. Dans cette foule animée, bruyante, où s'apercevaient tant de physio- 
nomies intéressantes, au milieu des saluts, des rires, des conversations où 
pétillait l'esprit comme la mousse en une coupe de Champagne, dans la tur- 
bulente joie de cette fête, la Femme de ce temps apparaissait. Elle apparais- 
sait dans le caprice et l'attrait de la toilette moderne, en une infinie diver- 
sité d'élégances, non l'élégance banale imposée par le couturier, mais celle 
inspirée à la femme par ce prodigieux instinct d'art qui lui fait inventer 
pour sa mise des combinaisons inattendues et captivantes de lignes, des 
arrangements séducteurs de nuances, cette exquise fleur de fantaisie, ce je 
ne sais quoi, impossible à préciser, qui donne du style à certaines robes et 
de l'esprit à certains chapeaux ! Oh ! que de jolis mouvements, d'adorables 



— i3i — 

gestes, d^inoubliables attitudes furtivement surprises ce jour-là, et dans 
Fentrain général, que d'expression en lés sourires et d'éclat dans les yeux! 
— Ce tableau-là était signé OCTAVË Maus. Il faut l'en féliciter, car pour 
être éphémère, il n'en était pas moins ravissant. 

On n'en pourrait autant dire, à mon grand regret, des plus réels tableaux 
appendus au long des murs. Toute ma bienveillance ne m'empêchera 
pas de trouver qu'il y a de bien piètres choses à l'exposition actuelle. Le 
mouvement d'art qu'elle indique est moins accentué et moins intéressant 
qu'aux années précédentes. Car enfin, soyons francs, que nous ont-ils 
appris de nouveau, soit sur eux-mêmes, soit sur la nature, ces prétendus 
apporteurs de neuf? La plupart sont restés stationnaires et piétinent sur 
place,, donnant toujours la même note ; il y a même plusieurs de ces nova- 
teurs qui ne font que du vieux. 

Et tout d'abord les invités — dont on se sert généralement pour accabler 
les Vingtistes de comparaisons désagréables — sont particulièrement infé- 
rieurs. Que dire du Norwégien Thaulow et de l'Anglais SiCKERT? Leurs 
noms ne sont point à retenir. Mais j'éprouve le besoin d'exprimer tout mon 
mépris pour RENAN, un bas faiseur de sèches et prétentieuses chromoli- 
thographies, s'eflforçant à pasticher Cazin, juste assez pour être trouvé 
délicatement sentimental et poétique par de tout petits, épiciers de Mont- 
rouge et d'ailleurs. Mais je dois dire la tristesse ressentie en constatant la 
déchéance de RaffaéLLI, Cet artiste, qui d'une manière plus éloquente 
que nul autre avait exprimé l'âpre mélancolie des modernes banlieues, s est 
aveuli dans le succès. Son talent, châtré de toutes ses audaces passées, a 
perdu l'envolée de son si personnel accent de tristesse et est descendu à la 
caricature méprisable, parfois même ordurière, comme en cette immonde 
Café-concert à soldats. Non pas que le sujet m'offusque, loin de là, mais 
parce que tout art y manque et que je n'y vois qu'une repoussante et 
grossière image, pensée par un « vitrier » et destinée seulement à réjouir 
quelques vieux bourgeois libidineux. La Place de la Trinité est la seule 
chose de valeur dans son exposition. Lebourg a un envoi trop peu impor- 
tant pour être apprécié. 

Seurat et Pissarro ne me paraissent pas non plus mériter de longues 
discussions. Bien qu'on l'ait annoncé aux populations, on ne s'est pas du 
tout fichu de claques à leur propos. Ils peignent d'après une théorie scien- 
tifique, c'est tout dire et cela les juge. Ce sont des expériences et non des 
tableaux auxquelles ils nous convient. Ils démontrent par des équations 
comment peut s'obtenir, presque mécaniquement, un chef-d'œuvre. Comme 
expérience, leur peinture est à signaler; ils ont prouvé, en effet, quelle 
lumière intense on pouvait obtenir en décomposant le ton sur la toile et 
plus d'un enseignement est à retirer de leurs œuvres. En principe, cette 
vérité avait été déjà établie avant eux, au reste, par Claude Monet avec 
moins de mathématique peut-être, mais avec plus d'art à coup sûr. Et enfin, 
la Promenade des Nounous, de THÉO VAN Rysselberghe, ne 
démontre-t-elle pas que l'on peut obtenir d'aussi éclatants effets par d'autres 
moyens? Alors, pourquoi veut-on que je me passionne pour ces tours de 



— l32 — 

force? Heureusement que le novateur laisse» chez Seurat, malgré tout, 
percer Tartiste : voir la petite marine, à droite de la Grande Jatte^ d'une 
exquise délicatesse de tons et toute vibrante d'air. 

Avec moins de prétentions, les études de Mii« BERTHE MORISOT m*ont 
retenu. Art inférieur, comme tout art de femme, nécessairement, mais per- 
sonnalité bien accusée et qualités bien françaises : la grâce, la légèreté, 
Fesprit, avec une bien pénétrante modernité, caractéristiques de toute une 
famille d'artistes de France, de Lancret à Forain, ces deux grands petits- 
« maîtres ». M'ont requis aussi les beaux dessins de M°^« MARIE Cazin et 
son bronze : Jeunes filles^ d'une pureté et d'une sérénité de lignes, d^une 
candeur d'expression qui rappellent un peu les adorables sculpteurs floren- 
tins primitifs. Chez RODIN c'est, au contraire, la vigueur emportée, la 
fougue, l'entrain, l'ampleur, l'exubérance, avec une nervosité passionnée 
et une modernité profonde, qui font la haute valeur de son œuvre, fort 
supérieure à tout ce que je connais de la sculpture française contemporaine. 

Parmi les Hollandais, Vander Maarel a deux toiles quelconques, 
indignes de lui, que je sais être un chercheur et un délicat ; WiLLEM MARIS, 
des Vaches à Feau et une Impression superbes, d'une opulente couleur, 
avec des ruissellements nacrés de lumière ; MATHIEU MARIS, quatre petits 
tableaux, qui font désirer un envoi plus important, surtout cette admirable 
Rêverie f si chaudement colorée dans une gamme de tons bruns et roux, 
avec toute une poésie de mystère en ces fouillis profonds, et une grâce énig- 
matique et inquiétante en l'enfant qui songe.... PHILIPPE ZiLCKEN, enfin, 
a des eaux-fortes absolument remarquables et quelques bons tableaux : 
entre autres un paysage de soir aux harmonies de lumière chaude et de 
taillis sombres moelleusement fondus. 

Sauf Meunier, les invités belges ne sont guère parmi les apporteurs de 
neuf. VeRHAEREN et Smits sont d'estimables talents, mais fort peu 
intransigeants, on nous le concédera. ARTAN et DE Braekeleer n'ont 
rien non plus de bien révolutionnaire. Valeurs depuis longtemps reconnues 
et classées. De DE BRAEKELEER on nous montre des choses très médiocres; 
est-ce là la nouveauté? De lui, cependant, deux chefs-d'œuvre, deux mer- 
veilles : les tableaux avec les prestigieux cuirs, les cuirs 

Où la lourde splendeur des jours passés s'endort. 
Mystérieux et roux comme de grands lacs d'or! 
O cuirs en qui survit fâme des vieux soleils ! 

D* ARTAN, une œuvre d'élite aussi : une Inondation : dans une rue de 
village, la nuit, avec l'horreur des eaux fangeuses qui glougloutent, le déses- 
poir des maisons basses abandonnées, une demi-obscurité pleine d'angoisse. 

Constantin Meunier, au moins, tente des efforts d'art nouveau et 
son talent s'affirme avec une ampleur qu'il n'avait point atteinte jusqu'ici. 
L'un de nos grands peintres, chez lequel malheureusement l'exécution était 
souvent restée en dessous de la conception, il est devenu, depuis deux 
ans, Tun de nos grands sculpteurs. Et ses œuvres dernières attestent 
l'incroyable énergie de son talent audacieux et s'efforçant encore, malgré la 



— i33 — 

gloire acquise, comme un débutant. Son œuvre, c*est le rude et grandiose 
poème du Travail. L'un des premiers, il a compris ia saisissante beauté de 
l'industrie moderne, et il est allé dans les charbonnages sinistres, dans les 
laminoirs sombres où courent des traits de feu, où l'homme incessam- 
ment lutte pour dompter la matière. Et c'est un de ces broyeurs de 
feu, un de ces Marteleurs qu'il a campé, sauvagement énergique et fier, 
comme un chevalier des temps anciens, avec, en plus, la morne résignation 
pensive du prolétaire courbé sous le fardeau de ses fatales douleurs. Exposé 
l'an passé au Salon de Paris, le Marteleur fut acclamé par Mirbeau, on 
s'en souvient ; comme on comprend son enthousiasme I / 

Des Vingtistes, Chainaye, Toorop et Khnopff n'exposent pas. 
Charlet et Finch n'exposent qu'à moitié et Wytsman, ChÀRLIER et 
Van Strydonck eussent mieux fait de ne pas exposer du tout. VAN 
Strydonck est d'un vulgaire qui fait frémir; ses couleurs, férocement 
triviales, hurlent dans ses tableaux aux sujets bétes. Plus bêtes encore sont 
les sujets de CHARLIER; je n'ai jamais rien vu de plus commun et de plus 
banalement théâtral que son Semeur du mail Ohl ce n'est pas lui — ni 
même DUBOIS, un talent autrement nerveux et élégant, cependant — qui 
feront oublier Jef LAMBEAUX, le robuste artiste que les XX avaient avec 
eux au début! 

Une seule révélation : HENRI DE GrOUX. Inconnu presque avant l'ou- 
verture, célèbre maintenant. Le dernier arrivé parmi les XX^ l'un des 
premiers déjà. Nous avons ici un grand sensitif auquel il ne manque plus 
que du travail et l'expérience technique du métier pour devenir un grand 
artiste. Personnel extraordinairement, il a déjà débarrassé son talent de 
l'influence paternelle, — cet autre grand artiste, méconnu de son vivant 
et qui, à côté du triomphe de son fils, triomphait, lui aussi, au milieu du 
musée moderne réinstallé 1 On a cherché de suite des comparaisons pour 
classer ce nouveau venu ; et c'est à Delacroix qu'il a fallu renA>nter pour 
retrouver un correspondant enthousiasme de la couleur, une semblable 
fiirie de tons éclatants et farouches I DE Groux a encore fort à faire ; sa 
palette, trop noire, doit s'éclaircir et se garder des tons ternes et sales ; 
mais quelle ampleur tragique, dès maintenant, dans les deux tableaux inspi- 
rés par Kees Doorik. Ohl l'admirable emportement, romantique si l'on 
veut, mais d'une horreur splendide dans ces deux corps confondus : le 
meurtrier accroupi sur sa victime, dégrisé de l'ivresse du meurtre par le 
regard qui s'immobilise dans l'œil vitreux de l'assassiné 1 Et cet Assassiné 
ensuite, seul, perdu au milieu du solennel paysage du soir, le repos de la 
mort et du crépuscule descendu sur cette lutte, avec Therbe rouge de sang 
et le grand horizon au loin majestueux et serein I — Après ces scènes de 
carnage, j'admire fort ce Vieillard^ assis raidement sur sa chaise, d'une si 
étonnante intimité, si plein de pensées, de songeries lentes et rusées de 
vieux paysan se reposant du labeur d'une vie. — Les autres esquisses, 
confirment ces précieuses quaUtés. Muses! réjouissez-vous : un artiste nous 
est né! 

James Ensor est toujours le merveilleux poète des pâtes savoureuses. 



- i34- 

le chercheur épris des chansons de la lumière et des tons vigoureux. Son 
Portrait, ses Natures mortes si crânement brossées, saFi/e de villCy affir- 
ment à nouveau le puissant coloriste que nous connaissions. Mais il semble 
vouloir chercher maintenant autre chose et tenter un nouvel effort. Dans 
ses Visions, ces dessins extraordinaires où trop souvent réapparaît le souve- 
nir de Rembrandt, il y a toute une nouvelle voie ouverte pour lui. V Entrée 
à Jérusalem^ qui a si fort étonné, est, à peu de chose près, superbe; c'est 
comme un carnaval gigantesque, symbohsant la Rue moderne. 

ANNA BOCH, Is. Verheyden, W. Schlobach, Th. Van Ryssel- 
BERGHE ne m'attirent qu'à demi. Les deux premiers sont en décadence mar- 
quée; les deux derniers indiquent un léger progrès, surtout dans leurs por- 
traits (portrait de M. De la Hault, portrait de dame en blanc). Tous quatre . 
sont d'excellents peintres, talents honnêtes et sympathiques auxquels on 
s'intéresse, connaissant bien leur métier, mais, disons-le franchement, trop 
sages et desquels on désirerait moins de perfection et plus d'originalité. 
Les critiques sont si grincheux que je serais presque tenté de faire le sou- 
hait contraire à Dario DE Regoyos ; il a tant de qualités et les fiait si mal 
valoir ! 

Plus je vois de tableaux de GUILLAUME VOGELS, plus me subjugue 
son admirable talent. C'est certainement l'un des grands paysagistes que 
nous ayons eus en Belgique. Les huit toiles qui forment son envoi de cette 
année sont toutes de haute valeur et je n'ose faire un choix : VEstaçade 
dans le brouillard me plaît surtout. Comme il sait faire chanter les joies 
de la couleur, les délicatesses des nuances, l'infinie variété des tons, le 
maître peintre ! Mais je l'aime non seulement pour sa prestigieuse palette, 
mais aussi pour son interprétation si personnelle et si captivante de la 
nature! Il sait mettre, en ses harmonies de couleur, tout un monde de flot- 
tantes songeries ; la vie partout bruit et se révèle ; les frissons des arbres, 
les craquements des sèves, les murmures des sources, les palpitations des 
vapeurs et des nuées, et dans les taillis sombres, près des canaux placides 
et redoutables, dans les neiges solitaires, dans les soleils couchants où 
saigne la rouge lumière, toujours palpite un mystère, se pressent une tra- 
gique histoire, comme des souvenirs de crime caché ou de méfait lugubre ! 

FÉLICIEN ROPS a trois dessins merveilleux : la Dame à la fourrure, 
perverse et féline, Une Gueuse, déchéance affreuse de la fille, et le Guéris- 
seur de fièvres, ce dernier le meilleur des trois. 

Je parlerai, dans un prochain article sur Odilon Redon, en même 
temps que de l'album la Nuit et de Profil de lumière, œuvres récentes, 
des admirables dessins destinés à illustrer le Juré, 

Jules Destrée. 



— i35 



CHRONIQUE MUSICALE 




LA WALKURE 

e sept mars i885, MM. Stoumon etCalabresi faisaient repré- 
senter, au théâtre de la Monnaie, les Maîtres-Chanteurs. 

Le neuf mars 1887, MM. Dupont et Lapissida y donnaient, 
pour la première fois, la Walkiire; je dis, pour la première 
fois, car les représentations tout accidentelles d'une troupe allemande n*ont 
eu aucune importance au point de vue de Tacclimatation de Tœuvre en 
Belgique. 

Ainsi, à deux ans de distance, voici, à peu de jours près, la même date à 
retenir. Après un long hiver de somnolence, il semble qu'un grand souffle, 
venu on ne sait d où, passe et nous emplisse l'âme de parfums et nous éveille 
à une vie artistique nouvelle. 

Pour qui a été à Bayreuth, c'est une réminiscence de sensations; l'illu- 
sion de se trouver tout à coup à des distances d'oubli du pays qu'on quitte 
en communion avec un être qu'on aime et qui vous aime; quelque chose 
comme un retour au pays natal de l'âme. Quand on en sort, c'est un éveil 
dans la stupeur ; on sort d'un rêve. On regarde, hébété, la vie, qui vous 
regarde avec l'air de se dire : cet homme est fou ! La vie qui passe ration- 
nelle et pratique, court à une échéance, à une vente publique et joue aux 
dominos en buvant des bocks et l'on cherche à s'enfuir, à rentrer dans le 
rêve. 

Mais où prendre maintenant les mots pour l'exprimer? 

M°»« Judith Gauthier, parlant de sa première visite à Wagner, dit ; « Ce 
qui m'a le plus frappé dans cette tête puissante et volontaire, après l'éclat 
extraordinaire des prunelles et l'intensité du regard, c'est l'expression d'in- 
finie bonté qui flottait sur ses lèvres ». Cette bonté, cette tendresse d'un 
cœur qui n'aspirait qu'à la paix suprême de Wahnfried, dominent l'œuvre 
de Wagner. 

On a, bien des fois, raconté la légende de ses drames, mais sans en faire 
ressortir assez le sens philosophique. On l'a montrée du côté des faits plus 
que du côté de l'âme ; c'est pourquoi le public s'ennuie à ne voir encore dans 
ces légendes qu'un fatras mythique, un mécanisme embrouillé de faits sur- 
naturels très éloignés de nous. Wagner n'a pas prétendu illustrer une his- 
toire de géants et de nains. S'il a raconté une épopée, c'est que-les épopées 
se développent à l'âge des races où la nature est le plus entière. Sa légende 
des Niebelungen n est que le branchage où viendra s'épanouir la passion 
humaine dont il anime ses sujets ; car rien n'est plus près qu'eux de l'hu- 
manité. 

Les faits, dont est- tramée la Tétralogie^ se groupent surtout dans le 



— i36 — 

prologue : le Rheingold. C*est là qu*il expose la légende de VOr du Rhin 
qui doit mettre en mouvement tout le drame; mais si le prodigieux sym- 
phoniste a fait de cette partition l'un des plus riches fragments de Tœuvre 
musicale, la Walkûre, seulement, en dégage la passion douloureuse. Cest 
ici que les dieux et leurs descendants deviennent une humanité grandie par 
la souffrance, c*est ici, dans son chant premier, que la Tétralogie apparaît 
eomme un fervent acte de foi en la religion d'amour. 

Nous sommes loin des héros de Corneille vivant droits dans leur huma* 
nité de pierre sans au delà. Dans Corneille, la toute-puissance vient des 
hommes et se limite à leurs vertus. Dans Wagner, la morale esthétique puri- 
fiée de la morale sociale, permet aux hommes-dieux de faiblir, car la force 
qui Tes écrase est fatale; elle vient de plus haut que la terre, de cette région 
mystérieuse inexplorée qui nous enveloppe de fleurs, de ciel, de parfums et 
dont les voix nous disent : tout véritable amour contient de la. souffrance. 
Ceux qui ont péché par amour trouveront leur rédemption dans cette souf- 
france. 

Wotan, comme Sachs dans les Maîtres-Chanteurs, représente cette 
force mâle de Tœuvre qui trouve son expression plastique dans le motif 
du Walhall. C'est lui, le symbole de cette bonté puissante, de cette uni- 
verselle pitié qui amène la fin des dieux submergés par leur création et 
Brunnhilde, « fiUe de son désir », ne fait que trahir ses aspirations secrètes 
.lorsque, saisie d'une admirable compassion, elle protège Siegmound coupable 
dont le dieu a juré la mort. Aussi n'est-il rien de plus douloureux que la 
scène du Châtiment et des Adieux, de plus énorme par l'efiGroyable fatalité 
qu'on sent peser sur ces deux êtres unis dans un suprême embrassement. Le 
dieu est las de sa déité. C'est le père qui vient clore d'un long baiser les 
paupières et pleurer sur sa fille perdue avec de vraies larmes d'homme, des 
larmes qui creusent. 

Ces adieux de Wotan, cette scène finale synthétique de l'œuvre préparant 
le réveil de la femme amoureuse par le héros Siegfried, dépasse en puis- 
sance de réalisation ce qu'on peut imaginer de plus émotionnant. 

Depuis cette dégradation lente d'harmonies chromatiques qui fait pres- 
sentir à Brunnhilde « les ombres du sommeil » et qui repasseront tantôt en 
vibrations plus immatérielles sur ses paupières abaissées ; depuis la scène 
de supplication où les thèmes de la Walkure, de Siegfried, de l'épée, 
mêlés au thème du sommeil, font frémir en elle la révolte de sa race 
héro'ique, jusqu'au moment où le thème de la justification éclate, tandis que 
Wotan la relève et l'attire en ses bras, la tendresse épandue par toute l'œuvre 
s'amoncelle enfin, déborde du cœur et des lèvres et dépasse les mots dont 
on voudrait l'exprimer, et les sentiments apparaissent d'une simplicité 
profondément triste dans le cœur de ce dieu paternel comme dans celui de 
l'amazone héroïque devenue cette jeune fille, cette femme-enfant à qui la 
désaffection, l'abandon arrachent des supplications désolées.. Aussi, quand 
elle a compris qu'on l'aime encore, lorsque les bras de Wotan l'enveloppent 
de pardon et qu'un baiser lui ferme les yeux pour le sommeil terrestre, la 
sérénité retransparaît à son visage béatifié. Elle peut dormir maintenant, en 
rêvant de Siegfried, car les flammes sacrées qui lèchent sa couche, se tordent 



-i37- 

à ses pieds, se ploient, s*enlacent, ondulent en s^élevant de plus en plus 
autour d'elle, la protègent de leur immense et pure caresse. 

A évoquer de pareilles scènes, la plume nous tombe des mains. Nous tou- 
chons à un monde de sensations métaphysiques intraduisibles. 

Comment donner un nom? comment traduire par des phrases, l'inten- 
sité de la passion qui anime ces marbres grecs? Téblouissement de ces 
pages heurtées, pleines d'oppositions violentes, qui laissent à Tesprit des 
taches noires comme aux yeux quand on a trop regardé le soleil. Telles 
les pages de la Chevauchée et de la colère de Wotan. 

Comment traduire le sublime cantique d*amour qui semble lancer son 
hymne à la joie des profondeurs de la forêt de Siegfried, toute bruissante 
de frisselis de feuilles et de battements d'ailes et qui passe de l'envelop- 
pante mélodie orchestrale phrasée par les archets aux éclats sonores du 
thème de Fépée ; des sentiments ignorés, contenus, dont la compassion de 
Sieglinde déplie un à un les voiles, à ce déchaînement de passion où 
l'affolé d'amour arrache avec un cri de détresse, l'épée du frêne, où les 
amants unis dans un paroxysme d'exaltation semblent ouvrir leur ftme à 
la lumière du ciel. 

Et songer que tout cela n'est encore qu'une gigantesque ébauche de 
Tristan ! 

Comment dire la grandeur hiératique du second acte, vivant surtout par 
l'intensité dramatique des scènes de Wotan, notamment avec Brunnhilde; 
comme aussi de la scène angoissée, de doute, de terreur, de désespoir, suc- 
cédant, entre Siegmound et Sieglinde, aux élans du premier acte. 

Et quels saisissants bouts de symphonie pendant ces silences où le drame 
quintessencié dans le jeu psychologique des personnages trahit les affres 
qui leur tordent Tfime. 

Enfin, pour nimber ce fragment d'une lueur d'outre-terre, l'apparition 
de la Walkure venant annoncer à Siegmound sa mort prochaine. 

A l'abri d*un roc, Sieglinde épuisée, s'est endormie aux pieds de son 
héros et devant eux, Brunnhilde se dresse, la main gauche sur son bou- 
clier, la main droite appuyée à la crinière de son cheval Grane. 

Les thèmes de l'apparition funèbre, de l'élection des héros, du Walhall 
se phrasent avec une expression de tristesse infinie, coupés de très longs 
silences où tombent lugubrement de sourds battements de timbales. 
D'une voix lente et triste, elle apprend à Siegmound qu'elle le conduira 
bientôt au séjour éternel des guerriers héroïques. Mais Sieglinde hélas ! 
la bien-aimée ne l'y suivra pas. Et le motif fatidique et sombre évoquant 
des lointains, les splendeurs du Walhall, revient sans cesse accentuer la 
prophétie implacable. Oh I tout est immobile et calme autour d'eux. La 
lutte est inutile. L'heure de la séparation a sonné, Siegmound mourra. 
La fatalité s'appesantit et l'écrase et Ton dirait, au caractère poignant de 
ce thème qui fait songer à la marche funèbre de Siegfried, on dirait qu'on 
sent déjà la mort approcher. 

Qu'est-ce donc que ce drame lyrique prodigieux fait de thèmes trans- 
formés, confondus dans le tissu d'une action pour ainsi dire poly-passion- 
nelle? 



— i38 — 

Qu'est-ce qu'un art qui renouvelle les tempéraments au point de le^ 
. entraîner à une abnégation artistique comme on n'en avait vu qu'en Alle- 
magne. 

M°»" Litvinne, Balensi, Martini, — Martini surtout, — une révélation ! 
MM. Séguin, Engel, Bourgeois, ces deux derniers, malgré des défedllances 
de voix, n'ont-ils pas arraché des applaudissements enthousiastes au silence 
religieux d'un public métamorphosé lui-même. 

Et les Walkûres dans leurs appels sauvages et leurs cris d'inspirées ! 

Est-ce de la musique encore, ces vibrations d'être, ces harmonies pas- 
sionnelles ; cela qui se jette sur vous, vous prend, vous heurte, vous ter- 
rasse, et où demeure quelque chose d'inattendu qui déconcerte et fait 
qu'on a besoin de se ressaisir. 

A Bayreuth, après les émotions secouantes du premier acte de Tristan^ 
tandis que se vidait la salle au jour tombant sur cette colline boisée qui 
domine la vallée du Mein Rouge, j'ai vu des yeux d'hommes pleurer. 

L'autre soir, à la répétition générale de la Walkûre, au miliéli de cette 
salle obscure rappelant Bayreuth par bien des dispositions matérielles, par 
la mise en scène et aussi par je ne sais quelle transformation de l'atmo- 
sphère artistique, quand à la fin du troisième acte, la symphonie du feu 
s'est élevée, enveloppant d'harmonies voluptueuses la Walkûre' endormie, 
je sais bien des yeux qui se sont mouillés, des mains qui ont tremblé, des 
cœurs qui ont battu dans les poitrines oppressées... 

Le lendemain, il y avait bien un peu trop d'or et de brillants, un peu 
trop de lumière encore pour conserver aussi intacte l'impression de recueil- 
lement parmi lés bruits inévitables, les toussaillements, les craquements 
d'une foule de curieux qui s'écrase en silence, mais cette foule elle-même 
s'était faite attentive et religieuse. Elle mérite du respect pour le respect 
qu'elle a donné à l'œuvre, et ce n'est pas un des moindres miracles de 
Wagner de l'avoir captivée et secouée d'enthousiasme. 

Oh ! sentir ce qui nous trouble et ne savoir comment cela nous vient ; 
Rester pendant des heures en prière muette devant cette chose dont les 
impressions lumineuses, sonores, vivantes se lèvent en nous ; sentir notre 
être envahi d'un parfum d'être ; une âme qui nous trouble Tâme et ne pou- 
voir la saisir et la fixer. Retourner encore, et sans cesse à cette adoration ; 
nous en pénétrer, nous en béatifier; puis, à bout de forces avoir envie 
d'arracher un sanglot de nos poitrines en nous écriant : C'est trop I 

Heureux ceux qui après avoir essayé en vain d'exprimer cela, peuvent 
briser leur plume et déchirer les pages écrites en renonçant à dire avec des 
mots ce que c est que de pareilles œuvres et pourquoi leur auteur est mort 
d'amour et de génie ! 

Henry Maubel. 



-. i39- 



MEMENTO 



LETTRES 



Prochainement reparaîtra F Artiste, le 
journal que dirigea naguère Théo Hannon, 
et qu*un groupe de jeunes écrivains reprend 
aujourd'hui. Ce ne sera pas l'organe de tel 
ou tel groupe, mais un journal d'art, sans 
abus de toques ni de robes, et dont les arti- 
cles seront signés. Dès au jourd'hui, VA rtiste, 
dont le premier numéro est annoncé pour 
le 3 avril, a la vie matérielle assurée pour 
plus d'un an. Orné du frontispice de Rops 
que Ton se rappelle, il aura exactement le 
même aspect typographique qu'à son 
début. Plusieurs des nôtres y collabore - 
roiTt. M. Henry Maubel y fera la critique 
musicale, de concert (parfaitement) avec 
M. Lafontaine, le wagnériste connu, 
M. Max Waller, la critique des expositions, 
M. Iwan Gilkin, celle des théâtres, et 
M. Maurice Sulzberger celle des livres. 
L'Artiste se tiendra au courant du mouve- 
ment général et s'occupera également de la 
diffusion « commerciale » des œuvres, de 
façon à veiller aux intérêts pécuniaires des 
artistes. 

Inutile d'ajouter que la Jeune Belgique 
tend la main au ressuscité. 

*■** 

A signaler entre VArt Moderne et le Pa- 
/dfs, une intéressante polémique signée 
Maus et Maubel. Thème : La littérature 
judiciaire. 

Le Journal des Tribunaux en ayant ras- 
semblé les morceaux avec réplique et reré- 
plique, dans ses numéros du 27 février et 
du 6 mars, on croyait l'incident clos, quand 
un jeune avocat M. Albert Mélot, « élevé 
dans rintimilé d'un vieillard de 75 ans » 
surgit à la barre du Palais (V. le n» de 
mars) pour défendre contre notre ami Mau- 
bel la confrérie du barreau que personne 
n'avait attaquée. 

Le comble du prodelsme! Son article 
pourrait s'intituler : Essai de mercuriale 
par un fils d'avocat général qui veut se 
faire aussi grand que son père et se fourre 
la mercuriale dans Tceil. 



Le jeune Cujas y a tant et tant remonté 
son éloquence qu'il en a cassé le ressort. Il 
est allé à fond avec la grâce du plongeur qui 
fait un épouvantable plat ventre. Claque ! 
Sa polémique est émaillée de personnalités 
qui tâchent d'être désobligeantes et dégrin- 
golent dans la plus inoffensive des mala- 
dresses. Exemple : Il m'importe peu qu'une 
classification littéraire vous plaise ou vous 
déplaise. — • Paf ! On demande un tombe- 
reau de pavés de Quenast pour attacher à 
la lancette de monsieur. 

Puis ailleurs : Je m'étonne de vous en- 
tendre critiquer les écrivains qui se can- 
tonnent dans la littérature judiciaire, alors 
que dans vos a Croquis funèbres^r* vous ave^ 
cantonné votre maîtresse^ la littérature, 
dans Venceinte des cimetières les plus éter- 
nellement lugubres. 

Comme avec de pareils arguments la 
discussion s'élève tout de suite, n'est-ce 
pas? 

II faut dire à sa louange que le jeune dé- 
fenseur mélot-dramattque qui a un peu 
plus de vingt ans à Tétat-civil, porte très 
gravement ses cinquante années de nour- 
rice. 

Il n'y a pas trace d'un sourire dans tout 

son article et pourtant, s'il s'était regardé 

seulement une fois en l'écrivant, il n'aurait 

pas manqué de s'éclater de rire au nez. 

Qu'il nous permette de le faire pour lui. 



Voici que Chariot a pondu. La dernière 
Revue de Belgique donne l'œuf. Le voici : 

CRI DE DEUIL 

Je voudrais lenr crier un adieu, je né puis ! 
Je les vois lu, Usons humains, au fond des puits 

Jo vols leur cendre au vent qui flotte ; 
Je vois la mère en pleurs et l'enfant orphelin. 

J 'entends le pays qui se plaint 

Et l'humanité qui sanglote. 

Je dis qu'à ces horreurs il est temps de pourvoir. 
Qu'il faut songer enfin & oe premier devoir. 
Qu'il ne suffira point d'alléger des misères. 
La science n'est pas si nulle dans nos mains 

Que ces sacrifloei hiunalns 
A nos prospérités soient encor néoessalrea ! 



140 



Jammis on n'eut oe droit l Katti ces obtonn tattean 
Sont une part de nous, de nos hns, de noe ocson 1 
De noe oœun, de nos biens, nous leur devons U 

[dlme] 
li'or n'est pss toat; il font i'éoole, il £Btat la loi ; 
11 fitat, puisque oe peuple est traqué par l'effroi. 
Qu'il se sente autre cbose enfin qu'une victime. 

Aux entrailles du globe est son alfreux bercail ; 
n se tnii le démon des enfers du travail 
Bt la tonme Vj suit, loin des fleurs de la bsiffs. 
Et quand la fbudre éclate an cratère proteid. 
Ce trouva caloiné, c'était un enCuitUond, 
Cette borrible iooiie, hélas ! ftit une vierge. 

Âb I le peuple est on frère 1 Bt, s*il devient martyr, 
L'éobo de sa torture en nous doit retentir ; 
n flmt, alors, il tàat, a notre angoisse amère, 
O de notre industre étemel eraciflx, 
Qoa c|iaoun« que le plus délaissé de tes flls 
Sente en sa patrie une mère l 

L'or n'y saflt i Donnons toiUourt 1 quêtons parloati 
U fkut des lois : La loi de JusUce peut toutl 
La sdenoe : Oo a bien désarmé le tonnerre i 
Des lois I N'attendons plus un martyre nouveau 
Pour savoir qu'on ne iUt rien contre le fléau 
Tant qu'il reste une diose à telre. 

CH.PoTvm. 

Recommandons le tronçon caldné et la 
• scorie avec tout ce qui est autour. Bravo, 
mon vieux lapin 1 

»♦• 

Reçu le i** mars ced : « Cher confrère, 
« noua vous prions d*assister à la confé- 
« rence que donnera M. Edm. Picard le 
« mercredi 9 mars à 3 h..., etc. Sujet : Lis 
« DESSOUS D*UMK oEuvsB LrrriBAimB (COffl- 
Il ment a été fait le Juré) ». 

Nous ssurons sans doute ensuite com- 
ment ont été faits Les dessous... ^ etc., et il 
n*y a pas [de raison pour que cela finisse. 

Avis au père du Juré : L'Eden-Théâtre 
est à louer (trapèzes compris). 



A la séance en question, le dit père du 
Juré {Juré avocalyptique qui n'a encore été 
lu ni dans la colonne du Congrès, ni place 
des Martyrs, ni auxchauffoirs économiques, 
ni à la morgue, ni au jardin d*acclimatation 
de Madame Bodinus), a trouvé bon d'appeler 
Max Waller gamin, sur un ton presque 
paternel d'ailleurs. M. Picard se doute peu 
du plaisir que cela a fait à M. W. Alors que 
rftge de M. Edm. P. ne lui permet plus 
d'être gamin que dans de rares bals mas- 



qués, M. W. se vante de Têtre toujoure; il 
adore la gaminerie comme une forme spé- 
ciale et charmante de la conversation et de 
récriture, la gaminerie qui envoie des cas- 
cades de rire aux amiraux, aux juriscon- 
sultes et aux jurés monodramatiques, qui 
rafible des farces de tréteaux lorsqu'elles 
ne se cachent pas dans un pli de robe ou 
dans une bouffe de toque, et qui se drape 
avec impertinence dans sa chère et joyeuse 
jeunesse. 

« Oombioa de jurés on oe monde 
Ne pourraient pas en dire autant! • 

Allons, mes enfants, tous en chœur! 

• Oombten de jurés... etc. • 
PitouitI 

*** 
A rapprocher, à propos d*un incident 
que tout le monde sait, la curieuse lettre 
que void, adressée à la Chronique : 

a Mon cher Hallaux, 

« Beaumarchais, je crois (ce pourrait bien 
être Piron), cuisant une omelette au lard 
un vendredi-saint, un orage effroyable 
éclau. Il jeta son plat par la fenêtre, en 
disant : Que de bruit pour une omelette ! 

« Je pourrais dire : Que de bruit pour 
un prix de beauté 1 Je regrette de n'avoir 
rien à jeter par la fenêtre. 

a Cette joyeuse cérémonie de bal masqué 
était permise assurément à qui travaille 
plus souvent la nuit qu'il ne s'amuse. 

ce C'est LA GLOIRE, ce tapage-là, me dit-on. 

a C'est la gloire I Moi qui croyais en con- 
quérir un peu par \t Paradoxe sur Tavocat, 
la Forge Roussel^ V Amiral, voire le Juré 
(monodrame, ne pas l'oublier). Cest à peine 
si on daigne s'apercevoir que je les ai 
£eiits. 

c( Mais qu'un jour de gaieté et d'entrain, 
dans une fête de bienfaisance, à la demande 
d'une iilerte jeunesse, je marche sur les 
brisées de ceux qui s'imaginent avoir droit 
au monopole des présidences, et voilà que 
je passe grand homme, en un tour de main, 
grâce à la réclame endiablée que me fait 
leur mauvaise humeur. Grand homme! 
dans un pays où Is consigne est de n'en pas 
admettre. 



— 141 — 



« Convenez, mon cher Hallauz, que c.eet à 
la fois yezant et charmant, et obligez-moi 
en mettant dans Totre journal ces humbles 
remarques douces-amères comme les maca- 
rons. 

« Une bonne poignée de main. 

« Edmond Picakd. 
« 15 février 1887. » 

Ceci, Amiral, n*eat pas mal troussé, et 
prouve un esprit encore assez vert, mais 
vous avez oublié d^indiquer le nom du 
libraire où Top peut se procurer le Para- 
doxe, la Forge, etc. (voir ci-dessus) et le 
prix de ces volumes. Ceût été unir la 
réclame intelligente à la protestation spiri- 
tuelle. Une autre fois, n'est-ce pas t.., 

N. B. Après le bulletin des spectacles, 
cela ne coûte à la Chronique qu*un franc la 
ligne. 

Découpé dans !e Peuple : 

• La Petite bibliothèque populaire vient 
de faire paraître un nouveau volume : le 
Vicaire de Noirval. Ce livre est dû à la 
plume d'un professeur de FUniversité de 
Bruxelles, M. Hermann Pergameni. 

« Livre très intéressant et qui plaira beau- 
coup, nous en avons l'assurance, à tous 
ceux de nos lecteurs qui suivent le mouve- 
ment littéraire belge et s'intéressent à Hn- 
telligente initiative prise par la Petite biblio- 
thèque populaire. » 

Outre que nous ne sommes pas très sûrs 
que les lecteurs du Peuple suivent un mou« 
vement littéraire quelconque, nous ne 
voyons pas bien M. Pergameni représen- 
tant de ce mouvement II en sera certes 
étonné lui-même. 

**♦ 
M. Arnold Goffin, qui fiit de la Basoche, 
publie en plaquette une curieuse étude de 
psychologie sentimentale, Deli^ire Aforis. 
C'est une page de la vie d*artiste, avec ses 
minuties de froissements et ses sondages 
délicats de blessures, page d'une intimité 
subtile où récrivain s'épanche tout entier, 
autobiographie de craintif, sensible jus- 
qu'au suraigu des sensations intérieures. 
Del\ire Aforis nous rappelle Le Scribe de 



Giraud ; c'est, de même, un premier livre 
lâché dans la crise de la pensée et du style, 
plein de morgue et d'orgueil dans la genèse, 
plein de puérils tarabiscotages dans l'exé- 
cution. Nous avons tous plus ou moins dit : 
albe caséine pour frfymage blanc. Ce sont 
là faciles enfontillages dont on se corrige, 
mais ce que nous aimons en M. Goflin, 
c'est l'artiste complet, rempli de son art 
dont il possède toute la gamme avec, en 
plus, quelques notes pincées aux fibres ner- 
veuses et d une infinie vibration. 



Camille Lemonnier donne à Alp. Piaget, 
le successeur de de BrOnhofT, son beau 
livre. Le Mort, augmenté de quelques nou- 
velles, entre autres. Le doigt de Dieu, une 
des pages les plus impressionnantes qui 
soient et dont la première idée revient à 
Charies Baudelaire. 

Le Mort marque la période la plus cu- 
rieuse du talent de Lemonnier; c'est là qu'il 
aura été le plus personnel, avec une netteté 
de style que nous ne lui avons jamais re- 
trouvée; il a fait plus ample dans Un Mâle, 
mais moins sombrement grand ; plus sym- 
phonique, moins pénétrant. Ceci est •de 
forte et durable littérature dont nous pou- 
vons avoir orgueil. 

♦*» 
Le 19 février a été célébré le mariage de 
notre ami Georges Eekhoud avec M'** Anna 
Van Camp, d'Anvers. Les témoins du marié 
étaient MM. Georges Kaiser et Max Waller, 
de la Jeune Belgique, 

»S 
Prochainement paraîtra, chez Mn« veuve 
Monnom, un nouveau volume de M. 
Georges Eekhoud : Nouvelles Kermesses, 
L*ouvrage sera tiré à petit nombre t deux 
cents exemplaires seulement, plus trente 
exemplaires d'amateurs tirés sur papier de 
luxe. Nouvelles Kermesses compretii^ra 
environ 500 pages. Il sera mis en vente à 
5 francs. 

•♦« 

Vient de paraître une amusante parodie- 
éclair de la Walkttre, par Théo Hannon : 



— Ï42 — 



titre : La Valkirigoîe. Recommandé aux 
hypocondres. 

' %% 
Reçu d'Alphonse Lemerre : Légendes 
bretonnes^ par Louis d'Isolé ; Cris d'amour 
et d'orgueil, par Hippolyte Buffenoir; Pro- 
vensa ! par J. Boissière ; La Lampe d^ar- 
gile, par Georges Plessis ; Lhxde à fond de 
train, par J. de Pontevès-Sabran — à analy- 
ser plus tard. 

Vient de paraître : Les Notes d'un Vaga- 
bond, par Léon Dommartin, avec frontis- 
pice de Rops et dessins de Cassiers. Nous 
attendons le volume pour en faire l'analyse. 



Lire dans La Revue indépendante : La 
Genèse, de Camille Lemonnier et la Oiro- 
nique d'art (Les XX) d*Emile Verhaeren. 

*** 
Encore chez Lemerre : Poésies pour 
tous, d'Anals Ségalas, où nous retrouvons 
le sixain : A une tête de mort : 

Squelette qa*ai-tu fait de Tàme? 
Foyer, qa*aa-ta fait de ta flamme? 
Cage muette, qu'aa-tn fait 
De ton bel oiaean qui chantait? 
Volcan, qu'aa-tu bit de ta lave? 
Qn*aa-tu ùât de ton mattxe eaclaTe? 

Ce sixain fut cité par Dumas père, dans 
la préface d'un livre de Roger de Beauvoir, 
et attribué à Victor Hugo. L'erreur n'a ja- 
mais été rectifiée et presque tout le monde 
y tombe. La voici dissipée. 

*** 
Ce n'est pas un petit mérite, par ce temps 
de décadences de toutes sortes, d'écrire un 
livre sain. II faut louer M. Louis Tiercelin 
de nous avoir donné ce livre : Les Anniver- 
saires^ un recueil de poèmes nationaux, 
auxquels on peut appliquer cette devise : 
Mens sana in corpore sano. La forme irré- 
prochable, d'ailleurs, n'a rien du manié- 
risme que quelques poètes essaient en 
vain de mettre à la mode, et les titres des 
pièces : Jeanne dArc, Comêilie, Le Rire 
de Molière, Mirabeau, Lamartine, etc., 
disent asse2 que le poète a chanté les gloires 
de la France ; il Ta fait avec bonheur. 



Le joli volume, imprimé en italiques 
elzéviriens, a été édité par Albert Savine, 
18, rue Drouot, à Paris. {Communiqué.) 

«** 
La question à l'ordre du jour, qui con- 
siste à décider si un mari a le droit d'ouvrir 
les lettres de sa tendre épouse, a fiut éclore 
ce sonnet : 

LB MARI, LA FEMME ET LA LETTRE 

Une femme avait un amant ; 
La ehoae est assez ordinaire. 
Le mari ^ naturellement — 
Est Jaloux de son caractère. 

n ricane, et d'un air cbarmant : 

— Vous avcs lu, dit-il, ma chère. 
Qu'un mari peut impunément..... 

— Etre brutal et noua déplaire. 

Non, ilkonsieur, ce n'est point écrit. 
^ Paix ! fait le maxi qui bougonne. 
C'est de vos poulets qu'il s'agit 

Et que Je puis — la oour l'ordonne -^ 
Tous décacheter..... Il sortit. 

— Halo ! flt-elle au téléphone. 



Paul Féval vient de mourir. Il était un 
des derniers représentants d'un genre qui 
disparaît chaque jour, et où il avait trouvé 
cependant succès et fortune. Le roman- 
feuilleton, tel que le comprenait Paul Fé- 
val, était une œuvre littéraire, par la con- 
ception et la puissance d'imagination, 
comme aussi, en plus d'un endroit, par 
la valeur réelle du style. Aujourd'hui, 
ces sortes de productions, Composées dans 
un moule exclusif, toujours le même, ne 
sont plus que le résultat d'une fabrication 
toute commerciale. 

Paul Féval, né en 1817, avait eu -des 
débuts assez pénibles. Reçu avocat à Rennes, 
il vint à Paris, ses examens passés, et 7 
exerça le modeste et peu intéressant em- 
ploi de commis de banque. Son imagina- 
tion avait rêvé autre chose : il voulut entrer 
dans le journalisme et commença par être 
simple correcteur. C*est là qu'il débuta par 
quelques vaudevilles, puis un récit, le Club 
des Phoques, et enfin un roman très orig-i 
nal, les Chevaliers du Firmament lui ou- 
vrit, comme on dit, les re^-de-chaussée 
d'un certain nombre de petits journaux. 



143 



Mais sa réputation ne date guère que des 
Myiteres de Londres ^ roman considérable, 
qui n*a pas compté moins de vingt volumes 
et qui eut autant d^éditions — ce qui est 
énorme pour Tépoque (1844). 

Il publia ensuite tes Fils du Diable, les 
Amours de Paris , les Belles de nuit, les 
Parvenus, les Compagnons du silence. 

Au théâtre, Paul Féval n*eut à compter 
que deux tentatives heureuses : le Fils du 
Diable (iB4y) qui eut cent vingt représen- 
tations, et le Bossu, qu'il signa avec Anicet 
Bourgeois en 1863, mais auquel Victorien 
Sardou collabora. II y eut même à ce su- 
jet une assez violente polémique entre lui 
et Sardou. 

*** 
Une amusante occident ai^, dédiée à 
Léon Jehin dans la Casserole : 
Un Jour Léon passait : les tètes des choristes 
Se courbaient au niveau du » zinc » des liquoristes. 

L'orchestre disait : Le voilà l 
Un abonné soudain, bonhomme à tète blanche, 
Fendit la foule, prit son habit par la manche 

Et voici comme il lui parla : 
•* Léon, auteur d'Eslher, lumière des lumières. 
Qui ne conduis jamais aux brillantes premières 

Et les reprises peu souvent, 
Ecoute-moi, pacha des violons sans nombre. 
Ombre de Jef Dupont qui de Gevaert est l'ombre. 

Tu n'est qu'un mufle et qu'un savant! 
n Sur tes musioieDS que le pétrole éclaire. 
Comme un vase trop plein tu répands ta colère, 

Ooumiandant flûtes et bassons;' 
Tu brilles sur leurs fh>nt8 comme une fisiux dans 

[l'herbe 
Et tu les fais marcher sous ton bâton superbe. 

Quand tu nous inondes de sons. 

» Hais ton Jour vient. U faut que la WcUkiirê 

[tombe, 
Que sous nos chuts enfln croule et s'ouvre sa tombel 

Qu'on n'entende plus du Wagner i 
Par nos sifllets vengeurs, que Wotan et sa lance, 
Brunehilde et Fricka soient réduits au silence. 

Eux et leur musique d'enfer ! 
« Complice de Dupont, au livre de tes crimes 
Un démon te lira les noms de tes victimes; 

Tu les verras' autour de toi. 
Ces abonnés, qui n'ont plus de sang dans les veines, 
Se presser, plus nombreux que les paroles vaines. 

Que balbutiera ton eflïoi. 
• Ceci Varrivera sans que nul dans la presse, ' 
Pas même Dommartin, puisse, dans ta détresse, 

T'aider en nous traitant d'idiots ; 
Quand même Kufferath, ce Wagnérien immonde. 
Et Bazoef et Waller, qui se fichent du monde. 

Diraient : — Vous n'êtes que des^sots i « 



Léon dans sa main droite avait la • Walkyriê, 
Dans la gauche, un motet, un Tantum, un Kyrie, 

Avec les '«• Adieux de "Wotan « : 
Il écouta le birbe et lui laissa tout dire. 
Pencha son fk-ont rêveur, puis avec un sourire : 

Fit : •• Nous allons monter Tristanln 

Lbtochës. 



Nous avons trouvé, en fouillant, la lettre 
suivante, que la Revue anecdotique a 
reproduite d'ailleurs, il y a quelques 
années. Elle est de Gustave Flaubert et 
n'a rien perdu de sa curiosité : 

Mon cher confrère. 
J'ai bien peu de temps à vous consacrer, 
car je pars lundi pour la régence de Tunis, 
et je suis fort ahuri par mille courses et 
mille préparatifs- Je voudrais vous écrire 
une très longue lettre, relativement à votre 
résolution d*étre tout à fait un homme de 
lettres. 

Si vous sentez un irrésistible besoin 
d'écrire et que vous ayez un tempérament 
d'Hercule, vous avez bien fait ; sinon, non ! 
Je connais le métier ; il n'est pas doux, mais 
c'est parce qu'il n'est pas doux qu'il est 
beau. Le journalisme ne vous mènera à 
rien, qu'à vous empêcher de faire de lon- 
gues œuvres et de longues études. Prenez 
garde à lui, c'est un abîme qui a dévore 
les plus fortes organisations! Je connais 
des gens de génie, devenus par lui en quel- 
que sorte des bétes de somme. Pardon du 
conseil, si je froisse une sympathie, mais 
j'ai raison cependant. 

Faites de grandes lectures suivies, et 
prenez un sujet long et complexe; relisez 
tous les classiques, non plus comme au 
collège, mais pour vous, et jugez-les dans 
votre conscience comme vous jugeriez les 
modernes, largement et scrupuleusement. 

Puisque vous vous intéressez à ce qui 
me regarde, je vous dirai que si mon roman 
n'a pas été mis sur la scène, c'est que je 
m'y suis opposé formellement. J'ai trouvé 
la spéculation — et elle était fort bonne — 
peu digne de moi. Plusieurs théâtres en 
voulaient ; c'a été une manie pendant un 
instant, mais tout est fini maintenant. 

Ce livre de moi, annoncé dans la Presse. 



— 144 — 



est bîea loin d*étre fait, puisque c'est pour 
le hlre que je me transporte à Carthage. 
J'espère pourtant, cet été, Tavancer consi- 
dérablement, mais je trouve à la chose des 
difficultés prodigieuses. Soyez bien sûr que 
je vous enverrai un de mes premiers exem- 
plaires. 

Au revoir donc ; travaillez de toutes vos 
forces, de toute votre âme, et croyez que je 
vous serre les mains très cordialement. 

GUSTAVB FlAUBBET. 

MUSIQUE 

Deux auditions musicales intéressantes 
ont eu lieu depuis l'apparition de notre der- 
nière numéro; Tune, donnée par M. Heusch- 
ling, audition de mélodies signées : Schu- 
bert, Schumann, Berlioz» Aug. Dupont, 
Tchaikowski, Jean Blockx. M. Heuschling 
qui phrase toujours avec style et sentiment 
s'attarde à des choses connues et ne varie 
pas assez son répertoire; ainsi y a-t-il dans 
la musique russe tant appréciée mainte- 
nant, des choses plus caractéristiques que 
cea mélodies de Tchaikowski. 

La 2* audition a été donnée au commen- 
cement de ce mois par M-* Cornélis-Ser- 
vais avec le concours de M"* Cary Mess, 
violoniste, MM . Edouard Jacobset Degreef. 
Elle avait attiré à la Grande-Harmonie une 
foule énorme qui a fait un succès mérité à 
nos artistes bruxellois et particulièrement 
à M^^ Mess, cette toute jeune violoniste de 
la classe de M. Colyns que nous avons trop 
rareroefnt l'occasion d'entendre. 



Si le grand succès de la Walkûrt se 
double de ce succès pécuniaire indispen- 
sable à la vie d'un théâtre, nous pouvons 
espérer voir Siegfried Tannée prochaine et 
la tétralogie complète en 1889. On donne- 
nût alors pendant Tété, à Tinstar de Bay- 
reuth, des représentations de l'œuvre de 
Wagner. 

Sans éloigner de Bayreuth la masse de 
fervents qui s'y rendent et s'y rendront en-^ 
core pendant longtemps comme en pèleri* 
nage, les représentations françaises de lœu- 
vre, amèneraisnt ici tout un public spécial, 



et Bruxelles deviendrait, après les villes alto- 
mandes, le premier centre de propagande 
wagnérienne. 

Voilà qui serait bien fiait pour régénérer 
notre ^ie artistique. 

M. Maurice Kufferath publie, diez Schott 
un volume d'actualité suir la Walkûre. L'au- 
teur, un ami et un jeune, y fait l'historique 
dts Niebelungen d'une façon très attachante 
et très littéraire Tous les thèmes y sont 
notés avec soin, et l'ouvrage est comme 
le vade-mecum du Valkyrien profane ou 
non. Nous le recommandons comme le 
plus complet qui ait été fait en la matière. 

•*• 

Tandis qu'avaient lieu à la Monnaie les 
dernières répétitions de la Walkûre^ une 
triste nouvelle arrivée de Saint-Pétersbourg 
a péniblement affecté les artistes. 

Borodine y est mort subitement, à l'âge 
de 58 ans. Nous ne le connaissions que 
d'hier et la première œuvre qu'on donna de 
lui fut sa 3* symphonie, exécutée au Con- 
cert populaire, l'année dernière, et renfer- 
mant cet admirable Andante d'une inspi- 
ration pénétrante et troublante dans sa note 
mystique. 

Nous avons vu Borodine, id, aux répéti- 
tions de sa symphonie; c'est un vrai Russe 
du Nord, grand, de carrure large et puis- 
samment campé avec, dans toute sa per- 
sonne, quelque chose de modeste et de 
doux, et portant à son front ployé sous 
le poids des grands rêves cette expression 
d'infinie bonté qui rayonne dans son œuvre. 

Fuisse sa mort, comme pour beaucoup 
d'hommes de sa valeur, contribuer à pous^ 
ser cet œuvre au grand jour. 

*** 
Nous lisons dans F Art moderne : 
ce Les journaux annoncent que M. Ernest 
Reyer fra vaille en ce moment à un ouvrage 
tiré de Salammbô, dont il a écrit les 
deux premiers actes, sur des paroles de 
M. Camille Dulode et qu'il destine au 
théâtre de la Monnaie. 

« Nous avons annoncé déjà, et nous 
ne croyons paa inutile de rappeler que 



— 145- 



M. Georges Khnopff a tenniné en novem* 
bce 1885 une partitioii sur le même sujet, 
et qu*il en a écrit le poème et la musique. 
La dernière scène seule a été exécutée au 
piano dans une réunion intime. 

« L*œuvre est dansée en quatre actes et 
huit tableaux, dont voici la nomenclature : 
Acte I. A Mégara^ dans les Jardins d'Ha- 
milcar. Acte II. Premier tableau : Sur la 
terrasse du Palais d'Hamilcar, Deuxième 
tableau : Camp des mercenaires. Troisième 
tableau : Enlèvement du ^aimph (tableau 
mouvant). AcTB III. Premier tableau : LePa^ 
lais ^/famt7car.(Hamilcar.— Salammbd.) 
Deuxième tableau : La terrasse du Palais 
dHamilcar. (Schahabarim. — Salammbô.) 
Troisième tableau : La tente de Mâtho. 
(Salammbô. — Màtho.) La prise du camp 
des mercenaires^ trahis par Narr" Havas. 
AcTB iV. Carthage. Supplice de Mâtho. 

a Voici, enfin, les personnages, avec les 
voix résulunt, dans la pensée de M. Georges 
Khnopff, de leur caractère : 

a Salammbô, contralto.— Mfttho, tinor. 
— Spendius, ^or. — Hamilcar, baryton. 
•— Narr* Havas, ténor. — Schahabarim, 
basse (1). — Taanach, soprano. » 

Voilà qui nous fait grand plaisir, mais 
nous laisse un peu sceptique. Chacun sait 
que Georges Khnopff est un poète exquis, 
de grand talent;, chacun sait encore quUl 
est musicien de première force, mais on 
ignore assez généralement qu*il est fumiste 
des pieds à la tête Cest lui qui a inventé, 
après beaucoup d'autres, la vanité de la 
typographie, le manuscrit photographié, 
voilà ridéal, et le comble de la |oie serait 
que la photographie s'en efhiçàt rapide- 
ment, de manière à laisser simplement, 
comme un reflet délideux, le souvenir 
d'une œuvre disparue. M. Khnopff estime 
que les belles choses doivent durer peu. 

Nous le soupçonnons donc vaguement 
d'avoir écrit sa Salammbô avec de l'encre 
anémique (j'entends qui s'évanouit fecile- 
ment), et nous croyons que M. Reyer 



(x) Schahabarim, 6 Khnopff, oit, dana Salammiâf 
le chef dea piétraa de Tanit, eumaquei. En aux» une 
baaae, 6 Khnopff 1 Une réhabilitation alors I Ta vois 
bien que ta ea un iomiate. 



armera bon premier. Ce ne sera peut-être 
pas aiuai beau que le chef-d'œuvre en 
germe chez notre ami Khnopff, mais il y a 
des chances pour que ce soit plus palpable. 
Qui vivra entendra. 
Ou n'entendra pat. 



n est étonnant, presque douloureux que 
sur une scène aussi importante, aussi glo- 
rieuse que la Monnaie, les compositeul% 
belges soient ù rarement admis, quand 
ceux de France en ont Taccès facile et per- 
manent Nous avons ches nous des compo- 
siteurs de talent et il importe de les pro- 
duire. Nous ne parlons pas de M. Gevaert, 
un musicologue justement célèbre, mais un 
compositeur inférieur dont, du reste, nous 
n'avons plus rien à attendre. Mais il y a 
Peter Benoît, le robuste flamand qui in- 
came si bien la pesante vigueur de sa race 
dans sa musique décorative, sa musique de 
plein air^lsi seule qui jusqu'à présent ait 
eu l'occasion de se bien faire connaître; 
mais il y a un Benoît intime, subjectifs 
comme il dit lui-même, un Benoît tendre, 
ému, pénétrant qui se révèle ea partie 
dans Charlotte Corday et qui, au théâtre, 
pourrait s'attester dans des œuvres lyri* 
ques. 

U y a aussi Franz Servais, ce musicien 
savant et inspiré qui a condensé en des an- 
nées de labeur toute l'ampleur de sa grande 
âme d'artiste — un oiseau de tempête qui 
a eu peine à reatreindre l'envergure de aon 
vol et à transcrira le cri de sa passion. 11 y 
a de lui un drame lyrique : VApoUonide^ 
sur un poème de Leconte de Lisle dont U 
faut que nous ayons la raprésentation, îd 
même, à la Monnaie, dans le pays de ce 
cher et vrai artiste. 
Que d autres encore ! 
Emile Mathieu, dont on nous avait pro- 
mis pour cet hiver un nouvel opéra t 
Richilde, que nous avons vainement at- 
tendu; Jan Van den Eeden, qui travaille 
depuis des années sur Barberine de Musset, 
dont Eugène Robert et Edmond Picard ont 
tiré pour lui un poème d'opéra — s'il y met 
I une certaine lenteur elle s'explique par le 



— 146 — 



peu d'espoir de débouchés que nos produc- 
teurs doivent avoir conservé ; puis Ra way, 
l'original symphoniste des Scènes Hin- 
doues , qui écrira certainement pour le 
théâtre, s'il a la certitude d'y être repré- 
senté; puis Huberti, un musicien rêveur, 
fin, délicat, poète des demi-teintes et des 
nuances harmoniques, qui doit avoir plus 
d un opéra en portefeuille. 

Donc qu'on songe à ces vrais artistes, pour 
qui le pays est inhospitalier et marâtre, 
car ils (valent des Massenet et des Delibes 
qu'on applaudit à grands renforts de ré- 
clames et qu'on proclame «c citoyens du 
pays », quand les nôtres ont le décourage- 
ment au cœur*et s'expatrieraient si une sorte 
d*instinct insurmontable ne les tenait ici 
enchaînés. 

[Le Progrès), 

ARTS 

M. Aug. Delâtre, l'un des meilleurs im- 
primeurs d'eau- fortes de Paris, publie sous 
ce titre : Eau forte, pointe sèche et vernis 
mou, un traité très complet sur ces procédés 
de gravure. Une lettre de Rops relève en- 
core ce travail où sont exposées avec beau- 
coup de soin les méthodes usitées aujour- 
d'hui. Nous notons dans cette lettre un 
passage tapé ferme : 

« Avant tout et par dessus tout, j'ai hor- 
reur des professeurs de tout poil, et de 
toute médaille, des doctrinaires, des prédi- 
cants, des pontifes à toge et à toque, gens 
qui d'habitude enseignent ce qu'ils ignorent 
Les toges ne servent qu'à cacher les infir- 
mités professionnelles: LeshémorrhoïdesîU 
mes chers amis, qu'Us cachent sous les longs 



voiles noirs (1) et les toques : les oreilles 
d'ânes des institutaires. » 

*** 
Le 1 2 mars s'est ouverte la onzième expo- 
sition de l'Essor. L'espace nous manque 
pour dire tout le bien que nous pensons de 
cette exhibition qui montre un énorme pro- 
grès. Nous y reviendrons. 

*** 
Le 10 mars s'est ouverte à Anvers la 
première exposition d'un nouveau cercle 
de jeunes peintres, sous le titre l'Art Indé- 
pendant. En sont : MM. Léon Abry, Flor. 
Crabeels, Maurice Hagemans, Alex. Mar- 
cette, Is. Meyers, Henry Van de Velde; 
la première épreuve est bonne, et nous 
sommes heureux de saluer d'une bienvenue 
cordiale les jeunes Anversois. 

* * 
On vient de déposer à la Chambre un 
projet de loi sur le Pastiche. La loi sur le 
droit d*fluteur, votée l'an dernier, a frappé 
la contrefaçon artistique. Les dispositions 
nouvelles frapperaient la tentative de con- 
trefiaiçon, sous le nom de Pastiche. L'exposé 
des motifs, que nous venons de parcourir, 
et qui est dû à l'un de nos députés les plus 
spirituels, signale la manie d'imitation qui 
déshonore notre époque et fait observer 
avec raison que lorsqu'un grand artiste 
(Baudelaire, Wagner, Zola, Mallarmé, Ma- 
net) a révélé un art nouveau, il suffit de 
posséder ses oeuvres, et que la menue mon- 
naie qu'en donnent les imitateurs est super- 
flue, Bravo 1 

{VArt moderne). 



(x) Les mots en italiques ne sont pas imprimés, mais 
ajoutés an crayon par Rops, dans Tcxcmplaire que le 
grand artiste nous a env0}'é. 




POÈMES EN PROSE 




LE SOMBRE COMPAGNON 



plaines et les montagnes tremblaient 
sous le poids des grosses fleurs d'avril. Et le 
1 reflétait les blancheurs rosées de la terre. 
le soleil, qui sans doute par un désir de 
eu, était resté d*une lumière pâle tout le 
OUI, pâlissait encore à Fhorizon, au point 
qu'il ressemblait, comme une sœur, à la 
W^lune qui s'arquait dans la neige des 
i nues. Et Ton pouvait croire que pour la belle nuit qtri se 
préparait, il y aurait deux lunes au ciel, une seule ne suffi- 
sant pas. 

— <( J'ai rêvé la nuit dernière, » me dit-elle, assise airprès 
de la fenêtre argentée. « J'ai rêvé. » Et sa voix chantait, et 
ses regards éteints, plus que sa voix lointaine déjà, soUici- 
^ talent une question. 

« Rêvé? H Et ce beau vocable aux ailes de nuit s'arrêta 
tremblant sur mes lèvres. « Et quel a été ton rêve ? » hii 
demandai-je^ m emparant de ses mains blanches amaigries, 
craignant qu^elle m'échappe, et regrettant ma question. 
— u Je glissais dans une barque blanche sur un large 
fleuve aux eaux claires. Le ciel était immaculé. A l'horizon le fleuve entrait 



— 148 — 

dans le ciel. La barque voguait lentement obéissant à un magnétisme irré- 
sistible. A Tavant, et à contre-jour, se tenait un honmie. Il m*apparaissait 
tout noir, se silhouettant dans le disque du soleil. Je ne pouvais distinguer 
ses traits, et cependant je sentais qu*il était triste, et triste à cause de moi. 
Où allions- nous? J*eus peur, et me rejetai en arrière pour résister à la force 
occulte et fatale qui m'attirait. Je fis un mouvement de la tête, et ce mou- 
vement me réveilla. » 

En parlant, elle r^ardait le ciel ; et moi, qui étais assis devant elle, à 
contre-jour, je voyais dans ses yeux passer de longs nuages blancs. J'étais 
triste, j'aurais voulu lui dire de ne plus parler de ce rêve, et de n'y plus 
penser. Mais elle reprit. 

— « Plus tard dans la nuit, j'eus un autre rêve. J'étais encore lentement 
emmenée, mais cette fois dans un carosse si bien suspendu que je ne sen- 
tais le moindre cahotement. Il était tendu de satin blanc, et par les portières 
je voyais des deux côtés de la route d'immenses champs de blé, argentés par 
la lune, et qui frissonnaient sous le vent d'électriques phosphorescences. Je 
n'entendais pas le sabot des chevaux, et il me sembla que j*étais emportée 
par une force mystérieuse. Je n'avais plus peur, et la mort m'eût été douce 
au milieu de ces féeries de blanches lumières. » 

Elle regardait toujours le ciel. Je frissonnai. Et encore une fois, j'aurais 
voulu pouvoir lui crier : a Arrête. Tais-toi... tais-toi. » Mais il était trop 
tard. Moi-même j'étais entraîné. 

Elle continua, et sa voix mourait. 

« Cependant je n'aurais pas voulu expirer, seule, loin de toi. Tout à 
coup, devant moi, s'assit un homme sombre, je ne voyais que sa silhouette, 
mais je te reconnus. Et je me dis alors que je pouvais m'éteindre. 1» 

Elle me fixa, j'étais assis à contre-jour. Elle eut un léger frisson en 
arrière. 

Et ce mouvement la réveilla, mais dans un autre monde. Et je pressais 
encore ses longs doigts amaigris, et il me sembla que je tenais en mes 
mains des rayons de la lune. 

LA MORT DE L'HEURE 

Dans une grande salle, un silence religieux écoutait ; car le silence écoute, 
lorsqu'il ne parle pas. 

Autour d'une lourde et large table en ébène poli, étaient assemblés de 
grands fauteuils vêtus de leur housse blanche. 

De hautes plantes, placées près d'une fenêtre, découpaient sèchement 



— ï49 — 

leors feuilles acérées sur le ciel, et se reflétaient dans la table noire, unie 
et brillante, comme dans un lac sombre et dramatiquement muet. 

La glace était frileusement blanchie d'un rayon de lune; il semblait 
qu'il neigeait dans l'obscurité, à flocons prismatiques. 

La lune étendait sur les fenêtres qui paraissaient très élevées une lumière 
fatale. 

L'horloge tic-tâcait régulièrement. 

Et le silence était impressionné par ce qu'il entendait. 
. « Tout ce qui est arrivé devait arriver. Nous l'avions prévu, et cepen- 
dant nous sommes tristes. » 

« Moi je suis triste, parce que je vois toujours devant moi ce lac atti- 
rant; je.iroudrais m'y noyer, et je ne puis bouger. 9 

« Ce qui me désole, moi, c'est la cruelle fatalité de la lune; il y a du 
drame dans cette lumière. » • 

« Oh! qu'il fait froid 1 Voyez donc comme il neige, nous sommes déjà 
tout blancs. » 

« Moi j'ai peur, parce que je n'ose parler, le silence nous écoute. » 

« Et moi je suis triste, non à cause du deuil prévu qui nous frappe, 
mais parce que l'horloge a conservé en notre malheur son tic-tac des temps 
heureux. Elle n a donc pas d'âme. » 

Lors le balancier tomba avec un petit bruit sec, l'horloge s'arrêta, et 
un soupir humain, léger comme le dernier soupir d'un enfant, s'échappa. 

Et le silence entendit psalmodier des prières, comme si quelqu'un venait 
de trépasser. 

L'INFATIGABLE PÊCHEUR 

Le lac chantait au vent du soir. 

Sur une yole faite d'un tronc de bouleau, un squelette s'avança. Il ramait 
doucement, et cependant ses os craquaient. Son crâne était coiffé d'une 
toque de satin noir, au fond de ses orbites phosphoresçaient de clignotantes 
prunelles. Il traversa des roseaux, et ses coups de rame semblèrent être des 
coups de faux, puis il s'approcha des grands cygnes qui glissaient sur le 
mystère du lac. 

« Beaux seigneurs, leur dit-il, ayez pitié de moi. Je suis un pauvre 
homme. Il m'est resté, après la mort, assez de mon âme pour animer mon 
vilain squelette. Et volontiers je quitterais cette hideuse carcasse, si l'un 
d'entre vous me permettait de nie loger en lui. Je me suis adressé aux êtres 
qui vivent sur terre et dans les airs. J'ai même supplié les plantes. Tous 
m'ont repoussé. Vous, cygnes majestueux, me paraissez charitables. Vous 



— i5o — 

étas les maîtres du lac; et cependant celui d*entre vous qui accepterait moû 
âme, deviendrait le chef de sea frères et le roi de ces parages, car je possède 
la science. » 

Les cygnes dédaigneusement s^écartèrent de lui. 

Le pauvre squelette reprit ses rames avec résignation, et se dirigea vers les 
fleurs. Mais les nénuphars lui fermèrent leur corolle, et les belles de nuit se 
cachèrent sous Teau. 

Il pleura de lumineuses larmes, et plus désespéré regagna le bord. Il 
s'éloignait du lac lorsqu'il vit, pendus devant la chaimiière d'un pêcheur, 
des lignes et des filets. 

« Si je m'adressais aux poissons, se dit-iL » 

Il prit une ligne et se mit à pécher. 

Chaque fois qu'il lève un poisson, le squelette lui demande : « Veux-tu 
de mon âme? » Le poisson refuse et, charitable, il le rejette à l'eau. Mais il 
ne se décourage plus, toutes les nuits il revient pécher. 

LES DEUX POIGNARDS 

Deux frères avaient entre eux telle ressemblance qu'ils se baissaient. Leur 
mère leur ayant donné mêmes aspirations, ils choisirent fatalement la même 
carrière. Et la jalousie augmenta leur haine. Ils sentaient que l'un nuisait 
à l'autre. Mais pourquoi étaient-ils ensemble au monde ? 

Ils aimèrent la même femme. Et cette fenune, tant ils se ressemblaient, 
les chérissait également et ne savait lequel choisir pour époux. Il fallait 
que l'un d'eux mourût. 

Une nuit, les deux frères se rendirent sous les fenêtres de la bien-aimée. 

L'aîné se dirigeait vers la demeure lorsqu'il vit, sous le portail d'une 
^se, un long objet qui brillait d'un éclat magnétique. Il se pencha et 
reconnut que c'était un poignard. 

« Un poignard trouvé devant une égUse? se dit-il. Dieu me permet donc 
de tuer mon frère. » 

Il se cacha dans l'ombre prés de la maison de la belle, pressentant que 
son frère allait arriver. 

Cependant, le cadet suivait le même chemin lorsqu'il vit, sous ïe portail 
de l'^se, un long objet qui brillait d'un éclat magnétique. Il crut voir un 
rayon de lune et voulut continuer sa route. Mais l'objet l'attira irrésistible- 
ment à lui. Il se pencha et reconnut que c'était un poignard. 

« Un poignard trouvé devant une église? se dit-il... Et puis j'ai été 
entraîné vers ce poignard?... Dieu m'ordonne donc de tuer mon frère. » 



— i5i — 

Et cachant l'arme, il s'approcha 4 pat étouffés. 

L'atné le yit s'avancer et voulut s'élancer sur lui, mais il crut deviner 
que son frère, lui aussi, venait se mettre en embuscade et, pour s'en assurer, 
il attendit. 

Et le cadet se glissa dans l'ombre. 

Leurs regards illuminés par la haine se rencontrèrent. Alors tous deux 
marchèrent franchement l'un vers l'autre et sans fidre dé bruit pour ne pas 
éveiller leur bien-aimée. 

Ils levèrent leur poignard. Mais la lune fit briller les deux lames d'un 
éclat magnétique et les deux frères regardèrent leurs armes. 

Un éclair traversa leur âme. Les deux poignards étaient semblables. Ils 
avaient été trouvés devant la même église... « Dieu veut donc que nous 
nous entretuions », dirent-ils en même temps. Et, après s'être embrassés 
pour la première fois de leur vie, ils relevèrent ensemble et machinalement 
leur arme et s'entretuèrent. 

LES EAUX MAGNÉTIQUES 

De grands chariots aux silhouettes inquiétantes reposent près du canal. 
Et, dans le brouillard de la soirée, on croirait voir de fantastiques animaux 
qui soufflent d'ahan, épuisés par de longs voyages, longs de mille lieues. 
Ils sont arrivés, assoiffés ils ont bu longuement, puis se sont endormis sans 
pouvoir se coucher, tant la fatigue les raidissait. 

Plus loin, une grue gigantesque se hausse dans l'ombre sur ses pattes de 
fer et tend avidement le cou pour manger la lune. . 

Les arches du pont font songer à d'énormes oiseaux arrondissant leurs 
ailes puissantes. ' 

Et noir, sur le canal lumineusement sombre, glisse un mystérieux 
bateau. Où va-t-il9 Lui-même l'ignore peut-être. Il passe comme un nuage 
muet et menaçant dans un ciel orageux. 

Et toutes choses dirent : « Taisez-vous, les hommes. Nous ne pouvons 
parler lorsque vous faites du bruit ». 

Et Ton entendit : « Mes eaux sont magnétiques. De brûlants parfums 
s'en dégagent. Et si éloignée que soit la grande ville, je sais en attirer les 
amants qui viennent fatalement i moi, et me donnent leurs derniers baisers. 
J'aime les corps amaigris par la misère et le vice, j'aime les cerveaux 
malades, les yeux phosphorescents et les cœurs qui battent fort ». 

Et les arbres qui longent le canal frémirent d'indignation. 

« Silence vous autres. Il y a longtemps que vous seriez noyés si vous 
n'étiez retenus à la terre. » 



— l52 — 

On allume les réverbères. Et les flammes, plearant leurs reflets désespérés 

dans l'eau dramatique et yadllant dans les dernières lueurs enténébrées du 

jour, semblent avoir été entourées de crêpe pour le passage d'un cortège 

funèbre. 

Hector Chainaye. 



ORAISONS NOCTURNES 



I 



En mes oraisons endormies 
Sous de languides visions 
JTentends jaillir les passions 
Et les luxures ennemies. 

Je vois un clair de lune amer 
Sous Fennui nocturne des rêves 
Et sur de vénéneuses grèves 
La joie errante de la chair. 

De mauvaises tendresses noires 
Reviennent troubler ma raison; 
Sous une éclipse à thori^on 
Je vois des marais illusoires ! 

Il est temps, Seigneur, il est temps 
De faucher la ciguë inculte ! 
A travers mon désir occulte 
La lune est verte de serpents l 

II 

Tentends les virides poisons 
Et les Jaunes lys des luxures 
Elever leurs sèves obscures 
Sur mes arides oraisons. 



— i53 — 

Epaisses des crises passées 
Leurs moites végétations 
En glauques salivations 
Coulent à travers mes pensées ! 

Seigneur^ verse\ donc dans mon cœur 
Vos grâces aux fraUheurs aiguës^ 
Car le tiède vert des ciguës 
Enveloppe seul ma langueur ! 

T étouffe sous votre rancune ! 
Seigneur ! qye\ pitié. Seigneur ! 
Ouvres^ au malade en sueur 
L'herbe entrevue au clair de lune! 



Maurice Maeterlinck. 




CAUCHEMAR — ACTUALITÉ 

A MON AMI LB NIHILISTB SsMB POURTBNKFF. 

|ependant j'avais recommandé f^mellement à ma domestique 
de protéger mon repos contre les fâcheux. A peine étais-je au 
lit depuis une heure qu'elle venait me réveiller, objectant 
l'insistance de mon ami Félianine, que j'entendais marcher 
dans la pièce voisine. Le Russe avait parlé d'une communication urgente, 
d'un objet de la plus haute importance. Je me levai. 

Un personnage intéressant, ce Félianine. Vingt-cinq ans à peine et 
paraissant plus jeune encore. Une exquise douceur de manières, presque de 
la timidité. Un visage rose, frais comme le visage d'une fillette; des che- 
veux de ce blond inexprimablement tendre qui est particulier aux demoi- 
selles d'Inverness et aux bébés ; une moustache si fine, si l^ère et si pâle 
qu'on eût dit de la soie vierge. La taille bien prise, plus gracieuse que 
virile. Une voix pleine de caresses, chantante, où l'accent du Nord pique 
des notes graves. D'ensemble, un fort joli garçon. 

Ce timide, qui ne compte pas dix années de vie personnelle, a déjà une 
histoire. Affilié au groupe nihiliste de Saint-Pétersbourg dès sa seizième 



- i54- 

année, Félianine a connu la Sibérie, a pu s en évader, s'est trouvé à Saint- 
Pétersbourg juste à temps pour contribuer à l'eiplosion du Palais d'Eté, 
s'est entendu, perdu dans la foule, condamner à la potence par contumace 
et n'a quitté la Russie qu'après avoir vu le bourreau pendre ses deux frères 
sur la place Semianov^ski. Après quelques mois passés en Suisse, il a gagné 
Paris, où un emploi lui permet de vivre, c'est-à-dire de conspirer. 

Quand je le rejoignis dans mon cabinet de travail, je fus surpris de sa 
pâleur. Ce n'était plus le garçon calme, froid de tous les jours. Aussitôt je 
songeai à quelque nouvelle persécution de l'audacieuse police russe, à un 
danger inattendu ; mais lorsque je lui en parlai, 

— C'est vous, au contraire^ me dit-il, qui êtes en péril, et je ne suis venu 
vous déranger que pour vous donner un salutaire conseil. 

Je me crus encore sous l'influence du sommeil. 

— Que voulez-vous dire, Félianine?... Un péril,... un conseil.... Je ne 
comprends pas. 

— Vous allez comprendre, fit-il, en prenant place vis-à-vis de moi. 

Ah! dussé-je vivre cent ans, mille ans, jamais, jamais, jamais il ne me 
sera permis d'oublier cet entretien. Ni mes plaisirs, ni mes chagrins, ni mes 
amours ne rempliront assez ma pensée pour en chasser le souvenir atroce 
qu'une heure j a gravé. Et quand je deviendrais fou, quand ma mémoire 
sombrerait avec ma raison, je me souviendrais encore de cela. Je verrais — 
oh ! je verrai toujours ! — devant moi ce jeune homme affable, souriant, 
correct, me parlant avec son assurance habituelle bientôt reconquise, m'ini- 
tiant à son projet démoniaque — et puis.... 

tt — ...Vous nous avez parfois raillé, disait-il, et, de fait, vous en avies 
bien le droit. Le nihiUsme est dans son enfance, et ceux-là sont vraiment 
d*une sensibilité par trop irritable qui s'épouvantent de ses piètres exploits. 
Des tâtonnements, tout au plus. Russes, Irlandais, Français, tous ceux 
qu'une impitoyable logique fait recourir aux moyens violents, — car les 
expédients recommandés par la modération sont illusoires, — tous ceux-là 
n'ont rien accompli de sérieux qui mérite la haine épouvantée des vimlles 
bourgeoisies. Miner quelques lieues de voie ferr&, faire sauter la salle du 
banquet impérial, mitrailler le tsar, poignarder quelques policiers, jeter bas 
une vieille tour de Westminster, loger une bombe sous les banquettes d*un 
café de Lyon,... vous disiez vrai : ce sont besognes vaines. On recon- 
struit le palais, on relève la tour, on remplace les policiers. Peines perdues. 
Tout à recommencer. Ce n'est point là notre but. Ce que nous avons juré 
de réaliser, c*est la destruction totale. Il faut qu'il ne reste rien. Rien, 
entendez-vous?... » 



— iS5 — 

Si j'entendais! Je n'en étais point à ma première conversation de ce genre 
avec le jeune Russe. Maintes fois, soit dans la nonchalance de nos prome- 
nades, soit assis le soir Cice 4 bce au coin du feu, j'avais écouté, en curieux 
passionné, ses évocations de la guerre sociale. Mais cette nuit j'attendais 
avec anxiété cette communication urgente, capitale.... 

Si j'écoutais!... 

— • Depuis que je suis libre, j'ai songé uniquement au but à atteindre; 
j'y ai travaillé — je le dis avec orgueil — sans qu'une minute de mon temps 
ait été gaspillée, perdue. Ce soir je suis heureux : j'ai enfin trouvé le moyen 
rêvé, l'agent infiiillible qui doit nous donner la fin de tout!... 

t J'ai étudié toutes les poudres explosibles. Dans ma petite cabane de 
Valmondois, si jolie en été sous les fleurs, j'ai d'abord étudié la vieille 
poudre à canon; j'ai substitué tour à tour au salpêtre le nitrate de soude, le 
nitrate de baryte, le nitrate d'ammoniaque et le chlorate de potasse : je n'ai 
obtenu que des compositions bonnes tout au plus à lancer des boulets ou 
à tuer des perdreaux. J'ai examiné ensuite les pyroxiles, le fiilmi-coton, le 
bois nitrifié. Chimiquement, physiquement, mécaniquement, ils sont 
impropres au grand œuvre ; l'instantanéité de leur action est douteuse. Les 
Irlandais fondaient quelque espérance sur les picrates et les fulminates, — 
j'ai voulu voir. Les Irlandais se trompent. Le picrate de potasse, le picrate 
de plomb, le picrate d'ammoniaque, let chlorure et l'iodure d'aeote seraient 
suffisants s'il s'agissait de faire tomber quelques pans de mur. J'en dirai 
autant du fulminate de mercure, qui se décompose avee une lenteur ridii- 
cule... Mes études se sont étendues à des poudres spéciales, vantées en 
certains pays; j'ai analysé et soumis à l'expérience la poudre anglaise 
d'Harsley, le Rhexit des Autrichiens, la Sébastine et la dynamite à l'ammo- 
niaque des Suédois, le lithofracteur et la dualine des Allemands, le Rend* 
Rok, la poudre de Vulcain et la poudre d'Hercule des Américains. Aueuii 
de ces explosifs ne m'assurait un résultat satisfaisant.... Pour £sire sauter le 
plus petit quartier de Saint*Pétersbourg ou de Paris, il faudrait les aeeu» 
muler tous en quantités considérables. Or, pouvons-rnous réunir ces quan* 
tités? Non. Pouvons^nous fiibriquer, transporter ees poudres sans donner 
l'éveil, sans nous trahir ? Non. Et puis ce serait trop long et il nous faudrait 
trop de complices... » 

Ce disant, il souriait, Félianine, dédaigneusement, en homme supérieur 
prononçant sur des vétilles. Il n'avait pas l'air méchant. On eût dit, à 
entendre la jolie mélodie de sa voix, à contempler ses clairs yemt bleus, un 
poète bavardant à travers des souvenirs de lectures. 

Il aUuma une cigarette, et poursuivit ; 



— i56 — 

— « Ne perdez pas de vue qu*il ne saurait plus être question ici d*une 
explosion locale. Il faut que tout saute à la fois. Il faut que, sur un signal 
donné par moi, Paris, Saint-Pétersbourg, Londres, Berlin, Vienne, Rome, 
Madrid, Bruxelles, Copenhague, Lisbonne, toutes les capitales, toutes les 
grandes villes, toutes les cités maudites, toutes les citadelles de la féodalité 
contemporaine, soient réduites en cendres. Il faut que plus rien ne subsiste. 
Plus rien... » 

Et il accentua cette parole d*un geste large, rapide, qui semblait efEacer 
dlmmenses horizons. 

— Et, dis-je lentement, — ma voix tremblait un peu, — vous avez 
trouvé? 

Il dit « oui » d'un signe de tête. 

— Mais il vous faudrait des années 1... 

Il répondit lentement, sans émotion perceptible : 

— II me faudra environ une heure.... Non, pas même une heure. Le 
plus long était de tout préparer, et... 

— Et? 

— Et c'est feit I 

« ...Je vous épouvante, n'est-ce pas? Sachez-le, je me fiais peur à moi- 
même. Que de fois, depuis ma fuite et tandis qu'en mon laboratoire je pré- 
parais la solution, j'ai senti les larmes obscurcir mes prunelles et mon cœur 
saigner. Ohl mon cœur! Mon Iftche et misérable cœur! Ce cœur qui me 
parlait, qui plaidait dans ma poitrine la cause des victorieux, des oppres- 
seurs, des voleurs et des assassins I Ce cœur qui se faisait le complice des 
bourreaux de mes frères I Oh ! il m'a fallu lutter, et douloureusement I Mais 
grftce à ma logique — ou à ma passion, c'est la |m£me chose — je suis 
aujourd'hui maître de moi... 

« ...Je vous épouvante parce que je vous dis : « C'est fait ». Eh bien, oui, 
c'est fait. Ceux qui souffrent ont assez attendu. Il n'est plus temps de dis- 
cuter les politiques, les systèmes, les philosophies. A quoi cela nous mène- 
rait-il, puisqu'après des siècles écoulés cela ne nous a mené à rien? A rien ! 
Eh bien, on le verra, ce « rien » auquel aboutissent les doctrines de nos 
hommes d'Etat, ceux de la république comme ceux de l'empire, ceux de 
la monarchie constitutionnelle comme ceux de la monarchie traditionnelle. 
Puisque • ce rien » est le total des générations, regardons-le bien en face et 
détruisons les nombres figurés par les siècles et les événements. » 

Un professeur de mathématiques spéciales, fidsant son cours, ne se serait 
pas exprimé de façon plus calme, plus égale. Félianine était remarquable 
par son geste simple, naturel, harmonieux en raison du ton. Par instants. 



- 157 - 

un bref mouvement des paupières, découvrant des yeux qui interrogent, qui 
vont au devant de l'objection, qui l'appellent ; puis d'imperceptibles haus- 
sements d'épaules en réponse à de mentales objections. 

— Le moyen? dit-il. Ahl oui, vous avez raison : revenons au moyen. 
Partons de ceci : il est nécessaire que la catastrophe se produise au même 
moment sur tous les points où notre logique nous la montre nécessaire... 
Voyons. Je vous ai dit l'insuffisance des poudres. J'arrive au mélange 

détonnant connu sous le nom de nitroglycérine Vous savez? Bon. Cest 

un liquide jaunfttre, huileux, insoluble dans l'eau et plus lourd qu'elle. — 
J'appelle votre attention sur ces deux propriétés. — La nitroglycérine 
détonne violemment et se transforme en gaz sans donner de résidus ; elle 
renferme, en proportions miraculeusement combinées, les éléments combu- 
rants et combustibles, l'hydrogène et l'oxygène. Sa stabilité est parfaite; la 
rapidité de sa décomposition est inexprimable. Il n'y a de mots en aucune 
langue pour traduire cela ; c'est la pensée, l'éclair. Le choc et l'explosion ne 
font qu'un. Enfin, le volume des gaz et la chaleur dégagée par son explodon 
se formulent en des chiffres fantastiques. Sa force dynamique n'est peut-être 
pas encore tout à fait connue ; à de certains moments elle déroute la science 
et jusqu'à l'imagination des chimistes. Quant à sa préparation, elle est élé- 
mentaire : vous l'obtenez en faisant agir un mélange d'acide azotique et 
d'acide sulfurique sur delà glycérine pure... 

« ...Telle est la puissance de cette composition que la chimie, effrayée, 
s'est préoccupée de l'amoindrir par l'adjonction de poudres inertes. — C'est 
à cette préoccupation que nous devons la dynamite, bonne seulement lors- 
qu'elle a pour base les poudres actives. — Eh bien, c'est à la nitroglycérine 
que j'aurai recours... 

« ...La nitroglycérine, vous ai-je dit, plus lourde que l'eau, y est inso- 
luble. Tout est là. Ayant épuisé plusieurs modes d'application, j'imaginai 
finalement de faire disposer, le long des murs de mon laboratoire, environ 
huit cents mètres d'une petite gouttière en plomb, à moitié remplie d'eau. 
Vous me suivez? Bien. Sur un point de cette gouttière, j'ai mêlé à l'eau 
cinquante grammes — rien que cinquante I — de nitroglycérine. Eh bien, 
en moins de trois minutes, cette quantité de nitroglycérine s'était partagée 
en une infinité de gouttelettes microscopiques — des millions 1 -— dans 
toute la longueur de la gouttière. L'eau circulant autour du laboratoire 
avait distribué, sur tous les points des murs, des molécules de l'explosif. 
Une seule de ces molécules, si on lui imprimait le plus léger choc ou si elle 
tombait à terre, ferait sauter la maison et jusqu'à la muraille qui clôture le 
jardin à vingt mètres alentour. 



— i58 — 

« ...Vous m'avcE compris, n*est-ce pas, et déjà vous concevee le dénoue- 
ment au devant duquel chaque heure nous porte. 

« ...Au jour que je axerai, — et ce jour ne peut être éloigné, — ce que 
j'ai fait dans les tuyaux de mon laboratoire, des hommes dévoués le feront 
pour la canalisation d'eau potable des grandes capitales. Ici, par exemple, 
dès la nuit venue, cinq tonneaux de nitroglycérine seront introduits dans 
les cinq grandes canalisations d'eau de la ville de Paris. En une heure, les 
molécules du foudroyant mélange seront partout sous les rues, dans les 
réservoirs, le long des égouts, contre les conduites de gaz. Des milliards et 
des milliards de gouttelettes couleront doucement, véhiculées par Teau 
innocente, sous les boulevards, sous les ministères, sous les palais, sous les 
casernes, sous les statues, sous les théâtres, sous les repaires des policiers, 
sous les caisses de la haute banque, sous les résidences des anciens rois et 
des empereurs abolis! En une heure Paris sera miné sans que nous ayons 
remué une pelletée de terre, ni dérangé un caiUpU, à l'aide seulement des 
travauK exécutés de longue date et bénévolement par nos ennemis. Ahl 
lorsque, en échange de quelque modique salaire cruellement mardiandé, 
ils faisaient descendre ceux de la plèbe dans Targile immonde des grandes 
villes pour y faire circuler l'eau claire, ils étaient loin de songer, les oppres* 
seure, les princes, les capitalistes, les bourgeois, qu'une nuit cette eau vive, 
si facilement obtenue, roulerait sourdement la ruine et la mort sous le pavé 
balayé des avenues ! Leurs savants n'avaient rien prévu ! Et celui-là même 
qui trouva la nitroglycérine, — ce bourgeois! — est mort, dans sa gloire 
noire, sans se douter qu'un vengeur s'emparerait de cette force aveugle 
pour faire place en ce monde à des sociétés neuves et plus belles ! 

« ...Ce que je dis pour Paris, pensez-le pour l'Europe. Au même 
moment, Paris; au même moment, Saint-Pétersbourg; au même moment, 
Londres; au même moment, Constantinople. 

« ...Et contemplez I Voici que commence le désastre 1 L'huile fatale est 
partout, les villes sont minées! Regardez. C'est l'aube. La capitale se 
réveille. On va préparer le café au lait et le chocolat des bourgeois. Faites 1 
La cuisinière ouvre le robinet; une seule des molécules de nitroglycérine 
a-t-elie frappé son poêlon, tout saute I Si, par miracle, l'eau a coulé lente^ 
ment, la cuisinière dépose tranquillement sur son fourneau vingt ou trente 
gouttes qui, chauffées bientôt à cent et dix degrés, pulvériseront deux ou 
trois immeubles. Sur tous les points, mêmes causes naïves, mêmes résultats 
terrifiants. Les pompiers accourent ! C'est de la nitroglycérine que leurs 
pompes lanceront sur les maisons en braises. Tout s'effondre! Tout brûle! 
La commotion a gagné aussitôt les canaux, et voici la chaussée éventrée, 



- 159- 

dispersée, réduite en poudre, élargissant à chaque détonation de nouveaux 
précipices I... Cest Técroulement des vieilles cathédrales, prisons mystiques 
où les idées ont pleuré, esclaves ; c*est Tengloutissement des palais élevés aux 
morbides sensuahtés des peintres et des sculpteurs, le néant pour les 
Louvres, les Pinacothèques, les Royal-Galleryl C'est la chute tragique et 
ridicule des statues qui se vantaient — les impudentes I — d'éterniser le sou- 
venir de nos faux grands hommes 1 Vous vouUez de la conciliation! En 
voilà I Les trois mille appartements du Vatican crouleront en face des deux 
cents écuries du Quirinal, roulant dans la même poussière embrasée. Vous 
visiez à l'égalité? Où sont les Rothschild? Où sont leurs laquais?... Plus de 
rois, plus de dignitaires, plus de magistrats, plus de régiments, plus de 
pédagogues, plus d usuriers, plus de catins I... Cest la fin de toutl... 

« ...Vous me regardez. Vous n'avez pas l'air de comprendre I... Mais 
vous ne sentez donc pas que ce cataclysme est nécessaire et que c'est la 
bonne nouvelle du salut que je vous apporte 1 Quel autre remède trou- 
verez-vous au mal qui nous tient, qui endort les uns et qui étrangle les 
autres? Une révolution? Nous ne comptons plus nos révolutions et, si 
quelques intrigants en ont tiré profit, l'universahté des hommes n'y a trouvé 
que de nouvelles douleurs. 

a ...Je sais bien que vous allez me dire : les victimes? Soit. Examinons 
ce côté sentimental de la question. Il y aura des victimes, beaucoup, 
plusieurs milUons. Eh bien, quoi? C'est une misère 1 Les conquérants, les 
papes, les Césars, les sectaires, les poUticiens, les philosophes ont fait des 
victimes, et cela sans but, niaisement, par un pur besoin d'égo'isme, d'agi- 
tation et de férocité. Détruire Paris, ce n'est même pas nouveau, mon cher. 
Bismarck l'a bombardé, Vallès a signé des ordres dlncendie, Thiers y a fait 
tonner trois mille pièces de canon pendant une longue semaine. Je ferai 
des victimes» pardi I Mais à coup sûr un peu moins que le grand Napo- 
léon... Et cette fois au moins l'hécatombe ne sera pas stérile. 

a ...D'ailleurs, qui diable allez-vous plaindre? L'homme des villes, 
l'homme infirme ou l'homme artificiel, poussé sur le fumier de toutes les 
corruptions. Le beau monde, vraiment I Quelques génies, quelques talents, 
quelques caractères, — cinq 6u six hommes tout au plus I Qu'est cela en 
comparaison de la rénovation totale de l'espèce!... » 

L'enthousiasme, — cette ivresse des âmes sobres, — donnait à Felianine,- 
avec une chaleur neuve éclose dans sa voix, des .accents d'apôtre, des inspi- 
rations singuUères, des phrases rouges où flambaient des tragédies. Cela 
dura peu. Le jeune russe revint bientôt au ton calme, ûroid qui lui était 
habituel. 



— i6o — 

— Bref, conclut-il, nous sommes prêts... Je n*ai plus que quelques 
ordres, les derniers, à donner... En cette circonstance, j'ai songé à vous. 
Non seulement, vous m'avez procuré l'emploi et les leçons qui m'ont donné 
le pain quotidien, mais, l'an dernier, lors de mon arrestation, vous êtes 
intervenu auprès du ministre et vous avez obtenu mon élargissement. Grâce 
à votre généreuse bienveillance, les complots de la police russe ont été 
déjoués et mon extradition a été refusée au gouvernement du tsar. Je ne 
. vous dois pas seulement la liberté, je vous dois d'avoir pu préparer dans 
l'ombre, à loisir, mon œuvre de vengeance et de justice. Réellement, bien 
qu'à votre insu, vous aurez été mon premier complice, et le plus utile : celui 
sans lequel rien ne pouvait réussir. A ce titre, vous deviez être sauvé. Eh 
bien, partez ?ur-le-champ, gagnez un coin de la campagne, loin des villes, 
au bord d'une rivière ou au fond d'une forêt. Faites vite; votre salut est à 
ce prix. Dans quelques jours, il serait trop tard. 

Il ne me vint pas un mot aux lèvres. 

Depuis quelques secondes, je jouais machinalement avec la crosse d'un 
petit revolver qui tient lieu de presse-papier sur ma table de travail. Tandis 
que Felianine parlait, je regardais tantôt le jeune Russe, tantôt l'arme 
mignonne, ciselée et damasquinée, au fond de laquelle dormaient les car- 
touches, — et cela sans y songer, par un geste routinier. 

Quelle force me poussa subitement? Je ne sais. Mais tout à coup, je bra- 
quai le canon du pistolet vers mon ami le nihiliste et, instinctivement, 
comme on se protège, je lui logeai deux balles dans la tête. 
• ,..•.. • 

... Et je demande maintenant si je n'ai pas, mouchard providentiel, 

arrêté le rédempteur. 

Ch.-M. Flor o'Squarr 




— i6i — 



INCANTATION 



(t) 




I 

ros, roi des cœurs vagissants, sagittaire railleur dont les flèches 
ignées hérissent de désirs les rdns mortels ! De TOlympe 
descends et viens de ta divinité animer cette forme pieusement 
pétrie, selon le rituel. 

A t'évoquer Theure est propice, le taureau bondit au Zodiaque; Pasiphaë 
le suit, d'une course affolée, aux champs crétois. 

Les doux mystères du printemps, dans la forêt frissonnante se révèlent à 
Tamant hardi, à la craintive amante. Les mondes amoureusement dans leur 
ronde solaire irradient jusqu'à nous de purs rayons de lumière. 

L'air est plein de baisers flottants qui effleurent très doucement les bras 
nus des neiges. Quel souffle chaud fait voltiger aux lèvres la moue d'un 
baiser, le poil follet aux nuques frêles; du Désir jaillit sous les pas; et dans 
les plis droits des tuniques des effluves montent lubriques. 

Alanguies, enlacées et le regard perdu, sous bois elles s'en vont interroger 
les fleurs; et dans l'écorce des bouleaux, avec l'épingle de leurs cheveux, 
elles écrivent le nom qu'elles n'osent pas prononcer. 

Loin du pédagogue ennuyeux, l'adolescent rêveur s'esseule en des che- 
mins ombreux pour écouter la voix nouvelle qui parle en lui et qui parle 
d'aimer. A travers le fourré, entend-il pas ricaner les vieux faunes : aper- 
çoit-il point l'éclair charnel d'une nymphe surprise et qui fuit vers les 
saules, un peplos mal jeté sur ses beaux membres nus. 

Eros, roi des cœurs vagissants, sagittaire railleur dont les flèches ignées 
hérissent de désirs les reins mortels I De l'Olympe descends et viens de ta 
divinité animer cette forme pieusement pétrie, selon le rituel. 

II 

Eros, roi des cœurs battants, titilleur des seins turgescents, entremetteur 
de la nature entière, proxénète par qui tout rut est exaucé, insuffle à cette 
argile et l'extasié amollie du plaisir qui s'avance et les spasmes délirants. 



(i) Prononcée par Nebo dans F Initiation sentimentale, troisième roman de la Déca< 
dence latine, pour paraître en mai 1887, chez Edinger. 



— l62 — 

C'est toi qui règnes et resplendis quand sous Tor d'Hélios, la strideuse 
cigale chante les pâmoisons de la terre enflammée : quand l'argent de 
Phœbé poudroie dans la nuit bleue, autant de cubicules, autant d*autels, 
Eros ! autant de sacrifices en ton nom, puissant Dieu I 

Comme des lutteurs acharnés, les amants Tun à Tautre liés ne sont plus 
qu'un seul corps; ils balbutient des mots perdus dans les baisers ; en leurs 
fauves ardeurs ils crient et mordent. Zeus alors peut lancer ses foudres 
redoutables, Poséidon soulever les vagues monstrueuses et celles-ci vomir 
d'effix>7ables dragons, — sans troubler seulement ces mortels enivrés. Le 
battement de leurs artères et la pulsation de leur cœur les fait semblables 
atix dieux, extasiés et solitaires, sans pensée et sans peur, 

Eros, roi des cœurs battants, titilleur des seins turgescents, entremetteur 
de la nature entière, proxénète par qui tout rut est exaucé, insuffle à cette 
argile et Textasie amollie du plaisir qui s'avance et les spasmes délirants. 



III 

Eros, roi des qœurs mourants, déceveur des âmes candides qui souffles 
l'inconstance au cœur^ la lassitude au corps, donne à cette effigie le regard 
éperdu d'un grand amour trompé, artisan des déceptions amères. 

Lamentables et obstinées, les chercheuses d'amour ne te maudissent pas 
les seins pendants, les lèvres lasses et le corps tout meurtri au combat du 
plaisir, elles mendient encore un même amant trompeur. D'autres, à 
l'abandon, ne se résignent pas et de la même main qui versait la Caresse 
broient la ciguë, impuissantes à garder leur amant, dleis le doûnent à là 
Mort. 

Plus avides, les Inâles fourragent des baisers sur les lèvres qui passent et 
ptesque saiis choisit errent de femme en femme : Là-bas, à l'écart, le rocher 
de Leucade attesté, è Dieu de la vie, que tu fiances à la Mort. L'humanité 
te fait, Eros, un effrayant cortège ; les râles du trépas, les râles du plaisir, 
affreusement se mêlent ; ces cris confus sont-ils de haine ou de bénédiction, 
ces passionnés, tes serfs, sont-ils sages ou fous? Charmes-tu la vie ou bien 
SX tu la troubles? 

Erôs^ roi des cœurs mourants, déceveur des âmes candides qui souffles 
Tinconstance au cœur, la lassitude au corps, donne à cette effigie le regard 
éperdu d'un grand amour trompé, artisan des déceptions amères. 



— i63 — 



IV 



Eros, roi des formes aimées, au milieu de Toubli d*un siècle inconscient 
tu renais sous main et ta gloire à nouveau par mon art apparaît. Aux Ero- 
tides les Thespiens t'ont-ils voué plus bel icône ! Je t'ai ressuscité, Eros, 
pour te braver et te vaincre; Vois en moi, Antéros le hiérophante, — 
Maître. 

La forme splendide où tu revis n'est que le signe de ma volonté; sous ces 
traits d'argile j'enchaîne tes prestiges et tes charmes et la cause seconde qui 
fait ta force. 

. J'ai brisé la ligne verte dès longtemps et je la brise aujourd'hui pour cette 
vierge : aussi t'ai-je donné le double charme asmodéen. Règne sur les mul- 
titudes, Eros, elles sont viles et dignes d'un tel «roi, mais souviens-toi de 
docilement servir ceux qui piétinent l'aspic et le basilic et qui foulent le 
lion et le dragon. 

JOSÉPHIN PÉLADAN. 




HILDA 

Oh ! Dites-moi que je dors /... 

[a chapelle, toute tendue de moire blanche frangée d'or, 
éblouissait. Par les fenêtres, en ogive, aux vitraux anciens^ le 
soleil versait une lumière caressante et nuancée. L'enceinte 
remplie de fillettes vêtues de mousseline, semblait une profu- 
sion de jasmins frissonnant sous un baiser de brise. L'encens buait, s'éle- 
vant diaphane sur l'autel, répandait son parfum acre et grisant. L'ostensoir 
dans sa gloire irradiante faisait songer au lever du soleil sur un horizon de 
neige. L'orgue bruissait de subjuguants murmures indéfinis, évoquant les 
troublantes rêveries vesprales vécues dans le silence de quelque forêt 
aphone. 

Par moments, un chant large, pareil à une musique d'ange où éclataient 
des voix d'enfants, vibrait sous la voûte constellée; et, quand la mélodie 
cessait, des prêtres invoquaient Dieu ; puis le chœur reprenait les cantiques 
et des voix célestes paraissaient répondre à l'appel des hommes!... Et ces 
harmonies, pénétrant en mon cœur, incitaient à l'oubli ; le chatoiement 
capricieux des ors, de la moire et des lumières mobiles que tamisaient les 



— 164 — 

croisées, reposait mes yeux où les larmes avaient mis une mordante 
brûlure ; Tencens m^enivrait, traçait en mon esprit les séduisantes images 
des Edens entrevus. Et, malgré le catafalque se dressant devant moi, opu- 
lemment drapé de soie albe où scintillaient des pierreries et emprisonnant 
mon Hilda morte, une douce quiétude m*envahissait ; une sorte de lascivité 
captivait mes sens, annihilait ma pensée, me plongeant dans la béatifiante 
jouissance du rêve, heureux. Ces funérailles me semblaient des festivités 
divines. J'éprouvais la joie candide des vierges amoureuses, -ignorantes des 
matériels et décevants futurs... 

Un long temps je restai soumis à TinSuence religieuse qui m'enveloppait. 
Mais la fumée de Tencens de plus en plus s'étendit, et comme un voile sus- 
pendu, flotta sur les choses; peu à peu les objets prirent des formes indé- 
cises, noyées ; à mon oreille arriva un Pie Jesu, en un rythme incertain, 
brisé, fatigant; il se fit parmi les assistants un frôlement prolongé d'étoffes 
qu'on froisse et un vagissement aigu de prières s'enflant par intervalles; les 
prêtres, d*une voix sourde et lente, monotonement dirent des litanies 
funèbres ; et, par dessus tout, l'orgue, délirant en un murmure harmonieux, 
égrenait des mélodies, délicieuses comme des mensonges d'amour. 

J'écoutais, n'ayant nulle souvenance. 

Puis, d'un coup, la brume bleutée du parfum s'épaissit, atténuant les 
clartés. Et les voix au lutrin montant en un crescendo, éclatèrent. Et les 
officiants activèrent les répons. Et les prières parurent des ricanements. Et 
les pilliers grandirent. Et la voûte s'éleva. Et le catafalque se haussa. Et les 
cierges s'allongèrent. Et les murs reculèrent en un glissement hâté, élargis- 
sant et prolongeant la chapelle. Et les draperies, comme de larges suaires, 
s'enflèrent et produisirent des claquements sinistres. Et dans Tair passa un 
souffle strident à une clameur de damnés semblable. Et les ténèbres s'éten- 
dirent. Et dans le lointain de l'enceinte, les ombres blanches de la foule, 
ainsi que des feuilles chassées par une tourmente, fuirent, jetant d*orgiaques 
cris. Et un lourd roulement de tonnerre gronda, éclata avec un fracas 
effroyable. Et un éclair raya la nuit. Alors, par degrés, tout se mobilisa; 
l'orgue se tut ; les voix, bientôt affaiblies, semblèrent un écho lamentable et 
cessèrent; quelques éclats de rire plusieurs fois se répercutèrent au loin 
avec des différences d'intensité, et ce fut tout : l'accalmie s'étal)lit frémis- 
sante. 

Avec un poignant serrement de cœur je cessai d'oublier ! Devant moi 
l'appareil funéraire où gisait Hilda se montrait, éclairé douteusement par 



— i65 — 

quatre cierges, et ces cierges me parurent songeurs, et le long de leur corps 
coulaient des globules rouges, pareilles à des larmes de sang. J'étais seul 
dans Féglise muette, et ma solitude m'épouvantait. La peur me glaça. Mon 
imagination enfantait des monstres dont elle peupla Téglise. Je n'osais 
respirer, car mon souffle arracha à l'enceinte déserte un écho plaintif et 
douloureux. Mes yeux, agrandis par l'horreur éprouvée, apercevaient des 
fintômes contorsionnés, grimaçant des sourires hideux, et des formes vagues, 
sillonnant rapides, l'obscurité. Les piliers mêmes paraissaient secouer leur 
immobilité et vivre. 

Comme je fermai les paupières pour ne plus voir, )e sentis des haleines 
froides me frôler la peau et de légers attouchements m'arrachaient des fris- 
sons, et, avec horreur, j'avançai les mains pour écarter ces visions obsé- 
dantes. Peu à peu un tremblement me secoua jusqu'à ce que je tombasse, 
et le bruit de ma chute sur les dalles vibra longuement dans la majesté 
silencieuse de la nuit. 

A ce moment l'image d'Hilda surgit en mon esprit. Les spectres s'éva- 
nouirent; mes sens se calmèrent; mes idées prirent un cours régulier. Et je 
priai pour l'âme d'Hilda, l'Aimée, mêlant aux paroles saintes des tendresses 
au souvenir de nos amours défuntes. 

Des heures paraissaient s'être écoulées depuis que j'étais agenouillé, 
quand un craquement se fit entendre sous le catafalque, et plusieurs fois le 
bruit se répéta, semblable à celui que fait un objet qu'on veut briser sous 
une lente et tenace tension des muscles. 

Mon cœur se prit à battre avec violence. Subite une espérance germa 
en mon cerveau : Hilda vivante!... Mon âme s'inonda de félicité. Crainti- 
vement je tendis les bras, l'invitant aux caresses ; des baisers chantèrent sur 
mes lèvres. Oh ! Hilda ! Hilda ! ! et je m'avançai, plein de crainte et de joie 
ëmotionnante vers le catafalque pour aider l'adorée dans son retour vers 
moi. Et déjà j'avais soulevé le drap mortuaire; mes regards fouillèrent 
avides l'endroit où se trouvait le cercueil, quand soudain les planches se 
disjoignirent, et Hilda, blanche, enveloppée de son linceul, se dressa droite 
et austère. Ses yeux, d'une dureté âpre, me fascinèrent et me firent reculer; 
mais, les mains suppliantes, je balbutiai, j'implorai, je ris, je pleurai tour à 
tour. Je me sentais devenir insensé. Et son attitude demeura impassible, 
sévère, et je mandai un sourire, un mot d'amour qui me prouvât qu'elle fût 
vivante, à moi, encore à moi ! Et je me traînai à genoux. Sa bouche gardait 
son pli amer, ses prunelles leur cruauté. Impassible et superbe en sa nudité 
mal cachée, m'inspirant le désir fou de l'étreindre, femme ou fantôme, et 
de la couvrir de baisers, — Hilda me fixa étrangement, s'approcha et 
parla : 



— i66 — 

— « Mortel, je te hais!... Ton souvenir m opprime et me torture. 
L'amour de ta chair offense mon âme et la souille, car ma carnation est 
insensible désormais. Ah! pourquoi ton âme impure, habitante de ton 
corps, me poursuit-elle en mon immatérialité et m'empêche-t-elle de goûter 
les joies de mon essence nouvelle?... Ingrat! le plaisir de ma vie ne te 
suffit-il pas que tu doives me soustraire aux félicités célestes?... Oublie! 
Oh! oublie!... arrache-moi de ton esprit; fais que ton amour insensé ne 
m'enchaîne pas ici-bas I Epargne-moi le supplice de me sentir le moindre 
lien à l'humanité, — la honte des saintes régions de Tâme. Oublie ! Oublie ! ! 
efface en toi mon image et mon nom ; et si ta volonté est lâche, ne me 
sacrifie pas à ta jouissance égoïste. Meurs! Anéantis-toi! car les désirs de 
ton corps sont mes châtiments! Ma damnation est en toi, homme, — en 
ton esprit, en tes sens. Grâce I ne me supplicie pas pour Je restant de ta vie. 
Ohl ne m'accorde plus une pensée, ni d'amour, ni de haine, ni de mépris. 
Chasse-moi de ton cœur, chasse-moi! Oublie! Meurs! car vivre en ton 
cœur, c'est encore vivre en ce monde!... » 

Jules Vander Brugghen. 

Novembre 1886. 



CHRONIQUE LITTÉRAIRE 

I 

L'Art espagnol, par Lucien Solvay. Un volume grand in-40 illustré. Paris, Rouam 

(librairie de l'Art). 

1 y a deux façons d'écrire l'histoire de l'art, ou d'un art; la 
première, toute de patience, expose des dates, des œuvres; 
elle fait défiler aux yeux du lecteur la chronologie et la généa- 
logie des hommes, des choses et des faits ; cela mène à ce livre, 
exact comme un calcul mathématique, auquel on a donné le nom de précis. 
L'autre manière est toute de philosophie et de critique ; elle raconte les 
faits, assurément, mais en dégage la synthèse intime ; les oeuvres, avant 
d'arriver à nous, ont été vues par un œil et une pensée; elles ont subi la 
filtration lumineuse d'une âme accoutumée à vivre avec elles, et, de cette 
alliance de la chose admirée à l'esprit sagace qui l'admire, sort une œuvre 
nouvelle qui concentre toutes les autres. 

Le livre de M. Solvay est tel. Pour celui qui n'a pas visité l'Espagne, il 
évoque, d'un trait sûr et séduisant, le sol et son expression d'art Une 




- .67- 

longue introduction précède l*ouvrage lui-même et Texpliquc. De page en 
page, nous y parcourons le pays, trouvant en la nature, diverse et capri- 
cieuse, la genèse de Fart qu*elle a produit. Ouvrons à n'importe quelle place 
ce volume aux opulences d*incunable, et aussitôt Timpression d'art se 
dégage de l'impression de terre. Voici Avila : 

« Entre Burgos et Madrid, au sein de campagnes monotones, où 
croissent Térable et la bruyère, quels sont ces remparts flanqués d'une 
forêt de tours et de moucharabys, et intacts comme s*ils venaient d'être 
fraîchement élevés? C'est Avila. Une de ces villes du moyen-âge, telles 
qu'on en voit sur les miniatures des anciens missels, dans toute sa naïve 
.intégrité, avec ses ruelles plantées de cailloux pointus, ses palacios en 
granit brun du pays, ses églises en pur style roman ou ogival de la meil- 
leure époque, sa cathédrale qui, au dehors, a Tallure fière d'une forteresse, 
et, au dedans, l'obscurité glaciale d'un tombeau... » 

Et aussitôt, parlant d'Avila, l'écrivain rappelle que cette ville fut celle de 
sainte Thérèse, cette sainte énamourée, comme il l'appelle, dont la vie 
évoque une des manifestations les plus surprenantes de l'art espagnol : « La 
religiosité attendrie, s'exprimant en vers passionnés ou en concetti souligna 
d'oeillades langoureuses et de soupirs galants. Cruel quand l'affolement du 
fanatisme s'empare de lui, ce peuple devient sensible et soumis, quand son 
cœur est touché. La religiosité n'est souvent chez lui qu'une forme de 
l'amour. Si on voulait le représenter exactement par un emblème naïf, il 
faudrait peindre un cœur ensanglanté, percé d'une navaja et enguirlandé 
d'un rosaire ». 

Le dernier trait est d'un artiste à la vision claivoyante et vigoureuse. Il 
pourrait, avec bien d'autres de la même netteté, servir d'épigraphe au livre. 
Le cœur dégouttant de sang, c'est Murillo, Zurbaran, Ribeira, avec leur 
mysticisme séraphique et cruel, leur peinture d'inquisiteurs ; c'est l'époque 
du rosaire et du poignard, transcrite en des toiles admirablement féroces de 
piété. 

Mais M. Solvay se complaît surtout à nous dire Velasquez, « le peintre 
des rois et des princes », Velasquez dont les portraits s'apparient à nos idées 
demeurées romantiques, quoi qu'on en dise. Car, avec Rubens, il fut le grand 
peintre du faste déroulé en plis lourds dans les manteaux castillans, dans 
les draperies écroulées au bord des escaliers de palais. Ses figures au regard 
profond et méditant restent à la mémoire avec des poses de défi superbe. 
Elles semblent garder quelque trésor enfoui dont le secret n'échappe pas à 
leur pensée, mais qu'ils conservent avec hauteur et dédain. 

Le côté grandiose de Velasquez, M. Solvay le transcrit dans son style; 
à cette place du livre, volontairement ou non, il donne plus d'ampleur à 
sa phrase, et celle-ci se développe en périodes élargies comme un chant 
d'église. 

C'est là, pour nous, le principal mérite de l'œuvre, de maintenir constam- 
ment le ton de V écriture au diapason de celui du sujet. Aussi, avec quel 
dédain discret M. Solvay parle-t-il, pour finir, de Fortuny, ce Meissonier 
dont la palette papillote sans éclairer et qui marivaude des toiles char- 



— i68 — 

mantes, plus qu*il ne les peint. Ce chapitre est le moins complet du livre. 
A notre sens, Tauteur n'a pas eu le courage de porter assez vigoureusement 
le coup final de ses déceptions. Après Goya, qu'il étudie en de maîtresses 
pages, et dont il précise avec beaucoup de sens le caractère complexe, il 
laisse tomber la plume et recule devant l'exécution de la décadence contem- 
poraine. Il avait à raconter l'art espagnol d'aujourd'hui, après avoir glo- 
rifié celui d'hier. Certes, il l'a fait un peu dans son introduction, où il cite 
Madrazo et d'autres, mais il devait constater la chute d'un art qui n'a plus 
rien à perdre. 

Les peintres actuels qui ont tenté de « faire espagnol », feu Regnault, 
John Sargent, Constantin Meunier, Van Rysselberghe, Regoyos, cela avec 
des mérites bien divers, occupent une place dans le livre de M. Solvay, 
soit dans le texte, soit dans les illustrations ; ils le complètent avec bonheur 
et en font ouvrage durable et solide, 

M. Lucien Solvay, bien que jeune d'âge et d'idées, a déjà derrière lui un 
fort bagage littéraire. Il y a dix ans que paraissait son premier livre : la 
Fanfare du cœur. Des vers. Nous commençons tous par là; c'est une 
douce maladie de jeunesse à laquelle ne résiste personne, et l'auteur de 
VArt espagnol n'a pas à renier l'enfantelet de son talent. Il est piquant de 
lui rappeler ici le petit recueil oublié ; de même que tous ses pareils, il finit 
par une larme : 

a Le pauvre livre est tombée 

Dispersant dans les airs farouches^ 
Avec nos cris et nos rancœurs. 
Tous les murmures de nos cœurs 
Et tous les baisers de nos bouches! » 

Depuis, la fanfare a cessé, la vie est venue, en des livres d'une critique 
sincère, exprimée en des termes toujours élevés. M. Solvay a commencé 
d'écrire à une période où la tâche était dure. Se faire écouter en un pays 
que la politique absorbe et circonvient, exercer le dangereux apostolat 
de la critique au milieu des mesquines rancunes et des petites rivalités, 
demande une tête obstinée et une religion artistique sans recul. L'écrivain, 
presque seul à son entrée dans la route littéraire, n'y a point failli. Les 
chemins ne sont plus aussi pleins de ronces, et les artistes ont leur place 
modeste sous notre froid soleil. VArt espagnol sera lu et apprécié, nous 
en sommes certain et le souhaitons autant à ceux qui le liront qu'à celui 
qui l'a écrit. 

II 

C/rf ^ nous, par Jçak Flsco. Un vol. — Paris, Oilcndorff. Prix : fr. 3-50. 

Après Germinal et même après Happe-Chair, il est assez audacieux de 
décrire la vie du pays charbonnier ; le seul refuge contre une périlleuse 
comparaison est une sincérité absolue, un dépouillement complet des vir- 
tuosités auxquelles l'écrivain se laisse si facilement aller, une « remise au 
point » des choses vues. 



— 169 — 

Ainsi a procédé Jean Fusco, et c'est un mérite d'honnêteté plus que de 
littérature. Les livres de Zola et de Lemonnier sont le résultat de la fameuse 
vision à travers un tempérament ; Che:( nous a été filtré par un cœur plutôt 
que par une rétine artiste. L'auteur y plaide beaucoup, mais y écrit peu; 
la défense est éloquente, le roman s'y noie. 

,Lors des terribles événements du bassin de Charleroi, lors des tragiques 
fusillades que l'on a reprochées avec tant de véhémence à l'autorité mili- 
taire, les gérants des verreries, des houillères et des laminoirs furent soup- 
çonnés d'être les ennemis de l'ouvrier, et plus d'un paya durement ce soup- 
çon. Jean FusCo veut démontrer que les gérants sont les meilleurs gens du 
monde, les ouvriers des brebis bêlantes, et que les uns se dévouent aux 
autres avec une inaltérable obstination. Zola et Lemonnier ne désirent rien 
prouver du tout ; Ftisco, lui, n'a en tête que hypothèses, thèses et résultats, 
à croire qu'il est un peu gérant lui-même et qu'il a quelque chose sur la 
conscience. C'est Fusco défendant Fusco à la barre fixe. Aussi tout le livre 
n'est-il que l'apologie d'un monsieur et d'une dame, M. le gérant et M"« la 
gérante, M. Cariier et M™* Carlier ou si vous voulez M. et M™« Fusco. 
L'un a du cœur, du courage, du sangfroid ; l'autre a du sangfiroid, du cou- 
rage et du cœur. Monsieur est beau garçon. Madame est jolie femme. Il 
est grand; elle est petite, et cela fait un très gracieux couple doué, en partie 
double, lui de toutes les qualités, elle de tous les charmes. 

Il y a ensuite l'histoire d'un ménage d'ouvriers, Antoine et Sylvie, que 
l'on a très bien connus dans Germinal^ de même 'que dans Happe-Chair^ 
l'homme honnête et laborieux, la femme immonde et t>^resseuse, celle-ci 
faisant mourir celui-là. L'histoire s'interrompt vite pour faire place à un 
compte-rendu sténographique des événements arrivés i] y a quelques mois, 
et le livre se termine par un sermon très évangélique où nous sommes priés 
de « prêcher le calme et la patience aux déshérités » d'être « actifs à com- 
battre la misère » ce que Ion pourrait tout aussi bien demander pour les 
avocats et les gens de lettres. 

Le livre de Jean Fusco, bien que mal bâti et peu écrit, a cependant un 
♦grand mérite, c'est d'évoquer fortement les tableaux dramatiques dont nous 
avons eu le déroulement sinistre il y a si peu de temps. Les pages où l'au- 
teur raconte sans plaider ont un accent extraordinaire de vérité et de vie. 
Elles sont précises et nettes comme des documents, et, de fait, elles resteront 
comme telles, lorsque Ion voudra se reporter aux sanglantes désolations 
des jours passés. Le roman ne vaut pas grand'chose, le morceau d'histoire 
est excellent. 

Moins que tout autre, cependant, nous goûtons le genre de CA^^ nouSj 
Cela rentre dans la sociologie traitée pour les gens du monde, et nous 
avons souvent déclaré que l'Art n'a pas à se mêler des questions sociales ; il 
s y galvaude sans profit et s'y confond sans mérite. 

Che^ nous est un ouvrage très intéressant et plein d'excellentes qualités ; 
mais il n'appartient pas aux Lettres françaises. 

Max Waller. 



— 170 



III 



Don Juan dArmana, par Aahand Haybh, drame en quatre actes, en prose, 
in-ia, elz. — Psris, Lemerre. Prix : 3 francs. 

Feu ma Revue dès livres et des estampes a sonné jadis i M. Renan, 
comme un ban digne de lui, les cocasseries phalliques de la Belle Hélène: 
en ce temps, il annonçait un paroissien ; aujourd'hui, évoquant les deux 
derniers jours de ce globe, il les prévoit consacrés au rut, universellement : 
« On mourrait dans le sentiment de la plus haute adoration, et dans l'acte 
de prière le plus parfait. » La Bête a deux dos, l'acte de prière le plus parfait, 
le lupanar, l'Eglise la plus parfaite II... 

De pareilles idées, sous une signature si célèbre, indiquent une singu- 
lière fermentation du fumier latin, et un état d'esprit anarchique en 
morale, et au moment même où, dans VAbbesse de Jouarre^ M. Renan 
prêche avec des mots doucereux à la Tartufe, le même sermon que 
M. Catulle Mendès, M. Armand Hayem, qui nous avait donné la psycho- 
logie de l'homme d'amour, nous montre ce même homme que tout le 
monde voudrait être et d'un pinceau dramatique aussi admirable qu'im- 
prévu. Une strophe célèbre de Musset décourage depuis longtemps les 
résurrections de l'Orphée charnel : 

Oui, Don Juan, Le voilà, ce nom que tout répète. 
Ce nom mystérieux, que tout Funivers prend. 
Dont chacun veut parler et que nul ne comprend. 
Si vaste et si puissant, qu'il n'est pas de poète. 
Qui ne Vait soulevé dans son cœur et sa tête. 
Et pour ravoir tenté ne soit resté plus grand. 

M. Armand Hayem a plus fait que de le. soulever, il l'a porté dans son 
cœur. Ne dit-il pas dans son avant-propos : « PAuteur ne s'est inspiré d'aucun 
des ouvrages écrits avant lui. Il a écrit son rêve : voilà tout ». Tout homme 
est éloquent qui parle de sa Chimère. L'auteur du Don Juanisme^ a souvent 
dans la bouche de son d'Armana, des rencontres Shakespeariennes. Don 
Juan entre en scène au moment où il vient de navrer un laid chevalier qui 
lui disputait une guitarrera. Une jeune femme passe avec sa duègne, il les 
séduit toutes deux sur le champ, et la duègne qui espère tater la première 
du beau d'Armana accepte de s'arrêter dans l'hôtel de Don Juan, lorsque 
traverse une femme voilée que poursuit un gentilhomme ; Don Juan navre, 
cela va de soi, le Don Pasqual ; la femme poursuivie, qui a nom Doha 
Sahè'le, se prend d'amour pour le blessé dont elle fuyait l'amour un peu 
avant; mais notre héros, malgré les objurgations de son fidèle valet Per- 
drigo, séduit cette femme farouche et dangereuse; il séduit aussi l'alcade qui 
lui fait des remontrances ; plus tard il séduira chez le duc de Miralès, les 
gentilhommes les plus prévenus contre lui : et ce charme irrésistible qui 
conquiert la bienveillance des hommes tout aussi bien que l'amour des 
femmes, est un trait propre au drame de M. Hayem et qui augmente 
rintensité du type. 



— . 171 — 

Le second acte est consacré à renlèvement de Dona Clara, au couvent 
de Ségovie, et à sa séduction : au troisième, Don Juan, amant de la sœur 
du duc de Miralès, va en épouser la fille; mais c*est pour une nuit qu'il la 
prend, et à Theure de la noce il a déjà fait plusieurs lieues à bride abattue. 

Le quatrième acte est certainement celui qui fait le plus d'honneur à 
M. A. Hayem, il a eu laudace de montrer la décadence de Don Juan. Le 
héros est revenu dans sa ville natale, à Séville ; il accoste une jeune fille, 
qui lui lance au nez a oh! Monsieur! à votre âge a. Ce simple mot est ter- 
rible ; et dès cet instant, le lecteur s'attend à voir paraître le commandeur : 
et c'est la commanderesse qui vient. Dona Sahè'le a été vue par Perdrigo, 
rôdant autour du palais, il conseille de quitter Séville, et à ce moment 
entre la virago. Don Juan reste Don Juan devant la menaçante femelle, 
il veut séduire et tente de rallumer l'amour dans ce cœur plein de haine : 
mais si Don Juan a toujours les talents amoureux, il n'a plus sa jeunesse. 

« Si ma grâce et ma beauté, soutenues du vol léger de mes discours, 
sont impuissants à désarmer une femme, la nature est contre moi et je n'ai 
plus qu'à me défendre ». Mais il se défend mal et tombe poignardé. Sahële 
se tue à son retour. 

L'agonie de Don Juan montre bien que la morale et l'art ne sauraient 
marcher du même pas : rien de plus immoral que ces dernières paroles, 
mais rien de plus Don Juanesque, de plus vrai et de plus humain, au point 
de vue réaliste. 

« Puisque je n'ai pas su inspirer assez d'amour pour désarmer la haine, je 
n'ai plus de raison de vivre. Monde insensé, qui veut jouir et veut être 
vertueux. Je te quitte sans regrets. J'allais m'ennuyer trop. Tourne, danse , 
et pleure jusqu'à la consommation des siècles. Si je te vois d'en haut, tu 
me feras bien rire. Adieu ! Perdrigo. Entre dans mes chausses et tâche de 
n'avoir pas plus de malheur que ton maître, pour tout le bonheur qu'il a , 
su trouver ». On le voit. Don Juan ne se repent ni ne s'inquiète des fins 
dernières ; Sahè'le ne l'a pas puni ; peut-être se serait-il fait sauter lui même. 
Il meurt content, en somme, et aussi indifférent à son salut qu'il est 
possible. 

Je suis de ceux qui admirent les farouches phallophories de Félicien 
Rops et ne peux être soupçonné de pruderie ; mais, si je concède le droit 
artistique le plus cteïforme, j'avoue sur le terrain des idées avoir le scrupule 
plus grand. Le Don Juan de M. Hayem n'a jamais été baptisé, il est 
presque grec d'éducation; c'est le jouisseur, à sa plus haute puissance; 
mais j'avoue plus d'estime pour celui qui a écrit Don Juan iArmana que 
pour qui l'aurait vécu. Ce que je réprouve en Don Juan, ce n'est pas 
1 accroc perpétuel qu'il fait aux mœurs : c'est la gloire sans charité et sans 
profondeur. Pour moi, quiconque se substante avec du réel, est un être 
inférieur ; et je baserais volontiers la hiérarchie sur la préoccupation du 
mystère. Mais à se placer devant le lettré contemporain, l'œuvre de 
M. Armand Hayem ne saurait être trop signalée et en des termes assez 
affirmatifs de sa valeur. Déjà, en parlant du Don Juanisme^ j'ai dit aux 
lecteurs de la Jeune Belgique, le foisonnement d'aperçus psychologiques, 



— 172 — 

qui est une des originalités de Fauteur de VEtre social. Aujourd'hui, nous 
avons plus haute difficulté vaincue à louer. __ 

Le clou, logiquement génial du drame, c'est le poignard de Donà Sahële : 
ce Gargantua de la femme, tué par une femme, a vraiment sa mort natu- 
relle; Molière ne Ta pas vu ; peut-être parce que les mœurs de son temps ne 
produisaient pas les vitrioleuses du notre. La prose de Poquelin, pour son 
Festin de Pierre, quoique trop semée de relatifs, reste incomparable; 
quant au héros, je n'hésite pas à déclarer Don Juan d*Armana le seul 
vraiment humain, en chair et os. Il est dommage que les changements de 
lieux, et la vérité même du dialogue, mettent cette pièce avec Loren:^accio, 
parmi le théâtre de chambre. Le public parisien, au reste, est trop hypocrite 
pour entendre Taccent si superbement cynique de ce Don Juan là : toutefois 
« le tout est dit », de La Bruyère peut se spécifier à cette dernière incar- 
nation des Tenorio. 

M. Armand Hayem peut hardiment mettre en tête de sa seconde édition 
les vers de Musset que j'ai cités. Il l'a compris, Don Juan l'a fait parler 
avec une réalité surprenante et si le poète des Nuits affirme que pour 
l'avoir tenté, on en reste plus grand, M. Armand Hayem, qui a mieux fait 
que tenter, qui a réussi, reçoit, du poète lui-même, une incomparable 
louange. 

IV 

La Bible, traduction de Ledrain Tome I, grand în-S®, eUev. — Paris, Lemerre. 

Prix : fr. 7-50. 

Une nouvelle version du Livre saint, canonique et inspiré pour un tiers 
le plus civilisé de l'humanité, important par dessus tout autre pour le 
savant, et colonnes d'Hercule du sublime pour le poète et l'écrivain, — est 
toujours un événement, lorsque le traducteur, «'adressant aux textes hébreu 
et grec, prétend les éclairer et les rendre avec plus de fidélité que ses pré- 
décesseurs. Or, la nouvelle Bible va profiter des " résultats immenses, 
quoique récents, de la philologie comparée. On sait que l'auteur, conser- 
vateur des antiquités orientales au Palais du Louvre, instigateur de la 
création d'une école du Louvre, y professe deux cours, l'un d'hébreu, l'autre 
d'Arameen. Il est seul, avec Oppert et Lenormant, à lire cursivement le 
cunéiforme Kaldéen, aussi prépare-t-il le dictionnaire, la grammaire et le 
Panthéon de Soumir ^Accad) qui nous restitueront la religion, la langue et 
la civilisation des sémites du nord. 

Certes, par la personnalité de ses découvertes et la nouveauté même de 
sa science, Ledrain aura droit de bésicler parmi les savants en robe et en 
bonnet carré. Quitte à scandaliser ses confrères renfrognés et maussades, il 
ose dire, en sa préface, au lieu de passer la rhubarbe à un vieux bonze de 
l'Institut, qui lui rendrait le séné de son vote. « Je confie mon œuvre aux 
jeunes artistes et aux jeunes savants, à mes amis de la presse, qui sont à la 
fois des hommes de talent et de savoir. Que m'importent ceux qui ont l'im- 



- 173- 

mobilité des morts, je n'écris pas pour eux. A cela seul qui est la vie, j'offre 
ce monde vivant, dans la contemplation duquel j'ai passé de si longs jours. 
Je suis certain d'avance de ne point trop déplaire à qui aime avant tout 
l'exactitude, la poésie et l'indépendance ». A ce savant, qui ne croit pas 
que les poètes et les romanciers sont de simples histrions, nous devons, ce 
semble, l'accueil qu'il veut bien solliciter et qui ne sera que justice rendue. 

N'être pas protestant, c'est être presque catholique, et M. Ledrain pro- 
fesse ce demi-catholicisme ; rappelant la seconde lettre écrite de la Mon- 
tagne de J.-J. Rousseau, il trouve une antinomie absolue entre l'idée 
protestante et l'idée de religion, considère Israël comme une race, non 
comme une Eglise, a II n'y a autour de la Bible qu'une religion dont il soit 
permis de tenir compte : le catholicisme ». 

M. Ledrain semble croire en disant que les théologiens enseignèrent 
jadis rinspiration des mots eux-mêmes de la Bible, que le Concile de Trente 
a décrété seul canonique le texte de saint Jérôme. Les catholiques pares- 
seux, comme ceux de F Univers, trouvent l'apologétique plus aisée en pro- 
pageant cette erreur parmi les fidèles, alors que la Vulgate n'a jamais été 
qu'un texte recommandé pour l'usage quotidien et cérémonie!, et non pas 
imposé comme base de controverse. 

Un autre point où M. Ledrain me semble d'opinion exagérée, c'est 
lorsque, considérant Job, Jonas et Suzanne, comme récits, il nie, la réalité 
des personnages, au même titre que ceux de la Morte ^ de M. Feuillet. 

La citation de ce livre nul du poète des notaires, qui a eu la lueur de 
M. de Camors^ puis est retombé en bourgeoisie, est d'un choix malheu- 
reux; inexact aussi. N'y aurait-il pas plus de justesse à rapprocher les 
Contes de Perrault, par exemple, des récits aggadiques : là le merveilleux 
intervient et le merveilleux divin, le rapport cesse avec les- histoires 
bébêtes de M. Feuillet. Puis, M. Ledrain ne pourrait-il pas concéder que 
de même que la Belle au bois donnant représente le sommeil de l'âme, sans 
objet d'amour; l'inertie du principe féminin isolé; Riquet à la Hotippe, 
figure les transfigurations physiques opérées par le moral et la fécondation, 
c'est-à-dire, l'embellissement du principe masculin au respect de l'autre 
pôle sexuel. L'aggada biblique a ses analogues dans les épisodes du 
Ramayana; c'est une légende nationale et mythique, mais sans rapport 
avec le roman de M. Feuillet : Job et Jonas n'étant pas des personnages 
réels, ont cependant la réalité de la conception juive, et je voudrais bien 
voir que M. Feuillet prétendît que sa Morte est une conception française, 
de quelque signification. 

Cette Bible sera complète en neuf volumes, en Kabbale, neuf est le 
chiffre sacerdotal, un dixième volume renfermera rExégè$e, Le tome I, le 
seul encore paru, contient les Juges Samuel I et II, Roisl. 

Hors du petit nombre des hébralsants, à peu près tout le monde ignore 
la flamme et la sauvage grandeur de ces récits des juges où le cantique de 
Deborah claironne la victoire des Bene-Israèl et magnifie l'Elohim de 
lahvé. Ni Sacy, ni Reuss, ni Genonde ne rendent l'accent barbare et 
terrible que Ledrain a su faire passer dans sa traduction, scrupuleuse de 
fidélité et d'une langue aussi bellement française que celle de Salammbô, 



— 174 — 

Il faut lire à nouveau la prière d*Hanna et la lamentation de David sur 
Schaoul et sur Jonathan, et cette action de grâce, la plus belle qui ait été 
écrite, quand David est délivré de la paume de tous ses ennemis : alors 
le génie hébreu apparaîtra, dans l'incomparable sublimité de son lyrisme. 
Ledrain s'est fait le Sigalon du Livre saint, il Ta copié en français, mais 
sans le réduire, il Ta transporté de l'hébreu, en toute son âpreté. 

Aucune littérature ne déploie un appareil plus hautement mélancolique 
que ce livre des Rois qui s'ouvre sur la vieillesse de David et bientôt 
resplendit des merveilles Salomoniques. 

Il fut question un moment de publier cette Bible, in-40, Félicien Rops 
avait l'idée de faire sa Bible; le dommage est grand qu'il ne l'ait pas 
réalisée. Toutefois, Ledrain, poète et artiste en même temps que docteur, 
aura donné la version la plus propre à inspirer le peintre comme l'écrivain ; 
et je ne doute pas que de sa lecture ne jaillisse des visions plus conscientes 
que celles de la tentation de saint Antoine et des tableaux un peu plus 
respectueux de l'Ancien Testament que la Judith de M. Cazin. 

M. Lemerre qui croit avoir vidé toutes les coupes de la satisfaction, a 
acquis le plus sérieux de ses titres d éditeur en mettant la marque de sa 
maison sur une Bible, la meilleure. Pour M. Ledrain, sa réputation sera 
demain de la gloire. 

JOSÉPHIN PÉLADAN. 




-175- 

MEMENTO 



Nous venons de recevoir sur fMpier tim- 
bré le billet que voici : 

« Au i*' décembre prochain, je livreni 
a contre ce mandat à mon ordre à M. Max 
« Waller directeur de la Jeune Belgique^ 
« un frontispice gravé sur cuivre. 

« FiuciBN Rops. » 

Nos lecteurs se réjouiront avec nous de 
cette inespérée aubaine. Nos collections, 
déjà fort rares à Tétat complet, en double- 
rontde valeur. 

*** 

Nous prions les amis et confrères de feu 
Edouard Agneessens d assister à l'inaugura- 
tion du monument élevé à sa mémoire, par 
sa fiftmille et l'ancien atelier Portaels. Cette 
inauguration aura lieu, le dimanche H mai, 
à 3 heures de l'après-midi, au cimetière de 
Samt-Josse-ten-Noode. 



M. Georges Rodenbach a lu le 6 mars au 
Cercle du Waux-Hali des fragments du 
Livre de Jésus, sa nouvelle œuvre. Nous 
apprécierons le volume lorsqu'il paraîtra. 
Dès aujourd'hui cependant, nous pouvons 
en dire l'allure : de la tantaisie autour des 
livres saints. Au Chhsi qui disait : « Aimez> 
vous les uns les autres >», le poète tait prê- 
cher une doctrine de solitude, le mépris des 
ce gens de peu » et une toule d autres héré- 
sies qui feraient dresser les cheveux sur la 
tête aux evaDgeUstes le plus tolérants. C'est 
ce que l'Indépendance oeige a nomme très 
hnement « 1 t.vangile selon saint Geor^^es », 
et, de tait, le nouvel apûire nous livre un 
Jésus inédit qui porte les Ciavates de 
M. Rodenbach, a son geste, son accent, sa 
taille, et même, pour ne pas Thumilier, 
tous ses défauts mignons. Ce Jésus a beau- 
coup d'amour-propre et veut passer à la 
postérité comme i autre, le vrai, celui du 
Golgotha. 11 a aussi son Golgotha, mais au 
lieu d'être heureux, il est fâché qu'on ne 
lui donne pas une croix à porter; cela, 
grâce à la trahison de ses meilleurs amis. 
Knhn, nous verrons le livre, où il ne peut 



manquer d'y avoir de très beaux vers. Seu* 
lement les bien-pensants le prendront entre 
le pouce et l'index (li^rorumprohibitorum)^ 
pour le livrer aux flammes. 

Une remarque : le vers de M. Roden- 
bach : 

Car 1m poètet dou, œ mot pmqva an ptîixm 
a été dit plus vigoureusement par Emile 
Verhaeren : 

Lm poètat won trop tud poor êtes pc4tm»M 

Une autre : M. Rodenbach parle quelque 
part de Jésus qui vivait « au milieu des 
anses, des bosquets... ». Cette assonance 
entendue à la lecture du Cercle a £iit sou<» 
rire. 

Voici une des pièces les plus applaudiet 
du Livre de Jésus : 

LES FUMÉES 



Jetas vint ooAtomplor riMriwa de la Tilla 
Où montait la fomèo ondiilaaft» et tnnqmiite 
Comme une faae où dee pnuieUei aont onUiéet, 
Bt Jéras, rien qu'à voir ces bmmee délacbéet. 
Se Katit un regret do ciei et de voyace. 
Car la blanche famée est la mbot du nnage 
£t va yen les lointain* où m mêlent en rove 
L'odeur ùmée et la musique qui t'achèTel 
La fumée, elle entraine autour des cathédrale! 
L'âme éparae des gnn (x) des cloches vespérales 
Qui se meurt avec elle en très lente a(onie. 
Kt tout le triste doua d'une chose finie, 
£t tout le triste doux d'une chose en allée 
Subsiste après ce bleu de vapeur exhalée 
Comme si la fumée, on savait qu'elle porte 
Un linceul impalpable à quelque étoile mortel 

U 
Or Jésus dont l'esprit change tout en symbole 
Songea que la fumée est une banderole 
Qui sur chaque maison en raconte Thistoire, 
Banderole pareille à ces tissus de moire 
Qu'on voit se déroulant hors des lèvres mystiques 
Des séraphins en blanc dans le bien des triptyques. 
Ainsi Jésus se mit à lire les Famées 
Comme si d'une étoffe elles étaient tramées 
Avec un texte vague, à lui seul déchi£Frable. 
Au loin c'éuKit d'abord un quartier misérable 
Doucement endormi comme un coin de province 
D'où s'élevait des toits pauvres un filet minoe. 
Lequel disait au ciel le cercle étroit des chaises, 
Les foyers d'ouvriers qui n'ont qu'un peu de braises 



(x) Tu quoque I 



176 — 



Pour chauffer le repu du aoir dans lei rnelletl 
Làf nir le luxe êpan des maiflont à tonrellee. 
Traînait une fomée aux coorbea plai blenfttres 
Qui diaait la tiédeur et la paix des grands f^trc« 
£t le bonheur qu'on a, rien qu'à te laisser vivre 
Avec un feu de boit sur des chenets de cuivre I 

in 

Or donc Jésus se dit : Cest ainsi pour les Ames ! 
Les chsAles, les méchants, les saintes, les infâmes, 
Oux dont les doigts pieux ont voulu condescendre 
A ranimer mon nom dans eux comme une cendre. 
Ceux dont les cœurs publics sont pareils à des bouges 
Où iremble dans le feu rombre-des rideaux rouges. 
Ceux qui brûlent ma Croix pour se chauffer les mem- 

[bres. 

Ceux qui brûlent leur lèvre à prier dans leurs cham- 

[bres. 

Tous, les cœurs s'éteignant, les ftmrs allumées. 

Tous ont au dessus d'eux d'invisibles fumées 

Blanches, si c'est vertu, — noires, si c'est luxure ! 

Alors Jésns songea que par une loi sûre 
Cet écheveau des cœurs s'enroulait à son Père, 
Comme sur lliorison la fumée éphémère 
Monte en se détachant des maisons une à une 
Et pend sa laine bleue au rouet de la lune I 

M. Georges Rodenbach, moins a sensi- 
tive » que Tami KhnopfF, nous pardonnera 
de donner ici la réjouissante parodie que 
Bazoef consacre à ses Fumées. La charge 
de cette page remarquable n'a rien de cruel, 
au reste. La voici : 

LES FUMÉES 



Bellac vint contempler l*horrible tabagie 

Où montait la fumée en vaporeuse orgie 

Comme une vitre où se miro-ut Is nuée. 

Rt Bellac, rien qu'à voir son opsqne buée 

Se sentit un regret de pipe et de cigare. 

Car la blanche fumée est l'hôte de la gare 

Et va vers les plafonds où se mêlent en rêve 

Son odeur (anée et sa spirale qui crève I 

La Aimée, elle entraîne autour des tables lourdes 

L'Ame épaisse des sottes et niaises bourdes 

Qui se meurt avec elle en très lente agonie. • 

Et tout le triste doux d'une pinte finie 

Et tout le triste doux de la bière enallée 

Subsiste après 00 bleu de vapeur exhalée 

Comme si la fiimée, on savait qu'elle porte 

Un linceul impalpable à des dessus de porte 1 

U 
Or Bellac dont Tesprit change tout en symbole 
Songea que la fumée est Une banderole 
Qui sur chaque maison en raconte l'histoire. 
Banderole pareille k ces tissus de moire 
Qu'on voit se déroulant hors des lèvres mystiques 
Des Séraphias en blanc dans le bleu des triptyques. 



Ainsi Bellac se mit à lire les ] 

Comme si noir sur blanc on les eût imprimées 

Avec un texte vague, à lui seul déchiffrable. 

Au loin c'était d'abord un quartier misérable 

Doucement endormi comme un coin de province 

D'où s'élevait du sol une spirale mince. 

Disant an ciel l'arrêt dans des poses fslotes 

Des tristes vagabonds mettant bss leurs cufettes. 

Mais pas pour se chauflfier au soleil leurs derrières! 

LA, sur le luxe épars d'hôtels A poivrières. 

Traînait une fumée aux courbes phis UeuAtres 

Qui disait la tiédeurdes Sjpstermans fol&tres 

Et le bonheur qu'on a de se sentir A l'aise 

A soulager son ventre en un lieu (z*; A l'anglaise ! 

JXI 

Or donc Bellac se dit : Cest ainsi pour les Crottes I 
Les chastes, les méchants, les correcteurs, les protes. 
Ceux dont les doigts pieux dessinent des virignles 
Sur les murs blanchis des inodores cellules, 
Ceux^lont les intestins (sait-on par quel mystère?) 
Ont besoin du secours d'un bon petit dyslère. 
Ceux qui brûlent du bois pour se cbsufler les mem- 

[bres. 
Ceux qui font sur les pots, enfermés dans leurs cham- 

fbces. 
Tous, les cœurs s'éteignant, les Ames allumées. 
Tous ont au dessus d'eux d'invisibles fumées 
Blanches, si c'est vertu, — noires, n c'est luxure ! 

Alors Bellac songea que par une loi sûre 
Ce monde de peascrs assiégeant sa cervelle 
Devait se faire jour en quelqu'œuvre nouvelle, 
Puis, qu'en vêts féminins devaient être imprimées 
Les strophes qu'il allait consacrer anx Fumées. 
Bientôt sur le papier, s'alignant une A une. 
Elles étaient au net quand se.Ieva la Lune ! 

RÔDs BM Bac. 



V Artiste de Piiris publie dans sa livrai- 
son d avril, un article de M. Max Wcllcr 
sur l'Exposition des XX, 

La comédie d'Albert Giraud, Pierrot Nar- 
cisse, vient de paraître chez M"»« V« Mon- 
nom, sous forme de volume de luxe. 
Tirage : 100 exemplaires sur vélin. 

20 id. Hollande. 

10 id. Japon. 

Tous numérotés (hors commerce). 

•' * 
A Tesbaudissement dea populatiops, 
nous livrons un volume tout nouveau inti- 
tulé : causeries littéraires, par !«. de Mul- 
der, professeur h l'Athénée royal de Mons, 
avec lettre -préface d'Antoine Clesse C'est 



— «77 — 



à mourir sur place, dans les affres tortico- 
lantes du rire. Le de Mulder vaut son con- 
frère de Louvain, le suave Tilman. 

D'après lui : i» Tœuvre de Lemonnier 
vivra parmi les plus « gracieuses. » 

2« L'œuvre de Benoit Quinet restera 
parce que ce le poète ne se perd pas dans de 
longues digressions ». 

30 « Cest dans le genre judiciaire que 
Picard s'est illustré. « (J'te crois.) 

4« Octave Pirme:[ « aime à se perdre 
dans l'infini, mais ce n'est pas pour nous 
effrayer ». 

50 Charles Potvin a prendra rang parmi 
ceux que la Patrie est fièce de compter au 
nombre de ses enfants ». (Berce, gentille 
Odette, ton vieil enfant.) 

60 « Le génie a touché Emile Valeniin. 

7« Les vers de Rodenbach « font présa- 
ger un brillant avenir » (pas aimable, de 
Mulder). 

Je plains TAthénée de Mons. 



M. Octave Maus publie sous forme de 
plaquette élégante : Sur les Cimes, (1) des 
souvenirs d*un voyage qu'il fit dans les 
Carpathes où malheureusement il tomba 
dans un ravin sous les yeux de Madame 
II.... Ded..., aux yeux fauves. 

A rinstar de son patron le Jure, notre 
ami Maus a Thabitude de répandre ses 
œuvres en gros et en détail. C'est ainsi que 
Sur les Cimes a paru in extenso dans la 
Société Nouvelle et fragmentairemcni à la 
petite Wallonie, Les lecteurs ny ont. fait 
que gagner ; le récit, lestement troussé, est 
comme un madrigal en alpcnstock à 
Madame II.... ci-dessus, mais il contient 
quelques jolis paysages. Il n'est tiré qu à 
60 exemplaires pour embêter le Juré, qui 
en aura 100. 

*** 

On a joué deux fois à la Monnaie Fran- 
cillon, la dernière pièce de Dumas. VArt 
moderne constate avec plaisir que c'est un 
numéro de son journal que lisait Lucien de 
Riverolles au troisième acte. Le fiiit est 



(x) Sans droonfleze ■. t. p. mon vienx Tare. 



vrai, quoique peu intéressant, et le public a 
pu constater que le vicomte aime beau- 
coup les annonces, attendu que le titre de 
rArt moderne faisait face au public. II a pu 
constater aussi que la vicomtesse Francine, 
aimant comme son mari, les lectures qui 
ne détournent pas l'attention, avait au der- 
nier acte, entre les mains, le dernier volume 
paru de la bibliothèque Gilon \ 



Il paraît que nos innocentes Railleries à 
propos de la Salammbô de Georges Khnopfi 
ont navré le poète et blessé le compositeur. 
C'est avoir peu de chance et nous le regret- 
tons. 11 y avait lieu cependant de douter 
que M. Khnopff eût eu la naïveté de pren- 
dre le roman de Flaubert pour en faire un 
opéra, alors qu'il ne doit pas ignorer ^que 
seul M. Reyer est autorisé par la famille 
du grand écrivain à tirer un drame lyrique 
de Salammbô. M. Khnopff ne pourra donc 
jamais ni éditer ni faire jouer son opéra. Il 
existe, cet opéra, on nous l'affirme, nous 
voulons le croire ; il existe et Shahabarim- 
basse-taille existe aussi, mais on ne l'enten- 
dra jamais que dans de rares salons, après 
une lecture du Juré dont personne n'a, 
hélas! le droit d'enlever les droits d'éditiot> 
et de représentation à àon Edmond. 



A ce propos, nous ne voulons pas entrer 
dans la querelle qui a éclaté entre M. Picard 
et M. Théo Hannon à propos de la Valki- 
rigole. Faisons simplement remarquer que 
lorsque la Forge Roussel, Au pays de 
Manneken-Pis, Mon oncle le jurisconsulte, 
Bruxel Us • Attractions, r Amiral, Vingt' 
quatre coups de. sonnet, le Paradoxe sur 
ravocaU la Valkirigole et le Juré seront 
oubliés depuis longtemps, (1) il restera: les 
Rimes de joie, un des plus éblouissapts 
volumes de vers qui aient été écrits en 
Belgique et... les Pandectes belges un des 
plus complets, des plus méthodiques et 



(x) FardoD I janiaia penonne n'oubliera les Rive- 
rits if MU tiasitu're, de cheviUatde ot joyenae mé- 
moire. 



- 178- 



des plus indispensables recueils judiciai- 
res (i). Résultat net pour les Lettres : 
Hannon — Picard = Rîmes de joie. 



La Gaule, revue mensuelle, vient de 
oaraître à Bruxelles. Nous y retrouvons 
les noms de MM. Baudoux et Roger qui 
écrivirent naguère un volume de nouvelles, 
en collaboration avec le joyeux Joseph 
Tintilaire. La Gaule n a pas de programme. 
Elle annonce : liberté complète. Nous ne 
pouvons assez engager les débutants à y 
donner leurs essais. Le premier numéro 
contient en tête un sonnet de Musset abso- 
lument nouveau... 

Nous donnerons régulièrement les som- 
maires de laimable revue nouvelle, appelée 
à renverser très prochainement la Jeune 
Belgique, si nous en jugeons par les terri- 
bles coups de boutoir qu'elle lui donne. 
Nous lui souhaitons bonne vie quand 
même; qu'elle ne justifie pas le mot de 
César : « Gallia est omnis divisa in partes 
très.... » 

**♦ 

Vient de paraître chez Vuylsteke à Gand, 
la traduction par M. Jules Sabbe de Texcel- 
lente Histoire de la peinture flamande, de 
M. Â -J. Wauters, dont le dixième mille est 
en vente à Paris, chez Quantin. Le même 
ouvrage traduit en anglais par Mad. £. Ros- 
sel, vient de paraître à Londres chez les 
éditeurs Cassel. 

Vient de paraître, une étude très intéres- 
sante des œuvres du baron Isidore van 
Overstraeten, un publiciste religieux dont 
les travaux ne sont pas oubliés. Ce souve- 
nir d'un parent est curieux à lire et nous le 
recommandons aux amateurs de mono- 
graphies. 

**# 

Alphonse Lemerre vient de commencer 
la publication, par livraisons à cinquante 



(i) Ua confrère ^e Maître Picard m* souffle que ce 
n*eit pM complet du tout Jenregittre (saxu compé- 
tence) son affirmation. 



centimes, d'une Anthologie des poètes 
français du XIX* siècle. Les deux pre- 
miers fascicules renferment des extraits 
choisis avec tact des deux Chénier, de Le- 
gouvé, Arnault, Chateaubriand, Chénedollé 
— Désaugiers, Nodier, Béranger et Mille- 
voye.Lorsqu*il sera complet, Touvrage sera 
des plus précieux tant au point de vue bi- 
bliophilique que littérairement. 



Leconte de Lisie vient de remplacer 
Victor Hugo à l'Académie française. Cela 
nous a valu deux discours, Tun superbe du 
poète des ErynnieSy l'autre curieux de 
Dumas le Petit. A ce propos rappelons 
qu'il y a en Belgique une Académie des 
Lettres dont personne n'entend jamais 
parler, attendu qu'elle observe un silence 
grandiose. On ignore absolument de quels 
immortels se compose cette assemblée 
mystérieuse et rien ne sort de cette franc- 
maçonnerie où les maçons n*ont vraiment 
aucune franchise. Ne serait-il pas bon cette 
fois de singer Paris et de décréter que lea 
nouveaux arrivants pondront un discours 
de réception. On verrait alors s'ils parlent 
correctement, ce qui nous a toujours paru 
douteux. 



Rappelons les hommes qui occupèrent 
le neuvième fauteuil : 

1582. François Maynard (Satires), 

1647. Pierre Corneille. 

1685. Thomas Corneille [le Comte dEs- 
sex). 

1710. Ant. Houdard de la Motte (Inès de 
Castro). 

1731. Bussy-Rabutin (Histoire amou^ 
reuse des Gaules). 

1737. K. Laureauli de Foncemagae(7V5- 
tament politique de Richelieu). 

1780. Chabanon (Eponine — trad. des 
Odes pytkiques de Pindare). 

1795. Naîgeon (annotateur de Diderot). 

1810. Népomucène Lemercier (Aga- 
memnon), 

1841. Victor Hugo. 

1887. Leconte de Lisle. 




MAITRE EDMOND PICARD 




... sur un arbre perché 

(La Fontaine). 

ient de donner à VArt moderne^ à*propos 

d*un excellent ouvrage de M. Léon de 

Monge : Epopées et romans chevale^ 

resques, un de ces articles amènes dont il 

;,a la spécialité, Sarah Saint-Bernard, il a 

f ' éprouvé le besoin de japper, autour de ce beau 

livre^ des variations qui prétendent, et toutes 

ses vieilles rancunes d*esthète affolé suintent par 

4eâ pores d*un style plus ou moins scato... illogique. 

^ C'est ce qu'il appelle : « Un cas à ajouter au Traité de 

pathologie littéraire ». 

Nous n€ sommes pas fâché de faire justice une bonne 
fois de ce singulier « genddettre » qui, non content de 
braver 1 opinion par des actes d'hercule forain, la presse 
par des inots dlnsulte, le bon sens par des contradic- 
tions de ventilateur, se permet de juger TArt et les 
, Lettres du haut d'on ne sait quelle Tour-prends-garde 
dont il menace de nous écraser. 

Maintes lois, il nous est arrivé d'attaquer Maître Picard 
avec toute la véhémence que nous suggère sa propagande 
en faveur d'idées enlevées à M. Cladel ou à M. Jean-Bernard; toujours, 
nous l'avons fait loyalement et franchement ; de quoi ou de qui aurions- 
nous eu peur? On nous a répondu par de petits mots dissimulés aux 

»3 



Yi 



— i8o — 

coins des phrases, cachés aux carrefours des sous-entendus. Une attaque 
directe, jamais ! Maître Picard ne fait cela que dans la rue, avec un frater- 
nel renfort en cas de dé&ite. Ou encore, il prie ses bons amis de vous dire 
votre fait à Toccasion, fût<e à la barre du tribunal, dans Texercice profes- 
sionnel. 

Les insinuations sont toujours pareilles. Ici, le galant polémiste parle de 
a lonanisme intellectuel », là, de « vice contre nature », de « virilités atro- 
phiées », et cela à Tadresse des fidèles de « Tart pour Tart ». Ses mots ont 
toujours la même saveur de déboutonnement, et tout se réduit pour lui à 
Texamen des haut-de-chausses. Plus il vieillit, plus cette question de puis- 
sance génésique le préoccupe, et ce souci, qui pour d'aucuns semblerait 
un vague regret, revient à chaque instant, comme une formule de' serment 
dans la bouche du brave Schifflaers. 

C'est ce qu'on nomme Térotisme d'arrière-saison. 

Peu nous importe que M. Picard puisse ou non, même en se transfor- 
mant en mouche, exécuter les exploits virils de Jupiter et féconder tout un 
Olympe ; en fût-il capable, cela ne déformerait pas une seule des réjouis- 
santes chevilles des Rêveries d'un stagiaire, cela ne changerait pas d'une 
ligne le cabotinage enfantin du Juré, et nous verrions M. Picard sous les 
cisailles d'un Fulbert, que les Pandectes belges ne perdraient rien de leur 
valeur. 

Le procédé critique est à la portée de tout le monde et, franchement, 
M. Picard ne peut exiger que nous nous mettions tout nus pour lui répondre 
par des arguments ad mulierem. 

Ces colères sont cependantlogiques. Peu élevé, jeté très tard dans le monde 
où l'on ne se mouche pas dans ses doigts, il n'a jamais eu l'esprit du polé- 
miste. Veut-il plaisanter, il tombe dans une trivialité sans finesse; veut-il 
riposter à quelque mot bien pointu qui le pique gentiment, il voit rouge, 
se fâche, et met les pieds dans son plus beau plat de Chine. 

Ce plat de Chine, c'est son Art moderne, où périodiquement il nous sert 
ses extrémités, à la farce, à la sauce Robert, à la maître d'hôtel, à la 
Sainte-Menehould, jamais à la vinaigrette, — le mot est trop joli. 

Et c'est lui qui se mange ; à l'instar de la grande Virginie de F Assommoir 
« dont on aurait dit qu'elle avait avalé ses pieds, tant elle trouillotait du 
goulot ». 

La polémique de M. Picard est, dans son genre, une polémique « trouil* 
lotante ». 

J'ai toujours respecté les vieillards qui, régulièrement, vous racontent 
la même histoire, ou vous esquissent le même mot à double sens ; ce serait 



— i8i — 

cruauté de leur dire : o Vous m*avez répété cela dix fois », et mieux vaut 
écouter; mais, lorsque cet a'feul écrit et publie son rabâchage, je me 
révolte. 

M. Picard en est là, sans être un a'ieul, et nous pouvons lui être moins 
patient encore. Obstinément, il nous appelle ignorants, lui qui a pénétré, 
grâce à nous, dans la littérature contemporaine; lui qui découvrit 
voilà deux ans Leconte de Lisle, et découvre aujourd'hui Léon Bloy, comme 
Léon de Monge, notre professeur de littérature d*il y a sept années ! Lui qui 
appelle Taine un « ramasseur de crottins ». Ignorants! Ignorants du 
Barreau, soit, comme il est ignorant des Lettres, lui qui fait des livres pour 
la vulgarisation du Droit et découpe M. Poelaert en contes à dormir 
debout. 

Pro artey ce pavé, est le plus beau spécimen d'ignorance qui soit. Il n'est 
pas possible d'accumuler, en moins de pages, plus d'appréciations fisiusses, à 
rencontre de l'évolution moderne. Ce ne sont qu'erreurs entassées à plaisir ; 
M. Picard y prend Adoré Floupette au sérieux et. tance vertement l'école 
décadente. Et Khnopff, votre collaborateur, et Verhaeren qui tombe avec 
lui dans la déliquescence finale des Ecrits pour F Art? Vous nous prenez 
le poète sain des Flamandes, et aussitôt, chez vous, à F Art moderne^ cet 
égaré tourne au « mallarmisme »; c'est jouer de malheur, vraiment; 
Khnopff nous échappe, vous suit, et à peine a-t-il franchi votre seuil, qu'il 
fait le même écart, comme pour vous contredire. Du poète exquis des Chi- 
noiseries et du Dix-huitième siècle, il reste un rêveur désorbité qui 
fait les cantates jubilaires de votre famille et écrit sereinement de ces vers : 

Les choses, c'était-il si pâle que ces roses 
Et si vîtes, ces ciels, et ces légers moulins 
Etaient<e âmes ainsi, blanches en ces déclins 
De crépuscule d'âme entre ces arbres roses? 

Les villes, soye^ loin, despérés (i) affairés. 
Et ce tumulte, et ce criard et dans ces rues 
Vagues obsessions de choses disparues, 
Et ce soudain souffrir ce que vous souffrirez ! 

Du charabia triple I 

Votre journal, où vous tonniez contre une école, devient l'organe officiel 
(pour toute la Belgique) de cette école. C'est là que l'on encense René Ghil 
et que l'on se pâme devant les strophes infantiles de M. Vielé-Griffin.Vous 



— l82 — 

êtes fondateur-patron de la Reyue indépendante où sévissent, de d de li, 
tous ceux dont tous déploriez les tendances il y a deux ans. Tout ce que 
vous avez écrit contre nous vous retombe sur le nez. Vous nous dites : 
« Ne devenez pas décadents »,à nous qui ne l'avons jamais été, et d'emblée 
vous le devenez vous-même ! Vous nous annoncez que nous allons bientôt 
mourir, que nous vieillissons, et subitement, comme par miracle, notre 
arrière-garde reçoit des renforts d'écrivains jeunes et pleins de sève (i). 

Alors, comme tout vous fond dans la main, votre belle science des Let- 
tres et vos pronostics de bookmaker, vous lâchez les grands mots, périodi- 
ques chez vous : Journalistes et piliers de tavernes! 

Journalistes, vous qui avez fait l'article de tête au National^ au Peuple^ 
où sais-je, au Progrès peut-être? Journalistes, vous qui vouliez être du 
Sénat I Je regrette que vous n'ayez pas réussi ; c'eût été le summum jus. 

Piliers de taverne, vous qui avez promené votre robe d'avocat et votre 
surnom d'écrivain dans les meetings de cabarets et de guinguettes. Voyons ! 
voyons I grelot progressiste! 

Et puis, personnalité pour personnalité, que vous mêlez-vous de notre 
vie ! Elle n'est pas à vous, et vous n'avez droit qu'à considérer nos œuvres 
si elles vous intéressent (2). La presse est notre métier, la littérature notre art. 
La presse, c'est notre barreau à nous. Est-ce que nous vous reprochons de 
plaider pour des vidangeurs? ou bien vivez-vous de la vente de vos livres? 
Nous n'avons jamais, songé à écrire le Paradoxe sur le journaliste pour 
justifier de nos compromissions, pas plus que nous ne nous sommes faits 
les échos des potins qui couraient sur vous ou les vôtres. La presse, elle a 
bon dos maintenant que vous n'avez plus besoin d'elle pour vous pousser à 
la députation ; sur nous retombent vos déboires politiques et vos avorte- 
ments littéraires, ceux que vous déploriez si amèrement dans votre inénar- 
rable lettre i M. Victor Hallaux, membre de la presse (votre cher 
HallauXy pour la circonstance). La presse, vous lui en voulez d'avoir 
accueilli votre Juré par un sourire sans méchanceté conune sans intérêt, 
de ne pas vous avoir appelé le Molière du Barreau, auteur et acteur tout 
ensemble, et de n'avoir pensé qu'au tapissier, troisième incarnation. 

Lorsque, dans le fatras de vos dissertations juridiques, nous découvrions 
quelque vigoureuse page descriptive, nous n'avons pas hésité à le dire^ 



(t) Hector Chainaye, Maurice Maeterlinck, Jules Van der Brugghen, Arnold Goffin, 
Fernand Séverin, Grégoire Le Roy, Jules Frédéric. 

(3) « Les esprits inférieurs atuquent les gens, les esprits supérieurs n*attaquent que les 
choses. » (Alex. Dumas fils). 



— i83 - 

respectant, pour le reste, votre marotte professioimelle; a fortiori ne son- 
gions-nous pas à vous demander si vous passiez vos soirées au Jardin 
joyeux, au Moriaan ou dans les coulisses d*un théâtre. Que nous importe 
votre vie privée, si vous nous faites de beaux livres, et, si vous n*en faites pas, 
que nous importe-t-elle davantage? 

Nous ne vous avons pas voulu comme chef et cela vous irrite au point de 
vous faire oublier toute retenue. Vous voulez être le général Boulanger de 
quelque chose et cela ne réussit pas, même à F Art moderne où les articles, 
surtout les vôtres, vous rient au nez. Ce que vous écriviez hier vous détruit 
aujourd'hui ; vous n*étes pas Monsieur Picard, mais Maître Sisyphe, et 
le pavé, que vous voulez absolument rouler en haut de votre montagne, 
c*est le monoUthe de Tours. 

Il écrasera votre cor aux pieds littéraire; et ce lui sera facile. 

Et maintenant, en face de cette exécution sommaire jetée à un triste 
homme de lettres, que Thomme privé, pour qui nous gardons tout respect 
chronologique, se fâche s*il le veut. J'aurai les rieurs pour moi. Vous 
avez, comme ressource encore, de vous taire, ce sera votre Ne daigne, 
ô Rohan ! Il vous reste aussi le : « Et vous donc? » qui élude; mais, quant 
.à répondre spirituellement et victorieusement, je vous en défie. 

Max Waller. 



VERS 



LES RÊVEURS 

Combien chères en vous, bouquets élus d^enfance. 
Frères en rêve pur qui n'oser&f mourir ^ 
Ces blessures du cœur si lentes -à guérir l 

Suaves patients embellis par l'offense, 

Uoù rayonne sur vous ce charme des douleurs 

Et fleurit en vos yeux V angoisse en pâles fleur sf 



— 184 — 

Ak! d*oà, surtout, vous vient cette beauté de F âme 
Et sur votre chair pâle où le mal est inscrit, 
Quelle haine drapa le blanc manteau du Christ? 

Nous ne savons qui c'est de Fhomme ou de la femme 

Dont la jeune beauté vous voisine le plus. 

Et nous songeons au fruit des couples dissolus 

Mais non, chère langueur , si douce et si fluide ^ 
Tu dérives de mieux que du vain ici-bas^ 
Et ta sérénité ne s*en ouvrira pas. 

Et tu te feras jour à travers notre vide. 
Reléguant loin de toi les rares empressés 
Du geste de te taire et de tes yeux baissés. 

Il est vrai que la chair niera tes auréoles, 
Et que tu passeras par des landes dennui. 
Et pourtant nous voilà contents en notre nuit ! 

Car nous f avons surpris de timides paroles. 
Et, si vile que soit la terre à ta beauté, 
Tu n'oseras f ouvrir r n au delà » souhaité. 



H 



LE VALLON 

Je revois en esprit de calmes paysages 
Qui comprirent jadis les soucis de nos coeurs. 
Des sites distingués des souffrants et des sages 
Et qui font tâme encline à de douces langueurs. 

Ils veulent être vus à cette heure indécise 
Où se teignent de soir les blonds après-midis, 
Et non dans les matins que l'aurore opalise. 
Et non dans la rougeur des couchants refroidis. 



— i85 — 

775 semblent, ces vallons de muettes femllées^ 
Labri prédestiné des dolentes amours^ 
Les discrets confidents des plaintes alliées^ 
Valcôve des meurtris qui s*aimeront toujours. 

Mais c'est le gîte aussi dtun étrange silence. 
Quand parfois les aimés s'en viennent enlacés, 
Et, les yeux se fuyant y rive dintelligence 
De renaître peut^tre aux doux frissons passés. 

Et nous-mêmes, nous deux, aux Jours d angoisse humaine 

Pâles soudainement du vide de la chair. 

Sincères pèlerins émus de foi sereine. 

Nous avons révélé notre âme au vallon cher. 

Lors il nous a guéri du mal et de ses causes. 
Et les feuilles chantaient si bien dans le ciel d'or, 
Et les lèvres des fleurs disaient de telles choses. 
Que nos yeux consolés s'osaient chercher encort 

Et si longtemps, enfin, que nos yeux et nos bouches 
Marieront en Famour le sourire et les pleurs. 
Laisse, 6 notre vallon, dans tes grâces farouches 
Les blonds après-midis s'alanguir sur tes fleurs! 



III 

LES MORTES-NÉES 

Mes rêves, ces ailés d'ailes douces et frêles, 
A qui rien n'est fermé de la céleste geôle. 
Se promènent au son de pâles chanterelles 
Par les Jardins aimés du maître de Fiésole. 

Voici naître soudain de molles plaintes d'âmes. 
Ainsi les blancs regrets des timides enfances. 
L'ineffable parler des voix faibles et femmes 
Nous prier à venger d'anciennes offenses! 



— i86 — 

Loubli divin leur ftt les nulles destinées 
Des graines que tua le gel à peine vertes^ 
Et c'est triste à mourir ces chères mortes-nées 
Qui promirent en vain les corolles ouvertes. 

« Nous vous eussions donné les rares amoureuses 
Dont Tabsence rend vains les désirs et les rives. 
Et des baisers câlins aux passions peureuses 
Et if autres à vider les races de leurs sèves. 

« Nous eussions inventé quelque idéal étrange 
Qui hâtât fagonie ineffable du vôtre. 
Et lâché le frisson de ses ailes d'archange 
Sur les hontes oii tâme éternelle se vautre. 

a Mais de cruelles mains nous permirent à peine 
D'exister un instant aux entrailles des mères. 
Et sans doute Foubli du Seigneur ou sa haine. 
Fit mourir tn bourgeons nos feuilles éphémères, » 

IV 

L'AMOUR CRUEL 

Par rame ignorante et ses lys. 
Par nos chairs closes sous les plis 
Des amples tuniques d'opale; 

Nous voulons être aimés d'amour 
Et laisser dans la mort du jour 
Aux baisers notre beauté pâle. 

Lors voici venir jusqu'à nous 
Le charme des aveux plus doux 
Dans le mystère des vesprées. 

Et jusqu'à nous mourir encor 
Les vaines plaintes sonnant d'or 
Des amoureuses éplorées. 



- i87- 

Leurs chêreux nims baignent Its fUis 
Et leurs passés sont expiés. 
Tant nous aiment ces pécheresses. 

Bien tristement, des yeux meurtris. 
Des mains, des livres et des ris. 
Elles implorent nos caresses. 

Mais nous restons froids et sereins. 

Levant nos regards souverains . 

Vers d'autres yeux que ceux des femmes. 

Tandis que donne notre chair. 
En r ennui du plaisir amer, 
La mort irrémissible aux âmes. 

V 

L'OUBLI 

Aux jours bien morts, hélas l du rive enviolé. 
Quand vacillait en nous la suprême espérance, 
N'avions-nous plus, du moins, Fattente et la souffrance 
Et cet acre jouir de vivre immaculé? 

N'était-ce pas très doux encor cette blessure 
Par oà se dissipa le sang de notre orgueil. 
Et ces râles jaillis du cœur même et ce deuil 
De s'écouter descendre en une tombe obscure I 

Et n'était-ce pas doux ce dernier souvenir. 
Pâle ou sanglant parfois de la vie écoulée. 
Et ces regrets, enfin, de Faudace en allée 
Et r orgueil du néant méprisant l'avenir î 

Cétait mélancolique et cher comme d'entendre 
Au lointain le plus bleu des vespéraux halliers. 
Vibrer dame navrée et s'éteindre oubliés 
Les vains appels du cor harmonieux et tendre. 



— i88 — 

Voici Theure venue oîa se penchent les cceurs 
Vers les fuyants échos des vibrances dernières^ 
Et de la mort des sons dans la mort des lumières 
Se sentent défaillir en d'immenses rancœurs! 

Bientôt s'élèveront les silences funèbres^ 

Et nous saurons alors, mais alors seulement. 

Quel mal c'est que l'oubli d'un ancien tourment 

Et nous voudrons, en vain, mourir dans nos ténèbres. 



VI 

LA MORT DES POÈTES 

Le soir où nous mourrons des affres de la chair 
Vaguement consolés de prières pleurées. 
Pour nous ravir, enfin, les âmes en Féther, 
Les hymnes deviendront des calmes empyrées. 

Le cher soleil qui vit nos premiers pas joyeux 
Pressentira d'amour venir notre agonie. 
Et, plus doux cette fois au baiser de nos yeux. 
Attardera sur nous sa caresse infinie. 

Peu nous importera que la vaine cité 
S'inquiète un instant de notre fin prochaine. 
Et que jusques au seuil de notre éternité 
Blasphèment nos passés, sa folie et sa haine. 

Car nous saurons, pour lors, tous les pardons du Christ, 

Imités au travers des traîtrises de vivre. 

Et souffrir sera doux, puisque c'était écrit, 

Et que les deux, d'ailleurs, nous sont promis, au Livre. 

De seuls péchés d'amour nous pèseront au cantr. 
Et nous pourrons mourir dans cette certitude 
De doux enfants tombés en faute par langueur 
A Fheure où les tenta tesprit de solitude. 



-i89- 

Et les hymnes d'en haut, dans un immense accord. 
Tresseront sur nos fronts la gloire des victimes. 
Et ce sera tannonce, en dépit de la mort. 
D'une vie étemelle et pure sur les cimes! 



VII 
LE DERNIER RÊVE 



A Hbnu Dkgsoux. 



Au fond endolori des suprêmes vesprées 
Oit meurent en silence et lesjreux s" évitant 
Les débris à leur fin des races ulcérées, 
Ils Vont crucifié dans le rose Occident. 

Pâle de plus en plus des fuites de la sève. 
Avec, dans le lointain des beaux yeux mi-fermés. 
Le solitaire orgueil détre le dernier rêve, 
Il revoit par F esprit les siècles bien-aimés. 

Il penche du fardeau de la proche agonie, 

Sous For vague et soyeux des cheveux ruisselants, 

La mystique beauté de sa face bénie. 

Et voici pénétrer la lance dans ses flancs ï 

Et c'est sur la muette et coupable indolence 
Des peuples assoupis à Fombre de la croix. 
Le rouge épuisement des veines par la lance. 
Et les derniers frissons des membres déjà froids. 

Soudain il s'est raidi sur son arbre de honte 
Avec de longs sanglots et des yeux révulsés, 
Et maintenant le corps s'affaisse, et Vâme monte 
Rejoindre dans FEther les rêves trépassés. 

Et désormais la nuit pèsera sur la terre 
De jour en Jour plus dense aux hommes plus méchants. 
Et cette pourpre éteinte en un ciel de mystère 
Cest le dernier reflet du dernier des couchants. 

Fernand Séverin. 



— ipo — 



VISIONS 




A Georges Khnopff. 

O tfns gloomy world / 
(Wbbster. — Duchess of Malfi). 

e matin, après le déjeuner, servi avec cette minutie anglaise et 
dans ces porcelaines légères que j'aime, on m'a assis devant 
la verrière nimbée de rideaux blancs et d'où coulait un jour 
limpide, folâtre, espiègle... Et c'est singulier la clarté qui se 
j5t en ma pauvre tête si lasse de poursuivre des idées qui ne s'achèvent 
jamais... Une masse de souvenirs se présentaient, non à mon esprit mais à 
mes yeux, ils semblaient affluer extérieurement; des paysages, des rues, 
' des individus à moi connus, naguère, se dessinaient au milieu de la lumièr/s 
irradiée par la fenêtre, me remémorant des séries de faits liées à ces visions... 
J'étais si heureux; — depuis bien longtemps, de vilains et grossiers nuages 
voilaient mon intelligence. Et enfin, je puis presque réfléchir, arrêter une 
perception au passage, la préciser, m'y complaire. Guère de cohésion, 
encore ; ma pensée plie, se dérobe quelquefois, va un peu à l'aventure et 
aussi, je crains de trop travailler ^ de surmener le mécanisme délicat qui 
lentement reprend le mouvement normal, — peur, surtout, de retomber 
au chaos, au délire. 

C'est pareil à une marée continue, bruissante mélodieusement, sans 
houle ni fiirie, — chantante^ — dont les lames alanguies déferleraient sur 
une très paresseuse plage. Les accords allongés, mourants de Tristan 
et Yseult diraient mieux ma sensation. — Un flux incessant, une submer- 
geante afiusion de songes colorés — que je voudrais bien retenir, — mais 
déjà, du fond de mon cerveau, arrive une vague nouvelle qui brise, 
éparpille et noie le flot précédent, — puis, à son tour, expire. — Je ne 
résiste plus et les eaux berceuses m'emportent, me caressent, glissent le 
long de mon corps, avec des clapotis argentins, — jouent, me roulent au 
creux de leurs ondulations, — s'éloignent, m'abandonnant sur le sable 
doré, — et, rieuses, minaudières, raccourent avec une feinte colère pour 
m'engloutir dans leurs profondeurs rêveuses et dormantes... 

— Ah ! ce site... doux et suave I On grimpait au haut de cette éminence 
et tout d'un coup, c'était un ravissement... La plaine, la paisible rivière, 



— igi — 

les forêts là-bas, — loin, — le petit village, près du pont, — et tout cela 
estompé, fondu en teintes fines, atténuées. Chaque fois la même impression 
s*imposait : Il me paraissait voir un panorama chimérique, trop beau pour 
être vrai, un mirage qui allait s*évanouir sous mes yeux, me dévoiler 
rhorreur des ténèbres, de la sombre et mystérieuse et épeurante Nuit. 

Les soirs, de la terrasse surplombant la vallée» nous contemplions le ciel 
pur, miroir d*ébéne chatoyant et il me disait : — « Vois tous ces Mondes. •• 
Vénus, Mars, le maléficieuz Saturne... Ils brûlent de flammes inextin- 
guibles; — et la poussière stellaire, cette Voie lactée; cette vie fourmillante 
dans TEther répandue... d — Et je me retournais en moi-même, je me 
tendais de toutes mes forces, je voulais savoir, savoir encore, embrasser la 
sublimité des sphères, m'élever jusqu*au Concert universel, jusqu'à FEtemel 
Seigneur, atteindre le Destin magnifique et impénétrable, — comprendre, 
comprendre, comprendre... 

Quel dédain m'inspiraient les perspectives terrestres, alors 1 Je sentais 
monter en moi un ample mépris pour ce qui m'intéressait, jadis : — les 
livres, les beaux livres, les poètes, — moi-même I... Une pitié I nous nous 
occupons, — avec quel risible sérieux I — de niaiseries, tandis que, de 
toutes parts, Tillimité nous opprime... — Une intime satisfaction de ma 
propre clairvoyance s'insinuait peu à peu et, au chaud soleil de l'égolsme, 
hâtivement fructifiait. Mais, aussitôt — les rayons des divins flambeaux 
s'aiguisent, incisifs et perçants conmie un coup d'oeil chargé de froid cour* 
roux et ironique ; les chères paupières se ferment, tristement se détournent 
et s'éteignent les scintillations joyeuses. .. Plus rienl — un rideau de mena- 
çante obscurité, où des pâleurs sombres passent... Et le rideau s'enfonce 
dans les vastes étendues, recule, recule, repoussant derrière lui les constel- 
lations — puis, sans bruit, brusquement, il redescend, se rapproche, vite — 
s'abaisse, m'enveloppe d'une terreur confuse... Et cela m'apparaissait pareil 
à une immense draperie funèbre, agitée et plissée par un vent calme — ' 
subitement impétueux et sauvage... Cependant, accompagnée de larmes 
lénitives, la certitude me revenait de l'inanité de nos volontés, de nos efforts, 
mais cette pensée n'était plus âpre, hautaine, blasphématoire, mais miséri- 
cordieuse et tendre... Alors, les inconmiensurables Espaces cessèrent de 
me terrifier, de timides et chétives Etoiles percèrent la Ténèbre, et leurs 
clignotements semblaient me faire signe, — de n'avoir point d'effroi... La 
splendeur des Pléiades se déroula de nouveau au nébuleux firmament; — 
j'entendis un pas furtif et doux et une voix harmonieuse, remplie toute 
d'inflexions diaphanes et effleurante : — « Laissez, — laissez venir à Moi 
les petits enCflintsl... » 



— iga — 

Et je me réjouissais en mon cœur prosterné, défaillant 4'une inexprimable 
délice : — a Quel bonheur nous est donné et à tous, car, voici, ne sommes- 
nous pas, pauvres et riches, simples et savants, — de crédules et naïfs 
petits en&nts? » 

— Et celui qui m'accompagnait en ces réconfortantes promenades, 
celui... — Mon Dieu! la gaieté radieuse a disparu, tout pftlit, s*engrisaille 
autour de moi... 

— Oh I oui, j*ai aimé de grands et fertiles génies, — des phrases dont les 
mots étaient de feu et de lumière, — des phrases joyeuses qui me faisaient 
palpiter d*une longue épouvante... Et quelquefois, un mot, un mot 
fiilgurait d*un éclat diabolique, — accroupi au milieu d*une page comme 
un Sphinx redoutable — énigmatique et redoutable... Je m'épuisais 
à surprendre le sens de ces mots prestigieux, hiératiques, solennels, — 
énigmatiques et redoutables... Oui, ils brillaient là ainsi qu'un feu follet, 
errant dans les campagnes, aux confins de Fhorizon, qu'on poursuit avec 
fièvre et que jamais, on ne pourra rejoindre... Non, écoutez! Ils ont la 
semblance de ces Astres, symboles mystiques, dont le rayonnement s'éclipse 
parfois et rejaillit plus fort — et pour lesquels, fous insignes, nous sommes 
saisis d'un amour éperdu, auxquels nous aspirons et voudrions confier les 
choses que nous devons taire. . — Oh ! je me rappelle, à présent, ce livre. .. 
Rirent-ils assez de moi ! J'avais des amis, de précieux et sincères amis, — 
qui n'en a pas, d'ailleurs? — et souvent, — car tout cela m'étouffait, — 
j'essayai de me confesser à eux... Mais, quel dégoût ! ils ne me comprirent, 
ne m'écoutèrent même pas... Perfidement, ils souriaient et ils pensaient — 
et leur air poliment lassé disait : — « Pourquoi me raconte-t-il ces 
ennuyeuses choses qui me sont si parfaitement égales?... » — Je me tus, 
enfin... Mais cela m'oppressait; un besoin d'épanchement immédiat et 
complet. Me désaltérer à une source de bonté sereine. Quelque banale 
consolation m'eût peut-être sufii, — je ne pus l'obtenir... Et, à cette heure 
maudite, j'écrivis ce livre, j'ouvris mon cœur largement, — ainsi qu'une 
maison de plaisir où, sous des oripeaux bariolés, les Madeleines attendent 
en vain toujours, la main divine qui les relèvera, les lèvres chastes qui, d'un 
baiser fraternel purifieront leurs lèvres... « Or, celui à qui il est moins 
pardonné, aime moins.,, » Nulle rémission pour moi... Je profanai les 
secrets de mon âme; histrion avili, comparse ignoré, je me prostituai... 
Dieu! ils raillèrent encore... Ma sincérité, ils ne la sentirent pas — et que 
j'avais tremblé en écrivant 1 Comme je les détestais ces pages, — un écœure- 
ment sans nom... Une haine démente, chaque jour exaspérée — et malgré 
elle, à cause d'elle — qui sait? — l'infâme besogne s'achevait. Ah ! justicière 



-193- 

leur dérision et raisonnable. — Quelle témérité : se couronner soi-même — 
d*épinesl 

— Toute couronne nous gêne et nous insulte! 

— ... Mon esprit étourdi, enivré, chancelle ; — il se roidit, le malheureux 
veut marcher quand méme^ traîner Tinstrument de son prochain supplice 
mais comme Lui — sa croix Fécrase. Il fléchit, glisse, tombe... Les sages 

éclatent. 

*^* 

Topass away tke time, PU tellyour Grâce 
A drtam I had last night.,. 

Je vaguais parmi une multitude qui allait je ne sais où... Un homme 
tombe devant moi, subitement — les badauds s*attroupent et imitant tout 
ce monde, je m'arrête... 

Trois plaies béantes, énormes, lui trouaient la poitrine et le sang jaillissait 
et se caillait sur ses habits... Et soudain^ un frisson me secoua, j*arrachai 
mon attention de ce spectacle et je vis, — je vis les regards de tous ces gens 
fixés sur moi et dans leurs yeux et leur sourire narquois et plein de doute 

— comme si je protestais I — et de défiance je lisais, oh I clairement et 
irrécusablement qu'ils m'accusaient, que silencieusement, ils me condam- 
naient... Longtemps, pétrifié par Tangoisse, tremblant et soumis déjà à 
l'inexorable Destin, je restai immobile auprès d'eux, attendant l'imminent 
tumulte, la clameur vengeresse, les gendarmes qui m'emmèneraient... Mais, 
rien... Ils me considéraient toujours, et sur leurs visages éclatait de plus 
en plus fort leur détestable conviction, mêlée d'indifférence, de mépris et 
d'une haine sans bornes... 

Seigneur I Quelle soudaine obscurité 1 L'ombre rapide dévore les clartés, 

— ces nuées chargées de fureur et grondantes, ~ l'azur se plombe... Des 
glaives sulfureux flamboient... Un éclair ! Quel bruit étrange, — si lointain 
et si proche, en même temps... Ça rebondit I... Pensons encore; c'est si 
amusant de s'exercer à revivre. — Renaître I... Que disais-je donc? — Je 
ne sais plus ; j'ai tout oublié... Si je pouvais, seulement, retrouver le nom... 
Qui portait ce nom?... Ahl — Ce n'est, pas çàl... Le brouillard, —ces 
vapeurs qui entrent en ma tête... L'envoûtement recommence, YInpace 
s'ouvre; l'ingénieux bourreau imagine une torture nouvelle; il te fascine, 
l'Astucieux... Tout sombre dans la brume... La croix! — la croix s'appe- 
santit, m'accable... Notre Père qui êtes aux deux,.. Ahl non, non, — je 
ne veux pasi Je veux — je veux penser!... Penser!... 

ARNOLD GOFFIN. 



194 — 



AIRS DE FLUTE 



XX 

TRISTE ZUT 

Toi vu la chère tout à rheure. 
Elle wCa dit des mots en Vair^ 
Mais cela n'était pas bien clair.,. 
Comment se fait-il que je pleure? 

Elle me disait : c'est un leurre 
Que s'aimer éternellement; 
Celui qu'on aime est... l'autre amant. 
Comment se fait-il que je pleure f 

Que r amour trop prolongé fleure 
Les nias longtemps enfermés^ 
Oui^ nous nous sommes trop aimés l 
Comment se fait-il que je pleuret 

Lorsque dans, le doux soleil clair 
Oit la rosée en perles pleure, 
J'ai vu la chère tout à l'heure, 
Elle prenait un air en l'air ; 

Elle souriait, c'est un leurre, 
Le sourire ainsi souri ment. 
On sourit éternellement 
Et c'est au dedans que Fon pleure. 

Ouif nous nous sommes trop aimés, 
Petit cœur que mon coeur effleure 
Et tout seul, chère que je pleure 
J'ouvre mes amours mal fermés. 



— 195 — 



XXI 

CATALEPSIE 

Le magnétiseur^ Fanl rivé 
Dans Fanl bleu de celle que faime^ 
Va rendue immobile et blême.,. 
Tai cru que c* était arrivé. 

Elle tomba sans un murmure, 
Son dolent regard disparut. 
Un espoir en mon coeur courut : 
Mon Dieu! pourvu que cela dure! 

Que ce soit un vrai cauchemar^ 
Qu'elle soit morte de ma vie! 
Je rcgppelleraiy sans envie : 
« Mademoiselle Valdemar )>. 

Je raimerai tant disparue 
A tout jamais de mon chemin; 
Alors je lui tendrai la main 
Sans la rencontrer dans la rue. 

J'emporterai son corps défunt 
Dans une bière en porcelaine 
De Sèvres ou de Saxe, pleine 
Dun inaltérable parfum ; 

Puis pour que rien ne la réveille 
De son rive doux et berceur, 
A pas de loup, firai la veille 
Egorçer le magnétiseur! 



14 



-196- 

XXII 

EN MI-BÉBÊTE 

VeuX'tu venir avec moiî Viens 
Dans la langueur du cr^fuscule^ 
Nous nous dirons des tas de riens 
Sur un ton doux et ridicule. 

Les nias lâ-bas sont tout blancs. 
Au fond du parc Pétang s'allonge. 
Et dans Feau langoureuse plonge 
Le coeur des nénuphars dolents... 

Tout est blancheur et tout mystère. 
En la nuit qui va frissonner. 
Sqptï huit, neuf! entends-tu sonner 
L heure où va se coucher la terre î ' 

Les voix doucement se tairont, 
Amoureuses, comme Risées, 
Et de leurs palmes irisées 
Les rameaux neufs f éventeront. 

Alors, yeux noyés, mains unies, 
Nous irons rêver tous les deux. 
Sous la garde des bergers bleus 
Et des houlettes infinies. 

Puis quand viendra le vilain jour. 
Je me jetterai dans Feau claire.,. 
Et tu pourras, sans me déplaire. 
Me tromper à ton aise, amour ! 



SIEBEL. 



yrt 



— «97 — 



ON EN MEURT 

ne histoire simple et triste : Thistoire de Renée d^Anges, fiancée 
à seize ans. Seize ans ! un âge tout blanc de voiles jetés sur la 
pudeur et sur la vie. Lui, dont les épaulettes étaient encore 
neuves, venait d*étre un enfant, car ils avaient grandi ensemble, 
en même temps et, prédestinés Tun à Tautre par leurs mères dès le berceau, 
ils avaient joué souvent à se marier en s*appelant « ma petite femme » et 
« mon petit mari ». 

Cependant, ces deux mères, prenant pour un instinct secret ce qui n*était 
qu*un laisser-aller de leur tendresse, le capricieux désir de mêler leurs joies 
en unissant ce qu'elles aimaient le plus au monde, continuaient d'oublier 
que les cœurs s'unissent d'eux-mêmes et qu'on ne les unit point, parce qu'il 
faut laisser à l'acte le plus humaÎA de la vie, le plus de libre arbitre. 

Sans doute, ils s'aimaient étroitement, de l'afTection firàtemelle de ceux 
qui ont aimé les mêmes choses sous le même ciel, pendant toute une 
enfance; mais, lorsque l'adolescent, devenu physiquement un homme, 
songeant à ce mariage et à ce qu'il exigeait d'eux, se fût mis £ace à £ace avec 
cette communion de deux êtres dans l'avenir et jusqu'au bout d'une vie 
qu'on ne recommence pas, il se sentit avoir peur moins du malheur qui 
pourrait lui en venir que du bonheur à tout jamais perdu pour sa petite 
sœur de seize années. 

Renée lui avait dit un jour qu'elle l'aimait à en mourir. Il ne l'avait pas 
cru. Est-ce qu'on meurt d'aimer? Pourtant il se souvint de ses larmes 
d'enfant tant de fois mêlées au rire de leurs jeux et il pleura tout seul de 
rongeantes larmes d'homme en songeant au mal qu'il allait lui faire. 

Néanmoins pensa-t-il en pleine conscience que c'était son devoir. Même, 
comme c'était cruel, il se dit qu'il y aurait de Théro'isme à le faire et il le fit 
pour cela dans l'inconscient élan de sa jeunesse, qui n'avait pas encore 
appris à douter. 

Il s'enrôla pour un long terme dans une de ces compagnies d'exploration 
qui partaient alors pour l'Afrique. 

Dans sa peine, un mal fut ainsi épargné à Renée, celui de le voir à une 
autre. Elle ne connut pas la jalousie atroce dont on retombe abattu bruta- 
lement en s'arrachant soi-même du cœur tout ce qu'on aimait. Elle pat le 
croire toujours à elle et que le seul espace matériel les séparait. Elle passa 
des semaines, des mois à L'attendre, comme s'il devait lui revenir un jour. 



-198- 

Mais la £iible lueur qui brillait en espérance au bout de cette attente ne 
suffit pas à la soutenir et elle s'épuisa plus vite encore par l'effort de vivre 
quand même et de lutter 

Oh! le supplice horrible du prisonnier que des années séparent d'un 
renouveau de liberté ; des années pareilles à des murailles de granit entassées 
Tune devant l'autre, où l'on va se cogner le front, se ruer de tout le corjps» 
s'arracher les dents et les ongles avec des lambeaux de chair. Le supplice 
du vivant écrasé sous la terre et qui s'épuise en efforts déchirants à revivre^ 
jusqu'à ce qu'il en meure. Et celui de l'étouffé qui se débat dans un spasme 
de tout l'être en appelant un peu d'air 

Aimer à faux, aimer à vide, c'est tout cela transporté dans la souffrance 
morale. Aimer désespérément et chercher en vain l'être aimé, sans que rien 
de lui, ni jour, ni nuit ne s'offre à notre baiser, sans rien de lui que nous 
puissions serrer entre nos bras qui se tordent 

Et, des jours — comme il ne revenait toujours pas — succombant à la 
perpétuelle contention d'un amour qui avait fini par l'étouffer, il arrivait à 
Renée de se prendre la poitrine à deux mains pour en enlever un poids réel 
qui l'écrasait, puis, à bout de forces, de fermer les yeux, espérant effacer 
tout d'un trait de paupières et, ne voyant plus, ne plus être. 

Aux convulsions de cette force morale destructive, le corps s'usa vite. Les 
médecins déclarèrent que c'était de l'anémie. Renée commençait à vivre 
d'une vie presqu'immatérielle où l'on eût dit qu'elle respirait par l'âme et 
qui allait décroître avec la souffrance, jusqu'au jour où la souffrance 
finirait 

C'était cette toute simple histoire d'amour et de mort qui ^e dénouait 
maintenant dans la splendeur silencieuse d'un soir lunaire, au bord de la 
mer, comme si la pauvre Renée trop lasse, enfin, de soutenir sa vie, l'eût 
laissé choir inconsciemment dans le vide immense de cette nuit. 

Une nuit usée aux pâmoisons chaudes du mois d'août et qui se préparait 
à l'automne par sa clarté plus claire, plus limpide, plus fraîche ; où la lune 
épandait plus de rayons, afin de la réchauffer d'un fiisson tiède. 

Une nuit dépouillée de ses touffes d'obscurité profonde, effacée de cou- 
leur, pâle d'une pâleur polaire et si ténue qu'on croyait voir le jour au 
travers. 

Une de ces nuits fantômales et longvoilées dont tout le mystère vient des 
lueurs, non des ténèbres, où l'on dirait que c'est l'ombre qui se voile de 
lumière. 

Une nuit dans ce demi-jour qui semble annoncer l'aube et où il doit faire 
bon mourir pour ceux qui pensent que de la mort naît la lumière. 



— 199 — 

La vénitienne était restée de ses deux battants ouverte à Fair frais du 
large et Renée, dans un fauteuil, au bord du seuil. Elle Favait voulu ainsi : 

— Tout au bord, demandait-elle, plus près encore, plus près de la mer 
et du ciell 

— Ohl le froid, Renée, prends garde au froid ! répétait une voix désolée 
de la supplier en vain. 

Mais Tinsistance de son regard, où brillait une lueur lointaine au dessus 
de toute raison, signifiait qu'on ne devait rien lui refuser, puisqu'elle n'atten- 
dait plus de mal de nulle part. Et il se fit, dans un coin de la chambre, des 
sanglots qu'elle n'entendit pas, car elle semblait ne plus bien entendre déjà 
la vie de la terre. 

La lune fauchait l'ombre par dessus la tête des villas jusquôs à l'horizon, 
qui noyait une masse sans fin dans sa clarté. Cette masse, un peu d'infini, 
demeurait sans bruit, sans mouvement, sans forme, sans rien qu'un regard 
immense qui était une lumière et qui semblait attendre en regardant le 
néant. Il n'y avait plus là, ni terre, ni ciel. La mer, on ne la distinguait 
plus à des feux de navires en jnarche vacillant parmi les étoiles, car le ciel 
efTacé n'avait plus d'étoiles dans cette nuit mystérieuse entr'o]uverte sur Tau 
delà, et la mer n'était plus qu'une harmonie bruissante, un chant, une prière 
sans paroles que le ciel écoutait. 

Renée demeurait immobile, les yeux grands ouverts, fixant une petite 
tache bleuâtre par où le soleil paraissait devoir revenir à l'horizon. Se 
disait-elle, peut-être, qu'eUe allait le revoir avant les vivants, ce soleil qui 
tardait tant à remonter sur la terre? 

Tout à coup, comme si elle eût été saisie par le premier attouchement de 
la lumière froide qui entrait en elle, elle frissonna longuement. 

On l'enveloppa d'un chflle épais, dont les franges lui traînaient aux che- 
villes. Elle l'amena de la main, en murmurant d un son de voix qui 
n'exprimait que du bien-être : 

— Ce n'est rien. 

Puis elle ajouta, levant son visage en sourire vers une tête mâle, souffrante 
et toute blanche qui se penchait : 

— Docteur!... je suis bien!... 

Alors, lui, reposant doucement le bras maigre où le pouls battait à peine, 
revint à l'écart vers tous ceux qui l'épiaient en pleurant et leur dit : 

— Veillez-la bien, car la mort peut lui venir cette nuit sans qu'elle s'en 
aperçoive. 

Henry Maubel. 

Septembre 1886. 



— MO — 



CHRONIQUE LITTÉRAIRE 




Pierrot Narcisse, par Albert Giraud. 

ans les dernières années de ce siècle, qui étale avec une volupté 
croissante Teffiroyable et cruelle splendeur de sa décomposition, 
Tart est devenu un hymne de douleur, une vaste et solennelle 
symphonie où se croisent, comme les thèmes fondamentaux 
d*une composition musicale, Tangoisse, Thorreur, la haine et le dégoût. Le 
dégoût surtout. Car tous les yeux sont offusqués des laideurs de la vie. 
Mais c'est en vain qu*ils se tournent vers les clartés de l'azur : les monstres 
aperçus ont laissé, comme de hideux soleils de boue, une tache affreuse sur 
leur rétine, et désormais ils ne peuvent voir les douceurs des deux printa- 
niers avec la candeur de la lumière et la grâce enfantine des frais nuages, 
qu'à travers un brouillard de fange et de sang. 

Tel est le cas mental du poète de Pierrot Narcisse. Son premier livre, 
le Scribe^ promenait un héros tout jeune, fime neuve dans un corps 
maladif d'une sensibilité exaspérée, à travers les rues, les cafés et les appar- 
tements d'une ville moderne; et cette ville, avec ses habitants, lui apparut 
comme un cloaque de saletés et d'infamies. Ecœuré de cet immonde spec- 
tacle, le poète tourna ses regards vers les régions sereines du Rêve, que, du 
moins, il pouvait peupler à sa guise de personnages heureux et libres, qui 
fussent ses amis et qui, loin de toute vie honteuse, accomplissent les seules 
actions permises par son autorité créatrice. 

Il existe, là-bas, une cité de légende, aux architectures fugitives, habitée 
d'êtres bizarres et fous, qui sans cause, rient, chantent, pleurent, s'aiment, 
se taquinent, et se livrent à mille extravagances pendables ou pleines de 
grâce, sans jamais heurter un code pénal ou une loi du bon sens, — car 
toute raison pratique en a été pour jamais bannie. C'est Bergame, avec 
ses gilles, ses pierrots, ses arlequins et ses cassandres. Heureuse Bergame, 
où il n'y a point de palais de justice, ni de magistrats, ni d'avocats, si ce 
n'est dans les coulisses, pour les besoins de la comédie ; — où les remèdes 
guérissent les malades malgré les médecins, — où Ton n'est même malade 
que pour mieux marier sa fille, ou pour servir les amours du beau Léandre 
et de la tendre Cydalise ; — ville trois fois sainte du culte de la joie, où 



— toi — 

tout est beau et finis comme Tadolescence; ville de sourires, où Time rose 
et parfumée des roses fleurit les joues d*Eliane, d*Âmynte, de Célie et de 
Rosalinde. 

Cité bénie, c*est elle que cherchait cette ftme souffrante, qui se détournait 
avec dégoût des hontes, des bassesses, des duretés de ce monde. Voici la 
galère fleurie des Embarquements pour les pays du Rêve : 

Un rayon de lune est la rame; 
Un blanc nénuphar, la chaloupe. 

Mais, à Bergame, en rimant les rondels de Pierrot Lunaire^ le poète se 
souvenait invinciblement de la cruelle ville et de la triste vie qu'il venait 
de quitter. En vain, dans le doux soir rouge, ne voudrait-il voir que l'effèuil- 
lement d'un céleste bouquet de roses ; dans ses yeux germent des images 
farouches et perverses : 

Comme après les hontes romaines. 
Un débauché plein de dégoûts. 
Laissant jusqu*aux sales égouts 
Saigner ses arbres malsaines. 
Le soleil s^est ouvert les veines. 

Il n'a pas impunément respiré les miasmes empestés de nos capitales. 
Même dans les boudoirs des belles Bergamasques, même dans le parc aux 
tilleuls parfumés et sur les berges de la saphirine rivière du Tendre, le 
frisson des anciennes fièvres tout à coup l'agite et un rauque cri interrompt 
la galante sérénade. 

Tel était l'auteur de Pierrot Lunaire, tel nous retrouvons le poète de 
Pierrot Narcisse. Pierrot, à qui il a insufflé son âme, n'est pas le Pierrot 
de Watteau, ce joli gamin dont la mélancolie, si passagère! est encore un 
sourirp. Pierrot Narcisse porte au sein une blessure mal fermée. 

Comme on devient mauvais, implacable et moqueur, 
A se pencher ainsi sur les gouffres du ccsur! 
Et comme le cristal de la divine enfance 
Se fêle étrangement à la première offense ! 
On en garde à jamais un sourire attristé 

Pierrot Narcisse est, au fond, fort pessimiste. Il trouve le monde « banal, 
uniforme et malsain ». Voulez-vous savoir ce qu'il pense de Bergame? Il 
souhaite la voir ensevelie sous la neige, cette vilaine ville 1 

Tombe, hermine des deux, sur la cité méchante. 
Tombe comme un pardon sur ces êtres épais. 



— 202 — 

Cité méchante! Êtres épais! Nous voilà loin àt T Embarquement pour 
Cjrthère. 

Vraiment, Bergame n*est pas autant qu'on le pense à Tabri des révolu- 
tions. Certes, les monuments sont restés debout, les parcs et les jardins y 
sont toujours disposés à souhait pour le plaisir des yeux, les modes n'ont 
guère varié, bien que Pierrot porte un gibus et qu*Arlequin ait abandonné 
son mirifique justaucorps couleur d*arc-en-ciel pour un maillot carrelé de 
noir et de blanc, — comme s*il se savait, lui aussi, en deuil de quelque 
chose. Mais je gage que, avec les ménagements indispensables en si bonne 
compagnie, il s*est fait là-bas un petit quatre-vingt-neuf, — une république, 
que sais-je? J*y vois, à coup sûr, un parlement; car voici Cassandre qui 
parle politique, ministère et budget. Le XIX* siècle a passé là. Pierrot 
délaisse sans doute la guitare. Il a Tâme triste de mes contemporains. Il 
aime, je crois, Baudelaire, la musique allemande et la philosophie pessi- 
miste. Comme mes contemporains encore, il sait lui-même, très bien, qu'il 
est malade et quelle est sa maladie. Il est u de la race des rêveurs, des 
songe-creux », 

Et de ceux qui, nés 80U8 le aigne de Saturne, 
Ont un lever détoile en leur cœur taciturne,. .. 
(Test la race de ceux dont les rêves blasés 
Se meurent du regret d'être réalisés. 

C'est un Saturnien, — un hypocondriaque de l'esprit, — qui raisonne 
son mal et l'aiguise ; c'est un chercheur d'impossible, un voluptueux qui se 
plaint des épines des roses et qui oublie les roses pour les épines ; c'est un 
délicat, d'autant plus déchiré par les aspérités vulgaires des choses que sa 
délicatesse est plus subtile. Ah ! Pierrot, que vous êtes bien de ce temps I 
Et que vous avez appris à souffrir ! 

« Quand la créature humaine est très civiUsée, elle demande aux choses 
d'être selon son cœur », dit Paul Bourget ; et il ajoute : « rencontre d'autant 
plus rare que le cœur est plus curieusement raffiné ; et Virrémidiable 
malheur apparaît ». Quelle créature est plus raffinée et plus malheureuse 
que l'artiste rêveur et dilettant^, — que lui, son fils de prédilection, lui, 
son essentiel symbole, le subtil et délicat Pierrot, qui voltige sur les civili- 
sations comme un grand papillon blanc, buveur de parfums? Nul être n'est 
autant que lui cruellement blessé dans ses tendresses, dans ses désirs, dans 
ses goûts et dans ses songes. Mais si tout lui est buisson d'épines, il lui reste 
lui-même; il lui reste sa douce tête fleurie de rêves vastes comme les mers 
et les pays des tropiques, légers et scintillants conmie les oiseaux mouches, 



— îo3 — 

bizarres comme un bouquet d'extravagantes orchidées. Ah ! le monde ne 
veut pas être selon son cœur ? Eh bien, il retirera à jamais son cœur du 
monde ; et puisque Pierrot seul est digne de Pierrot, c'est à lui-même, à lui- 
même seul qu'il se donnera. Voici qu'il parle à son image : 

Cest un autre et c'est nuri... Ses lèvres sont pareilles 
Au sang vierge d'un cygne assassiné ; ses yeux 
Profonds comme des deux, ses yeux mystérieux 
Sont deux lacs de tristesse et de candeur oit sombre 
'Le soir silencieux de mes yeux, et dans T ombre 
Plus lointain qu'un espoir et plus pur qu*un regret. 
Son visage éploré me suit comme un portrait. 

Plus il se contemple, plus il reconnaît en lui-même l'unique source de 
ses chers rêves et le seul être digne de son culte. Il s'exalte, il s'adore et 
formule enfin cette mystique prière : 

O coeur plein de mon cœur, vaste comme les mers. 
Espoir inexaucé de mes lèvres hautaines. 
Qui nous a révélé ces ivresses lointaines. 
Par delà rheure triste et les baisers amers f 

Cette prière, qui éclate enfin en un baiser fou : 

Un baiser de la lune ajlancé nos chairs ! 

Mais une fois encore, l'infortuné Pierrot, qui croyait étreindre son idéal, 
a heurté la réalité, — l'inexorable réalité qui l'enveloppe comme le mur 
d'une prison. Il a brisé la glace où lui souriait sa claire image, et peu s'en 
est fallu qu'à ces cruels débris qui déchiraient sa chair, il ne laissât le dernier 
lambeau de sa vie. S'il n'est pas mort, c'est qu'il est éternel comme le 
monde ; et toujours, soit dans les bassins des fontaines, soit sur les chemi- 
nées de Cassandre, soit dans les yeux d'Eliane, il trouvera des miroirs qui, 
en dépit du cadre, lui montreront son unique amour : lui-même. 

Etant donné Pierrot Narcisse^ M. Giraud n'a eu qu'à écouter la logique 
pour déterminer les personnages et l'intrigue de sa comédie. Pierrot seul 
possède un relief énergique ; plus effacés, ;nais nets encore, apparaissent 
Eliane et Arlequin, qui sont pour Pierrot les tentations de la vie; le reste, 
la vie banale, la vie indifférente, Cassandre, Mezzetin, les abbés, sont 
brouillés ttfongibles comme le fond d'un paysage galant de Watteau. Ces 
personnages-là bourdonnent autour de Pierrot sans qu'il daigne s'aperce- 
voir de leur présence. Ristournez vos concetti, messieurs les abbés, cassez 
les verres, grattez les guitares, Pierrot songe aux blancs flocons de la neige. 



— »<H — 

Seuls Eliane et Arlequin, la jeunesse» U fleur rose et capiteuse de la vie, 
peuvent le tirer un instant de son rêve. Mais Pierrot ne peut sortir du rêre 
que pour souffrir. Il est de la race t que tue à jamais la chimérique envie 
— De vivre à pleine bouche et d'observer la vie ». Désirs ennemis I Si tu te 
regardes vivre, tu cesses de vivre. Pierrot ne peut vivre cinq minutes sans 
réfléchir, imaginer et désirer mieux. A-t-il un caprice d'un quart d'heure 
devant les yeux pers d'Eliane? En se rendant chez elle» il analyse son 
malaise, il a peur d'arriver ; il entend chanter Arlequin et il l'envie, il vou- 
drait être Arlequin, car il pressent que ce joli gamin est mieux fiût que lui 
pour aimer Eliane. C'est dans cette belle humeur qu'il arrive chez Cas- 
sandre, querelle Arlequin à propos de bottes, et, à peine en tête-à-téte avec 
Eliane, l'insulte, la martyrise, lui parle raison et la convainc — en même 
temps qu'il se convainc lui-même — que leur amour serait la plus sotte 
chose du monde. Mécontent de cette excursion dans le Réel, Pierrot, durant 
un souper banal, se renferme en sa pierroterie comme un plongeur dans un 
scaphandre ; jamais il n'a été plus étranger au monde ambiant. Ce monde 
s'évanouit bientôt pour lui. Il reste face à face avec lui-même, et jamais il 
ne s'est autant aimé. 

Parlerai-je de la langue poétique du Pierrot Narcisse? M. Giraud y a 
fondu en un parfait alliage ses deux manières, qui semblaient presque irré- 
ductibles : le vers nerveux et saccadé de son Pierrot Lunaire, — vers de 
geste et de tour de force, — véritable vers de pantomime; et le vers ample, 
chantant comme un violoncelle, de Hors du Siècle, — un vers de riche 
contralto un peu tremblant, plein de chatoiements et de vibrations, ce vers 
doux, rayonnant et mélancolique, dont je disais un jour : « il chante l'au- 
tomne des lumières ». La fusion est maintenant complète. Les larmes, où 
un parfait magicien a enchâssé de beaux rires, éclatent comme l'escarboude 
merveilleuse que la Guivre, par les blanches nuits de lune, laissait dans 
l'herbe du fleuve avant de plonger dans le courant. 

IWAN GlLKIN. 




— ao5 — 



MEMENTO 



Au moment de mettre tous presse, on 
BOUS tnnoDce la publication d*une Antk(h 
logie dauimn Mges, subsidiée par le 
gouvernement. Collecteurs : MM. Edmond 
Picard, Georges Rodenbach, Emile Ver- 
haeren et Csmille Lemonnîer. Subside : 
X4,ooo francs. 

Quelques canards cafiirds partent de là 
pour attaquer la Jeune Belgique, Nous 
afErmons que la Jeune Belgique est abso- 
lument étrangère à cette opération. 

Nous reviendrons sur cet incident. 



Le 33 mai ont paru, chez M>*« veuve Mon- 
nom, les Nouvelles Kermestes de Georges 
Eekhoud, en un superbe volume imprimé 
de fiiçon impeccable, et avec une couverture 
dessinée par Léon Dardenne et reproduite 
par M. Evely, en photogravure (prix fir. 7-50). 
Le dessin, représentant un paysan fiauchant 
dans un payssge crépusculaire est un petit 
chef-d'œuvre, et certes, une des meilleures 
choses qu'ait faites le jeune peintre. La 
typographie est absolument parfaite, et 
quant au livre, nous dirons bientôt ce qu'il 
nous inspire de grande admiration. 



La Gaule (tirage : 30,000 exemplaires) 
nous annonce, dans son deuxième numéro 
d'existence, qu'elle est « désarmée ». Elle 
est bien un peu désarmante aussi, mais 
elle nous tuera, c'est clair. A signaler dans 
ce numéro un beau vers de M. Fernand 
Baudoux (pseudonyme de Tintilaire, Jo- 
seph): 
Ifala pour montm à tons q«11 Cant hnir gmêtmàU. 

(N. B. On assure que c'est français). 



EJusdem farinof. Un joyeux article de la 
Galette de Huy (18 mai) sur le livre de 
M.Tilman.C'est signé L. S. (Lucien Sprin- 
guel, juge de paix, à Huy, auteur des 
Distractions d'un Juge de paix). 

On se tord à raison. 



•** 

Une nouvelle édition de FHistt^re des 
Beaux ^ Arts en B^gique, de Camille 
Lemonnier, vient de paraître en un fort 
volume, piteusement imprimé. La première, 
qui parut en 1881, courait de 1830 à 1880; 
àcelle-d s'ajoutent les six années suivantes 
qui font du livre œuvre complète et remar- 
quable. Camille Lemoimier a toujours une 
décision de critique qui étonne et saisit 

A travers les virtuosités d'un style large et 
pur, où Ton sent peut-être un peu trop les 
variations artistes qui modifient le thème 
initial, on retrouve constamment la préoccu- 
pation de l'homme sincère, épris des ave» 
nirs et respectueux des passés. 

Où il ne saurait admirer, il constate; où 
il admire, il s'enthousiasme; c'est bien une 
histoire durable à laquelle nous aurons 
tous recours et constamment. La part fiiite 
aux jeunes y est belle et celle aux anciens— 
et aux vieux — déférente. 

n existe en ce moment à Paris une 
Histoire générale de F Art (Quentin) dont 
chaque volume a son intérêt. Si notre gou- 
vernement avait, par impossible, l'idée d'en 
créer une similaire, le livre de Lemonnier 
serait le premier en date et en valeur pour 
y être reçu. 

Seulement, comme c'est une belle œuvre.. . 



L'Artiste est en plein succès, comme le 
pauvre Art moderne en pleine décadence. 
Nous devrions dire déliquescence. Voici la 
fin d'un article sur Le Geste ingénu de 
René Ghil : 

« Un souffle large circulé dans le poème ; 
a ici, des antlante, plus loin, des presto, 
« enfin, des crescendo toujours plus larges 
« jusqu'à cette fin : 

« Mentente an grand termeat expira ranrore ivre : 
Et rvniToqoa wotm d« vent en les biveva 
Une voix vaine avant le la qui devait vivra 
neue les mois perdmen le moment perven. 

Morts les fsnx dans le nord et la grosse mer plane 
Le Trois-Mâts aux grands Mâts dans l'Ile n'arrivs. 



— ao6 — 



Mais loiiflrteiiiiM nome aux plenn impnÎMaata et 
Dans riooal âe noua et dana rmezprimé [aonore 
Monte de vacae en vacne anz rÎTei et a'éploxe 
Un égobte deoil de nnl phare allniaé. > 

« Il nous a été donné rarement d*en- 
« tendre alexandrins où plus de solitude et 
« de deuil et de définitive misère d'âme 
« aient été condensés. Ces vers font voir 
« combien Timage et la musique pénètrent 
« ridée et Témotion chez M. Ghil : De la 
a mer et du plain- chant. 

a A noter aussi dans cette situation la 
« typographie voulue du vers : 

« LeTroia-Kàta anx gnada Mâtt wn nne De l'en va 

« d'une très délicate silhouette marine. Au 
« reste, de tels exemples abondent et sur- 
« tout pour les yeux des nuages moirés et 
« miroitants correspondant aux instru- 
« ments. » 

Au grand jamais, Tauteur de cet article 
et celui de ces vers ne parviendront à nous 
dire ce que leur bafouillage signifie. La 
« silhouette marine » et typographique du 
vers en question nous échappe tout à £iit. 
Une mèche des cheveux de Wauvirermans 
à qui comprendra. 

Décidément V Artiste arrive à son heure 
pour drainer les abonnés du pauvre 
Art moderne, ils y trouveront un organe 
excellent de notre art contemporain, en des 
articles où Ton n'anonymise pas. Signalons 
dans les premiers numéros les études : 
L'Impassibilité littéraire, d*André Fon- 
tainas ; Amédée Lynen, d'Eugène Demol- 
der ; Constantin Meunier, de Jules Destrée ; 
Le Théâtre naturaliste^ de James Van 
Drunen; le Xavier Mellery, de Georges 
Eekhoud, etc. L Artiste a, d'ores et déjà, la 
vie assurée, et le public lui a £ait bon 
accueil. 

La joyeuseté ci -dessus (Le Trois - 
Mflts, etc.), a été spirituellement « ramas- 
sée ». dans PArt moderne même, par un 
abonné qui signe Emilio. Voici un firagment 
de la charge : 

a Exemple de la nouvelle évolution Sym- 
boliste : 

Vous voulez, je suppose, exprimer de 
quelle cavalière façon un entrepreneur de 



pavage en bois serait accueilli sur les « che- 
mins de soleil », par les gens qui ont de 
l'impressionnisme plein leurs bottes. 
Ecoutez, ou plutôt voyez : 

CoBome nne belle-nère an aein d'an jen de qUillM« 

Quatre quilles sont encore debout, avec 
la houle à côté. Les autres t Renversées 
dans la lutte contre la belle-mère 1 

Et notez que cette formule idéographique 
peut s'adapter à l'ancien répertoire et à tous 
les idiomes, volapuk compris (enfin!), 
comme des galons aux vieux habits. 

Voici un vers du « Poète des cafés », 
d'Eugène Manuel : 

Et les ooapa réaonnaient aor lea biUea dlvoifé 

C'est d'une banalité navrante : on en 
arrive à comprendre les rigueurs de l'Aca- 
démie française à l'égard de l'auteur. 

Mais croyez-vous que ces rigueurs tien- 
draient un fol instant devant le vers ainsi 
typographie! 

Et lea ooapa rétonaaieat aur lea biUea d'ivoire. 

On voit les deux queues et les trois billes 
alignées, celles-ci pour un « coulé » superbe, 
le tout « d'une très délicate silhouette de 
« c^é. » 

Dans les éditions pour bibliophiles, et 
afin de satisfaire « certaines âmes modernes 
infiniment sensibles », on teinterait de 
rouge Tune des trois billes. » 



Du réalisme dans la littérature contem- 
poraine. Lettres sur la « Jeune Belgique », 
par Charles Tilman, docteur en droit, phi- 
losophie et lettres. — Un vol. Bruxelles, 
Ferd. Larder. Prix : 3 francs. 

Trois cent vingt-sept pages serrées pour 
détruire à tout jamais la Jeune Belgique, 
Un travail de bénédictin, avec entassement 
de notes minutieusement chiffrées et scru- 
puleusement transcrites, dont personne ne 
discutera l'exactitude. Il n'y a rien à dire, 
M. Tilman est un honnête batailleur et 
nous devons le féliciter de ses efforts ; mais 
le résultat de son énorme travail nous 
échappe tout à fait. Il a feuilleté page par 
page notre revue, et c'est là-dessus qu'il 



— 207 — 



part en guerre contre un mouvement d*art 
dont il ne comprend pas le premier mot. 

Tel chapitre ett intitulé : « Quelle est la 
valeur humaine de la personnalité des jeu- 
nes t » et l'auteur conclut à une non valeur 
en s*appuyant sur des textes de Paul Bour- 
get, d*Emiie Marcy, de Stéphane, sous pré- 
texte que ces signatures ont paru sous des 
articles publiés par nous. 

Parle-t-il de la morale Jeune-Belgique, 
il cite Francis Melvil, Charles MetUnge ou 
Célestin DemblonI il invoque Rodrigue 
Toulange, Louis de Casembroot, Hippo- 
lyteDevillersI 

L*amour Jeune-Belgique? il exhibe des 
phrases de Catulle Mendès , Eugène 
Tavemier, Joséphin Péladan, Marius 
Réty, Octave Richard, Sald (?), Auguste 
Lavallé, Léon Chômé, Edouard Ronval, 
Frédéric Bataille, Alfred Pouthier, Cari 
Maubray et Maurice Guillemot! 

Mais ce ne sont pas des Jeune-Belgique, 
ceux-là, M. Tilman, et voilà votre échafau- 
dage qui tombe ! Us ont écrit chez nous, 
mais n*ont rien à voir au cénacle détesté ; 
autant vaudrait écraser M. Thonissen en 
lui mettant à dos les lettres de M. Gautsch. 
Vous donnez des coups à Pierre pour châ- 
tier Paul, tandis que celui-ci ne se doute 
pas de la méprise. 

Voyez- vous d'ici que j*éreinte M. Van 
Driessche, professeur à TAthénée de 
Bruxelles, pour démontrer que M. Tilman, 
professeur à celui de Louvain, n^est qu'un 
flnef 

Vous réunissez très habilement des pas- 
sages de tous les articles, de tous les vers 
parus durant six années à la Jeune Belgi- 
que, et cette marqueterie donne un tableau 
inattendu. Le procédé peut mener loin. 
Supposez que je prenne les Evangiles, je 
trouve ceci : 

1. Jésus était donc né dans... (Saint 
Matthieu, ch. II, i). 

2. ... du vin nouveau... (Saint Marc, 

ch. II, 33). 

3. ... possédé d*un démon impur... 
(Saint Luc, ch. IV, 33). 

4. ... afin que l'Ecriture fût accomplie 
(Saint Jean). 



D'où il résulte que les évangélistes 
déclarent que : Jésus était né dans du vin 
nouveau, possédé d'un démon impur, afin 
que l'Ecriture fût accomplie I 

Vous accommodez la Jeune Belgique à 
la même sauce. Monsieur Tilman, et je 
comprends que les horreurs s'entassent. 

Il y a des gens mal tournés qui pour- 
raient trouver le procédé peu honnête, 
mais nous ne saurions vous en vouloir, tant 
vous vous êtes donné de peine, A montagne, 
pour accoucher de cette souris. Le plus 
enragé des archivistes n'aurait pas le cou- 
rage d'entreprendre pareille besogne et il 
fiiut que vous soyez doué d'une patience 
inouïe. Votre livre est une charpie amu- 
sante dans laquelle nous nous sommes fort 
joyeusement roulés, et nous devons vous 
remercier, d'abord d'une réclame bien 
inattendue, ensuite de gais moments de 
rire. A ces titres, vous êtes un homme tout 
à fait extraordinaire et nous vous envoyons, 
avec notre admiration, toute notre grati- 
tude. 



M. Camille Lemonnier est chargé par le 
gouvernement d'étudier le fonctionnement 
des écoles d'art industriel en Allemagne, en 
Suède et en Norwège. 

Il écrira aussi un rapport sur les sculp- 
tures des maîtres flamands du xvi« et du 
xvn* siècle qui se trouvent dans ces pays. 

M. Camille Lemonnier termine en hAte, 
en vue de son départ, qui aura lieu au mois 
d'août prochain, les travaux littéraires qu'il 
a sur le métier. 

Son voyage durera trois mois. 

*** 
M. Emile Verhaeren vient de Caire 
paraître chez M"^« V* Monnom, une élégante 
plaquette tirée à 5 1 exemplaires et intitulée : 
Quelques notes sur Fœuvre de Femand 
Khnopff. C'est la suite des curieux articles 
que M. Verhaeren a publiés dans VArt 
moderne. 



La Reuue indépendante (juin) publie de 



308 — 



btauz v«n de Geoffet Rodenbach, des 
poétîee d*Emile Verhaeren et du Khnopff 
que nous n'avons malheureusement pas 
compris. 

•*♦ 
Sous ce titre : Le$ Jkmistes wallons, 
M. L. Hemma (M. Siville) publie une pla- 
quette humoristique qu*il dédie aux rédac- 
teurs de la Wallonie. Cest l'histoire, joyeu- 
sement dite, de la fondation de cette revue, 
qui sera bien étonnée d*apprendre qu'elle 
en a une (histoire). Pas méchante, très jeune, 
la distraction de M. Hemma mérite d*étre 
lue. 

*** 

Nous recevons une plaquette très joliment 
imprimée en rouge par M. Vaillant-Car- 
manne TezceUent typographe liégeois. Cest 
intitulé : 

SCÈNE-SCIE 

SIX sciNis 

et ne porte pas de nom d'auteur. Nous avons 
peu compris cette petite satire dialoguée 
qui a trait à des choses locales. Au reste, il 
n'y a que huit pages (non paginées, M. Vail- 
lant-Carmanne) dont quatre de caricatures, 
et comme il n'y a ni titre (M. VaiUant-Car- 
manne), ni sous-titre (M. Vaillant-Car- 
manne), cela prend peu de place (Monsieur 
Siville). 



La Wallonie, dêOÈ ton dernier numéro, 
nous fidt remarquer que la Jeune Belgique 
a reproduit un poème en prose qui avait 
déjà paru dans sa collection. Vérification 
faite, il est absolument exact que T Infati- 
gable Pêcheur, de M. Hector Chainaye, a 
été donné en primeur à la Wallonie en 
1886, mais nous l'ignorions et M. Chainaye, 
qui nous Ta envoyé manuscrit ne nous a 
pas prévenu qu'il se répétait. 

Noua sommet cependant en faute et ren- 
dons, un peu lard, à César ce qui lui 
revient^ tout en vouant aux vengeances 
célestes le fidladeux et abominable ami 
Ghaiaty*. 



A 

A signaler dans le même numéro de 
l'alerte revuette liégeoise, une curieuse 
ballade en prose de M. Jules Destréc. 



M. Louis-Joseph Alvtn, conservateur en 
chef de la Bibliothèque royale, né à Cam- 
brai le 18 mars 1806, est mort à Ixelles le 
17 mai dernier. 

11 était Fauteur d'une tragédie : Sarda- 
napale, représentée sur le théâtre ro3ral de 
Bruxelles le 11 janvier 1834, de nombreux 
travaux bibliographiques et d'une suite de 
parodies fort curieuses de Victor Hugo : 
LesRecontemplations{pàTL,-J(i»tphytJk II, 
1856. Un vol. Bruxelles, Bruylant-Chris- 
tophe). 

C'est M. Fétis qui remplacera M. Atvin 
comme conservateur en chef de notre 
Bibliothèque nationale. 

»*« 
On a inauguré le 8 mai, au cimetière de 
Saint-Josse-ten-Noode, le monument élevé 
à la mémoire de notre grand peintre 
Agneessens. MM. Lemonnier et Hennebicq 
ont fiait réloge du maître. 



M. Félix Coveiiers est mort le mois der- 
nier. 

»** 
On distribue en ville la réclame suivante : 

LES PRINCES DU CONGO 

^oal6S-foatd*Ba wvon q«i picfuM «I UsacUns 
Ht poiat qoe Totre peM, javM oa bnaM, yi lÎ Mi, 
*-^nitant, ea beaaté, lo aacre an dons reflati 
COuItos Botta ooaaeil, voaa larax ntû&it 
o%aa ciaiata d'épuiaer votra boaiae aodatte. 
'^tarrogai aiarciata, paifaBwan at la laila, 
Hipoaex Totn caa. — Toaa diroat aaitilSt : 
^teamras anSavoa det Friaoaa da Coaso. 

Ces vers sont dus à la muse de ce cher 
Wauwermans. 

»«* 

Sous le titre : « M. Barbey d'Aurevilly 
au Jockey-Club », Caliban a donné dans le 



— 209 — 



Figaro un fin croquis du dandysme et de 
Taristocntisnie de Fauteur des Diabolique». 
Sur Toriginal du portrait de Barbey à 
dix-sept ans qui orne le traité du Dan- 
dysme, et qui appartient à Paul Bourget, 
est écrit en encre rouge et en encre verte 
(sang de lézard) ce quatrain : 

Ce fat moi, oamne an weàx le jour, oe fut Taiixore. 
Ivre de vie alon, je fonbûs tout aux pieda. 
Pent^èfere que nma front m reooDiialt enoofe, 
ICaia OMm ooBor... ai vooa le TOfies I... 



Relevons quelques traits dans cet aperçu : 

«c ...Qu*il soit ignoré du peuple, rien de 
plus naturel. 11 le £aut. Mais de son monde 
à lui, le monde des croisades, c'est plus 
dur. Passe pour le faubourg Antoine, mais 
le fiiubourg Germain? Là est ^ blessure 
seaète, car les deux barbeaux sont abso- 
lument adossés 1 (Le comte Jules Barbey 
d'Aurevilly a le blason d*azur à deux bar- 
beaux adossés)... 

« Résignex-vous, vous ne serez ni de 
TAcadémie, ni du Jockey-Club, et jusques 
au bout vous porterez des gilets clair de 
lune, car vos cousines ne savent plus lire. 

« Il fallut le présenter aux plus blondes 
arrogantes, — le comte d'Aurevilly, — et 
dès qu'on Teut nommé, toutes lui par- 
lèrent de Valognes, pas une de ses ou- 
vrages 1 » 



V Anthologie des poètes français du 
XDL« siècle continue à paraître régulière- 
ment chez Lemerre, en livraisons à fr. 0-50. 
Le» 3% 4% 5«, 6», 7«, 8«, 9» et io« fascicules 
contiennent des fleurs de Guttinguer, 
Lebrun, Soumet, M»* Desbordes-Valmore, 
Lamartine, Emile Deschamps, Cas. Dela- 



vigae, M>M Tastu, Reboul, Barthélémy et 
Mery, de Vigny, Antoni Deschamps, Victor 
Hugo, Brizeux, Sainte-Beuve, Pommier, 
Barbier, Stem, Arvers, Doualle, Bertrand, 
Legouvé, Norval, Mathieu, Borel, Peyrat, 
Lacroix, Gautier, Hégésippe Moreau et 
Musset. 



Une observation juste et un souvenir 
amusant de Gustave Isambert dans la 
République française à propos des indis- 
crétions posthumes dont on accable la 
mémoire de Fauteur de Madame Bovary : 

« Flaubert a peiné pour donner sa 
mesure à la postérité avec huit volumes 
dont la moitié risquait de demeurer en 
chemin ; on en fera quinze, on en fera vingt. 
Ses cartons seront vidés, ses notes ridées, 
ses brouillons dépecés; cet artiste tendu, si 
difficile sur la toilette de son style, compa- 
raîtra, bon gré, mal gré, dans un déshabillé 
qui n'est que tout juste décent. 

« Les éditeurs constatent et glorifiant la 
terreur que causait i leur héros le moindre 
commérage, et ils ne lui font pas grftce des 
révélations les plus hasardées. Cela rap- 
pelle une bonne naïveté d'un comédien. 

« On jouait à Reims, en 1841, une 
comédie inédite, en cinq actes et en vers, 
intitulée Dalcaire. Elle reçut un bon 
accueil et l'auditoire demanda avec une 
certaine insistance le nom de Fauteur, 
Après quelques instants, la toile se releva 
au bruit des applaudissements, et Facteur 
chargé du rôle principal — il s'appelait 
Allan — s'avança jusqu'à la rampe : 

«c — Messieurs, dit-il, avec gravité, 
M. Dessaint désire garder l'anonyme. 




NOUVELLES KERMESSES <•> 




Voici 



fl est bon et salutaire, au milieu des incessan- 
, tes polémiques où Ton se sent devenir inclé- 
ment et farouche, de reposer son esprit sur des 
œuvres érigées dans le calme et la paix. 
j. Le combat littéraire n'arrive pas à des victoi- 
fy resau seul moyen delà satire, du pamphlet, 
de râpre discussion des principes; il y par- 
' vient grâce aux œuvres qui s'élèvent comme 
les remparts de la pensée, comme des tours 
crénelées du haut desquelles on lutte avec plus de courage 
et aussi plus dorgueil, sans doute parce que l'on est plus 
près du cieL 

Le groupe d'écrivains qui, depuis déjà bien des années, 
tente de faire besogne durable pour honorer la terre qu'il 
foule et sa conscience propre, se divise en deux. D'un côté 
sont les attequants, de l'autre les défendeurs. Tous deux 
ont une même arme : la plume; mais chez les uns, elle est 
de fer — et transperce, — chez les autres, elle est d'acier — et 
burine, La légende qui faisait de ce groupe une cohue de 
turbulents sans puissance, est rentrée dans l'ombre. Les livres, 
les beaux livres Ton tuée, et rien n'en reste plus que de rares 
plaisanteries de province dont le bruit nous parvient à peine, 
un nouveau livre conçu dans la méditation et le culte du Verbe ; un 



(i) Nouvelles Kermesses, par Georges Eckhoud« Un vol. in-8« de luxe chez M«"« Veuve 
Monnom, éditeur. Prix : fr. 7-50. 

>5 



— ai2 — 

livre d*où 8*élève, comme un encens, le parfum de la terre féconde et dont 
chaque page est pareille à Thymne qui la magnifierait. Alors que des écri- 
vains sur lesquels comptait le monde des Lettres, s'attardent dans l'imper- 
sonnelle formule d'un style aux ampleurs connues, Georges Eekhoud se 
confine dans le mode qu'il a créé lui-même et dont nul autre que lui ne 
peut se servir. Il le martèle et le triture de livre à livre, mais ce n'est point 
pour en compliquer les facettes ; au contraire, le récit, la phrase, le mot 
deviennent plus nets, plus pénétrants, grâce à une simplicité dont on ne 
saisit pas la douloureuse gestation. Qu'on lise La Fête des SS. Pierre et 
Paul ou Les Débonnaires^ on éprouve la plus profonde des émotions. 
Pourquoi? Comment? De quelque côté que l'on retourne ce style, qui ne 
ressemble à aucun autre, on n'y trouve point la clef de cette impression 
portée de l'âme de l'écrivain à celle du lecteur. On est saisi par le firisson 
d*Art et l'on ignore comment il a passé dans les fibres. 

J'ai relu trois fois la nouvelle : Bon pour le service^ irrité de me sentir 
pris à l'une de ces calamités sociales que les déclamateurs humanitaires font 
dédaigner. Le sujet de ces pages m'agaçait en lui-même ; il me déplaisait 
de voir une œuvre d'imagination plaider inconsciemment une cause qui 
confine à la politique, et je m'en voulais de m'intéresser à cet acte d'accu- 
sation dressé dans une langue que les prétoires de la Loi n'entendront 
jamais. J'ai subi pourtant l'étreinte de ce sanglot, et intérieurement j*ai dû 
m'avouer que cette grande plainte était désormais sanctifiée par l'instru- 
ment qui l'interprétait. 

Et cette Fête des SS. Pierre et Paul^ au pays de Campine, quel can- 
tique et quelle envolée de palmes I Cette description de terre flamande, avec 
la mélancolie des départs, de l'éternel pèlerinage des hommes ; ce grandis- 
sement de l'être par le paysage, cette union sainte de l'un et de l'autre; puis 
l'amour rustique sous le ciel, avec sa simplicité d'églogue; puis encore et 
enfin, la bataille où s'épand la triomphante Force du mâle, tout ce poème 
en strophes de prose se poursuit merveilleusement, ainsi qu'une large et 
robuste épopée. 

Autre part, on dirait que l'artiste a tourné la clef de son chant. De grave 
et liturgique, il devient joyeux — jovial plutôt. Le Cœur de Tony Wan- 
del est un gros et franc éclat de rire, au milieu des sérénités du livre. L*émo- 
tion se détend, on est dans le fantastique et la drôlerie,* mais encore une 
drôlerie spéciale, du pince-sans-rire yankee, un conte de fée scientifique, 
de la chimère dans de la chirurgie. Autre part encore, nouvelle note. C*est 
La fin de Bats, une légende. La terre maudite et le feu du ciel, comme 
dans la Bible, racontés sur un ton de prophétie.. • 



— 2l3 — 

Telles, dites en une langue impeccable, sont les Nouvelles Kermesses, 
de Georges Eekhoud, livre de puissante maturité, fait avec la chair et le 
sang de Fartiste, pour célébrer la Terre élue. 

Max Waller. 



SONNETS ET ODELETTES 

LA VOIX 

Voix vibrante de rêve et de chant qui m'affoles^ 
O voix frêle et sonore où planent par essaims 
Les rires éclatant plus clairs que des tocsins^ 
O sa voix... Je f écoute autant que ses paroles! 

Je retrouve en sa voix vos inflexions molles^ 
Ame des vieux rebecs, esprit des clavecins ^ 
Baisers épanouis en rapides larcins^ 
Confidences d amour des anciennes violes. 

Sa voix^ c'est la douceur des songee innocents^ 
C'est un souffle d'iris, de cinname et d'encens, 
Cest un enivrement d'harmonie et d'optique. 

Et c'est, au fond de moi, fait d'un vivant soleil 
De fierté lumineuse et de rythme vermeil^ 
Le plus éblouissant et le plus pur cantique. 

RÉVOLTE 

Lentement mon amour devient une habitude 
Qui tempère l'ardeur de Fesprit et du sang; 
Je me laisse endormir au charme envahissant 
De l'adoration et de la servitude. 

Mon âme, prosternée avec incertitude^ 
Adresse à la Madone un appel gémissant 
Et s'acharne à fixer en soi-même r accent 
Et le geste divins, pleins de mansuétude. 



— 214 — 

Oh! quand me sentir ai-je ass9{ de fermeté 

Pour dompter à mon tour Famour qui vCa domptée 

Dussé-Je dans Fivresse où la volonté sombre^ 

. — Pour n'être pas vaincu par F amour de nouveau — 
Engloutir à jamais mon cœur et mon cerveau?... 
Mais pourquoi son regard me poursuit-il dans tombre t 

VÉNUS VÊTUE 

Pudique et blonde, au fond du temple, où s'évapore 
La subtile torpeur des arômes brûlants, 
Des roses, des jasmins, des grands lys nonchalants^ 
Rêve amoureusement la Vénus Pastophore, 

Une moisson de fleurs odorantes décore 

La tunique aux plis droits qui glisse sur ses flancs. 

Et sa tête surgit de ces flots ruisselants 

Comme une rose, fleur plus odorante encore. 

Quand Vous veneif, par/ois, Vous que f aime, je sens 
De même m'enivrer des cornes puissants. 
Inconnus et rêvés dans les pays du RSve^ 

Quand, dans une clarté bienfaisante, un éveil 
De rayons, un brouillard parfumé qui s'élève. 
Il semble que . Vos pas refoulent du soleil. 

L'AURORE 

Jardin rare et délicieux 

Dont les fleurs embaument les deux, 

Splendide Aurore, 
Que le réveil chaque matin 
De son rire chaud et mutin 

Câline et dore. 

Bouquet des riches floraisons. 
Que ne fanent pas les saisons 
Endolories, 



Les Automnes ni les Hivers, 
Gloire des Printemps toujours verts 
Et des féeries^ 

Ame du soleil caressant 

Qui de la pourpre de son sang 

Es parfumée, 
D'oii la céleste éclosion 
Des fleurs sans cesse en fusion 

Sort transformée, 

Aurore, est-^e toi qui pétris 
La finesse des tons fleuris 

Pâles et roses 
De la Madone de Beauté, 
Dont la chair surpasse en clarté 

La chair des roses? 

Sur ses lèvres, oit les chansons 
Sépandent comme des frissons, 

Oii semblent vivre 
Les mots tendrement étourdis, 
N'est-ce pas toi qui répandis 

La lumière ivref 

Et son œil doux d'un bleu si clair 
Est frais comme un souffle de Pair; 

Sa chevelure 
Qui s'éparpille, et Jase, et rit. 
Est faite, comme son esprit. 

De clarté pure! 

PROMENADE 

Pareilles aux Muses antiques. 

Aux Grâces, aux chœurs rougissants 

Et dansants 
Dans les plis des chitons rustiques. 



— ai6 — 

O blanches filles de Çythère, 
Vous alle{^ vous donnant le bras; 

Et vos pas 
Effleurent à peine la terre; 

Et vos voix chaudes et rieuses 
Vibrent dans le flamboi vermeil 

Du soleil^ 
Dardant ses flèches glorieuses; 

Vous alle^ par les grands bois calmes 
Et sur vos beaux fronts r^ouis^ 

Eblouis 
Frémissent Fencens et les palmes. 

Et f écris Fode coutumière 

Pour la vierge aux yeux les plus doux 

Parmi vous : 
Elle est torgueil de la lumière, 

AU PRINTEMPS 

Printemps jeune et doux, ton retour caresse 
Mollement notre paresse; 

Le soleil naissant grise le cerveau 
Comme un flot de vin nouveau. 

Voici les •bourgeons pointant sur les branches^ 
Qui s'ouvrent par avalanches^ 

Et ^est le Printemps qui revient^ le temps 
Des délires palpitants. 

O salut, saison consolante et brève 
Qui renouvelles le rêve; 

Salut f blond poète, amoureux pensif ^ 
O religieux lascif 



— ai7 — 

Printemps qui^ jcytux^ comme de$ Aoffes^ 
Déroules For de tes strophes/ 

Clair printemps qui fais rire^ triomphants, 
Les cheveux blonds des enfants^ 

Printemps ébloui de tes splendeurs même. 
Tendre et céleste poène^ 

Fraîche éclosion, chant divin du sang 
De VAmour éblouissant^ 

Printemps^ qui nas pas tout le charme encore 
De la Vierge que f adore! 

ANDRÉ FONTAINAS. 



ANCIENS JOURS 




A MOM AMI JuLu Dtmii. 

ans l'admiratioa naïve des choses, ignorant des hommes, je 
pense à d*anciens jours vécus tranquille, loin des foules mar- 
quées des hideux stigmates du vice, en proie aux soucis qui 
creusent des rides et flétrissent les visages. 
Je pense à des jours vécus dans la paix, le calme, là-bas, bien loin, au 
pays natal, si loin qu*il ne me semble plus être que dans mes rêves. 

Je pense à d*anciens jours... Là-bas... bien loin... Tantique demeure de 
grand*mère, toute blanche, avec des portes vertes, un toit d'ardoises et 
des fenêtres pensives comme de grands yeux tristes. 

Oui, blanche... portes vertes... toit d'ardoises, fenêtres pensives comme 
des yeux. Je me rappelle d'anciens jours. Je pense... 
De grandes chambres, dont les plafonds traversés par d'énormes poutres. 
Des vieux meubles tout noirs, dans lesquels de la vaisselle bariolée de 
dessins bizarres. Puis de vieilles armures : arquebuses, arbalètes, dagues... 
De vieux livres reliés de cuir, des parchemins, <ies tapisseries représentant 
des chasses, des combats, des scènes d'amour. De grands et rudes fauteuils 
faits pour des hommes plus robustes. que ceux d'à présent... 



— 2l8 — 

Et là, dans une longue et étroite salle, toute une série de portraits d*fl3eux 
qui semblaient me regarder d'un air attendri. 

Dans toutes, un silence lourd et comme un regret de générations dispa- 
rues. Dans Tescalier aux degrés en chêne vieilli, aux montants de la rampe 
sculptés, tout un souvenir de siècles défunts. 

Je pense à d'anciens jours... 

Ma chambre : un grand lit à colonnes, et des sièges lourds que je mou- 
vais à peine avec mes mains d'enfant débiles. Un bahut, dont les serrures et 
les menottes en vieux fer. En le mur épais, la porte énorme, sur laquelle 
deux gros verrous... 

Oui, je me rappelle, un aspect sévère, sinistre... 

La chambre de ma grand'mère : deux portraits... Une femme, oh! si 
belle ! avec sa tête marmoréenne d'une étrange pureté, son teint d'une blan- 
cheur de cygne, ses grands yeux noirs insondables remplis d'une énigme 
profonde... Un jeune homme, une moustache blonde, de longs cheveux 
blonds et des yeux pleins d une tristesse vague, augmentée par un sourire 
de résigné. Un front haut, large, qui semblait renfermer de vastes pensées. 

Et grand'mère, je m'en souviens, me faisait baiser leurs bagues et des 
mèches de cheveux, puis tous deux nous nous agenouillions devant un grand 
crucifix, le cœur plein de débordantes prières. Une larme perlait dans les 
yeux de la chère vieille. Elle passait ses doigts maigres dans ma chevelure 
et m'embrassait longuement sur le front. 

Oui, je me rappelle ces anciens jours... 

De toutes ces choses, je me souviens. 

Puis du sang, du sang... coulant d'une large blessure. Grand'mère assas- 
sinée. Sur le parquet noir, ses cheveux d'argent, son visage ensanglanté, 
navrant avec les yeux mi-clos et ternes. 

Du sang, du sang partout. 

Oui, je me rappelle, du sang sur les meubles, partout. 

Et les portraits, sur les murs, dans leurs cadres, frémissaient ensan- 
glantés. 

Maurice Desombiaux. 



^i-'^mw 




— 219 — 



VERS 



LES PORTES CLOSES 

O vous, chères^ que fat connues 
Et qu*aux jours tristes je revois^ 
Vous voiciy ce soir^ revenues^ 
Car mon cœur pleure éC autrefois. 

Quanct; souvenir de vos caresses. 
Je pense à celles qui viendront, 
Mes mains sont lourdes de paresses. 
Je ne tends même plus mon front. 

Car c'est vous seules que f écoute. 
Qui, dans le crépuscule aimé. 
De vos voix où tremble le doute 
Chante^ en un palais fermé. 

Moi, j*attends qu'à travers la porte 
Close par mon fol abandon. 
Votre chanson de deuil m'apporte 
Un peu de rêve et de pardon. 

Oui, c'est vous seules, vous, lointaines. 
Dont me revienne encor la voix, 
O vous toutes qui fûtes miennes 
Dans Tinoubliable autrefois. 

Là, vous êtes dans Fombre, seules. 
Telles que vous m'apparaissej 
Déjà semblables aux aïeules 
Parlant de très lointains passés. 



— aao — 



Ouif /entends vos yoix paresseuses. 
Si douces que fen souffre un peUy 
Comme un chœur de tristes fileuses^ 
Assis, — un soir, — autour du feu. 



II 



RONDE DE VIEILLES 

Petites vieilles, mes pensées. 
Il neige, il tombe du lointain 
Un peu de mort et d'incertain 
Sur toutes les choses passées. 

En moi pourquoi cette froidure/ 
Et ce calme et ces longs hivers? 
Et ces lugubres ciels couverts I 
Et cet hiver qui dure et duret 

Petites vieilles inutiles. 
Faites du feu de vos passés. 
Et de tous ces roseaux cassée. 
Et de tous ces rêves stériles. 

Les souvenirs de toutes sortes 
Brùlei-les comme du sarment. 
Et chauffe:[-vous très longuement 
Au petit feu des branches mortes. 

Parle^-vous bien dans vos souffrances. 
De ces bons jours de l* Autrefois, 
Et vide\ encor de vos doigts. 
Les fuseaux bleus des souvenances. 

Et quand la nuit, la nuit pleureuse. 

Dans la chaumière se fera, 

Lune de vous rallumera, 

— Comme une lampe un peu fumeuse^ 



— aai — 

— OA/ poitrquai fma-il que je pleure 
De n*en avoir oublié rien ! — 
La SQuy énonce, la meilleure. 
De Celle que mus saye^ bien. 

III 

LES MAINS 



A Paul Fkamsau. 



Sur les fenêtres de mon cceur 
Deux pâles maitîs se sont collées : 
Mains de douleur et de malheur^ 
Mains de la mort, mains effilées... 

C était sinistre de les voir 
Si noetumement illunées. 
Levant vers moi leur désespoir. 
Telles que des mains de damnées. 

Et Celle de ces mains de deuil 
Qui donc pouvait-elle bien être. 
Pour que la mort Jût sur mon seuil 
Depuis ce soir de la fenêtre? 

Non, ces mains ne pouvaient bénir. 
Maudites, certes, étaient-^lles, 
Puisque fai désiré mourir 
D'avoir vu leurs pâleurs mortelles. 

Puisque le vin de mes amours 
Amertumeux et plein de larmes 
Endolorit le pain des jours 
Depuis leur signe aux fatals charmes. 

Mains sinistres! Mains de poison t 
Gestes de ténébreuses vierges! 
Vous ave^ lui dans ma maison 
Comme deux mortuaires cierges! 



— 222 — 

Ma douleur regarde la mort, 
Car r Espoir a fermé sa porte, 
— Et, tristement, le vent du Nord 
Souffle sur ma chandelle morte. 

Grégoire Le Roy. 



f^î^ 



LETTRE A LIESCHEN 

e sais si tu vis encore, Lieschen, là-bas au bord du Rhin 
couleur de ciel ? Depuis dix ans que nous nous sommes dit 
adieu, peut-être la mort a-t-elle pris soin de toi; mais je 
t*écris où que tu sois, dans Tinfini du mystère ou dans la 
tiédeur de ton doux pays; je t'écris, à toi et à nous, à nos souvenirs loin- 
tains qui de minute en minute s'en vont dans la distance, comme la nacelle 
fragile de notre jeunesse ! 

Va, Lieschen, c'est bon de se rappeler ; les vieilles fleurs et les vieux sourires 
se fanent aux tiges et se fanent aux lèvres, mais le parfum des unes et le 
rayon joyeux des autres ne disparaissent pas tout à fait ; nous les enfermons 
dans le suaire de nos cœurs, ces morts bien-aimés, et nos larmes, comme 
des baumes et des aromates, les conservent dans leur vie éteinte. 

I 

— Mais tu es gris, Siebel? 

— Tais-toi, je vois rose, liebchen ! Oh I cette réception !... désormais je 
je suis/uchs ; ils m ont fait boire douze brocs de bière, je dois ressembler 
au tonneau de Nûrnberg... prosit!... mon enfant, je vous aimel... j'ai soif 
comme une éponge grillée... tu me regardes, Lieschen, je suis gris... oh! la 
différence qu'il y a entre Talthaea et le rhododendron... tu ne sais pas? 
attends... Lieschen, regardez-moi... 

— Va te coucher, mon Siebelchen I 

— Me coucher, dans le ciel, dans le bleu, dans le rose, dans tes yeux, 
dans tes bras. Vous rougissez, seîîora... venez embrasser bon maître. 
Fuchs! je le suis; quel sommeil ! le rhododendron... 

Et Siebel s'endormit, pendant que, très délicatement, la petite lui posait 
a tête sur l'oreiller; il fit encore un geste fatigué, comme pour saisir la fleur 
de l'althaea, et ce fut tout. 



— 223 — 

Lieschen alors alluma la lampe et jeta les yeux sur le volume abandonné 
le matin au pied de la table. Elle lut : 

t 2. Althaea L. Calice muni d*un calicule à S-^ folioles soudées dans 
leur tiers inférieur ^ 2 espèces : A hirsuta L (G. hérissée), A officinalis L 
(G. officinale). » 

Elle referma le livre, Talla ranger dans la bibliothèque, mit tout en ordre 
dans la chambre, et se déshabilla lentement et sans bruit, sous Tœil grivois 
des étoiles. 

Cette Kneipe solennelle avait été grande comme un monde. Toute la 
corporation des Hanseaten s*était réunie au premier étage de la taverne du 
Kronprin\. Une énorme salle blanche décorée de feuillage et traversée dans 
sa largeur par des théories de lanternes vénitiennes. Une table en fier k 
cheval, des escabeaux de chêne bruni, et au fond, un tonneau bedonnant 
sur lequel trônait un étudiant respectable, à lunettes bleues. 

La salle fut remplie à 8 heures et le président réclama le silence pour 
dire à peu près ceci : 

t Messieurs, la Belgique est un pays lointain qui n*est pas encore victime 
de la civilisation ; elle nous envoie un de ses en&nts les plus remarquables 
par son indécrassable stupidité. Cet être bizarre, le voici. Approchez, herr 
Siebel. Voyez, Messieurs, sur ce jeune front, les traces de la nature inclé- 
mente ; il est déprimé, Fangle fecial traversé de lignes idiotes, les yeux sont 
éteints par la débauche; les mains vulgaires, les pieds navigateurs; voulez- 
vous recevoir ce cas tératologique parmi vous? 

— Sait-il boire? cria une voix de tonnerre. 

— Buvez, fit le maître. 
Siebel but une chope. 

— Encore I 
Siebel en vida deux. 

— Encore. 

Siebel demanda grâce. 

— Sait-il chanter? 

— Chantez, jeune macaque! 

Siebel chanta le Miserere du Trouvère; on fut d'accord pour l'arrêter 
à la deuxième mesure, et demander autre chose. Alors, de sa plus belle 
voix (baryton déchirant), il servit une Brabançonne accompagnée de gestes 
patriotiques du plus bel effet. Ce fut un triomphe, et force fut à l'infortuné 
de briser six fois TOrange sous six arbres de la liberté,. une pépinière com- 
plète. Pour le coup, Siebel avait « conquis tous les suffrages » et marcha 
de victoire en victoire aux épreuves suivantes. Il lui fallut faire une confé- 



— 224 — 

rence sur un sujet de botanique appliquée à Textinction du paupérisme 
dans la classe étudiante, une pièce de vers destinée à célébrer les suites 
fâcheuses de la prostitution en Polynésie; il dut danser la pavane, avec les 
gestes de Tépoque I enfin on le sacra fuchs d*honneur en lui passant la 
corne pleine à bords» qu*il vida comme un Polonais qui ne se respecte plus. 

II 

Le lendemain, la fête continua. Il avait été décidé que Ton irait dtner à 
THÔtel du Drachenfels, et que Ton prendrait le bateau à lo heures du 
matin. Une heure avant, Siebel se leva la tête lourde, mais le cœur léger. 
Il s*habilla vite, dégringola la Fahrgasse et entra au bassin de natation du 
vieux Neelhof, situé en amont du fleuve. Après la baignade, les dernières 
fumées de la bière avaient disparu. Siebel se sentit heureux. Le Rhin 
semblait joyeux aussi. L*eau verte et pâle s'allumait de paillettes de soleil, 
comme si les rayons s'y fussent éparpillés en poudre. Les montagnes loin- 
taines se bleutaient de décroissantes azurations, et l'on eût dit qu'elles 
étaient plus hautes que jamais, plus rêveuses dans tout ce ciel, plus mélan- 
coliques avec leur pied de roc plongé dans leau courante. L'étudiant resta 
longtemps immobile devant cette féerie qui lui remplissait les yeux. Il y 
savoura, comme une liqueur chimérique, l'allégresse de vivre, d*étre porté 
par le sort au milieu de cette joie suprême. Il ne vit pas plus loin, dans 
l'avenir ; alors, c'était le repos des seize ans, l'indolence qui se regarde et se 
caresse; le Rhin coulait de même, pareil à cette fin d'enfant qui va se faire 
homme; les minutes, comme les flots aux tons pleins de clarté, s'enfuyaient 
vers les tourbillons où les fanges bouillonnent, où l'onde s'épaissit telle 
qu'une mer d'absinthe. 

Et ce rêve d'une heure, je sais bien, Siebel, que tu l'as revu souvent et 
que cela te fait pleurer, grande bête! 

Dirai-je cette excursion unique d'une bande de cinquante têtes folles au 
vieux Drachenfels^ On dut boire et chanter beaucoup, mais Siebel eut 
l'ivresse triste sans doute, car la terre en fleurs était trop belle, le fleuve 
trop grandiose pour ne pas impressionner l'enfant, et lorsqu'il te revit le 
soir, Lieschen, il te regarda dans les yeux, t'en souvient-il, et te dit son 
premier mot douloureux : cela devra finir un jour I 

Et c'est fini, petite que Siebel aima quelques semaines ! .Cest fini, c'est 

perdu, c'est détruit, et comme une vieille blessure qui ne se fermera jamais, 

le cœur de Siebel laisse filtrer des perles de sang — des gouttes de passé I 

— ou vice versa, comme vous voudrez. Flûte ! 

Siebel. 



— »a5 — 



RÊVE BLANC 

A IWAN GlUUM. 

Calme, parmi les deux bleutés^ la lune neige 

Silencieusement ses rêveuses blancheurs; 

Des flocons de lumière éparpillent des fleurs 

Pâles, sur les buissons dormants; comme une grège 

Soie, aux grêles rameaux des rayons se suspendent. 

Et les grands lys, bercés de rêves blancs, épandent 

Leurs parfums reposés. Dans ce calme décor 

Ensommeillé de songe et tandis que s'endort 

Le dernier oiselet, à deux, dans les charmilles. 

Effeuiller les rayons épars sur les ramilles. 

Sur la mousse poudrée, aux aigrettes de givre. 

Marcher en écartant les rais curieux, ivre 

De ce soleil de nuit, boire dans les corolles 

Le vin des fleurs de lune et trouver des paroles 

Qui papillonnent comme un essaim qui butine 

Et s'en aller vers cette aurore adamantine 

Sous les dômes mouvants des soyeuses feuillées, 

Fouler les galons clairs, et les herbes mouillée^ 

D'argent, et les boutons endormis des gla'ieuls. 

Et las enfin, sous la paresse des tilleuls 

Moutonnés de lumière, assoupir des ivresses, 

Ohl Cest le rêve blanc oit luisent des caresses. 

Le rêve auréolé de visions de femmes. 

Le rêve d'innocence et de candeur des âmes. 

Qui glisse dans mes nuits, ainsi qu'une gondole 

Sur un étang d'azur songeur et d'oie s'envole 

Un essaim d'oiseaux d'or. Cest le rêve que bercent 

Les calices fleuris des nénuphars qui percent 

Le sommeil lourd des eaux, les soirs teintés de rose. 

Cest le rêve d'amour qui parfume la rose 

De r absente... Oh! viens toi! Rêveurs sous la glycine. 

Nous parlerons d'amour, tout bas, à la bruine 

Qui sème des points d'or parmi Pair oit bourdonnent 

Des papillons vibrants, aux heures qui pardonnent 



— 226 — 

Et qui calment, au ciel, à Vastre, à la nuit pure. 
Aux fleurs, à tout, à rien! O bonheur qui ne dure, 
O souvenir de songe, enlacement des âmes 
Entrevu vague et doux, reste d'encens, çynnames 
Devinés, vision que Von berce et qu'on chante, 
Gaiouillement discret d^ hirondelle nichante! 

Valère Gille. 




LA RÉPONSE DE MAITRE PICARD 

... Mais quant à répondre $pirituellanent et victonemement, 
je vous en défie. 

(Max Wallbr. Jeune Belgique, tome VI, n« 6). 

lire en tête du dernier numéro de la Jeune Belgique les vapo- 
risations que projette du haut de sa tour d'ivoire un demi- 
syphon de lettres. En pénombre depuis trop longtemps à son 
gré, il souhaiterait être honoré d*une querelle qui lui rendrait 
quelque notoriété. Ce Midas, qui confie ses peines aux roseaux d*une revue, 
jadis sympathique et charmante, qui se meurt d*être devenue exclusivement 
un ç^utoire pour ses rancunes, ses jalousies et ses déceptions, a sur le cœur 
certain règlement de compte qui clôtura, de toutes les manières, on s*en 
souvient, une affaire où il était de part à demi. Toutes sortes de conve- 
nances lui commandent de ne pas revenir sur cette liquidation. Mais le 
souvenir lui en est amer et il voudrait se dégager de la chose jugée. 

t Celui qu'il attaque avec une persistance aussi maladive qu'inoffensive 
est, pour en avoir beaucoup pris, réfractaire aux poisons de cette plume, et 
comme il ne refait pas les «virginités mises à mal, le jeune homme en 
question peut attendre sous l'orme de sa vanité souffrante l'occasion tapa- 
geuse après laquelle il soupire. Scspstt! pstt! n'attireront aucun polémiste : 
on devine trop que ce n'est qu'histoire de faire du bruit. 

t Bénissez le hasard et laissez-moi tranquille », lui écrivait-on jadis dans 
une lettre de congé. Ces sentiments, empreints de calme et de dédain, 
persistent. En chirurgie, le patient, dont la jambe a été mal remise, 
demande parfois qu'on la lui recasse, mais il faut que le chirurgien 
consente : or, ici le chirurgien ne consent pas. » 

[UArt moderne, 19 juin 1887;. 



— 227 — 



VERS 

SOIR 

Fêtant cTun reflet d'or les choses orgueilleuses^ 

Le soleil fastueux^ berger de Flnfini^ 

Sur le vaste horizon vespéral réunit 

Ses troupeaux indolents de pourpres merveilleuses. 

Comme ils sont beaux! comme ils sont loin! comme ils s*en vonfi 
Oh! se perJ^e comme eux vers les cimes lointaines l 
Tant de nos chers amours^ tant de nos fois hautaines! 
S^ enfoncèrent^ là-bas^ dans le grand soir sans fond! 

Que Ton est seul! que Von est triste à Theure austère! 
Dans Fâme quel adieu! quel spleen et quel mystère! 
Un lambeau de nos cœurs se meurt-il chaque soirt 

Et lorsque tout se tait voilé du deuil de tombre^ 
Les en allés se lèvent-ils de Foubli sombre 
Pour accueillir le mort du rêve ou de r espoir l 

AUGUSTE JENART. 



LA JOYEUSE AVENTURE 



DB 



L ANTHOLOGIE OFFICIELLE 



Much ado about nothing. 

|a Jeune Belgique ne se trompait pas, lorsque dans le mémento 
de sa dernière livraison, elle disait : 

Au moment de mettre sous presse, on nous annonce la publication 
d'une Anthologie dauteurg beiges, subsidiée par le gouvernement. 
Collecteurs : MM. Edmond Picard, Georges Rodenbach, Emile Verhaeren et Camille 
Lemonnier. 

16 




— 22i — 

Le même jour paraissait FArt moderne où nous pouvions lire ceci : 

Quand après le discours de M. Slingeneyer à la Chambre, il y a quelques semaines, 
frappés de sa proposition de publier une Anthologie des écrivains belges, pour llnstnic- 
tion de ce public étonnant auquel jadis Deschanel put lire deux heures des vers d*un 
inconnu qu'il révéla être Van Hasseh, » Lemonnier, Rodenbach, Terhaeren et votre 
serviteur (i), conversant, dans une paisible retraite, bien loin des tavernes où les gens- 
de- lettres vident les bocks et évacuent leurs idées, nous nous dîmes : « Mais si nous la 
faisions cette Anthologie », l'un de nous, à qui vingt ans de fréquentation à trop courte 
distance de la vénéneuse cohue des plumigères avait donné la clairvoyance des prophètes, 
dit flegmatiquement : « Vous entendrez d'incomparables coassements sur les bords de la 
m«re aux grenouilles qui nous tient lieu de patrie ». 

Il ne se trompait pas, le voyant Ça y est I Ces jours dcraiers le divin concert (greoirail- 
1ère ou chiennerie, quimportc) a commencé set mélodieux accorda. Les cordes journa- 
listiques résonnent. Ah 1 quel charivari 1 

Donc pas surpris, nous. Contents, au contraire. En effet, puisque c*était prédit. On est 
toujours satisfait d'avoir prédit. 

Que les criaiRementi (criaitleries serait faible) de ces mifices de Saint-Basila soient 
abondamment mélangés de vilenies et de caloainiet, qui s'en éteoneratt, qui s*en offus* 
querait t C*est absolument comme si, finappant sur des casseroles ttléet« oa capénit en 
foire sortir les sons de la cythare. Ou comme si, étripant un porc mort de contagion, on 
s*attendait à respirer les parfums de k rose. Trahit sua qyemque voh^tas : ils y vont, 
ces amours, chacun aelon ses moyens. Ne nous émotionoons pas, rectifions seulement. 
Nous allons donc faire une Anthologie des écrivains belges. Oui, Monsieur. Avec Paide 
du Gouvernement, du Gouvernement clérical, oui, mon cher Monsieur. Sans avoir 
demandé te permission de votre clique, oui, mon petit Monsieur. 
C*est hardi, n'est-ce pas? 

A nous, ça nous a paru tout simple. Nous avons été séduits par cette idée que nous 
allions, une fois de plus, braver la coalition de ceux qui se croient avoir Taptitude à tout 
empêcher et à tout .permettre» nous moquer de la réclame sans laquelle le bruit court 
qu'on ne peut rien foire, rompre en visière à la Grande VkrMlitr, bousculer quelques 
préjugés qui semblent bien portants, nous lancer dans une de ces aventures où Ton 
a contre soi toutes les forces que les médiocres courtisent et qu'il est délectable de 
mépriser. 

Quel sera notre choix pour la formation de ce bouquet de fleurs du terroir, puisque 
bouquet il y a, Anthos voulant dire fleurât Cest ce qui épouvante. Penser donc, entre 
autres, Lemonnier, Tauteur de V Hystérique l Et Verhaeren, l'auteur des Flamandes! 

Braves concitoyens, si fraternellement bienveillants pour les vôtres, nous avons un but 
très compliqué : Composer un ensemble exprimant impartialement, sans distinction sotte 
d'opinions, révolution de la littérature nationale en langue française depuis 18^. Histoire, 
Roman, Critique. Ces jours-ci noua avons dressé vna pf w aiè re liste provisoire. La 
voulez-vous connaître? La voici : 
Thonissen, de Saint-Génois, de Reiifenberg, Altmeyer, Brialmont, Coomans, Do 



(1) M* Edaood Picard (N. D. L. IL). 



— 119 — 

Decker, de Oerladie» ÏH Vré^ Deraux, Gen$, Grtndgagnage, Victor Joty, Mane Joly, 
Kenryn de LettenhoTe, Moke, Nothomb, Van Bemmel, Van Praet, Veydt, Wiertx, De 
Coster» Delaveleye, De Monge, De Reul, Frédérix, Gravière, Greyson, Hymans, 
Leclcrcq, Lemonnier, Picard, Prins, Jean Rousseau, Pirmcz, Arthur Stevens, Vander 
Kindere, le chanoine Van Weddingen, Wilmart. Godefroid Kunh, Pergameni, Solray, 
Eekhoud, Heusy, Alvin, Faider, Destrée, Pabbé Van Tricht, Roj», Fétis, Maubel, Vende 
Wiele, Waller, Van Drunen, Nautet, James, Dembk>n, Nixet, Maus, Go£Eîn. 

A la suite de cette bizarre élucubration, nous envoyâmes à une revue 
amie, V Artiste ^ deux listes de noms oubliés par MM. les Anthologistes, 
nous engageant d'ailleurs à en trouver encore de non moins importants ; 
voici cet noms : 

MM. Potvin, Van Hasselt, Tiberghien, Siret, Victor Wilder, le baron 
de HauUeville, Namèche, Georges Vautier, M"* Popp, Eugène Landoy, 
Théodore Juste, Fétis, Gevaert, Léon Dommartin, Edmond Cattier, 
Jean Fusco, Franz Mahutte, Emile Valentin, Discailles, d^Omalius 
d*HaUoy, le comte du Chastel, Ducpétiaux (40 volumes de prose), 
Abrassart (la volumes), le capitaine Girard, Victor Arnould, le comte de 
Spoelbcrg de Lovenjoul, Liagre, Quetelet, le général Eenens, Flor 
O'Squarr, Houzeau, RolinJaequemyns, Lecointe, NoUée de Noduwez, 
Genissieu, José de Coppin, Loise, Goblet d*Alviella, Delbœuf, Haus, Nypels, 
Laurent, Frison, Coppieters, F. Cousot, Kufferath, Tardieu, Harry, Karl 
Maubray, Jérôme Becker, Joseph Nève, Jules Van der Brugghen, Maurice 
Hagemans, F. Gravrand, Karl Griin, M"»« Deros, Eugène Hins, le 
R. P. Broeckaert, le R. P. De Smet, de Woelmont, Pierre Olin, 
A.-J. Waûters, Henné et Wauters, Willems, Fern. Gueymard, Bogaerts, 
Marcelin Lagarde, Ph. Bourson, H. Van Dorslaer, Tilman, Faber, Alfred 
Michiels, Van der Straeten, Léop. Stapleaux, Cl. Lyon, Chalon, Aug. 
Lavallé, Alb. Verhaeren, Greyson, Combes, J. de Mauriac... 

VArt moderne ne répondit naturellement pas, trouvant sans doute que 
ces noms étaient indignes de son choix judicieux. 

Cependant, prévoyant qu*il y aurait quelque révolte de la part des 
jeunes, il trouva ceci : 

ce Dana notre article de dimanche dernier, nous envisagions l*hypothèse des refus 
d*autoriser la reproduction dt morceaux choisis. C^est le droit de rartiste. Mais la loi 
autorise les artidea critiques avec citations. Si par Teflet des intrigues de quelque coterie, 
nous nous trouvions devant un tel obstacle, nous le tournerions par une étude sur 
l'auteur récalcitrant (pourvu qu'il en valût la peine, car il est des convives équivoques 
qu^on invite par convenance, mais dont on se réjouit d'être débarrassé quand ils ont le 
bon sens de refuser) et l'Anthologie restera ainsi complète, sans souffrir de ces mesqui- 
neries. » (VArt moderne^ 17 juin.) 



— a3o — 

Cest à la suite de ce singulier défi que nous adressâmes, le 28 juin, à M . le 
ministre des Beaux-Arts, la lettre suivante : 

Monsieur le Ministre, 

Uoe revue hebdomadaire, l'Art moderne, annonçait, dans son numéro du ii juin, la 
publication d'une Anthologie des écrivains prosateurs belges, subsidiée par le départe- 
ment des beaux arts. 

Plusieurs artistes appartenant au groupe de la Jeune Belgique, pour des raisons qui 
ne relèvent que de leurs convictions littéraires, ont Tintention d'user du droit que leur 
confère la loi sur la propriété littéraire, que vous avez fait voter par la législature il 7 a 
quelques mois, et d*interdire la reproduction de leurs travaux. 

Prévoyant cet ob&tade, les anthologistes ont décidé de tourner la loi et voici comment 
ils formulent leur intention : 

a Dans notre article de dimanche dernier, nous envisagions l'hypothèse des refus 
d'autoriser la reproduction de morceaux choisis, Cest le drùit de fartiste. Mais la loi 
autorise les articles critiques avec citations. Si par t effet des intrigues de quelque coterie, 
nous nous trouvions devant un tel obstacle, nous le tournerions par une étude sur fauteur 
récalcitrant (pourvu qu'il en valût la peine, car il est des convives équivoques qu'on invite 
par convenance, mais dont on se réjouit d'être débarrassé quand ils ont le bon sens de 
refuser) et l'Anthologie restera ainsi complète, sans souffrir de ces mesquineries. » (L'Art 

MODERNE, 17 juin.) 

S'il est vrai qu'en promulguant une loi sur la propriété littéraire vous avez eu pour but 
unique. Monsieur le Ministre, d'entourer toute production d'art d'une sauvegarde rigou- 
reuse, vous apprécierez s'il y a lieu de délivrer une lettre de marque à la manœuvre qui 
se prépare et qui, si elle arrivait à son but, relèverait des tribunaux. Que les anthologistes 
reçoivent de vous, Monsieur le Ministre, tels encouragements qu'il vous plaira de leur 
accorder, rien de mieux, à la condition qu'ils observent les lois et respectent la volonté 
des écrivains. 

Comme éditeur de la revue la Jeune Belgique et comme écrivain, au tiom de mes 
confrères et amis qui partagent mes idées et en mon nom personnel, je vous prie. 
Monsieur le Ministre, d'empêcher que la Belgique continue à passer pour le pays légal 
de la contrefaçon littéraire, et j'ai rhonneur de vous envoyer l'assurance de moii confiant 
et profond respect. 

Maurice WARLOMÔNT, 
directeur de ia Jeune Belgique, 

VArt moderne étant hebdomadaire, eut le temps de riposter et nous 
demanda naturellement la liste des « confrères et amis » dont il est ques- 
tion. Comme MM. les Anthologistes, avant d'entreprendre leur oeuvre, 
seront obligés de demander autant d'autorisations à reproduire, qu'il y aura 
de vivants parmi les auteurs de leur choix, il leur sera facile de compter 
ceux qui déclineront l'honneur grand, et nous voulons leur laisser tout 
l'inattendu de la chose. 

Au reste, les surprises ne manqueront pas, et si MM. les Anthologistes 



— a3i — 

— ou plutôt M^ Picard qui heureusement est seul responsable des gaffes, 
erreurs, grossièretés qui s*accumulent de son côté, — si donc M« Picard 
veut jouir d*une petite chose inédite, nous lui offrons ici la réponse que 
Ton nous a faite ; on peut y lire ceci : 

L'Anthologie, objet de la lettre que vous m'avez fait 
rhonneur de m'adresser, en date du 28 juin, n'est pas 
une œuvre gouvernementale , et les écrivains qui en ont 
conçu le projet, auront à l'exécuter à leurs risques et 
périls, sous leur responsabilité absolue. 

Si, à raison de leur entreprise, ces écrivains provo- 
quaient des contestations quelconques, c'est aux tribu- 
naux qu'il appartiendrait de les juger. 

Le Gouvernement de ce chef n'a à assumer aucune 
responsabilité. 

D où il résulte que M« Picard a puisé le fameux subside dans sa féconde 
imagination et qu'il a vu ce que nous n*avons pas vu. 

De son initiative privée, il va faire une Anthologie; qu'il en fasse dix s'il 
le veut, c'est son droit absolu et nous n'avons pas à y redire; mais pourquoi 
diable nous a-t-il fait verser tant d*encre à l'occasion de son songe d*une 
nuit d*été. 

Max Waller. 

N. B. Pour donner complet le dossier de cette amusante affaire, mettons 
en regard deux citations curieuses, dont nous soulignons les points les plus 
drolatiques. Nous les intitulerons : 

M* PICARD EN 1883. M« PICARD bn 1887. 

Oui, jeunes^ gens, la vie de ces deux Nous allons donc faire une Anthologie 

hommes restera pour nous un grand ensei- des écrivains belges. Oui, Monsieur. Apec 

gnement. Elle peut être imitée dans tout faide du Gouvernement, du Gouvernement 

ce qu'ils ont fait depuis Tâge où ils ont clérical, oui, mon cAerJ/oitstVbr. Sans avoir 

commencé à écrire. Elle nous montre que demandé la permission de votre clique, oui, 

le grand art dédaigne les protections gou' ' mon petit Monsieur. 

vcmementales, et quil na pas besoin délies C'est hardi, n'est-ce pas f 

pour réussir, que, seul, il dépasse les bornes A nous, ça nous a paru tout simple, A'oia 

au delà desquelles ne vont jamais ceux que avons été séduits par cette idée que nous 

l'appui officiel soutient. Aussi, puisque Toc* allions, une fois de plus, braver la coalition 

casion, déjà presque oubliée de cette fête, de ceux qui se croient avoir Taptitude à 

a été l'étrange et injuste refus d'accorder tout empêcher et à tout permettre, nous 



— a3^ — 



au plus grand de nos écrinûss uoe récom- 
pense qui lui revenait de droit, pouvons- 
nous, aujourd'hui qu'un tel acte a augmenté 
notre mépris pour toutes ces distinctions 
arbitraires, renvoyer à ceux qui en dispo- 
sent^ tout ce qui pourrait en revenir aux 
nôtres. Qu'ils g^ardent pour eux leurs prix, 
leurs médailles, leurs décorations, leurs 
faveurs. Dédaignons -les. Dans la cohue 
des médiocrités qui s'abritent autour d'eux, 
ils trouveront toujours assez de personna- 
lités dignes de les recevoir; qi^il soit désor* 
mais acquis, dans notre art libre et notre 
littérature indépendante, que nous savons 
réussir sans rien obtenir, et que nos œuvres 
seront d'autant plus belles et plus fortes 
qu'elles grandiront dans une liberté plus 
haute etplusfiere. (Discours prononcé pen- 
dont la manifestation organisée par la 
Jeune Belgique en Ffionneur de Camille 
Lemonnier {le 37 mai 1883). 

Nous n*avons rien i ajouter. 



moquer d« U réclame sans laquelle le bruit 
court qu'on ne peut rien faire, rompre en 
visière à la Grande Vermine, bousculer 
quelques préjugés qui semblent bien por- 
tants, nous lancer dans une de ces aven- 
tures où l'on a contre soi toutes les forces 
que les médiocres courtisent et quil est 
délectable de mépriser. 

{L'Art moderne, 17 {uin). 



M.W. 




SALON DE PARIS 

1 devient aussi utile qu^humain de décourager tous les jeunes 
hommes qui veulent encore, aujourd'hui, faire de la peinture ; 
— et si après leur avoir démontré qu'en bien faire ne compte 
guère, qu'un tableau suffisant est aussi perdu dans la marée 
montante des Salons qu'un galet sur la plage, si après avoir affirmé i tout 
enthousiaste, hanté par les médailles de demain, qu'en dépit de quelques 
succès éphémères, il y a gros à parier que dans un demi-siècle ses toiles 
seront la proie de celles d'araignées; si après lui avoir dit qu'il devra se 
cloîtrer, travailler, souffrir, lutter toujours, être conspué, et cependant 
rester fier et toujours intolérant ; qu'enfin il lui faudra trouver encore une 
formule inédite qui soit en même temps l'expression intense de son senti- 
ment intime; si alors, voyant la profondeur du précipice, il répond brave- 
ment... qu'il le tournera — tournez-lui le dos; si au contraire il se déclare 
attiré par lui; plaignez-le et encouragez-le... il aura raison un jour, ou 
grossira le nombre de ces Claude, que les imbéciles seuls prennent pour de 
modestes ignorés, et qui ne sont heureusement que des orgueilleux. 

Plus les Halles sont encombrées et plus les Ventres-de* Paris peuvent se 
montrer exigeants. Dans un Salon de 2,5oo toiles, le talent moyen est fata- 



— 333 — 

lement Mcrifié «u profit des Penonneb , ce qui Cit peot-ltfe dur aêis 

heureux et juste. Si Ton voulait parler de tous ceux qui font de U peinture 
proprement^ comme un professeur, plus ou moins Des Essart fait des vers 
corrects, ce n*est plus d*articles de critique mais d*un journal quotidien 
qu*il faudrait s'occuper. 

Je serai donc bref : 

Bonnat, qui est plutôt un robuste, qu*un violent, a dit un beau portrait 
de M. Dumas fils, c*est bien vivant sans être trop maçonné, le peintre de 
;e gavroche-mystique qui joue au philosophe, embêté qu*il est de n*avoir 
|ue tout plein d*esprit, a été mieux inspiré que son modèle qui s*est cru de 
brce à jongler avec le nom d*Hugo, et a pensé, 6 Terreur I qu'il lui était 
oisible de l'enterrer sous la cendre de sa cigarette de boulevardier. 

On reprochait un jour à Henner de refaire toujours U même petite 
nymphe (et ce t on » était quelqu'un) ; alors il répondit, son énigmatique 
sourire de faune aux lèvres, et avec ce bon accent d'Alsacien patriote qui 
fait chaud au cœur : 

« C'est parce que je ne la trouve jamais assez PIEN... » 

Ce maître incomparable de la chair, expose deux petites toiles : Une 
Créole^ et une Hérodiade^ qui flanquent une claque à tout ce qui est dans 
la salle — excepté cependant à la Madeleine^ de Falguière, peu faite, mais 
d'une simplicité et d'une unité de ton adorables. 

La médaille d'honneur a été votée à M. Cormon pour les Vainqueurs 
de Salamine. C'était son tour. Cette grande toile ressemble un peu à la 
fin du cinquième acte d'une féerie. 

M. Duez expose un Pré grandeur naturelle^ dont le vert cru coupe 
désagréablement le gris-bleu de la mer ; une vache peu d'aplomb est sauvée 
dans sa chute par un arbre obligeant. Ce peintre de talent s'est vastement 
trompé. 

La toile de M. Roll sent la poudre. 

Le grand tableau de M. Clairin, Funérailles de V. Hugo, n*est qu*une 
illustration agrandie. 

Les peintres perdent le sens de la proportion, ils sacrifient au mauvais 
goût d'un public qui veut d'autant plus grand qu'il voit petit. Je voudrais 
voir la Joconde^ inconnue, dans un Salon annuel... ce qu'on passerait 
devant I 

Beaucoup de paysages, presque tous acceptables ; peu de pénétrants, de 
personnels. Quelques peintres comme Rapin restent fidèles i la saine 
poésie et à eux-mêmes ; celui-ci est par excellence un délicat et un sensible ; 
en des colorations atténuées, il sait traduire toutes les caresses matinales 
qui rôdent dans l'air ambiant, et toutes celles plus mélancoliques des fins 
de journées automnales. Les deux toiles : Matin au bord du Doubs^ et 
Automne, sont à la hauteur de son tempérament de synthétique ému. La 
première est achetée pour le Luxembourg. 

M. PointeUn, dans sa peinture aussi bien qu'en ses superbes pastels» 
demeure plus sombre ; c'est le poète du soir, de l'entrée en scène de la 
nuit. Sur les monts est son meilleur tableau de cette année. M. PointeUn 



-a34- 



.• 



prouve une {bis de plus qu*il n*est pas besoin d*une toile démesurée pour 
donner une impression forte et durable. 

MM. Rapin, Pointelin, Cazin, sont des poètes dont Corot serait content 
— quelques autres restent bons paysagistes, la masse est praticienne. Il j 
a encore Jean Desbrosses, mis trop tardivement hors concours cette année 
pour sa belle Vue du Mont-Dore; celui^à est un véridique, hardi et san- 
guin, qui a une façon si vraie de voir la nature, qu'il arrive à faire aimer 
la vérité crue ; c*est encore une façon d'être personnel qui n'est pas à la 
portée de tout le monde. Il faut aussi songer à ceux qui, vieux, font partie 
de la grande école qui a été la rénovatrice : je veux parler de Français, 
Harpignies, Bellel — des maîtres que les jeunes impuissants commencent 
à ignorer. 

M. André Brouillet est un peintre encore jeune et déjà très arrivé ; c*est 
un travailleur et un consciencieux; sa Leçon clinique à la Salpétrière^ 
nous montre le docteur Charcot, soutenant d'un bras une femme hypno- 
tisée, et expliquant le phénomène à son auditoire. Il y a là les docteurs 
Paul Richer, Féré, de Bourneville, Gilles de la Tourette, etc.. puis 
Philippe Burty, Jules Clarerie, Naquet, Paul Arène, en' tout une tren- 
taine de portraits brossés avec une belle sûreté de main. M. Brouillet a en 
lui un impérieux besoin de sincérité qui lui fait volontiers tenir en réserve 
ce qu'il a d'essentiellement individuel dans la vision, et même dans son 
désir de créateur. C'est un opiniâtre, très en vue, ce qui est justice, et qui 
se reposera quelque jour en nous donnant de ces œuvres qui sont des enfants 
préférés, faits librement, à l'aise, et dans le bon silence de l'alcôve. 

Valadon, toujours exalté et poète, irrégulier et artiste, brusque et tendre^ 
heureusement faillible comme ceux qui sont de race ; Valadon dont un 
influent répétait avec quelque ironie ce mot qui est pourtant d'un beau 
peintre : c Moi, quand je sens que j'ai vibré, je m'arrête... o Valadon expose 
un portrait de femme de facture un peu rapide, mais où des superbes bleus 
de velours rachètent la hâte de l'exécution. Son autre toile, Antour de 
Fartj et qui devait s'appeler primitivement Andante^ est une œuvre atti- 
rante. Une femme joue du violon — sujet si l'on veut, étude plutôt; l'ar- 
tiste, sans être peinte tout à fait en pied, est vue grandeur naturelle : le 
geste demandait le titre supprimé Andante; l'expression veut le dernier^ 
synonyme de souffrance; les blancs jaunis de la tunique de laine sont 
dignes de la palette d'un maître ancien. Valadon est sûr de vivre après lui; 
certitude qui se fait rare aujourd'hui. 

M. Cabanel, redevenu lui-même, n'est plus supportable. Sa Cléopâtre, 
ennuyée moins- encore qu'ennuyeuse, demeure stupide en voyant que les* 
poisons qu'elle fait administrer à de siens esclaves ont pour effet de &ire 
paraître si petits des suppliciés qui sont aussi près d'elle. C'est l'école de 
l'anti-pcrspective. 

Par exemple, je voudrais vider une bonne fois une querelle avec quelques 
miens amis au sujet de Jules Breton. Je laime ce peintre-poète, toujours, 
et souvent beaucoup; et si Philistin je suis. Philistin je tiens à rester. Je 
sais bien que Jean Dolent, un délicat de la plume, qui a toujours de la 



— a35 — 

charpîe prête pour les blessures qu'il fait, trouve qu'il arrondit, qu'il 
ignore le geste direct, comme il lui fut dit un soir chez Leconte de Lisle, 
soit.:. Mais un autre, plus méchant que Dolent et qui ne l'est que par amour 
de l'art, a dit ; « Cest du Millet arrangé pour le piano!... » Enfin, un 
tout doux, qui a aufant de talent que de férocité, s'étonnait devant moi que 
Ton fît bon marché de Bouguereau quand on acceptait Jules Breton. 
Diantre! c'est roide, cher ami; Bouguereau est un imprimeur sur étoffes, 
usine à Puteaux ou ailleurs, et Jules Breton est un poète, incontestable- 
ment; quand on a fait la Procession dans les blés du Luxembourg et der- 
nièrement le Chant de F alouette, on est, en même temps qu'un vrai peintre, 
un penseur ému et qui émeut. 

S'il y a fort peu de tableaux attirants au Salon, fort peu de toiles qui se 
gravent dans la mémoire, Eugène Carrière, lui, sait être un de ces rares 
artistes dont les oeuvres se fixent en nous, inoubliables, et, quoique d*un 
coloris qui semble effacé et n'est que pénétrant, nous hantent, une fois 
vues, comme le souvenir d'un rêve s'épand et se case au cerveau. Son 
grand portrait en pied, du sculpteur Louis-Henri Devillez, dans son ate- 
lier, vient d*obtenir une seconde médaille — passons ; — les Grecs, d'un 
goût douteux, de M. Cormon, même avec leur médaille d'honneur, feraient 
triste figure i côté de cette toile étonnante de vérité, de simplicité, de tran- 
quillité. Cela semble Tœuvre d'un maître d'une autre époque; on est peu 
habitué à ce profond mépris du tire-rœil, à cet amour parfait du sentiment 
personnel; — • le 5y;W lui-même, M. Devillez, debout, pétrissant une bou- 
lette de terre, et vêtu d*un tricot de laine, pourrait passer pour quelque 
sculpteur Florentin. La tête est belle, expressive, et prêtait au grand por- 
trait. Un superbe épagneul se caresse aux jambes du portraituré et fait une 
belle tache au centre de ce tableau qui, plus tard, devra trouver sa place 
dans quelque grand musée. 

Ce sculpteur Devillez, un véritable artiste encore, expose un groupe en 
plâtre aussi hardi que savant : LesSjrlvains; une femme nue, plantureuse, 
est étendue à terre et dort profondément, couchée sur le ventre. Les jambes 
écartées sont d un modelé parfait, la nature est absolument vue et res- 
pectée. La femme est robuste, un sein gonflé s'offre, pressé par le corps, à 
terre; et deux petits sylvains, des maraudeurs, se battent à qui le premier y 
puisera la vie! C'est la Terre, la Maya, la Nourrice! En somme, une con- 
sciencieuse et belle chose. 

Le nu y — grave affaire ! Que de peintres font du nu comme ils scieraient 
du bois, sans savoir pourquoi — combien peu ont encore la religion jalouse 
de la forme; l'unique, la belle, lanciennel que l'impuissance des généra- 
tions nouvelles est venu combattre au nom de je ne sais quel idéalisme gro- 
tesque? Comme si la matière divinisée n'était pas Tunique vase qui puisse 
renfermer Tidéal ! 

Henner n'expose pas de figure nue cette année; c'est un vide. 
M. Carolus-Duran nous montre une Andromède qui mé paraît bien peu 
inquiète de son sort, mais qui a le mérite d'être d'un bien joli ton. 

Une femme nue qui se chauffe, tel est le titre d'une toile de M. Besnard ; 



— 236 — 

un artiste qui tient à recueillif la succession de Manet, cherche à feire 
hurler le bourgeois et n'arrive qu'à intéresser les artistes. Votre dame nue, 
assise en chien-de-fusil, a, M. Besnard, des qualités d'étude que nous ne 
saurions nier, mais qui ne suffisent pas pour donner longue vie à un 
tableau. Vous pouvez autre chose, prouvez-le à ceux qui en doutent. 

M. Gervex a peint sa scène d'hôpital; le docteur Péan démontre, sur le 
torse d'une femme demi-nue. Nul ne joue des blancs comme M. Gervex, 
mais comme il y mêle )e ne saurais dire quelle substance aphrodisiaque qui 
n'est pas à dédaigner, qu'il nous réédite Marion^ l'épouvante du Jury, ou la 
Femme au masque. Il est bon d'approprier son sujet à son mot. M. Gervex 
a de la polissonnerie sur sa palette, qu'il s'en serve. 

Chaplin, c'est différent; c'est un voluptueux qui couche avec le souvenir 
de Fragonard. Emprunter au XVlll* siècle est une preuve de haut goût ; 
s'en rapprocher est une louable ambition. Je tiens l'école française de ce 
temps (seul temps de l'école française pour de bon) pour une des plus déli- 
cieuses manifestations de la poésie des sens associés à l'esprit. Dans les 
rêves, qu expose cette année M. Chaplin, est une femme couchée, plus 
enchiffonnée que nue, et que caressent, avec une gredinerie sans pareille, 
une foule pressée de touches, de jeux de couleurs, qui sont des chatouilles» 
des baisers, de jolies inconvenances de derrière les rideaux. On a dit : 
« Une femme dans de la crème fouettée ». — Moi, si je suis invité, j'en 
redemande I 

VArmide en pnc^ de M. Jacquet, ne peut être qu'une gageure que d'au- 
tres parmi toutes ces dames au Salon, du Salon si vous voulez, méritent, 
comme l'infortunée de M. Jacquet, d'être abandonnées par leur Renaud 1 
Une Eve^ au pastel, Eva dit le livret, est peut-être la plus jolie chose que 
je connaisse de M. Feyen-Perrin : debout, vue de dos, près d'un arbre 
qu'elle touche, elle guette?... le serpent, parbleu! De sa chair une vapeur 
duveteuse se dégage, qui sensualise l'air ambiant, jusqu'alors vierge de 
désirs. 

J'avais promis à la Jeune Belgique, où j'aime écrire, parce qu'on y est 
libre, deux mots sur le Salon ; j'ai ({éjà dépassé et j'ai peur d'être coupé (i). 
Nous verronis. 

M. Montenard voit bleu et bien. J.-P. Laurens reste un fort qui sculpte 
de la peinture. Mesdag connatt la mer. Matejko voit jaune à outrance I 
Jeannin etGrivolas restent fidèles aux fleurs qu'ils aiment. J. BéraudcoH'- 
tinue de fixer les types parisiens ; cette année les avocats ont posé. La Cène^ 
de M. Uhde, est d'une vérité rétrospective de penseur. VoUon reste un 
maître. Rochegrosse s'inspire de Plutarque pour nous évoquer le meurtre 
de César; mais il nous montre en une autre petite toile, qui rappelle le 
Gérome du bon temps, une Salomé dansant devant Hérode, qui est d'un 
faire et d'un ragoût des plus intéressants. M. Benjamin Constant, le peintre 
qui sait éveiller chez Thomme, comme dit notre confrère Hugues le Roux, 
« ce désir toujours dormant de la femme esclave, de la douce bête tendre 



(i) Va toujours 1 (n. d. l. a.) 



qui n'aurait pas d*ftine », M. B. Constant expose une Théodora^ assise sur 

son trône, et vêtue de draperies brochées d'or et de pierreries. Son second 
envoi est un Orphée dans les montagnes de la Thrace. Cest un effort vers 
révocation grandiose et pensée d*un mythe immortel. Je consacrerai une 
étude à cette œuvre; mais je nai plus ici ni la place ni le temps; je ne 
citerai que les derniers vers d*un sonnet que le poète Haraucourt écrivit sur 
cette œuvre capitale dont il sera toujours temps de parler, et dont on ne 
saurait parler à demi : 

... Seyt f ahn, s'en wa wers rincomnu, là^èûs^ 
Ven la Mort^ U/hmt las, il t'en pa, poi àpat^ 
Dans le renoticewtent du rêve et de la gloire. 

Setdt il ùMkliê... Et loin des elarêés, loin du bruit. 
Vieux despérer, vaincu d aimer, usé de croire. 
Tandis que le jour monte, il descend wers la nuit. 

Puisque la médaille d*honneur n*a pas été votée à cet Orphée^ je sais gré 
aux voix intelligentes qui se sont portées sur Tœuvre superbe de M. Tatte* 
grain : Les Casselois se rendant à merci au duc Philippe^e-Bon. Cest 
peint sans fracas, avec une ample unité de vision, c*est enfin le passé gran* 
diosement reconstitué, avec autant de simplicité dans le côlé historique que 
de puissance dans Teffet. 

Et puis? Fantin-Latour qui nous écrit avec le crayon de couleur et le 
pinceau de si troublants poèmes qu*un livre suffirait à peine pour les tra- 
duire, — et Puvis de Chavannes, le Grand chantre de THumanité, sorte 
d*Orphée, poète rétrospectif et cependant moderne, immuable et grand ; 
hier, aujourd'hui et demain I 

HIPPOLYTE DEVILLERS. 
Juin 1887. 



CHRONIQUE LITTÉRAIRE 

L'Initiation sentimentale^ par Jotéphin Péladan. Un vol. Edition in-16 : fir. a-00. 
Edition in-8<> : fr. 7-50. Paris, Edinger. 

on, Péladan, ce n*est plus vous, Fauteur du Vice suprême ^ que 
je reconnais dans Plnitiation sentimentale. Ce 4crnier livre 
est médiocre, empli de redondances qui choquent, d*une 
psychologie fantaisiste où vous prétendez ouvrir le mystère 
des choses, alors que vous fermez les valves du bon sens et clouez le 
cercueil de la pensée. Votre livre de début, si éclatant, si rempli, si vaste, 
contient tout ce que les suivants délaient, et vous répétez en « tirant à la 
ligne » les incohérences, heureusement rares, du Vice suprême. Votre 
Nebo est un Mérodack affaibli, votre Paule de Riazan une princesse d*Este 
effacée, et la part d*hermétisme, qui faisait sourire dans le Vice, agace 
dans rinitiation. Laissez donc là votre Rose-Croix et votre magie. Rentrez 




— 238 — 

dans la Vie, et s*il vous plaît de raconter la décadence des races latines, 
sujet digne de votre grand talent, ne nous renouvelez pas, en des récits de 
Shéhérazade, les aventures du prince Rodolphe, d*Eugène Sue. 

Vous prétendez dire notre temps, — et vous le peuplez de mages; vous 
en êtes encore aux princesses déguisées en hommes, aux justiciers en habit 
noir, aux adorateurs d'étoiles, cela dans la société parisienne que vous ne 
voyez pas, mais que vous inventez. La décadence, réelle ou non, vous la 
rendez invraisemblable, et vos héros n'existent qu*en dehors du monde 
connu ; ils ne vivent pas plus que Monte-Christo ou Lagardère ; impos* 
sibles comme eux, ils gravitent dans le rêve de votre imagination créatrice, 
et tous sont autant de Péladan qui se ressemblent et se narcissisent dans 
leur langage érudit. Vous avez lu, étudié, compulsé beaucoup et vous 
passez devant votre écritoire le baccalauréat de votre science. 

J'avoue qu*il est original de moderniser les choses chimériques. Merlin 
en frac avec gardénia, dansant au bal de TElysée, ne me choque point, et 
je conviens que votre tout-puissant Mérodack faisant de For, envoûtant les 
mauvais, fascinant les dames, est un type invraisemblable plein de gran*- 
deur et de nouveauté. Mais c'est bon pour une fois cela; l'écrivain, devant 
l'art, n*a pas plus le droit de se plagier lui-même que de larronner les 
autres, et les raclages de veines exploitées ne donnent, vous le savez, que 
l'impalpable pousisière qui dénonce leur néant. Est-ce le besoin de publier 
qui vous pousse à cette ingrate besogne, ou bien, avez-vous, d'un seul cri 
sonore et majestueux, cassé la voix dans votre gorge ? 

Et la théorie de l'androgyne, théorie ancienne qui date des plus beaux 
temps de la statuaire antique, n avez-vous point fini de l'introduire dans la 
réalité? Vous mettez un pantalon noir à l'héroïne, vous lui coupez les 
cheveux et c'est l'androgyne! Et cette femme-homme aux formes floren- 
tines, sans le vouloir, vous la faites plus femme qu'aucune femme. Homme 
par le costume, elle a la passion physique et la passion morale de la Vierge 
ou de l'Amante. Ce n'est plus qu'un déguisement de surface sous lequel les 
seins frissonnent, le ventre palpite, les sens s'abandonnent. Paule de Riazan 
ne cesse d'avoir les yeux fixés sur Nebo; la concupiscence admirative pour 
cet être qu'elle sent supérieur n'a point d'arrêt, et si elle accepte de faire 
avec lui ce voyage d'observation que vous appelez « périple » pour étonner 
notre langage courant, c'est parce qu'elle est convaincue que l'initiateur 
sentimental sera l'initié corporel. Et que dirai-je de ce Nebo Joseph qui 
laisse avec mollesse son manteau es mains de la Paule Putiphar? Vous 
avez, Péladan, fait tout ce qu'il fallait pour nous convaincre de votre vertu 
platonique -— pardon ! de celle de vos héros — et votre érotisme — pardon 1 
le leur! — éclate ou plutôt jaillit à chaque mot, à chaque geste, à chaque 
pas qu'ils osent hasarder, ces héros qui sont Vous 1 

Je ne vous dirai pas : « Laissez-moi rire » ménager que je suis de mes 
rires pour des écrivains drolatiques ; j'estime que vous avez droit, de par 
le Vice suprême, au respect littéraire des artistes qui sont et de ceux qui 
seront, mais permettez-moi de vous dire toute ma pensée et ne m'en 
veuillez pas de ma franchise. Votre livre n'est pas digne de vous. 

M. W. 



— 239 — 



MEMENTO 



Nous aront donné plus haut la réponse 
de M« Picard. Elle renferme des insinua- 
tions qui veulent dire quelque chose. On ne 
se défend pas sur un tel terrain, sans donner 
à croire que l'on a besoin de- se disculper. 
L'autorité de M* Picard, si incontestée dans 
le rôle de jurisconsulte, soulève quelque 
doute lorsqu'il s*agit de questions du genre 
de celle dont il rappelle si malencontreuse- 
ment le souvenir ; qu*il reste, comme nous, 
sur le terrain littéraire et ne s'avoue pas 
vaincu en le quittant ; notre défi tient tou- 
jours, mais M« Picard a tort de le prendre 
pour une provocation de matamore ; les 
demi'-syphons peuvent mousser gaîment; 
il faut être Amiral pour les confondre avec 
les torpilles. 

♦*# 

Notre excellent Jeune Belgique, James 
Vandrunen, publie chez l'éditeur de notre 
revue uoe exquise plaquette intitulée Forêts, 
que nos lecteurs connaissent en partie. 
Cinq sous-bois décriu avec une extrême 
délicatesse de tons en une langue fluide et 
pleine de cette virtuosité dont notre ami a 
tous les secrets. Jamais Vandrunen n'est 
arrivé à ce chatoiement de mots rendant le 
chatoiement des choses. Sa Forêt morte, 
pleine des voix éteintes et des murmures 
étouffés qui montent de la terre, est à ce 
titre une des grandes pages descriptives que 
noua connaissions, d'une impression pro- 
fonde et d*un art de haute marque. 

Ajoutons que le volume, tiré à cent 
exemplaires hors commerce, est une mer- 
veille typographique. Le maître chef d'ate- 
lier De Winter a donné la mesure de son 
extrême habileté, et fourni à un petit chef- 
d'œuvre un cadre qui le vaut. La maison 
Monnom est devenue, grâce à lui, l'impri- 
merie des Bibliophiles belges et peut riva- 
liser avec les Quantin et les Jouaust. 

♦** 
V Office de Publicité fait suivre l'annonce 
du théâtre contemporain de Barbey d'Au- 
revilly, de cette petite perle que nous 
recueillons délicatement : 



« Et dire que Ton a voulu faire un maître 
de cet écrivain, que quelques-uns nous 
l'ont offert comme un modèle. Mais on ne 
parla jamais une langue plus lourde, plus 
incorrecte et plus prétentieuse 1 Mais c*est 
un écrivain de Mardi-Gras, ou, plutôt, de 
Mercredi des Cendres. Son style est fait 
d'oripeaux défraîchis, et il paraît sorti de 
quelque boutique de « décrochez-moi ça I » 
Est-ce parce qu'il a écrit la vie de Brummelf 
Il vise, sans doute, à l'élégance ; il se pose, 
se cambre, fait le beau; mais il ne peut 
faire illusion qu'à sa portière ou à des trot- 
tins de magasin. Et personne ne trouve 
grftce devant lui, ni Alexandre Dumas père, 
ni Augier, ni aucun des maîtres de la scène 
contemporaine, — ni même Molière, Cor- 
neille et Racine. Mais c'est là rancune de 
vieille dévote... Quand le diable n'en peut 
plus, il se fait ermite. » 

Sans commentaire. 



M.Edmond Ljimbrichs, peintre méritant, 
est mort le 25 mai dernier. 

*** 
Un événement grave s'est passé le mois 
dernier. En plein bois de Boulogne, 
M>i* Martinez Campos a été enlevée par 
M. Paul Wauwermans. 



Le troisième volume de VAImanack de 
rUniversité de Gand (1887), vient de 
paraître. La partie littéraire en est des plus 
fournies et des plus choisies ; signalons les 
vers de MM. Paul Berlier, Aug. Vierset, 
Georges Rodenbach, Fritz Elle; Carolus 
Bex, NihU, etc. Dans le recueil se trouve 
la nouvelle Lettre à Lieschen, que nous 
reproduisons ci-dessus. Plusieurs noms et 
pseudonymes des écrivains deVAImanach, 
nous sont inconnus, maia ils dénotent des 
artistes jeunes et charmants à qui nous 
envoyons toute notre sympathie littéraire. 

*** 
Reçu : L*Ame entrevue, poésies de 



— HO — 



M. Frans Van Peteghem. Le volume est 
remarquablement imprimé par la maison 
Moonom. 

**« 

Cest M. Albert Mockel et non M. Siville 
qui est Tauteur de la plaquette des Fu- 
mistes wallons^ récemment mise en vente à 
Liège. 

•*» 

Il 7 a eu des surprises» cette année» aux 
concours du Conservatoire. 

Uoe'débutante de la classe de M. Wor- 
nots. M"* Bauveroy a choisi comme second 
morceau de concours le récit de SîegMnde 
au premier acte de la Waikûre, 

On dit même — chose invraisemblable 
— que c*est M. Gevaert qui le lui a con- 
seillé 111 

M. Gevaert Jeune-Belgique l 

Eh bien 1 et nous alors t 

Ajoutons que la débutante» qui possède 
un fort joli soprano dramatique» a très intel- 
ligemment phrasé ce fragment de Wagner. 

Voici donc un nouveau nom — que 
disons-nous t — DEUX nouveaux noms 
d*artistes à retenir. 

»*# 
Dans la Bibliothèque nationale de la rue 
RicheKeu» vient de paraître en trois volumes 
à cinq sous» une curieuse réimpression de 
L*An deux mille quatre cent quarante, 
rêve s'il en fut de Mercier» Fauteur do 
Tableau de Paris, 

»*» 

Choses vues, par Victor Hugo, sorte de 
mémoire-journal d*une saveur toute par- 
culiére où le maître a consigné des fiiits et 
des figures d'un haut intérêt. 

Voici comipent l'Académie juge les con* 
cours littéraires : 

« A l'Académie française, on juge le con- 
cours de prose. Voici comment : 

« M. de Barantelit une brochure, M. Mé- 
rimée écrit, MM. Salvandy et Vitet causent 
à voix haute, MM. Guizot et Pasquier cau- 
sent à voix basse, M. de Ségur tient un 
journal, MM. Mignet, Lebrun et Saint-Au- 
laire rient de je ne aais quels lazzis de 
M. ViMBet, M. Scribe fiût des dessins à la 



phime sur un couteau de bois, M. Flourens 
arrive et ôte son paletot, MM. Patin, de 
Vigny» PongerviUe et Empis regardent le 
plafond ou le upis, M. Sainte-Beuve s*ex* 
clame de temps en temps, M. Villemain lit 
le manuscrit» en se plaignant du soleil qui 
entre par la fenêtre d'en &ce, M. de Noaiiles 
est absorbé dans une manière d'almanach 
qu*il tient entr'ouvert, M. Tissot dort. Mot 
j'écris ceci. Les autres académiciens sont 
absents. 

« Le sujet du concours est Nloge de 
M^ de StuH, » 

A Toccasion d*un dîner chez M. de Sal- 
vandy» nous assistons à une portraicture 
des plus curieuses des célébrités de l'époque : 

« Hier jeudi» j'ai dîné chez M. de Sal- 
vandy, ministre de l'instruction publique. 
Il y avait le marquis de Normanby» ambas- 
sadeur d'Angleterre; le duc de Caraman, 
jeune grand seigneur intelligent et simple, 
très occupé d'études philosophiques; Dupin 
aine, avec son air de bourgeois brusque ; 
M. de Rémusat, Tacadémicien d*il y a huit 
jours, esprit fin, intelligence impartiale ; 
M. Gay-Lussac, le chimiste» que la renom- 
mée a fait pair de France et à qui la nature 
a donné une figure de bon paysan , l'autre 
chimiste, M. Dumas, homme de talent, un 
peu trop frisé, et montrant beaucoup le 
ruban de commandeur de la Légion d'hon- 
neur; Sainte-Beuve, chauve et petit; Alfred 
de Musset» avec son air jeune, sa barbe 
blonde, ses opinions équivoques et son 
visage spirituel; M. Ponsard, homme de 
trente-deux ans, aux traits réguliers, aux 
yeux grands et ternes, au front médiocre» 
le tout encadré d*une barbe noire et d'une 
chevelure noire, beau garçon pour les bou- 
tiquières, grand poète pour les bourgeois ; 
M. Michel Chevalier, avec sa tête tondue, 
son front fuyant, son profil d'oiseau et sa 
taille mince ; Alfred de Vigny, autre blond 
à profil d'oiseau, mais à longs cheveux ; 
Viennet, avec sa grimace; Scribe, avec son 
air placide, un peu préoccupé d'une pièce 
qu'on lui jouait le soir même au Gymnase 
et qui est tombée; Dupaty, triste de sa 
chute du 7 en pleine Académie ; Montalem- 
bert, avec ses cheveux longs et son air 



— H» — 



anglais, doux et dédaigneux; Philippe de 
Ségur, causeur familier et gaî, au nez 
aquilin, aux yeux enfoncée, aux cheveux 
gris imitant la coiffure de l'empereur; les 
généraux Fabvier et Rapatel, en grand 
uniforme, Rapatel arec sa bonne figure 
ronde, Fabvier avec sa face de lion camard ; 
Mignet, souriant et froid ; Gustave de 
Beaumont, tête brune, vive et ferme; 
Halévy, toujours timide; Tastronome Le> 
verrier, un peu rougeaud ; Vitet, avec sa 
grande taille et son sourire aimable quoi- 
qu'il hii déchausse les dents; M. Victor 
Leclerc, le candidat académique qui avait 
échoué le matin ; Ingres, à qui la table 
venait au menton, si bien que sa cravate 
blanche et son cordon de commsndeur 
semblaient sortir de la nappe ; Pradier avec 
ses longs cheveux et son air d'avoir qua- 
rante ans, quoiqu*il en sit soixante ; Auber, 
avec sa tête en torticolis, ses façons polies 
et ses deux croix d'officier à sa bouton- 
nière ». 

Beaumarchais, par Paul Bonnefoy. — 
Cette étude a été honorée d'une mention à 
TAcadémie française et est suivie de lettres 
et de documents inédits. — « Peut -on 
s*en tenir aux mérites littéraires de quel- 
qu*un qui en avait tant d*autres, demande 
Tauteur, et qui rangeait la littérature 
dans la classe de ses amusementat La 
passion du théfttret répondit-il plus loin, 
s*il s*y livra, nous dit-il, c'est parce qu*il 
n'aimait pas le jeu de loto, et ses comédies 
furent les meilleures de ses spéculations. » 
C'est sous ce vrai jour que la monographie 
ssvsnte de M. Paul Bonnefoy nous montre 
Beaumarchais. Quelques traits établissent 
vivement sa silhouette morale : « Beaumar- 
chais ne s'est pas contenté de créer Figaro ; 
il l'a créé à son image, et il lui a donné tant 
de lui-même, qu'il suffit, pour connaître 
Fauteur, d'analyser le personnage...N'aUa-t-il 
pas jusqu'à aider la marquise de La Croix à 
devenir la maîtresse du prince des Asturies, 
sous le prétexte que l'empire de cette Fran- 
çaise sur l'héritier présomptif du trône 
d'Espagne augmenterait d'autant le prestige 
français ? Il écrivit un mémoire pour mon- 



trer les avantages de cette combinaiam plut 
patriotique qu'honnéte.Tout Beaumarchais 
est là : les entrainementa de la spéculation 
lui font souvent perdre de vue l'humanité et 
la morale, et il combat les abus seulement 
lorsqu'il lui est impossible d'en tirer parti ». 
Tel noua est représenté cet être ondoysnt 
et divers : « Assemblage bizarre de qualités 
et de défauts qui se contrarient, mélange 
de ruse et de sincérité, de témérité et de 
finesse, de flegme et de décision ». Tel 
nous apparaît ce précurseur de la révolu- 
tion qui fut un des esprits les plus auda- 
cieux et les plus aciifis de son siècle, qui 
soutint des procès innombrable et dont la 
devise était : « Ma vie est un combat ». Elle 
est intéressante la vie d'un homme qui 
invente un échappement de montre (d'où 
premier procès), donne des leçons de harpe 
— instrument peu joué à cette époque — 
aux filles de Louis XV, achète des charges, 
fieiit -valoir des fiefs imaginaires pour ne plus 
s'appeler Pierre-Augustin Caron, fonde dea 
sociétés commerciales, lance des affaires 
financières gigantesques et pleines de péri- 
péties extraordinairement embrouillées, le 
tout entre un procès qu'on juge et un autre 
que l'on introduit. M. Bonnefoy estime que 
les oeuvres de ce bel esprit rimeur, sans 
être des chefs-d'œuvre, seront éternelles par 
la peinture des défauts humains. 11 dit, par- 
lant d'elles : « Pas parfaites, gaies, vives, 
puissantea et alertes comme leur auteur; 
on n'y trouve pas cette recherche du mieux 
idéal, qui passionne tout écrivain ambitieux 
de la gloire. » 

Rappelons que c'est à Beaumarchais que 
l'on doit là première édition des œuvres 
complètes de Voltaire. 



Vous rsppelez-vous les enfiints de Thac- 
keray lui demandant grâce pour l'héroïne 
d'un de ses romans, condamnée par la 
Faculté? Voici le pendant de cette histoire» 
récit d'Aurélien SchoU : 

Paul Duplessis avait toujours un grand 
roman en cours de publication dans la 
Patrie. 

Un soir, Vernet, qui semblait l'attendre 



242 — 



avec impatience, Taborda dès son arrivée à 
la Brasserie de la rue des Martyrs. 

— Un renseignement, lui dit-il. Mon 
oncle suit ton roman avec une attention 
fébrile. Tu as laissé hier la comtesse dans 
une situation des plus critiques; elle est 
tombée dans un guet-apens, entourée de 
ceux qui ont intérêt à la faire disparaître... 
Est-ce qu'elle meurt f 

— Oui, répondit Duplessis. 

Vcrnct donna un coup de poing sur la 
table en soupirant : 
~ Pas de chance 1 

— Qu'est-ce que cela peut te faire? 
demande Duplessis. 

— Mon oncle m*a parié qu*elle mour- 



rait... et moi, pensant que tu aurais encore 
besoin de la comtesse dans la si^ite du 
feuilleton, j'ai parié qu'elle ne moucrait 
pas. 

— Un gros pari? 

— Deux cents francs. 

— Diable 1 fit Duplessis.., 
Et tirant sa montre : 

— Neuf heures, j'ai encore le temps 
d aller à l'imprimerie, je prends un fiacre 
et je vais sauver la comtesse. 

— Vrai ? s'écria Vernet attendri. 
Duplessis lui serra la main et dit avec 

solennité : 

— Je te promets sa vie. 





LE PARNASSE DE LA JEUNE BELGIQUE 




e Parnasse de la Jeune Belgique paraîtra 
le i**" octobre prochain. 

II y a trois ans, nous eûmes Tintention de 
publier un Parnasse. Ce fut alors M. Georges 
Hodenbach qui se chargea des premières n^o- 
ciations. LHdée ne fut pas réalisée, à cause 
de Tindolence naturelle aux poètes lyri- 
ques. Il y a un an, Tun des nôtres 



i reprit le projet abandonné. L'idée ne se réalisa pas davan- 
tage. 

Si elle prend corps aujourd'hui, c*est un peu, sans doute, 
grâce à nos amis, mais surtout grftce à nos ennemis. 
Car nous avons cet honneur d'en avoir encore, et c'est U 
meilieure preuve de notre vitalité artistique. La Jeune 
> Belgique a su conserver autour d'elle les rancunes obligées 
et les haines nécessaires. Quand les anciennes colères ont 
désarmé, elle a su en susciter de nouvelles. Et elle possède 
aujourd'hui quelques détracteurs de marque, qui sont, malgré 
eux, les hérauts et les proclamateurs de ses victoires. 
Il sera piquant, dans quelques années, quand on écrira 
rhistoire littéraire de la poésie en Belgique, de reproduire les attaques 
passionnées auxquelles on se livre aujourd'hui contre des artistes désin- 
téressés et dédaigneux. On relèvera, dans ces polémiques, à côté de 



— 244 — 

quelques arguments littéraires empruntés à nos critiques de i83o, les per- 
sonnalités les plus sottes et les plus odieuses. Janu^js ce que Baudelaire . 
appelle notre goût national de Vignoble ne s^est mieux incarné que dans 
quelques-uns de nos adversaires, et jamais la haine de l'art ne les a plus 
vilement inspirés. 

Le Parnasse sort d'un mouvement d'enthousiasme pareil à celui d*oû 
sortit naguère le banquet Lemonnier. 

A part quelques rares hésitants, tous les jeunes poètes belges seront 
représentés dans notre Parnasse. 

Le Parnasse contiendra des vers de tous les collaborateurs actuels de 
notre Revue. Mais comme la Jeune Belgique n'a. jamais été un groupe 
fermé, nous nous sommes bien gardés d'exclure du Parnasse des écrivains 
de talent qui, sans avoir collaboré à la Revue qui s'appelle la Jeune Bel- 
gique, font incontestablement partie du mouvement littéraire de la Jeune 
Belgique. C'est ainsi que le Parnasse contiendra des vers d'un poète anver- 
sois, trop peu connu, même des jeunes, et qui est un petit neveu d'Henri 
Heine, M. Montenaken. C'est .ainsi encore qu'il contiendra des vers de 
plusieurs poètes qui viennent de se révéler dans d'autres revues belges. 
Nous avons voulu faire une œuvre d'art et non pas une besogne de coterie. 

Nous n'avons pas songé davantage à écarter les poètes qui n'ont pas 
publié de recueils de vers. Ces raisons de. . . librairie nous sont restées étran- 
gères. Il nous a paru que le Parnasse doit être ouvert surtout à ces poètes- 
là, qui, pour ne pas être des écrivains-mère Gigogne, ont embaumé leur 
rêve dans quelques poèmes impeccables et définitifs. Tel est, par exemple, 
le cas de M. Emile Van Arenbergh. 

Si nous n'avons pas songé à nous préoccuper des raisons de librairie, 
nous n'avons pas songé non plus à nous embarrasser des questions de hié- 
rarchie ou d'ancienneté. Nous pensons que cette question bizarre n'a rien 
de commun avec la question littéraire. Aussi n'avons-nous pas hésité à faire 
la part très large à des poètes qui n'ont pas ou presque pas publié dans 
les revues belges, conmie MM. Maeterlinck et Van Lerberghe. 

Nous avons fait appel aux jeunes écrivains, et aux plus récents des 
jeunes. Nous avons la conviction d'avoir été ainsi plus Jeune Belgique 
que jamais. Notre Revue n'a pas été fondée pour permettre à quelques 
artistes, toujours les mêmes, de voir leurs poèmes imprimés. Elle a été 
fondée surtout pour faire connaître les talents nouveaux, pour attirer tout 
l'efTort littéraire de notre pays. Elle ne peut rester la Jeune Belgique qu'au 
prix d'un renouveau perpétuel. Ces poètes de la première heure, certes, 
seront toujours là, fiers de coudoyer des jeunes capables de continuer et 



-245- 

d*achever leur œuvre. Et si eux, les aînés, ont eu quelque mérite, leur 
plus chère récompense — ils n'en veulent pas d'autre — sera de voir surgir 
une génération de poètes plus forts et plus heureux. Et pour un chevalier 
Walther, il y aura dix Hans Sachs. 

Notre appel a été entendu. Tous viennent à nous, tous viennent frapper 
à la porte hospitalière de cette Jeune Belgique que d'éternels moribonds 
accusent plaisamment de mourir. C'est autour de nous une explosion char- 
mante de jeunesse et de talents. Si c'est là mourir, nous trouvons notre 
mort plus belle que la soUtude et le désert de certaine agonie. Les fleurs 
nouvelles de la jeunesse belge, nous les ofiErirons au public lettré dans 
notre Parnasse. Et ce sera notre chère, notre seule, et notre bien dédai- 
gneuse vengeance. 

La Jeune Belgique. 



VERS 

LES JARDINS DU SOUVENIR 

// est certains jardins dont je crains les parfums 
Cofnme les trahisons d'un confident de fautes; 
Ils n'ont vu cependant que les beau^ jours défunts 
Où, mes quelques vertus marchaient libres et hautes. 

Mais c'est là ce jadis irréparable et cher 

Dont le seul nom flétrit la volupté présente^ 

Et je hâte le pas dans Favefiir amer 

Sans vouloir des douceurs que Fheure me présente. 

Mon passé me revient dans r arôme des fleurs 
Avec rétrangeté que n'avait pas la vie. 
Et Fon voudrait mourir à verser d^ anciens pleurs^ 
Si le devoir n'était dans la route suivie. 

D abord il me plairait d'aspirer les lilas 
Fleuris dans mes jardins de vierge qui s'ignore. 
Et Dieu sait si déjà je rien souffrirais pas. 
Tant ce fut un éveil divin que cette aurore I 



— 24^ — 

Taspirerais enccr les lys délicieux 
De ma virginité consciente et rebelle^ « 

Et. ceux-là sont les plus fanés et les plus vieux 
Car fai baisé sur eux Fimmensité charnelle. 

Enfin dans le néant de toute illusion 
Jaserais respirer les roses meurtrières 
Et fier de me voir seul souffrant ma passion^ 
Je mourrais doucement sans cris et sans prières. 

LE SANG 

Dans la venue en fleur du soir aux mains bénies 
S'apaisait la rumeur des besognes finies. 

Pieusement pleuraient de, lointains angélus. 
Les espoirs qui seront et ceux qui ne sont plus. 

Les charmilles songeaient, plus tristes et plus closes, 
A cette heure où les lys parlaient de rêve aux roses. 

Des sourdines dodeurs, de rayons et de voix 

S^en venaient par instants du plus profond des bois. 

Lasses d'avoir cueilli d'innocentes pervenches 
Frôlèrent mes cheveux tes mains vagues et blanches. 

Tes doigts patriciens erraient, silencieux. 
Et firent Rendormir mes lèvres et mes yeux, 

Et toujours, et plus lents, chère, nous nous aimâmes. 
Et le silence était plein du parler des âmes. 

Une félicité d'ignorance et d'oubli 
Embaumait ce repos de mon rêve accompli. 

Tel un écho perdu de très vieilles histoires. 

Le souvenir humain mourait dans nos mémoires. 



— H7 — 

Et nous fC avions souci des choses du plaisir. 
Tant roubli de finstant endormait le désir. 

Mais ce fut un réveil aux paupières baissées 
Quand reflua le sang en nos veines lassées^ 

Car la chair oublia ces charmes recueillis^ 
Et sous d'autres baisers se fanèrent nos fys. 

A CELLE QUI VIENDRA 

O toi qui me viendras des lointains de Tespoir 
Dans les jardins de lys où f attendent mes lèvres. 
Ne me dis que des mots pleins de rêve et de soir 
Et qui calment en moi le feu des vielles fièvres. 

Que ton amour me soit un sépulcre voulu 
Où l'on dorme enlacés dans des roses fanées. 
Les lèvres de F aimée au front las de Félu^ 
Et que s'écroule ainsi la fleur de nos années. 

Rien ne vivra vraiment que ce que nous tairons^ 
Et pour éterniser cet instant que nous sommes 
Puissent nos chers bouquets se mourir en boutons 
Et celer leur parfum au vain baiser des hommes. 

La douleur des amants et Vennui des époux. 
Ces pauvres assouvis dont F âme est exilée^ 
Viendront à notre seuil et s'en iront de nous 
Sans soupçonner jamais la paix qu'il ont frôlée. 

Aussi les verrons-nous s'en aller sous leurs croix 
Avec les yeux en pleurs^ dune pitié sans bornes. 
Et ces yeux amoureux s'entendront quelquefois 
Pour donner un sourire aux yeux flétris et mornes. 

Et nul jamais parmi ces hommes de la fin 
Ne saura que l'amour leur fit ce don sublime. 
Et sitôt de retour, dans leur soif et leur faim. 
Ils maudiront le jour tombé dans leur abîme. 

Fernand Séverin, 



— 248 — 



WHIST 



CONTE 



es sinuosités de Timmense prairie s*étalant à mes yeux, trop 
faibles pour en apercevoir les confins, se mouvaient dans la 
prime lueur du crépuscule. Les contours se noyaient; les 
teintes se brouillaient, et les herbes hautes s'inclinaient, mur- 
murant des phrases indécises, si douces qu'elles émotionnaient mon cœur. 
De la terre montaient des accords suaves que nul instrument ne pourrait 
rendre, tant leurs vibrations étaient légères, leurs nuances délicates, et que 
mon ouïe percevait. A quelques pas, une saussaie, que la perspective effa- 
çait dans Téloignement, tressaillait d'un frisson imperceptible que mon âme 
éprouvait. Et le ruisseau, alangui amoureusement, rêvait, baisant les pieds 
des saules. Je comprenais ce rêve consonnant à mon rêve... Et, lentement, 
le jour fuyait devant la nuit conquérante ; la campagne paraissait renier ses 
magnificences diurnes ; les ombres flottaient errantes, n'osant se poser sur 
les choses que la clarté du jour expirant rendait encore trop^ brutales. De 
temps à autre, un craintif battement d'ailes s'élevait, dérangeant les ondes 
musicales palpitantes, assoupies dans l'air aphone. Puis, l'ombre s'installa 
souveraine, commandant un silence imposant. Et ce silence avait je ne sais 
quoi de religieux, exhalant une mélancolie de statue pensive, muette et 
éloquente, qui parlait à mon esprit, paralysait mes sens, suspendait en moi 
la conscience de ma matérialité... 

Sous son voile noir, la Nuit enveloppait sa mystérieuse beauté cachée 
aux regards profanes, et je voyais, sans voir, les incomparables lignes de sa 
carnation chimérique; j'entendais, sans entendre, le rythme ondoyant et 
voluptueux de son corps de sirène langoureuse et ennuyée d'amour. 

Ce charme m'avait conquis; cette musique, comme une incantation de 
l'oubli, rivait ma pensée aux jeux de ses harmonies, anéantissait en moi 
l'idée de vivre. Et, autour de moi, errait un peuple invisible, intactile, 
silencieux, s'agitant dans cette atmosphère idéale, de même que le fantôme 
del'aimée, évoqué, vient immobileet souriant hanter* notre lumière astrale... 
Je me laissais aller, bercé par la troublante et délicieuse accalmie mollement 
répandue, fasciné, en quelque sorte par la féerie chatoyante et lumineuse 
qu'ont pour mes yeux les ténèbres profondes, infrangibles, soumis à la magie 
des séductions suprahumaines de l'énigmatique Nuit. A mes regards appa- 
raissaient des formes qui émeuvent, mais qu'on ne peut rendre, car il n'est 



— H9 — 

nul dessin apte à les fixer, nulle couleur assez éthérée pour les peindre ; 
j*écôutais mille voix me chuchoter des mots intraduisibles en aucun vocable 
des langues humaines. Et je goûtais Tenivrante chanterie que disent les 
choses endormies ; je contemplais, radieux, l'image mystique, le tumulte 
muet de la vie du sommeil... 

Et, lente, Theure de minuit dans le lointain tinta. A l'airain somnolent, 
et, s'unissant aux voix mourantes des cloches, le son d'une flûte aiguë sur- 
git. D*abord, la gamme s'énonça baroque ; l'allure heurtée semblait mimer 
les poses impudiques, excitantes, les contorsions lubriques des croupes, les 
mouvements lascifs des gorges des filles de la nuit dansant lymphatiques ; 
et dans l'air traînait un bruissement de chevelures qui se dénouent, flot- 
tent. Petit à petit, la cadence s'accélérait. A mesure que le son, sans croître 
en intensité, se rapprochait de moi, le chant se régularisait, quoique les 
intervalles entre les intonations restassent bizarres, inouïes, avec comme des 
trous dans cette mélodie d'un caractère macabre, décrivant des soupirs 
d*âmes qui souffrent, subitement annihilés par une suite ascendante de tons 
chromatiques, semblables à un rire strident, évoquant une fuite folle, éche- 
velée, de démoniaques femelles. Et ce chant,» triste et ironique tour à tour, 
arrachait de^longs frissons aux ténèbres. 

Bientôt, l'instrument se jouait si près de mes oreilles que je distinguais le 
bruit des lèvres de l'exécutant. Puis, brusque, la flûte se tut. 

— Le voici, dit quelqu'un à mes côtés, mais si bas que ce fut comme un 
souffle. 

— Enfin, remarqua un autre du même ton. 

— Tu nous manques, chuchota un troisième. — L(ève-toi. 

Des mains me soulevèrent et lentement on m'entraînait. Je ne ressentais 
aucune envie de résister, tant cela me semblait naturel, et, au risque de 
paraître fanfaron pour certains esprits, j'avoue que je n'avais pas peur. 

N'était-ce pas l'effet, une solution produite par l'enchaînement d'une 
suite logique d'événements? Tout fait vient d'un fait et en engendre un 
autre, et je ne vis là rien qui dût m'étonner. 

Tandis que je marchais dans la prairie, une confabulation discrètement 
murmurée me parvenait. 

Une pierre dit : ♦ 

— Quels sont ces mécréants qui troublent ma rêverie?.. . 

— Il faut souffrir en silence, répondit une ortie. 
Le ruisseau : 

— Leurs pas rident ma surface et ternissent le miroir où se reflétaient 
les grâces de la Nuit, et cette image brouillée m'ôte le plaisir de mes 
voluptés... 



— a5o — 

Les gaxonf murmuraient : 

^ Offrons nos échines aux pieds des hommes; la rosée du matin noua 
redressera... 

— Ma corolle est effeuillée et mes pétales blancs souillés, soupira une 
marguerite. 

Une violette la consola : 

— Pauvre chère vierge, ma sœur... et elle se pencha vers la meurtrie. 
Une feuille tombait : 

— Je vais où vont toutes choses : que Dieu soit béni... 

Un papillon s*éleva, un lis tendit son caUce et reçut le papillon retombant 
sans vie, et la fleur s'indinant éplorée : 

— Repose, repose... Je parfumerai ta cendre et la bercerai au soleil sous 
rhaleine des brises folles... 

Un feu-follet brilla : 

— La lumière est venue de l'ombre ; je suis Tâme de la fange... 
Un vent tiède et doux chantait : 

— J'apporte, de bien loin, un chant de baisers et de désirs... 
Et les saules : 

— Nous vibrerons aussi sous tes caresses ; nous unirons no; accents aux 
accents de là-bas, à toi qui veux dire la chanson de l'Universelle Har- 
monie... 

Et les ronces du chemin implorèrent : 

— Chantez... chantez... nous écoutons... 
Et les oiseaux s'aimaient dans la ramure. 
Et l'ombre nonchalante disait : 

— Je règne... je règne... 

Mes compagnons ne me parlaient point... Je les devinais marchant à 
mes côtés. Mais la flûte reprit son chant et je me sentais enlevé en une 
course vertigineuse, affolante, rythmée par une série de sifflements aigus, 
saccadés, s'activant toujours... toujours... et mes oreilles s'emplirent d'un 
froissement sourd comme d'un tourbillon de feuilles sèches. — D'un coup, 
on s'arrêta. 

— Entre, me dit-on. 

Un instant après, je me trouvais dans une chambre, une construction 
humaine, dont l'ameublement pittoresque et artistique me frappa vivement, 
me communiqua une joie grande, un plaisir ineffable. 

L'entrée était masquée d'une longue et ample draperie blanche, où 
grimaçaient des figures grotesques, brodées de rouge — en face, la fenêtre 
voilée de noir, à rayures albes, brisées par le chifTonnage de l'étoffe. Au 



— a5i — 

centre, une taUe carrée, habillée de velours carmin, ccmune une nappe de 
tang, où se détachaient des têtes de morts d'argent. Autour de la uble, 
quatre escabeaux d'ébène. Les murs nus, peints en jaune, ainsi que le par- 
quet et le plafond. Du charbon brûlait dans un trépied de marbre sombre, 
au dessus duquel se trouvait suspendu un chaudron vertdegrisé, fixé à la 
voûte au moyen d'une chaîne. Du récipient s'échappaient des flammes 
bleuâtres et verdltres comme d'une fusion d'alcool. Et cette lumière dan- 
sante moirait les tentures de nuances fantastiques, étranges, variées inces^ 
samment. 

J'étais seul. Le premier moment d'étonnement passé, et quand mes 
yeux habitués i cette clarté soudaine me permirent de mieux me rendre 
compte de l'endroit où je me trouvais si inopinément transporté, je résolus 
de satisfaire ma curiosité et d'inspecter minutieusement ce lieu extraordi- 
naire. 

Tout d'abord j'aperçus, un peu relégué dans l'ombre, un squelette 
d'homme d'une stature superbe, remarquable. 

Je m'approchai, et religieusement je contemplais les restes de ce frère 
disparu. Mais je ne sais quoi de vague et de triste m'oppressa, un senti- 
ment de profonde mélancolie me saisit, une crainte aussi; son attitude me 
paraissait résignée, rêveuse; ses orbites vides et profondes me semblaient 
avoir un regard perdu, abstrait, scrutant l'inconnu d'un songe. Le squelette 
me suggéra cette question : que pense-t-il?... 

Et à cet instant, je remarquai que dans l'ossature passait un frisson, 
mais si faible, si faible, que je doutais, croyant être sous le coup d'une 
hallucination. Subitement, l'idée que peut-être il désirait sortir* de son 
immobilité, m'entra dans le ceryeau, et, après des hésitations, je lui pris la 
main et la soulevai ; comme un tressaillemçnt de ses doigts sur mes doigts 
m'affola, et je lâchai prise et le bras retomba, se balança lentement avec 
un bruit lugubre, un gémissement. 

Maintenant en ses orbites scintillait un point lumineux : il me regardait, 
et je vis dans ce regard un reproche pour ma profanation. Mais le mort 
parla : 

— Tout se meut, respire, vit, même dans ce que vous appelez la mort, 
qui n'est qu'une fiction, l'image marquant le terme d'un changement de 
fonction de la matière. La, vie est éternelle pour toutes les choses n'en 
formant qu'une et étant l'harmonie du tout venu de l'unique source : 
Dieu. 

Ainsi, tout existe et ne peut mourir, comme rien ne peut être nié, 
puisque la négation prouve l'évidence ; car» comment nier ce qu'on peut 



* — 252 — 

exprimer, et comment exprimer ce qui ne tombe pas sous vos sens?... Toi, 
cela t'étonne de m^entendre, et si tu disais aux hommes que je t*ai conté 
ceci, ils diraient que tu es fou. Pourtant, je te parle, je te vois, je t'entends. 
Vous n*accordez la vie qu*à ce que vous pouvez toucher, analyser. Erreur 1 
erreur! A côté de la vie visible par les yeux de votre corps, il y a la vie de 
Timmobitité de celle des êtres invisibles, perceptibles seulement par les yeux 
de FEsprit. Ce que vous appelez Imagination, n*est autre : le reflet de la 
vue de Tâme — nul nlmagine, mais il voit parfois au delà de ce qu'il 
nomme : Réalité. Les visions sont des faits existants, des scènes se révélant 
aux natures choisies, possédant la médiumnité. Quoid*étonnant?... 

Les tableaux si délicats de la vie immatérielle selon vous, mais qui a sa 
matière propre, que vous ne pouvez définir avec vos sens grossiers restent 
cachés au vulgaire. Les voyants sont des poètes. Et vous traitez d'invention, 
les révélations d'un monde dont vous n avez nulle idée, ne pouvant le com- 
prendre. 

Admettre qu'un être pense à une chose inexistante, c'est lui reconnaître 
le don de création, et quelle folie I quel renversement de cette théorie si 
vraie : Tout est dans Tout. Or, créer, serait ajouter, ne fût-ce qu'un atome 
à ce Tout, et partant, le déclarer imparfait. Mais comment concevoir une 
totalité qui n'en est pas une ? 

Il habite une flme en chaque chose, et ces âmes d'une essence inconnue, 
forment un monde impalpable, ayant une langue uniforme. Une fleur vous 
impressionne, elle vous parle, votre flme s'est émue de ce que lui a dit la 
sienne, en un vocable inintelligible pour qui n'a aucune aflinité avec votre 
nature. 

Vous désignez ces émotions sous le nom baroque de : Préférence. Non ! 
non I ce sont des dons émanant de Dieu, qui a permis à certaines de ses 
créatures de s'initier à la poésie divine, de s'élever dans des régions idéales, 
par le rêve!... 

Un soupir s'échappa de sa carcasse osseuse. Il s'était tu depuis long- 
temps, et je l'écoutais toujours, remué, le regard fixe, l'examinant anxieuse- 
ment, avec le désir de l'entendre encore, et la crainte que m'avait laissée ce 
discours dit d'une voix étouffée, sans que rien en lui ne bougeftt. 

Dans le silence qui suivit, mon attention fut peu à peu attirée par le 
mouvement d'une horloge que je n'avais pas encore aperçue, posée dans 
le coin opposé à celui où se dressait le squelette. Le tic-tac était puissant, 
sec, pareil à un tintement de clochette, et à mesure que j'écoutais, le son 
devenait plus clair, plus métallique. Le cadran instantanément illuminé 
avait des reflets d'or bruni, où les heures se détachaient en blanc, et les 
aiguilles, en forme de faulx, brillaient vives, comme rougies au feu. 



— 253 — 

Le balancier constituait un triangle, au milieu duquel se montraient un 
œil et une bouche au dessous. Et l'œil à chaque oscillation clignota, et 
pendant sa course continuelle me poursuivait obstinément, se livrant à une 
investigation irritante. Cependant, je ne pouvais m'en détacher, et tandis 
que je subissais cette inquisition, je sentais les yeux du mort fixés sur moi, 
fulgurer dans ma pensée. Je restais là, cloué sur place, n'osant me retourner, 
ne pouvant échapper à l'analyse de ces regards, dont les rayons pénétraient 
en ma chair et fouillaient mon cœur comme des tisons ardents. En ce 
moment j'avais peur, une peur horrible, qui rend lâche. Le balancier con- 
tinuait son va-et-vient méthodique, ponctué de tintements, promenant son 
œil mystérieux. La magie de cette prunelle prestigieuse, régulièrement voilée 
d'un battement de paupière me fascinait, me terrifiait, et toujours aussi, 
ces autres prunelles hantaient ma pensée, y jetaient un trouble paralysant. 
Et longtemps, cette situation énervante se prolongea. 

Un frémissement m'agitait. Par degrés, je m'avançais vers l'horloge, 
attiré vers cet œil d'où se dégageait une force magnétique irrésistible, et à 
mesure que je m'approchais, il devenait plus grand, plus brillant, plus lim- 
pide, avec des éclairs d'une ironie diabolique. 

Mon anxiété était profonde, extrême, quand se fit ce bourdonnement 
précurseur de la sonnerie de l'heure, j'attendis : le bourdonnement cessa, 
l'heure ne cessa pas, mais la bouche s'ouvrit et d'une voix flegmatique, 
ennuyée, traduisant une résignation grande elle dit : Vivre I... Les aiguilles 
marquaient une heure. Le balancier oscilla trois fois; de nouveau, les 
lèvres se desserrèrent et un long éclat de rire retentit dans le silence émou- 
vant de la chambre. Derrière moi, un autre éclat de rire répondit ; je me 
retournai : mes trois compagnons siégeaient autour de la table, et du geste 
m'indiquèrent l'escabeau vide. 

Quand je fus assis, le calme renaquit en moi ; les yeux n'exercèrent plus 
leur influence torturante. Je ne fus pas médiocrement surpris de voir mes 
trois compagnons restés invisibles jusqu'à présent. Entièrement enveloppés 
d'une pièce d'étoffe blanche, comme d*un linceul, d'où leurs têtes seules 
sortaient, ils restaient muets, ayant un identique sourire sur les lèvres, une 
égale courtoisie dans les yeux. Ils se prêtaient à Fexamen que je faisais d'eux, 
avec une infinie bonne grâce, tournant même la tête, afin de se montrer en 
détail, et satisfaire pleinement ma curiosité poussée à Textréme, mais qu'ils 
avaient la bonté de ne pas trouver intempestive. 

Celui en face de moi était absolument chauve et imberbe ; le visage long, 
le front haut, les yeux ronds, protubérants, ternes, d'une teinte d'ardoise; 
le nez camard couvrait le tiers de la face, et la bouche largement fendue. 



-254- 

auz lèvres minces, soulignait d*une façon apparente son monument 
nasal. 

Le particulier à ma gauche avait la face large» carrée, une forêt de che- 
veux roux broussaillant au dessus d*un front bas et proéminent aux arcades 
sourcilières, les yeux petits et vifs, profondément enchâssés dans la tête, les 
lèvres grosses garnies de poils également roux, droits et drus, filant en tous 
sens comme des épies ; mais ce qui distinguait particulièrement cette phy- 
sionomie, c'était le nez, démesurément long, dont le bout, mollement bal- 
lottait, descendant jusqu'au bas du menton, de sorte que la bouche se 
trouvait cachée, lorsque par hasard le nez se tenait immobile. Cette infir* 
mité me fit sourire. Je me demandais à quels exercices ce personnage devait 
se livrer pour satisfaire aux exigences de son estomac. Mais comme il parut 
prendre ombrage de ma trop longue observation de son être, je Taban- 
donnai. 

Le troisième, assis à droite, mlntéressa plus que les autres par son visage 
ovale d'une grande beauté; ses cheveux blonds bouclés, descendant jusqu*au 
col, ses yeux bleus fort doux, ayant une expression angélique, et une cer- 
taine tristesse, contrastant avec le sourire qui n'avait pas encore quitté ses 
lèvres d'un rose tendre, d'un dessin parfait. 

Quand ils crurent avoir été suffisamment l'objet de mon attention, leurs 
visages devinrent graves, et à leur tour, silencieux et froids, ils m'obser- 
vaient. 

Un instant après cet examen gênant, ces messieurs baissèrent les yeux. 
La draperie voilant la fenêtre glissa sans bruit, et quatre hiboux perchés 
sur la tablette se profilaient sur le vert sombre des vitres. Et ces hiboux 
trois fois huèrent. Et l'horloge dit : Vivre 1 Et trois secondes après, le rire 
retentit. Et les oiseaux prirent leur vol et s'en vinrent après avoir décrit 
autour de la chambre des cercles allant se rétrécissant, se placer sur nos 
têtes. Et leurs ombres, par un singulier phénomène de réflexion, se fixaient 
encore i la croisée donnant sur le gouffre béant de la nuit. 

Alors le personnage chauve parla : 

— Messeigneurs. Sans doute avons-nous tort de nous détruire. 

— Nous avons tort, affirma l'homme à la trompe. 

— Puisque rien ne se détruit, émit le troisième. 

— Que nous est-il réservé dans la mort?... 

— Nous l'ignorons — rien! qui sait?... 

— Mystère I... 

— C'est courir vers un inconnu, peut-être terrible!... 

— Oui! 



— 2S5 — 

— Oui!... 

— Tandis que la vie, nous la connaissons, et dégagée de toutes joies, de 
toutes peines, de tous soucis, c'est un délice... 

— Une ivresse sans boisson! 

— Un poème sans paroles!... 

— Seigneur — il s'adressait à moi, le cou de l'orateur s'allongea par 
dessus la table avec une flexibilité extraordinaire — Seigneur, nous présu- 
mons que dans la mort tout est fini. Le frère que vous voyez là à l'état 
de squelette est allé à la mort pour se dégager des douleurs de son exis- 
tence. 

Il était sourd, et adorait la musique, que jamais il ne pouvait entendre. 
Cette calamité l'a conduit où il est. Que lui est-il advenu ?... 

— Répondez ! 

— Répondez ! 

— Le saurons-nous jamais?... Avant de prendre cette forme ridicule — 
car il est ridicule. 

— Il n'a pas de nez! interrompit le propriétaire de ce rare spécimen. 

— Il n'a pas de cheveux I cria le jeune homme bouclé. 

— Un homme sensé, soucieux de sa royauté et du décorum, peut-il le 
regarder sans pouffer de rire? continua avec pitié le monsieur au crflne lui- 
sant, — donc, avant de s'affubler de ces dehors grotesques, il nous a promis 
de nous renseigner sur les plaisirs de ce monde-là. S'adressant de nouveau 
à l'assemblée : 

— Il se tait toujours ! Que faut-il conclure ? Que tout est dans la présente 
vie et que la vie future est un mensonge, que la mort c'est le néant ! Prenons 
donc l'existence par ses côtés joyeux, écartons-nous de tout ce qui nuit, 
embarrasse, et si une partie de notre être est malade et nous fait souffrir, 
extirpons-la et jetons-la loin de nous comme une chose immonde!... 

En ce moment, il eut un sourire qui lui fendit la figure, des sourcils jus- 
qu'à la nuque, la peau se plissait et se déplissait vivement, signe évident de 
•contentement, et son regard se promenait radieux sur nous. Mon voisin de 
gauche se leva et dit avec gravité : 

— Le très docte et savant discours que nous venons d'ouïr est bien fait 
pour nous remuer et démontre combien furent fous ceux qui se sont 
anéantis parce qu'une partie de leur individu était malsaine. Jette-t-on la 
plante parce que des feuilles sont pourries, des fleurs &nées ? Homme de 
science, je te salue ! Tu viens de poser la première pierre d'un édifice gran- 
diose qui abritera les esprits positifel... 

Il s'inclina, balança son nez avec élégance et s'installa sur Tescabeau. 
Mon voisin de droite fut debout aussitôt : 



— 256 — 

— Est-il sur terre une peine plus horrible que celle de vivre avec un 
chagrin constant, perpétuel, qui vous ronge, vous torture, vous accable?... 
Oui I cent fois ! notre compagnon est un grand médecin : il faut couper le 
mal, rien que le md!... Le monde, comme notre brillant auditoire, a tres- 
sailli au verbe génial de notre ami. Une lumière s*est faite et a déchiré les 
ténèbres, et cette lumière s*appellera désormais : Matérialisme! Ohl devant, 
toi je m*humilie I II se prosterna le front contre la table, secoua sa chevelure 
admirable et reprit sa place. 

Les hiboux battirent des ailes en manière d'applaudissements. 

— La niatière est éternelle, émit le premier. 

— Il n'y a que la matière... répliqua le second. 

— Il faut la perfectionner, interrompit le troisième. • 

— Qu'en penses-tu? me demandèrent-ils ensemble. 

— Je me recueille, répondis-je. 

— Il se recueille 1 s'écrièrent-ils affreusement scandalisés. Et ils me regar- 
dèrent avec une telle intensité, que leurs yeux sortirent des orbites et vinrent, 
comme des vers luisants fixés au bout de rayons lumineux, se poser à deux 
pouces de mes yeux ; puis lentement ils se retirèrent, pareils à des mol- 
lusques rentrant dans leurs coquilles. 

— Vivre 1 dit Fhorloge — et son éclat de rire fut répété par mes trois 
compagnons. 

Le personnage chauve reprit : 

— Messeigneurs, vous le savez, j'ai dans lesprit des conceptions surhu- 
maines, j'invente des choses que l'homme le plus savant ne voudrait 
admettre, même comme simple énoncé. Et cependant, je ne puis descendre 
jusqu'à lui. Obligé de conserver pour moi seul la haute et brillante intelli- 
gence qui m'est départie, avoir le tracas d'un travail constant du cerveau 
pour des faits qui n'aboutiront pas, qui ne peuvent aboutir, attendu que je 
devance l'esprit humain de plusieurs siècles, est une torture sans nom. — 
Ohl être soulagé de ce labeur horrible ! ô vivre sans penser!... 

Le personnage à la trompe parla ensuite : 

— J'ai gardé l'estomac de l'homme primitif, je suis insatiable, hélas I La 
nourriture connue en ces jours maucUtsque je vis est insuffisante pour mon 
féroce appétit ; la subsistance des hommes actuels est nulle pour mon orga- 
nisme étonnant. Ma continuelle préoccupation est : manger ! Cette idée de 
conservation m'obsède, me consterne. La faim me parle plus haut que tout. 
La faim I Cet épouvantable fléau me souffle des tentations qui sont autant 
de supplices que j'endure! Oh ! quel martyre!... 

Ce fut le tour de l'adolescent : 



-257- 

— Mon cœur a des goûts étranges que Thumanité ne peut satisfaire. 
J*aime comme nul mortel n*a aimé, mais ce que je désire n*est point encore 
créé : je le vois, je le pressens, et tout reste chaos autour de moi. Je cherche 
en vain, et toujours... les déceptions se succèdent, et les douleurs aussi. Je 
veux des amours si fortes, si robustes, que la vulgarité des hommes me les 
interdit. Oh 1 mon cœur ! Oh I que ne veux-tu me quitter et me laisser vivre 
dans rinsouciance d*une paix ineffable !... 

— Que le calumet des grandes solennités s*allume! cria mon voisin de 
gauche. Immédiatement se posa sur la table, je ne sais comment, une sorte 
de narghilé d'où partaient quatre tuyaux — ces tuyaux faits d*entrailles 
humaines et terminés par de petits osselets, s*allongeaient, rampaient, se 
contorsionnaient comme de petites vipères et vinrent se poser devant nous. 
Du narghilé montait une fumée noire, à Todeur Acre, pimentée. 

— Au jeu! cria-t-on, et de même que le narghilé, un jeu de whist se 
plaça sur la table. 

— Vous n*avez pas d*esprit, me dit Thomme chauve. 
J'allais protester. 

— Vous n'avez pas d'esprit, aflSrma-t-il, et vous subirez le mien tout 
entier. Il me pèse... Et son crâne s'ouvrit; une invisible main déposa son 
cerveau dans le chaudron au dessus du trépied. Et subitement, mon parte- 
naire était idiot. Et les cartes voltigeaient, sans que je visse un mouvement 
de la part de mes voisins. Je gagnai. 

— Vous n'avez pas d'appétit seigneur! me cria violemment njpn voisin 
de gauche. Il suffit! le mien me gène, je vous prie de me le gagner. Son 
estomac alla rejoindre le cerveau. Le jeu se fit encore, mon partenaire saisi 
d'une quiétude grande perdit. 

— Vous n'avez pas de cœur, vociféra le jeune homme si doux, vous 
n'avez pas de cœur vous dis-je, vous seriez ému de tant de bonheur. 

— De grâce, soupirai-je. 

— Mon cœur m'est à charge, seigneur, et vous me ferez l'honneur de 
m'en délivrer. Et le cœur devant moi arraché, prit le chemin du cerveau et 
de l'estomac. Je gagnai encore. 

— Vivre! vivre! dit l'horloge, et quand l'éclat de rire résonna, mes com- 
pagnons avaient disparu, les hiboux s'élevèrent, allèrent se fixer à la fenêtre, 
et la draperie glissa les voilant à mes yeux. 

Et je restai perplexe, anxieux, chargé d'un poids énorme qui m'empêchait 
de me lever. Le silence m'effarait. Je ne sais quoi de mystérieux enveloppait 
les choses, je me sentis soudain enclin à regarder le mort' : ses orbites bril- 
laient et s'attachaient sur moi avec fixité. Mais il s'avança d'un pas grave, 



— a$8 — 

mactbrement majestueux avec un craquement d'os lugubre, et vint s'asseoir 
enfocedemoi. 

Après un moment de contemplation réciproque, le squelette porta un 
doigt sur les cartes et me dit : 

— Ce que ces fous ont joué et perdu si sottement, le risqueries-vous pour 
mon Eternité t.. . 

Longtemps nous nous sommes regardés — silencieux. 

Jules Vander Brugghen. 



AIRS DE FLUTE 



XXIII 

EN MER 



A Gsisoai La Rot. 



Au bastingage du steamer^ 
Où caressante^ Feau déferle^ 
Avec des nacrures de perle, 
Je regarde danser la mer. 

Les vagues vont, les vagues vagues 
Comme un rêve deau sanglotant^ 
Et ce n'est que de l'eau pourtant.,. 
Et f écoute vaguer les vagues, 

Cest adorable^ ce lointain^ 
Cet horizon qui gronde et lutte^ 
Il est deux heures du matin^ 
Mignonne Mer, un air de flûte! 

Un air de flûte qui serait 
Plus chaste qu'un baiser de lame^ 
Dans le jour au loin qui s'enflamme^ 
Un air de flûte bien discret. 



— 259 "^ 

A tous les engloutis des ondes 
Mangés par les petits poissons, 
Une de mes minces chansons 
Pour leur faire danser des rondes. 

Il est inédit, de mon choix, 
Un air à peine d'un quart d'heure. 
Et je le dédie aux anchois. 
Afin qu'ils en fassent leur beurre. 



Le soir s'étend avec lenteur 

Sur la mer qui songe et qui pleure, 

Et le vol de Vécume effleure 

Ma main, effleure aussi mon cœur... 

Cest comme un baiser à la mousse. 
Un baiser de femme, au dessert. 
Oh oui, je sais : .,, A quoi ça sert? 
Mais la caresse est douce, douce! 

Puis tout a coup /entends un son. 
De ces occultes sons funèbres, 
Et dans les lugubres ténèbres. 
Je regarde, avec un frisson... 

Cest un bruit de cloche qui tinte 
Comme un râle d'agonisant, 
Sous le ciel au reflet luisant 
Où Valme lune s'est éteinte. 

Et puis je vois, je vois enfin, 
Cest une flottante bouée. 
Et cette cloche est là nouée; 
La vague l'agite sans fin. 

Elle se tord et sonne et sonne, 
Signalant les obscurs dangers, 
Ce pendant que les passagers 
Dorment et n'y sont pour personne. 



18 



— 200 — 

Et je pense : ce sont les morts 
Qui rayent dans la tombe immense. 
Et se réveillent en démence 
Pour secouer leurs longs remords. 

Ce sont les mauvais capitaines^ 
Les pirates et les mutins^ 
Qui se lèvent tous les matins 
Pour hurler de leurs voix lointaines. 

Ils tirent j du fond des flots noirs^ 
Le câble de cette bouée 
Qui semble n'être qu'échouée^ 
Mais détraque ses désespoirs. 

Ils tirent, accrochés enfouie 
A la corde que le sel mord, 
Mais rien ne répond à la Mort 
Que chaque vague qui s'écroule. 

Cest adorable, ce lointain. 
Cet hori:[on qui gronde et lutte; 
Il est deux heures du matin. 
Dans la mer fai jeté ma flûte. 

Elle est che!( les petits poissons, 
Che^ tous les engloutis des ondes, 
Et sifflotera mes chansons 
Pour leur faire danser des rondes. 

Siebel. 



— 201 — 



LA MORT-VIVE 




Pour Georges Rodenbach. 

ous les ombrages verts des arbres, une jeune fille de seize ans 
repose, les yeux ouverts, — de grands yeux profonds et bleuis 
de fièvre. 

Elle se meurt... 

Etendu sur sa chaise longue, son petit corps de malade se détache, — 
frêle et alangui, — dans le bourgeonnement blanc des haies. 

Amaigri et creusé, son visage a la pâleur livide d'une morte, une pâleur 
d'albâtre transparent qui donne à tout son être le charme attrayant des 
corps phtisiques. 

Et son regard vague sans fixité, se promène sur la nature en éveil, renais- 
sant à la vie. 

Tout semble s'animer, sous une forte poussée de sève, comme un souffle 
ravive des léthargiques dormant dans leur torpeur, — une torpeur de 
mort. 

La feuillée a des teintes faibles, au reflet de lait ; et dans cet encadre- 
ment d'un vert pâle, le lilas se dessine avec peine, confondu dans la clarté 
blanche des jeunes pousses. 

Au pied des arbres, dans leur ombre humide et mousseuse, l'herbe croît, 
plus verte, plus foncée, en gazons touffus. 

Et là-bas, devant elle, dans leurs horizons sans fin, les prés s'étalent au 
soleil, criblés de marguerites 'et de coquelicots qui piquent toute l'étendue 
de leurs tachetures vives. 

Une fraîcheur embaumée sort des profondeurs vertes, capiteuse, 
enivrante, pleine de senteurs ; et la brise semble balancer, couler, dififuser 
de blanches poussières d'aube, poussières fécondantes, versant la vie. 

Tout s'agite sous la chaude caresse de cette haleine bienfaisante, tout 
palpite, se meurt, se crispe, se tord. 

C'est le réveil de la nature, réveil bruyant de tous les êtres. C'est la 
sève montant dans les corps réchauffés, dilatant, raidissant leurs membres, 
ravivant... 

C'est le chœur des choses, les vols d'insectes bourdonnants, les bruits 
d'ailes dans les branches, la voix des ruisseaux pleine de murmures, c'est le 
gazouillis des fauvettes. 



— 26a — 

C'est la vie I 

Et Ton devine dans ce réveil de toutes choses, Fardent désir de respirer, 
de renaître, Tardent désir d'aimer. Les plantes ont de légers frissons sous 
le baiser d'amour qui les chatouille, et se tendent leurs tiges, enlacées, 
caressantes. Les brins d'herbe, en s'étreignant boivent les gouttes de rosée 
qui perlent à leurs fronts. Les oiseaux, sur les branches, se becquettent avec 
des petits cris étouffés, tendant le cou. 

Joie de vivre! Joie d'aimer I 

Et au milieu de la symphonie murmurante des êtres et des choses, une 
voix s'élève, voix faible, plaintive, mourante. 

— • Petite mère, je veux vivre I... » 

Et la voix s'éteint, comme noyée dans un soupir. 

C'est la petite malade que la vue de cette germination infinie agite, 
émeut, trouble dans un désir de jouissance vitale : ses yeux, — bien que 
caves, — brillent à présent avec de faibles scintillements ; ses mains maigres 
et décharnées ont d'affreuses crispations d'impatience; sa poitrine, effroya- 
blement creuse, se soulève péniblement en d'irréguiiers soubresauts et ses 
joues se rosent aux tempes, comme sous un aspect de spasme nerveux, de 
spasme hystérique. 

— • Petite mère, je veux vivre I » 

Elle veut vivre I parce qu'autour d'elle, tout vit, s'agite, se meut. 

Vivre I parce que l'air pousse des haleines embaumées, bienfaisantes, des 
haleines de vie! 

Vivre î parce qu'elle est jeune, et que dans son corps meurtri, brisé, il y 
a un feu qui brûle, qui bouillonne ; un souffle qui transpire à travers tout 
son être, la Cdt se pâmer, presque mourante ; une âme enfin, pleine de 
force^ une ftme vivante qui veut aimer ! 

Vivre!... 

Et deux larmes froides roulent de ses yeux entre les sillons de ses joues 
creuses, larmes d'espoir déçu et de profond regret : Elle doit mourir! 

Elle le devine, elle le sait : il y a un mois de cela ; une toux l'avait prise 
tout à coup, légère d'abord, puis violente, sèche, persistante. Et le lende- 
main, elle avait dû garder le lit, fiévreuse, la tête en feu, la poitrine 
déchirée par de cuisantes douleurs. Alors le médecin — un tout jeune 
homme, — était accouru en toute hâte, l'avait auscultée longuement, avec 
précaution, cherchant à deviner quelque chose dans ce corps creux, miné 
par un soufSe de mort. Et comme elle l'avait regardé, dans un regard de 
douloureuse suj^lication, il lui avait répondu, i^^esque gatment : — • Ce 
ne sera rien, ma petite Renée; l'afiaire de quelques jours... beaucoitp de 



— 263 — 

501115,... et puis, leprinten^s est â nos portes... » — Mais ce regard froid 
fixé sur lui avec obstination, avec ténacité Tavait troublé; un regard qui 
cherchait à lire au fond de son être... Il mentaitl... Plus de doute : elle le 
devinait, elle le sentait... Et lorsque sa mère, — après avoir reconduit le 
jeune médecin, — était entrée dans sa chambre bleue, les yeux cerclés de 
rouge, elle avait murmuré, d*une voix calme : — « C est fini, riest<epas, 
petite mère?... Ne dis pas non... Tes yeux parlent pour toi... » — Et 
depuis ce jour, elle n*avait plus fait aucune allusion à son ^tat, qu*elle 
savait désespéré; elle semblait comme résignée, se refusant à écouter les 
vives protestations de sa mère, se sentant dépérir de jour en jour. On eût 
dit qu*elle attendait, qu'elle acceptait la mort, sans crainte, froidement, 
comme une volonté fatale que rien ne peut ni ne sait contredire. 

Mais aujourd'hui, la renaissance infinie de toutes choses l'a émotionnée, 
étonnée, puis agitée, comme si un reste de sève s'était pris subitement à 
couler dans ses veines, animant en un instant son corps d'albfltre rigide et 
froid. 

Et elle s'est écriée, dans un suprême et violent désir d'existence : « Je 
veux vivre!... » 



Cependant, la mère s'est approchée, doucement, à pas lents; et, accoudée 
contre le tronc mousseux d'un vieux chêne, elle contemple sa fille d'un œil 
attendri, attristé, voilé de larmes. Elle devine la pensée qui occupe son 
esprit; elle la devine dans laltération visible de ses traits contractés; dans 
la fiévreuse agitation qui fait palpiter son petit corps de malade ; telle une 
brise, coulant entre les branches, fait trembler la feuillée... 

Maintenant la jeune fille paraît moins agitée : tout son être, — tant 
physique qu'intellectuel, — semble retombé dans son état ordinaire de 
prostration. 

Alors, la mère, avec de grandes précautions, et d'une voix très douce : 

— u Eh bien! Renéeî... Comment te sens-tu, à présent?... Mieux 
n'est-ce pas! Tu as les joues roses, et puis... n 

— « Ecoute, petite mère », répond Renée, comme si elle n'avait pas 
entendu la question qu'on lui pose ; et elle se lève péniblement sur son 
séant, brisée en deux, et promène vers divers points son bras étendu, un 
bras maigre, coupant la manche de sa robe trop large... 

— Regarde, petite mère... Vois-tu ces plantes qui raidissent leurs 
tiges?... Vois-tu les bourgeons qui pointent dans leur blancheur rose?... 
Entends-tu le joyeux murmure du ruisseau rocailleux?... Entends-tu les 



— 264 — 

oiseaux qui chantent dans la fraîcheur verte et se répondent tendrement 
d*un arbre àTautre?... Et combien tout cela sent bon! petite mère... je 
veuxvivrel,.. 

— Tu vivras, mon amour; il faut que tu vives! Tu es jeune! La vie 
t'appartient ! Avec le printemps tes couleurs fraîches et tes forces te vont 
revenir... Pourquoi ne vivrais-tu pas, quand tout s'agite autour de toi? Je 
veux que tu vives !..• 

Et la fillette, avec un triste sourire d'incrédulité, faisait « non » de la tête, 
faiblement, mais avec conviction 

Maintenant, les deux femmes se taisent, sans qu'elles sachent pourquoi, 
la mère ne trouvant plus ces bons mots qui consolent, et elle, rêvant 
toujours... 

Et tandis qu'un morne silence, — un silence sans vie, — plane sur ces 
deux êtres, liés pourtant l'un à l'autre par un amour aux bornes infinies, 
le chœur des choses, — chœur vivant, lui ! — monte plus bruyant, plus 
joyeux,... immense... 

La mort coudoyant la vie, se mêlant l'une à l'autre, s'embrassant, 
s'étreignant follement dans un désir d'être et un regret d'avoir été. 

— a Je vis! » s'écrie la nature. 

— « Je veux vivre! » murmure la voix. 

ALBERT DE NOCÉE. 




VAPORISATIONS 

|e bouillant Guzman Picard, qui continue à se fâcher, tout en 
ne trouvant pas d'obstacles, nous annonce que la campagne 
contre l'Anthologie est terminée et que nous sommes battus. 
Qu'il nous permette de constater le contraire. 
Il nous disait : * 

a Dans notre article de dimanche dernier, nous envisagions rhypothèse des refus 
d autoriser la reproduction de morceaux choisis. Cest le droit de Vartiste. Mais la loi 
autorise les articles critiques avec citations. Si par V effet d'intrigues de quelque coterie^ 
nous nous trouvions devant un tel obstacle, nous le tournerions par une étude sur Fauteur 
récalcitrant {pourvu qu'il en valût la peine ^ car il est des convives équivoques qu'on 
invite par convenance^ mais dont on se réjouit d'être débarrassé quand ils ont le bon 
sens de reiflner) et V Anthologie restera ainsi complète, sans souffrir de ces mesqui- 
neries » (L^Art moderne, 17 juin). 



— 265 — 

Nous demandâmes, en fusant le plus de tapage possible pour attirer 
Tattention sur ce projet de piraterie littéraire, que Ton jugeât le procédé. 
Aujourd'hui, voici ce que dit F Art moderne : 

« Nous avons établi les faits et prouvé notre droit de réunir des extraits pris oit il 
nous plaira. Mais en terminant, nous dirons à ces inconnus dont on parle toujours et qui 
ne se nomment Jamais : Dorme:^ tranquilles sur la collection complète de vos œuvres. 
Nous n'userons pas de la faculté que la loi nous donne. Nous nembttsons dans l'Antho- 
logie A LAQ.UBLLK NOUS TRAVAILLONS QUE CEUX QUI Y CONSENTIRONT ». 

C'est tout ce que nous demandions. Et nous sommes battus? 



II y a mieux. Le prétendu concours gouvernemental accordé à l'Antho- 
logie restait vague, indécis, mystérieux. Nous pubUons la réponse minis- 
térielle, dans Tarrière-pensée que Tétourneau de Guzman, que l'on mène 
comme un enfant quand on veut, fera connaître le pot aux roses. Et 
Guzman tombe en plein dans le petit piège que nous lui tendions. 

Voici la lettre du ministre à M« Picard : 

Monsieur, 

Xai pris connaissance, avec intérêt, de votre lettre du a8 avril, par laquelle vous 
voule:( bien me soumettre les bases d'un projet de publication d'une Anthologie des 
auteurs belges qui ont écrit en français depuis 1830. 

Tout en acceptant votre proposition je dois cependant vous faire savoir que les 
ressources du budget ne permettent pas au Gouvernement d*intervenir dans les condi- 
tions que vous indiquez. Désirant toutefois encourager votre projet, je suis disposé à 
allouer pour sa réalisation un premier subside de ^,000 francs sur le budget de T exercice 
courant, et un second subside d'égale somme sur le budget de Vannée prochaine. 

Mon département se réserverait dexaminer après la publication du premier volume, 
si le succès serait de nature à justifier le concours du Gouvernement pour Vimpression 
des autres parties de touvrage. 

Il va de soi qu*en retour des subsides alloués par TEtat, un nombre d exemplaires de 

Touvrage à déterminer ultérieurement serait mis à la disposition de mon département en 

faveur des bibliothèques publiques. 

Agréei(, Monsieur, etc. 

Le Ministre, 

(s) DE MOREAU. 

Bruxelles, le 21 mai 1887. 

D*où il résulte que le gouvernement est « disposé » à allouer 6,000 francs 
pour la publication du premier volume. Pas décidé, disposé. Le gouverne- 
ment n'est pas engagé du tout, et cette phrase démontre que nous avons eu 
raison d'interpréter la lettre ministérielle comme nous Tavons interprétée. 

Mais il résulte aussi de cette lettre que M. Picard ne se contente de 



— 266 — 

6,ooo francs, que parce quHl le faut bien, et qu*il avait demandé davantage. 
Ckimbient Nous serions curieux le connaître ce chifire^là. 

Quant aux opposants, ils se feront connaître quand M. Picard leuf 
demandera Tautorisation de reproduire leurs œuvres. Ils ont pour eux, 
dans cette attitude, la loi, le bon sens, Téquité et les convenances litté- 
raires. 



Un argument de M. Picard : 

« Nous n'avons jamais rien sollicité pour nos écrits personnels.,. Mais lorsqu'il s'agit 
de publier les œuvres d'autrui... » 

Ceci est drôle, mais M. Picard est autrui pour ses trois confrères, )e 
présume, et ses trois confrères le publieront, pas vrai? 



Trêve de plaisanterie. Sans arrière-pensée, nous pouvons examiner 
aujourd'hui, froidement, le projet d'Anthologie nationale. Notre opposition 
est arrivée à son but, puisque, cédant ou bien à des avertissements venus de 
haut, ou bien au simple retour à la dignité littéraire, M. Picard nous affirme 
ceci : « Nous ne mettrons dans l'Anthologie à laquelle nous travaillons que 
ceux qui y consentiront o. Cette amende honorable nous suffit ; elle satis- 
fait à la seule opposition que nous ayons le droit de faire, et que nous 
ayons faite. Notre amour-propre personnel n'est pas moins en paix ; enfin, 
comme nous avons décliné l'honneur qu'on voulait nous faire, il nous est 
permis de parler comme témoin désintéressé du plan qui s'élabore. 

Ce plan, dont nous avons de vagues traits, sera certainement modifié. 
Après l'enthousiasme irréfléchi de la première heure, les écrivains qui ont» 
avec ou sans subside, assumé la responsabilité artistique de l'œuvre, ont dû 
se trouver devant un fardeau qu'ils ne pouvaient soupçonner. 

Nous avons d'abord, par jeu, donné des listes de noms qui ne « gueu- 
laient » pas à côté de ceux présentés à la hâte par F Art moderne. Celui-ci 
a dû comprendre qu'il avait fait fausse route, et le comprendra davantage 
à mesure que se feront les recherches. 

Tel écrivain — mettons Quetelet, Altmeyer, Moke — peut avoir et a fait 
des ouvrages hors ligne, par la science, l'esprit de déduction ou la vision 
d'ensemble, mais nulle page ne peut être détachée de son œuvre, qui le fasse 
valoir à son point d'optique littéraire. Van Hasselt a écrit un excellent 
Essai sur VHistoire de la Poésie française en Belgique. Détachez en une, 
deux, trois pages, cela ne vaudra rien comme spécimen de style; j'en dirai 
autant de son Histoire des Belges, 



— 267 — 

Il y a des écrivains « anthologibles » — qu*on nous passe le mot, — il y 
en a d'autres qui ne le sont pas, et c*est à cette distinction qu*il s'agit de 
penser avant de dresser une table des matières. 

Cela pourrait être développé, nous indiquons seulement. 



Prenons a présent les dates. Pourquoi inscrire celles de i83o et 1887? Le 
jour où le Congrès national proclama Tindépendance de la Belgique et 
prononça Texclusion des Orange de tout pouvoir, ce jour-là vit-il une 
génération spontanée d* écrivains belges? Pourquoi cette date arrêtée à 
coups de canon, pourquoi cette Muette de Portici et cet « Amour sacré » 
en matière littéraire? On fut Belge avant d*être Belge, je pense, et ce ne 
sont pas les membres du Congrès ni leur proclamation qui firent éclore une 
nationalité dans Fart d'écrire. 

Pourquoi partir d'une date et non d'un homme ou d'une œuvre? d'une 
personnalité bien nette, bien « ressortante » ? 



Autre point encore. Que choisir dans l'œuvre d'un auteur? Le but est de 
faire connaître cet œuvre à ceux qui n'ont pas le loisir de lire dix volumes 
pour s'édifier. Or — choisissons Lemonnier — je connais au moins cinq 
Lemonnier : 

Lemonnier des Contes flamands et wallons, léger y naïf, simple, touchant. 

Lemonnier du Mâle, ample, puissant, lyrique. 

Lemonnier du Mort, sombre, sec, aqua-fortiste, cruel. 

Lemonnier de VHistoire des Beaux-Arts, didactique, critique, savant. 

Lemonnier de Ni Chair ni Poisson, nouvelliste sans prétention, fantai- 
siste, ni chair ni poisson. 

Lequel choisira-t-on pour qu'on le voie bien, et si on prend les cinq, où 
cela mène-t-il? 

Je sais certainement quatre Picard : 

Picard de l'Amiral, grosse brosse, larges traits, apothéose, tempête. 

Picard du Paradoxe et de Mon Oncle le Jurisconsulte, raisonneur, 
avocat, sobre. 

Picard de la Veillée de r Huissier, conteur, humouriste, genre Bret-Hart. 

Picard de Pro arte, polémiste, combatif, brutal, cogneur, mal 
embouché. 

Et je néglige encore le Picard des plaidoiries, qui appartient au livre des 
orateurs. 



— 268 — 

Et celui des Pandectes, le vrai durable? 

Lequel choisira-t-on? 

Si Ton ne prend que vingt élus — et il peut y en avoir cent, au cas où 
l'on partirait de i83o, — un volume de mille pages suffira peut-être et sera 
digne d'attention. 

Est-ce cela que l'on a l'intention de faire? Le public voudrait bien le 
savoir; ohé Guzman! 



La Société Nouvelle et le correspondant belge de la Revue indépendante 
y vont aussi de leur petite sortie à notre adresse. 

Pas méchant, l'article d'Arthur James, mais inexact. Il prétend que notre 
querelle porte tout entière sur la question de gros sous, que les 24,000, ou 
plutôt les 6,000 francs, nous gênent et nous font envie. 

Un petit calcul. Supposons que le prix minipium d'impression pour 
cinq cents exemplaires soit de 2,000 francs et qu'il n'y ait que cela de frais. 
Restent 4,000 francs à partager en quatre. 

Pour 1,000 francs, chacun des anthologistes fera donc un quart delà 
besogne. 

Or, cette besogne, nous l'avons prouvé, est uDe tâche de bénédictin ou de 
forçat. Il y a des centaines de volumes à trouver d'abord, à parcourir, à 
lire, des chapitres à recopier, c'est infini I c'est atroce I Et en été, cela I 

Eh bien, mon cher James, les i ,000 francs auront été bien gagnés, et nous 
ne voudrions pas avoir rêvé de faire la dixième partie de ce livre si l'on 
nous payait dix fois davantage! 

Lorsque nous déplorons le subside, c'est que donc, si misérable qu'il 
soit, il lie les pattes à Quatre oiseaux qui volaient librement naguère. 

Voilà ce qui est lamentable. 



Pour Octave Maus et la Revue indépendante^ pas la peine de répondre. 
Le papier buvard de l'Amiral a bien bu, et cela a fait Chronique bruxel- 
loise. C'est un triste début dans la polémique et Jacquot n'a pas bien 

déjeûné. 

Soda Waller. 

Ce i«' août. Du haut de ma tour d'ivoire, avec un compte-gouttes cC honneur. 




— 269 — 

CHRONIQUE LITTÉRAIRE 

La Maison de Vie, de Gabriel Roftsetti, traduction littérale et littéraire de Clémence- 
H. Couve, introduction de Joséphixi Péladan, in 8«. Paris, A. Lemerre : eau-forte de 
Courboin. 



n des caractères les plus symptômatiques de la culture actuelle 
n'est-ce pas, dans les hautes classes, la tendance féminine à 
rechercher et à conquérir un prestige intellectuel ? 
A mesure que Técrivain et l'artiste supplantent le noble 
devant rallention publique et le suffrage des salons, les mondaines 
s'efforcent à une oeuvre d'art, qui les sonorise avec l'écrivain et le peintre 
qu'elles admirent. Ce n'est point là le bas-bleuisme, tant raillé par mon 
grand ami J. Barbey d'Aurevilly, ni une préoccupation de gloriole : c'est 
une toilette d'un ordre supérieur, une façon de dire à Tintellectuel : « Je 
porte les couleurs que vous aimez ». 

Ce mouvement, qui a mis tant de pinceaux d'aquarelles et d'ébauchoirs 
aux petites mains parisiennes, s'est étendu jusqu'aux Parisiennes de 
province. 

Il y a, à Marseille, par exemple, un boudoir où Rodenbach y trouverait 
ses poésies, Waller y apercevrait Lysiane de Lysias, Nautet, ses critiques, 
Verhaeren, ses Moines ; et ce boudoir des Platanes je l'ai décrit, aux pre- 
mières pages d'un livre singulier, La Maison de Vie, de Gabriel Rossetti, 
traduite par M"* Clémence-H. Couve. 

Le choix du poète, si aristocratiquement obscur dans sa préciosité senti- 
mentale, indique bien la lassitude des grosses réalités, et une réaction, qui 
s'exagérera bientôt comme toute réaction, contre les derniers rayonnements 
de l'influence zoliste. 

Il y a dans Rossetti un clair-obscur d'expression très impressionnant à 
la longue, et, si la sensation quil donne, n*est pas une vibration, du moins 
est-elle rare et possible, seulement à une élite restreinte. 

M"*« Couve a su faire œuvre de styliste, tout en restant traductrice fidèle. 
Satisfaisant par une version scrupuleusement littérale au mot à mot 
même du texte. 

En regard, elle a paraphrasé, avec des modernités d'expression et de 
profondes anagogies, qui lui eussent valu de feu M. Caro, la note maxima 
in minimis. Traduire engage à respecter deux langues ; or, on ne respecte 
que ce qu'on connaît à fond, et le véritable intérêt de cette Maison de Vie, 
réside pour moi dans le caractère de poème en prose indéniable au plus 
grand nombre de ces sonnets, en translation littéraire. 

A une époque où les grandes vertus et les grandes fautes sont impossibles, 
où la médiocrité de la vie éteint, pures ou impures, toutes les flammes de 
l'individualité, la femme, qui jouit d*un grand luxe, par ce luxe même, 
perd en partie ces deux modes d'activité, le soin du ménage et l'éducation 



— 270 ■»— 

des enfants, et lorsqu'elle a d'autres aspirations que celles du train de son 
milieu, forcément elle est conduite à bas-bleuir. Seulement, on ignore 
un peu à Paris, qu'une tache d'encre au doigt, déteint sur la réputation 
d'une femme. En province, plus on descend vers la mer, plus on se heurte, 
à une bêtise d'opinion grandissante : la vraie provinciale, la pot-au-feu, 
la pondeuse, bigote on simplement épicière ne comprend pas qu'on 
s'intellectualise; lectures ou conversations masculines, pour M"* Pru- 
dhomme, ce sont de simples prétextes : elles en sont encore à se signer 
devant un artiste, parce qu'il voit des femmes nues ; et croient dogmatique- 
ment que Barbey d'Aurevilly et ses amis, écrivent sur des peaux de femmes 
assassinées et dont le tannage qui doit être secret, absorbe le plus clair des 
droits d'auteur. 
J'ai entendu moi-même, une Marseillaise s'écrier en un bal : 
« Madame *** vient de se déshonorer ». Or, Madame *** venait sim- 
plement de se faire présenter un écrivain, arrivé la veille. 

Le déshonneur va vite au pays de Mistral, mais la curiosité plus vite 
encore... On s'arrache la présence du même artiste dont on déclare les 
œuvres ignobles, dès qu'il est parti. Certaines admirations, à peine expri- 
mées, mettent en suspicion la plus évidente vertu. « Madame ^** n'est pas 
une honnête femme? — Pourquoi? — J'ai vu Baudelaire sur sa table ». 
Une femme du monde doit renoncer à l'estime de la province ou à celle de 
Paris : l'une se perd par où l'autre s'obtient. M™« C.-H. Couve vient de 
conquérir l'une en gardant l'autre, thaumaturgie véritable ; car, suivant ce 
beau mot marseillais : « Une femme qui publie est femme publique, un 
livre c'est une faute; entrer en littérature, c'est ce déclasser ». Nous 
convions respectueusement M™* Couve, à la publication de ses Impressions 
d* ennui provincial, qui la classeront parmi les Ackerman et les Swetchine, 
comme le Salon de i883 l'a mise au rang des beautés célèbres. 

JOSÉPHIN PÉLADAN. 




— »7i — 



MEMENTO 



Découpé dus THilari moderne : 

« Il y a quelques jours, à Bruxelles, dans 
un fort cordial et fort gai repas de noces, 
nous ayons tu mettre en pratique ce qu'on 
nous a assuré être une coutume hollandaise : 
une amie de la mariée s'est levée à l*heure 
des toasts, et, en termes gracieux et char- 
mants, lui a parlé comme une femme d*un 
esprit délicat et élevé, ayant l'expérience du 
monde, peut le £aire à une autre femme, 
qui commence la vie de famille. Les sages 
conseils, les recommandations tendres, les 
aperçus graves sur Texistence en ménage 
ont été exprimés de la façon la plus péné- 
trante et la plus caressante. Cétait de l'élo- 
quence féminine, nuancée, sentimentale et 
vraiment intéressante. 11 y a là, dans le 
discret domaine des fêtes Âimiliales, deve- 
nues si rares depuis que nous sommes 
devenus si sceptiques, un petit coin d'art à 
cultiver, vraiment inaperçu jusqu'ici, et où 
nos femmes pourraient certes briller, comme 
celle dont nous parlons, si elles se gardent 
de tout pédantisme et de toute prétention à 
autre chose que de laisser parler leur cœur 
par leurs lèvres. » 

Mystère et amirauté. 

Mais gai tout de même. Ça, la polychro- 
mie et l'esthétisme, ô fête 1 ô gloire i ô joie I 

»** 

Confidence d'un honorable conseiller pro- 
vincial : 

Il paraît que trois écrivains belges jouis- 
sent des fiaveurs du Conseil. Celui-ci attri- 
bue à M. Vande Sande 400 francs de prime 
annuelle, à M. Emmanuel Hiel 200 et à 
M. Hellebaut 100. (Ce dernier est l'auteur 
du Dictionnaire des bourgmestres,) 

Ajoutons que cela nous est fort égal, 
mais il serait assez juste que le Conseil 
provincial pensât un peu plus à M« Picard 
et un peu moins à M. Hiel qui n'a pas 
besoin de subsides, lui. Il est incontestable 
que M* Picard a plus de talent que M. Vande 
Sande et que M. Hellebaut. 



L'Anthologie-morbus 1 

On nous annonce la publication — sous 
la direction de notre collaborateur Albert 
de Nocée, et sous le titre d'Anthologie 
contemporaine — d'une série de petits 
volumes à fr. 0-12 (franco par la poste: 
fr. 0-15) contenant les œuvres de nos meil- 
leurs écrivains. 

Citons au hasard : MM. Catulle Mendèt, 
Jean Richepin, Jules Claretie, Georges 
Rodenbach, Léon Cladel, Léon Hennique, 
Stéphane Mallarmé, Georges Eekhoud, 
Paul Combes, Albert Gérés, Edmond 
Lepelletiér, Paul Bourget,Gyp, Huysmans, 
Ludovic Halévy, etc., etc., etc. 

Le premier numéro était signalé pour la 
fin du mois de juillet 1887. 

Qu' c'est qu' ça Géaisf 

Qu' c'est qu' ça Paul Comisf 

Du Gilon alors f 

Et Picard, on l'oublie? (Jaloux?) 



Pranzini a enfin nommé l'homme brun 
au chapeau boule qui a fiùt le coup de la 
rue Montaigne. 

C'est Paul WauwermanSy avocat à la 
Cour d'appel de Bruxelles. Qiimèae, Feua- 
ses-tucru? 

«*• 

Une perle tirée du compte-rendu de la 
séance du aa juillet au Conseil provincial : 

M. Vinkenbosch préside. La première 
question à Tordre du jour est la demande 
de subsides des directeurs du théâtre de la 
Monnaie. Les conclusions du rapport de 
M. Van Meenen sont défavorables. 

M. Lavergne fut remarquer que le Con- 
seil provincial subsidie des sociétés drama- 
tiques flamandes et le théâtre flamand dont 
l'utilité artistique est moindre que celle du 
théâtre de la Monnaie. 

M. Lepage estime que le théâtre de la 
Monnaie peut être regardé comme une 
annexe du Conservatoire et à ce titre 
mérite dêtre subsidie. 

La demande de subsides est néanmoins 



272 — 



re jetée et le Conseil reprend rezamen des 
articles du budget. 

Le théfttre de la Monnaie, annexe du 
Conservatoire? fff 

*** 
M. A.-J. Wauters qui, depuis l'entreprise 
africaine du roi des Belges, s'est continuel- 
lement dévoué à Tceuvre de civilisation dont 
on célébrera bientôt le io« anniversaire, 
publie une carte de VEtat indépendant du 
Congo, dressée d'après les derniers rensei- 
gnements (échelle 1 : 6.600.000). Il y a 
foint un résumé chronologique des princi- 
paux faita de Thistoire de Tœuvre africaine 
et ainsi complète un travail des plus com- 
plets et des plus intéressants pour ceux qui 
s'intéressent aux choses du continent noir. 

*** 
Reçu une très gracieuse Idylle pour 
piano, par M. Zenon Etienne, publiée 
par Hartmann. Recommandée aux jeunes 
rêveuses qui pianotent. 

**» 

De M. Jules Gilson, notre collaborateur, 
vient de paraître une comédie en un acte : 
Divorce manqué, agréable imbroglio qui 
finit par une embrassade générale. La pièce 
de M. Gilson est une scène de paravent que 
nous recommandons aux amateurs. Un seul 
mot risqué, mais joli : Un avocat va recevoir 
une cliente accorte et savoureuse : 
l'avocat. 

Je l'attends... 

LE STAGIAIRE. 

Pour compulser son dossier... 

*** 

Un des chefs du mouvement romantique 
en Belgique, Nicaise De Keyser, vient de 
mourir à Anvers. 

Il était né, en 1813, à Santvliet. 

De Keyser eut son heure de gloire artis- 
tique. A un certain moment, son nom fut 
célèbre, à Tégal de ceux de Gallait, de Wap- 
pers, de De Biefve. On se rappelle encore 
le retentissement que produisit sa Bataille 
des Eperons dor, exposée au Salon de 1836, 
et qui lui valut la commande d*un grand 
nombre d'autres bataiUes, — la Bataille de 



Woeringen, la Bataille de Senejte, la 
Bataille de Nieuport, etc. 

Il y avait, dans tout cela, un certain mou- 
vement, une ardeur de jeunesse qui, à 
cette époque de lutte, pouvait passer pour 
du talent. 

Depuis lors, on en est bien revenu, et 
les « chefs-d'œuvre rr de De Keyser sont 
descendus au rang de toiles estimables, 
d une coloration fade et d'un dessin gra- 
cieux; — aimables vignettes, simplement. 

Depuis ses grands succès, De Keyser ne 
cessa de produire des tableaux historiques 
et des portraits, qui se recommandent tous 
par la même absence d'accent et par la 
même facilité. 

De Keyser était, d'ailleurs, un artiste 
aimable, qui sut se faire aimer, alors même 
qu'on ne l'admirait guère. Il resta pendant 
vingt-quatre ans directeur de l'Académie 
d'Anvers. Il eut tous les honneurs, toutes 
les décorations, et fut membre de toutes les 
Académies. Ce fut un homme heureux, 
digne de respect et de sympathie, et qui ne 
laissera que ce souvenir-là dans l'histoire 
de l'art en Belgique. 

*** 

Les grandes chaleurs ont desséché les 
plaines de La Wallonie, Les âpres vents 
qui mordent ont rempli de sable ses mis- 
selets. Ses fleurs, aujourd'hui trop lourdes 
pour leurs tiges, n'ont plus la force de lever 
les yeux vers les splendeurs du Rêve et du 
Symbole. 

C'est pourquoi elle attendra le 15 août 
pour offrir à ses lecteurs son bouquet men- 
suel. D'ici là, une pluviale bénédiction ren- 
dra à ses guérets la vie séveuse et juvénile ; 
aussi, son bouquet sera double. 

On y trouvera le vers lilial de F. Séve- 
rin, la gerbe champêtre de Célestin Dem- 
blon, la bruyère blanche d'Aug. Vierset, un 
gardénia de Paul Reivax, une vieille pensée 
du xvi« siècle, retrouvée par P.-M. Olin, 
une fleur sombre de M. Desombiaux, toute 
une collection d*étonnantes orchidées de 
Mockel, etc., enfin une ample bordure de 
critique, cette fougère. 

Le tout sera enveloppé dans une artis- 
tique eau-forte. 



— 273 — 



*** 



Bazoef, à la Casserole, continue à se 
payer une tranche de parodie : 

AIR DE PETITE FLUTE. 



Toat au bout du pont dn 1 
Du» oB abandon nfment renie, 

Jai la nanaée et je ûég 

Diea I qu'on aonÎEre da mal de mer ! 

Près de moi, dans dee poaei vagnet, 
Cenx qoe tortnre ce bonrxean 
Mettent le comtr tnr le cancan : 
Loin, bien loin remportent les vagnei. 
Seignenr I qne je mia abattn I 
Atoc mea intestins je Intte.» : 
Hélas I si jeune £tre f.... 1 
Pourquoi donc n'ai -je pas dit : fiûte! 
Je ne quitte pas le plancher, 
O regretté plancher des vaches. 
Ob me retenaient tant d'attaches 
Et dont feus tort de m'arracher. 
Je ne TOfue pas sur let ondes '■ 
Cest bon pour les petits poissons ! 
Si je leur chantais des chansons, 
DÛsecaient-ila, d'ailleurs, des rondes. 
Non, non, la mer, c'est pas mon lot! 
Si l'on ne vent pas qne j'en meure. 
Qu'il se h&te le paquebot : 
Il sera trop tard dans une heure? 



M. Caro, le philosophe mondain, est 
mort le mois dernier à Paris. Nous trou- 
vons sur lui, dans Gil Bios, de fines 
remarques de Colombine (H. Fouquier) : 
«... Les hommes ont détesté M. Caro 
comme beaucoup de maris détestent le 
directeur de conscience que consulte la plus 
fidèle des épouses. Ce prêtre laïque, à qui 
on disait tout comme s'il eût porté la robe 
et qui répondait librement et honorable- 
ment sur tout parce qu'il ne la portait pas, 
a inquiété, agacé, irrité toute une généra- 
tion de séducteurs de salon. M. Pailleron, 
fin comme l'ambre, a compris la chose ; et, 
de toutes ces vengeances sournoises et inas- 
souvies il a grossi le succès de sa caricature 
plus joyeuse que profonde. 

Pour moi, ce qui demeurera de M. Caro, 
c'est le souvenir de ce rôle mondain, que 
jVi essayé de dire. Rien de lui n avait 
grande valeur sans lui-même. J'avoue même 
combien je crains de son enseignement, qui 



était extrêmement intéressant, il ne reste 
pas une œuvre t Certes, à relire ses leçons, 
à parcourir ses travaux, qui sont nombreux, 
on trouve cent endroits, où Tart de bien 
dire vous frappe ou vous séduit. Mais U 
tentative de M. Caro de mettre d'accord la 
raison philosophique avec la foi chrétienne, 
paraît ne pas être une oeuvre de notre 
temps. Le divorce semble 'accompli entre 
la critique et la croyance, mariées jadis (un 
peu de force) par la grande voix de Bossuet 
et raccommodées un instant par la grftce 
ineffable de Fénélon. Le cours de M, Caro 
sans son auditoire féminin était un non- 
sens. C'est à nous, à nous surtout et pres- 
que à nous seules qu'il devait parler, car il 
excellait non pas à convaincre, mais à mon- 
trer les joies, souvent utiles, toujours pro- 
fondes, qu'on peut trouver à être convaincu. 
Il montrait Dieu plus qu'il ne le démontrait. 
Son spiritualisme, en dernier ressort, n'était 
guère qu'une espérance ; mais il savait la 
fiiire aimer et il donnait moins la foi que 
l'envie de croire. » 



L'éditeur Lemerre publie un petit volume 
de vers : Rêves et chimères, de M. Georges 
Bal. 

S'y prélasse un sonnet que voici : 

Mon ooeur se déiespère et mon Ame soupire 

Au douloureux secret d'un étemel amour. 

Hélas 1 je dois le taire à celle qui llnspife. 

Mais je ne puis cesser d'y penser un seul jour. 

Ignorant si je dois l'aimer ou la maudire. 

Je veux ou la revoir ou U fuir sans retour. 

Mais je voudrais mourir plutôt que de lui dire 

Par quels afiEreux tourments j'ai passé tour 4 tour. 

Je voudrais l'oublier et puis je me ravise. 

Je sens que pour toujours, ma vie, hélas ! est prise 

£t j'irai jusqu'au bout en rêvant sur ses pas. 

Si je laisse jamais ma douleur apparaîtra 

A ses yeux étonnés, elle rira peut-être 

En me voyant soufErir et ne comprendra pas. 

Dites-donc, M. Bal! et Arversf Relisez- 
donc le sonnet d'Arvers, M. Bal : 

UN SECRET, 

Mon âme a son secret, ma rie a son qyitèrc 
Un amour étemel en un moment conçu; 
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le Caire, 
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su. 



— V4 — 



Hélas! Javimi pmé prêt d'elle tuperça, 

ToBÎoiui à let oMée, et pourtant aoUtaiie ; 

Bt j'anrai jasqu*an bout £ût mon temps sor la terre. 

N'osant rien demander et n'ayant rien reço. 

Ponr elle, quoique Dieu Tait faite douce et tendre. 

Bile suit son chemin, distraite et sans entendre 

Le murmure d'amour élevé sur ses pas. 

A t'austèie devoir piensenent fidèle, 

EUe dira, lisant «s vers tout remplis d'elle : 

« Quelle est donc cette femnie?>et ne co mpi e n dia pas. 

Vous avez un joli toupet, M. Btl ! 



Le mjrttère de la création ; mise en scène 
nouyelle diaprés les Coulisses, de SchoU, au 
MaHn : 

Dernièrement, Tinstituteur d*un village 
de Saintonge, obligé de s'absenter pour un 
mariage, pria Tépicier — son ami — de faire 
la classe à sa place, ou, du moins, d*amuser 
le tapis. 

— Mes enfonts, dit Tépicier, nous allons 
causer de la création du monde. Flgurez- 
fous que, dans ce temps-là, il n'y avait ni 
maire, ni conseil municipal; il n^ avait 
même rien du tout Cest vous dire qu'on 
s'embêtait ferme. Dieu fit alors le soleil, 
puis l'eau et la terre. Après quoi il se mit 
carrément aux animaux. 

L'élève BegusseaUf — - Il a dû bien rire 
quand il a fait les singes? 

L'épicier. — Il se tordait. 

Lélève Gaudinard, — Et qu'est-ce qull 
a fait après? 

Vépicier, —Après, il s'est mis aux perro- 
quets. 

Vélhfe Begusseau, — Et comment s'y 
est-il pris? 

Lépider, — Très simplement : il a en- 
voyé chercher des plumes, des becs et des 
pattes, et il a fait des perroquets. 

Véïève Bergouiliou. — Et les poissons. 

Vépicier, — Les poissons avaient été 
créés la veille; ainsi, même au moment de 
la création, il n'étaient pas très frais. 



Vélève Begusseau. —Est-ce que tous les 
poissons ont été faits le même jour? 

L'épicier. — Tous, depuis la baleine jus- 
qu'à la sardine à l'huile. C'a été si vite que 
le soir il n'y avait plus d'arêtes. C'est alors 
que le créateur se décida à faire les huîtres 
et les moules. * 

L'élevé Gaudinard. — Et il n'a pss 
éprouvé de fatigue? 

Vépicier, -^ Pas la moindre. Il n a été 
incommodé qu'un instant, quand il a fût 
les morues... à cause de l'odeur. 



M. Decourcelles, qui signa naguère le 
Dictionnaire du Figaro (les Formules du 
D' Grégoire), publie sous le titre de 7Vr- 
lutaines, un nouveau dictionnaire humou- 
ristique dont nous détachons quelques 
définitions : 

Album : Mirliton relié. 

Appérrr : Le commencement de la faim. 

Bassinoirb : Un marchand d'antiquités 
disait un jour à Vivier : 

— J'attends une pièce des plus curieuses : 
La dernière bassinoire de Louis XIV. 

— M™* de Maintenon? s'écrie Vivier. 
Boeuf : Un taureau qui a renoncé à plaire. 
Castrat: « Heureux les hommes qui 

n'ont pas d'histoire. » 

(Montesquieu). 
CHBF-D'(Euvas : Un enfant qu'on ne bapdse 
jamais qu'après la mort de son père. 
Collège : Le paradis... plus urd. 
DéouipiTUDB : Préserve-m'en, sainte Apo- 
plexie 1 
Encore. — Héloîse : « Encore ! encore i » 
Abeilard (d'une voix plain- 
tive) : 

— Je ne demanderais pas mieux 1 
Ajoutons que les Turiutaines sont loin 

de valoir les Formules, 

Il y en a même d'un gâtisme extraordi- 
naire. 










RIP-RIP 



A Miix Wallbb. 

^:. hél Max, directeur bergamasque, 
paradoxal joueur de flûte, mon 
beau prince fleur de lanlaire, 
écoute: il paraît que nous som- 
mes morts I 
Oui , morts , et depuis quelque 
^ temps déjà. Je viens de lire la nou- 
^ velle de notre décès dans un jour- 
nal rédigé par des avocats, et je suis en proie à 
une émotion profonde. 

Hélas 1 nous vivions comme auparavant, 
nous mangions, nous buvions, nous aimions, 
nous faisions des vers sans penser à mal, — et 
tout cela, ce n'était que du spiritisme. Allan 
Kardec $oît avec nousl Les tavernes, — les 
fameuses tavernes! — n'avaient plus que des 
piliers-fantômes, et nous répandions autour de 
nous, au Heu du parfum préféré, «ne épouvan- 
table odeur de cadavre. Peut-être même avons- 
nous fait des enfants posthumes. 
Ce que c'est de n'être pas prévenus I 




»9 



Heureusement, l'équivoque est dissipée; on nous a confrontés 
avec nos suaires, et nous voici promus au grade de cadavres 
conscients. Notre dépouille mortelle est en aveu. 

Nous sommes morts, c*est entendu. Les bas bleus vont nous 
contraindre à revenir dans les tables tournantes, et elles nous 
appelleront: « Cher esprit! » Nous sommes des ombres, des 
spectres, des apparitions de cimetière. Nous tournons au 
Rollinat. Seulement, nous sommes des cadavres très modernes. 
Nous repoussons énergiquement le costume du fantôme clas- 
sique. Nous portons les vêtements de naguère, et, au lieu de 
sortir de nos tombes à minuit, comme dans les ballades 
allemandes, nous nous montrons en plein jour, chez les éditeurs 
et chez les libraires. Au lieu de traîner derrière nous des chaînes, 
nous agitons des manuscrits, et, loin de réclamer des prières, 
nous disons aux passants épouvantés : « N'oubliez pas que feu 
Georges Eekhoud vient de publier de Nouvelles Kermesses^ 
que feu Francis Nautet achève un deuxième volume de Notes 
sur la littérature moderne^ que feu Waller souffle dans la Flûte 
à Siebel, que feu Jules Destrée met la dernière main — la main 
mortel — à un recueil de Ballades en prose, que feu 
Arnold Goffin va nous donner bientôt ses Impressions et 
sensations, que rien n'empêche feu Iwan Gilkin de publier 
demain La Fin d'un Monde, que Hors du Siècle, œuvre 
posthume, paraîtra en octobre chez Monnom, et que feu la 
Jeune Belgique — elle aimait trop le bal, c*est ce qui Va tuée! 

— va faire un Parnasse de moribonds I » 

Il y a mieux : plus on est de cadavres, plus on rit. Nous 
avons donc, mon cher Max, recruté quelques aspirants cadavres 
qui donnent les plus belles espérances. Et nous sommes prêts à 
danser une danse macabre qui éclipsera celle du vieil Holbein, 

— qui est vivant, lui ! 

Mais, je t'entends, joueur de flûte! Tu voudrais bien savoir 
de quoi nous sommes morts. 
L'autopsie, alors? 



Allons-y gaiement. 

Nous sommes morts pour deux motifs. Le premier, c*est que 
la Jeune Belgique est devenue « Texutoire de tes rancunes » 
et le second, c'est que nous n'admirons ni M. Ghil, ni 
M. Kahn. 

La Jeune Belgique est devenue « Texutoire de tes rancunes ». 
Tu t'es permis, avec la jolie impertinence qu'on te connaît, de 
donner quelques chiquenaudes sur des nez prédestinés, et de te 
moquer joyeusement de quelques parasites littéraires. Tu as 
même poussé la gaminerie — cet âge est sans pitié! — jusqu'à 
refuser toute espèce de domesticité intellectuelle. Ça c'est « la 
rancune ». 

tt Assassin! » comme s'écrie l'ombre de Valentin, dans le 
Petit Faust ^ au sortir de la soupière. 

C'est toi qui nous as tués ! Tu te gausses de l'un ou l'autre 
esthète, — et, dénouement inattendu, la Flûte à Siebel ne vaut 
plus un maravédis. Tu envoies quelques fusées dans la direction 
de Malte, Constantinople, etc., et aussitôt, — conséquence aux 
bottes de sept lieues — les Notes sur la littérature moderne 
deviennent une chose ridicule et innommable. Tu hausses les 
épaules devant la Salammbô de M. Khnopff, et devant un 
eunuque à voix de basse-taille, et soudain — résultat verti- 
gineux, — les vers d'Iwan Gilkin sont bons à être mis au 
cabinet. Ta rancune a même d'efifroyables effets rétroactifs. La 
Vie Bête, qui jadis, au dire de VArt baderne, était une œuvre 
charmante, est tombée, miracle! au rang d'une simple petite 
épluchure d'esthète. 

Voilà ce que m'a démontré l'Art baderne, dans un article 
leste et enjoué, à la suite duquel il y avait un autre article, à la 
louange de ce superbe rancunier et de cet admirable vociféra- 
teur : Léon Bloy. 

Es-tu convaincu, mon cher Max? 

Je passe au second motif. 

Nous n'aimons ni M. Ghil ni M. Kahn 



Ici, il faut admirer en silence, çt, comme le recommande 
M. Scribe, savoir se taire sans murmurer. 

Oui, nous sommes distancés par les symbolistes, par les 
novateurs des Écrits pour tArt — une revue vivante ! — par 
M. Kahn et ses Kahnetons. Nous ne sommes plus dans le mou- 
vement. Eux sont des vivants de train express; nous, nous som- 
mes des cadavres de banlieue ! 

On a chargé un petit esthète rose d'apprendre la bonne nou- 
velle aux Français. Ce copie- Lettres s'est épanché dans la Revue 
indépendante. Ce vieux boy a prononcé notre oraison funèbre. 
Le mousse du Vaisseau-Fantoche a conduit notre deuil. L*essuie- 
plume a vidé son Fléchier sur nos pauvres têtes. 

Tu vois bien que nous sommes morts! 

J'entends d'ici ce que tu m'objectes. Tu prétends que nous 
avons, naguère, défendu Verlaine et Mallarmé contre VArt 
baderne. Tu soutiens que Sagesse et les Fêtes galantes sont 
de purs chefs-d'œuvre, que Mallarmé est un grand artiste. 
Manœuvres de la première heure, et qui ne tromperont per- 
sonne, pas même le petit suceur de sucre d'orge dont je te par- 
lais tantôt I 

Oh! tu peux ajouter encore que nous aimons tous Jules 
Laforgue, ce Mercutio ^ns Shakespeare, que nous ne détestons 
ni M. Vignier, ni M. Morice, que notre admiration indépen- 
dante va droit à tous ceux qui ont du talent. Il s'agit bien de 
cela, espèce de cadavre ! 

A Pontoise, vois-tu, — et Pontoise est la patrie de nos 
adversaires, car ils en reviennent constamment ! — il faut 
avant tout s'habiller à la dernière mode parisienne. On sait 
avec quelle rapidité les modes parisiennes sont adoptées par 
les grelotteux de Pontoise et par les des Esseintes de sous- 
préfecture. Pontoise croit que M. Kahn est le maître de Paris, 
qu'il a enfermé Leconte de Lisle dans la cage de fer du 
cardinal La Balue, et que les cendres de Baudelaire ont été 
éparpillées au vent par le farouche Téodor de Wyzewa. Pon- 



toise croit que René Ghil a été crucifié sur les hauteurs de 
Montmartre par les sicaires de Catulle Mendès, qu'il a été mis 
au tombeau par François Coppée, et que le troisième jour il est 
apparu à Louise Michel. Pontoise croit que M. Félix Fénéon 
a renouvelé, sur la personne de M. Kahn, le miracle de la 
multiplication des pains. 

Dès lorSy mon cher Max, il est bien évident que nous ne 
sommes pas dans le mouvement de Pontoise. 

Nous avons bien — il y a longtemps — penché un peu de ce 
côté. C'était à Tépoque du Scribe. Je n*étais pas encore mort, et 
je faisais danser la danse des œufs à tous les mots du diction- 
naire. C'était Theureux temps où j'écrivais « trépi » pour « tré- 
pignement » et où j'envoyais à Léon Cladel un article très 
lyrique débutant ainsi : a Lorsque Léon Cladel, encore ignoble, 
dévala vers Paris de son Quercy natal, les scribes de France 
piétinaient dans un accul ». Tu vois qu'à cette époque je parlais 
très couramment le Fénéon. Pontoise alors tenait Coppée pour 
un naturaliste redoutable. 

Malheureusement pour moi, — et pour nous, car j'aurais pu 
te sauver! — je n'eus pas la force de persister dans ce style 
d'onagre, et, la fois suivante, j'écrivis platement : « Lorsque 
Léon Cladel, encore inconnu, etc. ». 

C'est de cette phrase-là que je suis mort. 

Ah I si j'avais pu prévoir les décadents de Pontoise I Je serais, 
à l'heure actuelle, un aussi grand homme que M. Kahn et que 
M. Fénéon! Je mangerais du sucre candi dans les articles de 
rArt baderne, et j'aurais ajouté quelques paroles aux Romances 
de Verlaine, — qui étaient sans paroles avant M. Khnopff. 
J'aurais tué les Écrits pour l'Art tout comme un autre, et j'au- 
rais assommé Corot avec la palette de Trouillebert. 

Mais à quoi bon, mon cher Max, nous livrer à ces regrets 
inutiles ? 

Nous sommes morts, — et c'est pour longtemps. Et là, fran- 
chement, quand je vois les trois pelés et le petit tondu qui vivent 



encore, j*aime mieux mon petit tertre que leur baraque Michel, 
et ton sarcophage que leur coffiretl 

Et maintenant, mon cher Max, toi qui es resté Jeune Belgique 
jusque dans la tombe, reçois une poignée de main cadavérique 
de ton ancien camarade de lutte 

Feu Albert Giraud. 






28l — 



VERS 

SONGE (i) 

Sur mes seins mes mains endormies^ 
Lasses des jeux et des fuseaux^ 
Mes blanches mains, mes mains amies 
Semblent dormir au fond des eaux. 

Loin des peines tristes et vaines. 
En ce trône de ma beauté. 
Calmes, lentes et frêles reines. 
Mes mains songent de royauté. 

Et seule dans mes tresses blondes 
Et mes yeux clos comme jadis. 
Je suis Fenfant qui tient des mondes 
Et la vierge qui tient des lys. 

Sur mes seins mes mains endormies 
Lasses des jeux et des fuseaux. 
Mes blanches mains, mes mains amies 
Semblent dormir au fond des eaux. 

AU BOIS DORMANT 

Un peu de jour, un peu d^ amour. 
Un peu de soleil, comme en rêve 
Et son front et ces lys autour. 
Cet ait chose fragile et brève; 

Mais c'était si doux à souffrir 
Parmi ces eaux, ces fleurs, ces palmes, 
Qu'elle n'en pouvait pas mourir. 
Alors elle a clos ses yeux calmes. 



(i) Pièces inédites extraites du Parnasse de la Jeune Belgique en ce moment sous 
presse. 



— 282 — 

Elle s'est endormie au fond 

De mon cœur sur ses mains tranquilles 

Et lys et roses mêmes, sont 

Dans des silences immobiles. 



Charles van Lerberghe. 



VILLÉGIATURE 




1 1 essaya d*abord de devenir amoureux de Thôtesse et il y réussit 
presque, mais la minutieuse exactitude de sa comptabilité le 
dégoûta. Il lui imputait une certaine âpreté au gain ; « son 
amabilité a un ressort vénal, ignoble », se disait-il, et cette 
conviction le transportant d*une fureur extravagante, il gardait deux, trois 
jours un silence farouche. 

Octobre déclinait; de la neige avait paru, déjà. Plus de touristes; 
Maxime s'attardait, seul, à Tauberge et malgré les monitions postales et 
télégraphiques de ses amis, ne pouvait se décider à quitter le village. Il 
lisait nonchalamment ces remontrances, souriait et les oubliait aussitôt. 
Pourquoi il s*obstinait à rester, il n'aurait su le dire,' mais un serrement de 
cœur horrible le crispait à la plus fugitive allusion à ce sujet. 

Huit jours s'écoulèrent vagues, mous, indifférents. Maxime allait, venait 
inconscient presque de ses actes, traînaillait machinalement sur les rives si 
connues du fleuve, dans une solitude complète, car les anciens compa- 
gnons, insupportablement assidus jadis, clairsemaient leurs visites. Par- 
fois, une question se précisait et il la dissipait : — « Bah ! à quoi bon 
maintenant f n 

Et immédiatement, comme si un autre eût proféré cette réponse mentale, 
il s'étonnait, s'efforçait de comprendre ce qui différenciait maintenant de 
naguère, d'ily a quinze jours, un mois... Il n'y parvenait pas et cessait de 
s*en préoccuper. 

Les heures sonnaient très égales, oisives, insouciantes, très douces ; — 
baignant en une ataraxie parfaite, Maxime se laissait dériver vers il ne 
savait quel but. 

Quelquefois, il sentait en lui le vide douloureux et confus d'un désir 
inexaucé mais inutilement cherchait-il à se définir ce vœu occulte, enseveli 
•dans les brouillards de son ftme. La chaîne ordinaire de ses pensées était 



— 283 — 

rompue complètement; les idées survenaient, incohérentes, sans liaison 
subséquente ni conséquente. II considérait les paysages familiers d'un œil 
morne et son esprit atone se fermait, se retirait en d'incertaines et nébu- 
leuses contrées ; — les sîtes ne l'induisaient à aucune réflexion et ses 
impressions primitives ne se reproduisaient même point... II tressautait, 
réveillé en sursaut, s'interrogeait : — « A quoi pensais^je ?» — et avec 
angoisse, il constatait, une fois de plus, l'absolue scission de son cerveau et 
de sa volonté. II voulait tirer des limbes une pensée quelconque, mais rien 
ne venait, les lobes cérébraux résistaient, sourds et muets, inertes. Un 
froid claustral tombait, alors, sur les épaules de Maxime, il frissonnait, 
l'obscur e£Broi de celui qui, jetant une pierre en quelque profonde oubliette 
féodale, épie vainement l'écho de sa chute. 

Un jour, assis sur un rocher, au bord de la rivière, auprès d'un barrage 
d'où les ondes écumantes se déversaient avec un fracas continu et dont la 
trépidation secouait le sol, — il regardait en deçà de la vanne, des fétus de 
paille, de fiilé^ branches d'arbre entraînés lentement sur l'eau paisible et 
lisse comme celle d'un lac, hésiter, tournoyer, puis saisis tout à coup, 
aspirés par le courant impétueux, disparaître au milieu des tourbillons. 
Des comparaisons, des similitudes s'imposèrent, écœurantes de banalité. 

Et soudain le vœu caché et cher qui l'obsédait se dévoila et il n'en fut ni 
réjoui, ni effrayé, mais surpris, car il croyait ne jamais avoir formé — même 
lointainement et d'une façon spéculative, — semblable projet. Il songea 
donc, se proposa des objections — pour la forme, incitait-il, souriant ; — 
acquiesça. 

Il ne fixa ni jour ni heure ; qu'importaient ces détails, puisque c'était résolu. 
En retournant il examina le barrage, la hauteur de la cataracte, le lit du 
fleuve très rocailleux à cette place ; — les chances de réussite assurée, enfin, 
car quelle honte d'échouer en une pareille entreprise. 

Il s'imposa d'écrire chaque jour une missive « pour prendre congé » à 
quelque parent ou ami ; — très fastidieuse besogne et superflue, mais — 
pourquoi se singulariser? Cette tâche diurnale proprement accomplie, il 
irait, en flânant, là-bas voir si l'heure était échue d'interrompre son travail 
épistolaire. Une semaine écoulée, il ne sut plus à qui écrire et trouva même 
le nombre de ses derniers adieux ridiculement considérable. 

Couché sur les berges du fleuve, contemplant ces perspectives joyeuses, 
bruissantes et ensoleillées jadis, taciturnes i cette heure sous le firmament 
brumeux et terne, — ces campagnes dénudées, dépouillées des moissons 
verdoyantes, prêtes à dormir le sommeil hivernal, il se surprenait ^aré en 
de diffuses vaticinations : — le lendemain de l'événement ; les gestes grotes- 



— 284 — 

ques, les attitudes éplorées de tel ou tel ; Tarticle du journal du canton : — 
« Un jeune étranger, etc.. On se perd en conjectures, etc.. » plus quelques 
exhortations parénétiques aux indigènes. — Puis, des embellies de souve- 
nirs amers revêtus à présent d*une douceur grave et pénétrante... Mais il 
fermait lentement les yeux comme pour interdire à son imagination ces 
chemins dangereux et trop séduisants. 

Il abandonna Teau ; à Tendroit préféré un vieux pécheur s'immobilisait 
quotidiennement et — par quelle pointilleuse pudeur ? — se précipiter 
devant lui, répugnait à Maxime et aussi il 'lui semblait indélicat d'effarou- 
cher le poisson au détriment de ce brave homme. 

A rhôtel il découvrit une carabine Flobert chargée ; il s'en saisit et 
subrepticement s'esquiva en pleins champs : — « C'est bien en&ntin une 
carabine Flobert, paraît-il, — mais si ça tue? » — Il s'installa confortable- 
ment derrière une haie, non sans examiner au préalable si le sol était 
indemne et dénué de fourmis, car il craignait fort ces débonnaires insectes. 

Un furtif rayon de soleil illuminait le carré de verdure tout clôturé, dans 
lequel il se trouvait. Des choses frivoles et agréables, — accompagnées 
d'une sensation de fraîcheur et de clarté, — sillonnèrent l'esprit de Maxime. 
Il se laissait bercer au ron-ron paresseux de sa pensée lorque sa main, 
frôlant par hasard le canon du fusil, le contact froid et aigu de l'acier lui 
remémora le motif de sa promenade. Il s'empressa, ainsi qu'un homme 
distrait qui se rappelle. 

La gâchette v^fiée, il assura la capsule, disposa la carabine, puis, un 
instant songeur, comme s'il appréhendait quelque oubli, il fit un signe de 
la tête, — sourit... pressa la détente... 

— Ce fut une stupeur étrange, un coma, une paralysie intellectuelle 
d'un moment; il bégaya, ne comprenant pas... Revenu à lui, son sourire 
habituel — semblable à une ride précoce et mauvaise, sur les lèvres, il 
examina l'arme : — la capsule avait déjà servi ! 

Le destin lui était contraire, décidément ; — une conjuration ironique 
du sort... (Ces formules vaguement classiques égayèrent sa défaite : toutes 
les théogonies démodées surgirent et — la Belle Hélène). 

En somme, il avait élaboré et poursuivi sincèrement un projet raison- 
nable que les circonstances adverses déjouèrent. — « Renonçons donc, 
provisoirement du moins... » Ce disant, il rassemblait ses lettres inutiles, 
se disposait à les livrer au feu, mais il se ravisa... 

Il en fit un conte. 

ARNOLD GOFFIN. 



— 285 — 



CHANSON D'UN SOIR <'J 



Par les soirs bleus et les nuits brunes, 
Je me souviens de mon vieux cœur; 
Je rêve à mes vieilles rancunes. 
Et je songe à l'ancien bonheur. 

Ce qu'ont laissé de souvenance 
Les jours tombés, oh! c'est si peu. 
Moins de baisers que de souffrance 
Et plus d'ennui que de ciel bleu. 

Que de pleurs a pleuré mon âme! 
Si peu dt amour et tant de deuil; 
Non, je ne sais plus qu'une femme 
Deux fois ait passé sur mon seuil... 

Et r oubli ne clôt pas ses portes. 
Cest triste de se souvenir 
Qifen soi tant de choses sont mortes. 
On voudrait bien aussi mourir. 



Grégoire le Roy. 



(i) Pièce inédite extraite du Parnasse de la Jeune Belgique en ce moment août 
presse. 



— 286 



OFFRANDE OBSCURE «') 



f apporte mon mauvais ouvrage^ 
Analogue aux songes des morts. 
Et la lune éclaire Vorage^ 
Sur la faune de mes remords. 

Les serpents violets des rêves 
Qui s'enlacent dans mon sommeil, 
Mes désirs couronnés de glaives. 
Des lions noyés au soleil. 

Des heures aux ennuis obscènes 
Loin des jaillissements du Jour, 
Et les tiges rouges des haines. 
Entre les deuils verts de F amour. 

Seigneur, ayesf^ pitié du verbe. 
Laisse^ mes mornes oraisons 
Et la lune éparse dans Vherbe, 
Faucher la nuit aux hori:{ons. 

Maurice Maeterlinck. 



(i) Pièce inédite extraite du Parnasse de la Jeune Belgique en ce moment sous 
presse. 




287 — 



CHRONIQUE THÉÂTRALE 

1 nous a paru curieux, à l'heure de réouverture de notre Opéra, 
de renouveler pour lui ce que font, en grand , pour tous les 
théâtres de Paris, MM. Noël et Stoullig, dans leurs Annales 
du théâtre et de la musique. Le travail, pour être aride n*a 
pas moins un côté documentaire qui lui donnera de l'intérêt. Nous le renou- 
vellerons chaque année ici en le complétant des autres théâtres. 

LE THÉÂTRE DE LA MONNAIE 

CAMPAGNE 1886-1887. 

L'ouverture de la saison théâtrale eut lieu le dimanche 5 septembre 1886 
avec Zampa (i). A la direction Verdhurt succédait celle de MM. Dupont 
et Lapissida. Voici le tableau primitif du personnel artiste : 

Premier chef d'orchestre : M. Joseph Dupont. 

Chef d'orchestre : M. Léon Jehin. 

Second chef d'orchestre : M. Ph. Flon. 

Ténors : MM. Sylva, Engel, Beronney, qui n'eut jamais l'occasion de 
débuter, Gandubert, Larbaudière, Nerval, Durant. 

Barytons : MM. Séguin, Giraud, Renaud. 

Basses : MM. Bourgeois, Isnardon, Chappuis, Frankin, Séguier. 

Chanteuses : M"** Litvinne, Vuillaume, Martini, Balensi, Thuringer, 
Wolf, Legault, Gayet, Gandubert et douze coryphées. 

Artistes de la danse : MM. Saracco, Duchamp, Desmet, Deridder, 
^mes Cleofe Lavezzari, Consuelo de Labruyère qui s'éclipsa inopinément, 
Teresa Magliani, Emilia et Enrichetta Righettini, huit coryphées, trente- 
huit danseuses et douze danseurs. 

On joue successivement L'Africaine (2), Mireille (3), Maître Pathe- 



(1) Zam/7a (reprise de) le 5 septembre. Distribution: Zampa, M. Engel; Alphome^ 
M. Gandubert; Daniel, M. Chappuis ; Z)an</o/o, M. Nerval; Camille^ M'^* Wolf; Ritta^ 
Mii« Legault; im pirate, M. Vanderlinden ; Lugano, M. Blondeau. 

(2) L'Africaine (reprise de) le 6 septembre. Distribution : Vasco, M. Massart qui, pour 
rendre service à la direction, — M. Sylva étant indisposé — a chanté le rôle au pied levé 5 
Nélusko, M. Séguin; Don Pedro, M. Bourgeois ; Don Alvar, M. Gandubert; le grand 
brahmine, M. Renaud ; Don Diego, M. Frankin; le grand inquisiteur, M. Séguier ; rhuis- 
sier, M. Durand; Selika, M"« Litvinne; Inès, M'i» Thuringer; Anna, W^ Gandubert. 

Le 9 septembre M. Verhees, ténor du théâtre royal de Liège, remplace M. Massart 
dans le rôle de Vasco, le 24 septembre, M. Sylva reprend le rôle qu*il cède le 10 octobre 
à M. Cossira. 

Le 15 septembre, par ordre, on joue le 4* acte de La Juive, avec M. Sylva; le a« acte 
de Mireille et Le Chalet, complétaient la représentation. 

(3) Mireille (reprise de) le 8 septembre. Distribution : Vincent, M. Engel ; Ramond, 



— 288 — 

lin (i), Le Chalet (2), Robert le Diable (3), La Favorite (4), La Tra- 
viata (5), Les Huguenots (6), La Dame Blanche (7}, Galathée (8), La 



M. Isnardon; Ourrias^ M. Giraud ; Ambroise, M. Chappuis; Mireille, W^* Vuillaume; 
Taven, M"« Legault; Andreloun, M™« Ganduberl. 

Le 9 mars, M. Gandubert remplace M. Engel dans le rôle de Vincent qu'il tient désor- 
mais'jusqu'à ia fin de la saison. 

(1) Maître Pathelin (reprise de) le 8 septembre. Distribution : Maître Pathelin, 
M. Renaud; Josseaume, M. Chappuis; Thibault, M. Nerval; Chariot, M. Larbaudière; 
Jaquinard, M. Séguier; Vhuissier, M. Krier; Bobinette, W^* Legault ; Z)<ime Guillemette, 
M"« Gayet; Angélique, M-« Gandubert. 

(2) Le Chalet (reprise de) le 20 septembre. Distribution : Max, M. Isnardon ; Daniel, 
M. Gandubert ; 5e«(y, M"« Legault. 

{^) Robert le Diable (reprise de) le 13 septembre. Distribution t Robert, M. Sylva; 
Bertram, M'. Bourgeois; Raimbaud, M. Gandubert; Alberti, M. Ymnkxn \ un héraut, 
M. Durand; Alice, M<i« Martini; Isabelle, M"* Thuringer; Héléna, Mi'« Lavezzari. 

Le 19 septembre M. hourdin remplace M. Bourgeois dans le rôle de Bertram. Bien 
que se disant de TOpéra de Paris, cet artiste n'a aucun succès et ne reparaît plus de la 
saison. 

Le 6 octobre M. Sylva est doublé par M. Lamarche, un ténor médiocre, ancien pension- 
naire de rOpéra; le 1*' janvier, par M. Escalals, Texcellent premier ténor de TOpéra, et 
le 14 janvier par M. De Keghel qui se tire médiocrement de sa lourde mission. 

Le i*r janvier, W^^ Legault double M'i« Thuringer. 

Le 19 septembre M^'* Scorlino remplace définitivement la première danseuse , 
M"« Lavezzari. 

(4) La Favorite (reprise de) le 16 septembre, avec le concours de M. Cossira, un nou- 
veau ténor remarquable qui restera désormais dans la troupe jusqu'à la clôture de la 
saison. Distribution : Femand, M. Cossira; le roi Alphonse, Séguin; Baltha\ar, 
M. Bourgeois; Gaspard, M. Durand; Léonore, M"« Balensi; Inès, M">« Gandubert. 

Le !•' octobre, W^^ Martini reprend, par exception, le rôle de Léonore, 
Le 12 décembre, M"* Thuringer reprend de même celui aulnes, 

(5) La Traviata (reprise de) le 20 septembre. Distribution : Rodolphe, M. Engel ; 
Georges d'Orbel, M. Giraud; le baron, M. Chappuis; le marquis, M. Frankin; le 
vicomte, M. Larbaudière; le docteur, M. Séguier; Violetta, W^^ Vuillaume; Clara, 
MU* Legault ; Annette, M*« Gandubert. Cette reprise n'a aucun succès et Ton ne rejouera 
plus qu'une fois La Traviata pour la deuxième représentation de W^* Marcella Sembrich, 
le 23 avril, avec M. De Keghel dans le rôle de d'Orbel et M. Renaud dans celui de 
Georges. 

(6) Les Huguenots (reprise de) le 16 septembre. Distribution : Raoul, M. Cossira ; 
Nevers, M. Séguin; Marcel, M. Bourgeois; Saint-Bris, M. Isnardon; Tavannes, 
M. Gandubert; Cossé-BoiS'Rosé , M. Durand; Thoré, M. Frankin; Maurevert, 
M. Séguier; Valentine, M*« Litvinne; Afarg-uert/e, M^'« Thuringer; Urbain, M^^ Legault; 
une dame d'honneur. M"** Gandubert. 

Le 18 janvier, le 14 février, le 14 et le 17 avril, M*"» Colard remplace M*»* Gandubert. 
Le 14 avril, M"« Chasseriaux, falcon du théâtre royal de Liège, chante Valentine. 
Le 14 et le 17 avril, M. Renaud tient le rôle de Nevers, 

(7) La Dame Blanche (reprise de) le 23 septembre. Distribution : George, M. Engel ; 
Gaveston, M. Isnardon ;Z)icAr5oii, M. Nerval; Mac-Irton, M. Chappuis; Anna, M'i« Has- 
selmans ; Jenny, W^^ Legault. 

Mii« Wolf, désignée pour le rôle d'Anna, fut remplacée à la dernière heure. 

(8) Galathée (reprise de) le 12 octobre. Distribution : Pjrgmalion, M. Renaud ; 
Midasy M. Nerval; Ganymede, M. Larbaudière; Galathée, M"« Wolf. 



— 28u — 

Fille du Régiment (i), Le Prophète (2), Carmen (3), Hérodiade (4), 
Les Dragons de Villars (5), Le Pardon de Ploè'rmel (6), Le Farfa- 
det (7), et le lundi 29 novembre, la Monnaie nous donne enfin une nou- 
veauté : Lakmé. 



(1) La Fille du Régiment (reprise de) le 7 octobre. Distribution : Tonio, M. Gandu- 
beri; Sulpice, M. Isnardon; Hortensius, M. Chappuis; le caporal, M. Durand; le 
notaire, M. Séguier ; un paysan, M. Fleurix ; un domestique, M. Krier ; Marie, M*'« Vuil- 
laume; /â marquise, M"« Gayet; la duchesse. M»* Gandubert. 

(2) Le Prophète (reprise de) le 1 1 octobre. Distribution : Jean de Leyde, M. Sylva ; 
Zacharie, M. Bourgeois; Jotuis, M. Gandubert; Mathisen, M. Renaud; Oberthal, 
M. Isnardon ; un officier, M. Séguier ; un soldat, M. Durand ; Fidès, M»« Balensi; Berthe, 
M»« Thuringer. 

(3) Carmen (reprise de) le 16 octobre, avec le concours de M"« Castagne, engagée 
pour une assez longue série de représentations. Distribution : Don José, M. Engel; 
Escamillo, M. Corpait ; le dancaire, M. Chappuis; le remendado, M. Nerval; Zuniga, 
M. Frankin: Morales, M. Durand; Lillas Pastia, M. Séguier; le guide, M. Léon; 
Carmen, M»'« Castagne; Micaèla, M"« Wolf; Frasquita, MUe Legault; Mercedes, 
M"« Gandubert. 

Le 20 et le 24 octobre, le 21 novembre, le 27 décembre et le 9 janvier, M. Renaud tient 
avec plus de bonheur que M. Corpait le rôle d'Escamillo, 

Le 27 décembre, M"« Rémy, du théâtre d'Anvers, remplace M»« Wolf dans le rôle de 
Micaèla. 

(4) Hérodiade (reprise de) le 28 octobre. Distribution : Jean, M. Cossira ; Hérode, 
M. Seguin; Phanuel, M. Bourgeois; Vitellius, M. Renaud; le grand prêtre, M. Frankin; 
Salomé, M"« Litvinne ; Hérodiade, M»« Balensi ; Jeune Babylonienne, M"« Gandubert. 
Hérodiade a été jouée pour la première fois le 20 décembre 1881, au théâtre de la 
Monnaie, et seulement deux ans plus tard, le i«' février 1884, au théâtre Italien de 
Paris. 

Voici les artistes de la création : 

 Bruxelles A Paris 

Jean MM. Vergnet. MM. J. de Reazké. 

Phanuel .... Gresse. E. de Reszké. 

Hérode Manoury. Maure!, 

Vitellius .... Fontaine. Villani. 

Le grand prêtre. . Boutens. Paroli. 

Salomé Mn>«« Duvivier. M»«« Fidès Devriès. 

Hérodiade . . . Deschamps. G. Tremelli. 

Une Sulamite . . Lonati. Hallary. 

Pour Paris, M. Massenet ajouta à son œuvre deux cent cinquante pages de musique 
nouvelle. Cest avec ces remaniements qu*Hérodiade fut reprise à Bruxelles. 

La traduction du poème français de MM. Paul Milliet, Henri Grémont et Lanardieu 
est, en italien, de M. Janardini. 

(5) Les Dragons de Villars (reprise de) le 4 novembre. Distribution : Sylvain, 
M. Engel; Belamy, M. Renaud; Thibaut, M. Nerval; le pasteur, M. Séguier, un 
dragon, M. Krier; Rose Friquet, M»« Castagne ; Georgette, M"« Legault. 

(6) Le Pardon de Ploérmel {reprise de) le 10 novembre. Distribution: Hoél, M.Seguin; 
Corentin, M. Gandubert; le chasseur, M. Isnardon; le faucheur, M. Larbaudière; 
Maître Loie, M. Nerval; Maître Claude, M. Chappuis; Dinorah, M"« Vuillaume; 
premier pâtre, M"« Legault ; second pâtre, M™« Gandubert; première chevriere, 
M"« Colard ; seconde chevriere, M"« Stella Faure. 

(7) Le Farfadet {vtçnse de) le 18 novembre. Distribution; Marcelin, M. Renaud; 
Bastien, M. Nerval; le bailli, M. Chappuis; Babet, M"« Legault; Laurette, M"« Gan- 
dubert. 



— 290 — 

Jusqu'à ce jour, le public avait vu défiler la nouvelle troupe à laquelle 
s*étaient ajoutés plusieurs artistes de valeurs diverses parmi lesquds on 
remarqua MM. Cossira et M^'* Castagne. 

29 novembre. Première représentation (à Bruxelles) de LAKMÉ, opéra 
comique en 3 actes, poème de MM. E. Gondinet et Ph. Gille, musique 
de M. Léo Delibes (i). 

Après Lakmé, qui l'emporta sur les autres œuvres de la campagne, par 
le nombre (vingt-neuf) de ses représentations, les nouveautés ne se firent pas 
attendre. Après le Toréador (2), Myosotis^ un divertissement inédit de 
M. Flon (3), la Juive (^^^ Sigurd(5) qui nous donnèrent patience, nous 
eûmes V Amour médecin. 



(1) Première représentation à l'Opéra-Comique de Paris, le 14 avril 1883. 

DISTRIBUTION : 

A Paus a Bauxblles 

Lakmé .... M»«VanZandt. Mu«« VuiUaume. 

MalUka Frandin. Wolf. 

EUen Rémy. Legault. 

Rose Mole. Gandubert. 

M. Benp[on . . . Pierron. Gayet. 

Géraid MM. Taiazac. MM. Engel. 

Nilakantha. . . . Cobalet. Renaud. 

Frédéric .... Barré. Isnardon. 

Hadfi . . . , . Cheneyière. Gandubert. 

Un domben. . . . Teste. Durand. 

Un marchand. . . Davoust. Fleurix. 

Un Kouravar . . . Bernard. Séguier. 

Lakmé eut à Paris quarante-deux représentations en 1883, vingt-deux en 1884, treize 
en 1885 et treize en 1886, soit quatre-vingt-dix représentations; à Bruxelles, en 1886-87, 
vingt-neuf représentations. 

Voici pour Bruxelles les phases de l'interprétation : 

Le ag novembre, jour de la deuxième représentation, Mu« Castagne remplace MU« Wolf. 
Elle joue encore le rdle de Mallika les 3, 6 et 8 décembre. 

MU« Martini prend le rôle les 10, 13, 15, 17, 20, 32, 25 et 30 décembre et le 2 janvier; 
Mlle Wolf rentre le 6 janvier et joue le rôle jusqu*à la fin de la saison. 

Le 24 février, M. Gandubert remplace jusqu'à la fin des représentations M. Engel dans 
le rôle de Géraid, et y obtient du succès. M. Larbaudière prend la place de M. Gandu- 
bert et joue Hadji, 

(2) Le Toréador (reprise de) le 11 décembre. Distribution : Don Belflor, M. Isnardon; 
Tracolin, M. Gandubert; Coraiine, M"* Legault. 

(3) Myosotis (première représenution de), le 1 1 décembre. Ce divertissement, réglé 
par M. Saracco, a eu quelque succès. La musique de M. Flon accompagnait de fiiçon 
aimable les danses des ballerines parmi lesquelles se distinguèrent M-« Scorlino, 
Lavezzari et Magliani. 

(4) La Juive (reprise de) le 23 décembre. Distribution : Eiéai^ar, M. Cossira ; le Car- 
dinal Brogny^ M. Bourgeois; Léqpold, M. Gandubert; Ruggiero, M. Renaud; Albert^ 
M. Frankjn; un crieur, M. Séguier; un officier^ un homme du peuple, M. Durand; 
Rachel, M"* Martini; la princesse Eudoxie, MU« Legault. 

Le 20 janvier, MU* Thuringer prend le rôle de la princesse et le conserve pendant la 
durée des représentations suivantes. Le 25 février, M. Dekeghel chante celui d'Eléa^far, 
par exception. 

(5) ^gurd (reprise de) le 7 janvier. Distribution : Sigurd, M. Cossira ; Gunther, 



— %gi — 

19 janvier. Premidre représentation (à Bruxelles) de L* AMOUR MÉDECIN, 
opéra comique en 3 actes, d'après Molière par Charles Monselet, musique 
de M. F. Poise(i). 

28 janvier. Première représentation (à Bruxelles), de LES CONTES 
D'Hoffmann, opéra-comique en trois actes et cinq tableaux, paroles de 
M. Jules Barbier, musique de Jacques Offenbach (2}. 



M. Séguin; Hagen, M. Bourgeois; ïe grand prêtre (TOdin, M. Renaud; Rudiger, 
M. Frankin; Imfrid^ M. Durand; Hamart, M. Fleurix; Ramune^ M. Simonis; Brune- 
hiide. Mil* Litvinne; Hilda,W^* Martini; Uta^ MU^fialensi, doublée le 10 février par 
MU« Van Besten. 
(1) L'Amour médecin^ première représentation à rOpéra-Comique le 20 décembre 1880. 





DISTRIBUTION : 






A Pabis 


A Bruxbllxs 


CUtandre . . . 


MM. Nicot. 


MM 


. Gandubert. 


Sganarelle . . . 


Fugère. 




Renaud. 


Dessonandrès . . 


Barnolt. 




Larbaudière 


Bahis 


Grivot. 




Nerval. 


Macroton . . . 


Gourdon. 




Chappuis. 


Romès .... 


Maris. 




Frankin. 


M, Josse . . . 


Davoust. 




Blondeau. 


M.Guillaume. . . 


Teste. 




Krier. 


Un notaire . . . 


Troy. 




Séguicr. 


Un laquais. . . 


Langlois. 




Désiré. 


Lisette 


Mn»««Thuillier. 


M-* 


1 Legault. 


Lucinde. . . . 


Mole. 




Gandubert. 



V Amour médecin eut à Paris quatre représentations en 1880, soixante-deux en 1881, 
dix-neuf en 1882, seize en 1883, huit en 1884 et onze en 1886, soit cent-vingt représenta- 
tions. A Bruxelles, en 1887, treize représentations. 

(2) Première représentation de l'Opéra-Comique de Paris, le 10 février 1881. L'œuvre 
ne fut pas représentée ici dans toute son intégrité ; à Paris elle comportait quatre actes. 
Voici les deux distributions : 



A PARIS 



A BRUXELLES 



Hoffmann .... 
Lindorf, Coppelius et 

Miracle .... 

Crespel 

Andres , Cochenille , 

Frawff 

Spallan^ani. . . . 
Wilhelm ..... 
Nathaniel .... 

Wolfram 

Hermann .... 
Maître Luther . . . 
Stella^ Olympia, An- 

tonia 

Nicklause .... 
Une voix . . . . 
La Muse 



MM. Talazac. 

Taskin. 

Belhomme* 

Grivot. 

Gourdon. 

CoUin. 

Chènevière. 

Piccaluga. 

Teste. 

Troy. 

MmM Adèle Isaac. 
Marg. Ugaide. 
Dupuis. 
Mole. 



Hoffmann . • 
Coppelius , Daper 

dutto. Miracle . 
Schlemil . . . 
Spallan^ni . . 
Cochenille, Pitichl 

nacchio, Franp[ 
Crespel .... 
Hermann 
Naihanael . . . 
Luther .... 



MM. Engel. 



Olympia, Giulietta, 

Antonia .... 

Nicklause .... 

Un fantôme . . . 



Isnardon. 

Renaud. 

Chappuis. 

Nerval. 
Frankin. 
Séguier. 
Larbaudière. 
Vanderlinden . 



MmM Vuillaume. 
Legault. 
Wolf. 



MM. Barbier et Carré n'étaient pas les premiers à utiliser pour la scène les contes 
d'Hoffmann. Un drame ûintastique sur le même sujet a été joué en 1851 (31 mars) à 



— 292 — 

Entre Les Contes iTHoffmann et La Valkyrie^ qui sera révénemcnt 
artistique de Tannée, se place une reprise des Rendez-vous bourgeois^ de 
Nicolo (i), puis entre les représentations nombreuses de Tœuvre wagné- 
rienne, une reprise réjouissante de La Muette de Portiez (2), une reprise 
de Faust (3), assez malheureuse pour M"® Vuillaume, du Médecin malgré 
lui (4^, de Gounod, et Tannée embellit ses derniers jours de quatre repré- 
sentations brillantes pour le passage d*une étoile, M*"^ Marcella Sembrich. 
La cantatrice nous donne : Lucie^ La Traviata, La Somnambule et Le 
Barbier de Sépille. 

Il nous faut noter encore un ballet inédit : Le Lion amoureux (5), et les 
deux représentations de Francilloriy données par les artistes de la Comédie- 
Française. 

9 mars. Première représentation, en français, de la Valkyrie, drame 
lyrique en trois actes. Deuxième partie de la Tétralogie des Nibelungen^ 
de Richard Wagner. Version française de Victor Wilder (6.. 

P, S. — Voici le tableau des principaux titulaires de la troupe pour la 
prochaine campagne à la Monnaie : 

Chefs de service ; MM. Joseph Dupont, directeur de Torchestre; Léon 



rOdéon ; beaucoup d'auteurs, parmi lesquels Delibes, pour Coppélia^ en ont tiré des 
ballets et des opéras. 

Les Contes et Hoffmann, d'Oifenbacb, eurent à Paris cent-une représentations en 
1881, onze en 1882, quatre en 1885 et quinze en 1886, soit cent trente-une représen- 
tations. A Bruxelles en 1886, treize représentations. 

Les changements dans Tinterprétation au thé&tre de la Monnaie, sont les suivants : 

Le 3 mars, M. Dekeghel remplace définitivement M. Engel dans le rôle d* Hoffmann, 
il le foit de façon honorable. 

(1) Les rende:('VOus bourgeois (reprise de) le 4 février. Distribution : César, M. Isnar- 
don; Tasmin^ M. Renaud; Dugravier, M. Chappûis; Bertrand, M. Nerval; Charles, 
M. Larbaudière; Julie, MW« Legault; Reine, M»'« Gayet; Louise, M»* Gandubert. 

(3) La Muette de Portici (reprise de) le 17 mars. Distribution : Masaniello, M. Cos- 
tira; Pietro, M. Renaud; Alphonse, M. Gandubert; Borella, M. Séguier; Selva, 
M. Frankin ; Loren^o, M. Durand ; Elvire, M"« Thuringer; Fenella, M"« Scorlino ; £/fie 
dame d'honneur, M^^* Colard. 

(3) Faust (reprise de) le 5 avril. Distribution : Faust,* M. Cossira; Méphistophélis, 
M. Bourgeois; Valentin, M. Renaud, Wagner, M. Frankin; Marguerite, W^^ Vuil- 
laume; Siebel, Mu« Legauh ; Marthe, MU« Gayet. 

(4) Le Médecin malgré lui (reprise) le 31 mars. Distribution : Sganarelle, M. Isnar- 
don; Léandre, M. Gandubert; Géronte, M. Chappûis ; Lucas, M. Nerval; Valère, 
M. Frankin; if-« Robert^ M. Séguier; Martine^ M"« Legault ; Jacqueline, U^ Gayet ; 
Lucinde, M*« Gandubert. 

(5) Le Lion amoureux (première représentation de) ballet en 1 acte, d'après Lafon- 
taine. Livret de MM. Cosseret et Agoust, musique de M. Félix Pardon. Chœurs et soli. 
Distribution : La Dryade, M"* Gandubert; le Sylvain, M. Larbaudière. 

(6) La Valkyrie (première représentation, en français, de) le 9 mars. La Valkyrie 
(die Walkùre) a été représentée pour la première fois, en allemand, au théfttre de 
Bayreutb, le 15 août 1876. Distribution : Siegmound, M. Engel; Wotan, M. Séguin 
Hounding, M. Bourgeois; Brunnhilde, M^i* Litvinne; Sieglinde^ Mi>« Martini; Fricka, 
M'i' Balensi; Helmwigue, M^'* Thuringer; Guerhilde, M^^* Legault; Waltraute, 
Mil* Wolf; Ortlinde, MU« Pauer ; Rossweisse, M"« Van Besten; Grimguerde, M^ Bau- 
dalet; Schwerthleite, M^^* Hellen; Siegrune, M"« Coomans. Le 18 mars, MU« Van Besten 
double M»« Balensi, dans le rôle de Fricka, 



— 293 — 



Jehin, chef d'orchestre; Ph. Flon, deuxième chef d'orchestre, chef des 
chœurs; Lapissida, directeur de la scène; Falchieri, régisseur général par- 
lant au public; Léon Herbaut, deuxième régisseur; Saracco, maître de 
ballet; Duchamp, régisseur du ballet; Louis Maes, Triaille et Carpay, 
pianistes-accompagnateurs; Devries, souffleur ; Fiévet, bibliothécaire; Bul- 
lens, chef de la comptabilité; Charles Lombaerts, machiniste en chef; 
Feignaert, costumier; Bardin, coiffeur; Colle, armurier; Jean Cloetens, 
préposé à la location, contrôleur en chef; Maillard fils, percepteur de 
1 abonnement ; Lynen et Devis, peintres-décorateurs. 

Ténors : MM. Tournié, Engel, Gandubert, Boon, Nerval, Seuille. 

Barytons : MM. Séguin, Renaud, Rouyer. 

Basses : MM. Vinche, Isnardon, Chappuis, Frankin, Potter. 

Chanteuses : M"«« Litvinne, Martini, Léria, Storell, Landouzy, 
Haussmann, Van Besten, Angèle Legault, Walter, Gandubert. 

Danseurs : MM. Saracco, Duchamp, Desmet, De Ridder. 

Danseuses : M'^ Adelina Rossi, Térésa Magliani, Emilia Righettini, 
Enhchetta Richettini, ^uccoli. 

Huit coryphées, trente-deux danseuses, douze danseurs. 



RÉSUMÉ 1886-87. 



Date de la 
preniière 
Nombre d'actes, reprétentation. 



Zampa 3 &• 4 t- 

L'Africaine 5 a. 

Mireille , 3 a. 4 t. 

Maître Pathelin ...... 1 a. 

Le Chalet ,....,.. 1 a. 

Robert le Diable 3 a. 

La Favorite 4 a. 

La Traviata 4 a. 

La Fille du régiment .... 3 a. 

Le Prophète 4 a. 10 t. 

Carmen 4 a. 

Hérodiade 4 a. 7 t. 

Les Dragons de Villars, ... 3 a. 

Le Pardon de Ploérmel. ... 3 a. 4 t. 

Le Farfadet i a. 

Lakmé 3 a. 

Le Toréador ....... 2 a. 

Myosotis 1 a. 

La Juive 4 a. 5 t. 

Sigurd 4 a. 10 t. 

V Amour médecin 3 a. 

Les Contes d'Hoffmann .... 3 a. 5 1. 

Les Rende j'vous bourgeois , . . 1 a. 

La Muette de Portici .... 5 a. 

Le Lion amoureux 1 a- 

Le Médecin malgré. lui .... 3 a. 

Faust 5 a. 

La Valkyrie 3 a. 

Luciede Lammermoor .... 4 a. 

La Somnambule 3 a. 

Le Barbier de Séirille .... 4 a. 

{Francillon) 4 a. 



39 nov. 



10 nov. 
28 janv. 



9 mars 



Nombre 

de re pi éeentatiom 

pour l'année 

3 


11 

»4 



6 

a 

5 

10 
11 

7 

5 

2 

5 
29 

a 

■| 

7 

>3 
H 
>4 

l 

2 

4 
23 

1 
1 
1 

2 



M. F. W. R. 



— 294 — 



CHRONIQUE ARTISTIQUE 



SALON DE BRUXELLES 

{A la diable) 

t maintenant, ne tapons pas. 

Depuis les XX^ voici la première exposition qui vaille — 
à Bruxelles. Beaucoup d*horreurs, assurément, mais beau- 
coup de choses qui arrêtent et qui enthousiasment. Pas une 
salle qui n'ait son clou, son œuvre — et nous devons l'avouer, le jury n'a 
pas été malhabile bien que M* Picard en fût. 

C'est avec une douce joie que nous avons retrouvé nos anciennes admi- 
rations et avec une mauvaise gaieté que nous avons aiguisé nos antipathies 
contre les traditionnelles bêtes noires. Celles-ci sont nombreuses, n'en 
parlons guère. 

A la queue leu leu du catalogue, nous pouvons noter alphabétiquement 
bien des noms et bien des œuvres — dût-on conspuer nos indulgences. 




A, 



.BRY. — Général Van der Smissen à cheval — ton neutre — allure 
bien fichue — crâne — mérite médaille d'encouragement. 



A 

A< 



NGENOT. — Roses trémières et très mièvres. 



.RTAN. — La mer, la grande et furieuse mer, avec des tons de boue 

— des accents de fureur — des hurlements de vagues — la mer d'Artan 

— qui engueule Musin, fait pâlir Francia et rend Claeys verdâtre. Well 
roaredt 



B 
B. 



EERNAERT (M"«). — Un amendement de paysage. 



ŒLLIS. — Nature morte, — Je te crois — des huîtres qui ont vu 
Cléopâtre. 



IJÉRAUD. — Au palais — très fort (à Paris). 



— açS — 

jDINJÉ. — Exquis — très exquis — travail — a pas l'air — mais tout 

de même. 

JjOUY. — Portrait de M^ V. Si cette M"* V. existe, son adresse^ 
ô Pranzini ! 

V/ ARRIÈRE. — Portrait de Deville^f, le sculpteur de la Salomé 
d'il y a trois ans. — Portrait vivant, parisien — allure — va bene. 

V/LUYSENAAR. — Liberté, éga non, ça dure trop longtemps. 

vyOLLART, Marie. — A genoux. 

Ly'ANETHAN, ALIX. — A la lettre A, s'il vous plaît, M. le cata- 
logue. Voilà venir T Aristocratie. 

Ue BRAEKELEER. — La partie de cartes. Gagnée. 



D 
D, 



E UHDE. — La Sainte Cène. — Credo. 



'E VRIENDT. — Jésus-Christ. (Voir La Terre et Armand Sil- 

vestre.) 

J-/IERICKX. — Résurrection de Lazare. Il était si avancé que cela! 

X^ ANTIN-LATOUR. — Autour du piano.,. Il y a Chabrier qui pose. 
Piano admirablement traité : on ne Tentend pas. 

r RÉDÉRIC, LÉON. — Le plus beau jeune du Salon. 

VJTERVEX. — Avant Fopération. La pince-Péan se vend i fr. yS chez 
CoUin, 6, X'ue de FEcole de médecine. 

XiALKETT. — Dans la Sapinière, Elle n'est pas encore morte? 



— 296 — 

IXAMESSE. — (Voir les fusains.) 

AIERBO. — (Voirie suivant.) 

riUBERT. — Un gendarme belge. 

JLeROY SAINT-AUBERT. — VÉté à Monaco. — Mettre des 
verres fumés ou gare rophthalmie. 

J^E MAYEUR. — Marée montante. — Monte, marée mayeur. 

JVIaRCETTB. — Le Soir. Donne-le moi, dis, Alexandre I 

xVIaTEJKO. — Ko-ko, ou : La Peste de Tournai au beurre 
d'anchois. 



M 
M 



EUNIER, à Louvain, 55, rue des Récollets. — Ça se voit. 



o 



EUNIER, Georgette. — La Vie des fleurs. 

Vivez, vivez ma belle ! 
Vivez, vivez toujours ! 



YENS, David et Pierre. — Eendracht maakt machti 

Jl EARCE. — Ave, Sancta Genoveva, gratia plena! Bastianus Lepage 
tecum, mais ceci est rudement mieux. 

Jl ORTIEUE. — En congé! Eh bien, pourquoi est-il là? 
Ja-IBOT. — Goya avait quelque talent. 
Ja-INGEL. — Un pastel à Fhuile. 
IVOLL.... Mops. 



— 297 — 

OICARD. — Après le duel. Sujet vraiment original 

OTEVENS. — Hiver mondain^ tu me fais de la peine. 

OTOBBAERTS. — Mon vieux Jordaens, lu peux te fouiller. Il ne 
manque que Todeur. 

1 ER LINDEN. — Le Parc, — C'est là que je voudrais vivre 

(Air^connu.) — La Charmeuse. Prends garde, Madame, tu faut pas tomber. 

V AN BEERS. — Cambronnus — Cambronna — Cambronnum — 
ou femme. 

Van DEN EEDEN. — Le mot du précédent - M.... M.... M.... 

V ERWÉE. — Et le septième jour il se reposa et ne fit plus rien de 
propre. 

V INCK, LADY GODIVA. — En ce temps-là (XI* siècle), les che- 
vaux blancs étaient bleus, tellement il faisait froid, et les femmes se pro- 
menaient tout nues dessus, tellement elles avaient chaud. 

W ALCKIERS. — La rue de la Régence (à Alger). 

Ceci est un compte rendu comme un mal de mer. Pardon, excuse. 

M.W. 

31 Août. 



-.98- 



MEMENTO 



Nous avons la tristesse d'apprendre la 
mort de madame Belval, née Charon, mère 
de notre critique musical Henry Maubel 
décédée subitement à Blankenberghe le 
3 septembre 1887. 

La Jeune Belgique tout entière s'associe 
à la douleur de son ami. 

*** 

Nous remercions M. Seumé (Max Sulz- 
berger), le sympathique chroniqueur du 
Globe illustré, des mots aimables qu*il nous 
consacre et que nous sommes heureux de 
reproduire pour déplaire à... vous savez, 
eht: 

« A différentes reprises j*ai déjà parlé ici 
de la Jeune Belgique. Le mouvement litté- 
raire qui s'incarne en elle est de ceux qui 
réclament l'attention et la retiennent. Sans 
partager ses tendances, sans professer les 
mêmes sympathies ni les mêmes anthipa- 
thies, on peut suivre avec intérêt les tra- 
vaux d'un groupe qui s'affirme fièrement, 
plein de confiance en lui-même, en sa jeu- 
nesse, en son talent, pour ne pas dire son 
génie. 

c «c L'art pour l'art », voilà sa devise, son 
schibboleth! 

« La Jeune Belgique ne l'arbore pas pour 
sennr de pavillon à de la pacotille de con* 
trebande. Elle te prend si bien au sérieux 
que, loin de se laisser influencer dans ses 
créations par le goût du jour, elle trouve 
un hautain plaisir à le contrarier, par la 
forme et par le fond, à le déconcerter par 
ses admirations de parti pris, à l'exaspérer 
par ses allures. En apparence, elle parait 
plus enchantée du toile général, lorsqu'elle 
prend l'opinion publique au rebours, que 
des adhésions qu'elle recueille. 

a En réalité, les poètes et les prosateurs 
qui forment ce groupe sont cependant très 
sensibles à la critique ; leur indifférence à 
cet égard est feinte. Ce qui le prouve, c'est 
qu'à chaque attaque ils redoublent de 
morgue. 

« Franchement, je préfère encore ces 



allures cassantes, à la flexibilité d'échiné 
d'autres qui s'en vont quémandant appro' 
bation et éloges de tous côtés et à n'importe 
quel prix. 

« Que de générations de jeunes littéra- 
teurs, arrivés plus tard à la renommée et 
même à la gloire, en ont agi de même en 
France! 

oc Encore un groupe littéraire belge qui 
écrit en français se trouve-t-il dans des 
conditions bien plus défavorables que leurs 
congénères parisiens.Les Belges ne peuvent 
se défendre de l'influence de l'école fran- 
çaise, à laquelle ils se rattachent forcément, 
et cependant ils tiennent à s'affirmer, non 
seulement individuellement, mais comme 
groupe. 

« De là leur recherche du difficile et du 
compliqué. Ils n'entendent pas se servir 
d'une langue toute fiiite. Ils la creusent, ils 
la martèlent, ils la tourmentent. Entre deux 
synonymes, leur préférence est acquise 
d'avance à l'expression la moins usitée. Ils 
ont même l'ambition d'enrichir, de ci, de là, 
la langue par quelques heureuses trou- 
vailles ou de bizarres exhumations. 

fc Les conceptions et l'exécution se res- 
sentent de cette espèce de tension continue. 
Ne leur demandez pas la tendresse, l'aban- 
don, la grftce ou l'expression nerveuse et 
égale. Ni de la vie, ni de l'art, ils ne 
prennent le côté riant. 

« Moins encore goûtent-ils le roman- 
tisme. Leurs œuvres reflètent plutôt l'esprit 
moderne positif. Aucun d'eux ne se laisse 
aller à la dérive de ses rêves, si tant est 
qu'ils en aient. Tout est voulu, le persiflage 
aimable, le rire de M. Max Waller, l'ironie 
froide de M. Giraud et la vigueur parfois 
brutale de M. Georges Eekhoud. Ce dernier 
vient de faire paraître un volume de Nou- 
velles Kermesses qui affirme sa manière de 
penser, de composer et d'écrire avec une 
plus grande autorité que ses volumes pré- 
cédents. 

« Avec moins d'effort, son individualité 
s'en dégage plus aisément. 



— 299 — 



« Son originalité, il la doit au petit coin 
de terre où il est né. La Campine, avec sea 
bruyères, ses ciels brumeux ou fulgurants, 
avec ses rudes paysans, ses mœurs brutales 
tempérées par une honnêteté native, lui ont 
laissé dans Tesprit un mirage ineffaçable. 
Il en parle avec la passion éloquente d'un 
amoureux et une émotion de sincérité com- 
municative. Qu'il aborde dans ces récits et 
contes le côté légendaire comme dans 
Marinus; qu'il touche au surnaturel en 
racontant le Cœur de Tony Wandel ou la 
Fin de Bats; qu'il déroule dans un tableau 
où Teniers et Van Ostade paraissent avoir 
tenu tour à tour le pinceau (nos écrivains 
flamands seront toujours quelque peu pein- 
tres), la Fête de Saint Pierre et Paul — le 
jour où, dans la Campine les maîtres re- 
couvrent la liberté de remplacer leurs ser- 
viteurs, de même que ceux-ci peuvent 
changer de patron, — il n*est jamais plus 
plastique dans l'expression, plus haut en 
ton, plus heureux dans la description à 
laquelle Faction sert de prétexte, que lors- 
qu'il parle de cette terre si pauvre et cepen- 
dant si chaudement aimée par lui. » 
*** 
Nous donnerons dans notre prochain 
numéro une étude de M. Iwan Gilkin sur 
Jules Laforgue, le beau poète qui vient de 
disparaître. 

Voici ce que dit de lui Jean Lorrain dana 
VÉvénement : 

«c M. Jules Laforgue est mort de déses- 
poir et de la misère incurable des incom- 
pris et des ulents reniés : lecteur de Tim- 
pératrice Augusta à Berlin, puis entré 
quelque temps au Figaro sous la protec» 
tionde M. Marcade, Jules Laforgue est un 
des plus délicieux £iintaisistes, sinon le der- 
nier des lunatiques éclos sous la dange- 
reuse et cependant séduisante influence des 
Charles Baudelaire, Paul Verlaine et Sté- 
phane Mallarmé. Pauvre Jules Laforgue, 
tous les délicats connaissent ses Com- 
plaintes à Notre-Dame la Lune^ éditées 
chez Vanier; il publia de curieux vers dans 
la Vogue, une revue de jeunes, morte 
depuis, de Moréas, et la Revue indépen^ 
àanU inaérait de lui, en avril dernier, une 



pièce intitulée : Pan et la Syrinx, qui fut 
un vrai régal de lettrés. Cétait à la fbia fou 
et profond, érudit et fantasque ; il y avait 
chez le pauvre mort d*hier des trouvailles de 
mots absolument exquises, désopilantes 
d'inattendu et de justesse, un modernisme 
d'anglomane et des drôleries d'opérette 
d'Hervé. 

« Jules Laforgue était aimé de tous ceux 
qui l'ont approché et particulièrement lié 
avec M. Paul Bourget, un ami de plus de 
quinze ans qui, nous assure-t-on, devant la 
situation précaire du mort et de sa veuve, 
a tenu à fkire les frais de l'inhumation, et 
vient de revenir d'Oxford pour conduire le 
deuil. » 

♦** 

Une petite revue belge appelle la polé- 
mique de l'Anthologie une question de 
ménage. Voilà qui est assez facétieux. Quel 
ménage? Le ménage littéraire? Alors, soit ; 
mais il nous semble que l'on pourrait bien 
s'unir |>our le défendre, et que même les 
petites revues nouvelles, alertes et jeunes 
auraient leur mot efficace à dire. 

Est-ce la présence du Copurchic-Vlan- 
Ah-Pierre-M. Olin, dit La Forge Cadet- 
Roussel qui paralyse les plumes et sauve- 
garde la vénération envers l'oncle du jeune 
homme f 

*** 

Notre confrère, M. Georges Verdavaine, 
vient de fiûre paraître une plaquette intitu- 
lée : Je/ Lambeaux. 

C'est une étude biographique sur l'au- 
teur de la fontaine inaugurée récemment, à 
Anvers. 

La note enthousiaste domine, maia 
l'étude sur les travaux du sculpteur anver- 
sois est ÊBiite avec science et écrite d'une 
plume alerte. 

*** 

Le quatrième volume de VAlmanach 
de r Université de Gand paraîtra au mois de 
janvier prochain. Les étudiants belges et 
étrangers sont appelés à y collaborer; leurs 
articles seront examinés par le comité de 
publication et inaérés, s'il y a lieu. 

Les manuscrits doivent être adressés. 



— 3oo — 



avant le lo noYembre, au Secrétaire, 
M. Paul 'Bergmans, rue Guinard, 18, 
Gand. 



Vient de paraître une excellente étude de 
M. Léon Lecjuime sur Millet. Ceat con- 
sciencieux, presque toujours juste et 
ramené au point d'où les enthousiasmes 
excessifs avaient fait dévier les critiques. 



A propos des œuvres posthumes de Bau- 
delaire, voici les renversantes énormités 
que perpètre La Société nouvelle : 

a Et, en somme, il faut avoir le courage de 
le dire : il fut Tadmirable artiste des Fleurs 
du mal et des Paradis artificiels, il reste 
un prodigieux ouvrier, mais un ouvrier. 
En présence de cette vaste intelligence, on 
peut récrire. Cette existence fut un avorte- 
ment. Dans cette lutte perpétuelle, dans ce 
combat sans trêve contre notre monde mau- 
dit, il Tavoue lui-même, il n*eut pas la cha- 
rité. L*amour de Thumanité, flambeau qui 
conduit dans les régions de la vérité 
suprême, lui manqua. Et cette humanité 
lui devint ennemie. 

« Tout naturellement, en présence de Tim- 
mense bêtise des hommes de notre temps, 
une vanité énorme doit s'emparer de celui 
qui est ass^ grand pour voir par dessus 
les têtes. Baudelaire poussa Torgueil jus- 
qu'à la folie. Dans tous ses livres, si par- 
faits sous certains côtés, une note ne vibre 
point : l'amour. 

a Qu'importe, son œuvre restera debout, 
surtout parce qu'il répond admirablement 
aux aspirations de la race présente. Race 
énervée qui n*a point le courage de cher- 
cher, qui, l'âme fatiguée, se contente d'une 
négation. 

« Génération d'ouvriers, point de maître. 
Ecrivains de la sensation du mot, non cher- 
cheur de vérité. 

« Notre temps ne sait plus aimer, reste 
muet devant les grands problèmes et les 
esprits supérieurs comme Baudelaire ; l'in- 
telligence traversée par un vent de folie, 
s'arrête en un mysticisme catholique 



qu'eux-mêmes savent stérile et qui porte en 
lui la mort de l'art. » 
I ! 1 1 I t ! ! ! 1 



A lire dans la revue pédagogique V Ecole 
communale^ une étude très nourrie de 
M. Oscar Colson sur Théophraste Renau- 
doty le premier journaliste français. 



Les auteurs de l'incendie de YHertogen- 
wald sont enfin connus. Ils ne sont qu*un. 
Le coupable est, nous assure- t-on, M. Paul 
Wauwermans avocat à la cour d'appel. Il 
sera défendu par M« Edm. P., le juriscon- 
sulte bien connu. 



Cy une drôlerie bien française extirpée 
du Gaulois : 

K On peut dire, en somme, que le natu- 
ralisme n'a guère compris dans ses rangs 
que M. Zola tout seul. Le grand succès 
arriva, l'Age d'or du naturalisme. M.Zola 
conclut alliance avec Concourt et Daudet; 
et ainsi fut formé le triumvirat des roman- 
ciers à fort tirage de la librairie Charpen* 
tier. 

ce On fit des avances aux jeunes talents 
pour les enrégimenter; ceux-ci se déro- 
bèrent. Bourget et Mirbeau repoussèrent 
les avances. 

« Seuls arrivèrent autour du pontife du 
naturalisme des jeunes gens dont quelques- 
uns avaient de la valeur, mais sans grand 
éclat; tel M. Gustave Geffroy. Les Jeunes 
Belgique marchèrent comme un seul 
homme derrière Camille Lemonnier, qui 
mélangeait l'imitation de Zola avec l'imita- 
tion de Cladel. Depuis, les Belges ont 
déserté pour suivre Mallarmé. » 

Voilà des choses que nous ignorions. 
Cest beau l'histoire. 

»** 
Une petite manifestation bien amusante 
a eu lieu récemment à propos de La Terre 
d'Emile Zola, auteurs : un groupe de jeunes 
écrivains, parmi lesquels Bonnetain, l'au- 
teur de Chariot s'amuse.,. Une pudeur 
subite a saisi ces Messieurs et ils ont en 



— 3oi — 



bloc déclaré urti et orbi qu'ils ne pouvaient 
approuver La Terre... et qu'Us mettaient 
Zola à l'index. Cest une des choses les plus 
burlesques qu'aura vu THistoire des Let- 
tres. Médan s'en esbaudit depuis un mois. 



De la Protection des Œuvres de la 
Pensée, par Victor Janlet, avocat. — Pre- 
mière partie : Architecture, Bruxelles, 
Moens. 

M. lavocat Janlet qui, depuis longtemps 
déjà, étudie spécialement la matière si inté- 
ressante et si diverse de la propriété artis- 
tique et littéraire, vient d'ouvrir la série des 
études doctrinales sur la loi nouvelle du 
33 mars 1886 par un travail de longue 
baleine : il comprendra huit volumes, con- 
sacrés chacun à Tune des branches du 
domaine de l'art. Le premier, récemment 
paru, traite des dessins et conceptions d'ar- 
chitecture. Cest du moins ce que dit le 
titre. En réalité, on y trouve non seulement 
tout ce qui concerne l'architecture, mais 
les solutions de multiples questions rela- 
tives à la musique, à la littérature, à la 
f-einture, etc. Cet inconvénient n'en est pas 
un pour le simple curieux, à qui il procure 
l'agrément d'une lecture plus variée ; et il 
est atténué, pour l'homme de cabinet, par 
l'addition d'une table des matières très 
développée. 

M. Janlet évite de se lancer dans la méta- 
physique du droit comme dans l'invention 
de cas imaginaires. Le noyau de son livre, 
ce sont les principaux jugements et arrêts 
intervenus sur la matière en France et en 
Belgique, qu'il rapporte en les entourant 
d'un sobre commentaire toujours puisé 
dans les principes généraux. 

A lire aussi l'introduction historique, 
illustrée de faits typiques habilement choi- 
sis, et le chapitre de tête où M. Janlet, qui 
est un convaincu, plaide vaillamment, 
contre d'éminents jurisconsultes, la thèse 
de la propriété absolue en matière intellec- 
tuelle. 

L'éditeur Moens a fait à ce volume une 
toilette pleine de goût, digne du caractère 
artistique du sujet qu'il traite. 



L'Odéon de Paris a du pain sur la 
planche, à en juger par la liste des pièces 
qu'on annonce pour être jouées dans le 
courant de l'année 1887-1888 : 

Skylock ou le marchand de Venise^ 
adaptation en vers, par M. Gaston de 
Raimes ; Vera^ comédie en trois actes et en 
prose, de M. Henri Amie ; le Ruffian, trois 
actes en vers, de MM. Gulard et Palefroi; 
la Marchande de sourires, drame japonais 
en cinq actes, en prose, Mm* Judith Gau- 
tier; Crime et Châtiment, drame en quatre 
actes et sept tableaux, en prose, de 
MM. Hugues le Roux et Paul Ginisty, tiré 
du roman russe de Dostolevsky ; Beaucoup 
de bruit pour rien^ traduction de Shake- 
speare, par M. L. F^egendre ; Pauline Ber. 
thier, quatre actes en prose, de M. Armand 
Dartois; le Marquis Papillçn, trois actes 
en vers, de M. L. Boniface; \c Petit-Fils, 
drame, de M. Jules de Marthold; trois 
pièces en un acte : Marie, de M. Porto- 
Riche; V Agneau sans tache, de MM. Ade- 
rer et Ephralm, et Jacques Damour, de 
M. Léon Hcnnique; le Justicier, drame en 
cinq actes, en vers, de M. François Coppée. 

Enfin, on parle d'un Capitaine Fracasse, 
de M. Emile Bergerat; d'une Germinie 
Lacerteux, de M. Ed. de Goncourt; d'un 
Vercingétorix, de M. Cottinet, et d'une 
pièce inédite, Nanon, récemment décou • 
verte dans les papiers de Georges Sand. 



Le théâtre du Parc inaugurera sa saison 
le 15 septembre. Le spectacle d'ouverture 
sera composé du Testament de César 
Girodot pour la rentrée de M>f . Lortheur, 
Garnier et Bahier, les trois comiques aimés 
de la maison, et de Geneviève, un acte de 
Scribe, qui servira de début à M"« Meuris, 
1er prix du Conservatoire de Bruxelles ; à 
ce spectacle succédera Célimare le bien- 
aimé, de Labiche, et /es .E^ronf^j, d'Emile 
Augier, pour les débuts de M^i* Faustine 
Chartier. Immédiatement après viendra 
Ma gouvernante, trois actes nouveaux, de 
M. Bisson, l'heureux auteur du Député de 



—• 3o2 — 



Bombignact du Conseil judiciaire^ttc,^ etc. 
Enfin, Durand et Durand, le grand succès 
actuel du Palais-Royal, trois actes très 
drôles de MM. Valabrègue et Ordonneau. 



On a inauguré, le 26 juillet, à Rouen, la 
statue d*Armand Carrel. 

On sait qu'il trouva la mort dans un duel 
avec M. Emile de Girardin. 

Une polémique s*était engagée entre le 
Temps, le Bon Sens et le National, d'une 
part, et la Presse, journal de M. Emile de 
Girardin, d'autre part. La querelle, causée 
par des motifs d'ordre secondaire, se ter- 
mina par une rencontre, qui eut lieu à 
Vincennes. 

Le National du 36 juillet 1836 £ait le 
récit suivant de cette rencontre dans la- 
quelle Carrel trouva la mort : 

a L'explication directe qui avait eu lieu 
entre M. Carrel et M. de Girardin ne lais- 
sait malheureusement rien à faire aux té- 
moins de M. Carrel pour amener une con- 
ciliation. Arrivé sur le terrain, M. Carrel 
s*avança vers M. de Girardin et lui dit : 

« — Eh bieni Monsieur, vous m'avez 
menacé d*une biographie; la chance des 
armes peut tourner contre moi ; cette bio- 
graphie, vous la ferez alors, monsieur; 
mais dans ma vie privée et dans ma vie 
politique, si vous la faites lojralement, vous 
ne trouverez rien qui ne soit honorable, 
n'est-ce pas, Monsieur? 

« — Oui, Monsieur, répondit M. de Gi- 
rardin. 

« Il avait été décidé par les témoins que 
les comt>attant8 seraient placés à quarante 
pas et qu'ils pourraient faire dix pas cha- 
cun. M. Carrel franchit la distance d'un pas 
ferme et rapide, tira sur M. de Girardin, 
qui n'avait encore fait que trois pas environ 
en ajustant. 

« La détonation des deux armes fut 
presque simultanée ; cependant M. Carrel 
avait tiré le premier. M. de Girardin 
s*écna : 



ce — Je suis touché à la cuisse I et fit feu. 

a — Et moi à l'aîne 1 dit M . Carrel, après 
avoir essuyé le feu de son adversaire. 

« Il eut encore la force d'aller s*asseoir 
sur un tertre, au bord de l'eau. Les témoins 
et un ami, le docteur Marx, coururent à 
lui ; M. Persat fondait en larmes. 

« — Ne pleurez pas, mon bon Persat, lui 
dit M. Carrel, voilà une balle qui vous 
acquitte, faisant allusion au procès du Na- 
tional qui devait avoir lieu le lendemain. 

ce Après lui avoir donné les premiers soins, 
ses amis le prirent dans leurs bras pour le 
transporter à Saint-Mandé. En passant au- 
près de M. de Girardin, M. Carrel voulut 
s'arrêter : 

« — Soufirez-vous, Monsieur de Girar- 
din? 

« — Je désire que vous ne souffriez pas 
plus que moi. 

« — Adieu, Monsieur, je ne vous en veux 
pas. 

« Près de la porte du bois, on rencontra 
un vieux militaire. M. Carrel lui dit : 

« — Vous avez servi. Avez- vous été quel- 
quefois blessé au ventre? 

« — Non, Monsieur, seulement au bras 
et à la jambe ; mais j'ai vu plusieurs cama- 
rades blessés au ventre qui en sont re- 
venus. 

ce — Triste blessure que celle-là I 

« Dès qu'il fut couché, Carrel fit à ses 
amis ses dernières recommandations : 
« Point de prêtre, point d'église 1 » Peu de 
temps après, songeant à la cause de son 
combat et de sa blessure, il dit : « Le porte- 
drapeau du régiment est toujours le plus 
exposé ; du reste, j'ai h\t mon devoir I » 

« Lorsqu*on se fut assuré que là vessie 
n'était pas atteinte, on lui fit remarquer 
cette circonstance favorable, a Oui, dit-il, 
c'est la péritonite que j'ai à craindre ». 

Le lendemain, il était mort. 

Les funérailles de Carrel furent splen- 
dides. M. de Girardin lui-même y assista, 
et jura sur la tombe de son adversaire de 
ne plus jamais se battre. Il se tint parole. 



Nous publierons dans notre prochain numéro c i<» une étude de M. Iwan Gilkin sur 
Jules Laforgue 'j s» une étude de M. Max Waller sur Le Salon de Bruxelles; 30 une 
Lettre fantaisiste de M. Albert Giraud ; 40 une Chronique rimée de Siebel; 50 une ChrO' 
nique théâtrale sur la Monnaie et l'Alhambra; 60 des vera de MM. Severin, Montenaecken 
et Valère Gille. 




LA MÈRE DE DJEAN 

(Croquis d'après nature). 




Ile s'appelait Irma. 

Enfantée en un jour de débauche, sa 
mère Tayant jetée dans un coin quelconque 
'■^ -*• comme un paquet gênant dont on se débar- 
rasse ; celui qui était son père ne se doutant 
certes pas de cette paternité; elle grandit 
au hasard comme une plante sauvage dont 
elle avait la vigueur et la grâce étrange. 
On la recueillait de ci, de là — parfois, 
pas toujours. 

Elle dormait dans les granges, sur un peu de paille^ 
ou dans des tas de foin, lorsque le valet de ferme la trou- 
vait jolie. 

Un jour ils se mirent à plusieurs pour lui faire boire 
du genièvre, et lorsqu'elle fut grise ils la jetèrent sur la 
grandVoute. Elle avait treize ans. 

Vagabonde, elle fut conduite au dépôt de mendicité de 
Hoogstraeten et, lâchée dans la vie à vingt ans, sans un 
sou, sans protection, fainéante et vicieuse, elle roula dans 
les pires débauches. 

Elle était belle réellement, comme une fille de race, avec sa taille si 
souple et longue, son visage un peu olivâtre coupé de lèvres fleuries, ses 



ai 



— 3o4 — 

yeux noirs et sa chevelure bleutée. Lorsqu'elle riait, ses dents pointues 
semblaient vouloir mordre et dans ses yeux passaient des lueurs fauves. 

Elle était incapable de pitié ou de bonté si ce n*est à Tégard des enfants. 
Le fils tuant le père; la femme assassinant le mari aidé de Tamant; le frère 
violant la sœur, étaient, à ses yeux, méfaits de peu d'importance, mais 
rinfanticide I Tinfanticide, seul, la jetait dans des colères terribles ; Findi- 
gnation faisait frémir ses lèvres et mettait dans son regard une expression 
de folle ou de méchante béte tFaquée. 

Huit années elle mena cette misérable vie, lorsqu'un jour elle s'aperçut 
qu'elle était grosse. Ce fut une immense joie — car c'avait toujours été son 
secret espoir, ce désir de maternité — et lorsqu'elle sentit le premier tres- 
saillement de son « p'tit », qu'elle se sentit revivre dans ses entrailles, elle 
eut horreur, dégoût, de ses débauches, voulant perdre jusqu'au souvenir de 
toute cette boue dans laquelle elle avait vécu. 

Elle possédait des économies, de quoi acheter une maisonnette et un 
coin de terre à la campagne. Et puis elle travaillerait. Vite, elle quitta 
Marchiennes et ses visages trop connus, et, cherchant un refuge au village, 
choisit le Tilleul à cause de sa situation hygiénique au milieu des bois et 
des vergers, sur un plateau élevé — car elle tenait à ce que le p'tit vînt 
au monde dans un air vif et pur. 

II 

Quelques mois plus tard, Irma était installée dans la maison, soignant 
ses bétes, cultivant son jardin, adorant son fils qui Tavait rajeunie, embellie, 
sanctifiée. La venue de ce petit être pus semblait avoir lavé la femme des 
souillures anciennes : d'une fille^ il avait fait une mère dévouée, aimante, 
capable de ressentir la douceur infinie des joies de la maternité, — ivre de 
bonheur, heureuse à en pleurer. 

Lorsqu'elle voyait son fils lui sourire, lui tendre les bras, ou se démener 
dans sa couche en découvrant ses petites jambes roses, elle mordait dans 
le berceau afin d'échapper i la tentation qui la tenait de planter ses dents 
dans cette chair satinée et ferme. 

. _ Puis, soudain, cette grande joie tombait. Le visage de la mère devenait 
sombre et de grosses larmes roulaient sur le nourrisson qui tétait tout en 
pétrissant de ses menottes le robuste sein qui l'allaitait. C'est qu'elle 
songeait que son fils n'avait pas de père; qu'il n'aurait pas de nom, sa mère 
elle-même n'en ayant pas ; qu'il souffrirait toute sa vie d'être le fils d'une 
gueuse et qu'elle n'y pourrait rien I Que tout son amour, son abnégation et 
son dévouement n'y pourraient rien I . . . 



— 3o5 — 

Ohl combien elle maudissait sa vie de débauche et celle qui, Tayant 
enfantée, l'avait rejetée ainsi loin d'elle — pauvre petite épave sur les flots 
mouvants et traîtres de la vie. 

Les larmes coulaient toujours en pluie chaude sur le front de Tenfant. 
Etonné, il lâchait le sein et regardait sa mère, la bouche entr*ouverte, une 
goutte de lait sur ses lèvres de roses. Il souriait, montrant ses gencives 
blanches à cause de la dentition, souriait plus fort, puis, semblant renoncer 
à comprendre, se remettait goulûment à boire à la source maternelle. Alors 
la douleur dlrma se fondait dans un grand élan de tendresse, et serrant son 
fils dans ses bras, le couvrant de baisers fous : 

— Oh! murmurait -elle, oh! d*je vos voirai toudi si volti e*m bia p*tit 
éfant l Toudi si volti, si volti î . . . 

Elle espérait, par Tintensité de son amour, inspirer à son fils une si réelle 
tendresse, que jamais il ne songerait i lui reprocher sa naissance illé- 
gitime. 

Cette affection tant désirée, d'Jean la ressentit pour sa mère. Ce fils de 
coureuse devint un être absolument bon, honnête et vaillant. Physiquement 
il ressemblait à Irma, avec, en plus, une expression de douceur profonde. 

Au milieu de son bonheur, Irma était en proie à de cruels accès de mélan- 
colie. Son fils l'aimait, petit enfant, et elle sentait bien que, grand, elle 
aurait son cœur aussi. Mais il souffrirait plus tard. On ricanerait en lui 
parlant de sa mère, et ce serait — accolé à des épithètes ordurières — qu'on 
prononcerait son nom devant d'Jean, devant son fils! Et quand il [serait 
un homme, qu'il voudrait se marier — ohl avec une honnête fille, elle y 
tenait — ne serait-il pas repoussa, lui le bâtard, lui le maudit... lui le 
pauvre cher garçon innocent de tout crime, flétri avant de naître ? 

Et elle se remettait à chercher le nom de ce père, à le chercher avec 
rage, avec furie, avec désespoir, et cela le jour, la nuit, se meurtrissant les 
chairs, pleurant, priant, le cerveau traversé des lueurs de la folie. 

Parfois, brûlée par la fièvre, elle se levait de sa couche, et, dans les ténè- 
bres, descendait en courant la pente des vergers, arrivait au cimetière, se 
promenait parmi les morts, entre les croix penchées, les fosses entr'ou- 
vertes, les pierres vermoulues. Elle promettait des messes à ceux de ces 
disparus brûlant en purgatoire ; la Vierge aurait une belle robe brodée, le 
petit Jésus une couronne à feuilles d'argent. 

Elle fit des pèlerinages à Lobbes, à Thuin, un peu partout, brûlant des 
cierges, jetant des gros sous dans tous les troncs, implorant toujours le ciel 
qui semblait rester sourd à ses prières. Bientôt elle crut cependant qu'il 
s'était laissé toucher. 



— 3o6 



III 



Irma, depuis bientôt trois ans qu'elle habitait le Tilleul, vivait complè- 
tement retirée, ne se permettant même jamais les petites jaseries, entre 
voisines, sur le pas de la porte. Sa maison était située un peu en recul du 
« Grand Chemin » en face du Bois du Prince. Le propriétaire de ce bois 
permet aux pauvres gens d'aller y ramasser les feuilles mortes, et la com- 
mune y a le droit de pâture. 

Irma, aussi, menait sa vache brouter sous les grands arbres, suivie de 
son p'tit d'Jean. Elle s'asseyait au pied d'un chêne et tricotait ; l'enfant 
cueillait des fleurs, des fraises ou des myrtilles, selon la saison ; la vache 
paissait tranquillement, reniflant dans l'herbe, agitant à chaque mouvement 
la clochette au ton fêlé qui pendait à son cou, battant de sa longue queue 
son flanc arrondi. 

Un ouvrier mineur qui, depuis longtemps, avait remarqué Irma, la 
rencontra fréquemment au bois, qu'il traversait en revenant de sa besogne. 
Un jour il lui adressa la parole et fut fort mal reçu — les hommes mainte- 
nant lui faisaient horreur. . 

Se voyant repoussé, Charles lança le mot magique de mariage. Irma 
tressaillit, entrevoyant déjà la réhabilitation pour elle, et, pour son fils, un 
nom. Un nom I il aurait un nom son p'tit d'Jean. Mais avec la réflexion 
tomba sa folle joie, car ce nom, son fils ne pourrait le porter, à moins que.. . 

Charles, semblant deviner les pensées qui l'agitaient, lui proposa de 
reconnaître l'enfant. Elle ne put, comme ça d'un coup, croire à tant de 
bonheur et elle ifestait muette, hébétée, un peu tremblante. 

L'autre se méprit à ce silence : 

— Vo n'volez nin î intertogea-t-il î 

— Oi, cria-t-elle. le prenant à bras le corps, di d'je veux et bin volti ! 
Irma, trop confiante» accepta le « mariage des oiseaux » selon la jolie et 

expressive locution du pays, et — deux années plus tard — la situation 
n'avait pas changé, Charles retardant toujours, pour des motifs futiles, 
l'époque du mariage. 

IV 

Charles avait pour ami un ancien lamineur, devenu chiffonnier et mar- 
chand de peaux de lapin. C'était un brave garçon, pas bien malin, travail- 
leur, ne fêtant guère la Saint-Lundi. 

Lorsque Charles et Irma allaient à la ducasse, c'était lui, Joseph, qui 



— 3o7 — 

tenait le p'tit cl7ean pendant la danse et, la fête terminée, rapportait dans 
ses bras Tenfant endormi : c'était sa façon de faire la cour à Irma dont il 
était fort épris. 

Ctiarles tomba gravement malade ; Irma et Joseph le soignèrent avec un 
dévouement de tous les instants. La maladie fut longue, plus longue encore 
la convalescence et, lorsque vint la guérison, les deux gardes-malades, 
timides, s*embrouillant en des circonlocutions pénibles, avouèrent à 
Charles qu'ils s aimaient et avaient Tintention de se marier. Ils redoutaient 
une colère terrible, des reproches, des menaces ; il n'en fut rien. Charles 
leur confessa que, lui aussi, avait en vue depuis quelque temps déjà, une 
jeune fille qui lui plaisait fort ; qu'il n'aurait jamais osé parler de cela à 
Irma lui ayant promis le mariage ; mais que, puisqu'ils avaient pris les 
devants, il ne restait plus qu'à aller a bouaire eunne gotte » sur la bonne 
nouvelle. 

Les bans furent publiés et les deux couples décidèrent de se marier le 
même jour, afin de partager les frais du repas de noce. 



Par une belle gelée, sous les rayons blancs d'un soleil hivernal, la noce 
descendit, deux par deux« le petit sentier zigzaguant au travers des vergers. 

Les pommiers tendaient leurs branches noires, et la gelée, qui, la nuit, 
avait couvert d'un voile raide les longues bandes de prairies, fondait douce- 
ment, laissant aux brins d'herbe des points scintillants et joyeux. 

Irma, de la main gauche, conduisait le p'tit d'Jean qui bientôt aurait un 
nom, le pauvret; de la droite elle serrait, avec conviction, un bouquet de 
fleurs d'oranger — bouquet absolument pareil à celui de l'autre fiancée, 
grosse de six mois celle-là. Les femmes avaient remonté leur robe et leur 
jupon blanc qui faisaient un gros bourrelet autour de leurs hanches : elles 
semblaient de larges cloches mises en branle. 

Les hommes — dont les redingotes étaient trop courtes de la taille et des 
manches et étriquées de carrure; dont les pantalons, semblant taillés dans 
du bois, faisaient de grands plis durs le long des cuisses — marchaient en 
écartant les jambes, l'air empesé et bête avec leur haute casquette de soie 
penchée sur l'oreille gauche. 

Le mariage civil était accompli : le p*tit d'Jean avait un nom, et sa mère 
s'appelait Madame. Irma était heureuse à en avoir Tesprit troublé, disant 
m'homme à Charles, et Charles à Joseph, embrassant son fils à pleines 
lèvres, lui faisant répéter sans cesse « e'm papa ». 



— 3o8 — 

La maison d*Irma étant la plus spacieuse, c*est chez elle que se fit la 
noce — un Balthazar ! On y mangea de la soupe aux oignons, du lapin 
domestique, des boudins noirs et de la tarte au sucre trempée dans du café. 

Tout le repas fut plein de cordialité jusqu'aux tartes au sucre et au café, 
inclusivement, auxquels succéda la liqueur qui mit le feu aux poudres. 

Les hommes s'animèrent. Les femmes se disputèrent. Marie traita Irma 
de « garce », et Irma lui répliqua par une gifle qui claqua comme un coup 
de fouet. 

Alors les maris se rossèrent d'importance, jusqu'à ce que Charles se 
redressât la figure ruisselante de sang. — Joseph lui avait à moitié écrasé 
le nez et cela calma l'ardeur des combattants. Les femmes soignèrent 
Charles avec tendresse, Tune parce qu'il avait été son amant, l'autre parce 
qu'il était son mari. Puis, l'émotion calmée, Joseph proposa une tournée 
de genièvre, afin d'efifacer jusqu'au souvenir de ces regrettables vivacités. 

La proposition fiit acceptée. L*on se rendit au cabaret et, le soir venu, 
les deux couples et les convives se couchèrent ivres-morts. Jamais noce 
ne fut mieux réussie. 

— Qu'on d'à yeû du platgil disaient-ils en s'éveillant le lendemain; nom 
de Diom qu'on d'à yeû du plaîgi ; jamais I... 

VI 

Joseph n'eut pas à se repentir d'avoir pris Irma pour femme, car elle lui 
fiit une compagne dévouée, fidèle et laborieuse. Lui, en route une grande 
partie de la journée avec ta charrette à trois chiens, rentrait le soir, exténué, 
ramenant un monceau de vieux chiffons, une nuée de peaux de lapins, et 
parfois de vieux habits. Son commerce marchait. 

La femme tenait bien la maison, soignait les bétes et son jardin, entre- 
tenait les hardes du ménage, réservait à son mari un bon morceau à se 
mettre sous la dent lorsqu'il rentrait. Elle « voyait volti s'n'honwne » parce 
qu'il aimait beaucoup le p'tit d'Jean qui le lui rendait bien. 

C'était un si brave enfant que ce p'tit d'Jean. Quand approchait l'heure 
à laquelle rentrait son père, lui sortait afin de le voir venir de loin. Lorsqu'il 
l'apercevait, iUcourait à sa rencontre, et après l'avoir embrassé, se mettait 
à côté des chiens ; les conduisant, les excitant de sa pauvre petite voix, 
faisant claquer sa langue ; rentrés à la maison, il dételait les bétes, leur 
donnait à boire et à manger, les menait au chenil, puis rejoignait ses parents 
auxquels il contait des histoires de mioche drôlet et qui faisaient toujours 
rire aux larmes Irma et Joseph. 



— 3o9 — 

A quatorze ans il entra dans un charbonnage. Ce fut une douleur pour 
Irma, et longtemps elle s*était opposée à voir son fils descendre dans ces 
immenses fosses noires où le^sou guette constamment, prêt à tuer; où il 
hut vivre dans une atmosphère lourde, loin delà lumière, presque supprimé 
du nombre des vivants. Mais Joseph avait tenu bon. Il voulait que d'Jean 
prît un métier et puisque c'était celui-là que l'enfant choisissait il n*y avait 
pas à hésiter. 

Les sept premiers jours furent durs, à Irma, mais bien plus durs les sept 
nuits qui suivirent — certaines catégories de mineurs, comme les ouvriers 
d'usine, ayant alternativement une semaine de travail de nuit et de travail 
de jour. — Oui. les nuits furent cruelles pour la mère, lorsqu'elle sut, vide, 
la couche de son d'Jean. Elle ne se disait pas qu'entre ces murs noirs ; sous 
ces galeries basses, resserrées, où il faut ramper ; dans cette obscurité 
profonde, ayant pour tout soleil la lumière de sa lampe, le mineur travaille 
indistinctement la nuit comme le jour. C'est ce queJoseph et d' Jean lui-même 
s'efforçaient de lui faire comprendre, ce qu'elle comprenait évidemment, 
mais son cœur maternel ne pouvait que souffrir, il ne raisonnait pas. Elle 
adorait son fils, et lui Taimait tant. Il sentait sa mère — s'mâmme — si 
pleine de profonde tendresse pour lui, de dévouement, d'admiration. Elle, 
était si fière de son fils, de sa bonté, de son courage, de sa beauté. 

— Oh d'Jean, disait-elle, lorsqu'elle le voyait décrassé du poussier de 
charbon qui lui collait à la peau, que bia gftrçon vo s'ti tod' mînme ! 



VII 



Et toujours le ménage était heureux; les affaires prospéraient; les discus- 
sions étaient rares ; les gifles plus rares encore. 

D'Jean allait sur ses vingt ans. C'était un garçon superbe, aimé de tous, 
cité comme exemple. Les filles en raffolaient. Les mères jalousaient Irma, 
et elle, devant ce bonheur trop complet pour être durable, était prise de 
peur. Son mari et son fils riaient de ses noirs pressentiments, mais ne 
parvenaient pas à les chasser loin d'elle. 

C'était au mois de décembre. Trois heures après midi. 

Irma se trouvait dans le petit fournil attenant âr sa cuisine, et, avec une 
grande barre de fer elle attisait le feu du four à cuire le pain. La farine 
qu'elle était allée chercher au village et que, selon la coutume des paysannes 
elle avait portée en un sac sur sa tête et ses épaules, l'avait couverte d'une 
poussière blanche et grasse — ses cheveux noirs en étaient imprégnés, et 



— 3io — 

f 

aussi sa jaquette de laine grise et son tablier bleu. Ses bras et ses mains 
étaient mal essuyés de la pâte onctueuse qu'elle avait pétrie. 

La porte extérieure faisant face à la porte du fournil, s'ouvrit, et sur le 
seuil parut une femme couverte de neige. Elle était essoufflée d'avoir couru 
et dans ses yeux luisait une épouvante. 

— D'Jean ! cria Irma. 

— ai. 

Immobiles, elles se turent. Irma, blanche de farine, éclairée par la flamme 
vive du four ; l'autre, blanche de neige, dans laquelle un soleil d'hiver, 
l'éclairant de côté, jetait une pluie de petits brillants. Mais la torpeur qui 
avait paralysé Irma fut courte. Vieillie, la voix changée, pliée en deux 
comme si un coup de massue lui avait cassé les reins, elle gémit : 

— A'U fosse? 

— Oï. 

— A'U fosse I... 

Dtm bond elle se redressa, et l'œil injecté, le regard fou : 

— Mourt? 

— On n'sait nin... 

Irma poussa la femme dehors et elles se mirent à courir. 

Depuis deux jours il neigeait. Un irradiant soleil courait joyeusement 
sur les champs. La neige qui les recouvrait était bosselée par les inégalités 
du terrain et trouée de ci de là par quelques branches sortant drues. Le 
ciel était gris, coupé de nuages bleuâtres s'étendant en longues bandes 
minces et comme effilochées. 

Les bois, avec leurs arbres majestueux drcipés de neige, se déroulaient 
dans une immuable blancheur; seul, le sommet des hauts chênes apparais- 
sait noir, à côté des verts sapins qui, tout l'hiver, sourient dans le deuil de 
la nature. 

Le charbonnage dans lequel travaillait d'Jean, était situé à Fontaine- 
rÉvéque, et la silhouette de la petite ville se profilait dans le lointain, 
vaguement encore. Il faut passer par Landelies pour y arriver, et c'est vers 
Land,elies que couraient les deux femmes. Elles descendaient, glissant à 
chaque pas, la large descente menant vers la Sambre, sous un vent âpre, 
piquant, sous le grésil douloureux à la peau comme des coups de bistouri. 

Arrivées à la Sambre, les ponts étaient levés. 

Un énorme bateau, chargé de charbon recouvert de neige et se dirigeant 
vers la France, passait lentement, lentement, comme un cortège funèbre, 
comme les funérailles d'une vierge qui dormirait sous le blanc drap mor- 
tuaire qu'aurait tissé pour elle la nature attristée. 



— 3ii — 

La compagne d*Irina voulait attendre que Ton tournât la passerelle, mais 
Tautre se révolta. Attendre, alors que peut-être se mourait son fils — son 
'fils ! sa joie, son orgueil, sa vie. 

— Astinte ! fit-elle, éclatant d'un rire sauvage. 

La Sambre canalisée est fort étroite en cet endroit, le bateau était dans 
récluse, Irma sauta sur le bateau, enjamba adroitement la cargaison mou- 
vante, les apparaux glissants, et aborda sur Tautre rive. 

Là elle eut le bonheur de rencontrer un marchand de Landelies. Il était 
dans une petite charrette que tirait une bique efflanquée et se rendait au 
charbonnage de Fontaine-FÉvêque, à Tendroit même vers lequel tendaient 
toutes les forces vives d'Irma. 

Le marchand lui permit de prendre place à ses côtés. Comme elle mon- 
tait près de lui, elle aperçut de loin sa compagne lui faisant des gestes déses- 
pérés, suppliant qu'elle l'attendît... Elle était exténuée ayant déjà &it 
plusieurs lieues à pied. Pour toute réponse, Irma arracha le fouet des 
mains du conducteur et cingla d'un maître coup la pauvre bete, qui se 
mit à courir comme s'il avait mangé son saoul ; la mère de d'Jean ne 
voulait pas perdre une seconde, ni ralentir^ par une surcharge, l'allure du 
cheval. 

— Astinte I murmura-t-elle encore. 

Le chemin menant de Landelies à Fontaine-l'Évéque est fort accidenté. 
Les montées et les descentes se succédant presque sans interruption, allon- 
gent de beaucoup la route, éreintant rapidement les chevaux, aussi, les 
charretiers prévoyants descendent-ils de leur charrette durant les montées. 
Ces retards faisaient mourir Irma : on n'arriverait jamais... 

Afin de gagner du temps, elle proposa à l'homme de pousser le véhicule, 
qu'ainsi le cheval, étant soulagé, cela irait mieux : 

— Faites à vosse mode, répondit-il — quant à lui, il ne s'en souciait 
guère. 

Irma donna de si vigoureuses poussées que le cheval prit le petit trot. 
Alors le charretier réclama : il n'avait pas envie de courir lui... il fallait 
ralentir un peu... 

— Rintrez d'in V t'charrette, implora la triste martyre, d'je vos pousse- 
rai bin étou. 

Il remonta. 

Pendant tout le trajet Irma prodigua les coups de fouet pendant les des- 
centes et les poussées durant les côtes. Quant au marchand, il se prélassait, 
les bras croisés, trouvant cet arrangement fort de son goût. 

Enfin, ils arrivèrent à Fontaine-l'Evéque. 



3l2 — 



VIII 



Le charbonnage est situé tout près d*une chaussée plantée d*arbres. 
De loin, Irma découvrit les groupes animés et les femmes s'abordant en 
faisant de grands gestes. 

— D'Jean I gémit-elle, sautant de la charrette et courant vers le charbon- 
nage. 

Là se trouvaient quantité de femmes. Beaucoup criaient, levant les bras 
au ciel ou se couvrant la tête de leurs tabliers. D*autres étaient affaissées, 
accroupies, sanglotant ou silencieuses, les yeux rouges, fixes, regardant 
dans le vide. 

Un coup de grisou — terrible — avait éclaté dans la mine, tuant ou 
blessant une cinquantaine de travailleurs, hommes, fillettes et gamins. 

Depuis Taccident, trois fois le cuffat était remonté, chargé de corps 
immobiles effroyablement abîmés, et chaque fois avaient éclaté les cris et 
les sourds gémissements. 

Une mère reconnaissant son fils criait : 

— E*m garçon I — et la malheureuse se jetait sur le corps, espérant le 
ranimer par ses caresses. 

Plus loin c*était une femme retrouvant son mari ; une fiancée mise en 
présence du cadavre de son amant ; une sœur découvrant son jeune frère, 
le Benjamin — celui que les grandes sœurs « voyaient si volti ». 
. Comme Irma arrivait, le cuffat remontait encore. Elle se rua dessus, 
regardant, palpant chaque cadavre et bousculée par ces autres désespérées 
qui, elles aussi, voulaient voir. 

Mais d*Jean n*y était pas. 

Quand le cuffat redescendit, Irma s*élança, voulant aussi descendre, elle, 
prétendant qu'elle avait bien le droit « d'aller kaire e*ss garçon ». On la 
menaça de l'enfermer, et alors, stoïquement, elle attendit. 

Elle attendait encore lorsque vint le soir ; elle attendait encore, lorsqu'à- 
près une nuit de surhumaines douleurs, vint Faurore. 

La neige tombait toujours. 

Les silhouettes apparaissaient blanches et semblaient grandies sous les 
rayons de la lune entourée d'un halo aux teintes d'argent poli. Les falots 
et les lanternes jetant.sur tout ce monde consterné des lueurs éclatantes ou 
douces, faisaient courir des ombres gigantesques, fantastiques, autour de 
ces blanches apparitions. 

Vers six heures — alors que se dessinaient vaguement dans le ciel les 



— 3i3 — 

premières lignes pâles annonçant le jour — on entendit, partant du puits, 
la voix du porion, criant : 

— Cest les deux dérins. 

— Mourts? 

— Oîl 

Irma poussa un gémissement, — car jusque-là — et quoique les blessés 
eussent été remontés les premiers — elle avait espéré que, peut-être, d*Jean 
avait été oublié parmi les morts. 

Le cufiat remonté, elle s*élança, un vague espoir subsistant encore dans 
le fond de son âme. 

Des deux morts, l'un était une fillette blonde et mignonne et l'autre.... 
Fautre était ce fils tant chéri, qui, en bégayant ses premiers mots, avait fait 
de sa mère une manière d*honnéte femme. 

Ce grand garçon, ce « bia d7ean » dont elle était si fiêre, c'était donc 
ça? ça I... Ce pauvre mutilé dont l'explosion avait emporté les deux jambes ; 
dont les cheveux et les yeux étaient brûlés ; dont la chair calcinée par 
places, pendait saignante à d'autres... ça ?... 

— Non I cria la mère martyre ; c' n'est nin d'Jean I 

D'Jean — ce débris d'homme qu'animait encore un souffle de vie — se 
réveilla à la caresse de la voix maternelle. Il tenta d'ouvrir ses pauvres yeux 
brûlés et murmura dans un soupir : 

— Mâmme... 

— Oh m'fi ! 

— Mâmme. •• 

— CM d'Jean e'm petit ; o1 m' n'éfant... 

La mère était penchée sur ce fils, sa bouche près de sa bouche, ses yeux 
près de ses yeux, croyant retenir par l'intensité de son amour, cette âme 
près de s'envoler. Cela dura deux secondes à peine, puis dans un hoquet 
d'Jean murmura : 

— A 'rvouair... 

Il mourut. '' 

Alors Irma prit dans ses bras ce qui restait de son fils. Sous un ciel gris, 
lourd comme une voûte de plomb — éclairée par les lueurs mourantes d'un 
falot — elle contempla longuement ce morceau d'homme, son enfant I... 
Mais ses forces Tabandonnèrent, et blanche, elle roula dans la blanche 
neige, serrant toujours dans ses bras cette masse noire et informe, calcinée 
et saignante, qui résumait tout ce qu'elle avait aimé, et qui emportait son 
cœur et sa raison. 

Lorsque Joseph arriva, Irma ne le reconnut pas, et le pauvre hère, si 



-3i4- 

heureux la veille, ramena chez lui une folle et un mort — sa femme et son 
fils. 

VIÏI 

La folie d*Irma était douce et très particulière. Elle pleurait parfois, 
parfois riait, continuait à faire sa besogne, semblait avoir complètement 
perdu le souvenir de l'événement terrible, et le nom de d7ean ne fut plus 
prononcé par elle, mais prise d'un grand besoin de parler, elle adressait de 
longs discours à ses animaux. 

Elle resta ainsi, inoffensive pendant quelques mois, insensible aux 
injures que lui lançaient les ivrognes, aux pierres que lui jetaient les 
gamins, aux paroles de pitié que murmuraient les fenmies. 

Joseph, la voyant si calme, espérait, attendant tout du temps. 

Bientôt la crise éclata — violente. C'était au printemps. 

La feuillaison avait été très hâtive, suivie de près par la floraison des 
arbres fruitiers. 

La nature, en ce moment-là, avait un aspect étrange, très curieux. Dans 
les vergers, les pommiers étaient noirs^ sans la moindre apparence de 
feuilles ; les cerisiers étaient chargés de fleurs ; les poiriers montraient, à 
côté de blancs pétales, de petites feuilles d'un vert tendre et velouté ; dans 
les prés, les pâquerettes, les anémones et les renoncules couraient, se 
dressant ou rampant; les taillis déjà feuillus annonçaient le renouveau 
joyeux de la nature ; l'alouette lançait vers les cieux sa joyeuse fanfare de 
bestiole heureuse, et dessus tout cela, il neigeait — le 20 avril. 

Les gazons étaient recouverts de neige, par place, tandis qu'à d'autres 
se montrait l'herbe et toute la flore des prés ; la blancheur de la neige était 
effacée sur les cerisiers par celle des fleurs et semblait sale, comparée à l'éclat 
des pétales immaculés ; sur les poiriers perçaient, entre ces deux blancs, les 
feuilles naissantes se racornissant sous le froid et les troncs sombres de tous 
les autres arbres étaient coupés de longues stries blanches. 

Irma, depuis quelques jours, semblait plus nerveuse, beaucoup plus irri- 
table. Lorsqu'elle se leva, ce matin-là, et qu'elle aperçut la neige, elle eut 
un moment de stupeur. Elle sembla réfléchir profondément, puis, d'un ton 
lugubre, elle gémit : 

— D'Jean! d'JeanI 

En chemise, pieds nus, elle s*élança dans la campagne et disparut, alors 
que Joseph dormait encore. 

Elle ne se rappelait que vaguement la mort de son fils, et pourtant elle 
en voulait à la neige, instinctivement, comme le taureau en veut au rouge. 



— 3i5 — 

Pourquoi? Dans son cerveau, l*impressioii de la nature, toute blanche le 
jour où son enfant mourut, s*était-elle imprimée d'une façon indélébile? 
Peut-être... 

Voyant les arbres blancs, Irma se rua dessus, les secoua, faisant tomber 
sur ses cheveux, tout argentés maintenant, une pluie de pétales et de neige. 
Elle criait, riait, sautait dans la neige, s*y roulait; puis, des souvenirs plus 
anciens se réveillant peu à peu dans son cerveau malade, elle redevint la 
fille d'autrefois, lançant des mots ignobles, se livrant à des gestes obscènes. 
Elle gambadait par les prés, par les champs, demi-nue, enjambant les haies 
qui lui écorchaient les jambes, cognant aux pierres, échevelée, lugubre, 
avec son rire incolore. 

Elle courut tout le jour sans que Joseph, qui la cherchait partout, par- 
vint à la retrouver. 

Vers le soir, il la découvrit, sanglante et couverte de boue, étendue dans 
un fossé : des ouvriers, en revenant de la fosse ou du laminoir — on ne 
connut jamais les coupables — rencontrant demi-nue et « sotte » cette 
ancienne gueuse d*Irma, la rouèrent de coups de canne, la jetèrent dans un 
fossé et lui labourèrent le dos de leurs gros souliers ferrés. 

L*ayant ranimée, après beaucoup de peine, Joseph la ramena à la maison 
et elle le suivit docilement. 

La nuit et la matinée furent assez calmes, mais vers le milieu du jour se 
déclara un accès de folie furieuse. La folle déchira les vêtements qu'elle 
portait sur elle. Lorsqu'elle fut complètement nue, elle empoigna ses robes, 
ses jupes, ses bonnets, qu'elle lacéra, s'aldant de ses ongles et de ses dents, 
mêlant à ses cris sauvages des blaphèmes et des injures. Puis elle se tut, se 
jeta à terre et pleura. 

Joseph voulut profiter de ce moment d'accalmie pour tâcher de la vêtir 
un peu, mais de toutes ses hardes il ne restait que des lambeaux. Alors 
il lui passa un pantalon à lui et une vieille redingote qu'un jour il avait 
achetée avec des chiffons; elle se laissa faire. 

Soudain une rage la prit, plus terrible encore que la première. 

Elle bondit, semblable à une furie et se rua vers son lit. Elle arracha le 
matelas qu'elle mit en pièces, faisant voler la laine par toute la chambre, 
détruisit le bois de lit, arrachant les planches qu'elle jetait au hasard, et qui 
allaient tomber dans les coins, renversant, brisant tout. 

Mais la patience de Joseph était épuisée et la brute se réveillait en lui. 
Il prit un couteau, courut sur Irma et cherchant à la saisir : 

— Ahl canaille! 

Il leva le bras. 



— 3i6 — 

Voyant le couteau, la folle eut peur. Elle voulut fuir, mais trouva la 
porte fermée, se jeta sur la fenêtre, passant ses mains, puis sa tête au tra- 
vers des carreaux, croyant sortir par là. 

Joseph la saisit par les cheveux, la repoussa dans un coin — son dos 
meurtri allant cogner le mur — et la menaçant du couteau, il cria : 

— Si vos s'ti core méchante, attintion a'm coutia. 

Irma ne bougeait plus. 

Accroupie dans un coin, elle était hideuse avec son visage et ses mains 
ensanglantés. La redingote ouverte mettait à découvert sa poitrine de 
vieille femme, cachée en partie par le flot de ses cheveux gris que le sang 
rougissait par places. Sa face pâle, tachée de rouge, semblait hébétée. Ses 
grands yeux étaient sans regard, ses joues creuses, ses lèvres contractées 
et baveuses ; un tremblement la secouait toute, des pieds à la tête. 

Le médecin ayant ordonné le transfert immédiat dans une maison de 
santé, Joseph aidé de Charles, l'ancien amant, conduisit Irma à Mons. 

Elle y passa cinq mois et en revint guérie de sa folie furieuse, mais tou- 
jours un peu « sotte », n*ayant guère de temps à vivre, une plaie cancéreuse 
au dos la rongeant lentement. 

La raison lui revint — absolue — quelques jours avant sa mort. Elle se 
souvint de tout, remercia Joseph qui Tavait soignée avec dévouement, et 
mourut en murmurant le nom de d'Jean, un sourire sur les lèvres et une 
joie dans les yeux, car elle allait le retrouver, son enfant bien-aimé. 

Jean Fusco. 



SONNETS 
I 

PRÉLUDE 

Des mots chantant dans les lumières, des vers 
Lamelles d'or qui vibrent comme une grappe 
De gemmes qu'un' rayon éblouissant frappe; 
Mais toujours enrichis de métaux pervers. 

Un chant grêle la nuit, des accords couverts^ 
Toute la douceur rose d'un crépuscule 
Vers des fonds mystiques couleur renoncule, 
Vingénue des lys, et des parfums divers. 



-3i7- 

Et la tristesse des choses anciennes ^ 

Et leur langueur, que des mains magiciennes 
Les raniment en de modernes clartés! 

Et cette musique dont nous nous prîmes 
En des harpes d'or sous des doigts attristés. 
Qu'elle s'éveille au choc fulgurant des rimes! 

II 

'Beaux ongles de cornaline 
Qui déchirâtes nos âmes^ 
Mais qui nous plûtes ! ô femmes 
Inconstantes et félines 

Au jeu d'amour! Vos câlines 
Caresses que nous aimâmes. 
Nous prirent, belles infâmes 
A leurs douceurs agnelines! 

O vouloir le bien doux piège 
De vos cils d'or sur la neige! 
Sy prendre un peu! Lors, cruelles 

Rieuses! Votre œil enjôle 

Les cœurs qui battent des ailes... 

Si peu sy prendre à la geôle! 

III 

Si vague! à peine l'on devine une souffrance! 
Le vent d'une aile, un peu d'amour, un peu d'espoir. 
Un peu du passé, très peu de cette huile rance 
Qui rallume le cceur qui se meurt dans le soir! 

Est-ce un regret de ne pouvoir dans les nuits sauves 
Encor! joindre tes mains d^ enfant pleines d^ oublis. 
Dérouler de mes doigts tremblants tes cheveux fauves. 
Et contempler ton front qui pâlirait les lys! 



— 3i8 — 

Tes yeux, ô ces joyaux vibrants qui s'incrustèrent 
Dans le passé! Ciels d'or où les clartés chantèrent! 
Quelque rayon secret les a-t-il réveillés? 

SaiS'je pourquoi les morts ont clamé leurs détresses? 
SaiS'je pourquoi les blancs nymphéas, conseillers 
Des pleurs, ont refleuri le lac pur des tristesses? 

Valère Gille. 



LA HARPE ABANDONNÉE 



A Madamb Mbrcéoès W. de S.. 



Sur les reliques de la morte, 
Pieusement, depuis le deuil, 
De la chambre on a clos la porte 
Et nul n'en passe plus le seuiL 

Quelque chose de sa mémoire 
Flotte à Ventour de chaque objet. 
Et rame de ses doigts d'ivoire 
Dort sur la harpe qui se tait. 

Mais^ rhiver, par la cheminée. 
Lorsque souffle le vent du soir, 
Parfois la harpe abandonnée 
Parait encore s'émouvoir... 

Ce n'est rien qu'un confus murmure. 
Mais la maison qui se souvient 
Prête l'oreille — et se figure 
Que c'est la morte qui revient. 

— Parfois ainsi, dans F âme close^ 
Alors que F amour est bien mort, 
La harpe intime qui repose 
Au hasard retrouve un accord. 



- 3i9 - 

Mais ce mélodieux mensonge 

Est moins un son quun souvenir 

Et c'est le Regret seul qui songe ^ 

Qu'il entend l* Amour revenir. 

LÉON MONTENAEKEN. 



AIRS DE FLUTE 

XXIV 

LA FLUTE DÉCADE 

Mignonne allons voir si la rose 
Qui s'ouvre sur son vert rosier 
A tous les soins du Jardinier,.. 
Mignonne^ allons voir s'il Farrose. 

Qui, ce matin avait, déclose. 
Sa rose robe de satin? 
Cest toi; mignonne, ce matin, 
On voyait ta poitrine rose... 

Sein ! ne rosis que pour moi seul. 
Ne parle pas, je t'en supplie, 
Vers moi seul darde ta folie. 
Rose du nuptial linceul. 

Nous nous aimons — la pluie au loin 
Est comme la pluie aux peintures 
En travail, que gâte avec soin 
Le peintre âpre aux candidatures. 

Mignonne, ouvres^ votre corset 
Pour celui qui sent votre crème 
D'iris, dire ici : « Je vous aime » 
Mignonne ouvre^! Votre corps, c'est 

22 



— 320 — 

La joie et la tristesse énorme, 

La fatigue exquise d'avoir 

EUy d'avoir encor^ de devoir 

Avoir toujours,.. — C est pour la formel 

Pour la forme, ô forme, te voir! 
JTen ai fait une turlutaine 
Turlutaine, as-tu relu Taine ? 
Ça ne veut rien dire, tontaine ! 

Avec des douceurs de mouton 

Tai soigneusement lu Verlaine 

Et Khnopff, j'en ai des points vers Vaine,,. 

Vun ne veut rien dire, tonton ! 



Siebel. 



REGARD 

Oh ! je te tiendrai frémissante 
Sous t éclat sombre de mes yeux. 
Et comme une fièvre puissante 
Et ses frissons délicieux. 

Ta chère ivresse sera telle 
Qu'un sommeil encor palpitant. 
Où se perdrait quoique immortelle 
Limage des douleurs d'antan. 

Et là, sous rimage ravie, 
A jamais heureux, à jamais 
Te sentant vivre de ma vie. 
Moi, de la tienne désormais. 

Te prodiguer r ardente flamme. 
Et descendre, silencieux. 
Avec les yeux bleus de mon âme 
Jusqu'au fond de ses sombres yeux l 

Charles Sluyts. 



— 3ai — 



CHRONIQUE LITTÉRAIRE 



LE PARNASSE DE LA JEUNE BELGIQUE 

Nous avons dit : « Ce sera notre chère, notre seule et bien dédaigneuse 
vengeance n; donc nous désarmons jusqu'à nouvel ordre. Le i5 octobre 
paraîtra chez Léon Vanier, éditeur à Paris, le Parnasse de la Jeune 
Belgique, 

Pourquoi Pamasset Parce que le mot est plus joli qu'anthologie, que 
chrestomatkie, que recueil, voilà tout. Un des anthologistes officiels nous 
fait remarquer que le mot n'est pas neuf; il date, en effet, de Neptune et 
de la nymphe Cléodore, avant de dater de Catulle Mendés, de même 
qu'anthologie date de cent ans avant Jésus-Christ, époque à laquelle 
Méléagre, le premier anthologiste (sous Démétrius II), ne pensait ni à 
M. Lemonnier, ni à M. Rodenbach, ni même à M. Picard. Comme 
découverte, Parnasse vaut donc Anthologie. 

Comme œuvre, — on verra. 

Notre Parnasse compte dix-huit poètes : MM. Emile Van Arenbergh, 
Paul Berlier, André Fontainas, Georges Garnir, Iwan Gilkin, Valère Giile, 
Octave Giilion, Albert Giraud, Théodore Hannon, Paul Lamber, Charles 
Van Lerberghe, Grégoire Le Roy, Maurice Maeterlinck, Léon Montenae- 
ken, Fernand Severin, Lucien Solvay, Hélène Svrarth et Max Waller. 

Ce sera notre exposition des XX, moins deux, — sans invités. 

MM. Rodenbach, Verhaeren et Khnopffn'en sont pas. Les deux premiers 
ont décliné pour des raisons qui ne relèvent que de leur conscience. 

Nous regrettons M. Rodenbach et le poète des Flamandes; leur défec- 
tion tient à des susceptibilités de personnes que nous ne jugeons pas. Quant 
à M. Khnopff, il est de ceux que, littérairement, Ton ne salue plus. 

Nous eussions voulu reproduire quelques poèmes de M. Georges 
Eekhoud, mais celui-ci, tout en restant bien fermement des nôtres, s'est 
ménagé pour le livre de prose qui se fera quelque jour, et dans lequel il 
pourra se montrer plus puissant et plus complet. 

L'ordre alphabétique nous a paru le plus logique pour le classement des 
poètes ; quant à la place que chacun occupe, elle varie selon l'importance 
des œuvres qui nous ont été confiées. En ce qui concerne l'orthographe de 
certains mots, tels que rhythme, phthisique, qui selon la dernière édition 
du dictionnaire de l'Académie française (1877) devraient s'orthographier 
désormais rythme, phtisique, nous nous sommes néanmoins tenus à Littré 
qui, pour être moins récent, nous a paru plus logique, au point de vue de 
l'étymologie (^u9/«ô€, f9w). L'esprit rude de ^ indique rA, comme 
requiert th. 



— 322 — 

Le Parnasse de la Jeune Belgique formera un volume in-8o de plus de 
3oo pages; imprimé avec un soin spécial, des caractères neufs, des orne- 
ments inédits, par Tartiste chef d*atelier de la maison Monnom, M. Edouard 
De Winter ; il sera tiré à 5oo exemplaires sur un superbe papier vélin. Les 
tirages spéciaux se bornent à 25 exemplaires sur papier de Hollande authen- 
tique et 4 sur japon impérial, tous numérotés avec le nom de leur souscrip- 
teur. L'ouvrage étant exécuté par souscriptions libres, en dehors de notre 
service de presse, nous nous sommes décidés à ne pas distraire un seul 
exemplaire de la vente. Les poètes mêmes du Parnasse nous soutiendront 
de leur quote-part. 

C'est, nous l'avons dit, l'éditeur Léon Vanier qui se fait à Paris l'éditeur 
du Parnasse. Avec Lemerre, qui semble ne plus avoir l'ardeur d'antan, 
Vanier est le vrai éditeur de la jeune poésie. A lui sont Verlaine, Mallarmé, 
Jacques Madeleine, Vignier, Moréas ; chez lui fut édité Laforgue ; nous 
serons donc en bonne compagnie. 

Un aimable journal nous dit que nous nous sommes essoujlés pour 
arriver bon premier. Bon premier sur qui? Sur l'anthologie officielle? Notre 
ouvrage devait paraître il y a deux ans, avant qu'il fût question du projet 
de Moreau ; nous donnons des vers ; les IV donnent de la prose. Ce n'est 
pas un steeple, ce semble, et autant vaudrait dire que nous avons défié à la 
course un monolithe surmonté de M,. Kervyn, du brave Théodore Juste 
et de l'excellent quoique feu père Grandgagnage. 

Le même journal des IV ajoute : a Quant aux Quatre, ils regardent, non 
sans ébahissement et joie (i), et arriveront quand les autres auront fini. On 
leur prend le pain delà bouche. Mais la viande reste ». 

Quel pain ? Quelle viande? Quel est ce bafouillage de gens vexés? 

Oh! les petits, petits... 

M. W. 



CHRONIQUE ARTISTIQUE 

LE SALON DE BRUXELLES 1887. 

lous ne gardons de la chronique télégraphique du dernier 
numéro de la Jeune Belgique qu'une opinion bien ferme : 
depuis les XX, voici l'exposition la plus intéressante que nous 
..^ ■ ■ - ^^. ayons eue depuis longtemps. A côté de productions super- 
ficielles de l'art parisien, où excellent les Jean Béraud et les Gervex, celles 
de nos peintres s'étalent en toute gloire, Stobbaerts, Stevens, Artan, Ter 
Linden, Marie Collart, Alfred Verhaeren, Verheyden, Specckaert, Frédéric, 

(i) Pcuhl 




— 323 — 

Binjé, apportent triomphalement, qui sa force, qui sa grâce légère et 
délicate. 

En retard Verwée, Meunier et De Braekeleer. 

Religieusement on s'arrête devant le Jardin de religieuses de M™® MARIE 
COLLART; le printemps a neigé sur les arbres, le soleil se vaporise sur les 
gazons, et les cloîtrées, dans la paix du matin, étalent du linge sur 
Therbe. Le silence circule avec l'air reposé; c'est la nature angélique- 
ment vue, et rendue avec la couleur ambrée de ces maîtres anciens qui 
voyaient les choses à travers une sorte de prisme monastique. Art solide et 
durable qui n'a point failli depuis le jour où le peintre renonçant au monde, 
sa palette a pris le voile dans ce verger recueilli, dont elle connaît toute la 
litanie des arbres et tous les psaumes du soleil. 

M"« ALIX D'Anethan est jeune fille, comme Marie Collart est matrone. 
Elève de Stevens, elle s'est assimilé les délicatesses de son maître, en les 
relevant d'une pointe de dandysme anglais. Son Quatuor est exquis d'élé- 
gance puritaine. Ces misses, vêtues à la mode esthetic^ de longs fourreaux 
clairs à peine garnis de bouillonnes, ont toute la retenue rieuse et sévère 
qu'elles affectent là-bas; elles chantent un choral de Christmas, en songeant 
au Seigneur, holy Lord, et au petit cousin des horse-guards, qui les 
embrassera sous les branches pointues du mistletoe... 

ALFRED Stevens est toujours superbe, non point tant de vie et d'expres- 
sion, peut-être, que de prestigieuse couleur. Ses deux pastels sont des mer- 
veilles de virtuosité. Les étoffes y sont traitées avec une extraordinaire 
richesse de tons et de reflets. Ces deux dames, belges dit-on, sont vues par 
un Parisien qui n'a pas tout à fait oublié qu'il habite parfois rue des Dra- 
piers, à Bruxelles... Dans ses Impressions sur la peinture, M. Stevens a 
formulé ceci : « La critique d'art a un penchant à plus s'occuper du côté 
littéraire que de la partie technique. » Cela est vrai, mais point un 
mal. Après avoir constaté que M. Stevens est un ouvrier de première force, 
démontrant que le pastel, cet instrument délicat, peut avoir toutes les 
perfections de la brosse, que la vitre qui le protège entre pour beaucoup 
dans l'éclat de ces deux portraits puisqu'elle y remplace un vernis de toile 
à l'huile — il ne nous déplait pas de remarquer (littérairement) que les 
étoffes y vivent plus que les figures et que celles-là écrasant celles-ci, les 
deux portraits en question pourraient bien un jour n'être que les modèles, 
admirables, de deux robes à la mode de 1887. 

M. Gervex n'est pas exposé à cette déchéance. Les masques ne suivent pas 
le courant des toilettes ; mais cela n'empêchera pas La femme au masque 
d'être et de rester toujours le plus scandaleux spécimen de la moderne pein- 
ture canaille.Comme M. Chaplin, M. Gervex s'est livré dans ce tableau à un 
art de boudoir que l'on croyait fait uniquement pour M. Van Beers. Cette 
femme nue a des chairs anémiques, poudrées, sous lesquelles circule du lait 
d'iris — non du sang. C'est un affriolant déshabillage de maison de passe qui 
fera les délices d'un vieux garçon, aux jours de faiblesse... C'est la même 
femme que le docteur Péan opère un peu plus loin, en démontrant d'un air 
satisfait l'excellence de la pince à laquelle il a donné son nom et qui. 



-324- 

comme nous l'avons dit, se vend fr. 1-75 chez Collîn, 6, rue de l'Ecole de 
Médecine. M. Gervex a oublié de noter ce détail dans son tableau-réclame. 
Un coin de drap qui tombe du lit d'opération était une place toute indi- 
quée; on eût pu même y ajouter les mérites divers des pastilles Géraudel. 

On est heureux de quitter ces machines et de se reposer sur la magie des 
portraits qu'expose M. RiBOT, peintre superbe, sans personnalité. Du 
Ribeira tout pur, admirablement transcrit. M. Ri bot pourrait être le 
Trouillebert du maître espagnol. Mais quelle main I Le père Bresteau a 
une tête extraordinaire de vie sombre et tragique, taillée, fouillée, couturée 
en pleine chair pourrie. Oubliez d'où cela procède et c'est de toute beauté. 

M. Jan Verhas est en sympathique progrès. Ses deux fillettes, Mar- 
guerite et Germaine dans la dune, sont gentiment campées dans le plein 
soleil, rappelant un peu le « Carnation, lily, lily, rose » de John Sargent, vu 
au dernier Salon de Londres. M. Verhas n*a pas reculé devant les difficultés 
de la lumière crue, et l'œuvre, toute en note claire, n*est cependant pas aveu- 
glante. A ce jeu, le tableau devient facilement fanfare et il est peu com- 
mode d'éviter les vibrations des blancs et le papillotage des ensembles. Ceci 
est vraiment lumineux et frais. Dans cette gamme gaie sont, en valeurs 
diverses, MM. CH.-S. Pearce etRiNGEL. La Sainte-Geneviève, du pre- 
mier, est de belle marque ; à coup sûr, les bleus éclatants de Bastien-Lepage 
7 dominent, mais ils s'harmonisent avec l'atmosphère vraiment fluide du 
tableau; quant i l'expression générale, celle de la sainte pastourelle et celle 
du paysage, elle est d'une touchante candeur mystique qui pénètre et 
repose. C'est la nature dans du rêve pieux, mais la nature néanmoins, et la 
nature modernisée par des fraîcheurs spéciales. 

Telle n'est pas, à beaucoup près, celle que comprend M. LÉON FRÉ- 
DÉRIC. Les âges du paysan nous la montrent avec plus de réalité, mais 
aussi plus de profondeur. Cette étonnante frise écrase tout ce qui l'entoure. 
M. Frédéric semble, malgré son âge, être arrivé à une maturité parfaite, 
tant est solide, tant est vigoureux son esprit de composition. Voilà une 
rangée considérable d'hommes, de femmes, d'enfants, campés au milieu 
d'un champ ; quelque chose comme un appel de farandole ; et, cependant, 
cela fait groupe; aucune figure ne s'isole... et quelle expression dans toute 
cette laide vérité ! Quelle poésie triste dans ces groupes de rustres, qui nais^ 
sent, qui s'aiment, qui se recueillent I Sur le tapis de gazon, où les fleu- 
rettes sont minutieusement traitées avec des scrupules à la Botticelli, ces 
gens ont une vie d'animalité pensante qui empoigne jusqu'aux fibres. 
M. Frédéric s'est dégagé de ses diverses paternités. Les tons secs de ses 
Marchands de craie ont ici disparu, et sa palette n'a désormais tenu au 
pouce d'aucun peintre. 

M. Fantin-Latour est, lui aussi, de la famille des maîtres, mais quelle 
absence complète de couleur et quelle triste composition! Les portraits 
qu'il intitule Autour du piano sont monotones parla tonalité uniforme et 
terne de tous les plans. Et puis, ils posent désagréablement, depuis Cha- 
brier, ce petit homme vif, agité, bavard, que nous vîmes lors de Gwendo- 
Une et qui, aujourd'hui, semble avoir ôté ses nerfs avant d'entrer chez 



— 325 — 

Pantin, jusqu'au mal élevé wagnérien qui conserve son chapeau haut 
de forme. Autant nous aimions FEtude, cette jeune fille pensive, à la tête 
fine, au geste reposé, qui figura au Salon de 1884, autant nous passons 
indifférent devant ce portrait qui n'est pas quelconque et cependant n'émeut 
ni n'intéresse. Tournez- vous vers Jan Stobbaerts, c'est une illumination. 
Marie Collart a les vergers, celui-ci les étables, .mais les étables grasses et 
suintantes de l'or des purins et du bronze des bouses. La paille dégoutte 
de berdouilles saines, de pissats chauds pour l'engrais. C'est une fête d'exu- 
bérances animales, de lourdeurs tièdes, et sur toute cette fermentation de 
bétes et de choses coule un soleil fluide qui semble les macérer davantage. 

M. Henri de Braekeleer avait aussi, lui, cet ambre des grands maî- 
tres ; il semble aujourd'hui l'avoir éteint dans la craie. La partie de cartes 
est loin de la banalité, mais paraît due à un art moins reposé que celui du 
Joueur de cor^ bien connu. Il y a des morceaux d'une virtuosité un peu 
superficielle dans les étoffes, les tapis, les tentures. M. Stevens est un génial 
tailleur pour dames ; M. de Braekeleer est bien près de devenir un merveil- 
leux tapissier décorateur, tant il écrase la vie par l'objet. Son tableau 
actuel est assurément une réjouissance des yeux, mais cela n'entre pas 
jusqu'à ce bout du cerveau qui est, sans paradoxe, le cœur. 

Combien plus a la faculté de nous émouvoir le maître LOUIS ArTAN I 
Quelle colère et quel tragique geste de vagues I Mon atelier à la Panne est 
une des plus belles évocations qui soient, des tempêtes grondantes, du 
sinistre bouleversement des flots, de la convulsion des abîmes. Regardez à 
côté de cela les perpétrations céramiques de M. Musin, quelle chute, regar- 
dez M. Claeys, quelle désolation! Un seul mariniste, M. LE Mayeur, a 
droit au respect, non loin d'Artan. Celui-là a compris autrement la mer, 
mais au moins a-t-elle une expression qui saisit et peut émouvoir. Nous 
sommes loin, heureusement, des fantaisies parisiennes de M. Béraud et de 
M. Gervex. 

Il ne nous &ut cependant pas être injuste pour les envois français. 
M. BOUY expose un portrait de femme d'une rare élégance.discrète. C'est 
jeune, gracieux, avec une jolie pointe d'espièglerie aux lèvres et une extrême 
simplicité de pose. A noter encore unt Madeleine ^ de M. PROUVÉ; le 
Portrait de M, Deville^, par M. CARRIÈRE; rÉté à Monaco^ un peu 
aveuglant, de M. LEROY Saint-AUBERT, qui est, ne l'oublions pas, un 
tableau décoratif; FÊtude, de M. ROLL, et nous pouvons constater que 
Paris n'est, en somme, pas mal représenté dans les bonnes choses comme 
dans les mauvaises. 

M. Ter Linden, avec tout son grand talent, n'est pas parfeit. Nous 
goûtons peu sa Charmeuse mal équilibrée et d'une élégance foraine. Le 
parquet uni semble, en la perspective, favoriser le glissement des objets, et 
n'était une certaine draperie traitée avec une délicatesse exquise, nous ne 
reconnaîtrions pas le peintre qui nous donna Après g3. Heureusement il 
prend plus loin sa revanche dans Le Parc, où nous le retrouvons tout entier 
avec sa distinction et sa douceur intenses. Le parc, avec son eau calme 
où s'éparpille la verdure, est d'une intimité troublante. C'est un rêve 



— 326 — 

seigneurial tel que l'évoquait De Knyflf ou, pour remonter plus haut, 
Claude Gelée, et nous pouvons donner de toute notre admiration. 

Il faut le constater avec joie, ce qu'on appelle les « grandes machines » 
est rare au Salon. Il y a bien de ci de là un panneau absorbé tout entier 
par de vastes toiles, mais heureusement on a placé ces monuments dans 
une salle étroite où le recul, insuffisant, empêche de les voir. C'est 
M. Jacques de Lalaing qui en souffre. Son groupe de plâtre bronzé, où 
l'on démêle un monstrueux enlacement de reptiles et de fauves, est noyé 
dans une lumière verticale qui en mange toutes les arêtes et tous les 
contours. Il faudrait voir sur une place publique ce colossal chandelier, 
pour juger du mouvement du groupe, qui, de prime abord, semble 
fougueux et rude. Mais nous avons toujours quelque défiance vis-à-vis de 
M. de Lalaing. Soit étonnante facilité à toute chose le porte au truquage, 
et de plus, toute sa hardiesse n'est en réalité que de l'Académie en école 
buissonnière. Ainsi le Portrait équestre, ainsi les Lutteurs, ainsi le Chas- 
seur primitif stmblaient-ils indiquer un peintre destiné, comme M. Emile 
Wauters, à portraicturer LL. MM. le Roi et la Reine. Ces choses, point 
banales, même curieuses, avaient des perfections de « fort en thème » qui 
jugulaient l'effort pétulant d'une jeune imagination. A vue de pays, le Mât 
électrique est œuvre décorative et industrielle qui ornera heureusement 
quelque place publique. Des réductions pour lampadaires d'appartement 
auront une vogue méritée, et l'on peut excuser M. de Lalaing d'avoir mêlé 
quelque souci commercial à l'exécution d'une belle œuvre d'art. Il est clair 
que si la ville adopte ce compliqué support pour en faire la base du mât 
de la place des Nations, elle aura doublement fait preuve d'initiative 
louable, d'abord en favorisant un art encore trop peu développé, en nous 
délivrant ensuite d'une statue de Rogier qui est dans la catégorie doulou- 
reuse des événements inévitables. 

Le groupe de M. de Lalaing a plusieurs repoussoirs dont je ne citerai 
que la Jeanne d'Arc de M. Matejko de Cracovie. Si nous en croyons 
M. Téodor de Wyzewa, le critique fumiste de Isl Revue indépendante, un 
Polonais du boulevard Montmartre, les tableaux de M. Matejko font force 
esthétique en leur pays. Quand Matejko expose, la Pologne est ivre de 
joie — ce qui la change. Mais nous n'étions nullement grisé en regardant la 
Jeanne d'Arc et force nous est d'en être fort aise. Pensez donc, nous 
l'aurions vue double et elle est déjà kilométrique I Un travail immense, 
une composition stupéfiante tant compliquée, pour aboutir à de la décora- 
tion de sous-Mackart trempée dans du jus de pipe. Cela n'a que le bénéfice 
de faire ressortir les tons crayeux du Chantier de M.. ROLL et les invrai- 
semblables bleus du cheval que monte Lady Godiva sous les auspices de 
M. Frantz Vinck. 

Retournons au paysage et nous avons une bonne surprise devant le tout 
remarquable Soir de M. MarcetTE; sa recette... est triomphante ; Maris a 
eu de ces tragédies de nature; ce Soir a des obscurités criminelles du plus 
émouvant effet; c'est là de profonde évocation et de superbe peinture; 
M. HamesSE est plus décoloré, mais ses plaines, où miroitent des palettes 



— 327 — 

d*eaii stagnante, ont conservé leur mélancolie bien connue, et son Coin 
détangdi d'inattendues émotions. M. BiNJÉ a la troisième note de cette 
gamme sensationnelle ; il voit plus fin ; on a dit que ses aquarelles sont des 
tableaux et ses'tableaux des aquarelles ; c'est inexact ; TaquarcUiste domine 
toujours, quel que soit le procédé. La silhouette d'arbres grêles dans la pluie 
fouettante, les ombres noyées dans le brouillard, les perspectives qui se 
perdent sans que l'on sache où les lignes se rejoignent, tout cela est traité avec 
une délicatesse spéciale, un peu mièvre, comme avec une pointe d'aiguille 
atténuée d'estompé. A signaler encore dans le paysage M. COOSEMANS 
et M. Denduyts, et nous voici parmi les fleurs de -Mil® GeoRGETTE 
Meunier et les Roses trémières de M. OsCAR ANGENOT. Un triptyque 
de fleurs, non loin des éclatements harmonieux de M. Alfred Stevens, à 
deux pas des draperies ppulentes de M. de Braekeleer, était-ce une atten- 
tion ou une farce du jury de placement? M"* Georgette Meunier n'en est 
pas anéantie. Il nous souvient avec émotion du Souvenir de la mariée^ 
de 1884, un rêve plus qu'un tableau. Tout ce blanc sur blanc avait la 
transparence de quelque chose que l'on entrevoit et qu'on n'oserait toucher, 
de peur de le voir disparaître : une virginité diaphane sommeillait dans ce 
coffret, dans tout cet épanchement de blandices abandonnées — comme 
un regret, ou dans l'attente — comme un espoir. Ici, même émotion virgi- 
nale. Cette Vie des fleurs eût pu s'appeler Souvenir de la jeune fille ^ tant 
albe et chaste est cette éclosion de calices, ce doux jet de pistils. La légende 
porte : 

Fleurs t filles du Midi, que le Nord a vu naître. 
Quelle vie on vous fait sous ce verre étouffant : 
Un poêle pour soleil et ne jamais connaître 
Ni les pleurs du matin ni les baisers du vent 
AujourcTJiui, chères fleurs, je viens vous rendre heureuses. 
Je vous cueille pour elle, alle^, coures^, joyeuses. 
Lui porter vos parfums et puis... et puis moure^f,,. 



Moins délicate est la main de M. Angenot, mais sa brosse cultive avec 
ferveur aussi les fleurs épanouies de son rêve. Ses Roses trémières sont 
d'une parfumante fraîcheur et d'une extrême sincérité. Nous avons vu du 
même peintre des portraits qui ne dénotent pas moins une nature dont 
l'avenir se préoccupera. 

MM. ALFRED Hubert et Léon Abry continuent leur vie militaire, 
faisant tous deux la nique à M. Van Severdonck, de plaisant souvenir. 
Le Pansage de M. Abry, a les qualités du Gendarme de M. Hubert. C'est 
plus dessiné que peint, mais ce l'est de main experte, avec une vigueur peu 
commune. 

De FEU Fritz Ringel, une délicieuse Liseuse de roynans — rien de 
Wiertz — toute en note lumineuse, mais transcrite avec une légèreté de 
pastel, surtout dans le clavier des bleus tendres. 

De M. Nicolas (ahl ahl ahl) Van DEN Eeden, surnommé « le petit 
vicaire », la Criée aux halles de Bruxelles, une affreuse toile, d'un ton 



— 328 — 

canaille, où se prélassent toutes les vulgarités qui forment le fond du 
talent de ce rapin. M. Van den Eeden, qui a jadis commis un Charles 
Rogier en putréfaction, n'est, certes, pas malhabile; sans être artiste, il 
possède son métier et nous devons rendre hommage à ses grandes 
qualités de composition, mais malgré cela, rien ne peut Tempécher de 
produire des choses extraordinairement laides et parfaitement communes. 
Quelle joie de se détourner et de trouver, non loin de là, la superbe Cène^ 
de Fritz von UHDE Depuis Texquise Ecole des Tambours, depuis la 
Grande soeur, que nous admirâmes en i885 au Salon des XX^ nous 
n'avions plus rien vu du grand peintre bavarois. La Cène nous renouvelle 
toutes nos impressions; un peu terne; c'est calme, d'une sérénité évangé- 
lique sur laquelle plane la tristesse des trahisons prochaines; point d'apôtres 
de la légende à ces frugales agapes, mais une réunion d'hommes humbles- 
et craignant Dieu, autour d'un Christ humain qui les regarde avec amour 
et paix du cœur. 

Le nom de M. JOSEPH DiERICKX, tout rapprochement à part, nous con- 
tinue le poème chrétien avec la Résurrection de Lazare. Le jeune artiste 
n'est pas à son début et voilà longtemps déjà qu'il exposait à r Essor une 
ravissante figure nue, dont nous eûmes l'occasion de faire l'éloge. Ici la 
visée est plus complexe et l'œuvre plus importante. Le prix Godecharle a 
des exigences de dimensions I Sujet académique, interprété de façon bien 
moderne; nous aimons peu la figure de Jésus, qui n'a pas, dans la lumière, 
une suffisante importance, mais le groupe des curieux est vraiment remar- 
quable et celui des fossoyeurs ne l'est pas moins; la buée qui enveloppe 
l'ensemble d'une atmosphère de tombe est peut-être un peu lourde, mais 
l'œuvre est bonne et sérieuse. Sérieuse est aussi la grande toile de 
M. ClÙYSENAAR, Liberté, Egalité, Fraternité, qui nous mène cette fois 
au faîte du Calvaire. Œuvre symbolique. De la croix d'où le corps du Christ 
a été détaché et gît sur le sol, s'envolent trois femmes nues. L'avouerons- 
nous, ce mélange de nu et d'évangélisme nous choque fort \ la pensée est 
peut-être fort congrue, mais est-ce l'imperfection des corps vulgaires de ces 
Marianne, est-ce le simple rapprochement, il passe certainement sur l'œuvre 
— non sans mérite ~ un soufHe de vague obscénité qui répugne. 

M. Théodore HanNON est sacrifié dans un coin à faux jour, avec son 
Ombrelle japonaise, portrait d'une jolie femme qui est la femme d'un joli 
portrait; ce madrigal suffira-t-il au joyeux Théo lorsque nous ajouterons 
que le paysage du fond est tout simplement exquis? Signalons encore — il 
nous faut abréger — l* Atelier de M. CHARLES Mertens, les Mineurs^ 
bien lourds cependant, de M. CONSTANTIN MEUNIER, les Moments de 
peine de M. Neuhuys, les lourdes, mais solides scènes des frères Oyens, 
la Meuse de M. Speeckaert, le Retour de V école de M. Van GeldER, 
les Livres et parchemins et le Homard de M. ALFRED VerhaereN, les 
superbes portraits de M. VERHEYDEN, la Digue de M. VerwÉE, les 
portraits excellents de M. HUBERT VOS, et passons rapidement à la sculp- 
ture, où se font remarquer le San Giovannino connu de M. ACHILLE 
Chainaye, le groupe de M. DE RUDDER, l'adorable Allegretto, la déli- 



— 329 — 

cate Figure tombale, déjà admirés ailleurs, de M. JlftlEN DiLLENS, un 
remarquable Projet de médaille de M. Fernand DUBOIS, un buste de 
M. LagAE, un Ugolin de M. RODIN, des médailles étonnantes de 
M. ROTY, et saluons en sortant le groupe de M. Gaspar, V Enlèvement^ 
début de jeune maître. 

Sauf ces quelques envois, la sculpture n a pas belle mine au Salon. Les 
Sylvains de M. Devillez font sourire comme chose saugrenue, bien que 
méritante, mais décidément la généralité des sculpteurs comprennent mal 
le nu ; ils ne retrouvent pas le secret antique de la calme force dans la grâce, 
et leurs modelés sont ou d'une platitude molle ou d'un tourmenté qui pré- 
tend. Je voudrais voir nos artistes aborder carrément l'étude du vêtement 
moderne sous lequel on peut palper la chair vive, considérer le veston, le 
manteau, la tunique avec autant d'intérêt qu'ils étudient le pli d'un péplum 
ou d'une toge, pénétrer enfin dans la vie d'aujourd'hui à l'aide de l'instru- 
ment, ciseau ou brosse, qu'ils ont choisi, et qui savent tous deux donner, 
l'un le modelé par la couleur, l'autre la couleur par le modelé. Le nu ne 
peut émouvoir que par sa perfection ; il ne souffre pas la médiocrité, et, de 
plus, ne peut-on pas affirmer qu'il n'existe plus qu'idéalement. Notre race 
pétrie et modifiée par le vêtement doit avoir perdu ses modèles d'autrefois, 
et à moins de copier les antiques, nous n'arrivons plus qu'à du déshabillé 
honteux. Ainsi ne soit-il point. 

Max Waller. 



CHRONIQUE THÉÂTRALE 




MONNAIE — PARC — ALHAMBRA — ALCAZAR 



|errible pour la direction et pour le public, un premier mois de 
campagne. On se cherche, on se perd, on grinche. Et les 
ténors n'arrivent toujours pas. Le lo septembre, la Monnaie 
a rouvert ses valves et levé son rideau sur les malheurs de 
Raoul de Nangis. A part M. Tournié dont la voix date de Solférino, la 
troupe a fait bonne impression. MM. Seguin et Isnardon, connus, 
M">®» Litvinne et Legault connues. Une basse de belle force M. Vinche, 
un exquis rossignol, M "« Léria. 

Et puis Haydée pour la rentrée du bel Engel. Début de M"« Storell, 
jeune fille d'excellente famille qui a eu des revers ; la voix est comme la 
famille. Et puis Mignon, et puis Robert, toi que je n'aime pas, et puis le 
Chien du Jardinier oublié depuis 1870 et le Médecin malgré lui. Début 
de M. Rouycr, baryton honnête; et puis la Favorite, 6 mon Fernand 1 et 



— 33o — 

puis r Africaine et enfin la triomphante et ensorcelante Walkyrie avec sa 
perfection d'interprétation, sa mise en scène merveilleuse et son succès qui 
ne finit point. Jusque-là, le théâtre tâtonnait; la presse, peu clémente, 
n'était pas pour donner du cœur aux chefs ; enfin revoici la vraie, l'incon- 
testée, la complète victoire que Ton peut claironner à tous poumons. 
Chanteurs et orchestre mènent la campagne avec un ensemble tel, si sûre 
et si enflammée est la main qui les dirige, que l'on se figure difficilement 
qu'œuvre géniale puisse être plus génialement transportée à la scène (i). Le 
public a accueilli de façons diverses la Walkyrie, Les protestations cessent 
et ceux mêmes que la musique wagnérienne n'étreint pas encore, éprouvent 
cette déception indéfinissable de trouver vide et sans ressort l'art qu'ils 
semblent regretter, a Je n'aime pas Wagner, mais depuis que je l'ai entendu, 
les autres me déplaisent ». Cet aveu de goût qui se cherche est significatif. 
Le répertoire courant ne peut plus satisfaire et les directeurs actuels en sont 
à préparer péniblement la fortune de leurs successeurs. Ce sera leur grand 
mérite et leur grand déboire. C'est à nous et au public de les dédommager 
et de leur donner courage. 

Cette évolution n'existe pas moins dans la comédie, la féerie et l'opérette. 
Le Parc, donnant le Testament de César Girodot et Célimare te Bien 
aimé, interprétés par une bonne troupe, affirme le besoin de neuf, n'en 
fût-il plus au monde. Sans doute, Labiche est un maître; certes, Célimare 
est une œuvre de première force, de bon comique et de vigoureuse obser- 
vation psychologique. C'est humain, pourtant c'est vieilli. On retourne à 
Célimare^ on n'y reretourne point, et la pièce, pour être classique, l'est 
trop ou ne l'est pas assez. Les Effrontés donnent encore. 

Pour l'opérette, il faut à présent d'extraordinaires déploiements de mise 
en scène. Orphée aux Enfers eut l'heur de plaire encore grâce à des décors 



(i) Voici, à ce propos, l'exquise énormité de M. Edmond Cattier à la Galette : 

« Un conte à dormir debout, mis au théâtre avec une maladresse sereine; un premier 
acte de musique merveilleuse, qui a surtout le mérite d'arriver avant les deux autres; un 
second acte démesuré, où des morceaux sptendides ne procurent cependant qu'une 
sensation de fatigue et de monotonie ; la Chevauchée colossale, suivie d'interminables 
longueurs, qui aboutissent à cette éblouissante page des Adieux de Wotan ; une orches- 
tration à laquelle on appliquera 51 Con veut tous les adjectifs propres à exprimer l'admi- 
ration, mais qui fatigue aussi à la fln^ par sa perfection m6me, par une richesse trop 
soutenue, — c'est l'histoire du pâté d'anguilles, qui était bien le meilleur des pâtés, mais 
dont on ne pouvait pourtant pas manger toufe les jours ; le fameux système du leitmotif 
appliqué mathématiquement et montrant, à chaque instant, les ficelles du génie ; une 
mise en scène enfantine aboutissant à des effets ridicules, comme ce combat de tréteaux, 
du second acte, ce spectacle de lanterne magique, du troisième et même cette fameuse 
scène du feu, qui ne donne pas d'autre illusion, si elle en donne, que celle d'un incendie 
dans un théâtre, et qui inquiète tout le monde, sans rien ajouter à l'effet descriptif de la 
musique ; nous avons retrouvé tout cela dans cette Waîkùre qui doit à Vanétnie musicale 
contemporaine la grosse part de son succès. Il faut bien nous contenter de Wagner, EN 
ATTENDANT MIEUX. » 

Le « en attendant mieux » n*est-il pas un rêve????? . 

On dirait de la sculpture écrite sous la dictée du père Cattier? C*e8t gaga, c'est 
gaga, ah ! ah 1 ah 1 



— 33i — 

merveilleux, de superbes costumes et une interprétation hors ligne qui 
nous font regretter des directeurs de la taille de M. Maurice Simon. 
L'Alhambra, de M. Oppenheim, a voulu reprendre ce bail de la vogue et 
ne Fa pas fait sans succès avec Geneviève de Brabant ; la bouffonnerie 
d*Offenbach est bien montée en ses cadres neufs et ses décorations cha- 
toyantes, tout est mis en jeu pour assurer le succès et le succès n*a point 
manqué ; mais les yeux se sont détournés un instant vers le triste Alcazar 
où r^na pendant quelques* soirs la déconcertante et superbe Thérésa. La 
Glu^ le Bon Gîte, VEté de la Saint-Martin, des romances d*orgue de 
Barbarie ont fait jaillir des larmes vraies, grâce à d*indéfinissables nuances 
émotionnelles que seule la grande artiste sait trouver. 

Et en somme, la saison s'annonce bien. Delaquerrière et Landouzy 
ressuscitent le Barbier; les directeurs subissent la crise d'automne, mais il 
faut avoir confiance — et nous espérons. M. W. 



— 332 — 



MEMENTO 



On nous annonce comme devant paraître 
en novembre, une nouvelle publication 
d'an : La Revue musicale et dramatique, 
bi-mensuelle. Le prix d'abonnement est de 
13 francs par an pour la Belgique, avec 
réduction de 5 francs pour les professeurs 
de musique, les élèves des conservatoires 
et le personnel des théfttres. On s*abonne, 
36, rue de rindustrie, chez W^ V Monnom. 
Nous souhaitons la bienvenue à notre nou- 
Teau confrère. 

«% 

A rapprocher : un projet pour lequel 
nous prenons date : V Anthologie dés musi- 
ciens belges que nous entreprendrons pro- 
chainement. 

**# 

M. Jules Destrée continuera dans La 
Jeune Belgique les Portraits et silhouettes 
qui ont été tant remarqués à F Artiste, 

*** 

Nous apprenons avec une douce surprise 
que les abonnés de feu C Artiste seront ser- 
vis dorénavant par tArt moderne. C'est 
encore une des joyeuses facéties du groupe 
Edmond, Vieux boy et O: On se souvient 
en effet que t Art moderne, le jour où notre 
confrère déposa les armes, n'eut pas assez 
de brocards pour le défunt. Aujourd'hui il 
semble n'être pas trop fâché de recueillir 
les dépouilles de V Artiste. 

C'est, au point de vue de la confraternité, 
le procédé du vampire de Saint-Ouen. 

*** 

Notre grand sculpteur Jef Lambeaux 
achève en ce moment, dans son atelier de la 
Hollestraat, un grand carton où figurent 
des personnages multiples représentant en 
divers groupes : les Passions humaines. 

Le carton terminé sera exposé publique- 
ment. 

Le gouvernement a l'intention de com- 
mander l'œuvre, en marbre, pour le palais 
de justice. 

«** 

Aussitôt après le Parnasse de la Jeune 
Belgique paraîtra Hors du siècle, poésies 



de M. Albert Giraud. On nous annonce 
encore un volume de Ballades en prose, 
de M. Jules Destrée ; Le Lys, poésies de 
M. Fernand Se vérin ; un volume de Nou- 
velles (chez OUendorfi), de M. Frédéric 
Cousot ; une deuxième série de Notes sur 
la littérature moderne de M. Francis 
Nautet; des Impressions et sensations, de 
M. Arnold Goffin; une plaquette : Les 
chants des fours lointains de M. Maurice 
Desombiaux. 

»** 
La petite revue dont nous avons parlé 
dernièrement n'est pas contente de nous voir 
disposés à encourager ses efforts. Dans son 
dernier numéro, dont la fantaisie nous a dé- 
licieusement fait passer une heure, elle 
affirme d*une hçon tellement formelle que 
La Jeune Belgique est une vieille belle à 
cheveux blancs, à bouche dégarnie, que 
nous devons nous incliner devant cet état- 
civil que nous ne soupçonnions pas. « Fi- 
dèle à ses principes » cette précoce édentée 
renonce donc au projet qu'elle avait caressé 
d'abriter dans ses jupes octogénaires les 
merveilles de lucidité de M. René Ghil, les 
virtuosités de M. Kahn et même les œuvres 
toujours curieuses de M. Dubedat et de 
M. Baju. Elle laisse donc à ces jeunes élis- 
cins l'honneur du symbolisme-instrumen- 
tiste. Elle est vieille et ne comprend plus. 
Que M. Albert Mockel soit, et la Jeune 
Belgique fut. 

**# 
On vient de découvrir à Carlsruhe une 
fabrique de faux Ruisdael, Van der Meer, 
Van Delft et Van Ostade. L'imitation est, 
paraît-il, georgeskhnopffoldale. Il faut 
qu'elle le soit, puisque les fabricants étaient 
arrivés à vendre soixante-et-un tableaux 
faux au musée de Francfort-sur-le-Mein. 

**# 
M. de Nocée publie périodiquement, sous 
le titre Anthologie contemporaine, des fias* 
cicules contenant chacun des extraits d'œu- 
vres françaises et belges choisis avec tact. 
Les quatre premières livraisons renfer- 
ment : 



- 333 — 



i^ série, 1. — Catulle MEiiDte : Les 
Monstres parisiens (Le Mangeur de réve). 
Les Contes du rouet (Le Mauvais convivt). 

f* série, 3. — Gborgbs Rodbnbach : Les 
Tristesses (Le Coffret), LHiver mondain 
(Femme en deuil, Jardin dliiver), La 
Jeunesse blanche (Béguinage flamand, Di 
manches. Vieux quais, Veillée de gloire). 

i** série, 3. LioN Hennique : Les /ùné- 
railles de Francine Cloarec. 

i^ série, 4. — Georges Ebshoud : JCer- 
messes (Le pèlerinage de Dieghem). 

Chaque fiiscicule, composé de 16 pages, 
avec couverture, convenablement imprimé 
par Gilon leVerviétois, veau trois sous. 

♦% 
Mercredi a eu lieu au fbjer du théâtre 
Molière, la première lecture par M.Armand 
Silvestre de son drame inédit en 4 actes, 
La Tesi. M. Alhaiza, qui rouvrira les 
portes de son théfttre le 15 octobre avec 
Andréa, la comédie de Sardou, compte 
donner immédiatement après La Tesi dont 
la lecture a fiût excellent effet. Nous n*en 
déflorerons pas le sujet. Disons seulement 
qu*il est traité non par le gaulois de Gil 
B(as, mais par le poète du Pa^s des roses 
et du Chemin des étoiles, 

«*« 
Ce brave Art moderne a décidément le 
monopole des trouvailles. A propos d'un 
article de M. Champsaur, il trouve que les 
yers devraient être imprimés sans les 
majuscules conventionnelles. Dans Dinah 
Samuel qui parut en 1882, M. Champsaur 
a, en effet, imprimé des vers (fort mauvais) 
de cette façon, mais en 1879 paraissaient 
Les rimes fittiles, de M. Montenaeken, 
devançant M. Champsaur dans sa peu heu- 
reuse idée et VArt moderne, dans sa peu 
nçuvellc découverte. Ousqu'elle est, Tigno- 
ranoe imposante t 

La réouverture des cours de l'Ecole de 
musique de Saint-Josse-ten-Noode-Schaer- 
beek, sous la direction de M. Henry War- 
nots, a eu lieu le 3 octobre. 

Le programme d'enseignement com- 
prend le aoliège élémentaire, le solfège 



approfondi, lliarmonie, le chant individuel 
et le chant d^ensemble. 

Tous les cours sont gratuits. 

L'inscription des élèves s'est faite à par- 
tir du 3 octobre, dans les locaux de TEcole, 
savoir : 

Pour les jeunes filles, le jeudi après-midi 
et le dimanche matin, rue Royale Sainte- 
Marie, 153, à Schaerbeek. 

Pour les jeunes garçons, le lundi, le mer- 
credi et le vendredi, à 6 heures du soir, rue 
Traversière, 11, Saint-Josse-ten-Noode. 

Pour les adultes (hommes), le lundi et le 
le jeudi, à 8 heures du soir, rue Traver- 
sière, n» 11. 

**« 

M. Clovis de Meir publie sous le titre : 
Art, artistes et critiques, une brochure très 
intéressante où il semble admirer beaucoup 
la Peste de Tournai et fort peu les réalistes. 
Tout l'ouvrage est à tendance morale, ce 
qui le détruit; il conclut : « A Zola oppo- 
sons donc un naturalisme vrai et propre, 
en un mot : Le naturalisme CRRiriEN ». 
Voilà une grosse sottise, M. de Melr. 
Chrétien, païen, apache, mohican ou pata- 
gon, l'Art c'est TArt, et TArt c'est beau, 
voilà tout. Ce n'est pas difficile à com- 
prendre, voyons I 

*% 

De M. Jules Gilson, une brochure aussi t 
Bâtarde! L'histoire d'une fille qui a un 
protecteur vieux et un protégé jeune très 
godiche; elle aime le second et trompe le 
premier ; elle file cependant avec le vieux 
et lâche le jeune. Et un jour elle meurt à 
rhôpital, ce qui est fort triste et tire les 
larmes à M.Jules Gilson. Son jeune héros, 
désolé, en rate tous ses examens et, dt 
désespoir, se fait journaliste et chiennt 
d'enfer. 

Et cela est très bien imprimé. 

*** 
Comme les fiimeurs d'opium, les man* 
geurs de haschisch ont un club dans Parla, 
au fond de Itle Saint-Louis. Un rédacteur 
du Paris, M. Georges Montorgueil, rap* 
porte une curieuse conversation qu'il a eue 
avec un membre de ce cercle, à propos da 
Baudelaire. 



-334- 



Comme j^exprimais le regret qu un si 
beau génie se fût éteint sous l'influence des 
stupéfiants : 

— Baudelaire mort du haschisch, répéta 
mon homme, légende. Il cessa d*en manger 
le jour où il en connut les affres. 

— Les affres t Qu'est-ce que cela? 

Mon haschischin roula des yeux étranges, 
sa figure grimaça, apeurée, ses mains firent 
de grands gestes poltrons, et, d un air ter- 
riblement mystérieux, il répéta : 

— Ohl les affres... Bigre! les affres!... 
11 paraissait sous l'empire d*une vision 

affolante, d'une émotion lointaine et per- 
sistante ; quelque chose de mystérieux était 
entre lui et moi. Je le pressai de questions. 
« Voyons t les affres, expliquez-moi ça ! » 
Il éclata tout à coup... 

— Je ne les ai eu qu'une fois... mais 
chaque fois que je les ai... eues je me suis 
couché... 

Il mentait en me disant qu'il ne les avait 
eues qu'une fois et se démentait. Sous 
l'empire d'une préoccupation tenace, il 
oubliait de déguiser son mensonge. Il 
poursuivit : 

— Ahl oui! c'est épouvantable... é- pou- 
van-table. C'est la lutte avec la mort. On a 
conscience que la carcasse craque, que l'on 
est fini, rasé, que l'on tombe en deliquium.. . 
L'intelligence subsiste ; on sait que cette 
angoisse est le produit <ie la sacrée confi- 
ture .. On se reproche d'en avoir pris... on 
s'accuse... on s'injurie... l'esprit sermonne 
furieusement la bête... on a le vertige. On 
combat contre on ne sait quoi, contre l'In- 



visible... un Invisible qui vous'touche qui, 
vous soufflette, qui vous broie, qui vous 
roule... Autour de soi, c'est noir... un 
océan d'encre, avec un horizon indéfini. 
Puis, vous savez, pas de peintre pour 
peindre ça... Le Frisson n'a pas encore 
trouvé son traducteur... Baudelaire, après 
les affres, a juré de ne jamais plus toucher 
de sa vie à la divine et abominable confi- 
ture... 

— Et voust 

— Moi... j'ai continué. Mais j'ai veillé à 
ne pas me laisser endiguer, à rester maître 
de ma volonté. Le haschisch h\i ce qu'il 
veut des autres : moi, je fois ce que je veux 
du haschisch... J'ai les rêves qu'il me 
plaît... Je me place sou» une influence et, 
réveillé, jouissant de mes plénitudes, je 
continue mon rêve, de minute en minute, 
le reculant par delà les bornes de l'extrême 
possible, l'amplifiant, le magnifiant. C'est 
le ravissement sans fatigue; un bonheur 
auquel il ne manque que les mots pouvant 
l'exprimer. 

*** 

M. de Nocée nous prie d'annoncer l'ap- 
parition prochaine de son volume de nou- 
velles, sous ce titre : Tas de cochons! 

Avis aux intéressés. 



On a enfin découvert l'un des ravisseurs 
de l'infortuné M. Keymolen. Devant le juge 
d'instruction il a avoué se nommer Paul 
Wauwermans, avocat à la Cour d'appel de 
Bruxelles (dangereux récidiviste). 



Au moment de mettre sous presse, on nous apprend la mort de Charles-Henry 
De Tombeur, notre frère en lettres, qui nous est ravi à l'&ge de vingt-trois ans. 

Sans avoir jamais fait partie de la Jeune Belgique, De Tombeur était le cama- 
rade et l'ami de la plupart des nôtres. Un instant il connut la lutte des Lettres, 
lorsqu'il fonda et dirigea La Basoche. Il fit là de grands efforts avec une ténacité 
rare et cette revue, grâce à lui, mérite d'être conservée et rappelée. 

De Tombeur y écrivit beaucoup. Plume alerte et fine, ~ recherche du pitto- 
resque et du mot rare — vraiment moderne et destinée à valoir un jour. 

C'est une douloureuse mort que celle-là ; nous en subissons tristement l'irrépa- 
rable réalité, en envoyant à notre ami disparu le regret des nombreux qui 
l'aimaient. 




L'AME DES CHOSES 




A MON AMI ALBERT MOCKEL. 

e store est mi-baissé, entre les franges qui 
étinccllcnt comme les pendeloques prisma- 
tiques d'un lustre et le moite appui de fenêtre 
qui se chauffe au soleil dans la pose étirée 
'd'ua chat, un rayon se glisse avec une volupté 
précieuse, enveloppé de tournoyantes pous- 
i^sîéres, et s'étend sur le tapis à larges fleurs 
^rouges. Les timides barbiches du tapis 
k^ laineux câlinent le rayon las de son âme de lumière, a Oh I 
le divin adolescent] » soupirent les choses. Taquiné de 
toute part, le rayon se retourne nerveusement, frémit satiné 
de frissons électriques, sous lui les fleurs entr'ouvrent leurs 
lèvres saignantes, ûffolé par leurs souffles ardents, pris lui- 
même au mensonge des rêves qui le supplient, il baise les 
''fleurs, et ses baisers chantent au fond des corolles. Voilé 
d ombres flottantes, le plafond sommeille. Et les ébattements 
du rayon et les délicieuses ténèbres se reflètent dans la glace, 
qui s'élève tranquille au dessus de la cheminée en marbre 
blanc. Au milieu du miroir, au centre d'un arc-en-ciel aux 
nuances grisâtres, ardoisées, bleuies, violettées qui marie la 
lumière à Tombre, brille un œil fauve, nocturne et clignotant comme l'œil 
augurai d une chouette, cerclé d'or brûlé, dont les cils pleurent de fines 
et longues larmes de feu ; d'autres yeux s'éveillent aussi qui étendent des 

23 



— 336 — 

regards énigmatiques lointains comme s'ils sortaient d'un rêve de cent ans, 
et las et tristes comme s'ils avaient tout appris, c Oh ! l'énorme plume de 
paon I 9 exclament les choses. 

En face de la fenêtre repose un lit que de hauts rideaux blancs envelop- 
pent avec les plis solennels et religieux des tentures autour d'un autel. Au 
chevet de la couche, la vieille comtesse d'Isoeil égrène un chapelet. Les 
scintillements qui brûlent dans l'argent des chaînettes fatiguent ses yeux et 
les susurrements de ses lèvres endorment sa pensée. Et besoin a-t-elle 
d'échapper à ses angoisses et à elle-même, la pauvre dame, et de repuiser 
dans la silencieuse irréflexion de nouvelles forces pour continuer à sou£frir ; 
car elle soigne sa fille, qui est malade depuis la mort de son époux, et n e 
veut pas la quitter, passe de longues nuits à ses côtés. — Elle seule au 
monde, lui semble-t-il, peut la sauver 1 

Entre les rideaux, sur l'oreiller moelleux, la figure d'Yolande s'éclaire 
d'une lumière affaiblie, pâle non de la pâleur mate des chairs assoupies, 
mais d'une pâleur fiévreuse, phosphorescente, aux dessous mystérieux, trou- 
blants, qui reflète les lueurs sépulcrales d'une âme déchirée, les rayonne- 
ments fiinèbres d'un esprit en peine. Les troubles du cerveau emplissent les 
grands yeux d'Yolande, son visage étrange tend à s'immatérialiser, un cou- 
rant de fébrile maigreur fouille les tempes, creuse les joues, amincit les 
maxillaires, le crâne même semble avoir été resserré par un mal impitoyable 
comme par un étau. Et sa tête, qui rappelle à l'esprit le masque fermé aux 
hommes des déesses hindoues et l'extatique hypnotisme des vierges gothi- 
ques, est nimbée d'ime atmosphère astrale, tristement douce et résignée — 
auréole de paradisiaques blancheurs qui sanctifie les agonisants, a Oh I le 
beau lys qui s'éteint I j» se disent les choses. 

Yolande regarde entre les franges et l'appui de fenêtre malgré les vibra- 
tions aveuglantes de la lumière, mais ses yeux semblent encore ne pas lui 
appartenir. A travers le rayon, dans une buée poussiéreuse' finement rosée, 
apparaît le lac du domaine d'Isoeil. Les flamboiements du soleil filtrent par 
les interstices des noirs feuillages et les tragiques entrecroisements des 
énormes troncs moussus, et se réverbèrent au fond du lac sous les eaux grises. 
Le lac brille intérieurement de ces feux scintillants, comme des regards 
magnétiques de poissons invisibles. Un pont en marbre blanc s'arrondit 
entre une île et les prairies sombres de la rive, et dessine dans les eaux un 
croissant d'une neigeuse blancheur, qui trompe les rossignols et les fait 
chanter là jour et nuit. Yolande regarde. Et le mystère sauvage des bois, et 
l'eau intérieurement dorée, et l'éclat du marbre évoquent en elle la vision 
d'une contrée déjà rêvée. Le ciel tressaille des féeries d'une vie irrévélée et 



-337- 

lui donne la sensation d'avoir été enlevée dans un pays lointain, faibuleux. 
Lors un cygne fendit l'eau qui s*endormait. Il glissait sur le silence, le col 
majestueusement ployé, ses yeux fixaient la nuit énigmatique des bois, et 
sa blancheur illuminait plus que celle du marbre et des nénufars. 

c Ohl soupira la malade, que je voudrais voguer comme ce cygne! » 
Yolande chanta ces mots de la voix musicale des enfants, dont Tâme n*est 
pas encore fêlée par la vie. Et voilà qu un second cygne surgit des eaux et 
regarde pensivement le premier. 

La comtesse d'Isoeil ne put s'empêcher de frissonner. « Yolande devien- 
drait folle? Mon Dieu! les craintes du médecin se confirmeraient? Voilà 
deux mois que sa fille n'avait parlé, et ses premiers mots étaient déraison- 
nables! » 

Yolande regarde toujours le lac, dont les eaux se couvrent d'ombre. Main- 
tenant les deux cygnes plus blancs, paraissent, dans la nuit qui bruine, 
s'éclairer d'une lumière qui leur est propre ; ils glissent au milieu des roseaux 
aux sifflements métalliques, projetant un sillage de feu; et le lac se satine 
de rides phosphorescentes comme s'il conservait en lui le souvenir du 
soleil. 

Dans le cerveau d'Yolande, la lutte entre l'humain et l'impossible se pro- 
longe. 

Son époux gravement malade, Yolande transportant toute son âme en 
lui, l'avait empli de sa tendresse et défendu contre les souffrances; et lui, 
s'abandonnant à sa garde, s'était réfugié en elle. Ainsi ils vivaient l'un dans 
Tautre. 

La mort dut sonner. Et l'âme qu'elle croyait posséder à jamais, l'avait 
abandonnée dans un adieu rayonnant d'infinie douleur. Et, dès que son 
époux ne fut plus, elle aussi voulut ne plus être. Son esprit à elle, laissée sur 
la terre par le mourant, voulait rentrer en son être; Yolande s'était fermée 
à tout; et il ne put reprendre assez possession d'elle que pour la conserver 
en vie et non pour sauver sa raison. 

Le médecin fit tout pour combattre la folie menaçante. Sa vieille mère ne 
l'avait pas quittée, mais Yolande ne la regardait pas ; elle s'était étendue 
dans une effrayante impassibilité, ses yeux hypnotisés par une idée fixe ne 
voyaient plus, et ses lèvres ne se desserraient pas ; sa mère lui parlait, elle 
ne répondait pas. L'entendait-elle? A plusieurs reprises on avait approché 
de son lit son fils, le petit Ivan, l'enfant pleurait en l'embrassant, Yolande 
restait insensible. A la vue de son enfant, sa révolte contre la vie s'était 
accrue. — Elle devait donc vivre maintenant pour son fils ; il allait rem- 
placer l'âme perdue, la lui faire oublier peut-être? 



— 338 — 

Non t elle voulait reprendre son époux à la mort ! Que ne doit oser 
Tamour? Et, dans son cerveau déséquilibré, s'échaufaudaient les pensées 
les plus impossibles. Elle le pouvait rappeler sur terre, croyait-elle, en 
révoquant longtemps et puissamment! A cette œuvre surhumaine elle tra- 
vaillait en son âme. Les sentiments les plus forts, les plus élevés, ne nous 
trompent-ils pas sur notre infériorité ? Les anges rebelles se sont soulevés 
contre Dieu. Leur esprit chercheur et sceptique niait, le besoin misérable de 
connaître les tournait contre leur Maître. La science ennemie de la foi causa 
leur malheur, ils furent précipités du ciel. Yolande se révoltait aussi contre 
Dieu ; mais, elle, y était poussée par le culte despotique d'un homme. EUe 
donnerait d'autres lois au monde, dont son amour devait être le principe. 
Et tout lui obéirait! S'élevant au dessus de ce qui est, elle allait à la mort 
pu à la folie. Mais Dieu, qui ne pardonna pas aux anges, eut pitié d'une 
femme. 

Pour accomplir son œuvre de charité, le Seigneur tout-puissant et très 
doux ne se servit pas des hommes faibles et très orgueilleux. Il ne sauva 
pas Yolande par le secours d'êtres aussi inférieurs qu'elle. L'homme n'est 
plus assez croyant pour que Dieu puisse encore s'adresser à lui, l'homme a 
étouffé le divin en son âme : Dieu n'est plus attiré par lui-même en sa 
créature. 

Le miracle se fit par les choses. 

Yolande s'étant condamnée à rester étrangère au dehors, sembla, dès le 
début de sa maladie, écouter dans le vague. Et d'abord insensible, la voix 
des choses l'avait approuvée dans l'audacieux projet de rappeler son époux 
à la vie et de. vouloir un monde subordonné à son existence. Les choses 
n'avaient donc pas tenté, comme les hommes, de lutter brutalement contre 
la folie. Yolande vécut alors dans son rêve. Et le médecin comprit, enfin, 
qu'il se lîvràît en cette pauvre âme un duel désespéré entre le terrestre et le 
mystérieux, et que lui, homme, ne pouvait être d'aucun secours^ il devait 
se résigner, envelopper la malade de silence et remettre son sort entre les 
mains de l'Inconnu. 

Les choses paraissent divines à ceux qui peuvent comprendre leur infinie 
tendresse; elles pénètrent en eux naturellement par leur force même et cor- 
respondent à tous les besoins de leur esprit. Croire que c'est nous qui prê- 
tons une âme aux choses : quel blasphème ! 

Et elles avaient parlé d'une voix si douce, si étrangement nouvelle, qu'à 
les entendre Yolande s'était crue enlevée au monde. Mais cette voix, céles- 
tement fuyante, devint terrestre, et si insensiblement que la folle ne com- 
prît pas qu'elle ressuscitait à la vie réelle. 



- 339 - 

Après avoir entendu les choses, bientôt elle les vit; elle les observait 
maintenant, les interrogeait. Yolande ressentait un inexplicable besoin de 
les aimer et allait à elles. Son état mental s'améliorait, l'impossible était 
vaincu. 

Et quel aide l'homme aurait-il apporté en cette œuvre mystérieuse, lui 
qui raisonne, veut tout savoir et ne sait se contenter d'aimer, d'aimer, qui 
est la science suprême? 

Longtemps Yolande avait attaché ses rêveries à ce qu'elle voyait de sa 
fenêtre. Oh! combien le ciel lui semblait haut, combien il lui paraissait 
doux et profondément généreux, toujours ouvert comme une main qui 
donne. Il répandait sur le monde son magnétisme d'amour, l'enveloppant 
de poétiques mirages. Et ses yeux perdus dans la lumière, Yolande se 
demandait quelle signification symbolique pouvaient avoir ces longs 
nuages indolents? Elle sentait une vie puissante et mystérieuse frissonner à 
travers l'espace, et cette électricité l'enivrait de désirs insensés de s'élever 
bien haut dans les airs. Ainsi elle rêvait longuement, tandis que la fenêtre 
lui montrait un second ciel, découpé par la croisée, adouci, rendu rêveur 
dans les vitres polies, comme dans une eau dormante. 

Par ces journées interminables où son esprit divaguait, elle avait compris 
et pénétré toute la poésie de la fenêtre. La fenêtre est l'oeil du mur, pensait 
Yolande, elle lui donne son expression, comme l'œil anime la figure et 
l'éclairé d'une vie spéciale... Telles fenêtres font penser à tels regards et 
certains murs rappellent certains visages... La fenêtre joyeuse aux flammes 
de jeunesse doit encadrer la tête blonde d'une vierge; la fenêtre mélanco- 
lique aux regards pensifs, le chef branlant d'une vieille... Et les croisées 
muettement dramatiques n'évoquent-elles pas la subite et déjà fuyante 
apparition d'une figure, déjà vue dans le malheur et prédisant de nouvelles 

infortunes? O vitres glorieusement incendiées des premiers rayons du 

soleil I n'exaltez-vous pas en vos crépitations les orgueilleux espoirs, les 
brûlants désirs de vivre et les enthousiasmes flamboyants de la jeunesse? 
O vitres douloureusement éclairées des derniers feux du jour ! Ne dites-vous 
pas les sourds regrets, les souvenirs nostalgiques et les longues tristesses 
des vieux ans? Et vous, vitres nocturnes, languissamment allumées des 
féminines clartés de la lune, vitres de rêve qui frissonnez de visions amou- 
reuses, blanches de la neige d'épaules nues, miroitantes des éclairs fuyants 
de regards éperdus, argentées de l'éclat de bras qui s*enlacent, ne chantez- 
vous pas religieusement l'indicible des nuits passionnées, les râles et les 
pâmoisons des folles étreintes, où l'homme perd la voix, oublie et doit 
fermer les yeux? 



— 34» — 

Yolande s'attendrissait aussi à penser combien d*tmes partageaient ses 
impressions, combien de malades régardaient comme elle de leur fenêtre 
et n'avaient plus que cette consolation. Elle se souvenait qu'enfant elle 
passait des journées sans fin près d*une croisée, comme un oiselet qui, de son 
nid, observe curieusement avant d'oser voler. Plus tard, dans la vie, c'était 
la tristesse qui la rappelait près de la fenêtre. Assise là, elle avait rêvé les 
rêveries de jeune fille ; et là elle avait espéré son amant, comme s'il devait 
descendre des airs. Elle comprenait maintenant pourquoi les enfants, les 
femmes, les vieillards, les pauvres gens, les malades et les artistes aiment 
tant la fenêtre; — les enfants qui vivent dans l'attente de l'avenir, les 
femmes qui vivent passivement, les vieillards qui vivent de souvenir, les 
humbles qui sont écrasés dans la lutte, les malades qui vivent d'une vie 
brisée, les artistes, eux, les aimants, les doux. Et Thomme, celui qu*on 
appelle l'homme, l'homme fait, qui vit de la vie présente active, rendu 
brutal par le monde, qui ne voit et n'entend plus que ce qu'il voit et 
entend, Thomme sans foi et sans amour, ne peut aimer la fenêtre. Car elle 
dit à tous : « Regardez, observez à travers le mirage songeur et la dédai« 
gneuse tranquillité de mes vitres, mais ne vous mêlez point aux hommes ». 
Et seuls l'écoutent les* faibles et les malheureux, qui ne peuvent « vivre », 
et les artistes, qui ne le veulent. 

Yolande observait aussi les meubles de sa chambre, qui, aux heures som- 
nolentes de la soirée impatiemment attendues, lui paraissaient des êtres. 
Elle trouvait matérielle et mçnteuse la lumière éclatante du milieu de la 
journée qui contourne brutalement les choses, emprisonne leur flme en 
l'obligeant au silence, et leur donne une trompeuse expression d'insensibi- 
lité. Mais l'ombre vespérale les enveloppait d'une atmosphère pieusement 
amoureuse, les silhouettes devenaient incertaines, et l'ftme des choses osait 
parler dans le mystère frissonnant. 

A contre-jour, devant un blanc crucifix, se trouvait un prie-Dieu en vieux 
bois noir. Quand la nuit approchait, un personnage d'ombre venait s'age- 
nouiller et psalmodiait tête courbée. Qui pouvait être cet étrange prieur? Il 
ne lui rappelait personne, et cependant pourquoi lui semblait-il l'avoir 
connu ou devoir le connaître? Qui était-il? Ohl que lui importait d'ignorer 
son nom et son pays sans doute enchanté, puisqu'il priait saintement. Et 
dans la nuit, elle l'entendait encore psalmodier. 

Le tapis du parquet, en laine épaisse et profonde, recelant un monde 
tièdement fiuidique de pensées tristes et tendres d'une naïve et douloureuse 
gaucherie, assourdissait les pas, étouifait les bruits comme pour mieux faire 
entendre des voix lointaines; — parlait des blanches jeunes fiUes qui 



-.34 

s'éteignent langoureusement d'un amour malheureux, et des jeunes coora- 
lescents qui s*éclairent de nouveau comme avec résignation des feux de la 
vie ; — disait les secrets farouches des Imes trop délicates fatalement 
éprouvées sur la terre; — révélait l'énigme du silence sacré qui enveloppe 
la gestation, la fécondation des êtres et leur mort, leur retour au principe 
de l'existence; révélait l'horrible et inexplicable recueillement qui prépare 
et suit l'existence. 

Ecouter les plaintes du vent dans la cheminée la plongeait parfois en de 
profondes rêveries. La fenêtre lui semblait l'œil du mur et la cheminée 
loreille, mais une oreille harmonique, toujours résonnante des bruits de 
lair, comme un coquillage concentre en lui les voix éplorées, continues et 
infinies de la mer. Combien ces résonances éperdues étaient évocatrices I 
La nuit, i entendre le vent hurleur, elle voyait sous les rages de la bour- 
rasque, les arbres se courber et plein de révolte se redresser le branchage 
frémissant. Les feuilles tombaient avec des chocs métalliques et tourbillon- 
naient en trombes vertigineuses. L'eau fouettée sonnait étrangement avec 
de tragiques appels de gong. Seules, immobiles et muettes, les montagnes 
noires s'étendaient au loin, comme d'énormes animaux endormis. O quel 
paysage de souffrance ! Le vent moins violent l'attristait plus encore. Alors 
transportant en lui des gémissements, il pleurait dans la cheminée et sou- 
pirait avec une voix humaine. Et dans la fièvre de son émotion, elle se 
demandait quelle âme pleurait ainsi, de quelles désolations longtemps con* 
tenues pouvait être fait son malheur pour l'exprimer en des plaintes aussi 
troublantes. 

Déjà les choses avaient su vaincre la folie d'Yolande et graduellement 
établir une nouvelle vie entre elle et le monde, lorsqu'elle pressentit qu'un 
événement allait subitement changer son existence. Elle ne pouvait prévoir 
de façon précise. Ce serait comme un miracle ! Le travail en son âme avait 
été trop surnaturel pour lui laisser la force de raisonner humainement. 

Un soir, son cerveau fut électriquement envahi d'une peur inexplicable. 

Ce devait arriver la nuit même ! 

Pour chasser cette obsédante pensée, Yolande regarde entre les franges et 
l'appui de fenêtre, malgré les vibrations aveuglantes de la lumière ; mais 
ses yeux semblent encore ne pas lui appartenir... A travers le rayon, appa- 
raît le lac du domaine d'Isoeil... Les eaux brillent intérieurement... Les 
rossignols chantent, voyant se dessiner un frêle croissant de lune sous le 
pont en marbre blanc... Le ciel féerique lui donne la sensation d'avoir été 
enlevée dans un pays lointain, fabuleux... Lors un cygne fendit l'eau qui 
s endormait. Il glissait sur le silence, le col majestueusement ployé, ses 



-342- 

yeux fixaient la nuit énigmatique des bois, et sa blancheur illuminait plus 
que celle du marbre et des nénufeirs. 

Obi soupira la malade^ que je voudrais voguer comme ce cygne! » 
Et voilà qu*un second cygne surgit des eaux et regarde pensivement le pre- 
mier. 

Yolande regarde toujours, mais combien elle a été troublée parla musique 
de sa voix. Pour la première fois depuis sa maladie, elle avait parlé. Et 
elle n'osait parler de nouveau. Ces premiers cris lui avaient été arrachés. 
Et leurs sons étranges chantaient à ses oreilles, remplissant d'une crainte 
enfantine. 

Soudain elle comprit qu'elle guérissait, qu'elle renaissait à la vie, et se 
révolta profondément. Elle ferma les yeux et ne voulut plus regarder; puis 
resserra brusquement les lèvres, se refusant à respirer encore, et souhaita 
mourir. 

Bientôt cependant, elle repense à la vision qui lui a arraché ces paroles. 
Car elle a parlé — parlé! Et le son de sa voix revibre délicieusement à ses 
oreilles. 

— Le son? se demande-t-elle. Quel est cet enchanteur qui me supplie de 
vivre encore? 

Elle est tentée de regarder encore. 

Maintenant une ombre plus épaisse recouvre le lac, mais le soleil irradie 
à l'horizon. Oh ! combien TeiTraie cette opposition du ciel encore illuminé 
avec la terre enténébrée déjà I II va donc faire noir partout ! L'obscurité 
s'abat! Car, enfin, le soleil disparaît, et elle doit se résoudre à vivre encore, 
à vivre cette nuit. 

Comme en un cauchemar, elle est hypnotisée par une idée fixe ; 

— Comment échapper à cette nuit? — Et puis elle va être seule, face à 
face avec l'horrible mystère! — Et c'est elle seule qui doit soufifrir ! — Elle 
seule ! 

— Se suicider? Cette pensée fit perler son front à gouttelettes froides. 
Tout son corps frémit. Doucement elle serra -le foulard de soie qui lui 
entourait le cou. Déjà elle respirait plus difiicilement. Mais subitement elle 
écarta les bras. 

— « Non, elle ne peut se suicider. Son être ne lui appartient pas. Tout 
est à Dieu. Elle subira la vie, puisque telle est sa destinée, n 

Abattue, soumise, elle regarde encore le lac avant de s'endormir. Du som- 
meil des eaux s'élève craintivement une fleur à la corolle allumée d'un bai- 
ser silencieux.de la lune, et magiquement blanche au milieu des eaux noires. 
Yolande comprend que la fleur de cristal appartient aussi au mystère, et 



-343- 

que blanche d*eSroi die exprime la poésie dramatique du fond des eaux; 
comme elle, pauvre femme, est condamnée à exprimer, dans son horreur 
muette, Vincompréhensible caché au fond de la vie. Oh! la fleur avait sans 
doute rêvé d'échapper au lac magnétique, et de voler, grand papillon de 
rêve, de ses larges pétales vers la lune maternelle. Mais la fleur avait aussi 
dû se résigner. 

Yolande s'endormit. 

Soudain, dans la nuit, son cerveau trembla d'une peur sacrée. Lors elle 
vit s'illuminer, d'une clarté douce, argentée, un grand monument qui se 
silhouettait sur un ciel noir. Elle le reconnut. C'était le château d'Isoeil, sa 
demeure seigneuriale, qui l'appelait au fond de l'horizon. Et l'air frissonna 
de voix attirantes : 

« Venez, blanche comtesse. De votre lointain voyage vous êtes sans doute 
bien lasse I Oh 1 que vos regards sont pesants de morne tristesse I Vous n'es- 
pérez donc plus en la vie? Venez, fluidique châtelaine, vous apprendrez à 
aimer de nouveau la terre, car tout ici est plein d'amour I » 

Yolande marchait à pas tremblants, comme une somnambule elle monta 
les marches du perron et la haute porte s'ouvrit lentement. 

Devant elle, le grand escalier s'élevait majestueux et solennel jusqu'au 
faîte de l'édifice. Il lui apparaissait couvert de nuit au rez-de-chaussée, 
mais, plus il s'élevait, plus les marches s'engrisaillaient ; puis enfin, rayon- 
nant d'éclat, se perdait dans une lumière aveuglante. Il lui semblait être 
l'échelle reliant la terre au ciel, que Jacob vit dans son rêve. Soudain, 
comme une harpe immense, l'escalier frémit d'harmonies qui éclatèrent 
orgueilleusement célestes au faîte et s'assourdissaient sombrement farouches 
vers la terre. Tout l'escalier vibrait de résonances électriques. C'était le 
chant d'espoir des âmes qui aspirent à s'élever au ciel, l'éternelle symphonie 
de la déperdition des êtres au milieu des excessives jouissances spirituelles 
de l'autre monde. Ainsi, à une certaine hauteur, les sons fusaient si inhu- 
mainement étranges, qu'à les entendre elle perdit un instant la notion de 
l'existence. Mais insensiblement la symphonie se tut, et la lumière s'adoucit. 

Puis elle eut comme la sensation que des gens s'empressaient autour 
d'elle. Elle se retourna, ne vit personne. 

Elle se promena lentement dans le château, qui était toujours éclairé 
d'une douce lumière blanche si pénétrante, qu'elle pouvait regarder à tra- 
vers les murailles. Mais n'était-ce pas elle plutôt que toutes choses regar- 
daient. 

Au fond des vastes salons, elle entendait de vagues chuchotements, mais 
écoutait-elle plus attentivement? tout se taisait. 



-344- 

Le fluide de regards interrogateurs pesait sur elle. Mais qui la r^ardait 
ainsi? 

Des êtres étaient autour d*elle ! Yolande le sentait. Ils se rapprochèrent ! 
Elle se vit enveloppée de toutes parts. Les choses l'avaient déjà sauvée de la 
folie^ maintenant Thumanité Fenveloppait de son magnétisme de vie. Elle 
ne pouvait plus échapper à l'existence. 

Lorsque de la foule sortit une vieille dame. C'était sa mère, qui vint la 
baiser sur le front. Et ce baiser la fit frissonner. Et s'avança vers elle un 
homme jeune et beau; son cœur se resserra. Son époux! Et ses lèvres fré^ 
mirent sous un long baiser, dans lequel Yolande sentit passer une âme. Et 
elle entendit un cri d'enfant, et son cou fut entouré de deux petits bras. 
Et les trois êtres, auxquels appartenait sa vie d'amour, la fixèrent avec des 
supplications dans le regard. 

La poitrine haletante, Yolande s'éveilla. 

Devant elle s'étendait une forêt fantastique, dont le sol disparaissait sous 
une épaisse floraison de fougères arrondissant leurs feuilles énormes. S'élan- 
çaient des arbres géants au tronc argenté, aux feuillages dentelés, capri- 
cieux. Une lumière aveuglante noyait tout, comme si le paysage entier était 
enfermé dans un immense bloc de glace exposé à un blanc soleil d'hiver. 
Des oiseaux de diamant sautaient de branche en branche. Mille regards 
étincelaient. Une vie intense respirait en toutes choses, faisant craquer les 
troncs sourdement et bruire étrangement les feuillages. Des serpents de feu 
glissaient sous les fougères, et leurs sifflements mettaient en fuite les 
oiseaux. 

Ne comprenant pas, énervée, Yolande pleura. 

Déjà il faisait jour, il avait gelé pendant la nuit, et les vitres étaient 
tapissées de lumineuses végétations de givre. La vieille comtesse se tenait 
au chevet du lit, attendant le réveil d'Yolande. 

Pour ne pas être entendue, Yolande étouffa ses sanglots dans l'oreiller, 
qu'elle mordillait nerveusement. Elle pleura longtemps, la tête recouverte 
de son épaisse chevelure, et le grondement cadencé de ses gémissements 
sonnait à ses oreilles. Et elle sentait confusément qu'elle était sauvée. 

Et Dieu, puissant et très doux, avait eu pitié de sa pauvre créature, et pour 
la sauver s'était servi de l'âme des choses. 

Mais la vieille mère entendit ses sanglots. Elle s'approcha toute trem- 
blante. Et la comtesse Yolande, l'entourant de ses bras, lui demanda son fils. 

Hector Chainaye. 



-345- 

QUELQUES VERS 



LE VIVIER 

Mon livre est un vivier profond de marbre noir. 
Où parfoiSy te penchant plein d'horreur, tu peux voir. 
Or et flamme! onduler dans la fange et Peau noire 
Une murène comme un long éclair de moire. 

Dans rébène affamé de ce boueux miroir 

Le soleil, qui sy voit noir d'un deuil sans espoir. 

Boit les baisers glaireux d'une flore illusoire 

Où s'ouvre, au lieu de fleurs, mainte lente mâchoire. 

Toi, qui viens te mirer dans ces trattreux remous. 

Regarde, ô cher visage hypocrite et si doux. 

Sous ton reflet tremblant glisser des monstres mous. 

Pour repaître à la fois mes amours et mes haines. 
Tous les Jours, de mes mains, Je nourris mes murènes 
De beaux yeux frais d'enfants et d'entrailles humaines, 

II 

INVOCATION 

Du fond d'un gouffre infect en pleurant Je f invoque. 
Muse des désespoirs. Reine des insurgés, 
Toi qui verbes la haine au coeur des affligés. 
Mère du spleen bi^farre et de fhorreur baroque. 

Amante des bijoux, du luxe et de la loque. 
Rose des paradis dans Fopium songes. 
Maîtresse des beaux vers par la douleur forgés. 
Viens à moi dans la boue où mon âme suffoque! 

De tes noires clartés Je nourrirai mes yeux. 
Je veux repaître en toi tous mes sens furieux 
De plaisirs incréés et iT amours impossibles. 



— 346 — 

Soûle-moi de baisers ! Soûle-moi de poison ! 
Et jusque dans Va^ur des deux inaccessibles 
Comme un soleil levant fais sauter ma raison l 

III 
CONFARREATIO 

Muse^ te souvient-il du hideux galetas 

Où, par la lucarne entr'ouverte^ nous jetâmes 

Des regards révoltés sur ces cultes infâmes? 

— Un tout jeune homme est nu, prosterné sur les bras ; 

Sa fraîche et blonde chair qui grelotte aux frimas 
De la crainte, supporte un réchaud qui flamboie; 
Cependant qu'une vieille, hystérique de joie 
Obscène, en grommelant son grimoire très bas, 

Vole d'un poing osseux sa chétive innocence. 
Mêle du froment vierge à sa vivante essence 
Et sur ses reins mouvants cuit le gâteau d'amour. 

Fuis la communion immonde et sacrilège. 
Muse! Uange gardien nous préserve qu'un jour 
Nous mordions au puissant et mortel sortilège 

IV 

SUR LE LOTUS 

Sur le lotus assise, elle songe. Maya, 

— Et Veau coule, Feau coule, — 

Ses larges yeux baissés, quen leur ombre voila 

Son sourire de vierge éternelle. Et voilà 
Que Veau coule. Veau coule. 

Les mains jointes ainsi qu'un lys encor fermé. 

Par pétales en foule 
Voit-elle s'effeuiller dans le fleuve affamé 
Et renaître aussitôt son lotus parfumé 

Et couler l'eau qui coule î 



-347- 

Elle songe le monde et sourit. Et fancien 

Rêve fou se déroule. 
Les formes viennent, vont et se confondent. Rien, 
Rien n'est vrai, rien n'est faux, rien n'est mal, rien n'est bien! 

Et reau coule, l'eau coule. 

Rien ne vit, rien ne meurt! Sans cesse V Univers 

Se soulève et s'écroule 
Informe comme l'eau sans forme aux longs /lots verts. 
O Maya, tu souris à ces néants divers. 

Et Feau coule, l'eau coule. 

IWAN GlLKIN. 



PROSES LYRIQUES 




ADIEU! 

'est le charme dolent, la grâce languide des choses qui se fanent 
et se décolorent; le parfum évaporé, expirant des douces 
amours enfantines, sans cruels déchirements, sans angoisses 
profondes. C'est la tiédeur des amitiés qui s'étiolent, se 
dénouent... Ni heurts, ni reproches. — L'horloge constate, à voix claire, 
froidement, essaie de mesurer l'Eternité, se raille un tantinet elle-même, de 
sa vaine diligence... — Le dernier pétale hésite et tombe; — la triste et 
jaunissante feuille, restée seule sur la branche, soupire, se remémore, lente- 
ment se penche, tourbillonne, glisse et tombe : — Adieu 1 

Adieu ! — la pressionabandonnée des mains, les regards qui s'attardent, 
le sourire un peu navré, les lèvres si légèrement frémissantes ; — le bonheur 
dont on est bien las, la satiété des caresses et des paroles toujours trop 
tendres... — Mais, des heures vibrèrent triomphantes et joyeuses entière- 
ment qui sont passées et un regret nostalgique embaume le soulagement de 
l'Adieu ! 

Adieu ! Adieu! C'est l'appel pressant, rude, sauvage de la* cloche brutale; 
— à coups saccadés sonne, sonne, sonne le bronze funt'.aire... Dans la 
tempête et la tourmente, au milieu des rafales et des cinglantes bises, tinte, 
lugubre et suppliante, l'infatigable cloche préservatrice; et les sirènes 
lâchent leur rauque, discordante et tragique clameur qui s'élève ainsi qu'un 



-348- 

barbare cri de guerre, au dessus des incantations de l'ouragan... Semblable 
à une hyène affamée et rugissante, le vent bondit, s'élance en sifflant, 
revient, bouscule les eaux, les emporte, les projette en trombes stridentes... 
— La cloche entonne de lents De Profundis ; les éternels chants de 
Mariande roulent à la crête des vagues, s'éparpillent, sourds et lourds 
meurent à l'écho... Les ténèbres s'amoncellent et dans la nuit les flots se 
livrent des batailles meurtrières. — Pour les chiens d'Yama mugit un réjouis- 
sant, un féroce et sanguinaire hallali 1 L'océan bave, écume, râle... — 
Devant les lames qui les traquent, fiiient les chétifs navires; mais les 
furieuses s'acharnent, se rapprochent toujours, toujours plus près^ se suc- 
cèdent sans trêve, prennent un dernier et formidable élan, écrasent, enfin, 
leur victime sous un suaire pesant et implacable... 

Et cloches et sirènes crient et chantent l'Adieu de la Terre, de la Patrie 
lointaine, — envoient jusqu'aux confins de Thorizon^ au marin désespéré 
et agonisant l'Adieu de la Terre et des Hommes, — de la Patrie loin- 
taine! 

II 

IN MEMORIAM 

Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons. 

C.B. 

Chère Ame fraternelle, hautaine et discrète, sans plaintes vaines, tu es 
allée en un coin désert, hors des sites accoutumés, prendre l'investiture de 
la Vie Etemelle. — La haine du passé, de l'ignominieux combat pour l'exis* 
tence, — le pâle effroi du long avenir morose, ont triomphé de ton énei^e 
altière. 

Tu as trouvé le Port, — le Port du Ciel, le Havre doux et pacifique, 
hospitalier aux Rêveurs téméraires, — à ces ambitieux de vertu et de gloire, 
— de limpide candeur. Cœur altissime, cher jumeau spirituel, altéré de 
chimères, dans l'iris de tes yeux pleurait l'espoir inexaucé d'une Terre plus 
noble et plus démente.. • — Tu as trouvé le Port, — le Havre doux et 
pac^que... 

Repose, ô Pèlerin de la Mort, héroïque et fier, dors en cette nouvelle et 
plus charitable patrie, — repose loin des larmes feintes et des prières viles, 
sous l'humble croix de ce village obscur. 

Ton Esprit, vierge de tout calcul cupide, éperdu d'allégresse et de joie, 
plane, maintenant, — parmi la Flamme et la Lumière incorruptibles! 



-349 — 

III 

Oh ! ces yeux si longtemps familiers, — lucides, transparents et clairs ! 

Ils me fascinent, me subjuguent et lorsqu'esseulé, en proie aux réflexions 
amères, je relève pesamment la tête, cherchant l'appui d'un regard chari- 
table, ils sont là, devant moi, qui me contemplent, me versent dans le cœur 
leur douceur et leur flamme; — ils sont là, persuasif!; et tendres, les chers 
yeux, les yeux pâles et rêveurs. 

Ils m'ensorcellent et me domptent car ils m'appellent à la Paix, à la Séré- 
nité et me disent : — Lève-toi ^ — viens , — // suffit de vouloir! 

Et docile, je les suis, ces magiciens songeurs et ils m'emmènent vers les 
brouillards et les grises contrées du Nord. Nous errons jusqu'au déclin du 
jour, le long des promontoires, des mornes estuaires, sur des falaises rébar- 
batives où se déchirent et hurlent les eaux glaciales... Et, tout à coup alors, 
les Yeux, resplendissant de Joie et d'un surnaturel Espoir, me délaissent, 
s'éloignent de la côte et me font signe et me supplient d'avoir pitié de moi- 
même. Ils disparaissent dans les brumes marines et toujours je suis trop 
lâche pour obéir à leur ardente exhortation... 

Harcelé d'angoisses et incrédule, maudissant ma chair pusillanime, je 
m'endors, enfin, au milieu de la nuit livide et le matin, au réveil, — pareils 
à la divine annonciatrice, — au fond de mon âme brûlent et fulgurent, de 
nouveau, les yeux si longtemps familiers, — lucides, transparents et clairs. 

IV 
LE NAVIRE MYSTÉRIEUX 

Je suis le plus taciturne passager de ce navire mystérieux. 

Ad milieu du fleuve, aux rives incertaines et stériles, dont les eaux mono- 
tones, huileuses et lentes coulent sous un nébuleux firmament que nul astre 
n'éclaire, — depuis des ans, depuis toujours le vaisseau est arrêté. Les 
ondes limoneuses et noirâtres roulent et se renouvellent sans l'entraîner 
dans leur course somnolente; l'ancre, en d'autres temps, fût peut-être jetée 
ou quelque infranchissable écueil entrave sa marche. 

Mais, abandonnant la manœuvre, l'équipage rit et chante et joue dans 
l'entrepont, insoucieux de saluer jamais le port... Et, moutonnantes, 
passent les vagues, incessamment; ternes, muettes, elles traversent les 
brouillards de cette contrée énigmatique, se précipitent, oh! vers quels 
soleils, vers quelles Amériques? 

Quelquefois, une rixe s'engage entre les marins grossiers et sanguinaires 



— 35o — 

et le vaincu, lancé par les sabords, emporté en son mouvant linceul, va, 
solitaire et morne, découvrir la bienheureuse patrie, les rades lointaines qui 
nous furent promises... 

Et, moi seul, parmi cette foule indifférente, ne puis me résigner à cette 
quarantaine indéfinie, ne sais m*attabler avec les autres, persifler, boire et 
me divertir, — oublier le destin lamentable de ce navire mystérieux. Tris- 
tement je parcours ma prison et, accoudé aux bastingages, contemplant le 
mol et sournois luisarnement des eaux, guettant un illusoire secours, la 
voile rédemptrice, — je songe et pleure les rivages, Focéan de mes rêves. 



J*ambitionne faire de mon style un glaive généreux et terrible, un acier 
souple, nerveux, impitoyable, forgé sur l'enclume de la fureur et de la haine, 
trempé dans des larmes amères et sanglantes, — une Durandal étincelante 
et vengeresse et magnanime. 

Et point ne m'amuserais-je à d'inutiles et vaniteuses parades, à de tumul- 
tuaires fanfares d'escrime, aux passes élégantes des salles d armes. — Ma 
victorieuse lame cinglerait, cravacherait les glabres et ternes visages des 
ticdes et des médiocres; perdu au plus dru de la mêlée, je me baignerais en 
un réfrigérant carnage. J'éclabousserais la poussière des chemins de la 
cervelle des Gentils ; et mon épée, mon épée loyale et chère, tuerait, tortion- 
nerait, distillerait pour les ennemis de ma Foi de lentes et pénibles agonies. 

Ainsi qu'un nouvel Attila, balayeur de la décadence, Messie farouche de 
la colère divine, je noierais les impuretés, les blasphèmes et les infamies du 
siècle sous une marée de pourpre, pour régénérer le monde épuisé, — lui 
restituer sa force et sa grâce primitives, nourrir et faire fructifier les germes 
de la prochaine moisson du Seigneur I 

Et alors, je m'en irais à la conquête du Saint-Graal de mes rêves, vers 
la terre de Chanaan de mes espérances, me reposer de mon labeur accompli 
dans la Paix et la Gloire et l'Amour infini et miséricordieux. 

ARNOLD GOFFIN. 



— 35i — 



SONNETS CALMES 



I 



Je pourrais vous aimer comme un autre^ mieux même ! 
V amour, qu'au fond du cœur je garde emmailloté^ 
Se réveillerait^ certe^ avec joie et fierté 
A votre grand œil noir où je lis ce mot : Aime ! 

Mais pour mon doux repos je n'irai point chercher^ 
Estimant que famour est un bien éphémère^ 
A nouer de mes poings les crins de la chimère. 
Je veux qu'en vous l'ami^ seul^ me vienne toucher. 

Cependant c'est mon cœur tout entier que je donne ^ 
Mon cœur qui vous réserve un culte de madone^ 
Moins le fiel j l'égoisme et les pleurs de t amour.,. 

Quand les amants — bien tard — auront fui sans retour 

Vous trouvere:{y valant leur troupeau haïssable^ 

Mon Amitié pour vous brûlant impérissable l s 



II 



Le tram nous invitait de sa verte prunelle. 
Joyeux nous prîmes place et fouette! ô bon cocher ! 
Nous volions vers le Bois à Vheure criminelle^ 
A cette heure idéale où d'autres vont coucher^ 

Les paysages noirs, mais pas du tout funèbres, 
Se déroulaient, piqués de réverbères fous. 
Soudain parut le Bois en robe de ténèbres 
Que la lune frangeait de jais... Souvenez-vous! 



34 



— 352 — 

Savourant cette nuit superbe (Toù s'élance 
Le chœur mystérieux dont est fait le silence, 
Je me taisais,., grisé par un parfum troublant . 

En passant au travers de votre crêpe blanc^ 

La brise avait un fleur que je ne sentis onques... 

Et mon rêve s'enfuit là-bas, — où sont les jonques! 

Théo Hannon. 



LA MORT DES YEUX 

Vous alle^ devenir des flammes absolues. 
Entre vos rives nus que vous verre^ alors. 
Sur une herbe analogue à vos œuvres élues. 
Jailliront au delà les lys bleus du dehors. 

Ne vous entr'ouvrei plus sur vos mauvais ouvrages; 
Reste:( clos au soleil où flottaient vos ennuis ; 
Ouvres[-vous à présent au dessus des images 
Et ne revenez plus cligner au seuil des nuits. 

Au dedans vous verre^ une mer enflammée^ 
Des repas de malade épars aux horis[ons, 
Déjeunes enfants morts sous la lune alarmée, 
Toutes vos vanités! toutes vos oraisons! 

Vous vous élever e^ au bord de t ombre lasse; 
Mon Dieu, voilà des nuits et des nuits que /attends! 
Laisse^ les noyés seuls s'endormir sous la glace, 
Vous n'allé^ plus revoir Vhôpital au printemps! 

Et vous confluerez dans Finépuisable pluie, 

Et vos cils blanchiront sous des pleurs sans raisons, 

Des mares couleront sur la lune bleuie. 

Et vous nagerez sur l'océan des rançons. 



353 



Et vous pourrez alors pleurer dans Fignorance^ 
Quand la mort, entr'ouvrant ses nocturnes chemins, 
Vous baignera des eaux vertes de la souffrance 
Et posera sur vous la fraîcheur de ses mains. 

En fermant votre rêve entre leurs gestes graves, 
Elles vous montreront, sans tristesse et sans bruit, 
Les brebis dans la neige et les lys dans les caves 
Et les morts se lavant aux sources de la nuit. 



Vous tremperez dans le silence vos prunelles. 
Les abreuvant de lune et d'astrales torpeurs; 
En effusant enfin vos œuvres virtuelles. 
Vos globes seront nus dans Fexcès des terreurs. 

Et vous éclairere:{ les soirs de votre voie, 

En effluant sur vous Vancestral ennui bleu. 

Vos bulles s'enfleront au delà de la joie. 

Et vous deviendrez noirs en jaillissant vers Dieu. 

Vous éteindre^ enfin Valcool vert des luxures. 
Tandis que sur les eaux stagnantes des grands froids. 
De leurs linges d'a:^ur étanchant vos blessures. 
Vous effeuillerez vos paupières d'autrefois. 

Maurice Maeterlinck. 



VERS 



I 



Les yetÂX tristes i amour inavoué. Vestale 
Dont l'âme languissante attriste le regret 
D'être seule, elle songe au barbare décret 
Qui Fa vouée à la règle sacerdotale. 



-334- 

Sa lâche chevelure aux reflets bleus s'étale 

En fleurs sur son col blanc, et sa main qui distrait 

Les papillons de nuit, écarte Vindiscret 

Regard mourant des fleurs dont le parfum s'exhale ! 



Tout le passé désert, oti traîne la langueur 
Des soirs inoubliés, repasse! O la rigueur! 
Et nul espoir n'endort cette âme qui s'afflige! 



Et la lune lâ-haut pleure ses rais frileux 
Dans le silence de Va^ur sur son cœur lige. 
Et répeuse, elle voit s'aimer les oiseaux bleus. 



II 



Pourquoi pleurer, pourquoi rire 
Sous ta mousseline d'or? 
Pourquoi, chère et douce martyre. 
Au ciel, lorsque Fange dort, 



Rêver, triste amante encor 
Dans l'azur cruel qui mire 
Sournoisement le trésor 
De tes yeux qu'un rêve attire? 



Pourquoi chanter? 6 chanson 
Si limpide que le son 
Semble être de la lumière! 



Pourquoi parfois, sot délire 
Riùaner notre prière? 
Pourquoi pleurer, pourquoi rire? 



— 335 — 



III 



Voix du plain-chantl voix de Famour^ voix secourable! 
De Va^ur tout en fleur neigent de blancs pardons! 
Cloche d'appel dans la nuit déserte! Tendons 
Nos mains jointes ^ nos mains tremblantes de coupables. 

Le fardeau d'un passé criminel nous accable^ 
Seigneur! Et nul salut n'a lui! nous n'entendons 
Que nos remords^ nous ne voyons que des chardons 
Hérissés sous nos pas dans des plaines de sable! 

Voix de clarté! Voix (Tespérance! En nous descend 
Quelque chose de doux comme des yeux d'enfant^ 
Et la crainte de ceux qui s'en vont est bannie! 

Voix du devoir! Ecoutons-la nous avertir^ 
Si maternelle! Et pour que soit le repentir^ 
Le Christ semble revivre encor son agonie. 



IV 

Larmes d^argent sur les eaux 
Que pleura la lune blême 
Si vague et si triste emblème 
Oit se ravivent nos maux. 

Nymphéas sanglotants! sème^ 
O Lune^ sur mes yeux clos 
Tes pleurs ; là-bas sur les flots 
J'entends ta plainte suprême! 

O ces sanglots lumineux 
Qui tombent silencieux 
Si lentement sur mon âme! 



— 356 — 

Et dans mon cœur anxieux 
Técoute perler la gamme 
Des larmes glissant des deux! 



Sur rherbe, où nonchalante elle rêve, elle cueille 
Distraite, les lychnis parsemés qu'elle effeuille^ 
Et suit de son regard mutin le vol dans Fair 
Des pétales que sa main disperse; et le clair 
Friselis des rameaux qu'échevèle la brise 
La berce et le parfum mourant du soir la grise 
Si vaguement quelle ose à peine encor songer. 
Et belle d'indolence et glissant un léger 
Sourire sur sa lèvre, elle arrache à la gerbe 
Qu'elle a cueillie et qui se fane là dans Vherbe 
La marguerite blanche et compte de son doigt 
Mignon ce que la fleur devineresse doit 
Raconter — et sourit au mensonge des fleurs. 

Valère Gille. 



MADELON 



A Hbrmann BniBERO. 



Au temps où tu faisais envie, 
Comme on te fêtait dans la vie. 

Quel aplomb, 

Madelon!,., 
Mais, le jour oit vint la déveine. 
Et lorsqu'à voir tu faisais peine, 

Madeleine, 
Ce ne fut pas long 

Madelon!... 

Alors, pauvre file de joie. 

Tu fes dit ; « Plus de bas de soie, 

a Pas d'aplomb, 

« Madelon!... 



\ 



- 357 - 

« On remet ses vieux bas de laine 
« Et ron se fait fille de peine ^ 

« Madeleine... » 
Ce ne fut pas long^ 

MadelonL.. 



« 775 font saisi ton lit de plume : 
« Tu peux coucher sur le bitume ; 

t De Faplomb^ 

t Madelonî... » 
MaiSy pour dormir, toujours hautaine 
Tu choisis le lit de la Seine, 

Madeleine... 
Ce ne fut pas long, 

Madelon!... 

LÉON MONTENAEKEN. 



AIRS DE FLUTE 



XXV 

LORELEY 

Dans le soleil, la nymphe nue 
Déroule ses longs cheveux d'or^ 
Mon souvenir la voit encor, 
Cest ma jeunesse revenue. 

Dans le jour fluide qui meurt. 
Le fleuve roule son eau blonde 
Et la nymphe regarde Fonde 
Traînant sa pensive rumeur ; 



— 358 — 

Et quand la nuit est revenue ^ 
Taperçois^ f aperçois encor 
Une onde de longs cheveux d'or 
Sur une blanche forme nue. 



O Loreley^ mon doux lointain 
De fleur bleue et de Marguerite^ 
Dans ton rappel cher je m'abrite. 
Und das ist lieblich^ 

Cest certain. 



Siebel. 



CHRONIQUE LITTÉRAIRE 




LE PILLAGE. 



I ne revue qui ne manque ni de verve ni de jeunesse, la Wallo- 
nie^ relève avec aigreur la phrase que nous imprimions récem- 
ment : « Quant à M. Khnopff, il est de ceux que, littéraire- 
ment on ne salue plus ». 
La Wallonie aurait dû songer que pour prononcer d'aussi offensantes 
paroles, nous avons de graves raisons et que si nous attaquons la dignité 
littéraire de M. Khnopff, c'est parce que celle-ci est attaquable.La Wallonie 
veut des explications. En voici. 

Naguère un petit journal parisien, malheureusement mort aujourd'hui, 
Lutèce, insinua que le XVIIP siècle de M. Khnopff, paru dans la Jeune 
Belgique, n'était que le décalque des Fêtes galantes de Paul Verlaine, épui- 
sées alors en librairie. A l'aveuglette, nous nous indignâmes. Aucun de 
nous ne contrôla, n'ayant pas les œuvres rares de Verlaine en sa bibliothè- 
que. M. Khnopff les avait, sans doute. 

Or, voici que M. Léon Vanier réédite coup sur coup ces œuvres, les 
Romances sans paroles, les Fêtes galantes. Jadis et naguère ; nous les 
lisons, épris de cette poésie exquise et musicienne, et, à mesure que les 
strophes se déroulent, les vers de M. KhnopflF nous reviennent en mémoire. 



— 359 — 



M. Khnopff a tout copié, la coupe des vers, les mots rares, les rimes choi- 
sies, des hémistiches complets et des strophes entières 1 
Lisez: 



VERLAINE. 

Un air bien vieux, bien fiiible et bien char- 

[roant. 
{Romances sans paroiet). 

Je devine à travers un murmure 
Le contour subtil des voix anciennes 
Et dans les lueurs musiciennes.... 

Mystiques barcarollea 
Romances sans paroles.... 

{Fêtes galantes). 

Le ciel si p&le et les arbres si grêles. 
{Id.) 

Le vent de Tautre nuit a jeté bas TAmour 
Qui, dans le coin le plus mystérieux du parc. 
Souriait en bandant malignement son arc. ... 

ad.) 



KHNOPFF. 

Un air bien vieux, grêle et charmant. 



Et les senteurs musiciennes 
Cette ftme qui se plaint tout bas. 
Ces frissons d'accords, n'est-ce pas 
L^ftme des extases anciennes? 

Les brises des étangs, mystiques barca- 

[rolles. 

S'enroulaient vaguement à vos mièvres pa- 

[roles. 

Et dans le del si pftle et les arbres si grêles. 



Sous son frêle treillis, dans un recoin du 

[parc 
L'amour malicieux appuyé sur son arc... 



Nous pourrions continuer les citations; nous en avons une quantité, 
cueillies presque au hasard des rencontres, mais aujourd'hui nous voulons 
être bref, gardant pour plus tard une démonstration plus complète. Ce que 
nous en faisons à l'heure actuelle n'a d'autre but que de justifier le mot 
cruel infligé à M. Khnopff et si malencontreusement relevé par la Wallonie, 

Voici deux documents encore : 



AQUARELLE. 

(Extrait des Romances sans paroles, de 
Paul Verlaine, réimpr., Léon Vanier, 
1887. p. 57). 

O la rivière dans la rue ! 

Fantastiquement apparue 

Derrière un mur haut de cinq pieds. 

Elle roule sans un murmure 

Son onde opaque et pourtant pure. 

Par les faubourgs pacifiés. 

La chaussée est très large, en sorte 
Que Teau jaune est comme une morte 
Dévale ample et sans nuls espoirs 
De rien refléter que la brume, 
Même alors que Taurore allume 
Les cottages jaunes et noirs. 



L'EAU QUI SOUFFRE. 

(Extrait des Vers, de M. Georges KhnopfF, 
à la page 553 du tome III de la Jeune 
Belgique). 



Vers les lointains extasiés 
Lente et douce, sans un murmure, 
Elle pousse son onde impure. 
Entre les murs pacifiés^ 



O la rivière jaune et morte 
Sous les ponts tristes, sans espoir 
De rien refléter de ce soir 
Que l'heure impitoyable emporte. 



— 36o — 

Voici, prise dans Les Poètes maudits de Paul Verlaine (Vanier, 1884, 
p. 49), une pièce de M. Stéphane Mallarmé, dont M. Khnopff a enlevé 

jusqu*au titre : 



APPARITION. 

La lune s'attristait. Des séraphins en pleurs, 
Rérant, l*archet aux doigts, dans le calme 

[des âeurs 
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes 
De blancs sanglots glissant sur Tazur des 

[corolles. 
— Cétaitle jour béni de ton premier baiser. 
Ma songerie aimant à me martyriser 
S'enivrait savamment du parfum de tristesse 
Que même sans regret et sans déboire laisse 
La cueiUaison d*un Rêve au coeur qui l'a 

[cueilli. 
J*errats donc, l'œil rivé sur le pavé vieilli, 
Quand, avec du soleil aux cheveux, dans la 

[rue 
Et dans le soir, tu m'es en riant apparue. 
Et j*ai cru voir la fée au chapeau de clarté 
Qui jadis sur mes beaux sommeils d'enfiint 

[gâté. 
Passait, laissant toujours, de ses mains mal 

[fermées 
Neiger de blancs bouquets d*étoiles par- 

[fumées. 



APPARITION. 

(Extrait des Vers, de M. Georges Khnopff, 
à la page 553 du tome III de la Jeune 
Belgique), 

Telle glisse silencieuse 
Sur un ciel de miniature 
Une sainte gracile et pure 
Dans le bleu de llieure pieuse. 



Elle m'est soudain apparue. 
Rêve, forme à peine, nuance, 
Effleurant de subtile essence 
La vulgarité de la rue. 



Et de ses lèvres bien aimées, 
La vierge, de ses lèvres roses. 
Effeuilla sur mon cœur des roses 
Et des étoiles parfuméea. 



Célasuffit-ilt 



Max Waller. 



— 36i — 



MEMENTO 



La petite revue dont nous avoQS ré- 
cemment parlé , se blesse encore parce 
que nous lui donnons le qualificatif de 
« petite ». La Wallonie (c'est elle) a bien 
tort, Tadjectif ne s'applique qu*au format, 
point du tout à l'œuvre. Nous reconnais- 
sons avec bonheur qu*il y a chez elle un 
e£fort plus que louable, quoique assez bis- 
cornu, et lui envoyons toute notre sympa- 
thie, quelque dédain qu'elle en ait. 

La Wallonie pourtant commet quelques 
ga£fes. lo D'abord elle défend Georges 
Khnopff — elle verra un peu plus haut 
pourquoi elle a tort; elle nous accuse, pau- 
vre Max Waller, d'avoir, dans Lysiane de 
Lysias, pastiché Le Vice suprême^ ce qui 
a été avoué (donc pardonné) par Max Wal- 
ler lui-même avant que quiconque eût 
songé à le lui reprocher. Et il continue à 
croire que cette nouvelle peu originale est 
un simple hommage involontaire à Tami 
Péladan; 30 elle nous affirme fort injuste- 
ment que nous oublions , négligeons et 
répudions Georges Rodenbach et Emilie 
Verhaeren ; 4» elle se met en colère — tout 
cela en trente lignes. Wallonie que nous 
aimons et qui iaît si souvent notre joie» lisez 
le paragraphe, qui suit : 



Le 33 octobre a eu lieu à la Taverne 
Royale (1) un banquet intime où se sont 
réunis les collaborateurs du Parnasse de la 
Jeune Belgique, Citons parmi les toasts 
prononcés, celui-ci : 

« Chers bons amis, 
a Etant heureux et content, on ne pour- 
rait être solennel et je ne veux pas Tétre. 
Nous sommes arrivés aujourd'hui à la 
deuxième étape Jeune Belgique — et certes 
non à la seconde. Le banquet Lemonnier 
où, voilà longtemps déjà, les fervents de 



{i}0hl«piti«ral 



Fart se réunirent, fut notre premier relai. 
Nous nous arrêtions un instant à l'auberge 
pour reprendre des forces et mener le coche 
plus loin — loin des mouches. 

« Voici notre deuxième hôtellerie — loin 
des coquecigrues. 

« La Jeune Belgique est déjà ancienne — 
elle ne vieillit point — elle se renouvelle, 
tend la main à ceux qui viennent, comme 
elle envoie un sourire de regret à ceux qui 
partent — et ceux-ci reviendront peut-être. 
Leurs places sont là qui les attendent. 
Comme on l'a dit jadis, rappelant le mot 
de Victor Hugo, « ils n'ont pas disparu ; ils 
sont simplement invisibles. » 

« Le JPamasse est le résultat d'un long 
effort. Il a fallu beaucoup d'amitiés, beau- 
coup de conviction, beaucoup de joie d'écrire 
pour arriver à ce livre — notfe livre d'or. 
Il y a eu bien des ouvrages de ce genre en 
Belgique, jamais un seul avant celui-ci, 
écrit et publié librement, sans le concours 
des bureaux officiels. 

« Nous ne voulons aujourd'hui ni défier 
ni médire. Aucune allusion ne détournera 
notre allégresse et nous serons tout au bon- 
heur d^avoir fait œuvre bonne et digne. 
Cette œuvre est là. Donnons-nous rendez- 
vous à la prochaine station. Ce salon n'est 
qu'un guichet; la Jeune Belgique ne craint, 
elle prend ses coupons et, je vous le pro-> 
mets, le train ne déraillera pas. » 

Encore un toast : 

« Je vous pro^se de boire aux plus 
jeunes fils de la Jeune Belgique. Nous noua 
enorgueillissons d'avoir fiiit éclore dans 
notre pays, une riche floraison d'art ; il ne 
£eiut point que ces divines fleurs meurent 
avec nous. C'est aux plus jeunes poètes et 
aux poètes à venir, d'entretenir et d*embellir 
encore le jardin poétique que nous avons 
créé. En attendant les successeurs, qu'avec 
son tempérament de mère Gigogne, la 
Jeune Belgique ne tardera pas à leur don- 



— 362 



ner, MM. V&lèreGille et Fernand Scvcrin 
exercent supérieurement les fonctions diffi- 
ciles de Benjamins. Qu'il soit permis à un 
mauvais jardinier de louer ici leurs char- 
mants parterres de lys... et de roses-thé. 

Pour clore la série des toasts, je bois enfin 
à nos principaux collaborateurs, à ceux qui, 
par leur dévouement et leur habileté, nous 
ont aidé à faire du Parnasse de la Jeune 
Belgique une véritable oeuvre d'art; à 
M""» Monnom, à MM. Dewinter et Van 
Di jk à qui nous voulons témoigner ici notre 
plus cordiale gratitude, u 

Quelqu'un a bu à la santé de M« Picard, 
le véritable auteur du Parnasse^ quelqu'un 
à tous les collaborateurs du livre et tous ont 
bu au bonheur de se sendr jeunes et unis 
comme par le passé. Ja, mein Herr. 



**# 



Du Voltaire (24 octobre) : 

« CHRONIQUE DE PARIS. » 

« Le titre écrit au haut de la page, je me 
prends à réfléchir, car, à la vérité, ce n'est 
point de Paris qu'il sera parlé. Au demeu- 
rant, comme il s'agit de lettres et de lettres 
françaises, le lecteur m'excusera de cher- 
cher à appeler son attention sur un groupe 
d'écrivains belges qui viennent de publier 
à Paris, chez l'éditeur Léon Vanier, un 
beau volume de vers. Par ce temps de pré- 
dilection pour les littératures étrangères 
qui pousse à la fureur des traductions, il 
est intéressant de constater comme une 
renaissance littéraire chez des voisins qui 
parlent et écrivent notre langue. 

« Je dois m'attendre i rencontrer quel- 
ques incrédules sur le boulevard. Le Pari- 
sien connaît mal la Belgique; à l'entendre, 
ce serait un pays de contrefaçon où l'on fait 
des révolutions quand le gouvernement 
augmente le prix de la bière. Pour avoir 
écouté des Brabançons de vaudeville, il 
croit fermement que les gens d'outre-Quié- 
vrain tutoient les voyageurs, disent -.«savez- 
vous », ou « pour une fois », plus sou- 
vent qu'à leur tour et passent leur temps 



en fumant d'énormes pipes. En réalité, les 
domestiques et les paysans sont seuls à 
parler « pour une fois, savez- vous ». Quant 
à la bière, on est bien obligé d'en boire, 
puisque le pays ne produit pas de vin, si ce 
n'est un petit muscatel rosé, dont les pam- 
pres roussissent sur les coteaux de la 
Meuse. Mais où le Parisien a raison, c'est 
quand il répète le mot d'André Gill : 

<c J'aime aller en Belgique; je m'y trouve 
tt bien seul, même parmi la foule, car les 
(( Belges ne pensent pas. » 

c< Bien entendu, Gill voulait dire que le 
pavé de Bruxelles manque d'artistes, et que 
les passants ne semblent pas s'intéresser 
aux choses d'art. Il en voyait une preuve 
dans le nombre toujours diminué des librai- 
ries et dans la multiplication constante, 
progressive des estaminets. Il rappelait le 
temps où la place de la Monnaie — qui 
entoure TOpéra — comptait deux libraires, 
un marchand de tableaux, un marchand de 
musique, et il montrait à ses compagnons 
de voyage la place actuelle, où les cabarets, 
se soudent aux cabarets, sans solution de 
continuité. Il aurait pu ajouter que la Bel- 
gique est — après l'Afrique centrale et la 
Terre de Feu — le pays où l'on vend le 
moins de livres. Il n'est point de sous-pré- 
fecture chez nous où Ion ne lise plus que 
dans le chef-lieu du Brabant; les auteurs 
belges eux-mêmes sont obligés de se 
rabattre sur le marché français. C'est ainsi 
que Camille Lemonnier est plus lu, plus 
apprécié, plus largement admiré ici que 
là-bas. 

(£ Dans ces conditions, pour que des 
jeunes gens entreprissent de former une 
école belge «de littérature, il fallait qu'ils 
eussent véritablement le diable au corps. 
Ecrire pour un pays qui ne lit pas, rien de 
plus téméraire ; surtout si l'on tient compte 
qu'une moitié des habitants parlent un 
patois- flamand dérivé de l'allemand et du 
hollandais, tandis que fes autres s'expri- 
ment dans un idiome dérivé du français. 

Le Parnasse de la Jeune Belgique qui 
vient de paraître chez Léon Vanier, con- 
tient les œuiures choisies de dix-huit jeunes 
poètes belges : U^^ Hélène Swarth, 



— 363 — 



MM. Emile van Arenbergh, Paul Berlier, 
André Fontainas, Georges Garnir, Iwan 
Gilkin, Valère Gille, Octave GilUon, Albert 
Giraud, Théodore Hannon» Paul'Lamber, 
Ch. van Lerberghe, Grégoire Le Roy, Mau- 
rice Maeterlinck, Léon Montenaeken, Fer- 
nand Severin, Lucien Solvay et Max Wal- 
1er. 

ce Ces messieurs ne sont pas tous des 
débutants. Plusieurs appartiennent à la 
presse belge, soit comme rédacteurs de 
journauz quotidiens, soit parce qu'ils col- 
laborent à des revues. Ils sont là-bas, 
comme groupe, à peu près ce que furent 
naguère les parnassiens de Paris, Mendès, 
Glatigny, Mallarmé, Paul Verlaine, VilUers 
de risle-Adam. Au début, ils n'ont pas su 
résister — c*est bien naturel — au plaisir 
facile de faire du tapage, de naturaliser fla- 
mand le gilet rouge de Théophile Gautier, 
d*arborer des chapeaux que Ton eût dit 
trouvés dans la garde-robe d'Alexandre 
Pothay ou dans la succession de Privât 
d'Anglemont. On s'est donné la peine 
d*étonner les philistins avec des axiomes 
renouvelés de Petrus Borel ou attribués à 
Baudelaire, on s'est érigé en petite cha- 
pelle, en association d'adoration mutuelle, 
d'admiration réciproque, gratuite et obliga- 
toire ; on a polémiqué ferme en s'attaquant 
aux puissances, aux grosses réputations; 
on a eu des passions voulues et des audaces 
calculées ; enfin, on a tiré l'épée et guidonné 
des pistolets en l'honneur de la littérature, 
— ce qui est, paraît-il, le suprême bon ton 
chez les parnassiens ambitieux de fonder 
une école. 

Ces accès de belle humeur une fois cal- 
més, on s'est mis au travail. Ces jeunes 
hommes de lettres ont produit avec une 
sorte de hftte, qui des vers, qui des drames, 
qui des romans. Entre deux manuscrits, ils 
passaient volontiers la frontière et venaient 
s'attabler à Paris, pour bavarder sur Tart 
loin des estaminets de là-bas. Ainsi ils ont 
connu Coppée, Daudet, Zola, Léon Cladel, 
Théodore de Banville, Joséphin Péladan, 
Barbey d'Aurevilly, Edmond de Concourt. 
Peut-être que, grâce à la fréquentation de 
nos écrivains, leur goût des lettres est 



devenu l'amour, la passion des lettres. Au- 
jourd'hui les voici naturalisés Parisiens par 
droit d'édition et ayant fait bellement leurs 
preuves. 

« Dès maintenant il existe en Belgique 
une littérature. Nos voisins n'en sont plus 
à nous offrir un ou deux historiens comme 
M. Laurent ou comme Louis Hymans, un 
critique d'art seulement, Rousseau; un 
romancier, Camille Lemonnier. Je sais bien 
qu'en matière d'importance anistique, le 
nombre est à négliger, et que Camille Le- 
monnier, à lui tout seul, suffit à la gloire 
d'un pays, tant par son génie que par son 
caractère. 

« Il était à prévoir que, dans un pays 
sans langage national et où la langue fran- 
çaise n'est pas la seule officielle, puisque le 
rot- Léopold est amené à parler tantôt en 
français, tantôt en patois hollandais, — ce 
qui le place à peu près dans la situation où 
serait M. Grévy s'il consentait à s'exprimer 
en breton devant les gens de Quimperlé et 
en auvergnat devant les gens de Saint-Flour, 
— il était à prévoir que toute manifestation 
liuéraire accuserait un mouvement de sym- 
pathie vers la France et vers la littérature 
française. S'il est un cas où vraiment l'art 
n'ait point de patrie, c'est assurément lors- 
qu'il demande à une nation voisine ses 
moyens d'expression et son inspiration 
même. Je ne puis, par exemple, tenir pour 
un peintre belge, pour un artiste flamand, 
ce grand et puissant Alfred Stevens, dont la 
magnifique carrière s'est commencée et 
achevée en France, et qui a observé, étu- 
dié, traité la Française des villes aussi lar- 
gement, aussi magiquement que Millet 
avait compris et traduit la Française des 
campagnes. Je ne suis pas bien certain que 
Tourgueneff doive être considéré comme 
un écrivain russe par la postérité, et je re- 
connais dans le général chinois Tchen-Ki- 
Tong un charmant et très fin chroniqueur 
du boulevard. Henri Heine, qui, le pre- 
mier, a baptisé la femme galante de ce joli 
sobriquet d' « horizontale » dont les écho- 
tiers abusent aujourd'hui, Henri Heine me 
semble autrement notre compatriote que 
Charles Deulin, qui, tout Français qu'il 



— 364 - 



était, resta )usqu*à son dernier jour un Fla- 
mand dtê Flandres, un familier des du- 
casses et des kermesses, un franc buveur de 
blonde et de petite orge. 

« A mon humble avis, ces messieurs de 
la Jeune Belgique sont, en dépit de leur 
raison sociale, des poètes français et du 
meilleur crû. J'avais projeté de le prouver 
à cette place par de larges citations, mais je 
ne sais rien de laid comme des alexandrins 
en petit texte, écrasés dans d*étroites co- 
lonnes de journal; souvent les typographes 
sont obligés de reléguer la rime au dessous 
du vers, faute de place, et un vers ainsi 
brisé ne me parait plus tout à fait un vers, 
n ne reste plus des belles lignes droites, 
fines et pures, comme les belles pensées 
qu*elles reflètent, que quelques-unes ; d'au- 
tres, aussi Jolies, mais qui s'allongeaient 
avec plus de paresse, n'entrent dans le 
moule de la grosse prose qu'au prix d'une 
torture ou d'une mutilation. Un vers, ainsi 
mis en page, me donne Timpression d'une 
idée blessée. Je ne citerai donc rien de ce 
Pamasse^mû* j'ai tenu à nommer les par- 
nassiens. 

« Je tiens surtout à n'être pas le dernier 
à imprimer le nom d'un jeune poète d'un 
rare talent : M. Albert Giraud, qui a donné 
au Pâmasse de nos voisins dix-sept pièces 
d une forme admirable et d'une inspiration 
superbe. Par le temps de camaraderie qui 
court et étant donnée la décadence de la 
critique, je suis obligé d'ajouter que je ne 
connais pas du tout M. Albert Giraud et 
qu'en louant ainsi son beau talent, j'ai la 
conscience de ne pas écrire un mot de trop. 
J'ai lu ce nom d'Albert Giraud pour la pre- 
mière fois il y a un peu plus de deux ans 
au bas d'une pièce de vers écrite au lende- 
main de la mort de Victor Hugo et que le 
poète belge avait adressée aux petits en- 
fants du maître. J'en avais gardé cette im- 
pression que l'auteur était un Français, un 
bon et brave Français adorant sa patrie, un 
tantinet chauvin, ambitieux de revanche, 
épris de victoires futures. Cette pièce ne 
figure pas au Parnasse; mais en lisant les 
autres, d'un sentiment si élevé, d'une no- 
blesse si fière et si haute, je me suis surtout 



rappelé la première, celle de naguère, si 
belle de piété française et de lyrique dou- 
leur. 

« Quand je vous le disais que cesrimeurs 
sont des amis, des alliés recrutés à l'étran- 
ger par notre littérature, annexés à notre 
art plus sûrement qu'ils ne le seraient à 
notre sol par aucun traité, et qui ne parlent 
si bien notre langue que pour avoir aimé 
ceux qui l'ont faite. 

« Ch.-M. Flor o'Sq.uamu » 



Un article — bienveillant d'ailleurs — de 
VArt moderne, à propos du Parnasse de la 
Jeune Belgique, parle de l'absence, i notre 
ouvrage commun, de M. Georges Eekhoud 
comme poète. Notre ami Eekhoud, dont 
tous nous admirons le grand et complet 
talent, avait été invité par nous à figurer 
dans le livre. Avec raison, nous tenions à 
rendre hommage à d'aucunes pièces de 
vers qui, comme le Semeur, THomme de 
PEglogue, la Guigne, d'autres encore, eus- 
sent fait belle figure au haut du Parnasse, 
Le vigoureux et vibrant auteur des jKier- 
messes, avec une modestie que nous regret- 
tons, en a jugé autrement, et voici la lettre 
cordiale et fraternelle où nous trouvâmes 
malheureusement son désistement : 

a Bruxelles, le 15 juillet 1887. 

a Cher Comité de publication du 
Parnasse de la Jeune Belgique, 

« J'ai eu l'occasion d'exposer, il y a 
quelques jours, à l'un des vôtres, Max 
Waller, les motifs pour lesquels je préfère 
ne pas figurer danrf votre Parnasse, comme 
poète. Le Semeur et les autres vers que j'ai 
commis n'ont qu^un intérêt « historique » ; 
ils détonneraient dans une publication 
annoncée comme le Parnasse, c'est-à-dire 
le fin du fin de la poésie éclose sous la cou- 
verture gris-perle de la Jeune, 

« Veuillez, cher Comité, me considérer 
comme un des lecteurs impatients de ce 
livre d'or de notre poésie contemporaine ; 
et agréer l'assurance de ma solidarité ia 



— 365 — 



plus affectueuse dans toute entreprise artis- 
tique due à votre sympathique et très intel- 
ligente initiative. Gsorgbs ëexuood. » 



Du Journal de Bruxelles une fin de 
Salon que nous recommandons aux atten- 
tions de ce cher Art moderne : 

« Voilà, dite par le menu, notre impres- 
sion sur le Salon de 1887. Un journal d*art 
disait récemment qu'un salonnier ne devrait 
juger que a d'ensemble », observation 
juste, mais idéale 1 Un écrivain français a 
dit : « Il n'y a de juste que les idées géné- 
rales et de vrai que les synthèses w, vérité 
absolue, dont ne s'accommodent pas les 
gazettes. Au journal, tel que le veut le 
public, s*impose un point de vue simple- 
ment objectif, le feit, toujours 16 fait, le 
fait politique, le fût divers, le fiiit artis- 
tique, rénumération et la nomenclature. 
C'est une nécessité sociale, au même titre 
que les boulangeries et les boucheries. 
Seulement, l'art demeure l'art en dehors 
et au dessus de tout, et il est puéril de 
jouer le Don Quichotte en écrasant avec 
solennité des mouches, en s'attaquant à 
des moulins à vent ou en ayant l'air de 
découvrir ce que chacun sait du reste depuis 
longtemps: que le journal est un écho 
public, qu'il a une optique particulière, 
moyenne, si l'on veut, mais aussi sincère 
que bien des déclamations présomptueuses 
qui n'aboutissent pas et bien des préten- 
tions qui, formulées, avortent. 

« Combien de journalistes déçus qui se 
vantent de n'être plus journalistes et qui en 
ont les mœurs mauvaises sans en avoir le 
désintéressement I Pourquoi ceux-là ne 
démolissent-ils pas Shakespeare parce qu'il 
a été directeur de théâtre, et M. Un Tel, 
esthète célèbre, parce qu'il est avocat? 
L'art est étranger à toutes les exigences 
matérielles. 

« Il est facile à remplir, sans risque, le 
rôle d'un Matamore ; il est douloureux de 
sacrifier à la vie. Mais il est consolant 
d'ériger ses préférences, ses amours, dans 
une chapelle construite dans le coin de son 
cœur, pour soi seul, et où l'on se réfugie, 



silencieusement, loin des clameurs hostiles, 
loin des charlatans de l'art et des parvenus 
qui étalent sottement leurs titres. » F. N. 



Une charmante jeune fille, MU« Dora Zol- 
likofer, vi«nt de publier, en édition privée, 
une exquise plaquette de vers allemands, 
Bergfahrt, où nous trouvons nombre de 
strophes d'un délicat sentiment et d'une 
jolie féminité. 

Sous le pseudonyme Amon, le frère de 
notre grand Jef Lambeaux publie Quelques 
idées éparses sur Fart flamand. Brochure 
curieuse que nous ne pouvons discuter. 
C'est de la critique personnelle, originale, et 
M. Lambeaux a ses idées comme nous avons 
les nôtres. Il accole, dans son admiration, 
MM. de Braekeleer, Stobbaerts et... Emile 
Wauters I ! Cela nous dépasse absolument, 
mais M. Lambeaux a peut-être raison. 
Celui qui a commis le portrait de MB«Somzé 
est un grand artiste que nous ne compre- 
nons sans doute pas. 

Autre part, M. Lambeaux prononce 
ceci : 

« Nous tenons à dire que nous ne som-- 
mes pas d'accord avec le procédé « Pastel » 
aussi bien traité qu'il puisse être. 

<c Pourquoi préférer à la peinture grasse 
à l'huile et matériellement se conservant 
asse:[ bien^ préférer, disons-nous, « le 
Pastel )», espèce de poussière se gâtant tôt 
ou tard et ne pouvant jamais vous laisser la 
liberté ni les moyens de rendre l'illusion 
de la nature aussi fort que par le premier 
procédé. Non seulement le pastel est plutôt 
un moyen de vouloir faire» joli » et «neuf» 
à tout prix, mais nous rappelle tépoque 
française de la décadence et les portraits 
pastels si à la mode alors du temps de 
Mm« de Pompadour, La Vallièrc, etc., etc., 
portraits élégants pour les gens riches, 
mais restant loin des immortels Van 
Dyck, etc., etc. » 

Bigre, bigre I Voilà de la critique bixarre, 
M. Amon, et qui fait tomber les bras. Nous 
voulions dire du bien de cette brochure* 



— 366 



Cela devient impossible ; des phrases énor- 
mes comme celles que nous venons de 
citer, c'est ce qu'on appelle du gâtisme de 
Brard et Saint-Omer, et cela désarme. 



Dimanche prochain, 6 novembre, aura 
lieu la remise à M. Henry Warnots de son 
buste exécuté par M. Paul Dubois. C'est 
grâce à l'initiative de MM. Eddy Levis, 
président, Danlée et Moréas, secrétaires, 
M™** Rosa Bosman, Louise Van Besten, 
que se fera cette cérémonie à laquelle tout 
le monde applaudira. 



Puisque nous citons M. Eddy Levis, 
annonçons encore qu'il paraîtra de lui, dans 
le courant du mois de novembre, un vo- 
lume de vers : Elaine. 



On a joué, le 39 octobre au théâtre 
Molière, un drame inédit de MM. Armand 
Silvestre et Georges Maillard : La Tesi 
Tandis que le théâtre du Parc s'attarde en 



des reprises d'un intérêt souvent douteux, 
voici une scène qui, sous une habile direc- 
tion, tend à devenir notre petit Théâtre 
Français où les Jeunes seront bienvenus. 



*** 



M« Jules Lejeune vient de remplacer 
M* Devolder au ministère de la justice. 
Bravo. On se souvient du folâtre procès 
Wauwermans. Après M« De Burlet, premier 
défenseur du jeune Paul, M« Lejeune de- 
vait prendre la réplique. Il s'y refusa et le 
doux jeune homme dut se contenter de 
l'éloquence indignée de M« De Burlet. 
M* Lejeune resta cependant jusqu'au bout 
des débats et fut un des premiers à applau- 
dir la spirituelle plaidoirie de Georges Ro- 
denbach. Il daigna même sourire lorsque 
M« De Burlet nous fit un succès en détail- 
lant, fort finement, ma foi, l'air de flûte 
Babolain! 

Ajoutons que, le lendemain, M« Lejeune 
s'abonnait à notre revue. Il est donc un 
peu notre candidat. T'en souviens-tu, Pau- 
line ? Et de la tête qtie tu fis, m amour ! 




K 




FIN D'ANNÉE 




s*r 



quoi bon, en cette année qui achève 

notre sixième volume, dresser un bilan de 

^y ce que nous avons fait ? Le Parnasse 

s DE LA Jev^eBelgiqije a signé notre 

feuille de route, et désormais aucune 

douane n'essaiera de nous arrêter. 

Cest ^ps, l'infâme Jély, qui fera 

les frais de notre : bonjour, bon an. 

Nous avons annoncé déjà à nos lecteurs que 

le prochain frontispice de LA Jeune Belgique 

serait signé du nom de ce monstre! T^écemment 

nom avons écrit au fantastique Jély pour lui 

)s, rappeler ses promesses. 'Voici sa réponse, datée 

de BUFFALO! 20 OCTOBRE : 

ce Buffalo — sur les bords du lac Erié — 
seul avec les flots, sous le regard de Dieu* 



« Ah ! ça, on ne peut donc pas même pécher des blue-fishes sur le lac 
Erié sans être dérangé par ses amis? Mais, je ne suis plus aquafortiste, mon 

cher W , je me suis fait tatoueur, vous avez bien lu : Tatoueur sur les 

bords du lac Erié, bords déjà embêtés par Chftteaubriand. J*habite une 



s 



— 368 — 

cabane en sapin de Californie (Wellingtonia Gigantea : conifére] et au 
dessus se balance en lettres rouges comme Célestin Demblon, renseigne 
suivante, ornée de dessins qui feraient pâlir les XX eux-mêmes : 



Look! Look il Look!!! 

Félicien Rops 

iJelgian Academy & French Instîtute 

Scholar and Pupil of the celebrated Artist 
Emile Wauters 

T ATOUINGER ! 

Emblems — Devices — Poem's — Pictures — Designs 
Drawings &' &* &« 

A L'INSTAR DE PARIS 

in three G}lours : 
RED — BLUE — YELLOWI! 

Instantaneously II II 



— 369 — 

« Voilà! 

a J'ai rencontré à Syracuse — pas Tanciennel la New-Syracusa ! — le 
dernier des indiens lowas. Il est prêtre swedenborgien de la .New-Jeru- 
salem, porte un complet du BON MARCHÉ et un pince-nez bleu I Un bison 
mal peint sur la joue gauche. Il « fait évêque » à Savatoga et est amoureux 
de Sarah Bernhardt. 

ji Ce bison mal peint me suggéra Tidée d'appliquer au tatouage, les for- 
mules de l'Ecole impressionniste. 

« J'avais trouvé ma voie I 

« Je me suis converti au swedenborgisme et Sa Grandeur, dans un moment 
d'épanchement, m'a autorisé à orner le nombril de sa dame des portraits 
de François Coppée et du général Boulanger, ses grands hommes préférés. 
C'est feit! en trois couleurs' (rerf, blue andyellow). 

« M^^l'évêque compte aller à l'exposition de Paris en 1889. Cette prélate 
manquant tout à fait de tenue, — l'Académie sera f...ue et déshonorée. 

« Voilà, mon cher W , ce que c'est de voyager trop jeune et les désa- 
gréments qui s'ensuivent. 

<f Je faisais des frontispices, je fais des culispices (mettons des culispi- 
pis... pour les dames!). 

Bien des belles amitiés à tous nos amis de la Jeune Belgique. 

« N*empéche que je vais vous envoyer pour elle un joli tatouage. » 

Voilà où en sont les choses; nous n avons pas cru pouvoir 
mieux faire que de donner y en mot de fin d année, cette joyeuse 
lettre, signée : 

FÉLICIEN ROPS, 
Tatouinger de S, G. Vêvêque {New-Jerusaîem) 
de Chatanoga-City, 



VERS 

LA MORT D'HUNALD 

Sur le lit vierge et blanc , jonché dejys nocturnes. 
De lys mystérieux, de grand lys taciturnes. 
Sous les rideaux pensifs oit fleure un cher secret. 
Ses yeux frêles blessés par tes yeux, sans regret 



^> 



— 370 — 

Des heures, sans regret des lèvres, sans envie 
De tromper le destin ni d*accepter la vie. 
Sans espoir d'un espoir, sans désir d'un désir 
Déjà mort dans son âme il se laisse mourir; 
Et tandis que du soir tintent les cloches vaines, 
De ses fins ciseaux d^or t enfant s'ouvre les veines. 
Calme et grave, très las, à soi-même étranger. 
Vaguement caressé par le rêve léger 
Qui lui baise le front de ses ailes neigeuses. 
Et ses regards obscurs, violettes songeuses, 
Contemplent la splendeur de son corps trop aimé 
Pleurer de longs rubis sur le lit parfumé. 
Et Joyeux d'une joie étrange, la chair veuve. 
Il regarde jaillir le sang fier, comme un fleuve. 
Puis, sans même souffrir le tourment du pardon, 
Ayant tout oublié de toi, jusqu'à ton nom. 
Dans le luxe des flots et leur lente harmonie, 
Il écoute, en mourant, chanter son agonie. 



SOLITUDE 

Chère âme, mes désirs sont de lointains vaisseaux 

Qui, rouges de mon sang et roses de mon rêve, 

AT ont laissé triste et seul, deux fois seul, ^sur la grève. 

Tout rouges de mon sang, tout roses de mon rêve, 
Et doux du tremblement maternel des berceaux. 
Chère âme, mes désirs sont de lointains vaisseaux 

Qui, doux du tremblement maternel des berceaux, 
Tendres de la chanson du rouet des aïeules, 
Sont entrés dans le ciel et Vinflni des eaux. 

Tendres de la chanson du rouet des dieules, 

Ils sont entrés, là-bas, dans le ciel plein doiseaux. 

Me laissant seul à Fheure où les grèves sont seules. 



- 371 - 

Dans un ciel ignoré, plein éCastres et cToiseaux, 
Tout rouges de mon sang^ tout roses de mon rêve. 
Ils ont fui, me laissant triste et seul sur la grève; 

Et je garde à jamais leur balancement doux. 

Leurs voiles dans le vent et leur caresse aux vagues^ 

Et leur désir du monde au fond de mes yeux fous. 

Eux qui, devant Vennui des deux mornes et vagues. 
Avec leur rêve ardent au fond de mes yeux fous. 
M'ont laissé seul de moi, seul de toi, seul de nous! 

RENCONTRE 

— Je reviens éCun voyage au cher pays des lèvres. 
Au pays des baisers d*un siècle, de là-bas : 
Crépuscule des chairs, torches roses des fièvres. 
Tout s'est fané, tout s* est éteint, et je suis las! 

— De ce même pays des torches et des fièvres. 
Du pays du baiser séculaire, là-bas. 

Du pays de la chair, du cher pays des lèvres. 
Je reviens comme toi, comme toi, le cœur las! 

— QiC avons-nous rapporté de cet amer voyage? 

— Rien qu'un impitoyable et stérile veuvage. 
Qu'un mauvais compagnon d'exil et de prison. 

— Aimons-nous cependant, ô ma pauvre âme lasse, 
Aimons-nous doucement, lentement, à voix basse. 
Sans éveiller celui qui dort dans la maison. 

ALBERT GiRAUD. 




— 373 — 

L'INCIDENT KHNOPFF 

A Max Waller. 

le demande un instant la parole sur Tincident Khnopff- Verlaine, 
que tu as soulevé dans le dernier numéro de la Jeune Belgique. 
Non pas que j'aie envie de demander la revision du procès. 
11 est jugé, et bien jugé. L'embarras de F Art moderne le démontre de la 
façon la plus piquante. * 

Il me plaît mieux d'envisager la question du plagiat en elle-même, au 
point de vue de l'art, et d'essayer de dissiper une vieille équivoque toujours 
renaissante, que F Art moderne entretient, comme un faux mendiant sa 
blessure. M. Khnopffme servira d'exemple, voilà tout. 

Il y a plagiat et plagiat, comme il y a fagots et fagots. 

Je pense que le droit au plagiat — à certain plagiat — existe bel et bien 
en littérature. Je pense que, dans certains cas de gestation artistique, les 
emprunts, même les plus textuels et les plus considérables, ne doivent être 
regardés que conmie une matière première que le créateur s'assimile et 
transforme à la lumière personnelle de son esprit. 

Quel pillard, quel plagiaire que ce Shakespeare, pour qui l'art drama- 
tique fut une immense forêt de Bondy ! Il a détroussé tout le monde, et il 
n'a volé personne. Ce magnifique manteau de velours, il l'a arraché à tel 
poète qui passe, oui ! Mais voyez donc comme il le porte, comme l'étoffe 
palpite et semble vivre sur cette fîère poitrine I Rejetez un instant le man- 
teau sur les chétives épaules de son premier porteur, et regardez : c'est lui 
qui a l'air de l'avoir volé. 

Quand on bâtit un monument pareil à la cathédrale de Cologne, il est 
permis de dérober la flèche d'une petite chapelle ignorée. 

Le génie .est trop affairé. Est-ce qu'il a le temps de s'occuper de ces niai- 
series? Il se rue à la fois sur la vaisselle d'étain et la vaisselle d*or, sur le 
plomb et sur l'argenterie, et il lance le tout dans la fournaise, comme Ben- 
venuto Cellini, pour en faire jaillir un dieu ! 

Le génie égorge ceux qu'il pille. Mais il ne faut pas confondre Shake- 
speare avec les poètes qui font le mouchoir. 

Il convient encore d'être indulgent à certaine espèce de plagiat, — ou 
plutôt de réminiscence. Il n'est pas difficile de retrouver des expressions de 
Lamartine dans les vers de Musset, ni des métaphores de Hugo dans les 



-373- 

Strophes de Gautier. Qu'est-ce que cela prouve si rien ne ressemble moins 
à Lamartine que Musset, et si l'œuvre de Gautier n'a pas la couleur de 
celle de Hugo? 

Mais où l'indulgence n'est plus de mise, c'est précisément dans des cas 
analogues à celui de M. Georges Khnopff. 

Une œuvre d'art, quelle que soit sa forme, peut être considérée comme 
l'expression d'un état de sensibilité déterminé. Shakespeare a dit : u Nous 
sommes feits de la même étoffe que nos rêves ». Cet état de sensibilité se 
manifeste à la fois par le choix du sujet et par les détails de l'exécution. 
Quant à la forme, il est permis de dire qu'elle est la principale manifesta- 
tion de la sensibilité de l'artiste. Le choix des mots, leurs alliances, les 
métaphores, les combinaisons de rimes, les recherches de prosodie, quand 
il s'agit d'un poète, — la préférence donnée à certaines couleurs, à certaines 
relations de tons, quand il s'agit d'un peintre, tous ces éléments détermi- 
nent, autour du sujet de l'œuvre, une sorte d'atmosphère générale, qui est 
faite de la substance même de l'artiste. C'est d'elle que jaillit, sinon l'ori- 
ginalité, du moins la personnalité du poète. 

M. Paul Verlaine écrit, par exemple, un volume de vers intitulé : Fiies 
galantes. 

Le sujet général, comme le titre seul l'indique, annonce une transposi- 
tion en vers de l'état de sensibilité spécial que l'on observe dans l'œuvre 
d'Antoine Watteau. 

Ce sera, dans une vapeur de rêve et de soleil couchant, la mélancolie des 
choses mortes ou qui doivent mourir, et dans l'ambre fin du crépuscule, les 
étranges feux follets des sourires tristes de leur joie. « Le rêve d'un Shake- 
speare ivre d'essence de rose », comme me le disait un jour, devant T Embar- 
quement pour Cythère^ M, Iwan Gilkin. 

Les sujets particuliers, on les devine. De beaux parcs, éclairés du blanc 
mystère des statues. Des promenades lasses de marquises et d'abbés galants. 
Des chiens frisés, des négrillons. Pierrot gourmand et voleur regardant la 
lune à travers le vin rose. Cassandre édenté. Colombine et Arlequin. 
Et comme mélopée, la chanson dolente des fontaines prisonnières de 
leurs vasques. 

Dès lors, si nous passons à la réalisation plastique, à la forme, qu'ar- 
rive-t-il? 

Il arrive que chaque mot, chaque mariage de mots, chaque image sera 
une évocation partielle du rêve total. Le poète choisira tel mot, puis 
tel autre, et les unira, absolument comme un musicien fera chanter telle 
phrase musicale par des violons, des hautbois ou des flûtes. Le choix des 



-374- 

vocables et leurs différentes combinaisons déterminent ainsi la couleur et le 
timbre de Torchestration du poème. 

Quant au rhythme particulier du vers, à la place de la césure et de Thémis- 
tiche, à Tentrelacement des rimes et des strophes, ne voit-on pas que tout 
cela correspond, en musique, à la coupe de la mélodie et à la façon dont 
elle se déroule? 

Ainsi, dans les Fêtes galantes de M. Paul Verlaine, le sujet général et 
les sujets particuliers une fois trouvés, comment le poète va-t-il composer 
l'atmosphère de son œuvre? 

D*abord, par le choix des noms propres. Les gracieux fantômes de 
femmes qui traversent ses rimes s'appelleront Aminthe^ Cydalise^ Cli- 
tnènCf etc., etc. Les galants seront Léandre, Clitandre, ou (\mA(\m' abbé. 
Scaramouche interviendra. Ces noms, évocatiis entre tous, donnent d'em- 
blée aux strophes une couleur particulière. 

Le poète, ensuite, disposera ses rimes de manière ^ marquer fortement, 
au moyen de sonorités correspondantes, telle sensation ou tel décor. 
Le mot bergeries triomphe, avec ses rimes afféteries, fleuries^ chéries. 
Arlequin appelle faquin et boulingrin^ tambourin. L'adjectif grêle 
s'accompagne de mouvements à' aile. Les vestes de soie éveillent la. joie. 
Tout s'atténue dans Yavenue. Les gestes sont bigarres, et les Silènes, 
hilares. La mandoline jase, et les marquises sont en extase. Le bassin 
rêve, la lune se lève. Passent des masques, ils sont fantasques. Uarc de 
l'amour se tend au fond du parc, etc., etc. 

L'effet musical de ces rimes complète l'artifice des noms propres. 

Viennent alors les associations de mots et les images, d'où se dégage 
l'essence même du rêve verlainien. Les soirs, les sens, les ramures, 
tout est extasié. Odeurs de rose et de rosiers. Les jets d'eau sont sveltes 
parmi les statues. Le clair de lune est calme et beau. On parle d'or. 
V Amour est malicieux. Les ramures assombries sont chanteuses. Le 
vent ride les bassins. Veau rêve. Le ciel sourit aux costumes des 
masques, etc., etc. 

Et de tous ces éléments, ou plutôt de la réunion de tous ces éléments, 
car pris à part, ils appartiennent à chacun, surgit enfin l'œuvre intitulée : 
Fêtes galantes, qui n'appartient plus qu'à un seul. 

Voici maintenant M. Georges Khnopff, qui publie, ici même, dans la 
Jeune Belgique, il y a trois ans, un groupe de poèmes intitulé : Dix-hui- 
tième siècle. 

Le sujet général est le même que celui des Fêtes galantes de M. Paul 
Verlaine. 



-375- 

Les sujets particuliers sont les mêmes aussi. 

M. Georges Khnopff va donc se distinguer de M. Paul Verlaine en trai- 
tant son sujet d*une façon différente? La forme plastique du poème va 
s'éloigner beaucoup de celle des Fêtes galantes? Il va éclairer autrement le 
décor, traduire d'autres sentiments, exprimer d'autres sensations? 

Non pas. 

M. Geox^es Khnopff adopte le système de versification de M. Verlaine. 
Il use des mêmes artifices de prosodie. Son vers est identique au vers de 
M. Verlaine. 

Il met en scène les mêmes personnages, et, comme M. Verlaine, emploie 
certains noms propres en vue d'arriver à un effet semblable. 

M. Georges Khnopff exprime les mêmes sentiments mélancoliques, tra- 
duit les mêmes sensations subtiles que M. Verlaine. 

M. Georges Khnopff plante dans son œuvre, comme des clous de dia- 
mant, les mêmes rimes qui soutiennent les strophes de M. Verlaine. 

M. Georges Khnopff emploie le même vocabulaire que M. Verlaine. Ce 
sont les mêmes mots, placés de la même façon, sous le même coup de 
lumière. A part*deuz ou trois vers traduits directement des Watteau du 
Louvre et quelques légères infusions de M. Mallarmé, pas un mot, pas une 
rime de M. Georges Khnopff que l'on ne retrouve dans les Fêtes galantes. 

M. Khnopff ne s'arrête pas là. Non seulement il emprunte à M.Verlaine 
le sujet général, les sujets particuliers, les personnages, la prosodie, le voca- 
bulaire; il lui emprunte encore les associations de mots, les images, des vers 
entiers, des strophes entières. Et le Dix-huitième siècle vient ainsi au 
monde, comme une version des Fêtes galantes que M. Verlaine aurait 
gardée dans ses tiroirs. 

Ce n'est plus un emprunt, c'est une conversion! 

Voici, pour convaincre nos lecteurs, un tableau, que nul ne peut garantir 
complet, des emprunts de M. Georges Khnopff: 

DIX-HUITIÈME SIÈCLE FÊTES GALANTES 

Ah I vous étiez marquise au temps des ber- Fardée et peinte comme au temps des ber- 
geries... [geries... 

...Scaramouche ...Le nez mignon avec la bouche .. 

A finement posé la très mignonne mouche D'ailleurs plus fine que la mouche 
Qui ravive le blanc laiteux de votre joue... Qui ravive l'éclat un peu niais de Toeil... 

Les brises des étangs, mystiques barca- 

[rolles. Mystiques barcarolles, 

S'enroulaient vaguement à voa mièvres pa- Romances sans paroles... 

frôles. 



— 376 



Et dans le ciel si pftle et les arbres si grêles, 
Des parfums framboises et des battements 

[d'ailes... 

...Vous parliez d'ori 

Sous son frêle taillis, dans un recoin du 

[parc 
L*amour malicieux appuyé sur son arc... 



...Sous un capuce 
Dont un griffon d'argent griffe le satin puce 



La sveltesse élégante et fière du jet d'eau... 

En voyant les lueurs du couchant qu'atténue 
L'ombre des hauts tilleuls le long de l'avenue 

11 grelotte de peur sous sa veste de soie ; 
Sa figure plâtrée et ses gestes bizarres 
Éveillent dans le bois les silènes hilares 
Que Todeur d'un pftté de perdreaux met en 

[joie... 

Entame un succulent pité,.. 

...Sous les ramures assombries 
Passe ce foquin d'Arlequin... 

La brise ride le bassin... 

Au calme clair de lune adorablement triste 

Tandis que dans le parc la mandoline jase, 
La belle Colombine, accoudée en extase... 

...Dans les ramures 
Chanteuses... 

I^ lune qui se lève 
Entre les branches d'or et le bassin qui 

[rêve... 

...Le ciel... 
Semble sourire aux masques 

Et les jets d'eau s'égrenant dans les vasques 
[mêlent de longs sanglots. 



Le ciel si pâle et les arbres si grêles... 
De nonchalance et de mouvements d'ailes... 

...Que vous n'aimez et parlez d'or I... 

...L'amour... 
Dans le coin le plus mystérieux du parc 
Souriait en bandant malignement son arc... 

Pierrot qui d'un saut 
De puce « 

Franchit le buisson, 

Cassandre sous son . 
Capuce... 

Les grands jets d'eau sveltes parmi les 

[marbres... 

Et la lueur du soleil qu'atténue 
L'ombre des bas tilleuls de l'avenue... 

...Leurs courtes vestes de soie, 

Leur élégance, leur* joie... 
Non loin de deuxSylvains hilares... 
Hi I Hi I Hi I les amants bizarres!... 

...Et pratique entame un pâté... 

...Sous les ramures assombries... 
...Ce £aiquin d'Arlequin combine... 

Et le vent doux ride l'humble bassin... 

Au calme clair de lune triste et beau... 

...Dans l'extase 
D'une lune rose et grise 
Et la mandoline jase... 

Sous les ramures chanteuses... 

...la lune se lève 
Et l'esquif dans sa course brève 
File gaiement sur i'eau qui rêve... 

...Le cieL.. 
Semble sourire à nos costumes... 

...Et sangloter d'extase les jets d'eau. 



N'est-il pas évident que l'œuvre intitulée Dix-huitième siècle^ ayant le 
même sujet général, les mêmes sujets particuliers, la même prosodie, les 
mêmes personnages, le même vocabulaire, les mêmes images, les mêmes 
rimes, les mêmes mots, la même couleur, la même musique, la même atmo- 



- 377 - 

sphère que les Fêtes galantes, n'appartient pas à M. Georges Khnopff? 

A part le cas d*une copie pure et simple^ je ne connais point, dans toute 
Thistoire littéraire, un exemple de plagiat aussi caractérisé. 

Quand la Jeune Belgique publia le Dix-huitième siècle, et qye tous, nous 
fîmes fête à M. Georges Khnopff, la première édition des Fêtes galantes 
était épuisée, presque introuvable. 

Ceux d'entre nous qui avaient lu le livre de M. Verlaine ne le connais- 
saient que sur la foi d'une lecture hâtive, dans les bibliothèques publiques, 
et, tout en admettant la parenté de M. Khnopff et de M. Verlaine, ne 
pouvaient contrôler... l'inceste! 

La bonne foi de la Jeune Belgique fut donc surprise. 

Elle devait à sa dignité littéraire de l'avouer à ses lecteurs. 

Elle a hésité pendant plusieurs mois, au risque de se compromettre elle- 
même, par sympathie pour M. Khnopff. 

Aujourd'hui, elle a dû rompre son silence. 

Ce n'est pas sans un serrement de cœur que j'écris ces lignes. Je ne puis 
oublier la joie, l'enthousiasme d'art que m'a causé la première lecture du 
Dix-huitième siècle. Mon admiration alla librement à M. Khnopff, qui en 
reçut plus d'un témoignage. 

J'ajoute que, malgré la méchante aventure du Dix-huitièri^e siècle, il ne 
Ta point perdue tout entière. 

M. Khnopff, même à ne considérer que ses mosaïques, reste un ouvrier 
subtil et merveilleusement doué. Il reste surtout, à mes yeux, l'auteur des 
Chinoiseries, qui, pour être inspirées par la chinoiserie que M. Mallarmé 
donna jadis au Parnasse contemporain, n'en appartiennent pas moins, 
pensons-nous, à M. Khnopff. 

L'auteur de ces Chinoiseries est de taille à écrire une œuvre personnelle. 
Il se le doit, à lui-même, et aux amis qui ont si chaleureusement acclamé 
ses premiers débuts littéraires. 

ALBERT GiRAUD. 



-378- 



NOCTURNE 



Les langes du pardon enveloppaient mon âme 
D'un égal insouci de l'homme et de la femme; 
Tétais celui qui songe et qui n'a pas d* autrui; 
Toubliais qu'un couchant eût précédé ma nuit 
Où les seuls souvenirs m'eussent fait vivre encore^ 
Et les roses du jour et les lys de V^zurore 
Étaient des feux de pâtre éteints au fond de moi. 
Seul dans cet infini des temps et de l'effroi 
Tappelais de ma plainte et de mes mains tendues 
Les aigles de mon rêve évadés dans les nues^ 
Et les hautains oiseaux ne m'obéissaient plus. 
Un peu des maux subis, un peu des livres lus, 
Mais avec la pâleur d'un lointain qui recule, 
Rallumaient dans ma nuit un frêle crépuscule. 
L'ennui de toujours vivre en étouffait le deuil 
Et r imprévu lui-même avait fui du cercueil. 



Et voilà qu'un troupeau de blêmes créatures 

Passa sous mes yeux secs, en de mornes postures ; 

Elles allaient ainsi qu'on va dans le sommeil, 

Avec de mêmes pleurs sous un crêpe pareil, 

Et les charmes détruits de ces femmes damnées 

Semblaient me reprocher les délices données. 

Le délire inventif des temps luxurieux 

Incendiait encor leurs lèvres et leurs yeux; 

Et lentement avec cette crainte du crime 

Que l'on éprouve à deux sur les bords d'un abîme 

Pour s'être confié des secrets douloureux. 

Je sentais mon passé, ce cadavre amoureux 

Émietté d'oubli dans les cryptes de l'âme, 

Renaître tout a coup du parfum de la femme. 

Et ce que /ignorais en moi de jeune encor 

Se plaindre sous les deux comme un sanglot de cor! 



— 379 — 

Mais elles^ ramenant sur leurs chairs ravagées. 
Avec des yeux levés d'épouses outragées ^ 
L'ancien manteau de joie où Forgueil aujourd'hui 
Mettait de nobles plis de douleur et d'ennui^ 
Laissèrent choir alors de farouches paroles 
Des roses au déclin de leurs lèvres frivoles : 
a Au temps de ta candeur et de tes cheveux longs. 
Quand tu mettais le mors aux vierges étalons 
Qui se cabraient sous toi vers les cités rêvées. 
Nous avons couronné nos têtes réprouvées 
Des fleurs dont Ophélie orna son front dément, 
Et de mêmes linons nous vêtaieM pour l'amant; 
Car tu n'étais alors qu'un désir et qu'une aube 
Et pour te mieux séduire il fallait cette robe; 
Mais après tant d'espoirs et tant de lendemains. 
S'il te souvient des lys qui parèrent tes mains 
Et dont la neige un jour s'effeuilla sous les nôtres. 
L'orgueil du souvenir doit te payer des autres 
Que des baisers nouveaux ne t'accorderaient pas l 
Est-ce que le passé ne t'a rien dit tout bas ? 
Pourquoi nous reviens-tuî Les misères subies 
Ne font-elles pas dit l'horreur de nos lubies, 
Et que dans les chemins de l'amour renaissant 
Les pas de nos pieds nus s'empliraient de ton sang ? 
Va! le vide effrayant des innocences feintes 
Surgirait entre nous jusque dans nos étreintes 
Et ton se connaît trop pour ne pas se honnir. 
Vis et meurs dans VEden d'un chaste souvenir^ 
Et, si tu succombais à ta douleur nouvelle. 
Pour t'en consoler mieux reste seul avec elle! » 

Fernand Severin 



38o 



ELAINE (') 




e passage de M. Eddy Levis à la Jeune Belgique n'a pas été 
si rapide que l'on n'ait pu apprécier les curieux côtés de cette 
nature spéciale dont quelqu'un disait un jour : «' C'est un 
oiseau qui a une aile de cygne et une aile de canard ». 

C'est l'aile de cygne qui est la plus longue. 

M. Levis continue à se chercher; il a les inéluctables tâtonnements de 
ceux qui débutent, mais s'il n'a pas toujours la trouvaille heureuse, il l'a 
souvent. 

Elaine est une sorte de poème dont les chants, pétrarquement précédés 
d'un titre épigraphique, s'élèvent tous en un hymne à la Beauté. Ne lisez 
que ces titres : 

« La Naissance d'Elaine. 

Pour lui dire combien je fus ravi des yeux en la voyant. 

Pour lui dire qu'elle est fée. 

Pour que les fleurs de son teint renaissent. 

Où je lui peins par quelques traits le retour du printemps. 

Où je lui prédis qu'elle deviendra rose. 

Pour l'inviter à chanter dans le soir. 

Où je lui peins le charme du rêve. 

Pour appeler le soleil sur ses yeux las. 

Pour dire à la nuit de couvrir Elaine d'un beau songe. 

Chanson pour Elaine. 

Où je lui dis d'ouvrir les yeux à l'aube naissante. 

Où je lui parle de son baiser. 

Tout souvenir disparaît à sa vue. 

Elaine est plus belle encore que je ne l'écris. 

Où je reproche à l'Amour de me Tavoir fait connaître. 

Dans laquelle j'appréhende le jour où nous ne nous aimerions plus. 

Où j'exalte encore sa beauté. 

Dan^ laquelle je lui dis qu'elle est Reine d'un Royaume immortel ». 

N'est-ce pas déjà tout un poème en prose, les indications scéniques d'une 
féerie amoureuse auxquelles ne manquent plus que les ronds-de-jambe des 



(i) Un volume de 80 pages in-33. — Bruxelles, Veuve Monnom, 36, rue de Tlndustrie. 



— 38i — 

strophes et les jetés-battus des rimes? Groupés ainsi, ces titres archaïques 
ont le chevrotement de vieux refrains à la Villon : 

En ceste fqy je vueii vivre et mourir. 

Des choses telles que : « Je lui prédis qu*elle deviendra rose », sont des 
madrigaux nouvellement tournés et lancés avec un sourire un peu mignard 
qui plaît. Du reste, M. Levis pompadourise volontiers. De ces vers : 

Voici berger! Voici la blanche laine 

Des a^eaux blancs broutant fleurs dans la plaine. 

De ces vers sont un évident rappel de Racan ou de M* Deshoulières 

Dans les près fleuris 
Qu'arrose la Seine, 
Cherche^ qui vous mène 
Mes chères brebis! 

Mais c'est du Racan vu à travers un tempérament contemporain, du 
Racan d'après le boulevard, et toute Tafféterie charmante s'est adaptée de 
façon heureuse à nos modernités exigentes. La poésie telle que M. Levis la 
sent et l'exprime ne se contente pas d'à peu près ; c'est très bon ou c'est très 
mauvais. On ne sentit pas impunément la langue de cette manière complexe. 
M. Levis a évité bien des dangers, point tous. 

Il a quelques sons malheureux, tels que : « Par nulle oreille outes », et 
des cris qui étonnent, et détonnent, comme : a ...Ces vers amoureux écla- 
tants comme un dôme ». Outre qu'un dôme n'est pas nécessairement écla- 
tant, il est permis de trouver que le poète se donne, avec un peu d'aisance, 
l'inunortalité. 

Georges Rodenbach se contentait de dire : 

Peut-être que f écris des livres qui vivront. ' 

Le « peut-être » sauve ce que l'espoir pourrait avoir de présomptueux. 
M. Levis, lui, affirme que ses vers « sont du séjour que n'atteint aucun 
glaive », bien que les séjours soient rarement pourfendus, et il assure à 
Elaine qu'elle dormira dans ses vers jusqu'au dernier jugement. Ces mou- 
vements de fierté — n'en rions pas — sont une force. 

Le poète a de ces orgueils que rien ne démonte et M. Levis porte son 
livre et son front comme choses sacrées : son front où a germé l'œuvre et 
l'œuvre elle-même qui est sortie toute frémissante d'un cerveau passionné. 
Elaine est donc curieuse et méritoire à plus d'un point de vue. Ce n'est 




— 382 - 

certes pas un livre définitif, classant l'auteur parmi les maîtres; mais une 
indication dont les erreurs mêmes, et surtout elles, font pressentir un avenir 
littéraire qui étonnera. 

Max Waller. 



Le Parnasse de la Jeune Casserole 



ous ne résistons pas au plaisir de découper dans la Casserole 
les amusantes parodies de notre « Parnasse » qu*y donne 
hebdomadairement Basoef, autrement dit Léopold Pels. C'est 
de la farce spirituellement littéraire et de forme très habile : 

AREMBntG-STRlAT (R. d") 

DANS LA MER 

Comptera-t-ùn jamais les gouttes d'eau salée. 
Océan fraternel, qu'au loin tu vois s enfuir î 
Géante addition! pour être calculée. 
Il les faudrait légion, les puants ronds-de-cuir ! 

Le poète lui-même, en sa folle cervelle. 
Ne pourrait pas, dût-il y loger Vunivers, 
Non plus qu*un Inaudi, de, ce nombre rebelle 
Retenir les détails, même tout de travers ! 

Sur sa croix, oti le cri des ténèbres Véveille, 
Là-haut, aux bords croulants, dans une aube vermeille. 
Le héros de Zola peut-être le sait-il? 

Quel autre donc connaît, et sans erreur aucune. 
Ce qui de la science humaine est la lacune. 
Sinon le Grand Venteux, pétaradier subtil! 

PAUL BERT-LIÉ 

MERETRIX 

Sai conté le mal qui me ronge 
Au docteur. Le docteur a dit : 
a Frotte^ dessus un peu d'axonge, 
« Le soir^ le matin, à midi / » • 



— 383 — 

J*ai conté ma désespérance 
Au curé. Le curé nCa dit : 
« Pour dissiper votre souffrance, 
« Faut vous cottftesser à midi / » 

Curé menteur! Docteur infâme! 
Honte à vous qui m'avej refait; 
Savais été voir une Femme : 
— Elle sans rien dire, lavait,,,! 



A. FOND-TBNACB 

EDEN DE PIONS 

Xen ai la vision, quelquefois, dans mes rêves : 
Je vois un Paradis sans tableau noir, ni bancs. 
Qui montre, par instant, ses classes sans élèves. 

Rosés de teint, le chef adomé de rubans, 

jy vois de vagues pions, parfltmés d'aromates. 

Se baliader, vainqueurs, suivis de fiers trabans. 

Ils vont raides, guindés, pareils aux automates. 
Et, seuls, leurs doigts noueux et d'encre tout tachés. 
De leur triste métier conservent les stigmates. 

Aux plafonds lumineux, des pantins attachés 
Paraissent monstrueux, à la lueur des glaives. 
Au bout des fils tenus par des papiers mâchés : 

Xen ai la vision, quelquefois, dans mes rêves. 

Il voltige dans Vair des rythmes de pensum. 
On voit passer le vol ardent des retenues. 
Traînant, comme un boulet, Gradus ad Parnassum. 

On a Fenivrement des choses saugrenues : 
La tête de Noël, la hure de Chapsal 
Récitant en duo des règles biscornues. 

Tout revêt un aspect drôle et paradoxal. 
Un Monsieur Petdeloup, ni sévère ni juste. 
Apparaît sur un fond dun effet colossal, 

2Ù 



— 384 — 

Et sur le Paradis, que domine son huste. 
Et sur ce gigantesque et laid caphamaim. 
Dont je garde à jamais un ressouvenir fruste. 

Il voltige dans Tair des rythmes de pensum. 

V VEND DES NÀFLES 

REGRETS 

O sainte pourriture, ô vice que j'adore^ 

O grand docteur Ricord, 6 capsules Raquin, 

Je crains de n'être qu'un rimailleur trop mesquin 

Pour chanter vos splendeurs sur un rythme sonore. 

Il faudrait dans mes vers des senteurs de phosphore^ 
Des relents de cubèbe, un goût de chicotin, 
La puanteur du bouc, celle du bouquetin, 
Ou le parfum secret du trois sous inodore. 

Et je n'ai, pauvre éphhbe et poète pervers. 

Qui regarde fleurir les poisons de mes vers. 

Que mon visage exsangue aux blonds cheveux de vierge. 

Il manque sur mon front de la blancheur du lys. 
Mon corps immaculé, glabre tout comme un cierge. 
Une plaque muqueuse^ indice à 



AIRS DE FLUTE 

XXVI 

SILENCE 

A Francis Nautet. 

TaiS'toi, tais-toi, reste mystère. 
Je ne faime pas autrement, 
Je voudrais être ton amant 
Si tu voulais toujours te taire. 



— 385 -- 

Si tu restais là sans parler. 
Jasant seulement du sourire. 
Et moi, de mime, sans rien dire 
J'entendrais les mouches voler. 

Le tic-tac de Fhorloge en chine 
Dans ce silence parlerait : 
Comme de nos coeurs^ il viendrait 
Dun gros poids au bout d'une chaîne. 

Mais rhorloge ne peut chanter 
La chanson des mélancolies. 
Souviens-toi, je la dus porter 
Où sont les montre^ abolies. 

Silence et du silence, écoute : 
Du silence! La nuit descend 
Et dans le ciel noir on pressent 
La lune sur sa blanche route. 

Elle va paraître, 6 merci l 
Car vous vous taise!( en cadence. 
Amante et Lune, et vous voici 
Deux Notre-Dame de silence. 

Siebel. 




— 386 — 



CHRONIQUE LITTÉRAIRE 

I 

LE XXIII* GRAND MAITRE FRANÇAIS DU TEMPLE 
LE MARQUIS DE SAINT-YVES D'ALVAÉDRE (l). 

arbey d* Aurevilly m'a dit avoir connu de dernier maître de 

Tordre du Temple, qui était médecin, présidait en manteau 

blanc des réunions plutôt commémoratives qu'efifectives. Pour 

rhistoire, la grande commanderie finit en Jacques de Molay, 

la victime du pape Boniface et du roi Philippe. 

Ce que rénove M. de Saint-Yves, ce n'est donc pas une maçonnerie de 
lumière, mais la doctrine secrète de ces puissants chevaliers qui étaient des 
initiés plus puissants encore. 

Par opposition à Tanarchie, M. de Saint-Yves appelle synarchie la norme 
politique. 

En deux ouvrages admirables, la Mission des souverains et la Mission 
des juifs^ TEpopte démontre le préhistorisme et Tuniversalité du synar- 
chisme au temps indéterminé qu*on nomme cycle de Kam. 

Par analogie, Thumanité est un ternaire comme Thomme, une triade 
conmie Dieu; d*où son équilibre et partant son bonheur dépend du fonc- 
tionnement simultané de sa triple faculté. En application cela s'appelle 
chambre intellective, comprenant le prêtre et le savant; chambre animique 
présidant à la répression, à l'ordre moral et à la défense; chambre écono- 
mique formée par tous les délégués de l'industrie et du commerce. Ce sys- 
tème, le seul possible à implanter sur un terrain pourvu de démocratie, 
M. de Saint- Yve^, après en avoir démontré Tancienne réalité, le démontre 
aux actes du Temple et précise les moyens de réalisation présente. 

Ce livre, le seul traité de politique chrétienne que barre d*infamie l'aris- 
totélisme et le nimroudisme, contient plus de lumière et surtout plus pure 
que les Bonald et les Saint- Bonnet. 

Ce n'est pas le lieu ici de traiter du meilleur gouvernement; j'indique 
toutefois la beauté littéraire de l'exposition et le lyrisme très intense qui y 
souffle ; et la magnifique et dédaigneuse réplique qui en forme la première 
partie de Pro domo ; M. de Saint- Yves y répond, de toute la hauteur de son 
génie, aux accusations basses et viles qu'on lui a jetées et, sous son Pro 
Patria^ il enlève l'humaniste lui-même par l'ardeur d'un patriotisme qui 
n'est que le catholicisme du Gesta Deiper Francœ, 



(i) Mission des souverains par Tun deux; Mission desjuify; Mission des ouvriers; 
Mission des Français ou la France vraie, — Paris, chez Gtlmann-Lévy^ 



- 387 - 

Par royales relations, ses amitiés avec tout le Paris intellectuel, par le 
prestige d'une femme aussi admirablement bonne qu'il est grand, M. de 
Saint-Yves se trouve forcément placé en chef visible de l'hermétisme chré- 
tien, de la prose orthodoxe. 

J'ajouterai que seul il possède les exquises qualités secondaires indispen- 
sables à une œuvre où louvrier ne saurait être qu'un homme supérieur ; 
seul il peut foire collaborer les personnalités sans jamais heurter l'amour- 
propre toujours si vétilleux; et le charme de sa persuasion me paraît une 
marque physique de son élection à cet Epoptat. 

Prochainement je donnerai un exposé de la doctrine synarchique ; ici, 
je n'ai voulu que signaler, comme transcendentalement beau, la France 
vraie^ et dire, à tous ceux qui marchent en francs-tireurs de la vérité, de se 
réunir pour compter et agir. Pour tous ceux, gnostiques et chrétiens, qui 
ont soif du règne de Dieu. Ecce Dux! 

II 

LE MISSEL (i) 

Lorsque Maciele Ficin écrivait : « Platon a projeté sur l'esprit humain, 
un reflet qu'il gardera toujours », était-il prescient de l'évolution formidable 
qui aboutit à Darwin d'un côté, à Crookes de l'autre? Cependant, sa parole 
se réalise et à Tépoque de Ponchon et des Blasphèmes^ un poème paraît, 
directement allumé au flambeau platonicien. 

Le Missel, de M. Raoul Pascalis, s'agrafe aux canzones des Fidèles 
d* Amour ^ et continue ce sillon précieux dont l'ultime parcelle paraissait 
gésir en cette Maison de vie, de Rossetti que M°m Couve a si étonnamment 
traduite et paraphrasée. 

Conmie tous les tard venus, dans une voie très parcourue, M. Pascalis, 
— déjà connu si dignement par de précédentes œuvres dont je ne citerai 
que les Apaisements — a poussé à l'extrême l'attribution des rituels aux 
passionnalités. 

Qu'on se figure le bréviaire un peu sacrilègement rapetissé et appliqué 
à la femme aimée. Litanies et Kyrie^ Lartare et Stabat et matines et 
nones, messe et vêpres, psaumes et saluts : tout le cérémonial catholique 
employé à la magnification de la bien-aimée. 

Une fois le point philosophique qui serait condamnant ici, éludé, il reste 
une entreprise d'une originalité singulière, et la rénovation de tout un mode 
de penser propre à l'Italien lettré de 1450. 

Si l'on admet ce culte déplorablement insensé envers un exemplaire de 
cette exquise et et absurde fragiUté qui s'appelle la femme, il devient con- 
testestable que cette énonciation sacerdotale de l'amour, dépasse les autres 
formules : et ce sera toujours un grand honneur pour M. Pascalis d'avoir 



(1) Poème mystique, de Raoul Pascalis. — Paris, Lemerrc. 



— 388 — 

Ubernaculisé l'alcôve. Il y a dans cette divinisation de Faimée, un exhaus- 
sement de l*amour qui donne Tiliusion d'art sentimental la plus forte en 
même temps que la plus folle. 

SI la lyrique du Missel a des prédécesseurs très directs en esprit, sa forme 
tout à fait autonome l'originalise absolument. L'audace de l'image et du 
root, la volonté du coloris, un soin à éviter la redite d'expression classent 
l'œuvre parmi les orfèvreries poétiques les plus accomplies. Et n'y a-t-il pas 
en l'éclosion de cette sentimentalité religieuse comme une expression de la 
spiritualité amoureuse contre les énormes vulgarités où s'efforcent des 
artistes d'un art monant quoique fort. Je ne prise rien plus, en ce temps de 
vulgarité, que l'aristocratie d'une œuvre et M. Pascalis a le droit, droit 
hautain et presque rare, de dédier A quelques-uns, à si peu, aux néo- 
plcUoniciens, Mais ces quelques-uns, sont ceux qui resteront et qui font 
rester le livre qu'ils admirent; et le Missel possède déjà ce suffrage dont 
la durée est en raison inverse de Tétendue. 

JOSÉPHIN PÉLADAN. 

III 
LA REVUE DE PARIS 

Une résurrection tentée par Arsène Houssaye et Armand Silvestre : 
la Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg. En quelques lignes, Paul 
Ginisty évoque le souvenir de la défunte, démaillotée aujourd'hui de 
ses bandelettes : 

« C'est là, dit-il, que débuta Musset, et qu'il donna tes Vœux stériles. 
Octave, les Pensées de Raphaël, et ce sont les noms de Balzac, de Dumas, 
de Janin qu'évoque sa première incarnation. 

< Puis, elle s'annexe à la Revue des Deux-Mondes, avec Félix Bonnaire, 
comme directeur, mais directeur très peu libre, et qui ne faisait rien sans 
avoir reçu le mot d'ordre de M. Buloz. Il est mort obscurément, il y a une 
vingtaine d'années, lui qui avait été en relations avec l'élite de la littérature 
contemporaine, dans un emploi administratif. 

« M. Buloz avait mis de l'ordre et de l'économie dans l'administration de 
la Revue de Paris. 

« Un jour, Paul de Molènes, l'auteur des Commentaires d'un soldat, 
venait toucher le prix d'une vingtaine de pages qu'il avait publiées, mais 
lorsqu'il se présenta à la caisse, on lui apprit que le premier article n'était 
jamais payé. 

« — AUons 1 s'écria-t-il en tordant sa moustache de mousquetaire, c*est 
un souper de moins pour ces demoiselles ! 

« Bonnaire, il est vrai, qui avait la main plus large, réparait souvent, en 
dessous, les mesquineries de Buloz. Le souper eut lieu, payé par lui, et fut 
la joyeuse rémunération de l'article. 

« Le bureau de la Revue de Paris était rue des Beaux- Arts, et c^était un 
vrai bureau d'esprit, « quand Buloz n'était pas là », a-t-on dit. Ce tableau 



-389- 

a été tracé par M. Arsène Houssaye de Taspect du salon où l'on se réunis- 
sait : « Eugène Sue en conte dHnouies, Gozlan d*imprévues, Théophile 
Gautier d'invraisemblables. Sainte-Beuve jette çà et là un mot hardi, 
Planche est plus gai que dans sa critique, Musset a de jolies moqueries. 
Castil-Blaze et Henri Blaze se fuient l'un l'autre... Quelquefois, les jeunes 
eniants de Buloz, échappés des bras de la mère ou de la gouvernante, 
apportent leurs poupées ou leurs toupies, sans se douter que les rédacteurs 
des revues buloziennes sont des hommes marqués du sceau divin! » 

« A cette Reuue de Paris ^ M. Arsène Houssaye débuta en... Il n'y a 
pas. moyen de cacher la date de cet article, car il était consacré à l'Exposi- 
tion des Beaux- Arts de i836, à Londres. Mais M. Houssaye est bien plutôt 
tenté de revendiquer cette date que de la dissimuler. Il était alors sévère 
pour les artistes anglais : o Leur parler de l'amour du beau, écrivait-il, c'est 
leur parler hébreu », et, en terminant, il demandait plaisamment la con- 
damnation de ceux qui avaient fait des tableaux antiques à... cinq ans de 
détention dans l'Acropole. 

« La Repue de Paris devait avoir des destinées mouvementées, des inter- 
ruptions, des périodes difficiles et des périodes d'éclat, sous des directions 
bien diflférentes de ton. Elle rappelle toujours des souvenirs littéraires fort 
curieux. Que d'études, qui promettaient un vaste développement, y furent 
surtout commencées! C'est là que les Concourt donnèrent cette si bizarre 
nouvelle, Monsieur Chuty où l'on voit un duel recommencer sans cesse 
entre deux adversaires. Elle devait être la première d'une série qui eût formé 
une histoire intime du XVIir siècle. C'est là que Gautier publia son 
Shakespeare aux Funambules, un de ses plus étincelants paradoxes litté- 
raires. 

« Pendant que M. Houssaye dirigeait la Repue de Paris, il reçut un 
jour la visite d'un débutant, qui lui apportait un article de critique litté- 
raire. Ce débutant était Henri Rochefort. L'article fiit'accepté et, par suite 
de circonstances diverses, ne parut jamais... Voilà, je pense, un article tout 
trouvé pour la nouvelle Revue de Paris de 1.887. 

« M. Louis Ulbach a raconté, dans ce journal même, toute l'histoire de 
Madame Bovary, de ses légendaires corrections et de son procès. La Revue 
de Paris était alors dirigée par Maxime Ducamp, Laurent-Pichat et lui. 
On sait que, il y a deux ans, la guerre a été rallumée, à propos de ces cor- 
rections, et qu'elle a remis sur le tapis des discussions passionnées. 

« La Revue de Paris (c'était en i856) faisait à cette époque une opposi- 
tion très accentuée à l'Empire. M. de Pontmartin, qui a aujourd'hui 
l'étrange idée de vouloir se faire offrir un buste par ses... admirateurs, — 
— la souscription pourra être laborieuse, — appelait, en ce temps-là, ses» 
directeurs les Trois Polonais. La Revue était traquée, sans cesse menacée. 
Le gouvernement avait espéré qu'elle mourrait du procès de Madame 
Bovary. N'ayant pas réussi cette fois-là, il la tua deux ans plus tard, en 
la supprimant. » 

La Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg ne sera, elle, ni menacée ni 
traquée. Son programme nouveau est plein de mansuétude et l'on n*y voit 



— Sgo — 

entre les lignes aucun gilet rouge de bataille. Sous forme de simple cau- 
serie, dédiée à Alphonse Karr, Arsène Houssaye y formule ses idées d*il 

y a cinquante ans et c*est comme une litanie de regrets, des « souvenez* 
vous-en », souvenez-vous-en, qui peineraient si nous ne savions qu*à côté du 
vénérable pasteur il y a Silvestre, jeune, lui, et décidé à opposer sa verve 
et sa sève aux derniers efforts de Técrivain chéri du second empire. 

Dans la mort de M. Caro — qu'il nomme Caro tout court — M. Hous- 
saye voit la mort du spiritualisme ; il envoie un soupir à George Sand et 
un... soupir à Zola. Réalistes, matérialistes, romantiques, il re&it le vieux 
classement avec sérénité. Les rubans de sa pauvre houlette sont bien défraî- 
chis; quelque part il laisse tomber ce mot : « Soyons du vieux jeu et par- 
lons net », autre part, il prétend appeler la jeunesse — nous devons tout lui 
pardonner pour ce mot là. 

Le premier numéro de la Revue de Paris^ luxueusement édité dans un 
format de partition, est loin d*être banal, mais nous y retrouvons encore ce 
petit chevrotement de la préface. M. ALPHONSE Karr, avec ses Bêtes â bon 
Dieu^ retrouve par instants la fine verve de ses Guipes d'autrefois; mais la 
plupart de ces pensées, de ces réflexions, de ces aphorismes plus ou moins 
nouveaux, ont une odeur de renfermé. Ce sont des roses sèches, des sachets 
évaporés, des senteurs lointaines de boudoirs où Ton aurait essayé sans 
pouvoir plus... 

M. Henry Fouquier relève un peu plus loin, dans^/a Vie du Cœur, ce 
que M. Karr a de trop fade. Il a quelques sentences d'une fine pénétration 
où Ton retrouve la Colombine de Gil BlaSy cette habile féminisation de l'aus- 
térité nestorienne, un peu dogmatique sinon pédante. 

La partie faible de la Revue de Paris est le coin des poètes. Ici encore 
M. Houssaye a remué de vieux tiroirs, recherché de ces manuscrits anciens 
que l'on relit comme de vieilles lettres, et éprouvé le besoin de donner des 
pièces inédites qui, tout signées qu'elles sont, Glatigny, J. Barbey d'Aure- 
villy, de Banville, Augier et Soulary, n'arrêtent point. 

Tout ce fond de panier est plus que médiocre et mieux eût valu, pour la 
Revue, que n'eût pas lieu cette exhumation sans intérêt et sans valeur. 
M. Joséphin Soulary, seul, a une pièce datée de 1887 et cette pièce est 
mathématiquement aussi nulle que toutes celles qu'a écrites ce triste poète. 
A la lire comme à lire les nombreux sonnets qui l'ont précédée, on est 
stupéfait de la réputation accordée à M. Soulary. Ce n'est pas meilleur 
que du Joseph Antran ou tout autre de Lapradeet, dans la présente livraison 
de la Revue de PariSy il n'y a vraiment que les vers d' Augier pour être aussi 
inférieurs. 

Pour nous résumer, cette Revue de Paris n'a pas le caractère que nous 
avions espéré d'elle. Pas plus que la Nouvelle Revue elle n'est nouvelle, et 
il faudra nous borner encore une fois à attendre une publication bien fran- 
çaise où se résume la complète, indécise et nerveuse évolution littéraire 
d'aujourd'hui. 

Max Waller. 



-39. - 



MEMENTO 



Notre collaborateur typographique, 
l*excellent chef d'atelier de la maison 
Monnom, M. Edouard De Winter, vient 
d*avoir la douleur de perdre sa mère, 
Madame André De Winter née Lumens, 
décédée à Woluwe-St-Plerre, le 27 no- 
vembre dernier. 

La Jeune Belgique tout entière s'as- 
socie i ses regrets. 



Nous avons reçu, en réponse i renvoi du 
Pâmasse de ta Jeune Belgique, une série 
de lettres signées Swinburne, Leconte de 
Lisle, José Maria de Hérédia, J -K. Huijs- 
mans, H. Taine 

Transcrivons-en les plus intéressantes : 

^ A M. Albert Giraud, 
« Mon cim Confrère, 

« Voulez-vous prendre ici mes remercie- 
ments et les transmettre — en en gardant 
un peu aussi pour vous — à MM. Iwan 
Gilkin et Max Waller. 

« J*ai, en effet, reçu le Parnasse belge 
que vous avez bien voulu m'envoyer et je 
l'ai lu avec la joie de lire des vers qui sont 
des vers et non de la prose mal rythmée 
débringuant de la filoselle obscure sur des 
idées occultes. 

a Vous faites de la vraie bonne besogne 
à Bruxelles et je vous en félicite et de bon 
cœur. 

« Veuillez agréer 

« J.-K. HUIJSMANS. » 

« A MM. Iwan Gilkin, Albert 

Giraud et Max Waller, 

a Messieurs, 

« Je suis très honoré de Tenvoi que vous 

avez bien voulu me faire. Pour la technique, 

vous êtes des maîtres : je ne aavais pas 

qu*Anver8 ou Bruxelles fût si près de Paris. 

Pour le fond et les idées, le dissentiment 

que je pourrais vous soumettre vient sans 



doute de mon âge; j'ai trente ou quarante 
ans de plus que vous; j'appartiens i une 
autre génération; quand un homme entre 
dans la vieillesse, il aime surtout ce qui lui 
échappe, je veux dire la force et la santé ; 
c'est la santé du corps, de l'intelligence et 
de l'ftme, la santé de la conception et de 
l'exécution que j'ai toujours aimées dans 
vos grands peintres du xvii* siècle, depuis 
Rubens jusqu'à Teniers; n'en faites pas fi; 
quand on a de tels ancêtres, il est bon de 
leur ressembler le plus possible, et si j'osais 
vous présenter, non pas un conseil, mais 
un souhait, ce serait l'espoir de voir la res- 
semblance qui, entre eux et vous est déjà 
grande, s'achever chez vous de ce côté- là. 

« Agréez, Messieurs, avec mes vifs re- 
merciements, l'assurance de mes sentiments 
très dévoués et très distingués. 

« H. Tainb. 

a Remerciements particuliers à M. Albert 
Giraud, dont les vers {Hors du Siècle, la 
Voix chère, A Camille Lemonnier) m*ont 
rappelé le style, l'imagination, la richesse 
luxuriante de mes chers poètes anglais du 
xvi« siècle. » 

*** 

Le Journal de Bruxelles (M. Francis 
Nautet), le Globe illustré (M. Max Sulzber- 
%tT)Je Voltaire {M, Ch.-M. Flor O'Squarr), 
la Société Nouvelle (M. Fernand Brouez), 
le Parti national (M. Jules Tellier), FArt 
moderne, la Revue moderne (M. R. Bcr- 
nîer), le Journal de Gand (M Henry Mau- 
bel), la Nation (M. Lucien Solvay), la Wal- 
lonie (M. Albert Mockel), le Journal de 
Liège (M. M. Wilmotte), la Revue géné- 
rale (M. Francis Nautet), ont publié sur le 
Parnasse de la Jeune Belgique des études 
littéraires dont nous les remercions — et 
de tout cœur. 

*** 

Voici tout ce que la Flandre libérale 
(7 novembre) trouve à dire du Parnasse de 
la Jeune Belgique. Comme critique iitté* 
raire c'est assez réussi : 



— 392 — 



ce Le Parnasse dérla Jeune Belgique 
vient de paraître et fait pas mal parler de 
lui. Voulant joindre notre voix au concert 
de louanges qui Tont salué à son appari- 
tion, nous nous permettons d*en détacher 
un sonnet de M. Emile Van Arenbergh. 
Nous ferons suivre ce morceau d'un autre 
sonnet emprunté à un auteur vieux jeu, 
pour bien montrer l'écrasante supériorité 
de l'école nouvelle. 

« Voici d'abord le sonnet de M. Van 
Arenbergh : 

STABAT 

Et Jésna «q>ir8it. Là-baat, sur l'arbre iofiajne. 
Ses bras levés s'ouvraient, étendant le pardon. 
Et lo grand cri jeté, qnand sucoomba son Ame, 
Le sol le déchira dn suprême frisson I 

£t la nuit, noir tombeau, s'ouvrait à l'horiamn 
Sur le soleil couché sous un linceul de flamme ; 
Et le crucifié, dans l'immense abandon, 
Sentit mourir son cosur dans le cœur d'une femme. 

O Dieu, tandis qn'alon ta foudre t'échappait. 
Que la mort dans ton Christ toi-mûme te frappait. 
Et remportait sur toi sa victoire éphémère. 

Peux-tu dire œ qui, dans le plateau sauveur, 
A pesé le plus lourd de son poids de douleur. 
Est-ce le sang dn Fils on les pleurs de la Mère ? 

« Voici maintenant un sonnet écrit en 
1878 par M. PaulSiret : 

STABAT MATER 

Le sang divin eeulait sur Tarbre expiatoire 

Et les anges tremblants sur la croix se penchdent. 

Et le Oirist jusqu'au fond buvait l'amer ciboire 

Et devant Dieu mourant les hommes blasphémaient, 

Los astvas éblouis se voilaient dans leur gloire. 
Et dans l'immensité lugubrement planaient ; 
Et l'on voyait, baisant le signe de victoire. 
Une fenmie plojée et dont les yeux pleuraient. 

Et pendant œ temps là, dans l'asur des cieux calmes. 
Au premier des martyrs on préparait des palmes. 
On bAttssait son trftne aux étemels parvis. 

Et Dieu, voyant pleurer et saigner le Calvaire, 
Se demandait comment pardonner k la terre : 
Par les pleun de la mère ou par le sang du fils. 

« Sans commentaires. » 

Le bonhomme de la Flandre est en 
retard. Le i*' septembre 1883, justice a été 
faite ici même et en toute bonne foi de cette 
rencontre incontestable et incontestée. Un 
farceur de lettres, M. Vmlentin ayant écrit 
exactement ce qu'écrit aujourdliui le far- 



ceur gantois, voici la réponse qui fut fiiite 
par notre ami Van Arenbergh et que Ton 
pourra retrouver à la page 402 du tome II 
de notre collection : 

« Monsieur, 

« Votre bonne foi a été surprise par 
votre correspondant qui peut-être ne pour- 
rait invoquer la même excuse. 

« Voici Texplication de la rencontre, 
toute naturelle et même inévitable, entre le 
sonnet de mon ami Paul Siret et le mien. 

« En 1877, nous convînmes, Paul Siret 
et moi, de concourir pour le Sonnet à la 
Vierge, aux jeux Floraux. 

« Afin de nous assurer plus de chances, 
et trop amis pour lutter Tun contre Tautre, 
nous nous associâmes; Vidée finale cher- 
chée, trouvée et débattue en commun, nous 
écrivîmes sur le champ, i la même table, 
les deux sonnets dont j*ai conservé, par 
hasard, les brouillons et dont le meilleur 
fut envoyé à Toulouse. 

« Vous vous étiez trop hâté, vous le 
voyez, monsieur, de suspecter ma probité 
littéraire, laquelle pour la Jeune Belgique 
qui connaissait ces circonstances, n*a jamais 
fait doute. 

« Agréez, etc. 

« Emile Van Arbmbergh. 

« Bruxelles, le 33 août 1883. » 

La Flandre revient-elle de Pontoise, ou 
bien tout ceci n*est-il qu'une petite vilenie 
préméditée? 

*** 

A côté d*un article où plusieurs des nôtres 
sont traités avec le souci de la critique 
digne, la Wallonie en publie anonyme- 
ment un autre dont nous ne voulons pas 
relever les termes. Une fessée au jeune 
gamin qui Ta écrit serait la seule réponse 
possible, et nous ne sommes pas magisters 
amateurs de telles besognes. 



Nous recevons à Tinstant le merveilleux 
ouvrage consacré par Camille Lemonnier à 
la Belgique, et publié en une somptueuse 
édition par Téditeur Hachette. Lorsqu*il 
parut en livraisons dans le Tour du Monde, 



— Î93 — 



nous eûmei maintes fois l'occasion d'en dire 
les beautés, notamment à propos de la 
puissante et superbe description de Bruges 
et d*Anvers.Une étude complète sur Tœuvre 
est requise. La Jeune Belgique sy consa- 
crera prochainement. 

♦** 
Pour paraître prochainement chez Adol- 
phe Hoste, éditeur à Gand : Une répara- 
tion, comédie en un acte et en prose, par 
Farrz Ell, un collaborateur de la Wallonie, 
Cela formera une jolie plaquette grand 
in- 13, imprimée sur vélin teinté, avec fron- 
tispice, culs-de-lampe et lettrines. Prix : 
1 franc. Le même ouvrage sur papier de 
Hollande, signé et numéroté»sera mis en 
vente au prix de 2 francs. 

.*» 

Vient de parattre la dixième livraison de 
V Anthologie contemporaine, en un Album 
de vers et de prose de Stéphane Mallarmé, 
une merveille. 

*** 

Vient de parattre chez l'excellent éditeur 
des Jeunes, Léon Vanier, une plaquette de 
poésies : A Béri, par un M. Pierre de la 
Logne qui veut embêter Kerckhoffs et son 
volapQk. Cest écrit en une orthographe 
phonétique nouvelle dont l'effet est d'une 
irrésistible drôlerie. Type la pièce Le 
Çocotâ o lé : 

« Le çocoU o 16 s'apprête 
Édevmlef&leprKrije: 
X7 peti Ift çimii* d brije, 
RécoforS 6 tb-t onête > 

Du Berrichon volapukollbrme. 



Chez Vanier encore deux poèmes ; une 
belle invocation parnassienne à Pallas- 
Athéné^ par M. Alfred Bouchinet, larges 
vers emplis de radieuses images, et sous 
la donnée antique, vibrant appel à la patrie; 
de M. Elie Sorîn une apologie en vers de 
François Millet, pièce qui a remporté le 
premier prix au concours de la Société 
littéraire : La Pomme, ce qui est un grand 
honneur. M. Sorin a aussi été lauréat des 
Jeux floraux de Toulouse ; son poème est 



très élégamment imprimé et François Mil- 
let n'en reste pas moins un des plus puis- 
sants peintres modernes. 



M. Vanier, qui a Taubaine d'être l'éditeur 
attitré des poètes ce décadents », continue 
la série de leurs publications et n'a pas 
tort. Beaucoup demeurera des œuvres de 
ce groupe chercheur où la puérilité, le 
besoin d'épater le bourgeois se mêlent ft une 
recherche curieuse des quintessences. Il y 
a là des maîtres tels que Mallarmé et Ver- 
laine, des raffinés exquis comme le pauvre 
Jules Laforgue, Vignier qui écrivit Centon, 
d'autres encore que silhouette en une petite 
brochure intitulée : La Vérité sur Vécole 
décadente (un franc), M. Ed. B. Sil- 
houettes bien sommaires qui n'apportent 
aucun trait nouveau, mais, ainsi que toutes 
les plaquettes du même genre, celle-ci se 
fera rare et servira, comme les autres, de 
document utile pour l'histoire de l'actuelle 
maladie littéraire. 



En octobre dernier, le Thbatrb ubre de 
Paris a représenté Sofur Philomhte, pièce 
en deux actes, en prose, tirée du roman de 
MM. Edmond et Jules de Concourt par 
MM. Jules Vidal et Arthur Byl. L'éditeur 
Vanier en publie aujourd'hui le livret. Les 
adaptateurs ont fait belle besogne. C'est 
une œuvre d'émotion poignante et de réa- 
lité artiste. Prochainement, le théfttre Mo- 
lière nous l'interprétera avec M^* Sylviac 
qui en a créé à Paris le principal rôle ; nous 
attendons l'heure de la représentation pour 
analyser et juger cette transposition scé- 
nique, dont nous prévoyons d'ores et déjà 
le poignant effet. Que l'on achète le volume 
pour en avoir l'avant- goût; le livre est à 
conserver. 

*** 

Nous n'en dirons pas autant des Ephé- 
mérides de M Henri Bossane, un paquet 
de vers d'un patriotisme quelconque et 
d'une forme équivalente, — ni des Gerfauts, 
poésies de M. de Bengy-Fuyvallée, qui va- 
lent les Sonnets libres de M. André Mellerio. 



-394- 



A noter, le Signe de M. Ernest Raynaud, 
dont nous remettons Tanalyse à notre 
livraison prochaine. 



Nous lisons dans le Guide musical que 
W^* Aline Bauveroy vient de chanter à un 
concert de la Société des chœurs de Gand, 
le récit de Sieglinde de la WalkOre. Le 
public gantois a &it à Wagner et à son 
interprète un accueil enthousiaste et les a 
redemandés tous les deux pour un second 
concert qui aura lieu au mois de janvier. 

Bravo 1 la province ! 



La maison Schott vient de publier la ver- 
sion française de Ja partition de Sieg/Hed, 
version due à M. Victor Wilder. 

M. Wilder continue à vouer son temps et 
ses peines à cette tâche ingrate et difficile ; 
c'est grâce â lui que le public français va 
s'initier, peu à peu, à tout Tœuvre drama- 
tique de Wagner. 

Les éditeurs ont apporté des soins parti- 
culiers à cette publication remarquable par 
des qualités de clarté, de correction et même 
d*élégance. 

Le livret forme une brochure de quatre- 
vingt-cinq pages d'une typographie délicate 
sur beau papier. 



M. Jan Van Beers expose de ses petites 
horreurs coutumières au Cercle artistique 
e littéraire. 



Nous recevons avec plaisir la lettre ci- 
dessous : 

« Monsieur Célestin Demblon et Made- 
moiselle Valentine Surus ont llionneur de 
vous faire part de leur mariage civil. 

« Liège. 5 novembre-brumaire 1887. » 

Brumaire est une trouvaille drôle ! Il est 
vrai que dans ces moments là... 

»** 
Nous avons à enregistrer la mort de 
M. Louis Gallait, qui nous console de la 
survie de M. Guillaume Van Strydonck. Ce 
sera pour une autre fois. 

♦s 

M. Octave Maus publie dans F Art mO' 
deme des impressions madrilènes : C'est un 
écrivain en Espagne. 

»*» 

M* Edmond Picard est parti le dimanche 
4 décembre, via Gibraltar, pour le Maroc, 
comme ce historiographe » du gouverne- 
ment. En cette qualité, il est nanti de petits 
cadeaux (le solde des Grelots)^ en échange 
desquels il en rapportera sans doute de 
gros (de gros lots). 

M« Picard est accompagné de M. Théo- 
dore Van Rysselberghe, artiste peintre. 
(J' te plains.) 

Suivant son expression, il a immobilisé 
les affaires de son cabinet, en réclamant des 
remises pour celles d*une certaine impor- 
tance. 

Ses collaborateurs. M** Maus et Lafbn> 
taine expédieront la besogne courante. Ils 
seront aidés en cette besogne par P. M . (Pou- 
let- Marengo) Olin. 



TABLE ALPHABÉTIQUE 

DES MATIÈRES 

CONTENUES DANS LE TOME SIXIÈME DE 
LÀ JEUNE BELGIQUE 



Bloy (Léon). 

L'Hermaphrodite prussien : Albert 
Wolff 



Ghainaye (Hector). 

Poèmes en prose : 
Le sombre compagnon 
La mort de Fheure . 
L'infatigable pécheur 
Les deux poignards . 
Les eaux magnétiques 

L'ftme des choses. . . 



62 



.H7 
148 
149 
i5o 
i5i 
335 



De Nocée (Alliert). 
La mort-vive 261 

Desomliiaiix (Maurice). 
Anciens jours 217 

Destrée (Joies). 

Chronique artistique : 
L'exposition des XX, . . i3o 



Devillers (HIppolyte). 

Salon de Paris 232 

BekhoQd (Georges). 
La fête des SS. Pierre et Paul. 5 

Flor 0*Sqiiarr (Clh.-M.). 
Cauchemar-Actualité . . . i53 

Fontainas (André). 

Sonnets et odelettes : 

La voix 2i3 

Révolte 21 3 

Vénus vêtue 214 

L'aurore 214 

Promenade, . . . . 21 5 

Auprintemps 216 

Frédéric (Jules). 
Vieille dame 73 

Fnsoo (Jean). 
La mère de d'Jean . . . . 3o3 



— II — 



GilUn (Iwan). 

Primeroses .... 
Chronique littéraire : 

Pierrot Narcisse . . 
Quelques vers : 

I. Le Vivier. . . 

II. Inpocation . . 

III. Confarreatio . 

IV. Sur le lotus . . 



5i 

200 

345 
345 
346 
346 



GUle (Valère). 

Rêve blanc 225 

Sonnets 3 16 

Vers 353 

Glrand (Albert). 

Jules Destrée 20 

Pierrot Narcisse 83 

Rip-Rip 275 

Vers : 

La mort d'Hunald . . . 369 

Solitude 370 

Rencontre 371 

L'incident KhnopfiF .... 372 

Golfin (Arnold). 

Visions 190 

ViU^ature 282 

Proses lyriques : 

I. Adieu .... 347 
II. III. In memoriam . . 348 
IV. V. Le navire mysté- 
rieux , . . 349 



(Théodore). 



Sonnets calmes 35 1 



J. B. 



Léon Bloy 27 



Jenart (Angnste). 

Vers: 
Soir 227 

;La Jeune Belgique. 

Le Parnasse de la Jeune Bel- 
gique. 243 

lie Roy (Grégoire). 

Où s'en vont les chemins . . 28 

Les Noèls éteints 68 

Vers: 

I. Les portes closes . . 219 

II. Ronde de vieilles . . 220 

III. Les mains .... 221 

Chanson d'un soir .... 285 

ICaeterUnck (Maurice). 

Oraisons nocturnes . . . . i52 
Offrande obscure 286 



La mort des yeux . . . 


. 352 


Maubel (Henry). 




Chroniques musicales : 




Lakmé 


35 


« Le Cid » à Anvers . 


. 73 


Le concert russe . . . 


74 


L amour médecin. . . 


■ 75 


Les contes d! Hoffmann . 


76 


LaWalkure .... 


. i35 


On en meurt 


• 197 



M. P. W. R. 

Chronique théâtrale : Le théâ- 
tre de* la Monnaie, 1886- 
1887 287 

Montenaeken (Léon). 

La harpe abandonnée . . . 3 18 
Madelon 357 



— III — 



Naatet (Francis). 

Chronique littéraire : 
L 'abbesse de Jouarre 



3o 



Péladaii (JosépUn). 

Chroniques littéraires : 

Les œuvres et les hommes . 33 

Don Juan d'Armand 170 

La Bible 173 

La maison de vie. . . . 269 
Le XXIIP grand-maître 

français du Temple . . 386 

Le missel 387 

Incantation 161 

Rops (FôUctoD). 

Fin d année 367 

Severin (Fernand;. 

Vers: 

Lied 5^ 

Prière 60 

Ma semaine sainte ... 61 

Les rêveurs i83 

Le vallon 184 

Les mort-nées i85 

L'amour cruel 186 

L'oubli 187 

La mort des poètes . . . 188 

Le dernier rêve .... 189 

Les jardins du souvenir. . 245 

Le sang 246 

A celle qui viendra . . . 247 

Nocturne 378 

Siebel. 

Nocturne 378 

Airs de flûte : 

XX. Triste !{Ut ... 194 



XXI. 

XXII. 
XXIII. 
XXIV. 

XXV. 
XXVI. 



Catalepsie . 
En mi-bébéte 
En mer . . 
La flûte décade 
Loreley . . 
Silence , . 



Lettre à Lieschen 



Slnyts (Caiarlas). 



Regard . 



195 
196 
258 
319 
357 
384 
222 



320 



TétedeMort. 
Autour du mirliton .... 69 

Van Arenbergh (Bmile). 

Sonnets : 

I. Nocturne .... 18 

II. Le remords . ... 19 

III. Cantilène .... 19 

Van der Brngghen (Jules). 

Hilda i63 

Whist 248 

Van Lerberghe (Charles). 

Vers: 

Songe 281 

Au bois dormant . . . . 281 

Verhaeren (Emile). 

Vers : 

I. Sous les prétoriens . . 24 
II. Les Orients .... 25 

Vnrgey (Florent). 
Instantanés 29 



— IV — 



Waltor (Biaz). 

* • 

Chroniques littéraires \ \, . 

L'Art espagnol . i66 

Che^nous i68 

^initiation sentimentale . 2 37 
Le Parnasse de la Jeune 

Belgique 32 1 

Le pillage 358 

La Revue de Paris ... 388 
Maître Edmond Picard. . . 179 
Nouvelles kermesses. . . . 211 
La joyeuse aventure de l'an- 
thologie 227 

Chroniques artistiques : 

Salon de Bruxelles . . . 294 



Le Salon de Bruxelles 
Elaine ...... 

Waller (Soda). 
Vaporisations. . . . 



322 

38o 



264 



Mémento. 39, 79, i39, 175, 2o5, 239, 
3^71, 298, 332, 36i, 391. 
La réponse de Maître Picard , 226 
Le Parnasse de la Jeune Cas- 
serole 382 




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